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N° 1894
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 3 octobre 2025.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
visant à déployer la politique de réduction des risques en milieu carcéral,
présentée par
M. Jean-François COULOMME, Mme Mathilde PANOT, Mme Nadège ABOMANGOLI, M. Laurent ALEXANDRE, M. Gabriel AMARD, Mme Ségolène AMIOT, Mme Farida AMRANI, M. Rodrigo ARENAS, M. Raphaël ARNAULT, Mme Anaïs BELOUASSA-CHERIFI, M. Ugo BERNALICIS, M. Christophe BEX, M. Carlos Martens BILONGO, M. Manuel BOMPARD, M. Idir BOUMERTIT, M. Louis BOYARD, M. Pierre-Yves CADALEN, M. Aymeric CARON, M. Sylvain CARRIÈRE, Mme Gabrielle CATHALA, M. Bérenger CERNON, Mme Sophia CHIKIROU, M. Hadrien CLOUET, M. Éric COQUEREL, M. Sébastien DELOGU, M. Aly DIOUARA, Mme Alma DUFOUR, Mme Karen ERODI, Mme Mathilde FELD, M. Emmanuel FERNANDES, Mme Sylvie FERRER, M. Perceval GAILLARD, Mme Clémence GUETTÉ, M. David GUIRAUD, Mme Zahia HAMDANE, Mme Mathilde HIGNET, M. Andy KERBRAT, M. Bastien LACHAUD, M. Abdelkader LAHMAR, M. Maxime LAISNEY, M. Arnaud LE GALL, M. Antoine LÉAUMENT, Mme Élise LEBOUCHER, M. Aurélien LE COQ, M. Jérôme LEGAVRE, Mme Sarah LEGRAIN, Mme Claire LEJEUNE, Mme Murielle LEPVRAUD, Mme Élisa MARTIN, M. Damien MAUDET, Mme Marianne MAXIMI, Mme Marie MESMEUR, Mme Manon MEUNIER, M. Jean-Philippe NILOR, Mme Sandrine NOSBÉ, Mme Danièle OBONO, Mme Nathalie OZIOL, M. René PILATO, M. François PIQUEMAL, M. Thomas PORTES, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Jean-Hugues RATENON, M. Arnaud SAINT-MARTIN, M. Aurélien SAINTOUL, Mme Ersilia SOUDAIS, Mme Anne STAMBACH-TERRENOIR, M. Aurélien TACHÉ, Mme Andrée TAURINYA, M. Matthias TAVEL, Mme Aurélie TROUVÉ, M. Paul VANNIER, M. Arthur DELAPORTE, Mme Sandra REGOL, M. Hendrik DAVI, M. Paul CHRISTOPHE, Mme Constance DE PÉLICHY, Mme Mereana REID ARBELOT, Mme Chantal JOURDAN, Mme Estelle MERCIER, Mme Brigitte LISO, M. Emmanuel DUPLESSY, M. Charles FOURNIER,
députés et députées.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
En 2016, le Parlement a inscrit dans la loi n° 2016‑41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé l’application de la réduction des risques (RDR) en milieu carcéral, étendant ainsi à la RDR le principe d’équivalence des soins entre le milieu carcéral et la population générale reconnu par la loi n° 94‑43 du 18 janvier 1994. Il s’agissait de reconnaître que la privation de liberté ne doit pas entraîner une privation du droit aux soins et à la protection de la santé, droits inaliénables reconnus à tout être humain. Mais neuf ans après, force est de constater que ces droits essentiels demeurent bafoués : l’accès aux outils et dispositifs de RDR reste quasiment inexistant en prison, créant ainsi une rupture d’égalité manifeste dans l’accès aux soins entre les personnes détenues et le reste de la population.
Cette situation est d’autant plus préoccupante que les établissements pénitentiaires concentrent des populations particulièrement vulnérables aux risques liés aux drogues et aux addictions. En effet, on estime qu’un tiers des personnes qui entrent en prison présentent des conduites addictives (hors tabac) et que la quasi‑totalité d’entre elles continuent à consommer en détention d’une manière ou d’une autre. De plus, les enquêtes récentes de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) révèlent que 60 % des personnes détenues consomment du tabac de manière quotidienne et 26 % consomment du cannabis quotidiennement. Contrairement à une idée parfois répandue, les prisons ne constituent pas des environnements imperméables aux substances psychoactives : la présence de drogues en détention est une réalité documentée, persistante et préoccupante, qu’il serait illusoire de minimiser ou d’ignorer.
