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N° 3821

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 29 janvier 2021.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

invitant le Gouvernement pour chaque projet de loi comprenant des mesures d’urgence sanitaire et/ou instituant l’état d’urgence sanitaire, à fournir au Parlement une mesure précise de l’impact des mesures liées à la crise sanitaire sur les libertés publiques et des droits fondamentaux et à en justifier la proportionnalité,

 

 

présentée par Mesdames et Messieurs

Valérie PETIT, Olivier BECHT, Frédérique DUMAS, Albane GAILLOT, JeanNoël BARROT, Pierre MORELÀL’HUISSIER, JeanCharles LARSONNEUR, JeanPhilippe NILOR, Loïc KERVRAN, Patricia LEMOINE, Luc LAMIRAULT, Aurélien TACHÉ, Christophe EUZET, Jennifer DE TEMMERMAN, Frédéric BARBIER, Typhanie DEGOIS, Xavier BRETON, Stéphane VIRY, Agnès FIRMIN LE BODO, Annie CHAPELIER, Thomas GASSILLOUD,

députés.


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

DES LIBERTÉS QU’IL NOUS RESTE

« La liberté est le droit de faire ce que les lois permettent » Montesquieu, De l’esprit des lois.

Depuis bientôt un an, notre pays, confronté à l’une des épidémies les plus meurtrières de son histoire, vit sous le nouveau régime exceptionnel de « l’état d’urgence sanitaire », régime juridique créée en 2020 et déclaré « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population » (code de la santé publique, art. L. 3131‑12).

Le 24 mars 2020, un premier état d’urgence a été instauré sur l’ensemble du territoire national et a été prolongé jusqu’au 10 juillet 2020. Un second état d’urgence a été rétabli en octobre 2020 puis prolongé jusqu’en avril 2021. Enfin, en janvier 2021, le Gouvernement a présenté un nouveau projet de loi visant à prolonger l’état d’urgence sanitaire jusqu’en juin 2021. Au total, depuis la pandémie, la France a vécu près de 315 jours d’état d’urgence sanitaire.

À l’instar de l’État d’urgence défini par la loi du 3 avril 1955, l’état d’urgence sanitaire prévoit que les libertés fondamentales peuvent être restreintes afin de répondre avec rapidité et efficacité à un péril imminent et d’ampleur pour la Nation. Il prévoit, pour se faire, un renforcement et un élargissement des pouvoirs du Premier ministre, du Gouvernement et des administrations de l’État, au détriment notamment des pouvoirs du Parlement constitutionnellement en charge de son contrôle (article 24 de la Constitution ([1])) et garant des libertés (article 34 de la Constitution ([2])).

Depuis le début de la crise sanitaire, près de 48 restrictions ont ainsi été apportées aux libertés et droits fondamentaux des Français ([3]) :

– en termes d’état de droit et de démocratie avec l’octroi de pouvoirs exceptionnels au Premier ministre, l’utilisation régulière des ordonnances ou encore la mise en place de l’état d’urgence sanitaire ;

– en termes de libertés publiques avec la mise en place de confinements et couvre‑feux, l’imposition du port du masque pendant l’accouchement, le placement de détenus dans des prisons ne relevant pas de leur régime, l’interdiction des soins et de la toilette mortuaire, les restrictions de rassemblements ou encore l’accès limité aux transports ;

– en termes de droit du travail avec la fixation par l’employeur de jours de congés ou de jours de repos ;

– en termes de libertés économiques, enfin, avec la fermeture administrative de certains secteurs depuis mars 2020 en totalité (boites de nuits, salles de concerts…) ou en quasi‑totalité (restaurants, bars…), le contrôle des prix des masques chirurgicaux, du gel hydroalcoolique ou encore la réquisition de biens, services ou personnes, si la situation sanitaire le justifie.

Et quand l’urgence devient pérenne, nos libertés deviennent le maigre reste à vivre après déduction d’interdictions et de restrictions toujours plus nombreuses.

RETENIR SON POUVOIR

« C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » Montesquieu, De l’esprit des lois.

Tous les pays confrontés à la pandémie n’ont pas fait le choix de l’état d’urgence ni de restrictions aussi importantes des libertés : l’Allemagne et le Royaume‑Uni ont mobilisé la loi ordinaire pour établir les mesures d’urgence. Et même parmi les pays qui ont déclaré un « état d’alerte » (Espagne) ou un « état d’urgence » (Italie), les mesures d’urgences n’ont pas débouché sur un pouvoir de l’État aussi exorbitant que celui concédé en France, du fait notamment de sa tradition centralisatrice et de son régime présidentiel.

L’état d’urgence, rappelonsle, n’est pas une obligation mais une facilité et une concession provisoire faite (par le Parlement) au pouvoir exécutif. Il est donc attendu de la part de celui‑ci qu’il donne des gages de sa capacité à retenir lui‑même son pouvoir dans des limites acceptables du point de vue de l’état de droit et de l’équilibre des pouvoirs.

