N° 2419
_____
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 29 mars 2024.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d’une commission d’enquête sur la politique nationale de sécurité routière,
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
M. Pierre CORDIER, Mme Sylvie BONNET, M. Hubert BRIGAND, M. Philippe JUVIN, M. Mansour KAMARDINE, M. Maxime MINOT, M. Éric PAUGET, Mme Christelle PETEX, M. Nicolas RAY, M. Jean-Pierre TAITE,
députés.
– 1 –
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
En février 2024, 224 personnes ont été tuées sur les routes de France métropolitaine, en hausse de 3 % par rapport à février 2023 (217), a annoncé la sécurité routière dans un communiqué. Le nombre de blessés graves (973) est « équivalent » à celui de février 2023, selon les estimations de l’Observatoire national interministériel de la sécurité routière (ONISR), pour cette année bissextile 2024, comptant un jour de plus qu’en 2023.
La sécurité routière note « en particulier » une augmentation du nombre de piétons tués le mois dernier, 47 (+ 12 tués par rapport à février 2023) et une hausse du nombre d’automobilistes décédés (114, + 11 tués). « La légère hausse concerne en particulier les jeunes de 18‑24 ans », avec 37 personnes tuées dans cette classe d’âge (+ 6 tués), ajoute l’ONISR.
Cette augmentation enregistrée en février 2024, fait suite à la hausse de 6 % du nombre de morts sur la route en janvier 2024 en France métropolitaine, par rapport à janvier 2023. Les nombres d’accidents et de blessés, eux, restent stables. 240 décès ont été enregistrés en ce mois de janvier 2024 (contre 227 en 2023), avec une hausse particulièrement importante pour les mobilités douces (piétons, cyclistes) et les deux‑roues motorisés, types scooters ou motos.
Cette reprise haussière du début de l’année 2024 démontre que la baisse continue du nombre des victimes de la route sur ces vingt dernières années marque le pas, après une année 2023 encore en baisse de 4,2 % par rapport à 2022, 3 402 personnes ayant péri sur les routes de France en 2023,
L’évolution ainsi décrite met en lumière la pertinence de l’intitulé du colloque organisé le 20 mars 2024 avec la Ligue de Défense des Conducteurs, à l’Assemblée nationale : « 3 500 morts par an sur les routes depuis 10 ans : maintenant, on fait quoi ? ».
Une telle interrogation oblige d’abord à établir un diagnostic, sans concession, de la situation nationale en matière de sécurité routière, en questionnant toutes les mesures qui ont été prises depuis 25 ans environ, période où Jacques Chirac, Président de la République, a érigé la sécurité routière en chantier prioritaire.
À partir de 1972 – alors que la France avait atteint le triste record de 18 000 victimes de la route – les gouvernements successifs ont adopté une politique sensée et très efficace : campagnes de sensibilisation, répression ciblée et vraie lutte contre l’alcoolisme au volant en étaient les socles. Parallèlement, les véhicules ont fait des progrès significatifs en sécurité passive et active, le réseau routier s’est modernisé, la rapidité d’intervention et l’efficacité des secours d’urgence sur les lieux des accidents se sont améliorées… Ainsi, la mortalité routière n’a cessé de reculer : moins de 10 000 morts en 1992, 8 000 en 2000, 6 000 en 2003. Des efforts restaient évidemment à faire, mais la courbe était encourageante.
De 1972 à 2003, la politique de sécurité routière passait par la répression ciblée, mais elle reposait avant tout sur la responsabilisation des conducteurs, sur la prévention et l’éducation routière. Expliquer aux automobilistes les risques encourus, leur apprendre à cohabiter avec tous les usagers de la route et, bien sûr, sanctionner ceux qui ne respectaient pas ces règles du « vivre ensemble ».
Mais ces valeurs se sont totalement inversées depuis quelques années et en particulier depuis fin 2003, où les premiers radars automatiques ont été installés.
