N° 4626 rectifié
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 2 novembre 2021.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d’une commission d’enquête
sur l’implication de l’État dans la stratégie du doute
à l’égard du réchauffement climatique portée
par les entreprises Elf et Total lorsqu’il en était actionnaire
ainsi que sur les soutiens publics accordés
depuis sa privatisation au groupe TotalEnergies
pour la poursuite de l’exploitation des énergies fossiles,
(Renvoyée à la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.),
présentée par Mesdames et Messieurs
Delphine BATHO, Matthieu ORPHELIN, Albane GAILLOT, Hubert JULIEN‑LAFERRIÈRE, Cédric VILLANI, Aurélien TACHÉ, Paula FORTEZA, Delphine BAGARRY, Annie CHAPELIER, Jean‑Hugues RATENON, Moetai BROTHERSON, Mathilde PANOT, Alexis CORBIÈRE,
députées et députés.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Selon les termes du Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, il y a « alerte rouge pour l’humanité ». Le premier volet du 6ème rapport du Groupe d’experts international sur l’évolution du climat, publié le 9 août 2021, a confirmé le diagnostic implacable de l’intensification du réchauffement climatique dû à l’influence humaine à l’origine d’une augmentation des concentrations de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère d’un niveau inégalé depuis au moins deux millions d’années sur Terre. La température à la surface du globe a déjà augmenté de 1,1° C par rapport à l’ère préindustrielle du fait de la combustion d’énergies fossiles. Les émissions de gaz à effet de serre provoquent des changements irréversibles comme la fonte des glaces et la hausse du niveau des mers. Elles sont aussi à l’origine de l’augmentation, en fréquence et en intensité, des événements extrêmes tels que les canicules, sécheresses, inondations, cyclones tropicaux majeurs, méga‑feux. Elles risquent de provoquer des phénomènes d’emballement. Seule une baisse immédiate et durable des émissions de gaz à effet de serre peut permettre de limiter le réchauffement mondial à 1,5° C. Nous sommes plus que jamais en état d’urgence pour préserver l’habitabilité de la planète et la sécurité des populations.
Pourtant les données scientifiques sur les conséquences des émissions de gaz à effet de serre sont connues depuis des décennies. Comme l’industrie du tabac qui a pendant des années nié les dangers de la cigarette pour la santé, il est établi que de nombreuses compagnies pétrolières, telles qu’Exxon, BP ou Shell, bien qu’informées des impacts des énergies fossiles sur le climat, ont vigoureusement contesté les constats scientifiques, nié ou relativisé l’origine humaine du changement climatique. Pendant des années, ces compagnies ont influencé les pouvoirs publics pour éviter la mise en place de mesures de régulation écologiques, voire ont financé les relais du climato‑obscurantisme.
En ce qui concerne les compagnies pétrolières françaises, la revue scientifique Global Environmental Change a publié le 20 octobre 2021 une étude des chercheurs Christophe Bonneuil et Benjamin Franta, historiens, et Pierre‑Louis Choquet, sociologue, sur le groupe Total, intitulée « Alertes précoces et émergence d’une responsabilité environnementale : Les réactions de Total face au réchauffement climatique, 1968‑2021 »([1]).
Cette première étude longitudinale établit que Total était alertée dès 1971 des « conséquences catastrophiques » de la combustion des énergies fossiles pour le climat, mais que Total et Elf ont adopté une position de déni climatique, en particulier entre 1989 et 1994 au moins.
Alors qu’en 1971 le magazine de Total publie un article informant ses salariés du risque de réchauffement climatique lié à la libération de gaz carbonique par la combustion fossile, pendant plus de 15 ans, la compagnie ne mentionnera plus ce sujet bien que les dirigeants de l’entreprise aient connaissance de la multiplication des études scientifiques sur l’effet de serre. En effet, en 1972 le réchauffement climatique devient un sujet public et une préoccupation internationale avec la Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain de Stockholm.