En l’absence de politique de réduction des risques, les modes de consommation adoptés en détention présentent des risques sanitaires majeurs. À Lyon‑Corbas (2017), il a été estimé que 60 % des consommateurs de produits illicites autres que le cannabis ont recours la consommation de poudre par voie nasale, et que 30 % utilisent l’injection. Au niveau national, parmi les personnes détenues qui rapportaient des pratiques d’injection en milieu libre, 14 % les poursuivaient en prison ; et parmi elles, 40,5 % déclaraient avoir partagé leur matériel. L’enquête sur la santé et les substances en prison (ESSPRI) de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) publiée en 2024 révèle que 3,5 % des personnes en détention pratiquent l’injection, ce qui représente environ 3 000 personnes détenues aujourd’hui en France.
Cette situation est particulièrement alarmante en matière de santé publique. La prévalence d’une infection par le VIH et des hépatites virales est 6 à 10 fois plus élevée chez les personnes détenues que dans la population générale. Ce risque infectieux est accentué par la prévalence des troubles psychiatriques, plus importante chez les personnes détenues qu’en population générale. Ainsi, sans prévention et politique effective de réduction des risques, cela augmente d’autant plus les pratiques à risques. Dans ce contexte, la surpopulation et la promiscuité des personnes détenues favorisent le risque d’infection pour eux‑mêmes mais aussi pour l’entourage carcéral : codétenu, surveillant, personnel de santé.
Au‑delà des risques infectieux, la population carcérale est particulièrement confrontée aux risques de surdoses, pendant l’incarcération et à la sortie. Pour les nombreuses personnes qui continuent de consommer en détention, l’absence de protocoles en cas de surdoses et les difficultés d’accès à la naloxone – un puissant antidote en cas de surdose d’opioïdes – en milieu carcéral les expose à des risques de décès, en témoignent les deux morts par surdoses d’opioïdes survenues à la maison d’arrêt de Besançon le 29 décembre 2023. Dans les situations où l’incarcération induit un sevrage chez les consommateurs de drogues, la libération souvent par sortie sèche peut entraîner de fortes consommations et donc des surdoses fréquentes. Il est ainsi également essentiel de préparer les usagers de drogues à la sortie dans une perspective de réduction des risques.
Face à cette situation d’urgence sanitaire, il est impératif de mettre en œuvre le principe d’équivalence des soins entre le milieu carcéral et la population générale en matière de réduction des risques, comme le prévoit la loi de 2016.
Actuellement, sur le terrain, la disponibilité des outils de RDR est largement insuffisante et très inégale d’un établissement à l’autre, du fait de l’absence d’un portage politique clair et de blocages de l’administration pénitentiaire. Dans quelques établissements pénitentiaires, des outils sont mis à disposition selon des initiatives personnelles de soignants et le bon vouloir de l’administration pénitentiaire locale. Si certains outils font l’objet d’une meilleure acceptabilité (préservatifs, aluminium pour l’inhalation, « roule ta paille » pour le sniff), d’autres sont extrêmement difficiles à mettre en place (matériel d’injection et d’inhalation). Dans certains établissements, des soignants remettent des kits d’injection aux personnes détenues, parfois discrètement par crainte de l’opposition de l’administration pénitentiaire, parfois plus ouvertement au risque d’entrer en conflit avec celle‑ci, ou encore avec un accord informel de la direction qui demande de rester discret pour éviter une mobilisation des syndicats.
Le déploiement des programmes d’échange de seringues (PES) cristallise particulièrement les tensions, l’administration pénitentiaire s’inquiétant de la présence de seringues considérées comme objets dangereux. Pourtant, l’expérience internationale et les données disponibles démontrent que ces inquiétudes sont infondées. Une revue des expériences internationales publiée par l’OFDT en 2014 a analysé le fonctionnement des PES dans cinq pays et onze établissements pénitentiaires. Elle conclut qu’aucun cas d’usage de seringue comme arme par destination n’a été rapporté à l’encontre d’un autre détenu ou d’un membre du personnel.
Au contraire, les PES représentent une opportunité de sécurité pour l’ensemble de la communauté carcérale : ils permettent de retirer les seringues artisanales, échangées et vendues en détention, contre des seringues propres qui doivent être rendues pour en obtenir de nouvelles. De plus, le stockage et le transport des seringues sont sécurisés (étuis, lieux de stockage dédié, etc.), ce qui réduit le risque de piqûre accidentelle lors d’une fouille. Enfin, l’accompagnement dont bénéficient les personnes dans les programmes d’échange de seringues permet de les informer sur les bonnes pratiques pour réduire les risques pour elles‑mêmes et pour les autres.
Dans un arrêt du 8 avril 2024, le Conseil d’État a considéré que la loi du 26 janvier 2016 ne nécessitait pas de décret pour être applicable. Le déploiement de la réduction des risques en détention est donc possible dès à présent. Pourtant, à ce jour, soit neuf ans après l’adoption de la loi, les personnes détenues ne bénéficient toujours pas d’un accès aux soins équivalent à la population générale, alors que les moyens sont disponibles par le budget des pharmacies des établissements ou à défaut par le biais du budget prévu pour la réduction des risques en prison à travers la feuille de route Santé pour les personnes placées sous main de justice qui prévoit 4,2 millions d’euros précisément pour la réduction des risques. De plus, les soignants sont volontaires, bien qu’insuffisamment formés. La surpopulation carcérale impacte également l’accès aux soins des personnes, les moyens alloués aux unités sanitaires étant calculés sur la capacité théorique des établissements et non réelle. Dans ce contexte, toutes les missions estimées « non‑urgentes », dont la réduction des risques, tendent à être précarisées.
