N° 1850
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 16 septembre 2025.
PROPOSITION DE LOI
visant à étendre le champ du délit d’abus de faiblesse aux pratiques des plateformes numériques,
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
Mme Christelle D’INTORNI, M. Bernard CHAIX, M. Éric MICHOUX, Mme Nathalie DA CONCEICAO CARVALHO, M. Frank GILETTI, M. Bartolomé LENOIR, M. Alexis JOLLY, M. Jérôme BUISSON, M. Romain BAUBRY, Mme Gisèle LELOUIS,
députés.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Les dernières années ont vu se multiplier les alertes sur les effets délétères des plateformes numériques sur la santé mentale, l’équilibre psychologique et le développement des publics les plus vulnérables, en particulier les mineurs. Si l’essor du numérique a apporté des opportunités d’apprentissage, de communication et d’ouverture au monde, il a également généré des risques massifs et systémiques d’exploitation émotionnelle, d’addiction cognitive et de mise en danger, dont les mécanismes sont aujourd’hui bien identifiés par la recherche, les autorités publiques et les professionnels de santé.
Les grandes plateformes numériques que sont TikTok, Instagram, Snapchat, YouTube, Facebook ou encore X reposent sur des algorithmes de recommandation qui façonnent en temps réel les contenus affichés à l’utilisateur. Ces mécanismes ne sont pas neutres : ils visent explicitement à maximiser l’engagement, à retenir l’attention, à augmenter le temps passé sur la plateforme et à susciter des comportements de retour compulsif.
Ces objectifs sont atteints grâce à l’exploitation directe de vulnérabilités humaines : dopamine, biais de récompense, surcharge émotionnelle, isolement, peur de manquer une information (FOMO). Les interfaces sont conçues selon les principes de la captologie (persuasive computing), c’est‑à‑dire des techniques comportementales importées des jeux d’argent et des neurosciences pour favoriser une dépendance d’usage.
Le phénomène n’est plus contestable. Une étude menée par l’université de Harvard en 2022 établit que les adolescents exposés plus de 3 heures par jour à des plateformes de vidéos courtes présentent un risque accru de 38 % de développer des troubles anxieux ou dépressifs. Le Center for Humane Technology (2023) a identifié plus de 150 techniques de manipulation attentionnelle intégrées aux principales plateformes sociales.
En France, les chiffres sont alarmants. D’après le dernier rapport de Santé publique France (2023) :
– 13 % des adolescents de 1 à 17 ans présentent des signes de détresse psychologique modérée à sévère ;
– 1 collégien sur 5 se dit déjà « accro aux réseaux sociaux » ;
– entre 2010 et 2023, le nombre de passages aux urgences pour tentative de suicide chez les mineurs a été multiplié par 2,4.
L’Académie nationale de médecine, dans son avis du 9 janvier 2024, dénonce « une pandémie silencieuse de troubles psychiques juvéniles liée à l’exposition excessive aux écrans » et appelle à « responsabiliser les opérateurs numériques dont les pratiques induisent volontairement des mécanismes de dépendance et d’auto‑exclusion ».
En parallèle, un rapport du Sénat publié en novembre 2023 sur les effets des réseaux sociaux sur les jeunes conclut que « les plateformes favorisent la perte d’estime de soi, les comportements alimentaires à risque, les troubles du sommeil, l’isolement social et la normalisation de la violence », notamment via des contenus de type body shaming, cyberharcèlement, challenges dangereux, ou encore vidéos à caractère pornographique.
Le droit positif ignore cette réalité numérique. En effet, l’article 223‑15‑3 du code pénal prévoit la répression de « l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse » d’une personne pour la conduire à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables. Il vise légitimement la protection des mineurs, des personnes âgées, des handicapés ou des individus placés sous tutelle.
Cependant, ce texte ne permet pas de saisir pleinement les mécanismes nouveaux d’influence algorithmique, qui ne reposent pas sur un abus par une personne physique, mais sur des procédés techniques automatisés, souvent invisibles, mais aux conséquences bien réelles. Les juges se retrouvent ainsi démunis face à des cas de sujétion psychologique provoquée par des plateformes dont les algorithmes enferment les jeunes dans des bulles de contenus anxiogènes, radicaux ou sexualisés.
Il devient donc urgent d’adapter notre arsenal répressif aux spécificités du numérique, comme l’ont fait plusieurs pays et états, comme en Californie, le California Age‑Appropriate Design Code (2022) impose des garde‑fous aux plateformes pour les moins de 18 ans ou au Royaume‑Uni, l’Online Safety Act (2023) impose aux plateformes une responsabilité renforcée face aux contenus nuisibles, sous peine de sanctions pouvant aller jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial.
La présente proposition de loi vise donc à compléter l’article 223‑15‑3 du code pénal en ajoutant un alinéa permettant de caractériser le délit d’abus de faiblesse ou de sujétion psychologique dans les cas où ces phénomènes résultent directement ou indirectement des pratiques algorithmiques d’une plateforme numérique.
Il ne s’agit pas d’inventer une nouvelle infraction, mais d’adapter le champ d’application du délit existant à la réalité contemporaine. Le critère central retenu est celui de la mise en dépendance psychique ou émotionnelle manifeste, ou de l’exposition répétée à des contenus attentatoires à l’intégrité. Le texte vise à donner aux magistrats un fondement clair pour réprimer les cas les plus graves, tout en garantissant une appréciation au cas par cas.
