N° 2140

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 26 novembre 2025.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

visant à soutenir la reconnaissance juridique de la notion d’apartheid fondée sur le genre,

 

présentée par

Mme Véronique RIOTTON, Mme Ayda HADIZADEH, Mme Marie-Noëlle BATTISTEL, Mme Sylvie BONNET, Mme Julie DELPECH, Mme Virginie DUBY-MULLER, Mme Agnès FIRMIN LE BODO, Mme Martine FROGER, Mme Marie-Charlotte GARIN, M. Guillaume GOUFFIER VALENTE, Mme Sandrine JOSSO, Mme Fatiha KELOUA HACHI, Mme Karine LEBON, M. Guillaume LEPERS, Mme Delphine LINGEMANN, Mme Graziella MELCHIOR, Mme Marie RÉCALDE, Mme Sandra REGOL, Mme Marie-Pierre RIXAIN, Mme Sandrine ROUSSEAU, Mme Prisca THEVENOT, Mme Céline THIÉBAULT-MARTINEZ, Mme Anne-Cécile VIOLLAND,

députées et députés.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Depuis la prise de pouvoir des Talibans en Afghanistan le 15 août 2021, les femmes et les filles sont confrontées à l’une des entreprises les plus systématiques de négation de leurs droits jamais observée dans le monde contemporain. Dès les premières semaines suivant leur arrivée au pouvoir, les autorités talibanes ont engagé une série de mesures visant à effacer durablement les femmes de l’espace public, à restreindre leur accès aux services essentiels, et à imposer une ségrégation totale fondée sur le sexe et le genre.

Entre 2021 et 2025, près d’une centaine de décisions ont ainsi été adoptées : interdiction faite aux femmes de fréquenter l’enseignement secondaire et universitaire ; fermeture de nombreux secteurs professionnels aux travailleuses, dont le domaine médical ; restrictions croissantes à la liberté de circulation ; interdictions d’accès aux parcs, salles de sport, bains publics et lieux de loisirs ; imposition d’un mahram (tuteur masculin) pour la plupart des déplacements ; exclusion des instances décisionnelles et limitation drastique du rôle social des femmes. Ces politiques, cohérentes et coordonnées, révèlent l’intention claire de construire un régime de domination et d’oppression systématique des femmes et des filles, organisé par l’État lui‑même et institutionnalisé dans toutes les sphères de la société.

Face à cette détérioration sans précédent, la communauté internationale n’est pas restée silencieuse. La Cour pénale internationale (CPI) a intensifié ses travaux, et enquête sur la situation afghane depuis le 5 mars 2020. Le 28 novembre 2024, plusieurs États – le Chili, le Costa Rica, l’Espagne, la France, le Luxembourg et le Mexique – ont saisi formellement le Bureau du Procureur pour porter à son attention la gravité de la situation des droits humains dans le pays, en particulier celle des femmes.

Cette mobilisation diplomatique a conduit, le 8 juillet 2025, à la délivrance de mandats d’arrêt contre M. Haibatullah Akhundzada, chef suprême des Talibans, et M. Abdul Hakim Haqqani, président de la Cour suprême talibane. La CPI les poursuit pour crime contre l’humanité de persécution fondée sur le genre, mais également pour des persécutions politiques visant les personnes perçues comme « alliées des femmes et des filles ». Cette décision constitue un jalon historique : c’est la première fois que la Cour engage des poursuites d’une telle ampleur pour des violences fondées sur le genre et liées à une politique systématique d’exclusion en‑dehors d’un conflit armé.

Ces développements s’inscrivent dans l’évolution plus large du droit pénal international, qui reconnaît désormais la dimension structurelle et systémique des violences fondées sur le sexe ou le genre. Plusieurs crimes prévus par le Statut de Rome – viol, esclavage sexuel, stérilisation forcée, persécution fondée sur le genre – traduisent cette volonté d’intégrer pleinement les réalités des violences subies par les femmes et les filles dans les situations de conflit ou de répression.

En effet, la persécution fondée sur le genre, définie à l’article 7(2)(g) du Statut de Rome, constitue aujourd’hui la principale arme juridique pour poursuivre les violations graves et intentionnelles du droit international commises contre des personnes en raison de leur genre. Malgré le document de politique générale relatif à ce crime publié par le bureau de la Procureure Fatou Bensouda en décembre 2022, la qualification de persécution fondée sur le genre demeure incomplète pour appréhender les systèmes d’oppression institutionnalisée qui, comme en Afghanistan, visent à organiser et perpétuer la domination d’un genre sur l’autre à tous les niveaux de l’État.

