N° 2176
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 17 juillet 2019.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par Mesdames et Messieurs
Jean‑Luc MÉLENCHON, Clémentine AUTAIN, Ugo BERNALICIS, Éric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Caroline FIAT, Bastien LACHAUD, Michel LARIVE, Danièle OBONO, Mathilde PANOT, Loïc PRUD’HOMME, Adrien QUATENNENS, Jean‑Hugues RATENON, Muriel RESSIGUIER, Sabine RUBIN, François RUFFIN, Bénédicte TAURINE,
députés.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
« Nos méthodes et nos outils de maintien de l’ordre doivent évoluer ». C’est par ces mots que Christophe Castaner, ministre de l’intérieur a lancé, le 17 juin 2019, une grande réflexion sur le maintien de l’ordre « à la française », qui doit aboutir, en septembre, à la publication d’un nouveau schéma national. Quatre jours plus tard, plusieurs personnes tombent dans la Loire à Nantes, suite à une intervention policière lors de la fête de la musique, le 21 juin dernier. Selon les décomptes, sept personnes ont été sauvées par les pompiers, 4 par une association de sauvetage mandatée par la ville de Nantes et 3 ont nagé jusqu’aux rives par leurs propres moyens. Depuis lors, seul Steve Maia Caniço, 24 ans, qui, aux dires de ses proches ne savait pas nager, n’a plus donné signe de vie.
Le 23 juin, la mère de Steve signale la disparition de son fils auprès des services de police. Seule une enquête administrative avait jusqu’à présent été confiée à l’inspection générale de la Police nationale (IGPN). Hormis pour « disparition inquiétante », le parquet ne s’est pas saisi de sa propre autorité et a tardé à se saisir, comme il en a pourtant la possibilité. L’inspection générale de l’administration (IGA) n’est pas non plus saisie pour faire la lumière sur le rôle du préfet ce soir‑là. Le procureur a annoncé mardi 16 juillet l’ouverture de deux enquêtes préliminaires. L’une des enquêtes est confiée à la police judiciaire est ouverte pour « violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique » suite à dix plaintes déposées par des agents. L’autre, confiée à l’IGPN, est ouverte pour « mise en danger de la vie d’autrui et violences volontaires par personnes dépositaires de l’autorité publique » et vise l’action des policiers dans la nuit du 21 au 22 juin.
Début juillet, 85 personnes ont en effet déposé une plainte collective pour « mise en danger de la vie d’autrui et violences volontaires par personnes dépositaires de l’autorité publique ». La probable disproportion des moyens employés à cette occasion doit être posée, car aux termes de l’article 431‑3 du code pénal, « la force déployée doit être proportionnée au trouble à l’ordre public et doit prendre fin lorsque celui‑ci a cessé ». Par ailleurs, une circulaire du 8 novembre 2012 de la direction de la Police nationale adressée aux directeurs zonaux de compagnies républicaines de sécurité (CRS), aux commandants de compagnies et aux directeurs des centres de formation donne des éléments sur l’« emploi de la force en maintien de l’ordre » et rappelle que « le recours à la force et a fortiori de la force armée sera effectué selon un impératif constant de proportionnalité et devra cesser dès lors que les agresseurs auront été dispersés ou interpellés ». Cette intervention choque au sein même de la police. C’est ainsi que s’inquiétant de la mise en danger de l’intégrité physique de ses collègues, le syndicat de police SGP‑FO a ainsi dénoncé le 25 juin « une faute grave de discernement, un ordre aberrant, mettant d’abord nos collègues en danger, et les usagers ». Il convient effectivement de s’interroger précisément sur le respect du principe de proportionnalité du recours à la force ce soir‑là.
Premièrement, le contexte a‑t‑il été correctement pris en compte ? Le 12 juillet 2019, le journal Libération a dévoilé des vidéos exclusives de cette nuit. Les données permettront d’horodater précisément les faits et contribueront à éclairer le déroulé précis des évènements. Mais elles semblent à tout le moins attester de l’usage par les policiers de grenades lacrymogènes à proximité directe du fleuve. On entend ainsi plusieurs individus avertir les forces de polices engagées du fait que plusieurs personnes sont tombées à l’eau, et du risque lié à la proximité du fleuve : « Il y a la Loire derrière ! », « Y’a de l’eau derrière ! ». Peu après, d’autres avertissements fusent : « Y’a des mecs à l’eau ! », « Y’a des mecs dans la Loire ! », « Il va y avoir un drame, arrêtez ! ». Les tirs de gaz lacrymogènes et l’opération dans son ensemble ne semble pas être interrompus pour autant. Le contexte géographique (proximité de la Loire) et général (Fête de la musique, dont la nature spécifique, loin de toute velléité revendicative ou contestataire, mais en présence d’individus potentiellement sous l’effet d’alcool ou de stupéfiants) ne peut échapper à l’expérience de policiers aguerris et à leur hiérarchie. Les avertissements multiples des participants à la fête à ce sujet, attestés par les vidéos fournies par la presse, ont‑ils été pris en compte par les policiers présents et leur hiérarchie directe, voire remontés à la salle de commandement ? Le préfet ou, à défaut, son directeur de cabinet ont‑ils suivi l’opération ?
