N° 2501
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 12 décembre 2019.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d’une commission d’enquête sur les féminicides,
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par Mesdames et Messieurs
Danièle OBONO, Clémentine AUTAIN, Ugo BERNALICIS, Éric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Caroline FIAT, Bastien LACHAUD, Michel LARIVE, Jean‑Luc MÉLENCHON, Mathilde PANOT, Loïc PRUD’HOMME, Adrien QUATENNENS, Jean‑Hugues RATENON, Muriel RESSIGUIER, Sabine RUBIN, François RUFFIN, Bénédicte TAURINE, Elsa FAUCILLON, Gabriel SERVILLE, Marie‑George BUFFET,
député·es.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
« Aucune femme n’est en sécurité, ni dans la rue ni chez elle. Femmes, répliquons ! »
Jill Radford et Diana H. Russell
En 2017 en France, 130 femmes au moins ont été tuées par leur partenaire ou ex‑partenaire. Les femmes constituent 88 % des victimes de violences commises par le partenaire, elles constituent 83 % des victimes d’homicide ou de tentatives d’homicide par un partenaire ou un ex‑partenaire.
Le patriarcat tue.
Le patriarcat tue dans le cadre des relations interpersonnelles. Les femmes meurent parce qu’elles sont en couple ou lorsqu’elles rompent une relation. Une femme était tuée par son partenaire ou son ex‑partenaire tous les 2,8 jours en 2017, une femme meurt tous les 2 jours en 2019. En 2017, 25 enfants mineurs ont été tués par l’un de leurs parents dans le cadre de violences dites au sein du couple.
Il s’agit explicitement de violences de genre : les auteurs d’homicides au sein du couple sont à 85 % des hommes, les victimes à 83 % des femmes.
Les femmes sont tuées parce que femmes.
Les femmes sont tuées parce que femmes, et alors même qu’elles se tournent vers la police et la justice. Selon le rapport de l’Inspection générale de la justice portant sur les homicides conjugaux remis à la garde des sceaux le 17 novembre 2019 :
« 15 % des auteurs avaient déjà été condamnés pour violences conjugales dont 77 % pour des faits commis sur la même victime. Dans un cas sur deux, l’auteur a récidivé dans les trois ans de la condamnation antérieure sous la forme d’un homicide ou d’une tentative d’homicide sur la même victime. [..] La mission a objectivé que près des deux tiers des victimes avaient subi des violences conjugales antérieurement à l’homicide. 35 % d’entre elles n’avaient jamais été dénoncées alors qu’elles étaient connues de l’entourage et 65 %, dénoncées aux forces de police. »
Ces éléments tendent à indiquer que la prise en charge actuelle ‑ ou l’absence de prise en charge ‑ des hommes violents ne permet aucunement une lutte durable et efficace contre les féminicides.
Le même rapport du ministère de la justice pointe également des défaillances dans les politiques de gestion des risques des addictions, notamment des addictions à l’alcool.
« À ces facteurs de risques s’ajoute la fragilité des personnes concernées. L’analyse des procédures démontre, en effet, que les auteurs avaient une forte dépendance à l’alcool (40 %) et/ou consommaient des stupéfiants (25 %). Dans 18 % des dossiers, le couple était considéré comme alcoolique. Les femmes auteures présentent une addiction alcoolique dans 69 % des cas, la dépendance touchant également leur partenaire. »
Enfin, ce rapport met en exergue le rôle que joue le tabou des violences que subissent les femmes dans le cadre des manquements graves liés aux signalements alors même que les faits sont connus.
Parmi ces femmes tuées du fait de leur identité de genre, de nombreuses catégories semblent particulièrement vulnérabilisées, et malheureusement souvent invisibilisées, par les politiques publiques actuellement mises en places.
Un rapport du Sénat du 3 octobre 2019 pointe ainsi le manque de données concernant les violences spécifiques que subissent les femmes handicapées. Il n’existe aucune donnée de niveau national sur le sujet alors même que les rapports des institutions et organismes internationaux soulignent tous la surexposition des femmes handicapées aux violences de genre.
« Ainsi, selon un rapport de 2007 publié par le Parlement européen sur la situation des femmes handicapées dans l’Union européenne, dont les chiffres ont été relayés dans le rapport du Haut‑Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme du 30 mars 2015 :
– près de 80 % des femmes handicapées sont victimes de violences ;
– les femmes handicapées sont quatre fois plus susceptibles de subir des violences sexuelles que le reste de la population féminine. [...] De même, un rapport du Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) pour la période 2012‑2015 fait état d’une étude de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la violence envers les enfants en situation de handicap, qui date de juillet 2012 : “Diffusée dans une revue scientifique médicale britannique, The Lancet, elle révèle que les enfants en situation de handicap ont environ quatre fois plus de risques que les autres d’être victimes de violence. C’est le résultat de dix‑sept recherches, portant sur plus de 18 000 enfants vivant dans des pays à haut revenu, comme l’Espagne, les États‑Unis, la Finlande, la France, Israël, le Royaume‑Uni ou la Suède” ».
