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N° 665
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2024.
PROPOSITION DE LOI
visant à mettre fin aux licenciements économiques abusifs dans les grandes entreprises,
(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
Mme Mathilde PANOT, Mme Aurélie TROUVÉ, M. Aurélien SAINTOUL, Mme Marianne MAXIMI, M. Matthias TAVEL, Mme Nadège ABOMANGOLI, M. Laurent ALEXANDRE, M. Gabriel AMARD, Mme Ségolène AMIOT, Mme Farida AMRANI, M. Rodrigo ARENAS, M. Raphaël ARNAULT, Mme Anaïs BELOUASSA-CHERIFI, M. Ugo BERNALICIS, M. Christophe BEX, M. Carlos Martens BILONGO, M. Manuel BOMPARD, M. Idir BOUMERTIT, M. Louis BOYARD, M. Pierre-Yves CADALEN, M. Aymeric CARON, M. Sylvain CARRIÈRE, M. Jean-Victor CASTOR, Mme Gabrielle CATHALA, M. Bérenger CERNON, Mme Sophia CHIKIROU, M. Hadrien CLOUET, M. Éric COQUEREL, M. Jean-François COULOMME, M. Sébastien DELOGU, M. Aly DIOUARA, Mme Alma DUFOUR, Mme Karen ERODI, Mme Mathilde FELD, M. Emmanuel FERNANDES, Mme Sylvie FERRER, M. Perceval GAILLARD, Mme Clémence GUETTÉ, M. David GUIRAUD, Mme Zahia HAMDANE, Mme Mathilde HIGNET, M. Andy KERBRAT, M. Bastien LACHAUD, M. Abdelkader LAHMAR, M. Maxime LAISNEY, M. Arnaud LE GALL, M. Antoine LÉAUMENT, Mme Élise LEBOUCHER, M. Aurélien LE COQ, Mme Karine LEBON, M. Jérôme LEGAVRE, Mme Sarah LEGRAIN, Mme Claire LEJEUNE, Mme Murielle LEPVRAUD, M. Benjamin LUCAS-LUNDY, Mme Élisa MARTIN, M. Damien MAUDET, Mme Marie MESMEUR, Mme Manon MEUNIER, M. Jean-Philippe NILOR, Mme Sandrine NOSBÉ, Mme Danièle OBONO, Mme Nathalie OZIOL, M. René PILATO, M. François PIQUEMAL, M. Thomas PORTES, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Jean-Hugues RATENON, Mme Mereana REID ARBELOT, Mme Claudia ROUAUX, M. Arnaud SAINT-MARTIN, Mme Ersilia SOUDAIS, Mme Anne STAMBACH-TERRENOIR, M. Aurélien TACHÉ, Mme Andrée TAURINYA, M. Paul VANNIER,
députées et députés.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
« Je demande aux économistes politiques, aux moralistes s’ils ont déjà calculé le nombre d’individus qu’il est nécessaire de condamner à la misère, à un travail disproportionné, au découragement, à une détresse invincible, à la pénurie absolue, pour produire un riche ? » - Almeida Garret
L’hécatombe sociale des licenciements
Depuis septembre 2024, les plans sociaux se succèdent à un rythme effréné alors que le pays entre dans une période de choc économique et social sans précédent depuis plus d’une décennie. En deux jours, l’annonce par Michelin des fermetures des sites de Cholet et Vannes, ainsi que l’annonce par Auchan d’un plan de licenciement sur toute la France scellent le destin de près de 3 600 salariés. Mais ces annonces de licenciements s’ajoutent à celles de Sanofi, General Electric, Valeo, Saunier Duval, Vencorex, Arcelor Mittal, MA France… Rien qu’en septembre, 7 307 emplois ont été menacés. ([1]) En cinq minutes, des salariés à l’ouvrage parfois depuis plus de 30 ans sont mis à la porte sans préavis.
Selon la DARES, les demandeurs d’emplois pour cause de licenciement économique ont explosé de 27,1 % en 2024, et de près de 15 % au seul deuxième trimestre 2024 ([2]). L’OFCE, quant à lui, prévoit que 143 000 emplois seront détruits en 2025 en France. ([3]) Le chiffre est même de 300 000 emplois selon le cabinet Altares. L’industrie est particulièrement touchée, avec des secteurs stratégiques pour la souveraineté nationale et la bifurcation écologique, comme celui du médicament, de l’automobile, de la rénovation énergétique, des énergies renouvelables ou encore de la chimie.
