—  1  —

N° 897 rect.

______

ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le xx xxxxx xxxx

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE ([1]) chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d’entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX,
ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux
dans un contexte commercial mondialisé

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Olivier MARLEIX, Président,

 

et

 

M. Guillaume KASBARIAN, Rapporteur,

 

Députés.

 

——

 

 

TOME II

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

La commission d’enquête chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d’entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé est composée de : M. Olivier Marleix, président ; M. Guillaume Kasbarian, rapporteur ; M. Bruno Duvergé, M. Daniel Fasquelle, Mme Laure de La Raudière et Mme Natalia Pouzyreff, vice-présidents ; Mme Marie-Noëlle Battistel, Mme Dominique David, M. Bastien Lachaud et M. Fabien Roussel, secrétaires ; M. Damien Adam, Mme Delphine Batho, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Éric Bothorel, M. Ian Boucard, Mme Anne-Laure Cattelot, Mme Michèle Crouzet, M. Julien Dive, Mme Audrey Dufeu Schubert, Mme Sarah El Haïry, M. Éric Girardin, Mme Olga Givernet, Mme Stéphanie Kerbarh, M. Loïc Kervran, M. Roland Lescure, M. Hervé Pellois, M. Frédéric Reiss, M. Jean-Bernard Sempastous, M. Denis Sommer et M. Michel Zumkeller, membres.

 

 

 

 

 


—  1  —

SOMMAIRE

___

Pages

1. Audition, sous forme de table ronde, ouverte à la presse, de M. Claude Mandart, délégué syndical central CFE-CGC d’Alstom France, de M. Jean-Louis Profizi, secrétaire CFE-CGC du comité central d’entreprise Alstom Transport, de M. Gérard Mardiné, secrétaire national CFECGC, de M. Patrick de Cara, délégué syndical CFDT de l’établissement Oméga de SaintOuen d’Alstom Transport, de M. Laurent Desgeorge, délégué syndical central CFDT d’Alstom Transport et secrétaire de l’Inter CFDT Alstom, de M. Philippe Pillot, délégué syndical central FO d’Alstom Transport, de M. Vincent Jozwiak, représentant FO au comité central d’entreprise d’Alstom Transport et délégué de l’établissement de Petite-Forêt (près de Valenciennes), de M. Charles Menet, représentant syndical FO au comité central d’entreprise d’Alstom Transport, de M. Hervé Fillhardt, délégué syndical FO du site de Reichshoffen, de M. Fabrice Cotrel délégué syndical FO du site de La Rochelle/Aytré, de M. Boris Amoroz, délégué syndical CGT d’Alstom Omega, et de M. Stéphane Flégeau, secrétaire général adjoint et animateur du collectif « industrie » de la Fédération CGT des travailleurs de la métallurgie.

2. Audition de M. Claude Josserand, délégué syndical CGT, de M. Olivier Marcé, délégué syndical CFE-CGC, et de M. Pascal Guihéneuf, délégué syndical CFDT de NOKIA FRANCE.

3. Audition, sous forme de table ronde, de représentants des organisations syndicales représentatives de STX : Mme Frédérique Journe, représentant syndical CFDT au Comité d’entreprise (CE), M. Jean-Pierre Guellec, élu titulaire CFDT au CE, M. Christophe Morel, élu titulaire CE, représentant du CE au conseil d'administration, délégué syndical CFDT, M. François Janvier, secrétaire de la section CFE-CGC, M. Gérard Mardiné, secrétaire national (économie/industrie) CFE-CGC, M. Renan Francastel, chargé d’études économiques à la confédération CFE-CGC, M. Sébastien Benoit, secrétaire général du syndicat ouvrier CGT et M. Sébastien Hupin, délégué syndical UFICT CGT, Mme Nathalie Durand-Prinborgne et M. Pierre Habibis de la section FO

4. Audition, sous forme de table ronde, des organisations syndicales représentatives et des représentants syndicaux de General Electric, avec la participation de : M. Karim Matoug, observateur syndical CGT au comité de groupe France,  Mme Rosa Mendès, membre CGT de l’intersyndicale GE Hydro, de M. Laurent Santoire, délégué syndical central CGT d’Alstom power systèmes, M. Yvan Kouskoff, secrétaire adjoint de l’inter CFDT et secrétaire adjoint au comité de groupe France, M. Jean-Bernard HARNAY, délégué CFDT au Comité Groupe France GE, M. François Trinquet, délégué syndical CFDT d’établissement et membre titulaire du comité central de l’entreprise Alstom Power systems SAS et de Mme Nadine Boux, observatrice syndicale CFECGC au comité de groupe France et membre de l’intersyndicale GE Hydro.

5. Audition, à huis clos, de représentants syndicaux d’ALCATEL Submarine Networks (ASN) avec la participation de M. Bryan Fackeure, délégué syndical central CFDT, de M. Christophe Fabre, secrétaire CFDT du comité central d’entreprise CCE, de M. David Dufournet, délégué syndical CFDT ASN, de M. Augustin Bourguignat, secrétaire confédéral CFDT en charge des politiques industrielles et de la recherche, de Mme Sophie Étienne, déléguée syndicale CFE-CGC ASN, de M. Olivier Marcé, représentant syndical CFE CGC du Groupe ALU, de M. Lionel Weens, délégué syndical CFE-CGC ASN, de M. Stéphane Lorgnier, CGT et de M. Gilles Rommelaere, délégué syndical central CGT ASN.

6. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Michel Quatrepoint, journaliste indépendant et de M. Pascal Gateaud, rédacteur en chef à l’Usine Nouvelle.

7. Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Montebourg, ancien Ministre

8. Audition, ouverte à la presse, de Mme Corinne De Bilbao, présidente de General Electric France, et de M. Jérome Pécresse, président-directeur général de General Electric Energies renouvelables

9. Audition, ouverte à la presse, de M. Henri Poupart-Lafarge, président-directeur général d’Alstom, de M. Philippe Delleur, vice-président affaires publiques, de Mme Emmanuelle Chatelain, vice-présidente communication et de M. Damien Cabarrus, responsable affaires publiques France

10. Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Boisnon, président, de M. Loic Le Grouiec, directeur des ressources humaines, et de M. Marc Charrière, directeur des relations institutionnelles de NOKIA France

11. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général, et de M. Dominique Minière, directeur exécutif groupe en charge de la direction du parc nucléaire et thermique d’EDF

12. Audition, sous forme de table ronde, ouverte à la presse, de M. Élie Cohen, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de M. Pierre Veltz, sociologue et économiste

13. Audition, à huis-clos partiel, de Mme Valérie Liang-Champrenault, chef du bureau Multicom 2 « Investissements et règles dans le commerce international » et de M. Romain Chambre, chef du bureau Multicom 3 « Lutte contre la criminalité et sanctions internationales », accompagnés par Mme Muriel Lacoue-Labarthe, sous-directrice « politique commerciale et des investissements » au sein du service des affaires multilatérales et du développement de la Direction générale du Trésor

14. Audition, ouverte à la presse, de M. Régis Turrini, secrétaire général de SFR et ancien directeur de l’Agence des participations de l’État

15. Audition, à huis-clos partiel, de M. Pascal Faure, directeur général à la Direction générale des entreprises (DGE)

16. Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance

17. Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Bézard, managing partager de Cathay Capital private Equity, ancien directeur général de la Direction générale du Trésor

18. Audition, ouverte à la presse, de Mme Claude Revel, ancienne déléguée interministérielle à l’intelligence économique (D2IE)

19. Audition, ouverte à la presse, de M. David Azéma, associé de Perella Weinberg Partners (PWP), ancien directeur général de l’Agence des participations (APE)

20. Audition, ouverte à la presse, de M. Mathias Audit, professeur à l'École de droit de la Sorbonne (Université de Paris 1) et de M. Pascal Dupeyrat, représentant d’intérêts au Cabinet RELIANS Consulting, auteur du « Guide des investissements dans les secteurs stratégiques »

21. Audition, à huis-clos, de M. Arnaud Montebourg, ancien ministre

22. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Baptiste Carpentier, commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique

23. Audition, à huis-clos, de M. Laurent Castaing, directeur général de STX France

24. Audition, à huis-clos, de M. le général Jean-François Hogard, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense

25. Audition, ouverte à la presse, de Mme Amandine Duquesne, auditeur conseil, et de M. Fouad Benseddik, directeur des méthodes et des relations institutionnelles de Vigeo Eiris

26. Audition, sous forme de table ronde sur le thème de l’«Intelligence économique », ouverte à la presse, de M. Alain Juillet, président de l'Académie de l’Intelligence économique, et de M. Éric Delbecque, chef du pôle intelligence économique de l'Institut pour la formation des élus territoriaux (IFET)

27. Audition, à huis-clos, de M. Nicolas Niemtchinow, directeur de la stratégie à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)

28. Audition, sous forme de table ronde, ouverte à la presse, de Maître Astrid Mignon Colombet et de Maître Laurent Cohen-Tanugi, avocats au Barreau de Paris

29. Audition, ouverte à la presse, de M. Charles Duchaine, directeur de l’Agence française anticorruption (AFA)

30. Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Lecourtier, directeur général de Business France, accompagné de M. Antoine Gambard, directeur adjoint des investissements de Business France

31. Audition, ouverte à la presse, de M. Martin Bouygues, président-directeur général du groupe Bouygues, accompagné de M. Philippe Marien, directeur général délégué, de M. Jean-François Guillemin, secrétaire général et de M. Pierre Auberger, directeur de la communication

32. Audition, ouverte à la presse, de M. Martin Vial, commissaire aux participations de l'État, directeur général de l’Agence des participations de l’État

33. Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Laporte, ancien cadre d’Alstom « Grid » et de GE Medical Systems France, et de M. Bruno Vigogne, ancien responsable de la compliance d’Alstom Power et directeur des enquêtes internes d’Alstom

34. Audition, ouverte à la presse, de M. Hakim El Karoui, ancien associé, et de M. Romain Lucazeau, principal au sein du cabinet Roland Berger

35. Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Lioliakis et de M. Laurent Dumarest, Partners au bureau de Paris d’A.T. Kearney

36. Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Baud-Berthier, directeur des enquêtes et statistiques sectorielles de la Banque de France

37. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères

38. Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Sapin, ancien ministre

39. Audition, ouverte à la presse, de Mme Clara Gaymard, cofondatrice du fonds de dotation « Raise » et ancienne présidente de la filiale française du groupe américain General Electric (GE)

40. Audition, ouverte à la presse, de M. David de Rothschild, président de Rothschild & Co, M. Grégoire Chertok et M. Nicolas Bonnault, associés gérants, et Mme Caroline Nico, directrice de la communication

41. Audition, à huis-clos, de M. Laurent Nunez, directeur général de la sécurité intérieure, et de M. Jean-Philippe Couture, sous-directeur de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI)

42. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Pierre Floris, délégué interministériel, et de M. Marc Glita, délégué interministériel adjoint aux restructurations d’entreprises

43. Audition, à huis-clos, de M. Hervé Guillou, président-directeur général, et de M. Fabien Menant, directeur des affaires publiques et européennes de Naval Group

44. Audition, à huis-clos, de M. Denis Ranque, président du Board d’Airbus, et de M. John Harrison, Group General Counsel

45. Table ronde, ouverte à la presse, sur le financement de l’économie, avec la participation de M. François Perret, directeur général de Pacte PME ; Mme Marie-Anne Barbat-Layani, directrice générale, M. Nicolas Bodilis-Reguer, directeur des affaires institutionnelles, et M. Pierre Bocquet, directeur du département banque de détail de la Fédération bancaire française (FBF) ; M. Bernard Cohen-Hadad, président de la commission « financement », et M. Jean-Lou Blachier, vice-président délégué de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) ; Mme Marie-Noëlle Duval, déléguée générale de Medef Accélérateur, M. Jules Guillaud, chargé de mission à la direction des affaires publiques du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), et M. Jean-Philippe Girard, président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) ; Mme Colette Neuville, présidente-fondatrice de l'Association de défense des actionnaires minoritaires

46. Audition, ouverte à la presse, de M. Keith Carr, directeur juridique du Groupe LafargeHolcim, ancien cadre d’Alstom et de General Electric

47. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Kron, président de Truffle Capital, ancien président-directeur général d’Alstom, de M. Olivier Labesse, de l’agence de communication DGM et de M. Robert Luskin, avocat américain, assistés de M. Hughes Schmitt, de l’agence DGM.

48. Audition, à huis-clos, de Mme Florence Parly, ministre des Armées

49. Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des finances


—  1  —

1.    Audition, sous forme de table ronde, ouverte à la presse, de M. Claude Mandart, délégué syndical central CFE-CGC d’Alstom France, de M. Jean-Louis Profizi, secrétaire CFE-CGC du comité central d’entreprise Alstom Transport, de M. Gérard Mardiné, secrétaire national CFE‑CGC, de M. Patrick de Cara, délégué syndical CFDT de l’établissement Oméga de Saint‑Ouen d’Alstom Transport, de M. Laurent Desgeorge, délégué syndical central CFDT d’Alstom Transport et secrétaire de l’Inter CFDT Alstom, de M. Philippe Pillot, délégué syndical central FO d’Alstom Transport, de M. Vincent Jozwiak, représentant FO au comité central d’entreprise d’Alstom Transport et délégué de l’établissement de Petite-Forêt (près de Valenciennes), de M. Charles Menet, représentant syndical FO au comité central d’entreprise d’Alstom Transport, de M. Hervé Fillhardt, délégué syndical FO du site de Reichshoffen, de M. Fabrice Cotrel délégué syndical FO du site de La Rochelle/Aytré, de M. Boris Amoroz, délégué syndical CGT d’Alstom Omega, et de M. Stéphane Flégeau, secrétaire général adjoint et animateur du collectif « industrie » de la Fédération CGT des travailleurs de la métallurgie.

(Séance du mercredi 29 novembre 2017)

La séance est ouverte à dix-sept heures.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous accueillons cet après-midi les représentants des syndicats représentatifs d’Alstom Transport avec lesquels nous allons aborder un dossier brûlant qui illustre bien l’actualité de nos travaux.

En 2014, Alstom a cédé à General Electric (GE) sa branche énergie. Le ministre du redressement productif de l’époque, que la commission d’enquête auditionnera dans quelques jours, s’était opposé à cette vente, privilégiait alors une solution européenne avec Siemens, à la fois sur l’énergie et sur les transports.

Son successeur, qui a accordé in fine l’autorisation d’investissement, la justifiait dans un communiqué de presse du 5 novembre 2014 par la possibilité ainsi offerte à Alstom de constituer « un champion français et européen dans le secteur des transports ». Or, un peu plus de deux années plus tard, Alstom, recentré sur ses activités ferroviaires, est appelé à rejoindre Siemens au terme d’un accord qui permettra à Siemens de devenir majoritaire du nouvel ensemble dans quatre ans.

L’objectif défendu par l’actuel Gouvernement est de créer ainsi un constructeur européen disposant d’une offre globale et d’une taille critique auquel il reviendra de contrer la concurrence internationale qui s’est aussi réorganisée, notamment avec l’émergence du chinois China Railway Construction Corporation (CRRC), et dans une moindre mesure pour faire face à d’autres constructeurs comme le canadien Bombardier, présent sur notre territoire, ce qui n’est pas non plus sans faire débat, ou encore Mitsubishi, groupe japonais puissant qui entretient de longue date des liens d’affaires avec Siemens.

L’opération est présentée comme constitutive d’un « mariage entre égaux », Alstom et Siemens réalisant effectivement des chiffres d’affaires comparables dans le secteur ferroviaire : un peu plus de 7 milliards d’euros chacun, avec toutefois un léger avantage pour Siemens.

Force est de constater que les deux entreprises ont aujourd’hui des offres de produits distinctes, mais destinées à des marchés qui se recoupent. De même, leur appareil de production va nécessairement faire apparaître des redondances entre les différents sites. Siemens est depuis très longtemps présent en France, et s’est notamment renforcé en 1996 avec le rachat de Matra Transport, et a obtenu de nombreux marchés, notamment ceux de l’automatisation de lignes du métro parisien. L’entreprise Siemens entend également être un acteur majeur de la création et de l’extension des lignes du Grand Paris.

À l’inverse, Alstom est présent en Allemagne, où il vise particulièrement des marchés de trains régionaux, avec notamment son usine de Salzgitter en Basse-Saxe, l’un de ses plus importants sites de production. Ce site est polyvalent, contrairement aux sites français du groupe, presque tous spécialisés dans un type de produit.

Notre rencontre d’aujourd’hui doit permettre aux organisations syndicales d’exprimer en toute liberté leur opinion sur l’opération annoncée.

À ce jour, quels ont été les résultats de vos rencontres avec le Gouvernement ? Où en est la concertation avec votre direction ? Que savez-vous du projet industriel qui guide cette fusion ?

S’agissant de l’emploi et de l’offre de produits, quelles sont vos remarques et vos craintes ?

Concernant la recherche et développement, l’opération projetée pourrait-elle être lourde de conséquences, avec par exemple l’abandon de certains programmes ?

Plus généralement, constate-t-on dès à présent un climat d’attentisme dans vos entreprises où beaucoup de choses seraient en quelque sorte « gelées », y compris en matière d’investissements, jusqu’à l’aboutissement de l’opération de fusion ?

Cette rencontre doit aussi permettre à la commission d’aborder les conséquences de l’opération antérieure avec General Electric, à laquelle la plupart d’entre vous ont assisté au titre d’Alstom. À ce sujet, quel bilan dressez-vous de la situation ? La promesse de création de 1 000 emplois constitue-t-elle seulement une justification parmi d’autres ? Peut-on considérer aujourd’hui qu’elle est sérieusement mise en cause par un repreneur qui vient de décider de profondes restructurations de ses activités au niveau mondial ?

Il s’agit là de s’interroger sur la réelle portée des lettres d’engagement qui sont arrêtées dans le cadre de ces fusions et sur la base desquelles les ministres de l’économie sont amenés à prendre leur décision d’autorisation d’investissement dans notre pays.

Messieurs, je vais d’abord donner la parole à chacune de vos organisations qui disposera de huit à dix minutes pour faire un bref exposé liminaire. Puis les membres de la commission d’enquête qui le souhaitent pourront poser des questions.

Mais auparavant, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vais demander à chacun d’entre vous de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Claude Mandart, Jean-Louis Profizi, Gérard Mardiné, Boris Amoroz, Stéphane Flégeau, Philippe Pillot, Vincent Jozwiak, Charles Menet, Hervé Fillhardt, Fabrice Cotrel, Patrick de Cara et Laurent Desgeorge prêtent successivement serment.)

M. Claude Mandart, délégué syndical central de la Confédération française de l’encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) Alstom France. L’histoire entre Siemens et Alstom est en quelque sorte une tragédie qui s’est jouée en trois actes.

L’acte I remonte à 2003-2004 alors qu’Alstom était au bord du gouffre. Siemens s’était déjà manifesté pour reprendre au meilleur coût les activités d’Alstom. Les velléités de Siemens avaient été contrées à l’époque par le plan Sarkozy et Patrick Kron.

L’acte II remonte à 2014 lorsque le président Kron a décidé de céder les activités « Energie » de General Electric et que l’État est allé chercher en catastrophe Siemens pour qu’il les reprenne, associé à Mitsubishi. En contrepartie, Siemens se proposait d’apporter une partie de ses activités ferroviaires, non les plus « juteuses » mais les moins intéressantes pour Alstom, c’est-à-dire les locomotives et la très grande vitesse, en conservant l’activité signalisation notamment, la plus profitable. À la suite de cette cession, Alstom est devenu ce qu’on appelle un pure player dans le ferroviaire. Nous avions déjà fait part de notre inquiétude à notre président-directeur général, M. Henri Poupart-Lafarge, en lui demandant si, en se recentrant sur le ferroviaire, Alstom ne risquait pas de devenir trop petit par rapport à ses principaux concurrents, Siemens, Hitachi, Bombardier, rattachés à des conglomérats. À l’époque, celui-ci avait balayé d’un revers de main notre interrogation : avec 30 000 salariés, un chiffre d’affaires de 10 milliards et un carnet de commandes de près de 20 milliards, la chose était impensable… À ceci près qu’entre-temps, tout le monde a parlé avec tout le monde, comme on dit chez nous : Siemens avec Bombardier, Alstom avec Bombardier… Tant et si bien que les discussions entre Siemens et Bombardier ont finalement fait sortir du bois Alstom, dont la direction a fini par prendre peur que ces discussions n’aboutissent, ce qui aurait extrêmement fragilisé Alstom sur le marché européen et mondial qui, pour le coup, serait vraiment devenu trop petit. Des discussions se sont donc engagées entre Alstom et Siemens pour aboutir au projet qui nous est présenté aujourd’hui, ce qui se comprend d’ailleurs, la mariée Alstom restant tout de même beaucoup plus séduisante du point de vue financier que la mariée Bombardier !

L’acte III a été la présentation de ce projet. Aucune information n’ayant fait l’objet de fuites, autant vous dire que ce fut la douche froide pour les salariés qui vivent toujours très mal ce genre de situation : ils assistaient au sort ultime de feu la Compagnie générale d’électricité, qui à l’époque englobait Alcatel, cédé à Nokia – on sait ce qu’il en reste –, les Chantiers de l’Atlantique, cédés aux Coréens puis aux Italiens, enfin l’énergie, cédée aux Américains de GE. Et pour finir, dernière un projet présenté comme un mariage d’égaux à égaux, il s’agit en réalité de vendre la branche ferroviaire d’Alstom à Siemens, puisque Siemens sera actionnaire majoritaire et que le groupe Siemens-Alstom sera consolidé dans les comptes de Siemens. Au point que l’État a engagé des discussions avec Siemens préalablement à la communication publique de ce projet, pour obtenir les garanties nécessaires et suffisantes en préalable à la réalisation de cette opération conformément au décret Montebourg : la preuve en est qu’il s’agit bel et bien de la cession d’une activité stratégique détenue par une société française à un groupe étranger – européen certes, mais qui n’entre pas moins dans le cadre du décret Montebourg.

On a beaucoup entendu parler de cet accord. Il y a encore deux jours, nous avons rencontré à Bercy, Aloïs Kirchner, le conseiller « industrie » du ministre de l’économie : on nous a expliqué que cet accord était couvert par le secret des affaires entre l’État et Siemens et qu’il contenait des garanties en termes de maintien d’emplois sur les sites tant français qu’allemands : aucun départ contraint, maintien des implantations industrielles, autrement dit aucune fermeture de sites pendant les quatre années – fin 2018 à début 2023 – qui suivront la réalisation de l’opération, et maintien du niveau de recherche et développement (R&D)… Autant d’engagements qui nous laissent plus que dubitatifs : en 2014, General Electric s’était de la même façon engagé à créer 1 000 emplois nets en France avec une contrepartie une éventuelle sanction de 50 000 euros par emploi manquant en 2018… Pour l’heure, à en croire les chiffres qui circulent, il en manque 590 ! Et une pénalité de 50 000 euros, ce n’est même pas que le coût d’un emploi pour General Electric ! Autant dire que ce genre de garantie ne vaut pas grand-chose.

Force est de constater que le pouvoir économique est désormais beaucoup plus puissant que le pouvoir politique. C’est pourquoi la crainte des salariés d’Alstom est complètement légitime et justifiée. On a beau jeu de dire que ces deux entreprises sont complémentaires : nous le sommes peut-être dans certaines zones géographiques, mais sur certains produits, nous sommes en choc frontal – il n’est qu’à voir le projet Grand Paris, où Siemens et Alstom ont tous les deux répondu à l’appel d’offres sur la signalisation.

Ce genre d’opération a un intérêt évident, celui de dégager des synergies. Au niveau des achats et de la recherche et développement, par exemple, les ajustements permettrait de dégager 470 millions d’euros, nous dit-on ; mais à chaque fois qu’il y a eu rapprochement de grands groupes, les synergies se sont toujours traduites à un moment ou à un autre par des réductions d’emplois. Malgré les garanties que contiendrait cet accord secret – autant dire que nos informations sont super-limitées –, nous sommes très inquiets en ce qui concerne l’emploi.

L’État devait-il rester au capital ? Pour nous, cela permettrait de garantir une certaine stabilité et un certain contrôle de la stratégie. Mais quand on a posé la question au ministre Bruno Le Maire à Belfort, il a répondu qu’il préférait peser sur la commande publique que d’avoir un siège d’administrateur qui fasse un peu marionnette. Encore faut-il que les commandes publiques se traduisent par de l’emploi en France ! Or, la situation financière actuelle de la SNCF est telle qu’elle fait peser dans ses appels d’offres des contraintes si fortes en termes de coûts que cela force ses fournisseurs comme Alstom à délocaliser – et probablement plus que nécessaire – dans des pays à bas coûts : une partie des produits sera fabriquée en Chine, par exemple les moteurs du RER NG.

Comment contrecarrer ce projet de rapprochement capitalistique ? Car on ne saurait parler de projet industriel : lorsque nous posons la question à la direction d’Alstom, ce sera dans un deuxième temps : il faut d’abord avoir le feu vert pour monter cette opération, ensuite seulement on réfléchira au projet industriel. Ce dont il est question dans l’immédiat, c’est d’un versement de 1,8 milliard de dividendes exceptionnels aux actionnaires… C’est dommage de dilapider tout cet argent qui serait bien utile en termes de R&D et d’investissement ! C’est pourtant le nerf de la guerre. C’est par l’innovation qu’on se démarquera de la concurrence chinoise. Or l’innovation coûte très cher et ne peut être financée que par nos fonds propres. Dilapider 1,8 milliard de fonds propres au profit des actionnaires, on marche sur la tête !

L’une des meilleures façons de se prémunir contre la concurrence déséquilibrée des pays asiatiques – il faut appeler un chat un chat – serait de fixer une vraie clause de réciprocité par rapport à ces pays, autrement dire construire ce fameux Buy European Act. S’ils veulent vendre chez nous, il faut qu’ils créent de l’emploi en Europe.

M. Boris Amoroz, délégué syndical de la Confédération générale du travail (CGT) chez Alstom Omega. Le 20 septembre, au cours du comité central d’entreprise (CCE) ordinaire, la direction d’Alstom n’avait aucune annonce particulière à faire. Deux jours plus tard, le vendredi 22 septembre, elle confirmait à la presse qu’un rapprochement était en cours de discussion avec Siemens… Et le 26 septembre, elle réunissait le conseil d’administration pour lui faire entériner le plan de donation à Siemens des activités « Transport » d’Alstom, c’est-à-dire le dernier morceau d’Alstom – ex-CGE, ex-GEC-Alsthom !

Une fois de plus, comme en 2014, les représentants des salariés et des organisations syndicales ont été sciemment tenus à l’écart, alors que les directions d’Alstom et de Siemens collaborent sur ce sujet depuis de nombreux mois, en lien avec les gouvernements allemand et français. Malgré une demande exprimée par l’intersyndicale, nous n’avons d’ailleurs toujours pas eu de rencontre avec le ministre Bruno Le Maire sur le sujet particulier de l’absorption d’Alstom par Siemens.

Comme l’a dit M. Mandart, nous demandons toujours à avoir connaissance de l’accord conclu entre Siemens et le Gouvernement français qui protégerait, nous dit-on, les sites français et allemand pour quatre ans après la fin du closing. Nous avons vu, avec le cas d’Alstom Power passé chez General Electric, qu’il faut bien lire les petites lignes aux conditions du style « sauf changement des conditions économiques » ou encore « sous pénalité d’une sanction de x euros par poste supprimé », pénalité qu’il est ensuite facile de provisionner. Certains signaux récents nous inquiètent déjà : la fermeture du site de Preston en Angleterre, la fermeture des activités hardware dans l’établissement de signalisation à Rochester aux États-Unis, ou bien la filialisation de l’activité bus électriques jusqu’alors développée par NTL, à Duppigheim, en Alsace, qui sera séparée en deux sociétés.

En 2014 la CGT estimait que le groupe Alstom n’était pas à vendre ; à l’époque, le PDG arguait que le groupe avait un lourd endettement et qu’il n’avait plus les moyens financiers pour la branche énergie. Aujourd’hui, c’est l’argument de la concurrence chinoise qui justifie l’opération de fusion capitalistique avec Siemens dans les médias, en accord avec le Gouvernement – M. Kirchner nous l’a redit avant-hier. Mais l’entreprise chinoise d’État CRRC, qui restera de toute façon plus grosse, n’est pas, selon nous, le premier concurrent d’Alstom : ce sont plutôt aujourd’hui des petits constructeurs qui grappillent des parts de marché.

Alstom est aujourd’hui un groupe solide, avec une capitalisation boursière de 7,9 milliards d’euros, un chiffre d’affaires annuel de 7 milliards d’euros, un carnet de commandes important, qui représente cinq ans d’activité – il n’est, à notre connaissance, que de deux ans pour Siemens Mobility –, une trésorerie de 2 milliards d’euros, un résultat opérationnel au 31 mars 2017 de 5,8 %, dépassant celui attendu à 5,5 %. À ces atouts, il convient d’ajouter des compétences et savoir-faire reconnus dans le monde entier dans les différentes activités du secteur ferroviaire. Aucun problème technologique ou industriel majeur ne met aujourd’hui en difficulté la pérennité de l’entreprise ; nous n’avons pas de situation similaire aux turbines ABB défectueuses achetées par Alstom, ou bien de non-réalisation technique de contrats majeurs comme Ansalo-Breda l’a connu avec ses IC4 ou son Fyra avant d’être racheté par Hitachi. Dans ces conditions, nous attendons toujours de la direction une explication plausible à cette vente qui reste à nos yeux incompréhensible.

La donation d’Alstom à Siemens n’est qu’une opération financière et capitalistique au profit des actionnaires à qui l’on promet 1,8 milliard d’euros. C’est d’ailleurs ce que nous a précisé la direction lors du CCE extraordinaire du 31 octobre 2017 : les aspects industriels, technologiques, de stratégie industrielle et de R&D ne seront abordés qu’après le closing.

En 2014, le PDG de l’époque nous parlait de co-entreprises avec General Electric à parts égales. On voit bien ce qu’il en est : c’était un rachat avec prise de contrôle totale. Cette année, c’est un mariage que le PDG nous vend : la division Mobility de Siemens serait autant absorbée par Alstom qu’Alstom serait absorbé par Siemens. Le montage capitalistique est pourtant clair : Alstom-Siemens devient purement et simplement la filiale ferroviaire à plus de 50 % du groupe Siemens ! Comme le ridicule ne tue pas, on veut nous démontrer qu’il s’agit d’un bon mariage : le siège serait basé en Île-de-France… mais il peut très bien se résumer à un bureau pour M. Poupart-Lafarge avec une boîte aux lettres et un secrétariat. La cotation de l’action serait effectuée à la Bourse de Paris, ce qui ne change pas grand-chose pour l’activité réelle – ou l’actionnariat d’ailleurs. Le PDG serait maintenu ; cela fait au moins un employé assuré de conserver son poste (Sourires)… Enfin, il y aurait des administrateurs indépendants français, mais minoritaires, nommés par cooptation, Siemens gardant la majorité absolue des sièges.

Et la dot, me direz-vous ? Pour Alstom, elle est lourde. Afin que les actionnaires d’Alstom acceptent de vendre leurs actions, 1,8 milliard de dividendes leur seront offerts, dont 500 millions au principal actionnaire Bouygues, financés par Alstom. En trois ans, les actionnaires d’Alstom auront reçu 5 milliards d’euros, dont 1,5 milliard pour Bouygues, Siemens s’appropriant les 2 milliards de trésorerie d’Alstom…

Quels seront les avantages pour Siemens ? Cela aussi mérite d’être examiné. En transférant ses activités « matériels roulants » et « signalisation » pour une valeur de 18 milliards d’euros, Siemens ne sort aucun cash et deviendrait majoritaire dans la nouvelle société. Cette opération élimine un de ses concurrents, lui ouvre un marché public porteur, en France – avec le plus grand investissement européen actuel, celui du Grand Paris Express, et un financement public estimé de 37 milliards d’euros d’ici à 2025 –, mais aussi dans le monde avec des implantations importantes en Europe, en Asie, aux Amériques, en Afrique, qui manquent à Siemens Mobility, resté très concentré sur l’Allemagne et l’Autriche, sans oublier l’accès à des technologies, des brevets et des compétences reconnues. L’absorption des activités et des marchés de signalisation permettrait à Siemens de devenir de loin le leader mondial dans ce domaine, de contrôler une grande part des compétences mondiales. Il est d’ailleurs prévu de placer le siège de l’activité signalisation du groupe à Berlin. Au risque de fragiliser l’emploi, la maîtrise technologique avec la vente des brevets, la pérennité des sites avec un impact sur l’ensemble du tissu industriel dans cette filière ferroviaire considérée en 2014 comme stratégique pour la France !

Ainsi, pour la CGT, ce n’est pas une opération de fusion qui est la meilleure solution pour le redéveloppement de la filière ferroviaire en France et en Europe. Au-delà d’Alstom et de Siemens en France, c’est un réseau d’entreprises et environ 64 000 emplois qui sont aussi concernés.

Nous sommes dans une filière qui a été déclarée d’excellence par l’État et qui a besoin d’investissements, de renforcer son appareil productif, qui a aussi besoin de renforcer les compétences et de renouveler ses effectifs. Alstom investit à l’étranger, mais certaines pyramides des âges chez Alstom en France sont critiquement vieillissantes, s’agissant notamment des effectifs d’ouvriers et de techniciens qui, excusez-moi du peu, savent quand même fabriquer les trains ou leurs composants.

Il ne faut pas non plus perdre de vue que 70 % à 80 % environ de la valeur ajoutée est produite par les sous-traitants, les fournisseurs. Une énorme part d’ailleurs est réalisée à l’étranger, en interne. Nous pressurons nos fournisseurs – nos concurrents font de même d’ailleurs – au point quelquefois de les mettre en péril. Certains, en situation déjà fragile, ont déjà fait faillite à cause d’impayés. On maximise les pourcentages d’achat sur les low cost countries, les pays à bas coûts, sans pour autant que les équipements produits soient forcément au final moins chers à qualité équivalente. Et l’on se retrouve avec des équipementiers, comme Saira Seats à Saint-Étienne, un des deux fabricants de sièges français avec Compin, mis au bord de la faillite, et finalement rachetés par KTK, un grand équipementier ferroviaire chinois ; l’entreprise réalise un travail de qualité et a déjà annoncé l’extension de l’usine et l’installation de nouvelles machines à Saint-Étienne…

Pour la CGT, l’abandon d’un fleuron industriel comme Alstom n’est pas acceptable ; c’est un contresens au regard des défis du transport des passagers et du fret nécessaires pour répondre aux questions environnementales et sociales. La CGT s’oppose à cette opération qui favorise les actionnaires et vassalise l’avenir industriel. Le Gouvernement est responsable, avec les dirigeants d’Alstom, de ce scandale qui, nous le pensons, mérite un débat national. À cet égard, nous remercions l’Assemblée nationale d’avoir créé une commission d’enquête qui inclut ce sujet. Rappelons d’ailleurs que la quasi-totalité des commandes dans le secteur ferroviaire sont des commandes publiques.

Ce que nous proposons, dans l’optique de renforcer ce fleuron industriel national et européen qu’est Alstom, mais aussi la filière, c’est ce que nous pourrions appeler un plan B
– encore un, me direz-vous… Celui-ci a en tout cas pour avantage de proposer une vision industrielle, une stratégie, là où le projet de donation d’Alstom à Siemens se contente d’aborder des aspects purement financiers et capitalistiques. Il s’articule en cinq axes.

Premièrement, l’État rachèterait les actions de Bouygues, qui cherche à se retirer du capital. Il deviendrait ainsi un actionnaire stable et de référence.

Deuxièmement, un groupement d’intérêt économique (GIE) serait créé entre Alstom et Siemens dans un premier temps, voire avec Bombardier et l’espagnol Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles (CAF), présent à Bagnères-de-Bigorre. Ce GIE, de dimension européenne, serait adossé à un plan de développement de projets innovants, permettant un saut technologique et la relance des formations et des emplois qualifiés autour d’un plan d’investissements partagés et de recherche en commun. Chaque société s’y inscrirait dans un cadre stratégique sur plusieurs années, qui sera axé sur la coopération et non sur la rentabilité financière à court terme. Cela permettrait – et c’est essentiel – aux fournisseurs, aux équipementiers, ainsi qu’aux petites et moyennes entreprises de pouvoir s’impliquer dans un écosystème maîtrisé par l’ensemble de la filière, chaque société gardant la maîtrise de sa gestion sociale et commerciale.

Troisièmement, l’échelon européen et les gouvernements nationaux s’engageraient pour définir un plan d’aménagement du réseau de transport ferroviaire, tant pour les passagers que pour le fret. Des éléments existent déjà, par exemple avec les corridors européens, qu’il faut absolument développer. Cela pourrait s’articuler avec la création d’un pôle public européen des opérateurs du transport ferroviaire.

Quatrièmement, un plan définirait les besoins futurs avec les différents acteurs
– opérateurs, autorités de transports ou constructeurs –, dans les différents domaines, qu’il s’agisse du TGV, du fret, des grandes lignes ou de l’interrégional, au niveau des mégapoles comme de l’urbain, ainsi qu’à court, moyen et long termes. Les prévisions de l’Union des industries ferroviaires européennes (UNIFE) soulignent que la majorité de la croissance de l’activité dans les années à venir concernera l’Europe de l’Ouest, en particulier la France.

Cinquièmement enfin, des Assises du ferroviaire seraient organisées en France, et un plan stratégique pour le développement des capacités industrielles et du transport serait lancé, en lien avec la COP23 qui vient de se tenir à Bonn. Une vision industrielle, d’emploi, d’investissement, de recherche en faveur de projets innovants est donc absolument nécessaire pour les besoins futurs dans le cadre de la transition écologique et énergétique.

M. Philippe Pillot, délégué syndical central FO d’Alstom Transport. Nous sommes réunis dans une sorte de commission de suivi du dossier Alstom. Il s’agit probablement de la dernière étape, qui marque la fin du démantèlement du groupe, avec le rapprochement de son ultime branche, celle du  ferroviaire, avec celle de Siemens. On a beau habiller ce mariage comme on veut, mais c’est bel et bien une véritable annexion de notre industrie ferroviaire. Il s’agit certes de former un groupe qui pèsera face à la concurrence, notamment chinoise ; le marché ferroviaire se porte bien, mais il s’agit de commandes publiques liées non seulement à une volonté politique, mais aussi à des moyens financiers à mettre en œuvre – et ils ne seront pas forcément légion.

Ce rapprochement aura des conséquences. Le Gouvernement a obtenu des engagements de Siemens ; mais ceux-ci sont mal connus et en tout état de cause limités dans le temps. Le maintien des effectifs et des sites est loin d’être garanti après le closing et les quatre années qui suivront. Avant le closing, il se passera des choses, comme c’est déjà le cas tous les jours dans le groupe : baisse des effectifs au niveau de la production comme de la conception, délocalisations liées aux demandes des clients mais également pour répondre à des contraintes de compétitivité – ou plutôt de rentabilité.

Le rapprochement avec Siemens apporte une nouvelle touche à un tableau déjà bien noir. L’opération est de nature purement financière. Les 470 millions d’euros de synergies semblent liés à un calcul purement mathématique : si l’on additionne les chiffres d’affaires d’Alstom et de Siemens, on obtient 15,3 milliards d’euros, et si l’on ajoute 2 % de croissance dans les quatre années qui viennent, on arrive à 16,7 milliards. La marge d’Alstom est aujourd’hui de 5,8 %, contre 10,1 % pour Siemens. Le rapprochement des deux entités ne vise pas à ce qu’il baisse et l’on peut penser que Siemens espère bien rester à un rendement de 10 %. Or 10 % sur 16,7 milliards, cela donne une marge de 1,67 milliard, contre 1,2 milliard aujourd’hui. Et la différence correspond précisément aux 470 millions d’euros prévus… Est-ce un pur hasard ? Je ne le pense pas. En tout cas, on a bien du mal à nous expliquer comment on arrivera à gagner 470 millions en synergies.

Le projet industriel n’existe pas : il est à construire et nous devrons veiller à ce qu’il profite également aux établissements français. Malheureusement, la stratégie d’Alstom consiste à se développer mondialement, au détriment de sa base historique en France. Les investissements à l’étranger seront-ils couronnés de succès ? Le cas de l’énergie a été un cuisant échec pour Alstom et M. Kron. La direction s’emploie aujourd’hui à charger les sites étrangers afin de les maintenir, quitte à partiellement délocaliser jusqu’aux commandes françaises. La part purement française diminue, y compris au niveau de nos fournisseurs. La filière dans son ensemble souffre. Si nous traversons une période d’étiage en termes de commandes, elle avait été identifiée depuis longtemps par la Fédération des industries ferroviaires (FIF) et relayée au niveau du comité stratégique de la filière. Des problèmes de charge frappent les entreprises et les établissements spécialisés, les uns après les autres : chômage partiel à Valenciennes, projet de fermeture du site de Belfort, qui ne vous a pas échappé, et compactage des sites, c’est-à-dire réduction de l’espace industriel.

De plus, les commandes tardent : le RER NG a enfin été attribué, avec beaucoup de retard. Il devait prendre la relève du MI 09, qui avait été avancé pour le plan de relance de Nicolas Sarkozy. Le site de Valenciennes souffre, avec du chômage partiel. Des contraintes pèsent sur le TGV du futur, qui prend du retard et est désormais annoncé pour 2022. Le site de Belfort aura bien du mal à boucher le trou entre les commandes actuelles et le TGV du futur, si nous le gagnons.

Les trains d’équilibre du territoire sont en route : l’appel d’offres est lancé, mais il n’est pas encore garanti qu’Alstom et le site de Reichshoffen en bénéficieront. Le Grand Paris sera peut-être « boosté » par les Jeux olympiques mais, si l’on n’y prend garde, nos sites ne seront peut-être plus en mesure de fournir au moment où les commandes arriveront : c’était la crainte exprimée par l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) après son enquête sur l’avenir de la filière. Il convient donc de se battre tous ensemble pour gagner ces commandes et pour que notre industrie ferroviaire redémarre. La Commission européenne doit y mettre du sien : le Buy European Act doit voir le jour, avec un effet miroir pour ceux qui nous imposent des contraintes : ils doivent être soumis aux mêmes obligations s’ils veulent vendre chez nous.

Siemens va donc prendre le contrôle d’Alstom sans débourser un euro. C’est finalement General Electric (GE) qui paiera l’addition : les 8 euros par action seront payés grâce à la vente des joint-ventures (JV) avec GE, ce qui pose également la question de leur survie. Le contrôle de l’État sur cette opération doit permettre de faire en sorte que notre industrie y trouve son compte.

M. Laurent Desgeorge, délégué syndical central CFDT d’Alstom Transport et secrétaire de l’inter-CFDT Alstom. Beaucoup a déjà été dit par mes collègues et je ne ferai pas un exposé très long. Il est désormais clair que le groupe Siemens prend la main sur le groupe Alstom ; Alstom, c’est fini si l’on attend les bras croisés !

Trois personnes ont joué un rôle très important dans le démantèlement d’Alstom depuis vingt ans. D’abord, M. Bilger a racheté à ABB les turbines à gaz GT24 et GT26 en 2000 : il en est résulté six longues années marquées par 4 milliards d’euros de pertes concernant ces turbines, ce qui a été très dur pour Alstom qui s’est retrouvé sous l’eau. Il a ensuite été très difficile pour le Gouvernement français de rétablir la situation du groupe. Avec Bouygues, Nicolas Sarkozy a monté un plan assez compliqué, qui a été accepté par la Commission européenne, mais le président Kron a poussé son cocorico un peu trop fort : le groupe a enregistré des chiffres pharaoniques entre 2009 et 2011 avant de subir une très forte dégringolade, avec une affaire de corruption qui a vraiment plombé Alstom Énergie.

D’Alstom, il reste aujourd’hui le transport, ainsi que trois grandes activités : le Grid, le Renewable, qui pourraient être rapatriés chez Alstom en totalité ou non – cela ne semble pas être l’option envisagée par l’État aujourd’hui – et la GEAST, qui travaille pour le nucléaire. L’État y est resté et a bien conscience qu’il faut faire quelque chose. Le put, c’est-à-dire la possibilité pour Alstom de revendre ses parts de JV à GE, est normalement ouvert en septembre 2019, et non 2018. C’est une contrainte pour Henri Poupart-Lafarge, notre président-directeur général, qui ne sait pas trop comment s’y prendre. L’État travaille sur la question : il va certainement essayer de capitaliser sur les 20 % restants de cette JV. Je pense qu’EDF et Areva seront de la partie pour « lâcher ce morceau », si je puis dire, vis-à-vis de Siemens : on a bien compris que l’État allemand se désengage du nucléaire, alors que la France continue quand même.

La filière ferroviaire va connaître un sérieux vague à l’âme. Les commandes tardent toujours, elles sont reculées de jour en jour et même d’année en année. Du coup, les industries françaises ont un gros souci devant elles, aussi bien dans la production d’énergie que sur la partie ferroviaire. Je précise d’ailleurs qu’il y a près de 80 000 personnes travaillant dans 184 autres sociétés dans le domaine strictement ferroviaire – il s’agit de petites et moyennes entreprises, des PME liées à de grands groupes tels que Bombardier, Alstom et Siemens. Ce montage avec Siemens conduit à un ralentissement terrible sur les commandes – et il peut être mondial. Quand on crée de grands groupes par voie de fusion, les clients deviennent tout de suite très frileux : ils attendent que l’opération soit réalisée avant de voir si les commandes peuvent être passées. Il faut donc faire très attention.

Le marché français est aujourd’hui porteur pour le ferroviaire : c’est le principal marché, même si le reste de l’Europe de l’Ouest est également porteur. Ailleurs dans le monde, on est beaucoup plus contraint à faire de la production locale, ce qui peut être une cause de difficultés pour les sites français.

Siemens a organisé un comité central d’entreprise (CCE) en France il y a deux jours. Quelques éléments ont ainsi été fournis : « L’effectif global devait en principe demeurer inchangé pour au moins quatre ans, sauf en cas d’évolution significative de l’environnement économique… » Cela veut tout dire : si l’on change quoi que ce soit dans les contrats, tout passe à la balayette, un peu comme avec GE aujourd’hui. ! « Cela s’appliquerait également aux innovations et donc aux effectifs de départements R&D » : c’est une crainte supplémentaire, la R&D peut aussi connaître un sérieux vague à l’âme. « Ils demeureraient pour au moins quatre ans aussi à un niveau comparable, voire supérieur, pour la R&D ». Je pense qu’ils ne savent trop où ils vont avec ce bateau-là, cela me semble vraiment dangereux. « Durant une période de quatre ans à compter du closing – autrement dit, en fait, dans à peu près un an – aucune rupture de contrat de travail fondée sur des motifs économiques impérieux ne serait notifiée et les sites actuels de Siemens et d’Alstom en France – là, on parle bien de nous – et en Allemagne ne feront l’objet d’aucune modification significative quant à leur scope d’activité actuel, sous réserve de conditions en matière des droits de concurrence ». Traduction : si une atteinte à la concurrence est décelée en application de la logique antitrust, des branches pourront être coupées et rachetées par d’autres groupes – italiens, anglais ou autres – donc avec tous les risques qui en découleront pour l’emploi.

M. Patrick de Cara, délégué syndical au siège social d’Alstom (Saint-Ouen) et représentant CFDT au comité stratégique de la filière ferroviaire. En complément des propos de mon camarade Laurent Desgeorge, je saisis l’occasion qui m’est offerte par cette commission d’enquête pour évoquer la stratégie industrielle.

La filière ferroviaire a de grandes incertitudes sur sa pérennité du fait du rapprochement entre Alstom et Siemens. Et je ne parle pas seulement des salariés d’Alstom, mais aussi ceux des sous-traitants. Il faut savoir qu’un salarié d’Alstom – et nous sommes environ 9 000 en France – en fait travailler trois autres dans notre pays. Nous savons qu’il y aura de grandes échéances ferroviaires vers 2022 : le TGV du futur ; le RER NG, en consortium entre Bombardier et Alstom, qui ne prendra vraiment son essor sur le plan de la production qu’à partir des années 2020 ; tous les projets d’infrastructures du Grand Paris ; le remplacement des trains Corail – c’est le fameux marché des trains d’équilibre du territoire (TET) ; le renouvellement de la flotte du métropolitain de Paris ; mais aussi tous les projets annexes qui sont liés aux Jeux olympiques de 2024. Qui peut nous dire qu’Alstom sera en mesure d’assurer la production pour tous ces marchés ? Constatant que l’effectif des opérateurs-ouvriers est en train de se réduire comme peau de chagrin, nous avons peur de ne pas pouvoir répondre à la demande, le moment venu.

J’en viens au rapprochement entre Alstom et Siemens. Nous avons effectivement été reçus par M. Aloïs Kirchner et nous avons alors appris qu’il existe un contrat entre l’État et Siemens, de même qu’il en existe un entre l’État et Alstom. Nous avons appris, par ailleurs, grâce au comité de groupe européen, qu’il existe un contrat entre Siemens et IG Metall, principal syndicat allemand. Sans paraphraser ce qu’a dit Claude Mandart, on disait auparavant que tout le monde parle avec tout le monde, mais aujourd’hui tout le monde passe des contrats avec tout le monde … Notre inquiétude est claire : ces trois contrats vont-ils dans le même sens ? Qui peut nous répondre là-dessus ? Nous avons interrogé le conseiller en charge de l’industrie auprès du ministre de l’économie, mais nous n’avons pas eu de réponse satisfaisante en ce qui concerne le contrat entre l’État et Siemens.

Pour ce qui est de celui conclu entre l’État et Alstom, nous avons deux certitudes : aucune fermeture de site et aucun départ contraint. Mais que se passe-t-il si l’on applique ces deux éléments du contrat au contexte de Belfort ? Le site a pu être maintenu il y a un an, grâce à une mobilisation syndicale et à des engagements de l’État, mais ceux-ci n’ont été tenus qu’en partie : les TGV ont effectivement été commandés, il y aura un appel d’offres pour les 20 locomotives de secours – et nous ferons tout pour le gagner – mais on n’a pas vu la couleur des six fameux TGV italiens. L’objectif était de donner suffisamment de charge pour que le site puisse attendre le TGV du futur.

Pour d’autres raisons, la SNCF est en train de revoir son projet économique sur la grande vitesse, de sorte que les premières commandes du TGV du futur, attendues pour cette année, n’arriveront peut-être que l’année prochaine. En tout cas, la commande est retardée. Cela signifie que le creux de charge va réapparaître : nous pensons qu’il se produira fin 2019. Que se passera-t-il alors ? L’établissement de Belfort fait à la fois du service, ce qui occupe environ 100 personnes, et produit des motrices et des locomotives – soit 400 emplois. Avec l’accord entre Alstom et l’État, on ne fermera pas le site, mais il sera recentré sur le service et l’on proposera un plan de départs volontaires pour les 400 personnes qui fabriquent le matériel roulant et les locomotives.

Jusqu’à la preuve du contraire, l’engagement entre Alstom et l’État ne permet pas d’écarter cette perspective. Or, autant il est difficile de construire un savoir-faire, autant il peut disparaître facilement. Un savoir-faire d’un siècle peut être perdu en deux ans.

Cette affaire entre Alstom et Siemens ne sécurise pas du tout le site de Belfort, mais je pourrais aussi parler de La Rochelle. Ce site vit aussi du TGV et connaîtra également un creux de charge à la fin de l’année 2019. La situation sera même pire qu’à Belfort il y a un an, où la présence des deux représentants de l’État au conseil d’administration nous a aidés. Avec le soutien du Président de la République, un espoir a été donné à Belfort. Cette fois-ci, nous ne pourrons plus compter sur la présence de l’État. Le ministre de l’économie déclare qu’il préfère être maître d’œuvre des commandes publiques plutôt que d’avoir un strapontin ; mais si Alstom gagne ces commandes, personne ne peut nous assurer qu’elles seront exécutées en France. Au-delà de Belfort, je pourrais vous donner d’autres exemples concernant d’autres sites.

M. le président Olivier Marleix. Merci, Messieurs, pour ces interventions tout à la fois précises et concises.

Si je comprends bien, les documents qui vous ont été remis par la direction lors du comité central d’entreprise du 31 octobre dernier sont assez peu explicites quant à la stratégie industrielle et aux moyens de dégager les quelque 400 millions d’euros de synergies. Je présume qu’ils sont soumis à des engagements de confidentialité, mais nous demanderons ces éléments à qui de droit.

M. Jean-Louis Profizi, secrétaire du comité central d’entreprise Alstom Transport France (CFE-CGC). Le processus de consultation se poursuit. À ce stade, nous avons engagé des expertises pour analyser les documents qui nous ont été soumis. Le seul élément sur lequel nous avons à nous prononcer au niveau du CCE est le projet de fusion, sans que le projet industriel soit encore analysé. Les travaux en la matière sont totalement confidentiels, voire astucieusement présentés comme étant presque illégaux : du coup, on n’en parle pas …

M. le président Olivier Marleix. J’ai trois questions à vous poser avant de céder la parole au rapporteur et aux autres membres de la commission d’enquête.

À la suite de la cession de la branche énergie de GE, les syndicats ont-ils instauré une structure commune de suivi ? Un travail de partage a-t-il lieu, notamment sur ce qui se produit actuellement dans les trois joint-ventures créées entre GE et Alstom ? Comment cela se déroule-t-il ? Avez-vous des informations, notamment sur l’engagement de 1 000 emplois à créer par GE ? Existe-t-il un retour sur ce point ?

J’en viens à la vente de la branche « Signalisation » de GE à Alstom, contre 800 millions d’euros, ce qui correspondait à l’un des quatre engagements conclus par GE et Alstom avec le gouvernement de l’époque. Comment cela se passe-t-il ? Quid, en particulier, de l’accord de partenariat technique et commercial qui devait être mis en place ? Les objectifs ont-ils été tenus ?

Enfin, quelle est votre analyse des points forts et des points faibles d’Alstom et de Siemens sur les différentes gammes de produits – tramways, métros, trains à grande vitesse ? Entre le TGV et l’ICE, qui gagnera en somme ? Le TGV du futur est-il l’ICE allemand ?

M. Claude Mandart (CFE-CGC) Nous avons gardé des liens avec nos collègues des organisations syndicales de GE, même si c’est toujours un peu difficile : loin des yeux, loin du cœur… Ils ont vécu un post-closing particulièrement difficile, notamment dans la branche « Renouvelables ».

En ce qui concerne les trois JV, il n’y a pas de soucis particuliers sur la partie « Grid », c’est-à-dire les réseaux électriques intelligents : nous n’avons pas trop d’échos négatifs. S’agissant de la branche GEAST, à savoir les turbines à vapeur et le nucléaire, des collègues de Belfort ont évoqué au téléphone, il n’y a pas très longtemps, leur charge de production : ils avaient à nouveau un certain nombre de programmes à rentrer. Il était question de quatre ou cinq turbines, qui allaient alimenter la production sur quelques années. Ils n’avaient donc pas non plus d’alertes particulières à signaler, même s’ils ne savaient pas vraiment comment l’activité de Belfort allait s’intégrer dans le plan de réduction d’effectifs annoncé par Siemens depuis quelques semaines. Sur l’activité « Renouvelables » – les éoliennes et l’hydraulique –, il y a en revanche un réel problème. Sans revenir sur toute l’histoire de nos collègues de Grenoble, c’est un immense gâchis. Il est bien question de créations d’emploi sur le site de Cherbourg, pour fabriquer des pales d’éoliennes, mais on est loin du tableau magnifique que l’on nous avait vendu au départ. Le meilleur exemple en est que le nouveau patron de GE est en train de taper sur son prédécesseur, Jeff Immelt, en l’accusant d’avoir acheté une fortune ce qui ne vaut finalement pas grand-chose… Cela résume tout.

Quant à l’activité « Signalisation » que GE nous a cédée, c’était finalement un cadeau empoisonné : entre le prix payé et la valeur réelle, la perte est de 124 millions d’euros. Le retour sur investissement ne se fera pas avant plusieurs dizaines d’années.

Enfin, plus personne n’ose parler d’alliance mondiale du ferroviaire, y compris chez Alstom, sous peine de faire rigoler… Une seule chose semble avoir un côté positif : le contrat Amtrak. Vous savez que nous avons gagné un contrat important sur une liaison ferroviaire à grande vitesse – ce n’est pas vraiment du TGV. On dit que ce contrat a été emporté avec le support commercial de GE…

Henri Poupart-Lafarge nous a dit hier, en comité de groupe « France », qu’Alstom était en conflit avec GE sur la partie « Signalling »que nous avons rachetée.

Au total, si l’on tire un grand trait pour faire l’addition, General Electric n’est pas content de ce qu’il a acheté à Alstom et Alstom n’est pas particulièrement ravi de ce qu’il a acheté à GE… Le bilan n’est donc pas très favorable.

M. Laurent Desgeorge (CFDT). Le contrat Amtrak faisait partie du deal de l’époque. Je ne crois pas du tout à l’alliance entre le ferroviaire américain et le ferroviaire français, en l’occurrence Alstom. En fait, ce contrat Amtrak, qui est incontestablement un beau contrat, n’est qu’un one shot : on peut penser qu’il n’y en aura pas d’autres. Ce sera le dernier, soyons clairs !

M. Vincent Jozwiak, représentant FO au comité central d’entreprise d’Alstom Transport SA (établissement de Petite-Forêt). Un rappel très important : avant même l’annonce de l’opération entre Siemens et Alstom, un droit d’alerte a été exercé à l’unanimité, tous syndicats confondus, au sein du comité central d’entreprise d’Alstom Transport en France. Il y avait déjà de graves inquiétudes sur le ferroviaire en général et sur les sites français. Cette nouvelle opération n’arrange rien, bien au contraire, elle ne fait qu’aggraver nos inquiétudes. Vous aurez d’ailleurs remarqué que toutes nos interventions vont dans le même sens ; c’est un signe qui ne trompe pas.

M. Boris Amoroz (CGT). Chaque entreprise a, dans sa gamme de produits, ses points forts et ses points faibles. Nous sommes tous ici ingénieurs, ouvriers, techniciens et nous connaissons nos produits, même si nous ne connaissons pas forcément tous ceux de nos concurrents. Alstom fabrique de très bons métros et de très bons tramways ; Siemens aussi. Il nous arrive de rencontrer des difficultés techniques ; chez Siemens également – la mise en service de nouvelles locomotives en Belgique a par exemple connu un retard de plusieurs années. Quoi qu’il en soit, nous avons de très bons produits, des techniciens très compétents, des outils efficaces et nos productions sont parmi les meilleures du monde, qu’il s’agisse de la signalisation, de la maintenance – une activité importante pour nous – ou encore des activités d’infrastructures et d’électrification, et des différentes gammes de matériels roulants.

L’ICE et le TGV visent à répondre à peu près au même marché mais se distinguent par des différences notables. La conception même du train diffère : le TGV d’Alstom repose sur un système articulé entre deux motrices, intrinsèquement plus sûr en cas de déraillement, tandis que dans l’ICE, qui n’a pas de locomotive, la motorisation est répartie dans les bogies de plusieurs véhicules, ce qui induit d’autres contraintes ; par ailleurs, il y a deux fois plus de bogies par voiture : or les bogies représentent 20 % à 25 % de la masse du train, et grosso modo environ 20 % de son prix. Je crois savoir que les ICE vendus à Eurostar créent des soucis de maintenance. Et je vous laisse le soin de demander à Siemens ou aux cheminots pourquoi Siemens a récupéré les activités de maintenance sur l’Eurostar : il semblerait que l’entretien des trains pose problème.

En clair, nous avons de très bons produits. La question tient à nos capacités de production et à l’existence de compétences et d’outils nous permettant de répondre aux délais – y compris d’approvisionnement – et aux exigences de qualité.

S’agissant de la signalisation et de General Electric, la direction a fait des annonces au sujet de la dépréciation. Nous avons repris certaines activités très spécifiques intéressantes de GE Signalisation, concernant les trains de mines par exemple. Dans l’ensemble, cependant, les équipes et les activités de signalisation ont été totalement intégrées dans les activités TIS (Transport information solution) d’Alstom.

Enfin, pour ce qui concerne l’activité hydroélectrique, General Electric semble déterminé à faire en sorte que la joint-venture de Grenoble ait une rentabilité à très court terme, alors que certains produits n’ont qu’une rentabilité à plus long terme, ce qui ne semble pas convenir à GE.

M. Jean-Louis Profizi (CFE-CGC). En termes fonctionnels, les gammes de produits concurrentes se ressemblent ; c’est le mode de fabrication qui permet ou non d’emporter un marché. Alstom, par exemple, remporte la plupart des marchés pour lesquels le client demande que la fabrication soit effectuée sur son territoire, qu’il s’agisse de locomotives produites en Inde ou de trains grande vitesse produits aux États-Unis. La signalisation nous pose davantage de problèmes, car nous n’avons pas un rapport d’égal à égal avec Siemens – dont nous ressentons la forte supériorité dans ce domaine – qui permettrait des arbitrages à tête reposée. J’ignore si cela permettra la survie les solutions innovantes françaises que nous avons conçues ; on peut s’en inquiéter.

Le mécanisme de consultation que nous utilisons prévoit le recours à des experts, mais nous peinons à nous situer par rapport à Siemens en raison des difficultés intrinsèques que nous avons à obtenir des informations relatives à ce qui reste toujours pour l’instant un concurrent.

Quant au droit d’alerte économique, il existe toujours. Nous avions demandé une expertise spécifique sur les établissements d’Ornans et de Valenciennes et sur le site de signalisation à Saint-Ouen, chacun d’entre eux se trouvant en tandem avec une concurrence interne ou externe, tantôt à Katowice, tantôt à Bangalore, qui remettait en cause la pérennité du taux de conception et de fabrication en France. C’est une promesse de stabilité que nous n’avons jamais réussi à obtenir.

M. Patrick de Cara (CFDT) En réponse à la question de M. Marleix, je rappelle qu’Alstom possède certes des usines d’intégrateurs qui fabriquent des trains et des TGV, voire des métros, mais aussi des sites de composants. Ainsi, le site d’Ornans fabrique des moteurs ; il ne compte plus que 300 employés contre quasiment le double il y a deux ou trois ans. Le site du Creusot fabrique des bogies, celui de Tarbes produit des blocs de traction et celui de Petit-Quevilly des transformateurs. J’appelle votre attention sur le fait que Siemens, en revanche, possède à Nuremberg un site unique qui englobe tout le secteur de la traction, à savoir les activités qui, en France, sont réparties entre Ornans, Tarbes et Petit-Quevilly.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Je remercie tous les intervenants de nous apporter un précieux éclairage technique sur le sujet. Je remercie également M. Desgeorge d’avoir rappelé que la question de la stratégie d’Alstom ne date pas d’hier comme dans d’autres secteurs industriels : ce sont des décisions prises il y a une vingtaine d’années qui ont conduit à la situation actuelle. À chaque annonce de commandes publiques ou autres, on entend des cocoricos, on veut nous faire croire que l’avenir est sauf et le problème de la performance économique, de la concurrence mondiale et de la compétitivité de l’entreprise réglé ; malheureusement, il n’en est rien.

Ma première question a trait à la concurrence. Il va de soi qu’une entreprise industrielle n’est pas seule sur le marché mondial. Alstom a un chiffre d’affaires de 7 milliards d’euros ; celui du chinois CRRC atteint 28 milliards. Selon vous, quel peut être le pouvoir commercial d’une entreprise, au niveau mondial, lorsque son chiffre d’affaires ne dépasse pas le quart de celui de son principal concurrent ?

Ma deuxième question a trait aux quatre engagements pris concernant l’opération : Siemens sera coté en France et cette entreprise dirigée par un Français, le siège mondial et la direction de l’activité matériels roulants seront situés en France, l’emploi en France sera maintenu pendant quatre ans, et le ministre de l’économie prendra la direction du futur comité national de suivi. Que représentent ces engagements pour vous ?

Autrement dit, connaissez-vous d’autres entreprises industrielles stratégiques pour lesquelles un tel niveau d’engagement peut être maintenu pendant quatre ans ? Comme M. de Cara l’a fait remarquer, un savoir-faire se construit en un siècle mais peut être supprimé en un an – plusieurs entreprises en apportent la preuve : BlackBerry, Kodak, Fujifilm et d’autres. Dans l’économie industrielle globale d’aujourd’hui, sommes-nous capables de garantir le maintien de l’emploi pendant quatre ans, voire plus, dans beaucoup de secteurs ?

Ma troisième question porte sur le plan B de M. Amoroz, sur la nationalisation. L’actionnariat de l’État apporte-t-il selon vous la garantie que l’entreprise aura un carnet de commandes plus rempli que si l’État n’était pas actionnaire ?

Enfin, sur cette même question mais dans une perspective plus large si l’on exclut la question de la nationalisation, aurait-il fallu, selon vous, envisager d’autres solutions alternatives – un plan C ou D – et, le cas échéant, lesquelles ?

M. Laurent Desgeorge. Un mot sur le plan C pour le cas où l’État ne monterait pas au capital de l’entreprise. Alstom a encore la main sur la coentreprise « Renewable Energy ». Or la stratégie « Énergie » est actuellement plutôt malmenée par des choix assez flous, en particulier dans le secteur éolien offshore. Nous détenons 49 % de cette coentreprise, GE en détenant 51 % ; si l’État demandait à Alstom de la racheter, il entrerait dans son capital, ce qui pourrait être une piste intelligente. Or, ce n’est pas ce que l’État a annoncé. Au contraire, il a choisi, comme pour Alstom « Grid », de lâcher l’entreprise à GE et de faire un put en septembre – alors qu’un call est possible entre le 1er et le 31 mai.

Il faut donc tordre le cou à l’État pour lui faire comprendre que la bonne solution consisterait à calmer le jeu, à mettre au point une stratégie pour le secteur énergétique de l’entreprise en France – dans le cadre du démantèlement et du ralentissement programmé de la production d’énergie nucléaire, question un peu compliquée sur laquelle Nicolas Hulot peine à donner son plan. Lorsque GE a récupéré l’activité des énergies renouvelables d’Alstom, le site de Cherbourg était en début de construction ; aujourd’hui, ce site peut produire des pales d’éoliennes, mais qui aura la main sur la gouvernance de cette activité ? Si ce sont les Américains, je ne suis pas certain qu’ils accepteront d’être aux ordres de l’État français pour fournir l’éolien offshore.

M. Patrick de Cara. Pour répondre à la question de Monsieur le rapporteur sur les engagements, je reprendrai un tweet officiel de la CFDT datant d’un mois : « Promettre de ne fermer aucun site Alstom en France pendant quatre ans, c’est bien ; avoir un plan de charge durant ces quatre ans, c’est mieux ». Autrement dit, nous en appelons à l’État-stratège pour considérer que la filière ferroviaire est à même de relever le défi de la transition écologique, et qu’il faut la maintenir. Et s’il y a des décrochages, qu’il fasse de son mieux pour les combler afin que nous continuions d’exister. Voilà pour les engagements.

M. Claude Mandart. En réalité, l’existence d’un comité de suivi ne présente aucun intérêt s’il ne s’agit que de compter les morts ! Ce qu’il faut, c’est garantir la charge de travail. Le secteur ferroviaire, en France en tout cas, vit principalement de la commande publique, qu’elle provienne de l’État ou des collectivités locales. Il faut un État-stratège dont l’approche ne se réduise pas à tout ou rien. Le renouvellement de la flotte de TGV, par exemple, se planifie à long terme. La SNCF n’a pas un besoin immédiat de renouveler sa flotte mais à l’évidence, ce besoin apparaîtra dans les cinq à dix années à venir. Tout cela se planifie. On ne peut pas dire aux ouvriers des chaînes de production, comme cela s’est fait à Valenciennes, que la demande connaîtra un creux pendant deux ans avant de reprendre. Pendant ces deux années, il faut pourtant payer les salaires, maintenir les compétences, combler les départs en retraite. Lorsque le tsunami des besoins surgira, serons-nous encore capables de produire ? Nous sommes très inquiets sur ce point.

Si l’objet du comité de suivi ne consiste qu’à se réunir autour d’une table à Bercy, ce n’est pas intéressant. Ce qu’il faut, c’est une stratégie de planification de la charge – c’est l’intérêt de l’État.

La deuxième question du rapporteur est très intéressante. Je la traduis ainsi : connaissez-vous beaucoup d’activités, nous demande-t-il, pour lesquelles une visibilité sur quatre ans peut être garantie en termes d’emploi et de maintien de l’implantation industrielle ? Il est vrai qu’il y en a peu, mais je ne crois pas que les organisations syndicales – ou tout du moins la CFE-CGC – auraient été jusqu’à demander une garantie d’emploi pendant quatre ans : ce sont les patrons d’Alstom et de Siemens qui ont d’emblée avancé cette garantie, et nous avons naturellement rebondi et l’avons reprise, même avec toutes les réserves qu’elle peut susciter. Mais ce ne sont pas les organisations syndicales qui l’avaient mise sur la table.

Pourquoi ce délai de quatre ans ? Nous avons posé la question hier à Henri Poupart-Lafarge. Ce délai, nous a-t-il répondu, n’est pas sorti d’un chapeau mais, compte tenu de la longueur des cycles ferroviaires, il laisse le temps de conclure un cycle pour digérer le rapprochement de l’activité d’Alstom avec celle de Siemens afin d’échafauder une stratégie ferroviaire de long terme. Autrement dit, les deux activités cohabiteront – et il est vrai qu’il ne se passera rien ou presque le 1er janvier 2019, puisque l’une et l’autre entreprises, même dirigées par un patron commun, continueront de vendre. Au bout d’un certain temps, en revanche, des choses se mettront en place. Pour l’instant, on nous l’a dit clairement, il n’y a pas de stratégie industrielle. Elle reste à construire – d’où la difficulté pour les organisations syndicales de se positionner, comme on le leur demande, et pour que la Commission européenne exerce son contrôle antitrust, alors même qu’il n’existerait aucun plan industriel. En clair, ce délai de quatre ans correspond au temps de digestion économique de l’activité ferroviaire.

M. Hervé Fillhardt (FO). Permettez-moi d’apporter une précision importante, puisque l’on parle beaucoup de la garantie de maintien des sites et de l’emploi pendant quatre ans. Ce délai court à compter du closing, mais que se passera-t-il d’ici là ? Nous n’avons aucune garantie là non plus. D’après nos informations, IG Metall aurait obtenu des garanties de Siemens et de l’État allemand mais nous, non. Sur mon site de Reichshoffen, qui appartenait à De Dietrich avant sa reprise par Alstom en 1998, on nous avait mis en demeure de supprimer 222 emplois, faute de quoi la reprise serait annulée. Pourquoi n’en irait-il pas de même ici ? Aucune garantie n’est donnée.

Pour ce qui est des futures commandes publiques dont parlait M. Mandart, nous avons appris ce matin en comité d’entreprise que l’appel d’offres concernant les trains d’équilibre du territoire (TET) est retardé de trois mois. Je me suis engagé à dire la vérité ; je vais donc la dire, même si j’ai promis à mon directeur de n’en rien faire (Sourires) : le prochain appel d’offres public relatif aux TET est attribué à une offre dans laquelle la chaudronnerie sera intégralement réalisée à Katowice, en Pologne… Il est inconcevable que la puissance publique choisisse un marché qui prévoit le transfert de toute la chaudronnerie vers la Pologne – sachant par ailleurs que les Polonais ne nous ont jamais commandé le moindre matériel ! Cela devient insupportable.

M. Fabien Roussel. Je tiens avant toute chose à saluer le choix de la présidence et du rapporteur d’ouvrir les travaux de notre mission en auditionnant les responsables syndicaux pour se pencher sur l’avenir de la filière ferroviaire : ce choix dicté par l’actualité est révélateur. Je me félicite également des propos introductifs tenus par l’ensemble des représentants syndicaux et de leur sens des responsabilités, puisqu’ils se préoccupent de l’avenir de la filière bien au-delà des quatre années couvertes par un accord jugé financier, de fait court-termiste et dépourvu de projet industriel.

J’ai bien noté leurs inquiétudes concernant l’outil de production et les savoir-faire. Cette filière a un avenir, et il est important que les responsables syndicaux portent un regard de cette nature sur cette industrie.

Cette filière d’avenir tient une place de premier plan dans notre pays : elle emploie 84 000 personnes. Je suis député du Valenciennois, qui accueille non seulement le site de Petite-Forêt mais aussi celui de Bombardier. Le secteur ferroviaire emploie 10 000 personnes dans le département, qu’il irrigue jusque dans sa partie méridionale où Mme Anne-Laure Cattelot est élue.

Il est indispensable d’envisager l’avenir de ce secteur au-delà du délai de quatre ans, compte tenu des enjeux majeurs qui nous attendent : le Grand Paris, les trains d’équilibre du territoire mais aussi le Plan fret lancé en 2009 et prévu jusqu’en 2020, qui doit mobiliser des masses considérables d’argent public – il faudra d’ailleurs sérieusement s’interroger sur son état d’avancement, car le fret continue à plonger alors qu’il devrait, au contraire, se développer. À l’échelle européenne, le plan « Transports 2050 » prévoit des engagements
– notamment financiers – de l’Union européenne en vue d’investir dans le développement du transport de marchandises et de voyageurs. Autant de points d’appui qui mettent en relief l’intérêt de cette filière.

Quelle pertinence y a-t-il selon vous à bâtir un « Airbus du rail » qui intégrerait non seulement les industriels implantés en Europe, mais aussi les États et l’Union européenne, étant donné les enjeux climatiques, écologiques, en matière de transports ? J’ai également pris note du plan B mais, au-delà de la nationalisation, vous semble-t-il possible d’imaginer la création, dans un esprit de coopération, d’un « Airbus du rail » associant le secteur privé et la puissance publique ?

Ma deuxième question porte sur la commande publique. La filière ferroviaire est stratégique parce qu’elle vit pour l’essentiel de la commande publique des collectivités et des États. Le consortium Alstom-Bombardier s’est engagé, pour le Grand Paris, à produire les rames en France. Mais comment être sûr que ces engagements seront tenus ? J’entends les craintes de délocalisation de la production à Katowice, et pour des études en Inde. L’engagement a été pris d’attribuer la commande aux sites d’Ornans, de Tarbes et du Creusot, mais n’existe-t-il pas un risque qu’on y fabrique seulement les modèles pour ensuite délocaliser la production en série dans les pays à bas coûts ? Comment s’assurer de la localisation de la commande publique ? Les règles européennes interdisent malheureusement d’inscrire la localisation dans les appels d’offres, alors que d’autres pays comme les États-Unis ou l’Afrique du Sud le font. On peut souhaiter changer l’Europe sur ce point, mais, en attendant, comment fait-on ? D’autres commandes importantes suivront, qu’il s’agisse des trains d’équilibre du territoire, du RER MING (matériel interconnecté de nouvelle génération), du MI-19. Le chantier du Grand Paris représente une commande publique de l’ordre de 5 à 6 milliards d’euros dans les dix prochaines années. Comment faire en sorte, dans le cadre de la fusion entre Alstom et Siemens, qu’Alstom et Bombardier soient toujours dans la course ? N’existe-t-il pas un risque que Bombardier soit exclu des appels d’offres à venir ?

M. Stéphane Flégeau (CGT). Est-il pertinent de bâtir un « Airbus du rail » ? Le besoin de transport est une réalité en France et en Europe, et relève à la fois d’un enjeu d’aménagement du territoire et d’un enjeu environnemental. L’intérêt de promouvoir la coopération plutôt que la concurrence est donc évident. Il faut donner du sens à l’expression de « politique industrielle », qui est l’objet de votre commission d’enquête. Si nous sommes aujourd’hui auditionnés sur la situation d’Alstom, c’est précisément parce qu’il ne s’agit pas de politique industrielle mais d’une logique financière, comme l’illustrent les dividendes versés très rapidement par Alstom. Il nous appartient à tous de maintenir et développer le socle industriel qui existe en France, avec ses retombées en matière d’aménagement du territoire et d’emploi.

La coopération européenne est évidemment pertinente, mais existe-t-il un pouvoir politique réellement capable d’imposer la prise en compte de la logique industrielle, et de reprendre la main via la commande publique ? Des engagements ont été pris concernant les différents appels d’offres. L’attribution des marchés publics ne pourrait-elle pas reposer aussi sur des critères environnementaux, afin de déterminer le lieu de production ? Si la politique industrielle française doit se borner à développer des préséries et des prototypes servant de vitrine sans les asseoir sur une production industrielle, qui seule permettra de poursuivre l’activité de R&D et de garantir la pérennité de l’entreprise, on ne répondra en rien aux enjeux qui se présentent. La question principale est donc la suivante : comment le politique reprend-il la main et peut-il contrôler l’utilisation de l’argent public, dans l’intérêt des salariés, des citoyens et de l’aménagement du territoire, faute de quoi nous nous retrouverons dans une situation catastrophique, de jour en jour plus menaçante ?

M. Claude Mandart. Il est vital de gérer la coopération entre grands industriels européens au niveau des États. C’est ce qui se fait déjà pour les grands appels d’offres : pour le RER NG, Alstom s’est rapproché de Bombardier ; nous avons déjà travaillé avec Siemens pour équiper en signalisation certaines de leurs locomotives. Cela se fait très bien, mais sans intervention de l’État.

Pour faire prendre la mayonnaise, il faut deux choses au niveau européen : une prise de conscience des États pour orchestrer cette coopération ; et la réelle mise en place d’un Buy European Act. En alliant ces deux ingrédients, l’« Airbus du rail » fonctionnera.

Mme Natalia Pouzyreff. Nous sentons se dégager des points de convergence sur la vision d’une politique industrielle ; que vous le vouliez ou non vous avez parlé de coopération et d’un « Airbus du rail ». Vous avez dit qu’Alstom avait de beaux produits et Siemens aussi ; c’est une grande fierté que tous les salariés, aussi bien ceux d’Alstom que ceux de Siemens, peuvent partager.

Cela nous amène à la question des marchés. Pourriez-vous développer la vision que vous en avez, notamment à l’international ? Sachant la concurrence qui fait rage dans la filière ferroviaire, la présence d’un concurrent chinois, le manque d’ouverture du marché américain, pensez-vous que le seul marché européen soit suffisant pour alimenter Alstom et Siemens ? Ou confirmez-vous qu’une coopération des deux entreprises améliorera leur efficacité sur ce marché ?

Et qu’en est-il sur les marchés intérieurs ? Certains sites de production français sont en concurrence avec des sites à l’étranger. Pensez-vous qu’un rapprochement d’Alstom et Siemens soit bénéfique à cet égard ?

M. Laurent Desgeorge. En fait, de marchés américains, il n’y en a qu’un seul, et je crois bien que ce sera le dernier. Dans le deal passé avec General Electric, il était prévu d’ouvrir un peu la porte pour permettre à Alstom de décrocher des contrats aux États-Unis. Il y a donc eu ce contrat, mais on en restera là.

Sur le marché des trains, Alstom est assez bien implanté dans le monde entier, parce que nous faisons du « clé en main » complet, alors que Siemens propose plutôt des composants et des logiques fonctionnelles. La contrepartie est que les clients du monde entier réclament de plus en plus souvent que l’assemblage et la fabrication soient réalisés localement. C’est le cas en Inde et en Chine, et il en va de même pour tous les nouveaux projets. Alstom est assez combatif sur ces marchés, justement parce qu’il offre des solutions « clé en main ».

Alstom est organisé en sept régions pour l’implantation, le commerce et l’analyse des marchés. Une de ces régions est la France : ce n’est pas rien, cela signifie que le marché français est très important pour Alstom. De son côté, Siemens n’est pas du tout organisé en régions, mais plutôt par fonctions et composants. Notre directeur général nous a expliqué que ces organisations étaient assez fondamentalement différentes. Nous avons officiellement demandé à Henri Poupart-Lafarge, normalement appelé à devenir le grand patron de Siemens-Alstom, de maintenir l’organisation en régions plutôt qu’en composants purs, sinon nous nous retrouverons en concurrence frontale, composant par composant.

M. Vincent Jozwiak (FO). Les commandes sont cycliques : certaines périodes sont très bonnes pour l’exportation, d’autres sont meilleures pour le marché domestique. Comme l’énergie, le secteur ferroviaire a toujours été cyclique. C’est d’ailleurs pour cette raison que la plupart des grands groupes industriels internationaux n’ont pas qu’une seule activité : General Electric, par exemple, n’est pas pure player. C’est un élément à prendre en compte, car même si, en reprenant la partie transport de Siemens, nous serons deux fois plus gros, notre activité n’en restera pas moins une mono-activité centrée sur le transport, au sens large du terme.

Concernant la concurrence, notamment face au géant chinois, la différence ne tient pas uniquement à la taille du chiffre d’affaires. Nous en revenons au Buy European Act : Siemens, Alstom et Bombardier sont des groupes internationaux. Je travaille dans l’établissement de Petite-Forêt, près de Valenciennes. Supposons que nous y inventions une solution qui permet de gagner 15 % de temps pour la réalisation d’un métro, et que nous la brevetons, qui peut croire que la direction d’Alstom va se contenter d’appliquer cette découverte dans notre seul établissement ? Elle la déclinera partout, dans toutes ses usines, y compris celles situées en Chine.

L’innovation est donc indispensable, mais ce n’est pas la solution qui va miraculeusement régler tous les problèmes. La distorsion de concurrence, car il faut appeler un chat un chat, est inévitable. Les Chinois sont peu présents pour le moment, mais ils vont vite arriver. Nous ne jouons pas à armes égales : les Chinois sont soutenus par l’État, ce qui n’est pas possible en Europe. C’est un vrai problème. Nous sommes dans un combat à deux gladiateurs, dont l’un a un bouclier et une épée, et l’autre n’a qu’une épée. Il y a dix ou quinze ans, notre épée était deux fois plus longue que celle du Chinois, alors nous arrivions encore à tenir la route. Mais depuis, nous avons perdu cet avantage, et notre adversaire a toujours son bouclier et nous pas… Et nous ne savons pas en quoi l’opération entre Siemens et Alstom permettra de résoudre le problème.

M. Daniel Fasquelle. Je partage votre constat, j’ai tiré la sonnette d’alarme ici, à l’Assemblée nationale, car il était évident que ce qui se préparait était la disparition programmée d’Alstom : d’abord Alstom Énergie, puis Alstom Transport. Nous voyons qu’Alstom Transport ne restera pas seul, contrairement à la petite chanson que nous a été chantée à l’époque. Il y a donc une vaste opération de propagande gouvernementale pour faire avaler aux Français une grosse pilule. Nous étions malheureusement trop peu nombreux, avec trop peu de moyens, pour leur ouvrir les yeux. Mais je suis heureux que cette commission d’enquête permette enfin de faire éclater la vérité.

Je n’ai toujours pas de réponse à mes questions. Pourquoi avoir vendu Alstom, d’abord à GE, puis à Siemens ? Ces entreprises étaient viables, elles n’étaient pas en grande difficulté et il n’y avait aucune urgence à vendre Alstom aux Américains. N’y avait-il pas une autre solution française et européenne à imaginer ? Les Coréens du Sud ou les Allemands construisent des conglomérats pour éviter ce qui arrive aujourd’hui à Alstom, pensez-vous qu’il y avait d’autres solutions françaises ?

Je voudrais également savoir ce qui s’est passé aux États-Unis. Y a-t-il eu une opération de déstabilisation de l’entreprise à partir de ce pays ? Avez-vous des nouvelles de ce cadre d’Alstom emprisonné aux États-Unis ? Personne ne parle de son cas, qui est pourtant dramatique, et tout le monde semble s’en moquer. C’est un véritable scandale. !

Et quel a été le rôle des pouvoirs publics, des ministres de l’économie successifs et de l’Agence des participations de l’État ? Y a-t-il faillite de l’État, en plus d’une déstabilisation venue d’Amérique ? Peut-être que des gens ont gagné beaucoup d’argent au passage et avaient des intérêts à ce que cette opération se fasse, en se moquant complètement de l’entreprise et de l’emploi industriel en France.

Ne manque-t-il pas une vraie politique industrielle, en France et en Europe, où nous avons trop le culte de la concurrence, et pas suffisamment celui de la défense de nos intérêts ?

M. Hervé Pellois. Vous nous avez parlé de stratégie industrielle, mais souvent en vous recentrant sur le marché français. C’est logique, mais dans un groupe aussi important que le vôtre, nous avons un peu de mal à tout ramener à ce seul niveau. J’imagine que si des matériels fabriqués en France sont montés en Pologne, il y a forcément des échanges – en tout cas, dans mon esprit…

Je voudrais avoir votre avis sur la concurrence chinoise, que vous avez présentée comme un prétexte. Mais la Chine, nous a-t-on dit, a une organisation qui lui permet de mieux défendre ses marchés que nous. Les choses peuvent aussi évoluer avec le temps ; nous savons que les gouvernements européens n’apprécient pas beaucoup la manière de faire des Chinois sur ce point. Jugez-vous qu’il s’agisse là d’une concurrence sérieuse, capable d’intervenir sur tous vos marchés ?

M. Loïc Kervran. Je souhaitais revenir sur la notion d’entreprise stratégique, en y associant celle d’intérêts fondamentaux de l’État, protégée par l’article L. 410-1 du code pénal. Pourriez-vous nous aider à cerner ces notions, évoquées par vous ainsi que certains de mes collègues ?

Très précisément, quels éléments font selon vous d’Alstom une entreprise stratégique ? L’argument de la commande publique ne me paraît pas totalement satisfaisant. D’autres éléments ont été évoqués : on a parlé de brevets, de la remise en cause potentielle de l’intégralité d’une filière, de potentiel scientifique et économique. Quels points font d’Alstom une entreprise stratégique ?

M. Patrick de Cara. La France a accueilli la COP21, et nous avons vu qu’il y avait vraiment un projet de transition écologique. Le ferroviaire pourra répondre à ce défi de la transition écologique. C’est pour nous un des arguments qui font d’Alstom une entreprise stratégique.

M. Laurent Desgeorge. Nos amis chinois sont effectivement majoritaires sur leur territoire et aucun concurrent ne peut entrer en Chine. En revanche, ils commencent à pénétrer en Europe, par la petite porte de Škoda. Mais cela ne me fait pas peur tout de suite. Nous restons assez protégés en France grâce à l’État. Les Chinois ont leur marché, nous Européens avons le nôtre. Nous devons effectivement nous armer et trouver un moyen européen pour faire un Airbus du ferroviaire, mais c’est difficile, l’espoir est si mince… (Sourires.). En tout cas, c’est compliqué.

Au point de départ, le groupe Alstom était un agglomérat de plusieurs productions diversifiées : les paquebots à Saint-Nazaire, la câblerie avec les Câbles de Lyon, les Câbles de Lens, l’association avec Nexans… Cela aboutit à un groupe totalement étalé dans d’autres sociétés : les agglomérats, et avec eux les centres d’intérêt, sont partis ailleurs.

En pensant aux groupes Péchiney, Arcelor, Lafarge, PSA, Alstom Énergie puis Alstom Transport, on refermait une tombe en voulant récupérer ses sous, c’est tout à fait cela : tout le monde s’en va avec son petit paquet. Tout cela me semble dangereux, il n’y a pas de stratégie en France sur l’énergie. L’État reste les bras ballants, je ne le trouve pas pertinent sur le sujet. Cela part un peu dans tous les sens, sans réelle continuité en matière de projets.

M. Boris Amoroz. La filière ferroviaire est essentielle pour les besoins de transport de marchandises, qui organisent notre activité et les populations. Ces activités, autour d’Alstom et d’autres entreprises de la filière ferroviaire, doivent à cet égard être considérées comme stratégiques, sans parler de tous les enjeux liés à la transition écologique : s’il n’y a plus de ferroviaire en France, nous aurons de gros problèmes pour organiser nos déplacements, à plus forte raison si nous voulons les rendre plus propres.

Pour ce qui est de la stratégie industrielle, la question ne se pose pas uniquement pour la France, mais au niveau du monde entier.

Je pense effectivement que la concurrence chinoise est aujourd’hui un prétexte. En Europe, ce n’est pas à eux que nous avons le plus affaire. Dans le reste du monde, c’est un concurrent comme un autre, comme les Coréens, les Indiens ; et Alstom fait de bonnes choses et remporte souvent des contrats face à eux. C’est un concurrent comme un autre, qui bénéficie certes des moyens financiers importants – la question mérite du reste d’être soulevée, celle des moyens financiers qu’on laisse à l’activité pour fonctionner, et pas uniquement pour engranger de l’argent afin de payer des dividendes ou des agios. CRRC a des moyens financiers que les entreprises privées n’ont pas. Les 5 milliards d’euros sortis d’Alstom pour rémunérer les actionnaires sont autant de moins pour financer notre activité. J’y vois surtout la faillite de la gestion d’une activité en France.

Alstom est implanté dans le monde depuis très longtemps : c’est précisément ce que cherche Siemens. Et depuis nos sites français ou européens, nous avons obtenu des contrats dans le monde entier. Nous sommes complètement orientés vers le marché européen et international.

Votre rapporteur demandait quel peut être le pouvoir commercial quand on représente un quart du chiffre d’affaires d’un concurrent ; mais après fusion, nous n’atteindrons guère que la moitié de son chiffre d’affaires. Et nous avons de nombreux concurrents beaucoup plus petits mais commercialement très forts, qui ont de bons produits et de bons tarifs. Le pouvoir commercial n’est pas qu’une question de taille.

S’agissant des dividendes, l’intérêt de l’État-actionnaire n’est pas seulement de remplir le carnet de commandes, de toute manière, les besoins sont énormes, en France et en Europe. L’intérêt de l’État actionnaire est de disposer d’un actionnaire stable et de longue durée.

M. Gérard Mardiné. Je réponds sur les alternatives possibles. Il n’a échappé à personne qu’Airbus a noué un partenariat avec Siemens pour commencer à mettre de l’électrique dans la propulsion des avions, pour des questions de transition écologique. Le rail et le transport aérien en Europe obéissent à une logique de complémentarité en fonction des distances. Malheureusement, on cède trop souvent à des effets de mode, sans considérer suffisamment le long terme, en particulier à un engouement pour les pure players, lié au fait que l’actionnariat des grands groupes est souvent constitué par des fonds d’investissement qui n’ont qu’un seul souci : y voir plus clair. C’est ainsi que l’on se sépare d’activités, fussent-elles rentables, ce qui permet au passage de récupérer les dividendes dont parlaient mes collègues.

Autre effet de mode, la spécialisation des usines. Mais spécialiser les usines n’est intéressant économiquement que si l’on sait les charger à 100 % sur la durée. Si une usine est chargée à 95 %, il vaut mieux qu’elle ne soit pas trop spécialisée pour permettre des ajustements – c’est également l’avantage quand un groupe a une activité diversifiée.

Et les transferts d’innovations sont dramatiques. Nous avons des salariés performants qui innovent, et ces innovations vont directement être exploitées dans des usines à bas coûts qui n’ont pas les mêmes contraintes en termes d’environnement. Il faut instituer un capital de savoir-faire collectif d’une entité, et négocier dans les entreprises – on sait que la négociation d’entreprise est en vogue – une période d’utilisation exclusive de ces innovations avant de les transférer dans d’autres sites. Ce serait gagnant-gagnant, car les gens seraient ainsi encouragés à innover.

Mme Anne-Laure Cattelot. Vous évoquiez les commandes de trains d’équilibre du territoire (TET), qui auraient un retard de trois mois. Pourriez-vous préciser de quelles commandes il s’agit, sachant que l’État a donné des garanties sur les nouvelles commandes à venir, en lien avec les régions concernées, Normandie et Hauts-de-France ?

La commande de quinze rames de TGV Euroduplex pour les faire rouler sur une ligne intercités entre Bordeaux et Marseille, moyennant un coût de 500 millions d’euros, au motif de fournir de l’activité à un site, et peut-être aussi à cause une planification insuffisamment optimale, montre à quel point on arrive au bout de la logique d’une entreprise qui fonctionne presque exclusivement avec la commande publique. Quoi qu’il en soit, on incite la SNCF à passer des commandes dont elle n’avait pas forcément besoin pour assurer la pérennité d’un site.

Vous avez parlé de la R&D, en disant que tout fonctionnait assez bien. J’ai en tête le cas du métro de Lille, où le système de pilote automatique pose des problèmes. Alstom est en contentieux avec la métropole de Lille, avec des pénalités à la clé. Le système de métro lillois ayant été créé par Siemens; peut-on espérer que, du fait de la fusion, la solution technologique au problème, sera trouvée ?

Mme Dominique David. J’ai compris que vous étiez plutôt favorable à un Airbus du ferroviaire. Vous avez évoqué une coopération avec Bombardier sur un marché important, mais Bombardier n’est pas une entreprise européenne. On me pardonnera ma naïveté, mais une coopération pérenne avec Siemens me semble aller davantage dans le sens d’un Airbus du ferroviaire qu’une coopération avec Bombardier…

Vous avez fait état d’une pyramide des âges vieillissante. Autrement dit, des compétences aujourd’hui présentes dans l’entreprise risquent d’y avoir disparu demain. Mais le rapprochement avec Siemens n’est-il pas précisément un moyen d’anticiper cette évolution ?

M. Frédéric Reiss. Je voudrais souligner le grand sens des responsabilités des organisations syndicales d’Alstom. Je le constate aujourd’hui et régulièrement sur le terrain, à Reichshoffen.

S’agissant de l’État-actionnaire, vous dites que l’économique a pris le pas sur le politique. Qu’attendez-vous exactement du ministre de l’économie, qui a dit qu’il prendrait la présidence d’un comité de suivi de ces opérations ?

Certes, l’appel d’offres des TET prend du retard, mais nous avions la possibilité d’utiliser un contrat-cadre qui aurait permis d’apporter des réponses quasi immédiates. Aujourd’hui, on se retrouve avec un dossier qui traîne et soulève beaucoup de questions.

M. Denis Sommer. Je suis impressionné par le sens des responsabilités qui domine chez les représentants syndicaux que nous recevons aujourd’hui.

L’internationalisation des activités d’Alstom ne prête pour moi pas à débat : elle fait pratiquement partie des gènes des salariés d’Alstom et a contribué à assurer la croissance du groupe. Mais si l’on peut imaginer que de nouvelles bases industrielles soient installées dans certains pays en développement quand il s’agit de conquérir des marchés, il est plus difficile d’accepter que ces usines deviennent en fait des bases arrière pour fabriquer des éléments ou des ensembles qui seront envoyés en France, y compris pour servir des marchés financés par de l’argent public. Il faut impérativement s’interroger sur une telle pratique qui finit par mettre en grave difficulté les unités industrielles installées en France, voire en Europe, d’autant que la question des mobilités va devenir de plus en plus prégnante dans le monde, et en particulier en Asie et en Afrique : en 2020, la population mondiale sera répartie de manière à peu près égale entre les zones urbaines et les zones rurales ; et par la suite, le mouvement va s’accélérer, au point que les zones urbaines représenteront les deux tiers de la population mondiale en 2 050. Les marchés liés à la mobilité sont donc appelés à se développer de manière considérable ; nous avons donc besoin des bases industrielles fortes sur notre territoire.

Nous devons aussi innover. Lorsque nous avons reçu M. Henri Poupart-Lafarge à la commission des affaires économiques, je l’ai interrogé sur l’hydrogène, à dessein : l’électrification des lignes est une opération très coûteuse. Il vaut parfois mieux choisir de moderniser l’outil de mobilité lui-même plutôt que les infrastructures. Nous serions bien incapables de financer la reconstruction de l’ensemble du réseau comme nos anciens ont su le faire… Dans les pays où la mobilité va se développer, le pari ne portera pas tant sur les réseaux – je ne parle pas des rails, et encore – que sur le vecteur « énergie ». C’est pourquoi la question de l’hydrogène mérite vraiment d’être posée ; c’est ce que font les Allemands parce que leur réseau ferroviaire semble en mauvais état et que l’utilisation de l’hydrogène pourrait répondre à leurs besoins. La France et d’autres marchés pourraient aussi être concernés. Quel est votre avis sur ce sujet ?

