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N° 2294

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 6 mars 2024.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête sur les défaillances de l’aide sociale à l’enfance,

(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

Mme Laure LAVALETTE, M. Jorys BOVET, Mme Yaël MENACHE, Mme Marine HAMELET, M. Kévin MAUVIEUX, M. Sébastien CHENU, M. Julien RANCOULE, M. Daniel GRENON, Mme Sandrine DOGOR-SUCH, Mme Lisette POLLET, M. Philippe LOTTIAUX, Mme Marine LE PEN, M. Julien ODOUL, M. José BEAURAIN, Mme Hélène LAPORTE, M. Antoine VILLEDIEU, M. Nicolas MEIZONNET, M. Timothée HOUSSIN, Mme Catherine JAOUEN, M. Emeric SALMON, Mme Mathilde PARIS, M. Roger CHUDEAU, M. Jérôme BUISSON, Mme Sophie BLANC, M. Jocelyn DESSIGNY, M. Christophe BENTZ, M. Laurent JACOBELLI, M. Bryan MASSON, M. Kévin PFEFFER, Mme Michèle MARTINEZ, Mme Caroline COLOMBIER, Mme Edwige DIAZ, M. Philippe BALLARD, Mme Stéphanie GALZY, Mme Laurence ROBERT-DEHAULT, M. Jean-Philippe TANGUY, Mme Katiana LEVAVASSEUR, Mme Géraldine GRANGIER, Mme Christine ENGRAND, M. Franck ALLISIO, M. Grégoire DE FOURNAS, M. José GONZALEZ, Mme Joëlle MÉLIN, M. Nicolas DRAGON, M. Stéphane RAMBAUD, M. Frédéric FALCON, M. Hervé DE LÉPINAU, Mme Julie LECHANTEUX, M. Romain BAUBRY, Mme Nathalie DA CONCEICAO CARVALHO, M. Emmanuel BLAIRY, M. Serge MULLER, M. Frédéric BOCCALETTI, M. Frank GILETTI, Mme Florence GOULET, M. Alexandre SABATOU, Mme Alexandra MASSON, M. Yoann GILLET, M. Thibaut FRANÇOIS, Mme Marie-France LORHO, Mme Caroline PARMENTIER, M. Matthieu MARCHIO, M. Alexandre LOUBET, M. Aurélien LOPEZ-LIGUORI, M. Christophe BARTHÈS, M. Alexis JOLLY, M. Jordan GUITTON, M. Michel GUINIOT, Mme Annick COUSIN, Mme Angélique RANC, M. Christian GIRARD, M. Victor CATTEAU, Mme Béatrice ROULLAUD, Mme Bénédicte AUZANOT,

députés.

 


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

« La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent. »

Albert Camus

Au cœur d’une société qui prône la solidarité et la protection des plus vulnérables, l’aide sociale à l’enfance (ASE) en France porte une mission sacrée : une promesse silencieuse faite à l’innocence, un contrat de confiance tacite avec l’avenir de notre nation.

Dans l’ombre discrète de notre société se déroule une tragédie silencieuse, celle des promesses non tenues de l’aide sociale à l’enfance. C’est une histoire qui se répète, tissée de fils d’espoirs brisés et de rêves évanouis, où les voix les plus douces sont souvent les plus étouffées. Imaginez un instant, des enfants, les yeux grands ouverts sur un monde qu’ils n’ont pas choisi, un monde qui parfois oublie de les regarder en retour. Les rouages de l’aide sociale, parfois grippés, parfois rouillés par un manque de moyens, d’attention, ou par l’écrasante bureaucratie, laissent échapper ceux qu’ils sont censés protéger.

Des témoignages poignants se succèdent, égrenant les histoires de ces vies jeunes et fragiles, ballottées d’un foyer à l’autre, souvent sans la chaleur d’un regard bienveillant ou la constance d’un accompagnement adapté.

Pourtant, au cœur de cette réalité, il y a de la résilience, une force indomptable qui anime ceux qui s’efforcent de tendre la main, de faire la différence, même quand le système flanche. Il y a des travailleurs sociaux, des éducateurs, des bénévoles, des familles d’accueil qui luttent contre le courant, qui s’attachent à chaque petite victoire, à chaque sourire retrouvé, à chaque destin retissé.

L’ASE, cette institution tant vénérée pour sa mission de sauvegarde, peine à soigner ses propres maux : des recrutements insuffisants d’assistants familiaux et d’éducateurs spécialisés, une formation du personnel qui laisse parfois à désirer, des politiques publiques qui n’arrivent pas à embrasser la complexité des besoins individuels, une saturation des services qui doivent nous interroger sur les raisons des placements. Chaque faille dans ce système se révèle être une faille dans le cœur de notre collectivité. Et lorsque les structures dédiées à cette noble tâche vacillent sous le poids de leurs imperfections, l’écho de cette défaillance traverse la vie des enfants comme une onde glaciale, laissant derrière elle un sillage de rêves brisés et de potentialités inexplorées.

La Convention internationale des droits de l’enfant de 1989, dont la France est signataire, énonce que chaque enfant a le droit d’être soigné, d’aller à l’école, d’être protégé de la violence et des maltraitances, que les enfants mentalement ou physiquement handicapés doivent mener une vie pleine et décente ou encore que les enfants ont le droit à l’épanouissement. Tous ces droits, nous les leur devons. L’État, incarné par l’aide sociale à l’enfance, doit être la famille qui permettra à ces enfants l’effectivité et le respect de ces droits.

Un nombre de bénéficiaires toujours plus importants face à un manque de moyens

Chaque année, le nombre d’enfants bénéficiaires de l’ASE continue d’augmenter alors que l’institution se fragilise toujours plus. Les dépenses départementales pour la protection de l’enfance ont doublé en 20 ans selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES). Les dépenses brutes totales entre 2001 et 2021, hors dépenses de personnel à l’exception de celles liées aux assistants familiaux, ont doublé, passant de 4,6 à 9,1 milliards d’euros. En 2021, les départements ont consacré 9,1 milliards d’euros à l’aide sociale à l’enfance. Ces derniers alertent sur la saturation de leurs services. Au 31 décembre 2021, les mineurs et majeurs de moins de 21 ans ont bénéficié de 377 000 mesures d’aide sociale à l’enfance, composées pour 54 % de mesures d’accueil en dehors de leur milieu de vie habituel et pour 46 % d’actions éducatives exercées auprès du jeune ou de sa famille (intervention à domicile d’un travailleur social). L’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) dans sa note statistique de février 2022 sur les disparités départementales indique qu’entre 2009 et 2019, le nombre de mineurs augmente chaque année, passant de 271 500 mineurs bénéficiant d’au moins une prestation ou mesure au 31 décembre 2009 à 312 700 au 31 décembre 2019. Concernant le nombre de jeunes majeurs, il passe de 21 200 à 24 278. L’ONPE note que l’augmentation du nombre de jeunes majeurs est relativement récent.

