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N° 1485

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 2 juin 2025.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la levée du secret-défense concernant l’assassinat de militantes kurdes à Paris en janvier 2013,

 

présentée par

M. Thomas PORTES, Mme Mathilde PANOT, les membres du groupe La France insoumise - Nouveau Front Populaire [(1)], M. Édouard BÉNARD, M. Damien GIRARD, M. Stéphane HABLOT, M. Jean-Paul LECOQ, M. Benjamin LUCAS-LUNDY,

députés et députées.

 


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Depuis plus de douze ans, la communauté kurde réclame vérité et justice pour le triple assassinat de Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez, survenu en plein cœur de Paris, dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013, dans le quartier de Strasbourg‑Saint‑Denis.

Cet attentat terroriste, commis dans un local de la rue La Fayette abritant une association, a profondément choqué la communauté kurde ainsi que ses soutiens, en France et à l’international. Les trois militantes ont été exécutées froidement d’une balle dans la tête, en plein jour, à quelques pas de l’Assemblée nationale et du ministère de l’Intérieur. 

Plus de douze ans après les faits, aucun procès n’a encore eu lieu.

Ces trois femmes méritent un hommage digne de leur engagement.

Sakine Cansiz, 54 ans, était l’une des fondatrices du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mouvement créé en 1978 par Abdullah Öcalan. Elle a aussi contribué à la fondation du Mouvement de la femme libre, dont les principes ont nourri l’engagement des combattantes kurdes dans la lutte contre Daech en Syrie. Réfugiée politique en France depuis 1998, elle était une figure emblématique de la cause kurde.

Fidan Dogan, 30 ans, connue sous le nom de Rojbîn, était représentante du Congrès national du Kurdistan (KNK) et responsable du Centre d’information du Kurdistan à Paris. Née en Turquie, elle a grandi en France, d’abord à Lyon puis à Strasbourg, où elle s’est engagée dès l’adolescence dans les luttes kurdes, féministes et diplomatiques.

Leyla Saylemez, 25 ans, militante du mouvement de jeunesse kurde, est née au Kurdistan de Turquie et a grandi en Allemagne. Étudiante en architecture, elle a milité dans plusieurs villes européennes avant de rejoindre Paris en 2012 pour soutenir les activités du Centre d’information du Kurdistan.

Leur assassinat, loin de leurs terres natales, a forgé leur légende et renforcé la détermination de ceux et celles qui continuent de mener leur combat.

L’auteur présumé, un ressortissant turc, avait été arrêté huit jours après les faits. Employé comme chauffeur par l’une des victimes, il a été mis en examen pour « "assassinats en relation avec une entreprise terroriste ». Les éléments de l’enquête, appuyés par des vidéos de surveillance et des documents accablants, ont révélé ses liens directs avec les services secrets turcs (MIT), ainsi que son appartenance idéologique aux milieux nationalistes fascistes, notamment le mouvement Loups gris. Il est mort en détention, en décembre 2016, d’un cancer du cerveau, à un mois de l’ouverture du procès.

Ce décès brutal a laissé de nombreuses zones d’ombre. En juillet 2015, le parquet de Paris avait pourtant rédigé un réquisitoire définitif de plus de 70 pages, dans lequel il évoquait, pour la première fois en France, la possible implication d’un service de renseignement étranger dans un assassinat politique sur le territoire national. Au‑delà d’une simple affaire judiciaire, il s’agit d’un crime terroriste impliquant les services d’un État étranger, comme le soulignait le réquisitoire du Procureur de la République : « De nombreux éléments de la procédure permettent de suspecter l’implication du MIT dans l’instigation et la préparation des assassinats.

En mars 2018, les familles des victimes ont porté plainte avec constitution de partie civile, espérant relancer l’enquête. En 2019, un juge antiterroriste a été désigné pour rouvrir l’instruction. Des documents venus de Belgique ont alors évoqué la possible implication de l’ancien ambassadeur de Turquie en France, agent des services turcs. Malgré cela, le ministère français de la Défense refuse toujours de lever le secret‑défense, entravant l’établissement de la vérité.

