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N° 5139

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 1er mars 2022.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

visant à exclure les sapeurspompiers volontaires
et les militaires du champ d’application
de la directive européenne sur le temps de travail,

(Renvoyée à la commission des affaires européennes)

présentée par

MM. JeanLouis THIÉRIOT et Philippe MICHELKLEISBAUER,

députés.

 

 


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, dite directive européenne sur le temps de travail (DETT), a été rédigée dans un but précis : protéger les salariés dans un contexte de dérégulation du marché du travail européen. Elle a ainsi permis d’assurer une harmonisation des législations nationales sur les prescriptions minimales de sécurité et de santé en matière d’aménagement du temps de travail et d’éviter le recours à des pratiques concurrentielles déloyales entre États membres fondées sur une course au moins‑disant social.

Mais loin de ces considérations initiales, la Cour de justice de l’Union européenne, dans un arrêt « Ville de Nivelles contre Rudy Matzak » du 21 février 2018 (affaire C‑518/15), a appliqué la DETT à la situation des sapeurs‑pompiers volontaires et, dans une affaire C‑742/19, « B. K. contre Republika Slovenija », suivant les conclusions de son Avocat général, a également étendu le champ d’application de cette directive au cas des militaires.

Alors que l’engagement militaire comme celui du sapeur‑pompier bénévole sont très éloignés de la problématique de « dumping social » que le législateur européen s’est donnée comme mission de traiter à travers ce texte et que les conséquences concrètes des prescriptions imposées par la directive dans ces situations particulières n’ont pas été envisagées lors de sa conception, la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union européenne s’avère hautement préoccupante pour le fonctionnement à venir de nos services de secours et de nos armées.

Or, juridiquement, il est tout à fait possible au législateur européen de remédier à ces difficultés soit par la création d’instruments communautaires spécifiques dérogeant à l’application générale de la DETT, l’article 14 de la directive précisant en effet que cette dernière « ne s’applique pas dans la mesure où d’autres instruments communautaires contiennent des prescriptions plus spécifiques en matière d’aménagement du temps de travail concernant certaines occupations ou activités professionnelles. », soit par l’ajout d’exceptions au sein du chapitre V de la directive « exceptions et dérogations » comme c’est le cas pour les « gens de mer ».

Tel est précisément l’objet de la présente proposition de résolution européenne.

I. Sur la nécessité d’une nouvelle directive établissant un cadre juridique spécifique à l’engagement citoyen, civique ou associatif

La DETT renvoie, concernant son champ d’application, à l’article 2 de la directive 89/391/CEE concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs qui indique qu’elle est applicable « à tous les secteurs d’activités, privés ou publics » mais n’est cependant « pas applicable lorsque des particularités inhérentes (…) à certaines activités spécifiques dans les services de protection civile s’y opposent de manière contraignante ». Les missions des services d’incendie et de secours entrent donc par principe dans le champ d’application de la directive.

Les conditions relatives à l’aménagement du temps de travail édictées par la directive s’appliquent à tout « travailleur », notion autonome du droit de l’Union, définie selon une jurisprudence constante de la Cour comme toute personne qui exerce certaines activités réelles et effectives en faveur d’une autre et sous la direction de celle‑ci en contrepartie desquelles elle touche une rémunération. Dans l’arrêt Ville de Nivelles précité, la circonstance que M. Matzak ait le statut de sapeur‑pompier volontaire en droit belge a ainsi été jugée dépourvue de pertinence, dès lors qu’il était indemnisé, pour éviter sa qualification de « travailleur » au sens du droit de l’Union, et partant l’application à son cas de la DETT.

Il est donc probable que le statut de sapeur‑pompier volontaire en droit français régi par les dispositions des articles L.723‑3 et suivants du code de la sécurité intérieure qui prévoient que l’activité de sapeur‑pompier volontaire « ouvre droit à des indemnités horaires » soit qualifié de même par la Cour en dépit de la notion d’engagement volontaire au service de la communauté et du but non lucratif de la mission exercée, mettant à bas les efforts constants du législateur national depuis 25 ans pour distinguer ce statut par une définition singulière et précise.

