N° 2457 rectifié
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par Mesdames et Messieurs
Ugo BERNALICIS, Jean‑Luc MÉLENCHON, Clémentine AUTAIN, Éric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Caroline FIAT, Bastien LACHAUD, Michel LARIVE, Danièle OBONO, Mathilde PANOT, Loïc PRUD’HOMME, Adrien QUATENNENS, Jean‑Hugues RATENON, Muriel RESSIGUIER, Sabine RUBIN, François RUFFIN, Bénédicte TAURINE,
députés.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de constitution », article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.
« La revendication de justice aboutit à l’injustice si elle n’est pas fondée d’abord sur une justification éthique de la justice » ([1]). Commencer à définir l’objet d’une telle commission d’enquête sur l’indépendance d’un pouvoir judiciaire par la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et ces mots d’Albert Camus obligent à garder à l’esprit l’importance que revêt l’idée de justice. Or aujourd’hui, l’idée d’une justice injuste se propage et jette le discrédit sur l’autorité de l’État et les gouvernements.
En effet, l’autorité judiciaire de la Vème République est souvent présentée et perçue par l’ensemble de la société (responsables politiques, médias et citoyens) comme défaillante. Dans ses propres rangs, magistrats, fonctionnaires, avocats, acteurs de la vie judiciaire s’interrogent sur le sens de leur action et la finalité de leur mission. Engorgée, trop lente, imprévisible, désorganisée, tantôt trop laxiste, tantôt trop sévère, au point de justifier l’usage du droit monarchique de grâce, la justice ainsi que celles et ceux qui la font fonctionner, subissent ces constats à la fois légitimes et injustes.
Avec toutes les réserves et la mesure qu’il faut garder face à ce type d’étude, un récent sondage de septembre 2019, illustre la défiance des « Français » envers la justice ([2]) :
– 62 % des « Français » juge que la justice fonctionne globalement mal ;
– 50 % des « Français » n’ont pas confiance en leur justice (arrivant en troisième position, après les élus 27 % et les médias 31 %).
Sur l’indépendance des juges (qui n’en est qu’un aspect), ce sondage montre que l’opinion des « Français » n’est pas bonne :
– 51 % des « Français » considèrent que les juges sont indépendants des intérêts économiques ;
– 47 % des « Français » pensent que les juges sont neutres et impartiaux dans leurs jugements ;
– 43 % des « Français » considèrent que les juges sont indépendants du pouvoir politique.
Au‑delà de ce sondage partiel et sujet à caution, des affaires médiatiques ont mis en lumière les écueils de la justice et participent à entretenir ce climat de défiance. Nous pouvons ainsi évoquer plusieurs affaires récentes.
Il faut en premier lieu évoquer l’ancien procureur de Nice, Jean‑Michel Prêtre, dans l’affaire Geneviève Legay, manifestante blessée en mars lors d’une charge de police contre un rassemblement interdit de gilets jaunes. Ce procureur a modifié volontairement ses déclarations afin de ne pas mettre le chef de l’État dans l’embarras « avec des divergences trop importantes » entre les versions. Entre les velléités d’un procureur à se faire bien voir de sa hiérarchie et du Président de la République, et sa mutation à la demande de l’exécutif en conséquence, cette affaire est l’archétype de la soumission et d’un dysfonctionnement majeur de la justice.
Dans un deuxième temps, comment ne pas évoquer les procès de celles et ceux qu’on appelle les « décrocheurs de tableaux », du portrait officiel du président de la République Emmanuel Macron dans des mairies. Ces procès sont riches de sens en terme d’indépendance de la justice. La qualification retenue pour la majorité des décrochages est celle de « vol en réunion », et les mis en cause ont été traduits à Paris devant la 16e chambre du tribunal de grande instance de Paris, qui traite des affaires terroristes. La disproportion des qualifications et les suites judiciaires montrent une justice qui subit anormalement des pressions directes ou indirectes.