Cette saturation, nous devons en trouver les raisons afin d’adapter au mieux les moyens et les pratiques nécessaires dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Nous ne pouvons ici exclure la question des mineurs non accompagnés (MNA). L’ASE bénéficie en effet aux personnes étrangères se présentant comme mineures et privées temporairement ou définitivement de la protection de leur famille. Le président du conseil départemental procède aux investigations nécessaires au regard notamment des déclarations de cette personne sur son identité, son âge, sa famille d’origine, sa nationalité et son état d’isolement et doit organiser, le temps de l’investigation, un accueil provisoire d’urgence. L’année 2022 a vu une augmentation des arrivées de mineurs isolés étrangers en France (+ 30,64 % par rapport à l’année 2021) et 14 782 MNA ont été pris en charge par les services de l’aide sociale à l’enfance selon le rapport annuel d’activité 2022 de la Mission nationale des mineurs non accompagnés du ministère de la justice. De nombreux départements alertent sur la forte tension que causent ces arrivées en nombre et se désolent de voir ainsi la qualité de l’accompagnement des enfants accueillis se dégrader fortement ; sans compter leur incapacité à se conformer à la loi Taquet.

La saturation des services de l’ASE s’accompagne inévitablement d’une envolée des coûts sans que les moyens nécessaires à une bonne prise en charge soient suffisants. Par exemple, dans le département des Bouches‑du‑Rhône, le budget consacré aux MNA est passé de 23 millions d’euros à 43,5 millions d’euros en 5 ans. Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) de novembre 2022 concernant le service de l’ASE de ce département indique qu’il fait face à des situations de vulnérabilité particulièrement importantes (pauvreté, fragilité des structures familiales, tensions sur le logement, délinquance des mineurs,…) plaçant ainsi les services sociaux du département sous grande tension. Dans un tel contexte, l’IGAS relève que » les moyens engagés paraissent encore trop limités au regard des facteurs de vulnérabilité. »

À l’augmentation croissante du nombre de MNA pris en charge au titre de l’ASE, s’ajoute la question de la fraude et de la minorité réelle. Pour exemple, le département des Bouches‑du‑Rhône a récemment porté plainte à l’encontre d’un ressortissant étranger se faisant passer pour mineur et ayant bénéficié de l’accueil au titre de l’ASE entre le 10 septembre 2021 et le 30 novembre 2023 et dont la prise en charge financière s’élèverait à 83 446,60 euros. Alors que les départements peinent à prendre en charge de façon décente les mineurs, il est essentiel de connaître l’étendue de la fraude au titre de l’ASE sur tout le territoire tant celle‑ci revêt un caractère injuste pour les enfants, adolescents et jeunes majeurs accueillis.

Une pénurie de professionnels et d’assistants familiaux

La profession souffre d’une reconnaissance et d’une valorisation insuffisantes, tant sur le plan salarial que social. La charge émotionnelle et psychologique de ces métiers est considérable, et les ressources pour y faire face, insuffisantes. De plus, la complexité des situations prises en charge nécessite une formation continue, un soutien constant et un travail en réseau. Les conséquences de cette pénurie sont directes et profondes : surcharge de travail pour les professionnels en poste, délais allongés pour les placements familiaux, et parfois même, faute de mieux, des orientations vers des structures moins adaptées aux besoins spécifiques de chaque enfant. Dans ce contexte, les histoires de résilience et de succès existent, mais elles sont d’autant plus remarquables qu’elles triomphent dans un système à bout de souffle.

Il est impératif de revaloriser ces métiers, à travers une reconsidération salariale, une amélioration des conditions de travail, et une reconnaissance institutionnelle et sociale de l’importance de leur mission. Alors que la prime Ségur a concerné un certain nombre de travailleurs sociaux relativement rapidement, les éducateurs n’ont pas reçu les 183 euros nets mensuels dans un premier temps mais seulement 2 centimes ([1])

Par ailleurs, la formation initiale et continue doit être repensée pour mieux préparer les éducateurs et assistants familiaux aux réalités complexes du terrain. Il est également crucial de favoriser le recrutement par des campagnes d’information et de sensibilisation, dépeignant la réalité de ces métiers avec authenticité et mettant en avant l’impact réel et positif qu’ils ont sur la société. La solidarité nationale doit se manifester, reconnaissant que la prise en charge et le soutien à l’enfance en difficulté est une responsabilité collective. Les contraintes horaires et les salaires trop bas engendrent un manque d’attractivité très important et conduit à un roulement très problématique pour les enfants qui ne parviennent pas à faire confiance et se sentent en insécurité.

Dans l’urgence de répondre aux besoins immédiats, les services de protection de l’enfance peuvent se retrouver contraints de réduire leurs exigences en matière de compétences et d’expérience. Cela peut signifier l’embauche de candidats moins qualifiés ou moins expérimentés, et parfois, une formation accélérée qui ne peut substituer l’expérience terrain et la maturité professionnelle acquises au fil des années.

Du côté des assistants familiaux, la pénurie entraine les familles d’accueil à dépasser la capacité d’accueil limitée à 3 enfants. À noter que cette pénurie sera largement aggravée par la vague de départs en retraite qui s’annonce puisqu’en 2021, ce sont 75 % des assistants familiaux, majoritairement des femmes, qui sont âgés de 50 ans ou plus. Le métier d’assistant familial est véritablement un métier de cœur. En effet, il s’agit bien souvent d’une orientation suite à une carrière dans le domaine de la petite enfance ou de l’aide aux jeunes en difficulté. Cette décision conduit ces assistants familiaux au cumul emploi‑retraite ou au recul de leur départ en retraite afin d’accueillir un enfant ou un jeune.

Ces assistants familiaux, dont l’exercice de la mission s’est professionnalisée ces dernières années grâce au Diplôme d'État d'assistant familial (DEAF) et aux formations, ne disposent pas d’un accompagnement suffisant et se retrouvent, dans les faits, bien isolés : contraintes financières pour le logement et la sécurité, un diplôme dont la reconnaissance et la valeur sont insuffisantes, impact psychologique du mélange vie privée/vie professionnelle, licenciement sans accueil de plus de 4 mois, manque de dialogue de l’assistant familial avec le département, droit au répit limité… Pourtant, l’accueil familial demeure le mode d’hébergement majoritaire dans 6 départements sur 10 ([2]) et alors que nous ne parvenons pas à obtenir un taux d’encadrement satisfaisant dans les établissements accueillant les mineurs et jeunes majeurs, il est primordial de répondre à la pénurie d’assistants familiaux qui constituent une véritable valeur ajoutée pour les enfants.