L’un des facteurs de vulnérabilisation accrue des femmes handicapées est la dépendance économique qui découle de leur exclusion du marché de l’emploi et du système éducatif, en ajout des discriminations que subissent les femmes en général dans le monde du travail.
Cette dépendance est parfois explicitement organisée par le droit : la prise en compte des ressources du conjoint marié ou pacsé dans le décompte de l’allocation adulte handicapé (AAH) tel que prévu aux articles L. 821‑1 et suivant du code de la sécurité sociale en est un exemple. Ainsi, et alors que les femmes gagnent statistiquement moins que les hommes et que ce fait est décuplé pour les femmes handicapées, le montant de l’allocation adulte handicapé est aujourd’hui dégressif dès lors que le ou la conjoint·e pacsé·e a un revenu mensuel supérieur à 1 194 € net. Le montant de cette aide devient nul dès lors que le revenu de la ou du conjoint·e est supérieur à 2 257 euros net.
Dans le cadre des violences de genre, cette dépendance économique, parfois totale, ne permet pas à des femmes qui sont plus victimes que la moyenne de violences de quitter des partenaires violents à leur encontre, alors même que les places en hébergement sont rares et parfois non adaptées aux besoins des femmes handicapées.
En 2019, la majorité La République en marche a rejeté une proposition de loi visant à la suppression de ce décompte.
Lorsqu’elles vont porter plainte, l’absence de formation des corps de police et de justice concernant les violences faites aux femmes handicapées ne leur permet pas d’accéder aux protections prévues par la loi. Selon le rapport sénatorial précité :
« Les difficultés de l’accueil des victimes en situation de handicap par la police peuvent tenir à l’inadaptation des questions ou des procédures à certains types de handicap, au manque d’empathie à l’égard des plaignantes, ou encore à une attitude condescendante tenant au fait que ces personnes sont parfois considérées comme incapables. Selon le Défenseur des droits, « Cette situation est fréquemment liée à une mauvaise adaptation aux besoins spécifiques de ces personnes ou à la manifestation de préjugés ». [...] Dans le même registre, Anne‑Sarah Kertudo, directrice de l’association Droit Pluriel, auditionnée le 14 mars 2019 par la délégation, a cité l’exemple terrible d’une femme malentendante qui s’est vu demander par des policiers de mimer le viol qu’elle avait subi car elle n’était pas capable de le raconter. Pour la délégation, ce comportement est une violence supplémentaire qui s’ajoute au traumatisme subi par cette femme. Anne‑Sarah Kertudo a par ailleurs regretté la « présomption d’incapacité » dont sont victimes les personnes en situation de handicap ‑ qu’il soit physique ou psychique ‑ de la part des personnels de justice ou de police, privant les personnes concernées des droits juridiques les plus élémentaires, comme celui de porter plainte en cas d’agression. Or on sait que la crédibilité de la victime est un point central dans la procédure judiciaire : « La surdité se trouve assimilée à une forme de handicap mental et les sourds sont considérés comme des personnes qui ne sont pas en capacité […]. Une personne qui ne comprend pas bien ou qui marche “de travers” ne sera pas jugée capable ou digne de confiance […]. Nous dressons un constat similaire pour les personnes porteuses de handicap mental. Un témoignage que nous avons reçu montre par exemple qu’il est impossible de porter plainte pour une personne trisomique. En effet, les agents de police sont convaincus qu’une personne handicapée mentale n’a ni la capacité, ni le droit de porter plainte. Ils lui demandent de revenir avec un tuteur. Cette manière d’infantiliser les personnes revient à mettre en doute leur témoignages et les violences qu’elles sont subies […] ».
Enfin, les lieux où les femmes handicapées doivent se rendre pour faire valoir leurs droits ne sont souvent pas conçus pour les accueillir : absence d’interprète en langue des signes, absence de rampes etc.
Ces différents facteurs surexposent les femmes handicapées aux violences de genre et à leur forme la plus extrême qu’est le féminicide. Une enquête en profondeur de l’influence des politiques publiques sur la mise en danger et le décès des femmes du fait de leur condition physique ou psychique apparaît nécessaire.
Les femmes peuvent être également particulièrement mises en danger du fait des conditions d’accès au droit au séjour, notamment pour celles dont le droit au séjour est dépendant de leur lien avec le conjoint violent ou lorsque l’absence de titre de séjour les dissuade de chercher la protection à laquelle elles pourraient avoir droit.
Ainsi, si trois articles ‑ hors les dispositions concernant l’octroi de l’asile ‑ du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) prévoient des dispositions spécifiques concernant les victimes des violences au sein du couple, seul l’article 316‑3 permet de protéger toutes les femmes, quelle que soit leur situation de couple.
Or, cet article conditionne l’octroi d’un titre de séjour à l’obtention d’une ordonnance de protection dans un premier temps, puis au dépôt de plainte et tout au long de la procédure pénale en découlant.
L’effectivité d’un tel article semble largement compromis par les obstacles structurels opposés aux femmes lors du dépôt de plainte et au cours du procès et des violences psychologiques qu’ils peuvent engendrer.