M. Laurent Desgeorge. Tout d’abord, je voudrais revenir sur le cas de Frédéric Pierucci, incarcéré aux États-Unis. Après avoir déjà purgé quatorze mois de détention préventive, il vient de repartir pour quatorze mois en prison après son jugement. Rappelons que Patrick Kron l’a licencié pour abandon de poste au moment où il était incarcéré… Ce n’était pas très sympathique de la part d’Alstom à l’égard de son super-vendeur de chaudières électriques !

M. le président Olivier Marleix. Patrick Kron avait même refusé de financer sa défense au motif qu’il avait plaidé coupable, ce que le groupe a fini par faire lui-même… Pour l’information de tous les membres de la commission, j’indique que j’ai écrit cet après-midi même au Président de la République pour appeler son attention sur situation de Monsieur Pierucci. J’ai demandé que l’on fasse au moins jouer des clauses d’un traité entre la France et États-Unis pour qu’il puisse purger sa peine en France et se rapprocher de sa famille.

M. Patrick de Cara. Je rassure Mme la députée Cattelot au sujet des quinze rames que la SNCF a commandées récemment à Belfort : elles rouleront bien sur la ligne à grande vitesse Atlantique et non sur la ligne Bordeaux-Marseille.

Je voudrais ensuite répéter que la compétence est le fruit d’un savoir-faire qui n’est pas forcément transposable. À Belfort, les opérateurs travaillent sur les chaînes de père en fils ; il s’est ainsi créé un savoir transgénérationnel qui n’est pas transférable. Les motrices de TGV fabriquées à Belfort sont totalement différentes des technologies développées par Siemens pour l’ICE.

Vous avez mis l’accent sur un point crucial pour la filière : les opérateurs sont assez âgés ; ils font valoir leur droit à la retraite, et nous le respectons : en tant que syndicalistes, nous signons des accords pour qu’ils partent dans de bonnes conditions. Mais il faut aussi que l’entreprise joue le jeu et qu’elle remplace les partants par des jeunes, et des jeunes du terroir. C’est comme ça qu’on s’en sortira.

Pour vous donner une image révélatrice de l’ouverture à la concurrence, je vais nous comparer à la SNCF : contrairement aux usines, les rails ne peuvent pas être délocalisés. Il en va de même pour les compétences : cela ne se déplace pas comme des machines.

M. Philippe Pillot. Nous pourrons vous envoyer une version actualisée du petit mémoire que nous avions réalisé, il y a trois ou quatre ans, au moment de la commission sur le ferroviaire. Nous l’avons remis à jour ; il contient des réponses à certaines de vos questions. Le marché est mondial, mais n’oublions pas que l’Europe représente en plus 50 %, dont la moitié concerne le matériel roulant. Ce n’est pas un hasard si Siemens, Bombardier et Alstom sont en Europe.

Mme Dominique David. Bombardier est un groupe canadien !

M. Philippe Pillot. Sa base transport est essentiellement en Europe. Et cela n’empêche pas de coopérer et d’essayer de répondre à tous les marchés.

Construire un Airbus du ferroviaire ? Nous sommes déjà un Airbus du ferroviaire : le groupe Alstom est implanté dans quasiment tous les pays d’Europe. Comment y sommes-nous parvenus ? N’oublions pas que, historiquement, chaque pays avait son champion national, ses voies avec leur gabarit propre, ses tensions électriques spécifiques. Chacun fabriquait son propre produit sans pouvoir exporter ni importer. Pour contourner le problème, Alstom a acheté des tas de trucs, en Italie et ailleurs : on se plaint d’être acheté par Siemens mais n’oublions pas qu’Alstom a aussi racheté beaucoup d’entreprises. Pour ma part, je suis un ancien de la CEM-Oerlikon. Ceux qui ont un peu de mémoire savent que nous étions suisses à l’origine. Loin d’être un long fleuve tranquille, c’est une composition qui se crée au fil du temps. Le mouvement va certainement se poursuivre.

Pourquoi le ferroviaire est-il un secteur stratégique ? Je vous retourne la question : pourquoi ne le serait-il pas, contrairement à l’automobile ou d’autres secteurs ? Qui dit stratégie dit vision, définition d’une politique puis d’un plan d’action. Pour moi, qui ai assisté à ses réunions, le comité stratégique de la filière ferroviaire a failli. Les constructeurs n’osent rien dire parce qu’ils ont leurs clients en face d’eux et qu’ils n’osent pas trop les mettre devant le fait accompli… Alors ils font le dos rond. Résultat : nous avons une activité en dents de scie, ce qui n’était pas le cas dans le passé. Allez sur Wikipédia et regardez l’évolution des commandes de matériel à Paris ou dans les régions, vous verrez qu’il y avait une continuité. Tout le monde avait du travail. On se le partageait, certes, mais tout le monde en avait. Par la suite, nous avons été mis en concurrence. Et puis nous avons observé des phénomènes liés aux élections des uns des autres. Des appels d’offres ont été lancés plus ou moins tardivement, ce qui s’est traduit pour nous par une activité en dent de scie. À partir de là, que fait l’industrie ? Elle se met à l’étiage. Du coup, on vit avec des intérimaires, des prestataires, de la sous-traitance, voire de la fabrication dans des pays à bas coûts. C’est un tout.

Le TET, est un nouveau produit. Il était possible de reprendre les contrats-cadres : Bombardier est d’ailleurs sur les rangs et le Syndicat des transports d’Île-de-France (STIF) va lui passer de nombreuses commandes, de même qu’Alstom avec le Régiolis. La plupart des commandes de trains régionaux ont été jusqu’à présent passées par ces contrats-cadres ; reste une trentaine de rames, pour lesquelles le coût de l’appel d’offres sera quasiment aussi élevé que celui de la fabrication des trains ! C’est une histoire un peu folle : on va dépenser de l’argent pour développer un produit alors que des équivalents existent !

M. Vincent Jozwiak. Pour répondre à Mme Cattelot concernant le métro de Lille, je signale que c’est Matra, une entreprise française, qui avait initialement développé cette activité rachetée ensuite par Siemens.

M. Boris Amoroz. Les propos tenus par M. Sommer sont très intéressants et ils permettent de comprendre en partie ce qui se passe chez nous. Dans le cas du métro de Lille, un nouveau produit, Alstom voulait organiser un maximum de transferts de compétences et de paquets travail vers de nouveaux sites à l’étranger – en particulier à Bangalore – qui ne possédaient pas forcément le savoir-faire et les compétences. Conséquence : le site responsable se retrouve à corriger au lieu de réaliser.

La problématique évoquée par M. Sommer est importante pour nous mais ne vous inquiétez pas pour le métro de Lille : dans l’industrie ferroviaire, il y a parfois des ratés et des retards mais l’équipement finira par être mis en service. Le constructeur devra payer des pénalités, vous pourrez en parler avec la direction. Les difficultés rencontrées sur ce chantier sont très regrettables, j’en suis conscient. Il faut donner aux employés concernés – ceux de TIS Saint-Ouen – les moyens et le temps de faire leur travail, plutôt que de chercher à réduire les effectifs en ayant d’autres projets en tête. Cela dit, ce n’est pas ce projet qui poussera Alstom à la faillite.

Pour en revenir au cas de l’ancien cadre emprisonné aux États-Unis, je reprendrais les termes employés par le représentant de mon syndicat au moment où l’affaire a éclaté : cette entreprise, depuis pas mal d’années, donne dans la gabegie financière. Les milliards d’euros distribués dans la corruption seraient mieux employés dans l’investissement. Des richesses produites par l’entreprise sont dilapidées. Si nous renforçons les compétences et les capacités de production en France, nous pourrons assurer la commande publique.

Mme Natalia Pouzyreff. Quand vous dites que vous allez accéder à la commande publique, vous partez de l’hypothèse qu’il n’y a pas de concurrence en Europe. Or il y a bien trois groupes en concurrence : Alstom, Siemens et Bombardier.

M. Boris Amoroz. Et beaucoup d’autres comme Škoda, Talgo, CAF, Thales, etc.

Mme Natalia Pouzyreff. Vous faites fi de la concurrence ?

M. Boris Amoroz. Non, bien entendu, mais nous avons les moyens d’y répondre. Alstom France remporte des contrats tous les jours. Nous savons évoluer dans le jeu de la concurrence.

Donner Alstom à Siemens, ce n’est pas faire l’« Airbus du rail ». Le projet qu’on nous vend aujourd’hui n’est rien d’autre qu’une absorption capitalistique. Dans le plan B que j’ai décrit tout à l’heure, nous proposons une association d’entreprises, la création de groupements d’intérêt (GIE) qui permettront de développer de nouvelles choses : des éléments à l’hydrogène, d’autres automatismes à une époque où le numérique devient un enjeu essentiel. Lors du comité d’entreprise qui s’est tenu hier, on nous a annoncé la création d’une usine numérique – les digital factories, c’est le truc à la mode – pour Alstom en Inde où ça coûte moins cher.

Il faut renforcer ce secteur stratégique d’excellence pour l’innovation, notamment en France. Notre secteur d’activité est l’un des rares à bénéficier d’une grande visibilité, comme le rappelle l’Union des industries ferroviaires européennes (UNIFE) dans son rapport. Nous avons une visibilité sur plusieurs années ; le carnet de commandes d’Alstom lui assure cinq ans d’activité, ce qui permet de relativiser les engagements pris pour les quatre années à venir.

M. Claude Mandart. Je partage totalement les propos tenus par mes collègues. S’agissant du métro de Lille, je connais assez bien le sujet : je travaille indirectement sur ce projet, dans l’établissement qui développe cette nouvelle solution très innovante mais qui nécessite plus de temps et de ressources que ce qui avait été initialement prévu.

Or le marché de l’emploi dans le domaine du ferroviaire est extrêmement tendu, notamment en région parisienne. Systra, la Société du Grand Paris, Siemens et Alstom se piquent mutuellement les ressources. Il y a quelques jours, nous avons appris que notre direction accordera un bonus de 1 500 euros à qui pourra coopter une personne ayant les compétences qui nous manquent. Autrement dit, si je ramène un candidat de l’extérieur dont les compétences correspondent à un emploi ouvert, je vais toucher une prime de 1 500 euros… Il y a un réel déficit de compétences.

L’association avec Siemens va-t-elle permettent de régler les difficultés que nous rencontrons à Lille ? Je ne le pense pas. Ce rapprochement est-il un moyen de préparer la gestion de la pyramide des âges ? Comme le soulignait Jean-Louis Profizi, Siemens ne nous donne aucune information, d’où notre difficulté à émettre un avis sur ce projet de fusion. Les experts nommés par le comité d’entreprise européen ont accès aux informations fournies par Alstom, ce qui ne présente pas beaucoup d’intérêt pour nous, puisque nous les avons déjà. En revanche, nous aimerions avoir des informations sur Siemens : leur portefeuille de produits, la charge et la pyramide des âges de leurs sites… Si nous avions ces données, nous pourrions les rapprocher de celles d’Alstom et avoir une idée de l’ensemble pour être capables de nous projeter dans l’avenir. Mais pour l’instant, nous ne disposons que de la moitié des informations.

S’agissant des TET, je considère moi aussi que la situation est parfaitement ubuesque. Le Régiolis d’Alstom ou les trains de Bombardier pouvaient, moyennant quelques adaptations, répondre au besoin. Nous sommes en train de répondre à un appel d’offres qui va nous coûter plus cher que la production des trains ! Chez Alstom, j’ai entendu des directeurs se demander si cela en valait la peine. Déjà que nous avons du mal à gagner de l’argent sur nos contrats, voilà qu’on va perdre de l’argent avant même d’avoir commencé !

M. Sommer a posé une question sur la pile à hydrogène. Alstom a développé un train propre, le iLint, qui fonctionne avec une pile à hydrogène. Il a été présenté – et vendu – sur les marchés allemand et scandinave. Nous sommes vraiment à la pointe de l’innovation technologique dans ce domaine. Nous avons d’ores et déjà une solution industrielle à proposer.

M. le président Olivier Marleix. Nous en venons aux deux dernières questions.

M. Bastien Lachaud. La SNCF a récemment commandé plus de quarante-quatre locomotives allemandes plutôt que de s’adresser à Alstom. Y a-t-il d’autres raisons que son alliance avec la Deutsche Bahn ou l’application de directives européennes ?

Votre entreprise est stratégique, notamment parce qu’il faut privilégier le rail à la route dans le domaine du transport de marchandises. Avez-vous estimé le nombre de locomotives nécessaires à ce transfert si la puissance publique avançait dans cette direction ? Quelle en serait la traduction en termes de nombre de commandes pour Alstom ?

Vous nous avez expliqué qu’une bonne partie des 6 milliards d’euros de bénéfices réalisés au cours des dix dernières années et des 4 milliards issus de la vente de la filière énergie – que l’on ne peut que regretter – est partie dans les poches des actionnaires. Cela ne révèle-t-il pas un problème de direction et de gestion, qui pourrait légitimer une nationalisation afin de garantir la bonne gestion d’une entreprise stratégique, comme le Gouvernement l’a fait pour STX ?

Lors de la vente à General Electric de la filière énergie d’Alstom, le groupe Siemens avait été envisagé comme un acquéreur alternatif. À l’époque, d’aucuns avaient expliqué que cela provoquerait une saignée sociale terrible parce que les usines d’Alstom et de Siemens étaient proches, que les compétences étaient similaires dans les deux groupes. En quoi la situation actuelle diffère-t-elle de celle qui prévalait en 2014 ?

M. Damien Adam. Vous avez tous entendu qu’un Buy European Act permettait de résoudre les problèmes d’Alstom. Le Président de la République et le ministre de l’économie s’intéressent d’ailleurs à ce type de législation et ils ont bien l’intention de faire évoluer les choses dans ce sens. Cependant, il ne faut pas tout attendre de ce type de mesure et s’empêcher d’envisager d’autres analyses et solutions.

On a tendance à accuser l’État de tous les maux. Quand une entreprise est au bord de la liquidation, on lui reproche d’avoir failli ; quand il anticipe une situation de potentielle faillite à long terme, on lui reproche de s’y prendre trop tôt pour intervenir ! Avec Alstom, nous sommes exactement dans ce cas. En ce moment, le groupe se porte plutôt bien : le carnet de commandes assure l’activité pendant cinq ans ; le géant chinois CRRC n’est pas encore présent sur le marché européen. Mais une fois qu’il aura les coudées suffisamment franches pour venir en Europe, il nous piquera des parts de marché. Il faut donc anticiper : Alstom doit être assez compétitif et innovant pour gagner des marchés même quand le géant chinois sera là.

Monsieur Amoroz, vous pensez que ce géant chinois est moins à craindre que les petits acteurs qui sont présents chez nous. Pouvez-vous nous donner des exemples d’entreprises directement concurrentes d’Alstom en dehors de CRRC ?

De l’intérieur, comment évaluez-vous la capacité du nouveau groupe Alstom-Siemens à préparer les prochaines innovations dans le domaine du transport collectif, que ce soit dans l’urbain, le train ou la signalisation ? On peut penser que la fusion va faire émerger un géant européen capable de décrocher des marchés, qu’il faudra ensuite répartir entre les différentes unités de production en Allemagne, en France et ailleurs.

En France, nous avons un savoir-faire particulièrement précieux. Pour ma part, j’ai eu l’occasion de visiter l’usine de Petit-Quevilly qui fabrique les transformateurs ; j’y ai découvert un savoir-faire extraordinaire. Les salariés font un travail d’orfèvre, quasiment du sur-mesure. C’est cela qui permettra à Alstom-Siemens d’être un grand groupe mondial, cet Airbus du ferroviaire capable de gagner des parts de marché et de survivre à long terme. Compte tenu des compétences des salariés d’Alstom, mais également de ceux de Siemens, pensez-vous que nous avons les capacités d’être suffisamment innovants à l’avenir ?

M. Patrick de Cara. Nous ne décelons actuellement aucune volonté réelle et manifeste des pouvoirs publics de développer le fret ferroviaire en France. Vous êtes bien placés pour connaître les travaux entrepris il y a deux ans par le ministre Alain Vidalies, auquel je rends hommage. Ils avaient donné lieu à des propositions réellement intéressantes pour développer le fret.

Malheureusement, monsieur Lachaud, la France est très loin d’exploiter son potentiel de fret ferroviaire. Les chiffres sont sans appel : nous ne dépassons pas 32 milliards de tonnes-kilomètres alors que l’Allemagne atteint 114 milliards de tonnes-kilomètres. Cela représente un manque à gagner de 40 à 50 locomotives et de plusieurs centaines de wagons par an, sans compter la maintenance associée dont aurait pu profiter le site de Belfort qui, après les difficultés de l’an passé, n’a pas encore retrouvé la sérénité.

M. Philippe Pillot. Pourquoi Akiem a-t-elle acheté des locomotives allemandes ? On se pose la question et on avait dénoncé l’opération à l’époque. L’usine de Belfort marche sur deux jambes : elle fabrique des motrices pour les TGV, mais aussi des locomotives. Sans fret, pas de locomotive, donc moins de moteurs, et toute la chaîne en souffre.

Bien sûr, tout le monde a accès à la commande publique. CAF est installé à Besançon, à vingt-cinq kilomètres du site d’Ornans où Alstom fabrique les moteurs. Même si Alstom a vendu son tramway Citadis à quasiment toutes les villes de France, CAF est parvenu à vendre le sien à la ville de Besançon. CAF a fait le choix de rester un groupe européen après avoir tenté de se développer sur le plan mondial. Stadler mène un peu la même politique. Alstom mise sur la mondialisation : on essaie d’être partout et de proposer un produit de A à Z : les voies, le matériel roulant, la signalisation, la maintenance. L’opérateur n’a plus qu’à s’occuper des voyageurs, ce qui n’est d’ailleurs pas une mince affaire quand on veut assurer un service de qualité.

Autre sujet important : la digitalisation. On ne peut pas multiplier les voies. Si le fret ferroviaire a du mal à circuler en France, c’est parce qu’on a fait des voies à grande vitesse. Le TGV roule bien dessus, mais si l’on y met des trains de marchandises, ça va forcément beaucoup moins bien … Et faire avancer des trains de fret à la vitesse des TGV, je n’y crois pas non plus. Le nombre de voies étant limité, un des enjeux serait d’y faire circuler les trains le plus près possible les uns des autres, à deux ou trois minutes d’intervalle, en essayant de les faire se causer entre eux.

À cela s’ajoute le fait que les opérateurs cherchent à se marier alors qu’ils étaient jusqu’à présent plutôt spécialisés : la RATP s’occupait des métros et la SNCF des grandes lignes. Aujourd’hui, tout cela doit fonctionner ensemble – c’est ce qu’Alstom envisage de proposer. Nos collègues de Siemens n’ont pas forcément osé aller jusque-là ; à croire M. Poupart-Lafarge, ils sont un peu inquiets et se demandent si nous ne sommes pas aventurés un peu trop loin. L’avenir nous le dira.

M. Boris Amoroz. Quelles sont les raisons qui ont amené la SNCF à choisir les quarante-quatre locomotives pour Akiem ? C’est une bonne question, qu’il faudra poser à la SNCF.

Il est toutefois intéressant de constater qu’en même temps, aux mêmes dates, le site de Belfort a vendu des locomotives de manœuvre, sur des systèmes équivalents, pour les chemins de fer suisses. Ces derniers ont d’ailleurs insisté pour qu’Alstom fabrique ces locomotives sur le site de Belfort, ce qui leur garantit un bon niveau de qualité et facilite leur gestion, Belfort n’étant pas très loin de la Suisse. Tout cela a été évalué.

Autour du fret, les besoins sont énormes. Les données de l’Union des industries européennes ferroviaires comme les chiffres cités par Monsieur de Cara sur l’Europe, en général, et sur la France, en particulier, en attestent : nous sommes un des pays où la part du fret ferroviaire dans le transport de marchandises est la plus faible – mis à part ceux où il n’y a pas de rails, comme Malte … Dans le point 4 de notre plan B, nous proposons de définir les besoins futurs, en termes de quantité, de qualité et de caractéristiques, avec tous les accords, les acteurs, à court, moyen et long terme. C’est là-dessus qu’il faut travailler. Et nous savons que ces besoins sont considérables.

Nous sommes d’accord, le Buy European Act n’est pas la solution. Même s’il peut être intéressant, il ne suffira pas : il posera des conditions pour l’Europe, pas pour la France. Nous ne disons pas qu’il faille protéger à tout prix de marché français ; il faut protéger un peu tous les pays. Mais nous soutenons que nous avons les capacités requises, pour peu qu’on nous en donne les moyens, qu’on cesse de se contenter d’extraire de l’argent, à condition d’avoir de l’ambition, de renforcer nos compétences et notre outil industriel.

À Belfort, la découpeuse laser a trente ans et prend feu tous les six mois : elle est à bout de souffle. Dans certaines usines, il pleut à l’intérieur des ateliers : on y travaille avec des gants sous des parapluies ou des bâches ! Malgré tout, il en sort les derniers modèles de métros pour la RATP, des motrices TGV qui vont à 350 kilomètres à l’heure. Nous sommes une des rares usines à savoir faire de telles choses. Et parfois il pleut dedans ou la découpeuse prend feu… Voilà quelle est la problématique à laquelle nous sommes confrontés en termes d’outil industriel, mais aussi d’ingénierie, en France, chez Alstom, et même dans l’ensemble de la filière.

L’État doit agir, effectivement. Mais il se défausse – c’est du moins l’impression qu’il donne : on laisse Alstom donner plein de sous aux actionnaires pour qu’ils soient d’accord et hop, tout passe à Siemens… L’État ne s’engage plus dans la gestion et n’aura plus de regard sur l’avenir de l’activité. Voilà pourquoi, dans les points 1, 2 et 3 de notre plan, nous appelons l’État à rester un véritable acteur, à donner des directives, à assurer des moyens, à contrôler et garder un regard sur l’ensemble.

Parmi les concurrents directs, je pourrais citer CAF, Talgo, Škoda, Stadler. Mais à l’inverse, on peut dire qu’Alstom vient concurrencer la SNCF sur ses activités de maintenance. Des technicentres de la SNCF ferment, et à la place, des centres Alstom ouvrent. C’est aussi le cas pour les composants : il existe d’autres fabricants de systèmes TCMS et de systèmes de traction, car le marché est assez ouvert – il suffit de reprendre les documents du FITF.

Tous, quasiment, sont des concurrents directs d’Alstom. C’est d’ailleurs pour cela que je pense qu’en passant par les GIE, on pourrait travailler, soit de manière globale, soit sur des sujets distincts, mais surtout travailler avec tout le monde, sans être dans l’affrontement, afin d’améliorer l’ensemble de notre système ferroviaire.

Quelles sont les capacités du futur géant ? On ne sait pas, vu qu’il n’y a rien : pas de stratégie industrielle, pas de stratégie de développement, pas d’innovation. En fait, on nous dira peut-être, dans quatre ans, qu’on arrête tout et qu’on ne vise que la rentabilité…

M. Damien Adam. Dans quatre ans ?

M. Boris Amoroz. Parfaitement. On pourrait nous dire dans quatre ans que les gens vieillissent, qu’on n’a plus les capacités, ni le temps. Mais pour avoir des capacités et innover, il faut arrêter de viser la rentabilité immédiate, il faut mettre des moyens et se laisser du temps.

Le week-end dernier, j’ai rencontré une maire adjointe de Petit Quevilly, qui a visité le site d’Alstom et elle aussi très impressionnée. Mais on peut dire la même chose de tous les sites Alstom, et de quasiment tous les sites du ferroviaire : tout ce qui s’y fait est très bien. Le site de Petit-Quevilly est un bon exemple : des compétences énormes, mais une grande inquiétude pour le futur. Il y a quelques années, il y avait 80 salariés. Il y a deux ans, ils étaient 60. Aujourd’hui, ils sont 40 ou 45…

M. Damien Adam. Mais non, ils sont en train de recruter !

M. Boris Amoroz. Je n’ai plus les chiffres exacts, il faudra vérifier. Je parlais des effectifs permanents : nous avons une vision sur les personnels mais ne disposons pas forcément les chiffres des intérimaires. Quoi qu’il en soit, augmenter l’intérim et diminuer les effectifs ne procède pas d’une vision à long terme…

M. Damien Adam. Vous savez très bien qu’une entreprise commence toujours par augmenter l’intérim avant de recruter des gens en CDI, en fonction de son carnet de commandes. L’usine est en phase de reprise ; elle commence par embaucher des intérimaires, et elle les mettra en CDI en interne, une fois qu’ils auront les compétences attendues.

M. Laurent Desgorge. La réalité est qu’aujourd’hui, le site de Petit-Quevilly a un carnet de commandes rempli à 100 %, voire au-delà. Un plan a été mis en place pour relancer l’embauche, ce qui est tout à fait normal : on commence par une prestation, puis par un intérim, et ensuite on embauche.

Mais sur d’autres sites, c’est l’inverse : on abaisse l’objectif de production à X moteurs, beaucoup moins qu’auparavant, et on réduit les effectifs en conséquence. Et ensuite, on a beau jeu de dire qu’il n’est pas possible d’en faire davantage… Dans l’histoire d’Alstom, c’est un peu là où le bât blesse.

M. Fabrice Cotrel. L’effectif de l’établissement d’Aytré en CDI Alstom a diminué
– ils étaient 1 347 en 2013, contre 1 070 aujourd’hui –, alors que le nombre des intérimaires a été maintenu.

M. Damien Adam. En phase de reprise, une entreprise commence toujours par recruter des intérimaires avant de recruter sur des contrats pérennes. Je ne parle pas de toutes les usines, mais de ce qui se fait en phase de reprise. Dans le secteur automobile, c’est bien comme cela que cela se passe.

M. Claude Mandart. Mes collègues ayant déjà répondu aux principales questions, je serai bref.

Au moment du rapprochement des activités ferroviaires de Siemens et d’Alstom en 2014-2015, j’avais parlé d’un risque de « bain de sang social ». Aujourd’hui, de toute évidence, nous bénéficions d’un répit de quatre ans. Cela étant, personne n’avait parlé de bain de sang social au moment de l’opération avec General Electric : or maintenant, on y est… Autant dire que nous sommes en droit de nous inquiéter pour les emplois une fois la période de garantie passée, si tant est que l’on puisse être confiant d’ici là.

Le chinois CRRC n’est pas encore présent, mais il faudra l’anticiper. Je suis tout à fait d’accord : il ne faut pas attendre que le ver soit dans le fruit pour traiter l’arbre. Il faut se préparer, d’autant que les prémices sont là : il n’est qu’à voir l’accord de partenariat commercial signé entre Thalès – qui est tout de même détenu en partie par l’État – et CRRC, pour la commercialisation de matériel roulant dans le cadre d’appels d’offres en matière de signalisation ferroviaire. Et cela reçoit le label de l’État français… On marche sur la tête !

Le rapprochement avec Siemens améliorera-t-il les capacités d’innovation d’Alstom ? Oui, certainement. Mais aujourd’hui, ces capacités d’innovation sont déjà là, notamment dans le domaine de la diversification : Alstom a présenté Aptis, un bus électrique développé – entièrement sur fonds propres – par notre filiale NTL New Translohr à Duppigheim. Ce bus est actuellement en essai à la RATP et chez Keolis, dans un certain nombre d’agglomérations un peu partout en France. Et sauf erreur de ma part, il a rencontré un franc succès il y a quelques semaines au salon Busworld de Courtrai, où il a même été primé. C’est un concept très novateur, pour lequel nous sommes vraiment partis d’une feuille blanche.

De fait, le transport collectif propre est un domaine sur lequel Alstom tient à se développer – tout à l’heure, nous avons parlé du train iLint et de la pile à hydrogène. Et il est évident qu’en mariant les capacités de Siemens avec celles d’Alstom, l’innovation y gagnera.

M. le président Olivier Marleix. Je remercie chacun d’entre vous pour les informations que vous nous avez données, et les préoccupations que vous avez exprimées. Cela alimentera les questions que nous ne manquerons pas de poser aux dirigeants d’entreprise et aux responsables politiques que nous auditionnerons.

La durée de vie de la commission d’enquête est limitée à six mois, c’est-à-dire jusqu’à la fin avril. Durant cette période, nous restons preneurs de tout élément d’information complémentaire que vous jugerez utile de porter à notre connaissance. N’hésitez pas.

 

La séance est levée à dix-neuf heures quarante.

 

————

 


2.    Audition de M. Claude Josserand, délégué syndical CGT, de M. Olivier Marcé, délégué syndical CFE-CGC, et de M. Pascal Guihéneuf, délégué syndical CFDT de NOKIA FRANCE.

(Séance du jeudi 30 novembre 2017)

La séance est ouverte à neuf heures.

La commission d’enquête auditionne, sous forme de table ronde, les représentants des organisations syndicales représentatives de Nokia : M. Claude Josserand, pour la CGT, M. Olivier Marcé, pour la CFE-CGC et M. Pascal Guihéneuf, pour la CFDT.

M. le président Olivier Marleix. Nous recevons ce matin les représentants des organisations syndicales de Nokia France. Cette entreprise a une longue histoire : elle est l’héritière d’Alcatel, qui a été l’une des filiales les plus performantes de la Compagnie générale d’électricité (CGE), aujourd’hui disparue.

Au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, le secteur des télécommunications a bénéficié d’un fort soutien de l’État et de l’opérateur historique de l’époque, par le jeu de la commande publique et d’un volontarisme affirmé en matière de recherche et développement (R&D).

Aujourd’hui, le marché des télécommunications s’est mondialisé. Les grands équipementiers doivent faire face à une concurrence massive d’origine asiatique, principalement chinoise, le numéro un mondial étant désormais Huawei. Nokia est confrontée à cette difficulté, comme d’autres équipementiers historiques, le suédois Ericsson ou encore l’américain Cisco.

Mais ce qui singularise Nokia France est d’avoir subi plus d’une décennie de restructurations, résultant de révisions stratégiques successives. La fusion de 2006 entre Alcatel et l’américain Lucent s’est traduite par un échec ; les dirigeants de l’époque en portent personnellement une lourde responsabilité. Au cours de cette même année 2006, Siemens s’est d’ailleurs débarrassé de ses activités télécom auprès de Nokia, en créant une éphémère filiale Nokia Siemens Networks.

Depuis janvier 2016, Alcatel-Lucent n’existe plus : l’entreprise a été intégrée, après rachat, au groupe finlandais Nokia, dont elle est la filiale française. Elle ne représente d’ailleurs qu’un peu plus de 10 % des effectifs mondiaux de Nokia. Le ministre de l’économie de l’époque, qui a autorisé l’opération d’investissement, déclarait, comme pour la cession de l’activité « Énergie » d’Alstom à General Electric : « Cette opération va permettre de créer un champion européen dans le domaine des technologies de communication, et de se positionner au meilleur niveau de la compétition mondiale. »

Aux termes des engagements de reprise par Nokia, sa filiale française devait conserver sa position traditionnelle de leader pour la recherche et développement et l’innovation technologique. L’embauche de 500 ingénieurs était initialement prévue afin de conforter les pôles d’excellence des sites de Nozay, dans l’Essonne, et de Lannion dans les Côtes d’Armor.

Nokia prévoit aujourd’hui un nouveau plan social portant sur 600 emplois, mais la direction a toutefois réaffirmé sa volonté d’embaucher un nombre important de nouveaux ingénieurs. Beaucoup d’observateurs doutent qu’il lui soit possible de tenir cet engagement, et même de la volonté du groupe de le faire.

Ce PSE fait suite à un précédent PSE de 2014, intervenu avant la prise de contrôle par Nokia. Au total, Alcatel-Lucent puis Nokia France auront été l’objet de huit plans sociaux en dix ans…

Il s’avérait donc évidemment nécessaire pour la commission d’enquête de rencontrer rapidement les organisations syndicales. Nous leur demanderons si les engagements pris par Nokia, il y a à peine deux ans, leur paraissent tenables, notamment au regard de ses orientations stratégiques.

Nokia semble, en effet, vouloir spécialiser sa filiale française sur trois pôles principaux : le développement de la 5G, la cybersécurité et l’internet des objets. Selon vos organisations, la politique de ressources humaines et les investissements en cours ou projetés sont-ils à la mesure d’une réelle ambition dans ces trois domaines ?

Je vous rappelle que les témoignages devant les commissions d’enquêtes se font sous serment. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Claude Josserand, M. Olivier Marcé et M. Pascal Guihéneuf prêtent successivement serment.)

M. Pascal Guihéneuf, délégué syndical pour la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Nous travaillons en intersyndicale, nous avons préparé hier un texte commun que nous vous lirons à trois voix.

M. Claude Josserand, délégué syndical pour la Confédération générale du travail (CGT). Vous nous auditionnez sur ce que sont devenues les sociétés du fleuron technologique français Alcatel-Alsthom : c’est-à-dire Alcatel, Alstom, STX, auxquels s’ajoutent Nexans, pour l’activité câbles, et SAFT, deux sociétés qui, elles, existent toujours.

Ce groupe industriel diversifié avait fondé sa réussite sur une collaboration étroite avec ses clients, les grands services publics France Télécom, EDF et SNCF, et une R&D solide avec les laboratoires de Marcoussis. En 2000, Serge Tchuruk découpait le groupe en misant sur l’essor d’internet, ne conservant plus qu’Alcatel. Il a mis en pratique sa théorie d’entreprise sans usine ou « fabless » en fermant ou externalisant la quasi-totalité des usines ou des sites de production du groupe, des entreprises qui sont toutes fermées aujourd’hui. Mais l’éclatement de la bulle internet n’a pas permis d’atteindre les résultats escomptés, et la libéralisation des opérateurs télécom a entraîné une pression à la baisse sur les prix de vente des équipements des réseaux. Cette stratégie fabless n’a jamais été contestée par les pouvoirs publics ; elle a pourtant été généralisée dans de nombreux groupes, entraînant une baisse drastique des emplois industriels.

Durant ces années, le groupe Alcatel a procédé à des opérations de croissance externe avec de multiples achats de société aux États-Unis, sans obtenir les retombées économiques et technologiques attendues, à l’exception de la société Timetra. En 2002, Alcatel entre pour 50 % dans le capital de l’entreprise chinoise Shanghai Bell, signant le début d’une délocalisation toujours plus grande de nos savoir-faire. Dans le même temps, on a vu disparaître les entreprises CGCT, Matra-communication, TRT, et au niveau mondial, Lucent, Motorola et Nortel ont été en difficulté.

Avec les acquisitions, malheureusement, un et un ne font pas deux…

En 2006, Alcatel et l’américain Lucent fusionnent. En parallèle, Alcatel est poursuivi aux États-Unis pour des affaires de corruptions au Costa Rica qui altèrent l’image du groupe.

Les directions nous promettaient pourtant avec cette fusion de constituer le leader mondial des équipements de réseaux télécom, devant Ericsson et Nokia. La direction nous promettait qu’un et un feraient trois. Enfin, c’est ce que donnait la combinaison des chiffres d’affaires des deux groupes : le chiffre d’affaires d’Alcatel était de 9 milliards et celui de Lucent équivalent, ce qui donnait dans les prévisions des tableurs Excel de nos financiers un chiffre d’affaires combiné de 18 milliards, devançant ainsi celui d’Ericsson, qui avait absorbé Marconi, et celui de Nokia qui avait absorbé Siemens télécom – chacun à environ 16 milliards.

À la fin de l’année 2006, les effectifs mondiaux du groupe Alcatel étaient de 59 000 salariés, dont 15 800 en France et 9 000 en Asie. Ceux de Lucent étaient de 30 000, salariés, soit un effectif mondial combiné de 89 000 salariés. Dans la foulée, Alcatel-Lucent rachète la partie radio-mobile 3G de Nortel pour tenter de rattraper son retard dans cette génération de mobiles. Nortel avait la technologie mais pas de clients. Alcatel-Lucent avait les clients dans son portefeuille aux États-Unis sur la 2G-CDMA.

Mais l’addition théorique de chiffre d’affaires dans un tableur et conduire la fusion de deux groupes sont deux réalités différentes. Les salariés, qui constituent l’intelligence des entreprises, ne sont pas des simples machines à cash, mais des hommes et des femmes, avec des savoir-faire qui ne se transmettent pas et ne se fusionnent pas d’un coup de tableur. De plus, les ego de chefs nuisent à un travail collaboratif et encouragent plutôt la compétition à l’intérieur des groupes.

Après un échec des ventes sur la 3G, Alcatel-Lucent enregistre des succès aux États-Unis sur la 4G avec l’opérateur Verizon, mais les dettes de Lucent et les engagements envers les fonds de retraite de ses employés pèsent sur les comptes d’Alcatel-Lucent pendant de nombreuses années. En Chine, malgré un transfert considérable des activités et une montée en charge importante du nombre d’employés, le groupe dégage peu de bénéfices et ne peut pas les rapatrier : il reste environ 1 milliard d’euros bloqués en Chine. La formation des salariés en Chine et le transfert de technologies ont largement contribué à aider Huawei et ZTE – nos concurrents actuels – à se développer, au point de nous dépasser maintenant.

Fin 2008, le directeur général Ben Verwayen prend la direction du groupe ; il n’aurait jamais rencontré le gouvernement. En 2012, le groupe est en grande difficulté financière au point d’hypothéquer ses 29 000 brevets auprès de Goldman Sachs et du Crédit Suisse à la fin de l’année 2012 – ces brevets tomberaient alors dans les mains d’une société américaine. Dans le même temps, la gouvernance du groupe est devenue très majoritairement américaine.

Alerté par l’intersyndicale, le gouvernement Ayrault nous a rencontrés plusieurs fois et nous a assuré du suivi du dossier, en pesant sur les contrats d’Orange, mais a toujours refusé de recapitaliser le groupe Alcatel-Lucent via la Banque publique d’investissement ou le Fonds stratégique d’investissement, comme le demandaient la CGT et la CFE-CGC. Avec une action tombée à 1 euro, une recapitalisation du groupe à hauteur de 200 ou 300 millions d’euros aurait évité de contracter des emprunts à 8 %, et permis à l’État d’entrer à hauteur de 10 à 15 % dans le capital du groupe, pour y faire valoir les choix d’une véritable politique industrielle.

Le gouvernement s’est contenté de veiller à ce que les suppressions d’emplois se fassent de la meilleure manière possible. Seule la filiale de câbles sous-marins ASN, considérée comme stratégique, a retenu un peu plus l’attention

En 2013, le « dynamique » Michel Combes, appelé pour redresser l’entreprise, prépare en fait la disparition d’Alcatel-Lucent, dernier fournisseur français de matériel télécom, en le vendant à Nokia qui avait auparavant racheté la partie télécom de Siemens. Les plans de suppressions d’emplois toucheront très durement la France ; il fermera les sites d’Orvault-Nantes, Toulouse, Rennes, Ormes, Sophia-Antipolis, Vélizy, et Eu. Il vendra toutes les filiales possibles, dont Alcatel-Lucent Entreprise au chinois Huaxin. Au passage, pour ses deux ans de directeur général, il empochera une prime de départ de 8 millions d’euros !

Au final, de saignées en saignées dans l’emploi pour « sauvegarder l’entreprise »
– huit plans sociaux en dix ans – les effectifs sont passés de 89 000 à 50 000 dans le monde et de 15 800 à 5 500 en France, pendant que ceux d’Asie passaient de 9 000 à 17 000.

De N°1 théorique en 2006, Alcatel-Lucent est passé derrière le chinois Huawei et le suédois Ericsson. Et le groupe n’a jamais dégagé de bénéfices, hormis pour l’année 2015 précédant le rachat par Nokia, ni distribué de dividendes. Mais la charge croissante de sa dette a tout de même bien nourri les marchés financiers…

M. Pascal Guihéneuf (CFDT). En 2015, Nokia rachète Alcatel-Lucent avec la bénédiction de François Hollande et Emmanuel Macron. Lors des pourparlers de rachat, la direction du groupe et Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, annonçaient que c’était la meilleure solution pour garantir la pérennité de l’industrie des télécom en France, et des emplois afférents. Monsieur Macron déclarait : « Cette opération permettra de constituer un champion européen dans le domaine des technologies de communication […] et de se positionner au meilleur niveau de la compétition mondiale. »

Bien qu’écœurées de voir une entreprise plus que centenaire en arriver là, les organisations syndicales ne se sont pas opposées au rachat. Il devait permettre les investissements nécessaires à la recherche et au développement des produits et technologies futures – 5G, cybersécurité – et un élargissement du portefeuille clients.

Le même discours nous avait été tenu que dix ans plus tôt, lors de la fusion Alcatel-Lucent. Par l’addition des chiffres d’affaires, le nouveau Nokia devait devenir le N°1 mondial des fournisseurs de réseaux télécom. Huawei et Ericsson n’avaient qu’à bien se tenir ! Le rachat débute aussitôt par 1 milliard d’euros de « synergies », qui se traduisent essentiellement par des suppressions d’emplois en Europe de l’ouest.

Des engagements non tenus : le Gouvernement avait donné son aval au rachat d’Alcatel-Lucent par Nokia, avec un accord signé entre le PDG de Nokia et le ministre de l’économie d’alors, Emmanuel Macron. Nokia s’engageait à maintenir le niveau de l’emploi dans les cinq entreprises du futur groupe au niveau de celui de fin 2015, soit 5 500 personnes. En particulier, le niveau de l’emploi des deux principales filiales devait être maintenu à 4 200 salariés pendant au moins deux ans après le rachat, soit jusqu’en janvier 2018, parmi lesquels au moins 2 500 ingénieurs en R&D pendant deux années supplémentaires, à condition que le crédit impôt recherche soit maintenu. Nokia a perçu 65 millions d’euros de crédit impôt recherche en 2016.

Quatre mois après le rachat, en janvier 2016, Nokia annonçait un premier plan social de 400 emplois, justifié par la disparition du siège d’Alcatel-Lucent, mais surtout par la délocalisation des emplois français vers l’Europe de l’est. Pour garantir le niveau de l’emploi, la suppression de ces 400 postes d’ingénieurs et cadres dans les fonctions support
– avant‑vente, activités commerciales, installation des produits, maintenance, services généraux – devait être compensée par l’augmentation des effectifs dans la recherche et développement. Nokia n’a pas tenu ses engagements : les départs ont bien eu lieu, mais pas les embauches en R&D.

Début septembre 2017, l’intersyndicale CGT – CFDT – CFE-CGC a interpellé le Gouvernement et l’Élysée. D’autant que Nokia annonçait, début septembre, une nouvelle saignée de 600 emplois en France, de nouveau dans les fonctions support, alors que le plan de licenciements précédent n’est même pas terminé.

Pourtant, Nokia a distribué 4,4 milliards d’euros à ses actionnaires sous forme de dividendes et rachats d’actions. Sa trésorerie est très confortable et son résultat opérationnel en 2016 atteint 9 %. Dans ce nouveau PSE, le travail ne disparaît pas, mais les trois quarts des nouveaux emplois hautement qualifiés sont massivement délocalisés vers l’Europe de l’est – Hongrie, Roumanie, Pologne – et au Portugal. Les actions des salariés avec l’intersyndicale, par exemple le blocage de sites, ont à ce jour permis de sauver 44 postes sur les 597 suppressions d’emplois ; les négociations se poursuivent.

Mais outre les drames sociaux, ce PSE est une nouvelle perte de savoir pour notre pays. Ces licenciements délocalisent de l’emploi hautement qualifié. Le Gouvernement continue de suivre les engagements dans la R&D – suivi des embauches dans les filiales Alcatel-Lucent International (ALUI) et Bell Labs –, et en matière de stratégie, mais exclut d’intervenir pour les autres types de métiers dans les fonctions support. Nous attendons également des réponses sur la pérennité des sites de Lannion et Nozay et leurs emplois au-delà de 2020. Nous avons d’ailleurs eu une longue réunion de suivi hier soir avec la secrétaire d’État Delphine Gény-Stephann.

La vigilance et les engagements seuls ne suffisent pas. La preuve est faite que les accords de ce type, mis en avant dans la cession des turbines d’Alstom à General Electric (GE), puis maintenant des activités ferroviaires d’Alstom à Siemens, ne sont jamais respectés par ces groupes multinationaux. Le PSE 2018 de Nokia permet de conclure, a minima, que pour être respectés, les engagements signés par les multinationales doivent être très précisément chiffrés, planifiés et contraignants. Ils doivent être suivis avec la plus grande attention par les pouvoirs publics aidés d’experts et des représentants des salariés.

Les contreparties en cas de non-respect doivent être précisément définies. Mais ce ne restera jamais qu’un pis-aller qui ne peut constituer une politique industrielle ambitieuse pour l’emploi, les savoir-faire, le niveau technologique, pour les Français et leur souveraineté.

En laissant ces fleurons passer sous domination étrangère, la France perd la maîtrise des réseaux télécom, en particulier de leur sécurité. Elle perd aussi les brevets, clé majeure du développement des nouvelles technologies. Nous ne voyons d’ailleurs pas plus de politique cohérente au niveau européen sur la cybersécurité.

Nous avons besoin d’une véritable stratégie industrielle au niveau français et au niveau européen dans les domaines des télécoms, de la cybersécurité, des objets connectés, des réseaux de sécurité publique, afin de garantir la souveraineté de chaque État et le maintien du développement des emplois, en particulier en France.

Les télécommunications sont un sujet stratégique pour la France et l’Europe. Le Gouvernement ne peut rester simple spectateur des décisions du groupe Nokia, qui affecteront inévitablement toute la filière.

Pour garantir la sécurité des réseaux, nous avons également besoin de maîtriser la filière des composants avec des sociétés telles que ST Microelectronics, le hardware et le software. Cela n’est pas assuré par les montages capitalistiques des fusions-acquisitions. L’État doit agir.

Nous souhaitons vous faire part de quelques pistes pour le développement des télécom en France et en Europe. Les projets « Confiance numérique » de la « Nouvelle France Industrielle » et le développement des réseaux à très haut débit nous paraissent avancer trop lentement. En ce qui concerne le très haut débit, l’accès à un débit d’au moins 30 Mbits/seconde est prévu pour tous les Français, par la fibre ou la 4G, pour 2020-2022 ; mais il est d’ores et déjà prévu des dérogations autorisant des débits beaucoup plus faibles. Et la 5G prévoit des débits d’au moins 50 Mbits/seconde et un faible temps de réponse, et donc de nouvelles applications, à partir de 2018-2020. Le plan 2020-2022 nous semble donc déjà en retard d’une génération technologique. Il faut réfléchir avec les opérateurs à l’avancement commercial sur la 5G.

Que penseriez-vous d’un voyage Berlin-Madrid qui s’effectuerait partout en conduite autonome, sauf au beau milieu de la douce France ? Pour avancer, nous proposons un projet de réseau paneuropéen de 200 kilomètres de voies routières connectées, permettant l’autonomie des véhicules en toute sécurité, par exemple dans la région transfrontalière Allemagne-France-Luxembourg-Belgique-Suisse.

Profitons des vitrines « France 2023 » et « Paris 2024 » pour accélérer les applications de l’internet des objets autour de la 5G : nous proposons que soit financée très rapidement une plateforme 5G évolutive ouverte aux applications de toutes les start-up, écoles et universités ayant des idées pour 2024. Plus les idées sont avant-gardistes, plus elles sont recevables. Par ailleurs, des réseaux d’initiative publique sont en partie financés par l’État. Il est dommageable pour l’industrie française des télécom que les matériels choisis par les opérateurs soient entièrement chinois.

Le Cloud permettant l’implémentation des matériels et logiciels dans un lieu « hors contrôle », à la localisation non maîtrisée, la cybersécurité devient une nécessité urgente. L’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI) travaille sur une mise à jour de la réglementation R-226, mais la sortie des obligations réglementaires doit être plus rapide.

Les réseaux privés tels que ceux de la police et la gendarmerie ont plus de vingt ans. Nous invitons les parlementaires à engager leur modernisation vers les normes PMR-LTE. Enfin, en cas d’urgence ou de catastrophe naturelle, Nokia propose des solutions portables pour installer des réseaux télécoms. Ces dispositifs sont testés en France.

M. Olivier Marcé, délégué syndical pour la Confédération française de l’encadrement-Confédération générale de l’encadrement (CFE-CGC). Depuis dix ans, la concurrence dans le monde des télécom s’est faite entre des acteurs européens soumis aux règles de la transparence actionnariale, et des acteurs chinois non cotés appliquant des règles sociales différentes. Conséquence : les acteurs en difficultés sont européens, ceux en pleine croissance sont chinois.

À la même époque, les États-Unis ont interdit les équipements chinois de leur marché télécom.

Avant de devenir le numéro un, l’équipementier Huawei a utilisé tous les moyens possibles pour gagner en compétence et gagner des parts de marchés ; la perspective de profiter de l’eldorado du marché chinois a limité la volonté des concurrents européens de contester ses méthodes.

Il ne faut pas oublier que le moteur des décisions d’une société commerciale est la recherche du profit pour ses actionnaires, jamais l’équité ou le développement d’un territoire ou d’un pays. Dans le modèle Nokia, le marché qui est rapporté à la France est le seul marché domestique. Vu du siège, la France devient un centre de coûts. Jusqu’à présent, les contributions en R&D ne sont pas valorisées en tant que telles dans un bilan comptable, en particulier le crédit impôt recherche.

Notons également que l’intégralité de la propriété intellectuelle est valorisée par le groupe et jamais dans la structure nationale où les brevets ont été créés. L’absence de brevets communs avec les acteurs des écosystèmes locaux empêche également tout ancrage local. Les brevets sont comptabilisés en Finlande ; c’est pour nous une problématique européenne.

Il nous est souvent avancé que les lois européennes, au nom de la concurrence libre et non faussée, ne permettent plus aux États d’intervenir dans les orientations stratégiques des groupes privés. Pourtant, des sociétés telles que Cisco aux États-Unis ou Huawei et ZTE en Chine bénéficient d’un soutien étatique important et d’une protection de leur marché intérieur.

Aujourd’hui Huawei nous concurrence fortement sur tous les marchés, y compris français. En France, nous constatons que le crédit impôt recherche et les diverses aides publiques dont bénéficie notre groupe n’influent pas assez sur le maintien de nos industries dans le pays. Ces fonds publics mal contrôlés, insuffisamment orientés sur des projets précis, n’assurent pas le retour sur investissement que l’on est en droit d’attendre pour nos emplois industriels.

Dans ce PSE, nous faisons face à une délocalisation des emplois en Europe de l’est et au Portugal : c’est tout le problème du dumping social à l’intérieur de l’Union européenne. Il convient également de se pencher sur la fiscalité, qui entraîne le choix des Pays-Bas plutôt que la France pour la plate-forme logistique de Nokia ; du coup, notre prestataire Daher est également touché par le PSE.

Pour être pérenne, une structure locale doit pouvoir s’appuyer sur plusieurs piliers.

Garder la souveraineté sur les télécoms impose de créer un environnement commercial propice à la conception de produits correspondants aux besoins nationaux.

L’omniprésence d’équipementiers américains ou chinois, comme Cisco ou encore avec l’accord PSA/Huawei, dans les établissements publics – universités, centres de recherche – et dans les sociétés dont l’État est actionnaire est paradoxal.

Tout aussi paradoxal est l’empressement de certains acteurs publics de l’innovation à considérer sur un pied d’égalité les entreprises européennes établies et celles qui n’ouvrent que des structures réduites et limitées dans le temps.

L’accent sur le numérique est crucial pour la politique industrielle de la France, mais sa distance, voire parfois son opposition à l’industrie télécom qui fabrique les équipements nécessaires au numérique est tout aussi paradoxale. Pour qu’une nation de start-up existe, il faut des réseaux à  très haut débit, fiables et sécurisés, à moins de tout laisser à des acteurs non européens.

Les aides publiques à l’innovation sont nécessaires, mais ne permettent pas d’éviter les optimisations à l’échelle globale – il suffit, comme le fait Nokia, de concevoir en France, où le crédit impôt recherche rend le coût de l’ingénieur compétitif, puis de vendre depuis les pays où les impôts sont réduits. Ne faudrait-il pas lier les aides à l’innovation à une véritable politique industrielle et commerciale de la société qui en bénéficie, dans le pays, avec les emplois correspondants ?

Les supports à l’innovation – subventions, pôles de compétitivité – ont montré leurs limites pour créer ou développer les structures non R&D, alors que celles-ci sont indispensables pour créer les flux financiers qui ancrent la société localement. N’est-il pas urgent d’inventer d’autres mécanismes d’aide, par exemple des marchés publics réglementés, pour des équipements relevant de la souveraineté nationale ? Ou bien des concours avec des critères objectifs de réussite comme ceux lancés par la DARPA, le département de la recherche avancée de l’armée américaine ? C’est un exemple intéressant : c’est ainsi qu’a été défini le cadre qui permet l’émergence de technologies comme la voiture autonome. Il y a une dizaine d’années, un concours a été lancé sur la voiture autonome ; nous la voyons maintenant arriver. De tels mécanismes ont montré qu’ils favorisent mécaniquement la création de valeur et l’ancrage dans le pays, en termes d’emplois, de connaissances et de revenus.

M. le président Olivier Marleix. Merci de votre exposé, très précis et très complet. Je retiens en particulier vos suggestions de nous pencher sur ce que font les Américains avec la DARPA, ou la question des marchés publics dans les secteurs stratégiques, des voies qui pourraient être pensées différemment.

Le 2 octobre 2017, à Bercy, un comité de suivi des engagements, présidé par Benjamin Griveaux s’est tenu et un autre s’est tenu hier soir. Pourriez-vous nous faire un bilan d’étape sur ce que vous avez obtenu, et ce qui s’est dit lors de ces deux réunions ?

Vous avez évoqué les activités sensibles du groupe, notamment ASN – Alcatel Submarine Networks –, qui est très clairement une activité protégée au titre du décret « Montebourg » de mai 2014. Nous savons que l’État a cherché une solution pour ne pas vendre cette filiale à Nokia ; finalement, il n’en a pas trouvé. Nokia a annoncé la vente de cette filiale au printemps dernier. Quelles informations avez-vous sur les conditions que l’État aurait posées à la vente de cette filiale ? Quelles sont les orientations sur ce point plus particulier des discussions ?

M. Pascal Guihéneuf (CFDT). Hier soir, nous avons eu, pour la quatrième ou cinquième fois, une longue réunion tripartite avec la direction de Nokia, et le Gouvernement, représenté par la nouvelle secrétaire d’État et son cabinet.

Conscients que les promesses en matière d’embauches ne seront pas tenues, nous avons dû retravailler sur les engagements, et nous avons obtenu que l’on atteigne le chiffre de 4 200 salariés le plus rapidement possible. Cela passe aussi par l’embauche de jeunes ingénieurs pour faire évoluer la pyramide des âges d’une entreprise vieillissante.

À la fin du mois d’octobre, on comptait 3 922 salariés sur les 4 200 promis. Il faut ajouter les 113 embauches pour lesquelles un contrat est signé, mais aussi comptabiliser les départs dus au plan social en cours. Si l’on arrêtait les comptes aujourd’hui, cela donnerait 3 954 personnes dans le périmètre ALUI et Bell Labs au mois de mars – date à laquelle arrive le dernier salarié recruté à ce jour.

La direction des ressources humaines a fait décoller le processus d’embauche : actuellement, entre quinze et vingt contrats de travail sont signés par semaine. Ce rythme est passé de cinq à dix puis à quinze embauches hebdomadaires, et nous espérons qu’il s’améliorera encore. Il n’est pas tout à fait stable, car cette nouvelle vigueur des recrutements ne remonte qu’à un mois ou un mois et demi.

M. Claude Josserand (CGT). Il y a tout de même une difficulté pour recruter de jeunes ingénieurs. Nous ne savons pas quand l’engagement du maintien des effectifs à 4 200 salariés en France sera atteint, mais ce ne sera pas aux dates annoncées. Nous sommes vigilants et nous ferons tout pour qu’on y arrive, mais ce sera plutôt au cours du printemps sachant que les flux de jeunes se tarissent un peu en ce moment – ils terminent leurs études. Nous ne sommes pas très optimistes sur la possibilité que cela soit réglé dès les mois de février ou mars ; mais l’essentiel, c’est qu’on y arrive.

M. Olivier Marcé (CFE-CGC). Je rebondis sur les propos de mon collègue qui parle du maintien des effectifs à 4 200 emplois. On ne peut pas tout à fait parler de maintien : l’effectif n’a jamais atteint 4 200. Il y avait bien une promesse, mais elle n’a jamais été tenue.

Et voilà que soudain, la direction nous promet d’arriver à ce chiffre au milieu de l’année prochaine. Que s’est-il passé ? On nous a montré les statistiques : les embauches décollent depuis septembre. Pourquoi ? N’oublions pas que le PSE a été déclenché en septembre, et que l’intersyndicale a immédiatement alerté le ministère ! Comme par hasard, la direction s’est soudain mise à embaucher … Nous aurions préféré qu’il n’y ait pas de PSE, mais sans PSE, les embauches n’auraient sûrement jamais eu lieu. Sans la prise de conscience du côté du ministère, les engagements pris seraient devenus lettre morte. On peut remercier les secrétaires d’État successifs d’avoir assuré un suivi.

M. Claude Josserand (CGT). La stratégie que notre direction devait mettre en place était déclinée en feuilles de route, autrement dit en plans d’action détaillés sur la cybersécurité, les objets connectés, les Bell Labs, les marchés verticaux. Or on ne nous en a pratiquement rien dit hier. Sur tous ces points, nous sommes un peu restés au point mort. La cybersécurité notamment – à laquelle le site de Lannion est dédié – peine vraiment à décoller. Une vingtaine de personnes ont été embauchées pour cette activité. Nous avons un réel problème : nous sommes, c’est vrai, en concurrence avec Thales, mais si nous voulons développer une activité, à nos yeux stratégique pour les réseaux, nous devons résoudre le problème de recrutement lié aux flux spécifiques des jeunes qui achèvent leurs études spécialisées.

Autre point négatif, le Gouvernement ne veut pas s’immiscer dans l’affaire des 597 suppressions d’emploi – ramenées depuis à environ 550. Même si les effectifs de R&D y échappent, ces suppressions n’en touchent pas moins des salariés, ingénieurs et cadres hautement qualifiés dans les domaines de l’avant-vente, de l’après-vente, de la maintenance, des outils de type SAP, autrement dit des spécialités assez pointues qui, si elles ne relèvent pas de la pure R&D, sont néanmoins indispensables au bon fonctionnement d’une entreprise.

M. Pascal Guihéneuf. Les engagements portaient aussi sur 2 500 emplois en R&D à la fin de l’année 2018. Si l’on arrêtait à nouveau les comptes aujourd’hui, on obtiendrait 2 143 emplois. Je vais rester positif : disons qu’on a trouvé un rythme d’embauche qui n’est pas encore celui qu’il faudrait pour être dans les temps – nous ne pourrons pas utiliser à plein la force de travail des ingénieurs pendant un bon moment –, mais cela s’améliore.

Le nombre de femmes embauchées à la sortie des écoles d’ingénieurs en informatique et télécommunication reste faible : elles ne représentent que 15 à 20 % des étudiants recrutés, et, selon la direction, elles ne constituent que 15 % de l’effectif R&D – on a même du mal à atteindre ce chiffre. Il y a donc quelque chose à faire pour améliorer l’image de l’informatique et des télécoms dans les écoles d’ingénieurs ; or comme nous le savons tous, tout se passe dès le lycée, voire le collège. La situation s’était améliorée, et puis il y a eu un « trou » dans les années 1990 dont nous ressentons encore les effets.

Autre sujet, plus délicat : la moitié des ingénieurs embauchés – deux cents au total – ont un passeport étranger tout en sortant d’une école française. C’est là une simple constatation, qui ne pose évidemment aucun problème du point de vue de leurs compétences techniques. Pour l’expliquer, il faudrait mener un travail plus sociologique.

La réunion d’hier soir a duré jusqu’à vingt-deux heures – nous ne pouvons pas tout vous raconter. Un point positif concerne la 5G. L’année dernière on nous a demandé de choisir entre anciennes et nouvelles technologies. Nous avons retenu les nouvelles. Aujourd’hui, 1 300 ingénieurs ont changé ou sont en train de changer d’activité et s’intéressent de très près à la 5G. Cet engagement a été respecté. Mais  que sur les autres sujets, comme le disait mon camarade, nous attendons toujours ce que le ministère appelle des feuilles de route. Un délai a été donné pour leur présentation jusqu’à la fin du mois de février. Sur tous ces sujets, la réunion d’hier soir n’était qu’un début ; rien n’a pour l’instant été arrêté.

L’intersyndicale de la filiale ASN a souhaité que vous l’entendiez à huis clos. Vous leur demanderez pourquoi ; il est vrai que certains aspects de souveraineté et de sécurité sont en jeu. En gros, les « grandes oreilles » passent beaucoup par les câbles sous-marins et leurs terminaux ; c’est donc un sujet extrêmement sensible. Je suis personnellement ce dossier avec eux : la procédure de vente se poursuit, les candidats au rachat ont présenté leurs propositions, et des discussions ont lieu. Nous sommes un peu au milieu du gué.

M. le président Olivier Marleix. Savez-vous combien de candidats se sont manifestés ?

M. Pascal Guihéneuf. A priori, deux ou trois. Le montage entre industriels et fonds d’investissement est très compliqué. Nous soutenons qu’ASN ne doit pas être scindé. Il s’agit d’une entreprise très particulière qui possède à la fois les bateaux, qui installent les câbles au fond de la fosse pacifique ou atlantique, les câbles sont fabriqués à Calais, les répéteurs conçus en Angleterre et en France, et ce qu’on appelle le terminal, étudié en France mais en compétition avec un terminal terrestre étudié aux États-Unis. Nokia veut vendre, mais les candidats proposeront-ils le bon prix ? C’est tout cela qui se discute en ce moment, et qui fait sans doute l’objet d’une surveillance interministérielle.

M. Claude Josserand. Un leverage buy out (LBO) avait été envisagé dans la première offre ; nous nous y sommes totalement opposés. Pour nous, c’était la pire des solutions.

Nokia avait commencé par dire qu’ASN était un bel actif et comptait réinvestir
– il faut renouveler toute la plateforme logicielle des terminaux et des répéteurs. Or l’investissement n’a pas été réalisé. Nous soutenons qu’ASN est un tout, même si certains de nos dirigeants semblent vouloir réduire l’entreprise à la seule pose de câbles. La plus-value ne provient pas que du câble : les répéteurs sous-marins exigent des technologies particulières de très grande fiabilité, sans oublier les terminaux à chaque bout du câble. Selon nous, l’acheteur doit donc être un industriel qui considère ASN comme un ensemble. Les bruits de vente à la découpe que nous entendons actuellement nous inquiètent.

M. Olivier Marcé. Il faut bien garder à l’esprit qu’un réseau télécoms suppose des obligations de suivi pendant une vingtaine d’années. C’est encore plus vrai pour des câbles sous-marins qui peuvent rester au fond de l’eau pendant très longtemps. Il serait dramatique pour ASN que son repreneur soit un fonds de pensions ou une société dépourvue assise industrielle suffisante sur le long terme.

ASN a été mis en vente plusieurs fois, sans résultat. On verra ce qui se passera cette fois. Cette vente pose aussi un problème par le fait qu’une grande partie de la recherche avancée d’ASN provient des laboratoires de Bell Labs : le repreneur d’ASN et Nokia pour Bell Labs devront donc passer des accords. La direction a affirmé que ce sujet était sous contrôle, mais nous y serons particulièrement attentifs.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Je vous remercie d’avoir remis en perspective l’histoire de l’entreprise, et les décisions successives qui ont mené à la situation actuelle. Vous avez rappelé que les problèmes ne datent pas d’hier et qu’ils remontaient à 2000, c’est-à-dire il y a dix-sept ans.

J’ai trois questions à vous poser, sur le respect des engagements, sur Huawei et sur le marché des opérateurs télécoms.

On entend souvent dire, en particulier dans les médias, que les engagements ne sont pas tenus. Pourtant, pour peu qu’on reste à l’abri des caméras et que le politique ne met pas de l’huile sur le feu, les négociations ne se passent pas toujours si mal entre les syndicats et les dirigeants des entreprises. Je retiens d’ailleurs de votre discours une note plus positive, puisque, à vous entendre, votre entreprise s’est mise à recruter. Quand bien même il faudrait vingt ou vingt-cinq recrutements hebdomadaires pour atteindre les objectifs initiaux, l’embauche de quinze personnes qualifiées par semaine n’en est pas moins la preuve d’une certaine volonté en la matière. D’autant que je crois qu’il n’y aura pas de départs avant que l’objectif de 4 200 emplois soit atteint. Disposez-vous d’informations en ce sens ? Au rythme où vont les choses, nous ne sommes pas loin de l’objectif. Le confirmez-vous ?

À force de parler de PSE en permanence, ne porte-t-on pas atteinte à l’image de l’entreprise au risque d’aggraver ce problème d’attractivité qui empêche le recrutement ?

Un autre engagement portait sur un investissement de 100 millions dans les écosystèmes sur un fonds d’investissement numérique. L’entreprise a déjà investi 33 millions d’euros, ce à quoi on peut ajouter l’achat de Withings. Quel est votre regard sur ce sujet ?

Que pensez-vous du respect de l’engagement relatif au pilotage de la R&D depuis la France ? Marc Rouanne est devenu le numéro 2 du groupe. Il pilotera l’activité mobile ; il est le patron « France » au comité exécutif de Bell Labs.

Vous nous dites que l’équipementier Huawei a utilisé tous les moyens possibles pour gagner en compétence et gagner des parts de marchés, en ajoutant que les sociétés telles que Cisco aux États-Unis, ou Huawei et ZTE en Chine bénéficient de soutiens étatiques importants et d’une protection de leur marché intérieur. Je suis très sensible à ces arguments et je considère que vous abordez là un point essentiel. Quels leviers européens nous permettraient, selon vous, de mettre en place un degré de protection équivalent, face à certains acteurs extra-européens dont les agissements peuvent poser problème ? Pratiques commerciales contestables, soutiens étatiques, facilités d’accès au crédit, prix cassés… Comment l’Europe pourrait-elle s’armer ?

Votre vision prospective m’a paru très intéressante. Vous évoquez des pistes pour le développement des télécoms en France et en Europe. Vous proposez que soit financée très rapidement une plateforme 5G évolutive et ouverte aux applications de toutes les start-up, écoles, universités. Vous estimez plus loin que « pour qu’une nation de start-up existe il faut des réseaux très haut débits, fiables et sécurisés ». Je suis totalement d’accord, mais qui construit ces réseaux ? Ce sont les opérateurs télécoms. Le contexte de marché est très spécifique : l’ARPU (average revenu per user ou revenu moyen par client) baisse et, pour les opérateurs, la période glorieuse des cash-flows positifs est terminée. Comment percevez-vous ce risque ? La situation des opérateurs peut-elle affecter votre activité ?

M. Claude Josserand. Le recrutement ne va pas au rythme souhaité, et vous avez raison de demander si le PSE n’est pas un frein à l’embauche. De jeunes collègues de Lannion sont même venus nous dire qu’ils quittaient l’entreprise à cause de l’ambiance pesante créée par le PSE.

N’oublions pas non plus l’extrême lourdeur de Nokia ! Nous trouvions que les procédures étaient un peu lourdes dans notre groupe, mais avec Nokia, on a franchi un cap… et à un point que l’on n’avait pas connu jusqu’à maintenant, ce qui rend le travail au quotidien extrêmement difficile.

Vous devez alerter nos directions pour leur dire que le PSE ne donne pas une bonne image de l’entreprise. Sans oublier que les jeunes qui font de la R&D ne sont pas les seuls à avoir le droit de travailler dans ce pays : il y a aussi des gens qualifiés hors R&D. Le modèle Nokia veut que l’on fasse faire par des pays à bas coûts toutes les tâches liées au commercial, à l’avant-vente, à l’après-vente, ou au support-client. Le but est clairement d’augmenter les bénéfices, mais ce n’était pas la pratique d’Alcatel. Ce modèle pèse sur le moral des collègues ; il pèse aussi sur les embauches en R&D, c’est évident.

M. Pascal Guihéneuf. Vous avez parlé du respect des engagements : je vous rappelle qu’ils portaient sur 4 200 emplois entre le 14 janvier 2016 et le 14 janvier 2018. Nous n’avons jamais été 4 200, autrement dit l’engagement numéro 1 ne sera pas respecté ! Les organisations syndicales et le Gouvernement ont lourdement insisté pour qu’il le soit, mais rien n’a décollé avant le mois de septembre. Heureusement, il s’est alors produit deux choses : d’abord la médiatisation grâce aux pressions syndicales et surtout à la mobilisation des salariés. Ça fonctionne encore ! On a fait du bruit et cela a réagi jusqu’en Finlande, où l’on déteste voir des photos de défilés à la une des journaux. À cela est venue s’ajouter l’action positive du Gouvernement et des politiques, en général, qui ont en quelque sorte poussé afin que cette affaire soit traitée dans les plus brefs délais.

La machine a pu être relancée ; nous espérons effectivement parvenir à une quinzaine d’embauches par semaine. Reste qu’il a fallu attendre quinze mois pour qu’une action efficace soit entreprise : ce n’est tout de même pas très correct de la part de Nokia. Mais comme j’ai promis aujourd’hui, je reconnais que les choses s’améliorent.

Il y a tout de même un point négatif. Une fois le chiffre de 4 200 salariés atteints, autrement dit une fois les jeunes ingénieurs embauchés, on passera du côté de la mauvaise face de la Lune, avec de nouvelles suppressions d’emplois – 597 au total, moins les emplois que nous venons de sauver.

Est-ce à dire que nous aurons été 4 200 pendant une journée, une semaine ? On nous avait pourtant promis de maintenir cet effectif pendant deux ans… Ce sera en partie compensé par l’arrivée de nouveaux ingénieurs, mais l’idée était tout de même d’être un peu plus stable que cela.

On peut avoir une vision positive de la situation actuelle en dynamique, mais si l’on regarde précisément sur le papier, force est de constater que les engagements pris, sur plusieurs points de fond, ne sont pas respectés. Les choses s’améliorent, mais on ne pourra pas rattraper l’écart qui s’est creusé.

M. Olivier Marcé. On aura 4 200 emplois à la toute fin de la période prévue, alors qu’on devait les avoir au début. Si on les avait eus en 2016, cela aurait été autant de valeurs créées en France dans le groupe Nokia, qui aurait assuré une pérennité. L’esprit des engagements, c’était de durer à 4 200. On s’affole, à la dernière minute, pour recruter dans des conditions difficiles – nous n’avons peut-être plus le choix des meilleurs candidats, même si l’on embauche des gens de valeur –, mais on aura, qu’on le veuille ou non, perdu dix-huit mois !

Comme je travaille pour Bell Labs, je peux corriger une information donnée tout à l’heure : Marc Rouanne ne siège pas au comité exécutif de l’entreprise. D’ailleurs ce  qui tient lieu de comité exécutif est quasiment intégralement américain. Sur les six domaines de recherche de Bell Labs, cinq sont dirigés par des Américains, et un par un Allemand. On nous a annoncé, hier, que cela évoluerait, mais pour l’instant, on en est là. Au sein de Bell Labs, Marc Rouanne n’a jamais eu la moindre influence sur la recherche fondamentale ou avancée. Il occupe officiellement un poste de responsabilité, mais on n’a rien vu du tout.

À ce stade, des investissements ont bien eu lieu à une hauteur raisonnable par rapport aux engagements pris ; nous en avons aussi parlé hier avec Madame la secrétaire d’État. Mais une question peut se poser : des investissements, pour quoi faire ? Prenons l’exemple du rachat de Withings : à l’heure actuelle, il n’y a eu, à ma connaissance, aucune interaction entre les équipes de Withings et Nokia. C’est toujours pareil : dans les engagements, les investissements n’étaient pas uniquement là pour faire de l’investissement ; pour moi, ils devaient servir à pérenniser l’activité de Nokia en France. Donc, l’investissement est fait, c’est positif, mais en quoi crée-t-il de la valeur pour Nokia et, évidemment, pour ses salariés ?

À propos de Huawei, vous nous avez interrogés sur les leviers européens à actionner pour nous protéger. Je trouve un peu surprenant que vous nous posiez cette question : j’ai suivi la retransmission de votre audition des syndicats d’Alstom qui s’est tenue hier : un Buy European Act a été mentionné à plusieurs reprises. Cela peut être une piste. De même, on peut s’interroger sur les comptes de cette entreprise. On ne les connaît pas. Ne pourrait-on pas imaginer que certains marchés soient réservés aux seules sociétés dont les comptes sont rendus publics ? On saurait au moins d’où vient l’argent, ce qui s’y passe, etc.

Je suis d’accord avec vous, le modèle économique des opérateurs télécoms en France pose question. L’ouverture récente à la concurrence a sans aucun doute eu des avantages, mais, maintenant, il faut regarder l’ensemble du tableau. Il y a évidemment un problème d’investissement. Rappelons que le marché des équipements est de l’ordre de 100 milliards d’euros. Même s’il est en légère diminution – on s’attend à ce qu’il rebondisse un peu –, il reste important. La situation des opérateurs en France, aux prises avec quelques difficultés, n’est pas la même que dans le reste du monde.

M. Pascal Guihéneuf. Vous nous avez parlé de l’écosystème. Une plateforme ouverte, comme cela était été prévu dans les engagements, est en train de se construire. Il faut la terminer, et plus encore en faire de la publicité. Il faut qu’on en entende parler, qu’elle soit utilisée, que des start-up se branchent dessus, qu’elles y fassent de la sécurité, de la 5G… Il faut explorer le potentiel de cette nouvelle technologie. Il manque encore des proof of concept, des annonces qui permettraient d’améliorer notre image de marque et de démontrer notre avance technologique.

Sur le pilotage de la R&D, les engagements étaient très clairs, mais les choses ne se sont pas faites. Le patron de Bell Labs n’a pas voulu venir en France. Nous avons en conséquence diminué nos prétentions d’un cran. Nous attendons la nomination de quelqu’un qui sera placé hiérarchiquement juste en dessous de lui. C’est un poste très important, mais nous n’avons pas encore de confirmation à ce sujet.

La direction nous a confirmé hier une baisse du marché. Elle devrait se poursuivre jusqu’à 2019 puis commencer à remonter après cette date, grâce aux services et, surtout, à la 5G. Le rapport d’information sur la couverture numérique du territoire de Mme Laure de La Raudière et M. Éric Bothorel est à cet égard très intéressant pour ce qui concerne le très haut débit à l’horizon 2020-2022, mais le mot « 5G » n’y figure pas… Il y a tout de même un problème ! Peut-être les opérateurs ne vont-ils pas assez vite. C’est en tout cas ce que nous pensons, mais il faut leur poser la question.

Si on regarde ce qui va se passer dans le monde avec la 5G, même si certains affectionnent les effets d’annonce, il est clair que nous allons très vite nous faire dépasser. Dès 2018, ce sera par la Corée du Sud, avec Samsung ; en 2020, il devrait se passer quelque chose en Europe, mais ce n’est pas encore très clair. En 2022, ce sera Pékin et les Jeux Olympiques d’hiver, avec Huawei. On parle ensuite de 2023-2024 : c’est extrêmement loin. J’espère que d’ici là, la 5G aura bien avancé… En termes de positionnement, notre rythme commercial ne semble pas être le bon. Nous avons au moins deux ans à rattraper. Faisons la 5G ! Il faut améliorer le très haut débit par les réseaux mobiles en France, et aller plus vite.

M. Claude Josserand. Orange vient d’acheter, pour son cœur de réseau, des produits de cybersécurité de la marque Huawei – ce qui, renseignements pris auprès de mes homologues chez Orange, s’explique tout simplement par le fait qu’Orange est allé au moins cher. Il est clair que l’État chinois investit massivement dans l’éducation et la R&D. Nous bénéficions nous aussi de quelques financements publics, avec le CIR, mais comme on l’a dit, ceux-ci ne sont pas suffisamment adaptés à nos besoins. Que nous reste-t-il pour nous protéger, si ce n’est remettre partout des barrières douanières ? Ce n’est peut-être pas le souhait de l’Europe, mais notre rôle est de vous interpeller : si l’Union européenne est la plus grande zone de libre-échange, c’est qu’elle est en fait la seule, car les États-Unis et la Chine pratiquent tout autrement !

Ce que la CGT propose, c’est de reconquérir la filière dans ses trois principaux secteurs : celui des composants, notamment avec STMicroelectronics, car si l’on veut avoir une chance de maîtriser la cybersécurité, il faut commencer par les composants ; celui de la fibre optique, où les industriels français sont très peu présents, alors qu’il serait souhaitable de pouvoir s’assurer au minimum une certaine souveraineté en la matière au niveau européen ; enfin, celui des produits télécom associés.

Par ailleurs, il me semble qu’il faudrait revoir le modèle économique, car il ne paraît pas normal de laisser les GAFA gagner énormément d’argent en exploitant des réseaux dont ils ne supportent pas les coûts. Les opérateurs qui gèrent les réseaux gagnent un peu d’argent, même si c’est devenu difficile pour eux. Quant à nous, qui fournissons les infrastructures de réseaux, on nous étrangle en nous imposant des prix de plus en plus bas ! Il faut changer cela en faisant en sorte que les GAFA soient, eux aussi, contributeurs de l’installation des réseaux télécom dont ils tirent tous leurs bénéfices.

M. Pascal Guihéneuf. La stratégie chinoise est assez simple. En gros, Huawei attaque le marché avec des prix très bas, car subventionnés, et il ne rétablit les vrais prix que quelques années plus tard. Pour nous permettre d’en faire autant, il faudrait qu’une banque
– d’État ou privée – ou un fonds de capital-risque nous soutienne afin de nous permettre de concurrencer Huawei sur les marchés où il pratique un dumping insensé, en Chine, mais aussi et surtout en Europe, où nous nous faisons laminer.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Comme vous l’avez dit, Huawei est connu pour ses pratiques commerciales très agressives. Elles consistent à conquérir des parts de marchés en proposant des prix très bas pendant quelques années, avant de les relever progressivement une fois les marchés captés.

Pour ce qui est de Marc Rouanne, vous nous dites qu’il ne fait pas partie du comité exécutif de Bell Labs : nous en prenons note et aurons l’occasion d’interroger la direction de Nokia sur ce point.

Vous avez souligné, non sans malice, qu’il était curieux d’entendre le législateur demander quelles pouvaient être les solutions … Je vous rassure : nous avons beaucoup d’idées visant à améliorer la protection au niveau européen, que nous soumettons systématiquement à nos interlocuteurs se trouvant au contact du terrain – syndicats, dirigeants, économistes, essayistes et experts. L’éclairage latéral qu’ils nous donnent sur les propositions que nous formulons nous est nécessaire pour compléter notre information et nous permettre éventuellement de légiférer.

M. Hervé Pellois. Je vous remercie d’avoir pris le temps de rédiger cette note, très agréable à suivre et très instructive, surtout pour ceux d’entre nous qui ne sont pas des spécialistes du numérique.

Le bien-fondé du crédit d’impôt recherche fait toujours l’objet de vives discussions, y compris ici même. À vous entendre, si le CIR est bien utilisé pour la recherche, la déclinaison industrielle des innovations qui en résultent pose problème, car elle s’effectue plutôt dans les pays de l’Est. Selon vous, existe-t-il des solutions permettant une meilleure utilisation du CIR, y compris jusqu’à la phase de développement industriel ? Et si oui, auraient-elles réellement permis de sauver des emplois ?

Par ailleurs, je n’ai pas bien compris pourquoi on tenait à vendre ASN, alors que cet outil rapporte de l’argent. Quelles précisions pouvez-vous nous apporter sur ce point ?

M. Éric Girardin. Je salue moi aussi la qualité de votre rapport, en vous remerciant d’y avoir fait figurer un récapitulatif chronologique très clair, grâce auquel nous avons en tête toute l’histoire de Nokia : connaître cet historique, c’est savoir qui l’on est et d’où l’on vient et, sur cette base, pouvoir bâtir objectivement des perspectives d’avenir.

Pour ce qui est de la vente d’ASN, il m’a semblé que vous évoquiez un projet de vente à la découpe : nous confirmez-vous ce point et, le cas échéant, quelles sont, selon vous, les activités à sauvegarder impérativement, sous peine de mettre en péril la stratégie de développement pouvant accompagner un business plan de la société ?

Le plan de suppression de postes annoncé, qui semble concerner essentiellement les sites de Saclay et de Lannion, devait être assorti d’un plan d’économies de 1,2 milliard d’euros d’ici à 2018. Selon vous, sur quels postes de bilan ces économies vont-elles peser ?

Enfin, vous avez parlé des difficultés à recruter de jeunes ingénieurs. En dehors du contexte économique et social de l’entreprise, qui peut effectivement constituer un frein à son attractivité, à quoi peut-on attribuer ces difficultés de recrutement ?

M. Olivier Marcé. Je précise bien que nous ne sommes pas en train de dire que le CIR ne sert à rien, ou qu’il faudrait le réduire : c’est un outil indispensable. Le problème, c’est qu’il ne permet pas toujours d’atteindre les objectifs recherchés. Par ailleurs, il faut prendre garde à ne pas en faire « une usine à gaz », car il perdrait alors tout intérêt pour les entreprises.

D’une manière générale, toutes les aides à l’innovation donnent lieu à des contrôles en amont assez poussés – ce qui implique de monter des dossiers à n’en plus finir –, mais à très peu de contrôles a posteriori, qui constitueraient une forme d’évaluation. Le CIR devrait, lorsqu’il est mis en œuvre par une entreprise, être suivi d’un retour d’expérience permettant de savoir dans quelles conditions il a été utilisé et à quels résultats il a permis d’aboutir.

Afin que le CIR permette de créer d’autres emplois que ceux de la R&D, il me semble qu’il faudrait faire une sorte de mix associant emplois liés à la recherche et emplois, non pas industriels, mais commerciaux. Il ne paraît pas réaliste d’implanter en France des usines de production capables de concurrencer les usines chinoises – quoique… La R&D a pour objet de créer de nouveaux produits, mais ceux-ci ne produisent de valeur que si on parvient à les vendre. La partie commerciale est donc indissociable de la R&D.

Enfin, comme nous le disons dans notre note, les brevets déposés grâce au CIR ne sont pas suffisamment valorisés, et il existe très peu d’incitations à mettre au point des brevets en collaboration avec les acteurs académiques. On pourrait exiger que le bénéfice du CIR s’accompagne de la mise au point de brevets en commun avec les partenaires des écosystèmes locaux : ce serait bénéfique pour tout le monde.

M. Pascal Guihéneuf. Le CIR est un outil destiné à faire baisser le coût de l’ingénieur français : sur ce point, nous devons donc être très prudents, et sans doute l’assortir d’une condition de pérennité des engagements.

M. Claude Josserand. Le CIR donne lieu à quelques divergences d’appréciation entre nos organisations … La CGT n’est pas opposée à cette forme d’aide aux entreprises, que pratiquent d’autres pays que le nôtre, mais elle estime que sa mise en œuvre doit s’accompagner de conditions. Dans la mesure où le CIR est constitué d’argent public, il doit produire un effet de levier : il ne doit pas seulement faire baisser le coût de l’ingénieur, mais aussi permettre la création d’autres emplois.

À une certaine époque, nos collègues de Bell Labs mettaient au point des brevets dans le secteur de l’optique, mais il n’y avait plus en France d’équipes capables d’en assurer le développement industriel – qui s’est donc fait en Chine. En d’autres termes, l’argent public a servi à ce que des ingénieurs français mettent au point des produits finalement fabriqués en Chine ! On ne saurait l’employer plus mal… Pour éviter que le CIR ne tombe dans la cagnotte des entreprises sans que personne ne sache à quoi il a réellement servi, il faudrait contrôler plus sérieusement les emplois créés grâce au CIR, notamment dans le secteur du développement de produit, mais aussi dans le secteur commercial et dans celui du support- client. Les modalités de ce contrôle restent à préciser ; toujours est-il que ce qui est fait actuellement est insuffisant.

M. Pascal Guihéneuf. Si Nokia veut se séparer d’Alcatel Submarine Network, c’est, à l’entendre, parce que les activités d’ASN ne correspondent pas à son cœur de métier
– argument risible, puisqu’on ne pourrait être plus au cœur des activités de Nokia ! En réalité, l’actionnaire n’investit pas suffisamment sur le long terme – car la pose de câbles sous-marins, c’est forcément du long terme, rythmé par des cycles d’activité.

La vente d’ASN à la découpe est totalement exclue, car c’est un château de cartes : si vous enlevez ne serait-ce qu’une partie de la structure, c’est toute la viabilité de l’ensemble que vous mettez en péril. Vous ne pouvez pas vous séparer des terminaux, car ils permettent d’assurer la sécurité ; vous ne pouvez pas vous séparer des bateaux servant à poser des câbles au fond de la mer, car ils sont nécessaires à l’activité principale de la société – et les remplacer par des bateaux de location coûterait horriblement cher. Pour faire fonctionner ASN, il faut un électronicien, un câblier pour fabriquer les câbles, un marin pour les poser, et enfin quelqu’un qui soit capable de les coordonner… Ajoutons que cette activité exige une bonne dose de géopolitique. C’est pour toutes ces raisons que la vente d’ASN est particulièrement compliquée.

M. Olivier Marcé. Une formule exprime parfaitement l’activité d’ASN, celle d’« artisanat industriel », qui évoque à la fois le gigantisme des opérations qu’elle est amenée à effectuer et les adaptations minutieuses auxquelles elle doit être capable de procéder en fonction des spécificités de chaque opération. Elle aide à comprendre que l’idée d’une taylorisation des différents métiers d’ASN n’a aucun sens.

M. Claude Josserand. Je suis tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit. Poser du câble sur des fonds sous-marins n’a rien de simple : cela nécessite des études géologiques très poussées du parcours emprunté, car le fond de la mer n’est pas uniformément plat : on y trouve des montagnes et des vallées. Même le câble exige un savoir-faire particulier : il faut enrouler des fibres en torons, avec des protections et des blindages adaptés, installer tous les quatre-vingts kilomètres un répéteur bourré d’électronique. Sans compter qu’il se passe plein de choses au fond de la mer : il faut tenir compte de la géographie et même des zones à requins… Quand notre PDG nous a dit que la vocation de notre société n’était pas de poser du câble, cela a montré qu’il ne connaissait pas le métier et ses difficultés, et cela nous a fait bondir ! Nous possédons en la matière un savoir-faire qu’il serait aberrant d’abandonner.

M. Pascal Guihéneuf. Nos différents sites industriels ont fermé les uns après les autres, en raison de la mise en œuvre de la doctrine fabless au début des années 2000, puis à une série de décisions isolées, répondant à des justifications diverses. Aujourd’hui, il n’en reste plus que trois : le site Bell Labs de Nozay, dans l’Essonne, qui emploie 4 000 salariés en comptant les personnels ASN ; l’usine de fabrication de câbles sous-marins de Calais, qui emploie environ 400 personnes ; le site de Lannion enfin, dans les Côtes-d’Armor, où travaillent 700 personnes.

Nous avons commencé à râler dès les premières fermetures, mais maintenant il faut vraiment que cela s’arrête, sinon il n’y aura bientôt plus rien ! Le site de Lannion revêt une importance particulière à nos yeux en raison de son caractère historique : c’est là que le Centre national d’études des télécommunications (CNET) a pris son essor au début des années 1960, sous la présidence du général de Gaulle. Depuis, les télécoms ont été en constante évolution, et on cherche aujourd’hui les technologies qui vont permettre de revitaliser le secteur : la cybersécurité peut en être une, et on trouve en Bretagne, entre Rennes, Vannes et Brest, un écosystème favorable à son développement. Nous serions très heureux de voir ne serait-ce qu’une petite partie de la Direction générale de l’armement (DGA) s’implanter à Lannion – un site de construction de sous-marins ou de porte-avions serait difficile à installer, mais un centre dédié à la cybersécurité y aurait tout à fait sa place.

J’insiste sur le fait que la commune de Lannion est quelque peu désavantagée par sa situation géographique : elle n’est pas à proprement parler desservie par une ligne ferroviaire à grande vitesse, puisque la gare TGV la plus proche est celle de Plouaret-Trégor, à 15 kilomètres au sud – et je ne vous parle même pas de l’aéroport de Lannion.

Il faut donc tout faire pour y maintenir les emplois et si possible les y renouveler. La CFDT est très attachée à ce que les projets pour Lannion en matière de cybersécurité, sur lesquels Jean-Yves Le Drian, le précédent ministre de la défense, s’était investi, se concrétisent en dépit des difficultés.

Pour ce qui est des difficultés à embaucher, il est vrai que Nokia doit travailler à la restauration de son image de marque, ce qui prendra du temps. Si Lannion est un site très agréable, celui de Nozay, dans l’Essonne, date des années 1960, et mériterait quelques travaux de modernisation : ce serait l’occasion d’en faire l’une de ces smart cities dont on parle beaucoup actuellement. Il est situé à un quart d’heure de la gare de Massy, donc à une bonne heure de transport de Paris, compte tenu des difficultés de circulation, et à environ une demi‑heure de voiture de Saclay, qui se trouve de l’autre côté de la N118 : il est donc un peu exagéré d’affirmer que le site se situe sur le plateau de Saclay, comme on l’entend dire parfois – d’autant plus que les lignes du futur Grand Paris Express, qui doivent être mises en service entre 2020 et 2030, ne passeront pas par Nozay. Nous avons également réfléchi à ce qui pourrait être fait en matière de logement et de construction de crèches pour y attirer les jeunes, mais les choses n’avancent pas aussi vite qu’on le voudrait.

M. Claude Josserand. Le site de Nozay est effectivement un peu isolé, même si un bus permet de rejoindre la gare de Massy en dix minutes. Le problème est que rien ne vient compenser la situation géographique du site certes pas désagréable, mais perdu au milieu des champs de betteraves. Le salaire proposé n’y est pas plus élevé qu’ailleurs, et il n’est guère rassurant de savoir que la société a engagé un plan de suppressions d’emplois : dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les jeunes ne se précipitent pas pour venir travailler à Nozay, surtout lorsqu’ils entendent parler d’un PSE !

M. Olivier Marcé. Le contenu du plan d’économies reste effectivement assez flou. La fusion entre Alcatel et Lucent, puis le rachat par Nokia, se sont accompagnés de l’annonce de plans de synergie dont on peine à percevoir les effets, même s’ils permettent sans doute quelques économies d’échelle – pas au niveau de la production, mais en ce qui concerne les installations ou les forces de vente – réalisées par la suppression de postes en doublon. En tout état de cause, on obtient difficilement des informations sur ce point.

Mme Natalia Pouzyreff. Vous avez connu la gouvernance de Serge Tchuruk, au temps d’Alcatel, puis celle des directeurs généraux qui se sont succédé à partir de décembre 2006, avec la fusion Alcatel-Lucent ; enfin, depuis 2013, Alcatel n’est plus qu’une filiale de Nokia. Quels commentaires pouvez-vous nous faire au sujet de la politique salariale pratiquée dans l’entreprise au fil du temps – hors PSE, bien sûr ?

Par ailleurs, vous avez évoqué des lourdeurs de gestion. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet, et notamment nous préciser si elles sont imputables au management ? Plus spécifiquement, pensez-vous que le management français souffre d’un manque de représentativité au sein du groupe ?

Enfin, vous avez fait part de votre souhait de voir la R&D se faire en France, en y rattachant si possible des activités commerciales. Cependant, ne pensez-vous pas que l’image de marque de Nokia a vocation à bénéficier à l’ensemble des activités du groupe, y compris les activités commerciales ? Quelles solutions proposez-vous pour que la phase d’industrialisation des innovations développées en R&D s’effectue en France ?

M. Pascal Guihéneuf. À nouvel actionnaire, nouvelle culture d’entreprise : le changement intervenu en la matière au cours des dernières années est impressionnant… Nous avons du mal, disons-le, avec cette gouvernance très pyramidale, où la culture du secret rend la communication difficile – ce qui tranche avec la culture d’inspiration plutôt américaine du temps d’Alcatel-Lucent.

La première conséquence de cette nouvelle culture, c’est que le dialogue social se fait désormais par avocats interposés : la direction ayant pris les siens, nous avons également dû prendre les nôtres, mais je peux vous dire que ça nous casse les pieds ! Nous sommes même souvent obligés de passer par les tribunaux pour faire avancer les discussions : il y en a ras le bol de cette façon de faire, et j’espère vraiment que les choses vont changer de ce côté-là !

Pour ce qui est de la gouvernance, on trouve actuellement deux Français au board, au niveau N-1, dont M. Rouanne, qui a récupéré la plus grosse branche, celle de l’activité mobile. Du fait de ses attributions, qui le conduisent souvent à l’étranger, on le voit peu en France, mais nous espèrons tout de même qu’entre deux avions, il prend le temps de s’occuper de nos clients. Il vient de procéder à une restructuration assez intéressante en enlevant plusieurs couches à une organisation jusqu’alors très pyramidale et vient de placer deux Français à des postes importants, notamment celui de la R&D pour la 5G. S’agissant précisément de la 5G, les engagements qui avaient été pris semblent tenus – en tout cas, on a mis aux manettes les gens qui vont bien. Malheureusement, en dehors de la 5G, il n’y a pas de Français aux postes vraiment décisionnels – tout au plus en trouve-t-on aux niveaux N-3, N-4, N-5 –, ce qui fait que la stratégie ne vient pas de France.

M. Olivier Marcé. Des collègues de chez IBM, HP et General Electric m’ont récemment confirmé que leurs sociétés sous soumises au même fonctionnement que Nokia : il n’y a plus de négociation, plus de partenariat social, on est dans un rapport de conflit avec la direction.

Mme Natalia Pouzyreff. Cela vaut pour toutes les entreprises, y compris celles à dimension internationale ?

M. Olivier Marcé. Effectivement, et il arrive d’ailleurs de plus en plus souvent que la direction « France » ou les ressources humaines pour la France n’aient pas l’information dont disposent les salariés ou les représentants syndicaux : les directions « France » ne sont plus considérées comme des partenaires sociaux, mais tout au plus comme de simples exécutants, et toutes les décisions sont prises dans les centres Strategy & Business Development (S & BD). Et ce phénomène n’est pas propre à Nokia.

Pour ce qui est des lourdeurs, je vais vous donner un exemple. Travaillant chez Bell Labs, j’ai récemment voulu procéder à une ouverture de poste pour embaucher un thésard : pour cela, j’ai dû demander l’autorisation de six ou sept personnes … Les candidats sélectionnés vont passer entre cinq et neuf entretiens, au cours d’une procédure qui va durer de trois à six mois. Chez Facebook ou Google, une embauche pour un poste de ce type se fait en moins d’un mois – et à titre personnel, je peux vous dire que mon fils qui avait postulé chez Thales a été embauché dans la journée.

Le manque de représentativité du management français est une réalité : de moins en moins de décisions sont prises en France. J’ai demandé dernièrement à ce qu’on me communique la structure hiérarchique en France comparée à celle d’autres pays ; si nous l’obtenons un jour – peut-être à l’occasion d’un comité de groupe pour la France –, il sera intéressant de pouvoir vérifier si la France a bien des postes de responsabilité. Pour ce qui est de la partie Bell Labs, elle est clairement marginalisée : toutes les décisions la concernant sont prises à l’étranger.

Je vous rejoins concernant l’image de marque : celle de Nokia est un plus et c’est une des raisons principales pour lesquelles les organisations syndicales ne se sont pas opposées au rachat – c’était pour nous plutôt intéressant de passer sous le fleuron Nokia.

Enfin, à part la filiale des câbles sous-marins ASN, il n’y a plus d’industrialisation en France.

M. Pascal Guihéneuf. Le fabless façon Tchuruk, aujourd’hui, c’est Waterloo morne plaine… à l’exception, en effet, des câbles, pour des questions de sécurité stratégique, la situation est proprement dramatique. Ainsi, en France, très peu de gens font encore des cartes de circuits imprimés. Par exemple, l’unité que j’ai pu visiter dernièrement n’est pas tout à fait up to date. Il faudrait donc récupérer des emplois industriels partis en Chine, mais qui devient peu à peu un pays cher, ce qui nous permettrait de renouer avec un cycle positif.