L’ASE se trouve à un carrefour où les décisions prises aujourd’hui déterminent la qualité de la prise en charge des enfants demain. Ignorer la pénurie des éducateurs et assistants familiaux, c’est prendre le risque de laisser des vies jeunes et vulnérables sans le soutien dont elles ont désespérément besoin pour s’épanouir. C’est une responsabilité sociétale que de veiller à ce que chaque enfant ait accès à une figure d’attachement et de guidance, un rôle que les éducateurs et assistants familiaux sont fiers de remplir, pour peu qu’on leur en donne les moyens.

Le manque de contrôles, d’évaluations et de suivi en matière de protection de l’enfance

En application des articles L. 313‑1, L. 313‑3 et L. 313‑4 du code de l’action sociale et des familles, l’établissement ou le service social ou médico‑social peut se voir délivrer une autorisation valable durant quinze années par le département s’il « est compatible avec les objectifs et répond aux besoins sociaux et médicosociaux fixés par le schéma régional de santé ou par les schémas d’organisation sociale et médicosociale dont il relève ». Le contrôle des établissements relevant de l’ASE et demandant une autorisation ou un renouvellement de celle‑ci revient donc au président du conseil départemental.

Dans son rapport intitulé « La protection de l’enfance, une politique inadaptée au temps de l’enfant » de novembre 2020, la Cour des comptes relève que la plupart du temps, les services départementaux se limitent à exercer leur contrôle uniquement lors de la tarification (bon usage des financements pour répondre aux missions et respect des cadres administratifs et financiers). Elle note également que « La capacité des départements à contrôler et évaluer efficacement les opérateurs de leur territoire est globalement insuffisante. » L’une des raisons mentionnées dans le rapport est celle de la volonté du placement rapide du mineur ou du jeune majeur par le département. En effet, ce sont les directions des établissements qui décident de prendre en charge ou non l’enfant. Ainsi, le département risque de privilégier la possibilité d’une place adaptée à l’enfant plutôt qu’un contrôle effectif de l’établissement qui accepte de l’accueillir.

Si la loi Taquet est venue par son article 22 imposer aux conseils départementaux de définir une stratégie de prévention des risques de maltraitance dans les établissements et services de l’ASE comportant notamment les modalités de contrôle de la qualité de l’accueil et de l’accompagnement, il demeure une absence de référentiel commun à tous les départements et un vide concernant la régularité de ces contrôles.

Par ailleurs, la loi du n° 2002‑2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico‑sociale et la modification par la loi n° 2019‑774 du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé de l’article L. 312‑8 du code de l’action sociale et des familles oblige les établissements et services sociaux et médico‑sociaux (ESSMS) à faire procéder à l’évaluation de la qualité des prestations qu’ils délivrent selon une procédure élaborée par la Haute Autorité de santé. Ces évaluations externes menées par des cabinets privés ont un coût très élevé, entre 7 000 et 10 000 euros, sans prise en charge financière dans les dotations de l’État et des départements. Les ESSMS ne parviennent pas toujours à trouver les leviers de financement suffisants pour procéder à ces évaluations qui demeurent ainsi trop peu nombreuses.

L’article L. 221‑9 du code de l’action sociale et des familles prévoit que le contrôle du service de l’ASE soit assuré par l’IGAS. Ces contrôles n’ont pourtant qu’une portée symbolique. D’après Bénédicte Jacquey‑Vazquez, inspectrice générale des affaires sociales, le champ couvert par l’IGAS est tel que ce sont deux départements environ qui sont contrôlés chaque année.[3] Cela signifie un contrôle tous les cinquante ans pour un même département.

Pourtant, le suivi régulier des enfants en cours de procédure est une condition fondamentale de la réussite des mesures de protection.

Une santé des enfants, tant physique que psychique, préoccupante et une mauvaise prise en charge du handicap

Le vécu traumatique de nombreux enfants placés a des répercussions directes sur leur santé. Les expériences de négligence ou de maltraitance durant l’enfance sont étroitement liées à des problèmes de santé à long terme, tels que les troubles de stress post‑traumatique, les troubles anxieux, les dépressions, ou encore les troubles du comportement alimentaire. En France, selon certaines recherches, les enfants pris en charge par la protection de l’enfance en raison d’une situation de risque ou de danger dans leur famille seraient pour 45 % d’entre eux victimes d’un ou plusieurs types de maltraitances (physiques, sexuelles, psychologiques ou négligences). La santé physique peut également être touchée, avec une prévalence accrue de conditions chroniques telles que l’asthme, l’obésité ou des troubles du sommeil.

La prise en charge médicale des enfants placés est complexifiée par plusieurs facteurs. La discontinuité des soins est l’un desdits facteurs : les changements fréquents de placement peuvent entraîner des interruptions dans le suivi médical et les traitements en cours. En outre, les professionnels de santé sont parfois confrontés à des dossiers médicaux incomplets ou éparpillés, ce qui rend difficile une évaluation précise des besoins de l’enfant.

La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance a créé le projet pour l’enfant (PPE) qui vise à répondre aux besoins de l’enfant, à l’accompagner durant son parcours et à assurer la cohérence des actions menées auprès de lui. En 2014, une étude sur la santé des enfants confiés au Défenseur des droits notait que 69 % des services de l’ASE auraient finalisé cet outil tandis que près de 30 % n’y auraient pas recours. La loi du 14 mars 2016 est venue renforcer ce dispositif en prévoyant une évaluation médicale et psychologique afin de détecter les soins, notamment en matière de handicap, qui devront figurer dans le PPE.

Entre 20 % et 25 % des enfants protégés sont atteints d’un handicap et 32 % sont atteints de troubles psychiatriques contre 2,6 % dans la population générale selon le ministère de la Santé.

Selon la DREES, au sein des établissements et services accompagnant des enfants ou adolescents handicapés, les bénéficiaires de l’ASE ont beaucoup plus souvent des troubles du psychisme, du comportement ou de la communication que les autres (47 % contre 25 %).

Les associations de protection de l’enfance notent une prise en charge des enfants par des psychiatres, psychologues ou ergothérapeutes très insuffisante, qu’ils soient placés en foyers ou auprès d’assistants familiaux. Par ailleurs, les assistants familiaux peinent à nouer un dialogue suffisant avec les Instituts Thérapeutiques Éducatifs et Pédagogiques (ITEP) et les Instituts Médico‑Éducatifs (IME) qui ne les convient pas suffisamment aux réunions de synthèse permettant pourtant un réel suivi et une implication de l’assistant familial dans le parcours de santé de l’enfant et son suivi psychologique.