La CGT compte elle près de 200 plans sociaux depuis septembre 2023 ([4]), avec des estimations concernant au minimum 50 000 emplois (47 272 emplois menacés ou supprimés, dont 21 191 pour la seule industrie) ([5]). Patrick Martin, président du Medef, affirme quant à lui que « la courbe du chômage s’est inversée », et que les 150 000 suppressions d’emplois pour 2024 sont une estimation sérieuse, voire sous‑estimée.([6])
La consommation populaire est en berne, avec un choc de déconsommation alimentaire de près de 10 %, jamais observé depuis les années 1980. Étranglés par l’inflation, les salaires réels ont reculé de plus de 3 % en 2 ans ([7]). Les défaillances d’entreprises sont en augmentation à des niveaux historiques jamais atteints, ([8]) pour les petites et moyennes entreprises (PME) comme pour les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les grandes entreprises, signe du choc récessif à venir. Le cabinet Altares chiffre à 66 000 le nombre d’entreprises placées en défaillance depuis le début de l’année 2024, un record.
L’échec de la politique de l’offre et des cadeaux faits aux plus riches
Le gouvernement n’a, lui, pour seule réponse que de considérer ces plans de licenciements comme un phénomène inéluctable sur lequel il n’aurait ni prise, ni responsabilité. Devant la commission des affaires économiques du Sénat, Antoine Armand, ministre de l’économie, affirme « sans alarmisme, [qu’] il est probable qu’il y en ait d’autres dans les mois à venir […] il faut s’y préparer ».
Pourtant, ces annonces scellent l’échec total de la politique macroniste menée depuis 2017, vantant les bénéfices économiques d’une politique de l’offre néolibérale et distribuant des cadeaux sans contrepartie aux plus riches et aux grandes multinationales. Les raisons invoquées par le gouvernement pour expliquer ces licenciements de masse sont loin d’être suffisantes.
Le gouvernement passe sous silence les stratégies de mise en concurrence de leurs sites en interne. Le cas de l’usine Michelin en Pologne est à cet égard frappant, puisque Michelin a organisé l’assèchement du site de Cholet par la concurrence d’un autre site Michelin, implanté dans un pays où le salaire minimum est l’un des plus bas d’Europe.
En particulier, le problème réside dans la façon dont les grandes entreprises françaises fonctionnent. Leurs bénéfices servent de plus en plus à rémunérer leurs actionnaires, de moins en moins à verser des salaires et à réaliser des investissements productifs. Elles licencient massivement tout en distribuant des dividendes et rachats d’actions records. La France est championne d’Europe des dividendes et rachats d’actions, avec près de 100 milliards versés en 2023, somme doublée en dix ans. ([9])
A titre d’exemple, Michelin veut supprimer deux sites stratégiques et licencier 1 254 emplois, tout en prévoyant de verser au titre de 2024 1,4 milliard d’euros de dividendes et de rachats d’action, soit près d’un million d’euros de dividendes versé par emploi supprimé.
Le groupe Auchan, lui, souhaite supprimer 2 389 emplois alors qu’il a versé à ses actionnaires près d’1,06 milliard d’euros depuis 2021, soit près de 450 000 euros de dividendes par emploi supprimé. La famille Mulliez, propriétaire du groupe, a pu voir sa fortune croître de 40 %, atteignant la somme de 28 milliards d’euros, la plaçant septième fortune française et représentant près d’1,3 million d’années au SMIC.
Il est inacceptable que ces licenciements se fassent par des multinationales qui accumulent depuis des années de l’argent public, sous forme de crédits d’impôts ou d’exonérations de cotisations. Ces sommes avoisinent désormais 200 milliards d’euros chaque année, jusqu’à plus de 230 milliards d’euros selon certains scénarios de France Stratégie. ([10]) Contrairement aux prêts garantis par l’État pendant le Covid, celles‑ci ne sont même pas circonscrites au fait de ne pas distribuer de dividendes ou de maintenir l’emploi : elles sont versées sans aucune contrepartie.
Michelin a ainsi pu bénéficier de plusieurs centaines de millions d’euros en deux ans, parmi lesquels on peut citer 42 millions d’euros au titre du crédit d’impôt recherche pour la seule année 2023, plus de 65 millions d’euros du fait du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) depuis 2013, ou encore 12 millions d’euros pour le chômage partiel en 2020. Auchan, lui, a bénéficié de près de 498 millions d’euros au titre du CICE depuis 2013.
