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N° 1636
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 juin 2025.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d’une commission d’enquête sur les leviers structurels de prévention des féminicides,
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
Mme Marie-Charlotte GARIN, Mme Gabrielle CATHALA, M. Guillaume GOUFFIER VALENTE, Mme Mereana REID ARBELOT, M. Mickaël BOULOUX, M. Michel CASTELLANI, Mme Anne-Cécile VIOLLAND, Mme Christine ARRIGHI, Mme Delphine BATHO, Mme Béatrice BELLAY, Mme Lisa BELLUCO, M. Karim BEN CHEIKH, M. Benoît BITEAU, M. Arthur DELAPORTE, M. Emmanuel DUPLESSY, M. Emmanuel GRÉGOIRE, Mme Julie LAERNOES, Mme Karine LEBON, Mme Constance DE PÉLICHY, Mme Christine PIRÈS BEAUNE, M. Jean-Claude RAUX, Mme Sandra REGOL, Mme Claudia ROUAUX, M. François RUFFIN, Mme Sandrine RUNEL, Mme Isabelle SANTIAGO, Mme Eva SAS, M. Arnaud SIMION, M. Charles SITZENSTUHL, M. Boris TAVERNIER, Mme Céline THIÉBAULT-MARTINEZ,
députées et députés.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le 1er mars 2025, à Choisy‑le‑Roi, une femme de 60 ans est mortellement poignardée en pleine rue par son mari, dont elle était séparée depuis plus de dix ans. Leur fils, témoin de la scène, tente de s’interposer. À Charleville‑Mézières, quelques jours plus tôt, une jeune femme de 22 ans et son bébé de 15 mois sont retrouvés morts dans une friche industrielle : l’ex‑compagnon de la victime a avoué le double meurtre. Le 8 janvier 2025, à Brétigny‑sur‑Orge, Sandy, 34 ans, est battue à mort par son conjoint sous les yeux de leurs deux enfants. Cet homme avait déjà été condamné pour des faits de violences conjugales.
Ces crimes, survenus en l’espace de quelques mois, nous semblent tristement familiers : depuis le début de l’année 2025, au moins 41 féminicides ont été recensés en France. En 2024, 118 femmes ont été tuées par leur compagnon ou ex‑compagnon selon les données de l’Observatoire national des violences faites aux femmes. Cela représente une femme tuée tous les trois jours. Ce chiffre, loin d’être une exception, s’inscrit dans une tendance malheureusement stable : depuis que le ministère de l’Intérieur a mis en place un décompte annuel des morts violentes au sein du couple en 2006, le nombre de femmes tuées chaque année par leur conjoint ou ex‑conjoint oscille entre 110 et 150. Il n’a pas connu de baisse structurelle significative, malgré les dispositifs mis en œuvre depuis près de vingt ans. Cette stagnation interroge la portée réelle des mesures engagées, notamment depuis le Grenelle des violences conjugales lancé en 2019.
Ces violences systémiques, documentées depuis deux décennies, devraient logiquement reculer à mesure que les politiques publiques s’intensifient. Or, il n’en est rien.
Et il est essentiel d’élargir le périmètre d’analyse : en 2023, selon les chiffres de la Délégation aux victimes, 96 femmes ont été tuées dans un cadre conjugal, mais 327 ont survécu à une tentative de féminicide, et 773 ont été victimes de harcèlement par un conjoint ou ex‑conjoint ayant conduit à un suicide ou à une tentative. Ce sont donc près de 2 000 femmes (recensées) qui, en 2023, ont été exposées à des violences d’une extrême gravité, souvent exercées dans le cadre d’une relation d’emprise, et dont les conséquences ont été parfois jusqu’à la mort. Ces violences relèvent d’un continuum de violences sexistes et doivent être pleinement intégrées à l’analyse des féminicides. Limiter la reconnaissance des victimes aux seuls décès officiellement classés comme homicides conjugaux revient à invisibiliser des centaines de trajectoires de femmes contraintes, menacées, acculées à la mort, dans un silence institutionnel.
Enfin, le cadre conjugal n’est pas le seul à analyser pour comprendre la réalité des féminicides. Trop de femmes sont tuées ou agressées par des hommes qui ne sont ni conjoints, ni ex‑conjoints : des collègues, des inconnus, des membres de leur famille, des clients. Ce sont des actes motivés par la haine, le mépris, ou le rejet de leur autonomie. Un féminicide n’est pas un drame de l’intimité : c’est d’abord un meurtre en raison du genre, et une expression ultime du patriarcat.
Les enfants sont également victimes. En 2023, 16 mineurs ont été tués dans un contexte de violences conjugales, et plus de 6 500 enfants ont été reconnus comme co‑victimes. Ces violences laissent des traumatismes durables, parfois irréversibles, chez les jeunes enfants qui grandissent dans un climat de peur, de menaces ou de deuil. Malgré les lois, les circulaires, les alertes répétées, les dispositifs existants échouent encore à prévenir l’irréparable.
Ces drames ont en effet souvent en commun un enchaînement de violences psychologiques, physiques ou sexuelles, signalées sans réponse, parfois même ignorées par les institutions. En 2023, 32 % des victimes de féminicide avaient signalé des violences antérieures aux forces de sécurité. Les failles de l’institution judiciaire sont nombreuses : mains courantes substituées aux plaintes, lenteurs dans la délivrance des ordonnances de protection, défaut de notification des mesures d’éloignement, classements sans suite de situations pourtant alarmantes, dispositifs de suivi non mis en œuvre. Autant d’échecs structurels qui montrent que la chaîne de protection reste largement inopérante. À cela s’ajoute l’absence de coordination pérenne entre les politiques publiques de prévention, de justice, de relogement, de santé ou d’éducation : les acteurs agissent souvent isolément, sans vision d’ensemble.