Il est également proposé de prévoir explicitement la responsabilité pénale de la personne morale exploitant la plateforme, lorsque celle‑ci a manqué de manière manifeste à son obligation de vigilance.
Ce principe est conforme aux articles 121‑2 et suivants du code pénal.
Le numérique a bouleversé notre rapport au monde, mais il ne saurait bouleverser les principes fondamentaux de notre droit. Lorsqu’un opérateur exploite les failles cognitives d’un enfant ou d’un individu vulnérable pour capter son attention, générer de l’engagement et engranger du profit, il participe d’un mécanisme d’asservissement moderne qui doit être reconnu, réprimé, et dissuadé.
Cette évolution législative répond à une triple exigence. Il s’agit d’abord de protéger les mineurs et les personnes vulnérables contre les nouvelles formes de violence invisible qui prolifèrent dans l’environnement numérique. Il s’agit ensuite de doter les juridictions pénales d’un outil adapté pour appréhender des situations de sujétion dont la nature technique et psychologique échappe aux qualifications classiques. Il s’agit enfin d’obliger les grandes plateformes à repenser leurs modèles économiques et technologiques à l’aune de leurs conséquences humaines, et à ne plus se retrancher derrière la prétendue neutralité de leurs algorithmes pour échapper à toute forme de responsabilité.
Cette proposition ne restreint ni la liberté d’expression, ni la liberté d’entreprendre. Elle consacre un principe de vigilance proportionné, ciblé, et limité aux cas où une atteinte grave à l’intégrité psychique est démontrée. Il est temps d’en tirer toutes les conséquences.
Enfin, pour garantir une protection effective, cette proposition prévoit également la possibilité pour les forces de l’ordre de géolocaliser en temps réel, sur autorisation judiciaire, les personnes identifiées comme auteurs ou suspects d’infractions sexuelles contre des mineurs via les plateformes numériques.
Cette disposition vise à empêcher la concrétisation de rendez‑vous prédateurs ou de situations de mise en danger imminente, en s’appuyant sur les outils numériques eux‑mêmes.
Cette faculté, strictement encadrée par l’autorité judiciaire et limitée dans le temps, répond à une exigence de réactivité face aux menaces concrètes que font peser certains individus sur les enfants. Elle complète utilement les outils de prévention et de répression déjà prévus.
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proposition de loi
Article 1er
L’article 223‑15‑3 du code pénal est complété par trois alinéas ainsi rédigés :
« Le présent article s’applique également lorsque l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de faiblesse, ou la sujétion psychologique, résulte directement ou indirectement des pratiques d’une plateforme numérique de communication au public en ligne, notamment lorsque les mécanismes algorithmiques de recommandation, de diffusion ou de captation de contenus ont pour effet de maintenir un mineur ou une personne vulnérable dans un état de dépendance psychique ou émotionnelle manifeste, ou de favoriser la diffusion de contenus portant atteinte à son intégrité.
« La responsabilité pénale de la personne morale exploitant la plateforme peut être engagée lorsque ces faits sont commis en l’absence manifeste de mesures de vigilance appropriées.
« Concernant les faits mentionnés à l’alinéa précédent, les peines sont portées à cinq ans d’emprisonnement et 500 000 euros d’amende sans préjudice des peines complémentaires prévues à l’article 131‑39. »
Article 2
La section 6 bis du chapitre III du titre II du livre II du code pénal est complété par un article 223‑15‑6 ainsi rédigé :
« Art. 223‑15‑6. – Sans préjudice de l’article 223‑15‑3, les opérateurs de plateformes numériques de communication au public en ligne accessibles aux mineurs ou aux personnes vulnérables sont tenus aux obligations suivantes :
« 1° Fournir aux autorités administratives ou judiciaires compétentes une documentation complète et vérifiable sur leurs algorithmes de recommandation, soumis à un audit indépendant annuel ;
« 2° Intégrer dans les messageries privées des outils de signalement, de modération automatisée et d’option de blocage ou désactivation pour les mineurs ;
« 3° Restreindre l’usage de la géolocalisation des mineurs aux seules fonctions strictement nécessaires, et uniquement avec consentement explicite des représentants légaux ;
« 4° Mettre en œuvre des dispositifs de protection contre les mécanismes addictifs tels que le scroll infini et les récompenses visuelles, et imposer des pauses d’utilisation régulières ;
« 5° Conserver de manière temporaire et anonyme des journaux techniques permettant la traçabilité des contenus attentatoires à l’intégrité ;
« 6° Procéder à une vérification robuste de l’âge lors de l’inscription des utilisateurs accédant à des contenus générés par d’autres usagers. »
Article 3
Après l’article 223‑15‑4 du code pénal, il est inséré un article 223‑15‑5 ainsi rédigé :
« Art. 223‑15‑5. – Dans le cadre de la prévention et de la répression des infractions sexuelles commises ou susceptibles d’être commises contre des mineurs via une plateforme numérique, les services de police et de gendarmerie peuvent, sur autorisation préalable du juge des libertés et de la détention, procéder à la géolocalisation en temps réel de toute personne :
« – inscrite au fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes ;
« – ou faisant l’objet d’une enquête pour tentative ou préparation de crimes ou délits sexuels contre un mineur, lorsqu’il existe un risque caractérisé d’agression.
« Cette mesure est limitée à trente jours renouvelables une fois, et doit être strictement proportionnée au risque identifié.
« Les opérateurs de plateformes sont tenus de coopérer sans délai, notamment en débloquant temporairement les fonctions de géolocalisation activées par l’utilisateur concerné, à la demande de l’autorité judiciaire. »