N° 1607

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 juin 2025.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête analysant les défaillances de l’Etat dans la lutte contre les féminicides et les liens entre les féminicides et la domination patriarcale en vue d’en finir avec ces crimes,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

Mme Gabrielle CATHALA, Mme Marie-Charlotte GARIN, Mme Sandrine JOSSO, Mme Karine LEBON, Mme Sarah LEGRAIN, Mme Céline THIÉBAULT-MARTINEZ, M. Guillaume GOUFFIER VALENTE, Mme Martine FROGER, Mme Anne-Cécile VIOLLAND, Mme Élise LEBOUCHER, Mme Mathilde PANOT,

députées et député.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

« En 1992, l’ouvrage Femicide : The Politics of Woman Killing (Twayne Publishers) apporte la première théorisation de ce concept. “C’est le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme”, pose en introduction Diana E. H. Russell, qui codirige ce livre pionnier avec la criminologue britannique Jill Radford. Le chapitre “Le terrorisme sexiste contre les femmes”, qu’elle rédige avec Jane Caputi, propose une acception large de ce que recouvre la notion : “Le fémicide se situe à l’extrême d’un continuum de terreur antiféminine incluant une grande variété de violences sexuelles et physiques, telles que le viol, la torture, l’esclavage sexuel, (…) l’hétérosexualité forcée, la stérilisation forcée, la maternité forcée (en criminalisant la contraception et l’avortement), la psychochirurgie, la sousnutrition des femmes dans certaines cultures…” Dès sa conceptualisation, la définition du terme ne se restreint donc pas à la conjugalité. Elle englobe, au contraire, toutes les formes de violences conduisant à une mort prématurée des femmes, pour des raisons sociétales et non naturelles »

Féminicide, itinéraire d’un mot pour dire le crime, de Laurène Daycard  Le Monde diplomatique, novembre 2024.

Le 13 mars 2025, Christelle François, 54 ans, a été battue à mort par son ex‑compagnon à son domicile en Vendée. L’homme a ensuite mis feu au corps de Christelle avant de prendre la fuite. Il était décrit comme « le voisin idéal ».

Le 11 décembre dernier, un ancien boxeur et ex‑candidat du Front national, a été condamné à la prison ferme à perpétuité pour avoir décapité en 2021 une dame de 77 ans chez qui il faisait des petits travaux.

Le 9 juillet 2024, Géraldine, travailleuse du sexe et femme trans, était assassinée en plein Paris par un client. Féminicide de haine, cette affaire illustre, d’une manière tragique, les intersections entre crimes misogynes et transphobes.

Le 4 mai 2021 à Mérignac, Chahinez Daoud était brûlée vive devant chez elle, assassinée par son mari. « Je voulais la cramer pour la punir », avait affirmé cet homme, déjà condamné pour avoir tenté d’étrangler son épouse. Son procès ouvert en mars 2025 est aussi celui des défaillances de la police dans le traitement de la dernière plainte de Chahinez Daoud : le fonctionnaire qui avait enregistré cette plainte en mars 2021 avait lui‑même été condamné pour violences conjugales le mois précédent, et Chahinez Daoud n’avait pas pu bénéficier d’un téléphone grave danger.

Le 24 avril 2025, un l’adolescent de 16 ans, Justin P. a assassiné de 57 coups de couteau Lorène, 15 ans, au sein de leur Lycée à Nantes. Elle était, d’après le procureur « la seule personne de ce lycée, de ses connaissances, avec qui il s’entendait bien ».

Il y a plus de 20 ans, dans la nuit du 26 au 27 juillet 2003, Marie Trintignant était frappée à mort par Bertrand Cantat. Elle en est morte 6 jours plus tard. Elle fut victime d’un féminicide qui ne disait pas encore son nom. La presse avait en effet décrit à l’époque un « crime passionnel », « une histoire d’amour qui tourne au drame » (AFP), insiste sur « la jalousie à l’origine du drame » (Le Parisien), ou affiche en Une de magazine le portrait de Mme Trintignant « victime de la passion » (Paris Match).