Dans le même ordre idée, les procès des gilets jaunes ont permis de mettre en lumière toute une dérive de la justice, faisant émerger la réalité des violences judiciaires : démultiplication des gardes à vues, poursuites abusives, déferrements disproportionnés ou rappels à la loi illégaux… Début novembre 2019, ce sont plus de 10 000 gardes à vue et plus de 3 100 condamnations de gilets jaunes, dont 400 à de la prison ferme immédiate. Ces chiffres sont vertigineux et montrent une violence judiciaire inédite. Ils viennent illustrer qu’une mise en cause des comparutions immédiates est nécessaire au nom de l’indépendance de la justice, qui n’est pas là pour valider ou accompagner la dérive autoritaire d’un gouvernement impopulaire.
L’exemple même de la présence le 11 décembre 2018 de Nicole Belloubet, ministre de la justice, garde des sceaux, au lendemain d’une manifestation des gilets jaunes est alarmant. Cela s’est passé directement dans l’enceinte du tribunal de grande instance de Paris, en donnant des « instructions » claires de fermeté et donc de répression à l’égard des manifestants et ciblant même certains faits précis en dehors de tout respect de son statut et de l’interdiction de donner des instructions individuelles. Ces consignes ont d’ailleurs été déclinées quelques mois plus tard, par le procureur de Paris, nommé explicitement par Emmanuel Macron, lorsqu’il a envoyé aux procureurs parisiens une note précisant la conduite à tenir les jours de manifestations des gilets jaunes, en violation des principes fondamentaux d’une enquête, et de proportionnalité de l’usage des mesures privatives de liberté comme la prolongation de garde à vue.
La place centrale du garde des sceaux dans le dispositif de déstabilisation de l’institution judiciaire est mise en exergue par la récente condamnation de Jean‑Jacques Urvoas, ancien garde des sceaux, jugé par la Cour de justice de la République, qui a été reconnu coupable d’avoir transmis des informations confidentielles au député des Hauts‑de‑Seine Thierry Solère, en 2017. Lors du procès, plusieurs magistrats, y compris ceux ayant dirigé l’administration centrale des affaires criminelles et des grâces et le cabinet de M. Urvoas ont affirmé que le ministre de la justice partage généralement les informations les plus sensibles avec le Premier ministre et le Président de la République. Ce procès montre que le ministre de la justice est en mesure d’utiliser l’institution comme il le souhaite via des remontées d’informations sur une enquête.
L’affaire dite « Benalla » nous a également montré comment la procédure judiciaire pouvait être entravée de diverses manières. La perquisition ratée et reportée chez M. Alexandre Benalla, permettant ainsi la disparition d’un des deux coffres fort de l’enquête, reste une énigme. De même, rappelons ici la présence de la ministre de la justice Nicole Belloubet aux côtés du Président de la République Emmanuel Macron à la maison de l’Amérique latine le 24 juillet 2018 lorsqu’il a prononcé ces mots « S’ils cherchent un responsable, le seul responsable, c’est moi et moi seul. [...] S’ils veulent un responsable, il est devant vous, qu’ils viennent le chercher ». On attend encore, mais surtout on relève la défiance à l’égard de l’autorité judiciaire et plus largement de la justice… Cette même journée où il y avait un mélange étrange entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif au même moment où une enquête judiciaire était ouverte et deux commissions d’enquêtes parlementaires en cours.
Il faut revenir également sur les dix‑huit perquisitions menées contre la France insoumise en octobre 2018 aux domiciles de militants, ainsi que du président du groupe parlementaire, au siège du mouvement et à celui du Parti de Gauche. Tout cela dans le cadre d’une enquête préliminaire aux mains du parquet, sur la base de dénonciations non étayées sans aucune matérialité. Les moyens judiciaires, du parquet et de la police, ont été inédits en pareille affaire, laissant à penser que cela n’a pu se faire qu’avec la volonté politique de l’exécutif de nuire à une des principales oppositions. Les fuites régulières de procès verbaux sont venus alimenter le feuilleton médiatique sur le sujet sans qu’aucune enquête ne soit ouverte quant à la violation manifeste du secret de l’instruction. Cette technique judiciaire employée à des fins politiques contre les opposants politiques, dite du lawfare, est inquiétante et doit être questionnée au nom de la séparation des pouvoirs et de la démocratie.