Céline Gréco, cheffe du service médecine de la douleur et palliative à l’hôpital Necker‑Enfants malades à Paris, rappelle que « les violences et les négligences subies dans l’enfance vont avoir des conséquences sur le système neuroimmunoendocrinogénétique des adultes ».

Lorsqu’une mesure de placement est prise, il apparaît évident que cela doit permettre un « mieux grandir » pour l’enfant. Pourtant, les témoignages de familles, d’avocats et de médecins nous glacent régulièrement le sang et ce, dès la naissance. L’exemple le plus glaçant est celui des bébés séparés de leurs parents à leur naissance suite à une ordonnance de placement et qui se retrouvent dans des services hospitaliers alors qu’ils sont en bonne santé. Cette trop longue présence à l’hôpital, faute de pouponnière ou famille d’accueil, provoque des syndromes dépressifs graves du fait du manque d’attachement et d’affection, allant parfois même jusqu’à ce qu’ils se laissent mourir.

Les conséquences dues à l’absence de soins sont nombreuses :

– perte de l’audition à cause de prises en charge tardive d’otites ;

– des enfants fragiles transportés en pédiatrie générale, faute de places dans les services de pédopsychiatrie et d’établissements spécialisés en lien avec l’ASE ;

– des lunettes prescrites jamais acquises ou jamais réparées ;

– l’utilisation de la sédation, d’antidépresseurs et d’antipsychotiques plutôt qu’un suivi régulier ;

– des caries jamais traitées qui conduisent à de graves abcès dentaires ;

– des traumatismes liés à « la vie d’avant » qui n’auront jamais fait l’objet d’un accompagnement…

Les professionnels de santé sont formels : les enfants de l’ASE sont les laissés‑pour‑compte de la santé et sont moins bien soignés que les autres enfants. Seulement 10 % de ces enfants auraient un suivi médical effectif.

Si la loi Taquet est venue renforcer l’obligation de soins, elle se heurte à la réalité : le difficile accès aux soins, les déserts médicaux, le manque de professionnels dans les lieux de vies de l’ASE et le ballotage incessant des enfants.

Déscolarisation et absence d’orientation professionnelle à la majorité : un droit bafoué qui mène à la pauvreté

70 % des enfants protégés sortent sans diplôme et un SDF sur quatre est un ancien enfant placé ([4]).

Deux phénomènes se manifestent : d’une part, la déscolarisation des enfants placés et d’autre part, l’absence d’orientation professionnelle et d’accompagnement à la majorité.

À la fin de la scolarité obligatoire à 16 ans, les jeunes du dispositif de l’ASE sont 15,8 % à quitter l’école contre 5,8 % pour l’ensemble des jeunes du même âge.

En 2019, la Haute autorité de la santé (HAS) évoquait plusieurs raisons en apparence anecdotiques et qui ont pourtant un réel impact sur la stabilité de la scolarité des enfants protégés ([5]). Tout d’abord, les mesures prises par l’ASE peuvent impliquer un déménagement, ce qui induit nécessairement pour l’enfant une perte de stabilité de l’environnement scolaire et amical. Le risque de déscolarisation serait particulièrement fort la première année de placement et à chaque nouvelle orientation. La HAS ajoute qu’en cours de placement, les évènements tels que les audiences, les visites ou les séparations, peuvent aussi fortement impacter la relation parents‑enfant et perturber ainsi la scolarité.

Les données de l’Étude longitudinale sur l’autonomisation des jeunes après un placement (ELAP) sont alarmantes : 59 % des jeunes accueillis à l’ASE qui ont redoublé au moins une fois, dont 39 % avant le collège contre 17 % en population générale. À 16 ans, 16 % sont déscolarisés contre 4 % en population générale. À 19 ans, seuls 8 % des jeunes de l’ASE suivent une formation dans l’enseignement supérieur, contre 52 % en population générale.

L’accompagnement du jeune majeur vers l’emploi ou les études supérieurs est une nécessité. La loi Taquet est venue renforcer la « fin des sorties sèches » pour les jeunes de l’ASE de 18 à 21 ans confiés avant leur majorité afin qu’ils bénéficient de droit d’une prise en charge à la condition que les ressources financières et le soutien familial dont ils disposent soient insuffisants. L’aide proposée comporte à la fois un suivi éducatif, social et psychologique, une aide financière et une aide en matière d’hébergement. On le sait, le système de l’ASE étant rouillé, le Contrat Jeune Majeur (CMJ) connaît lui aussi des difficultés et des failles.

En effet, il arrive que les départements estiment qu’un jeune dispose désormais des capacités suffisantes pour poursuivre sa vie sans le renouvellement de son CMJ. Or, ce non renouvellement peut, s’il est mal estimé, avoir des conséquences dramatiques. Ce fut par exemple le cas pour ce jeune garçon de 20 ans qui, après avoir été balloté dans une cinquantaine de lieux d’accueil, parvient à trouver à l’âge de 17 ans un emploi dans un bureau de tabac et un logement grâce à l’aide de son éducateur. Deux ans plus tard, il apprend que son CMJ prend fin. Il ne parvient alors plus à se loger et décide de démissionner et de retourner vivre chez sa grand‑mère et tombe dans l’addiction des paris sportifs. Le non renouvellement du CMJ a été non seulement perçu comme une sorte de « rechute » pour ce jeune mais il l’a surtout considéré ainsi : « Ça a été très brutal pour moi. Presque autant que la rupture avec ma famille. Comme une histoire de couple qui s’arrêtait. En vrai, je n’étais pas prêt. Vous savez, quand vous êtes un enfant placé, vous êtes aidé pour tout ! Du coup, vous ne savez pas faire grandchose par vousmême… » ([6])

Il est nécessaire de rappeler que les enfants confiés à l’ASE ont une sorte de « date de fin » en tête. C’est‑à‑dire qu’ils doivent subir le temps de la séparation, puis le temps de l’adaptation et enfin le temps de la sortie. Cette « fin de l’ASE » à 21 ans, s’ils sont chanceux et n’ont pas été sortis du parcours avant, est particulièrement brutale et pour, là encore, les plus chanceux d’entre eux, cette sortie est préparée par les professionnels encadrants.

D’après la Direction Générale de la Cohésion sociale (DGCS), à l’échelle nationale en 2018, le taux de prise en charge des jeunes majeurs de 18 à 21 ans s’élevait à environ 36 % seulement. ([7]) Selon le Conseil d’Orientation des politiques de Jeunesse (COJ), 35 112 jeunes majeurs bénéficiaient d’une mesure de protection de l’enfance en 2021, ce qui représente une augmentation de 30 % entre 2019 et 2020 justifiée notamment par les efforts fournis durant la crise sanitaire. ([8])

Il est nécessaire de rappeler que dans beaucoup de cas, le CMJ est de courte durée et ne permet pas véritablement au jeune de s’insérer et encore moins de mener à bien son projet professionnel ou universitaire rêvé puisque ce contrat est conditionné à des formations courtes et professionnalisantes.

