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N° 1597
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 18 juin 2025.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d’une commission d’enquête portant sur le non-accès aux droits pour les personnes immigrées,
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
M. Idir BOUMERTIT, Mme Danièle OBONO, Mme Mathilde PANOT, Mme Nadège ABOMANGOLI, M. Laurent ALEXANDRE, M. Gabriel AMARD, Mme Ségolène AMIOT, Mme Farida AMRANI, M. Rodrigo ARENAS, M. Raphaël ARNAULT, Mme Anaïs BELOUASSA-CHERIFI, M. Ugo BERNALICIS, M. Christophe BEX, M. Carlos Martens BILONGO, M. Manuel BOMPARD, M. Louis BOYARD, M. Pierre-Yves CADALEN, M. Aymeric CARON, M. Sylvain CARRIÈRE, Mme Gabrielle CATHALA, M. Bérenger CERNON, Mme Sophia CHIKIROU, M. Hadrien CLOUET, M. Éric COQUEREL, M. Jean-François COULOMME, M. Sébastien DELOGU, M. Aly DIOUARA, Mme Alma DUFOUR, Mme Karen ERODI, Mme Mathilde FELD, M. Emmanuel FERNANDES, Mme Sylvie FERRER, M. Perceval GAILLARD, Mme Clémence GUETTÉ, M. David GUIRAUD, Mme Zahia HAMDANE, Mme Mathilde HIGNET, M. Andy KERBRAT, M. Bastien LACHAUD, M. Abdelkader LAHMAR, M. Maxime LAISNEY, M. Arnaud LE GALL, M. Antoine LÉAUMENT, Mme Élise LEBOUCHER, M. Aurélien LE COQ, M. Jérôme LEGAVRE, Mme Sarah LEGRAIN, Mme Claire LEJEUNE, Mme Murielle LEPVRAUD, Mme Élisa MARTIN, M. Damien MAUDET, Mme Marianne MAXIMI, Mme Marie MESMEUR, Mme Manon MEUNIER, M. Jean-Philippe NILOR, Mme Sandrine NOSBÉ, Mme Nathalie OZIOL, M. René PILATO, M. François PIQUEMAL, M. Thomas PORTES, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Jean-Hugues RATENON, M. Arnaud SAINT-MARTIN, M. Aurélien SAINTOUL, Mme Ersilia SOUDAIS, Mme Anne STAMBACH-TERRENOIR, M. Aurélien TACHÉ, Mme Andrée TAURINYA, M. Matthias TAVEL, Mme Aurélie TROUVÉ, M. Paul VANNIER,
députés et députées.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
L’accès effectif aux droits est un fondement de notre pacte républicain. Il garantit que toute personne, quelle que soit son origine, sa situation sociale ou son statut administratif, puisse exercer pleinement ses droits et bénéficier de la protection que lui assurent les lois de la République. Pourtant, des millions d’usagers du service public, qu’ils soient Français ou issus de l’immigration, restent exclus de l’accès réel aux droits fondamentaux que la loi leur garantit : droit au travail, prestations sociales, liberté de circulation…
Il convient d’abord de souligner que le terme « non‑recours aux droits » est le plus souvent employé pour désigner le fait que les usagers n’ont pas entrepris les démarches requises pour accéder à leurs droits. Il en découle une forme d’inversion de la responsabilité, laissant entendre que cette situation leur incombe exclusivement. Le terme « non‑accès aux droits » lui sera alors préféré dans le cadre de la présente résolution.
Une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) de 2021 a démontré que, pour quatre personnes sur dix, le non‑accès aux droits est principalement lié au manque d’information sur les aides ou les organismes à qui s’adresser (39 %). Les autres causes identifiées sont les démarches trop complexes et trop longues (23 %), la crainte des conséquences négatives (18 %) – telles que des contrôles ou la perte d’autres droits– et la volonté d’autonomie (16 %). Ces obstacles touchent l’ensemble de la population, mais ils se révèlent d’autant plus criants pour des publics spécifiques, notamment les personnes étrangères.