Enfin, nous tenons à citer une autre instrumentalisation de la justice à des fins politiques suite aux révélations du journal le Canard enchaîné, qui laissent entendre que la chancellerie pourrait décider du maintien ou de la suppression de juges d’instruction en fonction des résultats du groupe majoritaire La République en Marche (LREM) aux élections municipales de 2020.
Cette commission d’enquête devra clarifier l’ensemble de ces situations pour objectiver leur caractère exceptionnel ou systémique afin de faire évoluer l’autorité judiciaire. Dans son histoire institutionnelle récente, la question du pouvoir judiciaire est une réflexion permanente dans la construction de notre démocratie. De la crainte du gouvernement des juges à son asservissement, la théorie de l’équilibre des pouvoirs doit nous éclairer afin que notre République puisse remplir son oeuvre de justice sociale et égalitaire pour le peuple. Il faut une voie qui permette l’indépendance de la justice sans la détacher de la souveraineté du peuple.
Ainsi les obstacles à l’indépendance d’un véritable pouvoir judiciaire doivent s’analyser sous différents angles.
L’angle constitutionnel et organique, équilibre des pouvoirs
L’autorité judiciaire sous la Vème République ne coupe à cette critique. Dépendante organiquement du pouvoir exécutif (rappelons seulement que dans notre monarchie républicaine, c’est le Président de la République qui est le garant de l’indépendance de la justice !), la justice ne fait bien souvent que reproduire et aggraver des inégalités sociales déjà intolérables. La justice est sous influence et les réformes judiciaires successives poursuivent cette tendance.
Le Président de la République et le Gouvernement gardent en main l’autorité judiciaire : preuve en est la subordination du ministère public poussée à son paroxysme, la mainmise sur la nomination et l’avancement des magistrats judiciaires, l’absence de garantie d’égalité de traitement entre les justiciables et l’actuel conseil supérieur de la magistrature (CSM), ou encore des frontières entre police judiciaire et police administrative de moins en moins opérantes. Bien que cela soit tout à fait légal, la nomination en octobre 2018 du procureur de Paris, Rémy Heitz, directement par l’Élysée et en désaccord avec la première proposition qui tournait autour de trois candidats recalés, montre qu’il s’agit là plus du fait du prince que de la pratique démocratique. Rappelons au passage qu’il quittait les fonctions de directeur des affaires criminelles et des grâces et qu’il a participé activement à la rédaction de la loi de programmation de la justice présentée par la ministre Nicole Belloubet. Il a d’ailleurs mis en oeuvre avec zèle la violence judiciaire qui s’est abattue sur les gilets jaunes à Paris.
La juridiction administrative n’est pas en reste avec l’exemple archétypale du conseil d’État qui entretient structurellement une confusion des pouvoirs entre juridiction administrative suprême et rôle de conseil auprès du Gouvernement.
La définition des circulaires de politique pénale à la seule main de la ministre de la justice est à remettre en cause dans le cadre de la nécessité démocratique d’indépendance de la justice. Le Parlement pourrait y jouer un rôle plus central.
Il ne peut être occulté, dans une telle commission d’enquête sur la justice, les attaques régulières menées par le ministère de l’intérieur et en premier lieu les prises de position publiques des différents ministres de l’intérieur. Ces invectives sont sempiternelles et au‑delà de ternir l’image de celles et ceux qui les prononcent, conduisent à une intrusion du pouvoir exécutif dans le bon déroulement de la justice, faisant peser une pression sur l’ensemble des acteurs pénaux.
