N° 1975

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 6 décembre 2023.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

appelant à un moratoire sur les projets EACOP, Tilenga et Kingfisher de l’entreprise TotalEnergies afin d’explorer des alternatives plus respectueuses de l’environnement et des droits humains, et à proposer des mécanismes de financement justes et innovants dans la dynamique de la COP 28,

 

présentée par

Mme Manon MEUNIER, Mme Marie POCHON, M. Dominique POTIER, M. Tematai LE GAYIC, M. Paul MOLAC, M. Hubert OTT, Mme Mathilde PANOT, M. Olivier FAURE, Mme Cyrielle CHATELAIN, M. Jean-Paul LECOQ, Mme Mereana REID ARBELOT,

députées et députés.


EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

En février 2021, l’entreprise française TotalEnergies a lancé le chantier d’un mégaprojet pétrolier en Ouganda et en Tanzanie, composé de deux opérations distinctes. D’une part, les projets « Tilenga » et « Kingfisher » prévoient le forage de 457 puits de pétrole en Ouganda, dont un tiers dans le parc national des Murchison Falls, le plus grand et le plus ancien parc naturel du pays. D’autre part, le désormais bien connu projet EACOP (East African Crude Oil Pipeline) prévoit la construction d’un oléoduc chauffé de 1 443 kilomètres pour acheminer le pétrole depuis l’Ouganda jusqu’aux côtes tanzaniennes, ce qui en ferait le plus long oléoduc chauffé au monde. Ces projets sont menés en partenariat avec la compagnie pétrolière chinoise CNOOC et TotalEnergies envisage de débuter la production dès 2025.

L’Assemblée nationale a été interpellée face à l’imminence de cette « bombe climatique » ([1]) qui préoccupe la communauté scientifique et la société civile : « Si nous n’arrivons pas à arrêter ce projet, ce sont jusqu’à 34 millions de tonnes de CO2 qui seraient émises chaque année [soit plus de 6 fois les émissions annuelles ougandaises] durant vingtcinq ou trente ans et précipiteraient le bouleversement climatique et son cortège de catastrophes meurtrières » ([2]).

La représentation nationale souhaite tout d’abord exprimer son inquiétude quant à une potentielle fragilisation et un potentiel découplage entre les positions ambitieuses de la France et les objectifs fixés lors des différents sommets et conférences sur le climat et la biodiversité, et ces projets d’infrastructures pétrolières, lorsqu’ils sont opérés par un fleuron de son industrie.

Concernant les droits humains, les associations sur place soulignent que ces projets affectent les terres de plus de 100 000 personnes, principalement des paysans, dont une part significative n’a pas encore reçu de compensation financière suffisante ([3]). Les citoyens et organisations opposés aux projets font également l’objet de menaces et d’intimidations régulières, voire d’arrestations, comme l’ont constaté plusieurs Rapporteurs spéciaux des Nations Unies ([4]).

Concernant les risques environnementaux et sanitaires, le projet EACOP prévoit de traverser des joyaux de la biodiversité africaine dont les garanties de préservation semblent insuffisantes. En effet, cet oléoduc traversera 16 aires naturelles protégées et le bassin du lac Victoria, dont plus de 40 millions de personnes dépendent pour accéder à l’eau douce et pour vivre, qui pourrait être gravement pollué en cas de fuite, alors que cet oléoduc traversera l’une des régions du monde où l’activité sismique est la plus importante. Il convient également de rappeler que des scientifiques identifient l’Ouganda comme l’une des zones les plus à risque en matière de pandémie mondiale ([5]).

Concernant les risques climatiques, TotalEnergies développe de tels projets alors que le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) et l’Agence internationale de l’énergie (AIE) soulignent que les projets de nouvelles infrastructures fossiles ne sont pas compatibles avec le respect des objectifs fixés par l’accord de Paris sur le climat ([6]).