Dans ce contexte, les licenciements économiques ne sont pas seulement des drames humains et familiaux : ils sont injustifiables économiquement et scandaleux vis‑à‑vis de la puissance publique.
Rares sont les grandes entreprises qui aujourd’hui annoncent des suppressions d’emploi et dérogent à ce constat : elles touchent des aides publiques, elles dégagent des bénéfices conséquents, elles versent des dividendes faramineux, souvent en constante augmentation, à leurs actionnaires, ou procèdent à des rachats d’action.
La même méthode que pendant la vague de licenciement de la crise de 2008‑2009 refait jour : faire des économies sur l’emploi, tout en faisant gonfler les profits et, maintenant, tout en accumulant les aides publiques.
Ce qui est appelé “licenciement boursier” est en fait une usurpation des motifs du licenciement économique. Les “difficultés économiques” sur lesquelles le licenciement repose au regard de l’article L. 1233‑3 du code du travail ont été grandement élargies par les détricotages successifs du code du travail.
La loi travail de 2016 a restreint l’analyse de ces difficultés au périmètre national d’une entreprise ou d’un groupe, induisant des logiques d’appauvrissement volontaire de branches au profit d’autres. Les ordonnances Macron de 2017 ont permis que ne soit prise en compte qu’une baisse du chiffre d’affaires sur un à quatre trimestres. Elles ont aussi eu pour conséquence la création de barèmes limitant les indemnités versées aux salariés en cas de licenciement illégal. Alors même que l’Organisation Internationale du Travail a considéré ces barèmes comme contraires au droit international, ils permettent aujourd’hui aux grands groupes de violer le code du travail en toute impunité.
Au total, le seul objectif de telles entreprises est de garantir une profitabilité maximale aux actionnaires, qu’ils soient constitués de fortunes familiales ou de fonds d’investissement voraces comme BlackRock.
Une autre politique économique est possible
Il est temps de mettre fin à des licenciements au motif économique fallacieux. Ils sont socialement destructeurs, menacent l’économie française et laissent des secteurs stratégiques à la merci de la concurrence internationale.
Nous souhaitons donc par la présente proposition interdire les licenciements économiques en cas de distribution de dividendes, de rachats d’action, de bénéfices réalisés par une grande entreprise. Elle ne pourrait également pas pouvoir bénéficier d’aides publiques, telles que le Crédit d’impôt recherche (CIR), le Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) ou des exonérations de cotisations sociales dès lors qu’elle réalise un licenciement économique. Dans le cas où elle le ferait, elle devrait rembourser les aides publiques perçues, afin de ne pas appauvrir l’État au profit d’entreprises irresponsables.
Enfin, il ne peut plus être acceptable que de tels plans soient effectués contre l’avis des salariés et sans leur information rigoureuse. L’entreprise est un lieu de droit et de décision, dans laquelle les salariés et leurs représentants syndicaux ont leur mot à dire mais également des choix à faire sur l’avenir de l’emploi et les stratégies économiques et industrielles qui y sont associées.
C’est pourquoi nous assortissons cette interdiction et cette sanction de la création d’un droit nouveau pour les salariés : celui de pouvoir exercer un droit de véto suspensif lors de la présentation d’un plan de licenciement économique le temps d’examiner la décision et les alternatives viables.
L’article premier interdit les licenciements économiques dans les grandes entreprises ayant distribué des dividendes, procédé à des rachats d’actions, réalisé des bénéfices ou perçu des aides publiques.
L’article 2 met fin au versement du Crédit d’impôt recherche, du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) et des exonérations de cotisations sociales pour cinq ans en cas de licenciement économique abusif. Dans le cas où l’entreprise en bénéficiait déjà, il est demandé le remboursement de ces aides publics des deux exercices précédents.
L’article 3 crée un droit de véto suspensif du comité social et économique (CSE) en cas de procédure de licenciement économique.