Ces considérations juridiques pourraient avoir une répercussion très importante sur le fonctionnement des services d’incendie et de secours ce d’autant que la Cour assimile le temps d’astreinte des sapeurs‑pompiers volontaires effectué à leur domicile à un temps de travail effectif dans la mesure où ils sont soumis, en cas d’appel, à une obligation de se rendre sur le lieu de la mission dans un délai restreint entravant la possibilité de se consacrer à des « intérêts personnels et sociaux ». Le temps consacré au volontariat, y compris les astreintes à domicile, serait dès lors comptabilisé dans le calcul du temps hebdomadaire maximal autorisé (48 h) qui comprend également le temps consacré à l’activité professionnelle exercée par ailleurs par le sapeur‑pompier volontaire et serait soumis au principe de repos quotidien de sécurité (11 h).

Concrètement, un tel décompte rendrait impossible la conciliation d’un engagement de sapeur‑pompier volontaire et d’une activité professionnelle salariée, situation qui concerne actuellement 69 % des sapeurs‑pompiers volontaires français. Se faisant, l’assimilation opérée par la Cour de justice ou le juge national de l’engagement volontaire à un travail, en raison de l’imprécision de la directive, mettrait en cause l’existence du modèle de secours français dont le volontariat représente 79 % des effectifs et 66 % du temps d’intervention, modèle par ailleurs majoritaire au sein des États membre de l’Union où plus de 3,5 millions de citoyens sont engagés comme sapeurs‑pompiers volontaires.

Outre l’impact sur les finances publiques (2,5 Mds d’euros) incompatible avec l’objectif de maîtrise de la dépense et de la dette publiques et la mise à mal de toute une politique d’encouragement à l’engagement citoyen menée depuis des décennies par les gouvernements successifs qu’induirait nécessairement la qualification d’activité salariée de l’engagement des sapeurs‑pompiers volontaires, c’est surtout l’efficacité et l’équité territoriale de la distribution des secours aux populations que la jurisprudence de la Cour compromet.

En effet, c’est grâce à la présence sur l’ensemble du territoire d’hommes et de femmes qui choisissent librement, en fonction de leur disponibilité, de servir la communauté de manière altruiste et désintéressée que des secours de proximité peuvent rapidement être déployés à tout moment et à travers tout le pays et qu’une aide à d’autres États européens peut être apportée lors de la survenue de catastrophes.

Au contraire, les États qui ont fait le choix d’une professionnalisation totale de l’activité de sapeur‑pompier subissent de fait une diminution de leurs effectifs et une concentration urbaine des services d’incendie et de secours qui altère gravement leur capacité générale d’intervention et la nécessaire rapidité de réponse que la protection des populations impose.

Alors que le pays fait face à une désertification médicale, particulièrement en zone rurale, la destruction du maillage territorial des services de secours qui existe grâce à l’engagement volontaire serait catastrophique pour la protection des populations.

C’est également cette réserve de sapeurs‑pompiers volontaires, notamment grâce au système d’astreinte, qui permet une montée en puissance des services de secours en cas de survenue de crises de toutes natures qui se font, hélas, de plus en plus fréquentes.

Ainsi, toute transposition de la DETT marquerait la fin du volontariat et du modèle français de secours, sans autre alternative qu’une diminution du niveau de sécurité des populations ou un affaiblissement de la proximité et un renchérissement du coût des services d’incendie et de secours en cas de compensation par des effectifs professionnels, bien peu compatible avec les objectifs de maîtrise de la dépense et de la dette publiques liés à nos engagements européens.

Plus généralement, la jurisprudence européenne menace le système de volontariat sur lequel sont fondés nombre d’associations et d’organisations sociales, sanitaires, caritatives, de jeunesse. Elle ébranle également le fondement de nos autres réserves citoyennes, notamment les réserves opérationnelles de la police et de la gendarmerie nationale.

Au‑delà de nos frontières, cette préoccupation est largement partagée dans de nombreux autres pays de l’Union Européennes, où tout comme en France les modèles nationaux de secours reposent très largement sur l’engagement citoyen de plus de 1 134 000 sapeurs‑pompiers volontaires européens.([1])

Alors que l’engagement altruiste et humaniste des citoyens est plus que jamais nécessaire face aux menaces qui pèsent sur les sociétés européennes (climatique, sanitaire, économique, terroriste), il serait opportun que le législateur européen consacre une directive spécifique à l’engagement citoyen volontaire et bénévole prévoyant des garanties adaptées qui distinguerait ce type d’engagement de l’activité de « travail » l’excluant explicitement du champ d’application de la DETT.