Deuxièmement, la lumière doit être faite quant aux moyens employés et au nombre de policiers engagés. La hiérarchie a‑t‑elle ordonné l’usage de gaz lacrymogène en grande quantité ? Ont‑ils approuvé le recours au taser, aux grenades de désencerclement, au LBD 40 (dont l’emploi a été officiellement reconnu) ? Par ailleurs, la faiblesse des effectifs policiers (une quinzaine) pour évacuer un millier de fêtards constitue une autre interrogation. Pourquoi ne pas tenir compte de ce rapport de force très peu favorable aux effectifs de police ? Il convient entre autres d’identifier le ou les maillon(s) dans la chaîne de commandement qui ont failli. Un syndicat de police, SGP‑FO, pointe à ce titre la responsabilité du commissaire, en relevant que « la responsabilité incombe à celui qui dirigeait les opérations et se trouvait même sur place. Nous avons déjà alerté à plusieurs reprises sur la vision de la sécurité de ce commissaire qui expose régulièrement nos collègues par ses prises de décisions et sa vision exclusivement musclée de la sécurité. Nous demandons à ce que l’IGPN fasse son travail et pointe la responsabilité du donneur d’ordre ! » ([1]).
Troisièmement, il convient de questionner le silence des autorités sur cette affaire, qui perdure au‑delà des seules circonstances du drame. Samedi 6 juillet, à Nantes, une manifestation réclamant « Où est Steve ? » a été bloquée cinquante mètres après son départ devant la préfecture. Le préfet a signalé à cette occasion que « les organisateurs d’une manifestation non déclarée encourent des sanctions pénales allant jusqu’à six mois de prison et 7 500 euros d’amende » avec ce commentaire : « S’agissant des rassemblements festifs à caractère musical, les demandes de déclaration doivent être déposées en préfecture, un mois avant la manifestation ». Pourtant, il convient de rappeler que le droit international prévoit la possibilité de rassemblements spontanés en réaction à l’actualité par exemple, ne pouvant donc faire l’objet de déclaration préalable. Il semble que cela soit le cas pour Steve Maia Caniço. Il était impossible de prévoir la disparition de ce jeune homme, et encore moins, de fait, d’anticiper un mois au préalable, l’organisation d’une manifestation pour dénoncer l’inertie des autorités.
La France revendique une longue tradition du maintien de l’ordre public, avec une doctrine qui prend racine dès la fin du XIXe siècle. Alors qu’entre 2010 et 2013, neuf pays européens ont participé au programme de recherches Godiac ([2]) pour trouver de nouvelles manières d’apaiser les relations entre citoyens et forces de l’ordre, l’absence de la France y a été défavorablement remarquée. Ces derniers mois ont vu émerger le mouvement des Gilets jaunes qui a bouleversé les déroulements habituels, jusqu’à l’irruption des réseaux sociaux qui ont dépassé la couverture classique des médias et des autorités. Les chiffres officiels, transmis par le ministère de l’intérieur et cités par Mediapart, forcément parcellaires, donnent tout de même le tournis. Au 23 mai 2019, on comptabilise 2 448 blessés dont 10 « dommages irrémédiables à l’œil » ainsi que 474 gendarmes blessés et 1 268 policiers blessés. Les gardes à vues, les interpellations arbitraires, les condamnations et les enquêtes se multiplient. Le ministère recense également 19 071 tirs de LBD, 1 428 tirs de grenades lacrymogènes instantanées, 5 420 tirs de grenades de désencerclement. Enfin il comptabilise 561 signalements déposés à l’IGPN, 265 enquêtes judiciaires de l’IGPN, 8 enquêtes administratives, 15 enquêtes judiciaires de l’IGGN, 72 enquêtes transmises au Parquet ([3]). Dans le même temps, l’ONU a mis en garde la France pour ses manquements à ses engagements en matière de maintien des libertés fondamentales.
À l’aune de ce contexte, il est impératif que toute la lumière soit faite sur la disparition de Steve Maia Caniço, tant en matière de proportionnalité du recours à la force lors de l’opération de maintien de l’ordre du 21 juin 2019 à Nantes qu’en matière d’inertie des autorités. C’est en ce sens que nous demandons la création d’une commission d’enquête parlementaire.
proposition de rÉsolution
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres chargée d’enquêter sur la proportionnalité du recours à la force lors de l’opération de maintien de l’ordre du 21 juin 2019 à Nantes et sur l’inertie des autorités concernant la disparition de Steve Caniço.
([1]) Source : https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/nantes-44000/personnes-tombees-dans-la-loire-nantes-un-syndicat-de-police-denonce-un-ordre-aberrant-6415405
([2]) Good practice for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe.