N° 1267
_____
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 2 octobre 2018.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par Mesdames et Messieurs
Jean‑Luc MÉLENCHON, Clémentine AUTAIN, Ugo BERNALICIS, Éric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Caroline FIAT, Bastien LACHAUD, Michel LARIVE, Danièle OBONO, Mathilde PANOT, Loïc PRUD’HOMME, Adrien QUATENNENS, Jean‑Hugues RATENON, Muriel RESSIGUIER, Sabine RUBIN, François RUFFIN, Bénédicte TAURINE,
députés.
– 1 –
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
À l’occasion de son déplacement officiel aux Antilles du 27 au 30 septembre 2018, le président de la République Emmanuel Macron a ouvert la voie à un processus de reconnaissance de l’exposition au chlordécone comme maladie professionnelle, et par là même d’une responsabilité de l’État français dans la pollution au chlordécone et les préjudices subis par celles et ceux y ont été exposés. Selon les déclarations d’Emmanuel Macron : « l’état des connaissances scientifiques (...) ne permet pas de certifier » sa dangerosité pour la santé humaine. Pourtant, le chlordécone figure depuis huit ans sur la liste rouge européenne des produits chimiques, car considéré comme un polluant organique persistant (POP), selon la définition donnée par la Convention de Stockholm de 2001. Alors qu’Emmanuel Macron parle d’un « aveuglement collectif », – en même temps – qu’il ferme la porte à toute indemnisation, un certain nombre d’éléments prêtent à penser qu’il s’agit davantage d’un véritable scandale d’État.
Le chlordécone, cancérogène, perturbateur endocrinien, neurotoxique et spermatologique, appartenant à la famille du DDT, a été utilisé à partir de 1972 en France, et notamment aux Antilles afin d’éliminer le charançon noir du bananier et garantir la production annuelle de plusieurs milliers de tonnes de bananes – dont 70 % à destination de la métropole. Or, dès sa mise sur le marché, sa toxicité pour les humains, animaux et pour l’environnement était évoquée et mise en cause. Ainsi, aux États‑Unis, une étude a démontré sa toxicité chez la souris et la poule dès les années 1960. En France, en 1968 et 1969, la Commission des toxiques a rejeté son homologation au motif de son danger potentiel pour la santé animale. Mais le chlordécone est finalement autorisé en 1972 par le ministre de l’agriculture de l’époque.
En 1975, des ouvriers américains développent des troubles neurologiques sévères après avoir étés exposés à de fortes doses suite à un accident dans une usine d’Hopewell (Virginie). Le chlordécone est par la suite interdit aux États‑Unis en 1976. Alors même qu’il est classé cancérogène probable par le Centre international de recherche sur le cancer, affilié à l’Organisation mondiale de la santé dès 1979, l’interdiction du pesticide n’a été proposée en France qu’en 1986 à la suite de deux rapports de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). Le chlordécone est donc finalement interdit en 1990 en France, mais il faudra attendre trois ans supplémentaires (après deux dérogations exceptionnelles accordées par le ministre de l’Agriculture) pour qu’il soit banni définitivement des bananeraies des Antilles.
Aux Antilles, il s’agit aujourd’hui d’un véritable drame sanitaire et environnemental. « Pendant deux à trois décennies, les Antillais ont vécu dans l’ignorance complète de la contamination de leur environnement. ([1]) », écrivait en 2011 Didier Torny, sociologue à l’Inra. En 1999, des études s’intéressent à ses conséquences en matière de pollution des sols. Les études mettent au jour le fait que les écosystèmes sont pollués et que le pesticide s’est largement retrouvé dans la chaîne alimentaire. Il a contaminé durablement un tiers des sols agricoles utiles de Martinique et un cinquième de ceux de la Guadeloupe.
Au‑delà des écosystèmes, la quasi‑totalité des Antillais sont eux‑aussi contaminés. Des taux plus ou moins importants ont été détectés chez 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais, comme le révèle une étude menée pour la première fois à grande échelle par Santé publique France. Ce perturbateur endocrinien très puissant altère semble‑t‑il la fertilité et entrave le développement neurologique des nourrissons. Ces dernières années, plusieurs études ont souligné par ailleurs la très forte probabilité que ce pesticide entraîne un risque accru de naissances prématurées ou de cancers. Au CHU de Pointe‑à‑Pitre (Guadeloupe), on enregistre 500 nouveaux cas de cancer de la prostate par an pour chaque île ([2]), soit deux fois plus qu’en métropole. La Martinique est par ailleurs détentrice d’un désastreux record, celui du nombre de cancers de la prostate avec 227,2 nouveaux cas pour 100 000 hommes chaque année. Et ces conséquences désastreuses devraient être durables. D’après des experts scientifiques, le chlordécone persistera encore des dizaines, voire des centaines d’années dans la nature, et continuera ainsi à contaminer directement les populations, ainsi que les produits issus de l’agriculture ou de la pêche dans ces territoires.