II. Sur la nécessité d’une exclusion explicite par la directive DETT des activités exercées par les militaires de son champ d’application

Pour la première fois, à l’occasion d’une affaire slovène (affaire C‑742/19, B. K. contre Republika Slovenija), la Cour de justice de l’Union européenne a dû se prononcer sur une possible applicabilité de la DETT à la situation des militaires.

La directive DETT renvoie, concernant son champ d’application, à l’article 2 de la directive 89/391/CEE qui indique qu’elle est applicable « à tous les secteurs d’activités, privés ou publics » étant cependant précisé qu’elle n’est en revanche pas applicable « lorsque des particularités inhérentes à certaines activités spécifiques dans la fonction publique, par exemple dans les forces armées ou la police (…) s’y opposent de manière contraignante ». L’interprétation de cet article 2 pouvait laisser la place à une exclusion totale ou partielle du secteur de la Défense selon l’articulation qui en était faite avec l’article 4 paragraphe 2 du Traité sur l’Union européenne.

Cet article stipule que l’Union européenne « respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». Il en ressort sans ambiguïté que les États membre disposent d’une compétence exclusive en matière de sécurité nationale et partant en matière d’organisation de ses forces armées, ce que concède explicitement l’Avocat général dans ses conclusions dans l’affaire en cause.

En toute logique, l’organisation des forces armées, qui inclue nécessairement celle du temps de travail des militaires, étant un domaine réservé aux États membres, le droit de l’Union n’a pas vocation à s’y appliquer.

Mais ce n’est pas ce que la Cour de justice de l’Union européenne a retenu dans sa décision du 15 juillet 2021. Faisant application d’une jurisprudence constante, la Cour affirme que « le seul fait qu’une mesure nationale ait été prise aux fins de la sécurité nationale ne saurait entraîner l’inapplicabilité du droit de l’Union européenne et dispenser les États membres du respect nécessaire de ce droit » et qu’il « il doit en aller de même des mesures nationales adoptées aux fins de la protection de l’intégrité territoriale d’un État membre ».

Faisant sien le raisonnement téléologique mené par son Avocat général consistant à déduire de l’existence d’une législation harmonisée en droit du travail sa nécessaire application à l’organisation des forces armées, peu important la compétence exclusive des États membres en ce domaine, au motif que cette législation perdrait son effet utile si elle ne lui était pas appliquée, la Cour a acté le principe d’une applicabilité de la DETT aux activités des militaires.  

Elle affirme que le respect dû aux fonctions essentielles de l’État stipulé par le Traité implique uniquement que les règles de droit dérivé de l’Union, en l’espèce celles de la DETT, « ne sauraient être interprétées d’une manière telle qu’elles empêcheraient les forces armées d’accomplir leurs missions et qu’elles porteraient atteinte, par voie de conséquence, aux fonctions essentielles de l’État que sont la préservation de son intégrité territoriale et la sauvegarde de la sécurité nationale », ce qui lui permet de déterminer elle‑même les limites de l’entrave au bon accomplissement des missions des forces armées.

Lu à la lumière de l’article 4 paragraphe 2, la Cour déduit de l’article 2 paragraphe 2 de la directive 89/391/CEE que l’organisation des forces armées peut déroger aux dispositions de la DETT uniquement lorsque des particularités inhérentes aux activités exercées par les militaires s’y opposent de manière contraignante. Se faisant, elle distingue en fonction de la nature des activités exercées.

D’après l’Avocat général, la distinction s’opère entre le « service courant » pour lequel la DETT est applicable et les véritables « activités spécifiques » des forces armées qui en sont exclues. Sans reprendre précisément ces termes, la Cour dresse une liste des activités qui selon leur nature relèvent ou non du champ de la DETT.

– D’une part, la Cour relève notamment que celles qui sont liées à des services d’administration, d’entretien, de réparation, de santé, de maintien de l’ordre ou de poursuite des infractions ne présentent pas, en tant que telles, des particularités s’opposant à toute planification du temps de travail respectueuse des exigences imposées par la directive 2003/88, à tout le moins tant que ces activités ne sont pas exercées dans le cadre d’une opération militaire ou au cours de sa préparation immédiate.

