N° 1925

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 14 octobre 2025.

PROPOSITION DE LOI

visant à empêcher la constitution de monopoles économiques dans les secteurs des médias et de l’édition,

(Renvoyée à la commission des affaires culturelles et de l’éducation, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

Mme Sophie TAILLÉ-POLIAN, M. Pouria AMIRSHAHI, Mme Christine ARRIGHI, Mme Clémentine AUTAIN, Mme Léa BALAGE EL MARIKY, Mme Lisa BELLUCO, M. Karim BEN CHEIKH, M. Arnaud BONNET, M. Nicolas BONNET, M. Alexis CORBIÈRE, M. Hendrik DAVI, M. Emmanuel DUPLESSY, M. Charles FOURNIER, Mme Marie-Charlotte GARIN, Mme Catherine HERVIEU, M. Jérémie IORDANOFF, Mme Julie LAERNOES, M. Tristan LAHAIS, M. Benjamin LUCAS-LUNDY, Mme Julie OZENNE, M. Sébastien PEYTAVIE, Mme Marie POCHON, M. Jean-Claude RAUX, Mme Sandra REGOL, M. Jean-Louis ROUMÉGAS, Mme Sandrine ROUSSEAU, M. François RUFFIN, Mme Eva SAS, Mme Sabrina SEBAIHI, Mme Danielle SIMONNET, M. Boris TAVERNIER, Mme Dominique VOYNET,

députées et députés.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le contexte de guerre informationnelle que nous connaissons appelle la puissance publique à réagir par des mesures fortes pour lutter contre les tentatives de déstabilisation du débat public européen. Cette guerre d’influence existe autant par les ingérences étrangères que par l’offensive interne de milliardaires acquis à la cause du nationalisme autoritaire qui profitent de la crise du modèle économique des médias pour tenter de constituer des monopoles d’influence.

La démocratie ne peut prospérer que si chaque citoyenne et chaque citoyen dispose d’un accès à une information pluraliste, indépendante et fiable. Or, dans notre pays, la concentration des médias d’information et l’essor de stratégies d’influence éditoriale menées par de grands groupes fragilisent la diversité des voix et orientent de fait une part du débat public. Le phénomène est documenté : une poignée d’industriels contrôle l’essentiel des audiences en presse écrite, télévision, radio et dans l’édition, tandis que de nouvelles offensives actionnariales s’inspirent de modèles d’hyperpolarisation déjà observés à l’étranger. Ce basculement s’accompagne de pratiques éditoriales qui marginalisent l’enquête, multiplient et banalisent les contenus d’opinion au détriment de l’exposition des faits, et exposent les rédactions à des pressions contraires à la déontologie journalistique au sens de la loi Bloche.

Cette dynamique trouve un terrain favorable dans la crise structurelle des modèles économiques des médias : la migration des usages vers le numérique a renforcé la dépendance aux revenus publicitaires captés par les grandes plateformes, comprimant les marges des éditeurs, précarisant les journalistes et rendant les titres plus vulnérables à des prises de contrôle motivées par des objectifs d’influence. Les données de marché et les analyses sectorielles sur l’évolution du marché publicitaire convergent : sans correction publique, la concentration va s’accentuer et la qualité de l’information en souffrira.

Face à ce risque systémique pour le débat démocratique, la puissance publique a la responsabilité d’actualiser les règles du jeu. La régulation issue de la loi de 1986 date d’avant la généralisation d’Internet dans les usages d’information et ne tient pas compte de la convergence des supports, ni des pratiques numériques (audiences en ligne, réseaux sociaux, replay), ou des effets d’amplification qui déterminent le pouvoir d’influence réel des groupes médiatiques sur l’opinion.

Les travaux des États généraux de l’information – et en particulier du groupe de travail n° 5 – appellent une réforme en profondeur du modèle de contrôle de la concentration actionnariale en faveur de la création d’un seuil unique et pluri‑médias de “pouvoir d’influence” associant analyse des audiences globales et de l’influence, inspiré par le modèle de régulation allemand. La présente proposition de loi traduit ces recommandations et poursuit trois objectifs stratégiques en vue d’un réarmement démocratique garantissant l’égal accès des citoyennes et citoyens à l’espace public où les citoyennes et citoyens débattent à armes égales, à l’abri des oligopoles d’influence et des conflits d’intérêts :

‑ empêcher la constitution de positions dominantes d’influence ;

‑ prévenir les stratégies de concentration diagonale entre médias et édition ;

‑ restaurer la confiance par la transparence actionnariale dans le secteur des médias.

L’article 1er remplace les plafonds anti‑concentration obsolètes par un seuil transversal unique mesurant la part d’influence de toute personne physique ou morale, mesurant le cumul d’audiences sur tous canaux confondus (imprimé, audiovisuel, numérique, plateformes).