Autant de cas qui reflètent que les féminicides sont une réalité transversale de notre société, commis par des hommes issus de toutes les classes sociales, tous les milieux et tous les âges.

Le « féminicide » se définit comme le meurtre de femmes ou de filles en raison de leur genre. Les données manquent pour prendre la pleine mesure de ce phénomène :

– En 2023, les agents de la police et de la gendarmerie ont enregistré 93 victimes de féminicides au sein du couple, 319 victimes de tentatives de féminicides, 773 femmes victimes de (tentatives de) suicides suite au harcèlement par (ex‑) conjoint ([1]). L’auteur est le mari, le concubin, le pacsé, le petit ami, ancien ou actuel, cohabitant ou non.

En 2023, le collectif « Inter Orga Féminicides », regroupement des associations Acceptess‑T, La Fédération Parapluie Rouge, Act Up‑Paris les Dévalideuses, et #NousToutes, comptabilise quant à lui 136 féminicides ([2]).

Le collectif « Féminicides par compagnons ou ex » en recense 112, dont 104 au sein du couple ([3]).

La pluralité des résultats montre les limites des méthodes de collectes de données existantes. Les décomptes réalisés par des collectifs sont principalement fondés sur un travail de veille médiatique effectué par des bénévoles. Ils permettent de détecter davantage de féminicides, mais ne peuvent pas être considérés comme exhaustifs puisqu’ils reposent sur des travaux journalistiques, eux‑mêmes sujets à des biais.

Si une large majorité des féminicides comptabilisés par les associations sont commis par un conjoint ou ex‑conjoint, les meurtres de femmes en raison de leur genre dépassent ce cadre. Ils peuvent être liés à une agression ou des violences sexuelles commises par un inconnu, à des pratiques préjudiciables telles que les mutilations génitales féminines, à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre, ou encore à la traite des êtres humains. C’est pourquoi la chercheuse Christelle Taraud décrit le féminicide comme un « crime total perpétré contre les femmes » qui s’ancre dans « le patriarcat associé au capitalisme et au (néo)colonialisme » ([4]).

Les féminicides s’inscrivent dans le continuum des violences faites aux femmes, défini comme un agrégat de violences connectées les unes aux autres par des liens complexes, et subies par les femmes de leur naissance à leur mort. Une enquête du Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) du Ministère de l’intérieur estime qu’en 2022, 210 000 femmes ont reçu des images à caractère sexuel non sollicitées ; 150 000 ont subi une exhibition sexuelle ; 1 033 000 ont été victimes de harcèlement sexuel ; 217 000 d’une agression sexuelle ; 65 000 d’un vio ([5]). Ces chiffres laissent percevoir comment les différents types de violences verbales, psychologiques, physiques, matérielles ou sexuelles s’imbriquent et se cumulent dans une escalade mortifère. En ce sens, le féminicide se comprend comme le paroxysme d’un continuum de violences systémiques.

Les féminicides sont, plus généralement, facilités par les structures de domination et les inégalités qui soustendent notre société. Ces dominations tacites, et au premier rang desquelles celles générées par le patriarcat, produisent des mentalités et réflexes sexistes. On les observe au travail, à l’école, dans les sphères familiales, amicale ou intime, dans l’espace public ou encore dans la publicité ou les productions culturelles.

En France, les féminicides commis par un conjoint ou un exconjoint sont les mieux connus, les plus documentés et la forme de féminicide la plus courante. Si on cumule les féminicides, tentatives de féminicides et suicides suite à du harcèlement au sein du couple, le total des femmes victimes s’élève à 1 185 ([6]). C’est la trace que le couple est la sphère d’une dépendance matérielle et affective pouvant déboucher sur une véritable emprise. C’est ce que l’anthropologue Mme Marcela Lagarde appelle « la machine féminicidaire ([7]) ». C’est la raison pour laquelle, dans 6 cas sur 10, le mobile identifié par l’enquête (disputes, séparations non acceptées, jalousie) est avant tout révélateur d’une volonté d’emprise et de contrôle de l’auteur sur la victime ([8]).