À cela s’ajoute que les préfectures réclament, afin de délivrer le titre de séjour temporaire d’une durée maximale d’un an, des documents qui ne sont nullement prévus dans les textes (copie d’ordonnance de non conciliation, jugement du divorce, acte de mariage) et parfois la présence même du conjoint violent.
L’article 316‑3 est également le seul cas qui peut bénéficier aux femmes en situation irrégulière. Elles doivent pour cela se présenter à la justice et aux postes de police alors même que leur situation administrative rend cette démarche très compliquée et contre intuitive.
Les articles 313‑12 et L. 431‑2 alinéa 4 CESEDA prévoient le renouvellement d’un titre de séjour temporaire lorsqu’une femme ne vit plus avec son conjoint (marié ou pacsé) du fait des violences qu’il lui a infligées. Ce renouvellement n’est que d’une durée maximale d’un an. Si la femme sujette aux violences continue à partager le domicile du conjoint violent durant 3 ans, qu’il soit français ou qu’il est une carte de résident, elle peut prétendre à une carte de résidente de 10 ans.
Cela alors que les conditions générales d’accès aux droits à la protection sont particulièrement difficiles pour toutes les femmes et que de leur titre de séjour dépend fréquemment leur droit à étudier, à travailler, à obtenir un logement, etc.
Ces dispositions ne semblent pas réellement permettre une protection des femmes étrangères lorsque leur titre de séjour est dépendant de leur conjoint violent et a fortiori lorsqu’elles n’ont pas de titre de séjour.
Elles obligent les femmes victimes de violences à faire un choix entre la sécurisation de leur droit au séjour (souvent rempart contre la précarité et porte de sortie à long terme des violences) et la protection dans l’urgence contre les violences qu’elles subissent et qui peuvent les tuer.
Là encore, peu de données sont collectées sur les féminicides pouvant résulter de ces situations ou sur l’impact des politiques menées en la matière sur la mise en danger des femmes étrangères avec un titre de vie privée et familiale temporaire ou sans titre de séjour.
Les femmes sans domicile fixe sont également particulièrement exposées du fait de leur situation aux violences de genre et donc au risque de féminicides.
L’âge moyen des femmes sans domicile fixe (SDF) décédées entre 2013 et 2018 est de 45,6 ans, contre 85,4 ans en moyenne pour la population générale des femmes, selon les chiffre du collectif « Les morts à la rue ». Elles meurent également plus tôt que les hommes à la rue, à l’inverse des moyennes concernant la population générale.
Du fait de la grande précarité de leur situation et de leur genre, elles sont particulièrement exposées aux agressions sexuelles, les violences de genre sont d’ailleurs l’un des motifs de la perte de logement stable.
Et parmi les femmes sans domicile fixe, les femmes en situation de rue sont particulièrement exposées aux morts précoces. Elles constituent plus de la moitié des décès de femmes SDF entre 2013 et 2018 alors même qu’elles ne constituent qu’1 % des femmes sans domicile fixe.
Surtout, toujours selon le même rapport, elles décèdent à 31 % de causes externes ‑ c’est‑à‑dire d’agressions, d’accidents, de suicides ‑ et 23 % de causes inconnues. Le nombre de décès du fait de causes externes serait ainsi deux fois plus élevé pour les femmes en situation de rue que pour les femmes SDF hébergées.
Il n’existe pas de chiffres sur la part de féminicides parmi ces morts précoces. Parmi les décès classés de mort naturelle, il apparaîtrait que des autopsies ne sont pas toujours effectuées, ce qui laisse ouverte l’hypothèse que certains d’entre eux pourraient en réalité être des féminicides. Le recensement même des femmes sans domicile fixe mortes est effectué en grande partie par les associations et les hôpitaux.
Alors que le défaut d’hébergement joue un rôle déterminant dans la survenance des décès d’une part et sur les causes de ceux‑ci d’autre part, il semble que les politiques publiques en matière d’hébergement des personnes sans domicile fixe exposent les femmes vivant à la rue à des morts précoces, dont la part causée par des féminicides est inconnue, du fait de manque criant de données.
Ces situations ‑ toutes non exclusives les unes des autres ‑ tendent à montrer les manquements graves et multiples dans les dispositifs prévus pour protéger toutes les femmes contre la violence patriarcale. Du fait du caractère souvent lacunaire des données, elles ne permettent cependant pas de cartographier avec précision le fonctionnement actuel de la lutte contre les féminicides. Sur cette question de société, de par son caractère structurel et létal, il est urgent de mettre en place une commission d’enquête.
proposition de rÉsolution
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres chargée d’enquêter sur les responsabilités des pouvoirs publics dans les défaillances en matière de lutte contre les crimes de genre ayant pour effet d’entraîner la mort.
Cette commission effectuera en outre un examen de la législation en la matière et fera des propositions pour répondre aux dysfonctionnements dont elle aura connaissance et sur l’opportunité de créer une catégorie juridique spécifique pour traiter des crimes de genre ayant pour effet d’entraîner la mort.