Le 21 décembre 2020, le Gouvernement a cependant déposé un projet de loi instituant un régime pérenne de gestion des urgences sanitaires et suggérant une volonté de faire de cet état d’exception une nouvelle « normalité ». Sous la pression des parlementaires, ce projet a été retiré par le Premier ministre. Il nous interpelle cependant sur l’interprétation et surtout sur l’usage faits par le Gouvernement de la notion d’état d’urgence sanitaire, envisagé non plus comme un état d’exception face à des circonstances exceptionnelles et transitoires, mais comme un nouveau régime pérenne de l’action gouvernementale. Il ne peut être question d’une part de faire entrer les mesures d’urgence sanitaire dans le droit commun, ni même de faciliter outre mesure au Gouvernement le déclenchement de l’état d’urgence sanitaire. Ce projet de loi nous interpelle aussi sur la capacité de l’exécutif à retenir son pouvoir. Dès lors le Parlement doit réaffirmer son rôle, notamment de contrôle.

EXIGENCE DE PROPORTIONNALITé et D’ÉVALUATION

« Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes » Montesquieu, De l’esprit des lois.

Ce nouveau régime d’urgence sanitaire se caractérise ainsi par une extension du pouvoir de l’État au détriment des libertés et droits fondamentaux des citoyens qui se voient restreints dans des proportions qui ne sont pas toujours justifiées.

Les réactions des élus et de l’opinion publique, mais surtout, les décisions prises par le Conseil d’État saisi dans le cadre du référé‑liberté des restrictions de libertés induites par les diverses mesures d’urgence, nous alertent notamment sur la proportionnalité desdites mesures.

À dix reprises, le Conseil d’État a en effet rappelé le Gouvernement à une plus grande proportionnalité des mesures d’urgence sanitaire, voire censuré certaines décisions venant restreindre notamment la liberté de manifester, la liberté de culte, le droit à la vie privée, la liberté de circuler, le droit d’asile, le droit à une vie familiale équilibrée ou encore la liberté de circuler, parmi lesquelles :

– délivrance des visas de regroupement familial  Décision en référé du 22 janvier 2021. Le juge des référés suspend la décision du Gouvernement de ne plus délivrer de visas de regroupement familial pour ces personnes et d’imposer l’obtention d’un laissez‑passer ;

– limite de 30 personnes dans les établissements de culte  Décision en référé du 29 novembre 2020. Le juge des référés ordonne au Gouvernement de modifier cette limite sous trois jours, en l’adaptant par exemple à la superficie des établissements ou à leur capacité d’accueil, afin que celle‑ci soit strictement proportionnée au risque sanitaire ;

– port obligatoire du masque sur la voie publique  Décision en référé du 6 septembre 2020 : Le juge des référés considère que le port du masque peut être imposé sur des zones larges, afin que cette obligation soit cohérente et facile à appliquer pour les citoyens. Toutefois ces périmètres étendus doivent être délimités – et se justifier – par l’existence de plusieurs zones à fort risque de contamination. Le port du masque peut ainsi être imposé sur l’ensemble d’une ville densément peuplée comme Lyon ou Villeurbanne, mais doit être limité au centre‑ville dans les communes moins denses ;

– obtention d’une autorisation avant d’organiser une manifestation – Décision en référé du 6 juillet 2020. Le juge des référés du Conseil d’État estime que l’obligation d’obtenir une autorisation avant d’organiser une manifestation sur la voie publique ainsi créée est excessive ;

– manifestations dans l’espace public – Décision en référé du 13 juin 2020. Le juge des référés du Conseil d’État suspend l’interdiction générale et absolue de manifester sur la voie publique ;

– rassemblements dans les lieux de culte – Décision en référé du 18 mai 2020. Le juge des référés a ordonné au Premier ministre de modifier, dans un délai de huit jours, le décret du 11 mai 2020 en prenant les mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu applicables en ce début de « déconfinement », pour encadrer les rassemblements et réunions dans les lieux de culte ;

– surveillance par drones du respect des mesures de l’état d’urgence à Paris – Décision en référé du 18 mai 2020. Le juge des référés du Conseil d’État a ordonné à l’État de cesser immédiatement la surveillance par drone du respect des règles sanitaires en vigueur lors de la période de déconfinement ;

– enregistrement des demandes d’asile en IledeFrance  Décision en référé du 30 avril 2020. Le juge des référés a ordonné au ministre de l’intérieur et à l’OFII de rétablir dans un délai de cinq jours et dans les conditions sanitaires imposées par le covid‑19, l’enregistrement des demandes d’asile, en priorité de celles émanant des personnes présentant une vulnérabilité particulière, et de rouvrir la plateforme téléphonique de prise de rendez‑vous.

Ces observations nous confortent dans la conviction que ce nouveau régime de l’état d’urgence sanitaire doit faire l’objet, dans la pratique, d’une meilleure évaluation et d’une plus grande exigence de proportionnalité en matière de libertés publiques et de droits fondamentaux. Ceci pour assurer non pas seulement la préservation des libertés publiques face aux excès de la puissance publique, mais aussi l’acceptabilité des mesures d’urgence sanitaire et la légitimité des institutions de la République.

