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N° 1651

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 30 juin 2025.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête sur l’utilisation de la multi-verbalisation comme outil d’éviction de l’espace public et ses conséquences,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

M. Abdelkader LAHMAR, Mme Farida AMRANI, Mme Mathilde PANOT, Mme Nadège ABOMANGOLI, M. Laurent ALEXANDRE, M. Gabriel AMARD, Mme Ségolène AMIOT, M. Rodrigo ARENAS, M. Raphaël ARNAULT, Mme Anaïs BELOUASSA-CHERIFI, M. Ugo BERNALICIS, M. Christophe BEX, M. Carlos Martens BILONGO, M. Manuel BOMPARD, M. Idir BOUMERTIT, M. Louis BOYARD, M. Pierre-Yves CADALEN, M. Aymeric CARON, M. Sylvain CARRIÈRE, Mme Gabrielle CATHALA, M. Bérenger CERNON, Mme Sophia CHIKIROU, M. Hadrien CLOUET, M. Éric COQUEREL, M. Jean-François COULOMME, M. Sébastien DELOGU, M. Aly DIOUARA, Mme Alma DUFOUR, Mme Karen ERODI, Mme Mathilde FELD, M. Emmanuel FERNANDES, Mme Sylvie FERRER, M. Perceval GAILLARD, M. Emmanuel GRÉGOIRE, Mme Clémence GUETTÉ, M. David GUIRAUD, Mme Zahia HAMDANE, Mme Mathilde HIGNET, M. Andy KERBRAT, M. Bastien LACHAUD, M. Maxime LAISNEY, M. Arnaud LE GALL, M. Antoine LÉAUMENT, Mme Élise LEBOUCHER, M. Aurélien LE COQ, M. Jérôme LEGAVRE, Mme Sarah LEGRAIN, Mme Claire LEJEUNE, Mme Murielle LEPVRAUD, Mme Élisa MARTIN, M. Damien MAUDET, Mme Marianne MAXIMI, Mme Marie MESMEUR, Mme Manon MEUNIER, M. Jean-Philippe NILOR, Mme Sandrine NOSBÉ, Mme Danièle OBONO, Mme Nathalie OZIOL, M. René PILATO, M. François PIQUEMAL, M. Thomas PORTES, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Jean-Hugues RATENON, M. Arnaud SAINT-MARTIN, M. Aurélien SAINTOUL, Mme Eva SAS, Mme Ersilia SOUDAIS, Mme Anne STAMBACH-TERRENOIR, M. Aurélien TACHÉ, Mme Andrée TAURINYA, M. Matthias TAVEL, Mme Aurélie TROUVÉ, M. Paul VANNIER,

députés et députées.

 


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

« Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis […] » est‑il écrit à l’article 7 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.

Ainsi, l’arbitraire et les discriminations n’ont, théoriquement, pas leur place dans l’action de contrôle et de répression de la police et de la justice de la République. Pourtant, ce principe est bafoué chaque jour pour nombre de nos compatriotes. Ces dernières années, des groupes d’individus qualifiés – hors de tout cadre juridique – « d’indésirables » sont victimes de pratiques d’éviction policière de l’espace public qui prennent deux formes principales : le contrôle‑éviction et les multi‑verbalisations.

De nombreux travaux ont déjà montré que les contrôles d’identité touchaient de manière disproportionnée les jeunes hommes de classes populaires perçus comme noirs ou arabes. La présente proposition de résolution vise, elle, à demander la création d’une commission d’enquête sur le phénomène de multi‑verbalisation.

Cette pratique policière s’est fortement développée à partir du milieu des années 2010 et encore plus avec la crise sanitaire. Cette montée en puissance s’explique, au moins en partie, par les évolutions législatives simplifiant le recours à l’amende forfaitaire par les policiers sur la voie publique, sans aucun contrôle du juge judiciaire. La loi du 24 janvier 2023 d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (LOPMI) a, par exemple, permis l’introduction d’une vingtaine d’amendes forfaitaires délictuelles (AFD) dans notre droit. Créé dès 1926 pour désengorger les tribunaux des infractions les moins grave, l’usage de l’amende forfaitaire a été étendu, à partir des années 2000, aussi bien en matière contraventionnelle qu’en matière délictuelle. Aujourd’hui, de nombreuses infractions contraventionnelles et une trentaine de délits peuvent donc être sanctionnés sans recours au juge, sans possibilité d’un débat contradictoire, sans droit à la représentation pour le justiciable et sans individualisation de la peine du fait du caractère forfaitaire de l’amende. C’est donc un système bafouant la plupart des principes élémentaires du droit qui se met en place à bas bruit.

