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N° 1617

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 5 septembre 2023.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

visant à permettre une rétrocession fiscale du Luxembourg envers la France et ses collectivités frontalières,

présentée par Mesdames et Messieurs

Martine ETIENNE, Nadège ABOMANGOLI, Laurent ALEXANDRE, Gabriel AMARD, Ségolène AMIOT, Farida AMRANI, Rodrigo ARENAS, Clémentine AUTAIN, Ugo BERNALICIS, Christophe BEX, Carlos Martens BILONGO, Manuel BOMPARD, Idir BOUMERTIT, Louis BOYARD, Aymeric CARON, Sylvain CARRIÈRE, Florian CHAUCHE, Sophia CHIKIROU, Hadrien CLOUET, Éric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Jean‑François COULOMME, Catherine COUTURIER, Hendrik DAVI, Sébastien DELOGU, Alma DUFOUR, Karen ERODI, Emmanuel FERNANDES, Sylvie FERRER, Caroline FIAT, Perceval GAILLARD, Raquel GARRIDO, Clémence GUETTÉ, David GUIRAUD, Mathilde HIGNET, Rachel KEKE, Andy KERBRAT, Bastien LACHAUD, Maxime LAISNEY, Antoine LÉAUMENT, Arnaud LE GALL, Élise LEBOUCHER, Charlotte LEDUC, Jérôme LEGAVRE, Sarah LEGRAIN, Murielle LEPVRAUD, Élisa MARTIN, Pascale MARTIN, William MARTINET, Frédéric MATHIEU, Damien MAUDET, Marianne MAXIMI, Manon MEUNIER, Jean Philippe NILOR, Danièle OBONO, Nathalie OZIOL, Mathilde PANOT, René PILATO, François PIQUEMAL, Thomas PORTES, Loïc PRUD’HOMME, Adrien QUATENNENS, JeanHugues RATENON, Sébastien ROME, François RUFFIN, Aurélien SAINTOUL, Michel SALA, Danielle SIMONNET, Ersilia SOUDAIS, Anne STAMBACHTERRENOIR, Andrée TAURINYA, Matthias TAVEL, Aurélie TROUVÉ, Paul VANNIER, Léo WALTER,

Député‑e‑s.


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

En 2023, 117 000 travailleurs frontaliers français exercent au Luxembourg. Ce nombre s’étend d’année en année, à mesure que l’attractivité salariale, fiscale et économique du Grand‑Duché du Luxembourg se renforce. En effet, leur nombre a augmenté de 5,67 % en deux ans. Une récente étude présentée par la fondation IDEA évoque la présence de 300 000 travailleurs frontaliers français au Grand‑Duché en 2040. Par ailleurs, 47 % de la population active au Grand‑Duché est frontalière et les trois‑quarts des travailleurs (étrangers, résidents et frontaliers) ont été formés à l’étranger.

Les départements du Nord‑Est de la France comptent donc un nombre relativement important de travailleurs frontaliers. En Moselle, ils sont environ 80 000, tandis que la Meurthe‑et‑Moselle avoisine les 30 000 travailleurs frontaliers exerçant au Luxembourg. L’arrondissement de Briey en compte 27 060 à lui seul.

Ces travailleurs qui traversent la frontière chaque jour pour se rendre sur leur lieu de travail, font face à de nombreux dysfonctionnements de transports et de services publics, et doivent supporter le sous‑financement structurel, et croissant avec la suppression de la taxe d’habitation et de la CVAE de leur territoire français de résidence.

Les communes françaises, quant‑à‑elles, doivent assumer l’intégralité des charges de logement, pour les travailleurs frontaliers, comme pour les travailleurs luxembourgeois qui choisissent de vivre de l’autre côté de la frontière. Ainsi, les loyers augmentent, et les communes peinent à assurer le bon fonctionnement de l’ensemble de leurs services publics. Pour cause, certaines d’entre elles accueillent des pourcentages de frontaliers représentatifs de 50 % voire 90 % de leur population active. Elles se transforment ainsi en cités dortoirs où se mêlent précarité des travailleurs locaux et aisance financière des résidents frontaliers. La plupart de ces communes ont subi la désindustrialisation et la disparition des usines d’aciérie, engendrant chômage de masse et précarité économique. Délaissées, elles doivent faire face à la concurrence du Luxembourg, et à son attractivité économique qui vient absorber la force de travail du territoire. Le coût de la dégradation de nos conditions de travail est colossal pour la collectivité : de nombreux médecins, soignants et personnels hospitaliers ont ainsi été formés en France, et choisissent d’exercer au Luxembourg, bénéficiant de conditions de travail et d’un traitement salarial nettement plus avantageux.