– D’autre part, la Cour juge que ladite directive ne s’applique pas aux activités des militaires et, notamment à leurs activités de garde, lorsque celles‑ci interviennent dans le cadre de leur formation initiale, d’un entraînement opérationnel ou encore dans le cadre d’opérations impliquant un engagement militaire des forces armées, que celles‑ci se déploient, de façon permanente ou occasionnelle, à l’intérieur des frontières de l’État membre concerné ou à l’extérieur de celles‑ci.

– Elle ajoute que la directive 2003/88 est tout aussi inapplicable aux activités militaires qui sont à ce point particulières qu’elles ne se prêtent pas à un système de rotation des effectifs permettant d’assurer le respect des exigences de cette directive et qu’il en va de même lorsqu’il apparaît que l’activité militaire est exécutée dans le cadre d’événements exceptionnels, dont la gravité et l’ampleur nécessitent l’adoption de mesures indispensables à la protection de la vie, de la santé ainsi que de la sécurité de la collectivité et dont la bonne exécution serait compromise si l’ensemble des règles énoncées par ladite directive devaient être respectées ou lorsque l’application de cette directive à une telle activité, en imposant aux autorités concernées de mettre en place un système de rotation ou de planification du temps de travail, ne pourrait se faire qu’au détriment du bon accomplissement des opérations militaires proprement dites.

Cette distinction entre service ordinaire et service extraordinaire est totalement théorique. Elle est particulièrement irréalisable en ce qui concerne la France dont tant les engagements internationaux que le risque terroriste continu sur son territoire nécessitent une disponibilité constante de ses forces armées totalement incompatible avec une rotation des effectifs et un aménagement du temps de travail de type civil.

La complexité de mise en œuvre des exceptions listées par la Cour, d’autant plus si comme le suggère l’Avocat général, il appartient aux États membres qui en réclament le bénéfice de démontrer qu’il leur est « strictement nécessaire » de recourir à celles‑ci, porte en elle un risque de désorganisation des forces armées qui menace gravement leur efficacité opérationnelle et la réussite de leurs missions.

Une telle solution, inconcevable techniquement, n’est pas plus envisageable symboliquement. En effet, le militaire français n’exerce pas un métier, il embrasse un état, l’état militaire qui « exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité » (article L.4111‑1 du code de la défense).

L’application de la DETT aux activités des militaires, y compris en service ordinaire, reviendrait à leur dénier le respect et la considération que mérite l’engagement total de leurs personnes au service de la sécurité de la Nation. Par ailleurs, si un tel engagement est incompatible avec les règles classiques sur le temps de travail, les devoirs qu’il comporte et les sujétions qu’il implique s’accompagne néanmoins de garanties et de compensations d’ordre statutaire, économique, social et culturel.

La décision de la Cour de justice de l’Union européenne du 15 juillet 2021 d’étendre le champ d’application de la DETT aux militaires comporte une vraie menace pour le fonctionnement de nos forces armées et risque sérieusement de compromettre le bon accomplissement des opérations de sécurité tant extérieure qu’intérieure dont elles sont investies.

Cependant, et bien que l’interprétation que fait la Cour des dispositions de la DETT au regard de l’article 2 paragraphe 4 du Traité UE soit critiquable d’un point de vue juridique, il n’appartient pas aux autorités nationales de la remettre en cause, la Cour étant seule habilitée à interpréter les traités (article 19 TUE) et à contrôler la conformité d’une disposition de droit dérivé à une disposition de droit primaire (CJCE, 22 octobre 1987, Foto Frost, n° 314/85).

Le juge national n’est donc pas compétent pour dire que la Cour de Justice de l’Union européenne a méconnu la compétence exclusive des États membres en interprétant les dispositions d’une directive de façon à étendre son champ d’application à un domaine réservé.

L’unique possibilité d’éviter la transposition de la jurisprudence de la Cour de justice à nos forces armées serait que le juge national écarte de lui‑même l’application des dispositions de la DETT en raison de leur contrariété avec un « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (décision n° 2006540 DC du 27 juillet 2006).

L’opportunité est donc donnée au juge national de déterminer si les dispositions de la DETT telles qu’interprétées par la CJUE méconnaissent le « principe de nécessaire libre disposition de la force armée » consacré par le Conseil constitutionnel (QPC n° 2014‑432 et QPC n° 2014‑450).