Pourtant, de nombreux outils ont été mis en place ces dernières années : ordonnances de protection, téléphones grave danger, bracelets anti- rapprochement, hébergements spécialisés, formation des agents de police et de gendarmerie, levée du secret médical dans les cas de danger immédiat. Leur mise en œuvre doit beaucoup à l’engagement des associations, en particulier la Fédération nationale Solidarité Femmes (FNSF), qui anime le 3919 – numéro national d’écoute et d’orientation, accessible 24 heures sur 24. En 2024, plus de 100 000 appels ont été traités, soit une hausse significative, révélant l’ampleur des besoins. Mais ces outils ne suffisent pas : trop de femmes signalent les faits sans être protégées. Trop de plaintes sont classées sans suite. Trop peu de moyens sont consacrés à la prévention, à la formation, au relogement. Selon un rapport du Haut Conseil à l’égalité publié en janvier 2024, une femme sur deux victimes de violences ne se sent pas crue lorsqu’elle en parle. Le système ne manque pas seulement d’effectifs ou de coordination : il manque d’une vision globale.
Ce n’est plus le moment de s’interroger sur les causes des violences : elles sont connues, documentées, analysées depuis des années par les associations qui luttent pour les droits des femmes, les chercheurs, les institutions. La domination, l’emprise, les violences sexuelles et conjugales ne sont pas des dérapages individuels : elles relèvent d’un problème systémique. Dans notre société, nombre d’hommes continuent de considérer leur partenaire ou ex‑partenaire comme une possession. La rupture reste trop souvent un moment de bascule, où s’exerce la violence ultime pour empêcher l’émancipation. Les enfants eux‑mêmes deviennent victimes directes ou indirectes de ces logiques de pouvoir. Ces violences sont nourries par une culture du contrôle, par la négation du consentement, par l’apprentissage précoce des stéréotypes de genre. Ce que cette situation révèle, ce n’est pas une ignorance des causes, mais une faillite politique à y répondre. Ce n’est pas un déficit de constats, c’est un déficit d’action.
L’absence d’une éducation effective et universelle à la vie affective, relationnelle et sexuelle, dès l’école primaire, prive les enfants et adolescents d’un cadre clair sur les notions de respect, de limite, d’égalité entre les sexes. Les séances pourtant prévues par la loi dans les établissements scolaires sont très rarement mises en œuvre. Et les professionnels – enseignants, policiers, magistrats, médecins – ne sont pas suffisamment formés à cette réalité. Ce silence éducatif est un terreau fertile pour la banalisation de l’emprise, du chantage affectif, du contrôle économique ou sexuel. Les violences ne surgissent pas soudainement à l’âge adulte : elles prennent racine dans une culture qui n’a pas appris à dire non, à entendre non, à respecter l’autonomie d’autrui.
La présente proposition vise donc à créer une commission d’enquête parlementaire afin d’identifier les leviers structurels de prévention des féminicides. Elle devra articuler une approche systémique, croiser les expertises, écouter les victimes, analyser les blocages, comprendre les logiques de récidive, évaluer les politiques publiques et formuler des recommandations ambitieuses. Il s’agit non seulement de réagir mieux, mais aussi de prévenir.
Nous ne pourrons dire que nous avons pris nos responsabilités que lorsque ces violences cesseront d’être prévisibles, répétées, évitables.
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proposition de rÉsolution
Article unique
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres, chargée d’identifier les leviers structurels permettant de prévenir les féminicides, en articulant une approche systémique des causes des violences et une évaluation rigoureuse des dispositifs de protection existants.
La commission devra notamment :
– Examiner les liens entre violences intrafamiliales et sexistes, et l’absence d’une éducation précoce à l’égalité entre les sexes, à la vie affective et sexuelle, et au consentement ;
– Évaluer la manière dont les stéréotypes de genre contribuent à banaliser la violence, à renforcer l’emprise et à disqualifier la parole des victimes ;
– Évaluer, à partir des constats déjà établis, la persistance des obstacles rencontrés par les victimes dans leur parcours de signalement et d’accès aux dispositifs de protection, en portant une attention particulière aux victimes mineures, aux femmes en situation de précarité ou aux personnes migrantes, et identifier les leviers concrets pour surmonter ces barrières systémiques ;
– Identifier les failles persistantes dans le traitement des violences signalées, qu’il s’agisse de récidives non anticipées, de mains courantes proposées à la place de plaintes, de plaintes classées sans suite, ou de dispositifs de protection décidés mais non appliqués, faute de moyens ou de coordination ;
– Évaluer la prise en charge réelle des auteurs, le suivi de la dangerosité et la prévention de la récidive ;
– Évaluer le rôle de l’État et des collectivités spécialisées dans la mise en œuvre des politiques publiques de prévention, d’accompagnement et de relogement des victimes de violences, y compris les enfants ;
– Formuler des recommandations visant à renforcer la prévention, notamment par l’enseignement obligatoire de l’égalité et du consentement dès le plus jeune âge, l’amélioration de la formation des professionnels, le soutien aux associations de terrain, la création de structures d’hébergement sécurisées et dédiées aux femmes, et le développement de réponses judiciaires et sociales cohérentes.
La commission auditionnera, à cette fin, des victimes et leurs proches, des magistrats, avocats, professionnels de santé, personnels éducatifs, associations spécialisées, chercheurs, ainsi que toute personne susceptible d’éclairer les travaux.