Sous couvert de lutte pour l’amélioration de la sécurité routière, l’État trouve dans ces radars automatiques une manne inespérée et plonge d’ailleurs généreusement dans la cagnotte pour son propre désendettement, le détournant de plus en plus de son objectif initial. En dix‑huit ans, depuis 2004, première année de recettes pleines (le premier radar ayant été installé fin 2003), les sanctions automatisées ont rapporté plus de 12 milliards d’euros !
Le rapport simpliste entre accidentologie et vitesse a permis de justifier le déploiement incessant d’un vaste parc de radars automatiques.
Au 31 décembre 2024, la France devrait compter 4 600 appareils radars, dont un maximum de 3 560 radars simultanément actifs (hors zones urbaines) étant donné que le taux de disponibilité visé est de 93 %. Ce parc sera constitué de 400 radars fixes (dispositifs de contrôle du respect des vitesses limites autorisées), 700 radars discriminants (radars fixes permettant de distinguer les vitesses des véhicules légers de celle des poids lourds), 500 radars mobiles « embarqués/débarqués » (dispositifs de contrôle embarqués dans des véhicules banalisés mis à disposition des forces de l’ordre, et permettant des contrôles en mode embarqué ou débarqué, véhicule à l’arrêt) dont 50 équipements simultanément actifs, 400 voitures radars déployées dont plus de 50 % auront une conduite externalisée, 800 radars autonomes de chantiers, 30 radars vitesse moyenne, aussi appelés radars tronçons (radars permettant de mesurer la vitesse moyenne d’un véhicule sur un tronçon de route de plusieurs kilomètres), 30 radars passages à niveau (radars permettant de sanctionner les franchissements illicites de passages à niveau) et 1 500 radars tourelles actifs.
Pourtant, la politique de répression routière, focalisée sur la chasse aux excès de vitesse, atteint ses limites, souligne le rapport de la Cour des comptes de juin 2021 ([1]).
Les faits sont établis : sur les 12,5 millions d’infractions constatées par des radars automatiques en 2020, 58 % – près de 6 sur 10 ! – concernent des « excès » de 1 à 5 km/h (sachant que dans 95 % des cas, ceux‑ci sont inférieurs à 20 km/h.) ([2]).
Les « grands » excès de vitesse, supérieurs ou égaux à 50 km/h et qui font les grands titres dans les médias, comptent quant à eux pour… 0,3 %.
Le ministre de l’intérieur a dit qu’il fallait être « gentil avec les gentils, et méchant avec les méchants ».
C’est pourquoi, avant qu’il ne supprime par décret, applicable au 1er janvier 2024, le retrait d’un point pour dépassement de moins de 5 km/h de la vitesse autorisée, nous avions, avec plusieurs collègues, demandé la suppression totale de la contravention pour les dépassements de vitesse inférieurs à 5 km/h, hors agglomération ([3]).
Malheureusement, le Gouvernement s’est arrêté à la moitié du chemin, accréditant l’idée dans l’opinion que les radars sont bien une « pompe à fric ». On ne vous supprime plus le point, mais on vous maintient l’amende !
Dans le même esprit, a été déposée une proposition de loi ([4]) pour rendre obligatoire la signalisation des voitures radars privatisées, dont l’utilisation démontre que, elles aussi, répondent à un objectif de rentabilité qui tourne le dos à l’impératif de sécurité routière.
Par conséquent, force est de constater que ces dernières années, un palier a été atteint, dans les résultats de la sécurité routière. Faut‑il s’en satisfaire ? Faut‑il se résigner ?
La réponse est clairement : NON !
La sanction est indispensable.
Mais, pour être efficace, une sanction doit être juste, proportionnée et, surtout, comprise du conducteur qui en fait l’objet. La dimension pédagogique de la sanction ne doit plus être occultée.
Or, aujourd’hui on automatise, on déshumanise – les gendarmes se font rares sur les bords de nos routes – et on s’étonne que les résultats stagnent.
Il est temps de considérer tous les facteurs qui agissent sur la sécurité routière. Sans œillères et sans tabou.
La sécurité routière est multifactorielle. Nul ne le conteste.