Ces représentations collectives sont renforcées par les inégalités matérielles qui s’installent au sein du couple. Dans les couples hétérosexuels, l’écart de revenus entre les conjoints est de 42 %, en défaveur des femmes ([9]). Les femmes ont en moyenne 40 % moins d’économies que leur conjoint et, lors d’une séparation, elles subissent une perte de niveau de vie de 20 % en moyenne ([10]). Par ailleurs, le travail domestique est assuré à 72 % par les femmes,et plus largement c’est sur elles que reposent la vie et les coûts matériels du foyer ([11]).

Par ailleurs, l’exposition au risque de féminicide est aggravée par la superposition de facteurs de vulnérabilités sociales. Dans un rapport de 2019, la sénatrice Marie Rabatel pointait que « Le handicap accroît le risque de violence, les violences accroissent également le handicap ([12]) », ce qui explique que le pourcentage de femmes en situation de handicap victimes de féminicides soit de 6,7 % et que 90 % des femmes autistes aient subi une forme de violence sexuelle au cours de leur vie ([13]). Les femmes migrantes sont également plus vulnérables aux abus, et cette vulnérabilité s’accroît à mesure que les lois anti‑immigrations multiplient les obstacles à l’obtention de titres de séjour ([14]). Les femmes en situation irrégulière victimes de violences conjugales sont laissées sans recours institutionnels car elles vivent dans la peur que les acteurs de la chaîne judiciaire ne se retournent contre elles.

Comment leur donner tort, quand la défaillance de la chaîne judiciaire en matière de prise en charge des violences sexuelles et, en particulier, des féminicides, est un constat largement partagé ?

Seulement 15 % de femmes victimes de violences conjugales signalent les faits aux services de police et de gendarmerie. Les autres considèrent qu’elles « manquent de confiance envers la police » (40 %), que « cela n’aurait servi à rien » (24 %), que « ce n’était pas si grave » (24 %), ou encore que « ce ne serait pas pris au sérieux par la police » (16 %) ([15]). Ensuite, 40 % sont classées sans suite faute de preuves suffisantes ([16]). Enfin, et c’est sûrement le plus alarmant, 31 % des victimes de féminicide en 2023 (soit 37 femmes sur 118) avaient signalé des faits antérieurs de violence conjugale à la police ou la gendarmerie, et 90 % d’entre elles avaient déjà porté plainte ([17]).

Cela signifie que les efforts notables déployés depuis une quinzaine d’années pour améliorer la prévention et la poursuite des féminicides n’ont que des effets contrastés sur la prise en charge des signaux d’alerte par les acteurs de la chaîne judiciaire. Ces derniers ont aujourd’hui à leur disposition une panoplie d’outils : l’ordonnance de protection (loi n° 2010‑769 du 9 juillet 2010), le Téléphone Grave Danger (loi n° 2014‑873 du 4 août 2014), le bracelet anti‑rapprochement (loi n° 2019‑1480 du 28 décembre 2019), un numéro 3919 accessible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 depuis le 28 juin 2021, la levée du secret médical en cas de violences présentant un danger immédiat pour la vie de la victime (loi n° 2020‑936 du 30 juillet 2020).

Si ces dispositifs sont des avancées qu’il convient de saluer, ils peinent à réduire la fréquence des féminicides parce qu’ils ne sont pas accompagnés de moyens financiers suffisants : les associations féministes chiffrent toujours à 2,6 milliards d’euros par an le budget minimum que l’État devrait consacrer à la protection des victimes de violences conjugales, sexistes et sexuelles. L’État n’y a consacré que 184,4 millions d’euros dans le budget 2023 ([18]), soit 15 fois moins.

Ce refus d’un effort budgétaire qui ne représenterait que 0,5 % du budget de l’État est incompréhensible, d’autant plus que l’adoption des amendements de plusieurs groupes, adoptés pendant les discussions budgétaires de l’hiver 2024 avant d’être évincés par le 49.3, ont prouvé qu’il était possible de trouver des majorités à l’Assemblée nationale sur le sujet. À cette insuffisance sur le plan budgétaire s’ajoute l’insuffisance des formations initiales et continues des policiers, gendarmes, magistrats, professionnels de l’éducation nationale, professionnels de santé, et une culture du consentement et de l’égalité insuffisamment enseignée aux enfants dès le plus jeune âge et sur l’ensemble de leur scolarité.