M. Claude Josserand. Je suis d’accord avec mes collègues en ce qui concerne la gouvernance. Nous étions auparavant déjà au sein d’une multinationale, mais à direction française. Ici, nous sommes pris dans un cycle procédurier et bureaucratique au pire sens du terme, qui crée un mal-être, un mal-vivre au travail et cela nuit à la productivité.

La direction actuelle a, par exemple, décidé de supprimer certains téléphones. Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) avait pourtant averti qu’il fallait bien des téléphones pour alerter les pompiers directement. On n’en a pas tenu compte ; un collègue a fait un malaise et nous avons dû appeler les pompiers depuis l’extérieur, la sécurité interne n’ayant pas pu être informée ! Quand les dirigeants de Nokia prennent une décision, ils ne se soucient pas de savoir, n’écoutent pas les interlocuteurs locaux, ils mettent en place, point. Autre exemple : pour faire réparer un ordinateur, la procédure est infernale : il faut quasiment que nous allions commander les composants pour les installer nous-mêmes. Dernier exemple : si des WC sont bouchés, si une porte est bloquée, il faut appeler un numéro aux États-Unis, d’où l’on transfère l’appel aux Philippines ! (Sourires.) C’est le 22 à Asnières… C’est incompréhensible, hallucinant et totalement inefficace.

M. le président Olivier Marleix. Nous vous remercions infiniment pour vos précisions. Le rapporteur et moi-même sommes à votre disposition si vous souhaitez nous communiquer toute information utile à notre mission de contrôle qui se prolongera jusqu’au mois d’avril.

 

La séance est levée à dix heures trente-cinq.

 

————


3.    Audition, sous forme de table ronde, de représentants des organisations syndicales représentatives de STX : Mme Frédérique Journe, représentant syndical CFDT au Comité d’entreprise (CE), M. Jean-Pierre Guellec, élu titulaire CFDT au CE, M. Christophe Morel, élu titulaire CE, représentant du CE au conseil d'administration, délégué syndical CFDT, M. François Janvier, secrétaire de la section CFE-CGC, M. Gérard Mardiné, secrétaire national (économie/industrie) CFE-CGC, M. Renan Francastel, chargé d’études économiques à la confédération CFE-CGC, M. Sébastien Benoit, secrétaire général du syndicat ouvrier CGT et M. Sébastien Hupin, délégué syndical UFICT CGT, Mme Nathalie Durand-Prinborgne et M. Pierre Habibis de la section FO

(Séance du jeudi 30 novembre 2017)

La séance est ouverte à dix heures cinquante-cinq.

La commission d’enquête auditionne, sous forme de table ronde, les représentants des organisations syndicales représentatives de STX : Mme Frédérique Journe, représentant syndical CFDT au comité d’entreprise (CE), M. Jean-Pierre Guellec, élu titulaire CFDT au CE, M. Christophe Morel, élu titulaire CE, représentant du CE au conseil d’administration, délégué syndical CFDT ; M. François Janvier, secrétaire de la section CFE-CGC, M. Gérard Mardiné, secrétaire national (économie/industrie) CFE-CGC, M. Renan Francastel, chargé d’études économiques à la confédération CFE-CGC, MM. Sébastien Hupin et Sébastien Benoit, de la section CGT, Mme Nathalie Durand-Prinborgne et M. Pierre Habibis de la section FO.

M. le président Olivier Marleix. Nous recevons, à présent, les représentants des organisations syndicales de l’entreprise STX France. Cette entreprise a une longue histoire. Elle est l’héritière des Chantiers de l’Atlantique. Alstom a été son actionnaire principal jusqu’à son rachat, en 2006, par le chantier norvégien Aker Yards. Mais, en 2008, le conglomérat coréen STX, pour lequel la construction navale n’est qu’une partie des activités, a racheté Aker Yards.

Courant 2016, le groupe STX s’est déclaré en quasi-faillite, plus précisément pour ses activités autres que ses activités navales françaises, et a mis en vente sa branche française. Depuis lors, la question de l’actionnariat de STX France est posée.

L’entreprise se porte bien : son carnet de commandes est rempli, elle emploie directement plus de 2 600 personnes et elle continue d’embaucher. Elle est au cœur d’un écosystème qui allie savoir-faire traditionnels et hautes technologies, en fédérant autour de ses réalisations de très nombreux sous-traitants. Son chiffre d’affaires est principalement lié à la conception et à la réalisation de paquebots de grand luxe, mais elle vise aussi une position de leader dans le secteur des énergies marines renouvelables.

Au terme du quinquennat précédent, le gouvernement Cazeneuve avait conçu un schéma de reprise majoritaire de STX France par l’entreprise Fincantieri – détenue à 70 % par l’État italien – qui aurait acquis 55 % du capital. Or Fincantieri est le principal concurrent de STX France, au moins pour les paquebots. Ce groupe est plus important que STX, en raison de son implication historique dans le militaire, d’abord au bénéfice de la marine italienne. Il est, en outre, assez fortement exportateur depuis son redressement amorcé au cours des dernières années.

Au schéma initial, l’actuel Gouvernement a souhaité substituer une autre architecture d’adossement de STX à Fincantieri. Sur la base d’un accord de principe conclu en septembre dernier, les gouvernements français et italien poursuivent des négociations visant à trouver une solution équilibrée avant l’été 2018. Dans l’intervalle, le gouvernement français a estimé devoir recourir à une nationalisation temporaire du chantier STX. En outre, l’entrée au capital, pour une part minoritaire, du français DCNS, devenu Naval Group, est envisagée.

Nos échanges permettront de préciser les caractéristiques d’un schéma de rapprochement présenté comme équilibré. Le comité d’entreprise extraordinaire du 17 novembre dernier s’est prononcé contre le rapprochement avec Fincantieri. Cette opposition majoritaire des organisations syndicales fait suite à une autre position défavorable de vos organisations, déjà exprimée en comité d’entreprise, en mai dernier. Vous nous direz ce que vos organisations pensent des schémas de reprise qui leur ont été successivement soumis. En l’absence d’unanimité syndicale, il est important que nous recueillions l’analyse de chaque organisation.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relatif aux commissions d’enquête, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Frédérique Journe, M. Jean-Pierre Guellec, M. Christophe Morel, M. François Janvier, M. Gérard Mardiné, M. Renan Francastel, M. Sébastien Hupin, M. Sébastien Benoit, Mme Nathalie Durand-Prinborgne et M. Pierre Habibis prêtent successivement serment.)

M. François Janvier, secrétaire de la section CFE-CGC. Je souhaitais, au nom de la CFE-CGC, traiter de la cession de STX France en trois points : le contexte de la construction navale civile et en particulier des paquebots ; l’historique de la cession de STX France par STX Europe ; la position de la CFE-CGC sur l’entrée de Fincantieri au capital des Chantiers. Je ne referai pas l’historique, que vous venez de retracer.

Le contexte d’abord. La construction navale civile est en crise mondiale, exception faite de la construction de paquebots de croisière, presque exclusivement construits en Europe par trois acteurs : Fincantieri, groupe italien de capitaux principalement publics, implanté dans le monde entier pour ses activités de construction militaire, offshore et services, la construction de paquebots, plus quelques sites spécifiquement dédiés au militaire en Italie ; ses cales ne permettent pas la construction de paquebots géants ; Meyer Werft, groupe allemand dont le capital est familial, qui dispose d’un outil de production très moderne mais limité en taille de navires jusqu’à ce qu’il rachète STX Turku, en Finlande, alors en faillite mais équipé d’une grande cale ; STX France enfin, qui appartient pour 33,34 % à l’État, le reste étant la propriété de STX Europe, elle-même filiale de STX Corée, dont l’outil, modernisé ces dernières années, permet la construction de très grands navires.

Par deux fois, le constructeur japonais Mitsubishi a tenté une percée sur le marché des gros paquebots ; à chaque fois l’aventure s’est terminée en catastrophe industrielle et financière. La dernière en date s’est soldée par un retard de plus d’un an et une perte supérieure à 2 milliards de dollars pour une commande de 1,4 milliard de dollars !

Cet épisode illustre les particularités trop peu citées de cette activité. Elle est très concurrentielle ; des clients puissants imposent des prix bas et donc des marges très faibles ; les risques technologiques, industriels, de tenue des délais et de qualité sont énormes. Le savoir-faire de ces acteurs, au-delà de la technologie, est d’abord un « savoir-faire faire », pour coordonner des activités totalement différentes dans une coactivité dense au cœur de processus complexes, de manière à livrer au jour prévu trois ou quatre ans auparavant, et au coût prévu, une commande représentant des centaines de millions d’euros.

La faible rentabilité, les risques importants dépendant exclusivement de l’aptitude à maîtriser les contrats, des besoins de financements énormes, voilà trois facteurs qui expliquent trois phénomènes. Premièrement, cette activité n’attire pas les investisseurs – on l’a vu pour STX France. Deuxièmement, peu de candidats sont disposés à entrer sur le marché – on sait ce qu’il en est pour les Japonais, et les Coréens ont officiellement renoncé ; quant aux Chinois, ils sont très intéressés par le développement des croisières en Mer de Chine et dans le Pacifique, mais n’ont pas à ce jour l’aptitude à construire des navires – cela étant, la vigilance s’impose. Troisièmement, le paradoxe du risque assez peu rentable constitue finalement une protection contre les prédateurs. Mais pour stabiliser et sécuriser le modèle économique, il est vital de diversifier les activités et de parvenir à un « mix produits » avec des activités à meilleure marge : énergies marines, la construction militaire et les services. C’est ce que fait Fincantieri et ce que tente de faire STX France.

J’en viens à la position de la CFE-CGC sur l’entrée de Fincantieri au capital des Chantiers. Nous déclarons depuis de nombreuses années que l’important n’est pas l’identité de l’actionnaire ni sa nationalité mais sa stratégie, les moyens qu’il y consacre et les conséquences sociales et économiques de sa politique. Par ailleurs, la CFE-CGC considère qu’un actionnaire industriel est le mieux placé pour développer les Chantiers. Force est de constater que le rachat des titres de STX France n’a intéressé aucun investisseur français, qu’il soit industriel, financier ou institutionnel, ni aucune association de citoyens. Les seuls autres investisseurs ayant manifesté de l’intérêt ont été des groupes asiatiques et un consortium formé de clients ainsi qu’un chantier néerlandais qui n’a finalement pas remis d’offre.

Dès l’automne 2016, la CFE-CGC, réunie en intersyndicale avec la CFDT et la CGT, avait posé auprès des pouvoirs publics les exigences suivantes : maintien de l’activité à Saint-Nazaire, y compris la diversification et le « mix produit » assurant la marge ; maintien à Saint-Nazaire de toutes les compétences, sans chasse aux doublons ; maintien et développement du plan d’embauches ; maintien à autour de Saint-Nazaire du réseau de sous-traitance ; pas de transfert d’activité pour les contrats signés par Saint-Nazaire ; garanties sur les salaires et le statut des salariés ; protection de la propriété industrielle et intellectuelle et, au-delà, de notre savoir-faire ; garantie sur les investissements ; garantie que les résultats seront réinvestis sur le site et dans la politique de ressources humaines ; séparation du financement des navires entre Saint-Nazaire et l’acheteur. Tous ces points devaient être inscrits soit dans le pacte d’actionnaires, soit dans les accords d’engagements entre les actionnaires.

Étaient également exigées des garanties de transparence : l’accès des élus à ces documents ; des garanties relatives à la représentation des salariés et des syndicats au conseil d’administration ; l’accès de l’expert du comité d’entreprise au pacte d’actionnaires ; le maintien de l’équipe dirigeante. La CFE-CGC demandait également que l’État s’engage à faire construire des grands bâtiments de la Marine nationale à Saint-Nazaire et que le chantier puisse continuer de présenter des offres militaires à l’exportation.

Au cours de cette période de négociation entre l’État, STX et Fincantieri, les syndicats ont été régulièrement reçus et tenus informé par M. Christophe Sirugue, secrétaire d’État à l’industrie, et ses équipes et par celles de l’Agence des participations de l’État (APE).

La CFE-CGC considère que, pendant cette période, les exigences formulées ont été correctement intégrées dans les négociations. Les représentants du personnel ont également pu rencontrer les dirigeants de Fincantieri, et ils ont demandé l’accès aux accords de cession ; cette demande a été acceptée.

En avril, un accord a été signé entre Fincantieri et l’État ; le texte reprenait la majeure partie des exigences de l’intersyndicale. À cette occasion, l’expert du comité d’entreprise a eu accès à la plupart des clauses de l’accord et aux premiers éléments du pacte d’actionnaires. Cet effort de transparence, assez rare, mérite d’être souligné. Après analyse de ces documents, la CFE-CGC a considéré que la majeure partie de ses exigences étaient remplie et garantie par les droits de véto et de préemption figurant dans les accords. Toutefois, la Fondation de Trieste étant jugée trop proche de Fincantieri, ce qui donnait de fait la majorité absolue à ce nouvel entrant, et le pacte d’actionnaires n’étant alors qu’un projet, la CFE-CGC s’est contentée de prendre acte lors de l’avis rendu par le comité d’entreprise du 18 mai 2017.

Après les élections présidentielles et législatives, de nouvelles négociations ont été ouvertes. L’accord du 27 septembre a ouvert une nouvelle période d’investigation à l’expert du comité d’entreprise qui a, à nouveau, eu accès aux informations sinon à tous les documents, et Naval Group a communiqué sur sa stratégie, ce qui n’était pas le cas auparavant. Il est apparu que la nouvelle répartition des titres faisait disparaître la Fondation de Trieste ; l’accord permettait l’entrée au capital des salariés et des sous-traitants locaux et prévoyait le prêt par l’État de 1 % à Fincantieri, et donc la possibilité de les reprendre, ce qui apportait ainsi une plus grande sécurité que l’accord précédent.

En conséquence, considérant que le nouvel accord renforçait les garanties du précédent et donnait la possibilité à l’État de reprendre la majorité, que les représentants du personnel ont été correctement informés, que cette situation garantissait la stabilité actionnariale dont les chantiers ont besoin, et tout en affirmant sa vigilance quant à l’exercice par l’État des droits de levier dont il dispose, la CFE-CGC a rendu un avis favorable lors du comité d’entreprise du 17 novembre 2017.

M. Sébastien Benoit, secrétaire général du syndicat ouvrier CGT du Chantier naval de Saint-Sazaire. Nous vous remercions de cette convocation qui nous donne l’occasion de nous exprimer, au nom du syndicat CGT Navale, sur la vente du chantier naval de Saint-Nazaire et surtout sur ses conséquences pour les salariés, ce qui nous préoccupe en tant que premier syndicat représentatif du site. Nous tenons au préalable à présenter nos salutations fraternelles et solidaires à tous les salariés des entreprises protagonistes dans le rachat de STX France, tant les travailleurs de Naval Group que ceux de Fincantieri. Bien que certains cherchent à nous mettre en concurrence, la CGT des Chantiers est convaincue que la division entre salariés n’est artificiellement créée qu’à des fins contraires à leurs intérêts.

Nous avons coutume à la CGT Navale, de dire que l’on ne choisit pas son patron ; qu’importent sa nationalité ou son statut, seule compte la politique qu’il mène dans l’entreprise. De ce point de vue, l’instabilité actionnariale que nous vivons depuis le début des années 2000 est éclairante. D’Alstom, groupe industriel français, à Aker, groupe industriel européen jusqu’à STX groupe industriel coréen, avec une importante participation de l’État à l’actionnariat, c’est pourtant bien la même politique sociale qui a été appliquée par le comité de direction français des Chantiers de Saint-Nazaire.

Au passage, ce comité de direction n’a que très peu changé de visage, en dépit des bouleversements de l’actionnariat ; il est, semble-t-il, assuré de continuer de gérer le chantier naval de Saint-Nazaire après la vente des actions au groupe italien Fincantieri. Cela doit-il nous faire craindre que la même politique salariale et la casse des emplois et du statut social se poursuivent au rythme que nous avons connu ?

Dès l’ouverture du dossier de cette vente, il y a maintenant plus d’un an, la CGT Navale n’a cessé de poser la question : « Quelles conséquences pour les salariés des sites de Saint-Nazaire et Lanester, ex-STX Lorient ? ». Pour STX Lorient, les conséquences ont, malheureusement, été vite connues : 40 licenciements sur 88 salariés et vente du chantier, le 7 octobre 2016, soit un an plus tard, à Kership. Cette unité qui était pourtant capable de fabriquer entièrement un navire de petite taille, de sa conception à sa livraison, a perdu la moitié de ses effectifs et ceux qui restent sont menacés de chômage partiel. Tout cela se produit dans une période de pleine charge pour son ancienne maison-mère de Saint-Nazaire, dont les capacités de production sont dans le rouge.

Même si le site de Lanester ne fait plus partie du dossier puisqu’il a été vendu avant la cession à Fincantieri, cet épisode illustre l’irrationalité de cessions qui détruisent des capacités de production. Alors que le marché se porte bien, on licencie des travailleurs qualifiés à l’heure même où le patronat du secteur prétend ne trouver personne à embaucher.

Au chantier de Saint-Nazaire, les effectifs et les conditions sociales ont connu une dégringolade ininterrompue depuis les années 2000, freinée par la résistance des travailleurs du site. Au début des années 2000, le chantier proprement dit comptait 2 500 ouvriers sous contrats à durée indéterminée (CDI) ; nous sommes plus que 900. On compte 8 000 travailleurs sur le site, dont 2 600 en CDI STX, plus de trois cents entreprises sous-traitantes et 2 000 à 3 000 travailleurs dits « détachés » proviennent de plus de dix pays différents. En l’espace de quelques années, le chantier est devenu un véritable laboratoire de dérégulation sociale. Ce qui a parfois donné lieu à quelques échos médiatiques, et à l’intervention de certains services de l’État pour contrer cette situation.

Il faut dire qu’au début des années 2000, les affaires liées à une exploitation débridée de la sous-traitance défrayaient la chronique. C’était l’époque de la mise en place de ce que la direction, dans une note de service de 2001 dévoilée par Le Canard enchaîné, qualifiait de « montage exotique » prévoyant l’exploitation de milliers de travailleurs de pays où la vie est plus dure encore. Le 9 février 2006, une quarantaine d’inspecteurs et de contrôleurs du travail montaient à bord du paquebot MSC Musica, en construction aux Chantiers navals de Saint-Nazaire. Au cours de cette opération coup de poing, exceptionnelle par son ampleur, 127 entreprises et 645 salariés ont été contrôlés en trois heures, 16 procès-verbaux ont été dressés et 45 infractions relevées pour prêt illicite de main-d’œuvre, marchandage, emploi d’étrangers sans titre de travail. En mars 2009, les Chantiers de l’Atlantique étaient mis en examen. La CGT et la CFDT s’étaient portées partie civile, mais la chambre d’instruction a prononcé un non-lieu. La CGT a fait appel, sans résultat.

Nous revivons cette période, mais dans des proportions aggravées.

On entend dire que cette exploitation accrue des travailleurs permet d’obtenir des marchés et donc de continuer à avoir de l’emploi. C’est une façon de voir les choses, mais seuls ceux qui tirent leur épingle du jeu sont capables de défendre de tels discours. Ce sont souvent les mêmes qui mettent en avant les contrats les plus précaires, tel le CDI de chantier, et, en experts, ils disent qu’il faut s’y résoudre.

Étant donné l’importance du carnet de commandes pour les dix ans à venir, on voit pourtant que ce ne sont pas les sacrifices – accord compétitivité, flexibilité, précarité – demandés aux salariés qui font les commandes, mais le fait que le marché de la croisière est en expansion, ou plus précisément dont les armateurs spéculent l’expansion, notamment en Asie.

Pour ce qui nous concerne, outre les garanties industrielles demandées en intersyndicale, nous avons revendiqué un changement de politique et exigé que les futurs acquéreurs du Chantier se prononcent sur les investissements sociaux et industriels nécessaires pour le présent et l’avenir. Le taux de chômage étant de 8,4 % à Saint-Nazaire au début de l’année 2017 avec un recours à l’intérim massif tout au long de l’année, on peut dès maintenant créer un plan massif d’embauches en CDI de plusieurs centaines de salariés, ouvriers et techniciens, parallèlement à un plan massif de formation permettant de transmettre les compétences. La pyramide des âges catastrophique, notamment dans les catégories ouvrières où l’âge moyen est de quarante-trois ans, ne permet plus d’hésiter.

Mais pour cela il faut aussi de l’attractivité, et il n’est pas acceptable de voir de jeunes embauchés quitter l’entreprise après quelques mois faute d’un salaire leur permettant de vivre. Dois-je rappeler que l’on trouve sur le site des travailleurs dont le taux horaire du salaire de base est inférieur au SMIC horaire ? Ce phénomène, qui n’est pas marginal, illustre l’état des salaires de l’ensemble des professions sur le site.

Aucun des protagonistes de la vente des chantiers, pas même l’État, ne s’est prononcé sur ces revendications qui sont pourtant au cœur de la vie des salariés du site. Pour notre part, nous avons tout de suite ressenti que les préoccupations des actionnaires, celles de l’État français compris, n’étaient pas là.

Alors que les capacités de production navale permettent de construire des navires de toutes tailles et de tous types, cette vente illustre le fait que le système économique actuel ne s’intéresse pas aux besoins de la population ni à la manière d’y faire face, mais à ce qui peut se vendre à court terme pour dégager de plus grands profits pour les actionnaires.

À ce jour, la production est orientée vers les paquebots de grandes tailles et les navires militaires de forts tonnages à Saint-Nazaire. Mais qu’en sera-t-il demain, et avec quelles conséquences sociales ? Aujourd’hui, cela se fait en détruisant ailleurs des capacités de production et les emplois correspondants. La CGT Navale réaffirme à ce propos que la destruction des emplois dans les arsenaux n’est pas acceptable.

Pour conclure, la vente des Chantiers a donné l’occasion aux protectionnistes et nationalistes de tout poil de faire de la mousse politicienne à bon compte, sur le dos des salariés. La situation que nous décrivons doit être prise en compte et il doit y avoir une réponse. Pour la CGT Navale, cette réponse ne se fera pas sans l’intervention des salariés eux-mêmes pour défendre leurs emplois et leur capacité à vivre dignement de leur travail.

M. le président Olivier Marleix. J’ai entendu vos griefs, mais quelle est précisément la position de la CGT Navale sur le projet actuel du Gouvernement ?

M. Sébastien Benoit. Depuis l’ouverture du dossier de la cession de STX, nous avons mis délibérément l’accent sur l’aspect social de la question, c’est-à-dire les conséquences de cette vente sur le sort des salariés. Or aucun des protagonistes ne s’est prononcé sur l’état des lieux social que nous avons dressé, alors même que l’État, actionnaire de longue date, a sa part de responsabilité dans la situation qui est faite aux salariés sur le site. C’est ce qui a justifié l’avis négatif de la CGT lors du comité d’entreprise.

M. Christophe Morel, élu titulaire au comité d’entreprise (CE), représentant du CE au conseil d’administration, délégué syndical CFDT. Lors du comité d’entreprise du 18 novembre dernier, la CFDT a rendu un avis favorable au projet de reprise de STX France par le groupe italien Fincantieri. Pour prendre sa décision, la CFDT s’est appuyée, avec l’aide de l’expert du comité d’entreprise, sur plusieurs conclusions.

Cet accord entre l’État, Fincantieri et Naval Group a été âprement négocié et discuté, jusqu’en très haut lieu, par de nombreux interlocuteurs ; mais n’oublions pas que l’accord est aussi le fruit de notre travail syndical. Nous avions souhaité un industriel et non pas un pur financier, et un industriel du secteur connaissant notre métier et ses spécificités et disposant d’une envergure financière qui permette d’accompagner nos projets et nos investissements.

Nous avons agi en rencontrant le ministère de l’économie à de nombreuses reprises, tant en intersyndicale qu’en bilatéral, pour porter nos revendications relatives à l’avenir de notre chantier et de ses salariés. Par le biais de la commission économique du comité d’entreprise et de son expert, SECAFI, nous avons eu accès à de nombreuses informations, dans une transparence permettant de créer un climat de confiance ; selon cet expert, ce n’est pas commun à tous les projets de reprise d’entreprise, tant s’en faut.

Nous avons obtenu le maintien des garanties qui figuraient dans le précédent montage, garanties qui sont même renforcées par les mécanismes de contrôle du respect des engagements à intervalles réguliers. Nous avons aussi obtenu la disparition de la Fondation de Trieste du dossier – et c’est pour partie parce que nous n’étions pas d’accord avec la répartition du capital que nous avions « pris acte » lors de la dernière consultation. Le nouveau montage, avec le prêt de 1 % par l’État français, est un levier important en cas de non-respect des engagements. Nous avons également obtenu l’arrivée des salariés et des entreprises locales au capital ; même si c’est peu, cela va au-delà du symbolique. Nous avions demandé qu’il en soit ainsi il y a deux ans au ministre de l’économie de l’époque, Emmanuel Macron, et nous avons continué de porter cette demande.

Pour ce qui est du naval militaire, nous regrettons le flou qui demeure sur la possibilité de nous positionner sur certains marchés, malgré un accord commercial avec Naval Group, de même que les incertitudes sur les prochains contrats de maintien en condition opérationnelle des bâtiments de la Marine nationale.

L’accord nous a paru équilibré et de nature à présenter de nombreuses garanties pour l’entreprise et ses salariés. C’est pourquoi la CFDT a rendu un avis favorable.

Mais la réflexion des élus CFDT sur la reprise est plus large ; elle porte sur le contexte industriel, la méthode et le dialogue social.

Pour ce qui est du contexte industriel, rappelons que pendant les deux années de mise en vente de STX France, les candidats à la reprise ne se sont pas bousculés, les candidats français moins encore que les autres. Seuls étaient en lice le groupe asiatique Genting, qui a vite compris qu’il n’était pas le bienvenu, le groupe Damen qui a jeté l’éponge au dernier moment faute d’entente avec ses associés potentiels, et nos clients armateurs qui ont finalement laissé Fincantieri être le seul à faire une proposition.

Cela démontre qu’il n’y a pas moyen de trouver en France un ou des acteurs capables de s’interroger sur l’avenir d’un de ses fleurons industriels et de s’unir pour le préserver. Nous manquons d’une structuration par filière de nos industries – une filière regroupant les grands donneurs d’ordres, leurs entreprises coréalisatrices ou sous-traitantes, l’État, les collectivités territoriales où les sites industriels sont implantés et qui, elles aussi, ont leur mot à dire, les organisations syndicales pour y représenter les salariés mais aussi les citoyens qu’ils sont. La CFDT y est prête ; elle a déjà mis en place des comités de filière pour fonctionner au-delà des branches et des fédérations.

Mais une filière doit avoir de véritables moyens, y compris par un accès à des financements, parce que le nouvel enjeu, en France et en Europe, est devenu la compétitivité financière de nos industries, confrontées à des conglomérats asiatiques, pour ne pas dire chinois, aux crédits quasi illimités. Un exemple criant, même si l’aspect réglementaire y est certainement pour beaucoup : les énergies marines renouvelables, dont les acteurs sont dispersés, certains ayant déjà disparu alors qu’à ce jour, aucune éolienne n’est installée en mer, loin s’en faut ! Heureusement, notre entreprise est allée chercher ses relais d’activité dans ce domaine à l’exportation; en aurait-il été autrement que nous aurions un bel atelier tout neuf, mais rien à y construire.

Mais ce doit aussi être une filière installée dans le temps, dont la perspective n’est pas la prochaine échéance électorale. Un calendrier industriel ne peut être calé sur un calendrier électoral : le rythme n’est pas le même. Sans recréer un Commissariat au Plan, il est essentiel de donner une vision à long terme à ces filières. Il suffit de regarder, une nouvelle fois, du côté de la Chine pour voir qu’avec leur Plan à eux, ils parviennent à monter une filière complète et largement compétitive en quelques dizaines d’années seulement… Nous avons donc toute raison de craindre pour notre avenir sur le marché des paquebots.

Pour ce qui est de la méthode, l’État étant déjà actionnaire, même minoritaire, depuis 2008, il a pu peser de l’intérieur dans les négociations en utilisant les moyens à sa disposition dont le droit de préemption dont il a su faire usage en dernier recours. Nous reconnaissons aussi la compétence de ses acteurs, leur connaissance de notre industrie, et en particulier du dossier STX. Nous reconnaissons aussi une écoute des organisations syndicales lorsque celles-ci apportent des éléments factuels à prendre en compte.

Enfin, le montage final, avec le prêt de 1 % à Fincantieri pour lui donner une courte majorité de gouvernance peut être qualifié d’astucieux : cette gouvernance reste soumise à l’éventualité de nombreuses possibilités de véto de l’État, et surtout au contrôle régulier du respect des engagements pris. Nous avons d’ailleurs obtenu d’être partie à ces audits, puisque nous, organisations syndicales, sommes des relais du terrain. Mais, en cas de manquement, l’État devra remplir son rôle et activer les leviers à sa disposition dans le pacte d’actionnaires. Dans notre dossier, l’État a choisi l’interventionnisme ; il a décidé d’être acteur plutôt que spectateur. Nous nous en félicitons. Cessons, en France et en Europe, de faire preuve d’angélisme vis-à-vis du reste du monde en matière économique et industrielle !

Enfin, le dialogue social a été un élément déterminant de la conclusion de cet accord, certaines garanties transcrites dans le pacte d’actionnaires étant issues de remarques, voire de revendications de notre part : maintien de l’activité sur site, de certains secteurs-clés de l’entreprise, de l’emploi et des compétences ; garanties en matière de propriété intellectuelle, d’investissements, de diversification – autant de revendications que nous avons portées à tous les niveaux de l’État.

Ajoutons qu’il existe dans notre entreprise une véritable culture du dialogue social qui nous permet de travailler en confiance et d’avoir accès à un très haut niveau d’informations économiques et sociales, en comité d’entreprise comme en conseil d’administration. De plus, un accord de méthode signé avec la direction, nous donne des moyens, dont la possibilité d’être accompagnés durant tout le processus de cession par un expert économique. Cette loyauté et cette transparence ont permis à cet expert d’avoir accès à l’intégralité du contenu du futur pacte d’actionnaires, abstraction faite des éléments relevant du « Secret défense ». C’est aussi sur ses conclusions que nous nous sommes appuyés pour rendre notre avis final.

Cette confiance réciproque est un élément déterminant pour la CFDT. Elle doit se construire entre des partenaires sociaux qui se respectent et ont la volonté de travailler ensemble, même s’ils ne sont pas toujours d’accord, parce qu’une entreprise compétitive est aussi une entreprise où les salariés sont reconnus, non comme un coût mais comme une richesse – bien que cela soit peut-être difficile à entendre pour certains patrons. Ils devront effectivement nous entendre, mais les salariés doivent aussi s’emparer des moyens qui leur sont donnés. C’est pourquoi la présence des salariés au capital et d’un administrateur salarié au conseil d’administration, même si nous regrettons qu’il n’ait pas les mêmes droits que les autres administrateurs, est un premier pas vers la codétermination, voire la codécision que nous appelons de nos vœux.

La CFDT considère que les salariés doivent être acteurs de leur avenir et que les organisations syndicales sont bien leurs représentants dans l’entreprise, quelles que soient les instances demain.

Mme Nathalie Durand-Prinborgne, secrétaire de la section Force Ouvrière de STX France. La position de la section Force Ouvrière est la même depuis 2006, année de la première mise en vente de STX France par Alstom : nous appelons à la nationalisation de l’entreprise, qu’elle soit temporaire ou transitoire.

Nous considérons que STX est une entreprise stratégique pour la France, qui dispose de plus de 5 000 kilomètres de côtes, et dont la surface maritime la classe au deuxième rang mondial après les États-Unis. Il nous paraîtrait donc paradoxal qu’un pays comme le nôtre ne soit pas à même de conserver dans son patrimoine un tel établissement.

Cela serait d’autant plus curieux que nous savons qu’à terme il faudra remplacer le Charles de Gaulle et le seul chantier capable de le construire appartient à STX, même s’il ne s’agit pas de produire uniquement du matériel militaire.

Si l’État n’a pas vocation à être directement un industriel, nous avons toutefois constaté que, lorsqu’il était actionnaire, fût-ce minoritaire, de STX, c’est grâce à lui que toutes les commandes ont été obtenues : l’État a joué un rôle déterminant, bien plus que STX, pourtant actionnaire majoritaire. Voilà pourquoi nous revendiquons cette nationalisation, fût-elle temporaire ou transitoire.

Lors du dernier comité d’entreprise, FO a donné un avis positif à la prise en main de la direction de STX par l’État, mais un avis négatif à l’entrée de Fincantieri dans le capital : comme nous l’expliquons depuis un certain nombre d’années, cette entreprise est positionnée sur le même type de marchés que nous : le secteur militaire, les paquebots et énergies maritimes renouvelables. Elle est d’ailleurs plus avancée que nous dans certains domaines. Il y a donc tout lieu d’être inquiet pour les salariés de STX, mais aussi des entreprises sous-traitantes, car Fincantieri emploie dans ses sites de la main-d’œuvre détachée à très bas coût : on peut craindre que ces ouvriers ne soient transférés sur le chantier de Saint-Nazaire. Par ailleurs, même si le pacte d’actionnaires comporte des garanties concernant l’emploi, Fincantieri étant positionné sur les mêmes types de contrats que nous, il y aura fatalement des postes en doublons.

Il y a également tout lieu de s’inquiéter des possibles transferts de technologie, sachant que Fincantieri a signé un accord dans ce sens avec le chinois CSSC (China State Shipbuilding Corporation). L’an dernier, lors de notre première rencontre, Fincantieri nous avait assuré qu’il ne s’agissait là que d’un transfert mineur, de plans donnés « à la va-vite ». Mais six mois après, Fincantieri a passé commande de deux paquebots à CSSC ! Je rappelle que nous avons connu la même mésaventure il y a plus de dix ans avec construction des méthaniers. Depuis que nous avons aidé les Chinois à en faire, nous n’avons plus jamais construit un méthanier sur le site de Saint-Nazaire…

L’entrée de Naval Group dans le montage financier nous inquiète également. Nous avons déjà travaillé avec cette entreprise par le passé, mais elle est aussi notre concurrente pour certains types de projets. Dernièrement nous avons obtenu une commande pour le maintien en condition opérationnelle (MCO) de frégates ; Naval Group était également en lice, derrière d’autres candidats mieux positionnés. Reste qu’on a bien vu que la décision finale n’avait pas satisfait tout le monde… Dans la mesure où Naval Group travaille déjà avec Fincantieri dans ce domaine, nous craignons de ne plus avoir de commande militaire sur le site de Saint-Nazaire. Or il faut savoir que c’est le seul type de contrat qui nous permette de dégager de la marge ; et qui dit marge dit possibilité de mener une politique salariale répondant aux attentes des salariés.

À travers le pacte d’actionnaires, l’État a certes obtenu des garanties, mais ce sont les mêmes que celles qui avaient été négociées lors de la vente de la branche « Énergie »’ d’Alstom à General Electric (GE) ou, à présent, d’Alstom Transport à Siemens. Dans les deux cas, le Gouvernement a assuré avoir obtenu des garanties sur l’emploi et le maintien des sites. Cela n’a pas empêché pour autant GE d’annoncer la suppression de 6 500 emplois en Europe, dont 765 en France, au mépris des engagements pris dans l’accord signé en 2014…

La même garantie avait été donnée à Alcatel-Lucent, vendue en avril 2015 au finlandais Nokia : celui-ci a annoncé en septembre dernier 597 suppressions d’emploi qui viennent s’ajouter aux 394 suppressions de postes de l’année 2016…

De son côté, Siemens vient d’annoncer 6 900 suppressions d’emplois, en Allemagne certes, mais on peut aisément imaginer que quelques-unes finiront par se produire en France… Vraiment, les garanties n’engagent que ceux qui veulent y croire ! Pour Force Ouvrière, cela ne sera jamais suffisant pour sauvegarder le site de Saint-Nazaire et les emplois qu’il génère, qu’ils soient directs ou indirects.

M. le président Olivier Marleix. Il y a quelques semaines, devant les commissions de l’économie et des finances, le ministre de l’économie, Bruno Lemaire, a justifié l’intervention appuyée de l’État dans les dossiers STX et Alstom par l’aspect stratégique que revêtent ces entreprises aux termes du décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable, dit décret Montebourg – il n’a d’ailleurs pas évoqué le cas d’Alstom Transport. L’État, actionnaire de STX, s’est donc engagé dans une démarche un peu plus hardie en décidant une nationalisation temporaire de votre établissement puis le droit de retour du 1 % de parts de la société prêté, un dispositif négocié pour douze ans – période au demeurant assez courte pour une entreprise industrielle comme la vôtre.

À votre connaissance le Gouvernement a-t-il essayé, en application du décret Montebourg, de négocier d’autres garanties que cette clause de retour ? Vous avez indiqué que le contenu du dossier était très accessible, et que vos experts avaient eu accès à tous les documents. S’il souhaite obtenir l’accord final au titre des investissements étrangers, Fincantieri devra communiquer au Gouvernement un certain nombre d’engagements écrits ; peut-on espérer que ces engagements iront au-delà de cette seule clause de retour ?

M. Christophe Morel (CFDT). Et des clauses de revoyure, qui constituent tout de même un élément déterminant : je ne connais pas beaucoup d’entreprises où le respect des engagements pris par l’actionnaire principal est revisité à échéances régulières. Qui plus est, le pacte d’actionnaires comporte de nombreux droits de véto, de sorte que l’État aura son mot à dire : il devra donc donner son aval à toutes les décisions qui pourront être prises.

M. le président Olivier Marleix. Ma question était précisément de savoir lesquelles…

M. Christophe Morel. Je ne peux pas dévoiler la totalité du contenu du pacte d’actionnaires… J’ignore si vous avez accès aux documents par le truchement de l’Agence des participations de l’État (APE). Au demeurant, nous n’y avons nous-mêmes pas directement accès : seul notre expert, SECAFI, en a eu connaissance et nous en a remis une synthèse, mais nous ne disposons pas dans le détail du contenu. Je sais seulement, par exemple, que la nomination du directeur général est soumise à droit de véto, de même que les décisions en matière d’investissements, dans les énergies marines renouvelables, par exemple, ou la diversification ; ces droits de véto sont donc nombreux, mais je n’en ai pas la liste exhaustive.

M. le président Olivier Marleix. Cette question est importante, car c’est le législateur qui a confié au ministre la responsabilité de conditionner l’investissement étranger à un certain nombre de droits de véto. Il est donc indispensable que nous en ayons connaissance. Nous les réclamerons à qui de droit, mais les informations que vous êtes susceptibles de nous apporter nous sont, d’ores et déjà, utiles.

M. François Janvier (CFE-CGC). Des droits de véto sont également prévus sur la propriété intellectuelle ainsi que sur la politique de réinvestissement des dividendes. Il n’y a jamais eu de distribution de dividendes sur les Chantiers ; mais s’il devait y en avoir, l’État pourrait exercer son droit de veto passé un certain montant.

Comme l’a dit Christophe Morel, il ne nous appartient pas de divulguer le contenu d’un accord sur lequel nous nous sommes engagés à être loyaux et à respecter son caractère confidentiel. J’imagine que le ministère pourra vous apporter les informations nécessaires.

M. Sébastien Benoit (CGT). Il ne faudrait tout de même pas idéaliser le dialogue social dans l’entreprise ! Les documents ne nous ont pas été directement communiqués ; et notre expert, SECAFI, lui-même n’a pas eu accès à l’ensemble des éléments du dossier, puisqu’une partie est classée « Secret-défense », du fait de la participation prévue de Naval Group. Ajoutons que le pacte d’actionnaires prévoit que l’administrateur salarié imposé par les dispositions de la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, dite « loi Rebsamen », ne participera pas aux diverses commissions du conseil d’administration. Nous demanderons aussi à l’APE de pouvoir disposer d’un mandat identique à celui de n’importe quel administrateur siégeant au conseil d’administration.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Merci, Mesdames et Messieurs, de bien vouloir nous éclairer au sujet de cet accord et de nous faire part de la perception que vous en avez ainsi que de son contexte de marché.

Monsieur Janvier, vous avez rappelé que STX évoluait dans un secteur très concurrentiel caractérisé par des risques considérables, une faible rentabilité et la nécessité d’un mix-produits important. Comme Monsieur Morel l’a relevé, les candidats au rachat ne se sont pas bousculés par le passé ; enfin, la stratégie industrielle d’une entreprise se mesure aussi avec le recul historique qui s’impose, et ne saurait s’apprécier à un instant T ou avec seulement quelques mois de recul.

Je veux encore vous remercier pour les points de convergence qui émaillent vos propos. Ils montrent ainsi combien cet accord comporte des aspects positifs. J’ai ainsi, à plusieurs reprises, entendu que les revendications exprimées avaient correctement été intégrées, ou que dans d’autres cas, l’État avait a minima obtenu des garanties.

J’ai encore entendu de votre part à plusieurs reprises que la méthode avait été transparente, ce qui n’est pas le cas dans tous les projets de rachat de sociétés, et notamment que l’expert du comité d’entreprise a eu accès à tous les documents.

Vous avez par ailleurs considéré que l’État avait pris ses responsabilités, utilisant tous les ressorts disponibles, y compris la préemption, pour protéger et faire valoir les intérêts industriels de la France. Vous avez répondu au président de la commission d’enquête que l’État avait des outils en sa possession, comme le droit de véto, pour influer sur les décisions
– distribution de dividendes, nomination du directeur général, etc. Autrement dit, l’État n’est donc pas démuni ; il pourra jouer pleinement son rôle comme il l’a fait au moment de l’accord.

Je tiens donc à saluer ces points de convergence qu’il m’a été donné d’entendre, et qui me paraissent très positifs.

Certains d’entre vous n’en ont pas moins émis des doutes sur cet accord. Mais quelles auraient pu être, selon vous, les autres options ? Je comprends les craintes exprimées, je cherche simplement à voir si d’autres solutions satisfaisantes étaient possibles ? J’ai entendu parler de nationalisation définitive ; pourquoi pas ? Mais un tel choix vous paraît-il de nature à constituer une garantie de compétitivité, de performance économique et de carnets de commandes pleins dans les années à venir ? La nationalisation définitive garantit-elle à l’avenir l’activité ?

On entend dire de beaucoup de secteurs de l’économie qu’ils relèvent d’une activité stratégique : d’après vous, sur quels éléments se fonde le caractère stratégique de votre entreprise ? Inversement, quelles entreprises, à votre avis, ne le seraient pas ? À entendre les gens, finalement est stratégique ; le plus difficile est de déterminer ce qui ne l’est pas et de le nommer. Vous avez un regard de marché, sur l’économie en général ; j’aimerais connaître votre appréciation là-dessus.

On ne choisit pas son patron, peu importe la nationalité, c’est la stratégie qui compte, ont dit, en des termes très similaires, Messieurs Benoit et Janvier. Cette phrase m’a marqué. Je serais donc intéressé d’entendre votre point de vue sur le poids de la nationalité dans la stratégie industrielle d’une entreprise, la vôtre en particulier et les autres en général.

M. Christophe Morel. L’autre solution aurait peut-être été de constituer une société coopérative de production (SCOP) … Nous avions appelé à un montage financier associant les collectivités territoriales, les salariés, les citoyens et des groupes industriels. Certes, quelques entreprises locales vont entrer dans le capital, mais on aurait pu faire quelque chose de beaucoup plus large, qui s’inscrive dans une réelle logique de filière, en considérant qu’il y avait là une opportunité à ne pas laisser passer.

Une autre option était sur la table : le rachat par Damen. Cela pouvait présenter un intérêt sur le plan industriel ; mais nous aurions alors été prisonniers de ses clients, ce qui n’aurait peut-être pas été heureux.

C’est pourquoi nous considérons que la solution Fincantieri n’est pas mauvaise, car la question, je le répète, n’était pas celle de la nationalité, mais bien celle du choix et de la stratégie. Après tout, nous avons été coréens, et auparavant « norvégo-finlandais »… Ce qui compte c’est ce que l’on veut faire.

Avec un peu d’ironie, je rappelle parfois que nous avons été rachetés par Alstom, qui a pratiquement disparu, puis par Aker Yards, lui aussi disparu, par STX enfin qui n’existe plus ; je ne souhaite pas le même sort à Fincantieri … C’est donc bien la stratégie qui compte ; et si nous sommes toujours là, ne rêvons pas, c’est à cause de la grande cale qui intéresse autant l’État que Fincantieri, car elle seule permet de construire des porte-avions, des bâtiments de projection et de commandement (BPC) et des gros navires. C’est un argument qui peut être entendu.

Mme Nathalie Durand-Prinborgne (FO). Si nous défendons la nationalisation de STX, c’est que, outre le fait qu’ils ont un peu facilement tendance à licencier, les industriels français du secteur privé n’étaient visiblement pas tentés de se présenter. L’activité de Saint-Nazaire présente un intérêt pour l’État en termes d’emplois, mais aussi pour ses retombées dans les caisses publiques, estimées à 400 millions d’euros. Il n’en sera évidemment pas de même avec un repreneur qui décide de licencier, en dépit d’un pacte d’actionnaires jugé « protecteur » des emplois : mieux vaut avoir 2 700 salariés STX en train de travailler qu’un effectif réduit par un actionnaire déterminé à dégraisser.

Il faut être précis au sujet de la nationalisation que nous revendiquons : elle peut être temporaire ou transitoire, et ne consister qu’en une prise de participation de l’État de 51 % ; en tout état de cause, ce que nous souhaitons, c’est que l’État reste l’actionnaire majoritaire.

Du fait de la taille de notre cale, sans oublier celle de notre portique, le plus grand d’Europe, notre entreprise est incontestablement stratégique. Nous sommes en concurrence avec les deux autres grands constructeurs européens, Fincantieri et Meyer Werft, mais seul le site de Saint-Nazaire est capable de construire un nouveau porte-avions ; il serait paradoxal qu’un pays comme le nôtre soit obligé d’aller le fabriquer ailleurs que chez lui… Les Allemands font autrement plus d’efforts pour conserver leurs chantiers navals alors qu’ils ont dix fois moins de kilomètres de côtes que nous et une surface maritime infiniment moindre.

Permettez-moi de finir par un exemple. Lorsque STX est devenu notre actionnaire majoritaire, la situation sur le site de Saint-Nazaire était assez tendue, et il en était de même sur celui de Turku en Finlande, également détenu par STX. En 2016, lorsqu’est arrivée la commande du Harmony of the Seas passée par l’armateur Royal Caribbean Cruises (RCCL), notre actionnaire majoritaire STX n’a rien trouvé de mieux que de mettre en concurrence ses sites de Turku et Saint-Nazaire, avec menace de licenciements secs pour le perdant ! Ce n’est clairement pas ce genre d’attitude que nous attendons de la part d’un actionnaire majoritaire ; c’est pourtant ce que nous pourrions craindre de la part de Fincantieri.

M. François Janvier. Y avait-il d’autres solutions ? Nous vous avons clairement présenté notre point de vue : il en a été recherché, il n’en a pas été trouvé. Rappelons d’ailleurs que la première chose qu’avait faite Alstom lorsqu’ils ont eu des difficultés en 2006 a été de dire qu’on nous vendrait, ne serait-ce que pour faire remonter un tout petit peu le cours de l’action…

La construction navale a très mauvaise presse, elle est peu connue des économistes, il n’existe que très peu de modèles fiables de ce secteur ; on est vraiment sur un aspect « filière » assez particulier, et très industriel. Faible rentabilité, risque élevé, nous ne nous sentions pas endosser la responsabilité de lancer des programmes de participation de citoyens, de personnes privées ou de salariés, qui aurait pu mettre en péril tant l’emploi des salariés que leurs avoirs et leurs économies. Qu’ils soient dedans, c’est une excellente chose ; qu’ils en soient le pivot, ce n’était pas notre option.

Quant au terme de stratégie, il doit s’entendre dans ses deux acceptions. La première renvoie à l’aspect « défense ». Saint-Nazaire est effectivement le seul site où il est possible de construire de très grands navires comme les porte-avions. Brest n’a plus toutes les capacités industrielles et ses cales, trop petites, obligent à construire des bâtiments un peu courts. Le Charles de Gaulle exige une très grande technicité pour remplir sa mission, dès sa conception puis en opérations.

La capacité de notre cale doit donc être à tout prix maintenue ; et qui dit cale dit les gens qui sont autour. On y trouve un authentique savoir-faire non écrit, non diffusé, particulier à tous les salariés sur l’ensemble de la chaîne de construction navale. Et cela doit être maintenu en état comme en fonctionnement.

La deuxième acception renvoie à l’aspect industriel. Nos pays industrialisés un peu anciens arrivent à un moment charnière : on redécouvre le rôle structurant, économique et social, d’une industrie. Je fais partie des gens formés il y a déjà longtemps, auxquels on répétait que l’industrie, cela ne ferait plus de copeaux, cela ne serait plus que du numérique et à l’ingénierie ; or on découvre que l’industrie, ce n’est pas que cela, et que si nous voulons dynamiser notre pays, développer nos savoir-faire et créer de l’emploi, il faut aussi besoin de l’industrie. Or une industrie doit se structurer en filières, comme l’a souligné mon collègue de la CFDT ; et qui dit filière dit leader de filière, un pôle, un pilier. Mais ce pilier qui ne doit pas se résumer à un donneur d’ordres qui fait sa marge sur le dos de ses sous-traitants, comme cela a été le cas ces dernières années ; aux Chantiers de Saint-Nazaire, ce n’est pas possible.

Nous sommes en train de transformer notre modèle économique, notre écosystème économique de la construction navale autour d’une filière ; c’est ce que nous avons commencé à faire avec le comité stratégique de filière (CSF) auquel je participe, et qui doit impérativement être relancé. Les chantiers navals ont un rôle à jouer dans cette évolution. En cela, ils sont véritablement stratégiques pour notre pays, bien au-delà de la taille de la cale.

M. Sébastien Benoit. Monsieur le rapporteur, il est entendu pour nous que la nationalité ne compte qu’assez peu, ce qui répond à votre question sur les autres options possibles. Le débat n’est pas là. Mon exposé, qui a pu vous paraître à côté du sujet, prend tout son sens ici : ce qui fonde le caractère stratégique d’une entreprise, c’est sa capacité à répondre aux besoins des populations. Pour l’industrie navale, il s’agit de besoins civils aussi bien que militaires.

Le dossier de la vente des Chantiers de l’Atlantique a fait apparaître que les capacités de production avaient littéralement fondu et avec elles, les emplois. Des chantiers navals sont en train de disparaître alors que, de la conception jusqu’à la livraison – ce que mes collègues appellent la filière –, ils sont capables de produire des navires répondant aux besoins de la population, qu’il s’agisse de ferries, de méthaniers ou de paquebots pour ne parler que du civil. Or cette dimension n’a intéressé ni les actionnaires ni, malheureusement, l’État. En réalité, l’État se borne à défendre des intérêts économiques particuliers, ceux de Naval Group et de Thales, dans le domaine de la défense. Les actionnaires, détenteurs de capitaux, voient dans leur achat des sources d’économies à court terme dans l’objectif de dégager des profits. Ce qui n’a rien à voir avec la satisfaction des besoins de la population.

Lorsqu’on veut acheter un appartement, on commence par en faire le tour ; or le tour social n’a pas été fait pour les chantiers navals.

Mme Dominique David. L’alimentation est un besoin de la population, et ce n’est pas pour autant que l’État a nationalisé toutes les entreprises agroalimentaires… Je ne suis pas persuadée que ce soit le critère dirimant pour définir le caractère stratégique d’une industrie.

J’aimerais que vous reveniez sur la façon dont s’est déroulée la coopération avec les Coréens. Le retour d’un industriel européen, en l’occurrence italien, dans le capital de STX ne peut-il être l’occasion de créer un champion européen, notamment grâce aux coopérations militaires entre la France et l’Italie ? Avez-vous eu connaissance de projets allant en ce sens ? Cette perspective peut-elle vous ouvrir de nouveaux marchés ?

M. Éric Girardin. Merci à tous pour vos présentations très éclairantes.

Monsieur Morel, vous avez souligné un manque de structuration des filières industrielles. Selon vous, quelles sont les étapes d’une telle structuration ? Pourquoi y a-t-il des déficiences ? L’accès aux financements traditionnels en fait-il partie ? Le financement de l’économie à travers les pools bancaires vaut-il pour des structures comme la vôtre ? Ces considérations financières n’entraînent-elles pas une certaine frilosité chez les industriels français susceptibles de s’intéresser à ce genre d’activités ?

Vous avez évoqué la propriété intellectuelle. Avez-vous une idée de la valeur des actifs immatériels. N’y aurait-il pas là motif à renforcer les exigences dans le contrôle du pacte d’actionnaires ?

M. Hervé Pellois. J’aimerais aborder la question de la sous-traitance, dont on sait l’importance pour les grands donneurs d’ordres dont vous êtes. C’est une question à laquelle je suis, bien sûr, particulièrement sensible en tant que député breton, compte tenu de nombre d’emplois générés dans le grand bassin de Rennes, de Nantes, de Saint-Nazaire et du Morbihan.

Pensez-vous que le donneur d’ordres reprendra à son compte les activités autrefois assurées par les sous-traitants ou, au contraire, multipliera-t-il leur nombre afin de s’en séparer plus facilement à terme ?

M. Christophe Morel. S’agissant des perspectives pour Fincantieri, il est indéniable que M. Bono, le président-directeur général de ce groupe, rêve depuis de nombreuses années de mettre la main sur Saint-Nazaire pour construire un futur champion de la construction navale. Nous verrons qui tirera le mieux son épingle du jeu au sein du groupe : nous avons déjà été mis en concurrence, dans le passé, avec nos collègues finlandais au sein du groupe STX …

Et ça, c’est pour le civil ; dans le domaine militaire, nous savons qu’il existe un projet de participations croisées, dit « Projet Magellan », entre Fincantieri et Naval Group. Même si cela ne concerne que de quelques pourcents, il s’agit peut-être des prémices d’une reconfiguration.

Cela étant, ce rachat pourrait nous remettre en position de force face à nos clients : ces dernières années, nous avons tiré la langue parce que c’étaient eux qui tenaient le manche. Quatre grands fabricants de paquebots se sont livrés une concurrence effrénée dans un contexte de baisse de commandes. Les armateurs ont passé le cap en continuant à réaliser des marges qu’ils ont depuis un peu écrasées, les ramenant de 20 % ou 25 % à 10 %. Sans ces commandes, il est clair que nous serions morts. C’est la raison pour laquelle nous avons pris celle de l’Oasis 3 dans des conditions un peu difficiles pour notre chantier, et nous le payons encore aujourd’hui.

Il est évident que nos clients ne sont pas très contents : ils auraient préféré être aux commandes de l’entreprise avec le groupe Damen Shipyards. Il faudra qu’ils revoient peut-être le prix de leurs navires et qu’ils acceptent de réduire un peu leurs marges.

Pour répondre à votre question sur la structuration de la filière, je soulignerai d’abord que notre organisation syndicale elle-même s’est structurée en filières : construction navale, construction automobile, construction ferroviaire, énergies marines renouvelables, etc. L’important est de mettre autour de la table tous les acteurs concernés. Pour cela, il faut que l’État donne des pouvoirs et des moyens au comité stratégique de filière Naval, qui pour l’heure manque de moyens et ne regroupe pas assez de monde. Le but n’est pas de créer un énième « comité Théodule », ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre.

M. François Janvier. Je commencerai par la question relative à la création d’un champion européen. La construction d’un « Airbus de la navale » a beaucoup été évoquée ces derniers temps. Je voudrais vous mettre en garde contre une comparaison un peu rapide.

Dans l’industrie aéronautique, au moment du lancement d’une série d’avions, le coût principal repose sur la mise au point des prototypes et des démonstrateurs, qui se cassent parfois, et du processus de construction, appelé à être répété de nombreuses fois sur de longues années. Le coût de l’outil industriel proprement dit est relativement faible.

Dans la construction navale, c’est quasiment l’inverse : la valeur, c’est ce qu’on fait. Chaque chantier a une infrastructure, un processus de construction, des outils intellectuels d’ingénierie et de fabrication qui lui sont propres. Tout cela structure la manière dont il va construire les navires et même concevoir l’offre. Il est extrêmement difficile de dupliquer le processus de construction d’un bateau. Le paquebot Oasis avait déjà été construit en deux exemplaires sur des chantiers finlandais, mais les plans que nous avons récupérés étaient pratiquement impossibles à transposer – nous avions déjà vécu cette expérience pour la construction d’un ferry. C’est encore plus compliqué dans le domaine militaire : chaque marine a ses propres besoins, ses propres modes de fonctionnement, ses propres outils et produits – moteurs, pompes – et ses propres systèmes.

Soyons donc très prudents sur l’idée de copier ce qui a été fait avec Airbus pour l’industrie navale. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille renoncer à construire un champion européen.

Pour la structuration, M. Girardin nous a demandé quel modèle il fallait prendre. Pour la CFE-CGC, il ne s’agit pas de s’inspirer d’une autre filière industrielle en France, mais de la filière navale allemande qui fonctionne magnifiquement. Ce n’est pas un fait nouveau : l’industrie allemande exporte beaucoup et chasse en meute. C’est dans leur mode de fonctionnement… En 2006, j’ai assisté aux Assises européennes de la construction navale alors que les Allemands avaient la présidence du Conseil de l’Union européenne : ils les avaient organisées au beau milieu du pays, en Franconie, pour bien montrer que toute l’industrie allemande était au service de la navale. Je crois que nous en sommes loin en France.

Quant aux comités stratégiques de filière, ils sont une excellente chose, mais ce sont des comités d’industriels.

Pour les financements, encore faut-il savoir duquel on parle. Un projet de navire suppose trois types de financement. Premièrement, il faut aider le client à trouver un financement dans les meilleures conditions. Deuxièmement, il faut que le chantier naval soit à même de financer ses besoins de construction, sachant que la quasi-totalité du paiement du bateau intervient à la livraison, et dans des conditions de négociation parfois difficiles. La troisième est ce qu’on appelle la garantie de restitution d’acomptes : il faut trouver quelqu’un qui garantisse que les acomptes reçus par le chantier seront remboursés.

Ces dernières années, l’État a beaucoup travaillé à nos côtés pour nous aider à monter des financements performants ; il faut poursuivre cette action. Parmi les exigences que j’ai énumérées, il y a la nécessité de ne pas partager avec Fincantieri les modes de financement, car nous sommes devenus plus performants qu’eux – c’était le contraire autrefois.

L’une des clés du financement est la confiance. Nous avons signé avec la CFDT un pacte de compétitivité qui a contribué, pour partie, à la reprise des commandes. Cela a donné confiance aux clients, aux pouvoirs publics, aux milieux financiers. Pour la construction de l’Oasis 3 – qui représentait 5 milliards d’euros –, nous avions dû réuni un pool bancaire français, ce qui n’a pas été évident, loin de là. Pour son sistership, nous avons trouvé le financement beaucoup plus facilement sur le marché international.

La construction navale a souvent été considérée comme une activité à risque, extrêmement complexe. Il faut que nous puissions dire, collectivement, que tous les acteurs peuvent avoir confiance dans notre capacité de construction.

Sur la propriété intellectuelle, je ne suis pas compétent pour vous répondre. L’actif immatériel est en grande partie non écrit. Il repose sur le savoir-faire, le fonctionnement en réseau de l’entreprise et des sous-traitants. Il m’apparaît difficilement valorisable.

Pour ce qui est de la sous-traitance, notre chantier doit fonctionner comme pilote de filière et non comme donneur d’ordres. C’est ce qui se fait de plus en plus. L’idée de réintégrer certaines activités ne me semble pas d’actualité aujourd’hui dans la stratégie de la direction de STX – vous pourrez lui poser la question directement. Cela étant, Fincantieri a commencé à réintégrer certaines activités. Cela s’est déjà fait par le passé : autrefois, la réalisation des cabines de paquebot était presque intégralement sous-traitée ; désormais, elle est assurée par le chantier, via une filiale.

Mme Nathalie Durand-Prinborgne. L’« Airbus de la navale » n’est pas une référence pour nous. Du reste, Airbus France n’est pas la branche d’Airbus qui se porte le mieux… Si c’est pour que les branches de tous les pays ne soient pas sur un pied d’égalité, nous ne voulons pas d’un Airbus de la navale.

En ce qui concerne le financement, si nous avons obtenu nos dernières commandes
– en particulier celle de l’Oasis of the Seas –, c’est parce que l’État actionnaire a su imposer aux banques françaises de jouer le jeu et de nous trouver les garanties pour faire les montages financiers nécessaires. Si les banques françaises accompagnaient davantage les industriels, on peut supposer que ces derniers auraient montré plus d’intérêt pour STX.

Nous avons effectivement un bassin de sous-traitants assez considérable à Saint-Nazaire. La phase finale de construction du Harmony of the Seas commandé par RCCL (Royal Carribean Cruise Line) a mobilisé quelque 3 200 ouvriers, mais seuls 10 % des effectifs étaient des salariés de STX ; près de 3 000 salariés étaient extérieurs à l’entreprise. Pour ce qui est de la proportion entre les salariés détachés et la sous-traitance française, il existait dans l’entreprise une instance qui permettait de connaître la répartition chiffrée des salariés par entreprise et par pays d’origine ; elle avait quelque peu disparu quand nous étions en sous-activité, nous avons demandé sa réactivation.

En dix ans, la population active sur le site de Saint-Nazaire a beaucoup changé. On est passé de plus de 2 000 à moins de 1 000 ouvriers. Le nombre de techniciens a baissé aussi, mais ce sont les ouvriers qui ont le plus trinqué : la grande proportion de travailleurs des sous-traitants permet clairement à la direction de l’entreprise de jouer sur la flexibilité de l’emploi, ce qui explique qu’elle n’ait aucune volonté à proprement parler d’embaucher. Les embauches en cours concernent bien plus les cadres – je dirais même les jeunes cadres dynamiques, fraîchement émoulus et qu’on paie moins cher qu’un technicien ayant quinze ou vingt ans d’ancienneté dans l’entreprise ! Autre évolution importante de la population au sein de STX : la moyenne d’âge va croissant chez les ouvriers occupant des postes à haut degré de pénibilité. C’est surtout pour le bassin de sous-traitants locaux que nous craignons en cas d’entrée de Fincantieri au capital de STX France. Ces sous-traitants ont déjà subi très fortement la crise que nous avons connue il y a quelques années quand nous étions en sous-activité : de nombreuses entreprises ont alors dû licencier ou déposer le bilan. Il nous paraît donc important de sauvegarder les savoir-faire que nous avons en France. Si jamais Fincantieri – qui emploie sur son site italien des travailleurs détachés payés entre 3 et 6 euros de l’heure – entre dans le capital de STX, il y aura de quoi s’inquiéter. À Saint-Nazaire, nous avons déjà constaté que certains travailleurs détachés étrangers pouvaient entrer à dix ou quinze sur le site avec un seul et même badge d’accès… Nous avons déjà des problèmes avec la sous-traitance délocalisée et payée à bas coût; on peut craindre que la situation ne s’aggrave avec l’arrivée de Fincantieri.

Mme Stéphanie Kerbarh. Monsieur Morel, vous venez de dire que les comités de filière n’étaient composés que d’industriels. Monsieur Janvier a également abordé la question de la composition de ces comités. Cela étant, aucun de vous deux n’a précisé quelles étaient les parties prenantes manquantes.

M. Christophe Morel. Comme je l’ai dit en préambule, il faut que ces comités regroupent tous les acteurs : les grands donneurs d’ordres, leurs entreprises coréalisatrices et sous-traitantes, l’État mais aussi les collectivités territoriales où elles sont implantées et les organisations syndicales pour que soient représentés tout à la fois les salariés et les citoyens. Il faut que ces comités de filière soient les plus larges possible et réunissent tous les acteurs, sans pour autant devenir des usines à gaz. Une entreprise est implantée dans un territoire et le territoire lui-même a un effet important. Nous l’avons vu sur le chantier naval : les entreprises locales vont entrer au capital de STX France : c’était une revendication de leurs représentants et ils ont obtenu satisfaction de l’État.

Il faut aussi que ces comités de filière aient des moyens – si ce n’est de financement, du moins d’accès au financement. Pour un bateau qui coûte 1 milliard d’euros, 20 % de la somme est versée à la commande, ce qui veut dire qu’il faut en financer 800 millions d’euros. Et quand vous négociez un prêt, selon qu’il y ait confiance ou pas, votre taux d’intérêt passe de 1 à 6 %… Imaginez ce que cela représente en termes de marges quand vous faites le calcul à la fin ! Nous sommes dans un métier où on ne gagne pas d’argent. Regardez les résultats de l’entreprise depuis de nombreuses années : sur un chiffre d’affaires d’1,4 ou 1,5 milliard d’euros cette année, on dégagera peut-être 1 ou 2 millions d’euros de bénéfices… Ce n’est même pas l’épaisseur du trait. L’aspect financier est donc devenu un aspect de compétitivité essentiel. STX France a dû aller se faire financer par des pools bancaires en faisant le tour du monde parce que certaines banques en France ne voulaient pas jouer le jeu.

M. le président Olivier Marleix. Avez-vous en tête le niveau de trésorerie de STX France ?

M. Christophe Morel. Notre volant de trésorerie doit varier entre 50 et 150 millions d’euros ; il ne doit pas descendre en dessous des 50 millions. Parfois, nous sommes à la limite… Nous avons parfois des hauts et des bas qui peuvent faire peur : notre directeur financier ne doit pas toujours bien dormir la nuit !

M. François Janvier. Je me suis peut-être mal exprimé concernant les comités stratégiques de filière. Leur composition n’est pas en cause : on y trouve l’État, les collectivités locales, les industriels du secteur et des secteurs connexes ainsi que des représentants des organisations syndicales. Ce que je voulais dire, c’est qu’un comité stratégique de filière n’est rien sans une dynamique des industriels eux-mêmes : il faut que les acteurs économiques partagent une volonté de faire vivre cette filière. C’est en cela que je citais l’exemple allemand. Le comité stratégique de filière (CSF) est là pour brancher les bons tuyaux, si je puis dire, mettre de l’huile dans les rouages, faire circuler l’information et permettre à l’État de dire clairement quelle est sa stratégie. Vient ensuite la mise en réseau des différentes filières dans le cadre du Conseil national de l’industrie, ce qui est déjà le cas. En revanche, le comité stratégique de la filière navale, qui avait été très dynamique à une époque, a vu son rythme d’activité baisser ces derniers temps : il est urgent de le relancer.

Mme Dominique David. Pourquoi cette activité a-t-elle baissé, selon vous ?

M. François Janvier. Je ne sais pas. Vous devriez poser la question au président du Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), qui préside le CSF naval. Peut-être est-ce parce que le secteur naval va mieux. Mais il ne faut pas tomber dans ce travers et baisser la garde sitôt que cela va tout seul – façon de parler : je confirme ce qu’a dit Christophe Morel sur les difficultés économiques de ce métier, en France comme ailleurs.

M. le président Olivier Marleix. Je vous remercie pour vos propos précis et éclairants.

La séance est levée à douze heures quinze.

 

————


4.    Audition, sous forme de table ronde, des organisations syndicales représentatives et des représentants syndicaux de General Electric, avec la participation de : M. Karim Matoug, observateur syndical CGT au comité de groupe France,  Mme Rosa Mendès, membre CGT de l’intersyndicale GE Hydro, de M. Laurent Santoire, délégué syndical central CGT d’Alstom power systèmes, M. Yvan Kouskoff, secrétaire adjoint de l’inter CFDT et secrétaire adjoint au comité de groupe France, M. Jean-Bernard HARNAY, délégué CFDT au Comité Groupe France GE, M. François Trinquet, délégué syndical CFDT d’établissement et membre titulaire du comité central de l’entreprise Alstom Power systems SAS et de Mme Nadine Boux, observatrice syndicale CFE‑CGC au comité de groupe France et membre de l’intersyndicale GE Hydro.

(Séance du mercredi 6 décembre 2017)

La séance est ouverte à dix heures cinquante-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Nous recevons aujourd’hui les représentants syndicaux de General Electric France. Cette  audition nous a paru indispensable au regard des conditions de la cession intervenue il y a bientôt trois ans de la branche « Énergie » d’Alstom à General Electric (GE) et de ses conséquences jusqu’à aujourd’hui.

Cette opération, dont on peut penser qu’elle a été suivie de près par le gouvernement de l’époque, a eu pour effet de créer trois coentreprises distinctes, chacune réunissant les activités nucléaires pour l’une, celles liées aux énergies renouvelables pour la deuxième et les activités de réseaux pour la troisième. Ces coentreprises ont été créées sur la base d’un accord global signé le 4 novembre 2014. L’accord comportait quatorze documents contractuels ou lettres d’engagement, qui semblent pour la plupart avoir été exclusivement rédigés en anglais, le Gouvernement ayant ainsi signé des documents en anglais, alors que, aux termes de la Constitution, la langue de notre République est le français.

Notre commission d’enquête a vocation à connaître le contenu précis de cet ensemble documentaire. Elle entend découvrir ce qu’il est advenu des engagements pris publiquement par General Electric, parmi lesquels la promesse notamment de créer mille emplois dans les trois ans, soit au terme de l’année 2018, sur « le périmètre des activités industrielles de General Electric en France ».

 Notre mission est également de nous assurer que les engagements pris par les gouvernements successifs auprès de la représentation nationale, engagements qui ont justifié le fait que l’État donne son accord à l’opération de rachat de la branche « Énergie » d’Alstom par General Electric, sont bien tenus.

Nous nous intéresserons tout particulièrement à l’engagement pris par GE de maintenir en France, pour dix ans au moins, les quartiers généraux de quatre grandes entités, sachant qu’il s’agit moins de constater la véracité de cette promesse que son effectivité, en d’autres termes d’observer la réalité des liens entre le management supérieur et la base industrielle française.

Il n’est pas possible d’éluder une telle question lorsque l’on sait que des suppressions d’emploi viennent d’être annoncées, notamment dans l’entité de Grenoble, longtemps connue sous le nom de Neyrpic avant d’être intégrée à Alstom, et spécialisée dans les turbines hydroélectriques. Cette entité est en effet leader mondial dans son domaine, avec près de 25 % de parts de marché.

D’autres questions se posent : Qu’en est-il du comité de pilotage et de suivi qui, aux termes des engagements de General Electric, devait être installé et produire un rapport annuel, avec, en outre, l’intervention d’un cabinet d’expertise externe chargé d’auditer la mise en œuvre des rapprochements d’activités ? Qu’en est-il également de l’engagement de maintenir la recherche et le développement sur les programmes en cours et de la développer sur des programmes dont il était dit qu’ils seraient mieux intégrés aux écosystèmes locaux de recherche et d’innovation ?

Sur ces différents points, nous avons souhaité entendre les organisations syndicales. Nous auditionnerons également, dès la semaine prochaine, les actuels dirigeants de GE comme nous auditionnerons les anciens dirigeants et les dirigeants actuels d’Alstom investis dans les trois coentreprises.

Mesdames et Messieurs, nous souhaitons connaître vos analyses sur le climat général dans chacune des coentreprises, ainsi que les perspectives qui se dessinent, selon vous, au regard de la stratégie de General Electric, pour autant que vous la connaissiez.

Bien évidemment, tous ceux qui s’intéressent à ce dossier ont été étonnés d’apprendre que le nouveau président de GE, John Flannery, estimait récemment que l’opération avec Alstom s’était révélée « très décevante, en dessous des attentes », propos d’autant plus surprenants que ce dirigeant a été le principal pilote des négociations quand il était à la tête des fusions-acquisitions de General Electric.

Il est vrai que GE vient d’annoncer d’importantes restructurations concernant plusieurs grosses divisions du groupe, y compris sur certains sites historiques américains. Cette révision stratégique au niveau mondial peut légitimement inquiéter les salariés des activités présentes en France, d’autant que GE a rendu publique hier sa décision de procéder à un gigantesque plan social en Europe, menaçant 4 500 postes sur les activités d’Alstom.

M. Yvan Kouskoff, secrétaire adjoint de l’inter CFDT et secrétaire adjoint au comité de groupe France. Élu CFDT sur le site General Electric « Power Conversion » de Belfort, ancienne entité d’Alstom rachetée en 2011, je commencerai par l’essentiel, ce que GE essaie de vous cacher, à savoir qu’elle est une entreprise saine et rentable.

 Selon les chiffres de 2016, les commandes se sont élevées à 110 milliards, les ventes à 113 milliards et les bénéfices à 17 milliards, soit un taux de profitabilité de 15,6 %, ce qui ne l’empêche pourtant pas de lancer des plans sociaux.

GE ne tient pas les promesses à ses actionnaires en matière de versement de dividendes, d’où les restructurations massives annoncées par John Flannery.

GE n’a pas de stratégie industrielle, sa seule boussole étant financière, et l’on pourrait résumer sa politique au fait de faire du chiffre pour pouvoir, chaque fin de trimestre, verser des dividendes à l’actionnariat.

Vous avez déjà évoqué, Monsieur le président, l’accord de 2014, aux termes duquel GE s’engageait à créer mille emplois nets, c’est-à-dire départs compris, ces derniers étant estimés, hors créations de poste au sein d’EDF Offshore, à quatre mille d’ici à la fin 2018. Les autres engagements inclus dans le contrat concernaient le maintien et le développement des sites de fabrication existants, en l’occurrence Grenoble ; le maintien et le développement de la recherche et du développement en France ; l’obligation d’informer les comités d’entreprise concernés après le rachat, celui-ci remontant déjà au 2 novembre 2015 ; l’installation en France des quartiers généraux des grandes entités ; enfin, la production d’un rapport annuel remis à l’État, avant le 15 février.

Or les organisations syndicales ne sont pas parties prenantes de l’accord et ne sont pas invitées au comité de pilotage et de suivi de cet accord. Elles dénoncent un manque de transparence, puisque la direction générale refuse de fournir aux organisations syndicales les rapports annuellement rédigées et n’informe pas les comités d’entreprise ainsi que le stipulait pourtant l’accord.

La CFDT demande donc un accès à l’information, en ce qui concerne notamment le nombre de créations d’emploi projetées, ventilé selon les entités business et les entités juridiques.

Nous demandons également à être conviés aux réunions entre General Electric et l’État, ainsi qu’en a fait la demande à Bercy le secrétaire général de la CFDT FGMM, M. Philippe Portier. M. Bruno Le Maire a déclaré aux élus de Belfort, le 26 octobre dernier, qu’il veillerait aux engagements pris par General Electric et qu’il présiderait lui-même la prochaine commission de suivi de l’accord au début décembre : nous ignorons si cette réunion s’est déjà tenue. Nous demandons enfin communication des rapports remis à l’État.

En ce qui concerne la situation actuelle, elle est marquée par l’annonce de 350 suppressions de poste chez Hydro Grenoble. John Flannery a également fait savoir aux investisseurs, le 13 novembre dernier, qu’il envisageait d’importantes restructurations partout dans le monde. Je rappelle la charge existante : 11 tranches nucléaires signées à l’exportation, 1 tranche au Vietnam. Dans ces conditions et compte tenu des informations obtenues au plan local, la CFDT considère que la création de 1 000 emplois nets semble inatteignable fin 2018.

Du côté de l’État, on s’intéresse au sujet. M. Le Maire a demandé à rencontrer M. Flannery et a donc convoqué le comité de pilotage. L’État s’intéresse également à l’éolien offshore des contrats EDF et a soutenu le projet de l’usine de Cherbourg en apportant sa garantie à hauteur de 1 milliard d’euros, tandis que la région offrait une subvention de 70 millions d’euros. Bercy enfin a exprimé le souhait de négocier un nouvel accord après 2018.

Jean-Bernard Harnay, délégué syndical CFDT au comité de groupe GE France. General Electric est un acteur majeur de l’énergie électrique en France, en Europe et à travers le monde. Au-delà de la filière nucléaire, qui nous intéresse plus particulièrement ici, il assure également la maintenance et joue un rôle majeur à l’exportation. L’Assemblée nationale et le Gouvernement ne peuvent donc examiner son cas en le dissociant de la question globale de l’énergie dans notre pays, notamment au regard de la transition énergétique, qui, selon la CFDT, doit également être une transition en termes d’emplois, sans renoncer aux compétences et aux savoir-faire essentiels que GE maîtrise dans l’hydraulique, la vapeur (steam), l’éolien, le gaz, le transport de l’énergie et le contrôle-commande. Les pouvoirs publics doivent également s’interroger sur l’avenir du mix énergétique, qui doit nous permettre de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier, mais de produire à la fois de l’énergie nucléaire et des énergies renouvelables.

En rachetant la partie énergie d’Alstom, le groupe GE s’est doté d’une capacité d’ensemblier, ce qui signifie qu’elle ne se réduit pas à un fabricant de produits, mais vend des centrales électriques « clé en main », en assure la maîtrise d’œuvre, c’est-à-dire la maîtrise de gestion de projets afférents à une centrale.

En matière de politique industrielle dans le secteur de l’énergie, la filière hydraulique de GE est cruciale, puisqu’elle couvre l’entretien et la maintenance de l’ensemble du parc EDF français et de la Compagnie Nationale du Rhône. Il faut également mentionner la filière Hydro d’EDF pour les gros contrats à l’exportation – je pense en particulier au contrat Nachtigal au Cameroun –, tandis qu’en matière de régulation des réseaux électriques, nous sommes spécialistes des centrales de turbinage et de pompage qui permettent par exemple de pallier l’insuffisance de vent dans le cas de l’énergie éolienne, ou de compenser l’alternance jour-nuit dans le cas des centrales nucléaires. Je citerai enfin la filière éolienne offshore avec les contrats EDF de Cherbourg, et la filière nucléaire, puisque nous assurons l’entretien et la maintenance du parc français, et sommes également présents à l’exportation. On comprend donc pourquoi le dernier comité central d’entreprise (CCE) d’EDF, qui est un client majeur, s’est inquiété des annonces de GE et pourquoi la direction de l’électricien a fait savoir qu’elle voulait rencontrer ses dirigeants et obtenir des garanties.

Selon la CFDT, la France doit conduire une politique volontariste de développement de sa filière hydraulique. Un pôle d’excellence « Hydro » pourrait être mis en place : il regrouperait les différentes entreprises de la filière pour leur permettre de répondre collectivement aux appels d’offres. Engagé dans la transition énergétique, notre pays ne peut faire une croix sur l’hydraulique, qui est la première des énergies électriques renouvelables. Des perspectives existent à l’exportation mais aussi sur le sol national, qu’il s’agisse de l’amélioration de la performance installée ou du développement de la micro-hydraulique et de l’énergie marémotrice.

M. François Trinquet, délégué syndical CFDT d’établissement et membre titulaire du comité central de l’entreprise Alstom Power Systems SAS. Je suis représentant local de la CFDT dans un établissement de Massy qui fait du contrôle-commande pour tous les types de centrales. Je siège également au comité central d’établissement d’une entité française qui regroupe les activités vapeur, contrôle-commande et nucléaire. J’en terminerai avec quelques mots sur les annonces qui viennent d’être faites au sujet des projets de restructuration qu’envisage M. Flannery pour la branche européenne de GE.

Avant-hier donc, la direction des relations sociales Europe de GE a annoncé devant le comité d’entreprise européen (IRS) la suppression de 4 551 postes en Europe sur le seul périmètre des activités ex-Alstom, ainsi que la fermeture de sites de production des entités de GE « Gaz Power » et GE « Grid Solutions ».

La France semble épargnée par ces annonces, du moins directement, mais croire que chaque maillon de la chaîne est indépendant est illusoire. Cette deuxième vague  de suppressions de poste touche environ 25 % des emplois en Europe, plus particulièrement dans le domaine de la production mais également dans l’ingénierie, les services et la R&D. C’est le cœur de nos activités qui est systématiquement attaqué, comme cela avait été le cas le cas lors du précédent plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) qui a touché la France.

Une fois passée l’échéance des trois ans, la France sera touchée à son tour, car elle ne pourra tenir l’objectif des résultats financiers exorbitants requis chaque trimestre par les dirigeants de GE. De plus, si la France devrait être épargnée en 2018, compte tenu de l’accord de 2014, qu’adviendra-t-il en 2019 ? C’est cette incertitude qui rend impératif à nos yeux le fait qu’un nouvel accord soit signé entre l’État et GE, impliquant cette fois-ci les syndicats représentatifs.

Par ailleurs, le comité européen de GE « Power Conversion » tient en ce moment même une séance extraordinaire pour acter une procédure de restructuration, qui va se traduire par la fermeture de deux sites, l’un à Berlin, en Allemagne, et l’autre à Rugby, en Angleterre, et la suppression de 1 042 postes en Europe.

Dans ces conditions, IndustriAll, la Fédération syndicale européenne de l’industrie demande à GE la tenue d’une réunion générale au niveau européen ; la CFDT demande pour sa part à la représentation nationale et au Gouvernement d’interpeller la Commission européenne sur la problématique de l’énergie en Europe, secteur dans lequel GE emploie 95 000 personnes. Nous demanderons également au Parlement européen de se saisir de la question.

La CFDT propose enfin que les organisations syndicales puissent contribuer aux actions et aux discussions en cours sur la transition énergétique, sur la création des mille emplois promis ainsi que sur le futur accord souhaité par Bercy.

Au vu de l’enjeu que constitue l’énergie au niveau national et en Europe, il est paradoxal que GE, qui dispose de toutes les capacités d’un ensemblier et d’un fournisseur de produits de première importance – turbines à vapeur, turbine à gaz, alternateurs, etc. –, gagne de l’argent mais licencie, supprime des outils de production et de réalisation de projets, ce qui, in fine, aura nécessairement un impact négatif sur ses marges. Nous ne pouvons qu’en conclure que la stratégie de GE est une stratégie de court terme, uniquement dirigée vers la valorisation des dividendes et extrêmement dangereuse à tous égards.

M. Karim Matoug, observateur syndical CGT au comité de groupe France. Je travaille pour ma part sur le site de Belfort, au sein de la division turbines à gaz rachetée en 1991 par GE et anciennement « Alsthom Turbine Gaz ».

Le rachat de la branche énergie d’Alstom sous contrôle du Gouvernement devait assurer le développement de la filière, en lien avec les enjeux de la transition énergétique. GE devait amener les financements qui manquaient cruellement au groupe Alstom, très endetté.

Mais il est bon de rappeler que, dès le rachat de la branche énergie d’Alstom, GE a commencé par mettre en œuvre un plan de restructuration conduisant à la suppression de 6 000 emplois en Europe courant 2016, dont 700 emplois en France, avec la fermeture de la dernière entité « Chaudières ». À cela il faut ajouter un nombre très important de départs non remplacés dans l’activité de services, qui intervient pourtant en support à l’exploitation de nos centrales nucléaires, situation qu’aggrave encore le dernier projet du groupe qui envisage la création d’une société de « services » pour externaliser ses intervenants sur site et faire jouer la concurrence européenne dans ce domaine pourtant sensible.

Comme vous le savez, les dirigeants du conglomérat GE, par l’intermédiaire de leur P-DG John Flannery, ont annoncé, le 13 novembre, un vaste plan de restructuration qui, outre un volet d’économies de plus de deux milliards de dollars et une forte réduction de ses efforts de recherche, envisage la vente de 20 milliards de dollars d’actifs, y compris dans le domaine pourtant hyper rentable de la santé.

Le plan du P-DG est de recentrer le conglomérat sur trois activités : l’énergie (Power), la santé (Healthcare) et l’aviation. Le nombre total de salariés du groupe passerait de 300 000 à 200 000. Le groupe réduirait ainsi son empreinte industrielle de 30 % d’ici à 2020.

Au-delà de cette période nous savons aussi que la direction envisage de remettre en cause ses participations dans l’activité Oil and Gaz, qui concerne en France trois entreprises : Thermodyn au Creusot, Lufkin à Fougerolles et Dresser à Condé-sur-Noireau.

D’autres annonces concernant l’Europe et la France seront bientôt faites. Il ne nous appartient pas de nous substituer au groupe pour en communiquer le détail, mais des milliers d’emplois, des sites de production, des entités de R&D sont menacés. Cela ne concernera pas seulement les activités héritées d’Alstom mais plus généralement toute la branche « Power » représentée en France par GE EPF et Power Conversion. C’est bien l’ensemble de ce périmètre qui est visé.

GE est impliqué dans 30 % de la production d’électricité mondiale. Il est donc légitime de s’inquiéter de l’impact que ce plan de cession d’actifs pourrait avoir sur notre politique énergétique publique.

Nous rejetons ces pratiques. Les diverses représentations du personnel en Europe ont été tenues à l’écart de toute information sur les choix stratégiques du groupe. Elles ne seront réunies que pour avaliser un processus de casse de l’outil industriel

Pourtant, malgré l’agitation de ses actionnaires, GE continue d’être une entreprise rentable et solide économiquement. En 2015, année du rachat de la partie énergie d’Alstom, GE affichait un carnet de commandes de 315 milliards de dollars, ce qui représentait déjà un point haut historique. La même année, les ventes des segments industriels ont représenté 106 milliards de dollars, les profits opérationnels des activités industrielles s’établissaient à 18 milliards de dollars, et 33 milliards de cash ont été retournés aux investisseurs. Dans la dernière période, les niveaux de profits restent élevés, avec 3,5 milliards de dollars de bénéfices pour le troisième trimestre 2017. GE aura cette année redistribué 1 dollar par action, soit plus de 5 % pour une action cotée à 18 dollars.

Ce vaste plan, s’il était mis en œuvre, aboutirait à redessiner les contours d’un groupe industriel intervenant dans des secteurs aussi déterminants pour notre économie que la santé, le transport ou l’énergie. C’est pour éviter que cela ne se produise que l’ensemble des syndicats européens, par l’intermédiaire de leur fédération IndustriAll, demandent une rencontre avec le PDG du groupe.

La CGT dénonce ici le fait qu’il a été impossible jusqu’à présent d’avoir un vrai débat sur la stratégie industrielle du groupe, alors même que les mesures envisagées affaibliraient un outil industriel pourtant indispensable pour mener à bien la transition énergétique.

L’existence d’éventuelles garanties protégeant les effectifs basés en France ne nous rassure aucunement. En effet, nous travaillons au sein d’activités transnationales, et l’affaiblissement des uns affaiblit l’ensemble. De plus, au-delà de 2018, terme de l’accord signé avec le Gouvernement et après une éventuelle dissolution des joint ventures du groupe, plus rien n’empêchera GE d’amplifier le mouvement de destruction des entités un temps épargnées en France.

Les activités de projets issues du groupe Alstom ne sont pas toutes compatibles avec la norme de rentabilité opérationnelle de 18 % imposée par le groupe. L’avenir de ses activités est menacé par cette exigence.

Nous nous interrogeons tout particulièrement sur une activité essentielle à la réussite de la transition énergétique, à savoir les énergies renouvelables, dont font partie GE « Hydro » et GE « Éoliennes ». Or la direction projette de restructurer lourdement le secteur de l’hydro. À Grenoble elle veut procéder à la suppression de 345 postes sur 800 et arrêter la fabrication, considérant que les 8 % de marge dégagés sont insuffisants. Ce site centenaire est donc clairement en danger, alors que ses expertises sont vitales pour la bonne réalisation des objectifs de la transition énergétique. Nous aurons l’occasion de développer nos propositions pour rejeter ce plan et dynamiser cette entité.

GE est une entreprise rentable, qui fait des bénéfices. Elle devrait mener une véritable politique d’investissement et arrêter la casse des collectifs de travail, du savoir-faire des femmes et des hommes, en maintenant leur compétitivité par la formation et l’embauche, en investissant dans la R&D et les moyens de production. Force est de constater cependant qu’elle tient plus du conglomérat financier dont l’objectif principal est d’atteindre un niveau de rentabilité hors norme pour ses actionnaires.

Dans ces conditions, la CGT considère que l’État doit renforcer son contrôle industriel sur les actifs liés à l’énergie, notamment dans les secteurs du nucléaire et de l’hydraulique. C’est la raison pour laquelle nous appelons l’État à se substituer à Alstom en tant qu’actionnaire de référence dans les joint-ventures constituées au moment de la vente. Il pourrait ainsi peser plus fortement sur les choix stratégiques, en lien avec tous les autres acteurs de la filière. Une véritable stratégie énergétique nécessite coordination et méthode, qualités que l’on ne peut visiblement pas attendre aujourd’hui d’un groupe comme General Electric.

Mme Rosa Mendès, membre CGT de l’intersyndicale GE « Hydro ». La situation de GE « Hydro » à Grenoble illustre les conséquences de la fusion des activités d’Alstom et de GE. Tout d’abord, je souhaiterais vous rappeler ce que représente le site de Grenoble. C’est un site centenaire, qui a vu le jour en 1917. Il est le berceau de l’expertise sur l’hydraulique en France, et couvre l’ensemble de la chaîne de valeur, depuis la conception jusqu’au montage et la mise en service des turbines hydrauliques, des vannes et des conduites forcées.

Le site de Grenoble possède un centre de recherche mondial, qui apporte son appui à tous les centres de recherche de GE. Il est doté d’un laboratoire d’essai de six plateformes où sont testés les produits les plus complexes, d’un atelier de mécanique lourde servant à construire les équipements les plus critiques et d’un atelier de modèles réduits. Il s’agit donc d’un site industriel mais également d’un site de très haute technologie, où s’exercent des métiers-clés, des compétences-clés que l’on ne retrouverait pas ailleurs, si jamais elles venaient à être détruites.

Nous sommes présents en France mais aussi à l’exportation, qui représente 85 % de notre chiffre d’affaires.

Nous sommes positionnés sur divers segments, qui vont des machines neuves à la réhabilitation des centrales, et couvrons l’ensemble du spectre hydraulique, grande, moyenne, et petite hydro, ainsi que les services afférents.

Renouvelable et propre, l’énergie hydraulique présente l’avantage d’être stockable à très grande échelle. Nous maîtrisons parfaitement les turbines-pompes et les stations de transfert d'énergie par pompage (STEP), qui sont des équipements essentiels pour le mix-énergétique et pour l’indépendance de la France.

Enfin, tout en étant leader, nous travaillons au niveau régional avec les entreprises locales et les universités. Citons « Hydro’like », la chaire dédiée à la conception des machines du futur avec l’Institut national polytechnique de Grenoble (INPG) et les programmes Tenerrdis, Penelop 2, et bien d’autres que nous aimerions beaucoup développer à l’avenir.

Dans le monde, une centrale sur trois a été conçue par General Electric, ex-Alstom, sans parler de la base installée qui représente 20 % du parc mondial des centrales électriques ou de l’énorme potentiel des centrales à réhabiliter en France. Vous savez tous qu’il est d’autant plus important de maintenir et de réhabiliter ces centrales qu’elles sont essentielles pour assurer la sécurité des centrales nucléaires.

Nous n’avons que deux réels concurrents – Andritz en Autriche et Voith en Allemagne – qui possèdent des sites de fabrication industriels.

Le marché – qui obéit à des cycles longs d’une durée de trois à sept ans – est plutôt en croissance même s’il est passé par un creux de vague en 2016. GE est optimiste car les perspectives de croissance varient entre 2 % et 3 % par an. Aux dires des experts, le groupe s’attend à un doublement des commandes d’ici à 2020 et à une croissance à deux chiffres de son résultat net avant impôt en 2018.

Mme Nadine Boux, observatrice syndicale CFE-CGC au comité de groupe France et membre de l’intersyndicale GE « Hydro ». Pour rappel, l'État a cédé la branche hydroélectricité à General Electric. Le décret de 2014 avait pour objectif de protéger la souveraineté de l'énergie via un accord entre Alstom et General Electric. L'État avait exigé d'avoir des représentants au conseil d'administration, et un accord sur l’emploi avait été signé. Cependant, selon les travaux de nos experts, l'État n'a pas joué son rôle et Alstom est un actionnaire dormant qui attend sa sortie en 2018. Du fait de cette absence, GE est seul aux manettes.

Ce plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) est un projet global et mondial qui prévoit la suppression de 345 postes à Grenoble. Il est fondé sur un scénario du passé qui occulte complètement la situation présente et à venir. La feuille de route présentée par la direction est vierge. Ce plan vise à augmenter la valeur de la coentreprise dans une optique de cession.

L'activité hydroélectrique n’est absolument pas stratégique pour General Electric qui propose, en réalité, un plan de délocalisation massif sans logique nationale et sans logique d'emploi. Quand on veut doubler le chiffre d'affaires tout en réduisant l'effectif de 46 %, cela implique forcément une délocalisation parce qu'il faut bien que le travail soit fait quelque part ! Or, selon les experts, le site de Grenoble n’est perçu que comme une base de coûts.

L’hydroélectricité est sacrifiée au profit de l'éolien. La branche « Énergies renouvelables », qui inclut l’hydroélectricité, l’éolien et le solaire, doit créer 200 postes dans le cadre des 1 000 créations promises. Or le groupe prétend créer 550 emplois à Cherbourg où seront construites les pales des éoliennes en mer, pour compenser la perte d’emplois de la branche hydroélectricité. Sachant que l'offshore ne fait pas partie de l'accord sur l’emploi, un simple calcul mathématique permet de comprendre que les 345 emplois supprimés à Grenoble résultent, grosso modo, d’une soustraction : 550 emplois créés à Cherbourg moins 200 emplois annoncés dans la branche énergies renouvelables. Le chiffre 345 n'a donc aucune logique économique, c’est ce qu'on appelle un droit de tirage qui résulte d’un simple calcul mathématique. GE ne se comporte pas comme un industriel et fait fi des accords signés avec l'État. Les conséquences de ce plan, s'il entre en vigueur à Grenoble, seront absolument catastrophiques.

Mme Rosa Mendès. Les conséquences se feront sentir à plusieurs niveaux. Pour la région, le plan se traduit par la perte de 345 emplois directs et de 1 200 emplois indirects. En termes de compétences, on ne peut pas comparer les emplois de Grenoble et ceux qui seraient créés à Cherbourg.

Mme Nadine Boux. En outre, GE « Hydro » bénéficie d'un savoir-faire unique : 100 ans de transmission d'expertise et de compétences ; un système de production complexe et haut de gamme ; des métiers d'une technicité comparable à celle requise pour construire des fusées.

Mme Rosa Mendès. Ce plan fait aussi planer une menace sur l’indépendance énergétique car nous considérons qu'il ne s'agit que d'un habillage en vue d’une éventuelle vente. Nous avons acquis cette conviction lorsque nous avons constaté qu’il n’y avait pas de vision d’avenir dans le rapport qui nous a été présenté. Selon nos experts, les acteurs asiatiques seraient très intéressés par nos activités. On peut les comprendre : les brevets, les références et la base installée sont effectivement très convoités.

La France est-elle prête à laisser filer de telles compétences ? Est-elle prête à laisser un fleuron de l'industrie partir ailleurs ? Peut-on laisser cet héritage à quelqu'un d'autre ? Sommes-nous prêts à accepter que des Asiatiques ou des investisseurs, dont la priorité est de réaliser des profits, puissent réhabiliter nos centrales en France ? Qui livrera les pièces de rechange pour ces centrales ? L'État doit mesurer le rôle primordial qu'il doit jouer dans ce dossier.

Mme Nadine Boux. Ce plan est également catastrophique au niveau de la politique industrielle car il implique la fermeture de l'atelier de mécanique lourde dans lequel on usine, on soude, on contrôle des roues et des vannes. Rappelons que les roues du barrage des Trois-Gorges font dix mètres de diamètre !

L'intersyndicale demande à l'État d’intervenir. Nous avons déjà interpellé l'État à plusieurs reprises. Nous attendons toujours des informations et des réponses à nos questions.

Mme Rosa Mendès. Nous demandons que l'État fasse respecter les engagements pris par GE, lors du rachat de la branche des énergies renouvelables d’Alstom, en termes de créations d'emplois mais aussi de développement industriel. On ne peut pas laisser les multinationales agir lorsqu'elles ne respectent pas les intérêts de l'État, des salariés et de l’industrie française.

Mme Nadine Boux. Nous demandons que GE suspendre le plan de sauvegarde annoncé pour Grenoble. Les salariés se sont massivement regroupés pour proposer d’autres solutions. GE n'agit pas comme un industriel.