L’absence de matériel de RDR et les conditions carcérales augmentent les pratiques à risques, faisant peser un important risque épidémiologique sur les personnes détenues et la société. Elle confronte les soignants à des impasses éthiques et déontologiques, les empêchant d’intervenir malgré des prises de risque déclarées et avérées que les personnes ne peuvent ou ne veulent cesser, et ce alors que la loi le permet.
L’Assemblée nationale appelle le Gouvernement à prendre les mesures nécessaires pour garantir l’application effective de la loi de 2016 et mettre en œuvre une stratégie de réduction des risques en milieu carcéral qui réponde aux besoins sanitaires des personnes détenues et qui respecte leurs droits fondamentaux.
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proposition de RÉSOLUTION
Article unique
L’Assemblée nationale,
Vu l’article 34‑1 de la Constitution,
Vu l’article 136 du Règlement de l’Assemblée nationale,
Vu la loi n° 94‑43 du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale, établissant le principe d’équivalence des soins entre le milieu carcéral et la population générale,
Vu la loi n° 2004‑806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique, inscrivant la réduction des risques dans la loi,
Vu le décret n° 2005‑347 du 14 avril 2005 approuvant le référentiel national des actions de réduction des risques en direction des usagers de drogue et complétant le code de la santé publique,
Vu la loi n° 2016‑41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, notamment son article 41 qui prévoit que « la politique de réduction des risques et des dommages s’applique également aux personnes détenues, selon des modalités adaptées au milieu carcéral »,
Vu la décision du Conseil d’État du 8 avril 2024 considérant que la loi n° 2016‑41 du 26 janvier 2016 ne nécessite pas de décret d’application pour être mise en œuvre,
Vu la « liste des matériels de prévention pour les services de réduction des risques » publiée par le ministère des solidarités et de la santé en 2020,
Vu la feuille de route « Santé des personnes placées sous main de justice 2024‑2028 », co‑signée par les ministres de la santé et de la justice, et considérant l’action 16 qui prévoit de « mettre en place l’encadrement juridique permettant une politique de réduction des risques selon des modalités adaptées au milieu carcéral conformément à l’article L. 3411‑8 du code de la santé publique. »,
Considérant l’urgence sanitaire liée à la forte prévalence des addictions et des maladies infectieuses en milieu carcéral ;
Considérant le principe d’équivalence des soins entre le milieu carcéral et la population générale ;
Considérant les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé en matière de réduction des risques en milieu carcéral, de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, et du Programme commun des Nations unies sur le VIH/sida ;
Considérant les expériences internationales concluantes en matière de programmes d’échange de seringues en prison ;
Invite le Gouvernement à :
‑ actualiser les données épidémiologiques en milieu carcéral afin de mieux comprendre les conséquences sanitaires et sociales de la consommation de drogues et d’y répondre de manière adaptée et ciblée ;
‑ assurer la mise à disposition, pour les personnes incarcérées, de l’ensemble des dispositifs et outils de réduction des risques et des dommages prévus par la politique nationale de santé publique, tel que défini dans la nomenclature officielle des matériels de prévention pour les services de réduction des risques (référencée dans l’instruction ministérielle du 15 avril 2020), incluant les programmes d’échange de matériel stérile d’injection, et des protocoles en cas de surdose en détention et de prévention des surdoses à la sortie de prison ;
‑ créer et mettre en œuvre des protocoles garantissant l’accès confidentiel aux dits outils en détention ;
‑ déployer les dispositifs de réduction des risques dans l’intégralité des établissements pénitentiaires du territoire national, selon un cahier des charges uniforme, sous la responsabilité opérationnelle des unités sanitaires en milieu pénitentiaire, en coordination avec l’administration pénitentiaire et en articulation avec l’ensemble des intervenants institutionnels et associatifs habilités ;
‑ intégrer dans la gouvernance des politiques de réduction des risques en milieu carcéral, aux échelons national et local, des mécanismes formels de consultation et de co‑construction impliquant l’ensemble des parties prenantes, y compris les représentants des personnes détenues, conformément au principe de démocratie sanitaire prévu par le code de la santé publique ;
‑ accompagner les associations et les structures de terrain en première ligne telles que les associations portant une démarche communautaire en santé, les structures de réduction des risques, et les centres de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie pour renforcer l’accès à la réduction des risques en milieu carcéral.