Au regard des causes profondes et complexes des féminicides, de leur prévalence dans la société française, du manque de données concordantes, de l’absence de traitement intersectionnel de la question, mais aussi de l’empilement de dispositifs législatifs, d’une formation encore insuffisante des agents de la police de la gendarmerie nationale, ainsi que du refus d’allouer les moyens budgétaires suffisants, il est urgent que l’Assemblée nationale se saisisse de cette question.

C’est pourquoi nous proposons une commission d’enquête parlementaire. Elle aura pour mission d’établir une recension exhaustive des féminicides et d’analyser les facteurs d’inégalités qui les sous‑tendent. Elle recensera également les dispositifs et moyens alloués à la lutte contre ces féminicides, ainsi que les défaillances des politiques publiques en matière préventive, et les défaillances de la chaîne pénale. Cette commission sera enfin amenée à formuler des préconisations pour lutter efficacement contre les féminicides.

 


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proposition de rÉsolution

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête composée de trente membres chargée d’analyser la qualification et le recensement de tous les féminicides, d’évaluer les facteurs d’inégalités socioéconomiques facilitant les féminicides, de comprendre le lien entre le contrôle coercitif  et le féminicide, de recenser les défaillances de la chaîne judiciaire en matière de prévention et de poursuite des féminicides, de quantifier et d’analyser les moyens budgétaires accordés à la lutte contre les féminicides et leur trajectoire. La commission d’enquête établit des préconisations pour faire cesser les féminicides.

 

 


([1])  Base des victimes de crimes et délits, SSMSI, ministère de l’Intérieur.

([2])  « Les violences sexistes et sexuelles en France en 2023 », Lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes n° 22, novembre 2024, p. 7.

([3])  Ibid.

([4])  Christelle Taraud (dir.), Féminicides. Une histoire mondiale, Paris, La Découverte, 2022, p. 14, 11.

([5])  SSMSI, Rapport d’enquête « Vécu et ressenti en matière de sécurité » 2023, victimation - délinquance et sentiment d’insécurité, 14 novembre 2024.

([6])  Base des victimes de crimes et délits, SSMSI, ministère de l’Intérieur.

([7])  Christelle Taraud (dir.), Féminicides. Une histoire mondiale, op. cit..

([8])  « Les violences au sein du couple et les violences sexuelles en France en 2022 », Lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes n° 19, mars 2024, p. 6.

([9])  Thomas Morin, « Écarts de revenus au sein des couples. Trois femmes sur quatre gagnent moins que leur conjoint », Insee Première n° 1492, 2014.

([10])  Marine de Montaignac, « Séparation des parents : quel impact sur le niveau de vie des enfants ? », France Stratégie - La note d’analyse n° 132, 2024.

([11])  Observatoire des inégalités, « Partage des tâches domestiques : les progrès sont lents », 7 mars 2025.

([12])  Marie Rabatel, « Violences, femmes et handicap : dénoncer l’invisible et agir », rapport d’information n° 14 (2019-2020), Sénat, 2019, p. 18.

([13])  Ibid., p. 15.

([14])  France Terre d’Asile, « Les violences à l’égard des femmes demandeuses d’asile et réfugiées en France », Les cahiers du social n° 40, 2018, p. 30.

([15])  « Les violences au sein du couple et les violences sexuelles en France en 2022 », Lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes n° 19, mars 2024, p. 27.

([16])  « Les violences sexistes et sexuelles en France en 2023 », Lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes n° 22, novembre 2024.

([17])  « Les violences au sein du couple et les violences sexuelles en France en 2022 », Lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes n° 19, mars 2024, p. 6.

([18])  Fondation des femmes, « Où est l’argent contre les violences faites aux femmes ? », rapport du 25 septembre 2023.