Les éléments du dossier sont pourtant accablants : une conversation enregistrée entre l’auteur présumé et deux agents turcs, un document s’apparentant à un ordre de mission, et de nombreux témoignages établissant les liens entre le suspect et les services turcs. Les avocats des victimes affirment que l’implication du MIT est désormais clairement démontrée. 

La question centrale reste en suspens : ces crimes ont‑ils été commandités officiellement par l’État turc, ou bien le suspect a‑t‑il agi de sa propre initiative, en lien avec les services ? Seul un procès aurait pu lever ces incertitudes. À ce jour, le refus de lever le secret‑défense empêche la justice de suivre son cours et alimente un climat d’impunité.

Le gouvernement français persiste à opposer le secret‑défense, empêchant ainsi toute transparence. C’est un déni de justice, un affront fait aux victimes, à leurs familles, à la communauté kurde, et à toutes celles et ceux qui défendent les droits humains.

Ce sentiment d’impunité s’est intensifié avec un second attentat terroriste, survenu à Paris le 23 décembre 2022. Alors que la communauté kurde préparait la commémoration du dixième anniversaire des assassinats de 2013, trois autres militants politiques kurdes ont été froidement exécutés devant le Centre culturel kurde Ahmet‑Kaya, qui abrite notamment le siège du Conseil Démocratique Kurde en France (CDK‑F), rue d’Enghien.

Parmi les victimes figurent Emine Kara, connue sous le nom d’Evîn Goyî, combattante contre Daech à Raqqa et au Sinjar, blessée sur le front, et figure emblématique du Mouvement des femmes kurdes ; Mîr Perwer, jeune chanteur kurde réfugié politique en France après une condamnation en Turquie en raison de son engagement culturel ; ainsi qu’Abdurrahman Kizil, militant engagé fréquentant régulièrement l’association. Trois autres personnes ont également été blessées lors de l’attaque.

Ce nouvel attentat, mené par un militant d’extrême droite, a ravivé les douleurs et les colères. Ainsi, deux fois en dix ans, Paris a été le théâtre de tueries politiques visant les Kurdes, en particulier les femmes.

Tant que les commanditaires du triple assassinat du 9 janvier 2013 ne seront pas jugés et condamnés, le crime terroriste du 23 décembre 2022 restera lui aussi impuni.

Il ne s’agit pas d’une simple affaire judiciaire. C’est une question de vérité, de justice, et de dignité. La France ne peut pas laisser croire qu’elle protège, par son silence, un crime politique perpétré sur son sol. Elle doit lever le secret‑défense, reconnaître le caractère terroriste de ces attaques, et tout mettre en œuvre pour juger les responsables.

Ces crimes terroristes ne touchent pas seulement la France et sa communauté kurde, mais un peuple de 50 millions de personnes à travers le monde, dont la souffrance est partagée par tous ceux qui aspirent à la vérité et à la justice.

 


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proposition de RÉSOLUTION

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 34‑1 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, affirmant que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »,

Vu l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif au droit à un procès équitable,

Vu l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantissant qu’une cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, 

Considérant que le 9 janvier 2013, trois militantes kurdes – Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Soylemez – ont été assassinées en plein Paris, dans les locaux du Centre d’information du Kurdistan, un crime politique présumé qui a suscité une vive émotion nationale et internationale ;

Considérant que ces assassinats s’inscrivent dans un contexte de répression visant les militantes du mouvement des femmes kurdes et les défenseurs des droits du peuple kurde ;

Considérant que de nombreux éléments de l’enquête ont mis en lumière de possibles liens entre l’auteur présumé et les services de renseignement turcs, comme en attestent plusieurs pièces du dossier judiciaire et le réquisitoire définitif du parquet antiterroriste en 2015 ;

Considérant que malgré l’ouverture d’une seconde information judiciaire à la suite d’une nouvelle plainte des familles en 2019, l’accès à la vérité demeure entravé par le maintien du secret‑défense sur certaines pièces essentielles à l’enquête ;