Pourtant Total et Elf commencent chacune à mettre en avant les « incertitudes » des sciences du climat, et à participer aux actions conjointes avec d’autres compagnies pétrolières dans le cadre de l’IPIECA (International Petroleum Industry Environmental Conservation Association). Elles vont développer un lobbying contre les premières tentatives de politiques publiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre, semant volontairement le doute sur la réalité du changement climatique et œuvrant auprès des pouvoirs publics pour freiner l’action contre le réchauffement climatique.
En 1986, Bernard Tramier, directeur de l’environnement du groupe Elf écrit ainsi dans un rapport au comité exécutif de l’entreprise : « Tous les modèles sont unanimes à prédire un réchauffement de la terre, mais l’amplitude du phénomène reste encore indéterminée. Les premières réactions ont été, bien entendu, de ‘taxer les énergies fossiles’, il est donc évident que l’industrie pétrolière devra une nouvelle fois se préparer à se défendre ».
L’année suivante, une coordination internationale des compagnies pétrolières se met en place ainsi que des groupes de travail pour dresser l’état des travaux scientifiques sur le changement climatique, étudier les stratégies de réponse qui seraient bénéfiques au secteur et envisager des techniques d’efficacité énergétique et de substitution de divers combustibles par d’autres. Ce travail, sous la présidence de Duane LeVine, aboutit à des recommandations ayant pour objectif de repousser toute décision politique de régulation des émissions.
De 1991 à 1994, les compagnies pétrolières mondiales financent des recherches « scientifiques » visant à minimiser les effets du changement climatique ou à montrer les limites des modélisations existantes ; elles organisent la veille des nouvelles découvertes sur le sujet ; sèment le doute quant au degré de risque lié au changement climatique notamment lors de la Conférence de Rio. Total pointe alors des « incertitudes concernant l’effet de serre ».
Au début des années 1990, les compagnies pétrolières s’associent pour mettre en échec le projet d’écotaxe européenne grâce à un important lobbying. En 1994 le projet d’écotaxe revient à Bruxelles et échoue une seconde fois sous la pression du lobbying pétrolier.
Vers la fin des années 1990, Elf et Total changent de stratégie. Elles ne contestent plus ouvertement le consensus scientifique sur le changement climatique, mais continuent d’invoquer des incertitudes et de relativiser l’urgence climatique. Elf s’engage en 1997 à réduire de 15 % ses émissions opérationnelles entre 1990 et 2010. Mais en 1999 Total et Elf fusionnent et le nouveau groupe TotalFina abandonne alors l’objectif de réduction des émissions que s’était fixé Elf. Ce n’est qu’au milieu des années 2000 que le groupe Total reconnaît les données du GIEC officiellement, tout en poursuivant les investissements massifs dans le pétrole et le gaz.
Il s’avère que tout au long de ces années, ces entreprises françaises ont été, concernant Total, une société privée mais détenue au tiers par l’État, et concernant Elf une société publique jusqu’en 1994, date à laquelle l’État français a cédé sa participation majoritaire, puis sa part résiduelle en 1996. Les faits mis en évidence par l’étude publiée par Global Environmental Change soulèvent donc des interrogations légitimes sur la responsabilité de l’État actionnaire et son implication éventuelle dans cette stratégie du doute à l’égard de l’impact des énergies fossiles sur le réchauffement climatique. Il est légitime que la représentation nationale veuille connaître les informations dont disposaient les pouvoirs publics, et les interactions qui ont eu lieu à cet égard entre Elf, Total, et les gouvernements successifs.