Le Parlement européen a adopté en septembre 2022 une résolution condamnant les violations des droits humains et les atteintes à l’environnement en lien avec les projets EACOP, Tilenga et Kingfisher et appelant à un moratoire d’un an afin de trouver des alternatives plus respectueuses des droits humains et de l’environnement[7].

À l’heure où TotalEnergies et ses partenaires recherchent activement des financements et une couverture assurantielle pour ces trois nouveaux projets pétroliers, cette proposition de résolution doit être l’occasion :

– d’appeler à la cohérence, alors que la France s’est dotée d’une Stratégie nationale bas‑carbone, a interdit tout nouveau projet d’exploration d’hydrocarbures sur son territoire et a acté la fin des garanties publiques à l’exportation pour les énergies fossiles dans le cadre de la loi de finances pour 2023, en considérant que tout nouveau projet d’infrastructures fossiles et les investissements liés sont incompatibles avec le respect des objectifs climatiques de la France, et en particulier de l’accord de Paris sur le climat ;

– d’inviter la France à soutenir activement l’idée de traité de non‑prolifération des énergies fossiles, projet déjà soutenu par le Parlement européen et par de nombreux autres acteurs ;

– d’inviter la France, pionnière par l’adoption de la première loi “devoir de vigilance”, à soutenir l’adoption de textes du même ordre et au moins aussi ambitieux à l’échelle européenne et internationale.

 


proposition de loi

Article unique

Vu l’article 34‑1 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée le 10 décembre 1948,

Vu l’accord de Paris sur le climat adopté le 12 décembre 2015,

Vu la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre,

Vu la résolution du Parlement européen du 15 septembre 2022 sur les violations des droits de l’homme en Ouganda et en Tanzanie en lien avec les investissements réalisés dans des projets fondés sur les énergies fossiles,

Vu la résolution de l’Assemblée nationale du 30 novembre 2022 appelant à un accord ambitieux lors de la quinzième conférence des parties à la convention sur la diversité biologique,

Vu le texte adopté en plénière par le Parlement européen le 1er juin 2023, sur la directive relative au devoir de vigilance des multinationales,

Vu les communications des Rapporteurs spéciaux des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits humains en Ouganda,

Considérant l’ensemble des engagements climatiques internationaux de la France, à commencer par l’accord de Paris sur le climat et en particulier son article 2 qui vise à contenir le réchauffement climatique bien en‑dessous de 2° C par rapport aux niveaux préindustriels et à rendre les flux financiers compatibles avec un développement à faible émission de gaz à effet de serre, ainsi que son devoir d’exemplarité dans la lutte contre le dérèglement climatique ;

Considérant l’état actuel des connaissances scientifiques sur le climat tel que rapporté notamment dans la synthèse du sixième rapport d’évaluation publiée par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat en mars 2023, et en particulier le fait que les émissions liées aux infrastructures fossiles existantes et actuellement planifiées dépassent déjà les budgets carbone des trajectoires limitant le réchauffement à 1,5° C ; la nécessité de stopper les nouveaux projets fossiles, à l’image de l’EACOP, pour aligner les émissions avec les trajectoires permettant de respecter l’accord de Paris ; la nécessité de réorienter les flux financiers vers un développement à faible émission de gaz à effet de serre en diminuant significativement les investissements dans le charbon, le pétrole et le gaz ; le risque de verrouillage des émissions futures et du système énergétique dans le carbone ;

Considérant l’état actuel des connaissances scientifiques sur la perte de biodiversité tel que rapporté notamment dans le rapport publié par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques en juillet 2022, et en particulier : la mise en danger des espèces sauvages ; la nécessité de préserver les ressources en eau ; de lutter contre la pollution des sols ; de protéger les peuples autochtones qui contribuent à la préservation des milieux sauvages ;