Le Luxembourg est, quant‑à‑lui, un puissant bassin de main d’œuvre. Il permet à de nombreux frontaliers de travailler pour un salaire généralement plus élevé que sur le territoire national. Sa proximité augmente donc la moyenne de revenu par habitant sur des territoires pauvres, mais sans empêcher la précarité de s’y installer.

La convention fiscale signée entre la France et le Luxembourg le 20 mars 2018 en vue d’éviter les doubles impositions permet au Luxembourg de prélever l’impôt des travailleurs frontaliers. En effet, la convention précise dans son article 14‑1 que « Les salaires, traitements et autres rémunérations similaires qu’un résident d’un État contractant reçoit au titre d’un emploi salarié ne sont imposables que dans cet État, à moins que l’emploi ne soit exercé dans l’autre État contractant. Si l’emploi y est exercé, les rémunérations reçues à ce titre sont imposables dans cet autre État ». Si cet article a permis d’éviter les doubles impositions, il renforce dans le même temps les inégalités territoriales. En effet, contrairement aux mécanismes en vigueur dans d’autres conventions, aucun mécanisme de compensation fiscale n’est prévu dans la convention entre la France et le Grand‑Duché. Dans les faits, ce traité est complètement déséquilibré en faveur du Grand‑Duché : les frontaliers français payent leurs impôts au Luxembourg, qui ne reverse rien à la France.

Pire, les gouvernements français et luxembourgeois refusent de mettre en place un modèle de rétrocession fiscale et lui préfèrent un modèle de codéveloppement, basé sur un financement commun projet par projet. Ce mode de financement, en place depuis la première conférence intergouvernementale (CIG) entre la France et le Luxembourg, contraint les communes françaises à espérer patiemment une participation financière du Luxembourg à des projets d’intérêts transfrontaliers, que le manque à gagner résultant de l’impôt non perçu par les communes françaises ne leur permet pas d’assurer en intégralité. L’absence de rétrocession fiscale ne permet en effet plus aux communes d’assurer pleinement le bon fonctionnement de leurs services publics.

De nombreux élus locaux et associations considèrent que ce modèle de codéveloppement ne permet pas d’assurer, en l’espèce, la libre administration des communes, comme le prévoit pourtant l’article 72 de notre constitution. L’association Au‑delà des frontières considère par exemple que « ce consensus entre la France et le Luxembourg constitue une erreur fatale qui coûte collectivement de plus en plus cher aux habitants de l’espace transfrontalier en termes de qualité de vie, de croissance, de confiance en l’avenir et met en péril l’attractivité globale du bassin d’emploi du Luxembourg. »

Par exemple, le Luxembourg projette à l’horizon 2035 un Tramway rapide qui reliera Luxembourg ville à Esch‑sur‑Alzette. La dernière halte de ce tram rapide se situera à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau de la commune de Russange, en France. Mais le Luxembourg refuse de discuter avec la France d’une extension du tram rapide sur le territoire français, concédant seulement pour la partie française un bus. Pourquoi quand se dessine ce projet d’agglomération transfrontalière ne pas harmoniser les modes de transport ? Pourquoi la France n’aurait droit qu’à un bus, alors que le Luxembourg pourrait profiter de la fluidité, et du confort d’un tramway ? Pourquoi privilégier l’intermodalité à la fluidité des déplacements ?