L’angle budgétaire et de conduite des réformes
L’indépendance de la justice est remise en cause du fait d’un budget insuffisant. La justice est négligée, elle est le parent pauvre des missions régaliennes de l’État : son budget est dérisoire au regard des besoins, son fonctionnement trop complexe et trop obscur pour le justiciable. Victime de restrictions budgétaires aberrantes, l’institution judiciaire est à l’agonie et ne peut plus remplir ses missions de service public. Ses contraintes en termes budgétaires et de personnels rendent caduques l’indépendance de la justice et imposent des réformes libérales guidées par la maîtrise des flux de contentieux au détriment des justiciables : le développement des procédures dégradées comme les comparutions immédiates au pénal, ou le développement de la privatisation de la résolution des conflits au civil entament la notion d’indépendance de la justice.
Le recrutement et la formation des magistrats tant judiciaires qu’administratifs doivent être repensés afin de favoriser l’ouverture sur la société. L’indépendance d’un pouvoir judiciaire passe par l’humain et impose donc un véritable regard objectif sur la réalité de l’accès au concours, des enseignements initiaux et continus.
Il faut regarder aussi en face l’appropriation de pouvoirs, compétences et missions originellement du ressort judiciaire, sorties progressivement du giron de la justice au détriment de la séparation des pouvoirs : l’exemple en ce sens de la lutte contre le terrorisme montre que l’exécutif s’approprie des pouvoirs exorbitants d’atteintes aux libertés individuelles dont le gardien est pourtant constitutionnellement le juge judiciaire.
La double hiérarchie dont dépend la police judiciaire, le ministre de l’intérieur et le magistrat qui conduit l’enquête, n’aide pas à avoir une saine séparation entre l’exécutif et le judiciaire. La faiblesse ou l’extravagance des moyens dédiés par le ministère de l’intérieur en matière judiciaire vient percuter de plein fouet l’indépendance de la justice et sa capacité à travailler sereinement.
Enfin, une réflexion doit être menée sur la Cour de justice de la République, juridiction d’exception en charge de juger de la responsabilité pénale des ministres (pour les actes commis dans le cadre de leurs fonctions) qui ne présente pas les garanties d’une juridiction indépendante et organise l’impunité des politiques ainsi que l’a montré l’affaire Christine Lagarde ou la récente affaire Jean‑Jacques Urvoas.
L’angle des pressions politiques et médiatiques
Obstacle à son indépendance, une pression sans cesse des politiques et des médias qui construisent un discours de sévérité et sécuritaire, qui conduisent à des réformes pénales de plus en plus restrictives des libertés : durcissement sans cesse de la justice pénale et de la justice des mineurs, l’augmentation régulière du nombre de lieux d’enfermement.
Ces mêmes pressions se retrouvent dans la question des fuites dans les affaires dites sensibles de justice. Les médias et le pouvoir politique doivent se remettre en question quant à la déstabilisation de la justice et inversement il ne peut être mis de côté le rôle et l’impact d’une procédure judiciaire à l’encontre de ces premiers. Entre les fuites organisées ou non lors des enquêtes, la temporalités des affaires politico‑médiatiques avec les calendriers électoraux, les actes d’enquêtes à l’égard de journalistes d’investigations, ce sont autant de remises en cause de notre démocratie.
Cette commission d’enquête aura pour but de mieux identifier les obstacles et de faire des préconisations pour garantir une plus grande indépendance,voire l’émergence d’un véritable pouvoir judiciaire digne de notre démocratie. Face à l’ampleur de la tâche, il s’agit bien d’entamer une révolution judiciaire dans le but d’une justice indépendante pour et par le peuple.
proposition de rÉsolution
En application des articles 137 et suivants du Règlement, il est créé une commission d’enquête de trente membres, chargée d’étudier les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire.
([1]) L’Homme révolté (1951) de Albert Camus.
([2]) Voir le sondage ici : https ://www.ifop.com/wp‑content/uploads/2019/10/116723‑Rapport‑LEX.pdf