Ce seuil est pondéré par un coefficient d’influence propre à chaque support : « pouvoir suggestif », « pénétration », « degré d’actualité », notions inspirées du modèle établi par la cour constitutionnelle allemande qui prévoit que la mesure du pouvoir d’influence d’un média sur l’opinion soit appréciée au travers de trois critères : leur pouvoir suggestif (Suggestivkraft), leur pénétration (Breitenwirkung), et leur degré d’actualité (Aktualitat). Le pouvoir suggestif d’un média est défini comme l’effet combiné d’un texte, d’une image (inerte ou en mouvement) et du son : plus un média combine ces trois effets et plus son pouvoir suggestif est fort. La télévision présente donc le pouvoir suggestif le plus élevé. La pénétration d’un média découle du niveau d’accès et de la facilité (par exemple, l’accessibilité) avec lesquels le public peut le consulter : ainsi une chaîne proposant un contenu d’information en continu sera considérée comme revêtant un fort degré de pénétration dans l’opinion publique. Le degré d’actualité d’un média est mesuré au jour le jour.

Le seuil prend en compte les synergies éditoriales entre les éditeurs et le caractère de politique général des contenus en l’adossant sur une nouvelle définition des médias d’information commune à la presse écrite et à la presse audiovisuelle.

Le dispositif renforce la coopération des autorités régulatrices indépendantes en confiant à l’autorité de la concurrence le contrôle du « pouvoir d’influence » après avis de l’Arcom. L’autorité de la concurrence appréciera le contrôle effectif que peut exercer une personne physique ou morale à travers son portefeuille d’entreprises sur les sociétés concernées, y compris par le biais de pactes d’actionnaires, liens avec les directions, droits d’approbation et de relations avec les fournisseurs.

L’article 2 vise à lutter contre les stratégies de concentration diagonales en instaurant une séparation économique claire entre les secteurs des médias et de l’édition. Il deviendra impossible à partir du 1er septembre 2028 de détenir simultanément des participations de contrôle dans des médias d’information dépassant une taille critique et une entreprise d’édition de plus de quarante‑neuf salariés. Cette barrière protège la diversité des écosystèmes culturels et éditoriaux, et réduit les risques de captation globale de l’espace public.

L’article 3 abaisse de 10 % à 5 % le seuil de détention déclenchant l’obligation de publication de l’identité des actionnaires et bénéficiaires effectifs des entreprises de presse et audiovisuelles et confie à l’Arcom la compétence de faire exécuter l’exigence légale de transparence en élargissant son champ de compétence à la presse écrite. La transparence des propriétaires réels, des liens d’intérêts et des structures de contrôle est un prérequis démocratique identifié à l’occasion des États généraux de l’information pour conditionner les aides publiques au respect de standards éthiques, de gouvernance et de pluralisme.

 


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proposition de loi

Article 1er

I. – La loi n° 86‑1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication est ainsi modifiée :

1° L’article 41 est ainsi rédigé :

« Art. 41. – Une même personne physique ou morale ne peut exercer un contrôle direct ou indirect, au sens de l’article L. 233‑3 du code de commerce, sur un ensemble de médias d’information, dont la part d’influence cumulée excède un seuil défini par décret en Conseil d’État.

« La part d’influence cumulée des médias d’information détenus par une même personne physique ou morale est évaluée au regard des critères suivants :

« 1° L’audience cumulée sur l’ensemble des supports de diffusion, incluant les supports imprimés, numériques, télévisuels et radiophoniques, ainsi que les plateformes de partage de vidéos et les services de réseaux sociaux ;

« 2° L’attribution d’un coefficient d’influence propre à chaque support de diffusion médiatique, tenant compte de ses caractéristiques propres et de son taux de pénétration au sein de la population, lequel peut notamment être apprécié en fonction de sa facilité d’accès ;

« 3° La nature des contenus diffusés, notamment leur caractère d’information politique et générale ou leur portée documentaire ;

« 4° L’étendue de la présence pluri‑médias de la personne physique ou morale, incluant la presse quotidienne ou hebdomadaire, l’édition de magazines et documentaires consacrés à l’information, ainsi que la diffusion en ligne des contenus ;

« 5° L’existence de synergies éditoriales ou commerciales entre les entités concernées.

« Les modalités d’application du présent article sont déterminées par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, après consultation de l’Autorité de la concurrence. » ;

2° Les articles 41‑1 à 41‑3 sont abrogés ;

3° L’article 41‑4 est ainsi modifié :

a) Au début, il est ajouté un I ainsi rédigé :

« I. – Toute opération de concentration, au sens de l’article L. 430‑1 du code de commerce, dans le secteur des médias d’information, est notifiée à l’Autorité de la concurrence et à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique avant sa réalisation. L’Autorité de la concurrence recueille, avant de se prononcer dans les conditions prévues au titre III du livre IV du code de commerce, l’avis de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique. L’Autorité de la concurrence communique à cet effet à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique toute saisine relative à de telles opérations. L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique transmet ses observations à l’Autorité de la concurrence dans le délai d’un mois suivant la réception de cette communication, sous la forme d’un avis motivé, rendu public et qui tient compte :

« 1° De la part d’influence cumulée des médias d’information détenus par la personne physique ou morale qui résulterait de l’opération de concentration, au regard des critères mentionnés à l’article 41 ;