Face à cette situation, et à la suite d’un rapport parlementaire de 2005 demandant des mesures urgentes ([3]), un premier plan national d’action a été mis en place en 2008, suivi d’un deuxième. Un troisième court jusqu’en 2020. En 2013, un changement dans la réglementation européenne a provoqué une hausse mécanique des seuils autorisés des résidus du produit dans certaines viandes. Dans un rapport controversé de décembre 2017, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) affirmait que les nouvelles limites maximales étaient suffisamment protectrices et qu’il n’était pas utile de les abaisser. Pourtant, le Gouvernement actuel parle d’un objectif zéro chlordécone et la politique de prévention affichée par les autorités vise à réduire l’exposition de la population à ce pesticide.
Un rapport de l’Institut national de la recherche agronomique, publié en 2010 et retraçant l’historique du chlordécone aux Antilles ([4]), s’est étonné du fait que la France ait renouvelé l’homologation du pesticide en décembre 1981. En 2014, la Cour des comptes dénonçait dans un rapport (La santé dans les Outre‑mer, une responsabilité de la République, 2014) les « atermoiements des administrations centrales » entre la proposition d’interdiction de 1986 et la publication de cette interdiction en 1990. Des associations et la Confédération paysanne ont déposé une plainte contre X en 2006 pour « mise en danger d’autrui et administration de substances nuisibles ».
Les conclusions des enquêteurs sont claires : « Les décisions prises à l’époque ont privilégié l’aspect économique et social à l’aspect environnemental et à la santé publique ». Un procès‑verbal de synthèse rendu en 2016 par les enquêteurs de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique révèle que l’entreprise Laguarigue a reconstitué un stock conséquent de chlordécone alors que le retrait d’homologation du produit lui avait déjà été notifié. Or les services de l’État ont été informés de cette importation puisque les 1 560 tonnes ont été enregistrées par les douanes à leur arrivée aux Antilles en 1990 et 1991. Dans le même temps, le chlordécone obtient un sursis de deux ans, réclamé par un député‑maire des Antilles, Guy Lordinot et accordé par Henri Nallet, ministre de l’Agriculture de l’époque. En 1992, Yves Hayot, président de la Sicabam, un groupe de producteurs de bananes, et également dirigeant de l’entreprise importatrice Laguarigue, exige, directement auprès du ministre, une dérogation d’un an supplémentaire qui est accordée. Devant les gendarmes, Yves Hayot a reconnu qu’il avait « pratiqué personnellement un lobbying auprès de Jean‑Pierre Soisson, qu’il connaissait, pour que des dérogations d’emploi soient accordées ».
Dans ce cadre, de nombreux points d’ombre demeurent. Pourquoi la France a‑t‑elle attendu 1990 pour interdire un pesticide qui avait été classé « cancérogène probable » en 1979 et banni aux États‑Unis dès 1976 ? Pourquoi le chlordécone a‑t‑il bénéficié de dérogations pendant trois ans aux Antilles après son interdiction en métropole ? Pourquoi la cartographie des zones polluées réalisée par l’État en 2010 est‑elle restée confidentielle jusqu’en 2018 ? Quelle est la véritable ampleur des dégâts tant sur le plan sanitaire qu’environnemental ? Au vu de la persistance du chlordécone dans les écosystèmes et du degré de contamination des populations locales, des mesures concrètes et urgente de dépollution et de protection doivent être prises. Près de trente ans après l’interdiction du chlordécone, les populations antillaises ont droit aujourd’hui à la reconnaissance des préjudices subis et de leur statut de victime par l’État et la société. Il convient de faire toute la lumière sur cette affaire. L’ouverture d’une commission d’enquête à l’Assemblée nationale est donc impérative.
proposition de rÉsolution
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres chargée d’examiner les origines, la gestion et les conséquences humaines, sociales, sanitaires, environnementales et financières de l’utilisation, autorisée par l’État, du chlordécone, en Guadeloupe et en Martinique.