Considérant les risques pour le climat et la biodiversité que représentent les projets EACOP, Tilenga et Kingfisher, en Ouganda et en Tanzanie, qui consistent respectivement en un projet d’oléoduc transfrontalier qui traverserait le bassin du lac Victoria, dont 40 millions de personnes dépendent pour leurs besoins en eau, et en des projets qui comportent des opérations de forage pétrolier dans la zone naturelle protégée des chutes Murchison, et qui engendreraient jusqu’à 34 millions de tonnes d’émissions de carbone par an pendant les 25 années d’exploitation annoncées ;

Considérant que le respect des droits humains est une priorité absolue partout dans le monde et que tout doit être mis en œuvre pour l’assurer ;

Considérant les violations répétées des droits humains constatées par plusieurs Rapporteurs spéciaux des Nations unies, à savoir de nombreuses arrestations et intimidations de défenseurs des droits humains et de l’environnement et, plus généralement, de citoyens ougandais et tanzaniens lorsqu’ils s’opposent aux projets susvisés, ainsi que des suspensions arbitraires d’organisations non gouvernementales ; l’absence d’indemnisation juste et préalable pour une part significative des plus de 100 000 personnes dont les terres sont affectées par ces projets pétroliers, plusieurs années parfois après qu’elles aient été interdites de les cultiver librement ;

Considérant la participation majoritaire au sein de ces projets de TotalEnergies, entreprise française ;

Considérant la mobilisation de la société civile, des associations environnementales et de nombreux citoyens et scientifiques en faveur d’un moratoire sur les projets EACOP, Tilenga et Kingfisher ;

Considérant, enfin, le caractère emblématique du projet EACOP et des deux projets associés et mesurant le nombre important de nouveaux projets d’énergies fossiles actuellement portés par des entreprises françaises, en contradiction avec les recommandations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat et de l’Agence internationale de l’énergie ;

1. Appelle à un moratoire d’un an sur les projets EACOP, Tilenga et Kingfisher, et appelle les porteurs et acteurs des projets susvisés, en particulier TotalEnergies, à étudier des alternatives non‑fossiles, respectueuses des droits humains, conformes aux engagements internationaux en matière de climat et de biodiversité, et permettant le développement économique de l’Ouganda et de la Tanzanie ;

2. Invite le Gouvernement, l’Union européenne et la communauté internationale à engager un dialogue avec les porteurs et acteurs des projets, notamment TotalEnergies, afin qu’ils renforcent la protection de l’environnement et mettent fin aux activités d’extraction dans des écosystèmes protégés et sensibles, y compris sur les rives du lac Albert, limitent la vulnérabilité des bassins hydrographiques de la région des Grands Lacs africains, qui constituent une ressource vitale pour la région, et emploient les meilleurs moyens disponibles pour préserver la culture, la santé et les droits des communautés concernées ;

3. Se dit vivement préoccupée par les violations des droits humains commises en Ouganda et en Tanzanie en lien avec les projets EACOP, Tilenga et Kingfisher, telles que rapportées par plusieurs Rapporteurs spéciaux des Nations Unies, et notamment par l’emprisonnement injustifié de défenseurs des droits humains et de citoyens s’opposant aux projets, la suspension arbitraire d’ONGs et l’éviction de milliers de personnes dont les terres sont affectées sans indemnisation juste ni préalable ; appelle au plein respect des droits humains des avocats, des journalistes, des membres et organisations de la société civile et de leur droit fondamental à mener leur travail librement auprès des communautés impactées ; demande l’arrêt du harcèlement et des intimidations des citoyens s’opposant aux projets susvisés, le plein respect de la liberté de manifester telle que garantie par la Constitution ougandaise, ainsi que, pour toutes les personnes affectées sans juste compensation, l’accès à leurs terres et le droit d’en jouir librement ou l’accès à une compensation adéquate ; 

4. Invite le Gouvernement, d’une part, à renforcer le suivi et l’évaluation de la loi sur le « devoir de vigilance » des entreprises françaises, qu’elles opèrent en France ou à l’étranger et, d’autre part, à soutenir activement l’adoption de textes au moins aussi ambitieux à l’échelle européenne et internationale et posant des obligations en matière climatique, de respect des droits humains, et de protection de l’environnement ;