« 2° Du contrôle effectif qu’exerce une personne physique ou morale à travers son portefeuille d’entreprises sur les sociétés concernées par le biais de pactes d’actionnaires, liens avec les directions, droits d’approbation et de relations avec les fournisseurs ;

« 3° Du comportement passé de la personne physique ou morale concernée, au regard du respect des obligations légales découlant de la présente loi et de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;

« 4° Des engagements pris par les parties à l’opération de concentration afin de garantir l’indépendance éditoriale, l’honnêteté, l’indépendance et le pluralisme de l’information et des courants d’expression socio‑culturels. » ;

b) Au début du troisième alinéa, est ajoutée la mention : « II. – » ;

4° Après le même article 41‑4, il est inséré un article 41‑5 ainsi rédigé :

« Art. 415. – Pour l’application des articles 39, 41 et 41‑4 :

« 1° Toute personne physique ou morale qui contrôle, au regard des critères figurant à l’article L. 233‑3 du code de commerce, une société titulaire d’autorisation ou a placé celle‑ci sous son autorité ou sa dépendance est regardée comme titulaire d’une autorisation ; est également regardée comme titulaire d’une autorisation toute personne qui exploite ou contrôle un service de radio par voie hertzienne terrestre ou un service de télévision diffusé exclusivement sur les fréquences affectées à la radio et à la télévision par satellite, à partir de l’étranger ou sur des fréquences affectées à des États étrangers, et normalement reçus, en langue française, sur le territoire français ;

« 2° Est considéré comme média d’information toute entreprise de communication audiovisuelle ou de services de médias audiovisuels à la demande accordant une place importante à l’information et à l’actualité politique et générale, locale, nationale ou internationale dans sa programmation ainsi que toute entreprise éditrice au sens de l’article 2 de la loi n° 86‑897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse, dont les publications de presse ou les services de presse en ligne présentent un caractère d’information politique et générale. »

Article 2

I. – Après l’article 41‑5 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, il est inséré un article 41‑6 ainsi rédigé :

« Art. 416. – I. – Une personne physique ou morale détenant, directement ou indirectement, plus de 20 % du capital d’une entreprise de plus de quarante‑neuf salariés qui édite, distribue ou importe des livres, et dont la diffusion totale annuelle est supérieure à un nombre d’exemplaires déterminé par décret, ne peut :

« 1° Détenir, directement ou indirectement, plus de 20 % du capital d’une entreprise éditrice, au sens de l’article 2 de la loi n° 86‑897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse, de plus de quarante‑neuf salariés, et dont la diffusion des publications de presse ou des services de presse en ligne excède de 1 % la diffusion de toutes les publications de presse de même nature ou de 1 % l’audience numérique de l’ensemble des services de presse en ligne ;

« 2° Détenir, directement ou indirectement, plus de 20 % du capital d’une société éditrice d’un service de communication audiovisuelle au sens de l’article 2 de la loi n° 86‑1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. »

II. – Le présent article entre en vigueur le 1er septembre 2028.

Article 3

I. – La loi n° 86‑897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse est ainsi modifiée :

1° Au 2° de l’article 5, le taux : « 10 % » est remplacé par le taux : « 5 % » ;

2° Après l’article 6, il est inséré un article 6‑1 ainsi rédigé :

« Art. 61. – Toute personne physique ou morale éditant une publication de presse ou un service de presse en ligne, ou détenant, directement ou indirectement, une part du capital d’une entreprise éditant un tel service, est tenue de déclarer à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique :

« 1° L’identité de ses actionnaires, des personnes physiques détenant une participation directe ou indirecte dans le capital du service de presse en ligne ou des droits de vote ;

« 2° L’identité de ses bénéficiaires effectifs au sens de l’article L. 561‑2‑2 du code monétaire et financier ;

« 3° L’identité des détenteurs du contrôle effectif, direct ou indirect, de l’entreprise.

« Ces informations sont tenues à jour et publiées par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique au sein d’une base de données nationale, dans les conditions qu’elle détermine et après consultation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. »

II. – La loi n° 86‑1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication est ainsi modifiée :

1° À l’article 38, le taux : « 10 % » est remplacé par le taux : « 5 % » ;

2° Après l’article 43‑1‑1, il est inséré un article 43‑1‑2 ainsi rédigé :

« Art. 4312. – I. – Toute personne physique ou morale éditant un service de communication audiovisuelle ou un service de médias audiovisuels à la demande au sens de l’article 2 de la présente loi, ou détenant, directement ou indirectement, une part du capital d’une entreprise éditant un tel service, est tenue de déclarer à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique :

« 1° L’identité de ses actionnaires, des personnes physiques détenant une participation directe ou indirecte dans le capital du service de presse en ligne ou des droits de vote ;

« 2° L’identité de ses bénéficiaires effectifs au sens de l’article L. 561‑2‑2 du code monétaire et financier ;

« 3° L’identité des détenteurs du contrôle effectif, direct ou indirect, de l’entreprise.

« II. – Ces informations sont tenues à jour et publiées par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique au sein d’une base de données nationale, dans les conditions qu’elle détermine et après consultation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. »

Article 4

La charge pour l’État est compensée à due concurrence par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.