Le 20 novembre dernier, la Première ministre Elisabeth Borne a annoncé une aide financière de 1 500 euros versée automatiquement à la majorité des jeunes sortants de l’ASE. Cette annonce, bien que se voulant aller dans le bon sens, ne fait que renforcer le sentiment d’un abandon pour beaucoup de jeunes qui préféreraient un accompagnement réel leur permettant de prendre leur vie en main. Par ailleurs, de nombreuses voix se sont faites entendre afin de rappeler tout l’argent que les jeunes de l’ASE auraient dû percevoir ; des sommes qui peuvent dépasser ces 1 500 euros et qui seraient alors « annulées » par la nouvelle aide.

En effet, au 31 décembre 2022, 145 millions d’euros correspondant à l’allocation de rentrée scolaire versée chaque année dormaient au sein de la Caisse des dépôts et consignations. Selon elle, 42,3 % des enfants ne récupèrent pas leur argent, faute d’information durant les 30 années de conservation avant que la somme ne soit versée automatiquement à l’État. ([9]) Pourtant, cet argent est bien celui de ces enfants dont les familles, bien souvent, ne disposent pas des moyens suffisants leur permettant d’aider financièrement leur enfant à sa majorité. L’ancienne ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, Laurence Rossignol, estime que la suppression du pécule auquel ont le droit les jeunes de l’ASE au profit d’une allocation de 1 500 euros aurait pour conséquence une perte sèche de 3 000 euros pour un enfant accueilli pendant 10 ans à l’ASE et qui aurait le droit à 4 500 euros avec le système actuel. Impossibilité de se trouver un logement, faute de pouvoir payer une caution, impossibilité de passer le permis de conduire, impossibilité d’avancer des frais de santé, impossibilité de prévoir suffisamment pour les dépenses contraintes (loyer, électricité, abonnement de téléphone, transports, etc…). Une fois de plus, les droits de ces enfants sont bafoués du fait d’une mauvaise communication de leurs droits et l’aide unique proposée qui semble ne pas avoir fait l’objet d’études suffisantes et encore moins d’un dialogue efficace avec les premiers concernés.

Des enfants en proie aux violences diverses : maltraitances, agressions, viols, prostitutions, drogues…

« On se lève à 7h du matin. On commence à faire le ménage. En fait, on était comme des servantes quoi. […] Elle était là à donner des ordres “Faites cela, faites ceci, faites ça!” Le matin on ne déjeunait pas, à midi on attendait le reste de ses enfants pour manger. Quand il pleuvait, elle nous mettait dehors. […] Sur le canapé, on n’avait pas le droit de s’asseoir dessus, on passait toute la journée debout. » ([10])

« Je recevais des coups, des claques, des pincements, mais je ne disais rien. Quand j’allais à l’école et qu’on me demandait d’où venaient les bleus, je disais que j’étais tombé. » ([11])

« Je ressens un grand sentiment d’abandon, surtout de la part de la France, cette « mère patrie » censée protéger ses enfants. En réalité, elle nous laisse en proie à toujours plus de violence »([12])

Ces paroles témoignent d’une maltraitance physique conséquente envers ces enfants placés. Ces sévices ne sont pas que physiques, les conséquences sont psychiques, les enfants sont traumatisés et envisager autrui devient alors une épreuve. L’autre sera toujours, pour ces enfants, potentiellement malveillant, voire un ennemi.

Agression physique : « Quand je vomissais […] elle me faisait manger mon vomi jusqu’à ce que je m’étouffe », a raconté Lina dans le reportage de Zone Interdite, « Des familles d’accueil aux hôtels sociaux, enquête sur les défaillances d’un système ». Les agressions physiques ne sont malheureusement plus un cas rare dans les structures qui accueillent des enfants placés. Ces agressions, elles émanent, comme dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, d’une violence institutionnelle qui, bien que désormais définie par la loi, semble s’accroitre. Les foyers de l’enfance sont des lieux particulièrement propices à la violence physique tant les jeunes qui y vivent ont accumulé tristesse, colère et haine.

Agression psychologique : Dans son document de travail sur la violence sous protection, l’Institut national d’études démographiques (INED) ([13]) parle des familles d’accueil comme d’un « huis clos propice aux violences psychologiques », notamment du fait de l’absence de dialogue réguliers et d’un suivi de la part des services départements et de l’ASE mais également du fait de « l’ambiguïté des relations enfants/accueillant liée au fait que l’accueil est un service rémunéré ». Les témoignages choquants, qu’ils émanent d’une structure de l’ASE ou d’une famille d’accueil, sont aujourd’hui nombreux, trop nombreux.

Drogue : Les jeunes issus de l’ASE et impliqués dans le trafic de drogue sont de plus en plus jeunes. Récemment, à Compiègne, c’est un jeune de 12 ans qui a été interpellé pour avoir vendu de l’héroïne sur son point de deal habituel et ce alors même que les mesures éducatives prononcées visent à l’en éloigner continuellement. La consommation, elle, est bien souvent un moyen pour ces jeunes de « s’oublier » et de s’éloigner d’une réalité trop difficile à supporter. Récemment, le terrible drame de Myriam, 14 ans, qui fuguait régulièrement de son foyer et rentrait après avoir consommé du cannabis ou encore de la cocaïne. ([14]) Ce drame effroyable a rappelé que la consommation de drogues était devenue monnaie courante dans ces structures et que l’âge des enfants consommateurs est, comme celui des vendeurs, de plus en plus jeune.

Viol : Selon l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes, de nombreux enfants subissent leurs premières agressions sexuelles en foyer, ou lors des visites autorisées. L’étude indique que sur 100 enfants placés, 57 ont été victimes de violences sexuelles pendant leur placement. Le plus souvent agressés par un autre enfant placé ou par un professionnel. Les témoignages d’attouchements et de viols entre enfants et adolescents font le plus souvent état de plusieurs viols. Souvenons‑nous de la parole courageuse de Charlie Vincent, victime d’agressions sexuelles de ses 8 à 10 ans plusieurs fois par jour par trois adolescents de quinze ans au sein du foyer dans lequel elle était placée ([15]).