5. Insiste sur la nécessité de mettre fin à l’expansion des énergies fossiles et aux nouveaux investissements dans le charbon, le pétrole et le gaz, conformément à l’accord de Paris sur le climat, aux recommandations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat et de l’AIEl’Agence internationale de l’énergie afin de respecter ce dernier, ainsi qu’à l’esprit de la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures sur le sol français, et invite le Gouvernement à soutenir et à contribuer activement à l’adoption et à la mise en oeuvre d’un traité de non‑prolifération des énergies fossiles, déjà soutenu par le Parlement européen ;

6. Invite le Gouvernement à proposer et à soutenir, à la suite du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial organisé les 22 et 23 juin 2023 à Paris et dans la dynamique de la COP 28, des mécanismes de financement innovants et justes, bilatéraux ou multilatéraux, en considérant notamment les cas de l’Ouganda et de la Tanzanie, afin de ne pas exploiter leurs ressources fossiles et de développer des alternatives non‑fossiles ; invite, enfin, le Gouvernement à associer le Parlement aux discussions.

 

 


([1]) « ‘Bombe climatique’, violation des droits humains… On vous explique pourquoi TotalEnergies est poursuivi en justice pour son mégaprojet en Afrique de l’Est », Thomas Baïetto, France Télévisions, 7 décembre 2022

([2]) « ‘Non au pipeline géant de Total en Afrique de l’Est !’ », Tribune collective, Le Monde, 10 octobre 2022 ; « Nous, scientifiques et experts, appelons les actionnaires de TotalEnergies à voter contre la stratégie climat de la firme », Tribune collective, Le Monde, 7 mai 2023

([3])  AFIEGO, A research report on the socio-economic impact of Eacop resettlement activities on the project-affected persons, novembre 2023

([4]) Liste non-exhaustive : « Mandates of the Special Rapporteur on the promotion and protection of the right to freedom of opinion and expression; the Working Group on the issue of human rights and transnational corporations and other business enterprises; the Special Rapporteur on the issue of human rights obligations relating to the enjoyment of a safe, clean, healthy and sustainable environment; and the Special Rapporteur on the situation of human rights defenders », 20 avril 2020 ; “Mandates of the Special Rapporteur on the situation of human rights defenders; the Special Rapporteur on the issue of human rights obligations relating to the enjoyment of a safe, clean, healthy and sustainable environment; the Special Rapporteur on the promotion and protection of the right to freedom of opinion and expression and the Special Rapporteur on the rights to freedom of peaceful assembly and of association”, 24 janvier 2022

([5]) « In Search for the Hotspots of Disease X: A Biogeographic Approach to Mapping the Predictive Risk of WHO's Blueprint Priority Diseases », Soushieta Jagadesh, Marine Combe, Mathieu Nacher et Rodolphe Elie Gozlan, The Lancet, 20 octobre 2020

([6]) Agence internationale de l’énergie, 2021, "Net zero by 2050 Analysis, A Roadmap for the Global Energy Sector", p.11

Citation exacte : "Beyond projects already committed as of 2021, there are no new oil and gas fields approved for development in our pathway, and no new coal mines or mine extensions are required." ;

GIEC, 2022, "Climate Change 2022, Mitigation of Climate Change, Summary for Policymakers", p.16

Citation exacte : "Projected cumulative future CO2 emissions over the lifetime of existing and currently planned fossil fuel infrastructure without additional abatement exceed the total cumulative net CO2 emissions in pathways that limit warming to 1.5°C (>50%) with no or limited overshoot."

([7]) Résolution du Parlement européen du 15 septembre 2022 sur les violations des droits de l’homme en Ouganda et en Tanzanie en lien avec les investissements réalisés dans des projets fondés sur les énergies fossiles