Les projecteurs médiatiques sont venus nous rappeler, l’an dernier, qu’un accident mortel sur cinq implique un conducteur positif aux stupéfiants. Cette part passe à un accident sur trois, la nuit au cours des week‑ends.
Parmi les conducteurs positifs aux stupéfiants impliqués dans un accident mortel, la moitié présente également un taux d’alcool supérieur à 0.5 g/l.
M. Nicolas Simon, professeur de médecine spécialisé en addictologie, est catégorique : le cocktail drogues/alcool multiplie par 29 le risque d’avoir un accident mortel.
Sont en cause les effets des sentiments de puissance et de désinhibition, conjugués à l’amoindrissement des réflexes.
De manière générale, la fatigue ou l’inattention, due notamment à l’usage du téléphone au volant, même avec le bluetooth, sont des facteurs explicatifs.
Faut‑il le dire ici avec insistance, dans 30 % des accidents mortels, selon l’ONISR, l’infrastructure routière apparaît comme l’un des facteurs impliqués.
À cet égard, il convient de souligner l’opacité du compte d’affectation spéciale et l’incapacité de tracer les dépenses d’entretien, ce qui ne permet pas de savoir précisément quels fonds sont alloués à la sécurité routière. Voici ce que la Cour des comptes disait l’an passé : « Si des efforts ont été accomplis (…), les données demeurent parfois peu détaillées et restent éloignées des demandes de la Cour, car elles ne permettent pas d’évaluer la part des crédits effectivement alloués à la sécurité routière […]. Ces crédits, qui ne représentent qu’un très faible pourcentage des dépenses d’infrastructure routière des départements, sont globalisés sur des opérations d’infrastructure dont le lien avec la sécurité routière n’est ni démontré ni contrôlé. »
Enfin, le rôle de l’automobile est tout aussi important.
Les constructeurs, les ingénieurs, les professionnels de l’automobile travaillent sans relâche à améliorer la sécurité des véhicules. Le suivi de leur entretien par le contrôle technique participe également à la sécurité routière.
Tous les progrès en la matière méritent d’être considérés.
En matière de sécurité routière – comme dans bien d’autres domaines – il nous faut faire aujourd’hui plus de sur‑mesure.
Tout en ne s’interdisant rien. Et sans pour autant attendre l’avènement des véhicules autonomes pour tous, ce qui n’est pas pour demain et ne sera pas sans poser des problèmes.
Il nous faut agir dès maintenant. C’est possible.
Il convient donc de faire un bilan des politiques de sécurité routière menées dans notre pays depuis vingt-cinq ans afin d’envisager toutes les pistes d’améliorations possibles. Sans complaisance, avec lucidité. Par ses pouvoirs d’investigation, la commission d’enquête sera à même d’y procéder.
Aussi, nous vous demandons, Mesdames, Messieurs, de bien vouloir adopter la proposition de résolution suivante.
– 1 –
proposition de rÉsolution
Article unique
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, est créée une commission d’enquête de trente membres, chargée de :
– d’établir un bilan exhaustif des politiques de sécurité routière menées depuis vingt‑cinq ans dans notre pays ;
– d’évaluer leurs résultats au regard de tous les moyens mis en œuvre et de leur pertinence ;
– et, à la lumière des politiques conduites à l’étranger comme des expériences réussies dans certains territoires de l’Hexagone, proposer les grands axes de la politique de sécurité routière que notre pays doit mettre en œuvre pour réduire encore plus significativement le nombre des victimes de la route.
([1]) Évaluation de la politique publique de sécurité routière, rapport public thématique, Juin 2021, Cour des comptes : https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2021-06/20210701-rapport-securite-routiere.pdf
([2]) Réponse du Ministre de l’Intérieur à la question de Mme Françoise Dumont (Var - Les Républicains) JO Sénat du 08/04/2021 - page 2325.
([3]) Proposition de loi n°1210 visant à supprimer la contravention lorsque la vitesse retenue est comprise entre 1 et 5 km/h au-delà de la vitesse autorisée, hors agglomération (10 mai 2023).
([4]) Proposition de loi n°422 visant à rendre obligatoire la signalisation des radars mobiles privés (2 novembre 2022).