Mme Rosa Mendès. Nous demandons solennellement à l'État et à tous les acteurs d'organiser une table ronde pour que nous puissions tous discuter des choix industriels qui s'offrent à nous, pour que nous débattions de l'avenir de la filière hydraulique en France et en Europe.

Mme Nadine Boux. Nous souhaitons une solution française.

M. le président Olivier Marleix. Merci à tous pour vos interventions. Sans plus attendre, je vais donner la parole à mes collègues.

M. Bastien Lachaud. Merci pour cette présentation de la situation.

On a beaucoup parlé de l'accord, parrainé par l'État, qui a été passé entre GE et Alstom. Il y était question de trois coentreprises mais on n’entend parler que de GE. Quel rôle joue Alstom ? Quel rôle joue l'État qui pouvait encore utiliser un droit de véto dans divers domaines ?

Comme vous l'avez bien expliqué, vos entreprises occupent une position centrale dans le maintien en condition des centrales électriques de ce pays, de quelque type qu'elles soient. Depuis le rachat par GE, les rapports de votre entreprise avec EDF ont-ils évolué ? Les conditions faites à EDF pour le maintien des centrales ont-elles changé ?

Notre commission enquête porte sur l'action de l'État. Et nous ne pouvons pas dissocier les événements qui surviennent sur le site de Grenoble de sa vente à GE. Qu’a entrepris le gouvernement actuel pour que la France respecte sa parole dans les accords de Paris selon lesquels 50 % de l'électricité sera d’origine hydraulique en 2040 ? Comment respecter cet accord si le site de Grenoble ne fonctionne plus ?

Que fait le Gouvernement sur les questions qui touchent à la sécurité nationale ? Comme vous l’avez indiqué, les centrales hydrauliques sont essentielles à la sécurisation de certaines centrales nucléaires. Nous ne pouvons pas prendre de risque dans ce domaine. Mais cette entreprise fabrique aussi les propulseurs dont sont équipés nos sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) ou Le Charles-de-Gaulle. Qu’a entrepris le Gouvernement pour répondre à ces questions de souveraineté nationale ?

Puisque cette commission d'enquête existe, faisons en sorte qu'elle agisse et soit utile, dès maintenant.

Mme Sarah El Haïry. Avant tout, je voulais vous remercier pour la qualité de vos interventions très complémentaires.

Alors que GE avait promis de créer 1 000 emplois en 2018, nous assistons à des suppressions de postes. D’après vous, comment serait-il possible de s'assurer de la sincérité des entreprises qui investissent dans notre industrie ? Pensez-vous qu’il existe des moyens, des outils qui permettraient de s’assurer que les promesses seront tenues ? Va-t-on en rester à la célèbre formule selon laquelle les promesses n’engagent que ceux qui y croient ?

Que suggérez-vous pour limiter ces situations où les repreneurs suppriment des emplois quelques années après leur acquisition, en dépit des promesses qu’ils avaient faites au départ ? Ne faudrait-il pas renforcer l’autorisation préalable ? Quelles sont vos préconisations en la matière ? Pensez-vous que les dispositions actuelles sont suffisantes ?

M. Denis Sommer. À mon tour, je vous remercie pour vos présentations particulièrement riches.

Sur le site de Belfort, les nouvelles turbines mises au point sont destinées à la propulsion maritime électrique. On peut imaginer que ce type de propulseurs trouvera des applications bien au-delà de la marine marchande et des pétroliers, ce qui pose aussi des questions relatives à notre indépendance.

Vous avez qualifié Alstom d’« actionnaire dormant ». Pourriez-vous nous expliquer un peu plus en détail ce que vous entendez par là ? Les Chinois sont très intéressés par la technologie développée à Grenoble, un site qui a une longue histoire et des compétences qui équivalent à celles de l’industrie spatiale, dites-vous. Cette caractéristique les rend difficilement transférables. Si l’on suit votre raisonnement, même si des investisseurs étrangers prenaient le contrôle de cette entreprise, on imagine mal comment ils pourraient transférer ailleurs des technologies d’un tel niveau.

Cela n’exclut pas vos remarques sur l’indépendance et l'ambition dont la France doit faire preuve en matière de développement des énergies renouvelables. J’aimerais bien y voir un peu plus clair sur ce sujet, sachant que cette entreprise possède des technologies extrêmement importantes pour les Chinois. S’ils ont réalisé leur croissance grâce au charbon au cours des trente dernières années, les Chinois sont en train de prendre un virage considérable : l’hydroélectrique fait partie de leurs choix stratégiques. Ils investissent des milliards de dollars dans ce secteur, que ce soit en production directe ou en R&D où des milliers d'ingénieurs sont mobilisés. On peut comprendre que le site de Grenoble les intéresse tout en ayant du mal à imaginer le transfert de technologie. Ce n’est pas une industrie où l’on construit en série comme dans l’automobile ou autres.

Mme Delphine Batho. À mon tour, je vous remercie pour vos exposés liminaires.

Sur le plan factuel, pourriez-vous détailler les éventuels échanges récents avec le Gouvernement : ce que vous demandez, ce que l’on vous répond, etc.

Pour avoir inauguré le centre mondial de R&D de Grenoble, je connais cette entreprise. Lors des discussions avec l'État, une éventuelle incidence de la privatisation des barrages sur le plan de charge de l'usine de Grenoble aurait-elle été évoquée ? Pensez-vous, au contraire, que les bruits qui sont venus à mes oreilles à cet égard sont infondés ?

Vous avez tous bien décrit l'absence de politique industrielle – française et européenne – de l'énergie et, a fortiori, l'absence de politique industrielle accompagnant la transition énergétique. Sans vouloir opposer les organisations syndicales, j’aimerais être sûre de bien comprendre ce que chacune préconise à ce stade. J’ai compris que certaines demandent un nouvel accord entre l'État et GE, auquel les organisations syndicales seraient parties prenantes. D’autres prônent une reprise en main de ces entreprises par l’État. Je ne cherche pas à mettre en lumière les différences mais je veux comprendre la nature de vos revendications à cette étape.

M. le président Olivier Marleix. Mesdames, Messieurs, vous n’êtes pas tous tenus de répondre à toutes les questions ; vous pouvez vous répartir la tâche.

M. Yvan Kouskoff. Je peux répondre, au moins partiellement, à la question sur les coentreprises dans lesquels GE détient 50 % des droits de vote plus une voix et Alstom 50 % des droits de vote moins une voix. Il est clair que le groupe GE a la maîtrise de l’opérationnel, qu’il décide de tout, que tous les salariés dépendent de lui. En outre, Alstom ne s’implique pas du tout.

Quant à l’État, qui pouvait reprendre les actions détenues par Bouygues, il n’utilise son droit de véto que dans la seule coentreprise GE Alstom Steam (GEAST) qui fabrique la turbine Arabelle destinée aux centrales nucléaires. Cette coentreprise est détenue à 80 % par GE et à 20 % par Alstom mais l’État dispose d’un droit de véto.

Que faire pour que les promesses soient respectées ? Toutes les organisations syndicales se battent à l’unisson pour obtenir un maximum d’informations de la part de la direction. Lors du comité de groupe France, dont je suis le secrétaire adjoint, nous avons demandé officiellement à la direction le rapport qu’elle communique annuellement à l'État. Elle nous l’a catégoriquement refusé. On aimerait bien le récupérer par le biais de l'État, par Bercy, si possible. Nous voudrions savoir ce qui se trame dans notre dos sans que nous en soyons informés officiellement. S’agissant des promesses sur le maintien des sites de production, l'exemple d’Hydro à Grenoble montre qu’elles ne sont pas tenues puisque, si j’ai bien compris, c’est la production qui est principalement touchée.

Madame Batho, les demandes des organisations syndicales ne sont pas incompatibles. Mes camarades de la CGT demandent une prise en main par l'État des actions Alstom dans les coentreprises, mais ces structures ne représentent qu'une partie de GE en France. Pour notre part, nous souhaitons participer aux négociations entre l'État et GE et obtenir une plus grande transparence sur ce qui se passe réellement en France.

M. François Trinquet. Pour ma part, je peux apporter une petite réponse sur notre lien avec EDF. À plusieurs niveaux et dans différents secteurs, la direction nous a dit qu’EDF était un client essentiel et même vital pour GE. Les dirigeants l’ont compris et nous le disent comme ça. En revanche, comme nous vous l'avons indiqué dans notre propos liminaire, EDF s'inquiète de notre capacité à maintenir les compétences et les techniques que nous avons utilisées en hydraulique, nucléaire et thermique dans toutes les centrales qu’il a construites en France et à l'étranger. Il ne faut pas oublier que nous travaillons essentiellement à l'exportation. Certains clients n’ont qu’une ou deux centrales ; EDF en construit en France, en Angleterre, en Afrique, en Chine.

Le climat se tend avec EDF comme en témoigne l’annulation de certains accords financiers concernant des prestations de services que nous devions assurer. EDF considère que nous n’avons plus les compétences techniques nécessaires pour le faire. À la suite de son rachat par GE, Alstom a malheureusement perdu des compétences à l’occasion du PSE appliqué en France et en Europe. En raison de cette perte dans les effectifs, nous ne pouvons plus faire sereinement notre travail. Cela illustre, une fois encore, le manque de vision stratégique de GE dans les différents secteurs, en particulier dans le domaine de l'énergie qui est vital pour tous les pays et donc pour la France.

M. Jean-Bernard Harnay. Je vais aussi répondre sur les coentreprises pour que les choses soient bien claires. Les coentreprises sont détenues à 50-50 par GE et Alstom, à plus ou moins une action. Alstom avait un partenaire important, Bouygues, qui détenait 30 % de son capital. Les deux-tiers de cette participation, c'est-à-dire 20 %, étaient rétrocédés à l’État sous forme de prêt d’actions. Dans la coentreprise, cette part a été ramenée à 10 %. L’État et Alstom peuvent donc se prononcer sur les décisions prises. Dans la pratique, c’est General Electric qui dirige et qui emploie les salariés. Les deux autres parties sont-elles intervenues ? Non. Les organisations syndicales et les salariés n’ont pas vu Alstom et l’État se prononcer sur le PSE ni sur l’évolution des coentreprises. Comme cela a été rappelé, l'État avait jusqu’au 17 octobre pour racheter les actions prêtées par Bouygues. Il n'a pas exercé ces options d’achat.

M. le président Olivier Marleix. Vous nous dites clairement que les administrateurs qui représentent l'État, grâce au prêt des actions de Bouygues, restent silencieux dans les réunions de conseil d'administration des coentreprises.

M. Jean-Bernard Harnay. Je ne sais pas mais, s’ils interviennent, ça ne transpire pas au niveau des salariés et de leurs organisations syndicales. S’ils actionnent, ils le font discrètement. En tout cas, ces informations n’arrivent pas sur la place publique.

S’agissant de nos rapports avec EDF, mon collègue vient de vous donner quelques informations. En ce moment, les PSE et les réorganisations font que les gens sont tellement « emballés » de travailler pour General Electric … qu’ils quittent le groupe ! Un projet prévoit de regrouper les activités de service en comptant sur une certaine flexibilité du personnel, pour dire les choses poliment. Un salarié pourrait être envoyé, du jour au lendemain, sur un site hydraulique ou sur un site nucléaire, sachant que ces équipements sont quand même très spécifiques. Nos spécialistes de maintenance et des services sont parfois à demeure depuis des années, voire des décennies, sur des sites qu’ils connaissent parfaitement et où ils sont d’ailleurs intégrés aux équipes de réalisation.

Cela rejoint la question de la sécurité. Quand les gens sortent d’un chapeau et ne connaissent pas le site, la sécurité est profondément compromise. Ce n’est pas sérieux. On ne peut pas réorganiser n’importe comment, il faut avoir des compétences ; c’est tout le problème.

Vous avez auditionné nos amis d’Alstom Transport, qui vous ont dit qu’il fallait un siècle pour créer un savoir-faire et deux ans pour le détruire. Il en est de même dans nos activités. Nous avons une culture, des formations. J’ai quarante ans de métier : si je me compare à mes débuts, c’est le jour et la nuit. Ce n’est pas l’école qui m’a appris mon métier et je ne suis pas non plus devenu expert du jour au lendemain. Il existe un déni de savoir-faire dans ces sociétés modernes où l’on remplace des personnes en considérant simplement le coût.

En ce qui concerne la charge de travail, le taux à Grenoble a augmenté de 28 % en six mois. Je vous rassure, nos salaires n’ont pas augmenté de 28 % en six mois ! Par quel miracle est-ce possible ? Eh bien, vous jouez sur le plan de charge : vous retirez de la charge et vous ne jouez pas sur la masse salariale. Masse salariale fixe, charge en diminution : vous augmentez le taux. Et dès lors, vous n’êtes plus compétitifs. Vous êtes mis devant le fait accompli. Qui veut tuer son chien l’accuse de la rage : on est en plein dedans. Il faut être très clair en ce qui concerne les manipulations de nos dirigeants.

Je ne me bats pas contre GE, parce que GE, c’est nous. Ce sont des Américains, des Canadiens, des Brésiliens, des Chinois, des Indiens, des Européens ; c’est cela qui fait le corps de GE mais, malheureusement, les sirènes auxquelles on répond aujourd’hui, ce sont les actionnaires – et, même, pas tous les actionnaires : les actionnaires sont nécessaires, à condition que ce soient de vrais investisseurs. Ce que nous avons aujourd’hui, ce sont des spéculateurs, qui en veulent toujours plus et nous vampirisent !

Ce n’est pas un groupe industriel au sens où nous l’entendons. Ce sont des personnes qui s’intéressent à l’industrie parce qu’elles survivent en vampirisant le groupe et, une fois vampirisé, le jetteront comme un mouchoir en papier. C’est un gâchis monumental. Il commence, bien sûr, par un maillon faible de l’Europe, qui possède pourtant la technologie : la France. Nous sommes fiers de nos TGV : on a vu ce que c’est devenu avec Alstom Transport et Siemens. Nous sommes fiers de notre technologie nucléaire, développée par Areva et Alstom, devenue GE. Nous sommes fiers de notre hydro, avec un siècle d’existence. Si nous continuons dans cette dérive et ce laisser-aller, nous n’aurons plus que des chômeurs. J’ai, comme beaucoup, un bulletin de paye avec un taux qui augmente : celui de la CSG. Je préférerais que notre énergie et notre intelligence soient employées à réduire le chômage, à garantir l’emploi et à favoriser ce en quoi j’ai toujours cru, le progrès technique, qui permet d’améliorer la condition humaine. Pour cela, il faut avoir des politiques fortes, un gouvernement fort, une Europe forte, qui puissent replacer les groupes devant leur responsabilité sociétale.

J’ai  appartenu  à CGEE Alstom, à Cegelec, à ABB Alstom, à Alcatel Alstom, Alstom, à GEC- Alstom puis à GE. J’ai toujours travaillé dans le même bureau, avec le même numéro de téléphone, et j’ai toujours eu les mêmes clients. Quel que soit notre employeur, nous avons un marché, un savoir-faire. Quel que soit notre nom, nous servons notre employeur, à condition qu’il nous respecte et qu’il n’oublie pas que la finalité est la satisfaction de nos clients, car un client satisfait ce sont des affaires futures, des actionnaires qui reçoivent le retour de leur investissement et non le fruit de la spéculation. C’est ce que nous sommes en train de perdre.

J’ai été écœuré par  le comportement du Board de GE le 16 novembre. Je vous invite à regarder la vidéo. Pour gagner 20 milliards d’ici à 2020 – pour resituer, le rachat d’Alstom Énergie, c’est 13 milliards –, GE va se séparer d’une centaine de milliers de salariés. Eh bien au cours de cette réunion, les membres du Board plaisantaient, ils étaient écroulés de rire ! C’était écœurant. Les salariés attendaient des détails sur la stratégie mais il n’y a rien eu. Phénomène de non-annonce. Si vous regardez cette vidéo, cela vous en dira long sur les dirigeants de notre groupe. Pas sur notre groupe, car le groupe c’est nous.

M. Laurent Santoire, délégué syndical central CGT d’Alstom « Power Systems ». Je voudrais tout d’abord rappeler que nous ne sommes pas les représentants du Gouvernement. C’est important car la plupart des questions que vous nous avez posées ont porté sur les rapports entre le Gouvernement et l’entreprise General Electric.

Le Gouvernement nous a privés de tout moyen de savoir ce que sont ses relations avec GE ; il ne nous fait aucun rapport, il nous refuse toute information. Or, s’il y a démission de l’État, il y a aussi démission de GE. Nous parlons même de scandale d’État. C’est le titre d’un film, c’est aussi le titre d’une récente déclaration de la CGT. La filière est en train d’être détruite. Demandez à l’État ce qu’il dit à ce sujet ; nous n’avons, quant à nous, aucune réponse. Cela fait plusieurs semaines que la CFDT demande une rencontre avec le ministre; en vain. Le Président français et le président de GE se sont rencontrés trimestriellement ; cela fait partie des accords. Que se disent-ils ? J’espère que nos députés pourront obtenir quelques informations sur ce qui se passe.

Au sujet de la restructuration à l’œuvre en Europe, on découvre comme vous par des fuites dans la presse, puis, au sein des instances, dans le document confidentiel, qu’un arrangement a probablement été passé car il n’y a pas d’emplois directement détruits en France. Mais l’outil industriel est dans une situation catastrophique. Demandez à GE combien ils ont investi en R&D en France, et combien ils ont touché d’aides de l’État, notamment du crédit impôt recherche…

Je vais vous faire un gros plan sur une filière qui doit particulièrement nous intéresser, nous Français : la filière nucléaire. On a annoncé treize tranches nucléaires dans le carnet de commandes, principalement à Belfort, à Boulogne pour l’ingénierie, et à Massy pour les automatismes. Une des commandes s’appelle Hinkley Point, une des références clés pour l’EPR. J’appelle votre attention sur le fait qu’à l’heure actuelle GE n’a rien fait pour se mettre en état d’honorer ces commandes. Les directions locales travaillent d’arrache-pied à tenter de convaincre GE de réaliser un minimum d’investissements. Ce montant de commandes n’était pas parvenu dans le groupe Alstom depuis plus de trente ans. La filière nucléaire a une grande amplitude cyclique. Après la dernière construction d’une centrale française, nous avons repris avec Flamanville. Or vous savez que ça ne s’est pas trop bien passé, mais c’était un prototype et ça peut se comprendre car il y a une courbe d’apprentissage. Demandez à GE comment ils gèrent cette courbe d’apprentissage. Je vais vous répondre tout de suite : le PSE de 2016, c’est 200 suppressions d’emplois sur le site de  Boulogne, tous spécialistes du nucléaire.

On nous dit que les collègues de Belfort ont moins de travail dans le charbon. Je rappelle que nous sommes les experts mondiaux en la matière. On peut me répliquer : « Le charbon, c’est sale, il ne faut plus en produire », mais on continue d’en produire un peu partout et il existe des technologies propres, dans lesquelles Alstom a énormément investi. Tous les programmes de R&D dans ces technologies propres ont été gelés, mis en cocon ou purement et simplement arrêtés. Or nos amis allemands, qui ont arrêté leurs centrales nucléaires, ont été obligés de redémarrer les centrales à charbon. Si des centrales à charbon tournent, il faudrait au moins que l’on puisse leur adjoindre des technologies de nettoyage, d’apurement des fumées, de capture du CO2. Demandez à GE ce qu’il investit dans ce domaine.

Nos collègues de Belfort et de Boulogne sont considérablement affaiblis par le plan social. Il n’y a pas d’embauches de prévu. L’« usine Arabelle » à Belfort a certes récupéré une partie des équipements de Chattanooga – Alstom avait construit une usine aux États-Unis pour attaquer le marché américain du nucléaire, elle a été fermée par GE et des éléments-clés ont été rapatriés – mais nous ne sommes pas en mesure de produire treize tranches nucléaires à la file. La chaîne de montage n’est pas comme une chaîne de voitures, ce n’est pas une toutes les heures mais une tous les x mois et le moindre retard, faute des ouvriers ou des technologies nécessaires, pénalise l’ensemble du contrat. Cela peut d’ailleurs poser question au niveau de la joint-venture (JV) que nous avons avec Rosatom, un client qui nous fait énormément confiance, et nous nous retrouverons dans des difficultés majeures. La CGT a mis en cause le Board de GE sur cette situation. Il n’existe pas aujourd’hui de plan d’investissement, dans les hommes, dans les métiers, qui permette de tenir le carnet de commandes. Notre conviction est faite que nous allons, sur ces projets, enregistrer des pertes colossales. Vous voyez ce que l’on a perdu sur Flamanville : ce sera treize fois la même chose !

On ne gère pas une filière industrielle par petits morceaux. Dans le secteur « Power », ils ont réintroduit une espèce de sous-ensemble « Vapeur » (Steam), à la fois charbon, nucléaire et automatismes. Nous en sommes arrivés à la conclusion que GE, qui n’est pas très intéressée par le nucléaire, s’apprête soit à vendre soit à s’adosser à un partenaire, peut-être chinois ou coréen. Selon moi, une filière industrielle peut se monter aussi bien avec des Chinois qu’avec des Américains ou des Français.

GE n’est plus un groupe français. Nous sommes Américains : les capitaux sont américains, toutes les décisions se prennent aux États-Unis, et les brevets sont en Suisse dans une société à part. Tous les brevets «  Hydro » qui rapportent ne rapportent cependant pas sur Grenoble mais dans cette entité suisse, qui bénéficie de tout le savoir-faire de l’hydro, du nucléaire, des automatismes. L’État a démissionné sur la gestion de la filière.

Que pouvez-vous donc faire pour aider la filière ? Comment mettre en place une politique de filière ? Nous avons Areva, EDF en restructuration, et de l’autre côté des prises de contrats phénoménales. Une filiale de GE, commune avec Hitachi, travaille dans le domaine nucléaire aux États-Unis : aucun moyen de savoir pourquoi nos deux filiales ne travaillent pas ensemble ! Cela renforce l’idée que les Américains ne s’intéressent pas à nous et s’apprêtent, peut-être, à nous céder. Il faut un débat entre l’État et GE sur la politique de R&D, la politique de filières, la feuille de route pour chaque item implanté en France.

Sur les turbines et barrages, si j’ai bien compris, on est sur une fin de concession et EDF, qui a placé sa priorité sur le nucléaire et qui est endettée, ne fait pas le travail. De toute façon, elle ne pourra pas obtenir la concession car la Commission européenne lui a interdit de commissionner, au titre de l’ouverture. Il faudra donc céder ces barrages à d’autres. C’est un peu comme Veolia : le nouvel acquéreur des concessions réalise les travaux et ensuite augmente le tarif. C’est ce qu’on a vu aussi avec les autoroutes. Eh bien, les « autoroutes de l’énergie » vont nous coûter plus cher. Nos collègues de l’hydro en font aujourd’hui les frais car, dans cet « entre-deux portes », des contrats qui pourraient être passés tout de suite ne le sont pas.

Le rôle de l’État est là prépondérant. La JV dans le nucléaire, c’est Alstom, GE et l’État. Même si Alstom cédait toutes ses actions, l’État serait toujours actionnaire dans une coentreprise, avec une golden share offrant un droit de véto sur un certain nombre d’activités. On nous a informés que des discussions avaient lieu avec l’État présent autour de la table, mais nous ne savons pas ce qui s’y dit.

Mme Rosa Mendès. S’agissant des acteurs asiatiques, il en existe deux types : ceux qui ont les infrastructures et les technologies et peuvent se positionner sur les mêmes marchés que GE, Andritz et Voith, et les autres fournisseurs qui n’ont pas forcément les références et doivent s’adosser à des entreprises européennes ou passer des accords pour les obtenir.

La Chine est très présente sur les marchés africains. Le marché africain est en effet très prometteur mais ces pays manquent de financements. Or les Chinois sont en mesure d’apporter des financements. En revanche, sur de grands marchés, ils n’ont pas les références. Par exemple, il existe un contrat au Cameroun qui s’appelle Nachtigal. Quatre soumissionnaires s’étaient présentés, dont un candidat japonais qui, pourtant en consortium avec une entreprise française, a finalement décidé, au vu des cahiers des charges et de la complexité du site, de retirer sa candidature. Il est très difficile pour certaines sociétés de se pré-qualifier, d’attester par des certificats de satisfaction qu’elles ont effectué telle et telle fourniture dans les cinq ou dix dernières années. C’est pourquoi une entreprise asiatique peut être très intéressée par Alstom, ou plutôt GE. Si GE « Hydro » était à vendre demain, nous savons, par des sources non officielles, que certains groupes chinois seraient très intéressés. Certains possèdent déjà le génie civil, les équipements électromécaniques. Une société de ce type, avec en plus les références pour se placer sur les marchés africains, aurait de quoi inquiéter des sociétés comme Andritz ou Voith.

Ce sont des concurrents qui ont des compétences et nous sommes d’ailleurs parfois présents sur les mêmes marchés et parfois en consortium, comme avec Sinohydro. Il existe des passerelles, des accords de collaboration, dans lesquels des idées peuvent germer entre les uns et les autres. Certes, il faut un certain temps pour acquérir la technologie mais nos amis chinois vont très vite. Il faut être vigilant si l’on ne veut pas être dépassé.

Mme Nadine Boux. La direction en place aujourd’hui a une expérience très limitée en matière de turbines. Certains pensent que l’on peut concevoir une turbine sur la base d’une simple procédure et souhaitent standardiser les produits mais, comme l’a dit Jean-Bernard Harnay, on ne peut pas standardiser les montagnes et les rivières. Ils ont du mal à assimiler cela.

Ce qu’ils veulent délocaliser, c’est surtout l’ingénierie, le design, c’est-à-dire les études. Ils sont en pourparlers avec Tata Consulting, par exemple ; cela montre à quel modèle ils se réfèrent. La direction pense que l’on peut délocaliser les métiers vers l’Inde ou la Chine, qui n’ont pas les mêmes compétences que nous, mais avec ce transfert nous aurons, nous, perdu ces compétences. Chez Tata, ce sont de gros bureaux d’études, qui ne font même pas forcément la différence entre une pièce de voiture et une pièce de turbine.

La délocalisation concernera également la fabrication. Ils ont prévu de fermer l’atelier, dont tout le personnel est licencié. Ils ont d’ailleurs bien noté dans leur Livre II qu’ils entendaient ouvrir un hub au Kenya et un autre en Turquie. Les 345 postes supprimés sont des postes-clés, avec des compétences-clés. Les départs en retraite ne seront pas non plus remplacés.

Notre JV « Hydro » a une particularité. Il y a ce qu’on appelle le call et le push. Alstom a annoncé officiellement qu’elle réclamerait l’autre moitié de la somme de la JV en novembre mais pourrait aussi ne pas la demander et racheter « Hydro ». L’État peut encore intervenir et pousser dans ce sens. Ne venez pas nous dire que cela coûte trop cher car ce n’est pas vrai : la JV vaut moins de 700 millions.

Ce qui vaut pour Hydro vaut aussi pour les turbines Arabelle. Si demain a lieu une cession, nous avons peur que la stratégie énergétique de la France soit gérée par des acteurs étrangers. Nous avons qualifié Alstom d’actionnaire dormant car, depuis le rachat, nous ne les entendons, ne les voyons plus. Notre expert nous a dit que GE n’avait pas informé Alstom de la restructuration, ne lui a pas demandé son avis, alors qu’elle a un droit de véto. Le nom même a disparu : effacer le nom d’Alstom est d’ailleurs la première chose qui a été faite, alors pourtant que nous sommes dans une JV. Quand l’expert a souhaité rencontrer Alstom pour connaître son opinion concernant cette restructuration, on lui a rétorqué que c’était GE, et non Alstom, qui décidait.

S’agissant de l’État, nous avons rencontré Bercy à trois reprises. Nous avons été écoutés religieusement.

M. le président Olivier Marleix. Quels ont été vos interlocuteurs ?

Mme Nadine Boux. M. Walckenaer, le directeur du cabinet, à trois reprises. M. Griveaux est venu la première fois passer une petite heure avec nous.

M. le président Olivier Marleix. Ce sont des rencontres récentes, donc.

Mme Nadine Boux. La première rencontre a eu lieu au mois d’août, la deuxième fin septembre, et la troisième en novembre.

M. le président Olivier Marleix. Entre l’annonce du rachat par GE en novembre 2014 et ces rencontres récentes, il n’y a pas eu d’échanges avec le Gouvernement ?

Mme Nadine Boux. Pas que je sache.

M. Jean-Bernard Harnay. Il y a eu une rencontre avec le ministre de l’économie, Monsieur Macron à l’époque, en octobre 2015, au cours de laquelle tous les syndicats ont fait part de leur inquiétude. Nos experts avaient compris, dès le mois de mai 2015, qu’un plan social aurait lieu très rapidement concernant 10 000 salariés à travers le monde et 6 600 en Europe. Il était même question que cela touche la France mais, pour des raisons probablement politiques, le secteur des énergies renouvelables, notamment le business de l’hydro, n’a pas été touché lors de la première vague de licenciements, le 4 janvier 2016, soit deux mois à peine après la cession.

M. Laurent Santoire. Monsieur Macron avait aussi promis de nous recevoir à l’issue de la cession mais cette promesse n’a jamais été tenue.

Mme Nadine Boux. Nous avons exposé à Bercy les problématiques de l’entreprise, dont 85 % de l’activité se réalisent pour l’exportation. Nous avons apporté les rapports d’expertise et le projet de restructuration vu par les salariés et l’intersyndicale – les salariés sont très actifs. Ils proposent des solutions afin de redynamiser l’entreprise. Nous avons posé des questions sur la position de l’État vis-à-vis de la stratégie énergétique de la France. Nous avons demandé qui avait validé le PSE à Grenoble, qui avait validé l’« échange » entre l’offshore et l’hydraulique pour les emplois. Nous n’avons pas reçu de réponses. On nous a écoutés mais on ne nous a pas répondu.

M. le président Olivier Marleix. Nous poserons toutes ces questions au ministre, rassurez-vous. Pouvez-vous répondre à la question relative au plan de charge ? On entend souvent dire que dans le secteur de l’hydroélectrique, le marché chinois serait désormais fermé et que le marché européen serait mûr et saturé – bref, que ce secteur n’aurait pas d’avenir. Pourriez-vous nous donner des éléments plus précis pour contredire cet argument ?

Mme Rosa Mendès. L’atelier de Grenoble est essentiellement dédié à la fabrication de turbines très techniques, que nous avons l’habitude d’appeler dans notre jargon des « moutons à cinq pattes ». Les produits plus « classiques », qui sont issus de technologies plus mûres – même si chaque projet est unique –, peuvent en revanche être fabriqués en Inde ou en Chine. En tout état de cause, l’entreprise est libre d’ajuster sa charge et de la répartir dans ses différents ateliers. Mais dès lors que nous fabriquons à Grenoble des produits nécessitant beaucoup d’heures de fabrication et de suivi et que les coûts fixes restent les mêmes, si nous ne rentrons pas aussi des produits plus standards, le rapport économique n’est pas aussi viable à Grenoble qu’en Inde ou en Chine, où on fabrique très rapidement un grand volume. La charge dépend donc de la stratégie de l’entreprise. En outre, les nombreux produits fabriqués en Inde ou en Chine qui posent des problèmes de non-qualité sont rapatriés dans l’atelier de Grenoble et c’est sur ce site que sont imputés les coûts de non-qualité. Les données financières fluctuent et tout dépend sur lequel des centres d’activités les coûts sont affectés. Lorsque nous interrogeons la direction pour avoir une répartition la plus claire possible de ce qui est affecté à Grenoble, en Inde ou en Chine, il nous est difficile d’avoir le détail. On nous dit que la charge est la même partout mais il y a des faits que nous, organisations syndicales, n’arrivons pas à nous expliquer. Ainsi, comment est-il possible qu’un atelier dont les machines sont amorties depuis des années ait un taux horaire aussi important que d’autres plus récents ? De plus, ces derniers temps, ce taux horaire a extrêmement augmenté à Grenoble et simultanément – peut-être est-ce une coïncidence ? –, il a baissé à Baroda en Inde. Bref, nous nous posons beaucoup de questions sur ces plans de charge.

On dit qu’il n’y a pas de marché européen mais d’après les rapports d’experts, il y a un pour quelque 450 millions d’euros en 2018. Certes, il y a aussi un marché en Chine mais on ne peut pas s’affranchir du marché européen D’ailleurs, pourquoi le ferait-on ? General Electric est un marché centenaire et nous sommes présents à l’export depuis les années 1940-1950 ? Nous n’avons jamais concentré toute notre activité seulement sur la France. Aujourd’hui, on nous juge sur le seul marché français alors que le plan social est fondé sur une vision globale. C’est incompréhensible. Pour comparer ce qui est comparable, il faut tout analyser au plan global. On ne peut pas parler d’un taux horaire très cher en France et prétendre qu’il n’y a pas de charge et, en même temps, ne faire fabriquer dans notre pays que ce qui coûte très cher. Il faut rétablir l’équilibre si on veut vraiment faire des comparaisons pertinentes.

M. Jean-Bernard Harney. Je vous parlais d’une augmentation de 28 % : elle est due à un transfert de plan de charge. Si GE le veut, il peut faire en sorte qu’il n’y ait pas charge à Grenoble. Il y avait déjà une différence évidente entre le coût d’un salarié français et celui d’un salarié indien mais si le premier n’a plus de charge de travail, son taux horaire augmentera tandis que le celui du second diminuera s’il récupère sa charge – C.Q.F.D.

M’étant rendu en Chine en avril dernier pour donner un coup de main à mes collègues chinois, j’ai pu constater que le marché chinois avait des plans de charge décennaux. Cinquante-deux machines turbines-pompes viennent ainsi d’arriver pour dix centrales. Le marché n’est donc pas amorphe – il est même en croissance – mais par nature cyclique. Il y a des années de creux, juste avant le déclenchement d’un plan décennal puis tout d’un coup, les commandes arrivent et bien sûr, nous postulons. Dire que le marché chinois est amorphe, c’est du grand n’importe quoi ! Deux grandes régions du monde ont une capacité hydraulique non équipée : la Chine et l’Amérique du Sud. Les Chinois ont besoin de développer cette source d’énergie. Ils savent très bien que leurs usines à charbon polluent. Chacun a pu le constater pendant les Jeux olympiques de Pékin. Le sujet est d’ailleurs à la une des journaux télévisés : la ville de Pékin est asphyxiée – et Delhi connaît aujourd’hui la même situation. Pour avoir énormément travaillé en Chine, je peux vous dire que les clients chinois sont très intéressés par les énergies renouvelables. Qui plus est, les turbines-pompes des machines hydroélectriques permettent de réguler les réseaux : en cas de demande importante, on peut produire de l’électricité en turbinant et, inversement, pomper et stocker l’énergie lorsqu’il y en a trop sur le réseau. Imaginez que demain, on ait un parc d’éoliennes représentant 30 à 50 % de l’énergie produite : que faites-vous le jour où il n’y a pas de vent ? Vous n’allez pas demander aux consommateurs de décongeler les produits qu’ils conservent et de cesser d’utiliser leur voiture électrique. Il faut bien, à un moment donné, compenser le manque de vent. Les centrales hydroélectriques à turbines-pompes offrent précisément une solution à grande échelle. Certes, la production d’énergie nucléaire se fait jour et nuit mais si le vent s’arrête de souffler, il faut être en mesure de réagir très vite et donc avoir une centrale que l’on peut faire démarrer et arrêter ponctuellement. Bien sûr, on peut adapter les centrales existantes mais il faudra de toute façon répondre aux besoins du marché.

M. Loïc Kervran. Pourriez-vous nous aider à faire la part des choses entre la situation globale du marché hydroélectrique et le comportement des dirigeants d’une entreprise pour laquelle vous avez eu des mots assez durs ? Les concurrents que vous avez évoqués – Andritz et Voith – procèdent-ils à des réductions d’emplois et à des fermetures de sites ?

D’autre part, quelle serait la situation de GE aujourd’hui, sans l’accord avec l’État ? Je voudrais qu’on revienne sur la contribution française aux différents plans de restructuration. Vous avez évoqué un premier plan qui avait relativement épargné la France et je crois comprendre que le plan du 13 novembre nous épargne aussi dans une certaine mesure, du fait de compensations sur d’autres sites comme Nantes, Saint-Nazaire ou Cherbourg.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Vous estimez que c’est le transfert de plan de charge qui a entraîné un déficit de charge sur le site de Grenoble et un constat de non rentabilité, qui conduit aujourd’hui les dirigeants à procéder à un plan social. Pourtant, un plan de charge s’apprécie sur plusieurs années, en particulier pour ce type de production qui est cyclique.

M. Santoire a évoqué les concessions hydroélectriques d’EDF. Je suis, comme vous, radicalement opposée à la mise en concurrence des ouvrages hydroélectriques. D’abord, parce que ces ouvrages font partie du patrimoine national. Ensuite, parce qu’ils ont toute leur place dans le système électrique français : demain, l’hydroélectricité va constituer un enjeu majeur pour atteindre les objectifs du nouveau mix énergétique. Enfin, parce que la remise en cause de la maîtrise quasi publique de ces ouvrages risque d’entraîner une déstructuration de la filière d’excellence de l’hydraulique française.

En revanche, je ne fais pas tout à fait le même constat que vous s’agissant de l’arrêt de la maintenance d’EDF car lorsqu’on arrive en fin de concession, on a obligation de rendre les ouvrages dans l’état où on les a pris, c’est-à-dire en bon état de fonctionnement et d’entretien. Confirmez-vous que vous constatez une baisse des commandes d’entretien ? Vous disiez aussi qu’EDF ne pourrait pas concourir en cas de mise en concurrence. Je le répète, je ne la souhaite pas. Dans la loi de transition énergétique pour la croissance verte, nous avons précisément prévu plusieurs outils pour y échapper : le calcul barycentrique des chaînes hydroélectriques, la prolongation de concessions sous conditions de travaux et la création de sociétés d’économie mixte (SEM) hydroélectriques. Mais si on devait mettre un ouvrage en concurrence, EDF aurait le droit de concourir. Nous y tenons. Il serait aberrant d’interdire à une entreprise européenne de concourir sur un marché ouvert à l’ensemble de l’Europe. Je serai la première – et pas la seule – à le dire. Ayant, comme vous, des inquiétudes quant à l’avenir des ouvrages et de l’exploitation par les opérateurs français que sont EDF et ENGIE, à travers la Compagnie nationale du Rhône (CNR) et la SHEM (Société hydroélectrique du Midi), je voudrais que vous précisiez le sens de votre remarque sur la baisse d’activité de GE due à la fin des concessions sur les ouvrages EDF.

M. Yvan Koustoff. Je vous répondrai sur le plan de charge. Je travaille chez GE « Power Conversion », anciennement « Converteam », anciennement Alstom « Power Conversion ». GE nous a rachetés en 2011 et à l’époque, nous avions quatre usines de production de convertisseurs en Europe : une à Massy – à Villebon, désormais –, une à Glasgow, une à Kidsgrove et une à Berlin. Depuis cette date, GE a fermé Glasgow et Kidsgrove. Ce qui est bizarre, c’est qu’alors qu’un mois avant, le plan de charge était plein, le jour de cette annonce en comité européen, il n’y avait plus de charge dans les ateliers. Mme Mendès l’a très bien expliqué : GE fait ce qu’il veut du plan de charge et lorsque le coût horaire augmente sur un site qu’il n’y a plus travail,  il est « obligé » de le fermer. Comme le disait M. Harney, pour se débarrasser de son chien, on l’accuse de la rage. C’est une stratégie globale de GE, chez Hydro comme chez nous. Nous en sommes à la troisième fermeture. Je participais aujourd’hui même à un comité européen : nous étions consultés sur la fermeture de Berlin, avant-dernier site de construction des convertisseurs, et sur celle d’une usine de machines tournantes. GE continue donc à nettoyer.

M. Laurent Santoire. Il faut d’abord que nous nous entendions. Dans le document de 500 pages que j’ai en main, on ne trouve pas un seul plan de charge mais 5 000 emplois en moins. Comment le groupe GE travaille-t-il ? C’est très simple : pendant ces trois dernières années, on n’a pas cessé de nous expliquer que c’était plus dur, que la rentabilité diminuait … Or le taux de rentabilité opérationnelle atteint 12 %, un chiffre qui rendrait heureuse n’importe quelle PME concurrente, mais pas GE : il lui faut un taux de 18 % et, pour cela, le groupe doit réduire les coûts fixes et les coûts variables et donc fermer un tiers de ses usines de production. Prenez la communication aux actionnaires de John Flannery – 47 pages – disponible depuis le 13 novembre dernier sur le site de GE, et examinez donc la manière dont elle est construite…

J’ai un document sur le droit de tirage pour supprimer des postes. Si nous exerçons la même activité avec 20 ou 30 % de personnels en moins, nous sommes 20 ou 30 % plus rentables. Voilà quelle est la « stratégie » industrielle de GE et voilà ce que nous voulons signifier quand nous vous disons que nous n’avons pas affaire à un groupe industriel !

Nous exigeons d’obtenir les prévisions de commandes pour les trois prochaines années. Or pour GE « Hydro », elles sont en totale contradiction, pour 2018, avec le plan de restructuration imposé – un document posé sur la table du comité d’entreprise européen. Et il est impossible d’avoir le détail des commandes pour les trois prochaines années !

Je vais prendre un exemple pour que nous nous comprenions bien : treize tranches nucléaires, c’est de quoi occuper largement plus de salariés qu’il n’y en a en France dans ce secteur. Or en 2016, comment le plan a-t-il été conçu ? « Ah, nous n’avons pas de contrat, Hinkley Point n’est pas encore conclu, deux prochains contrats pourraient bien être signés mais nous n’en sommes pas certains… » Ils ont viré tout le monde parce qu’il risquait d’y avoir un petit problème de charge – nous allons bien finir par sortir la centrale de Flamanville. Quand l’expert a demandé aux dirigeants de GE comment ils construiraient la centrale de Hinkley Point, si le contrat était signé, et comment ils feraient face à une deuxième commande, ils lui ont répondu qu’ils n’étaient pas chargés de traiter cette question mais qu’ils étaient obligés d’adapter les effectifs à la charge instantanée car l’actionnaire exigeait un taux de rentabilité de 18 %.

Or, et c’est ce que nous souhaitons faire entendre à la représentation nationale, on ne peut pas gérer des cycles longs, comme le nucléaire, de cette façon, faute de quoi on va détruire la filière.

Demandez à GE quelle est la pyramide des âges dans ses entreprises françaises. Je travaille pour ma part dans l’automatisme, à savoir le contrôle-commande des centrales : il s’agit de ceux qui sont derrière les pupitres, là où se trouve le tableau de bord. C’est un rôle de « porte-clefs » mais qui reste important car mobilisant une technologie de pointe. Eh bien, la moyenne d’âge des personnels en question est, en France, de cinquante-trois ans. ! La pyramide des âges ne ressemble même pas à un dos de chameau, avec une bosse représentant les vieux et l’autre les jeunes, le creux au milieu d’elles figurant la période de vingt ans pendant laquelle on n’a pas embauché. Or, ici, nous avons les vieux d’un côté et, de l’autre, presque personne de moins de quarante ans et carrément plus personne en deçà de trente ans – et donc une répartition des âges en dos de dromadaire, syndrome d’une entreprise qui va fermer.

Structurellement, les entreprises, en France, sont orientées non pas pour développer la filière mais pour gérer du cash très rapidement, et être éventuellement vendues. Je serais patron de GE, je ne m’embêterais pas : j’ai plein de commandes, je ne suis pas capable de les exécuter mais comme cela ne se voit pas, je les refile à un partenaire qui, six mois plus tard, s’exclamera : « Oh, mais vous m’avez menti, le carnet de commandes n’est pas si bon que ça ! » Tout cela n’a l’air de rien, mais que vient de dire GE sur Alstom ? Il a découvert qu’il y avait un certain nombre de projets inscrits sur le carnet de commandes… Je prendrai l’exemple de l’énorme centrale solaire d’Ashalim, très pointue sur le plan technique, et en cours de construction en Israël. GE a provisionné 150 millions de pertes, c’est-à-dire plus que la moitié de sa part dans le contrat lui-même, soit 300 millions d’euros pour 600 millions au total. Le rendement promis par Alstom, à l’époque, sera en effet difficile à atteindre et si l’on n’y parvient pas, au bout de trois ans, il faudra payer des pénalités – que GE a, donc, provisionnées. Je ne suis pas en train de dire que GE truque ses comptes, mais bien que le groupe a créé une situation dans laquelle nos coentreprises ne valent plus rien.

Aussi, si l’on veut s’assurer la maîtrise d’une filière, j’y insiste, il faut que l’État soit aux manettes. Mes collègues m’objectent alors : « Mais ce que vous demandez-là, monsieur Santoire, avec la CGT, est impossible : l’État n’a pas d’argent. » Mais si, on a l’argent de l’Agence des participations de l’État (APE). C’est son rôle. Il s’agit d’un secteur crucial et de plus nous ne sommes pas seuls : l’Europe aussi peut s’occuper de tout cela.

Nous appelons donc vraiment votre attention sur le fait que GE est un groupe financier qui gère son capital en fonction de critères boursiers et non des carnets de commandes.

J’en viens aux suppressions d’emplois. Vous avez dit qu’elles étaient moindres en France. Vous nous avez mal entendus : 700 postes supprimés officiellement dès le premier plan. Ensuite, mon collègue l’a mentionné : plus de 3 000 emplois détruits. Depuis quatre mois – on ne vous a peut-être pas signalé cette technique – les embauches sont gelées dans toutes les entreprises GE en France. Ainsi, à chaque fois que quelqu’un quitte l’entreprise pour partir à la retraite, pour passer à la concurrence ou pour aller ailleurs, on ne le remplace pas. Vous avez eu raison de nous poser la question car nous n’avons pas été assez clairs : oui, l’impact des plans de restructuration a été très fort sur les réductions d’effectifs ! C'est pourquoi nous sommes fondés à vous affirmer que, hors quelques opérations de communication séduisantes, on est en train de détruire des milliers d’emplois en France.

On a créé à Belfort un centre de services partagés. Nous ne  contesterons pas la création de 185 postes à cette occasion, mais ils correspondent à 185 emplois supprimés ailleurs en Europe – et donc à un transfert. Nous ajouterons qu’il ne s’agit pas d’emplois industriels et qu’ils ne compensent donc pas le départ de mes 400 collègues. Nous vous dirons enfin qu’il y avait un certain nombre de contrats illégaux de sous-traitance – nous avons été condamnés pour cela. Eh bien nous sommes en train d’internaliser des dizaines et des dizaines d’emplois de prestataires de services qui ne contribuent pas au renforcement de la filière mais sont seulement un effet comptable.

Toutes ces méthodes aujourd’hui à l’œuvre pour faire semblant de créer les mille emplois promis dans la filière industrielle, en détruisent en fait bien plus de mille et le Gouvernement – je le dis clairement – est complice d’un jeu d’écriture comptable et cela depuis le début.

Je reviens sur le jeu de passe-passe évoqué par mes collègues. On ne devait pas compter les emplois de Cherbourg. La construction du champ d’éoliennes est régie par un contrat français. Il se trouve que, pour des raisons de procédures, de qualifications, ce chantier a été retardé. GE a alors décidé que la charge serait assurée, pendant deux ou trois ans, depuis les États-Unis et a demandé que les 350 postes concernés soient comptabilisés comme autant de créations d’emplois – ce qui n’était pas prévu par le contrat initial. C’est bel et bien un tour de passe-passe.

Nous sommes tout à fait solidaires de nos collègues allemands et suisses : on ne construit pas des filières en silos ; il ne s’agit pas de défendre son pré-carré. Hier, nous sommes allés aider ces collègues parce que nous savons très bien que leur affaiblissement sera ensuite le nôtre. Le mot employé par mon collègue de « Power Service » est celui de « sursis ». À la fin du peu d’engagements tenus auprès de nous et qui courent jusqu’en 2018, il n’y aura plus rien. D’où la demande, et nous pouvons sur ce point être d’accord avec nos collègues de la CFDT, de garanties supplémentaires pour après 2018 – or 2018, c’est demain.

Pour finir, s’agissant des barrages, je me suis montré maladroit, madame Battistel. Si nous voulons, comme le disait Jean-Bernard Harnay, gérer la charge, il faut améliorer le rendement et utiliser des turbines-pompes, il faut travailler sur les PSP (pumped storage power  plants) – stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) en français. L’expertise en matière de PSP est vitale en France et à l’exportation.  Nous pourrons ainsi traiter avec les Chinois qui vont investir des centaines de milliards d’euros. Ils ont besoin de partenaires, sont prêts à nous aider à nous développer. Nous pouvons également passer des accords avec les Américains – Airbus l’a fait avec GE dans le secteur des turbines d’avion et la coentreprise, créée à cette occasion, fonctionne plutôt bien ; or ce n’est pas GE qui pilote, ce qui montre assez bien qu’il faut, en cas d’accord avec GE, garder la main.

Il faut donc que l’État s’implique dans la filière, l’organise, demeure l’arbitre ; c’est vital pour notre avenir. Face à nous, les Chinois, je l’ai dit, sont prêts à investir des centaines de milliards. Ceux qui passeront leur tour mourront.

M. Jean-Bernard Harnay. J’ajouterai, à propos des concessions EDF et de la CNR, que, datant de quelques dizaines d’années, elles sont technologiquement obsolètes et leur rendement est à l’avenant. Il s’agit donc d’entretenir l’outil mais aussi de le moderniser.

L’un des contrats EDF de modernisation d’une turbine-pompe à Le Cheylas, où l’on a proposé une technologie à vitesse variable avec le soutien de l’Union européenne, a été rompu pour diverses raisons, probablement internes, de disponibilité, sans doute parce qu’il fallait bien terminer l’EPR et que c’est un gouffre financier. Voilà ce que nous disons, Madame Battistel : on déshabille Pierre pour habiller Paul. ! Or il y a bien un avenir et même la nécessité de le garantir.

M. le président Olivier Marleix. Je vous invite tous, individuellement ou collectivement, à nous éclairer sur l’engagement à créer mille emplois, en nous communiquant, par exemple, un tableau récapitulatif.

Ensuite, si la présente commission d’enquête a été créée, c’est bien parce que nous sommes un certain nombre à l’Assemblée nationale à considérer que la vente d’Alstom à GE n’a pas clos le dossier. Des engagements ont été pris par GE, cautionnés par l’État qui a apposé sa signature, autorisé cet investissement étranger en France. Aux termes de la loi, l’État jouit d’un certain nombre de prérogatives par le truchement du ministre de l’économie, prérogatives qui vont même au-delà des sanctions financières prévues. Nous entendons donc bien être comptables de ce que fera l’État dans les prochains mois où il négociera, le cas échéant, les droits de retour.

Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

 

La séance est levée à dix-huit heures dix.

 


5.    Audition, à huis clos, de représentants syndicaux d’ALCATEL Submarine Networks (ASN) avec la participation de M. Bryan Fackeure, délégué syndical central CFDT, de M. Christophe Fabre, secrétaire CFDT du comité central d’entreprise CCE, de M. David Dufournet, délégué syndical CFDT ASN, de M. Augustin Bourguignat, secrétaire confédéral CFDT en charge des politiques industrielles et de la recherche, de Mme Sophie Étienne, déléguée syndicale CFE-CGC ASN, de M. Olivier Marcé, représentant syndical CFE CGC du Groupe ALU, de M. Lionel Weens, délégué syndical CFE-CGC ASN, de M. Stéphane Lorgnier, CGT et de M. Gilles Rommelaere, délégué syndical central CGT ASN.

(Séance du jeudi 7 décembre 2017)

 

 

Cette réunion s’étant tenue à huis clos, aucun compte rendu n’a été publié.

 

 


6.    Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Michel Quatrepoint, journaliste indépendant et de M. Pascal Gateaud, rédacteur en chef à l’Usine Nouvelle.

(Séance du jeudi 7 décembre 2017)

La séance est ouverte à onze heures dix.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, après une première série d’auditions durant lesquelles nous avons entendu les organisations syndicales d’Alstom, de General Electric, de STX, de Nokia et d’Alcatel Submarine Networks (ASN), et avant de recevoir les dirigeants actuels et passés de ces entreprises, nous avons le plaisir d’accueillir deux grands journalistes, M. Jean-Michel Quatrepoint et M. Pascal Gateaud, qui nous permettront de prendre un peu de recul sur notre sujet.

Je précise que ni l’un ni l’autre ne sont liés aux entreprises françaises objets des travaux de notre commission d’enquête. De même que certains économistes ou grands industriels que notre commission recevra prochainement, nous entendons M. Quatrepoint et M. Gateaud afin de bénéficier d’un regard plus distancié, lié à leur expérience professionnelle, sur les sujets qui nous intéressent.

M. Quatrepoint a été journaliste au Monde avant de diriger plusieurs rédactions, notamment celles de l’AGEFI puis de La Tribune. M. Gateaud dirige la rédaction de L’Usine Nouvelle, une des très rares publications réellement spécialisées dans l’industrie, qui, chaque semaine, réaffirme sa confiance dans le devenir de l’industrie française en mettant de plus en plus l’accent sur le défi des nouvelles technologies.

Jean-Michel Quatrepoint a écrit de nombreux ouvrages, dont le plus récent, au titre très explicite : « Alstom : un scandale d’État ». Le thème d’un autre de ses ouvrages, publié en 2014, n’est pas, non plus, étranger à notre sujet puisqu’il s’intitule : Le Choc des empires, États-Unis, Chine, Allemagne : qui dominera l’économie-monde ? À propos de l’accord de 2014 entre Alstom et General Electric, M. Quatrepoint parle d’une véritable « liquidation de l’industrie française ».

Pascal Gateaud a sans doute une perception différente des événements. Il nous dira cependant s’il est judicieux de parler d’un « Airbus de la navale », d’un « Airbus du rail » voire d’un « Airbus du parapétrolier ».

Messieurs, en tant qu’observateurs attentifs des milieux industriels français, vous nous direz quelles ont été les fautes éventuelles ou les défaillances des managements des groupes concernés – en l’occurrence Alcatel, Alstom et les chantiers navals, ces membres d’une même famille qui a explosé en vol, il y a maintenant quinze ou vingt ans, sur la décision d’un dirigeant. Je crois que, sur ces sujets, vous vous rejoignez pour constater un certain nombre d’erreurs.

Les interrogations de notre commission d’enquête ne relèvent pas d’un protectionnisme d’un autre âge ; mais il paraît légitime de s’interroger sur les règles du jeu au sein de l’Union européenne pour laquelle la supériorité évidemment assignée aux principes de la concurrence a abouti à marginaliser toute vision de politique industrielle.

Concernant les États-Unis, l’utilisation des procédures judiciaires à l’égard de groupes étrangers sert clairement les intérêts de grandes entreprises américaines. Souligner ce fait, comme M. Quatrepoint dans son livre sur Alstom, ne signifie pas que l’on succombe au « complotisme » : cela décrit une réalité que les Français méconnaissent profondément et sur laquelle la représentation nationale a peu travaillé – même si, en octobre 2016, l’excellent rapport d’information de Mme Karine Berger et de M. Pierre Lellouche sur l’extraterritorialité de la législation américaine apportait un éclairage précis sur les effets de ces politiques anticorruption.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande maintenant de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Michel Quatrepoint et M. Pascal Gateaud prêtent successivement serment.)

M. Jean-Michel Quatrepoint, journaliste indépendant. Je ne reviendrai pas en détail sur la vente d’Alstom « Power » à General Electric ; beaucoup a déjà été dit et écrit à ce sujet – notamment dans le livre que vous citiez, monsieur le président. Je n’évoquerai pas davantage la situation actuelle du groupe, sauf si vous m’interrogez sur ce sujet. J’ai visionné les auditions des syndicats par votre commission d’enquête, notamment celle d’hier : j’ai trouvé que vous aviez affaire à des interlocuteurs précis, compétents et émouvants. Comme je suis récemment passé par Belfort et Grenoble, je sais un peu ce qui s’y passe ; nous pourrons en parler si vous le souhaitez.

De quoi Alstom est-il le symbole ? D’un immense gâchis, et qui ne date pas d’aujourd’hui ni d’hier : il remonte à avant-hier. Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut en effet revenir à un peu plus d’un quart de siècle en arrière. Alstom est un cas d’école à la fois de la guerre économique mondiale et des erreurs que nous avons commises, collectivement, il y a vingt-cinq ans. Ces erreurs stratégiques majeures se sont traduites, sur le plan macroéconomique, par des déficits persistants de notre commerce extérieur, par des pertes de compétitivité, et par une chute de la part de l’industrie dans notre valeur ajoutée. Je rappelle que cette part est tombée de 20 à 12 %, alors qu’en Allemagne, elle se maintient à 20 %.

Ce choix que nous avons fait dans les années 1990, c’est celui de coller au modèle anglo-saxon. À l’époque, je dirigeais plusieurs rédactions de journaux économiques et on m’expliquait que, dans une économie mondialisée et ouverte, dans une économie qui se financiarisait, dans laquelle le libre-échange était la règle, il fallait miser sur nos points forts et accepter une division internationale du travail au niveau mondial et européen. Les Allemands allaient faire de l’industrie, parce que c’était leur vocation naturelle – en plus, englués dans la réunification ils faisaient un peu rigoler et les Français roulaient des mécaniques ! De notre côté, nous allions miser sur la finance – nos banquiers étaient les meilleurs du monde grâce à l’inspection des finances –, sur le luxe, sur l’agroalimentaire, et le tourisme, puisque nous avions le plus beau pays du monde … ce qui est vrai. Nous devions également miser sur nos filières d’excellence développées au cours des décennies précédentes grâce à la symbiose entre un État stratège et acteur, des grandes entreprises publiques, qui étaient également des clients potentiels, et les entreprises privées. Ce modèle nous avait réussi : c’est lui qui nous a permis de développer notre industrie de défense, l’industrie énergétique, avec le nucléaire, l’industrie des télécommunications, l’industrie spatiale et Airbus, et de conquérir des parts de marché mondial. À côté de ces filières d’excellence, nous avions le CAC 40 et plus de grandes entreprises de niveau mondial que les Allemands.

Alors, que s’est-il passé pour que nous en arrivions là ? Nous avons fait un certain nombre d’erreurs. Nos élites managériales – mais aussi nos élites politiques qui ont accepté la situation, et même, il faut bien le reconnaître, nos élites médiatiques – se sont coulées dans le moule sans s’apercevoir que la financiarisation avait un effet pervers : elle changeait les modèles de management. Nos élites se sont ruées sur ce modèle, d’autant plus rapidement, aurais-je dit si j’étais caustique, qu’elles en tiraient des profits bien supérieurs : un PDG d’une entreprise industrielle gagnait infiniment plus en devenant manager d’une entreprise internationale ou, encore mieux, gérant de fonds d’investissement spécialisé dans le LBO (Leverage buy out). Alcatel et Alstom sont des exemples de ces erreurs de management.

En adoptant le modèle anglo-saxon, le plus grave est que nous avons aussi privilégié la macro-économie au détriment de la micro-économie. Un événement important s’est produit en 1997. À l’époque, on considérait depuis des décennies qu’il nous fallait un MITI à la française. Seulement, comme en Allemagne, au Japon, le ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie privilégie la micro par rapport à la macro. Dominique Strauss Kahn, devenu ministre de l’économie, a fait ce MITI dont nous rêvions, mais sur une base macro : Bercy a absorbé le ministère de l’industrie qui a tout simplement disparu. Les services de Bercy, l’inspection des finances et la direction du trésor ont pris l’ascendant idéologique sur ceux qui s’occupaient de l’industrie française. Cela a eu une conséquence majeure : les compétences industrielles ont disparu du ministère de l’économie.

La financiarisation et la mode des LBO ont aussi pesé lourd dans la balance. Aujourd’hui, on sait comment fonctionnent les LBO, mais, à l’époque, je ne comprenais pas comment on pouvait gagner autant d’argent en s’endettant. La manœuvre consiste à acheter une entreprise au prix de 1 milliard d’euros en mettant 100 millions sur la table et en s’endettant pour 900 millions. Dans un système classique, l’acquéreur doit payer les intérêts de son emprunt, mais avec le LBO, ce n’est pas ainsi que cela se passe. J’avais dit à Jacques Mayoux, ancien patron de la Société Générale, devenu représentant de Goldman Sachs en France : « Si l’on fait payer ces intérêts par l’entreprise achetée, cela s’appelle de l’abus de bien social. ». Il m’a répondu : « Non, cela s’appelait un abus de bien social, mais les Américains ont décidé que ça s’appellerait autrement. » Et effectivement, nous avions changé de paradigme, et les Américains avaient imposé leurs normes en matière de finance.

Nos managers se sont rués sur ce nouveau modèle : il y avait beaucoup plus à gagner. L’idéologie du LBO et du fonds d’investissement était conquérante. Certains fonds d’investissement, comme les fonds de pension américains, sont très utiles, mais le principe du fonds d’investissement reste le suivant : vous ne vous rémunérez pas sur le dividende mais sur la plus-value de sortie. Il faut donc que cette plus-value intervienne le plus rapidement possible, avec des taux de retour sur investissement de 15, 18, voire 25 %. Le dispositif est très simple : vous empruntez 900 millions, vous faites supporter les frais de l’emprunt par l’entreprise achetée 1 milliard, et après quatre ans, durant lesquels vous avez serré les boulons, amélioré la gestion, vendu des terrains, des filiales, vous la revendez à 1,2 milliard. Vous avez donc gagné 200 millions en quatre ou cinq ans. Et comme les gestionnaires du fonds prélèvent généralement 20 % sur le bénéfice, vous comprenez que l’opération les intéresse. C’est comme cela que des gens ont gagné beaucoup d’argent en France, et je ne vous parle pas des États-Unis – c’est la source principale des fortunes américaines depuis vingt ans, à côté de l’argent gagné dans la Silicon Valley.

L’irruption de ce capitalisme de la plus-value, qui aboutit à considérer les entreprises comme de simples actifs financiers qu’il faut faire tourner le plus rapidement possible dans son portefeuille, a eu pour conséquence de laminer progressivement le tissu industriel français. Alcatel-Alstom en est un des exemples : Cegelec, qui était un des fleurons de notre ingénierie a été l’objet d’un LBO qui a permis à ses manageurs de gagner beaucoup d’argent, mais, de LBO en LBO, je crois que l’entreprise est aujourd’hui entre les mains du Qatar. De la même façon, Converteam a été vendu par Alstom en 2003 via un LBO, avant d’être cédée en 2011 à General Electric (GE).

Qui plus est, nous avons fait du capitalisme sans capital. La France avait commis une première erreur, me semble-t-il avec les chocs successifs des nationalisations et des privatisations entre 1981 et 1986, puis les années suivantes. Notre système industriel était auparavant dominé par deux grandes banques : Suez et Paribas. Cela valait ce que cela valait, mais ça fonctionnait. Les nationalisations ont déstabilisé les entreprises – même si, au passage, Rhône-Poulenc a été sauvé. Cinq ou six ans après, on les reprivatise, mais sans le capital nécessaire pour ce faire. On a alors inventé les « noyaux durs », autrement dit le « capitalisme de la barbichette, » mais ils n’avaient pas vocation à durer : progressivement les entreprises françaises actionnaires d’autres entreprises françaises ont donc vendu leurs participations, et elles ont été remplacées par des fonds d’investissement. Comme notre pays n’a pas de fonds de pensions et que les fonds de LBO français sont très faibles par rapport aux fonds anglo-saxons, ce sont eux qui ont pris la place dans le capital des entreprises françaises, notamment celles du CAC 40, en y imposant bien évidemment leurs normes de gestion – ce qu’on appelle la dictature du quarterly.

C’est notre responsabilité collective d’avoir voulu faire du capitalisme sans capital. Nous devons nous interroger à ce sujet pour l’avenir, car on ne peut pas avoir d’entreprises solides, une industrie qui se renouvelle, y compris dans les start-up et le secteur du numérique, sans un capital qui s’investit sur le long terme. Or nous avons privilégié le capital international qui tourne très vite et s’investit dans le court terme.

Nous avons ensuite un problème européen. L’Europe a changé de paradigme au début des années 1990 : elle s’est élargie et elle s’est ouverte à tous les vents. La politique industrielle a indiscutablement disparu des objectifs de la Commission européenne – elle n’en faisait, à vrai dire, pas grand cas auparavant, mais au moins cette politique existait-elle. On en reparle aujourd’hui en Europe comme en France – cela revient régulièrement, tous les cinq ans –, mais les discours ne suffisent pas : il faut des actes.

Enfin, il a fallu compter avec le « chacun pour soi ». Dans les années 1960, 1970, et même 1980, les industriels français jouaient groupés. Le phénomène de mondialisation et la financiarisation ont dilué le « pack français ». J’ai vécu l’affrontement qui a opposé nos industries de défense dans les années 1990 : il a failli les tuer. Cette lutte entre les patrons Alain Gomez et Jean-Luc Lagardère, entre leurs entreprises respectives Thomson CSF et Matra, était mortifère. Il en était de même, dans la filière nucléaire, avec les affrontements entre Patrick Kron, Anne Lauvergeon et Henri Proglio.

Pour le secteur de la défense, Jean-Yves Le Drian a sauvé les meubles en remettant les industriels autour de la table. Les Français ont pu aller à l’étranger pour exporter en étant groupés, ce qui a permis le succès commercial du Rafale alors que l’on n’en avait vendu aucun pendant vingt ans parce que tout le monde se bouffait le nez. !

Les Américains jouent groupés et les Allemands aussi. Nous avons impérativement besoin d’avoir une « France Inc. »

Cela est d’autant plus vrai qu’une guerre économique fait bien rage. Là aussi, nous avons été naïfs : nous avons cru à la mondialisation heureuse, mais cela n’existe pas. Nous sommes en guerre économique. Les Américains défendent leurs intérêts, les Allemands défendent les leurs… Nous pouvons avoir des intérêts communs avec ces derniers, nous pouvons construire des politiques européennes ensemble, mais, au bout du compte, Mme Merkel défend toujours les intérêts des industriels allemands – et Mme Merkel est très forte pour cela. Nos dirigeants n’ont pas toujours défendu les intérêts des industriels français.

Nous faisons donc la guerre, et, dans ce cadre, il faut parler du problème de l’extraterritorialité du droit américain. Sur ce sujet, devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, Patrick Kron, avait parlé de théories plus ou moins conspirationnistes et de vues de l’esprit. Il ne peut pas dire autre chose : il est tenu par le settlement qu’il a signé avec le département américain de la justice – Department of Justice (DoJ). Il risque d’être poursuivi intuitu personae s’il tient un autre discours. Pour ma part, je maintiens que l’offensive du DOJ a joué un rôle majeur dans la vente d’Alstom à General Electric.

Le même scénario se rejoue d’ailleurs à chaque fois. Je vais vous en donner trois exemples.

En 1994, Technip signait un contrat de 6 milliards de dollars au Nigeria en versant une commission de 181 millions au président de ce pays. À l’époque, Bercy avalisait sans problème les commissions dès lors qu’elles ne dépassaient pas 3 % du montant du contrat. Dans les années 2000, le DoJ qui a eu vent de ce pot-de-vin oblige Technip à plaider coupable, ce qu’elle fait en 2008 ; l’entreprise est alors contrainte d’accepter la présence dans ses locaux d’une société américaine dont les experts ont accès à tous les documents afin de « l’aider à préparer sa défense devant le DoJ » ! Évidemment, cette société communique toutes les informations qu’elle récupère au DoJ… Résultat : en 2010, Technip doit verser à la justice américaine 338 millions de dollars d’amende. À nouveau, en 2015, Technip est cité comme une entreprise ayant utilisé des intermédiaires pour corrompre des dirigeants au Proche-Orient et pour obtenir des marchés en Irak. Rebelote… Et résultat : Technip a aujourd’hui fusionné avec une société américaine, son siège est à Londres, et sa direction se trouve à Houston. Le secteur parapétrolier était pourtant l’un des secteurs-clés de l’industrie française, très performante en la matière, mais les Américains le considèrent comme stratégique.

J’en viens à l’exemple d’Alcatel. En 2001, Alcatel signe un contrat au Costa Rica ; une commission est versée au président du pays via des intermédiaires. En 2004, l’affaire est révélée, le scandale éclate, et le DoJ se saisit immédiatement du dossier, commence à enquêter et à faire pression sur l’entreprise. En 2006, Alcatel fusionne avec l’Américain Lucent. La société est détenue à 60 % par les actionnaires d’Alcatel et à 40 % par ceux de Lucent, mais c’est la patronne de Lucent, Patricia Russo qui prend la direction. Le rouleau compresseur américain arrive : tous les Français sont progressivement éliminés des postes de direction. Un Américain est nommé directeur de la sécurité, et un cabinet anglo-saxon mène l’enquête en liaison avec le DoJ pour faire la chasse aux mauvaises pratiques. Ils vont jusqu’à installer une hotline aux États-Unis, sur laquelle les salariés d’Alcatel sont invités à dénoncer les mauvaises pratiques de façon anonyme par SMS.

En 2009, Alcatel se sépare de ses commerciaux, le réseau est décapité. Le même processus est à l’œuvre à chaque fois : le réseau commercial, prétendument coupable de tous les maux de la terre est décapité. En 2010, un accord est passé avec le DoJ : Alcatel est condamné à verser une amende de 137 millions de dollars à la justice américaine – notons qu’Alcatel ne paiera, quelques années plus tard, que 10 millions de dollars d’amende au Costa Rica qui était pourtant le principal lésé dans cette affaire… Depuis, un Français, l’avocat Laurent Cohen-Tanugi, surveille l’entreprise avec dix auditeurs : tous les jours, il faut lui communiquer tous les documents et les renseignements qui sont envoyés aux États-Unis. C’est une descente aux enfers. De plus, comme les Américains ne sont pas des modèles de bonne gestion, Patricia Russo s’est révélée une mauvaise gestionnaire, et Alcatel a enregistré 800 millions de pertes annuelles pendant dix ans. Et au total 30 000 licenciements…

Alstom a été victime du même processus, à une différence près : le groupe a résisté plus longtemps et n’a pas voulu plaider coupable immédiatement. Les Américains ont arrêté Frédéric Pierucci, l’un des anciens dirigeants de l’entreprise. Dans leur audition, j’ai entendu que les syndicats prenaient sa défense. Il faut dire que la manière dont on s’est comporté avec lui n’est pas digne. Il est aujourd’hui en prison. Je crois savoir, monsieur le président, que vous avez envoyé un courrier…

M. le président Olivier Marleix. J’ai écrit au Président de la République pour demander que ce monsieur puisse purger sa peine en France.

Ce qui est étonnant dans cette affaire, c’est qu’il a plaidé coupable pour les faits pour lesquels M. Patrick Kron et Alstom ont eux-mêmes fini par faire de même. De façon assez surprenante, M. Kron a oublié son ancien collaborateur dans l’arrangement avec le DoJ. M. Kron a donc pu quitter Alstom avec un bonus tandis que son collaborateur, qui était vice-président d’une importante filiale, a dû retourner en prison aux États-Unis… C’est un père de famille avec de jeunes enfants.

M. Jean-Michel Quatrepoint. Le 22 décembre 2014, Alstom conclut le fameux accord avec le département de la justice américain. Je ne sais pas si vous avez vu la vidéo où le ministre de la justice américain annonce qu’une amende de 772 millions va être infligée en précisant qu’elle devra évidemment être payée par Alstom et non par General Electric comme on avait pu le croire un moment. La vice-ministre de la justice prend ensuite la parole et l’on entend cette phrase hallucinante : « Désormais, on pourra se reposer sur General Electric pour fliquer le comportement d’Alstom ». « Fliquer » : le mot est fort !

Pour son documentaire L’anti-corruption, l’arme fatale américaine, la journaliste Emmanuelle Ménage s’est rendue par deux fois aux États-Unis et a pu, à l’issue de son enquête, établir que General Electric avait été tenue au courant de toutes les étapes de l’enquête menée par le DOJ. L’entreprise connaissait parfaitement le contenu de l’accord et savait notamment qu’Alstom n’avait pas la trésorerie suffisante pour faire face à l’amende colossale de 1,5 milliard de dollars dont elle était menacée initialement. On peut donc parler d’une relative collusion entre le département américain de la justice et General Electric.

Cette affaire pose clairement la question : pourquoi la France n’a-t-elle pas pris conscience plus tôt de cette offensive que mènent les Américains à travers leur droit dont ils se servent pour appliquer leurs normes au monde entier ? Pourquoi a-t-il fallu attendre la loi Sapin 2 pour mettre en place des règles anti-corruption en France ?

Je vous mets en garde : la prochaine étape sera la mise en cause d’Airbus. Le groupe se trouve pris exactement dans le même processus que les trois entreprises que j’ai citées. Nous en sommes au stade où Tom Enders s’est auto-dénoncé à la justice britannique et à la justice française, en espérant échapper à une offensive du département de la justice américain en vertu de la règle qui veut qu’on ne puisse être poursuivi pour le même motif dans plusieurs pays différents. À ceci près qu’il semblerait que le Serious Fraud Office britannique travaille toujours main dans la main avec le DoJ… Certains prétendent même qu’ils se partagent les amendes à parts égales – mais cette affirmation demande à être vérifiée. Vous pourriez d’ailleurs poser des questions à ce sujet puisque vous avez le pouvoir d’obtenir des réponses.

Nous en sommes au stade où Airbus a fait entrer plusieurs cabinets anglo-saxons pour préparer les dossiers de défense ; ils ont donc accès à tous les documents. Les avocats disent qu’ils ne sont pas obligés de transmettre les informations au gouvernement américain, mais les Big Four, c’est-à-dire les quatre plus grands cabinets d’audit internationaux, y sont obligés. Airbus est dans une situation telle qu’il n’a plus rien de secret. De surcroît, tous les agents commerciaux ont été liquidés, ce qui est source de grandes difficultés car de multiples procès sont en cours. Le DoJ commence à vouloir se saisir de l’affaire. Et s’il le fait, cela posera un énorme problème. Je ne sais pas comment Angela Merkel et Emmanuel Macron vont réagir.

Nous portons une responsabilité collective. Fort heureusement, il y a des choses qui marchent. Peut-être pourra-t-on parler de solutions à apporter. Il y a encore des choses sauvables, y compris chez Alstom. Il y a une politique industrielle à mener dans les semaines et les mois qui viennent. Pour le reste, cela relève de décisions horizontales.

Il faut croire en notre industrie car il n’y a pas d’économie moderne sans industrie, numérisée bien sûr, et sans actifs industriels.

M. Pascal Gateaud, rédacteur en chef de L’Usine nouvelle. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je souscris pleinement à l’analyse de M. Quatrepoint, qu’il s’agisse de la financiarisation, de la priorité donnée par l’Union européenne aux consommateurs par rapport aux producteurs, ou de l’extraterritorialité du droit américain. C’est le privilège des aînés que de pouvoir faire avec brio de telles mises en perspective.

S’agissant d’Airbus, mesdames, messieurs les députés, permettez-moi d’insister deux fois plutôt qu’une. Ce qui est en train de se jouer est excessivement grave. On se gargarise de ses succès alors que le groupe, demain, peut rapidement se retrouver en très mauvaise posture. Tom Enders a voulu faire d’Airbus, selon ses termes, « une entreprise comme les autres » en réduisant la présence des États et en normalisant ; du coup, un risque très réel pèse sur son indépendance.

On peut penser ce que l’on veut des méthodes commerciales, mais vouloir se passer de ses anciens agents commerciaux, c’est aller aux devants des ennuis. Airbus a rendu hommage la semaine dernière, à l’occasion de son départ à la retraite, à John Leahy, son super-vendeur, sans doute le meilleur vendeur de toute l’histoire de l’industrie aéronautique, qui a œuvré pendant trente ans pour l’entreprise ; mais quelques mois auparavant, l’entreprise a passé par-dessus bord les hommes qui, sur le terrain, ont permis à Leahy de finaliser ses contrats…

S’agissant plus largement des politiques industrielles, je voudrais vous dire quel a été notre sentiment à la rédaction de L’Usine nouvelle quand ont été annoncés le rachat d’Alstom par Siemens et l’accord entre STX et Fincantieri. « Triste épilogue d’un désastre industriel » ai-je titré. Il aurait très facile de hurler avec les loups et de fustiger le gouvernement d’Édouard Philippe, voire les gouvernements des deux précédents quinquennats – certains s’en sont chargés, je leur laisse ce rôle. Il aurait été facile aussi de jouer sur la fibre nationaliste pour mieux critiquer le mariage d’Alstom avec les activités ferroviaires de Siemens et l’intégration de STX dans le groupe italien Fincantieri. Nous ne l’avons pas fait car nous avons un peu de mémoire : nous savons d’où viennent ces entreprises. Alstom et STX formaient avec Alcatel et Nexans, ancien Alcatel Câbles bâti à partir de Câbles de Lyon, les quatre piliers de la Compagnie générale d’Électricité (CGE), conglomérat précisément créé pour jouer dans la cour des General Electric et des Siemens.

Je ne reviendrai pas ici sur les conditions du départ de Pierre Suard du groupe Alcatel. Des procédures ont été lancées contre lui et il a été innocenté, mais dans une relative discrétion du reste, sans que son honneur lui ait été totalement rendu. Son successeur, Serge Tchuruk, polytechnicien lui aussi, a eu la brillante idée de casser la CGE en deux entités distinctes : Alcatel, d’un côté, Alstom, de l’autre. Louis Gallois, un sage parmi les sages, s’est dit « rempli d’une certaine tristesse » par la vente d’Alstom, entreprise qui sera allée « de déboires en déboires, de mauvaise gestion en mauvaise gestion ». C’est pire que cela : M. Tchuruk s’est « gavé » pour employer un mot de la rue – Jean-Michel Quatrepoint a parlé de cette gloutonnerie des nouveaux dirigeants qui ont épousé la tendance à la financiarisation pour leur plus grand profit personnel. La gestion de Tchuruk a été marquée par une suite d’erreurs, à commencer par la trop faible capitalisation d’Alstom, qui explique le premier incident de 2004. Cette stratégie a été un échec total.

Rappelons que c’est Serge Tchuruk qui a popularisé l’idée d’un groupe industriel « fabless », sans usines, s’appuyant avant tout sur la R&D : on allait être plus malins que les autres, on se passerait des usines. Malheureusement, ce concept était le symbole d’une époque : il était partagé par une certaine élite économique, politique mais aussi administrative et médiatique. À la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille, un certain nombre de personnes en France ont considéré que l’industrie c’était quelque chose de sale, de « dégueulasse », une « source d’emmerdements », notamment  à cause des syndicats, et qu’il était préférable de conseiller à ses enfants, après un passage à Polytechnique par exemple, de se diriger plutôt vers la finance ou dans des cabinets spécialisés. En disant cela, j’exagère à peine…

Souvenez-vous : au début des années 2000, le Conseil d’analyse économique a publié 2000 un rapport cosigné par Lionel Fontagné auquel je me réfère souvent. On y soulignait le mauvais positionnement des produits industriels français, qui se situaient trop en milieu de gamme, exception faite des industries aéronautique et spatiale, de la défense, du luxe et de la chimie pharmaceutique. Où en est-on dix-sept ans plus tard ? L’économiste Patrick Artus le résume ainsi : « On produit une qualité espagnole avec des coûts de revient allemands … Formule peut être caricaturale, mais on n’est malheureusement pas loin du compte : mis à part les secteurs que j’ai cités, notre positionnement reste médiocre. Comme au début des années 2000, les grandes entreprises du CAC40 ont choisi de se développer à outrance à l’étranger. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi, compte tenu des impératifs de la mondialisation qui impliquent un déploiement sur tous les continents. Le problème est qu’elles l’ont fait en réduisant leur empreinte en France, beaucoup plus que ne l’ont fait les entreprises allemandes ou italiennes.

Ensuite, il y a ceux qui savent bien faire et ceux qui font moins bien. Michelin, par exemple, a fermé plusieurs sites, en mettant les moyens, c’est-à-dire en retrouvant des emplois aux salariés et en réindustrialisant. Mais il ne faut pas perdre de vue que la fermeture d’une usine s’accompagne de la perte de tous les services qui vont avec, dimension dont on ne parle jamais assez. Quand bien même il n’y a pas de licenciements secs, il y a de toute façon, à terme, perte de la valeur ajoutée pour tout un territoire.

Il y a cependant des motifs de croire sinon à un renouveau de l’industrie française du moins à la possibilité de stabiliser son évolution et d’arrêter la dégringolade. Cette année, l’investissement industriel a repris, le dispositif fiscal de suramortissement a eu des effets et la prise de conscience qu’il faut se préparer à l’industrie du futur s’approfondit.

J’aimerais revenir sur les filières qui marchent bien : le luxe, l’aéronautique, la défense, la chimie pharmaceutique, je l’ai dit. Si l’on prête attention à leur fonctionnement, on se rend compte que ce sont les mieux organisées en France : on y voit des chefs d’entreprise, les grands donneurs d’ordres qui coopèrent autour de programmes de recherche, de recrutement, qui s’entendent pour aider leurs sous-traitants à monter en puissance, à s’équiper. Prenons l’exemple de l’aéronautique avec le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS) : quand il y a des réunions, les patrons des entreprises membres y assistent en personne. Le groupement continue à développer la filière et a même mis au point des outils de financement pour aider les PME à investir. Les entreprises qui le composent sont confrontées à un formidable défi de montée en puissance au cours des dix prochaines années et il y a des chances qu’elles y parviennent, compte tenu de l’osmose qu’elles ont su créer entre elles.

On retrouve un peu la même chose dans l’industrie du luxe avec la « Cosmetic Valley » qui s’étend de la région Centre à la Normandie. La filière s’est organisée pour investir dans des plateformes de recherche et pour mener une lutte contre la contrefaçon. Et il y a un fonctionnement analogue dans la défense avec le Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN) et le Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT). Ces modes d’actions de groupe sont à prendre en compte.

A contrario, la filière ferroviaire française s’est auto-sinistrée. Il n’y a aucune coopération entre ses différentes composantes. Certaines tentatives ont été lancées mais aucune n’a abouti et il y a toute raison de penser que le dépeçage va se poursuivre. Il a beaucoup été question du rachat d’Alstom par Siemens mais on a moins parlé de Faiveley Transport, très belle entreprise du Nord qui a été rachetée par des Américains. À cela s’ajoute la concurrence des Chinois : quand on voit comment les autorités chinoises ont fusionné les deux principaux constructeurs nationaux pour créer de toutes pièces une nouvelle entité capable de répondre à des appels d’offres avec des propositions 20 % à 30 % moins chères que les grands constructeurs occidentaux, il y a du souci à se faire…

Vous vouliez que nous évoquions les entreprises stratégiques. Je ne sais pas s’il m’appartient d’en donner une définition. J’aimerais plutôt évoquer la politique des Américains, libéraux dans leurs principes, très interventionnistes et protectionnistes dans les faits. M. Patrice Caine, le patron de Thales, est de ceux qui réclament la création d’un équivalent français, voire européen, de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), agence du département de la défense américain chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire, qui est à l’origine de sociétés high-tech comme Palantir. C’est un outil qu’il serait en effet intéressant de créer.

Ces dernières années, il n’y a pas eu que des mauvaises choses en matière de politique industrielle. La création de Bpifrance a été tout à fait bienvenue. Elle a su rassembler des moyens auparavant dispersés et imposer sa marque. Le dynamisme de Nicolas Dufourcq, son directeur général, explique une grande partie de son succès. Ses actions pour faire grossir les PME et aider les entreprises de taille intermédiaire (ETI) à croître sont assez remarquables.

Pensons encore à la création du label French Tech. Son logo, ce coq rose en origami, a pu faire sourire au début mais il s’est révélé très vite un outil de marketing intelligent pour toutes les entreprises numériques dans ce pays. J’aurai une anecdote à ce propos. En 2012, alors que le patron de Publicis n’avait pas encore popularisé le thème de l’uberisation de l’économie, L’Usine nouvelle a décidé de consacrer pour la première fois un numéro thématique à la France du numérique. Région par région, territoire par territoire, nous avons sélectionné des entreprises du numérique, qu’il s’agisse de pure players ou d’entreprises traditionnelles ayant adapté leur business model. Nous ne savions pas quelle illustration choisir pour la couverture ; nous avons finalement décidé après quelques hésitations de mettre un des personnages des « Lapins crétins », cette série animée développée par les studios d’Ubisoft à Montpellier. Nous pensions prendre au dépourvu le lectorat traditionnel de notre magazine, composé des cadres très diplômés des entreprises industrielles. En réalité, c’est le contraire qui s’est passé : dans les mois qui ont suivi, on nous en parlait encore car cela rencontrait une envie. Le label French Tech est venu couronner cette évolution. Il est intéressant de voir que les polytechniciens ne pensent plus forcément à aller travailler à la City ou à Wall Street, mais ont plutôt envie de créer une start-up ou d’entrer dans une entreprise du numérique.

Bpifrance vient de lancer après des mois de préparation un nouveau label, La French Fab, sur le même principe que La French Tech. Il repose sur la volonté de redonner de la fierté à l’industrie. C’est en ce sens que votre commission pourrait aussi œuvrer utilement.

L’industrie française – Jean-Michel Quatrepoint l’a fort bien expliqué – a été maltraitée par nos élites pour diverses raisons, par gloutonnerie mais aussi par méconnaissance. Il y a trop de Français pour qui les métiers de l’industrie sont encore entachés par l’image des « 3 D » comme on dit aux États-Unis – dirty, difficult, dangerous –, des métiers sales, difficiles, dangereux dont les natifs ne veulent pas entendre parler. Au cours de ma carrière, j’ai visité des dizaines et des dizaines d’usines et j’aime toujours autant le faire. Toutes ne m’ont pas laissé de bons souvenirs : certaines fabriques de porcelaine tout droit sorties du XIXe siècle, des entreprises textiles soumises à une terrible course aux rendements, des usines d’emboutissage où les ouvriers étaient obligés de mettre des manchons pour éviter que leurs avant-bras ne soient écrasés par les presses, ou encore, dans l’agroalimentaire, des usines de découpe de la viande en Bretagne. Mais l’essentiel du travail dans l’industrie est tout sauf cela : ce sont des postes qui méritent d’être connus, et mieux payés, en général, que dans les autres secteurs.

C’est une réalité qui est peu mise en avant. Malheureusement, depuis des années, on ne parle de l’industrie qu’à l’occasion d’un sinistre ou seulement le temps d’une campagne électorale. Nous devons redonner de la fierté à l’industrie française. Ce matin, le Président de la République a signé des contrats importants au Qatar : le futur métro de Doha, le Rafale, des blindés, tous équipements fabriqués dans des usines françaises dont on ne parle que peu.

Il n’y a aucune raison pour que l’industrie en France ne perdure pas. Je ne parle pas de remonter sa part dans le PIB ; cela m’étonnerait qu’on y arrive. Mais au moins pourrait‑on limiter la casse en faisant en sorte de la stabiliser.

L’industrie automobile est un bon exemple. C’est un secteur qui pouvait paraître en difficulté et qui compte aujourd’hui trois des fournisseurs les plus innovants au monde. Valeo est un formidable exemple de renaissance. Quand Jacques Aschenbroich, son patron, est arrivé à sa tête, c’était une entreprise qui doutait d’elle-même, après des années de management de la terreur. Il a mis le paquet sur l’innovation et elle est devenue l’entreprise qui dépose le plus de brevets en France. Quand il dit que le véhicule autonome, ce ne sont pas les constructeurs ou Google qui le développent mais Valeo, il ne se trompe pas car c’est Valeo qui conçoit et fabrique les différents éléments nécessaires à son fonctionnement.

Je terminerai par le cas de PSA et de Renault. On ne dira jamais assez combien le choix de racheter Dacia et de se tourner vers le low cost a été intelligent de la part de la direction de Renault, tout comme l’alliance avec Nissan. Mon seul regret, c’est que Carlos Ghosn ait attendu un peu trop longtemps pour rénover la gamme des véhicules fabriqués par Renault, ce qui a conduit à une perte de parts de marché, même si le groupe est bien reparti. Avec PSA, nous avons l’exemple d’une intervention intelligente de l’État : c’est lui qui a invité la famille Peugeot à passer la main alors qu’elle était devenue un obstacle au bon développement du groupe. Quel pays en Europe, à part l’Allemagne, peut s’enorgueillir d’une industrie automobile aussi puissante ?

M. le président Olivier Marleix. Je vous remercie, messieurs.

Mes questions ont trait aux dispositifs législatifs. La loi est censée donner des pouvoirs aux ministres dans les domaines que vous avez évoqués. Il y a d’abord l’autorisation des investissements étrangers dans des secteurs stratégiques : cette procédure a été renforcée par le décret pris par Arnaud Montebourg en 2014 mais le Traité de Rome reconnaissait déjà ce pouvoir et la loi de 1966 sur les relations financières avec l’étranger a posé des règles en ce domaine. Quel est votre regard sur l’effectivité du pouvoir du ministre en la matière ? Comment sont négociées les lettres d’engagement demandées aux industriels ou aux fonds d’investissement lors d’un rachat ou d’une fusion ? Par ailleurs, qu’en est-il de l’application de la loi dite « de blocage » du 26 juillet 1968 ? Aux termes de la législation française, un chef d’entreprise n’est pas censé fournir des documents sans l’autorisation expresse du Gouvernement. Pensez-vous que certaines personnes dans ce pays se soucient encore de faire respecter cette loi ? Si tel n’est pas le cas, comment est-elle contournée ?

Mon autre question porte sur Alstom. Siemens n’a jamais caché son intérêt pour le rachat de la branche énergie d’Alstom. Jusqu’en 2014, le groupe allemand a proposé de lui céder en contrepartie la totalité de ses activités de mobilité. Cela aurait permis de créer deux « vrais » Airbus 100 % européens, l’un dans le domaine de l’énergie, l’autre dans le domaine ferroviaire. Pourquoi cela ne s’est-il pas fait ? Pourquoi a-t-on laissé faire, d’un côté, les Américains, de l’autre, les Allemands, au point qu’il ne reste plus grand-chose de français ?

M. Jean-Michel Quatrepoint. S’agissant de l’autorisation d’un investissement étranger, il faudrait disposer de solutions alternatives. Or le ministère des finances n’en a pas puisque Bercy ne pense pas dans ce domaine. Il se retrouve donc devant le fait accompli… Vous pouvez toujours bloquer un investissement, mais il faut derrière une solution de remplacement. C’est la même chose pour la loi du 26 juillet 1968 : il faut oser prendre une telle décision. Mettez-vous à la place du responsable d’une entreprise mondialisée – le même raisonnement est valable pour les autorisations relatives aux investissements étrangers : vous ne pouvez pas aller à l’encontre des Américains. BNP Paribas a cédé car, si elle ne pouvait plus utiliser de dollars et avoir des filiales aux États-Unis, cette entreprise était morte. De la même façon, Alstom a cédé in fine car elle ne pouvait prendre le risque que soixante dirigeants ne puissent plus voyager pour cause de mandats d’extradition américains. Les entreprises cèdent donc face aux Américains car aucun responsable d’une entreprise internationalisée, mondialisée ne peut se permettre de leur refuser des documents.

M. le président Olivier Marleix. Ma question portait sur le fait que la loi du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères précise que le chef d’entreprise doit informer le Gouvernement. Certes, aucune sanction pénale n’est prévue dans l’article en question, mais, à l’heure actuelle, les entreprises n’informent pas le Gouvernement.

M. Jean-Michel Quatrepoint. Mais, ensuite, il faudrait que le Gouvernement en fasse quelque chose… Lorsqu’on a découvert que François Hollande était écouté par la National security agency (NSA), avez-vous constaté des réactions en France ?

Mme Laure de La Raudière. Non, c’est Angela Merkel qui a réagi…

M. Jean-Michel Quatrepoint. Angela Merkel a réagi car, en Allemagne, une affaire parallèle impliquait la Central intelligence agency (CIA) et le Bundesnachrichtendienst (BND), le service de renseignements allemand – le responsable de la CIA à Berlin a été expulsé. Mais, de son côté, François Hollande n’a pas bronché. On nous explique, mais en off, que nous dépendons des Américains, notamment au Sahel : si nous nous les mettons à dos, les troupes françaises deviendront aveugles et sourdes !

De la même façon, le Gouvernement français aurait peut-être pu anticiper en faisant de l’intelligence économique pour savoir ce que préparaient les entreprises américaines en matière d’extraterritorialité du droit. Mais, depuis 1991, la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) ne produit plus d’informations économiques : nous vivons dans une mondialisation heureuse où nous n’avons que des amis et des partenaires. Et on n’espionne pas ses partenaires…

Un dernier élément, Siemens avait voulu racheter les activités « Energie » d’Alstom en 2003, ce qui explique d’ailleurs l’hostilité viscérale de Patrick Kron, du management d’Alstom et des syndicats d’Alstom vis-à-vis de Siemens. Il est vrai qu’à l’époque, Siemens avait tout fait pour faire capoter l’opération auprès de la Commission européenne, les Allemands y étant bien introduits en matière industrielle. Les autorités françaises ont réussi à bloquer cela. C’est sans doute l’un de nos derniers actes de politique industrielle. Ensuite, nous avons commis d’autres erreurs…

Aujourd’hui, nous ne pourrions pas refaire Airbus car il s’agit d’un accord entre deux gouvernements. À l’époque, l’Allemagne n’avait pas la puissance dont elle dispose aujourd’hui et la France en avait beaucoup plus…

M. le président Olivier Marleix. Mais, pour le train à grande vitesse, on aurait pu imaginer un groupement d’intérêt économique (GIE) au sein duquel Alstom et Siemens auraient mutualisé leurs moyens.

M. Jean-Michel Quatrepoint. Il faut un patron dans un groupe, même dans une coopération. Chez Airbus, pendant longtemps, le patron était français. Il ne l’est plus. Atos est un excellent exemple de coopération franco-allemande. Siemens n’a jamais été très performant en informatique, les Français sont meilleurs en la matière. Nous, Français, avons détruit un Airbus de l’informatique en 1975. Je l’ai vécu au jour le jour puisque je travaillais au Monde à l’époque – j’avais même écrit « French ordinateur ». Cela a fait la une du Monde : déjà, à l’époque, la France a choisi les États-Unis plutôt que l’Europe. Valéry Giscard d’Estaing et, son ministre, Michel d’Ornano ont rompu un accord dans lequel Siemens était partie prenante avec la Compagnie internationale de l’Informatique (CII) et Philips. C’était une très grave erreur. Du coup, nous ne sommes jamais réellement revenus dans la course et dans le secteur du matériel informatique.

Mais Atos est une espérance et Siemens, qui connaît ses faiblesses en informatique, a vendu ses activités informatiques à Atos, prenant, en contrepartie, 18 % du capital d’Atos. Sauf qu’Atos a un bon patron, Thierry Breton, qui connaît son métier. D’ailleurs, il a racheté Bull qui ne représentait plus grand-chose, mais disposait encore d’un savoir-faire et de compétences. Cela nous a permis de développer des ordinateurs quantiques. Nous venons d’en vendre un aux États-Unis. On peut donc s’appuyer sur Atos pour développer une politique industrielle, y compris avec l’Allemagne – du fait de la présence de Siemens – dans le numérique et le big data. Les exemples existent donc, mais il faut toujours un patron, un leader dans un projet. Hormis dans le cas la coopération entre Safran et General Electric pour la fabrication des moteurs CFM56 qui équipe les Airbus et les Boeing, je ne connais pas d’exemple de partage à 50-50 qui fonctionne.