Le crime d’apartheid, prévu à l’article 7(2)(h), vise spécifiquement les situations où un « régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique d’un groupe racial sur un autre » est mis en œuvre par des actes inhumains afin de maintenir ce système de domination. De nombreux experts en droit international considèrent aujourd’hui que les éléments constitutifs de ce crime peuvent être transposés aux situations de domination systématique fondée sur le genre ou le sexe.

La distinction entre persécution et apartheid est donc centrale : la première sanctionne la violation intentionnelle de droits fondamentaux ; le second qualifie et punit l’existence même d’un système de domination organisé par l’État, structuré et pérenne. Ce qui fait aujourd’hui défaut, et constitue une lacune juridique préoccupante, est l’absence d’un crime d’« apartheid fondé sur le genre » explicitement reconnu par le droit international.

Cette absence limite la capacité de la communauté internationale à qualifier et poursuivre de manière adéquate des situations comme celle de l’Afghanistan. Elle empêche également d’adresser un message politique clair : celui que les systèmes de domination totale des femmes par un régime d’État, lorsqu’ils sont organisés de manière systématique, constituent un crime d’une extrême gravité engageant la responsabilité pénale individuelle des dirigeants, et une réponse sans équivoque de la communauté internationale.

Depuis 2022, on constate un mouvement international croissant pour reconnaître l’apartheid fondé sur le genre. De nombreuses voix se sont élevées pour demander la reconnaissance et la codification de ce crime ; parmi elles, des juristes de premier plan, notamment afghans et iraniens ; des organisations féministes ; des organisations de défense des droits humains ; des experts des Nations unies ; des États ; et des personnalités internationales de premier plan, dont les prix Nobel de la paix Shirin Ebadi (2003) et Narges Mohammadi (2023).

Les mécanismes onusiens, en particulier le Rapporteur spécial sur la situation des droits humains en Afghanistan, Richard Bennett, et le Groupe de travail sur la discrimination à l’égard des femmes et des filles, ont à plusieurs reprises employé l’expression « apartheid de genre » pour qualifier les politiques talibanes. Le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guteres, a également souligné la gravité de la situation et la nécessité d’un cadre juridique international plus robuste.

À l’échelle régionale, les gouvernements espagnol et islandais ont officiellement reconnu la situation des femmes afghanes comme un « apartheid de genre ». Lors de la 53e session du Conseil des droits de l’Homme, en juin 2023, l’Afrique du Sud – forte de son histoire dans la lutte contre l’apartheid racial – a exhorté la communauté internationale à agir contre « l’apartheid de genre », de la même manière qu’elle l’avait fait pour combattre l’apartheid racial.

Ce mouvement international témoigne d’une prise de conscience croissante : il est désormais urgent de doter le droit international d’un outil juridique adapté pour réprimer les systèmes d’oppression fondés sur le genre.

La future Convention internationale sur les crimes contre l’humanité offre une opportunité juridique et diplomatique majeure de combler cette lacune. Contrairement aux génocides et aux crimes de guerre, il n’existe pas encore de traité international spécifique pour prévenir et punir les crimes contre l’humanité. Cependant, la décision historique adoptée le 22 novembre 2024 par la Sixième Commission de l’Assemblée générale des Nations unies ouvre la voie à l’adoption d’une telle Convention.

Elle prévoit la tenue d’une Conférence plénipotentiaire, précédée d’un comité préparatoire qui se réunira au siège des Nations unies du 19 au 30 janvier 2026, puis en 2027. La France a coparrainé cette initiative.

Ce processus constitue une occasion unique, peut‑être historique, pour définir de manière claire et universelle les crimes contre l’humanité, et notamment pour inscrire dans le droit international une définition explicite du crime d’apartheid fondé sur le genre.

En l’absence d’adhésion de la France à la Convention de 1973 sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid, ce futur traité constitue le vecteur le plus pertinent pour formaliser juridiquement l’interdiction et la répression de l’apartheid de genre. La France peut y jouer un rôle moteur, en proposant que la nouvelle Convention inclue une définition précise et une incrimination explicite de ce crime.

La France porte depuis plusieurs années une diplomatie féministe ambitieuse, fondée sur la promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes, la lutte contre les violences fondées sur le genre, et la défense des droits des femmes dans les enceintes multilatérales. Son engagement dans le renvoi de la situation afghane devant la CPI, puis dans la convocation de la Conférence plénipotentiaire, s’inscrit dans cette orientation.

Face à la situation en Afghanistan, notre pays porte une responsabilité particulière : celle de nommer clairement la nature des crimes commis, de soutenir les victimes et les défenseurs et défenseuses des droits humains, et de contribuer à combler une lacune juridique qui empêche aujourd’hui la pleine responsabilisation des dirigeants talibans.