Dans le rapport Amendes, évictions, contrôles : la gestion des « indésirables » par la police en région parisienne publié avec le soutien de la Défenseure des droits en avril 2025, les sociologues Magda Boutros et Aline Daillère décrivent le phénomène des multi‑verbalisations, son caractère systémique et les conséquences brutales de cette pratique pour les personnes concernées comme pour les relations entre la police et la population.

Si l’enquête menée par les deux sociologues porte principalement sur le 12e arrondissement de Paris, elles font état d’exemples similaires à Argenteuil et à Vienne, dans l’Isère. Il est frappant de voir à quel point les réalités décrites correspondent à de nombreux témoignages remontant de l’ensemble du territoire. Médiapart a documenté le même phénomène dans le 10e arrondissement de Paris. La Défenseure des droits, elle, affirme être alertée sur la multi‑verbalisation à chacun de ses déplacements sur le terrain « que ce soit dans le nord de Paris, à Trappes ou à Marseille ». A Rillieux‑la‑Pape, dans la banlieue lyonnaise, des dizaines de témoignage font état d’un harcèlement policier à coup d’amendes forfaitaires répétées. Des récits évoquent des situations similaires à Décines, Meyzieu, Vénissieux, Irigny… A Suresnes et à Arles, des procès retentissants ont abouti à la condamnation de policiers qui distribuaient des amendes imaginaires. Le phénomène est national, il nécessite donc une réponse nationale.

Selon les territoires, ce sont les unités de tranquillité publique de la police nationale ou les forces de police municipales qui sont les principaux acteurs de la multi‑verbalisation. Les instructions hiérarchiques du commissariat du 12e arrondissement comme les discours de certains élus locaux partout dans le pays montrent que le phénomène peut être qualifié de systémique car il découle d’une volonté politique traduite en ordres explicites pour les policiers sur le terrain. Concrètement, les individus considérés comme indésirables reçoivent de nombreuses amendes pour des infractions mineures. Les motifs sont toujours les mêmes (jet d’ordure, déversement de liquide insalubre, tapage, infractions aux règles sanitaires pendant la pandémie de COVID‑19, infractions au code de la route, etc…). Ces procès‑verbaux sont souvent regroupés sur de brèves périodes temporelles avec plusieurs verbalisations par jour. De nombreux individus ont été l’objet de « lots » d’amendes simultanées (jusqu’à 11 infractions concomitantes).

L’enquête de terrain réalisée dans le 12e arrondissement par Aline Daillère et Magda Boutros, s’appuie sur un échantillon de 1226 amendes forfaitaires et sur 44 entretiens semi‑directifs réalisés avec des jeunes multi‑verbalisés entre janvier 2019 et juin 2024. Les individus concernés correspondent à un profil type, ce qui dénote une pratique discriminatoire de la part des policiers. En clair, sont visés : de jeunes hommes (97 %) âgés de 14 à 25 ans (89 %), racisés et présentant des origines nord‑africaines ou subsaharienne (76 %). L’étude des mains courantes rédigées par les policiers suggère que c’est la présence en groupe qui déclenche le contrôle ou la multi‑verbalisation (plus de 4 individus). Elle montre également que contrôle policier a lieu à proximité immédiate des lieux de vie des individus (lieu d’habitation principalement mais aussi lieu d’étude et ou lieu de travail). Enfin, selon les dires de plusieurs enquêtés, certaines tenues vestimentaires (basket, jogging) renforcent le risque d’action policière tandis que d’autres (jean, chemise) la réduise.

