N° 1267

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 9 avril 2025.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

visant à la reconnaissance, au remboursement et à la réparation  par la France de la « double dette » d’Haïti,

 

présentée par

Mme Émeline K/BIDI, M. Stéphane PEU, M. Édouard BÉNARD, Mme Soumya BOUROUAHA, M. Julien BRUGEROLLES, M. Jean-Victor CASTOR, Mme Elsa FAUCILLON, Mme Karine LEBON, M. Jean-Paul LECOQ, M. Frédéric MAILLOT, M. Emmanuel MAUREL, M. Yannick MONNET, M. Marcellin NADEAU, M. Davy RIMANE, Mme Mereana REID ARBELOT, M. Nicolas SANSU, M. Emmanuel TJIBAOU,

députées et députés.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Cette année 2025 marque le bicentenaire de la reconnaissance par la France de l’indépendance d’Haïti. Deux siècles que l’ancienne puissance coloniale a décidé de conditionner la reconnaissance d’une indépendance proclamée vingt-et-un-ans plus tôt – le 1er janvier 1804- au versement d’une compensation financière. Deux siècles que les principes et les idéaux du pays des Droits de l’Homme butent sur « la dette de l’indépendance » qu’elle a imposée à la « Première République noire  libre».

L’Ordonnance royale du 17 avril 1825 occupe une place singulière dans l’histoire française et mondiale. C’est le texte par lequel Charles X décide, unilatéralement et en rupture avec le refus opposé par la France jusqu’ici, de reconnaître l’indépendance d’Haïti, en l’assortissant d’une contrepartie financière aussi exorbitante qu’illégitime. Son article 2 prévoit que « Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la Caisse générale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant le 31 décembre 1825, la somme de cent cinquante millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité. ».

Ainsi des anciens esclaves, devenus libres en 1793 à l’issue d’une révolte servile victorieuse et sans précédent, doivent-ils dédommager les anciens colons français de Saint-Domingue. Ces versements au profit d’anciens propriétaires esclavagistes feront l’objet de transmissions de génération en génération.

Un émissaire est chargé de transmettre ce texte aux autorités haïtiennes. Il s’agit du baron de Mackau dont la mission est d’imposer, sans négociation et à force d’ultimatum, les exigences fixées par la France. Loin d’être un accord, cette Ordonnance est en réalité une « rançon ». La signature aura lieu sous la menace d’un blocus maritime et de plus de 500 canons positionnés en direction de Port-au-Prince.

En 1825, la France sort affaiblie du Congrès de Vienne. L’impérialisme français n’a plus de débouché en Europe. Pour renouer avec un substitut de grandeur, Paris doit trouver de nouveaux marchés. S’il est acquis que la reconquête, un temps envisagé, d’Haïti est désormais impossible, reconnaître la souveraineté du nouvel État apparaît comme un moyen de réaffirmer l’influence française dans les Caraïbes et une formidable occasion de masquer son impuissance en Europe.

Haïti supportera le prix imposé pour cette reconnaissance, à travers laquelle elle compte assurer son unité nationale et garantir la sécurité de l’Etat. Ce prix est élevé au triple point de vue financier, commercial et territorial.

Aux 150 millions de francs-or de l’indemnité s’ajoutent toute une série d’obligations et d’interdictions fixées avec précision par l’article 1er.

Haïti est indépendante, mais ne peut pas choisir sa politique commerciale : elle doit accueillir tous les pavillons.

Haïti est indépendante mais doit toujours concéder des avantages commerciaux à l’ancienne puissance coloniale : elle doit réduire de moitié les droits de douane en faveur des pavillons français.

Haïti est indépendante mais son pavillon est interdit dans toutes colonies françaises : il s’agit d’éviter tout risque de contagion de nouveaux soulèvements.

Haïti est indépendante mais sa souveraineté est amputée : elle est reconnue uniquement sur la « partie française de Saint-Domingue ».

Après l’humiliation de Vertières en novembre 1803, qui accélère la fin de la guerre d’indépendance commencée douze ans plus tôt, et la défaite cinglante que « l’Armée indigène » a infligée à l’armée la plus puissante du monde, Paris devait prendre sa revanche. Pour éviter tout risque de contagion dans le reste de son Empire colonial, la France devait faire d’Haïti un exemple. Dans un double paradoxe insupportable et à jamais injustifiable : le vainqueur de la guerre est condamné à payer un tribut au vaincu, les esclaves que la proclamation de « la Liberté générale » avait rendus libres doivent indemniser leurs anciens maîtres.

L’ancienne colonie « la plus riche du monde » doit payer une dette colossale correspondant à plus d’une décennie de ses revenus. Selon l’économiste Thomas Piketty, cette indemnité représente l’équivalent de trois années de production haïtienne c’est-à-dire 300 % du produit intérieur brut.

Cette dette est insatiable. Le remboursement de la « dette de l’indépendance » aspire la moitié du revenu d’Haïti. La paysannerie est lourdement mise à contribution tandis que le gouvernement est contraint d’emprunter auprès des institutions bancaires françaises à des taux prohibitifs auxquels s’ajoutent de lourdes pénalités de retard. C’est la naissance de la « double dette » et l’enfermement d’Haïti, pendant plus d’un siècle, dans une spirale infernale qui hypothéquera toute perspective de développement.