En soutenant la codification du crime d’apartheid fondé sur le genre dans le cadre de la future Convention internationale sur les crimes contre l’humanité, la France enverrait un signal fort : aucun système d’oppression totalisant, visant à exclure durablement un groupe en raison de son genre, ne peut rester en dehors du champ du droit pénal international.

L’adoption de cette résolution permettrait à la France d’affirmer clairement son soutien aux femmes et aux filles afghanes victimes d’un système institutionnalisé d’oppression et de domination ; de contribuer à combler un vide juridique majeur dans le droit international ; de renforcer la cohérence et l’ambition de sa diplomatie féministe ; et de défendre, dans les négociations à venir, une vision du droit international conforme à ses valeurs et à son engagement historique pour les droits humains.

En apportant son appui à la reconnaissance et à la codification de l’apartheid fondé sur le genre, la France se place du côté de celles et ceux qui œuvrent pour que de tels systèmes ne puissent jamais être tolérés, ni rester impunis.

 


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proposition de RÉSOLUTION

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 34‑1 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu la Charte des Nations unies du 26 juin 1945,

Vu la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies du 13 février 1946 définissant les crimes contre l’humanité,

Vu la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948,

Vu la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948,

Vu les principes de Nuremberg, consacrés par la résolution 95 (I) de l’Assemblée générale des Nations unies le 11 décembre 1946 et publiés en 1950,

Vu la loi du 26 décembre 1964 tendant à constater l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité,

Vu le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966,

Vu la résolution 2202 A (XXI) de l’Assemblée générale des Nations unies du 16 décembre 1966 qualifiant l’apartheid de crime contre l’humanité,

Vu la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid du 30 novembre 1973 (résolution 3068 (XXVIII)), qui définit l’apartheid comme un crime contre l’humanité et considérant que cette convention, bien que non ratifiée par la France, constitue une référence majeure du droit international et a inspiré le Statut de Rome,

Vu la Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979,

Vu la recommandation générale n° 35 du 26 juillet 2017 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes sur la violence fondée sur le genre,

Vu la plateforme d’action de Beijing adoptée le 15 septembre 1995 lors de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes,

Vu la résolution 1325 (2000) du Conseil de sécurité des Nations unies sur les femmes, la paix et la sécurité et ses résolutions subséquentes,

Vu le Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 17 juillet 1998,

Vu la résolution adoptée par la Troisième Commission de l’Assemblée générale des Nations unies le 22 novembre 2024 décidant de la convocation d’une Conférence plénipotentiaire en 2026 en vue de l’adoption d’une Convention internationale sur les crimes contre l’humanité,

Vu les résolutions successives du Conseil des droits de l’homme depuis 2021 renouvelant le mandat du Rapporteur spécial sur la situation des droits humains en Afghanistan,

Considérant les graves violations des droits humains commises en Afghanistan sur les femmes et les filles depuis l’arrivée au pouvoir en 2021 des talibans ;

Considérant l’existence d’un vide juridique concernant la définition d’apartheid et ses implications ;

Considérant que la situation des femmes dans plusieurs pays dans le monde répond spécifiquement à plusieurs éléments de définition permettant de constater une situation d’apartheid liée au genre ;

Condamne avec la plus grande fermeté les violations des droits fondamentaux des femmes et des filles commises en Afghanistan depuis 2021 ;

Exprime son soutien aux initiatives internationales visant à combler le vide juridique relatif à la définition et à la répression de l’apartheid fondé sur le genre ;

Affirme qu’une telle reconnaissance juridique apparaît indispensable pour appréhender des situations caractérisées par une oppression systémique, institutionnalisée et intentionnelle des femmes et des filles ;

Invite la France et l’Union européenne à se déclarer favorables à la reconnaissance du crime d’apartheid fondé sur le genre dans les enceintes internationales compétentes ;

Soutient la participation active de la France aux travaux préparatoires de la Conférence plénipotentiaire des Nations unies sur la prévention et la répression des crimes contre l’humanité afin que la future convention puisse inclure une définition spécifique de l’apartheid fondé sur le genre ;

Encourage le Gouvernement à poursuivre ses efforts, en lien avec les partenaires internationaux, pour documenter les violations, soutenir les victimes et étudier les voies permettant d’engager des responsabilités pénales devant les juridictions nationales ou internationales compétentes ;

Souligne l’importance, dans le cadre du Statut de Rome et des travaux en cours de la Cour pénale internationale, de poursuivre la réflexion sur l’intégration d’une qualification spécifique d’apartheid de genre comme forme de crime contre l’humanité.