Selon la jurisprudence Arcelor du Conseil d’État (n° 287110, Ass. 8 février 2007), pour opérer un tel contrôle, le juge national doit avoir recours à la méthode dite de la « translation » : il doit d’abord vérifier que le principe constitutionnel invoqué ne trouve pas d’équivalent parmi les principes généraux du droit de l’UE qui, tel qu’interprété par la CJUE, garantisse l’effectivité de ce principe. A défaut, le juge national est autorisé à contrôler lui‑même la constitutionalité de l’acte de droit dérivé de l’Union européenne.

La requête en annulation du refus de prendre les mesures nécessaires à l’application de l’article 6 de la DETT à la gendarmerie départementale par laquelle le Conseil d’État a été saisi en 2019 lui donnait ainsi l’occasion d’écarter l’application de la directive au motif qu’elle méconnaissait le principe constitutionnel de « nécessaire libre disposition de la force armée » qui n’est pas garanti par le droit de l’Union. Une telle jurisprudence aurait permis de préserver de façon pérenne les activités militaires d’une application de la DETT.

Mais le Conseil d’État, dans sa décision du 17 décembre 2021, tout en reconnaissant l’existence d’un principe constitutionnel de « nécessaire libre disposition de la force armée » non garanti par le droit de l’Union, s’est dispensé de lui confronter les dispositions de la DETT telles qu’interprétées par la CJUE, dans la mesure où il a jugé que les normes nationales invoquées en l’espèce n’étaient pas contraires à l’objectif de la DETT. Se faisant, il a en réalité admis le principe d’une application de la législation européenne sur le temps de travail aux activités des militaires.

Le considérant 17 de l’arrêt ne laisse pas non plus présager qu’à l’avenir, le Conseil d’État n’appliquera pas les dispositions de la DETT à certaines activités des militaires. En affirmant que s’il constatait l’incompatibilité du droit national avec les objectifs de la DETT, « il lui appartien(drait) de s’assurer que l’application du droit de l’Union ne conduirait pas à ce que les limites fixées à la disponibilité des forces armées privent de garanties effectives l’exigence constitutionnelle de nécessaire libre disposition de la force armée », il accepte en effet le principe d’une limitation par le droit de l’Union de la disponibilité de nos forces armées tant qu’elle ne prive pas de garanties effectives la nécessaire libre disposition de la force armée. En distinguant « disponibilité des forces armées » et « nécessaire libre disposition de la force armée », il ouvre ainsi la voie à une application partielle de la DETT aux activités des militaires, ce que précisément la CJUE impose par sa décision du 15 juillet 2021 et que nous ne voulons pas.

Par cette décision du 27 décembre 2021, si le Conseil d’État est parvenu à sauvegarder le fonctionnement de la gendarmerie départementale, l’organisation des pans entiers de nos forces armées restent à la merci d’une jurisprudence déterminée par les exceptions fixées par la CJUE.

Alors même que l’article 4 paragraphe 2 du Traité sur l’Union européenne exclut explicitement la sécurité nationale du champ de compétence de l’Union européenne, il n’est pas acceptable qu’une décision de la Cour de justice européenne puisse ainsi provoquer le démantèlement de notre défense nationale.

Afin d’éviter la désorganisation de nos forces armées que causerait inévitablement une transposition de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, il est nécessaire de revoir la rédaction de la DETT en excluant explicitement l’ensemble du secteur de la Défense de son champ d’application de manière à prévenir toute velléité de la Cour de Justice de l’Union européenne de se livrer à une interprétation extensive de ce dernier.

Tel est l’objet de la présente proposition de résolution.

Cela est juridiquement réalisable puisque la DETT prévoit une exclusion similaire pour les « gens de mer » sans se référer aux dérogations permises par l’article 2 de la directive 89/391/CEE « lorsque des particularités inhérentes à certaines activités spécifiques s’y opposent de manière contraignante ».

Une telle rédaction aurait le mérite de la clarté et éviterait l’écueil d’une jurisprudence casuistique, source d’insécurité juridique pour l’organisation et l’efficacité opérationnelle des forces armées des États membres de l’Union.