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proposition de loi
Article 1er
L’article L. 1233‑2 du code du travail est complété par cinq alinéas ainsi rédigés :
« Est réputé dépourvu de cause réelle et sérieuse tout licenciement économique décidé par une grande entreprise telle que définie par l’article 51 de la loi n° 2008‑776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie ayant soit :
« 1° constitué des réserves de distribution des dividendes ou procédé à la distribution de dividendes au cours des deux derniers exercices comptables ;
« 2° procédé à la distribution de stock‑options ou d’actions gratuites, ou à une opération de rachat d’actions, au cours des deux derniers exercices comptables ;
« 3° réalisé un résultat net ou un résultat d’exploitation positif au cours des deux derniers exercices comptables ;
« 4° bénéficié des dispositifs prévus aux articles 244 quater B et 244 quater C du code général des impôts, ainsi qu’à l’article L. 241‑13 du code de la sécurité sociale au cours des deux derniers exercices comptables. »
Article 2
La sous‑section 2 de la section 2 du chapitre III du titre III du livre II de la première partie du code du travail est complétée par un article L. 1233‑3‑1 ainsi rédigé :
« Art. L. 1233‑3‑1. – L’employeur ayant procédé à un licenciement pour motif économique jugé dépourvu de cause réelle et sérieuse au titre de l’article L. 1233‑2 perd, pour une durée ne pouvant excéder cinq ans, le bénéfice des dispositifs prévus aux articles 244 quater B et 244 quater C du code général des impôts, ainsi qu’à l’article L. 241‑13 du code de la sécurité sociale.
« Dans le cas où l’employeur est déjà bénéficiaire des dispositifs mentionnés à l’alinéa précédent, il est tenu de rembourser l’intégralité du montant des aides perçues au cours des deux exercices précédant ledit licenciement.
« Un décret précise les modalités d’affectation des sommes versées par l’employeur au titre du présent alinéa. »
Article 3
La sous‑section 2 de la section 2 du chapitre III du titre III du livre II de la première partie du code du travail est complétée par un article L. 1233‑3‑2 ainsi rédigé :
« Art. L. 1233‑3‑2. – Dans les enterprises d’au moins onze salariés, les représentants élus des salariés au comité social et économique disposent d’un droit de veto suspensif sur le projet de licenciement pour motif économique afin d’examiner la situation de l’entreprise et les autres options économiques possibles.
« Afin de se prononcer sur le recours au droit de veto suspensif, les représentants élus des salariés disposent d’un délai de trente jours à compter de la notification du projet de licenciement pour motif économique adressée par l’employeur au comité social et économique.
« Ladite notification comprend tous renseignements utiles sur le projet de licenciement pour motif économique. Elle indique la ou les raisons économiques, financières ou techniques du projet de licenciement et les mesures de nature économique envisagées ; le nombre de licenciements envisagé et leur calendrier prévisionnel ; les catégories professionnelles concernées ; les conséquences des licenciements projetés en matière de santé, de sécurité ou de conditions de travail.
« La possibilité de recourir au droit de veto suspensif est garanti aux représentants élus des salariés, et ce, quel que soit le nombre de licenciements envisagés par l’employeur.
« Un décret fixe les modalités d’application du présent article. »
([1]) « La carte de la vague de fermetures d’usines qui secoue toute la France », Marion Kindermans, Les Echos (site web), 20 novembre 2024
([2]) « Demandeurs d’emploi inscrits à France Travail au 1er trimestre 2024 », Dares Indicateurs, DARES, n° 27, avril 2024
([3]) « La croissance à l’épreuve du redressement budgétaire : perspectives 2024‑2025 pour l’économie française », Éric Heyer et Xavier Timbeau (dir.), OFCE Policy brief, département analyse et prévision de l’OFCE, n° 137, 16 octobre 2024
([4]) « Plans sociaux : « Violente saignée industrielle »… Pour la CGT, « 150.000 emplois vont disparaître » », 20 minutes avec AFP, 10 novembre 2024
([5]) « 180 plans de licenciements en un an », CGT (site web), 17 octobre 2024
([6]) Interview de Patrick Martin, « Entre hausses d’impôts et création d’emplois, il faut choisir », par Sébastien Lernould et Vincent Vérier, Le Parisien, 17 novembre 2024
([7]) Point de conjoncture #4 : un regard critique sur l’actualité économique et sociale, Sylvain Billot et Raul Sampognaro, Institut La Boétie, novembre 2024
([8]) Selon les données de la Banque de France depuis 2000
([9]) « Cac 40 : Les sociétés du CAC 40 verseront 73 milliards d’euros de dividendes au titre de 2023, un record », BFM Bourse (site web), 20 juin 2024 ; « Les rachats d’actions par les entreprises, symbole ultime des dérives du capitalisme financier », Isabelle Chaperon, Le Monde, 22 avril 2024
([10]) « Les politiques industrielles en France : évolutions et comparaisons internationales », France Stratégie, novembre 2020