D’autre part, après la constitution du groupe TotalFinaElf en 2000, fruit de l’incorporation de Petrofina et de Elf Aquitaine, et de ses changements de noms successifs, le groupe nouvellement nommé TotalEnergies continue de bénéficier d’un soutien actif de l’État pour l’exploitation des énergies fossiles à l’international, encore dans la période très récente :
– Au Mozambique, où un projet gazier impliquant TotalEnergies au premier plan, va émettre environ 110 mégatonnes de CO2 dans l’atmosphère chaque année, soit l’équivalent de 23 % des émissions produites sur le territoire français chaque année. Suspendu actuellement pour des raisons sécuritaires évidentes, ce projet n’est pas abandonné par Total. Ce projet, Coral South FLNG, a bénéficié d’une garantie de l’État dans le cadre des aides à l’exportation de 528,21 millions d’euros au bénéfice de Technip en 2017 ;
– Au‑delà du cercle polaire, dans l’Arctique russe, après l’investissement dans le projet Yamal LNG qui a bénéficié lui aussi d’une garantie de l’État de 350 millions d’euros au bénéfice de Technip, TotalEnergies investit dans le gigantesque projet gazier Arctic LNG2, qui vise à produire et exporter l’équivalent de 7 milliards de barils de pétrole, et pour lequel une garantie de l’État est en cours d’instruction. Le gouvernement n’a toujours pas fait connaître sa position définitive ;
– En Ouganda, TotalEnergies prévoit, avec le projet Tilenga, de forer plus de 400 puits de pétrole en bordure du lac Albert, dont 100 dans le périmètre d’un parc national, pour extraire environ 200 000 barils de pétrole par jour. Il est également prévu la construction de l’oléoduc EACOP, longeant le lac Victoria, entraînant la destruction de zones humides et le déplacement de populations, long de 1443 kilomètres jusqu’au port de Tanga en Tanzanie. Ce projet climaticide fait l’objet d’un soutien du Président de la République Emmanuel Macron qui a écrit à son homologue Yoweri Museveni que « l’exploitation et l’exportation du pétrole » sera « une opportunité majeure d’intensifier le commerce entre nos deux pays et de développer davantage notre coopération » et de déclarations officielles de l’Ambassadeur de France en Ouganda qui « réaffirme l’engagement de la France à accompagner l’Ouganda dans le développement du secteur du pétrole et du gaz ».
Alors que depuis 2018, l’Agence Internationale de l’Énergie proscrit tout investissement dans de nouvelles capacités d’énergies fossiles, charbon, pétrole mais aussi gaz, le groupe TotalEnergies continue d’y consacrer 80 % de ses investissements, et ce avec l’appui du gouvernement. Le rapport “Production Gap Report 2021” publié par l’ONU avant la COP26 de Glasgow dénonce la poursuite de ce type d’exploitation “alors que la crise climatique est plus visible et plus pressante que jamais, les gouvernements continuent de miser sur l’extraction du charbon, du pétrole et du gaz, dans des proportions bien supérieures à celles qui permettraient de respecter les objectifs climatiques”([2]). Comme l’énonçait le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, en août dernier, le nouveau rapport du GIEC « doit sonner le glas du charbon et des combustibles fossiles, avant qu’ils ne détruisent notre planète… Les pays doivent également mettre fin à toute nouvelle prospection et production de combustibles fossiles et réorienter les subventions accordées aux combustibles fossiles vers les énergies renouvelables. »
C’est pourquoi la présente proposition de résolution propose la création d’une commission de trente membres chargée d’enquêter d’une part sur l’implication de l’État dans la stratégie du doute à l’égard du réchauffement climatique portée par les entreprises Elf et Total lorsqu’il en était actionnaire et, d’autre part, sur les soutiens publics accordés depuis sa privatisation au groupe TotalEnergies pour la poursuite de l’exploitation des énergies fossiles.
proposition de rÉsolution
Article unique
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres chargée d’enquêter d’une part sur l’implication de l’État dans la stratégie du doute à l’égard du réchauffement climatique portée par les entreprises Elf et Total lorsqu’il en était actionnaire et, d’autre part, sur les soutiens publics accordés depuis sa privatisation au groupe TotalEnergies pour la poursuite de l’exploitation des énergies fossiles.
([1]) Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet, Benjamin Franta - “Early warnings and emerging accountability : Total’s responses to global warming, 1971-2021.” - Global Environmental Change, septembre 2021
([2]) https://productiongap.org/wp-content/uploads/2021/10/SEI_PG2021_ExecSummary_French.pdf