Surtout, elle ferait la démonstration que l’Union européenne, conformément aux dispositions de l’article 4 paragraphe 2 du Traité sur l’Union européenne, respecte effectivement les fonctions essentielles des États membres qui ont pour objet d’assurer l’intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale.


proposition de résolution europÉenne

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 88‑4 de la Constitution

Vu l’article 151‑5 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu les articles 5, 15, 20 et 21 de la Constitution,

Vu les articles 4 et 5 du Traité sur l’Union Européenne,

Vu le titre I du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne,

Vu les décisions du Conseil constitutionnel n° 2006‑540 DC du 27 juillet 2006 et n° 2014‑450 QPC du 27 février 2015,

Vu l’article 2 de la directive 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs,

Vu la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, en particulier ses articles 2 et 17,

Vu l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne « Ville de Nivelles contre Rudy Matzak » du 21 février 2018 dans l’affaire C‑518/15,

Vu l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne « B. K. contre Republika Slovenija (Ministrstvo za obrambo) » du 15 juillet 2021 dans l’affaire C‑742/19 et les conclusions de l’avocat général dans cette affaire,

Vu les articles L. 723‑3 et suivants du code de la sécurité intérieure,

Vu le code de la défense, notamment son article L. 4111‑1,

Vu la décision du Conseil d’État n° 437125 du 17 décembre 2021,

Vu le discours du Président de la République en ouverture de la conférence des Ambassadeurs du 29 août 2017,

Vu le discours du Président de la République sur l’action des forces mobilisées sur les feux de forêts et ouragans du 6 octobre 2017,

Vu le discours du ministre de l’Intérieur prononcé à Fuveau le 26 avril 2019,

Vu la réponse la réponse du ministre de l’Intérieur à la question écrite n° 12968,

I. Sur la nécessité d’une nouvelle directive établissant un cadre juridique spécifique à l’engagement citoyen, civique ou associatif

Considérant que l’interprétation extensive du champ d’application de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, dite directive européenne sur le temps de travail, opérée par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, notamment la décision Matzak du 21 février 2018 met en péril de nombreux systèmes de protection civile des États membres, notamment le modèle français, fondés en grande partie sur l’engagement de sapeurs‑pompiers volontaires, qu’elle menace en particulier la réponse de proximité que permet leur présence sous forme de garde ou d’astreinte sur l’ensemble du territoire ainsi que la montée en puissance des services de secours et l’entraide européenne en cas de catastrophe, et partant la protection des populations et la sécurité intérieure ;

Considérant plus généralement qu’en assimilant le volontariat à du temps de travail et en lui attachant les prescriptions sur l’aménagement du temps de travail de la directive européenne sur le temps de travail, notamment en ce qui concerne le temps maximal de travail hebdomadaire et le temps de repos minimum dû aux travailleurs, cette jurisprudence rend de fait impossible l’engagement volontaire des actifs sur leur temps libre et compromet durablement l’exercice des missions d’intérêt général remplies par les associations et les organisations sociales, sanitaires, caritatives et de jeunesse ;

Considérant que l’organisation et le fonctionnement des services de secours et d’urgence relèvent de la compétence des États membres, lesquels ont chacun leurs spécificités et besoins propres, et qu’il appartient à l’Union européenne de soutenir et faciliter l’action des forces de protection civile dans les États membres ;

II. Sur la nécessité d’une exclusion explicite par la directive européenne sur le temps de travail des activités exercées par les militaires de son champ d’application

Considérant que les États membres n’ont pas souhaité attribuer à l’Union européenne de compétence en matière de sécurité nationale qui demeure de leur seule responsabilité ainsi que cela ressort sans ambiguïté de l’article 4 paragraphe 2 du Traité sur l’Union européenne ;

Considérant que les prescriptions de la directive européenne sur le temps de travail, qui demeurent pertinentes dans la limite de son application aux travailleurs civils, ne peuvent remettre en cause la compétence exclusive des États membres pour organiser leur défense nationale, au motif que cette exclusion priverait d’effet utile ces prescriptions ;

Considérant qu’une intrusion du droit européen dérivé dans l’organisation des forces armées françaises contreviendrait au principe constitutionnel de « nécessaire libre disposition de la force armée » et porterait atteinte à la souveraineté et à l’identité constitutionnelle de la France ;

Considérant qu’une jurisprudence extensive du champ d’application de la directive européenne sur le temps de travail au secteur de la Défense, en soumettant la situation des militaires à des modalités de temps de travail et de repos conçues pour une activité civile, désorganiserait gravement le fonctionnement des forces armées, compromettrait leur efficacité opérationnelle et menacerait la sécurité des populations ;