Prostitution : Les jeunes présents dans les structures de l’ASE sont des proies faciles pour les proxénètes qui parviennent à « recruter » les plus fragiles. Ces foyers de l’enfance deviennent alors de véritables « foyers de recrutement ». Le reportage récent de Sept à Huit sur le tabou de la prostitution dans les foyers ([16]) montre que ce sont notamment les fugues des jeunes filles qui permettent aux proxénètes de les repérer. Une fois de plus, l’insécurité des foyers et le manque de personnel conduisent ces jeunes à s’en éloigner le plus possible et deviennent alors particulièrement vulnérables. Mais il existe également des « rabatteurs » au sein même des foyers. "Il y avait une fille de mon foyer, une grande, qui était une rabatteuse. Au bout de quelques mois, elle m’a demandé de la suivre pour rencontrer un homme, dans un genre de squat. Il m’a dit : ’Je veux te lécher les seins pour 100 euros.’ J’avais 14 ans, c’était ma première expérience sexuelle. Je me suis dit que c’était une porte que je ne refermerais pas. J’ai décidé de me lancer làdedans" ([17])

Des avancées législatives ambitieuses dont l’applicabilité se heurte à la réalité du terrain

Depuis la décentralisation de la protection de l’enfance, prévue par l’article 37 de la loi du 22 juillet 1983, qui prévoit que le département est responsable du service de l’aide sociale à l’enfance et en assure le financement, plusieurs lois sont intervenues dans le champ de la protection de l’enfance et ont profondément réformé cette politique publique.

Tout d’abord, la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance a mis l’accent sur la prévention et élargi les modes de prises en charge des enfants. Elle a clairement défini les objectifs assignés à la politique de protection de l’enfance et son champ d’intervention. Elle consacre, notamment, la primauté de l’intervention administrative sur la protection judiciaire. Elle a permis l’organisation du dispositif de repérage et de traitement des situations de danger par la création de cellules départementales de recueil de l’information préoccupante.

Puis, la loi du 14 mars 2016 avait pour mission de mieux répondre aux besoins fondamentaux de l’enfant. Elle a permis l’amélioration de la gouvernance de la protection de l’enfance, la sécurisation du parcours de l’enfant et l’adaptation du statut des mineurs qui font l’objet de placements longs. Ont été créés l’entretien d’accès à l’autonomie, une commission d’examen de la situation et du statut des enfants confiés ou encore la fonction de médecin référent de la protection de l’enfance.

Enfin, la loi du 7 février 2022 relative à la protection de l’enfant a apporté des ajustements et des améliorations déterminantes et ambitieuses. Désormais, il existe un principe de non‑séparation des fratries et une obligation de recourir à un tiers digne de confiance avant un placement. Elle est également venue interdire l’hébergement des mineurs dans des hôtels. Elle a permis le droit au retour à l’ASE ou encore une revalorisation de la rémunération des assistants familiaux.

Ces lois sont le résultat d’un travail parlementaire conséquent, qui aboutit à un droit cohérent et exigeant.

Malgré tout, la dégradation de l’accueil poursuit son chemin et si beaucoup estiment légitimement qu’il suffit d’appliquer la loi, force est de constater que l’application de celle‑ci se heurte à de nombreux obstacles.

La loi du 7 février 2022, particulièrement ambitieuse et saluée de tous, est venue répondre à de nombreuses demandes et lacunes. Toutefois, elle demeure trop peu appliquée par les départements, qui font face à des problèmes structurels auxquels il aurait peut‑être fallu répondre avant d’envisager un nouveau texte de loi aussi conséquent. En effet, à l’heure où cette demande de commission d’enquête est déposée, cette loi n’a pas fait l’objet d’une publication rapide des décrets d’application et si le décret concernant l’hébergement hôtelier a fini par être publié un an plus tard, il ne permet toujours pas d’interdire effectivement ce mode d’hébergement du fait de dérogations trop larges. Non seulement l’interdiction n’est toujours pas réellement d’actualité mais rien n’est mis en place pour que ceux qui restent dans des hôtels puissent enfin bénéficier d’un encadrement suffisant.

Il aura par exemple fallu attendre le suicide d’une jeune fille de 14 ans pour que le décret concernant l’interdiction du placement en hôtel soit effectivement publié, soit deux ans après le vote de la loi. Aujourd’hui, seuls 59 % des décrets nécessaires ont été publiés.

Lors de son audition devant la Commission des affaires sociales le 24 mai 2023, la secrétaire d’État Charlotte Caubel expliquait que les études d’impact sur plusieurs dispositions de la loi Taquet avaient été « un peu rapides » et qu’il était nécessaire de poursuivre les discussions avec les départements avant la publication de ces décrets.

La non séparation des fratries, mesure salutaire, est l’un des exemples de la difficile application de la loi par les départements. En effet, cela oblige les services de l’ASE à conserver suffisamment de places disponibles dans un même établissement pour accueillir conjointement plusieurs enfants. Si les structures telles que les villages d’enfants parviennent à répondre en partie à cette obligation, force est de constater que cela ne suffit pas malgré une réelle volonté. Selon la DREES, en 2021, 72 départements n’accueillaient aucun enfant en village d’enfants. Par ailleurs, la pénurie d’assistants familiaux ne permet pas de répondre entièrement à cette impossibilité pour les départements. De plus, la mission de l’ASE de veiller au maintien des liens familiaux entre l’enfant accueilli et ses frères et sœurs n’est pas suffisamment assurée, notamment du fait de placements trop éloignés du lieu de vie familial ou des lieux de placements du reste de la fratrie et n’est pas facilitée par un changement incessant des lieux de placement.

L’exemple de la concrétisation insuffisante du projet pour l’enfant prévu par la loi de 2007 et renforcé par la loi de 2016 est lui aussi très parlant. Alors que ce projet permet une place centrale de l’enfant dans le dispositif de protection en inscrivant l’ensemble des actions qui seront mises en œuvre et en garantissant son développement et son bien‑être en fonction de ses besoins et de son vécu, plusieurs départements ne l’appliquent pas. L’ONPE dans son état des lieux sur le PPE de juillet 2016 fait état de 11 départements ne l’ayant jamais engagé (7 départements n’ayant pas répondu au questionnaire) et une réelle application de celui‑ci dans 41 départements.

Ce sont justement à ces obstacles que fait écho cette demande de commission d’enquête qui doit permettre, non pas de jeter le discrédit sur toute une institution et les personnes bienveillantes qui œuvrent quotidiennement à l’épanouissement des enfants placés, mais bien de trouver des solutions afin que notre législation puisse véritablement s’appliquer.

Inégalités territoriales dans l’accueil de l’enfant et la question de la recentralisation

Il existe une réelle inégalité territoriale concernant la possibilité d’accueil de l’enfant. En effet, dans certains départements le nombre de familles correspond aux besoins du nombre d’enfants. Dans d’autres départements, il y a une vraie pénurie d’assistants sociaux, qui a des conséquences dramatiques. En premier lieu, les enfants se retrouvent dans des endroits inadaptés tels que des hôtels puis, ils ne disposent pas d’un cadre stable pour s’épanouir, enfin, la situation ne s’améliore pas, puisque le nombre d’assistants décroît sérieusement.

