N° 1759

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 22 juillet 2025.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

sur le télétravail frontalier,

(Renvoyée à la commission des affaires européennes)

présentée par

Mme Isabelle RAUCH,

députée.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Depuis 2020, la généralisation du télétravail a profondément modifié les pratiques professionnelles. La crise sanitaire liée à la covid‑19 a conduit à la fermeture temporaire des frontières et au placement massif des salariés, y compris les travailleurs frontaliers, en télétravail. Face à ce cas de force majeure, des mesures provisoires ont été prises tant au niveau national qu’européen pour neutraliser les effets juridiques du télétravail sur l’affiliation à la sécurité sociale et l’imposition des salariés. Ainsi, entre mars 2020 et juin 2022, plusieurs accords amiables temporaires ont été conclus entre la France et ses voisins pour suspendre l’application stricte des règles européennes et fiscales, évitant des ruptures d’affiliation ou une double imposition. Ces accords ont été prorogés à plusieurs reprises. Les bénéfices observés durant cette période – en termes de qualité de vie, de réduction du trafic transfrontalier, de continuité économique – ont conduit de nombreux travailleurs frontaliers à exprimer leur souhait de pérenniser ces nouvelles modalités de travail.

Selon le règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (et s’appliquant aux pays membres de l’Association européenne de libre‑échange (AELE)), un travailleur frontalier désigne toute personne qui exerce une activité salariée ou non salariée dans un État membre et qui réside dans un autre État membre où elle retourne en principe chaque jour ou au moins une fois par semaine. Sont donc considérés comme des travailleurs frontaliers des personnes résidant en France et traversant quotidiennement (ou au moins une fois par semaine) la frontière séparant deux pays pour se rendre dans l’un ou l’autre des États afin d’y exercer une activité professionnelle.

En vertu des règlements (CE) n° 883/2004 précité et (CE) n° 987/2009 du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 fixant les modalités d’application du règlement (CE) n° 883/2004, un salarié exerçant son activité dans deux ou plusieurs États est soumis à la législation de l’État de résidence en matière de sécurité sociale, s’il exerce une partie substantielle de son activité dans cet État. En l’occurrence, une activité est dite « substantielle » lorsqu’elle représente plus de 25 % du temps de travail ou de la rémunération du salarié. Depuis 2023, et l’adoption d’un accord‑cadre signé par plusieurs pays européens – conformément à l’article 16 du règlement (CE) n° 883/2004 – valable cinq ans renouvelables, le seuil est passé de 25 % à 49,9 %. En l’espèce, une activité exercée en télétravail par des travailleurs frontaliers depuis leur État de résidence est équivalente à une activité exercée dans deux États. Dans ces conditions, si l’activité télétravaillée représente plus de 49,9 % du temps de travail, alors les employeurs devront verser des cotisations sociales à l’État de résidence. Il s’agit là d’une mesure transitoire, fondée sur l’article 16 du règlement CE n° 883/2004, qui nécessite une demande conjointe de l’employeur et du salarié. Cette condition restreint de fait l’application généralisée de ce dispositif.

Sur le plan fiscal, la compétence reste exclusive aux États membres. Les règles applicables aux travailleurs frontaliers en télétravail reposent principalement sur des conventions bilatérales, dont les conditions varient fortement d’un pays à l’autre. Il n’existe ni seuil européen unique, ni harmonisation des régimes fiscaux. Cette diversité engendre une complexité administrative et une insécurité juridique pour les travailleurs comme pour les employeurs. Un exemple pertinent est celui du Luxembourg. Le pays applique une convention fiscale bilatérale avec la France, fondée sur le modèle de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui prévoit un prélèvement fiscal dans l’État d’activité avec, en contrepartie, un crédit d’impôt dans l’État de résidence. En matière de télétravail, un régime spécifique permet au travailleur frontalier de télétravailler jusqu’à 34 jours par an depuis son État de résidence sans que cela ne modifie le régime fiscal applicable. Au‑delà de ce seuil la fiscalité, portant sur la totalité des jours télétravaillés, est transférée à l’État de résidence. Cette règle vise à maintenir l’équilibre fiscal entre les deux États, mais elle limite de facto la flexibilité des travailleurs frontaliers. Par ailleurs, comme pour les règles de sécurité sociale, la dérogation autorisée par l’accord‑cadre repose sur une demande conjointe employeur/employé, ce qui complexifie son déploiement dans les entreprises et limite son efficacité.

Les objectifs de la présente proposition sont d’accroître l’usage du télétravail sans incidence fiscale ni en matière de protection sociale. Il s’agit également, en respectant les compétences exclusives des États membres et de l’Union européenne, de mieux coordonner les règles applicables en matière de télétravail dans les zones transfrontalières, et de simplifier les démarches administratives des salariés comme des entreprises. Dès lors, trois axes d’action complémentaires s’imposent.

Premièrement, il convient de consolider les règles en matière de sécurité sociale. L’accord‑cadre signé en 2023, bien qu’innovant, reste un dispositif dérogatoire d’une durée de cinq ans renouvelable. Il est donc nécessaire d’intégrer cette disposition dans le droit commun européen, via une révision de l’article 14(8) du règlement CE n° 987/2009, de sorte que le seuil de 49,9 % soit reconnu de manière permanente pour les travailleurs frontaliers en télétravail. Cela garantirait sécurité juridique et égalité de traitement.

Deuxièmement, il est souhaitable de développer un modèle européen de coordination fiscale adapté au télétravail. L’exemple luxembourgeois, avec son seuil annuel de 34 jours, montre la nécessité d’un mécanisme plus souple. Une solution serait de permettre l’élargissement du nombre de jours télétravaillés sans changement de l’État d’imposition, grâce à un mécanisme de reversement fiscal interétatique. Ainsi, l’État d’activité percevrait l’impôt sur l’ensemble du revenu et reverserait une quote‑part à l’État de résidence au prorata des jours télétravaillés. Ce modèle permettrait de garantir la stabilité des recettes fiscales tout en offrant de la souplesse aux salariés.