Le rapport du Défenseur des droits de 2024 dresse un constat particulièrement alarmant à ce sujet : l’accès aux droits des personnes étrangères, en particulier pour les démarches liées aux titres de séjour, est aujourd’hui gravement entravé. Plus d’un tiers des réclamations reçues par l’institution concernent désormais le droit des étrangers, un chiffre en constante augmentation depuis plusieurs années. Parmi ces réclamations, 76 % portent spécifiquement sur les titres de séjour – premières demandes, renouvellements, ou contestations de décisions préfectorales. Cette situation traduit une défaillance structurelle du service public, qui peine à remplir ses missions d’accueil, d’information et d’accompagnement des usagers dans des démarches pourtant essentielles à leur vie quotidienne.
Ces chiffres témoignent d’une crise profonde de l’effectivité des droits, touchant des publics particulièrement vulnérables et révélant une rupture d’égalité dans l’accès aux services publics. Les travaux de recherche confirment l’ancrage ancien et structurel de ces entraves pour les personnes étrangères.
Une étude de l’Institut national d’études démographiques (INED), publiée en novembre 2023, révèle que 21 % des immigrés résidant en France ont été, à un moment de leur parcours, en situation irrégulière, dont plus d’un tiers pendant plus de cinq ans. Cette donnée saisissante souligne combien la précarité administrative constitue une réalité durable, largement répandue et non marginale. Le directeur de recherches de l’INED souligne ainsi que « la situation d’irrégularité est quelque chose de presque banal et d’important depuis très longtemps en France ». Ce constat met en lumière une forme d’anormalité institutionnalisée, où l’instabilité administrative s’installe comme une norme tacite du parcours migratoire, exposant les personnes concernées à des sanctions lourdes dès lors que leur titre de séjour arrive à expiration. Un bénévole à La Cimade, a déclaré à Libération : “Ce sont des immigrés en situation régulière qui n’ont commis aucune infraction et qui se trouvent en situation irrégulière à cause des retards de la préfecture. Ils perdent leurs droits et ils mettent un temps fou à les récupérer”.
À cette précarité administrative, il faut ajouter la prolifération de politiques xénophobes, qui n’ont de cesse d’être dans la surenchère restrictive sur le droit au séjour, en durcissant toujours plus les conditions d’accès aux titres de séjours.
Dans ce contexte, une question s’impose : la France fabrique‑t‑elle elle‑même ses sans‑papiers ?
L’article R. 432‑2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) fixe un délai maximal de quatre mois pour le traitement des demandes de titres de séjour. Pourtant, les délais constatés en pratique excèdent trop souvent cette limite. Un article du Monde du 25 mai 2022, s’appuyant sur un rapport du Sénat, rendu public le 10 mai 2022, confirme une réalité alarmante : les services préfectoraux chargés des titres de séjour sont débordés, en sous‑effectif chronique, avec des outils numériques inadaptés qui créent de nouvelles formes d’exclusion. Il souligne l’urgence d’un investissement massif dans les moyens humains et techniques pour garantir un accès réel aux droits. Le rapport note également que la complexité des procédures et le manque de personnel engendrent un contentieux croissant, les demandeurs étant contraints de saisir le juge administratif pour obtenir un rendez‑vous en préfecture.
Un avocat au barreau de Lyon spécialiste en droit des étrangers et en droit de la nationalité, souligne que dans son cabinet, toutes les décisions concernant des demandes de titres de séjour ont abouti à une condamnation de la préfecture, qui n’a jamais pris en compte les jugements du tribunal administratif à son encontre. Ce constat rejoint la position du tribunal administratif de Rennes qui, dans sa décision n° 2300386 du 8 avril 2024, a rappelé que les retards imputables aux services préfectoraux constituent une faute engageant la responsabilité de l’État, justifiant l’indemnisation des usagers. En 2021, avec plus de 100 000 requêtes, le contentieux des étrangers représentait plus de 40 % des affaires traitées par les tribunaux administratifs, selon un rapport du Sénat. Il concerne aussi près de la moitié des dossiers examinés chaque année par les cours administratives d’appel.