Selon la note statistique de l’ONPE sur les disparités départementales liés à la protection de l’enfance, entre 2009 et 2019 les écarts se sont creusés entre départements. Ainsi, au 31 décembre 2019, les taux de prise en charge des mineurs (suivis en milieu ouvert ou accueillis) varient fortement.

Tandis que le taux est égal à 12,1 % dans les Yvelines, il est de 48,3 % dans la Creuse. Les départements des Yvelines, du Val‑d’Oise, de la Haute‑Savoie, de la Guyane et du Val‑de‑Marne enregistrent les taux les plus faibles. Ces taux sont inférieurs à 15 %.

Concernant les majeurs, on peut relever une forte variabilité du taux de prise en charge. Tandis que le taux est inférieur à 3 % dans les départements du Bas‑Rhin et des Hautes‑Alpes, il est supérieur à 20 % dans les départements des Landes, du Finistère, du Gers et des Côtes‑d’Armor. ([18])

Un autre phénomène doit être constaté, entre 2009 et 2019, le nombre de mineurs concernés par une mesure d’accueil a augmenté de 40 % en moyenne. Cependant cette moyenne cache des disparités départementales importantes. En effet le taux de prise en charge varie considérablement : ‑7 % à Paris à + de 217 % dans les Hautes‑Alpes.

Cette politique de l’enfance étant décentralisée depuis 1983, les départements ont des actions disparates : un mineur pris en charge dans un département ne le sera pas forcément dans un autre.

Par ailleurs, en fonction notamment de leur situation géographique, tous les départements ne sont pas égaux face à l’arrivée croissante des MNA. En effet, un département tel que celui des Alpes Maritimes situé près de la frontière italienne connaît un afflux particulièrement important. En 2022, ce département aurait pris en charge près de 5 000 MNA contre 174 en 2014. ([19])

De plus, la question du contrôle de leurs propres structures par les départements après leurs autorisations est très hétérogène. Comment pouvons‑nous accepter que les enfants pris en charge dans un département ne bénéficient pas du même contrôle qualitatif que d’autres ? La Cour des comptes indiquait en 2020 que tous les départements n’avaient pas encore créé de fonction de contrôle. Ainsi, le Val d’Oise ou la Loire ne bénéficiaient d’aucun service dédié. ([20])

La prise en charge des jeunes majeurs connaît elle aussi une forte disparité entre les départements. Le COJ rappelle que le décret n° 2022‑1125 du 5 août 2022 relatif à l’accompagnement vers l’autonomie des jeunes majeurs et mineurs émancipés de l’ASE laisse aux conseils départements l’appréciation quant à la nécessité ou non d’octroyer un accompagnement jeunes majeurs, ce qui conduit certains jeunes majeurs à bénéficier de cette protection inscrite dans la loi pendant les 3 années qui suivent leur majorité tandis que d’autres n’en bénéficient que pendant 3 mois. ([21])

La volonté des départements de tisser ou non des partenariats locaux avec des associations, des missions locales ou des établissements de santé, le parcours de l’enfant sera radicalement différent en fonction de la géographie de son lieu de vie. Finalement, face à ces disparités, les enfants et jeunes confiés à l’ASE se retrouvent dans une sorte de « loterie » en fonction du département les prenant en charge. Ces disparités conduisent à une rupture d’égalité effroyable du fait de la diversité des pratiques des départements. Ces enfants devraient pourtant se voir octroyer les mêmes droits et bénéficier ainsi de la même égalité des chances et ce d’autant plus qu’ils ont été retirés de leur famille justement dans cet espoir.

Le 4 octobre 2023, le Président de la République a évoqué une « architecture territoriale à repenser » ainsi qu’une « concurrence » entre collectivités et État. Le 11 octobre, l’ancienne Secrétaire d’État à l’enfance, Charlotte Caubel, a émis l’hypothèse d’une recentralisation de l’institution, notamment du fait de l’arrivée massive de mineurs non accompagnés.

Cette annonce a immédiatement fait réagir les départements qui, pour certains, y voient une remise en cause du travail des agents et salariés et une volonté d’éloigner les réalités de terrain. Le Président de l’association Départements de France a quant à lui fait mention d’une situation d’embolie auxquels sont confrontés leurs services qui serait « en très grande partie due aux carences de l’État luimême. » 

Si Adrien Taquet se disait contre la recentralisation de l’ASE, il affirmait en revanche qu’il fallait « renforcer le pilotage de l’État et qu’il assume ses responsabilités dans les champs relevant de sa compétence – la santé, l’éducation. » ([22])

Si pour l’heure aucune piste n’est sérieusement envisagée, il est apparaît évident que la discussion mérite d’être menée avec tous ceux qui participent de près ou de loin à l’avenir des enfants placés sous la responsabilité de l’ASE. Pour les enfants, les jeunes majeurs et leur famille, il ressort de l’inégalité de l’application des lois dans les différents départements une véritable injustice et une rupture d’égalité.

Cette demande de commission d’enquête ne se veut pas exhaustive. Les champs d’amélioration du système actuel de l’ASE sont nombreux et les failles que nous décelons quotidiennement par les drames et les injustices qui parviennent jusqu’à nous nous apparaissent toujours plus insupportables.

Si de nombreux travaux ont été menés par les parlementaires depuis plusieurs décennies, tout semble à faire, voire à défaire. Le sujet est tel qu’il mérite d’être traité dans des conditions permettant une transparence absolue et une écoute de l’ensemble des acteurs concernés afin de lever, enfin, le voile posé sur cette institution.

Selon l’article L. 112‑4 du code de l’action sociale et des familles, « L’intérêt de l’enfant, la prise en compte de ses besoins fondamentaux, physiques, intellectuels, sociaux et affectifs ainsi que le respect de ses droits doivent guider toutes décisions le concernant". Les législateurs que nous sommes ne doivent pas détourner le regard face à une telle contradiction entre les textes et les drames que vivent de nombreux enfants confiés et placés.

Il est nécessaire de rappeler que ce ne sont pas aux enfants de s’adapter aux services de la protection de l’enfance mais bien l’inverse. Lorsque l’État décide de prendre en charge un enfant à la suite d’une défaillance, celui‑ci a une obligation de résultat. Quelle que soit la raison qui a amené l’enfant à être pris en charge par l’ASE, il doit bénéficier d’un environnement plus sûr et plus sain que celui dans lequel il évoluait initialement. Ces enfants attendent de nous que menions notre mission de protection.