Le phénomène de multi‑verbalisation est encore facilité par les pratiques de « verbalisation à distance » mises en place par certains policiers. En effet, avec le développement du procès‑verbal électronique à partir de 2011, les policiers peuvent verbaliser les individus à distance, sans sortir de leur véhicule de patrouille. Les intéressés reçoivent donc l’avis de verbalisation à leur domicile sans avoir eu aucune interaction avec les policiers. Le procès‑verbal électronique peut également inciter les policiers à prescrire un « lot » d’amendes puisqu’il leur suffit de cocher des cases dans un menu déroulant pour multiplier les infractions. La rencontre entre ces facilités technologiques et l’absence de contrôle du juge judiciaire sur l’action de verbalisation forfaitaire des policiers participe ainsi à la perpétuation d’un mode d’action discriminatoire envers des publics spécifiques.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que « lorsque des contrevenants n’appartenant pas à la catégorie des « jeunes indésirables » se rendent coupables de tapages ou de nuisances, l’intervention policière se borne le plus souvent à constater les faits, tout en demandant « simplement aux personnes de baisser le son, sans procéder à des contrôles et sans les évincer ». Aussi, alors même que les infractions sont, en pareil cas, effectivement matérialisées, ceux qui en sont responsable ne sont que rarement sanctionnés ». (Le Monde, avril 2025). De plus, les interventions policières sont souvent déclenchées par des appels de riverains qui se plaignent non pas d’incivilités ou d’action délictuelles avérées mais d’un sentiment d’insécurité qu’ils imputent aux jeunes individus qui occupent l’espace public du quartier.

L’utilisation des amendes forfaitaires n’a donc pas pour but, comme cela est souvent proclamé, d’apporter une sanction pénale systématique dès la première infraction ; mais bien de viser des groupes spécifiques, considérés comme indésirables dans l’espace public, et que l’on cherche à évincer par ce moyen.

Cette politique a diverses conséquences pour les jeunes qui en sont victimes. Ils sont pris dans un engrenage de surendettement du fait de la multiplication des amendes et de la majoration de ces dernières au bout de 45 jours : certains individus se retrouvant avec des dettes se comptant en dizaines de milliers d’euros. Ils se retrouvent souvent dans l’impossibilité de régler ce montant. Cela renforce leur exclusion sociale et économique du fait de leurs tentatives de se soustraire au paiement des amendes : mise en retrait du système bancaire traditionnel, basculement vers le travail non déclaré voire, parfois, vers des activités illégales. Enfin, cette réalité vécue comme un véritable harcèlement policier participe à renforcer leur sentiment de défiance envers les forces de l’ordre et les institutions en général.

Les possibilités de recours face à cette avalanche d’amendes sont complexes, opaques et peu aisées à mettre en œuvre. Elles représentent surtout un coût élevé sans aucune garantie de succès ce qui explique que bien peu d’individus multi‑verbalisés ne contestent les procès‑verbaux. Les officiers publics chargés de contrôler la recevabilité des recours avant de les transmettre au tribunal de police ont tendance à outrepasser leurs attributions et à juger de la pertinence de la contestation ce qui réduit encore un peu plus les chances de voir la procédure aboutir. La France a d’ailleurs été condamnée à ce sujet par la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) dès mars 2012. Enfin, l’article 537 du code de procédure pénale entérine une présomption de véracité de la parole policière en matière contraventionnelle qui, pour les justiciables, devient une véritable présomption de culpabilité dans ce genre d’affaire.

Il semble donc que les amendes forfaitaires contraventionnelles et délictuelles soient détournées de leur usage pour en faire un outil discriminatoire visant à évincer de l’espace public certaines catégories de populations sur la base de l’âge, du genre, de l’assignation ethno‑raciale et de la précarité économique. C’est une politique intolérable en République. Elle est, de plus, totalement inefficace. En effet, les jeunes visés n’ayant d’autres lieux que l’espace public pour se retrouver, ils reviennent inlassablement dans les mêmes espaces au cœur de leurs quartiers d’habitation, de travail ou d’étude. Ces montagnes de procès‑verbaux n’ont également pas vocation à lutter contre le trafic de stupéfiants comme le prouve le rapport évoqué ci‑dessus. Sur les 1226 amendes récoltées par les sociologues, seules 14 amendes forfaitaires délictuelles avaient trait à la possession de drogue. Il est également à noter, qu’au vu des publics visés et de leurs capacités de paiement, l’acharnement policier n’est même pas une bonne opération pour les finances publiques, le taux de recouvrement des amendes restant très faible.