Ces retards ont des conséquences dramatiques sur la vie des personnes concernées. La Cimade a recueilli des témoignages éclairants à ce sujet. À titre d’exemple, une mère de trois enfants, après trois titres de séjour annuels, a obtenu une carte pluriannuelle de deux ans. Depuis sa demande de carte de résident en 2019, elle et ses enfants vivent dans une précarité persistante. Depuis décembre 2021, elle ne dispose que de récépissés, souvent délivrés en retard, entraînant des ruptures de droits et la perte de contrats de travail. Elle a déclaré : « Entre temps [entre deux récépissés], la CAF m’a tout coupé, la banque a clôturé mon compte ouvert depuis 2014, l’APL a été coupée 3 mois, les prestations des enfants aussi. »
Une autre difficulté majeure vient aggraver cette situation : la dématérialisation des démarches administratives. Selon l’Insee, 17 % de la population française est touchée par l’illectronisme – défini comme l’incapacité ou la grande difficulté à utiliser les outils numériques. En 2019, le Défenseur des droits publiait un rapport sur la dématérialisation et les inégalités d’accès aux services publics, concluant que celle‑ci entraînait un véritable recul de l’accès aux droits pour de nombreux usagers. En 2022, le Défenseur soulignait que la fracture numérique, l’absence d’alternatives physiques, et le transfert de la responsabilité des démarches sur les usagers eux‑mêmes, constituaient un net recul en matière d’effectivité du service public. L’Administration Numérique pour les Étrangers en France (ANEF), bien qu’elle facilite les échanges administratifs dématérialisés, révèle ses limites face à l’illectronisme. En novembre 2023, l’Assemblée nationale a adopté la proposition de loi de Danièle Obono tendant à la réouverture des accueils physiques dans les services publics. Cependant, en l’absence de sa mise à l’ordre du jour et de son examen par le Sénat, la dématérialisation des procédures administratives demeure la règle. Ce système laisse de côté de nombreux usagers, parmi lesquels les personnes âgées et immigrées.
Cette situation entre en contradiction avec les principes fondamentaux du service public. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision 79‑105 DC du 25 juillet 1979, a reconnu le principe de continuité du service public comme un principe à valeur constitutionnelle. Ce principe implique que les besoins de l’intérêt général doivent être satisfaits sans interruption. À cela s’ajoutent les principes d’égalité devant le service public – qui impose un traitement identique pour des situations identiques – et d’adaptabilité, selon lequel l’administration doit veiller à l’accès « normal » de l’usager du service public.
Les conséquences de la dématérialisation, en particulier pour les démarches liées aux titres de séjour, constituent aujourd’hui des entraves manifestes à ces principes. Les tribunaux administratifs de Rouen (2021) et de Lyon (2022) ont ainsi condamné les préfectures pour avoir imposé la dématérialisation intégrale de ces démarches. Le tribunal a ainsi rappelé que l’administration doit garantir l’accès aux droits pour tous, y compris les personnes dans l’impossibilité de recourir aux démarches numériques.
Ces dysfonctionnements observés dans les préfectures sur l’ensemble du territoire nécessitent une prise de conscience réelle.
C’est pourquoi, l’article unique de la présente proposition de résolution tend à la création d’une commission d’enquête portant sur le non‑accès aux droits pour les personnes immigrées afin d’identifier précisément les causes de ce non‑accès, et d’apporter des mesures concrètes pour y remédier, afin de garantir enfin l’effectivité des droits fondamentaux pour toutes et tous.
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proposition de rÉsolution
Article unique
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres chargée :
– d’identifier les causes structurelles et conjoncturelles du non‑accès aux droits pour les personnes immigrées en france ;
– d’évaluer les conséquences de ce non‑accès sur les personnes concernées ;
– d’examiner les défaillances des services publics, en particulier les préfectures, dans le traitement des demandes de titres de séjour ;
– d’analyser les effets de la dématérialisation des démarches administratives sur l’effectivité des droits pour les personnes immigrées ;
– de formuler des recommandations pour garantir l’accès effectif aux droits pour toutes et tous.