À la date de la dernière Commission Intergouvernementale franco‑luxembourgeoise d’avril 2023, le Luxembourg n’a été en mesure d’engager que 21 millions d’euros de dépenses sur des projets de codéveloppement choisis par lui depuis avril 2018. En 5 ans. Ces investissements luxembourgeois en territoire français ne représentent finalement que 35 euros par an et par frontalier. Dérisoire et indigne, mais c’est le choix des deux gouvernements français et luxembourgeois. Pourtant, le Luxembourg a les moyens d’assurer une rétrocession envers ses voisins. En 2022, les recettes perçues par les administrations fiscales, recettes largement dues au travail des frontaliers, ont augmenté de 18,1 %. Mais, aujourd’hui encore, avec un budget 2023 de 23 milliards d’euros, le Luxembourg refuse toujours d’investir 1,2 % de son budget pour aider à entretenir 25 % de sa force de travail.

D’autres modèles existent pourtant. En effet, le modèle de la Compensation Fiscale Genevoise existe depuis 50 ans et permet un développement territorial équilibré du territoire transfrontalier en reversant directement aux collectivités françaises une partie de l’impôt sur le revenu des travailleurs frontaliers. Ainsi, le canton de Genève a versé depuis 2018 plus de 1,5 milliard d’euros aux collectivités frontalières qui répartissent cette compensation au prorata du nombre de frontaliers résidents dans leurs communes, dont de nombreux genevois. Et ceci alors même que le budget de Genève est plus de deux fois inférieur à celui du Luxembourg. Si les situations diffèrent, notamment en termes de financement des services publics et de gestion des transports pendulaires, le modèle de compensation fiscale mis en place reste un point d’appui indispensable pour le développement des territoires frontaliers.

Cette rétrocession n’est d’ailleurs pas incompatible avec le codéveloppement, puisque des projets peuvent tout de même être cofinancés entre les deux états, mais sur des bases plus égalitaires. Cette convention est d’ailleurs très éclairante. Si on lit les considérants, on s’aperçoit qu’il y a, des deux côtés, cette idée de solidarité et d’intérêts communs.

Genève rétrocède l’équivalent de 3,5 % des salaires bruts des frontaliers aux communes frontalières. Si nous rapportions ces chiffres au travail frontalier entre la France et le Luxembourg, le Luxembourg devrait rétrocéder 185 millions d’euros par an à la France. C’est ce modèle que nous proposons au gouvernement de prendre en compte.

Aujourd’hui, bon nombre de communes frontalières sont dans l’incapacité totale de redévelopper certaines friches, d’assurer le bon fonctionnement de leurs services publics ou de maintenir à flot leurs écoles et leurs hôpitaux. De nombreux lycées professionnels, pourtant vecteurs d’activité économique, ont été fermés par la Région Grand‑Est ou ont été relocalisés, faute de financements. Un mur transfrontalier va peu à peu s’ériger. En effet, l’impact positif de l’économie résidentielle lié à la présence de travailleurs frontaliers ne compense pas le manque de financement des communes frontalières. Le Luxembourg n’est pas le facteur unique d’appauvrissement, mais sa proximité et sa grande attractivité sur bien des aspects n’incitent pas les entreprises à s’implanter dans ces communes.

Les communes frontalières françaises deviennent ainsi de véritables cités‑dortoirs : les services publics fonctionnent mal faute de financement et certains d’entre eux ont totalement disparu. Plus largement, c’est l’ensemble de l’économie locale qui pâti de cette situation : le niveau de salaire des entreprises, notamment dans le secteur tertiaire, est relativement bas, et, dans le même temps les loyers dans ces territoires explosent. Ainsi, ces territoires subissent une forte pénurie de main d’œuvre dans le secteur des services, celle‑ci étant absorbée par l’attractivité financière et économique du Luxembourg. Les travailleurs qui exercent malgré tout dans les territoires frontaliers français doivent généralement vivre à plusieurs dizaines de kilomètres de leur lieu de travail, pour espérer échapper aux prix exorbitants de l’immobilier.