Les multi‑verbalisations représentent donc la pierre angulaire d’une politique de contrôle discriminatoire, inefficace et coûteuse. Le dévoilement de cette réalité au travers de témoignages de citoyennes et de citoyens, d’enquêtes sociologiques de terrain et de dénonciations associatives laisse un océan de questions sans réponses. Quelle est la légitimité de l’action policière lorsque celle‑ci cherche à lutter contre un « sentiment d’insécurité » plutôt que contre des infractions avérées ? Quelle est la crédibilité des procès‑verbaux dressés à distance de manière totalement illégale ? Comment s’assurer que la répétition à l’excès des mêmes motifs dans les « lots » d’amendes (dépôts d’ordure, déversements de liquides insalubres, tapages) ne traduit pas un harcèlement policier facilité par la dématérialisation des procédures ?

Tout est donc à revoir. De la doctrine d’emploi des policiers chargés de la tranquillité publique aux possibilités de recours offertes aux citoyennes et aux citoyens pour garantir leur droit de ne pas être victimes d’amendes arbitraires. Des voix s’élèvent aujourd’hui de toutes parts pour dénoncer l’usage de la multi‑verbalisation à des fins d’éviction de l’espace public : la Ligue des droits de l’Homme (LDH), le Conseil national consultatif des droits de l’Homme (CNCDH), le Défenseur des droits, des collectifs locaux luttant contre les discriminations…

Il est donc temps que les représentants de la Nation s’emparent de ce sujet et l’étudient au moyen d’une commission d’enquête. Celle‑ci aura pour principale mission d’objectiver le phénomène au niveau national afin de trouver les meilleures réponses à y apporter. Il faut pouvoir quantifier le nombre d’amendes forfaitaires dressées sur la dernière décennie, déterminer les motifs récurrents, les publics visés, afin de dévoiler de manière irréfutable l’existence de discriminations systémiques. Cette commission d’enquête devra également analyser comment les dernières évolutions législatives et technologiques ont favorisé la verbalisation de masse et identifier les gardes fous à mettre en place. Elle devra enfin étudier les voies de recours et de contestations existantes : sont‑elles suffisamment accessibles et compréhensibles pour garantir aux justiciables de faire valoir leurs droits ? Doivent‑elles être améliorées et simplifiées ? Faut‑il renforcer le contrôle du juge sur les actions policières et si oui, par quels moyens ?

C’est pour la protection de la démocratie et de l’État de droit que l’Assemblée nationale doit agir par cette commission d’enquête. C’est en étant fidèle à la devise républicaine que nous faisons société. L’égalité de toutes et tous devant la loi et face à la justice n’est pas une option en République. La commission d’enquête devra donc faire la lumière sur tous les manquements à ce principe et y apporter une réponse claire et déterminée.

 


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proposition de rÉsolution

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête composée de trente membres, chargée de :

1. Évaluer l’action du gouvernement en matière de politique de lutte contre les incivilités et la petite délinquance par l’élargissement des possibilités d’utilisation des amendes forfaitaires ;

2. Mesurer rigoureusement le recours par les forces de l’ordre aux amendes forfaitaires contraventionnelles ou délictuelles ;

3. Analyser les motifs conduisant à ces amendes forfaitaires, les conditions matérielles de leur délivrance, les publics visés et les lieux de concentration des infractions ;

4. Interroger la responsabilité des différents acteurs qui contribuent à favoriser les pratiques de multi‑verbalisation : législateur, élus locaux, magistrats… ;

5. Étudier les conséquences socio‑économiques de la répétition des amendes et de leurs majorations pour les individus concernés ;

6. Examiner les risques de harcèlement policier et de sanction arbitraire que fait peser l’élargissement excessif des possibilités de délivrance d’amendes forfaitaires sans aucun contrôle du juge judiciaire ;

7. Évaluer la pertinence, l’accessibilité et l’efficacité des voies de recours et de contestations à disposition des justiciables dans ce domaine ;

8. Formuler des recommandations visant à prévenir toute forme de comportement discriminatoire dans l’action policière de tranquillité publique et à permettre d’enrayer la spirale du surendettement pour les personnes multi‑verbalisées.