Ce faisant, il nous semble important, que le législateur compétent sur les libertés publiques et votant les lois dites d’urgence sanitaire, soit strictement informé, en amont (évaluation ex‑ante) et en aval (évaluation ex‑post) de l’impact desdites mesures sur les libertés publiques mais également convaincu par le Gouvernement de leur proportionnalité. Dans une démocratie, le Parlement est en droit d’exiger un vote éclairé.

Ce sont là des exigences légitimes qui permettraient au Parlement d’exercer efficacement ses rôles que sont le vote de la loi et le contrôle du Gouvernement, qui rappelonsle continuent et doivent continuer de s’exercer pendant l’état d’urgence.

Tel est ainsi l’objectif de cette proposition de résolution : afin de garantir aux citoyens le respect des libertés publiques et la stricte proportionnalité des mesures d’urgences, il faut garantir au Parlement qui vote les lois d’urgence, une information stricte de l’impact des mesures sur les libertés.

*

Pour ce faire nous faisons les propositions suivantes :

Proposition 1 : à chaque prorogation ou prolongation de l’état d’urgence sanitaire, le Premier ministre s’engage à venir devant les deux Assemblées pour présenter un bilan détaillé des restrictions de libertés et justifié de leur proportionnalité.

Proposition 2 : pour chaque projet de loi portant sur l’état d’urgence ou sur des mesures d’urgence sanitaire futures, le Gouvernement joindra une étude d’impact intégrant une évaluation ex‑ante de l’impact desdites mesures sur les libertés publiques et les droits fondamentaux.

Proposition 3 : pour chaque projet de loi portant sur l’état d’urgence ou sur des mesures d’urgence sanitaire, le Gouvernement prendra soin, dans l’exposé des motifs, de caractériser et de justifier la proportionnalité des mesures, qu’il compte prendre, au regard des restrictions de libertés.

Proposition 4 : il sera mis place un suivi de l’impact de l’ensemble des projets de loi portant sur les mesures d’urgence sanitaire et l’état d’urgence sanitaire. Ce suivi consistera en une évaluation ex‑post de l’impact des mesures sur les restrictions de libertés. Cette évaluation, fera l’objet d’un rapport remis, présenté et débattu devant le Parlement un an au plus tard après le vote des mesures.


proposition de rÉsolution

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 34‑1 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu les articles L. 3131‑12 et suivants du code de la santé publique,

Considérant la mise en place de l’état d’urgence sanitaire afin de lutter contre la propagation de l’épidémie de la covid‑19 ;

Considérant en conséquence la réduction manifeste des pouvoirs du Parlement et l’élargissement manifeste des pouvoirs du Gouvernement, notamment du Premier ministre ;

Considérant la mise en place de mesures restreignant les libertés et droits fondamentaux dans le cadre de la crise sanitaire ;

Considérant que certaines de ces mesures sont amplement justifiées et proportionnées dû à la violence de la crise sanitaire ;

Considérant à l’inverse que certaines mesures sont soit pérennisées dans le temps de manière trop longue ou ne sont pas proportionnées à l’impératif de garantie des libertés et droits fondamentaux ;

Considérant la suspension de près de dix décisions du Gouvernement par le Conseil d’État pour atteinte à une liberté fondamentale depuis le début de la crise sanitaire ;

Considérant enfin que la France est l’un des pays ayant les mesures d’urgence les plus restrictives d’Europe ;

Considérant les risques pour l’acceptabilité sociale des mesures d’urgence d’une absence de proportionnalité ;

Considérant les risques de désobéissance civile et de remise en cause des instances démocratiques que pourrait induire un refus des citoyens de se soumettre à des restrictions de libertés qu’ils estiment injustifiées ou intenables ;

Invite le Gouvernement à :

– présenter devant les deux assemblées un bilan détaillé des restrictions de liberté et justifié de leur proportionnalité, à chaque prorogation ou prolongation de l’état d’urgence sanitaire ;

– joindre pour chaque projet de loi portant sur l’état d’urgence ou sur des mesures d’urgence sanitaire futures, une étude d’impact intégrant une évaluation ex‑ante de l’impact desdites mesures sur les libertés publiques et les droits fondamentaux ;

– justifier dans l’exposé de motifs, pour chaque projet de loi portant sur l’état d’urgence ou sur des mesures d’urgence sanitaire, la proportionnalité des mesures qu’il compte prendre au regard des restrictions de libertés ;

– mettre en place un suivi de l’impact de l’ensemble des projets de loi portant sur les mesures d’urgence sanitaire et l’état d’urgence sanitaire. Ce suivi consisterait en une évaluation ex‑post de l’impact des mesures sur les restrictions de libertés. Cette évaluation ferait l’objet d’un rapport remis, présenté et débattu devant le Parlement un an au plus tard après le vote des mesures.


([1]) Article 24 de la Constitution : « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l'action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques. »

([2]) Article 34 de la Constitution précise en son alinéa 1–2 : « La loi fixe les règles concernant : les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ; la liberté, le pluralisme et l'indépendance des médias ; les sujétions imposées par la Défense nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens ; (…) ».

([3]) Comme le recense par exemple le Think Thank Génération Libre dans son observatoire des Libertés Confinées : https://www.generationlibre.eu/observatoire-des-libertes-confinees/