1. Déplore les effets de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne sur le fonctionnement des services d’incendie et de secours, consécutive de l’actuelle absence de dérogation au bénéfice des sapeurs‑pompiers volontaires au sein de la directive européenne sur le temps de travail ;

2. Estime que la directive européenne sur le temps de travail, pertinente pour la protection de la sécurité et la santé des travailleurs, ne constitue pas un cadre juridique adapté à l’activité des sapeurs‑pompiers volontaires et à l’engagement citoyen volontaire en général, constate en effet que l’objectif d’amélioration de la sécurité et de la santé des personnes volontaires ne nécessite pas que ces dernières soient qualifiées de travailleurs au sens du droit de l’Union mais peut tout à fait être atteint par l’élaboration d’une directive dédiée à l’engagement citoyen, civique et associatif prévoyant des garanties spécifiques et adaptées à ce type d’engagement ;

3. Suggère donc à la Commission européenne l’élaboration d’une directive spécifique aux activités de volontariat dans l’Union européenne garantissant l’accomplissement de certaines activités d’intérêt général ou permettant de satisfaire un besoin social ou sociétal et de contribuer à renforcer la cohésion, la solidarité, la citoyenneté, la sauvegarde et la protection des populations au sein de l’Union européenne et dans les États membres ;

4. Demande en tout état de cause à la Commission européenne que les activités des sapeurs‑pompiers volontaires, et notamment la disponibilité sous forme d’astreinte à domicile avec obligation en cas d’appel de se rendre sur le lieu de la mission dans un délai restreint demeurant compatible avec l’accomplissement d’activités personnelles et familiales, en ce qu’elles ne constituent pas une activité de « travailleur », soient expressément exclues du champ d’application de la directive européenne sur le temps de travail ;

5. Demande au Gouvernement d’inscrire dans les priorités d’action de l’actuelle présidence française du Conseil de l’Union européenne l’engagement d’une initiative européenne en ce sens.

6. Estime que la Défense nationale ne saurait, pour l’application de la directive européenne sur le temps de travail, constituer une activité sécable entre service ordinaire et service extraordinaire, qu’une telle distinction purement théorique est impraticable dans le cas d’un État tel que la France dont les engagements militaires sur la scène internationale et la menace terroriste sur son propre sol nécessitent une disponibilité constante de ses forces armées totalement incompatible avec une rotation des effectifs et un aménagement du temps de travail de type civil ;

7. Souligne la singularité de l’état militaire « qui exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité » et précise que les devoirs qu’il comporte et les sujétions qu’il implique s’accompagne de garanties et de compensations d’ordre statutaire, économique, social et culturel ;

8. S’inquiète des conséquences de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne du 15 juillet 2021 dans l’affaire C‑742/19 soumettant partiellement le secteur de la Défense aux prescriptions de la directive européenne sur le temps de travail et de la possibilité évoquée par l’avocat général d’imposer aux États membres qui réclameraient le bénéfice de l’exception de l’article 2 de la directive 89/391/CEE de faire la démonstration qu’il leur est « strictement nécessaire » de recourir à celle‑ci et de procéder à une réévaluation périodique de la nécessité d’une telle exclusion ;

9. Indique qu’une réponse casuistique des instances européennes sur ce qui relèverait des activités dont « les particularités inhérentes (…) s’opposent de manière contraignante » à l’application de la directive européenne sur le temps de travail constituerait une source d’insécurité juridique inacceptable dans un domaine qui touche à la sécurité des populations ;

10. Demande solennellement à la Commission européenne de procéder à une révision de la directive 2003/88/CE concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail dans le sens d’une exclusion explicite de son champ d’application de l’ensemble du secteur de la Défense nationale.

11. Demande au Gouvernement d’inscrire dans les priorités d’action de l’actuelle présidence française du Conseil de l’Union européenne l’engagement d’une initiative européenne en ce sens.


([1]) Motion de la commission « Volontariat » du Comité technique international du Feu (CTIF) signée à Berlin le 3 avril 2017 à Berlin ; Motion conjointe des présidents des fédérations nationales des sapeurs-pompiers d’Autriche, d’Allemagne, des Pays-Bas et de France, signée à Vienne le 26 octobre 2018.