M. Pascal Gateaud. Nous avions rencontré M. Poupart-Lafarge, le patron d’Alstom, juste avant qu’Alstom Transport ne devienne autonome. À l’époque, il lorgnait plutôt sur la branche « Signalisation » du groupe Thales, où se dégagent les profits les plus importants. Thales lui a opposé une fin de non-recevoir, précisément parce que c’était une activité tout à fait rentable. Thales se présente comme l’un des groupes les plus high-tech de France – ce qui est d’ailleurs le cas. M. Poupart-Lafarge a alors compris qu’il allait rester seul. Quand il a vu se créer ce monstre grâce à la réunion des deux groupes de la construction ferroviaire chinois, il a compris qu’à terme, il serait dans une seringue. Les Chinois ont pu soumissionner à des appels d’offres en étant 20 à 30 % moins chers. Ils se sont même payé le luxe de prendre un marché au Québec, au nez et à la barbe de Bombardier. Quand Siemens a fait sa proposition, M. Poupart-Lafarge et le management d’Alstom ont sans doute tout simplement estimé qu’il n’y avait pas d’autre échappatoire. Aurait-il été possible de faire autrement ? Cela relevait d’une décision politique forte, d’un accord d’État à État, mais je ne suis pas sûr que cela ait véritablement été étudié…

M. le rapporteur Guillaume Kasbarian. Monsieur Quatrepoint, je vous remercie d’avoir rappelé que la situation d’Alstom ne date pas d’hier ou même d’avant-hier, mais d’un bon quart de siècle. C’est bien une succession d’erreurs stratégiques des dirigeants de l’entreprise durant plusieurs décennies qui a mené au désastre industriel.

Je remercie également M. Gateaud d’avoir rappelé que l’industrie est diverse et que certaines industries vont bien, même si on en parle peu, qui regroupent des compétences, créent des labels – comme La French Tech ou La French Fab – et ne se différencient pas toujours sur le prix, mais aussi sur la qualité, en déployant d’autres arguments face à la concurrence.

Vous avez dénoncé la vision parfois négative du grand public et de nos élites sur notre industrie : n’est-ce pas lié au fait justement que l’on se focalise en permanence sur ce qui ne va pas, sur quelques plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) dramatiques et alarmants, et non sur les succès industriels ? Je partage votre analyse à 2 000 % : nous devons retrouver notre fierté industrielle. Je suis convaincu que les députés de cette commission connaissent tous, dans leurs circonscriptions, des succès dans l’industrie légère ou lourde, y compris avec des investisseurs étrangers. Dans ma circonscription, Novo Nordisk est une entreprise danoise qui investit et crée des emplois. On n’en parle pas beaucoup… Vous avez évoqué la « Cosmetic Valley », basée à Chartres. Effectivement, je connais beaucoup d’entreprises florissantes en cosmétique et elles sont parfois étrangères. Comment valoriser notre industrie ?

S’agissant des investisseurs étrangers en France, Monsieur Quatrepoint, vous avez indiqué que Mme Merkel favorisait les intérêts des entreprises allemandes et que nous ne favorisions pas toujours les intérêts des entreprises françaises. Vous avez probablement entendu les syndicats que nous avons auditionnés, notamment ceux de STX. Leur message est clair : qu’importe la nationalité, c’est la stratégie qui compte. Ce n’est donc la couleur du passeport – surtout quand on parle d’entreprises ou d’investisseurs européens –, mais bien la vision stratégique et la façon dont s’y prendre pour arriver à de bonnes performances économiques. J’irai même plus loin : ne serions-nous pas en train d’oublier tous les investisseurs étrangers en France avec lesquels les choses se passent bien ? On n’a pas forcément envie de dénoncer la couleur de leur passeport, mais plutôt de reconnaître la qualité de leur stratégie industrielle. La nationalité des investisseurs est-elle pour vous un élément déterminant de la qualité de la stratégie industrielle de l’entreprise ?

S’agissant des investisseurs français à l’étranger, M. Gateaud, vous avez participé le 1er octobre à une émission sur France Culture sur le thème : « L’industrie française est-elle soluble dans l’Europe ? ». Vous avez notamment dit qu’on ne parlait assez des entreprises françaises qui rachètent souvent des entreprises étrangères, en citant l’étude du cabinet PricewaterhouseCoopers (PwC) publiée en 2017 : ainsi, en 2016, 93 entreprises allemandes ont été rachetées par des entreprises françaises contre seulement 25 entreprises françaises achetées par les entreprises allemandes. N’a-t-on pas tendance à se focaliser exclusivement sur les investisseurs étrangers en France en oubliant tous les investisseurs français qui investissent massivement à l’étranger, pour lesquels les choses se passent bien et dont on peut être fier ? Or on n’en entend jamais parler…

J’ai l’habitude de poser cette dernière question à tous nos interlocuteurs : qu’est-ce qu’une entreprise « stratégique » ? Si l’on pose la question à chacun des députés ici présents, chacun aura sa liste d’entreprises et de secteurs stratégiques. Au final, quand on ramassera les copies, on constatera que personne n’a la même vision de ce qu’est une entreprise véritablement « stratégique ». Quelles sont les entreprises pour lesquelles on accepte des investisseurs étrangers, un départ à l’étranger ou, éventuellement, une faillite ? Quelles sont les entreprises qui doivent pouvoir se développer sans que l’État ait un droit de regard sur la stratégie, puisqu’elles ne sont pas considérées comme « stratégiques » ? La définition est loin d’être évidente…

M. Jean-Michel Quatrepoint. Votre première question rejoint la troisième : vous avez raison, il y a de très bons investisseurs étrangers en France. General Electric était considéré comme tel d’ailleurs : on citait le partenariat avec Safran, les activités médicales de la Compagnie générale de radiologie (CGR), rachetées à Thomson en 1988. Mais General Electric n’est plus un bon investisseur étranger en France : ses décisions ne sont plus des décisions industrielles rationnelles, elles deviennent purement financières. L’actionnaire financier, notamment les fonds activistes – soyons clairs – ont pris du poids au sein du conseil d’administration. Ces fonds sont très actifs. Leurs intérêts ne sont pas compatibles avec ceux de la collectivité France. Quels sont les intérêts de notre collectivité ? C’est de garder des compétences et un savoir-faire, de conserver la valeur ajoutée sur notre territoire et de bénéficier de rentrées fiscales. Je suis partisan de demander aux groupes multinationaux de publier leurs comptes pays par pays. C’est d’ailleurs ce qu’envisage l’OCDE. Évidemment, quelques multinationales françaises n’y sont pas très favorables, mais je maintiens qu’il est nécessaire de disposer des bonnes informations afin d’évaluer les retours sur investissement : car il y a investissements « gagnant-gagnant » ; je suis pour, on n’en parle pas car ils ne posent pas de problèmes. À l’inverse, quand ce sont des investissements « perdant-perdant » pour le pays et même pour l’entreprise, je suis contre. Les syndicats vous en ont parlé : chez General Electric, on assiste à un réel changement de management. Les syndicats vous ont bien expliqué comment on faisait quand on veut tuer son chien : on dit qu’il a la rage… Par le biais de la comptabilité interne, on pèse sur telle ou telle activité, puis on explique qu’elle n’est pas rentable.

S’y ajoute le problème des plans de charge : un investisseur étranger digne de ce nom réfléchit au vu du plan de charge. General Electric aurait dû s’en préoccuper car il gère des activités cycliques. Comment cela se passait-il avant ? Dans le secteur ferroviaire, les commandes sont honorées sur plusieurs années et suivies d’une période de creux. Un directeur général de l’industrie, haut fonctionnaire, avait ainsi pris sur lui de financer l’achat de rames TGV à Alstom, par le biais de crédits de recherche-développement dont il avait la maîtrise, en sachant pertinemment que la SNCF ne passerait commande que deux ans plus tard. L’État jouait ainsi son rôle de facilitateur, en permettant la transition. Aujourd’hui on ne le fait plus.

M. Pascal Gateaud. Sur le site internet de L’Usine nouvelle, nous avons une rubrique « Le quotidien des usines », alimentée par nos correspondants en région qui nous font part des principaux investissements dans les usines. Cette année, les mauvaises nouvelles ont quasiment disparu et les bonnes nouvelles sont légion, particulièrement depuis la rentrée : dans quinze jours, nous allons d’ailleurs publier un bilan soulignant que la France est redevenue créatrice nette d’usines. La France attire un grand nombre d’investisseurs étrangers et très importants, notamment dans la pharmacie. Il est également vrai que les investisseurs étrangers ont pendant longtemps été sensibles à la « grosse caisse » – ce n’est plus une petite musique… – du déclinisme et aux blocages de l’économie française. Cela ne nous a sans doute pas aidés lorsque des arbitrages étaient pris par des conseils d’administration situés à des milliers de kilomètres.

Je prendrai un seul exemple : Siemens a acheté Matra Transport. Matra Transport, rappelez-vous, c’est l’inventeur du véhicule automatique léger (VAL), le métro de Lille et de Rennes. Pendant des années, Siemens s’est comporté comme un serpent à digestion très lente. Puis, avec le changement de management en Allemagne, les personnels de Matra Transport ont compris leur douleur… Le meilleur investisseur peut donc aussi se révéler le pire, en fonction de différents éléments, y compris internes – changement de management, de décisions, etc.

Mme Natalia Pouzyreff. Vous voulez dire que l’on est moins protégé. Mais cela se déroule sur de très longues périodes et Siemens a éventuellement cédé certaines participations. Nous essayons de comprendre la réciprocité des constructions.

M. Pascal Gateaud. En termes d’investissements français à l’étranger – j’en ai parlé dans mon propos liminaire –, la volonté des entreprises du CAC 40 d’accompagner le phénomène de mondialisation est indéniable. Prenez un groupe comme Engie – l’ex-GDF Suez. Sous la direction de Gérard Mestrallet, Engie a racheté il y a quelques années International Power. Ce groupe, plus ou moins financier, un peu industriel, est devenu le premier énergéticien mondial par succession de rachats. Je pourrais en prendre beaucoup d’autres : l’actuel président de la Fédération des industries mécaniques, Bruno Granjean, qui dirige une petite boîte, REDEX, spécialisée dans les réducteurs et les pièces très particulières, vient de passer ces dernières semaines au Bade-Wurtemberg où il a racheté une entreprise allemande. Vous avez raison, on ne parle jamais trop des succès.

Cet expansionnisme français à l’étranger ne m’aurait pas choqué, si, dans le même temps, il n’y avait pas eu des décisions défavorables à l’investissement en France et au « Made in France ». C’est tout de même ce qui s’est passé… Un certain nombre de chefs de grandes – ou moins grandes – entreprises a considéré que la base coût était trop importante en France. Il a fallu attendre le rapport Gallois de 2012 pour que l’on mette le doigt sur la baisse des marges et de la vitalité des entreprises, ainsi que sur les forts coûts de main-d’œuvre.

M. le président Olivier Marleix. On l’avait un peu identifié avant…

M. Pascal Gateaud. Bien sûr, c’était identifié avant, mais c’est ce qui a convaincu les pouvoirs publics de prendre des mesures.

M. le président Olivier Marleix. On n’a pas répondu à la question : qu’est-ce qu’une entreprise qualifiée de stratégique ?

M. Jean-Michel Quatrepoint. Je vous renvoie la question : quelle est la responsabilité d’un politique, d’un Président de la République ? C’est d’abord d’assurer la sécurité alimentaire de sa population, autrement dit de lui donner à manger. C’est ensuite de la défendre, c’est-à-dire avoir un outil de défense. C’est enfin de veiller à ce que l’économie fonctionne ; et pour que l’économie fonctionne – je ferai une analogie avec le corps humain –, il faut à la fois un système sanguin et un système nerveux. Le système sanguin, c’est l’énergie et l’électricité. Vous n’avez pas besoin de bombes atomiques pour détruire un pays : coupez l’électricité et tout s’arrête… Le système nerveux, ce sont les données, ce qu’on appelle le numérique et que j’appelle l’« e-conomie ». C’est stratégique aujourd’hui. Nous devons être souverains sur l’ensemble de ces secteurs : souveraineté alimentaire, souveraineté de défense, souveraineté énergétique et souveraineté numérique.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Je vous remercie de nous faire partager votre vision de ce gâchis industriel que l’on constate depuis un certain nombre d’années. Vous l’avez dit, nous avons l’impression de revoir chaque fois le même film, avec la même communication un peu stéréotypée, qui présente l’opération de fusion ou de reprise comme une alliance « entre égaux » permettant – forcément – le maintien de l’emploi et la création d’un champion. Or, à la fin, on se retrouve très souvent avec un plan social… Cela montre que les alliances « entre égaux » ne sont pas une réussite : il y en a toujours un qui impose ses vues à l’autre. Chacun des membres de cette commission d’enquête souhaite que l’on puisse vraiment tirer les leçons de ces différents gâchis, car nous avons vraiment l’impression que ce n’est pour le moment jamais le cas. Comment expliquez-vous que nous tombions systématiquement dans le piège ?

Par ailleurs, comment pourrions-nous faire en sorte que cette commission soit utile et permette de renforcer le contrôle des engagements pris ? C’est souvent le problème : des engagements sont pris, mais on ne parvient pas à les faire respecter. Enfin, comment contrôler de la meilleure façon l’arsenal des investissements étrangers ?

M. Bastien Lachaud. Je vous remercie pour vos exposés précis. Monsieur Quatrepoint, vous avez évoqué le rôle de l’inspection générale des finances dans cette faillite industrielle. Pourrait-on aller plus loin et dire que, si l’État ne réagit pas, c’est à cause de la porosité très forte entre ces capitaines d’industrie, notamment issus de l’inspection générale des finances, et cette même inspection, qui dirige Bercy ? Autrement dit, le pantouflage n’est-il pas une des causes de cette faillite industrielle ?

Si on revient sur Alstom, quand le DOJ a demandé à l’entreprise de lui fournir la totalité de ces données, l’État avait les moyens juridiques de s’y opposer : il peut interdire le transfert de données d’entreprises stratégiques vers l’étranger. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?

Monsieur Gateaud, vous avez parlé du Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales (GIFAS), très intéressant. Mais il y a aussi le Groupement des industries de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT) et le Groupement des Industries de Construction et Activités Navales (GICAN), et ces trois organismes ne se coordonnent pas toujours : entre le Rafale et l’Eurofighter, il n’y a pas eu coopération au sein du GIFAS. Mais s’ils existent, coopèrent et se coordonnent, c’est grâce à la volonté publique de disposer d’une industrie de défense. La loi de programmation militaire alimente ces industries, en fournissant un plan pluriannuel d’investissement à l’ensemble des fournisseurs d’un même secteur. N’est-ce pas cette implication de l’État qui explique le succès de ces entreprises ?

Concernant Airbus, je vous remercie d’avoir exprimé publiquement l’analyse que je porte sur les risques qui pèsent sur cette entreprise. Vous l’avez très bien résumé. Monsieur le président, nous devons inclure Airbus dans le champ de travail de notre commission d’enquête, en plus des trois entreprises déjà concernées. N’attendons pas qu’il soit trop tard pour créer une commission d’enquête sur ce qu’il sera advenu d’Airbus, alors que nous avons encore les moyens d’agir pour sauver l’entreprise.

M. Hervé Pellois. Monsieur Quatrepoint, vous avez rappelé l’importance de l’extraterritorialité du droit et la puissance de domination des États-Unis.

À l’échelle européenne, peut-on imaginer une sorte d’arme stratégique susceptible de contrer ce poids important des États-Unis ?

Au moment des différents accords de libre-échange, la création d’une sorte de tribunal international avait été évoquée. Est-ce imaginable ?

Par ailleurs, les États-Unis sont-ils aussi virulents vis-à-vis des grandes entreprises chinoises ? Nous n’entendons pas parler de pénalités à leur encontre.

Mme Anne-Laure Cattelot. Vous le savez et vous l’avez signalé, Alstom et notamment son site de Belfort ont été soutenus par une commande publique importante. Le ratio des commandes par emploi sauvegardé nous interroge sur la capacité de l’État stratège à anticiper les mutations économiques et les mutations territoriales…

Mon territoire – le nord de la France – a connu le déclin du fait d’une ultra spécialisation en sidérurgie, suivi d’une reconversion automobile, en partie réussie. Prochainement, nous allons faire face à des fermetures de réacteurs nucléaires. Nous souhaitons que le développement durable soit une véritable opportunité économique, avec le New Green Deal. Quelle est la place de l’État dans l’anticipation de ces mutations économiques ? Depuis vingt ans, on nous dit que la France doit avoir une politique industrielle. Mais, finalement, ce n’est pas toujours mis en œuvre. Par ailleurs, quand on voit les sommes d’argent considérables dépensés dans le seul but de maintenir une situation donnée, ne vaudrait-il pas mieux, à Belfort comme ailleurs, sans pour autant abandonner les gens et le territoire, reconnaître que la pertinence n’est plus là et anticiper les mutations et besoins territoriaux ?

Lorsque l’on fait le bilan de ce que l’État a réalisé en trois ou quatre ans pour la filière numérique – surtout dans le soft, les développements dans le hard étant assez faibles – en structurant toute l’offre financière d’accompagnement global pour la création de ces entreprises, notamment de La French Tech, ne pourrait-on envisager de faire la même chose pour l’industrie ? Ne pourrait-on structurer la partie financière, voire, pour toutes les entreprises qui se créent, imaginer un système qui permette de passer du prototype à la production de chaîne ?

Mme Marie-Noëlle Battistel. On en entend beaucoup opposer le développement des start-up au maintien des usines plus traditionnelles. Pensez-vous, comme moi, qu’il faut de tout pour faire un monde, y compris dans le domaine industriel ?

M. Pascal Gateaud. Il serait un leurre de penser que la France va devenir une « Start-up Nation » comme Israël – qui n’est d’ailleurs pas que cela. Il faut bien entendu favoriser le développement des start-up en France et on a pour cela des avantages dans ce pays : nous avons une école de mathématiques et des grandes écoles, nous formons des gens compétents en matière de cryptographie, de cybersécurité et de numérique. Il était nécessaire de structurer des outils, de développer une marque collective et de faire des efforts – on l’a fait, c’est très bien. Demain, ce n’est plus au « Mondial de l’automobile » de Paris, au salon de Genève ni au salon de Francfort que les constructeurs automobiles auront envie d’être et de présenter leurs nouveautés, mais au « Salon de l’électronique » (CES) de Las Vegas : c’est là-bas que seront présentés tous les développements à venir du véhicule autonome. Reste qu’il est nécessaire de maintenir des usines, ne serait-ce que pour donner de l’emploi aux gens dans les différents territoires. Le drame de notre pays, c’est le chômage massif : avant, il y avait un employeur dans n’importe quelle sous-préfecture ; maintenant, l’employeur, c’est l’hôpital et la mairie. On ne peut pas satisfaire de l’absence d’employeurs ni de « la carte et le territoire », pour reprendre le titre d’un roman fameux.

Vous avez parlé de l’inspection générale des finances. C’est peut-être un lieu commun de parler d’une surreprésentation des grands corps de l’État – notamment des X‑Mines – à la tête des grandes entreprises industrielles. Comment expliquer autrement qu’on ait laissé Anne Lauvergeon se fourvoyer jusqu’au bout à la tête d’Areva ? On pouvait admettre sa stratégie de groupe intégré au départ ; mais après, elle n’a fait qu’une succession d’erreurs. Aller construire un réacteur EPR, qui n’avait encore jamais été construit, en Finlande, pays qui n’a aucune tradition de construction de centrales nucléaires, c’était prendre le risque de ne pas y arriver. Quand on sait, en plus, que pas même la moitié des plans n’était arrêtée à l’époque où l’on a vendu ce réacteur, on comprend qu’on marche sur la tête ! De même, nommer quelqu’un comme Henri Proglio à la tête d’EDF était une erreur colossale. Ajoutez Patrick Kron, et vous avez les trois personnes qui ont failli mettre par terre toute la filière nucléaire et plus largement, l’industrie énergétique française. Cette prépondérance des grands corps de l’État se perpétue parce que c’est une tradition et qu’on se place les uns les autres.

Pour ce qui est de l’anticipation par l’État des mutations économiques, nous avions effectivement auparavant des outils tels que le Plan. Nous ne sommes pas plus bêtes en France que nos voisins : nous avons tout un tas d’experts et d’économistes qui réfléchissent. Simplement, il y a un manque de continuité dans l’action de l’État qui fait du stop-and-go en permanence. Le nucléaire en est un bon exemple : comment se fait-il que dans ce pays, on ait construit à marche forcée cinquante-huit réacteurs nucléaires en une vingtaine d’années et qu’on n’ait toujours pas un mât d’éolienne offshore au large de nos côtes ? Il y en a des milliers au large des côtes allemandes, danoises et anglaises – une seule au large des côtes françaises ! Ici, on vous dit que cela fera baisser la valeur des propriétés, là, qu’on va attenter au souvenir de soldats alliés venus défendre la France, ailleurs, que cela va gêner les pêcheurs… On se moque du monde ! Si l’État était fort, s’il était stratège, il imposerait dans ce secteur des procédures telles qu’on ne mettrait pas dix ans pour poser un mât d’éolienne offshore, mais à peu près le même temps que nos voisins,.

M. le président Olivier Marleix. L’État pourrait aussi s’assurer qu’une filière française soit mobilisée pour l’implantation de ces éoliennes, ce qui n’est pas toujours le cas.

M. Jean-Michel Quatrepoint. Je vous donnerai un autre exemple de politique industrielle : celui des équipementiers automobiles. Si nous avons des équipementiers automobiles, c’est parce qu’au début des années 1990, il y a eu une concertation entre l’État, qui avait encore une direction générale de l’industrie, les équipementiers et les syndicats. Cette concertation a défini la restructuration du secteur : tout le monde s’est mis d’accord et est allé dans le même sens. Nous en voyons le résultat, vingt-cinq ans après. Aujourd’hui, l’État doit mettre autour de la table les constructeurs automobiles, les équipementiers et les fabricants de composants.

J’ouvre une parenthèse sur STMicroelectronics, seul fabricant européen de composants électroniques de pointe, qui est une construction franco-italienne avec présence des deux États au capital. Cette entreprise, qui a connu des hauts et des bas mais qui subsiste, est à la pointe de la technologie mondiale en matière de reconnaissance faciale. Elle a notamment obtenu un contrat sur l’iPhone X. Il faut que STMicroelectronics puisse survivre. Or elle consomme énormément de capital. Bruno Le Maire a visité l’usine de Crolles, à Grenoble, il y a quelques semaines. À la sortie de l’usine, le ministre s’est dit impressionné : « Il y en a pour quelques centaines de millions d’euros de machines ! » « Non, il y en a pour 2,5 milliards », lui a répondu le directeur… Une salle blanche, c’est 1 milliard d’euros : il faut les financer.

Bref, il faut que l’État stratège mette tous les acteurs autour de la table, évalue les moyens nécessaires, définisse une stratégie de long terme et mobilise des financements, y compris publics – ce qui peut poser des problèmes avec Bruxelles.

Il faut de la continuité, éviter le stop-and-go et donc réinventer un commissariat au Plan du XXIe siècle. C’est l’industrie numérisée – que nous devons réinstaller – qui va recréer une classe moyenne, pilier de nos démocraties : pour l’instant, le système ne fabrique que des emplois low cost et des emplois au sommet – start-uppers, financiers, etc. Au milieu, on lamine ; et du coup, on assiste à une perte de compétences généralisée. Or la classe moyenne et les usines, c’est la compétence. Je suis très frappé de trouver chez Alstom des gens aussi compétents, qui aiment autant leur métier. Ces gens disent qu’ils ne sont plus dirigés. Ils veulent un chef, une stratégie et des moyens pour faire du bel ouvrage. C’est à l’État de définir une stratégie, en lien avec les acteurs économiques ; mais encore faut-il le vouloir.

Cela nous ramène à la question de pantouflage. Il est vrai que certaines catégories le pratiquent. Je connais bien ces gens, car ils appartiennent à ma génération. Je les ai fréquentés. Je les ai vus évoluer pendant cinquante ans. Je me souviens de ce grand serviteur de l’État qui s’appelait Gérard Théry et qui fut directeur général des télécommunications. C’est grâce à lui qu’on est passé du « 22 à Asnières » au rang de première nation dans le monde en matière de télécommunications, avec Alcatel, bien sûr, mais aussi avec France Télécom qui, il y a vingt ans, était n° 4 mondial. Mais où en est-on aujourd’hui ? Orange est en bas du classement.

Je terminerai en vous parlant de politique industrielle immédiate. Il est encore possible de faire quelque chose. Le problème d’Alstom est qu’il n’aura plus d’actionnaire de référence français. Dans le nouvel ensemble, les Allemands seront dominants, l’actionnaire de référence sera Siemens et, en face, les 49 % restants seront des actionnaires français totalement dispersés puisque Bouygues devrait sortir du capital d’Alstom. Si j’étais l’État, je demanderais à Bouygues de rester et d’être l’actionnaire de référence français de ce nouvel ensemble. Pourquoi Bouygues y aurait-il intérêt ? Bien sûr, s’il reste, il ne touchera pas le super-dividende qu’il avait prévu de récupérer. Mais il y a des marchés dans le secteur du ferroviaire, en France, en Europe et en Russie notamment, dans lequel Bouygues, spécialiste du génie civil, peut se prévaloir d’un réel savoir-faire : à long terme, il pourrait peut-être y trouver son compte. On pourrait aussi demander à Alstom et à Bouygues, qui sont encore détenteurs à 49 % des coentreprises, de sauver GE « Hydraulics » et d’essayer de récupérer GEAST (GE/Alstom) car nous allons avoir un vrai problème de compétences et donc de maintenance de nos centrales nucléaires : General Electric ne les livre déjà plus. Or c’est un domaine où on ne peut se permettre le moindre accroc. On me dit que General Electric est en train d’isoler GEAST, dont Alstom exerçait la fonction-support horizontale de service après-vente. General Electric fait en sorte que la partie support du nucléaire soit rapatriée sur l’entité nucléaire afin qu’elles forment un tout que GE puisse revendre. De même, GE ne souhaitant pas garder GE « Hydraulics » – il n’était déjà pas preneur au départ –, il est en train de l’isoler. Il faudrait qu’il y ait une offre française en face, qui impliquerait Alstom et Bouygues, ne serait-ce que du fait des liens juridiques et financiers existants et des accords qui ont été signés. Bpifrance peut jouer un rôle, de même qu’EDF et Areva.

Il y a aussi un problème dans les télécommunications. Il est de notoriété publique qu’il n’y a pas la place pour quatre opérateurs en France. L’État a fait une erreur stratégique et l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) aussi. Résultat : nous sommes confrontés à un problème de sous-investissement dans la 4G, sans même parler de la 5G ! Le Chinois Huawei est installé en Europe. Il met les bouchées doubles et va vraisemblablement travailler avec Xiaomi, le constructeur de smartphones chinois. Demain, les opérateurs se feront « squeezer » par l’intégration entre ces acteurs, lorsque la puce sera directement sur le réseau. Il faut donc renforcer nos opérateurs français en les ramenant à trois.

Il se trouve que M. Patrick Drahi qui avait « fait une montante », une pyramide de Ponzi en s’endettant, est aux prises avec de graves difficultés. Les marchés, qui n’ont pas toujours tort, lui enjoignent de céder des actifs – de vrais actifs, pas quelques pylônes par-ci par-là ou les télécoms à Saint-Domingue. Or, avec SFR, il en a un vrai à céder, et il y a un vrai acheteur : Bouygues Télécom. Ce dernier avait failli racheter SFR en 2013, mais cela ne s’est pas fait. On peut réparer cette erreur. Martin Bouygues trouvera son compte dans ce Kriegspiel, car il se retrouvera avec un bel ensemble sur le marché des télécommunications. L’État pourra alors demander aux trois opérateurs, en contrepartie des parts de marché supplémentaires qu’ils récupéreront, d’investir massivement et rapidement dans la 4G et la 5G demain, pour le plus grand profit de la collectivité des usagers.

Voilà un schéma de politique industrielle. Peut-être votre commission d’enquête pourrait-elle avancer quelques suggestions à Bercy et aux autorités qui nous gouvernent.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Je vous remercie de cette vision prospective. Je partage votre inquiétude à l’égard du marché des télécommunications en France, mais il n’est pas garanti qu’avec trois opérateurs plutôt que quatre, le produit des factures téléphoniques et donc le chiffre d’affaires moyen réalisé avec chaque client (« Average Revenue Per User », ARPU) – vont remonter au point de leur redonner suffisamment de liquidités pour investir. Il est vrai que depuis plusieurs années, les factures baissent et, pour certaines, ne valent plus aujourd’hui que le prix d’un croissant ou d’un café, ce qui n’était pas du tout le cas il y a cinq ans. C’est un mouvement continu qu’on observe dans toute Europe et particulièrement en France. Diminuer le nombre d’opérateurs peut être un levier, mais cela ne suffira pas. L’enjeu est surtout le modèle économique des opérateurs : il leur faut déterminer quels produits et services ils peuvent vendre pour faire remonter leur cash-flow. Si les rentrées d’argent des opérateurs n’évoluent pas, on peut difficilement demander à ces derniers d’installer la 4G et la 5G partout, car ce sont des entreprises comme les autres, pas juste une variable d’aménagement du territoire : elles ont besoin de gagner de l’argent pour investir.

M. le président Olivier Marleix. Messieurs, je vous remercie.

 

La séance est levée à treize heures.

 

 


7.    Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Montebourg, ancien Ministre

(Séance du mercredi 13 décembre 2017)

La séance est ouverte à dix-sept heures.

M. le président Olivier Marleix. Nous accueillons aujourd’hui M. Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif, puis ministre en charge de l’économie du redressement productif et du numérique, fonction qu’il a occupée jusqu’à son départ du Gouvernement à la fin du mois d’août 2014.

Il va sans dire que cette audition est très importante pour notre commission d’enquête, puisque vous avez eu à connaître, monsieur le ministre, de nombreux dossiers sensibles et à rebondissements, depuis le dossier ArcelorMittal et votre volonté de nationaliser les hauts fourneaux de Florange, jusqu’à PSA que vous avez défendu avec succès

Les observateurs politiques et économiques convergent pour vous reconnaître un incontestable volontarisme en matière de politique industrielle ; chacun peut avoir un avis sur les résultats ou sur l’opportunité même de cet interventionnisme mais personne ne peut vous reprocher d’être resté passif. Votre passage à Bercy aura notamment été marqué par la prise d’un décret, le décret du 14 mai 2014 dit décret « Montebourg » précisant la liste des investissements étrangers, soumis à autorisation préalable, dans le prolongement du décret Villepin. Ce décret a néanmoins été pris dans l’urgence lorsque vous avez découvert le projet de vente d’Alstom à son concurrent américain General Electric (GE).

C’est sur ce dossier très emblématique que nous vous auditionnons aujourd’hui. Nous aimerions vous entendre, dans une triple perspective, la première étant celle de l’« affaire Alstom » proprement dite, telle que vous l’avez vécue à Bercy jusqu’en août 2014 – je rappelle, en effet, que ce n’est pas vous mais votre successeur qui a formellement donné l’autorisation d’investissement en novembre 2014.

Quels ont été, monsieur le ministre, les acteurs gouvernementaux qui, outre vous-même, ont été directement impliqués dans ce dossier, notamment en ce qui concerne l’appréciation des enjeux en termes de sécurité nationale et de défense ?

Une polémique vous a opposé à M. Patrick Kron, alors P-DG d’Alstom. Il aurait, selon vous, engagé des négociations avec GE avant de prévenir le Gouvernement. Avec le recul, pensez-vous qu’il aurait pu prévenir en amont d’autres autorités mais en oubliant de vous en faire part ? Nous interrogerons évidemment M Kron à ce sujet.

Quel a été, selon vous, le poids des procédures américaines anti-corruption dans la décision des dirigeants d’Alstom ? Sur ce point, disposiez-vous à Bercy d’une cellule de suivi de ce type d’affaires qui, s’agissant d’Alstom, était très ancienne, et avez-vous par exemple été alerté qu’un cadre dirigeant d’Alstom était incarcéré aux États-Unis depuis le mois d’avril 2013 ?

Sur le fond du dossier, y avait-il urgence à vendre Alstom au regard des informations en votre possession quant à sa situation industrielle, commerciale ou financière ?

Il existait, semble-t-il, un plan B avec Siemens, qui, dès 2003-2004, lorsqu’Alstom avait connu les problèmes de trésorerie que l’on sait, avait manifesté son intérêt pour la branche « Énergie ». Quels sont les arguments qui vous ont été opposés pour rejeter cette solution, laquelle aurait pour le coup pu constituer un deal entre égaux, et de surcroît entre Européens, Alstom cédant ses activités « Énergie » à Siemens et Siemens cédant ses activités « Transport et Signalisation » à Alstom ? Cette solution a-t-elle, selon vous, été suffisamment explorée.

Enfin, pourrez-vous nous éclairer sur les conseils extérieurs auxquels l’État a eu recours, dès lors notamment qu’il a disposé des actions de Bouygues, pour le conseiller sur ce dossier ?

La deuxième perspective dans laquelle nous aimerions vous entendre est plus générale. À partir du cas d’Alstom et des autres dossiers que vous avez eu à traiter à Bercy, avez-vous le sentiment qu’il y existe dans notre pays, notamment depuis la disparition du ministère de l’industrie, une politique industrielle claire, élaborée par le ministère de l’économie ?

L’État dispose-t-il d’un système de veille stratégique pour nos entreprises et nos filières les plus exposées ? Jugez-vous satisfaisant le processus de contrôle des investissements étrangers, non seulement au regard des textes en vigueur, mais également des pratiques en la matière, Bercy ou l’Élysée opposant souvent le secret des affaires aux tentatives d’investigation sur les dossiers ?

Vous aviez annoncé, lors de la publication de votre décret, la fin du « laisser-faire » : considérez-vous que ce « laisser-faire » était et reste une pratique courante du ministère de l’économie dans ce genre de dossiers ? Existe-t-il à Bercy, une culture de la négociation, voire du rapport de force pour tout ce qui a trait aux investissements étrangers ? Enfin, les Américains disposent avec le Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) d’un système de contrôle et de blocage très abouti ; que vous inspire en comparaison notre dispositif ?

Nous souhaiterions en dernier lieu vous entendre sur l’évolution de la situation depuis l’accord formel donné par l’État en novembre 2014 à la vente d’Alstom « Énergie » à GE. Pouvez-vous nous rappeler de façon précise quelles conditions étaient posées par l’État dans le protocole d’accord que vous avez vous-même signé le 21 juin 2014 ? Ce protocole prévoyait que l’État accorderait son autorisation d’investissement définitive sous réserve de la signature d’accords détaillés confirmant et précisant les engagements prévus dans ce protocole du 21 juin, pour ce qui concernait notamment les questions touchant à la sécurité nationale : estimez-vous que cet ensemble – composé, me semble-t-il, de quatorze contrats et lettres d’engagement – a été élaboré par votre successeur conformément au protocole d’accord général du 21 juin ?

 Vos successeurs vous semblent-ils, par ailleurs, avoir fait correctement usage des pouvoirs qui leur étaient donnés pour s’assurer du respect des différents contrats et lettres d’engagement, sachant que le sujet n’est pas épuisé puisque les conseils d’administration des trois joint-ventures siègent encore régulièrement ?

La création des 1000 emplois promis par GE sur le périmètre des activités industrielles en France, ainsi que sa promesse de ne fermer aucun site de fabrication avant novembre 2018 ne sont-elles pas une compensation bien illusoire ? En la matière, ce qui est en train de se passer à Grenoble avec les activités hydroélectriques nous laisse pour le moins perplexes.

Enfin, quel regard portez-vous sur le renoncement de l’État à entrer durablement au capital d’Alstom en rachetant par exemple les actions de Bouygues ? D’un côté, M. Bruno Le Maire nationalise temporairement STX, de l’autre, il renonce à toute participation nationale dans Alstom, ce qui implique une perte de contrôle sur les trois joint-ventures qui ont été créées mais aussi sur Alstom Transport.

Monsieur le ministre, vous témoignez devant une commission d’enquête parlementaire. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois donc vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure. »

(M. Arnaud Montebourg prête serment.)

M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, pour être emblématique, l’« affaire Alstom » ne peut se résumer à un symbole. Elle concerne un pan très important de notre activité industrielle, qui plus est dans des secteurs stratégiques, puisque l’entreprise fournissait les turbines de nos sous-marins nucléaires, mais également les îlots conventionnels de nos centrales nucléaires, dont Alstom assure par ailleurs la maintenance globale, ce qui lui donne en partie la main sur notre indépendance énergétique. Si l’on y ajoute les milliers de turbines qu’Alstom a réussi à vendre dans le monde, la branche « Énergie » d’Alstom, Alstom « Power », était – je parle à l’imparfait car il serait temps de regarder le présent avec lucidité – un outil industriel stratégique, notamment pour la construction du futur et la transition énergétique. Je rappelle qu’Alstom était leader mondial, avec 25 % des parts du marché des barrages hydrauliques et des turbines, et que le groupe avait investi dans l’offshore avec des turbines de haut niveau, ce qui en faisait l’un de nos acteurs industriels en mesure de relever le défi de l’indépendance dans la transition énergétique, capable en d’autres termes de contribuer à la construction d’un système énergétique destiné à succéder à celui de l’après-guerre.

J’ajoute qu’Alstom était un conglomérat, c’est-à-dire qu’il regroupait des activités disparates, sans nécessairement de lien entre elles, issues de l’ancienne Compagnie Générale d’Électricité (CGE), comme le ferroviaire, les transports et l’énergie. Or, si l’on compare ce que peut être le destin des conglomérats à celui de ce que les financiers appellent les pure players, c’est-à-dire les entreprises centrées sur un seul métier et qui servent souvent de jouets aux banquiers d’affaires, qui adorent découper les entreprises pour les vendre en pièces détachées, parce que cela nourrit leur activité, on constate que les pure players ont tendance à disparaître dès que s’amorce un cycle économique défavorable dans leur secteur, alors que les conglomérats savent compenser ces cycles grâce à leur polyvalence. La CGE n’était d’ailleurs rien d’autre que le Siemens, le General Electric, le Mitsubishi des années quatre-vingt-dix, avant d’avoir été démantelé en de multiples activités, lesquelles ont fait l’objet de ventes par appartement, entraînant d’ailleurs la disparition de certaines d’entre elles.

En matière de transport comme en matière d’énergie, la France disposait du contrôle des centres de décision d’Alstom et pouvait orienter comme elle le voulait ses ressources en matière de R&D ou ses investissements à l’étranger – je souligne ce point dans la mesure où la commande publique est un élément déterminant pour piloter une entreprise qui, en l’occurrence, n’était pas sans lien avec nos intérêts nationaux.

Cette histoire n’a donc rien d’anecdotique, et ce fut évidemment une très grande surprise pour le gouvernement auquel j’avais l’honneur d’appartenir de découvrir que le Board d’Alstom et ses actionnaires avaient déjà ficelé un accord dans notre dos.

J’ai lu depuis lors à peu près tout ce qui a été publié sur l’affaire, je me suis renseigné avec les moyens du citoyen ordinaire que je suis redevenu, et rien ne me permet aujourd’hui de retirer un mot des déclarations que j’avais faites à l’époque devant la représentation nationale. Le Gouvernement a bel et bien été pris par surprise, alors que certains signaux d’alerte laissaient entrevoir qu’Alstom ne pourrait pas demeurer éternellement un loup solitaire dans la consolidation mondiale que connaissaient les activités ferroviaires et énergétiques. Il devenait nécessaire que l’entreprise trouve des alliés et construise des stratégies mondiales devant permettre à la France de continuer sa course dans un monde en mutation.

J’avais d’ailleurs, en février 2014, commandé une étude au cabinet Roland Berger pour éclairer le Gouvernement. Ce document, que je pourrai vous remettre, daté du 19 février et intitulé « Projet Alma/confidentiel » établissait qu’Alstom n’était pas en situation d’urgence et qu’il existait de multiples possibilités permettant d’éviter un rachat, une OPA ou la vente d’actifs, par exemple en nouant une alliance soit avec une entreprise nationale – je pense notamment à Thales et à ses activités de signalétique dans le ferroviaire : l’État, présent des deux côtés, aurait ainsi pu construire une stratégie mondiale à partir de nos seules ressources – soit avec des entreprises asiatiques, européennes ou américaines, ce qui nous aurait permis de consolider notre conglomérat ferroviaire et énergétique.

D’autres options moins précipitées existaient donc, mais il n’a jamais facile d’en discuter avec Patrick Kron, personnage doté d’un fort caractère. On ne peut certes en vouloir à un chef d’entreprise d’avoir du caractère et de dire « non » à l’État, tout comme l’État peut lui dire « non »; l’essentiel est que les deux parties puissent se parler, ce qui n’a pas été le cas.

Je me souviens notamment d’un voyage présidentiel à Abou Dhabi à l’hiver 2013‑2014 auquel nous participions tous les deux et au cours duquel, à la faveur d’une réception à l’ambassade, je me suis isolé avec M. Kron pour l’interroger sur ses projets d’alliance et sa stratégie, sachant que Bouygues, l’actionnaire majoritaire, manifestait une certaine impatience à se désengager ; je n’obtins aucune réponse sinon qu’Alstom trouverait une solution et que l’État n’avait pas à s’en préoccuper. Je rappelle que nous parlons là d’une entreprise dont les rapports avec l’État ne datent pas d’hier et qui a été sauvée en 2004 par M. Sarkozy– ce dont il faut lui savoir gré.

Lorsque le dirigeant d’une entreprise, qui fait en quelque sorte partie des bijoux de famille, vous assure que rien ne sera fait sans que vous en soyez averti et qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter, vous avez donc toutes les raisons de croire.

Malheureusement, M. Kron n’était sans doute pas en mesure d’agir avec transparence, et le gouvernement français a été pris par surprise par ce que je qualifierais de stratégie de dissimulation. De même, nous avons été surpris par l’ampleur des procédures engagées contre Alstom et certains de ses cadres dirigeants par le Department of Justice américain (DoJ).

Nous étions au courant, naturellement, des difficultés américaines d’Alstom et de l’arrestation de l’un de ses cadres, mais je dois dire que, dans le traitement de cette affaire, le Gouvernement a fait preuve d’une grande naïveté, le Quai d’Orsay se bornant à agir comme il l’aurait fait pour n’importe quel citoyen lambda emprisonné aux États-Unis. Notre système interministériel d’intelligence économique n’a pas fonctionné, dans la mesure où les signaux d’alertes ne sont même pas parvenus jusqu’à moi.

Rétrospectivement, je comprends mieux dans quelle situation se trouvait M. Kron et les raisons pour lesquelles il avait pratiqué la dissimulation pour mettre le Gouvernement, les salariés et les syndicats devant le fait accompli, en ayant pris soin au préalable de verrouiller les positions de son conseil d’administration pour que toute discussion soit impossible et qu’on ne puisse pas revenir en arrière. On aboutissait ainsi à cette situation inouïe : la branche « Énergie » d’Alstom, soit environ 10 milliards d’actifs, si impliquée dans le fonctionnement de notre parc nucléaire ou dans celui de notre marine nationale, allait être vendue à des Américains sans que nous en ayons été informés. Sans doute M. Kron était-il lui-même sous la pression judiciaire des États-Unis pour en être arrivé là. Si vous souhaitez en savoir davantage, je pourrai fournir des détails susceptibles d’éclairer la représentation nationale, mais je ne souhaite pas le faire publiquement, dans la mesure où certaines procédures sont encore en cours.

Vous m’avez également interrogé sur l’existence d’un plan B. Il y a toujours une autre solution, à condition qu’elle soit crédible, avantageuse et qu’elle porte en elle les fruits de l’avenir. Or, selon moi, l’accord avec General Electric ne pouvait pas être un bon accord, mais je n’avais pas d’autre solution que de négocier dans le cadre qui m’avait été fixé. J’ai donc eu recours à toute l’ingénierie politique et juridique dont je disposais pour obtenir un changement d’attitude. Au mois d’avril, il n’y avait pas de négociation possible avec M. Immelt, président de GE mais, lorsque, le 14 mai, nous avons sorti le décret, la météo a subitement changé : l’État s’était armé, et des gens qui ne nous parlaient pas ont commencé à vouloir discuter et se sont montrés prêts aux premières concessions.

 J’ai donc donné un mandat de négociations au directeur général de l’Agence des participations financières de l’État (APE), David Azéma, lequel s’est entouré de ses conseils, avocats ou banquiers d’affaires. Je prenais moi-même conseil auprès de M. Arié Flack, un banquier d’affaires, qui nous a beaucoup aidés à construire la contre-offensive face à GE et à trouver les moyens d’empêcher qu’une entreprise pesant 250 milliards d’euros n’en dévore une pesant dix fois moins, c’est-à-dire 25 milliards. Sans compter que nous avions en face de nous des Américains, se présentant avec des moyens sans commune mesure avec ceux des Allemands que nous étions pourtant allés chercher dans l’espoir de trouver un accord qu’ils souhaitaient depuis longtemps. Notre tentative a malheureusement échoué car non seulement Siemens était dans une situation difficile sur le marché européen mais la mésentente était totale entre M. Kron et M. Kaeser, comme entre les organisations syndicales. Sachant que les élus de Belfort et du pays de Montbéliard étaient eux-mêmes en désaccord avec leurs homologues allemands, il était clair que la solution européenne serait difficile à atteindre. Cela demandait du temps, car un bon accord réclame de la patience et de la subtilité.

Les Allemands ayant refusé nos conditions, seule demeurait la solution radicale de bloquer la vente.

Le Président de la République, M. Hollande, ne le souhaitant pas et le Premier ministre ne me soutenant pas sur cette option, j’ai donc été contraint d’agir par la négociation, sachant que, si l’issue des discussions était déjà écrite, il me fallait néanmoins préserver au mieux les intérêts français.

Je voudrais ici vous dire deux mots de cet accord, au sujet duquel on a beaucoup écrit mais dont je considère qu’il pouvait avoir pour notre pays des aspects positifs.

GE avait donc décidé de couper Alstom en deux, d’acheter sa branche « Énergie » et de laisser le ferroviaire. Nous avons alors fait savoir à M. Immelt qu’on ne pouvait abandonner ainsi un pan de notre industrie sur lequel reposait pour partie notre souveraineté, et avons décidé d’opposer aux Américains notre propre « CFIUS », en publiant le décret du 14 mai, grâce auquel j’ai pu exiger et obtenir, au terme d’une négociation interminable et difficile, que le nucléaire soit isolé du reste de l’activité « Vapeur » rachetée par GE, Nous avons également pu obtenir un droit de véto au bénéfice du gouvernement français, ainsi que la nomination, parmi les cinq administrateurs français, d’un administrateur représentant l’État et assumant en quelque sorte les fonctions de « surveillant général » pour la nouvelle co-entreprise nucléaire, ce qui devait permettre de protéger les intérêts français. J’admets que c’était un pis-aller, puisque, normalement, une industrie de cette nature n’aurait pas dû être vendue.

Ces intérêts sont-ils réellement défendus ? Je l’ignore. Il faudrait interroger l’administrateur de la Direction générale des entreprises (DGE), placé sous les ordres du ministre de l’économie : assiste-t-il aux conseils d’administration ? Pose-t-il des questions ? Enquête-t-il ? Je rappelle par ailleurs qu’un expert indépendant devait être nommé, en l’occurrence Vigeo, une agence d’évaluation des entreprises spécifiquement désignée dans l’accord dont je vous remettrai un exemplaire, ce qui vous permettra de constater à quel point il est précis et original.

Cet expert était supposé suivre l’activité en temps réel et remettre chaque année un rapport sur la bonne exécution des clauses de l’accord. J’ignore si ces rapports ont été demandés et s’ils ont été lus après mon départ de Bercy. Ce que je sais en tout cas, c’est qu’ils n’ont jamais été acceptés par les dirigeants d’Alstom pour la bonne et simple raison que ces derniers étaient absolument opposés au fait que nous nous battions pour conserver, malgré la défaisance, un tant soit peu de souveraineté sur les activités énergétiques d’Alstom.

Nous avions donc contre nous, les gens d’Alstom que l’on voulait sauver malgré eux, M. Kron, M. Bouygues, qui arguait d’un accord l’obligeant à aligner son vote sur celui du PDG d’Alstom, M. Jean-Martin Folz, président du comité des administrateurs indépendants d’Alstom, qui avait déjà décidé que la vente était faite, et enfin M. Poupart-Lafarge, qui parlait, quelque temps après la signature de l’accord, de « ce qu’il restait d’Alstom »…  Mais, ce qu’il restait d’Alstom, c’était trois co-entreprises, pesant des milliards, un droit de véto du gouvernement français et le ferroviaire.

Pourtant, dans l’esprit de M. Poupart-Lafarge, le nouveau P-DG d’Alstom, il n’était plus que le dirigeant d’une entreprise ferroviaire, ce qui le conduisait à déclarer dans Le Figaro, en 2016, que les co-entreprises qui regroupaient les anciennes activités « Énergie » seraient vendues : cela n’a suscité aucune réaction chez personne, alors qu’il s’agissait de nos turbines, de nos îlots conventionnels, du Charles-de-Gaulle et de certains grands bâtiments de notre Marine nationale !

Je suis pour ma part extrêmement choqué par cette absence de réaction tant du côté d’Alstom que du côté du Gouvernement. Peut-être ne sais-je pas tout de ce qu’a fait alors le Gouvernement ? Quoi qu’il en soit, la manière dont il s’est exprimé publiquement sur le sujet a sans aucun doute contribué à réduire considérablement la portée de l’accord qui avait été signé.

Les activités liées aux énergies renouvelables et à la transition énergétique avaient été regroupées dans l’une des trois co-entreprises – GE « Renewable. » Dans la mesure où il s’agissait d’industries d’avenir, nous avions fait en sorte qu’Alstom puisse les racheter. Car vous devez savoir que, si Alstom peut vendre, elle peut également, pendant une durée de cinq années après la signature de l’accord, c’est-à-dire jusqu’en 2019, racheter « GE Renewable », à laquelle appartient l’entreprise de Grenoble GE « Hydro » et qui pèse aux alentours d’un milliard d’euros.

L’entreprise GE « Hydro », à Grenoble, en fait partie. Je me suis d’ailleurs rendu sur place à la demande des organisations syndicales. Elles ne connaissaient pas l’accord et je le leur ai donc donné. Je leur ai dit que j’avais des comptes à rendre sur ma gestion et qu’il était donc normal que je les rencontre, même si je ne suis plus ministre, ni élu. J’ai apporté publiquement des réponses, en présence de tous les salariés. J’ai expliqué qu’Alstom pourrait racheter et que le Gouvernement pourrait se débrouiller pour récupérer les outils industriels de la transition énergétique.

Comme il ne faut jamais venir sans idées nouvelles, j’ai une proposition à vous faire. J’ai des idées de l’ancien monde pour le nouveau. (Sourires). Je propose que l’État se débrouille pour conclure un accord de place avec l’ensemble des investisseurs afin de racheter ces entreprises très profitables, au lieu qu’elles soient vendues par GE à des Chinois, car c’est ce qui se prépare, après le dégraissage de l’entreprise de Grenoble. C’est pour moi inadmissible, car cette entreprise gagne de l’argent. Elle est parfaitement rentable et répond avec succès à des appels d’offres internationaux. C’est elle qui a réalisé les turbines du barrage sur le Yang-Tsé-Kiang. Elle représente 25 % du marché mondial. Ce n’est donc pas une petite affaire et nous avons tout intérêt à en garder la maîtrise dans le cadre de la transition énergétique.

Je voudrais maintenant élargir mon propos, comme vous m’y avez invité, à la politique industrielle.

Dans la mondialisation, je pense que les États mènent une guerre économique à travers leurs entreprises. Il existe des alliances entre elles et l’État en Allemagne, au Japon ou encore aux États-Unis. Tous les pays industriels ont des alliances « public-privé » pour défendre leurs intérêts stratégiques. En revanche, le public et le privé sont extrêmement divisés dans un pays : la France. On considère que l’État est la cause des problèmes. On ne veut donc pas qu’il se mêle d'industrie ! On pense qu’il y a un problème avec la puissance publique, jugée tantôt excessive, tantôt trop faible, et la conception de la politique industrielle est instable, alors qu'il faudrait établir des alliances durables et transpartisanes.

C’est une question sur laquelle on doit dépasser les clivages politiques et qui doit être traitée dans la durée. Je ne comprends pas que l’on puisse changer de politique industrielle à chaque changement de ministre : on devrait poursuivre le même effort sur une décennie. Après les dégâts considérables qui ont été causés par la crise de 2007-2008, il faudrait mener la même politique pendant dix ou quinze ans afin de retrouver notre niveau de production industrielle. Je ne comprends pas comment on peut faire disparaître le ministère de l'industrie, ni pourquoi il n’y a plus personne dans les cabinets ministériels pour s’intéresser au sujet. S’il n’est pas traité par l’État, entre quelles mains se trouve-t-il ? Celles des marchés et des banques d'affaires. C'est une question qui me préoccupe, même si d'autres gouvernements ont procédé de la même manière.

Dans la panique des années 2012 et 2013, c’est-à-dire pendant la deuxième rechute industrielle, nous avons monté une équipe très forte afin de lutter contre toutes les faillites. Pardonnez-moi de parler un instant de politique, mais les libéraux considèrent qu’une entreprise en faillite est condamnée et qu’il ne faut surtout pas la soutenir. C'est comme si on disait que les malades doivent être abattus à l'entrée des hôpitaux parce qu’ils prennent le sang des autres. C'est un peu l’état d'esprit. Pour ma part, je crois que certains malades peuvent survivre. C’est le travail du médecin que de faire un tri et un sauvetage. On a fait de la médecine de catastrophe dans les années 2012 et 2013 avec les commissaires au redressement productif et la cellule « Restructurations ». Quand je me rends dans nos territoires, je suis assez fier que l’on me dise encore : « heureusement que vous l’avez fait, car ça a fonctionné ici ».

C’est possible quand on s’en occupe, quand on mobilise les ressources humaines, intellectuelles, économiques et financières. La Banque publique d’investissement (Bpifrance) a été créée dans ce but et c’est aussi un motif de fierté pour moi. Je crois que nous pouvons avoir une politique industrielle qui traverse le temps, qui est constante et qui permet d'obtenir des résultats. La fin du laisser-faire est une question de désir et de volonté. Mais on peut aussi être aveuglé par l'idéologie et considérer que se mêler de politique industrielle revient d’abord à s’exposer. C’est vrai : cela revient à s’exposer au mécontentement, à l'inquiétude et au désespoir des salariés, des territoires, des élus, des sous-traitants et des petits patrons. Ces gens existent. Ce sont des hommes et des femmes qui souffrent. Il faut donc s'en occuper. On peut considérer que l’on n’a pas à le faire et alors on n’en parle jamais. Je pense le contraire. Cela suppose d’avoir un outil puissant, constitué de l’Agence des participations de l’État (APE), de Bpifrance, de cerveaux – une administration peut se réarmer – et d'outils réglementaires pour les investissements étrangers.

Vous me demandez si l’État dispose d’une veille stratégique : elle n’existe pas. Nous-mêmes, dans le dossier Alstom, avons fait appel à des cabinets extérieurs. Il y a bien sûr du personnel de très haut niveau, mais l’État n’a pas été organisé comme il le faudrait pour répondre au besoin d'expertise quand il s’agit de prendre de bonnes décisions industrielles d’une telle nature. Il faudrait créer l’équivalent du MITI japonais, ce qui intéresserait d’ailleurs beaucoup de hauts fonctionnaires qui se spécialiseraient dans ce type de travaux. On disposerait ainsi des outils nécessaires à la décision.

En ce qui concerne le contrôle des investissements étrangers, j'ai toujours été frappé d’entendre de nombreuses entreprises étrangères, notamment de grands groupes américains, qui représentent une véritable puissance d'investissement sur notre territoire, nous expliquer qu’elles vont dans les pôles de compétitivité et qu’elles aiment beaucoup nos clusters parce qu’elles peuvent y faire leur marché, leur shopping. Il y a un vrai sujet de perte de substance, y compris s’agissant des « pépites » technologiques, parce que nous ne savons pas les financer. Nous avons les ressources, mais nous n’avons pas décidé d’agir. La France a l’un des taux d'épargne les plus élevés au monde, mais on ne flèche pas l’épargne vers ces entreprises. Il y a donc un travail à faire sur la question du financement de notre avenir. Il est industriel, et pas seulement numérique.

Existe-t-il une culture du rapport de force ? C'est tout l'art du ministère de l'économie que d'être à l'écoute, mais aussi de savoir dire « non ». C’est une dialectique délicate, digne d’un équilibriste : vous recevez les dirigeants du CAC 40 et, en même temps, vous ne leur permettez pas de faire n'importe quoi.

On aurait ainsi pu éviter l'alliance entre Technip et FMC. Technip est une entreprise extrêmement prospère. Présente au CAC 40, elle emploie des dizaines de milliers d'ingénieurs dans le monde. Issue de l’Institut français du pétrole (IFP) et bénéficiant des brevets que la puissance publique lui a permis d’obtenir, cette entreprise est l’une des toutes premières en matière d’équipement pour le pétrole et le gaz. Technip a fusionné avec FMC, entreprise texane quasiment en faillite, et nous avons maintenant un outil industriel très abîmé. Il aurait été normal que Technip rachète FMC, mais l’entreprise a au contraire déménagé son siège social à Houston, après avoir distribué au conseil d’administration de quoi obtenir son silence. Il n’y a donc pas que la question des banquiers d’affaires qui se pose, mais aussi celle des conseils d’administration. Vous pourriez vous demander qui en est membre et qui prend ce type de décisions.

Quand l’État peut dire « non », grâce à un décret, ou « oui, mais » sous un certain nombre de conditions, vous êtes plus forts que si vous n’avez pas les moyens d'intervenir. La fin du laisser-faire est entre les mains de ceux qui laissent faire ou ne laissent pas faire. Tout un dispositif est à reconstruire. La culture du rapport de force est nécessaire. On doit y aller avec le sourire, mais le faire quand même.

J’en viens à l’évolution de l'accord entre Alstom et GE, dont j’ai déjà dit un mot tout à l'heure.

Cet accord comportait un certain nombre d’éléments originaux. Avec le décret du 14 mai 2014, nous avons imposé, pour la première fois, la création de coentreprises, le maintien de sièges sociaux mondiaux en France et la désignation des dirigeants par GE après consultation d'Alstom. Néanmoins, si Alstom est aux abonnés absents et ne cherche pas à faire vivre l’accord, celui-ci n’a aucune suite et c'est ce qui s'est passé. Le fait que GE ait désigné un Américain de son choix et qu'Alstom n'ait rien eu à redire a eu beaucoup de conséquences sur ce qui s’est produit ensuite dans l'entreprise. Ce sont les syndicats qui l’expliquent – ils ont dû vous en parler lorsque vous les avez auditionnés. Si Alstom est combatif, défend sa marque, ses usines, ses salariés, ses technologies et ses brevets, la situation est différente. Mais Alstom n'a pas fait ce travail.

C’est pourquoi j'avais arraché au Président de la République la nationalisation d'Alstom, partielle, à hauteur de 20 %, avec la reprise des parts de la famille Bouygues, qui détenait une partie du capital. Cette prise de contrôle permettait de faire face à une alliance qui n'était pas égalitaire entre GE et Alstom – il y avait d’un côté 250 milliards d’euros et, de l’autre, 12 milliards. Il était nécessaire que l’État soit là. M. Immelt comme M. Flannery, aujourd'hui, respectent l'État puisqu’ils vivent de lui au travers des commandes publiques…

Cet accord n’avait pas seulement pour originalité la création de coentreprises, avec des possibilités de rachat, notamment pour la coentreprise « Renewable ». Pour la première fois, on a aussi prévu une sanction en cas de non-respect des engagements en matière d'emploi. M. Immelt est arrivé avec Marilyn Monroe sur le capot de sa Buick ! Il a descendu les Champs-Élysées et il nous a fait un grand numéro de charme. Tout le monde a succombé. Mais nous lui avons dit que nous voulions des garanties.

C’est la première fois qu’un accord prévoyait une sanction. Elle est symbolique : 50 000 euros par emploi non créé, avec une limitation fixée à 50 millions d’euros. Mais cela aurait pu servir pour d'autres accords. Quand il y a un décret permettant de refuser des investissements, on peut imposer des sanctions. Pour aller plus loin, il faudrait imposer, la prochaine fois, la nullité de l’accord à titre rétroactif, comme le permet le droit des affaires. Cela fait partie des propositions que je peux formuler à ce stade de la réflexion collective sur la perte de nos outils industriels.

Je ne peux pas considérer que l'accord a été respecté puisqu’il y a déjà des pertes d'emplois. Le Gouvernement doit faire respecter les engagements et il peut faire racheter par Alstom la partie « Renewable ». Au lieu d’envoyer deux personnes au conseil d’administration, l’État aurait mieux fait de nationaliser vraiment et de se faire prêter des parts, afin d’être présent au Board. Il fallait procéder comme dans le cas de Peugeot, lorsque l'alliance avec Dongfeng a été construite. La famille Peugeot était à 37 % ; quand on est entré au capital pour sauver l’entreprise, cette part est passée à 14 %, l’État a pris 14 % aussi et on a laissé aux Chinois le même pourcentage. Cet équilibre fragile nous a permis d'avoir Louis Gallois comme président du conseil de surveillance et de procéder à un très bon recrutement en la personne de Carlos Tavares, qui a fait redémarrer l'entreprise.

Après la nationalisation d’Alstom, on pouvait imaginer qu’un scénario de même nature nous permette de défendre nos intérêts de souveraineté, de nous battre pour racheter tout ce que nous pouvions, pour avoir les éléments d’une reconstruction du patrimoine industriel, et d’être présents sur le volet du renforcement et de la consolidation du secteur ferroviaire. Dans l’agrément que vous pourrez lire, GE s’est engagé à nous vendre son entreprise de Signalling aux États-Unis, afin qu’Alstom puisse entrer sur ce marché. Je note que GE n’a jamais respecté cet accord : il y a aujourd’hui un conflit avec Alstom sur ce terrain. M. Immelt nous a donc raconté des menteries quand il est venu à l’Élysée, dans mon bureau et à chaque fois que nous avons eu une discussion.

Les accords exécutés avec déloyauté doivent faire l’objet d’une sanction. L’État en a les moyens. Il faut juste accepter de se brouiller avec quelques personnalités de l’Establishment mondial. Je pense que c’est possible. De qui s’agit-il ? De tous ceux qui vivent de ces entreprises et qui ont des intérêts. Cela fait partie du métier de ministre de l’économie : il ne faut pas être dans les mondanités, mais plutôt dans les usines.

M. le président Olivier Marleix. Merci pour cet exposé, émaillé de quelques propositions. Je me réjouis que le président de la commission des affaires économiques soit présent pour les entendre. Je pense notamment à ce qui concerne notre organisation en matière de veille et de pilotage de la politique industrielle – sans vouloir anticiper sur les conclusions de la commission d'enquête, je crois que ce sujet pourrait faire l’objet d’un consensus.

Une de vos propositions est qu’Alstom exerce son call sur la branche « Hydro », comme le prévoit l’accord que vous avez signé le 21 juin 2014. Malheureusement, j’observe que cela donnerait à GE la possibilité de faire jouer son propre call sur les activités nucléaires : on perdrait totalement le contrôle de ce secteur. En réalité, il faudrait donc un tour de table plus complet, à supposer que les différents protagonistes y soient prêts.

La valeur de la parole publique est un sujet important. On fait toujours des annonces mirifiques et rassurantes pour l'opinion : selon les communiqués de presse, on crée de nouveaux Airbus…

Lorsque vous vous êtes exprimé devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, le 24 juin 2014, soit trois jours après la signature du protocole d'accord – vous assuriez en quelque sorte le service après-vente –, vous avez déclaré avoir confié au directeur général de l'APE, qui était alors M. Azéma, un mandat de négociation visant à conclure une alliance, au lieu d’un rachat pur et simple d'Alstom. Avec le recul, n’était-ce pas une vision un peu optimiste ?

Vous avez également déclaré qu’au sein de la coentreprise GEAST, en charge des activités nucléaires, l'État disposerait d'une « action spécifique, appelée golden share, qui impose la présence dans le conseil d’administration, en plus des cinq administrateurs d'Alstom et des cinq administrateurs de GE, d'un représentant de mon ministère ». C'est faux : en réalité, le représentant de l'État est choisi par les cinq administrateurs d’Alstom. Il y a donc un administrateur pour l’État, quatre pour Alstom et le reste pour GE, c’est-à-dire que l’on arrive à la parité moins un. Cela fait donc deux approximations. J’aimerais que vous reveniez sur ces déclarations.

Autre question, également très précise, j'ai lu avec attention la tribune que vous avez publiée dans Le Monde, il y a quelques semaines, au moment de la cession de la branche « Transport » à Siemens. Vous avez écrit que l'accord définitif a finalement été conclu dans le Salon vert de l'Élysée, le 21 juin 2014, devant le Président de la République et en présence du secrétaire général de l’Élysée. Or le 21 juin est le jour où vous avez signé le protocole d'accord. J’ai du mal à y voir clair en ce qui concerne le calendrier : j'imagine que le feu vert pour signer le protocole d'accord a été donné par la Présidence de la République auparavant. Pouvez-vous nous dire ce qu’il en est ?

Vous déclarez aussi que vous avez reçu dans votre bureau Joe Kaeser, le patron de Siemens, qui vous a proposé le deal suivant : lui vendre l'énergie, sauf le nucléaire, en contrepartie de quoi il céderait le ferroviaire et l’activité Signalling. Aujourd’hui, toute l’argumentation de M. Poupart-Lafarge pour justifier la vente de la branche « Transport » consiste à dire que l'accord n'était pas possible à l’époque car les Allemands refusaient de vendre leur activité Signalling. Qui faut-il donc croire dans cette affaire ?

M. Arnaud Montebourg. Je reviendrai d’abord sur ce que vous appelez des approximations.

J'ai relu mes déclarations passées devant la commission des affaires économiques, avant de venir devant vous, et je n’ai pas un mot à retirer. Il y a peut-être l’interprétation que j’ai faite – c’est un autre sujet –, mais en ce qui concerne le représentant de mon ancien ministère, dont je vous ai suggéré tout à l’heure de regarder s’il participe et ce qu’il fait, je souligne qu’il ne s’agit pas d’un représentant d'Alstom : c'est lui qui dispose des pouvoirs de l'État et qui exerce les droits de véto en notre nom, c’est-à-dire celui de la nation. Je ne vois donc pas où se trouve l'approximation.

L’alliance, telle que nous l'avions conçue, en était-elle une ? Elle aurait pu le devenir, je le crois. C'est le sens que je donne à la volonté qu'Alstom aurait pu avoir et à celle de l'État, qui aurait pu prendre le contrôle de cette entreprise. Je pense que nous aurions pu avoir une alliance. Si nous l’avions imaginé, c’est qu’une autre alliance a fonctionné : celle concernant les moteurs que Safran et GE construisent depuis près d’un demi-siècle, avec un succès extraordinaire sur le plan mondial. Ces deux entreprises sont à « 50-50 » si mes souvenirs sont bons – mais je ne voudrais pas être approximatif sur ce point. Lorsque nous avons construit les coentreprises, nous avions en tête ce précédent entre Safran, anciennement SNECMA, et GE, dont nous avions célébré à Washington le quarantième anniversaire avec le Président de la République. Cela veut dire que c’est possible, que ça fonctionne, mais il faut que chacun en ait envie.

Ma vision était certainement optimiste, au regard de mes anticipations. Je pensais que l’État serait à la tête d'Alstom, et non M. Poupart-Lafarge. Il considère qu’il dirige une grande entreprise ferroviaire, sans maintien de l’activité énergétique. Il faisait partie du Board, du Comex qui a pris la décision de s’en séparer. Il y a un problème : on n’a pas nationalisé Alstom, comme le prévoyait le dispositif d’ensemble tel que nous l’avions conçu à l’époque.

M. Fasquelle m’avait alors interrogé sans complaisance – c'est le moins que l’on puisse dire –, comme il le fait toujours et je l’en remercie, car cela fait partie de votre travail. Il m’avait dit qu’il s’agissait d’un « habillage ». Je lui avais répondu que la condition était que l'État s'en mêle, sinon cela ne marcherait pas. C’est malheureusement ce qui s’est produit.

Ma vision était optimiste au regard de ce qui s’est produit par la suite : j’étais fondé à penser que la nationalisation aurait lieu et que nous aboutirions ainsi à une situation beaucoup plus intéressante.

En ce qui concerne le 21 juin 2014, je ne peux pas être formel sur la date, mais tout s'est noué en l'espace de quelques heures. Était-ce sur deux jours ou un seul ? Je sais que tout s’est décidé au dernier moment, car nous avions besoin de temps. Nous avons comprimé la discussion finale au moment du conseil d'administration d'Alstom, si mes souvenirs sont bons. Je me rappelle avoir attendu sur le trottoir, en bas du cabinet Bredin Prat, qui représentait Alstom, me semble-t-il, alors que MM. Immelt et Kron m'attendaient en haut : il fallait que les derniers éléments du protocole d'accord, notamment s’agissant de la sanction en matière d’emploi, figurent noir sur blanc – les dirigeants eux-mêmes n’en voulaient pas. C’était une période extrêmement agitée : je me souviens que tout s’est déroulé en environ vingt-quatre heures, mais je ne saurais pas vous dire si la conclusion a eu lieu le matin ou l'après-midi. En tout cas, il n'y a pas de violence contre la vérité dans l’erreur, s’il y en a une.

M. Kaeser ne voulait pas : c’est pourquoi personne n'était convaincu par un accord avec Siemens. Néanmoins, ma conviction était que si nous avions bloqué la vente avec GE et repris le dossier, nous serions parvenus à un accord franco-allemand. Je vais vous dire pourquoi j'ai défendu cette position : nous avons des cordes de rappel avec nos amis allemands, nous sommes capables de discuter et de nous entendre. C’est préférable à des accords avec des territoires lointains qui ne sont pas parties aux multiples questions que nous avons à négocier avec nos partenaires européens. Il est toujours préférable de conclure un accord avec un voisin, même si c'est plus difficile. Un deuxième sujet était extrêmement délicat : l'accord avec Siemens signifiait 3 000 emplois en grave difficulté. Les élus et les syndicats étaient donc tous hostiles, des deux côtés du Rhin. La situation n'était pas facile.

L'accord actuel entre Alstom et Siemens nous prive des capacités de maîtriser la suite des événements – même si c’est plus facile avec les Allemands qu'avec les Américains. Le résultat est que nous avons perdu le contrôle de deux industries en l'espace de trois ans. Or je crois que nous avons besoin de les maîtriser. Des générations de Français ont travaillé dans ces entreprises et les ont bâties patiemment. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus savoir ce qu'il en adviendra – en tout cas, nous aurons du mal.

Il était parfaitement réaliste et possible de gagner du temps, de rester seul et de construire une stratégie avec d'autres alliés. Une solution faisant appel à Mitsubishi avait été envisagée. C’était la meilleure car il n'y avait pas de doublons. Nous étions présents sur le champ européen mais aussi asiatique, avec la possibilité d'un accord mondial très fort dans le domaine de l'énergie. Il y avait d’autres solutions sur la table, mais il aurait fallu être capable de dire « non » à nos amis américains. M. Kron est venu me voir pour me dire que si je n’acceptais pas l’accord avec GE, il me faisait immédiatement un plan social concernant 5 000 personnes. Voilà comment se comportent les dirigeants d’entreprise à l’égard du Gouvernement. Il faut que vous le sachiez.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Je vous remercie de votre présence pour répondre aux questions de la représentation nationale.

Tout d’abord, qu’est-ce qu’une entreprise stratégique ? La question peut paraître triviale, mais elle est en réalité beaucoup plus complexe que l’on croit. Nous avons eu des réponses très différentes à chaque audition. Si l’on demandait aux députés ici présents d’établir une liste des entreprises stratégiques, nous n’aurions pas deux fois la même copie. Et si on les mettait toutes bout à bout, on obtiendrait probablement l’ensemble des entreprises du CAC 40, de l'énergie à l'agroalimentaire en passant par la santé, l'industrie lourde, les transports, l'eau ou encore la défense. Or, si tout est stratégique, rien ne l’est. Définir des entreprises stratégiques impose de faire des choix. D’où ma question : qu’est-ce qu’une entreprise stratégique ? La définition évolue-t-elle dans le temps ? Est-elle aujourd’hui la même qu'il y a quelques années ?

J’en viens au plan B et à votre métaphore du médecin. Je ne suis pas convaincu qu’il y ait dans cette salle des médecins altruistes d'un côté et, de l’autre, des croque-morts égoïstes. Le monde, qu'il soit ancien ou nouveau, n’est pas forcément binaire. Il y a ici des députés qui veulent unanimement soutenir notre industrie, qui en sont fiers, qui ont de beaux succès dans leur circonscription, avec aussi des investisseurs étrangers, et qui souhaitent protéger la souveraineté, le savoir-faire et les compétences de notre industrie.

Quel « Plan B » le médecin peut-il proposer ? Dans certains cas, ne s’agit-il pas d’acharnement thérapeutique ? Vous avez dit qu’à l’époque, vous étiez seul à soutenir votre position, contre la volonté de tous ; l’ensemble même du management de l’entreprise était défavorable à votre proposition. Dans ces conditions, que peut faire le politique ? Quelles sont les options une fois que l’on a dit que l’on ne voulait pas d’un investisseur étranger ? Qui finance ? Qui remplit le carnet de commandes ?

Ma troisième question porte sur le principe même des investissements étrangers en France. Tout comme le président de notre commission, je suis attentif aux prises de parole publiques, aux communiqués et aux postures médiatiques des uns et des autres. Pour certains, le rachat d’Alstom par GE ne convenait pas parce qu’il s’agissait d’une entreprise américaine ; un « territoire lointain », comme vous avez dit. Mais s’il s’était agi de Siemens, entreprise allemande, ça allait ! Aujourd’hui, quand Alstom est racheté par Siemens, ça ne va plus. De même, le rachat des Chantiers de Saint-Nazaire par STX n’est pas satisfaisant parce que ce sont des Coréens – la Corée, un autre « territoire lointain » !. Puis quand des Italiens se présentent, on considère que, finalement, les Coréens, c’était mieux.

Ma question est un peu provocatrice : ces paroles publiques, ces postures médiatiques, ne masquent-elles pas parfois un vrai problème de principe à l’égard de l’investissement étranger en France ? Ne dissimule-t-on pas ainsi les nombreux investissements de Français à l’étranger, dont on parle peu mais qui sont très nombreux, et les investissements d’étrangers en France – provenant de « territoires lointains » ou de notre voisinage immédiat – qui ne posent souvent aucun problème, pour la préservation des emplois, des savoir-faire, des compétences et de la souveraineté nationale ?

M. Arnaud Montebourg. Ces questions de principe sont fort intéressantes.

Qu’est-ce qu’une entreprise stratégique ? Il faut d’abord définir les secteurs stratégiques – c’est ce que nous avons fait dans le décret du 14 mai 2014. Il y a le transport, qui assure la vie en commun de notre société – ne pas le maîtriser est donc très embêtant
–l’énergie, les télécommunications, la défense, l’eau et la santé.

Au sein de ces secteurs, toutes les entreprises ne sont pas de même importance : la réponse doit être pratique et pragmatique. Ainsi, il n’est pas gênant qu’une PME sous-traitante d’un grand groupe fasse l’objet d’un rachat, dans la mesure où l’on sait que les technologies qui fonctionnent très bien participeront toujours des marchés sur le territoire national. En revanche, la fabrication des turbines nucléaires, la maîtrise de nos technologies énergétiques et de transport sont des secteurs indéniablement stratégiques, comme tout ce qui concerne la protection de nos intérêts.

D’ailleurs, tous les États définissent leurs intérêts stratégiques. J’avais fait réaliser une étude des décisions du CFIUS : les cent vingt-cinq entreprises étrangères qui ont investi sur le territoire américain ont fait l’objet de mesures drastiques de la part de ce comité, dont les décisions relèvent en dernier ressort du Président des États-Unis, sans voie de recours. On trouve beaucoup de choses dans cette liste, c’est un bric-à-brac dans lequel on trouve parfois l’intérêt du congressman qui est allé alerter le CFIUS. Au Japon, l’État a nationalisé une entreprise de semi-conducteurs. Est-ce stratégique ? Pour eux, oui. Pour nous aussi, d’ailleurs, avec STMicroelectronics. Les Chinois, quant à eux, considèrent que tout est stratégique, du reste c’est l’État qui contrôle l’ensemble de l’industrie. Certes, nous ne sommes pas tous ici des lecteurs assidus des minutes du congrès du Parti communiste chinois, qui a une vision très volontariste de ce que doit être l’industrie. Néanmoins, nous avons beaucoup de choses à apprendre d’eux, parce que nous les avons face à nous.

Cela m’amène à la réciprocité, qui est ma réponse à votre question, monsieur le rapporteur. Nous devons avoir le même niveau de protection. Les États-Unis sont un pays ultra-protectionniste, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas l’être, au même niveau. C’est d’ailleurs ce que nous disions à M. Immelt : que se passerait-il si l’opération se faisait dans l’autre sens ? D’ailleurs, Thales a fait de telles opérations de rachat. Car plutôt que d’investissements – c’est souvent un euphémisme – il faut parler de rachats. Un investissement, c’est lorsque la participation est minoritaire, c’est un placement.  Mais, en cas de prise de contrôle, il y a des conséquences : cela peut être un succès ou une catastrophe pour le pays. Il y a en effet des investissements qui sont catastrophiques pour l’entreprise. J’en connais un paquet, car chaque fois que l’on perd le centre de décision, ce n’est plus l’intérêt national qui est privilégié. L’intérêt est ailleurs. Parfois c’est bon, parfois c’est mauvais.

Soyons pragmatiques, interrogeons-nous sur notre intérêt. Parfois, on a intérêt à passer une alliance, à avoir un investisseur minoritaire étranger qui nous permet d’avoir accès à des marchés. Parfois, on n’a pas du tout intérêt à se faire racheter, ni par un Chinois ni par un Américain. Parfois, on est en mesure de conduire des alliances avec grand succès. J’invite donc à examiner les choses sans parti pris, à les regarder froidement, et à organiser la protection de nos intérêts. Mais pas en se fondant sur des communiqués, ou des accords qui durent trois ans : il faut organiser la pérennité des intérêts industriels français. Nous ne pouvons plus nous permettre, dans la situation de défaisance industrielle dans laquelle nous nous trouvons depuis dix ans, d’accepter de vendre très facilement nos entreprises. Il n’en reste plus beaucoup… Après Lafarge, Alstom, Technip, nous ne pouvons plus continuer sur cette voie. Regardez-les dégâts que cela a commencé à faire ! Ce ne sont pas de bonnes opérations pour nous. En effet, je préfère que ce soit Technip qui rachète FMC et Alstom qui rachète Siemens, plutôt que l’inverse. Parce que c’est mieux pour la France. Chacun voit la France comme il veut, moi je vous ai dit comment je la voyais.

Certes, il y a des accords intelligents – j’ai lu ce que vous ont dit les syndicats à propos de STX : le droit de reprise en main est intelligent, c’est astucieux. Mais on ne peut pas faire ce genre de chose dans tous les cas, surtout quand on est placé devant le fait accompli par des dirigeants.

J’en viens au « Plan B » du médecin. Une politique industrielle, c’est garder ce que l’on a, rapatrier ce que l’on a perdu et créer ce que l’on n’a pas. Surtout quand l’industrie représente 11 % de la richesse nationale. Si nous étions à 23 %, comme les Allemands, ou à 19 % comme les Italiens, 15 % comme les Anglais ou les Espagnols, il y aurait moins de problème.

L’esprit du mercantilisme, la tradition de ses théoriciens, de Colbert aux représentants du Gaullisme, est de vendre le plus cher possible aux autres le prix de notre travail national, obtenu de notre sueur. Voilà ce qu’est le mercantilisme. Dans la division internationale du travail et la mondialisation, nous avons intérêt à être très forts, pas à nous désarmer.

J’observe précisément que toutes les entreprises s’adossent à des intérêts étatiques, et que les États sont adossés à de grandes entreprises pour mener des opérations de conquête industrielle.

Que croyez-vous que fassent le Department of Justice ? Que recouvrent les écoutes de la National Security Agency (NSA) ? Ce sont elles qui ont permis de doper les procédures du DoJ contre les entreprises européennes. Je vous rappelle que selon les révélations d’Edward Snowden et de Wikileaks, la France a été espionnée à hauteur de 70 millions d’e-mails ou de conversations téléphoniques par la NSA. Combien d’entreprises ont été ciblées par ces écoutes illégales, contre lesquelles je n’ai pas entendu de grandes protestations nationales ? C’est un point auquel il faut être attentif, car des États utilisent aujourd’hui leurs moyens d’espionnage au bénéfice d’intérêts industriels et économiques. Il va falloir que nous nous organisions un minimum. Je déconseille la naïveté en la matière.

M. Daniel Fasquelle. Dans ce dossier, je suis à la fois triste et en colère car, malheureusement, nous avions craint tout ce qui se passe aujourd'hui. Nous l’avions d’ailleurs annoncé lors de différentes auditions, dont certaines auxquelles vous aviez participé. Nous avions dénoncé un habillage, un beau paquet cadeau. Les entreprises de communication sollicitées alors ont très bien fait leur travail et ont dû gagner beaucoup d’argent pour vendre aux Français une histoire à dormir debout. On nous a fait croire qu’Alstom « Énergie » ne disparaissait pas, que c'était un formidable mariage avec GE. On voit ce qu'il en est aujourd'hui !

Vous avez parlé à plusieurs reprises de volonté politique. Elle a manqué hier – et vous n'êtes pas en cause – et elle manque aujourd'hui. Vous avez dessiné d’ailleurs quelques solutions s'agissant de ces coentreprises. Quand on parle de volonté politique, on parle aussi de responsabilité politique : une commission d'enquête à l'Assemblée nationale a aussi vocation à établir les responsabilités des uns des autres dans ce fiasco, car c’est bien de cela qu’il s’agit. Il y avait au départ une entreprise française en bonne santé, qui certes avait à imaginer son avenir avec des partenariats, mais il n’y avait aucune raison de la vendre en deux morceaux comme cela a été fait, un à GE et l'autre à Siemens. On savait très bien que, contrairement à ce qui nous avait été dit, Alstom Transport ne pourrait pas rester seul. On nous a raconté des histoires en expliquant qu’on allait sauver Alstom Transport en vendant la branche « Énergie » d’Alstom. Nous avions répondu que les choses ne se passeraient pas comme cela.

S'agissant des responsabilités politiques, que s’est-il passé ? Vous n'êtes pas en cause, je sais que vous vous êtes battu et nous vous avions soutenu à l’époque. D’ailleurs, contrairement à ce que l'on a pu dire, il y a eu parfois entre majorité et opposition du soutien et des points d'accord. Moi, je suis un gaulliste, j’ai toujours soutenu vos efforts en tant que ministre de l’industrie pour mettre en place une politique industrielle ou défendre un certain nombre de nos entreprises, dont Alstom. Il n'empêche qu'il y a eu des arbitrages, que vous avez perdus.

Qui a penché dans la balance à un moment pour vous faire perdre ces arbitrages ?

Celui qui est devenu ensuite ministre de l'économie, et qui a signé finalement l'arrêt de mort d'Alstom « Énergie » quelques mois après, était juste avant secrétaire général adjoint de l'Élysée et aurait dit au cours d'une réunion que la France n’était pas le Venezuela, contribuant à vous faire perdre cet arbitrage. Donc, quelle est la responsabilité de M. Macron, secrétaire général adjoint de l’Élysée puis ministre de l'économie, dans ce fiasco ? Je pense qu'il porte une part de responsabilité très importante. On constate d'ailleurs aujourd’hui que la volonté politique manque toujours pour défendre ce qui reste d'Alstom « Énergie ».

Deuxième question, quel était le poids des procédures aux États-Unis ? On sait que General Electric est coutumier du fait. Les entreprises étrangères déstabilisées à la suite de procédures deviennent des proies faciles pour les grands groupes américains. General Electric en était, je crois, à son cinquième rachat à la suite du même procédé. D’ailleurs, comme par hasard, au lendemain de la vente, l’affaire s’est réglée devant les tribunaux américains. C’est extrêmement révélateur de ce qui s’est passé. Ne faisons-nous pas preuve de naïveté ? Quelles sont vos propositions pour que demain, nous soyons moins naïfs et nous puissions mieux nous défendre contre ces procédures ? MyFerryLink, ex-SeaFrance, a été déstabilisé de la même façon à partir d’une action engagée devant la Competition and Markets Authority (CMA), l’autorité de la concurrence britannique. Répondant à une question au Gouvernement, M. Macron avait répondu qu’on ne pouvait rien faire. C’était faux, nous aurions parfaitement pu défendre MyFerryLink. ! Que peut-on faire demain pour mieux se défendre face à des pays qui n’hésitent pas à utiliser tous les moyens pour déstabiliser nos grandes entreprises afin de les racheter ensuite ?

Dernière question, vous avez beaucoup parlé de la politique industrielle française mais ne manque-t-il pas, surtout, une politique industrielle européenne ? En tant que ministre, avez‑vous eu des contacts avec vos homologues en Europe ? Ne faut-il pas revoir la politique européenne de concurrence et permettre l’émergence de champions européens ? L’Europe ne joue-t-elle pas contre nous en nous empêchant de mettre en place une politique industrielle à l’échelle de l’Europe ?

M. Denis Sommer. Lors de nos auditions, les organisations syndicales nous ont fait part à plusieurs reprises de la passivité de d'Alstom dans les coentreprises, la qualifiant d’actionnaire dormant, alors que sa position  dans le capital de ces coentreprises est absolument déterminante, et peut être porteuse d’avenir d'un point de vue stratégique. Quel est votre sentiment sur la façon dont Alstom intervient aujourd'hui ? Quelles sont les décisions qu'il serait judicieux de prendre ? Votre avis sur le sujet sera d’autant plus intéressant que nous allons auditionner M. Poupart-Lafarge demain.

Par ailleurs, les marchés de la turbine vont considérablement se développer dans les années qui viennent, ce sont des marchés en croissance, particulièrement en Chine et en Russie. Il existe des accords sur la turbine Arabelle, puisqu’elle fournit notamment les centrales russes. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Mme Delphine Batho. Je voudrais revenir sur des questions factuelles. Vous avez dit que vous n'étiez pas informé de la procédure de corruption, mais que d'autres l'étaient ailleurs. Qui ? Où ?

Vous étiez venu nous alerter très tôt, devant la commission des affaires économiques, de la déloyauté de M. Kron et de votre surprise d'apprendre par Bloomberg une opération de cette nature. Est-ce qu'au sein de l'État, d'autres étaient informés des intentions de General Electric ou d’Alstom ?

Aujourd'hui, vous nous dites que ce n'était pas un bon accord, vous l'avez écrit à juste titre, et nous l'avons toujours su, mais c'est vous qui l'avez signé et qui étiez venu nous le présenter comme une alliance. Aujourd’hui, avec le recul, considérez-vous qu’on vous a laissé dire qu'on cherchait un « plan B » – et le chercher vraiment – comme pour agiter l'existence d'une autre option, tandis qu’au sommet de l'État, d'autres, depuis le début, avaient décidé que cette opération se ferait et que l’action du ministre de l'industrie permettrait d'obtenir une ou deux concessions de-ci de-là, pour montrer que le Gouvernement avait fait quelque chose ? Autrement dit s’agit-il d’une sorte de Florange bis ?

De par votre expérience, que pouvez-vous nous dire plus généralement sur la mécanique de décision au sein de l'État concernant la politique industrielle, entre le ministre, le Premier ministre, le Président de la République ?

Alors que je préparais un rapport sur l'industrie automobile, j’avais constaté que c’était un exemple très frappant de la possibilité, pour l'État, de déployer une politique industrielle – en l'occurrence vous êtes à l'origine d'une belle réussite avec PSA. Tous les industriels considèrent néanmoins qu’en France, si l’on compare notre mode de fonctionnement avec celui des Allemands ou des Japonais, la multiplicité des interlocuteurs et le jeu d'acteur des uns et des autres conduit au ralentissement des décisions, et à l'absence de clarté des orientations.

M. Roland Lescure. Je suis très heureux de votre présence pour éclaircir, dans un cadre plus formel que la presse et les documentaires de la Chaîne parlementaire, des événements qui ont beaucoup compté pour l'avenir de l'industrie française. Après avoir été à l’origine de nombreuses déclarations spectaculaires, ils vont désormais faire l'objet d'un travail sérieux au sein de cette commission. Nous allons auditionner d’autres acteurs tout au long des semaines à venir, nous entendrons des versions différentes et il faudra démêler tout cela entre nous. Peut-être pourrons-nous raconter l’histoire telle qu'elle s'est vraiment déroulée, mais  surtout comprendre ce qui s’est passé pour tirer des enseignements sur l'avenir de notre politique industrielle.

Je voudrais vous parler des 2,5 milliards de personnes qui vont habiter dans des nouvelles villes d'ici à 2050 ; pas en France ni en Europe, mais dans les pays émergents, en Chine et en Inde.

J'aimerais vous entendre sur les moyens de s’organiser pour bénéficier de ces vagues porteuses, au-delà de la défense tout à fait souhaitable des intérêts stratégiques que vous avez mentionnés. Comment mener une politique industrielle certes protectrice, mais aussi porteuse pour créer les emplois et les richesses de demain ? Comment prendre cette grande vague d'urbanisation qui va concerner tous les secteurs stratégiques : énergie, transport, santé. Sur toutes ces thématiques, il faut nous positionner dans une logique protectrice, mais aussi offensive. Comment nous organiser, au-delà de la marinière, pour porter un drapeau européen qui nous permettra de bénéficier pleinement de ces opportunités qui vont se développer à l’échelle du monde ?

En 2014, il n’a pas été possible, pour des raisons que vous avez évoquées, de créer un champion européen. Je le regrette, et je note qu'en 2017, dans deux secteurs importants – les chantiers navals et le transport – nous sommes en train d'essayer de les créer, avec les alliances STX-Finmeccanica et Alstom-Siemens. Au-delà des intérêts de personnes, je me demande si parfois, il n’y a pas une perception différente de ce que doit être le rôle de l'État dans une politique industrielle entre la France et un certain nombre de voisins européens. Y a-t-il parfois un peu de méfiance sur notre manière d’intervenir très française, et pas toujours très compatible avec la vision d'un certain nombre de nos partenaires ?

Dans l’histoire de GE et Alstom, il semble, à vous croire, que l’État américain a joué un vrai rôle stratégique sans dépenser un seul dollar. Selon vous, qu’est-ce qu’une politique stratégique dans un monde globalisé où 2,5 milliards de nouveaux citoyens vont apparaître dans les grandes villes ? Cela ne relève pas d’une approche capitalistique traditionnelle, et j'ai peur qu'on échoue. Et ce, pour deux raisons essentielles. Je pense tout d’abord que l'État n'est pas le meilleur opérateur des trains, des avions et des turbines. Certes, il peut être un actionnaire, un intervenant capitalistique, mais je ne suis pas sûr qu’il doive être un opérateur. Il y a par ailleurs le financement. Comment financer toutes ces opérations ? Il y a un seul mot que je n’ai pas entendu dans votre intervention, c'est celui de prix. Or toutes ces interventions ont un coût, et ces entreprises très profitables, il faut pouvoir se les offrir, les acheter à un prix raisonnable.

J'ai eu le bonheur d'être un investisseur global public canadien pendant huit ans, puisque je travaillais à la Caisse de dépôt et placement du Québec, à Montréal.

M. Arnaud Montebourg. Ce n’est pas une mauvaise maison !

M. Roland Lescure. Je vous remercie de le dire.

M. Arnaud Montebourg. Nous allons voir si elle ne vous a pas déformé !

M. Roland Lescure. Je donne toujours le même exemple, mais je pense qu’il est pertinent. Il y a un an et demi, une très grande entreprise française – Suez Environnement – a décidé de faire l'acquisition d'une filiale de General Electric, GE « Water ». L’eau, comme vous l'avez mentionné, est un des secteurs stratégiques de l'avenir de ce monde globalisé dans lequel nous souhaitons être un champion, et pas seulement un défenseur. Eh bien pour financer cette opération, Suez est allé chercher un investisseur de long terme au Canada – au Québec en l'occurrence – parce qu’il n’y en avait pas en France. Il y a un vrai problème de disponibilité du capital en France, sur lequel, je l’espère, nous allons travailler dans le cadre de cette législature. Aujourd'hui, je considère que nous n’avons pas les moyens de nos ambitions. J’aimerais vous entendre aussi sur ce sujet.

M. le président Olivier Marleix. D’ailleurs, sans État, il n’y aurait jamais eu de turbines nucléaires, cela aurait été beaucoup plus simple !

M. Bastien Lachaud. Monsieur le ministre, vous avez dit qu’en prévoyant les coentreprises dans l'accord, vous aviez en tête l'accord entre Safran et General Electric à 50/50. Mais les coentreprises sont à 51/49, comment penser qu’il y a alliance quand l'un peut décider de tout et que l’autre ne peut décider de rien ?

Vous avez évoqué la question des turbines nucléaires, notamment militaires, qui équipent le Charles-de-Gaulle ou nos sous-marins lanceurs d'engins. Le ministère de la défense a-t-il été partie prenante de cet accord ? A-t-il été consulté ?

De la même manière, dans un livre plutôt bien documenté sur l'affaire, il est noté que vous aviez saisi la DGSE sur cette question, et qu'il vous avait été répondu qu'elle n'était pas compétente. N'est-ce pas une faillite de l'État que notre principal service de renseignement ne soit pas compétent sur une question d'intelligence économique ?

Je ne reviendrai pas sur la question de Mme Batho sur les alertes que vous avez évoquées, et qui ne sont pas arrivées jusqu'à vous, mais j'attends avec impatience votre réponse.

Enfin, vous avez dit que M. Kron n'était pas en mesure d'être transparent face à l'État français. Pouvez-vous aller plus loin ou faudra-t-il que nous vous auditionnions à huis clos pour avoir une réponse précise sur cette question ?

M. Arnaud Montebourg. Monsieur Fasquelle, ça n'aurait pas été une difficulté pour moi de reconnaître que j’avais été abusé. Mais je reste convaincu, trois ans après, que ce n'était pas une histoire à dormir debout. Je maintiens la position que j'avais exprimée ;  j'ai relu mes déclarations pour voir si j'étais toujours en accord intellectuel et sentimental avec elles : je n'ai rien à en retirer. Je pense que cette alliance pouvait vivre et se déployer si l'État avait été très présent et si Alstom avait été dirigé par d’autres.

Pour moi, la nationalisation d'Alstom était une des clés de la réussite de cette affaire. La bataille à l'Élysée a eu lieu sur ce point. Et j'ai gagné mon arbitrage ce jour-là. En effet, on m'a dit que nous n’étions pas au Venezuela – vous avez cité l'auteur de ces propos, c'était le secrétaire général adjoint de l'Élysée, Emmanuel Macron, avec qui d'ailleurs j'entretenais d'excellentes relations. Nous étions rarement d'accord, mais il y avait de l'estime réciproque. Certes, nous n’étions pas au Venezuela, mais eu égard au poids de l’un et de l’autres – 250 milliards pour GE et moins de 10 pour Alstom –  GE ferait ce qu’il voudrait si l'État français était absent. C’est ce qui s'est passé.

Qui n’a pas mis en œuvre la solution que j’avais arrachée à Jean-Pierre Jouyet, François Hollande et Manuel Valls ce jour-là ? Mon successeur ! Pour moi, il fallait se battre pour qu’Alstom soit sous contrôle étatique et, si on s’en était tenu à cette position, on n’aurait pas eu le même destin – on n’aurait même pas eu la suite ferroviaire qu’on connaît.

On dit que les Allemands ne veulent pas de l’État, mais chez eux, l’État est partout, car ils savent très bien mettre en œuvre des accords public-privé – seulement, ils le font d’une autre manière que nous, qui nous lançons dans de grandes tirades politiques, qui nous engueulons et sommes incapables de nous entendre : eux, ils n’ont pas besoin de faire de politique, ils sont tous alignés sur les intérêts industriels, ce qui est beaucoup plus facile ! C’est pareil pour les Japonais et, d’une manière générale, pour tous les pays holistiques, qui ont compris que l’outil industriel constitue un point de consensus national.