Pourtant, la France assure déjà de nombreuses dépenses, dont le Grand‑Duché fait l’économie. D’abord Sur le logement, les travailleurs français comme luxembourgeois s’installent dans les communes frontalières françaises, qui supportent donc l’intégralité des coûts de logement, et plus de la moitié des coûts de transports, tandis que, depuis la suppression de la taxe d’habitation, les frontaliers locataires ne contribuent plus au budget de leur commune de résidence, alors même que les loyers sont particulièrement élevés en zone frontalière. En effet, le Luxembourg ne disposant pas de solutions de logement suffisantes, et proposant des salaires plus élevés qu’en France, bon nombre de frontaliers français comme luxembourgeois s’installent dans les cités‑dortoirs frontalières. Ces dernières voient leurs loyers augmenter, mais restent privées de la taxe d’habitation. Les communes suffoquent, les habitants peinent à se loger, et les maires et présidents d’intercommunalités n’ont plus les moyens de rénover leur parc locatif.

Ensuite, sur l’indemnisation du chômage des frontaliers. Alors que les français versent tous les mois 9 % de leurs impôts à la caisse de chômage luxembourgeoise, le Luxembourg ne prend en charge que les 3 premiers mois de chômage des travailleurs français au Luxembourg, et la France doit supporter le reste. Le coût pour la France en 2021 est estimé à 135 millions d’euros, à l’heure même où le gouvernement vient de revoir à la baisse les conditions d’indemnisation des privés d’emplois.

Par ailleurs, les frontaliers retraités : ces derniers cotisent tout au long de leur vie professionnelle à la Caisse de dépendance du Luxembourg (1,4 % du salaire), mais le gouvernement luxembourgeois refuse la moindre participation quand les problèmes de perte d’autonomie arrivent, si le bénéficiaire ne dispose pas d’une carrière complète au Luxembourg.

Enfin, c’est bien la France qui supporte la totalité des coûts de l’enseignement primaire, secondaire, supérieur voire des grandes écoles des milliers de frontaliers qui chaque année se déplacent quotidiennement vers le Luxembourg.

L’État français accepte ces inégalités, en refusant l’idée même de la rétrocession fiscale. Alors qu’il est interpellé depuis de nombreuses années par les élus locaux, à ce sujet, il refuse de placer la rétrocession à l’ordre du jour des conférences intergouvernementales, et préfère user de complaisance vis‑à‑vis du Grand‑Duché, au mépris des revendications et des besoins exprimés à la frontière du territoire national. Les élus locaux, eux, ont peu de place dans les négociations des conférences intergouvernementales et ne participent pas à l’établissement de l’ordre du jour, ce qui leur laisse peu de marge de manœuvre.

Le gouvernement affirme que l’OCDE interdirait la mise en place de quelque rétrocession fiscale. Pourtant, l’OCDE, dans son modèle de convention fiscale n’interdit en aucune façon et en aucun terme le principe de la rétrocession fiscale ou financière. Pour preuve, le Luxembourg reverse chaque année aux communes frontalières Belges une compensation fiscale pour ses 45 000 travailleurs frontaliers qui se monte à plus de 45 millions d’euros depuis 2021.

Ainsi, considérant le peu de place laissée aux parlementaires dans l’élaboration des CIG ;

Considérant l’insuffisance du modèle de codéveloppement en place depuis la première CIG ;

Considérant le différentiel d’attractivité d’un côté et de l’autre de la frontière et la paupérisation croissante des collectivités frontalières françaises ;

Considérant les sommes fournies par la France en amont, pendant ou à postériori de la période de travail des frontaliers ;

Considérant le modèle de compensation fiscale mis en place sur le modèle France‑Genève ;

Il est indispensable que le gouvernement œuvre pour une révision de la convention fiscale entre la France et le Luxembourg et œuvre pour permettre une rétrocession fiscale de la part du Luxembourg envers la France, sur le modèle de la convention entre la France et le Canton de Genève, à hauteur de 3,5 % des salaires bruts, et au bénéfice des collectivités frontalières.

 

 


proposition de rÉsolution

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 34‑1 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu la loi n° 2019‑130 du 25 février 2019 autorisant l’approbation de la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Grand‑Duché de Luxembourg en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion et la fraude fiscales en matière d’impôts sur le revenu et la fortune,

Invite le Gouvernement à réviser la convention fiscale entre la France et le Luxembourg pour permettre une rétrocession à la France, et notamment aux collectivités frontalières, de l’impôt issu des revenus des travailleurs frontaliers engendrés au Luxembourg, à hauteur de 3,5 % des salaires bruts.