Troisièmement, il apparaît pertinent de sortir de la logique actuelle fondée sur un décompte rigide en jours, au profit d’une approche en heures ou en pourcentage du temps de travail. Cette évolution permettrait de répondre aux besoins des territoires en matière de mobilité, en désaturant les réseaux de transport aux heures de pointe, tout en assurant une flexibilité. Un salarié pourrait ainsi télétravailler quelques heures par jour depuis son domicile, sans que cela ne soit comptabilisé comme une journée entière, évitant ainsi toute conséquence en matière d’affiliation ou d’imposition.

Enfin, tous ces éléments amènent à une réflexion sur la création d’un statut européen du télétravailleur frontalier. Ce statut spécifique permettrait d’encadrer juridiquement cette forme de pluriactivité entre deux États membres, en harmonisant les règles sociales et fiscales, en assurant une portabilité des droits, et en renforçant la lisibilité pour les employeurs et les salariés concernés.

La présente résolution appelle ainsi à une modernisation coordonnée du cadre juridique et fiscal applicable au télétravail transfrontalier, afin de garantir une meilleure lisibilité, une plus grande sécurité juridique et une simplification des démarches tant pour les travailleurs que pour les employeurs. Elle vise également à répondre aux enjeux sociaux, économiques et environnementaux, et à promouvoir une Europe plus mobile, plus juste, et plus intégrée.

 


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proposition de rÉsolution europÉenne

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 88‑4 de la Constitution,

Vu l’article 151‑5 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu le règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale,

Vu le règlement (CE) n° 987/2009 du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 fixant les modalités d’application du règlement (CE) n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale,

Vu l’accord‑cadre multilatéral du 1er juillet 2023 relatif à l’application de l’article 16, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 883/2004, permettant, à titre dérogatoire et pour une durée déterminée, de maintenir l’affiliation à la législation de sécurité sociale de l’État membre d’emploi principal en cas de télétravail transfrontalier jusqu’à un seuil de 49,9 % ;

Considérant qu’un travailleur frontalier désigne toute personne exerçant une activité salariée ou non salariée dans un État membre et résidant dans un autre État membre, dans lequel elle retourne en principe chaque jour ou au moins une fois par semaine, en application du règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale ;

Considérant qu’un salarié exerçant son activité dans deux ou plusieurs États membres est soumis à la législation de l’État membre de résidence en matière de sécurité sociale, dès lors qu’il y exerce une partie substantielle de son activité, en application du règlement (CE) n° 883/2004 précité ;

Considérant qu’en application du règlement d’application (CE) n° 987/2009 précité, lorsqu’un travailleur frontalier exerce une partie de son activité en télétravail depuis son État membre de résidence, cette partie est réputée exercée dans cet État, de sorte que l’exercice de l’ensemble de son activité peut être juridiquement réparti entre plusieurs États membres ;

Considérant que, dans ces conditions, l’employeur est en principe tenu de verser des cotisations sociales dans l’État membre de résidence du salarié lorsque la part de l’activité exercée dans cet État atteint un seuil déterminé ;

Considérant qu’en application du règlement d’application (CE) n° 987/2009, ce seuil est fixé à 25 % du temps de travail ou de la rémunération contractuels du salarié (soit environ un jour par semaine pour un emploi à temps plein), mais qu’en application de l’accord‑cadre multilatéral du 1er juillet 2023 précité, conclu dans le contexte post‑covid pour une durée déterminée et renouvelable, ce seuil peut, sur demande de l’employeur ou du salarié, être relevé jusqu’à 49,9 % sans entraîner de changement d’affiliation à la sécurité sociale ;

Considérant que l’épidémie de covid‑19 a mis en évidence la demande croissante de télétravail de la part des employeurs comme des travailleurs ;

Considérant que le recours au télétravail, de plus en plus répandu, a montré des effets positifs pour les parties prenantes et pour l’environnement, notamment via la réduction des flux ;

Estime nécessaire l’accroissement du recours au télétravail, sans que celui‑ci n’entraîne de conséquences sur les régimes fiscaux et de sécurité sociale ;

Estime indispensable une clarification des règles applicables, dans un objectif de sécurité juridique, de lisibilité et d’efficacité des dispositifs ;

Invite à inscrire dans le droit commun, en lieu et place du seuil de 25 %, le seuil de 49,9 %, actuellement applicable à titre dérogatoire pour une durée déterminée, conformément à l’article 14, paragraphe 8, du règlement (CE) n° 987/2009, afin de garantir une sécurité juridique renforcée et une égalité de traitement entre les travailleurs ;

Invite l’Union européenne à encourager un modèle européen de coordination fiscale pour les télétravailleurs transfrontaliers, pouvant inclure des reversements interétatiques selon des dispositions propres à chaque État membre, et en garantissant une répartition plus équitable des revenus fiscaux liés à l’exercice transfrontalier du télétravail ;

Invite par conséquent les États membres à modifier leurs conventions fiscales bilatérales en vue de faciliter et d’encourager le recours au télétravail ;

Invite à harmoniser la méthode de calcul de la part de télétravail, en abandonnant la référence aux jours travaillés – qui varie selon les pratiques nationales ou bilatérales – au profit d’une mesure plus souple, fondée par exemple sur le nombre d’heures ou sur une quote‑part annuelle du temps de travail ;

Invite la Commission européenne à engager une réflexion sur le statut des travailleurs frontaliers en vue de définir des mesures spécifiques et de promouvoir des adaptations fiscales et sociales par les États membres.