Dans les pays individualistes, c’est la bagarre ! Nous sommes dans cette catégorie plus que dans celle des pays holistiques, et chez nous le patriotisme économique n’existe que par construction. Vous parliez tout à l’heure de ma marinière, monsieur le président : c’est une symbolique qui signifie que nous devons nous entendre sur les questions touchant à nos outils de travail, à ce qui donne du travail aux Français, ce qui fait leur pain quotidien. Ce n’est pas un luxe, mais une nécessité pour survivre dans la mondialisation cruelle et impitoyable, eu égard aux monstres que nous devons affronter, avec des États qui veillent derrière leurs entreprises. Quand ces entreprises nous envoient des représentants de commerce, des managers aux dents blanches, nous devons nous méfier des apparences !

À qui incombe la responsabilité de ce qui s’est passé ? Pour moi, l’arbitrage a été collectif. J’ai défendu la solution Siemens jusqu’à ce que le Premier ministre de l’époque, M. Valls, me lâche. Or, si j’ai commencé par aller chercher Siemens, c’est qu’au début je n’avais pas de décret, je n’avais rien ! La pression était forte pour que je signe l’accord de cession avec General Electric, je n’avais plus qu’à dire : « c’est d’accord, monsieur Immelt », et c’était fait ! Je n’avais même pas à donner mon avis : ils refusaient de me prendre au téléphone ! En fait, les dirigeants d’Alstom et de General Electric, Patrick Kron et Jeffrey Immelt, s’étaient déjà mis d’accord et avaient acheté toutes les agences de communication, tous les cabinets d’avocats et les banques d’affaires de Paris – Lazard, Rothschild, etc. – dans la perspective de la cession, qu’il n’y avait plus qu’à entériner.

Dans cette situation, il ne nous restait qu’une possibilité, faire en sorte que l’État reprenne ses droits, et c’est ce que nous avons fait avec la signature de ce décret permettant à l’État de bloquer le rachat d’entreprises françaises par des investisseurs étrangers. Pour ça, j’ai réussi à trouver un avocat d’affaires encore libre, et je peux vous dire que nous étions très heureux d’avoir pu prendre ce décret. Je ne regrette qu’une chose, c’est qu’il n’ait servi qu’une seule fois, dans le dossier Alstom : de ce fait, il risque de se produire ce qu’on appelle une « perte de sens » en jurisprudence, et il serait bon d’utiliser à nouveau ce décret, de le faire vivre, afin d’en réactiver la portée.

Le Président de la République de l’époque, M. François Hollande, ne voulait pas s’affronter aux Américains – c’était son choix politique. Quant au Premier ministre, après m’avoir plus ou moins encouragé dans la solution franco-allemande, qui semblait convenir à ses convictions, il m’a lâché au moment crucial. Il est beaucoup plus difficile de dire non que de dire oui et, si je voulais bien être le bad boy, celui qui dit non, il fallait quand même que je sois soutenu… et c’est au moment où j’aurais dû l’être que le Premier ministre a abandonné son ministre de l’industrie, seul face à ceux qui ne voulaient pas nationaliser, ceux qui ne voulaient de la solution allemande, et ceux qui voulaient qu’on signe avec General Electric sans faire d’histoires. C’est un fait, un ministre a des chefs… Cela dit, je reste assez fier d’avoir réussi à créer un rapport de forces et d’avoir obtenu ce décret.

Mme Batho, M. Fasquelle et M. Lachaud m’ont interrogé au sujet de la procédure de corruption. Si j’accepte volontiers de m’exprimer à ce sujet, car je n’ai rien à dissimuler à la représentation nationale, je souhaite cependant que cela se fasse à huis clos, en raison des procédures en cours et des intérêts en cause. À l’heure actuelle, certains de nos compatriotes sont en prison alors qu’ils ne le méritent pas : ils y sont à cause de l’affaire Kron. Je souhaite donc pouvoir exprimer la vérité afin que nul n’en ignore, et vous en ferez ce que vous voudrez une fois que ce sera dans votre rapport : reconvoquez-moi à huis clos, monsieur le président, et je répondrai à toutes vos questions sur la DGSE, le ministère de la défense, M. Kron, et les personnes qui, au sein de l’État, étaient informées de la procédure de corruption.

M. Fasquelle m’a demandé ce qu’on pouvait faire pour se protéger contre les tentatives de certains États étrangers de déstabiliser nos grands groupes en engageant des poursuites judiciaires contre leurs dirigeants, en faisant notamment référence au rôle joué par le Department of Justice (DoJ) américain. La première chose à faire en pareil cas, c’est de sortir les dirigeants mis en cause – car, à défaut, ils constituent à l’évidence un point faible. Dans l’affaire qui nous intéresse, il est à noter qu’une pression physique s’est exercée sur M. Kron, sous la forme d’une menace d’arrestation : plusieurs de ses cadres ont été interpellés à l’aéroport JFK de New York et immédiatement incarcérés à la demande du procureur – et si lui a été laissé libre de ses mouvements, c’était pour lui permettre d’aller négocier la vente d’Alstom ! On voit bien ici la collusion entre les intérêts de la justice et les intérêts économiques de l’entreprise General Electric.

Je le répète, quand des dirigeants sont mis en cause dans le cadre d’une procédure américaine, il faut se dépêcher de les remplacer. À cet égard, je salue la décision prise par Tom Enders, le patron allemand d’Airbus, de ne pas briguer un nouveau mandat à la tête de l’avionneur européen, qui se trouve actuellement pris dans un scénario similaire.

Ensuite, il ne faut pas hésiter à ouvrir nous-mêmes des procédures en France, afin que les procédures ouvertes à l’étranger ne nous soient pas opposables. Bien sûr, c’est un dilemme, parce que cela implique d’ouvrir des procédures contre nos propres entreprises – ce que nous n’avons jamais voulu faire. Nous avons les mêmes textes que les Américains, mais pas le même système judiciaire. Comment le DoJ est-il devenu un outil de prédation économique et industrielle mondiale sur l’économie, notamment européenne ? J’ai fait mes calculs, je crois qu’on n’est pas loin de 15 milliards d’amendes distribuées en moins de dix ans. Si cela vous intéresse, vous trouverez tous les chiffres dans le rapport sur l’extraterritorialité de la législation américaine rédigé par Mme Karine Berger en 2016, dans le cadre d’une mission d’information présidée par M. Pierre Lellouche. On assiste à une montée en puissance du nombre et de l’impact des procédures américaines, depuis que la NSA a organisé l’écoute du reste du monde. Il y a là un vrai sujet de protection de nos intérêts et de nos entreprises contre l’espionnage mondial de la NSA – en attendant que les Russes et les Chinois s’y mettent à leur tour, ce qui ne saurait tarder. Défendre la souveraineté fondamentale de notre pays, c’est l’une des trois propositions que je vous fais.

M. Fasquelle m’a également demandé si nous pourrions mieux nous armer en matière de politique européenne. Sur ce point, j’estime que nous devons conclure des alliances. J’ai mené pour cela un combat très difficile quand j’étais ministre : j’avais pris un lit de camp à Bruxelles pour être présent sur place, et j’ai ainsi réussi à ce que la France construise une alliance à treize, comprenant tous les pays du Sud, la Belgique, et une partie des pays de l’Est, contre le Royaume-Uni, qui menait le combat contre le volontarisme industriel au sein de mon conseil, celui des ministres de l’industrie de l’Union européenne. Mme Batho, qui siégeait à la même époque au sein du conseil des ministres de l’environnement, se souvient sans doute de l’affrontement entre le bloc des pays menés par la France et le bloc des pays menés par les Britanniques – avec l’Allemagne et l’Autriche au milieu.

Il est faux de prétendre qu’il existe un couple franco-allemand : en fait de forces en présence, vous avez les Britanniques contre les Français, et au milieu les Allemands, qui ne prêtent main-forte à leurs alliés que de temps à autre. En dépit de cette situation, on a quand même construit une stratégie visant à réduire le contrôle de la Commission européenne sur les aides d’État. Ce n’était pas facile dans un contexte où on estime qu’il faut combattre la constitution d’oligopoles – dont nous avons pourtant besoin pour faire face au reste du monde – et où on en est encore à croire qu’il faut appliquer au sein de l’Union européenne les principes ayant fondé la construction du Marché unique, alors que l’Union européenne a aujourd’hui besoin de se défendre, et même d’être offensive, face au reste du monde : en d’autres termes, nous devons construire des champions européens, éventuellement binationaux ou trinationaux – et c’est ce que nous finirons par faire.

J’avais affaire à un commissaire européen à la concurrence, M. Joaquin Almunia, qui était un véritable taliban vis-à-vis des aides d’État : à chaque fois qu’il entendait ce mot, il faisait un bond et envoyait des armées d’inspecteurs pour nous contrôler et nous sanctionner. En 2013, pour éviter l’effondrement de la banque PSA Finance, l’État a dû signer une garantie de 7 milliards d’euros : ça ne l’a pas empêché de nous mettre une procédure sur le dos ! Je suis allé le voir en lui disant : « Mais vous voulez donc la fin de PSA, alors même que vous avez des usines PSA en Espagne ! », et comme il me répondait : « Ici je ne suis pas espagnol, mais européen ! », j’ai dû lui dire qu’il était idiotement européen, car laisser s’abîmer l’industrie en pourchassant la bonne volonté politique, c’est le meilleur moyen de détruire l’Europe ! Nous avons eu des débats durs, mais décomplexés, et le plus déconcertant pour moi était sans doute de devoir combattre un socialiste espagnol, qui utilisait des armes les plus terribles des libéraux pour nous empêcher d’être socialistes. Cela a été vraiment été un crève‑cœur pour moi.

Aujourd’hui, tout est à reconstruire en matière de politique de la concurrence et d’aides d’État, et le Parlement français s’honorerait à faire des propositions dans ce domaine. Beaucoup de choses ont été écrites à ce sujet, et il se trouve encore à Bercy de nombreux fonctionnaires ayant travaillé là-dessus, qu’il faudrait solliciter à nouveau, car ils ont des choses à dire à un moment où la France doit être force de proposition sur la mutation de l’Union européenne et sa nouvelle vision.

Le président de la commission des affaires économiques, M. Lescure, a évoqué le rôle de l’État face aux pays émergents, se demandant quand on cessait d’être défensif pour devenir offensif. Je commencerai par dire qu’il est excessif de considérer que l’État est un mauvais opérateur : partout où l’État a été présent, l’économie a résisté. Je ne suis pas sûr qu’on aurait encore Renault Nissan, numéro un mondial, si l’État n’avait pas été au capital de Renault. Cela s’explique par le fait que l’État est long termiste alors que les marchés sont court termistes, mais aussi par le fait qu’il a une préférence patriotique, à la différence des entreprises, qui sont transnationales ; enfin, l’État défend des intérêts qui ne sont pas forcément économiques, ce qui permet d’équilibrer les choses. Renault n’est pas le seul exemple : si l’État n’était pas actionnaire d’Orange, rien ne garantit que cette entreprise n’aurait pas fait l’objet d’une OPA, qu’elle n’aurait pas été rachetée et découpée en morceaux.

Si l’État est un facteur de stabilité, on peut se demander s’il est un mauvais actionnaire. J’ai envie de vous dire qu’il a appris, qu’il a parfois tiré des leçons de ses propres erreurs et échecs. Aujourd’hui, quand l’État peut prendre le contrôle d’une entreprise comme PSA en devenant l’un des actionnaires de référence, mais en laissant le management travailler, ce qui constitue une situation d’équilibre, il fait son boulot. Quand il siège au conseil de surveillance, qu’il joue en quelque sorte le rôle de surveillant général en corrigeant les abus, les excès, il est tout à fait dans son rôle.

En revanche, quand il est lui-même opérateur, je ne pense pas qu’il soit compétent, et c’est tout le problème. Pour les entreprises comportant une fraction de capitaux publics, la question du choix des dirigeants d’entreprises est d’ailleurs un sujet fondamental, sur lequel il faut travailler. Aujourd’hui, l’article 13 de la Constitution donne ce pouvoir au Président de la République, qui est totalement incompétent en la matière et ne fait que subir l’étiquette « Louisquatorzième » de la Ve République ainsi que les conséquences de la courtisanerie et des copinages de promotion. Le résultat de ce système, c’est l’effondrement de bon nombre d’entreprises publiques au cours des quinquennats et septennats qui se sont succédé – en la matière, je ne serai pas avare de compliments : tout le monde y a droit ! Il faut réfléchir à la façon de retirer au Président de la République les attributions qui sont actuellement les siennes en la matière et de revenir à des procédures de nomination beaucoup plus rationnelles sur le terrain économique, ce qui nécessite de modifier la Constitution. J’ai moi-même essayé de faire bouger les choses dans ce domaine, en proposant au Président de la République que l’on fasse appel à des chasseurs de têtes pour dénicher les dirigeants des entreprises publiques, plutôt que de confier celles-ci aux visiteurs du soir, qui se présentent à la porte du Salon doré de l’Élysée et que l’on fait passer dans le Salon vert : en d’autres termes, il ne faut pas choisir les gens pour leurs accointances, mais en fonction de leurs compétences et de leur motivation – étant précisé qu’il serait bien sûr revenu au Président de la République de choisir qui, parmi les trois candidats sélectionnés par le chasseur de têtes, devait être finalement retenu.

Bien entendu, ma proposition n’a pas été acceptée, ce qui fait que le problème reste entier. Nous nous serions épargné de graves difficultés, notamment celles auxquelles Areva est aujourd’hui confrontée, en évitant que les nominations ne se politisent de façon excessive sous plusieurs quinquennats – je préfère ne pas donner de nom, c’est plus prudent pour moi et pour vous.

Nous disposons cependant de ressources : inspirons-nous de ce qui se fait ailleurs dans le monde. Les Japonais, par exemple, ont un accord de place de l’ensemble du secteur bancaire et des grands fonds d’investissement, et se mettent d’accord pour contrôler le capital de leurs grandes entreprises : pourquoi ne ferait-on pas la même chose, – comme je l’ai d’ailleurs également proposé ? Pour ce qui est de STX, par exemple, les syndicats que vous avez entendus vous ont bien dit que personne ne s’y était intéressé. Pour ma part, je suis persuadé qu’il aurait été possible d’attirer des fonds d’investissement, à condition qu’un leader leur dise : « Cette boîte est formidable, et elle va gagner de l’argent pendant dix ans. Si nous y entrons de façon minoritaire, à hauteur de 5 %, voulez-vous y entrer en tant qu’actionnaires majoritaires ? ». Nous avons actuellement 125 milliards dans les fonds de retraite et les mutuelles : pourquoi n’investit-on pas cet argent dans nos industries, au lieu de le laisser placé à Singapour ou je ne sais où ? Qu’est-ce qu’on attend ?

M. René Ricol – que je cite volontiers bien qu’il soit un ami de M. Sarkozy, car c’est aussi, comme M. Fasquelle, un gaulliste à l’esprit transpartisan – a remis à François Hollande un excellent rapport sur la question. Je vous invite à en prendre connaissance : vous constaterez qu’il y a aujourd’hui 125 milliards disponibles, qui peuvent  servir à empêcher toute « OPAbilité » de notre CAC 40. Bien sûr, pour drainer cet argent vers notre industrie, il va falloir se brouiller avec deux ou trois personnes, mais c’est votre boulot en tant que responsables publics, et ça ne me paraît pas insurmontable !

Enfin, M. Lescure m’a demandé si, avec cet argent, nous ne pourrions pas imaginer de bâtir des alliances pour faire face aux besoins des pays émergents. Je crois qu’on le peut : il y a toujours eu des alliances dans l’histoire de l’économie, et il vaut bien mieux les construire que les subir. Le rapport sur Alstom que m’a remis le cabinet Roland Berger énonçait d’ailleurs, en février 2014, soit deux mois avant le déclenchement des hostilités, toute une série de propositions d’alliances dans le monde, ayant pour objet de nous permettre de ne pas rester seuls, tout en nous laissant maîtres de notre destin.

C’est pourquoi, quand on voit arriver un gros Chinois, il ne faut pas se précipiter de tout vendre de crainte d’être dévorés : en procédant de la sorte, nous sommes sûrs de tout perdre avant même que les Chinois se soient vraiment intéressés à nous ! Je pense que nous pouvons avoir les moyens de notre force, et que notre pays dispose de ressources, qu’il suffit d’orienter différemment. En disant cela, je ne pense pas à la Bpifrance, qui doit se consacrer à son métier, qui est de rebâtir le tissu industriel constitué par les PME, qui a pris très cher au cours des dix dernières années.

Mme Batho m’a demandé si le dossier Alstom pouvait être vu comme une sorte de Florange bis, dans lequel j’aurais moi-même été manipulé pour faire croire qu’il existait d’autres solutions que celle ayant en réalité été décidée depuis longtemps. Cela nous conduit à nous interroger sur les personnes qui étaient informées du vrai projet. À l’occasion de la visite d’État de François Hollande, reçu par le président Obama à Washington en février 2014, une visite à laquelle je prenais part, Mme Clara Gaymard, qui représentait les intérêts de GE en France, m’a demandé un rendez-vous. Lors de notre rencontre, elle m’a déclaré que son groupe était intéressé par Alstom – ce à quoi je lui ai répondu que nous n’étions pas à vendre. Après cela, je n’ai plus eu de nouvelles, et rien n’a pu me laisser penser que d’autres que moi étaient informés – ce qui, évidemment, ne permet pas d’exclure que certaines personnes aient su ce qui allait se passer.

La solution Siemens était-elle un vrai plan B, ou n’avait-elle pour objectif que d’amuser la galerie et de faire ainsi accepter plus facilement la décision finale ? Si je suis moi‑même allé chercher Siemens, c’était précisément pour avoir une solution de rechange et gagner du temps car, à défaut, le conseil d’administration aurait voté tout de suite, dès les premiers jours du mois d’avril, la vente à General Electric. J’ai obtenu du commissaire du Gouvernement auprès de l’Autorité des marchés financiers (AMF) qu’il adresse au conseil d’administration d’Alstom la recommandation de ne pas prendre la décision de vendre tout de suite, car une autre solution se présentait. Comme vous le voyez, j’ai dû recourir à une solution bricolée de toutes pièces pour obtenir le délai qui me permettait de construire une autre solution – à part ça, nous n’avions rien qui puisse nous permettre de résister et de gagner du temps.

Après quoi, nous nous sommes efforcés de mettre au point, tant bien que mal, la solution reposant sur un accord faisant intervenir Mitsubishi et Siemens. Je dois vous dire que, pour moi, le Président de la République avait déjà tranché et, si le Premier ministre a été plus délicat, rétrospectivement je pense qu’aucun des deux n’avait le désir d’affronter les Américains, pour des raisons géopolitiques et géostratégiques – de la même manière, ils ne l’avaient pas fait dans l’affaire Snowden, ni au sujet du massacre de la Ghouta en Syrie.

Je me rappelle que, lors de la rencontre de Washington de février 2014, le président Obama a plaidé sans complexes, devant le Président de la République et tout le Gouvernement français, pour l’optimisation fiscale des GAFA, en nous disant : « Vous ne pouvez quand même pas augmenter les impôts ! » – et j’insiste sur le fait que c’était le président Obama, pas Trump, si vous voyez ce que je veux dire ! Bref, je crois qu’il avait été décidé assez tôt, pour des raisons stratégiques, que la vente se ferait avec les Américains.

Ai-je été en mesure d’obtenir des délais et des moyens pour tenter d’infléchir le cours des choses ? C’est un fait, le Premier ministre a signé le décret du 14 mai 2014, ce dont on peut le remercier. Bien sûr, ce n’était pas suffisant, mais peut-être l’était-ce à ses yeux et à ceux du Président de la République, à qui revenait la décision finale. Sans doute avaient-ils en tête le cas Florange à ce moment, car je leur avais dit que, si je n’obtenais pas la nationalisation d’Alstom, je ne vendrais pas cet accord, qui pour moi n’était pas viable. Une personne l’avait compris : le secrétaire général de l’Élysée, M. Jouyet, qui avait pris mon parti dans la discussion, en désaccord sur ce point avec son adjoint de l’époque, M. Macron. J’avais bien insisté sur le fait que, pour que l’alliance en soit vraiment une, il fallait qu’Alstom soit entre les mains de l’État. Je leur ai dit très clairement : « Si vous ne m’accordez pas ça, alors vous ferez sans moi .

Je rappelle que dans l’affaire Florange, j’avais eu le soutien de tout le monde. La majorité parlementaire et le gouvernement de l’époque, mes collègues, et même l’opposition, avec M. Bayrou, M. Baroin, M. Borloo, M. Breton – dont on reparle ces jours-ci –, M. Mélenchon, Mme Le Pen, tout le monde était d’accord en France ! Manque de pot, les deux seuls qui n’étaient pas disposés à me suivre, c’était M. Hollande et M. Ayrault ! Au cœur de cette espèce de consensus républicain, le Président de la République et le Premier ministre avaient finalement décidé de ne pas donner suite… autant vous dire que je n’avais pas oublié cet épisode, et que je n’avais nulle envie de le revivre.

Après la signature du décret, les événements politiques ont voulu que je sois remplacé par quelqu’un qui n’était pas d’accord avec cette orientation. Il était de la responsabilité du Président de la République et du Premier ministre, restés en place, de veiller à ce que la nationalisation se fasse comme prévu, mais je ne pense pas qu’ils aient beaucoup insisté pour ça – j’espère que je suis clair.

M. Daniel Fasquelle. Très clair !

M. Arnaud Montebourg. Pour répondre à M. Lachaud, je dirai que l’alliance entre Safran et General Electric a permis de développer les usines aux États-Unis et en France, et d’obtenir à l’échelle mondiale les marchés de Boeing et d’Airbus. C’est une réussite industrielle extraordinaire : toutes les deux secondes, il y a un moteur, développé par Safran Aircraft Engines et GE, qui atterrit ou décolle quelque part dans le monde ! La part de chaque société au sein de la structure commune n’a pas été un problème, elles ont réussi à s’entendre sur ce point.

Le vrai problème était ailleurs, comme je l’ai compris lors d’une conversation avec M. Kron : les choses ne pouvaient pas fonctionner, dès lors qu’on cherchait à imposer à Alstom des alliances – avec Siemens, puis avec General Electric. Effectivement, en pareil cas on doit faire face à un problème de gouvernance qui, de mon point de vue, ne peut se régler qu’en dégageant le dirigeant et en prenant le contrôle de la société. Il ne faut avoir aucun complexe à mettre l’État au milieu du village France, car c’est notre ADN. Sans État, vous n’avez rien, et chacun continue à faire ce qu’il veut dans son coin. Avec l’État, vous avez un minimum de structuration – c’est ce qu’ont compris les dirigeants depuis des siècles dans d’autres pays, quelle que soit la forme du régime. J’insiste sur le fait que nous avons besoin d’assumer ce rapport à l’État, et je pense que nous pouvons tous nous mettre d’accord là‑dessus. Pour ma part, j’ai toujours milité en faveur d’une stratégie basée sur une position transpartisane.

Je crois avoir répondu à la question de M. Sommer au sujet du fait qu’Alstom est actionnaire dormant au sein des coentreprises. Le PDG d’Alstom lui-même, M. Poupart‑Lafarge, a exprimé publiquement sa volonté de se séparer des coentreprises et, aussi étonnant que cela puisse paraître, personne ne s’en est jamais offusqué – j’espère que vous allez le sermonner quand vous le verrez, monsieur le président : je vous confie ce mandat, si j’ai encore le pouvoir de le faire !

M. le président Olivier Marleix. Nous le voyons jeudi, monsieur le ministre.

M. Roland Lescure. Si personne dans cette salle ne pense que l’État n’a aucun rôle à jouer dans la stratégie industrielle de la France, à votre avis, monsieur le ministre, quel rôle peut-il jouer dans un monde globalisé, où le capital est rare et cher et dans lequel nos concurrents – à part peut-être les Chinois – utilisent visiblement d’autres moyens ?

M. le président Olivier Marleix. Je promets à monsieur Lachaud que nous procéderons à une autre audition de M. Montebourg, peut-être à l’occasion d’une réunion consacrée à la défense.

Mme Sarah El Haïry. Monsieur le ministre, pouvez-vous nous faire part de votre sentiment à la suite des déclarations de Jean-Claude Juncker sur l’idée d’un cadre européen, en tout cas d’un cadre de l’Union européenne sur l’examen des investissements ?

Par ailleurs, estimez-vous que, lorsqu’une entreprise publique étrangère souhaite acquérir un port stratégique ou une infrastructure énergétique en France, elle ne devrait pouvoir le faire qu’à l’issue d’un examen approfondi et d’un débat ? Pensez-vous qu’une telle acquisition puisse être une bonne chose, ou qu’elle amoindrisse forcément notre souveraineté nationale ? En l’occurrence, pensez-vous que General Electric aurait pu racheter la branche énergie d’Alstom ?

Mme Stéphanie Kerbarh. Il est question dans l’accord signé entre l’État et GE de la nomination d’un organe de contrôle indépendant, en l’occurrence Vigeo. Ce dernier peut-il être révoqué et existe-t-il une date butoir pour sa nomination ?

J’entends que vous préférez témoigner à huis clos en ce qui concerne certains points, et notamment la manière dont les signaux d’alerte ont circulé, puisque vous affirmez savoir vers qui ils sont allés, sans jamais parvenir jusqu’à vous : nous aimerions vraiment vous entendre sur ces questions.

Que pensez-vous par ailleurs de l’idée de notre président selon laquelle Alstom n’est pas en mesure de racheter l’éolien et l’activité hydro ?

J’aimerais enfin vous entendre, si vous le voulez bien, sur l’initiative « la Ceinture et la Route » qu’a relancée la Chine, lors du 19e congrès du parti communiste. Il s’agit d’un programme d’infrastructures, le long de la « nouvelle Route de la soie », destinées à consolider les relations commerciales de la Chine sur trois continents – l’Asie, l’Europe et l’Afrique. Ce projet prévoit la construction de routes, de ports, de lignes de chemins de fer et de plusieurs parcs industriels, dans soixante-cinq pays pour plus de 1 000 milliards de dollars. Selon vous, quelle position doit adopter la France face à ce projet ?

M. Julien Dive. Nous assistons actuellement non pas à la mort lente d’une entreprise mais à celle de notre filière industrielle. Le dernier et tout récent rapport national sur l’emploi en France d’ADP Research Institute évalue à 100 000 les créations d’emplois nouveaux en France, tandis que la seule filière qui détruit de l’emploi est la filière industrielle, qui a perdu plus d’1,4 million d’emplois sur ces vingt-cinq dernières années. Nous devons donc réagir et renouer avec une véritable ambition industrielle pour notre pays.

Nous avons évoqué Alstom et la situation de nos entreprises françaises, j’aimerais que nous parlions également des entreprises étrangères présentes en France qui créent et génèrent sur notre territoire des emplois directs ou indirects chez les équipementiers et les sous-traitants français. Je pense en particulier au Canadien Bombardier, implanté dans les Hauts-de-France d’ailleurs non loin d’Alstom : ses difficultés se répercutent sur l’ensemble de la filière en amont, qui se trouve menacée. J’aimerais votre sentiment sur ce point, d’autant que vous nous avez dit avoir arraché un arbitrage sur Alstom mais que, faute de volonté politique, votre successeur n’avait pas été au bout de la démarche, ce qui a conduit au fiasco que nous connaissons aujourd’hui. Peut-on considérer qu’un tel fiasco est celui d’une unique entreprise française où qu’il pourrait se reproduire et mettre en péril toute une filière, à savoir la filière ferroviaire ?

M. Loïc Kervran. Je souhaiterais profiter de votre présence aujourd’hui pour avoir votre appréciation, au-delà du cas particulier d’Alstom que nous avons largement évoqué, sur le dispositif interministériel de détection des opérations sur les entreprises stratégiques. Autrement dit, je souhaiterais déplacer légèrement le débat et savoir si Bercy possède les outils, mais aussi la culture pour détecter de manière systématique ou quasi-systématique les opérations sur ces entreprises que le ministère considère comme stratégiques.

M. Damien Adam. Je voudrais d’abord, vous remercier, monsieur le ministre, puisque grâce à vous, à Frangy-en-Bresse et au vin rouge, est advenue la situation que nous connaissons : vous êtes en somme l’initiateur de ce nouveau monde. (Sourires.)

M. Arnaud Montebourg. Il doit m’en rester une bouteille…

M. Damien Adam. Aujourd’hui, Alstom a pour principal concurrent un géant chinois qui a émergé en très peu de temps. À l’époque où vous étiez à Bercy aviez-vous déjà dans le viseur l’émergence de ce géant chinois ?

Considérez-vous le décret Montebourg comme une arme efficace ou s’agit-il surtout d’une arme de dissuasion ?

Mme Marie-Noëlle Battistel. Merci, monsieur le ministre, de nous avoir dévoilé l’envers du décor de ce gâchis industriel. En ce qui concerne la filière hydro, qui est, comme vous l’avez dit, stratégique pour la réussite de notre transition énergétique, vous nous avez fait part de son rachat possible par Alstom, qu’il faut effectivement envisager.

Plus largement, on a l’impression que l’on nous ressert depuis des décennies les mêmes éléments de communication sur ces fusions d’entreprises, qui seraient des alliances entre partenaires garantissant le maintien de l’emploi et permettant l’émergence d’un champion industriel. En vérité, la fin est toujours la même : un plan social. Et l’une des deux parties l’emporte toujours sur l’autre.

Comment expliquez-vous que l’on soit assez naïf pour laisser ainsi l’histoire se répéter ? Quelles propositions auriez-vous à faire pour que nous puissions enfin tirer les leçons du passé et qu’un véritable contrôle soit mis en place sur le respect des partenaires engagés dans ces rapprochements ?

Mme Natalia Pouzyreff. Le mot naïveté a été prononcé à plusieurs reprises, mais pouvait-on anticiper en 2014 le regroupement des deux géants chinois du ferroviaire, le retournement du marché du gaz et le blocage du projet d’éoliennes offshore, suite à l’action des associations de protection de l’environnement ?

Lorsque le marché se durcit, quelles sont les solutions qui s’offrent à une entreprise qui n’a ni la taille critique ni la capacité de financement pour attendre un retournement de cycle ? On a évoqué la possibilité de nouer des alliances – de préférence au niveau européen – ou de nationaliser. Avait-on les moyens à l’époque de nationaliser Alstom, compte tenu de l’importance de notre dette et du niveau de pression fiscale qui pesait déjà sur les Français ?

D’autres facteurs ont sans doute également joué dans la vente d’Alstom, et notamment la procédure engagée contre l’entreprise par le DoJ. Aviez-vous à ce moment-là connaissance du montant de l’amende que risquait Alstom et des échéances qui lui étaient imposées, lesquelles pouvaient conduire à sa fin précipitée ? Dans ces conditions, avait-on le temps de mettre en œuvre le plan B, en l’occurrence le rapprochement avec Siemens ?

Ce sont autant de questions motivées par une lecture de cette affaire dans laquelle il est évident que l’État a manqué d’anticipation, non seulement en ce qui concerne l’évolution d’un marché de plus en plus concurrentiel, qui se restructurait, depuis le début des années deux mille autour de quelques grands acteurs industriels, mais également au plan juridique, face à l’évolution des procédures judiciaires dont faisait l’objet Alstom. Cette absence d’anticipation n’est-elle pas la principale cause du défaut de stratégie qui a conduit l’entreprise là où elle est ?

M. Arnaud Montebourg. Mme El Haïry m’a posé la question du transfert des mécanismes de contrôle au plan européen. Vu l'état de dysfonctionnement du système politique européen et son excès de bureaucratisation, je suis conduit à me méfier. C'est peut-être compliqué en France, mais on sait prendre des décisions en vingt-quatre heures quand il le faut. Sur le plan européen, je n'ai aucune confiance dans le dispositif. Peut-être qu’il changera, mais vous savez d’expérience ce qui se passe : on dépouille les États de leur souveraineté pour la transférer à une entité non-démocratique qui prétend l’exercer de manière partagée. En conséquence, on ne peut plus agir à titre national et on ne le fait pas davantage sur le plan européen. Les citoyens entrent en rébellion contre l'Europe et contre leurs dirigeants, ce qui donne le populisme que nous connaissons, ou plutôt l'extrémisme à tous les étages. Je suis donc très réservé. On peut être plutôt optimiste ou plutôt pessimiste, selon les sensibilités. Pour moi, c’est : méfiance !

Mme Kerbarh m’a interrogé sur Vigeo. Je vais remettre à la commission d’enquête l’Agreement que j’ai signé au nom du Gouvernement français. C’est un protocole d’accord à parfaire. On m’a demandé si j’avais anticipé : vous verrez qu’un document du 19 février 2014 traitait de l’affaire chinoise et des difficultés liées à la solitude d’Alstom, mais concluait qu’il n’y avait pas urgence à agir. Un mois plus tard, on était sur le gril, avec des dirigeants qui avaient trahi la France, selon moi – je le leur ai d’ailleurs dit. Vigeo a été mandaté, vous verrez que cela figure dans l’accord. Il serait intéressant de savoir ce qui s’est produit ensuite, mais ma situation actuelle ne me permet pas de poser des questions : je ne suis qu’un citoyen français parmi 67 millions d’autres, et c’est bien normal.

Vous avez aussi évoqué la route de la soie. Il va falloir remplir les trains repartant vers la Chine. Vous savez que les bateaux arrivant en Europe repartent à vide, exception faite des grumes de chêne avec lesquels on fabrique en Chine du parquet qui est ensuite revendu aux Français. Vous voyez à quel point la situation est devenue absurde. Il va falloir que les Européens vendent des produits aux Chinois. C’est l’enjeu de ces infrastructures de transport.

M. Dive m’a questionné sur les entreprises étrangères en France. Il n’y a pas que Bombardier : deux millions de personnes sont employées par des entreprises étrangères dans notre pays, ce qui fait beaucoup. La France est un pays ouvert. Elle ne peut donc pas avoir une politique radicale en matière de protection, mais une politique de réciprocité, idée que j’ai toujours défendue. Face à un investisseur américain, la question est de savoir comment les États-Unis se comportent à notre égard sur leur territoire : ils ont le CFIUS et l’on doit passer sous les fourches caudines d'une commission quand on investit. On doit faire de même en France. Même raisonnement pour les Chinois, qui imposent la règle des « 51-49 % », comme les Algériens. Pourquoi ne pas faire de même ? Avec le décret, on le peut. C’est une question de réciprocité. Si on démantèle en face, nous pouvons être beaucoup plus aimables. Une telle politique a le mérite de l’intelligence : il s’agit de comprendre qui est l’autre quand il vient vers nous.

La filière est évidemment en consolidation et en difficulté. On a connu la même situation dans l'aéronautique et vous savez comment la décision a été prise. Il y avait une myriade d'entreprises dont on a fait Airbus, ce qui nous a permis de devenir un acteur mondial. Il faudra que la Commission européenne accepte, à un moment donné, que Bombardier fasse l’objet d'une décision à l’égard de la nouvelle entité européenne constituée de Siemens et d’Alstom. Il y aura une décision à prendre. Se posera la question des doublons, qui avait été analysée avant le déclenchement des hostilités, avec le sujet des stratégies et des alliances possibles dans le reste du monde. Cela dit, le rapport est historiquement daté, puisque le paysage a radicalement changé.

M. Arnaud Montebourg. Monsieur Kervran, les outils sont normalement interministériels, ce qui présente des avantages, mais pose aussi un problème : les résultats sont adressés au Président de la République et au Premier ministre. En réalité, ce sont les « soupentistes » des cabinets qui reçoivent les télégrammes et n’avertissent pas le ministre compétent. La concentration du pouvoir nuit à son exercice. C'est une leçon qu'il faut méditer en toutes circonstances. En conséquence, nous nous sommes trouvés peu ou mal organisés face aux attaques du DoJ contre Alstom. Les institutions ont fonctionné normalement, c’est‑à‑dire qu’elles n’ont pas fonctionné en réalité. Il y a eu un rapport qui est resté sur une pile, à dormir.

Le décret du 14 mai 2014 est une arme – je réponds à M. Adam, qui voudrait certainement recevoir une caisse de la cuvée du redressement. (Sourires.)

M. Damien Adam. Je n’en demande pas tant…

M. Arnaud Montebourg. Nous l’avons bue avec plaisir !

Le décret constitue une arme de prévention. Pour tout investissement étranger dans les secteurs prévus, il y a normalement une déclaration au Trésor. Interrogez le chef de bureau compétent – je ne sais pas de qui il s’agit aujourd’hui. Demandez-lui comment l’instruction est réalisée, dans quel but, et quelles sont les instructions du ministre. Ce chef de bureau relève du directeur du Trésor, lequel reçoit des instructions du ministre.

Comment utiliser le décret ? On peut poser des questions : quels emplois allez-vous créer ? Quelle est votre ligne de production ? Pouvez-vous laisser M. Untel dans votre conseil d’administration ? On peut tout faire avec cette arme phénoménale, mais elle n’a d’intérêt que si l’on s’en sert, à titre préventif ou curatif. Je vous incite donc à poser des questions.

Je vous confirme que l’on avait vu le problème chinois. C’est dans le rapport dont vous pourrez prendre connaissance. La question des Chinois se pose dans tous les secteurs, comme celle des Américains. C’est la « Chinamérique » : la Chine et les États-Unis sont les deux empires dans le monde. Il n’est pas très malin de se dire qu’il faut se jeter dans les bras des Américains face aux Chinois. On doit plutôt construire l’Union européenne : notre avenir est là.

Madame Battistel m’interroge sur notre naïveté, et les accords que nous avons conçus.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Comment tirer les leçons du passé ?

M. Arnaud Montebourg. Parmi les solutions qui peuvent être esquissées, je propose qu’à chaque fois que des accords sont signés entre des entreprises et l’État, ils prennent la forme de contrats, pas de communiqués de presse ou de déclarations unilatérales. Il faut des contrats, dont le non-respect soit sanctionné par la nullité de l’accord.

De tels contrats doivent être également signés avec des entreprises françaises. En effet, M. Drahi a pris des engagements qu’il n’a jamais respectés. D’ailleurs, je n’ai pas soutenu le rachat à effet de levier (LBO) de M. Drahi pour une raison simple : je ramassais tous les jours à la petite cuillère des LBO dans l’économie française ! Trop de dettes tuent l’entreprise. Il m’a répondu que ce n’était pas un LBO : voyez ce qui est en train de se passer, c’est un LBO mondial avec 50 milliards de dettes. À l’époque, son entreprise était étrangère, et le décret n’existait pas.

C’est ainsi que l’État français doit se réarmer. Demandez au Gouvernement de faire des contrats avec des clauses résolutoires. Les acteurs concernés fileront doux et vous aurez des gens pour répondre aux problèmes.

Madame Pouzyreff, avons-nous les moyens de nationaliser ? Nous avons mis 800 millions dans Peugeot-PSA : regardez ce que ça rapporte. C’est un très bon placement pour les contribuables. Pour moi, ce n’est pas un coût mais un investissement.

On peut d'ailleurs faire évoluer les participations. Faut-il garder autant chez Engie ? Nous pouvons très bien diversifier les participations et faire évoluer le portefeuille. Cela se discute publiquement devant l’Assemblée nationale, le Sénat et l’opinion publique. Est-il par exemple utile de garder notre participation dans la Française des Jeux ? Ne pourrions-nous l’investir ailleurs ?

Bien sûr que nous avons les moyens ! Je rappelle que nous avons un fonds souverain de 100 milliards d’euros, plus les 100 milliards que je suggère de mobiliser. En outre, l’État n’est pas obligé d’arriver seul, il peut fédérer des investisseurs privés avec un état d’esprit patriotique, et mettre 5 % tandis qu’ils fournissent le reste. Ainsi, on peut arriver à construire des alliances entre public et privé, autour de l’intérêt de la nation, de ses intérêts industriels.

Sur le montant de l’amende, nous ne le connaissions pas à l’époque. L’amende est apparue dans le fil de la négociation. Cela en est même devenu un enjeu lorsque M. Kron a annoncé son montant et que les Américains ont dit qu’ils en paieraient une partie. Ils savaient et ils avaient tout prévu.

M. le président Olivier Marleix. Les articles 151-3 et suivants du code monétaire et financier, qui ont servi de base légale à votre décret, prévoient un pouvoir de sanction en cas de non-respect des obligations. Le ministre peut prononcer des amendes qui vont jusqu’au double du montant des investissements, ou prononcer le désinvestissement. Mais comme il n’y a pas de contrôle effectif, ces mesures ne sont pas prises au sérieux.

Monsieur le ministre, votre audition était très attendue. Je vous remercie pour votre liberté de parole et pour la transparence dont vous faites preuve envers la représentation nationale. Une grande part de la suspicion et de l’inquiétude qui entourent ces sujets vient du fait que lorsque des engagements sont pris, ils ne sont jamais publics, la représentation nationale n’y est jamais associée, tout cela est traité dans une sorte d’entre soi. Nous y verrions un peu plus clair si la représentation nationale était associée et cela éviterait peut-être les dérives possibles de l’entre soi, pour reprendre une expression utilisée récemment par l’inspection générale des finances dans un rapport interne.

Merci pour les documents que vous nous avez remis, et pour les suggestions issues de votre expérience.

 

La séance est levée à dix-neuf heures vingt-cinq.

 

 


8.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Corinne De Bilbao, présidente de General Electric France, et de M. Jérome Pécresse, président-directeur général de General Electric Energies renouvelables

(Séance du jeudi 14 décembre 2017)

La séance est ouverte à neuf heures trente.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons ce matin Mme Corinne De Bilbao, présidente de General Electric France, et M. Jérôme Pécresse, président-directeur général de General Electric Énergies renouvelables.

Nous avons reçu les organisations syndicales de GE la semaine dernière ; il nous a semblé pertinent d’organiser ces auditions au moment où le groupe lance un grand plan de restructuration pour recentrer ses activités et où Alstom, fusionnant avec Siemens, pourrait envisager de se retirer des trois co-entreprises créées il y a trois ans.

Madame De Bilbao, vous êtes spécialiste du secteur de l’énergie ; vous avez remplacé à la tête de GE France M. Mark Hutchinson, qui assurait l’intérim depuis le départ de Mme Clara Gaymard. Vous bénéficiez d’une grande expérience industrielle au sein des différentes activités de GE : après un début de carrière chez GE Healthcare, vous avez occupé des postes de direction en Europe dans le secteur de l’énergie, dont celui de directrice générale européenne de l’entité GE « Oil & Gas », où vous avez piloté l’intégration de plusieurs acquisitions industrielles.

GE réalise environ 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires dans notre pays où il compte 16 000 collaborateurs, dont plus de 11 000 pour les seules activités du secteur de l’énergie. Ses trois principaux sites de production sont à Belfort, où le centre de technologies pour les turbines à gaz est le siège de l’activité de GEAST, la joint-venture GE-Alstom dans le domaine du nucléaire, à Buc, avec GE Healthcare, et enfin au Creusot, en Saône-et-Loire, pour l’activité « Oil & Gas ».

Monsieur Pécresse, vous avez été nommé en 2011 président d’Alstom Renewable Power et vice-président exécutif d’Alstom. À ce titre, vous avez vécu le rachat de la branche énergie d’Alstom par GE. Vous êtes maintenant président-directeur général de GE Énergies renouvelables, l’une des trois co-entreprises constituées entre Alstom et GE.

Vous pourrez nous parler de la stratégie de GE en matière d’énergies renouvelables, notamment en matière d’hydraulique – l’importance de ce sujet a été soulignée devant nous par les syndicats de GE « Hydro » de Grenoble, puisqu’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) est en cours.

Nous souhaiterions aujourd’hui dresser un bilan du rachat de la branche énergie d’Alstom par GE, et faire un point d’étape sur la tenue des engagements pris à l’époque. Le groupe s’était en effet engagé lors du rachat de la branche énergie d’Alstom à créer 1 000 emplois nets dans notre pays d’ici à la fin de l’année 2018, et à ne fermer aucun site de fabrication jusqu’en novembre 2018.

Cependant, un plan d’économies européen lancé en janvier 2016 a déjà conduit à la disparition de 590 postes en France. General Electric vient en outre d’annoncer la suppression de 4 500 postes en Europe, dans le cas cadre de la restructuration de son pôle Énergie. La France ne sera cette fois pas concernée, en vertu des accords de juin 2014. Où en est-on précisément de la tenue de ces engagements ? Où en est par exemple la création de la Digital Foundry à Paris, centre d’excellence pour les logiciels qui devait employer 250 personnes d’ici 2018 ? De manière plus générale, existe-t-il un instrument de suivi des créations d’emploi ? Les organisations syndicales, qui étaient visiblement de bonne foi, n’ont pas été en mesure de nous éclairer sur ce point ; j’espère que vous pourrez le faire.

GE souhaite ouvrir, au second semestre 2018, une usine de production de pales d’éoliennes à Cherbourg. Les syndicats considèrent qu’il n’y a aucune raison de comptabiliser ces 550 emplois dans les 1 000 promis par l’accord de 2014. Nous aimerions entendre votre version.

M. John Flannery, le nouveau président-directeur général de GE, a déclaré il y a quelques semaines que l’acquisition d’Alstom était « très décevante ». Comment expliquez-vous ce sentiment, exprimé par l’un des négociateurs de ce rachat ? Partagez-vous cette déception, et pourquoi ? Le protocole d’accord signé le 21 juin 2014 entre GE et Alstom prévoit la création de trois sociétés communes dont le contrôle opérationnel est dévolu à GE, mais avec des droits de gouvernance pour Alstom et des garanties sur la localisation en France des quartiers généraux.

Or nous avons entendu les organisations syndicales, et nous avons reçu hier M. Arnaud Montebourg, qui n’est plus aujourd’hui qu’un témoin attentif. Une expression revient souvent : Alstom se comporterait en « actionnaire dormant » dans ces trois co-entreprises. Quel est votre sentiment sur ce point ? De manière très concrète, quel était le rythme de réunions des conseils d’administration des joint-ventures au cours des trois dernières années ?

En septembre 2018, à l’issue du rapprochement avec Siemens, Alstom pourra se désengager de ces trois alliances avec GE à un prix fixé. Estimez-vous qu’Alstom utilisera cette possibilité ? GE exercera-t-il sinon les options d’achat de ses actions dans les co-entreprises ?

Quel bilan tirez-vous de l’activité de GEAST, la joint-venture GE-Alstom dans le domaine du nucléaire ? L’État français a-t-il fait usage de son droit de veto sur les décisions stratégiques de cette co-entreprise ?

M. Montebourg nous a signalé hier qu’il avait un doute sur la présence effective de l’administrateur représentant l’État lors des conseils d’administration. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ? Certains acteurs estiment que votre relation avec EDF, votre client, s’est tendue depuis le rachat. Qu’en est-il ? Où en est aussi la fabrication des turbines, qui doit avoir lieu sur le site de Belfort dans le cadre du contrat de 1,9 milliard de dollars signé entre GE et EDF pour le projet de centrale à Hinkley Point ?

Quel bilan tirez-vous de l’activité de la co-entreprise établie dans les énergies renouvelables ? Vous disiez en 2016, monsieur Pécresse, que l’acquisition d’Alstom avait transformé l’activité en la rendant, grâce à l’apport de la branche hydraulique, plus diversifiée et plus internationale. Ce constat vaut-il toujours aujourd’hui ?

Il nous a paru normal de vous entendre rapidement après avoir entendu des organisations syndicales, notamment sur les dossiers en cours. Toutefois les questions relatives notamment à la condition de la cession d’Alstom à GE sont nombreuses, et notre travail ne fait que commencer. Nous vous entendrons donc sans doute à nouveau par la suite.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Corinne De Bilbao et M. Jérôme Pécresse prêtent successivement serment.)

Mme Corinne De Bilbao, présidente de General Electric France. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, nous sommes heureux de l’occasion qui nous est donnée aujourd’hui de présenter devant votre commission les activités de General Electric en France et de pouvoir répondre à vos questions.

Je suis présidente de General Electric en France depuis mars 2016 ; comme vous l’avez indiqué, la majorité de mon parcours professionnel s’est déroulée chez General Electric, entreprise que j’ai intégrée en 1989. Au cours de ces vingt-huit années passées au sein de l’entreprise, j’ai vécu nombre des moments importants de l’histoire de notre groupe en France, où il est profondément enraciné.

Je commencerai par rappeler la trajectoire de notre groupe en France, longue déjà de plus d’un siècle, et je vous présenterai ensuite l’étendue des activités de General Electric en France, à ce jour.

M. Jérôme Pécresse, senior vice-président de GE, qui dirige depuis la France la branche Énergies Renouvelables de notre groupe pour l’ensemble du monde, insistera sur l’importance stratégique pour GE de la reprise des actifs d’Alstom et sur la vision que nous avons du développement de notre société dans ce pays.

General Electric est un partenaire industriel de long terme. L’investissement de General Electric en France ne se résume pas à l’acquisition de la branche énergie d’Alstom en 2015. La relation entre GE et l’industrie française est beaucoup plus riche et beaucoup plus ancienne : depuis bientôt 125 ans, GE a été un investisseur fidèle en France, même dans les périodes les plus difficiles.

C’est en 1893 que la General Electric Company crée sa première filiale française, la Compagnie française Thomson-Houston, pour exploiter des brevets dans le domaine de la production et du transport de l’électricité. Elle est devenue par la suite Thomson-Brandt puis Thomson-CSF, et enfin, au début des années 2000, Thales, le fleuron industriel français que vous connaissez.

Au fil des décennies General Electric a développé en France des activités d’envergure internationale : nous fabriquons sur le sol français des produits qui sont vendus dans le monde entier.

Plusieurs opérations ont forgé le General Electric d’aujourd’hui. Je voudrais d’abord citer une première étape majeure dans le secteur de l’aéronautique : l’immense succès du partenariat noué depuis plus de quarante ans avec Safran Aircraft Engines, anciennement SNECMA, au sein de notre joint-venture CFM International. C’est en mutualisant nos technologies, nos savoir-faire et nos capacités de production que nous sommes parvenus à créer le CFM56, la famille de moteurs d’avions commerciaux la plus vendue dans l’histoire de l’aviation. Nous sommes très fiers de ce partenariat qui a contribué au succès phénoménal d’Airbus, fleuron de l’industrie européenne, tout en permettant à notre partenaire Safran de se hisser parmi les premiers fournisseurs de Boeing. Aujourd’hui, un avion décolle toutes les deux secondes dans le monde grâce aux moteurs CFM.

Ce partenariat exemplaire est entré en 2014 dans une nouvelle phase, avec le lancement du nouveau moteur LEAP (Leading Edge Aviation Propulsion) qui équipe à présent les monocouloirs de nouvelle génération que sont les Boeing 737 MAX, l’Airbus A320neo ou bien encore le nouvel avion chinois C919 de la société Comac. Des milliers de personnes qui sont employées aujourd’hui en France grâce à cette joint-venture entre General Electric et Safran.

General Electric a aussi investi dans le secteur médical. Dans ce domaine, notre relation avec la France a commencé il y a trente ans, avec le rachat de la Compagnie générale de radiologie en 1987 au groupe Thomson-CSF, alors que cette activité était au bord du gouffre. C’est d’ailleurs cette division que j’ai rejointe en 1989 et j’ai pu moi-même participer à cette transformation : cette activité a enregistré des pertes pendant une dizaine d’années et redresser la situation de cette division n’a pas été chose facile. De très importants investissements, des réorganisations, et beaucoup de ténacité ont fait de notre site de Buc dans les Yvelines un centre de tout premier rang où plus de 1 700 employés développent et produisent les technologies les plus innovantes dans le domaine de l’imagerie médicale. Buc est notre centre mondial d’excellence en matière de radiologie interventionnelle, de mammographie et de logiciels de visualisation ; 95 % de la production française est exportée, ce qui assure à notre technologie un rayonnement international.

Buc est par ailleurs, vous l’avez dit, le siège européen de GE Healthcare, la division Santé de notre groupe, et regroupe 400 ingénieurs et chercheurs.

General Electric a également investi massivement dans le secteur de l’énergie dès 1999 ; l’acquisition de l’activité de turbines à gaz d’Alstom, installée à Belfort, a ouvert la voie d’un partenariat dans le domaine des équipements de génération électrique que le rapprochement de 2015 a confirmé. Cette acquisition nous a permis de faire du site de Belfort notre centre d’excellence mondial dans les turbines à gaz 50 Hz.

C’est aussi à Belfort qu’est produite la fameuse turbine 9HA, développée en coopération avec EDF : c’est la plus efficace au monde, ce qui lui a valu une entrée au Livre Guinness des records. Elle équipe aujourd’hui la centrale EDF de Bouchain dans le département du Nord. Cette turbine nous a permis de regagner des parts de marché dans un environnement particulièrement difficile et de plus en plus concurrentiel.

Une autre étape importante dans l’histoire de GE en France intervient en 2000, dans le secteur du pétrole et du gaz, avec la reprise de Thermodyn, désormais filiale française de notre division Pétrole et gaz. Cette activité en difficulté, installée au Creusot, était jusque-là gérée par Framatome. Considérée comme non stratégique par Areva, elle a pu se développer sur les marchés mondiaux en s’appuyant sur notre réseau commercial, présent dans 180 pays. Aujourd’hui, 500 employés sur le site du Creusot inventent, fabriquent et exportent des compresseurs et des turbines vapeur destinés au marché du pétrole et du gaz, à celui des énergies renouvelables, mais aussi à la marine nationale. Les turbines fabriquées au Creusot équipent par exemple les sous-marins nucléaires français et le porte-avions Charles-de-Gaulle. La baisse du prix du baril a eu de lourdes conséquences pour notre carnet de commandes, et nous avons rapatrié des activités de Grande-Bretagne et des États-Unis vers nos usines françaises.

En 2011, nous avons acquis Converteam, entreprise française spécialisée dans la conversion électrique, qui fut d’ailleurs un temps filiale d’Alstom. Sa gamme de produits comprend convertisseurs de puissance, armoires de contrôle, moteurs électriques et générateurs. Le siège mondial de cette entité, maintenant nommée GE Power Conversion, est situé à Boulogne-Billancourt. Nous avons investi dans cette activité pour la développer et en faire un leader mondial dans le domaine de l’électrification.

Enfin, en novembre 2015, nous avons fait l’acquisition de la branche énergie d’Alstom. Voilà pour l’histoire.

Je voudrais souligner que les relations entre General Electric et Alstom n’étaient pas nouvelles : elles remontaient à 1928, date à laquelle naît la société Alsthom, à la suite de la fusion des activités industrielles lourdes de Thomson-Houston Electric Co. Ce nouveau partenariat avait conduit à l’ouverture de sa première usine à Belfort. Alstom et GE sont donc des amis de longue date, qui ont beaucoup en commun, et notamment une présence en France dès le début du XXe siècle.

Toutes ces opérations doivent leur succès à l’alliance du savoir-faire français et de General Electric qui, en investissant, a donné à ses activités basées en France une envergure internationale. Je veux souligner ici combien la qualité et le professionnalisme des salariés français de GE contribuent chaque jour au développement de notre activité. En développant les compétences de nos équipes, nous les aidons à mieux s’adapter aux changements des différents secteurs.

Nous bénéficions en outre de relations solides avec nos clients français : Air France et EDF sont pour nous des partenaires de longue date, qui ont été à nos côtés pratiquement à chaque fois que nous avons lancé une innovation technologique. Nous accompagnons également le développement de fleurons français comme Engie, Total, Technip, Enedis, RTE ou Airbus, en France et dans le monde.

Dans le domaine de la santé, nous travaillons étroitement avec des groupes hospitaliers, des cliniques et des centres de recherche dans tout le pays. Nous avons également accompagné le développement de nombreuses PME françaises et investi dans leur capacité de production.

Cette présence de longue date en France se caractérise donc par des investissements constants et par le développement de technologies fondamentales en lien avec les structures de recherche et développement françaises dont nous sommes souvent partenaires.

Aujourd’hui, des six activités essentielles pour General Electric sont implantées dans le territoire français : la division Énergie avec les activités turbines, réseaux et services ; l’imagerie médicale ; le pétrole et gaz ; l’aviation, avec notre partenaire Safran ; GE Digital, pour le numérique ; les énergies renouvelables, la division que dirige M. Jérôme Pécresse.

La branche Énergies Renouvelables est dirigée depuis Paris : c’est la seule des branches de premier rang de General Electric dont le siège mondial soit basé en dehors des États-Unis. La quasi-totalité des activités du groupe est représentée en France.

General Electric en France, vous l’avez dit, c’est près de 16 000 collaborateurs, dont plus de 11 000 dans le secteur de l’énergie. Avec environ 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires réalisé sur le territoire national, General Electric est un acteur économique de premier plan dans l’hexagone. Près de 90 % du chiffre d’affaires en France est réalisé à l’export, ce qui contribue de façon positive à la balance commerciale de la France. Nous accueillons aussi cinq sièges d’activité mondiaux et une vingtaine de sites industriels, dont onze emploient plus de 400 salariés.

Nous sommes par ailleurs très implantés dans les territoires. Nous employons 5 300 personnes en région Bourgogne Franche-Comté, dont environ 4 400 sur le site de Belfort, ce qui fait de ce site industriel un de nos premiers sites mondiaux ; nous sommes notamment très présents sur le site historique du Creusot, où GE est un des premiers employeurs de la région, avec 500 personnes. Nous employons 2 100 personnes dans la région Rhône-Alpes-Auvergne, dans nos usines de Villeurbanne, d’Aix-les-Bains, de Grenoble ou encore de Saint-Priest. Dans la région Grand Est, dans notre centre de Nancy, 700 personnes travaillent sur les moteurs de moyennes et grandes puissances et les moteurs à grande vitesse. Dans les pays de Loire, plus de 700 personnes travaillent pour nous dans la filière éolienne en mer, dans l’usine de Saint-Nazaire et le centre d’ingénierie de Nantes. Enfin, nous employons 5 700 personnes en Île-de-France avec le site de Buc, siège européen de la division imagerie médicale, qui rassemble 1 700 personnes et notre centre de services à La Courneuve où 900 personnes sont spécialisées dans les services et la maintenance des installations dans l’énergie.

Dans ce monde en pleine mutation, General Electric prépare le futur de l’industrie en France. En particulier, l’internet industriel qui va prendre de plus en plus de place.

M. le président Olivier Marleix. Madame la présidente, je vous prie de m’excuser de vous interrompre. Je vous remercie de ces rappels utiles sur l’ancienneté de la présence de General Electric dans notre pays ; mais chacun peut trouver ces renseignements sur Wikipédia. Notre commission d’enquête parlementaire s’intéresse à un sujet très sérieux : les conditions de la cession d’Alstom Énergie à GE. Je vous ai posé tout à l’heure des questions précises, auxquelles j’attends des réponses ; or je n’en ai eu aucune pour l’instant…

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur de la commission d’enquête. Il me semble au contraire que ces rappels sont extrêmement utiles, car ils permettent de corriger certaines caricatures : « General Electric » est certes un nom américain, ce qui peut faire croire à certains que c’est une entreprise purement étrangère, alors que son histoire industrielle en France est très longue.

Nous avons entendu hier une personnalité connue, dont l’audition a été très médiatisée ; je n’ai pas le souvenir qu’elle ait été interrompue alors qu’elle a parlé très longuement. Je suis très heureux, madame De Bilbao, que vous puissiez parler librement.

M. le président Olivier Marleix. C’est le privilège du président d’une commission d’enquête de diriger les débats .... Hier, Arnaud Montebourg a répondu aux questions que je lui ai posées ; aujourd’hui, j’attends la même chose des dirigeants de General Electric.

Pour prévenir toute déformation de mes propos, je reconnais l’utilité de cette mise en perspective : rappeler que GE est présent en France depuis de longues années et dans de nombreux secteurs, était utile. Mais j’aimerais néanmoins entendre des réponses précises à mes questions concrètes.

M. Jérôme Pécresse, président-directeur général de General Electric Énergies renouvelables. Monsieur le Président, nous sommes là pour répondre à toutes vos questions, dans nos propos liminaires ou par la suite.

Mme Corinne De Bilbao. J’en venais justement à la Digital Foundry, notre centre de software européen. Je me permettrai aussi de rappeler les investissements qui faisaient partie des accords et de nos engagements vis-à-vis de l’État.

La Fonderie digitale a été inaugurée en juin 2016, comme nous nous y étions engagés. Employant plus d’une centaine de personnes, ce centre d’excellence européen en matière de logiciel a vocation à mettre en valeur l’internet industriel. Nous innovons de manière ouverte, et nous collaborons avec des clients comme EDF, Engie, des start-ups, mais aussi des acteurs publics. C’est là une formidable opportunité de développement pour combler le retard français dans ce domaine.

Nous avons également investi massivement dans la recherche et développement – ce qui répond à la question sur les engagements pris. Depuis deux ans, nous avons investi 500 millions d’euros, dont 230 millions dans les anciennes entités Alstom. Nous avons par exemple investi 47 millions d’euros dans la co-entreprise nucléaire, notamment sur la turbine Arabelle, mais aussi 30 millions pour améliorer le design et la fiabilité de nos turbines éoliennes en mer, sans oublier 100 millions d’euros investis ces dernières années dans les activités réseaux, en particulier dans le stockage de l’énergie et les lignes « grande distance haute tension ».

Parallèlement, nous investissons plus de 100 millions par an en recherche et développement dans la division Santé. En 2016, nous avons pu mettre sur le marché un nouveau mammographe appelé Pristina, développé en collaboration avec l’institut Gustave-Roussy.

Enfin, depuis deux ans, nous avons investi 245 millions d’euros dans l’outil de production dont 75 millions d’euros dans des ex-entités Alstom. Nous avons ainsi dépensé 20 millions d’euros pour mettre à niveau l’usine de Saint-Nazaire et 10 millions d’euros pour réhabiliter le site de Villeurbanne. Pour Belfort, les années 2016 et 2017 ont été des années record. Nous avons investi 6100 millions d’euros au cours des quatre dernières années pour produire la turbine 9HA que j’évoquais tout à l’heure.

Nous sommes aussi engagés auprès des fournisseurs français : depuis le début de l’année 2015, les commandes que nous leur avons passées s’élèvent à 5,3 milliards d’euros. Dans le domaine nucléaire, nous avons multiplié par quatre les commandes à nos fournisseurs français.

Notre investissement en France est donc incontestable et se mesure sur le temps long
– c’était le sens de mon message –, dans des secteurs qui se transforment et qui nous obligent à nous adapter en permanence. Je veux devant vous insister sur ce qui fait la force d’un acteur industriel de confiance aujourd’hui : c’est investir à long terme, développer des compétences, soutenir le développement des territoires, innover en permanence en relation avec l’écosystème, exporter pour que nos entités deviennent des champions à l’international.

C’est dans cet esprit que GE continue de développer ses activités en France. M. Jérôme Pécresse va vous exposer l’importance stratégique pour GE de la reprise des actifs d’Alstom, mais aussi notre stratégie et notre vision du futur.

M. le président Olivier Marleix. Le rachat d’Alstom, comme d’ailleurs dans d’autres opérations similaires, a été marqué par un manque de transparence, tant vis-à-vis de l’opinion publique que de la représentation nationale – dont l’information s’est à chaque fois résumée à un simple communiqué de presse lapidaire des ministres, et parfois quelques propos répétés lors d’auditions. La transparence est indispensable ; il y va de l’intérêt des acteurs eux‑mêmes. La communication ne suffit pas, et c’est pourquoi j’attends que vous répondiez à toutes nos questions.

Mme Corinne De Bilbao. C’est bien notre intention.

M. Jérôme Pécresse. Je suis PDG de GE Énergies Renouvelables, la branche mondiale du groupe General Electric pour les énergies renouvelables, basée à Paris. Avec 10 milliards de chiffre d’affaires, elle comprend les activités éolien en mer, éolien terrestre, pâles d’éoliennes et équipements hydroélectriques. J’ai mené une carrière de cadre dirigeant dans l’industrie depuis 1998 ; comme vous le savez peut-être déjà, je dirigeais ce même secteur des énergies renouvelables chez Alstom. J’ai été nommé à mon poste actuel à l’issue de l’acquisition des activités « Énergie » d’Alstom par General Electric, après avoir dirigé pour Alstom tout le processus d’intégration de ces activités au sein de GE pendant les dix‑huit mois qui ont précédé la clôture de cette opération. J’ai donc été particulièrement impliqué dans ce projet ; c’est tout le sens de ma présence devant vous aujourd’hui. Je vais m’efforcer de répondre à une partie des questions que vous avez soulevées dans votre introduction.

Il est important pour moi de participer à vos travaux, non pour revenir sur la relation historique qu’entretiennent GE et la France comme vient de le faire Corinne De Bilbao, mais pour évoquer les motivations qui ont conduit à conclure ce rapprochement stratégique entre General Electric et la branche énergie d’Alstom, et sur les conditions de ce projet industriel. Je voulais surtout échanger avec vous sur son caractère stratégique et les perspectives qu’il offre, pour Alstom, pour GE et pour la France, dans une période cruciale de révolution dans le secteur de l’énergie, et partager quelques éléments factuels importants, dans l’esprit de transparence que vous souhaitez.

Cette opération, conclue en 2015, s’est pleinement inscrite dans la continuité de la relation industrielle de long terme entre GE et la France, que Mme De Bilbao a évoquée. Elle a aussi été portée, je tiens à le rappeler, par l’attractivité de la France et ses avantages économiques importants pour les investisseurs étrangers. Nous ne sommes pas les seuls dans ce cas : plus de deux millions de personnes en France sont aujourd’hui employées par des filiales de grands groupes étrangers.

Lorsque Patrick Kron a envisagé la cession des activités « Énergie » d’Alstom à GE en 2014, la situation financière difficile du groupe et la transition énergétique mondiale vers les énergies renouvelables commandaient de prendre des mesures drastiques. Il est important de comprendre que, sans GE, le groupe Alstom tel que nous le connaissions en 2014 n’existerait de toute façon plus aujourd’hui. Alstom ne disposait ni de la masse critique ni des marges de manœuvre financières nécessaires pour envisager de rester sur tous ses marchés, notamment en raison de la transformation majeure de l’industrie et du secteur de l’énergie, qui n’a cessé de s’amplifier depuis.

Patrick Kron et son équipe ont fait un choix de raison, celui de pérenniser les activités énergie de l’entreprise, ses 65 000 employés et les 500 gigawatts de son parc existant au sein de GE, tout en permettant à l’activité transport de continuer sa croissance grâce à la trésorerie générée par la vente de ses actifs, ce qu’elle a fait depuis lors.

La logique de ce projet reposait et repose toujours sur le fait qu’ensemble, les activités fusionnées de GE et d’Alstom dans l’énergie bénéficieraient d’une dynamique positive et disposeraient d’un portefeuille de produits plus complet, combinant les activités gaz et éolien terrestre de GE aux activités turbine à vapeur, îlots conventionnels de centrales nucléaires, éolien en mer et hydroélectricité d’Alstom, et apportant l’offre conséquente d’Alstom en matière de réseaux à la présence forte de GE dans ce domaine en Amérique du Nord.

Clairement, et nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir lors de vos questions, ce rapprochement entre GE et Alstom était donc motivé par une forte logique de complémentarité. Le panel de solutions du nouveau groupe permettait de couvrir l’ensemble des besoins de nos clients. À cette addition de savoir-faire s’ajoutait également la présence des deux entreprises dans des zones géographiques complémentaires. Il n’en restait pas moins que son portefeuille d’activités était et reste fortement dominé par les énergies fossiles.

Nous voulions associer toutes nos ressources pour réaliser les investissements nécessaires dans les nouvelles technologies, notamment les énergies renouvelables, et dans le développement des talents, dans une optique de long terme. En outre, le regroupement GE‑Alstom pouvait bénéficier d’un positionnement fort sur les marchés émergents pour exporter depuis la France. Dans le monde entier, nos clients ont d’ailleurs salué la perspective de ce regroupement.

Notre objectif était et reste de positionner la France comme un leader mondial de l’énergie, notamment en y implantant quatre sièges mondiaux, en renforçant nos investissements dans les domaines créateurs d’emploi que sont l’ingénierie et la production d’équipements de grands projets intégrés et de services à forte valeur ajoutée.

Les négociations, démarrées en avril 2014, ont permis de mener un dialogue constructif avec le Gouvernement pour déterminer quelles seraient les meilleures conditions d’investissement, pour la France et pour GE. Nous avons été transparents sur nos projets et avons pris des engagements concrets et rendus publics auprès du Gouvernement, en particulier auprès du Président de la République François Hollande et du ministre de l’économie de l’époque, Arnaud Montebourg. J’en rappelle les principaux : création de trois co-entreprises dans les domaines des réseaux électriques et des énergies renouvelables et dans celui, très stratégique, du nucléaire ; implantation de quatre sièges mondiaux, ceux des activités réseaux, hydroélectricité, éolien en mer et turbines vapeur ; développement du site de Belfort, pour en faire le pôle principal de l’activité énergie thermique de GE en Europe ; croissance du nombre d’emplois en France, notamment avec la création de 1 000 emplois nets d’ici le 31 décembre 2018 ; création enfin d’une filière industrielle de l’éolien en mer en France, et des emplois associés dans les régions.

Nous avons également entendu les inquiétudes des autorités publiques concernant le caractère souverain de certaines activités industrielles, notamment dans le secteur du nucléaire. Nous nous sommes engagés à collaborer avec l’État, Areva et EDF afin de protéger ce secteur et de préserver toutes ses compétences et son potentiel d’exportation. Comme Corinne De Bilbao vous l’a rappelé au début de cette présentation, nous étions déjà, et ce depuis longtemps, un fournisseur et un partenaire fiable pour ces entreprises comme pour l’État, dans des secteurs stratégiques.

Quel bilan tirons-nous aujourd’hui de cette fusion, deux ans après sa conclusion ?

L’association stratégique des technologies et des implantations géographiques de GE et d’Alstom a effectivement permis de créer une valeur significative pour les activités concernées. Ensemble, nous disposons désormais d’un des portefeuilles d’énergies thermiques et renouvelables les plus importants et les plus diversifiés du marché mondial. Nous sommes à la tête d’une très large base installée, à laquelle nous avons pu apporter plus de productivité et de fiabilité : environ 2 000 GW de capacité installée de production énergétique, principalement dans le gaz et le charbon, en hausse de 50 % par rapport à la base installée de GE avant l’opération. Le fonctionnement de cette base installée est optimisé pour le bénéfice de nos clients par l’introduction de solutions digitales, élaborées notamment ici, à Paris.

Enfin, la capacité de GE à investir aux côtés de nos clients dans leurs projets s’est révélée un avantage compétitif important. Nous avons remporté de nombreux projets à l’export à partir de la France, comme la commande récente de turbines pour équiper la centrale nucléaire d’Hinckley Point en Angleterre et le projet de trois centrales à cycle combiné installées au Pakistan, qui permettra de fournir de l’électricité à plus de 20 millions de foyers.

Toutefois, force est de constater que les marchés traditionnels de l’énergie, gaz et charbon, qui représentaient la majeure partie de l’activité d’Alstom, sont en perte de vitesse. Les volumes ont considérablement baissé partout dans le monde, dans les produits et les services, du fait de la forte croissance des énergies renouvelables. Cette croissance ne cesse de s’accélérer et le coût de production de ces énergies, éolienne et solaire, désormais à parité avec celui des énergies fossiles, crée des surcapacités de production importantes sur ces secteurs du gaz et du charbon.

Les exemples de cette évolution rapide sont nombreux : ainsi l’annonce par EDF en ce début de semaine de sa volonté de créer 35 GW de capacité de production d’énergie solaire sur le territoire français.

Nos marchés pour les turbines à gaz et les turbines à charbon ont décru. De plus, nos équipes s’attendaient à finaliser la transaction bien plus rapidement, en douze mois et non en dix-huit comme ce fut le cas. Ce délai a eu une incidence notable sur notre relation clients, ces derniers ayant préféré retarder leurs commandes en attendant de connaître l’issue de la transaction, ou se tourner vers la concurrence.

Confrontée à cette transition brutale, notre activité GE Power vient d’annoncer un plan de réduction mondial de son effectif, d’environ 12 000 postes, soit 18 % de l’ensemble de ses salariés dans le monde, dont 4 500 en Europe, avec des répercussions importantes à la fois sur les employés et sur la production. Comme vous le savez, la France n’est pas concernée par ce plan. Certains de nos grands concurrents mondiaux ont lancé des restructurations d’ampleurs similaires jusque dans leurs marchés domestiques.

Voilà le bilan de l’acquisition d’Alstom, dont un grand nombre des objectifs stratégiques ont été remplis. L’évolution des marchés a été beaucoup plus adverse que nous le pensions à l’époque.

Je souhaite revenir sur vos déclarations liminaires concernant les déclarations de notre PDG, M. John Flannery, le 13 novembre dernier, retranscrites dans la presse de façon exagérément condensée. Je voulais, pour lui rendre justice et en faire bénéficier la commission, vous remettre un extrait précis de son intervention, traduite en français. Vous verrez que la position de M. Flannery y est beaucoup plus nuancée que ce qu’en a rapporté la presse française, et cohérente avec ce que je viens de vous expliquer.

Dans ce contexte difficile, qu’en est-il des engagements pris par General Electric pour la France au moment de l’accord ?

Nous avons créé, comme prévu, les trois joint-ventures qui fonctionnent dans le respect de leurs règles de gouvernance. Ces règles de gouvernance négociées avec le ministre de l’économie de l’époque, M. Arnaud Montebourg, sont tout à fait claires. Ces joint-ventures sont détenues pour deux d’entre elles, l’activité réseaux et l’activité énergies renouvelables, à 50 % plus une action pour General Electric et 50 % moins une action par Alstom. GE est donc l’actionnaire majoritaire de ces joint-ventures, qui sont consolidées dans ses comptes et dont il exerce le contrôle opérationnel. Alstom n’est pas consulté sur les décisions de gestion courante, mais en tant qu’actionnaire minoritaire très important, il est représenté au sein de leurs conseils d’administration, qui se tiennent de façon régulière. Nous avons tenu un conseil par trimestre pour les joint-ventures réseaux et énergies renouvelables, et un nombre plus important de conseils d’administration pour la joint-venture nucléaire, eu égard au caractère stratégique et spécifique de ce métier et aux sujets importants qui se sont présentés. Lors de ces conseils, nous avons communiqué à Alstom des informations sur la marche de nos affaires et l’avons consulté sur les décisions de gouvernance qui relevaient de sa compétence. Ces joint-ventures ont fonctionné dans le strict cadre des accords négociés avec le Gouvernement de l’époque.

Aujourd’hui, cinq sièges mondiaux de nos activités énergie sont bien implantés en France. Les quatre prévus par l’accord – énergies renouvelables, hydroélectricité, éolien en mer, réseaux – et celui de l’activité convertisseurs électriques, GE Power Conversion. De plus, deux de nos activités clés ont basé leur siège européen en France : la santé et les turbines à gaz. Avec toutes ces implantations, la France occupe une place unique et privilégiée au sein de GE dans le monde, et les engagements pris en 2014 ont été tenus.

De même, nous avons poursuivi nos investissements à Belfort, où 60 % des turbines à gaz 50 Hz de GE dans le monde sont aujourd’hui fabriquées, contre 40 % en 2014. En novembre 2016, nous y avons inauguré un centre de services partagés spécialisé dans la finance. Le site de Belfort a donc cru depuis qu’il est intégralement sous l’actionnariat de GE.

Nous avons également créé un leader mondial, basé à Paris, dans les énergies renouvelables, et investi massivement pour construire la filière industrielle française de l’éolien en mer. Cette filière, monsieur le président, que vous avez évoquée dans une audition récente, beaucoup en parlent mais nous sommes les seuls à la faire sur le territoire français. Aujourd’hui, GE est un leader des énergies renouvelables dans le monde. Cette activité basée en France représente 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires et emploie 22 000 personnes à travers le monde.

GE Énergies Renouvelables croit en la France. Nous sommes un acteur structurant de la filière énergies renouvelables française, une des grandes filières d’avenir du pays. Nous construisons depuis la France, dans le cadre défini par les pouvoirs publics, et en collaboration avec les autorités nationales et locales dans les régions où nous sommes implantés, un leader mondial des énergies du futur et investissons dans les territoires français.

Alors même qu’aucune éolienne en mer n’a encore été installée ou commandée au large des côtes françaises, notre usine de Saint-Nazaire est le fleuron de la production d’équipements pour les énergies marines renouvelables. Quatre cent vingt personnes y construisent aujourd’hui les nacelles et les générateurs d’éoliennes de 6 MW chacune destinées au marché mondial. Je vois dans cette salle deux députées de la Loire Atlantique, et je sais qu’elles sont sensibles à cet effort.

Nous avons ainsi fourni le premier parc éolien en mer aux États-Unis, celui de Block Island ; nous avons livré trois éoliennes pour un projet pilote en Chine et sommes en train de produire soixante-six éoliennes à l’Allemagne pour son champ Merkur, en Mer du Nord, projet au capital duquel GE a investi au côté de l’ADEME. En plus des activités industrielles à Saint-Nazaire, Nantes est notre siège mondial pour les énergies marines renouvelables, avec un centre de recherche et développement et de direction qui emploie aujourd’hui plus de trois cents personnes.

L’année dernière, GE a lancé la construction d’une usine de pales d’éoliennes de grande longueur à Cherbourg. Cette usine, construite par LM Wind Power, le leader mondial de ce secteur, acquis par GE en avril 2017, sera opérationnelle en 2018 et emploiera à terme au moins 550 personnes qui produiront des pales d’éoliennes de grande longueur, et ce notamment pour les projets français de champs en mer qui seront un jour construits par EDF. Nous avons pu compter sur le soutien sans faille des autorités locales dans l’élaboration et la concrétisation de ces projets et de ces investissements en France et nous en sommes fiers. Les autres industriels des industries marines renouvelables dans le monde ont préféré investir dans des pays comme l’Allemagne et l’Angleterre, où les champs se développent, plutôt qu’en France où aucune éolienne en mer ne fonctionne pour l’instant.

GE est ainsi aujourd’hui le seul groupe industriel à produire de façon notable nacelles et pales d’éoliennes sur le territoire français, que ce soit pour le terrestre ou l’éolien en mer. Il est le seul à avoir construit cette filière de l’éolien en mer que tous les gouvernements successifs depuis 2011 – dont celui auquel appartenait Mme Batho, ici présente – ont appelé de leurs vœux. Je veux insister sur le fait, et je suis bien placé pour le savoir, que l’Alstom de 2014 n’avait plus les moyens financiers de mener à bien cette aventure ambitieuse et de créer sur nos territoires les emplois, bientôt bien plus de 1 000, et les sites industriels que GE a créés dans ces métiers d’avenir.

Enfin, le siège mondial de notre activité hydroélectrique est basé en France. Grenoble est et restera le plus grand centre d’ingénierie et de recherche et développement hydroélectrique de GE Hydro dans le monde, et le siège de la direction de ses activités européennes ainsi que de plusieurs fonctions globales. Vous savez que nous avons dû proposer un plan de réorganisation et de transformation de nos activités hydro en Europe et dans le monde afin de prendre en compte la situation difficile de ces marchés, plus particulièrement en Europe.

Au cours des quatre dernières années, Alstom comme General Electric avaient déjà été conduits à réduire leurs effectifs dans cette activité d’environ 2 400 personnes, ce qui représentait à peu près 30 % de la totalité de nos effectifs dans le monde. Nous l’avions fait, tout en préservant jusqu’à maintenant la quasi-totalité de nos emplois en France, et plus précisément sur notre site de Grenoble, pour une seule et unique raison : les marchés hydroélectriques ne sont plus du tout au niveau que nous avons connu dans les années 2010. Quand je suis arrivé chez Alstom, l’activité hydroélectrique représentait 2 milliards de chiffre d’affaires ; nous nous battons aujourd’hui pour terminer l’année avec un chiffre d’affaires à peine supérieur à 1 milliard. Il y a de moins en moins de grands projets hydroélectriques dans le monde ; un tiers du potentiel hydroélectrique mondial est équipé, mais il sera très difficile d’équiper les deux tiers supplémentaires. Il y a eu très peu de commandes dans l’hydroélectricité en Europe depuis plusieurs années, et la dernière commande importante qu’EDF a passée à GE « Hydro » date d’avant mon arrivée chez GE, au début de l’année 2011.

Toutes ces raisons nous conduisent malheureusement à restructurer l’activité hydroélectrique. Lors du dernier projet de restructuration, nous n’avons malheureusement pas pu épargner le site de Grenoble, qui est donc touché à hauteur de 345 postes. Ces restructurations ne sont jamais des décisions aisées et celle-ci a été particulièrement difficile. Nous savons et comprenons qu’un tel plan est douloureux pour l’ensemble de nos salariés. Je suis cependant convaincu que cette décision était vitale pour pérenniser notre activité « Hydro » au sein de GE dans l’état actuel des marchés, et sauver le plus grand nombre d’emplois.

Pour conclure sur ce sujet, je tiens à réaffirmer la vocation de Grenoble au sein de l’activité mondiale hydroélectrique de GE, et également à préciser que si ce plan est mis en place, à son issue, le poids relatif de la France dans notre organisation globale « Hydro » sera renforcé. Le pourcentage des effectifs d’ingénierie et de recherche et développement basé à Grenoble passerait de 28 % du total mondial en 2016 à 36 % en 2018. Je suis bien sûr prêt à répondre à vos questions sur ce sujet.

Concernant enfin les engagements de création d’emplois, nous avons réalisé des progrès considérables depuis 2015 vers l’objectif à fin 2018, et ce malgré un contexte particulièrement difficile dans le marché des énergies fossiles. Pour atteindre cet objectif de 1 000 emplois nets, nous avons mis en place un plan détaillé et précis, qui se décline en quatre initiatives phares.

La première est la création de la Fonderie digitale à Paris, le premier centre numérique en dehors des États-Unis, inauguré en juin 2016, et qui emploie à ce jour plus de cent personnes. À terme, ce seront deux cent cinquante développeurs et spécialistes de l’internet industriel qui seront basés à Paris.

Deuxième initiative : la création d’un centre de services partagés européen à Belfort, spécialisé dans la finance, inauguré en novembre 2016 et pour lequel nous venons de terminer les recrutements. Nous avons embauché deux cents personnes dans cette activité, comme nous l’avions annoncé.

Troisième initiative : le recrutement de deux cent quarante jeunes talents dans le cadre de notre programme de développement accéléré qui vise à créer un vivier pour la future génération de leaders mondiaux chez GE en France. Plus de cent trente ont déjà pu bénéficier de ce programme et ont commencé une carrière qui, je l’espère, sera longue chez GE.

Quatrième volet, la création de trois cent dix postes nets dans des activités industrielles, sur plusieurs de nos sites en France ; nous avons d’ores et déjà rempli la moitié de cet objectif.

Au total, depuis la finalisation de l’opération de rapprochement avec Alstom, nous avons recruté près de 2 500 personnes en France, dont six cents créations de nouveaux postes en deux ans dans le cadre des quatre initiatives dont je viens de vous parler. Si je défalque de ces recrutements les départs naturels et les départs qui ont résulté de l’intégration des activités d’Alstom, nous avons réussi à créer à fin octobre 2017 trois cent cinquante-huit emplois nets sur le territoire.

Des informations plus ou moins fiables ont pu être mentionnées, y compris au cours de ces auditions, et par la suite publiées dans la presse. Les chiffres que je viens de vous donner ont été audités et certifiés par le cabinet Vigeo, qui travaille pour le Gouvernement pour en vérifier la fiabilité ; ce cabinet a un accès complet à nos données d’emplois et à nos cadres dirigeants. Ce sont ces chiffres que nous communiquerons demain au ministère de l’économie dans le cadre du comité de pilotage qui se tient régulièrement pour suivre la tenue des engagements de GE ; ce sont ceux qui doivent faire foi dans le cadre des travaux de cette commission.

Aujourd’hui, il nous reste un an pour atteindre notre objectif de 1 000 emplois net, et le groupe continue de déployer de gros efforts pour y parvenir, avec notamment une équipe de recrutement dédiée de quinze personnes. À l’heure où je vous parle, nous avons plus de trois cents postes à pourvoir immédiatement dans toute la France. J’aimerais savoir combien de groupes français ont recruté plus de 2 500 personnes au cours des deux dernières années… Nous sommes parfaitement conscients de l’importance de cet objectif, non seulement pour le Gouvernement français mais aussi pour la crédibilité et la réputation de GE sur le territoire et vis-à-vis de sa représentation nationale.

Je tiens néanmoins à mettre l’accent de façon transparente sur les difficultés actuelles des marchés de l’énergie thermique dans le monde, qui représentent, je vous le rappelle, près de 70 % de nos emplois sur le territoire français. Ces difficultés et leur impact sur la situation financière de GE créent des vents contraires que nous nous employons à contrebalancer par des actions ciblées, notamment dans les métiers en croissance comme la santé, l’aéronautique et les énergies renouvelables.

Il me semble enfin important de vous rappeler que la relation entre GE et l’industrie française, fondée sur des engagements et des investissements de long terme, ne s’arrêtera pas au 31 décembre 2018, lorsque plusieurs des engagements pris auprès du Gouvernement prendront fin. Nous sommes en France pour investir et nous développer à long terme.

En conclusion, ce projet industriel avec Alstom donne la possibilité de développer une stratégie et des outils qui permettent à GE de collaborer concrètement, avec ses partenaires sur les territoires, et d’être, pour le futur, un acteur majeur de la transformation de l’industrie française. Le développement des activités d’Alstom Énergie a été plus soutenu avec GE que dans tout scénario alternatif, notamment dans celui d’une construction en tant que groupe indépendant qui devenait de plus en plus aléatoire et périlleuse.

GE a un rôle éminent à jouer pour aider la France à construire la position à laquelle elle aspire dans les domaines de la recherche, de l’innovation et de l’industrie. Je le réaffirme aujourd’hui devant vous. Nous continuerons à nous adapter sans relâche aux évolutions, positives ou négatives, mais de plus en plus rapides et brutales, de nos marchés. La concurrence mondiale nous l’impose. Nous poursuivrons nos investissements dans les secteurs porteurs avec tous nos partenaires français : entreprises, collectivités, pôles de compétitivité, parce que nous croyons en la France. Je vous le répète : la relation entre GE et l’industrie française s’inscrit dans le long terme ; nous avons su le prouver depuis bientôt cent vingt-cinq ans.

M. le président Olivier Marleix. Merci d’avoir répondu assez précisément à de nombreuses questions, je voudrais en reprendre quelques-unes.

Vous avez fait allusion au rapport annuel remis à l’État sur les trois joint-ventures par le cabinet Vigeo. Les syndicats regrettent que leurs experts n’aient pas pu avoir accès à ce rapport annuel. Dans un souci de transparence, vous semble-t-il gênant d’accéder à leur demande ?

Mme Corinne De Bilbao. Nous avons à cœur d’avoir des communications transparentes avec les organisations syndicales. Nous avons un comité de groupe, qui tient des réunions trimestrielles ; les accords prévoyaient une information annuelle, nous avons dépassé cette exigence car nous avons donné des bilans quantitatifs, à la suite des comités de pilotage, pour savoir où nous en étions en termes d’effectifs et de suivi du plan. Le dernier comité a eu lieu au mois d’octobre. Le dialogue a toujours été assez constructif au cours de ces réunions, qui durent en général deux jours, et lors desquelles nous avons fourni les informations qu’ils nous demandaient.

M. Jérôme Pécresse. Nous avons deux canaux de communication séparés et parallèles : le comité de pilotage sur le suivi des engagements, avec le Gouvernement, issu des accords de 2014 ; et un autre avec les organisations syndicales par le biais du comité de groupe de General Electric. Je ne suis pas sûr que nous souhaitions fusionner ces deux canaux, mais nous communiquons effectivement beaucoup d’informations pertinentes aux syndicats dans les comités de groupe, y compris l’état de réalisation de l’objectif de 1 000 créations d’emplois nettes.

M. le président Olivier Marleix. S’agissant en particulier de Grenoble, les syndicats considèrent que l’on s’oriente vers la fermeture d’un atelier de mécanique, où un grand nombre de licenciements sont prévus. Ce serait contraire à l’engagement de General Electric de ne fermer aucun site de production en France.

M. Jérôme Pécresse. Nous discutons de ce sujet avec les syndicats. L’atelier mécanique dont vous parlez représente 45 emplois sur les 345 concernés par le plan de sauvegarde de l’emploi. Cet atelier ne sera pas fermé, il sera reconverti vers la production de turbines hydroélectriques de petite taille, et de turbines modèles pour les essais que nous conduisons à Grenoble. Mais pour la production de turbines de grande taille, il est devenu totalement sous-critique. Non seulement le marché de l’hydroélectricité a baissé, mais il est désormais dominé par les groupes chinois. Près de 50 % du marché hydroélectrique est en Chine, et sur les 50 % restants, une bonne moitié est menée par les génie-civilistes chinois en dehors de Chine, en Afrique, en Asie du sud-est, en Inde, et même en Amérique latine ; les génie-civilistes français ont abandonné le marché de l’hydroélectricité. Nous sommes donc amenés à travailler de plus en plus avec les groupes chinois qui exigent des turbines fabriquées en Chine et qui financent leurs projets avec des financements chinois ; du coup, cet atelier de Grenoble ne représente plus que 40 000 heures sur les 2 millions d’heures que réalise au total GE dans le monde pour l’hydroélectricité…

Nous allons le reconvertir ; cet atelier fait du reste essentiellement appel à des compétences de soudeurs qui n’auront aucun problème à retrouver des emplois dans le bassin d’emploi grenoblois. Nous sommes appelés tous les jours par des entreprises qui veulent recruter nos soudeurs. Nous assurons donc le futur de l’atelier par sa reconversion, et l’avenir du site du Grenoble est de continuer à être le pôle mondial dans les emplois à valeur ajoutée : recherche et développement et ingénierie.

M. le président Olivier Marleix. Je viens de lire la déclaration complète du président John Flannery. Il déclare : « L’un dans l’autre, je dirai que l’activité affiche actuellement un rendement inférieur à 10 %, ce qui est décevant et en deçà de nos attentes. » Un rendement supérieur à 10 % pour ce type d’activités me paraîtrait assez surprenant… Je ne me souviens pas qu’Alstom ait régulièrement eu des résultats de cet ordre.

M. Jérôme Pécresse. John Flannery parlait du rendement sur capitaux investis plus que de la marge opérationnelle, et effectivement, GE a toujours des attentes assez ambitieuses pour ses acquisitions… Cela étant, un rendement inférieur à 10 % n’est pas un rendement négatif, ce qui conduit à mon avis à remettre en perspective les déclarations telles que la presse les a rapportées.

M. le président Olivier Marleix. Je reviens sur les conditions d’achat. Vous dites que Patrick Kron avait fait un choix de raison. Sans se prononcer sur le fond, en reprenant le document qui a été projeté lors de l’assemblée générale extraordinaire des actionnaires d’Alstom, on remarque que l’offre a été reçue le 29 avril 2014, et la décision unanime favorable a été donnée le 20 juin. Cela ne donne pas le sentiment d’un examen éclairé de ce dossier, s’agissant d’une entreprise centenaire comme Alstom…

Sur ce contexte, M. Montebourg a eu hier des mots assez forts à l’égard de M. Immelt et de M. Kron : « Ils avaient acheté toutes les agences de communication de Paris, tous les cabinets d’avocats et toutes les banques d’affaires. Lazard, Rothschild, tout le monde était déjà loué, il n’y avait plus qu’à entériner ».

Pourriez-vous nous donner la liste des conseils – agences de communication, cabinets d’avocats, banques conseil – qui ont travaillé pour le compte de GE sur l’opération de rachat ?

M. Jérôme Pécresse. Je vais essayer d’être exhaustif, mais par précaution, s’agissant d’une déclaration sous serment, je précise que je ne suis pas certain de l’être.

De mémoire, Alstom était conseillé par Rothschild et la banque Merrill Lynch, et General Electric par Lazard et Crédit Suisse First Boston.

Chaque entreprise avait un cabinet de communication : General Electric était conseillé par Publicis et Alstom par Havas et DGM Conseil, si ma mémoire est juste.

Nous avions également des cabinets d’avocats, mais deux ans ont passé et j’avoue ne pas pouvoir être exhaustif. Il y avait deux banques d’affaires de chaque côté, au moins un cabinet de conseil en communication, un cabinet juridique – Bredin-Prat d’un côté ; Weil, Gotshal & Manges de l’autre – ce qui est assez usuel pour une transaction multinationale de cette taille.

M. le président Olivier Marleix. Y avait-il d’autres cabinets de lobbying ou d’affaires publiques ?

M. Jérôme Pécresse. Franchement…

Mme Delphine Batho. Il me semble à ce propos que vous avez oublié de vous inscrire sur le répertoire des représentants d’intérêts de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.

M. le président Olivier Marleix. Je le confirme, j’ai fait la même recherche. À la lettre « G », on trouve Généalogistes de France, mais pas General Electric !

La loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi « Sapin 2 », impose désormais de se déclarer auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique lorsque l’on mène des activités de lobbying.

Mme Corinne De Bilbao. C’est en cours. Une équipe travaille au recensement de l’ensemble des personnes concernées. La question sera réglée dans les délais qui nous sont impartis. Les questions d’intégrité sont importantes pour General Electric.

M. le président Olivier Marleix. Pour notre parfaite information, pouvez-vous nous dire si, dans le cadre de cette commission d’enquête ou de vos activités, un cabinet susceptible de transmettre des éléments d’information aux parlementaires travaille pour votre compte ?

Mme Corinne De Bilbao. Dans le cadre de cette commission d’enquête, nous avons recours à un groupe de conseil et communication nommé Rouge Vif Dialogues.

M. Jérôme Pécresse. Et la société Havas nous aide pour la communication de General Electric en France.

Mme Corinne De Bilbao. Nous travaillons en effet également avec la société Havas pour ce qui est de notre communication.

M. le président Olivier Marleix. Merci pour ces réponses transparentes.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Madame De Bilbao, monsieur Pécresse, je vous remercie pour votre présence. Je ferai trois remarques préliminaires et vous poserai cinq questions.

Tout d’abord, je me réjouis que le président LR de notre commission ait relayé les questions des syndicats et celles de M. Montebourg. Je me permets, monsieur le président, de préciser votre appartenance car, dans une dépêche parue hier et reprise par Libération, l’AFP a vous a malencontreusement donné le titre de président PS de la commission d’enquête… Il ne faudrait pas confondre !

Vous avez eu raison d’insister, madame De Bilbao, monsieur Pécresse, sur la longue histoire, qui remonte à plus de cent ans, des relations industrielles qu’a votre entreprise avec la France. Du reste, les syndicalistes qui se sont exprimés devant notre commission d’enquête ont déclaré : « Ce n’est pas la nationalité du patron qui compte, ni la couleur de son passeport ; c’est la pertinence de sa stratégie industrielle. » Par ailleurs, votre entreprise est mise en cause par les médias et certaines personnalités politiques qui, parfois, citent de faux chiffres et ont la volonté évidente de faire un peu de « buzz ». Il nous était donc utile d’entendre vos réponses et de connaître vos chiffres pour établir un certain nombre de faits en toute transparence.

J’en viens à mes questions. Premièrement, lors de nos récentes auditions, il a été évoqué une alternative possible à la reprise des activités énergie d’Alstom par GE en 2014 ; Siemens a été évoqué à ce propos. Que se serait-il passé, selon vous, si une telle hypothèse avait été retenue ?

Deuxièmement, votre société participe à de nombreuses collaborations dans des secteurs stratégiques tels que la défense ou le nucléaire civil. Pouvez-vous nous préciser en quoi elles consistent, de quelle manière elles garantissent à la France le maintien de sa souveraineté dans ces secteurs sensibles et si elles offrent des perspectives de développement ?

Troisièmement, pouvez-vous détailler les investissements de votre société en faveur de la recherche et développement, dans les entités historiques de GE en France et dans celles qui appartenaient à Alstom, ainsi que les relations que vous entretenez éventuellement avec les fournisseurs locaux ?

Quatrièmement, vous avez évoqué les investissements industriels réalisés sur le littoral ouest de la France en vue de créer une filière industrielle nationale de l’éolien offshore. Cette filière devait a priori servir avant tout au développement de champs éoliens au large de nos côtes. Qu’en est-il des appels d’offres que vous avez remportés et pour lesquels vous vous êtes directement associés à EDF – je pense à Saint-Nazaire, Courseulles et Fécamp ?