Choquante dans son principe, colossale dans son montant, cette « double dette » est un fardeau vite insupportable pour les finances haïtiennes. Il faudra attendre 1888 pour que ces 150 millions, ramenés à 90 millions en 1838, soient remboursés. Quant aux emprunts, ils seront enfin soldés dans les années 1950. Au total, il aura fallu plus d’un siècle et le versement de l’équivalent de près de 525 millions d’euros pour que Haïti soit libérée des fers de l’article 2 de l’Ordonnance de 1825. Mais les conséquences provoquées par ce texte sur la société et le développement d’Haïti, se sont longtemps prolongées et sont toujours à l’œuvre.

La « double dette » et l’ordonnance, qui en est son acte de naissance, pourtant si prégnantes sur les nouvelles configurations internationales issues des décolonisations, sont confinées au silence. L’histoire les ignorera. Les mémoires les oublieront. Sous une lourde chappe de plomb dont les motivations doivent elles aussi être questionnées et où, là encore, la contribution française est primordiale et attendue.

Dans son rapport qu’il adresse au ministre de la Marine et des Colonies, le baron de Mackau avait résumé cyniquement la situation : « Sous un tel régime, Haïti, deviendrait indubitablement une province de la France rapportant beaucoup et ne coûtant rien. » Il serait erroné de se défausser de cette responsabilité historique sous couvert de la nature despotique du pouvoir qui, en 1825, a imposé ce diktat à la jeune République d’Haïti. Qu’il s’agisse du Second empire, de la Deuxième ou de la Troisième République, aucun de ces régimes successifs, n’a remis en cause le tribut exorbitant que la France a imposé à Haïti. La dette comme instrument du néocolonialisme a une origine bien précise et la France un rôle indéniable.

C’est en 2003 qu’apparaît la question de la réparation. Le Président haïtien Jean-Bertrand Aristide, démocratiquement élu en 1991, adresse à la France une demande de restitution de l’indemnité de 1825. Ce remboursement est alors évalué à hauteur de 21,7 milliards de dollars. La demande stupéfie, fait l’objet de critiques acerbes et même de railleries. Mais l’idée de la restitution est lancée et survivra à l’éviction du Président haïtien un an plus tard. Durant ces vingt dernières années, de nouvelles demandes et de nouvelles évaluations sont avancées régulièrement.

La France s’honorerait, à l’occasion du bicentenaire, à reconnaître et à assumer pleinement une des pages les moins glorieuses de son histoire et à tirer toutes les conséquences liées à la « double dette » qu’elle a imposée à Haïti.

Telle est le sens de cette proposition de résolution.

 


– 1 –

proposition de RÉSOLUTION

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 34‑1 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu l’ordonnance royale du 17 avril 1825,

Vu la loi n° 2001‑434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité,

Vu la résolution 60/147 adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, le 16 décembre 2005 sur les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire,

Vu le rapport du rapporteur spécial de l’Organisation des Nations unies sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non‑répétition du 22 juillet 2021 présenté en application de la résolution 45/10 du Conseil des droits de l’homme,

Vu le plan de 2014 des quinze pays membres de la Communauté caribéenne, ou Communauté des Caraïbes adressé aux pays européens ayant pratiqué l’esclavage, et la traite négrière,

Vu la déclaration du Secrétaire général des Nations unies António Guterres du 25 mars 2025 à l’occasion de la Journée internationale du 25 mars « Reconnaître le passé. Réparer le présent. Construire un avenir de dignité et de justice »,

Considérant que la portée historique de l’ordonnance royale du 17 avril 1825 sur les rapports internationaux issus des décolonisations mérite de faire l’objet d’une analyse pluridisciplinaire approfondie ;

Considérant que Haïti est le pays le plus pauvre du continent américain et que les inégalités de revenus sont parmi les plus fortes au monde ;

Considérant l’instabilité politique marquée par l’exacerbation des crises successives qui ont débouché sur l’impossibilité de l’État haïtien de fonctionner ;

Considérant que la situation haïtienne ne peut plus être considérée sous le seul angle de l’urgence humanitaire, parfois teinté de misérabilisme, et que la solidarité internationale ne saurait faire figue de réparation ;

Invite le Gouvernement à reconnaître officiellement et solennellement l’injustice infligée à Haïti par l’ordonnance du 17 avril 1825 ;

Invite le Gouvernement à considérer ses conséquences et ses prolongements à long terme sur l’ensemble de la société haïtienne ;

Invite le Gouvernement à une prise en considération des demandes de remboursement et à étudier le processus de restitution de la « double dette » imposée à Haïti qui a été honorée dans son intégralité ;

Appelle à cet effet à la mise en place d’une commission indépendante ;

Appelle à initier et à soutenir les initiatives s’inscrivant dans une démarche de justice réparatrice et particulièrement les initiatives franco‑haïtiennes à portée mémorielle pour transmettre aux générations actuelles et futures cette page sombre de notre histoire.