Considérant que la France, patrie des droits de l’Homme, se doit de garantir vérité et justice pour toutes les victimes de crimes politiques sur son sol, et qu’elle ne saurait tolérer l’impunité ni permettre qu’un crime terroriste puisse être étouffé par des considérations diplomatiques ou géopolitiques ;

Considérant que le secret‑défense, prévu par le code pénal et le code de la défense, ne saurait être utilisé pour faire obstacle à une enquête judiciaire visant à faire la lumière sur des faits d’une exceptionnelle gravité ;

1. Demande au Gouvernement de lever sans délai le secret‑défense sur les documents et informations relatifs à l’assassinat des militantes kurdes à Paris en janvier 2013, afin de permettre à l’autorité judiciaire de mener ses investigations dans des conditions pleines et entières, conformément aux principes fondamentaux de notre droit ;

2. Affirme que la levée totale du secret‑défense constitue une condition essentielle pour faire reculer l’impunité, rétablir la confiance dans l’institution judiciaire et honorer la mémoire des militantes assassinées en 2013, comme celle des victimes de l’attentat du 23 décembre 2022 à Paris ;

3. Appelle le Gouvernement à garantir la transparence de l’enquête et à rendre publics, sous réserve du respect des impératifs de sécurité nationale, les éléments classifiés susceptibles d’éclairer les circonstances, les responsabilités et les complicités dans ce triple assassinat ;

4. Appelle le Gouvernement, en particulier le Garde des Sceaux, à intervenir pour que le parquet national antiterroriste soit saisi du cadre du triple assassinat perpétré à Paris le 23 décembre 2022.

 

 


[(1)](1) Ce groupe est composé de : Mme Nadège ABOMANGOLI, M. Laurent ALEXANDRE, M. Gabriel AMARD, Mme Ségolène AMIOT, Mme Farida AMRANI, M. Rodrigo ARENAS, M. Raphaël ARNAULT, Mme Anaïs BELOUASSA-CHERIFI, M. Ugo BERNALICIS, M. Christophe BEX, M. Carlos Martens BILONGO, M. Manuel BOMPARD, M. Idir BOUMERTIT, M. Louis BOYARD, M. Pierre-Yves CADALEN, M. Aymeric CARON, M. Sylvain CARRIÈRE, Mme Gabrielle CATHALA, M. Bérenger CERNON, Mme Sophia CHIKIROU, M. Hadrien CLOUET, M. Éric COQUEREL, M. Jean-François COULOMME, M. Sébastien DELOGU, M. Aly DIOUARA, Mme Alma DUFOUR, Mme Karen ERODI, Mme Mathilde FELD, M. Emmanuel FERNANDES, Mme Sylvie FERRER, M. Perceval GAILLARD, Mme Clémence GUETTÉ, M. David GUIRAUD, Mme Zahia HAMDANE, Mme Mathilde HIGNET, M. Andy KERBRAT, M. Bastien LACHAUD, M. Abdelkader LAHMAR, M. Maxime LAISNEY, M. Arnaud LE GALL, M. Aurélien LE COQ, M. Antoine LÉAUMENT, Mme Élise LEBOUCHER, M. Jérôme LEGAVRE, Mme Sarah LEGRAIN, Mme Claire LEJEUNE, Mme Murielle LEPVRAUD, Mme Élisa MARTIN, M. Damien MAUDET, Mme Marianne MAXIMI, Mme Marie MESMEUR, Mme Manon MEUNIER, M. Jean-Philippe NILOR, Mme Sandrine NOSBÉ, Mme Danièle OBONO, Mme Nathalie OZIOL, Mme Mathilde PANOT, M. René PILATO, M. François PIQUEMAL, M. Thomas PORTES, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Jean-Hugues RATENON, M. Arnaud SAINT-MARTIN, M. Aurélien SAINTOUL, Mme Ersilia SOUDAIS, Mme Anne STAMBACH-TERRENOIR, M. Aurélien TACHÉ, Mme Andrée TAURINYA, M. Matthias TAVEL, Mme Aurélie TROUVÉ, M. Paul VANNIER.