Cinquième et dernière question : votre président, John Flannery, a annoncé que le groupe devait se recentrer principalement sur les secteurs de l’énergie, de l’aéronautique et du médical et qu’il engagerait un plan de cession d’actifs de 20 milliards. Quel sera l’impact de cette décision sur les activités de GE en France ?

M. Jérôme Pécresse. Je vous remercie, monsieur le rapporteur, pour votre propos liminaire. Je crois, tout comme nos syndicats, que le passeport de l’actionnaire des sociétés françaises importe moins que sa stratégie industrielle et son attachement aux territoires. General Electric s’efforce de le démontrer. Nous avons conscience – et, venant d’Alstom, je suis bien placé pour le savoir – de l’émotion suscitée par le passage des activités Énergie d’Alstom sous pavillon étranger. Comme je l’ai expliqué, ce changement était devenu nécessaire en raison de l’évolution brutale des marchés de l’énergie, de la situation financière fragile d’Alstom et de son incapacité à relever le défi qui lui était lancé. Mais, encore une fois, je n’en sous-estime pas l’impact émotionnel. La bonne manière d’y répondre est, je crois, d’une part, de continuer à investir, comme nous le faisons, d’autre part, de faire toute leur place, au sein de General Electric, non seulement aux activités d’Alstom mais aussi à ses anciens cadres – dont beaucoup ont bénéficié de promotions et font actuellement carrière au sein de GE – et, enfin, de tenir nos engagements : je me suis efforcé de vous expliquer où nous en étions en la matière.

Pour répondre à votre première question, monsieur le rapporteur, le conseil d’administration d’Alstom – dont je n’étais pas membre à l’époque, je siégeais au conseil exécutif – a examiné les différentes possibilités, à savoir l’offre de General Electric et les offres alternatives montées par le groupe que vous avez mentionné en partenariat avec un acteur japonais. Il a considéré, à ce que je crois savoir, que les complémentarités étaient beaucoup plus fortes et le risque de restructuration bien inférieur avec General Electric qui, en outre, proposait une valeur supérieure pour les actionnaires d’Alstom. Il a donc décidé, en conscience, en mai 2014, de poursuivre les discussions avec GE ; rétrospectivement, il n’y a pas de raison de remettre en cause cette décision. Non seulement le principal problème auquel nous avons à faire face, c’est-à-dire la chute des marchés de l’énergie fossile, se serait posé dans les mêmes termes si l’actionnaire avait été Siemens, mais le niveau des doublons aurait été bien supérieur en Europe.

Mme Corinne De Bilbao. Pour ce qui concerne le nucléaire, je rappelle que notre présence dans ce secteur est antérieure à l’acquisition des actifs d’Alstom puisque, comme je l’ai indiqué dans mon propos introductif – certes un peu long, mais il avait pour objectif de montrer que nous comprenons les intérêts stratégiques de l’État et que nous avons à cœur de les respecter –, Thermodyn fournit depuis de nombreuses années les turbines de propulsion des sous-marins d’attaque nucléaire. Nos engagements vis-à-vis de la filière nucléaire sont tenus. Encore une fois, j’y insiste, nous nous sommes engagés à respecter les intérêts stratégiques de l’État et nous y tenons beaucoup.

Je souhaiterais revenir sur la structure de la joint-venture : General Electric et Alstom y détiennent 50 % des actions, plus deux pour General Electric, moins deux pour Alstom, mais l’État a une action préférentielle, dite « golden share », qui lui confère un droit de veto sur un nombre important de décisions. Ses intérêts stratégiques sont préservés, dans la mesure où la technologie – c’est-à-dire, d’une part pour les nouvelles centrales, d’autre part pour la maintenance de la base existante d’EDF ou d’Areva – est dans un compte séquestre, de sorte que si nous ne pouvions ou ne souhaitions pas assurer la maintenance, EDF reprendrait ses droits. Je précise, puisque je n’ai pas répondu à cette question tout à l’heure, que la présence de l’État au conseil d’administration est effective et permanente : je n’ai pas le souvenir qu’une réunion du conseil d’administration se soit tenue en son absence.

J’ajoute que le comité stratégique de la filière nucléaire – auquel participent GE, l’État, représenté par la Direction générale des entreprises, EDF et Areva –, chargé d’analyser notamment le développement des compétences et le respect des accords, s’est réuni pour la dernière fois en février dernier ; les principaux intéressés, EDF et Areva, se sont déclarés satisfaits de notre gestion des accords dans le domaine du nucléaire.

M. le président Olivier Marleix. On dit que la relation avec le client EDF serait aujourd’hui un peu moins fluide qu’elle ne l’était du temps d’Alstom. Cette rumeur est-elle infondée ?

Mme Corinne De Bilbao. Cette question renvoie sans doute à des discussions contractuelles et commerciales que nous avons eues avec EDF. Ces discussions, qui participent de la vie des entreprises et qui peuvent parfois être vives, sont réglées. Nos rapports avec EDF sont bons ; nous collaborons étroitement, comme en témoignent le récent succès de Hinkley Point et le projet d’une nouvelle centrale en Inde, dans lequel nous travaillons en support d’EDF, qui en est satisfait.

M. Jérôme Pécresse. À la date d’aujourd’hui, et cela m’attriste, EDF ne nous a adressé aucune commande ni précommande pour un champ éolien offshore en France. De fait, les projets font toujours l’objet de recours, pour certains devant le tribunal administratif, pour d’autres devant le Conseil d’État ; tant que ces recours ne seront pas purgés, nous ne recevrons pas de commandes. Il faudra qu’un jour nous nous interrogions – le Président de la République et Nicolas Hulot y ont fait allusion – sur les raisons pour lesquelles le montage du moindre projet éolien, offshore ou terrestre, prend sept ou huit ans en France là où deux ou trois ans suffisent dans tout autre pays européen. Toujours est-il que nous n’avons reçu, à ce jour, aucune commande d’EDF, de sorte que les 700 emplois créés dans les Pays de Loire travaillent à des projets à l’exportation, vers les États-Unis, la Chine ou l’Allemagne. J’aimerais pouvoir vous dire autre chose, mais telle est, hélas ! la réalité pour l’instant.

Mme Corinne De Bilbao. Je crois avoir abordé la question de la recherche et développement dans mon propos introductif, en évoquant les 500 millions d’investissement, dont 230 millions consacrés aux ex-entités Alstom, essentiellement dans la filière nucléaire, que ce soit pour la turbine Arabelle ou dans le cadre d’une collaboration avec le CEA, et la filière offshore. L’autre secteur d’activité dans lequel nous investissons beaucoup en recherche et développement est celui de la santé. Certes, ce n’est pas forcément l’objet de votre commission d’enquête, mais nous investissons 100 millions d’euros par an sur le site de Buc pour développer un mammographe qui est vendu dans le monde entier.

Nous avons également beaucoup investi dans l’outil industriel : comme nous nous y étions engagés, nous avons renforcé – dans un marché pourtant difficile, car en baisse depuis quelques années – le poids relatif du site de Belfort, centre d’excellence pour la production des turbines à gaz 50 Hz, qui sont les plus vendues dans le monde. En effet, ce site, qui produisait, en 2014, lors des discussions, 40 % de notre production totale de turbines 50 Hz, en produit aujourd’hui 60 %. Belfort a beaucoup bénéficié de nos investissements industriels : pour produire la dernière turbine, la plus puissante – la 9HA –, nous avons investi 100 millions au cours des quatre dernières années, en particulier dans des bancs de test. Nous avons également beaucoup travaillé au rapatriement d’activités, notamment les activités charbon, qui sont en difficulté. Nous avons ainsi rapatrié des rotors de Chine et des générateurs d’Autriche afin de maintenir l’activité de la partie vapeur de l’usine de Belfort.

M. Jérôme Pécresse. General Electric a en effet annoncé un plan de cession d’actifs de 20 milliards de dollars dans différents secteurs d’activité, pour se concentrer sur les métiers de l’énergie, fossile et renouvelable, de l’aéronautique et de la santé, métiers qui rassemblent plus de 90 % de ses emplois en France. Je ne dis pas que la cession de telle ou telle activité n’aura pas d’impact sur le territoire français – il y en aura probablement –, mais il est important de noter que les secteurs sur lesquels General Electric souhaite se concentrer représentent la très grande majorité de ses emplois sur le territoire français.

Mme Sarah El Haïry. General Electric avait promis de créer 1 000 emplois en France. J’ai bien compris qu’un plan était en cours et qu’à ce jour, 358 emplois avaient déjà été créés. Mais cette promesse pourra-t-elle être concrètement tenue ? Si elle l’est et si ces emplois sont créés en Loire-Atlantique, j’en serai ravie, évidemment.

M. Jérôme Pécresse. Il nous reste un an. Il y a beaucoup de variables que je ne maîtrise pas, notamment le niveau des pertes d’emploi non désirées que nous allons subir dans les années à venir. Je crains en effet que le contexte actuel, un peu difficile chez General Electric, n’aggrave l’attrition par rapport à la tendance que nous avons vécue. Par ailleurs, le rythme de la montée en puissance des unités de production d’énergies renouvelables dépend des commandes que nous allons enregistrer. Dans un contexte de marché très mouvant, il est donc un peu difficile pour moi de m’exprimer avec certitude sur la réalité que nous vivrons dans un an. Ce que je peux vous dire, c’est que nous avons fait une très grande partie du chemin ; nous devons affronter quelques vents contraires dans le secteur des énergies fossiles, qui représentent 70 % de nos emplois sur le territoire, mais les plans d’action existent, ils sont suivis, et l’engagement est partagé au plus haut niveau de General Electric. Nous travaillons autant que possible dans cette perspective et nous avons bon espoir d’y arriver, de nous en rapprocher.

M. Bastien Lachaud. Mes premières questions portent sur vos relations avec EDF. Les tarifs ont-ils évolué depuis la reprise par General Electric de celles des activités d’Alstom qui ont un lien avec cette entreprise ? Alstom et EDF avaient, par tradition, une R&D commune qui a abouti à des dépôts de brevets. Qu’est-il advenu de ces brevets ?

Qui en assure aujourd’hui la gestion et, si la R&D en commun avec EDF est maintenue, quelle est leur répartition actuelle ?

M. le président a rappelé le très bref délai qui a séparé le dépôt de l’offre de reprise et sa validation par la direction et l’assemblée générale. Or le contrat compte plusieurs milliers de pages. Qui, à votre connaissance, les a lues intégralement avant d’approuver la cession ? Pouvez-vous nous parler des évolutions de carrière des anciens cadres de la branche énergie d’Alstom au sein de General Electric, à commencer peut-être par la vôtre, monsieur Pécresse ?

Enfin, pouvez-vous nous confirmer que vous allez transmettre à notre commission le rapport annuel de Vigeo sur votre activité ?

M. le président Olivier Marleix. Ce rapport n’a pas été demandé, mais c’est une bonne suggestion.

M. Jérôme Pécresse. La commission a le pouvoir de le demander et nous n’avons pas celui de refuser. La question est donc tranchée.

Je vous réponds sur l’évolution des emplois et des carrières des cadres d’Alstom au sein de General Electric. Pendant les dix-huit mois au cours desquels je me suis consacré à l’intégration des activités énergie d’Alstom dans GE, nous n’avons pas travaillé seulement sur les synergies, le plan d’affaires intégré ou la stratégie du nouveau groupe ; nous avons également essayé de préparer, d’un côté, les employés d’Alstom à trouver leur place dans une entreprise qui a une culture assez forte et unique dans le monde et, de l’autre, les personnels de General Electric à s’adapter dans une large mesure aux façons de faire d’Alstom. Aujourd’hui, les cadres d’Alstom sont présents au sein de General Electric et continuent à y faire carrière, notamment dans des métiers qui ne sont pas ceux pour lesquels nous avons initialement rejoint GE. Je suis moi-même un des six patrons, dont quatre Américains et un Irlandais, des activités de rang 1 de General Electric ; c’est la première fois qu’un Français dirige une activité de rang 1 chez GE. Conformément aux engagements pris par GE vis-à-vis de l’État, un administrateur français, Sébastien Bazin, siège à son conseil d’administration. Par ailleurs, d’anciens cadres d’Alstom prospèrent dans l’organisation. Ainsi, le patron de l’activité hydroélectrique occupait ce poste chez Alstom, où il a été recruté en tant que stagiaire et où il a travaillé pendant vingt ans, dont dix-huit ans dans l’hydroélectricité. L’homologue de Corinne De Bilbao pour l’Asie du Sud-est est également un ancien cadre d’Alstom, de même que le patron d’une grosse partie de l’activité transport de General Electric aux États-Unis, celui de l’activité charbon et le N° 2 de l’activité services pour les énergies fossiles. Quelques cadres d’Alstom sont partis parce qu’ils avaient trouvé des opportunités de carrière ailleurs, mais beaucoup se sont adaptés, et je suis content de voir des cadres français de tous âges progresser dans une grande entreprise internationale comme General Electric.

En ce qui concerne le délai très bref qui a séparé l’offre de reprise et sa validation, le contrat comptait en effet plusieurs centaines de pages, comme c’est usuel dans des opérations transatlantiques de cette taille. Je vous confesse que je ne l’ai pas relu en détail, mais le conseil d’administration s’est penché dessus et le président d’Alstom, ainsi que sa direction juridique et sa direction financière l’ont examiné en détail.

Mme Corinne De Bilbao. Les relations avec EDF n’ont pas changé. EDF est un client et un partenaire stratégique avec lequel nous travaillons depuis longtemps. Nous avons, sur l’augmentation des tarifs, des discussions avec cette entreprise comme nous en avons avec beaucoup d’autres. EDF est un de nos principaux clients dans le monde. Ces discussions se déroulent normalement.

M. Bastien Lachaud. ... Mais les tarifs ont-ils augmenté, oui ou non ?

Mme Corinne De Bilbao. Oui…

M. Bastien Lachaud. Donc, les tarifs ont bien augmenté.

Mme Corinne De Bilbao. Ce n’est pas ce que j’ai dit. Nous avons énormément d’activités avec EDF. Il faudrait donc que vous nous interrogiez sur des activités et des tarifs précis. Nous avons des discussions commerciales. Je ne peux pas vous dire ici si tel tarif de tel produit a augmenté ou non…

M. le président Olivier Marleix. Monsieur Lachaud, pouvez-vous préciser votre question ?

M. Bastien Lachaud. Dans ce cas, je vous demande de nous fournir, pour chacun de vos contrats avec EDF, les tarifs qui étaient pratiqués avant la cession et les tarifs actuels.

M. Jérôme Pécresse. Cela va prendre un peu de temps… Avec EDF comme avec tous nos clients dans le monde, nous essayons de monter les prix et eux essaient de les baisser… Donc, nous négocions. Tantôt, nous parvenons à obtenir une petite hausse ; tantôt, nous baissons nos prix en raison de la situation concurrentielle. De fait, les prix de l’énergie dans le monde baissent, pour une raison simple : celui de l’énergie photovoltaïque diminue de façon significative et entraîne à la baisse non seulement le prix de l’éolien mais aussi celui des énergies fossiles. C’est une bonne nouvelle, car la transition énergétique est une réalité et les énergies renouvelables se développent de plus en plus ; mais cela crée plutôt une pression déflationniste. Nous sommes donc peut-être parvenus à monter les prix ici ou là, mais je n’en suis pas convaincu. Actuellement, sur nos marchés, la surcapacité dans l’industrie fossile nous conduit à baisser les prix, et il en est de même dans le secteur des énergies renouvelables car les prix du photovoltaïque entraînent celui de l’ensemble des autres énergies à la baisse. Nous pourrons vous donner davantage d’éléments d’information, mais ni Corinne ni moi ne les avons sous la main.

Mme Corinne De Bilbao. Je ne crois pas qu’EDF fasse l’objet d’un traitement défavorable ; ils ont une position très importante pour nous. Et nous sommes en effet dans un cycle plutôt déflationniste dans les différents secteurs d’activité quels qu’ils soient.

En matière d’innovation, General Electric a, comme Alstom auparavant, des relations importantes avec EDF ; nous avons une longue histoire commune dans ce domaine : j’ai parlé de la 9HA, mais toutes les turbines ont été développées avec eux. À ma connaissance, le rachat des actifs d’Alstom n’a pas provoqué de changement particulier dans ce domaine. Il me serait, là encore, difficile de dresser une liste complète de nos innovations, mais celles-ci se poursuivent et les brevets sont gérés comme auparavant. En tout cas, lors du comité stratégique sur la filière nucléaire, auquel je participe, ce sujet n’a pas été évoqué comme un problème ; on a souligné, au contraire, la qualité de la continuité de la coopération technologique, dont le représentant d’EDF, présent à la réunion, a témoigné.

M. Jérôme Pécresse. Dans l’environnement déflationniste que j’ai mentionné, il faut continuer à investir dans la technologie ; c’est vrai pour les renouvelables et pour l’industrie thermique. Sinon, on ne s’en sort pas. Nous continuons donc à investir, car c’est notre destin et notre devoir. Et je puis vous dire que, dans les technologies du nucléaire et de l’éolien en mer, nous le faisons en relation très étroite avec nos grands clients, et EDF est un de nos plus grands clients. Nous le faisons, car c’est dans notre intérêt.

Mme Delphine Batho. Nous avons voté une loi qui fait obligation à toutes les entreprises de s’inscrire auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) sur un registre de transparence entre le 1er juillet et le 1er septembre ; celles qui ne seront pas inscrites au 1er janvier prochain sont passibles de sanctions pénales. En outre, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique a précisé que toute inscription qui se ferait après le 1er décembre, date largement dépassée à ce jour, ne pourrait être enregistrée avant le 1er janvier. Le fait que les grandes entreprises n’appliquent pas la loi en la matière – et General Electric n’est pas la seule concernée, comme j’ai pu le constater dans le cadre de la mission d’information sur le glyphosate et les produits phytosanitaires – soulève un gros problème pour les auditions à venir, monsieur le président.

Mon propos n’est pas de revenir sur les conditions de l’accord, qui suscitent des interrogations sur les décisions de l’État – je vous remercie à ce propos, madame De Bilbao, monsieur Pécresse, d’avoir parlé de « contrat de cession » et de « reprise » plutôt que d’« alliance », car cela contribue à clarifier les choses.

Vous avez décrit une situation qui est liée grosso modo à la baisse du thermique. Nous pouvons souhaiter, au niveau planétaire, une diminution des énergies fossiles et un essor puissant des énergies renouvelables. Je souhaiterais donc savoir si, dans le cadre de cette transition, les capacités d’investissement, ou même les marges financières d’investissement dans les énergies renouvelables de General Electric sont suffisantes.

Je souhaiterais surtout évoquer l’activité « Hydro ». Monsieur Pécresse, nous avons inauguré ensemble, en 2013, un centre de recherche mondial à Grenoble. Vos propos sur l’avenir de l’hydraulique ne semblent pas partagés par les organisations syndicales que nous avons auditionnées. Celles-ci ont en effet évoqué un doublement des commandes, une croissance de 2 % à 3 % par an ; selon leur analyse, les difficultés de compétitivité du site lui-même seraient liées à des problèmes de management. Que pouvez-vous nous dire des perspectives du site de Grenoble à moyen et long terme, éventuellement dans le cadre d’une diversification de ses activités ?

M. Jérôme Pécresse. Plus de cinquante réunions ont été organisées avec les organisations syndicales dans le cadre du plan de sauvegarde de l’emploi. Nous avons donc eu l'occasion d’échanger avec elles à de nombreuses reprises.

GE a effectivement des marges supérieures à celles dont disposait Alstom pour investir dans les énergies renouvelables. Nous ne sommes pas présents, sinon marginalement, dans le solaire, mais nous investissons dans l’éolien terrestre partout dans le monde, dans l’éolien offshore en France – et nous continuerons à le faire – et nous essayons de redresser, voire de développer notre activité hydroélectrique. C’est un pilier sur lequel le General Electric de demain veut s’appuyer : John Flannery l’a annoncé et je m’en félicite. Mois après mois, la transition énergétique que nous appelons de nos vœux s’accélère. En conséquence, la demande pour les équipements renouvelables, principalement le solaire et l’éolien, croît, et le prix de ces énergies et de ces équipements baisse, ce qui nous contraint à faire des efforts de compétitivité.

Le marché de l’hydraulique – auquel je suis attaché, car j’ai géré cette activité chez Alstom à partir de 2011 – n’est plus en croissance. Il est stable, à un niveau très inférieur à celui que nous avons connu en 2010 et en 2011. Lorsque je suis arrivé chez Alstom, nous avions d’énormes projets au Brésil, mais nos clients, des génie-civilistes brésiliens, ont tous été pris dans la tourmente des scandales de corruption. Ce à quoi s’ajoute le fait que les grands projets en Amazonie ne sont plus acceptés pour des raisons environnementales ; du coup, le marché brésilien, qui est notre premier marché dans le monde, s’est écroulé. Quant au marché chinois, il est à un niveau inférieur à ce qu’il était. Le marché des équipements neufs dans l’hydroélectricité a donc beaucoup baissé : les grands projets notamment, pour lesquels l’intensité concurrentielle était moindre, ont disparu.

Le marché de l’hydroélectricité est donc recentré sur trois segments : premièrement, des projets neufs de plus petite taille – je pense notamment à la petite « hydro », sur laquelle nous voulons recentrer le site de Grenoble – ; deuxièmement, de gros projets de réhabilitation en Amérique du Nord, un peu au Brésil, hélas ! moins en Europe car les grands groupes hydroélectriques européens sont des groupes nationaux qui n’ont pas beaucoup d’argent à investir dans leur outil de production, notamment en France, où ces investissements sont obérés par les incertitudes liées au renouvellement des concessions ; reste toutefois le segment de la réhabilitation. Le troisième segment est celui de l’hydroélectricité en tant que stockage : le pompage-turbinage a un rôle à jouer parallèlement au développement des énergies renouvelables intermittentes.

Je ne dis pas que le marché de l’« hydro » est mort, mais le chiffre d’affaires de cette activité est passé de 2 milliards en 2011, lorsque je l’ai récupérée, à environ 1,1 ou 1,2 milliard aujourd’hui, sans que nous ayons perdu de parts de marchés significatives. Nous avons essayé de tenir pendant des années en restructurant – partout sauf en France, croyez-moi, madame la ministre. Mais l’an dernier, force a été de faire le constat – qui a conduit à l’annonce de début juillet – que nous n’y arrivions plus et qu’il nous fallait toucher au site de Grenoble. Ce site, qui compte actuellement environ 850 personnes, n’en comptera plus, à l’issue du plan, qu’environ 500, mais nous essaierons de limiter au maximum les départs contraints. Cela correspond au niveau d’emploi du site durant la période 2005-2010. Nous recentrerons donc l’activité de production sur la petite « hydro » et l’activité d’essais modèles. Nous avons ainsi fermé des bancs d’essai à l’étranger pour concentrer la quasi-totalité de cette activité à Grenoble. Nous continuerons à développer ce site comme un pôle mondial d’attraction en matière de recherche et développement et d’ingénierie, en travaillant avec l’écosystème local, et comme le centre de direction de notre activité Europe. Il y a donc un avenir pour l’hydroélectricité au sein de GE et pour le site de Grenoble au sein de cette activité globale hydroélectrique ; son poids relatif va croître au sein des activités mondiales dont j’ai la charge, mais je ne crois pas que nous reverrons les belles années de l’hydroélectricité que nous avons connues en 2010 et 2011. Ce marché s’est aujourd’hui largement déporté vers la Chine et des clients chinois.

J’aimerais vous dire qu’EDF m’a passé beaucoup de commandes, mais je n’en ai reçu aucune, à part quelques petites commandes de service. J’aimerais vous dire que des groupes comme Bouygues, Vinci ou Eiffage sont très actifs dans l’hydroélectricité mais, actuellement, tous les projets, dans le monde entier, sont réalisés par les grands génie-civilistes chinois ; c’est une réalité de marché à laquelle nous devons, hélas ! faire face. Certes, seul un tiers du potentiel hydroélectrique mondial est équipé, mais la majeure partie des deux tiers restants correspond à des barrages que l’on ne fera jamais pour des raisons d’acceptabilité environnementale. L’avenir, s’il existe, réside donc dans le développement de la réhabilitation et du petit « hydro » et dans l’affirmation de la place de Grenoble en matière d’expertise technique et d’ingénierie.

Mme Delphine Batho. Qu’en est-il du transfert ou de l’élargissement des activités par rapport aux savoir-faire industriels ?

M. Jérôme Pécresse. C’est compliqué. Grenoble ne peut pas avoir une activité éolienne maritime, car celle-ci suppose d’être sur la façade maritime. L’avenir, je le répète, réside dans le développement de la petite « hydro» ; nous devons réfléchir à la manière dont nous pouvons produire des turbines en utilisant les technologies d’impression 3D. Nous avons un projet en cours dans ce domaine.

M. le président Olivier Marleix. Madame, Monsieur, je vous remercie pour vos réponses. Vous vous êtes livrés de manière complète et satisfaisante à cet exercice de transparence.

 

La séance est levée à onze heures dix.

 


9.    Audition, ouverte à la presse, de M. Henri Poupart-Lafarge, président-directeur général d’Alstom, de M. Philippe Delleur, vice-président affaires publiques, de Mme Emmanuelle Chatelain, vice-présidente communication et de M. Damien Cabarrus, responsable affaires publiques France

(Séance du jeudi 14 décembre 2017)

La séance est ouverte à onze heures vingt.

M. le président Olivier Marleix. Nous recevons M. Henri Poupart-Lafarge, président-directeur général d’Alstom. M. Poupart-Lafarge. Il a rejoint en 1998 le groupe Alstom, dont il a notamment été le directeur financier ; c’est dire s’il en a connu son évolution dans la durée. Il a ainsi été associé aux grandes décisions, aux côtés de l’ancien président Patrick Kron, dont la présidence a duré treize ans, d’abord avec le sauvetage de l’entreprise, en 2003-2004, époque à laquelle l’État s’est massivement engagé, sous le contrôle de la Commission européenne, pour redonner à Alstom son statut de champion de l’énergie et du ferroviaire. À défaut, le groupe, alors en très mauvaise situation, aurait pu être démantelé, sans doute au bénéfice de Siemens, déjà intéressé par certaines de ses activités.

Monsieur Poupart-Lafarge, vous avez été entendu par la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale le 11 octobre dernier, et la même semaine par la commission homologue du Sénat. Depuis lors, Alstom a connu de nouveaux événements. Nous reviendrons, au cours de cette audition, sur la cession de la branche « Énergie » du groupe à General Electric (GE) à la suite de l’accord conclu en novembre 2014.

Pourquoi ce qui n’a pas été possible en 2014, c’est-à-dire un rachat croisé – les activités Transport étant regroupées chez Alstom, les activités Énergie chez Siemens – l’est aujourd’hui ? M. Kron déclarait à l’époque que ce rapprochement « serait néfaste aux salariés, aux clients et aux actionnaires ! ». Avait-il tort à ce point ?

Cette audition devrait aussi nous permettre de connaître le résultat financier net réel de cette opération. Alors que l’accord avait été conclu pour 12,35 milliards d’euros, il semble que GE n’ait pas eu à décaisser cette somme : Alstom n’aurait reçu en tout et pour tout qu’un peu plus de 7 milliards d’euros. Pourriez-vous préciser ces chiffres ? Il faut rappeler qu’Alstom a dû contribuer au capital des trois joint-ventures à hauteur de 2,6 milliards d’euros, qu’en outre un peu plus de 1,9 milliard d’euros de trésorerie a été affecté aux nouvelles activités de GE en France, et que l’amende d’un peu plus de 700 millions de dollars à payer au Trésor américain a finalement été réglée par Alstom. Il nous intéresse donc de connaître précisément le montant effectivement encaissé par Alstom.

Nous souhaitons également vous entendre nous parler du management depuis lors et des perspectives des trois joint-ventures résultant de cet accord. En 2014, l’opération envisagée était un partenariat à 50-50, moins une action. Trois ans plus tard, on n’a pas le sentiment de la même implication d’Alstom dans ces co-entreprises : c’est le groupe GE qui prend les décisions de gouvernance et les décisions opérationnelles, et l’on prête à Alstom des intentions de revente ; Paris bruit de rumeurs sur de potentiels acquéreurs chinois. Nous aimerions connaître précisément vos intentions à ce sujet.

Vous nous direz aussi ce qu’Alstom a payé à GE pour acquérir son activité de signalisation ferroviaire. Les sommes évoquées varient de 500 à 800 millions d’euros ; c’est d’autant moins un détail que les représentants des organisations syndicales d’Alstom ont été devant nous plutôt dubitatifs, sinon réservés, sur l’apport de cette acquisition pour l’entreprise. Ils ne croient pas davantage à la coopération commerciale durable annoncée entre GE et Alstom sur certains marchés ferroviaires.

Cette question nous amène évidemment à parler de l’opération en cours avec Siemens sur la base du protocole d’accord signé le 26 septembre 2017. Ce protocole a été l’élément déclencheur du dépôt, par plusieurs groupes de l’Assemblée nationale, de la proposition de résolution visant à la création de cette commission d’enquête, tant le point d’atterrissage semblait éloigné du point de départ, à savoir l’annonce faite par l’État, au moment de donner l’autorisation d’investissement par GE dans Alstom « Énergie », que cela permettait la création d’un champion français dans le domaine du transport. Finalement, l’accord du 26 septembre ouvre des perspectives certes européennes, mais moins françaises.

Comment qualifier cet accord ? S’agit-il d’un énième Airbus, du rail cette fois, et donc d’une fusion entre égaux ? S’agit-il plus précisément d’un adossement à Siemens de ce qui reste d’Alstom, c’est-à-dire des activités ferroviaires ? S’agit-il, comme le pensent certains, d’une fusion-absorption ? Ce qui importe à notre commission, c’est de savoir quel projet industriel naîtra de ce rapprochement. Vous avez déjà eu l’occasion de vous exprimer à ce sujet, mais rien ne semble vraiment précisément dessiné. Les gammes respectives des deux constructeurs sont très voisines ; ne risque-t-on pas des doublons pour certaines offres ? Les usines et la R&D d’Alstom et de Siemens ne feront-ils pas, nécessairement, l’objet d’arbitrages douloureux ? L’objectif principal des opérations de ce type est toujours de faire naître des synergies ; c’est probablement louable, surtout du point de vue de l’actionnaire, mais lorsque vous serez directeur général de la nouvelle entité « Siemens-Alstom », pensez-vous pouvoir toujours combiner, sans dégâts sociaux, des savoir-faire distincts sur des plateformes industrielles communes ? La direction d’Alstom se plaint d’un retard sur le marché du TGV du futur ; mais en réalité, sera-t-il conçu et fabriqué par Alstom ? Les nouvelles versions de l’ICE allemand ne seront-elles pas au moins aussi compétitives ?

Au cours des négociations en cours, avez-vous déjà obtenu des garanties sur la poursuite du développement de certains produits phares d’Alstom, notamment pour ce qui concerne la grande vitesse ? GE et Siemens, conglomérats internationaux, procèdent tous deux à des révisions stratégiques majeures qui les conduisent à se recentrer sur leurs points forts et ils annoncent l’un comme l’autre des suppressions d’emplois massives au niveau mondial. Pensez-vous que dans ce contexte l’intérêt d’Alstom pèse beaucoup à leurs yeux ? Nous savons que les garanties données par un partenaire de ce type dans des lettres d’engagement sont fréquemment sujettes à de rapides rectifications…

Mon propos vous paraîtra sans doute pessimiste, mais le fait est que, en 2014, Alstom était un champion mondial et dans le secteur de l’énergie et dans celui du transport, et que, trois ans plus tard, sa branche « Énergie » semble bel et bien passée sous contrôle américain, et le ferroviaire va passer sous contrôle majoritairement allemand. Du point de vue de l’intérêt national, un terme qui, dans l’enceinte du Parlement, n’est pas encore un gros mot, on peut difficilement affirmer que tout cela est un franc succès. Aussi le rapporteur et moi-même avons-nous souhaité vous entendre rapidement après les organisations syndicales.

Mais nous ne sommes qu’au début de nos travaux, et nous n’excluons pas de vous auditionner une nouvelle fois lorsque nous aurons progressé.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relatif aux commissions d’enquête, je vais auparavant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Henri Poupart-Lafarge prête serment)

M. Henri Poupart-Lafarge, président-directeur général d’Alstom. Je fêterai bientôt mes vingt années chez Alstom, où j’ai passé la presque totalité de ma carrière, au service de l’entreprise et de l’industrie en France. J’ai été directeur financier d’Alstom entre 2004 et le 20 avril 2010, date à laquelle j’ai pris la fonction de président de l’activité Grid – les disjoncteurs et les transformateurs – avant d’être chargé, le 1er juillet 2011, de la division « Transport », puis nommé président-directeur général du groupe en février 2016. Si je décris ce parcours, c’est pour vous prier d’excuser l’imprécision éventuelle de certaines de mes réponses à vos questions si elles concernent des dossiers pour lesquels je n’étais ni présent ni nécessairement en première ligne.

Je tiens à préciser le contexte dans lequel s’est faite l’opération avec Siemens. Mme Corinne De Bilbao et M. Jérôme Pécresse ont relaté tout à l’heure la gestion des joint-ventures avec General Electric (GE) et les perspectives du marché de l’énergie. Le marché du transport doit être envisagé dans une autre perspective, à la fois parce que sa croissance mondiale est importante et parce que ce marché est à la veille d’une révolution.

L’extension de l’habitat urbain, la congestion du trafic routier et la pollution poussent à une très forte augmentation de la demande de transports urbains collectifs et de liaisons ferroviaires entre villes. La demande existe, et elle est de grands volumes : les seules limites sont les capacités financières et la stabilité économique et politique des pays demandeurs. Le marché de la mobilité est donc en forte croissance et, comme celui de l’énergie, à la veille de grands bouleversements. J’ai présenté au One Planet Summit le train à hydrogène d’Alstom. J’avais jugé assez frustrant que la COP21 soit restée centrée sur les activités énergétiques et particulièrement la décarbonation de la production de l’énergie, alors que le défi a été assez largement relevé en Europe, où les commandes de turbines à vapeur pour le charbon et de turbines à gaz sont désormais peu nombreuses. Il y a deux jours, au One Planet Summit, l’accent a été mis sur le transport, une des rares activités humaines dont les émissions de CO2 continuent de croître dans les pays développés, notamment parce que le report modal est pour le moment un échec et que la voiture électrique n’a pas encore eu d’effet tangible. Tous les acteurs du secteur, Alstom au premier chef, sont conscients qu’il faudra décarboner efficacement la mobilité.

C’est dans ce contexte que se situe l’opération avec Siemens. L’activité ferroviaire d’Alstom connaît une croissance régulière de plus de 5 % en moyenne, avec une marge opérationnelle très satisfaisante ; nous nous sommes développés à travers le monde, notamment en Inde, en Afrique du Sud et aussi aux États-Unis, pays où nous avons introduit le premier train à grande vitesse. Alstom n’est donc pas en difficulté à court terme, loin de là. Cela étant, si l’on se projette dans l’avenir, est-il préférable pour le groupe d’avancer seul ou avec Siemens pour participer à la révolution du marché mondial de la mobilité, alors que ce marché en croissance a naturellement suscité l’apparition de concurrents nouveaux, dont un concurrent chinois très puissant, CRRC, qui s’est appuyé sur la croissance du marché en Chine pour devenir le principal acteur mondial ?

Fallait-il envisager de relever seul les défis d’une concurrence accrue et de la digitalisation ? Il nous semble beaucoup plus efficace de nous allier avec le groupe Siemens, autre entreprise majeure du secteur ferroviaire, qui a ses propres atouts et qui est complémentaire d’Alstom : les gammes et les pays d’intervention des deux entreprises sont légèrement différents, tout comme leurs compétences respectives ; Siemens Mobility est plus avancé dans la digitalisation, Alstom plus mondialisé. Les deux groupes sont donc beaucoup mieux armés ensemble que séparés pour aborder 2025 ou 2030 – et non 2020 : l’opération sera à peine conclue à cette date. Tel était le contexte.

Du point de vue de l’industrie française, est-ce un atout ou une faiblesse pour Alstom d’avoir le groupe Siemens pour actionnaire de contrôle ou de référence ? Pour moi, c’est clairement un atout et non une faiblesse ou un désavantage que d’avoir pour actionnaire de référence un conglomérat technologique aussi puissant. Maîtrisant les technologies digitales, Siemens donnera à Alstom accès à des outils de fabrication et d’ingénierie qui lui permettront d’enrichir son offre sur plusieurs segments, notamment dans le domaine des automatismes, puisque Siemens est en réalité une sorte de grande boîte de logiciels. De plus, la nouvelle configuration nous donnera une plus grande puissance financière : c’est un avantage pour Alstom d’avoir accès à SFS, la banque interne de Siemens, pour financer les très grands projets.

En résumé, avoir Siemens comme actionnaire de contrôle est une bonne chose pour le développement du nouveau groupe. Je n’entrerai pas dans un débat sémantique pour qualifier le « mariage » entre Siemens et Alstom, car il faut regarder les choses comme elles sont. Cela étant, le groupe Siemens a accepté que le siège de la nouvelle entité que j’aurai l’honneur de diriger soit établi à Saint-Ouen ; il n’y a pas d’accord sur la composition du reste de l’équipe, qui sera constituée en fonction des compétences. Le maintien du siège à Saint-Ouen signe une très forte pérennisation de l’ancrage du nouveau groupe en France. Pour l’anecdote, je rappellerai que lorsque j’ai commencé ma carrière il y a vingt ans, c’était chez GEC-Alsthom, qui était alors un groupe franco-anglais. L’histoire d’Alstom est très européenne : notre principale usine est en Allemagne, et nous avons racheté la filière ferroviaire de Fiat. Alstom est donc un groupe européen, mais si son ancrage français est aussi marqué, c’est parce que le siège est demeuré en France après que GEC et Alcatel ont vendu leurs participations dans ce qui était alors GEC-Alsthom. Établir à Saint-Ouen le siège de l’entreprise qui sera le leader occidental du transport et de la mobilité est un choix courageux et, sous l’angle de l’intérêt national, très positif pour la filière industrielle française de la mobilité.

Ce n’est pas un secret : les activités « Énergie » n’ont clairement pas leur place dans cette opération. M. Pécresse et Mme De Bilbao ont évoqué devant vous les accords entre GE et Alstom qui vont être dénoués à cette occasion. La coïncidence dans le temps tient à ce qu’Alstom avait des put, des options de vente de sa participation dans les joint-ventures avec GE, qui viennent à échéance en septembre 2018 ; le groupe les exercera et GE, qui a la gestion opérationnelle des joint-ventures considérées en aura la propriété pleine et entière. Les choses sont plus nuancées pour la partie nucléaire, pour laquelle il n’y a pas d’options de vente ; des discussions seront nécessaires.

Oui, l’avenir d’Alstom est dans le secteur ferroviaire. Lors de mes débuts dans le groupe, il y a vingt ans, le chiffre d’affaires du groupe était de 14 milliards d’euros, réparti entre plusieurs divisions. Demain, quand l’opération avec Siemens sera bouclée, le chiffre d’affaires de la nouvelle entité sera également compris entre 14 et 15 milliards d’euros, mais entièrement dans le secteur ferroviaire au lieu d’être ventilé entre plusieurs divisions. En ma qualité d’industriel, je pense que le groupe sera plus puissant ainsi plutôt que d’être « sous-critique » dans quatre ou cinq divisions.

Je n’ai pas à rougir de l’évolution d’Alstom depuis vingt ans : le marché de la mobilité progressant très fortement, le recentrage sur ce secteur n’est un mauvais choix ni pour l’avenir de la filière française, ni pour l’avenir d’Alstom. J’assume entièrement ce choix.

Pour revenir sur les chiffres relatifs à la cession, il faudrait aller dans le détail car il y a le prix de cession des activités « Énergie » mais aussi la reprise de la dette, si bien que le montant reçu n’est pas le même que le montant brut de la vente. Pour ce qui est de l’achat de l’activité de signalisation ferroviaire, de mémoire, et sous réserve de vérifications, le montant a été de 600 millions d’euros ; mais, en tout état de cause, ce prix doit s’entendre dans l’équation globale de la transaction.

Les organisations syndicales considèrent, à raison, que les résultats de l’activité « Signalisation » ne sont pas aussi flamboyants que prévu. Cela tient à ce qu’une part importante de cette activité, aux États-Unis, était liée au marché du fret, lequel s’est écroulé car il était en grande partie consacré au transport du charbon. La décroissance des centrales à charbon fait que l’on transporte moins de minerais, et une moindre activité de fret entraîne moins de besoin de signalisation ferroviaire. Les perspectives américaines ont donc été moins favorables qu’escompté. En revanche, l’intégration s’est très bien passée avec nos collègues américains ; la technologie et l’avenir sont là, mais le volume pas complètement.

Pourquoi ce qui est possible maintenant ne l’était-il pas en 2014 ? Je ne reviendrai pas sur le contexte général complexe, concernant aussi la partie « Énergie », dont je n’ai pas eu à connaître précisément. Ce que l’on fait aujourd’hui avec Siemens – une opération aussi simple, si je puis dire, que le regroupement du matériel roulant, de la signalisation et des services en une seule entité permettant de créer un maximum de synergies positives, qui ne sont pas uniquement les restructurations mais aussi le développement d’innovations – n’avait jamais été mis sur la table auparavant pour l’activité du transport.

M. le président Olivier Marleix. Je vous remercie mais, au terme de votre exposé, je ne comprends toujours pas ce qui explique le revirement intervenu trois ans après la décision prise par le conseil d’administration d’Alstom en 2014, à l’initiative de M. Kron, de refuser absolument l’accord avec Siemens qui aurait permis la constitution de deux géants européens, l’un de l’énergie, l’autre des transports. J’ai repris les documents distribués à l’assemblée générale extraordinaire des actionnaires d’Alstom en décembre 2014 pour expliquer la merveilleuse histoire de la vente à GE : ils la présentaient comme l’acquisition de GE « Signaling », assortie d’une alliance globale extraordinaire sur le ferroviaire, et expliquaient aussi qu’envisager un regroupement avec Siemens n’était inconcevable. M. Patrick Kron était-il à ce point à côté de la plaque ? N’avait-il donc rien compris aux opportunités de rapprochement dans le secteur ferroviaire que vous nous décrivez comme excellentes ou, ayant déterminé son choix, refusait-il d’en étudier un autre : il fallait vendre la branche Énergie à GE, un point c’est tout ?

Expliquer cette contradiction incompréhensible par l’apparition du grand méchant loup CRRC, cela fait un peu conte pour enfant… Je maintiens que l’existence de deux très grosses entreprises chinoises et le risque qu’elles se rapprochent n’avaient échappé à personne en 2014. On nous raconte cette histoire pour nous faire gober ce que je ne comprends toujours pas : pourquoi cette affaire s’est conclue si rapidement ? Je comprends que, à défaut de pouvoir vous adosser au groupe puissant qu’était autrefois Alstom « au complet », vous ayez eu besoin de chercher à établir d’autres partenariats, mais cela aurait pu se faire sous la forme d’une alliance. Airbus, une coopération voulue et soutenue par des États, avait à l’origine pris la forme d’un groupement d’intérêt économique (GIE), autrement dit d’une mise en commun de moyens pour atteindre un objectif. C’est la proposition mise en avant par la CGT ; mais après tout, il n’aurait pas été totalement absurde de créer un GIE pour la grande vitesse et le train à hydrogène. Cette alternative a-t-elle été examinée ?

M. Henri Poupart-Lafarge. On peut toujours refaire l’histoire. À l’époque, en 2014, China CNR et CSR Corporation n’avaient pas fusionné et la part de marché des Chinois en dehors de la Chine était extrêmement faible. Certes, on aurait sans doute pu le prévoir, mais la menace n’était pas aussi importante qu’aujourd’hui. Il a fallu attendre l’année dernière pour que CRRC gagne successivement le marché du métro de Chicago, de celui de Los Angeles et du train suburbain de Philadelphie. Si en 2014, on avait posé la question de la probabilité, pour CRRC, de fabriquer le métro de Los Angeles, la plupart des gens auraient répondu qu’il n’en serait pas question avant cinquante ans !

J’avoue que le marché a changé. Mais, encore une fois, en 2014, l’alliance, comme celle qui est proposée aujourd’hui avec Siemens en matière de transport, n’était pas sur la table. Siemens ne voulait pas mettre dans le même paquet la partie « Signalisation ». Et de mon côté, il me semblait important – et il me semble toujours important aujourd’hui – d’avoir un modèle intégré. Précisément parce que de nouveaux acteurs et de nouvelles formes de mobilité émergent, nous souhaitons intervenir en tant qu’apporteur global de solutions technologiques pour l’ensemble du secteur – le véhicule, mais aussi la signalisation, la gestion du trafic, l’entretien du véhicule, l’entretien du système, l’aide à l’opération, etc. à cette époque, Siemens n’était pas disposé à mettre une telle proposition sur la table.

M. le président Olivier Marleix. Le ministre Montebourg soutient l’inverse… Il a écrit, me semble-t-il, dans une tribune du journal Le Monde que, dès 2014, lorsqu’il avait rencontré M. Kayser, il avait été question de vendre la totalité des activités ferroviaires, y compris la signalisation. Est-ce à dire qu’il nous aurait menti ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Je n’en sais rien, c’est peut-être vrai…

M. le président Olivier Marleix. Le conseil d’administration d’Alstom avait alors examiné l’ensemble des offres, y compris celle de Mitsubishi. À votre connaissance, a-t-on dit clairement au conseil d’administration qu’il n’était pas possible de s’entendre avec Siemens parce que ce dernier ne voulait pas vendre l’activité de signalisation ? Et d’où tenez-vous cette information ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Il faut être très clair : je n’étais pas au conseil d’administration à l’époque d’Alstom, et encore moins dans le bureau, entre M. Kayser et M. Montebourg. Je ne peux donc pas savoir exactement quels propos ont été tenus. J’en ai discuté encore récemment avec Siemens ; c’est en tout cas ainsi que je comprends ce qui s’est passé à l’époque. Mais vous pourrez interroger les différents acteurs.

Pour être franc, alors que j’étais à la division Transport, de nombreuses offres ont été mises sur la table et de nombreuses discussions ont eu lieu. Nous avons travaillé sur des offres partielles relatives au matériel roulant, mais jamais sur une offre complète de la part de Siemens.

M. le président Olivier Marleix. A-t-on songé à la possibilité de travailler en GIE, ou sous d’autres formes de partenariat ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Nous participons fréquemment à des accords de consortium, lorsque notre outil industriel ne nous permet pas de répondre à un appel d’offres précis. Notre objectif est d’accroître notre compétitivité par rapport à nos concurrents
– CRRC dont on parle beaucoup ; Hitachi, qui a récemment racheté Ansaldo ; mais d’autres acteurs bougent aussi.

Il faut donc rechercher la plus grande efficacité. Je ne vois pas comment des GIE complexes, des alliances dans lesquelles on soupèse tous les éléments pour savoir s’ils sont bien équilibrés à la fois entre les États partenaires et entre les différentes composantes du groupe, peuvent générer de l’efficacité, de la rapidité, de la flexibilité, de l’agilité, dans des marchés qui sont extrêmement évolutifs. Il me semble qu’il faut aller vers la simplicité. Et celle-ci passe par la fusion des deux entreprises, qui permet d’unifier la gestion.

On parle beaucoup des TGV : mais il faut savoir qu’ils représentent à la fois quelque chose de très important mais une part relativement faible de notre chiffre d’affaires. Et vous-même m’avez demandé si les nouvelles versions de l’ICE allemand n’étaient pas au moins aussi compétitives. Or, dans ce métier, c’est le client qui décide quel train il souhaite – à la différence du secteur automobile, où l’on propose au client un certain nombre de modèles. Si le TGV en France a un double niveau, ce n’est pas parce qu’Alstom l’a décidé, mais parce que la SNCF a voulu qu’il en soit ainsi. De la même façon, c’est la Deutsche Bahn qui a décidé de l’ICE qu’elle voulait.

Il continuera donc à y avoir des TGV. Le TGV du futur garde toute sa pertinence dans la mesure où il a été développé bien évidemment pour l’export, mais d’abord et avant tout pour la SNCF. On travaille d’ailleurs dans le cadre d’un format tout à fait novateur – et à mon sens très positif – de partenariat et d’innovation avec la SNCF, pour développer conjointement ce TGV du futur ; c’est dire à quel point « la patte » de la SNCF est importante dans sa définition. Encore une fois, il s’agit d’un TGV qui est fait pour la SNCF, et que l’on essaiera ensuite d’exporter.

Contrairement à ce que l’on croit parfois, il n’y aura pas de choix de gamme. Si l’on veut s’allier, c’est pour aller vers plus d’innovations, plus de recherche dans la digitalisation, plus de standardisation, pour mettre en commun des sous-systèmes et des outils d’ingénierie, afin de gagner en efficacité. Mais les portefeuilles de produits existants continueront clairement à coexister, sous forme de plateformes.

M. le président Olivier Marleix. En décembre 2014, vous étiez déjà président de la branche Transport d’Alstom. J’ai sous les yeux le document projeté lors de l’Assemblée générale extraordinaire des actionnaires du 19 décembre 2014, et destiné à convaincre ces derniers de l’intérêt de la vente. La moitié des pages – quinze ou vingt – racontent la « merveilleuse histoire » d’Alstom « Transport » après la vente. On y explique que cette branche fait à elle seule plus de la moitié de la profitabilité du groupe et qu’il faut donc se débarrasser de la branche « Power », que l’Alliance avec GE sera donc profitable, y compris dans le domaine ferroviaire. Avec le recul du temps, reconnaissez-vous que cela procédait d’une vision quelque peu euphorique ? Ou en tout cas qu’il y manquait des perspectives que vous avez découvertes depuis ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Pas du tout, monsieur le président. Je crains que nos points de vue ne soient irréconciliables : je maintiens que ce que nous faisons aujourd’hui avec Siemens permet justement de poursuivre cette merveilleuse histoire, alors que vous n’y voyez qu’un pis-aller…

Encore une fois, cela fait vingt ans que je travaille chez Alstom, et je n’ai pas l’impression de mettre aujourd’hui fin à son histoire et de faire une opération négative. Oui, il y a une perspective : je vous rappelle que depuis 2011, depuis que je suis à sa tête, le chiffre d’affaires de la branche « Transport » a augmenté de plus de 50 %, et que depuis 2014, nous avons remporté de très nombreux succès commerciaux. Nous avons un carnet de commandes record. Oui, l’histoire continue à être très belle.

M. le président Olivier Marleix. Pourquoi ne pas avoir informé à ce moment-là les actionnaires qu’il serait nécessaire, en tout état de cause, de trouver un partenariat ? Il y a de quoi être surpris : en 2014, on leur dit des choses très positives sur Alstom, qui va pouvoir devenir le champion français et européen ; mais trois ans après, on leur explique qu’il faut « vendre » aux Allemands – dans la mesure où l’accord que vous avez signé permet à Siemens de racheter Alstom. Il y a un chaînon manquant…

Pouvez-vous nous préciser quand vous avez pris langue avec Siemens, quand vous avez entamé des pourparlers pour mettre en place ce nouveau partenariat ? Est-ce une initiative personnelle, que vous avez prise en tant que patron d’Alstom ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Je ne peux pas dater cette volonté d’engager des rapprochements et de participer à la consolidation du transport ferroviaire. Je ne suis pas allé rechercher toutes les déclarations faites dans la presse, mais c’était sur la table depuis un certain temps.

M. le président Olivier Marleix. En réalité, c’était déjà sur la table en 2014.

M. Henri Poupart-Lafarge. Exactement : l’idée d’une consolidation du transport ferroviaire n’est pas nouvelle. Mais qui en a parlé le premier ? Je peux vous répondre qu’au conseil d’Alstom, nous avons évoqué plusieurs fois les différentes options. Nous avons regardé l’univers des possibles et c’est l’option Siemens qui nous a paru la meilleure. Eux‑mêmes regardaient de leur côté : des rumeurs ont couru sur des discussions entre Siemens et Bombardier. Qu’il soit nécessaire pour l’industrie européenne de se consolider ne constitue en rien un élément nouveau.

Encore une fois, et c’est peut-être sur ce point que je diffère avec vous, l’option du rapprochement avec Siemens ne me paraît pas être négative. Elle me paraît au contraire fondamentalement positive.

Ensuite, que Siemens soit un actionnaire de contrôle me paraît également une option positive. Que le siège de la nouvelle entité soit en France, que celle-ci soit toujours cotée en France, avec un conseil d’administration et une direction en France, mais avec un actionnaire de contrôle allemand constitue, selon moi, un bon équilibre.

Maintenant, non, ce n’est pas une initiative personnelle. On en a très largement débattu au sein du conseil d’administration d’Alstom, comme avec le gouvernement français. Personne n’a donc été surpris. Du reste, je n’ai pas lu précisément leurs déclarations, mais les organisations syndicales n’ont pas dit avoir été surprises qu’Alstom veuille participer à la consolidation du ferroviaire. Cela n’a rien d’une nouveauté en soi.

M. le président Olivier Marleix. L’annonce de cet accord avec Siemens, et la décision de l’État de ne pas exercer d’option d’achat sur les actions de Bouygues, ont été concomitantes. Est-ce à dire que les Allemands se seraient opposés à l’accord si l’État était devenu définitivement actionnaire d’Alstom ? Quel est votre avis là-dessus ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Je n’en ai pas. Une opération globale a été arrêtée, des équilibres mis au point. Depuis le premier jour, cette opération a été présentée, proposée, acceptée par les uns et par les autres. On peut toujours essayer de refaire les négociations, et chercher si, dans tel ou tel cas, elles auraient ou non abouti. Je n’en sais absolument rien. Je ne peux pas vous répondre.

M. le président Olivier Marleix. Autrement dit, premièrement, vous pensez que c’était sans doute indifférent, et deuxièmement, vous n’avez jamais évoqué cette question avec vos partenaires de Siemens…

M. Henri Poupart-Lafarge. Non, ce n’est pas exactement ce que j’ai dit. J’ai dit que cela faisait partie des critères de départ de cette opération, qui a été présentée en tant que telle.

La question que vous posez est de savoir si elle se serait faite ou pas dans le cas où nous aurions pris une autre option ; je ne peux y répondre. Cela fait partie des critères qui ont été acceptés depuis le premier jour par l’ensemble des parties, Siemens, Alstom et le Gouvernement français.

M. le président Olivier Marleix. Vous nous avez dit clairement, il y a quelques minutes, que vous entendiez vous dégager des trois joint-ventures et de les céder à GE. J’imagine que vous avez déjà eu des discussions avec GE sur ce sujet ? En savez-vous davantage sur les intentions de ce groupe ? Entend-il rester propriétaire de l’entièreté du capital ou cherchera-t-il à faire entrer d’autres partenaires à la suite de votre désengagement ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Je n’ai pas plus d’informations que celles que GE vous a données il y a une heure…

M. le président Olivier Marleix. Ce n’est pas eux qui allaient faire état de votre volonté de vous désengager… Peut-être aurions-nous dû vous auditionner avant eux ! Mais ce n’est pas une difficulté, car nous avons tout loisir de nous revoir.

Très concrètement, avez-vous évoqué avec eux – oui, d’après ce que j’ai compris – votre souhait de vous désengager ? Par ailleurs, avez-vous une information sur leur souhait de rester intégralement actionnaires ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Je n’ai aucune information là-dessus. Nous nous désengageons ; ils vous ont expliqué eux-mêmes, il y a une heure, qu’ils n’avaient pas l’intention de se désengager, et j’en prends note.

M. le président Olivier Marleix. Une expression revient souvent, notamment dans la bouche des syndicats : vous auriez été durant ces trois années « un actionnaire dormant ». Cette expression vous paraît-elle excessive et injuste ? Vous ne revendiquez pas, et vous avez eu l’honnêteté de le dire, d’avoir été un actionnaire volontaire et actif : pour vous, ce n’est pas un secteur d’avenir…

M. Henri Poupart-Lafarge. Encore une fois, je me méfie des adjectifs. Depuis l’origine, des règles ont été établies, qui répartissaient les rôles entre General Electric et Alstom dans ces joint-ventures. Le rôle opérationnel était confié à General Electric ; celui d’Alstom se bornait à vérifier un certain nombre de décisions stratégiques. Pendant toute cette période, nous avons suivi ce qui se passait. Mais comme il n’y a pas eu beaucoup d’opérations stratégiques, il n’y a pas eu pour Alstom matière à agir sur ces sujets-là.

M. le président Olivier Marleix. Notre commission d’enquête s’intéresse aux conditions dans lesquelles est intervenue la vente de la branche Power d’Alstom à General Electric en 2014.

Lors d’une audition devant la commission des affaires économiques, Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, avait répondu à notre collègue Daniel Fasquelle qui lui demandait s’il avait le sentiment que la procédure lancée par le Department of Justice (DOJ) au titre de la corruption avait pesé sur la décision de M. Kron : « Oui, j’en ai la conviction, même si je n’en ai pas la preuve ». S’il s’agit d’une pression psychologique, il est effectivement difficile d’en avoir la preuve.

Par ailleurs, dans le cadre d’une étude intitulée « La corruption internationale -changer les pratiques », l’ONG Sherpa a évoqué le cas d’Alstom. Ce document est assez édifiant. Il indique que le groupe était touché depuis une époque très ancienne par de très nombreuses opérations de corruption, et que ses efforts répétés de conformité ont été plutôt vains – notamment pendant la période où vous en étiez le directeur financier. Et de conclure qu’en raison de l’importance des sommes versées à des consultants, et du fait que l’une des principales mesures prises pour contrôler les sorties d’argent avait consisté à centraliser le recrutement desdits consultants, les autorités ne pouvaient pas ne pas en avoir connaissance. Du reste, le communiqué de presse du DOJ qui prend acte du settlement est lui aussi accablant sur la multiplicité des procédures.

Nous poserons évidemment la question à M. Kron. Mais vous-même, en tant que directeur financier, en considérant ces affaires comme secondaires, ne pensez-vous pas avoir été un peu présomptueux ? Car si l’on comprend bien ce qui s’est passé, elles auront joué un rôle déterminant dans le démantèlement du groupe Alstom.

M. Henri Poupart-Lafarge. Alstom est totalement convaincu de la nécessité de renforcer en permanence le contrôle sur la conformité, l’éthique et la compliance. Nous avons été l’une des premières entreprises françaises et européennes à avoir été certifiées ISO 37001, la dernière norme anticorruption à avoir été émise. C’est un symbole, qui prouve le poids que nous donnons à l’éthique et à la conformité au sein du groupe.

M. le président Olivier Marleix. Le « plaider coupable », dont j’ai fait distribuer la traduction à tous les membres de la commission d’enquête, est éloquent. Pour reprendre les propos qu’à tenus par le procureur de la République à l’adresse M. Kron, je ne vous demande pas de me dire ce que vous faites de bien, je vous demande de me dire ce que vous continuez à faire mal… Ce « plaider-coupable » est accablant sur la façon dont des dirigeants d’entreprise ont laissé piéger une grande entreprise française – au-delà de toutes les procédures et des certifications qui, je vous l’accorde, avaient déjà été données à Alstom.

M. Henri Poupart-Lafarge. Ces certifications n’existaient pas à l’époque. Mais effectivement, nous avons connu des situations difficiles.

Je ne peux pas vraiment répondre à ce que vous dites sur le DoJ. De mémoire, ses enquêtes ont dû commencer en 2010-2011, date à laquelle je n’étais plus directeur financier du groupe. Mais il est exact qu’il faut faire des efforts en permanence.

Qu’est-ce que l’on fait de bien, qu’est-ce que l’on fait de mal ? Personnellement, j’estime qu’on ne fait jamais assez d’efforts, ni assez de contrôles en ce domaine. Et évidemment, on peut toujours mieux faire.

M. le président Olivier Marleix. Vous n’étiez plus directeur financier du groupe, mais je note qu’en 2007, Alstom a été condamné pour corruption au Mexique ; en 2008, de nouveau condamné pour corruption en Italie ; en 2011, une procédure a été ouverte en Suisse – et visiblement, la justice suisse transmet des documents aux Américains. Donc, il y a eu des affaires de corruption partout dans le monde…

M. Henri Poupart-Lafarge. Absolument. Je ne suis pas en train de le nier : je parlais du DOJ en particulier.

M. le président Olivier Marleix. Avez-vous le sentiment d’avoir pris, avec Patrick Kron, toute la mesure de ces procédures ? C’est un témoignage intéressant que l’on vous demande. On voit aujourd’hui quel est le poids de ces procédures : un excellent rapport rédigé à l’Assemblée nationale par Karine Berger et Pierre Lellouche, au cours de l’ancienne législature, montre à quel point ces procédures anticorruption font peser une menace sur l’industrie française. Vous connaissez évidemment la celle qui vient d’être engagée à l’encontre d’Airbus ; et j’ai le souvenir de l’amende de 9 milliards d’euros prononcée à l’encontre de BNP. Ce sont des sujets extrêmement lourds.

Avez-vous le sentiment qu’à l’époque de Patrick Kron, ce sujet avait été pris au sérieux ? N’aurait-on pas faire preuve de légèreté ? Ce « plaider coupable » s’est tout de même soldé par une amende de plus de 700 millions de dollars !

M. Henri Poupart-Lafarge. Je comprends mieux votre question.

Soyons directs, je ne me place absolument pas dans cette perspective. Le sujet principal, pour moi, consiste à combattre la corruption au jour le jour. De votre côté, vous faites allusion à un sujet sur lequel je n’ai absolument rien à dire, ni aucune preuve à apporter, à savoir la pression que pourrait exercer la DoJ, et la manière dont les entreprises françaises, comme Airbus ou la BNP seraient traitées par la justice américaine.

Je pensais que vous m’aviez demandé si l’on prenait suffisamment au sérieux les problèmes de corruption. Ma réponse est très claire : on ne les a jamais pris suffisamment au sérieux. Mais permettez-moi de faire un rapprochement avec les problèmes de sécurité.

Une de mes plus grandes fiertés en tant que dirigeant d’Alstom « Transport » depuis maintenant six ans, est d’avoir pu diviser par trois le nombre d’accidents au travail, malgré l’augmentation de l’activité. Malgré cela, nous avons eu à déplorer l’année dernière, en Inde, le décès un jeune homme de 23 ans, tombé d’un train en faisant des travaux. C’est un drame, que je regrette amèrement. De la même façon, vous pourriez me demander si nous prenons suffisamment pris au sérieux la question de la sécurité. Vous pourriez également me demander rétrospectivement si mes prédécesseurs, qui avaient à déplorer trois fois plus de taux d’accidents qu’aujourd’hui, prenaient suffisamment cette question au sérieux. Oui, on peut toujours faire des progrès. Et quand vous faites des progrès, on peut toujours vous rétorquer que c’est parce que vous étiez mauvais dans le passé…

Mais revenons à la corruption et aux procédures. Je me suis engagé totalement à éliminer partout et de plus en plus finement la non-conformité, de la même manière que je me suis engagé totalement à améliorer la sécurité de nos employés à travers le monde. C’est à cela que je m’attaque. Je n’entrerai donc pas dans un débat, qui est assez éloigné de mon quotidien, sur les pressions exercées par tel ou tel pays.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Je voudrais me concentrer sur le protocole d’accord Alstom-Siemens : comme l’a rappelé le président Marleix, c’est l’événement déclencheur de la demande de commission d’enquête présentée par le groupe Les Républicains. L’important est d’étudier avec grande attention cet événement déclencheur, sans rentrer dans d’autres considérations, et se gardant de toute théorie du complot. J’aurai quatre questions à vous poser.

La première porte sur la concurrence de marché. Une entreprise industrielle n’est jamais seule sur un marché mondial. Ce n’est pas une histoire de grand méchant loup, comme on l’a entendu tout à l’heure : la concurrence existe dans tous les secteurs, elle évolue dans le temps, et parfois très rapidement. Des géants industriels peuvent tomber en quelques années, voire en quelques mois – ce fut le cas de l’entreprise RIM et de son BlackBerry, du fait de l’émergence de l’iPhone. Une situation concurrentielle peut rapidement avoir un impact dramatique sur certains secteurs industriels, avec des fermetures à la clé.

En d’autres termes, la concurrence n’est pas un conte de fée qui serait figé dans le passé ; c’est la réalité quotidienne des entreprises, qui évolue dans le temps. Or Alstom a pour concurrent CRRC, dont le chiffre d’affaires est quatre fois supérieur au sien. Selon vous, quelles auraient été les perspectives de croissance du chiffre d’affaires d’Alstom en l’absence de tout rapprochement, étant donné les forces commerciales en présence et leurs évolutions possibles ?

Deuxième question : quel plan B aurait pu être mis en place si le rapprochement avec Siemens n’avait pas eu lieu ? Quelles étaient les alternatives ?

Troisième question, sur les quatre engagements pris : Siemens sera coté en France et dirigé par un Français ; le siège mondial sera situé en France, tout comme la direction de l’activité du matériel roulant ; l’emploi en France sera maintenu pendant quatre ans ; enfin, le ministre de l’économie prendra la direction du futur Comité national de suivi.

Quel regard portez-vous sur ces engagements ? Vous connaissez bien le monde industriel en général. Mais connaissez-vous beaucoup d’entreprises et de secteurs industriels qui, dans le contexte de concurrence actuel, sont en mesure de garantir le maintien de l’emploi pendant quatre ans, sachant que l’on en a vu disparaître en quelques mois ou en quelques années ?

Ma quatrième et dernière question porte sur les investisseurs étrangers en France. Le ministre de l’économie actuel a déclaré en octobre, au cours d’une audition parlementaire :

« J’ai un peu de mal à comprendre, sauf par xénophobie ou germanophobie à peine dissimulée, les critiques de certains, d’ailleurs sur beaucoup de bancs, de toute la classe politique, vis-à-vis de Siemens. »

« On peut critiquer certains points bien entendu, mais je trouve que faire jeter la suspicion sur le partenaire allemand comme certains le font est d’abord faux par rapport à la réalité de ce que Siemens a fait en France, et dangereux du point de vue politique. »

Partagez-vous ce sentiment ? Certains, dans un élan uni de protectionnisme ou de nationalisme, ne sont-ils pas en train de faire le procès des investisseurs étrangers en France ? Ce serait tout à fait curieux, quand on sait que Siemens est présent en France depuis plus de cent ans.

M. le président Olivier Marleix. Je crois me souvenir que le ministre de l’économie, ce jour-là, avait eu le bon goût de citer Bismarck à la fin de son intervention…

M. Henri Poupart-Lafarge. Monsieur le rapporteur, en évoquant la concurrence, vous avez abordé deux enjeux principaux de l’alliance entre Alstom et Siemens.

Les évolutions des technologies et des marchés sont extrêmement rapides. Personne ne pouvait imaginer que le coût de l’énergie solaire allait rattraper, dans un délai si bref, celui du charbon ou du nucléaire. Vous avez cité, à juste titre, le cas de BlackBerry : on peut disparaître très rapidement, si l’on n’est pas capable d’anticiper. Il est donc essentiel de pouvoir expérimenter en même temps plusieurs technologies qui pourraient être celles de l’avenir. Nous testons, par exemple, en ce moment tout à la fois l’autoroute électrique et le train à hydrogène. Évidemment, je crois beaucoup à ces projets, mais je n’ai pas de certitude : peut-être sera-ce un pari gagnant, peut-être pas. Il est clair que dans un monde en mouvement permanent, faire les mauvais choix, comme BlackBerry, c’est disparaître.

Si l’on veut être sûr d’être encore là demain, il faut donc impérativement parier aujourd’hui sur différentes technologies, et rester extrêmement innovant. Nous faisons le pari de l’hydrogène – mardi dernier, je me suis exprimé au One Planet Summit de Paris en tant que représentant du Conseil de l’hydrogène –, mais je ne mettrais pour autant pas ma main à couper que l’économie de l’hydrogène sera une réalité dans cinq ans. Il y a une quinzaine d’années, je siégeais au conseil d’administration de Ballard, une entreprise qui fabrique des piles à combustible. À l’époque, nous pensions qu’elles équiperaient toutes les voitures dans les cinq ans. Quinze ans après, force est de constater, qu’il n’en est rien – ce qui ne signifie pas non plus que cette solution est définitivement morte. Qu’il s’agisse des aspects numériques, avec l’invention de nouveaux modèles, ou des aspects technologiques, nous sommes obligés de tester des innovations parce que personne ne sait quelle sera la solution définitive qui accompagnera la décarbonation du transport ; ce serait faire preuve d’arrogance que de prétendre le contraire.

Nous évoluons dans un secteur concurrentiel : CRRC fait quatre fois notre taille, mais CRRC n’est même pas le fer de lance de l’industrie chinois, car, derrière lui, il y a des génie-civilistes spécialisés dans le ferroviaire : CREC et CRCC, qui font chacun 90 milliards de chiffre d’affaires en portant le projet dit « One Belt One Road » que les Chinois développent à travers le monde. Sur certains marchés, de la même manière que les génie-civilistes chinois construisent des barrages, des génie-civilistes chinois spécialisés dans le ferroviaire, construisent les infrastructures et font ensuite appel à du matériel chinois.

Dans un tel contexte, les perspectives de croissance d’Alstom sans Siemens seraient bien moindres : sans cette alliance, nous ne parviendrions sans doute pas à conserver un, deux ou trois pas d’avance sur nos concurrents chinois en termes de technologies et d’innovation. À défaut d’être en mesure de nous battre sur les coûts, notre chance, notre espoir et notre stratégie, c’est de nous battre sur l’innovation, sur les coûts d’exploitation, et sur les critères environnementaux. Et sur tous ces terrains, il est évident qu’avec Siemens, nous sommes clairement bien mieux armés que sans Siemens.

Monsieur le rapporteur, il n’y avait pas de plan B en tant que tel. D’autres options étaient envisageables – on a parlé de Bombardier ou de Thales par exemple –, mais elles n’étaient pas sur la table ; elles n’étaient que théoriques. La partie « Signalisation » de Thales était d’ailleurs beaucoup moins transformante, et surtout elle n’était pas à vendre. Même théoriques, ces options ont toutes été considérées comme étant moins efficaces et moins porteuses d’avenir que l’ensemble Alstom-Siemens.

Vous avez, à juste titre, évoqué le nationalisme économique. Il faut rappeler l’histoire d’Alstom, que j’ai moi-même vécue. Si, lorsque nous avons acheté Fiat Ferroviaria, le gouvernement italien avait protesté contre l’emprise française, considérant qu’il s’agissait de l’un des fleurons du patrimoine industriel italien, nous aurions mis en place une sorte de partenariat un peu bancale. De même, si, le gouvernement allemand s’était opposé au rachat par Alstom de Linke Hofmann Busch (LHB), il nous aurait fallu monter un autre partenariat, et la même chose en Espagne et au Brésil… Vous imaginez à quoi ressembleraient les grands groupes européens s’ils étaient une sorte de patchwork de semi-partenariats au motif qu’aucun État ne voudrait prendre le risque d’alliances globales – je parle de risque, mais, en l’espèce, notre accord est extrêmement équilibré. Jamais Alstom n’aurait pu se développer dans ces conditions.

Je considère que l’opération dont nous parlons est positive. Elle se situe dans la parfaite lignée de l’histoire d’Alstom. Je l’ai rappelé : il y a vingt ans, nous étions « GEC-Alstom », une entreprise franco-anglaise, et, en 1928, Alsthom est né d’une entreprise française et d’une entreprise américaine. De tout temps, les alliances ont existé. Il serait très négatif pour l’industrie de se crisper sur des questions de nationalité, alors même que des combats sont en cours : celui de la décarbonation des transports, la concurrence avec les grands acteurs asiatiques… Ces combats méritent que l’on passe outre les questions de nationalité. Alstom ne serait jamais devenu Alstom si tous les pays avaient adopté des positions frileuses.

M. le président Olivier Marleix. Le Gouvernement considère-t-il l’activité de signalisation comme stratégique, au sens du décret dit Montebourg sur les investissements stratégiques, et de la loi ?

M. Henri Poupart-Lafarge. L’activité transport est considérée, dans son ensemble, comme stratégique par le décret sur les investissements étrangers soumis à autorisation préalable. Cela dit, l’histoire de la signalisation en France n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire : qui fait la signalisation des TGV aujourd’hui ? Hitachi, un groupe japonais… Traditionnellement, la signalisation d’Alstom est principalement italienne, belge, et française pour le milieu urbain. Nous avons progressivement développé une signalisation « grandes lignes » en France, et, aujourd’hui, nous travaillons très bien avec SNCF Réseau.

Mme Delphine Batho. Je veux rappeler devant notre commission d’enquête que l’Assemblée nationale a déjà travaillé depuis un certain temps sur ces sujets. Monsieur le rapporteur, jusqu’à ce matin, Patrick Kron était le seul à avoir utilisé l’expression « théorie du complot » pour qualifier des faits, et non des élucubrations. Il y a une légitimité du travail de l’Assemblée nationale, et cela vaut aussi pour les questions que nous posons : la situation est suffisamment établie à longueur d’articles de presse pour qu’elle ne soit pas qualifiée de « théorie du complot » par notre rapporteur.

Monsieur le président-directeur général, des questions précises vous ont été posées, et j’ai trouvé vos réponses un peu fuyantes.

La question sur la corruption est particulièrement claire : nous ne vous demandons pas seulement si, en interne, de nouvelles normes ont commencé à être mises en place ; nous voulons savoir si, avec le recul, vous considérez qu’Alstom a sous-estimé les affaires de corruption et le fait que les procédures anticorruption peuvent être utilisées dans une stratégie visant à absorber une entreprise dans un contexte de guerre économique.

J’en viens aux conséquences du rachat par General Electric de la branche énergie d’Alstom sur la branche « Transport ». À l’époque, plusieurs de nos interlocuteurs, et pas n’importe lesquels, soutenaient que la branche transport ne survivrait pas dans ce contexte, qu’elle ne tiendrait pas toute seule. Une question vous a été posée : quand les discussions ont-elles commencé avec Siemens ? Nous avons besoin d’une réponse précise, d’une date.

Dans le cadre d’autres fonctions, je me suis battue pour la construction d’acteurs européens industriels de l’énergie et du transport. J’ai conduit des discussions exploratoires avec le PDG d’Alstom et avec celui de Siemens, ainsi qu’avec mon homologue allemand, dans la perspective de la construction d’un « Airbus de l’énergie » et d’un « Airbus du transport ». Mes interlocuteurs étaient totalement fermés sur ces sujets. Ils expliquaient que des projets de cette nature n’étaient ni possibles ni envisageables à cause des doublons. Que dites-vous aujourd’hui de ce problème des doublons qui inquiète beaucoup les organisations syndicales ? Quel sera le coût social de l’opération en cours, sachant que l’on nous opposait l’argument des doublons en 2012-2013 pour écarter tout rapprochement entre Alstom et Siemens, dans le secteur de l’énergie comme dans celui du transport ?

Mme Natalia Pouzyreff. Hier, lors de son audition devant notre commission d’enquête, Arnaud Montebourg reconnaissait qu’en 2014 la guerre entre Siemens et Alstom était totale – il parlait évidemment de guerre commerciale. Cela peut nous faire douter que l’offre émise à l’époque ait été aussi aboutie que celle présentée aujourd’hui. Nous nous félicitons que les perspectives aient changé, et que le rapprochement entre deux grands acteurs européens soit possible. Il vous appartient désormais de pacifier les relations au sein de la nouvelle entreprise.

Nous avons entendu le discours des syndicats auquel nous avons été sensibles. Ils reconnaissent eux-mêmes l’existence de synergies entre Siemens et Alstom dans le domaine ferroviaire, mais déplorent un manque relatif de transparence s’agissant du pacte d’actionnaires. À titre d’exemple, j’imagine qu’ils aimeraient en savoir davantage sur le pari de l’hydrogène dont vous nous avez parlé. De façon générale, ils souhaiteraient avoir davantage de détails sur la politique d’investissement du groupe. Ils ont également exprimé une certaine crainte s’agissant des effets de la fusion qui pourraient ralentir le processus de prises de commandes et, plus encore, s’inquiètent de ce que sera la politique de ressources humaines du groupe : comment pourra-t-on garantir un certain équilibre dans ce domaine, entre la France et l’Allemagne, quand on sait la puissance du syndicat IG Metall ?

M. Bastien Lachaud. Vous avez été, pendant de longues années, directeur financier d’Alstom dont vous connaissez nécessairement bien la structure et la santé financière. Comment expliquez-vous qu’en 2014, le groupe ait émis un profit warning, alors que les résultats précédents ne laissaient rien pressentir, et qu’au lendemain de l’accord de 2015 on se soit rendu compte que cette décision n’était ni vraiment nécessaire ni vraiment justifiée ?

Estimez-vous normal que le conseil d’administration de 2016 ait déjugé l’assemblée générale qui avait refusé, à une majorité de 62 % – parmi lesquels les voix de l’État –, la rémunération de 6,5 millions de M. Kron ? Comme vous le savez, cette décision a provoqué le vote d’une loi visant à donner le dernier mot aux actionnaires. À l’aune de ce que l’on voit et de ce que l’on sait aujourd’hui, pensez-vous que la décision du conseil d’administration était appropriée ?

Je m’interroge sur le rôle des administrateurs d’Alstom dans les trois coentreprises. Je souhaite que vous nous communiquiez leurs noms, leurs rémunérations et les taux de présence aux diverses réunions afin que nous puissions nous assurer qu’ils ont effectivement mené leur tâche à bien et que nous avions bien affaire à trois coentreprises et pas uniquement à General Electric.

M. Fabien Roussel. Monsieur le rapporteur, les craintes que plusieurs de nos collègues ont exprimées à propos de la fusion d’Alstom et de Siemens ne relèvent d’aucun « nationalisme économique ». Elles concernent plutôt le rôle que les États peuvent jouer et leur coopération pour construire un véritable projet industriel européen. Les clients sont les États et les collectivités : ils ont certainement leur mot à dire pour bâtir ensemble un projet européen, comme cela s’est fait pour Airbus. Monsieur Poupart-Lafarge, pourquoi cette piste a-t-elle été écartée ?

Les syndicats ont unanimement formulé des doutes sur l’accord entre Alstom et Siemens, ainsi que des craintes sur l’avenir des sites français d’Alstom. Pouvez-vous nous donner des précisions sur les mesures d’économies, à hauteur de 470 millions d’euros, annoncées dans le communiqué conjoint relatif à la fusion ?

On parle de garantie de l’emploi pour quatre ans. Dans le secteur ferroviaire, tout le monde sait que ce délai n’est rien, puisque l’on connaît déjà les commandes pour cette période. Il est facile de communiquer sur les quatre prochaines années ; mais, au-delà de ce délai, quel est l’avenir des sites français ? Sur quels marchés comptez-vous pour le futur ? Pouvez-vous garantir le maintien des sites français d’Alstom au-delà de ces quatre ans ?

Alstom et Bombardier ont travaillé ensemble, au sein d’un consortium, pour répondre à d’importants appels d’offres, en particulier ceux du STIF – devenu Île-de-France Mobilités. Quel est l’avenir de ce consortium sachant qu’il faut s’attendre, dans l’avenir, à des appels d’offres très importants ? Bombardier ne risque-t-il pas d’être mis à l’écart en raison de la fusion avec Siemens ?

M. Denis Sommer. En 2020, 3,5 milliards d’êtres humains vivront en zones urbaines, et les vingt-huit mégapoles de 10 millions d’habitants et plus seront devenues quarante et une en 2030 – cette progression se poursuivra encore en Asie et en Afrique. Tout cela signifie que de grands marchés se développeront dans les prochaines années en matière de transport ou d’énergie – sont concernés, en particulier, le stockage de l’énergie et le développement des énergies renouvelables.

Parce que le transport le seul domaine concerné, et que les innovations surviendront dans d’autres secteurs, nous sommes amenés à nous interroger sur la décision d’Alstom d’abandonner son métier et ses activités liés à l’énergie, même si l’on sait que l’énergie et le transport, ce n’est pas la même chose. Reste que dans ces deux secteurs, les besoins iront croissants, y compris en matière d’hydraulique, notamment en Afrique, ce qui peut nous inciter à nous poser des questions sur le site de Grenoble.

La décision de construire un champion européen pour être fortement présent sur ces marchés futurs procède d’une démarche dont personne ne contestera le bien-fondé. Cela dit, monsieur Poupart-Lafarge, vous avez fait preuve d’une certaine adresse dans votre présentation en parlant d’une alliance avec Siemens comme si cette entreprise était le deuxième actionnaire du futur groupe. Ce qui n’est pas tout à fait le cas : Siemens sera majoritaire, de peu, certes, mais suffisamment pour pouvoir exercer la totalité du pouvoir.

Je crois que l’on peut légitimement s’interroger sur les choix d’Alstom dans la branche énergie à côté de General Electric. Votre participation dans les coentreprises a souvent été considérée comme « dormante », et vous annoncez, ce matin, que vous souhaitez vous désengager rapidement. Vous comprenez bien que cela peut être considéré comme un signal extrêmement négatif de la volonté du futur groupe de maintenir des unités industrielles fortes sur le territoire national. Loin de nous l’idée d’une approche « nationaliste » ; reste que la part de l’industrie dans notre PIB est passée, en assez peu de temps, de 18 à 11 %, alors qu’en Allemagne elle reste à 23 % du PIB… Je rappelle aussi que la balance commerciale allemande est très excédentaire, ce qui n’est pas le cas en France. La présence de sites industriels forts sur le sol national est donc bien une question stratégique.

Je connais le monde de l’industrie ; j’en viens. Je ne crois pas un seul instant que les discussions avec Siemens qui ont abouti à l’accord dont nous parlons n’ont pas donné lieu à une réflexion approfondie sur ce que sera la politique industrielle des années à venir. Lorsque vous parlez des évolutions du monde, je sens bien que vous ne songez pas aux quatre prochaines années, mais à la situation d’ici à dix, vingt ou trente ans. Vous vous projetez dans le futur et vous avez bien raison. Je ne dis pas qu’une décision définitive a été prise concernant tel ou tel site, mais lorsque l’on discute de synergies entre entreprises, cette discussion a un contenu. Les synergies ne sont pas des abstractions ; à un moment donné, tant du point de vue de la recherche et développement que de celui de l’industrie, elles ont forcément une traduction concrète, et je suis persuadé que vous avez une idée de ce qu’elle pourrait être.

Mme Sarah El Haïry. Les garanties pour l’emploi auraient-elles pu être plus ambitieuses si la fusion s’était déroulée avec plus de transparence, davantage de consultations et moins de précipitation – pour reprendre les inquiétudes exprimées par les syndicats d’Alstom ?

Selon vous, les garanties données par Siemens sont-elles suffisantes ? Pouvez-vous répondre aux craintes de pertes d’emploi exprimées par les salariés du groupe Alstom ?

M. Hervé Pellois. Monsieur Poupart-Lafarge, je veux revenir sur les réponses que vous nous avez apportées, ou plutôt sur ce qui constituait davantage des non-réponses. Le manque de précision dont vous avez fait preuve pour répondre aux questions du président ou de Mme Delphine Batho a de quoi surprendre de la part d’une personne de votre qualité. Certes, vous nous avez parlé de votre histoire personnelle – nous en savons maintenant à peu près tout –, mais nous avons beaucoup de mal à obtenir des réponses sur ce qui s’est réellement passé en matière de corruption par exemple. J’étais membre de la commission des affaires économiques lors de la dernière législature ; je n’ai rien appris de nouveau ce matin, et j’en suis très surpris.

On nous donne le sentiment que la stratégie sur trois ans n’aurait pas été réfléchie en 2014, alors que l’on nous parle aujourd’hui de stratégie à dix ou vingt ans… Je reste persuadé que l’on n’a pas changé de paradigme du jour au lendemain. Bien des éléments expliquaient le choix entre Siemens et General Electric, et, à l’évidence, des situations probablement extrêmement gênantes ont favorisé telle ou telle décision.

Notre commission d’enquête travaille sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle. Alors que ministre de l’économie a annoncé la création d’un comité de suivi de la fusion, comment envisagez-vous réellement le contrôle de l’État ? Celui-ci a-t-il un véritable rôle à jouer dans ce comité de suivi ? On annonce quatre engagements pour les quatre prochaines années, mais, dans ce délai, ils pourraient connaître la même prospérité que les co-entreprises aujourd’hui abandonnées… Nous avons besoin de savoir comment vous considérez notre intervention. Vous contentez-vous de passer nous voir pour sacrifier à un exercice obligé en étant certain de pouvoir faire prendre ensuite les décisions que vous voudrez ? Comprenez que si mes questions sont aussi naïves, c’est parce que j’ai le sentiment que l’on se moque de nous…

M. le président Olivier Marleix. Quel type d’investisseur souhaitez-vous sur le long terme en remplacement de Bouygues ? Un investisseur allemand comme Siemens ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Je vous remercie pour toutes vos questions.

Je conçois qu’il puisse y avoir un peu de déception de votre part sur un certain nombre de sujets, mais je ne peux pas répondre là où je n’ai pas la réponse.

Madame Batho, je le dis et je le redis, je n’ai jamais vu l’utilisation de la corruption pour favoriser telle ou telle opération en fusion-acquisition. C’est pour cette raison que je me situais dans le combat contre la corruption et pas du tout dans ces considérations très éloignées de ce que je vis au jour le jour en tant que dirigeant d’entreprise. Je sens que cette réponse ne vous satisfait pas, mais c’est la réalité.

Je n’étais pas d’accord avec l’idée que la branche du transport d’Alstom ne pouvait pas continuer à vivre et n’avait pas la taille critique pour vivre, et je persiste à dire qu’Alstom pourrait vivre : je ne me situe pas dans un contexte où nous serions le dos au mur. À l’époque, Il y avait déjà des débats sur la consolidation de l’activité ferroviaire.

Vous me demandez quand nous avons commencé à discuter avec Siemens, et vous voulez une réponse précise. Là aussi, je suis désolé de ne pas avoir donné de réponse très précise. C’est comme une relation humaine, on ne sait pas quand elle a commencé…

Mme Delphine Batho. Justement si : en général, on s’en souvient !

M. Henri Poupart-Lafarge. Mais nous, on se voit en continu. Et un jour, on décide de lancer l’analyse plus précisément. C’était au printemps 2017.

Mme Delphine Batho. Siemens a fait des déclarations dès le printemps 2015…

M. Henri Poupart-Lafarge. Il y a eu des déclarations à droite, à gauche : la consultation, c’était une histoire dans l’air. Il me semble que Siemens ait discuté avec Bombardier, si j’en crois ce que la presse a rapporté. Tout le monde discutait un peu avec tout le monde. Ce que j’essaie de vous citer, c’est le moment où on s’est assis autour de la table et où l’on a dit qu’il convenait d’étudier sérieusement ce projet : c’était au printemps de cette année. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu d’épisodes précédents qui ont échoué.

Mme Delphine Batho. C’est cela qui est intéressant !

M. Henri Poupart-Lafarge. Mais c’est là qu’on a décidé de mettre réellement en branle la machine pour étudier cette opération.

Mme Delphine Batho. L’ancien gouvernement a-t-il été prévenu au printemps dernier ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Il ne vous aura pas échappé que cette période-là n’était pas très éloignée de la fin du précédent gouvernement… Non, il n’a pas été prévenu le premier jour. Nous avons d’abord voulu savoir dans quel cadre pouvait s’inscrire cette alliance, cette fusion. Le cadre a été défini pendant les élections. Nous avons attendu quinze jours pour discuter avec le nouveau gouvernement. Il ne nous a pas semblé très utile, peut-être à tort, de prévenir quinze jours avant les élections, d’autant que, vous connaissez mieux que moi le contexte politique, l’ancien gouvernement ne pouvait pas être le nouveau. Il valait mieux attendre quinze jours.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. À quelle date précise une entreprise décide‑t‑elle d’étudier l’opportunité de se rapprocher d’une autre ? Dans beaucoup de secteurs économiques, et cela me paraît plutôt sain, les conseils d’administration des entreprises regardent en permanence leurs options sur la table. Pour avoir travaillé dans l’industrie, je sais qu’on ne découvre pas une opportunité de fusion-acquisition, d’achat, de cession à un instant T et à une date précise, comme par magie, en se disant qu’il y a là une super-occasion à saisir… Ces décisions se préparent dans le temps. Parfois rien ne se fait pendant plusieurs années, et un jour la même option revient sur la table.

Mme Natalia Pouzyreff. Tout à fait !

M. le rapporteur. Dans le quotidien des entreprises, qu’elles soient industrielles ou non, ces options de fusionner ou pas, d’acheter ou pas, de céder ou pas, découlent d’études stratégiques à long terme qui se mènent en permanence. Je comprends pour ma part qu’il soit difficile de dater précisément le début d’un rapprochement : si l’on posait la question à des conseils d’administration, ils seraient incapables de vous dire à quelle date l’idée même de fusionner a germé. D’où mon propos sur la difficulté à dater.

M. le président Olivier Marleix. Mais pourquoi ne dit-on pas un mot de ces réflexions aux actionnaires d’Alstom en décembre 2014 ?

Mme Natalia Pouzyreff. À l’époque, ils étaient frères ennemis. C’était un peu le sens de ma question.

M. Henri Poupart-Lafarge. Comme je l’ai dit, ces sujets revenaient souvent sur la table des conseils d’administration. Il nous a semblé au final que c’était la meilleure option.

Vous m’interrogez sur le coût social et les doublons. On discute beaucoup de la pertinence du rapprochement. Un chiffre me fait très plaisir : en interne, 80 % des employés d’Alstom – car nous les interrogeons – trouvent ce rapprochement positif pour l’entreprise. Malgré l’anxiété que peut susciter une telle mutation – il est normal qu’elle engendre de l’anxiété, puisqu’elle crée de l’incertitude pour l’avenir –, 80 % des employés d’Alstom considèrent que le rapprochement entre Alstom et Siemens est une bonne opération et qu’il ouvrira des perspectives. Tous les gens qui travaillent pour Alstom sont des spécialistes et savent au jour le jour comment cela se passe. Ce pourcentage répond aussi un peu à votre question sur les frères ennemis : cela prouve bien que, dans le corps de l’entreprise, Siemens n’est pas perçu comme l’ennemi ; et je suis persuadé que le sondage chez Siemens, que nous aurons bientôt, donnera un résultat identique. Il y a une volonté et une énergie extrêmement positive qui se dégage au sein des deux groupes sur cette opération. Les salariés, qui vivent au jour le jour la concurrence et les évolutions du transport de manière beaucoup plus proche que vous et moi, portent une appréciation très positive sur ce rapprochement.

Il y a, c’est vrai, des interrogations sur l’emploi. Aurait-on pu garantir davantage l’emploi ? Prenons un peu de recul. Combien de sites Alstom « Transport » ont-ils été fermés ces dernières années ? Aucun.

La politique industrielle en matière de transport est assez particulière. Comme vous l’avez dit, tous nos clients sont publics. Beaucoup de clients en Europe et dans le monde privilégient la proximité géographique en ce qui concerne la fabrication. Cela oblige une multiplication des sites dont l’intérêt n’est pas uniquement économique, en tout cas économiquement optimum : cette proximité de l’unité de production répond avant tout à une demande des clients. De ce point de vue, les synergies dégagées, au-delà des aspects liés à l’innovation, se traduiront en termes de structure – finances, ressources humaines, etc. –, mais surtout en termes de sous-systèmes pour essayer de standardiser, par exemple, notre gamme de moteurs ou de générateurs d’air conditionné. Nous en avons de toutes les puissances : 12, 15, 20, 30 kilowatts ; on essaiera de travailler avec nos sous-traitants pour uniformiser nos gammes de manière à être plus efficaces. Tout l’enjeu du ferroviaire consiste à proposer à la fois des solutions proches du client, au sens physique et au sens fonctionnel
– comme je l’ai dit tout à l’heure, c’est la SNCF qui définit son train –, et à chercher des plateformes.

Mme Delphine Batho. Comme l’automobile.

M. Henri Poupart-Lafarge. Pas tout à fait.

Mme Delphine Batho. Sur l’approche marché, s’entend.

M. Henri Poupart-Lafarge. Les clients automobiles sont moins sensibles au lieu de production.

Mme Delphine Batho. Pas assez, en effet !

M. Henri Poupart-Lafarge. On peut peut-être regretter qu’ils ne le soient pas assez, mais c’est un autre débat.

Le client ferroviaire est quant à lui très sensible au lieu de production parce qu’il s’y rend et que c’est en général une entité publique soucieuse de l’emploi local.

Lorsque nous avons racheté Fiat Ferroviara, il ne nous serait jamais venu à l’esprit de fermer l’usine située en Italie : elle existe toujours et c’est elle qui fabrique des trains pour l’Italie. Comme vous le savez, les sites français produisent pour la France et pour l’export.

Lorsque vous m’interrogez dans d’autres circonstances, je vous parle souvent de la charge des sites français. Je le dis et je le répète, la charge des sites français est très liée au marché français pour cette raison. On continuera à faire de l’export. à partir de la France, mais la charge des sites français est liée avant tout au marché français. Nous sommes effectivement très sensibles aux fluctuations de ce marché, au TGV du futur, aux projets de RER et de métro en Île-de-France en cours de discussion.

Le dialogue social est très important. Je n’ignore pas qu’il y a un dialogue social en Allemagne et un autre en France. Alstom compte 9 000 employés en France sur 32 000, et Siemens peut-être 11 000 ou 12 000 employés allemands sur 32 000 également. Je rencontre régulièrement les syndicats espagnols, italiens, etc., qui ont un peu l’impression d’être oubliés dans nos dialogues et dans notre communication : là aussi, faisons attention au message que nous faisons passer. Ils se demandent s’ils peuvent avoir mieux en termes de garantie de l’emploi. Ils ont une garantie globale sur la France, sur l’Allemagne, mais pas sur l’Italie ni sur l’Espagne ; les syndicats demandent légitimement pourquoi le traitement est différent entre ces pays. Je le répète, peu d’entreprises donnent une garantie d’emploi globale sur un territoire aussi large, d’autant que les décisions ne nous appartiennent pas totalement.

Pour reprendre l’exemple de l’industrie automobile, on peut dire que Renault ou PSA peuvent décider de produire à tel ou tel endroit. Pour notre part, nous n’avons pas ce choix. Si la SNCF ou la RATP cessent d’acheter à Alstom, nous aurons beaucoup de mal. C’est ce qui s’est passé notamment sur Belfort : cela fait dix ans que l’on n’a pas commandé de locomotives de fret à Alstom. Afin de trouver de l’activité pour notre site de Belfort, on essaie de vendre à la Russie, au Kazakhstan, en Inde, mais on rame, parce que le marché français en fret s’est écroulé.

Nous n’aurions pas pu mieux faire en matière de garantie d’emploi. Une garantie importante a été donnée dans un contexte clairement anxiogène pour nos employés, mais qui ne nous appartient pas complètement. Aujourd’hui, même si nous connaissons des succès importants aux États-Unis, le Buy american act fait que 90 % du train doit être fabriqué aux États-Unis : du coup, ce sera profitable pour l’ingénierie en France mais pas pour la fabrication. Cette garantie sur l’emploi est ambitieuse, mais nécessaire au vu du contexte dans lequel on se situe aujourd’hui.

Vous avez parlé de l’emploi industriel, sujet qui me tient à cœur. Nous sommes tous soucieux de l’avenir de l’industrie en France, et les chiffres que vous citez sont extrêmement négatifs. Chacun sait qu’il y a eu ces dernières années des pertes d’emploi industriel en France. Il ne faut pas se tromper de combat. Je n’ai pas vu d’études précises qui feraient un lien entre la détention du capital et l’emploi industriel, et pas davantage d’études qui expliqueraient que les groupes français ont été massivement achetés par les étrangers alors qu’eux-mêmes n’auraient pas massivement acheté des groupes à l’étranger. On a parlé de Suez qui avait racheté GE « Water ». Il y a en permanence des achats et des ventes. Le solde est-il positif ou négatif pour la France ? Je n’en sais rien. Lorsque vous êtes fabricant de turbines à vapeur, vous ne vous improvisez pas fabricant de panneaux solaires. Il n’est donc pas évident de se reconvertir dans une autre activité ; c’est pourtant ce que fait le groupe Total.