C’est un appel qui nous est lancé, à tous, pour réparer ensemble les failles d’un système défaillant, pour qu’aucun enfant ne soit laissé pour compte, pour que chaque enfant puisse se tourner vers demain avec l’assurance qu’aujourd’hui, nous nous tenons à ses côtés. Car chaque enfant qui glisse entre les mailles du filet de l’ASE est un rappel douloureux de notre responsabilité collective, un murmure constant de ce que nous devons être : un refuge, un soutien, un début d’histoire où chaque chapitre promet plus de joie que de larmes, plus d’envolées que de chutes.

 


– 1 –

proposition de rÉsolution

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, est créée une commission d’enquête de trente membres, chargée de :

Cette commission d’enquête a notamment pour missions :

1° de rechercher les causes de la saturation de l’aide sociale à l’enfance ;

2° d’évaluer les besoins en recrutement et de proposer des recommandations pour un recrutement plus important et de qualité, notamment des assistants familiaux et des éducateurs spécialisés ;

3° de s’assurer de l’efficacité et de la régularité des contrôles menés auprès des structures en charge d’accueillir les enfants et les jeunes de l’aide sociale à l’enfance ;

4° d’identifier les failles de l’aide sociale à l’enfance dans le suivi de la scolarisation et l’orientation des enfants placés ainsi que dans leur suivi de santé, tant physique que psychique ;

5° de mettre en lumière l’existence, ou non, de placements abusifs tels que dénoncés par de nombreuses associations et avocats spécialisés ;

6° de faire l’état des lieux de la bonne application des lois, et s’assurer de la bonne publication des décrets ;

7° d’éclairer le législateur sur les bénéfices d’une recentralisation.

Cette commission doit permettre d’évaluer les bonnes et mauvaises pratiques de l’aide sociale à l’enfance et proposer, le cas échéant, des modifications de notre législation en la matière.

 

 


([1]) « Je galère à boucler mes fins de mois" : 200 oubliés du Ségur de la santé à Mont-de-Marsan », France Bleu Gascogne, 7 décembre 2021 : https://www.francebleu.fr/infos/societe/200-oublies-du-segur-devant-la-prefecture-de-mont-de-marsan-1638894226

([2])  Rapport de l’Observatoire National de la Protection de l’Enfance, « La population des enfants suivis en protection de l’enfance au 31/12/2019 : les disparités départementales », p.18, février 2022

([3])  Bénédicte Jacquey-Vazquez, « Le contrôle par l’IGAS des placements dans le champ de l’Aide sociale à l’enfance », dans Le placement des enfants, 2014, pages 289 à 304

([4]) « Aide aux jeunes majeurs de l’Aide sociale à l’enfance : On nous fait les poches ! », Le Point, 23/11/2023 : https://www.lepoint.fr/societe/aide-aux-jeunes-majeurs-de-l-aide-sociale-a-l-enfance-on-nous-fait-les-poches-23-11-2023-2544270_23.php

([5])  Note de cadrage de la Haute Autorité de Santé, « concevoir et soutenir la réussite scolaire et éducative des enfants en situation de handicap et des enfants accompagnés par le dispositif de l’aide sociale à l’enfance »  

([6])  « TÉMOIGNAGE. « Je n’étais pas prêt » : enfant placé, il raconte le difficile virage vers l’autonomie », Ouest France, 23/10.2023 : https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/cholet-49300/temoignage-je-netais-pas-pret-enfant-place-il-raconte-le-difficile-virage-vers-lautonomie-3185f662-6f5e-11ee-8ee4-6d23d2858b34

([7])  Rapport de la Direction Générale de la Cohésion Sociale, « Étude relatives aux modalités d’accompagnement des jeunes de 16 à 21 de l’aide sociale à l’enfance mise en œuvre par les services départementaux de l’ASE », p.12, mai 2020 : https://www.cnape.fr/documents/asdo-dgcs_-rapport-modalites-daccompagnement-16-21-ans-par-ase/

([8])  Conseil d’orientation des politiques de jeunesse, L’insertion sociale et professionnelle des jeunes sortant des dispositifs de protection de l’enfance, commission de l’insertion des jeunes, 23 juin 2023, p. 21

([9]) « Ces millions d'euros que les enfants placés ne réclament pas », Capital, 30.08.2023
https://www.capital.fr/economie-politique/ces-millions-deuros-que-les-enfants-places-ne-reclament-pas-1477724

([10]) Isabelle Lacroix, Isabelle Frechon, Pascale Dietrich, Sarra Chaieb, Slate, « On était des servantes »: les violences racontées par d'anciens enfants placés », 8 juillet 2021  

([11]) Le Clown Triste, Huffpost, « Ancien enfant placé, j’ai été abandonné par ma famille mais aussi par l’État » - Témoignage, 4 novembre 2023

([12]) Ibid

([13]) Isabelle Lacroix, Sarra Chaïeb, Pascale Dietrich-Ragon, Isabelle Frechon, INED, document de travail 263, « La violence sous protection – Expériences et parcours des jeunes récemment sortis de placement », juin 2021

([14])  Cécilia Leriche, Le Parisien, « Mort de Myriam à Fontainebleau : depuis plusieurs mois, l’adolescente multipliait les fugues et consommait des drogues », 4 mars 2024

([15])  Mélissandre Sabathier-Robic, OhMyMag, « Violences sexuelles en foyers de l’enfance : le témoignage de Charlie Vincent », 16 mars 2022

([16])  Hamza Hizzir, Sept à Huit, « Ados placées en foyer, le tabou de la prostitution », 22 janvier 2024

([17])  Ibid

([18])  Milan Momic, ONPE, Note statistique, La population des enfants suivis en protection de l’enfance au 31/12/2019 : les disparités départementales, février 2022 : https://onpe.gouv.fr/system/files/publication/note_disparites_2019_fev22.pdf

([19])  « Alpes-Maritimes : Face à « l’explosion de l’immigration » des mineurs, le département lance un appel au gouvernement », 20 Minutes, 02.02.2023
https://www.20minutes.fr/societe/4021712-20230202-alpes-maritimes-face-explosion-immigration-mineurs-departement-lance-appel-gouvernement

([20])  Rapport de la Cour des comptes sur la protection sociale de l’enfance, novembre 2020, p. 77 https://www.ccomptes.fr/system/files/2020-11/20201130-rapport-protection-enfance_0.pdf

([21]) Conseil d’orientation des politiques de jeunesse, L’insertion sociale et professionnelle des jeunes sortant des dispositifs de protection de l’enfance, commission de l’insertion des jeunes, 23 juin 2023, p. 24-25

([22]) La Gazette des Communes, Club Santé Sociale, Adrien Taquet : « Recentraliser l’aide sociale à l’enfance n’est pas la solution », 15 février 2022 : https://www.lagazettedescommunes.com/790228/adrien-taquet-recentraliser-laide-sociale-a-lenfance-nest-pas-la-solution/