La question centrale est celle de la compétitivité de nos territoires. La question de savoir pourquoi les Allemands ont conservé plus d’emplois industriels que la France est plus complexe que celle de la détention du capital. Je sais que le gouvernement s’y attache, et je suis certain que vous vous préoccupez tous de la compétitivité de vos territoires. C’est un vrai débat. Je ne sais pas quel angle vous souhaitez donner à cette commission d’enquête, mais au‑delà de la question de savoir si l’État doit prendre des mesures pour empêcher l’entrée d’investisseurs étrangers, c’est celle de savoir comment on rend le territoire français attractif pour l’industrie qui est à mon avis essentielle.

Mme Delphine Batho. Bien sûr !

M. Henri Poupart-Lafarge. En tout cas, je le vis quotidiennement en tant que dirigeant d’entreprise. Nous sommes soucieux de la compétitivité. Il ne sert à rien de mettre des barrières artificielles si la compétitivité du territoire n’est pas au rendez-vous.

Il y a un représentant d’Alstom au conseil d’administration, mais je n’ai pas pour habitude de jeter en pâture des noms. Ils ont été présents à tous les conseils d’administration des joint-ventures et l’État a été présent, comme l’a rappelé GE, au conseil d’administration de la joint-venture nucléaire, avec une sorte de golden share, un droit de vote particulier.

Vous avez vous-même donné la réponse à la question salariale que vous avez posée : la loi n’était pas particulièrement bien faite. Donner des pouvoirs conduisait à faire voter l’assemblée générale d’un groupe sur des actions passées impossibles à corriger, quand bien même on l’aurait voulu. Une fois la prime payée, au-delà des aspects d’opportunité, il n’y avait aucun moyen juridique d’inverser la décision. Si la loi a été modifiée, c’est bien parce qu’elle n’était pas efficiente.

M. Fabien Roussel. Pourriez-vous dire un mot sur Bombardier ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Il se trouve que, pour des raisons que je regrette quelque part – mais nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes – Bombardier est extrêmement florissant sur le marché français. Il y a une dizaine d’années, Bombardier a été attributaire du contrat de la nouvelle automotrice Transilien (NAT) et du contrat Regio 2N. Du coup, dix ans après, le site de Bombardier à Crespin est surchargé tandis que le nôtre, celui de Valenciennes, se retrouve très sous-chargé. Au cours des auditions, on m’a souvent interrogé sur Bombardier. Si aujourd’hui Alstom souffre énormément en termes de charges, ce n’est pas simplement parce que le marché français est mauvais, mais c’est aussi parce que Bombardier en a pris une énorme part… Permettez-moi donc de ne pas pleurer totalement sur son sort !

Alstom est en consortium avec Bombardier ; ce consortium va se poursuivre, bien évidemment. Tous les engagements d’Alstom sont bien évidemment repris par la société, de la même manière que tous les engagements de Siemens « Mobilité » sont repris par la nouvelle société. Il n’est pas question de modifier les engagements. Le consortium sur le RER NG continuera sur le RER NG.

M. Fabien Roussel. Je parle des futurs appels d’offres.

M. Henri Poupart-Lafarge. On ne peut pas savoir quel sera l’avenir : un consortium répond à des problématiques très précises. Si nous nous sommes associés avec Bombardier pour le RER NG, c’est parce que les cadences demandées par la SNCF via le syndicat des transports d’en Île-de-France (STIF) étaient telles que nous n’étions pas capables de répondre seuls. Tout cela s’analyse appel d’offres par appel d’offres, mais c’est une problématique locale – au sens français du terme. Il n’y aura pas de changement dans l’état d’esprit. Mais je ne peux pas répondre à votre question : tout dépend de l’appel d’offres. Sur les rames MP 14, nous avons répondu tout seul, tandis que pour le RER NG, nous avons répondu avec Bombardier.

M. le président Olivier Marleix. À l’avenir, dans Alstom-Siemens, il ne sera donc pas impossible de répondre à des appels d’offres avec Bombardier.

M. Henri Poupart-Lafarge. A priori, ce ne sera pas impossible.

M. Denis Sommer. Je souhaite vous interroger sur l’origine des capitaux dans les entreprises et la puissance industrielle du pays concerné. En Allemagne, le volume de la capitalisation boursière est de près de 50 % du produit intérieur brut (PIB), contre 87 % en France. La contribution de l’industrie au PIB en Allemagne est le double de celle de la France, ce qui signifie que la stabilité des capitaux en Allemagne permet d’avoir une industrie beaucoup plus forte que chez nous. Dire que ce lien explique à lui seul la puissance industrielle de l’Allemagne serait certainement hasardeux, mais ne pas tenir compte de cette réalité le serait tout autant.

M. Henri Poupart-Lafarge. C’est la question de la poule et de l’œuf…

M. le président Olivier Marleix. Qui sera actionnaire en remplacement de Bouygues ? Ce n’est pas un petit sujet.

M. Henri Poupart-Lafarge. Je vous prie de m’excuser de ne pas avoir répondu à votre question, mais Bouygues est là.

M. le président Olivier Marleix. Bouygues ne fait pas mystère de sa volonté de se désengager ; Martin Bouygues s’est publiquement exprimé sur ce sujet. Il faudra donc trouver un nouvel actionnaire. C’est un sujet important pour l’avenir de votre entreprise. Est-ce Siemens qui doit tout reprendre à l’avenir ou bien souhaitez-vous une autre solution ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Honnêtement, je n’ai pas connaissance de cette déclaration de Martin Bouygues. Comme je l’ai dit, nous avons un actionnaire de référence, Siemens, qui est un très bon actionnaire ; nous sommes cotés sur la bourse de Paris ; nous ne ressentons pas la nécessité d’en chercher un autre, ni aujourd’hui ni demain.

M. le président Olivier Marleix. Vous n’avez pas eu de discussions avec Bouygues sur l’avenir de ses parts ?

M. Henri Poupart-Lafarge. Non.

M. le président Olivier Marleix. Votre actionnaire de référence est Siemens : la logique, c’est Siemens.

M. Henri Poupart-Lafarge. Ce peut être la bourse, ou quelqu’un d’autre… Nous verrons bien.

M. le président Olivier Marleix. Monsieur Poupart-Lafarge, je vous remercie.

 

La séance est levée à treize heures quinze.


10.    Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Boisnon, président, de M. Loic Le Grouiec, directeur des ressources humaines, et de M. Marc Charrière, directeur des relations institutionnelles de NOKIA France

(Séance du jeudi 21 décembre 2017)

La séance est ouverte à dix heures quarante-cinq

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons ce matin M. Thierry Boisnon, président de Nokia France, M. Loïc Le Grouiec, directeur des ressources humaines, et M. Marc Charrière, directeur des relations institutionnelles.

Cette audition fait suite à l’audition des représentants des organisations syndicales de Nokia France, le 30 novembre dernier, puis à l’audition des représentants des organisations syndicales d’Alcatel Submarine Networks (ASN) tenue à huis clos, le 7 décembre.

Le rachat d’Alcaltel-Lucent par Nokia, autorisé par le Gouvernement français en octobre 2015, avait créé une certaine émotion. Cette opération, intervenue presque jour pour jour un an après la vente par Alstom des deux tiers de ses activités, mettait un point final au grand conglomérat que les plus anciens d’entre nous ont pu connaître, Alcatel-Alsthom, héritier de la Compagnie générale d’électricité (CGE). En l’espace de deux ans, c’était la deuxième entreprise du CAC40 qui passait sous le contrôle d’investisseurs étrangers, en l’occurrence le groupe finlandais Nokia.

À la différence d’Alstom, il faut reconnaître que ce mariage n’était pas une surprise tant les difficultés d’Alcatel-Lucent s’étaient accumulées. Depuis le mariage entre Alcatel et Lucent, le groupe n’avait en effet jamais dégagé de bénéfices, d’exercice en exercice.

Au moment de la fusion – fait qui a pu surprendre certains –, Nokia et Alcatel-Lucent réalisaient des chiffres d’affaires comparables, même si la profitabilité de Nokia était infiniment supérieure.

Depuis janvier 2016, Alcatel-Lucent n’existe plus : l’entreprise a été intégrée à Nokia dont elle est devenue la filiale française.

Messieurs, votre audition va permettre de dresser le bilan de la fusion intervenue en 2016. Cela est d’autant plus opportun que Nokia a récemment annoncé un plan d’économies de grande ampleur. Elle envisage de se séparer de sa filiale ASN, considérée comme particulièrement stratégique.

Le groupe Nokia, spécialisé dans la conception, la production et la commercialisation d’équipements de communication, est un champion européen avec 24 % de parts de marché mondiales et 24 milliards d’euros de chiffres d’affaires, derrière le géant chinois Huawei. Il est d’une taille comparable à celle du suédois Ericsson. Toutefois, les deux équipementiers européens ainsi que l’américain Cisco ont du mal à faire face à la concurrence chinoise, de plus en plus active sur les marchés internationaux.

Au total, les effectifs du groupe en France s’élèvent à 5 260 salariés répartis entre quatre filiales, Alcatel-Lucent International (ALUI), Nokia Solutions and Networks, ASN et Radio Frequency Systems (RFS).

Les effectifs français ont continué de fondre. Alcatel-Lucent puis Nokia France ont connu huit plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) en dix ans. Ces restructurations ont été la conséquence d’une succession de révisions stratégiques dans un marché mondialisé des équipements de communication particulièrement compétitif.

Dans le cadre de l’accord signé par le PDG de Nokia et le ministre de l’économie, qui était alors Emmanuel Macron, Nokia s’est engagé à maintenir le niveau d’emploi des deux principales filiales à 4 200 salariés pendant au moins deux ans après le rachat, soit jusqu’en janvier 2018, à condition que le crédit d’impôt recherche soit maintenu. Le groupe s’est également engagé à embaucher 500 ingénieurs supplémentaires pour la recherche et développement d’ici à la fin de l’année 2018. En outre, il avait communiqué sur le fait que la fusion lui permettrait de dégager 900 millions d’euros d’économies au titre des synergies à partir de 2019.

Le 6 septembre dernier, un nouveau plan social a été annoncé. Il aurait pour conséquence la suppression de 597 postes en France dans des fonctions de support, essentiellement sur les sites de Saclay et de Lannion.

Si le groupe Nokia a réitéré ses engagements initiaux de 2015, d’aucuns doutent qu’il les tienne. Nous aimerions savoir si ces engagements seront respectés, en particulier le maintien des effectifs à 4 200 salariés. Nous souhaiterions également avoir des précisions sur le contenu du plan d’économies et sur les moyens de parvenir aux synergies visées. Nous serions heureux d’avoir votre éclairage sur le comité de suivi mis en place à la suite de la vente d’Alcatel-Lucent : quelle est sa composition et combien de fois s’est-il réuni ?

Enfin, ne pensez-vous pas que la succession de plans de sauvegarde de l’emploi porte atteinte à l’image de Nokia et rend encore plus difficile les recrutements, notamment de jeunes ingénieurs ?

Nokia semble vouloir spécialiser sa filiale française dans trois activités principales : le développement de la 5G, la cybersécurité et l’internet des objets. La stratégie du groupe doit être détaillée dans des feuilles de route. Où en êtes-vous de leur élaboration ? Il semblerait que leur présentation ait été repoussée jusqu’à la fin du mois de février. Pouvez-vous en dessiner les grandes lignes et nous indiquer quels investissements, en cours ou programmés, ont été décidés pour atteindre les objectifs du groupe dans ces trois domaines ? Il avait été question, au moment de l’accord, de créer un fonds d’investissement de 100 millions d’euros. Où en êtes-vous ?

Les organisations syndicales se sont émues, devant nous, du fait qu’il y avait peu de Français aux postes jugés décisionnels : ainsi, le comité exécutif des Bell Labs ne compterait que des Américains. M. Marc Rouanne, qui était autrefois le patron de l’innovation chez Alcatel, n’y siège pas. Savez-vous pourquoi ?

Enfin, la vente annoncée d’ASN nous préoccupe particulièrement car cet acteur majeur du câblage sous-marin entre clairement dans le champ des actifs « stratégiques » au sens de l’article L. 151-3 du code monétaire et financier. Pourriez-vous nous indiquer, sans entrer dans les clauses relevant du « Confidentiel défense », quels engagements l’État vous a demandés ? Quelles conditions a-t-il posées pour la vente ? Pouvez-vous nous en dire plus sur la procédure ? La transaction a été annoncée au printemps et un mandat a été confié à une banque au mois de juin. Où en est-on six mois après ? Combien d’offres avez-vous reçues ? Quels critères retiendrez-vous pour choisir l’acquéreur ? Comptez-vous toujours vendre ? La question se pose car il semblerait que les offres ne soient pas à la hauteur de ce qui était visé.

Je vous rappelle que les témoignages devant les commissions d’enquêtes se font sous serment. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander, messieurs, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Thierry Boisnon, M. Loïc Le Grouiec, M. Marc Charrière prêtent successivement serment.)

M. Thierry Boisnon, président de Nokia France. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les rapporteurs, je vous remercie de me donner l’occasion de présenter les activités de Nokia en France et dans le monde et d’évoquer la transformation que le groupe entreprend pour répondre aux défis du marché mondial. Je vous exposerai également comment nous respectons les engagements pris à l’égard du gouvernement français à la fin de l’année 2015, lors du rachat d’Alcatel-Lucent, et comment nous nous développons pour assurer la pérennité du groupe. Je terminerai en vous indiquant ce que les pouvoirs publics peuvent faire pour conforter l’industrie française et européenne des télécommunications et développer les technologies du numérique.

Le groupe Nokia crée la technologie de tous les réseaux de télécommunication et de tous les réseaux numériques du futur. Avec le rachat d’Alcatel-Lucent, il a traduit son ambition de disposer d’un portefeuille complet couvrant l’ensemble des télécommunications. Grâce à la recherche et innovation et à Nokia Bell Labs, comme sources de dynamisme, nous serons les fournisseurs des opérateurs historiques mais aussi des OTT – Over the Top –, notamment des GAFA – Google, Apple, Facebook et Amazon –, des gouvernements et des entreprises dans les différents secteurs verticaux.

Notre portefeuille comprend des produits essentiellement axés sur les télécommunications mais également adaptés au développement des industries et des services afin de leur permettre de répondre à leurs engagements en termes de licences à travers le monde. Cela couvre les infrastructures mobiles avec les prochaines générations de 5G qui d’ailleurs ne seront pas seulement mobiles, l’internet des objets, les applications, pour le développement desquelles nous avons créé un département spécifique, la réalité virtuelle et la réalité augmentée, des domaines de recherche très importants qui commencent à être intégrés dans des applications commerciales, la santé numérique enfin avec le rachat de Withings.

Notre place parmi les acteurs mondiaux des technologies qui connectent les hommes et les objets tient à plusieurs raisons : la taille du groupe, sa présence à l’échelle mondiale et l’importance de son portefeuille. Nokia figure aujourd’hui parmi les leaders mondiaux des technologies permettant de connecter les hommes et les objets.

En France, nous avons deux sites, Paris-Saclay et Lannion, les autres ayant été fermés. Ce sont des centres de compétences qui ne sont pas dédiés à la France mais qui accueillent des développements innovants dans divers domaines, qu’il s’agisse de la 5G, de la cybersécurité ou de l’IoT, c’est-à-dire l’internet des objets (Internet of things).

Au niveau mondial, les activités de Nokia sont structurées en six lignes de produits : produits mobiles, produits fixes, applications, produits technologiques rassemblant tous nos brevets, les produits liés à l’IP – Internet Protocol – et à l’optique.

Cela nous permet de gérer les spécificités techniques par métier, mais nous offre aussi une grande agilité : nous pouvons ajuster le développement de nos produits aux différents besoins et marchés.

Vous avez parlé du rachat d’Alcatel Lucent par Nokia en 2015. À cette époque, Alcatel Lucent était dans une situation plutôt délicate – vous l’avez précisé. L’objectif était de construire un groupe européen de taille mondiale, couvrant tous les domaines des télécoms. Par ce rachat, Nokia a protégé et pérennisé la société et lui a aussi permis de réaliser des investissements très importants dans le monde des télécoms, en France et dans le monde. L’empreinte de Nokia en France est d’ailleurs bien supérieure à ce que nécessiterait son marché local. Vous avez évoqué nos plus de 5 000 salariés : ce chiffre est bien supérieur à ce que nécessiteraient nos activités avec les opérateurs ou l’industrie en France.

Depuis le rachat, nous avons renforcé nos activités de recherche et développement (R&D) en France. La France va ainsi devenir une véritable pierre angulaire pour la stratégie mondiale du groupe. Nokia et Alcatel Lucent se sont rapprochés pour créer le leader de toutes les technologies innovantes dans le domaine des télécoms, des réseaux et les services pour un monde connecté.

Nokia est un groupe industriel plus que centenaire, un des plus anciens groupes à travers le monde : nous venons de fêter les cent cinquante-deux ans du groupe Nokia. Vous pouvez donc imaginer que notre préoccupation et notre motivation principales ne sont pas uniquement et d’abord financières. À l’aube des nouveaux réseaux virtualisés, le nouvel ensemble peut se prévaloir d’un positionnement unique pour construire en Europe le champion mondial des technologies numériques. Nous sommes les seuls capables de nous implanter sur ce créneau.

En effet, pour cela, il faut avoir un socle technologique très solide dans le secteur des télécoms, ce dont nous disposons. Nous avons pu le constituer après le rachat d’Alcatel Lucent. Nous pouvons désormais nous positionner comme un leader dans la transition vers l’internet des objets, et particulièrement vers le cloud.

Le nouvel ensemble a une capacité d’innovation sans précédent. En alliant les deux groupes, en associant l’entité des Bell Labs – un des groupes de recherche les plus importants au monde –, mais aussi Nokia Technologies, plus spécialisé dans le monde de la mobilité, nous disposons d’une force de frappe en niveau recherche et développement inégalée. Plus de 40 000 personnes travaillent au sein du groupe dans tous les domaines de recherche – recherche fondamentale, recherche appliquée et développement.

Avec ces moyens, nous sommes en mesure d’accélérer le développement des technologies futures telles que la 5G, et de nous positionner sur l’ensemble des composants des réseaux virtualisés : cloud, nouvelles technologies de big data et d’analytics, ainsi que tous les domaines d’analyse, dans lesquels nous pouvons travailler de manière très autonome.

À l’échelle internationale, la transformation du groupe nous permet de disposer de portefeuilles de produits et d’implantations géographiques très complémentaires. Nokia était extrêmement présent en Europe et en Asie, Alcatel Lucent plutôt aux États-Unis. Notre présence est maintenant renforcée partout : de manière très importante aux États-Unis, dans certains pays européens, mais aussi en Chine, et, grâce à Nokia, dans les différents pays en développement d’Asie mais également les pays en pointe comme la Corée.

Il ne reste plus que deux groupes mondiaux qui ont la capacité et le portefeuille pour se développer : l’un est européen, l’autre asiatique. Ces deux groupes sont les seuls capables d’offrir des services de bout en bout : des réseaux fixes aux développements sur le haut débit mobile, l’optique, le routage IP, les applications et dans les services du cloud.

Vous le constatez tous les jours : les consommateurs veulent de plus en plus accéder aux données, à la voix, à la vidéo ou à de nouvelles applications. Cela passe forcément par l’intermédiaire de réseaux. L’enjeu est très important pour notre industrie des télécoms française, européenne et mondiale. Nokia peut ainsi croître et investir dans les différents standards développés à travers le monde.

Aujourd’hui de nouveaux objets connectés et de nouvelles applications sont créés dans l’univers des services aux consommateurs, mais aussi dans le monde industriel, par le biais de l’internet des objets. Il ne s’agit pas de gadgets ou d’une simple mode, mais d’une transformation assez fondamentale de toutes les industries – des industries verticales, comme celles des communications, des transports, des télécoms, jusqu’au secteur de la santé. De plus en plus d’objets connectés viennent en soutien des personnels dans les hôpitaux. Des applications de développement personnel voient également le jour.

Les analystes pensent que la croissance de l’internet des objets va être extrêmement importante : on parle de 30 à 50 % de croissance sur les trois, quatre ou même peut-être dix prochaines années. Du coup, les marchés potentiels explosent à travers le monde.

Le nouveau groupe constitué par Nokia et Alcatel Lucent a donc une position unique. Il est en mesure d’assister les opérateurs dans leur transformation et leur développement, mais aussi tous les acteurs de l’internet : les GAFA, les développeurs d’applications mais aussi les grandes entreprises et le secteur public, qui ont également besoin de différents développements dans ce domaine.

Venons-en maintenant aux engagements. Quand Alcatel Lucent a été racheté par Nokia, cette dernière a pris des engagements sur le rôle de la France dans le groupe. La France, je l’ai dit, occupe une place essentielle en matière de recherche et développement. Depuis le début, Nokia entend s’appuyer sur les compétences des chercheurs et ingénieurs de notre pays, dans un très grand nombre de technologies, et plus particulièrement les mathématiques, l’intelligence artificielle et le développement d’algorithmes. La France est considérée comme un des leaders mondiaux dans ce domaine, ce qui nous permet de nous développer par rapport à nos centres de recherche – comme les Bell Labs dont nous parlerons plus loin. Notre ancrage dans l’écosystème technologique français est très fort, particulièrement dans les universités et les centres de recherche.

Je tiens à réaffirmer de manière solennelle notre volonté de respecter nos engagements. C’est important pour nous et cela correspond à une valeur fondamentale du groupe, particulièrement attaché au respect de ses engagements à travers le monde. Je vous ai parlé de l’histoire de Nokia : depuis 1865, l’entreprise s’est reconfigurée à de multiples reprises, mais a toujours su construire une relation de confiance avec ses clients à travers le monde. Nous sommes présents dans plus d’une centaine de pays et travaillons avec les plus grands acteurs du secteur des télécommunications.

M. Risto Siilasmaa, président du conseil d’administration de Nokia, et M. Rajeev Suri, notre président-directeur général, ont écrit récemment à M. Bruno Le Maire, notre ministre de l’économie et des finances, pour réaffirmer la volonté de Nokia de tenir sa parole sur l’ensemble des engagements pris fin 2015. Vous avez mentionné les réunions tenues à Bercy : nous en avons fait une petite dizaine depuis le début de l’année 2016, à raison d’une par trimestre, en alternance avec ou sans représentants syndicaux. Cela permet de suivre notre développement et notre respect de tous ces engagements.

Au-delà de ces engagements, pour toutes les raisons déjà citées, la France fait partie de la stratégie mondiale de Nokia. Nous pensons y conforter notre ancrage dans le développement des nouvelles technologies, afin d’être en mesure de réagir par l’excellence à la concurrence mondiale. Nous évoluons dans un contexte concurrentiel mondial de plus en plus éprouvant : vous avez rappelé nos multiples intégrations au cours de ces dix dernières années ; on a également assisté à de nombreuses restructurations. On estime que le marché mondial continuera à se contracter au moins jusqu’en 2020 car les opérateurs prévoient de dépenser moins dans les années à venir.

En 2016, les résultats consolidés du groupe Nokia enregistrent une perte assez conséquente de 912 millions d’euros. Pour assurer notre viabilité et la croissance du groupe à long terme, des plans de transformation ont été mis en place au niveau mondial. Ils prévoient des économies, finalement portées à 1,2 milliard d’euros suite à l’exécution du plan d’intégration. Le premier plan d’économies, vous l’avez rappelé, avoisinait les 900 millions d’euros.

Ce plan de transformation doit permettre au groupe d’investir massivement dans la recherche et le développement. Nokia investit à peu près 20 % de son chiffre d’affaires, ce qui est exceptionnel et quasi unique dans le monde des télécoms. Ces investissements sont notamment réalisés dans le domaine de la 5G, qui ne concerne plus uniquement notre division mobile, mais tous les types de réseaux – fixes, optiques, applicatifs et infrastructures.

Notre plan de restructuration impliquait initialement la suppression de 597 postes en France. Mais il ne touche que des emplois dans les fonctions centrales ou de support et ne concerne en aucun cas les emplois de R&D – qui sont en croissance en France. Lors des négociations avec les représentants des organisations syndicales, cet objectif a été ramené à 553 suppressions d’emplois – 86 sur le site de Lannion et 467 sur le site de Paris-Saclay – dont 69 sont d’ores et déjà vacants : en fait, les suppressions toucheront au bout du compte 484 postes occupés par des salariés.

Autre engagement : le maintien de l’emploi en France, soit 4 200 postes au total jusqu’à la fin 2017 ou début 2018. Nous avons été confrontés à des difficultés au démarrage du recrutement : notre objectif était de recruter 500 personnes mais le marché est très tendu dans le secteur du numérique, notamment dans les nouveaux domaines sur lesquels nous travaillons, à savoir la 5G, l’intelligence artificielle et la cybersécurité. Tous les profils que nous recherchons sont également convoités par les plus grandes sociétés à travers le monde : Google, Facebook et autres s’approvisionnent en nouvelles ressources, et particulièrement en France.

Après avoir pris la mesure de la situation et constaté que notre recrutement n’était pas suffisant, nous avons mis en place des mesures concrètes à partir du deuxième trimestre de l’année 2017. Nous avons augmenté de manière conséquente les budgets et les moyens humains consacrés au recrutement. Nous nous appuyons sur des équipes dédiées, en France comme en Europe. Nous sommes beaucoup plus présents sur les réseaux sociaux et dans les médias, afin d’attirer un plus grand nombre de candidats. Enfin, nous avons multiplié les sessions de recrutement – elles sont hebdomadaires sur notre site de Paris-Saclay, et bimensuelles sur notre site de Lannion. Dès le dernier trimestre, le nombre des candidats s’est mis à remonter. Nous sommes maintenant confiants : nous pourrons atteindre l’objectif de 2 500 personnes en R&D avant la fin de l’année 2018, sans doute avec quelques mois d’avance par rapport à l’agenda initial.

Durant les discussions qui ont abouti au dernier PSE prévoyant la suppression de 597 emplois, nous nous étions engagés avec les représentants du personnel sur les deux points suivants : aucun départ avant d’avoir atteint les 4 200 personnes dans les deux filiales concernées et aucun départ forcé pour les 2 500 ingénieurs en R&D.

Malgré les difficultés rencontrées ces dix dernières années, notre priorité a toujours été de privilégier les départs volontaires. Nous privilégions également les reclassements internes. Nous avons également mis en place des programmes de formation – à l’intérieur d’Alcatel-Lucent, mais aussi de Nokia – pour essayer de retrouver de nouveaux emplois aux salariés dont les postes risquaient d’être supprimés.

Nous accompagnons chaque salarié en leur proposant des plans spécifiques adaptés à leur situation personnelle – reclassements en interne, ou développement en externe. Le contenu de ces mesures d’accompagnement est en cours de négociation avec les organisations représentatives du personnel. Cette négociation devrait se poursuivre en début d’année 2018 et aboutir à un accord sur l’ensemble de ce plan.

Le secteur des télécommunications, nous l’avons dit, est affecté par de nombreuses réorganisations et restructurations, qui touchent l’ensemble des acteurs, que ce soient les opérateurs, les fournisseurs et particulièrement les fournisseurs d’infrastructures.

S’adapter à la transformation est indispensable. Il faut développer beaucoup plus les compétences techniques et les compétences de recherche et développement que les fonctions support de l’entreprise. Nous accordons donc une importance tout à fait particulière à la recherche, que nous développons en France autour des nouveaux axes sur lesquels nous nous étions déjà engagés à la fin de 2015 : la 5G, la cybersécurité et l’internet des objets.

J’en viens au poids de la France dans le groupe.

La gouvernance de plusieurs divisions importantes de Nokia est assurée en France. Je pense notamment à Nokia Mobile Networks, présidée au niveau mondial par Marc Rouanne. Cette division est la première du groupe et représente plus de la moitié de la R & D de Nokia. Avec la responsabilité complète du développement de la prochaine gamme de la 5G, c’est sans doute une des plus prometteuses.

Le directeur général de cette division « Mobiles », qui rend compte directement à Mac Rouanne, est aussi un Français basé en France. C’est lui qui pilote les décisions structurantes, le portefeuille, les choix stratégiques, notamment en matière d’investissements, les plans de business pour les prochaines années, et la répartition des investissements de développement à travers le monde.

Je peux également citer – c’est arrêté depuis le milieu de l’année 2017 – le vice-président de l’activité 5G. Ainsi, le directeur de tout notre business 5G mondial est basé en France. Il dirige tous les programmes de R&D, les programmes de tests et tout ce qui se rapporte à la validation, notamment celle des cas d’usage. Cela permet d’avoir en France une représentation de tous les éléments de la 5G, du développement matériel de certaines cartes électroniques au développement logiciel. Nous réalisons pratiquement la moitié de l’intégration des systèmes en France. Nous sommes en train de développer des plateformes avec certains de nos clients, dont nos clients français : nous avons signé, par exemple, un accord avec Orange pour le développement des cas d’usage. Et cela se fait en France, pas uniquement pour la France, mais pour l’Europe et pour le monde.

Vous savez que la France n’est pas le pays le plus avancé pour le développement de la 5G, que ce soit au niveau des investissements, des réglementations ou autres. Mais aujourd’hui, pratiquement 100 personnes en France travaillent sur les développements mondiaux de la 5G aussi bien pour l’Asie que pour l’Amérique.

Quant aux Nokia Bell Labs, si leur siège historique est à Murray Hill, leur deuxième site mondial est en France, où se trouve une part significative de leurs employés.

Au cours de l’année 2017, nous avons travaillé à mettre en place une activité complémentaire. Conformément aux engagements que nous avions pris avec le Gouvernement, la France devait accueillir une direction significative des Bell Labs. Nous avons donc décidé d’y installer une nouvelle direction, celle de l’intelligence artificielle. Son directeur rendra directement compte au président des Bell Labs monde. Il sera chargé de structurer et générer les développements et la recherche autour de l’intelligence artificielle à partir de la France, avec une couverture mondiale.

C’est un engagement très intéressant. Nous apprécions beaucoup l’investissement français et les actions de l’État qui ont été menées dans ce domaine. Nous avons des relations très étroites avec Cédric Villani qui développe ce plan d’intelligence artificielle. Par l’intermédiaire de nos investissements dans les universités et dans les différents groupes de travail, nous sommes très proches des développements qui vont se faire, et qui, je l’espère, permettront aussi bien à Nokia qu’à la France de se développer dans ce domaine.

Parlons maintenant du deuxième site de Nokia, celui de Lannion.

Lannion accueille un pôle d’expertise, validé au moment du rachat d’Alcatel-Lucent, sur la cybersécurité. Ce n’est pas un pôle unique, dans la mesure où l’on développe sur ce site bien d’autres technologies de réseaux et d’importantes activités de service. Les activités globales occupent près de la moitié des effectifs. Néanmoins, nous souhaitons nous développer plus particulièrement dans le domaine de la cybersécurité, ce qui renforcera encore notre ancrage à la France et singulièrement à la région Bretagne. Nous avons donc renforcé l’équipe dédiée de R&D sur certains de nos produits et nous sommes en train de recruter des personnels complémentaires.

Nous avons également mis en place une plateforme unique, qui permet de tester et de valider nos solutions réseaux. Cette plateforme a été réalisée en collaboration avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) ; c’est là que nous validons de bout en bout toutes les solutions de télécoms que nous avons vendues à nos opérateurs. Ainsi, notre conformité vis-à-vis la régulation au niveau de la sécurité passe par le site de Lannion, avec un investissement de plateforme conséquent au niveau des infrastructures, mais aussi des différentes compétences.

Nous nous impliquons aussi dans le « Pôle d’excellence Cyber », dont j’occupe personnellement la vice-présidence européenne ; cela permet à ce pôle de se développer en Europe et en coopération avec différents pays européens. Nous contribuons aussi à des partenariats « public-privé » en matière de cybersécurité, pour soutenir l’objectif de souveraineté numérique de l’État – car la cybersécurité en est un élément clé.

Au-delà de ses évolutions internes, Nokia est un acteur clé du développement de l’écosystème numérique français. Cela nous paraît de nature à contribuer positivement à l’excellence française et à intensifier la coopération entre les différents acteurs tels que les opérateurs publics et privés de télécommunications. Ainsi, nous participons au développement de nouvelles activités à Lannion dans le cadre de l’Institut de recherche technologique « b-com », que nous soutenons.

Mais nous ne voulons pas seulement nous cantonner au seul domaine de la recherche et du développement en France. Nous avons également décidé, ces derniers mois, de créer une entité par l’intermédiaire de la société IRIS. Cette société a vocation, dans un premier temps, à gérer la supervision des réseaux en France, et des réseaux mobiles – notamment pour les opérateurs. Nous avons déjà procédé à trente-sept embauches, qui seront validées dans le cours de l’année 2018 et qui permettront de trouver des postes et des niveaux d’emploi dans le groupe différents des postes de chercheurs que nous développons par ailleurs.

J’ai mentionné tout à l’heure le rachat, pour un montant de 170 millions d’euros, de la start-up française Withings, spécialisée dans les objets connectés, particulièrement dans le domaine de la santé. Cette société doit constituer le socle du développement mondial de la division Healthcare de Nokia, qui sera elle aussi dirigée depuis la France. Il s’agit d’un investissement très bénéfique pour l’emploi : Withings a pratiquement crû de 50 % depuis que nous en avons fait l’acquisition.

Nous investissons très fortement dans l’écosystème français par le biais de start-up, en lien avec ce que promeut l’État dans le cadre de la French Tech. À ce jour, nous avons investi plus de 30 millions d’euros sur les 100 millions que vous évoquiez, monsieur le président, par l’intermédiaire de notre fonds NGP Capital.

J’en viens plus spécifiquement à la question des partenariats académiques dans le domaine de la recherche. Nous venons d’en annoncer un avec l’Institut des hautes études scientifiques (IHES), de Bures-sur-Yvette, pour des projets très spécifiques, notamment en mathématiques. Nous contribuons aussi à de nombreuses chaires d’enseignement supérieur, par exemple au sein de ParisTech pour les connected cars et la cybersécurité, en collaboration avec Renault : nous essayons de développer tous les maillages industriels dans ce domaine.

Point très important, nous assurons la présidence du pôle de compétitivité Systematic à Paris-Saclay, qui rassemble autour de Jean-Luc Beylat 750 innovateurs dans des systèmes complexes. C’est une sorte de Silicon Valley à la française – j’espère d’ailleurs que ce terme disparaîtra un jour et que Paris-Saclay deviendra plutôt la référence.

Nous sommes aussi très impliqués dans les Instituts de recherche technologique (IRT), notamment « b-com » et nous voulons nous développer dans le pôle de compétitivité breton « Images & Réseaux ».

Nous sommes très engagés dans l’animation des écosystèmes numériques. Dans le cadre de Nokia Paris-Saclay, nous avons créé un grand centre d’incubation, appelé « Le Garage ». Il permet de faire de la création interne, mais aussi d’apporter un support à des start-up. Nous avons aussi créé un FabLab très actif, en association avec certaines réalisations au plan régional.

À travers toutes ces actions, Nokia se considère comme un partenaire des pouvoirs publics pour la numérisation de la vie économique et sociale, ainsi que pour l’accès au très haut débit dans le cadre de l’aménagement du territoire, en particulier la mobilité 5G. La couverture de notre site de Paris-Saclay vient d’être lancée : nous passons ainsi à la phase de prototypage, ou pilote, dans laquelle de nombreux tests sont réalisés.

Nous voulons aussi multiplier les interactions avec les universités et les jeunes, avant même qu’ils ne deviennent ingénieurs – nous travaillons beaucoup avec les écoles.

Cet ensemble d’actions a pour vocation de rayonner à l’international. Une grande partie des produits et des infrastructures que nous développons ne sont pas uniquement liés à la France – c’est notamment le cas de certains accords universitaires.

Pour conclure, je tiens à réaffirmer notre ferme volonté de tenir les engagements pris au moment du rachat, fin 2015. Je suis convaincu que la transformation du groupe conforte et assure la pérennité de notre présence en France, comme c’est le cas aujourd’hui. Il y aura certes des départs de salariés du fait de la restructuration et des changements dans nos métiers, mais j’insiste sur notre volonté d’accompagner au mieux chacun, selon sa situation personnelle. C’est ce que nous avons fait dans tous les plans précédents, qu’ils concernent Nokia ou Alcatel-Lucent. Par ailleurs, cette transformation se traduit par la création d’emplois à forte valeur ajoutée : en trois ans, nous recruterons bien plus que les 500 ingénieurs, c’est-à-dire le niveau sur lequel nous nous étions engagés. Il y a des départs, mais aussi des remplacements et des besoins concernant des qualifications nouvelles. Nous voulons créer de l’emploi dans les bassins où nous sommes présents, en Île-de-France avec Paris-Saclay, ou en Bretagne à Lannion.

Notre transformation nous permet de mieux contribuer à l’écosystème numérique français, autour des pôles d’excellence mondiaux que nous avons implantés en France : la 5G, la cybersécurité et l’internet des objets, qui fera l’objet d’un accent particulier en 2018. Sous l’impulsion de la French Tech, mais aussi dans le cadre des plans de souveraineté
– nous assurons la présidence de celui qui concerne les télécoms – et en concertation avec les instances de régulation, nous sommes persuadés que la France continuera à jouer un rôle majeur dans le groupe Nokia pour les technologies d’avenir.

Je me réjouis également du travail engagé par les pouvoirs publics pour faire en sorte que la France devienne un pôle d’excellence numérique au plan mondial. Nous soutenons les différentes actions entreprises dans ce cadre. Nous avons aussi besoin de votre soutien pour que les enjeux de souveraineté numérique soient respectés par tous les acteurs et pour qu’un cadre réglementaire soit créé en la matière. Nokia est prêt à renforcer sa participation à la nouvelle stratégie industrielle de l’État et à contribuer au remplacement des différents réseaux du secteur public dans les années à venir – nous avons à cet égard un portefeuille pratiquement complet.

L’innovation doit continuer à être encouragée en France par des dispositifs de soutien qui ont montré leur valeur, comme le crédit d’impôt recherche.

Enfin, je forme le vœu que la coopération entre Nokia et l’écosystème français du numérique se renforce dans un esprit de bénéfice mutuel.

Je suis à votre disposition pour répondre à toutes les questions.

M. le président Olivier Marleix. Afin d’être sûr de ne pas mélanger les flux et les stocks, j’aimerais savoir si votre objectif de 2 500 emplois comprend les 500 postes d’ingénieurs supplémentaires auxquels vous avez aussi fait référence.

M. Thierry Boisnon. Absolument.

M. le président Olivier Marleix. Et il n’y a pas de doute que cet objectif de 500 postes supplémentaires sera tenu, si je comprends bien…

Je n’ai pas une vision très claire des moyens permettant de réaliser les synergies attendues. Elles étaient initialement évaluées à 900 millions d’euros, mais je comprends qu’elles atteindraient plutôt 1,2 milliard.

M. Thierry Boisnon. Tout à fait.

M. le président Olivier Marleix. J’imagine – et j’espère – qu’elles ne concernent pas que la France. Comment comptez-vous procéder, sachant que les 597 suppressions de postes prévues ont finalement été ramenées à 484 ? Quelles sont les autres mesures d’économies programmées dans le cadre du groupe et, potentiellement, sur le territoire français ? J’aimerais également savoir ce qui se passera au-delà des deux années sur lesquelles vous vous êtes engagés.

M. Thierry Boisnon. Nous sommes vraiment sur une très bonne trajectoire pour atteindre le montant de 1,2 milliard d’euros.

La France n’est pas le seul pays concernée, même si elle contribue avec les suppressions de postes. Il y a de nombreuses restructurations dans le monde.

L’activité de Nokia concernait essentiellement les réseaux mobiles. Une grande partie de celle d’Alcatel-Lucent, que nous avons reprise dans son ensemble, portait aussi sur les réseaux mobiles. Dès le début de l’année 2016, il a été décidé de consolider les deux portefeuilles, ce qui a dégagé des économies potentielles très importantes pour les supports de produits, le développement et la R&D que nous avons est recentrée sur une seule gamme de produits, d’où de nouvelles économies majeures.

Une deuxième source d’économies est liée à notre mode opératoire : le groupe Alcatel-Lucent avait plutôt des Headquarters mondiaux, dont un en France, alors que l’organisation de Nokia est davantage répartie entre pays, en fonction de sept marchés géographiques – les États-Unis, l’Europe, l’Amérique latine, l’Afrique et d’autres marchés en Asie. Nous sommes beaucoup plus agiles et nous avons réalisé un certain nombre d’économies avec la consolidation de toutes les équipes de support, qu’il s’agisse de l’avant-vente ou de la partie commerciale qui a connu de considérables transformations.

Nous avons digitalisé toute cette dernière partie – nous avions très peu de supports numériques, mais nous avons ensuite développé des sales forces.

Nous sommes maintenant arrivés à une étape marquée par la consolidation d’un nombre beaucoup plus important de systèmes. On pense généralement à Nokia et à Alcatel-Lucent, mais nous sommes en réalité issus de Motorola, de Siemens, de Nokia, d’Alcatel, de Lucent et d’autres entreprises encore – je pourrais en citer dix. Le regroupement de nos systèmes et des activités de support ou d’achat, notamment informatiques, est l’occasion de réaliser de nombreuses économies. Les investissements nécessaires sont colossaux, mais cela permet d’atteindre en deux ou trois ans d’intégration les objectifs que nous nous fixons.

M. le président Olivier Marleix. S’agissant de la contribution de Nokia France, très concrètement, il n’y aura pas à court terme d’autres éléments majeurs que le PSE sur les fonctions-support dans les sites de Saclay et de Lannion ?

M. Thierry Boisnon. Rien n’est envisagé aujourd’hui.

M. le président Olivier Marleix. Pas à votre connaissance, donc.

M. Thierry Boisnon. Rien n’est planifié, mais c’est un marché extrêmement dynamique. À quoi ressemblera-t-il en 2020 ou en 2022, quand on commencera à installer la 5G dans le monde et en France ? Ce n’est guère défini pour le moment. Nous avons une activité majeure en France avec les opérateurs de télécoms – nous les fournissons d’ailleurs tous les quatre, ce qui est rarement le cas ailleurs dans le monde – et nous espérons beaucoup nous développer dans les industries verticalisées, comme les transports et l’énergie, qui comptent en France des acteurs mondiaux extrêmement importants. Nous espérons avoir une activité très importante avec eux dans les trois ou quatre années qui viennent. Cela nous conduit à envisager une tendance au maintien de l’activité ou à la croissance, plutôt qu’au repli, pour les fonctions de vente, de déploiement de réseau et de support.

M. le président Olivier Marleix. Je voudrais revenir sur ASN, que vous n’avez pas évoqué. Cette filiale, par ses activités de fabrication de câbles optiques sous-marins, notamment transatlantiques, et ses droits de propriété, est un opérateur d’« importance vitale » au sens du code de la défense. Lors de la vente, quelles sont les précautions que l’État vous a demandé de prendre afin d’assurer l’indépendance de cette structure ? Par ailleurs, quelles sont les intentions de Nokia à l’égard d’ASN ? Nous n’avons pas le sentiment que cette activité soit au cœur de votre stratégie, qui est davantage tournée vers le mobile. Y a-t-il un risque de vente par morceaux ? C’est évidemment l’une des principales préoccupations. S’agissant des brevets, Nokia serait-il prêt à accepter certaines copropriétés en cas de fusion ?

M. Thierry Boisnon. L’activité ASN était en vente avant même que Nokia ne reprenne Alcatel-Lucent. Quand nous avons repris ce groupe, la décision a été prise de s’assurer que l’entité ASN serait pérenne, ce qui n’allait alors pas forcément de soi. Aussi, depuis deux ans, la situation pour ASN s’est-elle très sensiblement améliorée sur plusieurs points, en particulier en ce qui concerne sa situation financière : ASN avait perdu sa première place mondiale – qu’elle a désormais reprise. ASN n’était pas vraiment une structure indépendante : de nombreuses fonctions support étaient gérées par le groupe. Notre première décision a donc été de nous assurer que cette entité soit réellement pérenne. ASN est désormais beaucoup plus autonome.

Le groupe Nokia, vous l’avez mentionné, n’est pas exclusivement centré sur l’activité mobiles ; notre activité couvre l’ensemble des télécoms : infrastructures optiques, IP – secteur que j’ai maintenu – et structures fixes. Reste que l’activité d’ASN s’apparente plus à celle d’un câblier, qu’il s’agisse de la production du câble, de son implémentation, de son déploiement à travers le monde, ou de l’activité électronique autour des terminaux.

L’intention de Nokia, au début de l’année, était de vérifier s’il y avait une possibilité de vendre l’activité ASN. Nous avons toujours considéré que nous ne vendrions pas à tout prix : nous voulions nous assurer de la capacité de l’entité à être pérenne. C’est pourquoi nous avons plutôt tendance à imaginer une solution avec un industriel et à penser que l’investissement ne doit pas être seulement financier, ce qui permettrait vraiment à ASN de pérenniser, j’y insiste, son développement technologique. Nous sommes en train de discuter avec plusieurs acteurs sur le marché. Les questions que vous avez posées, concernant la pérennisation d’ASN, l’ont également été par l’État. C’est pourquoi plusieurs scénarios ont été envisagés, qui vont de la vente du périmètre complet d’ASN ou seulement de celle d’une sous-partie de la partie électronique. Les offres que nous recevons en ce moment concernent plutôt l’ensemble du périmètre d’ASN. Ces discussions, en cours, sont très compliquées, notamment en ce qui concerne les droits des brevets.

La recherche et développement est actuellement en partie assurée par les Bell Labs et nous sommes en train d’examiner, en interne, comment pérenniser ce support, si c’est nécessaire, et mettre à disposition de la nouvelle entité tous les moyens qui permettront cette pérennisation. C’est notre engagement.

M. le président Olivier Marleix. Y a-t-il des contradictions internes, en particulier entre les branches américaine et française ?

M. Thierry Boisnon. Il n’y a pas de contradictions. Le marché évolue. Nous avons discuté de manière très transparente avec les différents partenaires de l’État, parmi lesquels le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) qui garantit le respect de nos engagements les plus confidentiels afin de ne pas enfreindre la souveraineté de l’État. Je présume que l’État mettra tout en place pour s’assurer que le prochain propriétaire de cette entité respectera les mêmes engagements de souveraineté – en tout cas, ASN en aura tous les moyens.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Ma première question porte sur l’engagement aux termes duquel la R & D serait pilotée à partir de la France. Les syndicats, lorsque nous les avons reçus, ont soulevé plusieurs questions à cet égard et je leur ai alors promis de vous les poser. Dans le rapport annuel 2016 de Nokia, à la page 61, on peut lire : « Marc Rouanne, currently Chief Innovation and Operating Officer, will become President of the Mobile Networks business group » et, un peu plus loin : « Marcus Weldon, currently President of Nokia Bell Labs and Chief Technology Officer, will join the Group Leadership Team and retain current responsibilities. » Pouvez-vous nous aider à voir plus clair sur cet engagement, quel est le poids réel de M. Rouanne dans le pilotage de la R&D ? Quel est le poids des Français en général dans la stratégie technologique et dans la R&D au sein de Nokia ?

Ma deuxième question concerne ASN. Les syndicats, là encore, nous ont fait part d’un certain nombre d’interrogations que ce soit sur le calendrier – entre une sortie assez directe et une sortie plus progressive, par tranches –, ou sur les options de vente – vente globale ou vente à la découpe. Quels sont les risques les plus forts, selon vous, en termes de marché, de préservation de l’emploi, des savoir-faire de chacune de ces options ?

Troisième point, vous l’avez souligné : la 5G va reconditionner le marché des transports et des infrastructures. Ce standard va se pérenniser, cette technologie nous permettre d’entrer dans un nouveau monde numérique – celui de la réalité augmentée, des applications virtuelles, de services inédits pour les entreprises. Mais qui sera le payeur du modèle économique induit par la 5G ? Quels risques implique la difficulté à faire émerger un modèle économique rentable et profitable, notamment dans un contexte où celui des opérateurs pose lui-même question ? Quelles sont dès lors vos perspectives de marché par rapport au payeur et par rapport aux clients ?

Quatrièmement, les syndicats que nous avons auditionnés nous ont assuré que des sociétés telles que Cisco aux États-Unis ou Huawei et ZTE en Chine bénéficiaient de soutiens étatiques importants et notamment d’une protection de leur marché intérieur. N’avez-vous pas le sentiment que nous ne jouons pas forcément à armes égales avec ces sociétés ? Ne sommes-nous pas dans une situation où la réciprocité n’est pas la meilleure possible en ce qui concerne la libre circulation des capitaux et les investissements étrangers ? Quel est votre point de vue d’industriel français sur la question ?

Ma dernière question porte sur la politique industrielle de la France. Quel est, là encore, votre regard d’industriel français sur le sujet ? Quels sont les critères qui permettent de définir une industrie stratégique en France aujourd’hui ? Quelle est la palette des outils dont dispose l’État pour renforcer sa politique industrielle, depuis le plus simple – l’État est un client – jusqu’au plus fort, si l’on peut dire – l’État devient actionnaire ?

M. Thierry Boisnon. Vous êtes revenu sur un changement d’organisation important : Marc Rouanne, pendant toute la première année de la restructuration, exerçait les fonctions de Chief Innovation and Operating Officer (CIOO), à la tête d’une organisation chargée des opérations, de l’innovation, de la recherche, et comprenant le Chief Technology Officer (CTO). Marcus Weldon travaillait au sein de l’organisation de Marc Rouanne à ce moment-là, laquelle comptait quelque 2 000 à 3 000 personnes, la moitié dans le secteur opérationnel et l’autre moitié en R&D, pour le dire très rapidement.

Notre engagement était d’avoir en France une responsabilité mondiale en matière de R&D. Marc Rouanne a pris la présidence de « Mobile Network », fonction grâce à laquelle il a la responsabilité de plus de 50 % de la recherche mondiale ; on est donc passé de quelque 1 000 personnes à environ 25 000 à travers le monde. Cette responsabilité de Marc Rouanne est venue s’ajouter à celle qu’il exerçait antérieurement.

Dans nos discussions avec nos partenaires, nous avons fait valoir qu’il était important qu’une partie du développement soit dirigée à partir de la France – outre Marc Rouanne lui-même, son directeur général-adjoint est français et le patron de la partie 5G de développement mondial est basé lui aussi en France.

C’est donc, j’y insiste, depuis la France que sera déployée la 5G à l’échelle mondiale. Autrement dit, l’influence de la France, depuis le début de l’année, s’est considérablement accrue.

Au-delà, il vient d’être décidé qu’un des directeurs travaillant sous l’égide de Marcus Weldon – CTO et président des Bell Labs –, en l’occurrence le directeur mondial de l’intelligence artificielle au sein des Bell Labs, serait installé en France, ce qui permettra à notre pays de peser fortement sur le développement sans oublier la recherche – fondamentale en ce qu’elle permet de susciter les activités du futur. Ce qui répond à votre première question.

Votre deuxième question, à propos d’ASN, est difficile à traiter dans la mesure où nous sommes, je l’ai dit, en pleine discussion. Je l’ai évoqué, différents scénarios ont été envisagés et l’un tend à l’emporter sur les autres, mais je ne puis vous en dire davantage. Pour ce qui est de la conservation de l’emploi, il faut savoir qu’il s’agit d’un marché des plus indépendants. L’une des raisons pour lesquelles nous le considérons plutôt comme « satellite » par rapport à notre cœur de métier tient au fait que de nombreuses activités sont des activités de déploiement et qu’elles sont très cycliques : les engagements de développement des consortiums qui investissent dans le câble se font sur plusieurs années
– ce qui implique de nombreuses années de négociation et de nombreuses années de déploiement.

Les GAFA, par leur développement mondial, créent sans doute une nouvelle demande qui sera elle-même, pense-t-on, porteuse de croissance dans les années 2020-2025, mais une croissance davantage « lissée » que précédemment. Cette évolution permettra aux câbliers – au demeurant très peu nombreux – de « lisser » eux aussi leur activité à travers le monde.

La 5G n’est plus un standard comme le furent la 2G, la 3G et la 4G : ce nouveau standard va permettre de complètement restructurer les réseaux des télécoms, qu’il s’agisse de la partie terminale, avec la partie « mobile », ou de la partie « transport ». Il faudra en effet ajouter des capacités énormes. La 5G permettra également un déploiement beaucoup plus dense, à raison d’un million d’objets connectés par kilomètre carré, soit cinquante fois plus qu’aujourd’hui avec la 4G. En outre, apparaîtront de nouveaux cas d’usage spécifiques dans le domaine industriel : on pourra séparer les réseaux 5G en différentes couches afin de dégager une rentabilité d’une tout autre nature. Les investisseurs dans la 5G seront donc différents de ceux d’aujourd’hui.

Évidemment, les opérateurs actuels seront partie prenante. Comme je vous l’ai précisé tout à l’heure, c’est public avec un opérateur, mais pas avec d’autres, donc je n’en parlerai pas. Nous discutons aujourd’hui sur les cas d’usage. Il est évident que si l’on reprend les mêmes cas d’usage qu’aujourd’hui pour faire de la voix, de la donnée, et la connexion d’un mobile, ça ne marchera pas. Ce qu’il faut, ce sont des cas d’usage totalement différents, des réseaux autonomes. Il y aura probablement dix fois plus d’objets connectés qu’il n’y a de mobiles aujourd’hui, nous allons vraisemblablement atteindre 50 milliards d’objets connectés. Il y aura forcément des cas d’usage qui permettront de récupérer la donnée en temps réel.

Beaucoup de cas d’usage se font sur le temps réel et la réalité virtuelle ; mais c’est seulement grâce à la 5G que nous aurons des objets connectés permettant réellement de faire de la réalité virtuelle. Les besoins physiologiques de l’homme imposent un temps de latence, c’est-à-dire un temps de rafraîchissement de l’image, inférieur à 2 ou 3 secondes, sinon nous sommes malades. Pour que des écrans puissent afficher de la réalité virtuelle en descendant à moins d’une milliseconde, il faut la 5G. Nous commençons à voir des applications de réalité virtuelle ; mais dans les cinq à dix ans à venir, nous en aurons beaucoup plus.

Je suis d’accord, des questions se posent sur le modèle économique, au moins à très court terme, mais nous avons bon espoir que l’efficacité de la gestion du spectre soit nettement améliorée avec la 5G, surtout sur les bandes de fréquences qui sont utilisées. Nous discutons avec l’ARCEP et avec d’autres organismes de l’État pour savoir comment nous allons aborder ces sujets, et nous aurons des modèles économiques qui n’ont pas encore été découverts.

À propos de Huawei, vous connaissez sans doute ma position. J’ai rappelé dans mon mémo que nous étions deux groupes mondiaux à ce niveau dans le monde, l’un asiatique, et nous-même. Il est clair qu’aux États-Unis, certaines sociétés n’ont pas le droit de répondre à certains appels d’offres. C’est ainsi… Faut-il aller jusqu’à ce point ? L’État peut sans doute aider, dans un contexte de souveraineté, au regard de la sécurité nationale. L’ANSSI est un acteur très important et développe un contexte qui permet de qualifier nos équipements et les solutions sur lesquelles nous travaillons. Pour certains marchés, qu’il s’agisse de marchés d’État ou de marchés passés par de grandes entreprises françaises, la réglementation devrait pouvoir imposer des contraintes de sécurité pour certaines de nos infrastructures ; nous y serions évidemment très favorables. Nous avons énormément investi dans ce domaine et cela permettrait de réguler le marché de manière intéressante.

Qu’est-ce qu’un acteur industriel stratégique ? Tout ce qui va permettre de développer l’économie mondiale est à mon sens stratégique. Les télécoms n’ont jamais été aussi importantes pour le développement économique, et le seront sans doute encore plus dans le futur. Plus aucune transaction ne se fait sans digital, plus rien ne se fait sans accès à un réseau – infrastructure fixe, transport via l’IP ou réseau mobile. Les télécoms, de manière générale, seront une clé pour le développement économique. Les fournisseurs des télécoms, les acteurs tels que les opérateurs, et tout ce que nous pourrons développer dans le domaine de l’internet des objets, qui va aussi être majeur dans la transformation économique de nos activités verticales, peuvent être considérés comme des acteurs stratégiques en France.

M. Bastien Lachaud. En 2013, Alcatel a gagé ses 29 000 brevets, d’une valeur de 5 milliards d’euros, contre un prêt de 2 milliards auprès de Goldman Sachs et du Crédit suisse. Que sont devenus ces brevets ? Les avez-vous intégralement récupérés ? Si c’est le cas, à combien les valorisez-vous aujourd’hui ?

Deuxième question, sur les brevets d’ASN. Vous dites que vous êtes prêts à laisser partir des brevets qui lui permettront de fonctionner en cas de vente ; quels sont les brevets développés depuis le rachat d’ASN par Nokia ? S’agit-il encore de brevets développés par Alcatel et ASN avant le rachat ?

M. Thierry Boisnon. Nous avons aujourd’hui racheté tous les brevets ; ils sont chez Nokia, et leur gestion constitue la principale activité de la division Nokia Tech. Une grande activité de valorisation de ces brevets se développe à travers le monde, et ce point a été totalement réglé avant même le rachat par Nokia.

Je ne peux pas répondre directement à la question sur leur valorisation ; vous devez pouvoir trouver l’information dans nos bilans, mais si c’est nécessaire, nous pourrons revenir plus précisément sur ce point.

Pour ce qui est d’ASN, il y a de multiples manières de travailler sur les brevets. ASN utilise beaucoup de brevets dans le domaine de l’optique. De nombreux brevets ont été développés par les Bell Labs qui développent continuellement de nouvelles technologies encadrées par des brevets. ASN travaille avec des brevets anciens, qui datent d’Alcatel, d’Alcatel-Lucent, et maintenant de Nokia. Certains brevets sont à l’intérieur d’ASN ou ont été développés par des équipes dédiées à ASN.

Je n’ai pas dit que nous transférerions les brevets, mais qu’ASN aurait tous les moyens pour opérer de manière pérenne dans le temps. Partant de là, plusieurs types d’accords sont possibles : soit les brevets sont transférés, soit des droits d’utilisation des contrats sont contractualisés, un certain nombre de choses sont en discussion, mais aucune décision n’a été prise en ce domaine. Ce que je dis, c’est qu’ASN aura les moyens de se développer dans le futur.

M. Hervé Pellois. Nous avons reçu les syndicats d’ASN et de Nokia-Alcatel. À les entendre, les synergies attendues n’étaient pas si faciles à mettre en œuvre et la culture d’entreprise était bien différente entre Nokia et Alcatel. Vous qui êtes des spécialistes des réseaux, voyez-vous des solutions pour améliorer la connectique en interne ? Des améliorations sont-elles attendues ? Allez-vous faire évoluer un management qui semble déconcerter les Français ?

Mme Dominique David. Je souhaite revenir sur le développement de la cybersécurité ; c’était un des engagements que vous avez pris dans le cadre des négociations avec Bercy. La création du pôle mondial de cybersécurité a été confirmée, mais le nombre de recrutements reste relativement faible. Confirmez-vous vos ambitions sur ce projet ? Pouvez-vous faire un point sur la coopération annoncée avec Thales ?

Mme Natalia Pouzyreff. En préambule, je souhaite appuyer les propos de notre collègue sur le plan de restructuration. Si nous nous félicitons tous que les engagements seront tenus en matière d’embauche d’ingénieurs, il ne faut pas oublier que 500 personnes risquent de perdre leur poste. Il nous est remonté que les méthodes des ressources humaines pouvaient sembler un peu brutales. On peut imaginer que le dialogue social tel que le conçoivent les Français ne s’exprime pas exactement de la même façon au sein du groupe Nokia. En tant que députés, nous souhaitons appeler votre attention sur les inquiétudes dont nous ont fait part les salariés visés par ce plan.

Nous avons bien entendu vos engagements pour assurer la pérennité du fonctionnement d’ASN, mais pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la propriété intellectuelle, qui demeure chez Nokia Tech, dans l’éventualité du rachat par un nouvel actionnaire ? Le schéma envisagé prévoit-il un temps de transition qui permettra d’ancrer dans la durée votre engagement d’assurer la pérennité ? En cas de bascule un peu trop brutale, si ASN n’a plus accès à la propriété intellectuelle, on peut douter que sa pérennité soit garantie. Comment comptez-vous gérer cet aspect dans le temps ?

Nous comprenons que le schéma privilégié porterait plutôt sur l’ensemble du périmètre, cela inclut bien le fait de conserver les usines ? Enfin, pourriez-vous nous donner une quelconque assurance que la représentation syndicale d’ASN sera associée, d’une manière ou d’une autre, au schéma de reprise ?

M. Thierry Boisnon. La cybersécurité est un domaine assez compliqué. Il se développe, mais les éléments permettant de pérenniser l’activité sont difficiles à développer. Nous avons confirmé à de multiples reprises la présence d’un centre de cybersécurité en France.

Deux activités ont été pérennisées, centrées à Lannion. La première est le développement de produits ; vingt postes ont été ouverts pour développer les produits à Lannion, et nous sommes en phase de transfert et de recrutements sur ces activités. Il manque quatre postes, nous en avons maintenant plus d’une quinzaine. Certains sont issus de transferts d’autres activités, nous avons formé les gens pour faire ce développement.

Nous avons aussi décidé d’ouvrir une antenne de Bell Labs à Lannion, centrée sur le domaine de la cybersécurité, incluant la virtualisation, car c’est le vrai problème de la cybersécurité sur les réseaux virtuels. Nous allons avoir dix chercheurs à Lannion sur ce sujet.

Je ne vous cache pas qu’il n’est pas simple de faire venir des chercheurs de ce calibre à Lannion… Les postes sont ouverts, nous avons procédé à des recrutements, nous participons à différents forums à travers la Bretagne de même qu’à de nombreux salons dédiés à cette activité. Tous les acteurs de la cybersécurité en France savent que nous sommes en phase de recrutement sur ces postes.

C’est aussi pour cette raison que nous sommes aussi impliqués dans B-Com, car un certain nombre de ces chercheurs seront liés aux activités de B-Com en Bretagne, à Rennes. Nous parrainons aussi des promotions dans les écoles de cybersécurité, nous essayons vraiment de nous insérer dans le milieu économique complet, de la formation à la recherche, pour créer cette entité. Mais cela ne suffira pas. Notre ambition va bien au-delà de la mise en place de ces deux pôles : car même si nous en avions l’intention, cela ne tiendrait pas dans le temps. Ces huit, dix ou douze chercheurs dédiés ne resteront pas s’il ne se crée un véritable noyau à Lannion. Nous avons donc l’intention d’aller beaucoup plus loin, de pérenniser quelque chose, de voir comment construire un développement complet en cybersécurité, avec des personnes du service, de la certification, des différentes nouvelles activités qui se développent… C’est à Lannion que se font les tests, en collaboration avec l’ANSSI ; l’ANSSI travaillant beaucoup plus sur des réglementations autour de l’accès radio et dans ce domaine, les besoins seront sans doute amenés à se compléter au niveau de Lannion. Notre engagement d’avoir ce nucleus à Lannion est définitivement ancré, avec des postes ouverts, et cela va se développer.

Notre coopération avec Thales provient du fait que nous leur avions cédé des activités, justement dans le domaine de la cybersécurité. Nous avons l’intention de travailler avec eux sur un certain nombre de sujets pour le développement de nos propres produits de télécoms. Thales travaille sur des marchés liés à la cybersécurité dans son ensemble. Nous travaillons avec eux en tant que fournisseurs d’une partie de solutions intégrées, par exemple sur les télécoms dans une centrale nucléaire. La sécurité doit être appréhendée de bout en bout. Avec Thales nous discutons beaucoup de l’intégration de nos propres produits, de la 5G dans des systèmes intégrés.

Pour ce qui est d’ASN, je ne peux malheureusement pas revenir beaucoup plus sur ce qui concerne la propriété intellectuelle. Il s’agit de discussions clés avec les potentiels repreneurs. Je le redis, la nouvelle entité aura les moyens d’opérer à long terme ; c’est notre souhait et notre engagement. La question des usines ne s’est jamais vraiment posée. Dans notre stratégie, nous avons décidé il y a un certain temps déjà de ne plus avoir d’usines ; il serait donc très étonnant que nous gardions une usine pour une activité que nous vendrions.

Nous avons des échanges réguliers avec les différents représentants des salariés, spécifiquement avec ceux d’ASN. Il n’y a aucune raison que le dialogue ne se poursuive pas après la reprise. Nous avons pris en considération certaines de leurs remarques, entre autres le fait qu’il fallait adopter une position qui soit maintenue à travers le temps. Pendant un temps, nous ne savions pas trop si nous allions vendre cette partie. Nous attendons actuellement une offre qui nous permette de considérer que la société sera pérenne ; nous ne voulons pas nous séparer à tout prix de cette entité. La démarche, depuis le deuxième trimestre, est en tout cas de chercher un acheteur. Si nous ne trouvions pas de solution, il faudrait prendre la décision – rapidement, en début d’année prochaine – d’arrêter le processus de vente. Dans ce cas, ASN serait un asset de Nokia et, de ce fait, serait pérennisé pour un certain temps. Il ne faut pas que les 700 personnes de cette entité soient toujours en train de se demander s’ils seront vendus ou non.

Je laisse le directeur des ressources humaines vous en dire un peu plus sur le dialogue social.

M. Loïc Le Grouiec, directeur des ressources humaines de Nokia France. Le dialogue social était quelque chose d’extrêmement important dans le groupe Alcatel-Lucent, il l’est aussi et plus encore dans le groupe Nokia. J’en veux pour preuve que nous signons régulièrement avec nos organisations syndicales des accords, et mes homologues français nous envient plutôt à cet égard. Je cite pêle-mêle les accords sur l’égalité professionnelle, les accords sur le handicap, et nous avons signé ensemble une charte LGBT de L’Autre Cercle à la mairie de Paris, la semaine dernière : nous étions la seule entreprise à avoir avec nous dans la salle nos organisations syndicales. Je les ai du reste saluées au passage car c’était extrêmement important.

Ce dialogue social permanent est chez Nokia le maître d’œuvre. Nous avons eu, notre président l’a rappelé, à parcourir ensemble un certain nombre de plans de sauvegarde de l’emploi (PSE). Le succès de la pérennisation de l’emploi pour nos salariés est notre leitmotiv et suit deux axes : tout d’abord, le dialogue social et des mesures d’accompagnement très significatives, ensuite une mise en œuvre le plus rapidement possible. Dans ce cadre, nous avons décidé avec les organisations syndicales d’ouvrir, par anticipation, ce que l’on appelle un point information conseil (PIC), qui permet déjà aux salariés de prendre contact avec un organisme qui nous aide à trouver des solutions pour le développement personnel des salariés, soit en interne soit en externe, certains de nos salariés ayant des projets en externe ambitieux. Toute la partie correspondant au livre I et aux mesures d’accompagnement est travaillée avec nos organisations syndicales. Ces mesures ont fait leurs preuves puisque, dans le dernier PSE, qui se termine, l’ensemble des organisations ont signé le livre I et les mesures d’accompagnement, ce qui a été remarqué par la DIRECCTE ; et depuis, ces mesures ont prouvé leur efficacité, puisqu’à l’heure où je vous parle, une solution a été trouvée pour toutes les personnes concernées. C’est aussi notre objectif pour le PSE actuel.

M. Thierry Boisnon. Il est certain qu’au début de l’année 2016, Alcatel-Lucent a vécu une transition profonde. Depuis des générations, ce groupe était dirigé à partir de la France. La situation devient très différente dès lors qu’il n’y a plus de headquarter au sens classique dans le pays. Cela étant, la situation est particulière dans le groupe Nokia qui fonctionne beaucoup plus que les autres avec des directions décentralisées. La France a effectivement perdu le siège de la présidence du groupe : notre président est en Finlande, le groupe est basé à Helsinki ou travaille son président, mais nos Business Group sont basés aux États-Unis, en France – et la présidence des réseaux mobiles en France est extrêmement importante –, en Espagne, en Belgique. Aucune entité de ce niveau n’est située en Finlande.

Évidemment, les décisions sont réparties dans le monde et les organisations syndicales ne manquent pas de souligner. Il y a indéniablement eu un changement d’organisation. Nous essayons de définir différemment le dialogue social dans un périmètre beaucoup plus français : de nombreuses discussions ont porté sur la responsabilité de la France pour la direction de certains comptes dans le monde, par exemple en Afrique, mais, alors que la France a eu historiquement des activités commerciales dirigées vers ces pays, ce n’est plus du tout le modèle opératoire qui prévaut désormais. Le périmètre d’action a changé. Il faut s’y adapter. Le mode opératoire également a changé, du fait de la transformation digitale de chacun des groupes. De nombreuses fonctions, comme celles de la logistique, sont de plus en plus soit réalisées par des partenaires, soit purement et simplement numérisées.

La totalité des presque cinq cents postes que nous supprimons ne sont pas recréés : ils disparaissent carrément de l’organisation. L’anticipation en la matière est compliquée, mais nous nous y essayons toujours plus et nous avons mis en place des programmes pour expliquer les effets de la digitalisation en termes d’emplois, de postes, d’éducation et de formation.

Nous comprenons ce qui nous est dit. Nous avons conscience que nous avons une culture différente. Nokia a une culture par objectifs très différente de celle d’Alcatel-Lucent. Le groupe sait par ailleurs prendre rapidement des décisions – c’est probablement ce qui explique sa longévité depuis 152 ans. Il sait surtout mettre ces décisions en œuvre de façon extrêmement rapide. Cette réactivité choque les personnels d’Alcatel-Lucent, même au-delà de la France. Aujourd’hui les décisions prises sont exécutées. Elles sont même parfois assez brutales : lorsque nous avons constaté qu’une partie de l’activité vidéo, avec la caméra OZO, ne donnait pas les résultats attendus, nous l’avons immédiatement interrompue. C’est une nouvelle culture, qui permet parfois d’être beaucoup plus agile.

Conscients de la nécessité de faire comprendre ce changement de culture, nous avons voulu intensifier notre communication interne. Au mois d’octobre dernier, nous avons organisé un événement sur le site de Saclay : le « 5G Smart Campus Event ». Nous avons présenté aux 4 000 personnes qui y travaillent toutes les nouvelles technologies dans lesquelles nous investissons, à travers à une cinquantaine de « démos ». Cet événement a permis à chacun de comprendre à quelle vitesse les nouvelles technologies se développent et évoluent. Il a aussi permis à ceux qui y assistaient d’accompagner cette transformation. Lorsque Nokia a repris Alcatel, nous avons reformé, en moins de neuf mois, 1 300 personnes sur les 4 000 du site de Paris. On n’avait jamais vu cela dans le secteur des télécoms. Ces personnes, qui ont changé d’activité, ont été formées à la nouvelle technologie 5G. Lorsque l’on touche de cette manière 1 300 personnes sur 4 000, cela crée inévitablement des tensions et des changements ; nous nous efforçons d’y prêter toute notre attention.

M. le président Olivier Marleix. Monsieur le président, messieurs, nous vous remercions pour vos réponses complètes.

 

La séance est levée à midi trente.

 


11.    Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général, et de M. Dominique Minière, directeur exécutif groupe en charge de la direction du parc nucléaire et thermique d’EDF

(Séance du mercredi 17 janvier 2018)

La séance est ouverte à dix-sept heures cinq.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons cet après‑midi M. Jean Bernard Lévy, président-directeur général d’EDF, accompagné de M. Dominique Minière, directeur exécutif en charge du parc nucléaire et thermique d’EDF. M. Lévy a une très grande expérience en matière industrielle. Il a notamment eu des responsabilités au sein de l’entreprise Matra. Puis il a successivement dirigé les groupes Vivendi et Thalès, avant d’accéder à la présidence d’EDF en novembre 2014.

Au cours de sa carrière, M. Lévy a été directeur de cabinet d’un ministre en charge de l’industrie, à l’époque où il y en avait encore une… Cela lui permet de disposer d’une vision large et ancienne de l’industrie et des enjeux industriels sous toutes leurs facettes, y compris politiques.

Nos interrogations porteront surtout sur les rapports d’EDF avec ses principaux fournisseurs, notamment General Electric (GE). Elles font suite aux auditions des organisations syndicales d’Alstom – devenu GE –, puis des dirigeants de ces deux entreprises. Certaines questions s’adresseront probablement davantage à M. Minière, dont la carrière à EDF s’est principalement déroulée dans les domaines de la maintenance et de la production nucléaires, avec des responsabilités de direction dans les centrales de Golfech et Cattenom. Il a également supervisé le démarrage de la centrale chinoise de Daya Bay.

Je débuterai cette audition en vous posant une série de sept questions, couvrant assez largement le champ de nos interrogations. Le rapporteur et mes collègues les compléteront après avoir entendu vos réponses.

Sur la forme, en 2014, lors de la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric, le gouvernement avait annoncé la signature d’un contrat de pérennité entre la co‑entreprise GE-Alstom (GEAST), EDF et Areva. Très concrètement comment EDF a-t-elle participé à la rédaction de ce contrat de pérennité ? Les administrateurs d’EDF ont-ils eu connaissance de ce contrat et des autres documents contractuels – accords d’actionnaires et contre-lettre de General Electric – intéressant les droits industriels d’EDF, au titre soit de la propriété intellectuelle, soit de l’analyse des risques encourus par le groupe EDF dans la nouvelle situation ?

Quel est par ailleurs votre lien avec General Electric et votre situation contractuelle à son égard, s’agissant de l’entretien courant et de la maintenance des centrales ? Quel chiffre d’affaires cela représente-t-il ? Quelle part représente GE parmi vos fournisseurs ?

Devant la commission d’enquête, les organisations syndicales nous ont fait part des inquiétudes d’EDF quant à la capacité de GE à satisfaire certaines commandes, en mentionnant même le risque – je les cite – d’une « perte de compétences industrielles » au sein de cette entreprise. Elles nous ont décrit des relations quotidiennes « moins fluides » et des discussions tarifaires plus tendues.

La direction de GE France s’est voulue beaucoup plus rassurante. Elle a considéré que les discussions en cours avec EDF se déroulaient normalement, conformément aux usages de la vie des affaires. Malgré tout, en mars 2016, un moment de « crise » a été marqué par un échange de correspondance entre vous, monsieur le président, et M. Steve Bolze, qui devait aboutir à de nouveaux accords entre EDF et GE au printemps 2016. Qu’en est-il aujourd’hui ? Nous souhaitons que vous nous rassuriez : n’êtes-vous pas un client trop captif de General Electric ?

La direction de GE France nous a aussi indiqué que, devant le comité stratégique de la filière nucléaire, dont la dernière réunion a eu lieu en février, EDF et Areva se seraient déclarés satisfaits de la gestion par GE des accords dans le domaine nucléaire. Je rappelle que ce comité stratégique réunit la direction générale des entreprises (DGE), GE, EDF et Areva, et est notamment chargé d’analyser le développement des compétences et le respect des accords. Confirmez-vous cette assertion ?

Au-delà de la maintenance et de l’entretien courant – qui posent quand même la question de l’approvisionnement et de la sûreté –, EDF est aussi un investisseur industriel majeur. La Cour des comptes évalue au minimum à 100 milliards d’euros les dépenses à engager pour mener à bien le grand carénage des centrales nucléaires d’ici à 2030. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que vous fassiez la même évaluation de ces dépenses… De plus, la maintenance et la remise à niveau des cinquante-huit réacteurs français vont exiger un important volume d’achats industriels. Pouvez-vous nous indiquer à combien se chiffrent les commandes passées aux industriels français et étrangers, en moyenne annuelle ? Quelle sera la place de General Electric dans cette opération de grand carénage ? Est-elle couverte par l’accord de pérennité ?

Au-delà du marché nucléaire intérieur, à la suite de l’effondrement d’Areva, EDF est le chef de file de la restructuration de la filière nucléaire française. Fin décembre, vous avez signé les accords définitifs de rachat de l’activité de réacteurs nucléaires d’Areva.

Avec cette opération, le groupe EDF se trouve encore plus fortement impliqué dans des activités industrielles de conception et de fourniture des grands équipements de la filière. Pouvez-vous nous dire comment se déroulent les projets en cours, en collaboration avec General Electric ? Qu’en est-il de la livraison des îlots conventionnels de Flamanville 3, de Taïshan 1 et 2 et du lot Alstom de Hinkley Point ?

Au-delà du terme des contrats en cours, comment envisagez-vous l’avenir de cette filière ? Le lien historique avec Alstom dans le secteur nucléaire sera-t-il maintenu ou envisagez-vous de nouveaux partenariats ?

En matière de développement, il est surprenant de constater que la société SPVPI, entité juridique ad hoc créée par l’État et gardienne des savoir-faire d’Alstom – notamment de la licence Arabelle – ne présente aucune activité commerciale, aucune dépense, aucune recette depuis sa création, alors que des discussions commerciales sont menées dans différents pays, acheteurs potentiels de cette technologie et de ses développements – en Chine, en Russie, en Afrique du Sud, en Finlande. Comment l’expliquez-vous et quelles sont, à votre connaissance, les activités opérationnelles de SPVPI ?

Je voudrais également évoquer l’avenir de GEAST. Il semblerait que l’administrateur représentant l’État, précédemment M. Benjamin Gallezot, n’a pas été remplacé depuis son départ au printemps 2017. Quel est actuellement votre interlocuteur du côté de l’État pour défendre les intérêts de d’EDF au sein de GEAST ?

Devant notre commission d’enquête, le président d’Alstom, M. Henri Poupart-Lafarge, a annoncé vouloir se désengager dans un avenir proche des trois co-entreprises créées avec General Electric, prenant le risque de faire disparaître tout actionnariat français. Certes, l’État a conservé une golden share au sein de la co-entreprise GEAST, mais cette protection vous paraît-elle suffisante ? Avez-vous fait part au gouvernement de vos réflexions à ce sujet, afin de maintenir un contrôle durable sur cette entité, de façon à ce que la France ne perde pas tout contrôle sur l’actionnariat de cette entreprise ? Serait-il envisageable qu’EDF participe directement au tour de table ?

Nous aimerions aussi vous entendre concernant l’activité hydraulique : elle est la deuxième source d’énergie dans notre pays et la première source renouvelable. La réduction des activités de General Electric sur le site de Grenoble, qui s’accompagne d’un plan social, n’est-elle pas un autre sujet d’inquiétude pour EDF ?

Selon les déclarations de la direction de GE devant notre commission d’enquête, ce pôle, jusqu’alors leader mondial de l’hydraulique, verra ses activités ramenées à la « petite hydro » et à l’ingénierie. La fermeture désormais annoncée de son atelier mécanique de fabrication ne posera-t-elle pas de problème pour la maintenance des grands barrages d’EDF, sans parler de la technologie des stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) ?

Enfin, s’agissant de l’éolien offshore en France, confirmez-vous les déclarations des dirigeants de GE devant notre commission ? À ce jour, EDF n’aurait adressé aucune commande ni précommande à GE.

Je vous rappelle que les interventions devant les commissions d’enquête se font sous serment. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Bernard Lévy et M. Dominique Minière prêtent successivement serment.)

M. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d’EDF. Je vous remercie de me donner l’occasion de vous présenter la vision d’EDF des questions qui viennent de m’être posées. Ce sont des sujets importants pour le groupe et, au-delà, pour l’économie française. Ils s’inscrivent dans un historique ancien puisque EDF est client d’Alstom depuis des décennies, pour l’ensemble de ses moyens de production, qu’ils soient thermiques, hydrauliques, nucléaires ou, demain, offshore.

Quelques chiffres permettent d’illustrer cette situation : en 2014, pour le périmètre couvrant la France, l’Italie et le Royaume-Uni – la France représentant la très grande majorité des commandes –, le groupe EDF a commandé environ 130 millions d’euros à GE et 600 millions d’euros à Alstom. En 2016, le groupe EDF a commandé environ 650 millions d’euros au groupe GE agrégé. Les chiffres de 2017 seront probablement du même ordre.

À l’évidence, au regard des volumes concernés, l’acquisition de la branche énergie d’Alstom par GE revêtait pour EDF une grande importance. Je répondrai maintenant à vos questions sur les inquiétudes liées à cette opération, les mécanismes mis en place et les enjeux qui attendent EDF.

Dans le domaine nucléaire, il était important de garantir le maintien de nos capacités industrielles à un coût acceptable, et ce jusqu’à la fin de vie de chaque palier, de chaque famille de réacteurs. En effet, les conditions opérationnelles et de sûreté de nos tranches nucléaires devaient être garanties dans l’immédiat et pour l’ensemble des opérations du grand carénage – qui permettront l’allongement de la durée de vie du parc nucléaire français au-delà de quarante ans. Cela concerne notamment l’intégralité des groupes turbo‑alternateurs, 60 % des pompes principales et le système de contrôle commande pour le palier 1 300 mégawatts (MW) – qui représente environ la moitié de la capacité de production du parc. De plus, le savoir-faire d’Alstom était – et reste – essentiel pour certaines interventions en cas d’incident d’exploitation. Nous avons, par le passé, bénéficié d’une bonne réactivité d’Alstom ; nous attendons la même réactivité de la part de GE.

Il s’agit aussi de préparer l’avenir et de garantir, en France mais aussi à l’international, que les développements engagés par Alstom dans les centrales nucléaires EPR seront poursuivis par GE, notamment la technologie des turbines à vapeur dont nous avons besoin à des conditions de performances techniques et économiques de très haut niveau. Les enjeux pour EDF rejoignent en la matière les intérêts nationaux. Le maintien en France d’une activité stratégique pour laquelle Alstom avait développé une technologie de pointe est essentiel. C’est ainsi le cas pour la turbine Arabelle, la plus puissante au monde.

Dans le domaine thermique, il s’agit également de garantir le maintien de nos capacités industrielles, à un coût acceptable et jusqu’à la fin de vie des installations concernées. Nous faisons actuellement face à des difficultés d’approvisionnement en pièces de rechange, du fait de l’ancienneté de certaines installations.

Dans le domaine de l’hydraulique, les enjeux sont également importants mais, compte tenu du paysage concurrentiel, la dépendance vis-à-vis de GE n’est pas la même que dans les secteurs déjà évoqués.

Vous n’ignorez pas qu’EDF a remporté la construction dans la Manche et dans l’Atlantique des trois premiers parcs éoliens offshore. Nous avons retenu la turbine Haliade 150 dans les appels d’offres et pris des engagements en ce sens vis-à-vis de l’État. Mais la lenteur des procédures administratives fait que nous ne sommes pas encore en mesure de prononcer la moindre décision finale d’investissement, donc d’engager le moindre marché définitif avec nos fournisseurs, au premier rang desquels General Electric… Nous espérons que les recours, toujours en instance, qui paraissent fort longs, feront bientôt l’objet de décisions définitives, non susceptibles d’appels de la part des multiples opposants à ces technologies pourtant largement déployées dans les pays voisins – Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Danemark et autres pays scandinaves – mais dont la France ne peut pas encore bénéficier. J’ai donc le regret de répondre à votre question par la négative, monsieur le président : nous n’avons pas encore été en mesure de commander ces turbines à GE.

Les enjeux de l’opération qui a conduit au transfert du contrôle de l’activité d’énergie d’Alstom vers GE étaient donc très importants et trois principaux leviers ont été mis en place.

Le premier est la création de la filiale commune GE-Alstom (GEAST) dédiée aux activités concernant les salles des machines des centrales nucléaires, et plus globalement les activités liées aux turbines à vapeur, historiquement implantées depuis la France. GEAST regroupe les activités de deux des filiales d’Alstom : Alstom Power System et Alstom Power Services. Détenue à 80 % par GE et 20 % par Alstom, elle a été dotée de règles de gouvernance spécifiques destinées à préserver les enjeux évoqués précédemment.

Si elle est dirigée opérationnellement par GE, la moitié au moins des membres de son conseil d’administration est français, ainsi que son directeur général et son directeur technique. Un des membres du conseil d’administration est nommé par l’État qui dispose d’une action spécifique lui conférant un droit de veto pour toute décision qui affecterait l’intégrité et la continuité de l’offre industrielle de GEAST autour de l’îlot conventionnel, ou remettrait en cause les droits détenus par l’État au moment de l’acquisition quant à la propriété intellectuelle ou au programme de recherche et développement dont elle a l’exclusivité. Cette société porte donc l’intégralité des activités de services pour le parc nucléaire d’EDF en France. Des dispositions sont également prévues pour garantir que la technologie Arabelle, comme les autres produits nucléaires d’Alstom, restent accessibles à EDF pour l’ensemble des marchés internationaux, qui rebondissent actuellement.

Un comité de pilotage regroupe GEAST, Alstom et l’État pour veiller au respect des engagements pris envers EDF. Dans l’hypothèse d’un changement de contrôle d’Alstom, cette filiale pourrait devenir la propriété de GE à 100 %. Pour autant, nous avons compris que l’État conservera ses prérogatives et les dispositions encadrant les activités de GEAST, que je viens d’évoquer, ne seront pas remises en cause.

Le deuxième levier est l’accord-cadre signé entre l’État, GE, Alstom et EDF en 2014 pour la pérennité du parc nucléaire existant du groupe EDF. Cet accord s’applique à l’ensemble des équipements fournis historiquement par Alstom, jusqu’à la fin de vie de chaque palier pour le parc nucléaire d’EDF en France et en Grande-Bretagne et pour les EPR en construction ou en projet – à l’époque Flamanville 3 et Hinckley Point C. Cet accord est complété par un accord de licence qui concède à une société dédiée, propriété à 100 % de l’État français, une licence sur les droits de propriété intellectuelle existants et à venir d’Alstom, afin de sauvegarder l’accès d’EDF à cette propriété intellectuelle en cas de défaillance de GE.

Cet accord sécurise le maintien du savoir-faire et des capacités industrielles nécessaires puisqu’il prévoit la poursuite, le renouvellement ou la mise en place de contrats de longue durée entre EDF et GE pour l’ensemble des activités nécessaires au maintien en condition opérationnelle du parc nucléaire d’EDF.

Il a été complété en septembre 2015 par deux accords d’application. Le premier est un avenant à l’accord de propriété intellectuelle EDF/Alstom de 2006 qui prévoit la mise à disposition d’EDF de données d’interface pour permettre – le cas échéant – la mise en concurrence de GE. Cela permet d’allonger la durée initiale de 20 ans de l’accord, sans contrepartie financière, et d’étendre son périmètre à l’ensemble des opérations de modernisation et de maintenance, cette fois avec une contrepartie financière – qui reste à définir.

Le deuxième accord d’application est un avenant au protocole de pérennité des installations de contrôle commande pour assurer dans la durée le maintien des dispositions de ce protocole. Un délai de prévenance de trois ans – ou de cinq ans s’il est nécessaire que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) instruise le dossier – est prévu pour la dénonciation éventuelle de ces accords. Dans ce cas, un transfert à titre gratuit des droits d’usage de propriété intellectuelle serait effectué au profit d’EDF, avec un accompagnement dans une phase dite de transition ou de réversibilité.

Le troisième levier est l’accord-cadre signé entre l’État, GE, Alstom, AREVA et EDF en novembre 2014 pour les nouveaux projets nucléaires. Il comporte un engagement minimum de dix ans – reconductible par période de dix ans. GE s’engage à développer les groupes turbo-alternateurs à base de technologie Arabelle et à transmettre des offres compétitives si EDF développe de nouveaux projets. Comme le précédent, cet accord est complété par un accord de licence entre les mêmes parties qui concède à la même société détenue par l’État une licence sur les droits de propriété intellectuelle existants et à venir d’Alstom, afin de sauvegarder l’accès d’EDF à la propriété intellectuelle d’Alstom en cas de défaillance de GE. Un dispositif de séquestre est même prévu pour sécuriser cet accès.

Cet accord prévoit que la technologie Arabelle et les produits Alstom continuent à être développés sans que les contraintes d’exportation qui pourraient être imposées par les États-Unis ne puissent s’appliquer à eux.

Cet accord comporte notamment deux principes importants : d’une part, un principe de non-discrimination qui garantit que, si GE propose la technologie Arabelle à un concurrent d’EDF pour un nouveau projet, les conditions techniques et économiques consenties à EDF ne peuvent être moins favorables que celles proposées au concurrent d’EDF. D’autre part, un principe de partage du retour d’expérience technique nécessaire aux développements et améliorations futures est prévu.

Toujours dans le cadre de cet accord, EDF s’engage à retenir l’offre de GE si celle-ci est équivalente, en termes qualitatifs et financiers, aux offres concurrentes, sous réserve des lois applicables et du choix du client tiers final, s’il souhaite éventuellement intervenir.

Depuis le 4 novembre 2015, date d’effet de cette opération, sur l’ensemble de ces activités, EDF est donc en relation avec un nouveau fournisseur, GE. Nous estimons que les accords que je viens d’évoquer ont été appliqués et que GE nous fournit les services prévus, pour le parc en exploitation et les nouveaux projets.

M. Dominique Minière reviendra plus en détail sur les éléments opérationnels de ces relations dans le domaine nucléaire et vous éclairera concrètement sur la manière dont nous travaillons aujourd’hui avec GE. Je soulignerai simplement que, si EDF est présente au sein du comité de pilotage de GEAST, c’est parce que GE en a pris l’initiative, avec l’accord de l’État.

Dans le domaine thermique, les activités se déroulent dans de bonnes conditions et GE assume ses responsabilités.

Dans le domaine des énergies renouvelables, j’ai déploré les délais imposés à la réalisation des parcs éoliens offshore. La représentation nationale est bien informée que ces délais pénalisent notre industrie, nos emplois, nos fournisseurs, au premier rang desquels GE.

Dans le domaine hydroélectrique, que vous avez également évoqué, monsieur le président, EDF continue à investir significativement pour la maintenance de son parc et les quelques développements en cours, sur les sites de Gavet, de La Coche et de Malgovert dans les Alpes, mais également dans les usines du Rhin. Les incertitudes quant au devenir des concessions hydroélectriques pourraient obérer certains investissements. Mais EDF ne négligera pas la sûreté et la performance de ses installations de production, qui constituent un patrimoine national et la première ressource renouvelable de notre pays.

En moyenne, chaque année, EDF investit 400 millions d’euros en France dans la modernisation, l’optimisation et le développement du parc hydroélectrique. Nous maintenons ce haut niveau d’investissement, alors que la baisse significative des prix de marché obère, comme pour les autres entreprises du secteur électrique, nos capacités d’investissement et, même, de renouvellement.

Je rappellerai que l’hydroélectricité est la seule énergie renouvelable – à quelques exceptions mineures près – qui ne bénéficie pas de soutien public : 90 % de la production est vendue sur le marché de l’électricité, sans bénéficier ni d’obligation d’achat ni de complément de rémunération. Malheureusement, alors qu’il s’agit de la première des énergies renouvelables, l’hydroélectricité subit une fiscalité très lourde, des contraintes environnementales toujours plus importantes et des normes qui pénalisent souvent nos capacités d’investissement et de développement dans cet outil de production.

J’en viens plus spécifiquement aux investissements dans les turbines hydrauliques
– secteur d’activité de GE –, GE reste un des premiers fournisseurs d’EDF, mais il n’est pas le seul puisque nous avons aussi les groupes Andritz et Voith. Ces trois fournisseurs sont les plus importants fournisseurs de turbines dans le monde. Ils disposent tous les trois d’un centre historique de recherche et développement en Europe et de débouchés mondiaux. Le secteur est très concurrentiel et EDF lance des appels d’offres conformément aux règles européennes en vigueur en matière de marchés publics. GE remporte certains de ces appels d’offres, mais pas tous. Il est par exemple titulaire d’un marché de turbines pour notre plus grand chantier hydraulique français, la centrale souterraine de Gavet en Isère. J’avais visité le chantier l’été dernier avec Mme la députée Battistel, alors qu’il restait quelques centaines de mètres à creuser et j’ai aujourd’hui le plaisir de vous informer que la tunnelière a achevé son travail.

GE est également titulaire du marché de remplacement des turbines de la station de transfert d’énergie par pompage (STEP) de Revin dans les Ardennes. Pour le projet de Nachtigal au Cameroun, au terme d’un appel d’offres concurrentiel, la société dont EDF est actionnaire à 40 % a attribué son intention de commande à GE-Electronor pour les turbines hydrauliques de cette centrale hydroélectrique entièrement neuve, d’une capacité de 420 MW. Pour autant, même s’il a bien avancé ces derniers mois, ce projet n’a pas encore fait l’objet d’une décision d’investissement définitive.

En conclusion de ce propos liminaire un peu long, mais je l’espère précis en réponse à vos nombreuses questions, j’ajouterai que, depuis mon arrivée à la tête d’EDF il y a un peu plus de trois ans, je rencontre régulièrement les principaux responsables de GE. Ces échanges réguliers nous permettent de disposer d’une bonne information sur les orientations programmatiques, stratégiques et industrielles de GE et de traiter de manière réactive les difficultés, inévitables, qui peuvent survenir dans les contrats, les chantiers ou les développements liés aux nouvelles technologies.

Nous avons analysé avec intérêt les déclarations du nouveau président de GE, M. John Flannery : si le périmètre des activités de GE est en train d’évoluer, l’énergie figure au rang des trois activités prioritaires retenues. Lors de nos nombreux contacts, nous ne manquons jamais de rappeler à nos interlocuteurs les enjeux d’EDF et les engagements pris par GE lors de la signature des accords.

M. Dominique Minière va maintenant vous présenter plus en détail l’état des relations opérationnelles avec GE dans le domaine nucléaire.

M. le président Olivier Marleix. À ce propos, je reviens rapidement sur mes questions : quel est le contenu des contrats de pérennité ? Les éléments tarifaires ont-ils bien été précisés au moment de leur signature ? Avez-vous été associés à la préparation de ces contrats ? Y a-t-il eu des moments de tension ? Vous avez évoqué la signature d’un avenant : a-t-il été rédigé pour régler les zones d’ombre initiales ?

M. Dominique Minière, directeur exécutif groupe d’EDF. Comme notre président vient de l’exposer, nous estimons que les relations d’EDF et de General Electric sont des relations industrielles normales entre deux grands groupes industriels, encadrées par des accords dont, à ce jour, General Electric a respecté les engagements.

Après deux ans de relations avec General Electric dans les domaines d’activité historiques d’Alstom – nucléaire et thermique –, il est possible de dresser un premier bilan concret des relations opérationnelles établies entre nos deux entreprises. Pour dresser ce bilan, il est intéressant de regarder quel était le paysage industriel avant cette cession et ce qu’il est désormais, notamment en termes de concurrence, sujet qui nous préoccupe tous.

Dans le domaine nucléaire, Alstom était d’abord présent sur le segment des groupes turbo-alternateurs de forte puissance. Il a ainsi fourni la totalité des groupes turbo‑alternateurs du parc nucléaire français. General Electric n’était pas présent jusqu’ici dans le domaine des salles des machines des centrales nucléaires.

D’autres grands acteurs industriels existaient hier et continuent d’exister aujourd’hui : Siemens en Europe, Mitsubishi et Toshiba au Japon. Pour les activités de maintenance des turbines, on retrouve ces mêmes acteurs et, pour la maintenance des alternateurs, Jeumont Electric, Toshiba et, plus récemment, Siemens.

Dans les autres secteurs industriels, Alstom a été simplement remplacé par General Electric sans que le paysage concurrentiel soit réellement modifié et la concurrence est réelle. Ainsi, pour les pompes et turbopompes, il y a toujours Sulzer, ClydeUnion, Flowserve, KSB ; pour les installations électriques, SPIE Nucléaire, Cegelec, Clemessy, Ineo ; pour les transformateurs, Siemens, ABB, Smit, potentiellement les Coréens Hyundai et Hyosung ; pour les systèmes de contrôle-commande, Siemens, ABB, Clemessy, Schneider, Emerson ; enfin, pour l’instrumentation, SNEF, SPIE et Clemessy.

L’acquisition de la branche énergie d’Alstom par General Electric aurait pu, en revanche, modifier sensiblement le paysage industriel dans le domaine thermique. GE était en effet présent à côté d’Alstom sur le segment des turbines à combustion et a fourni depuis quarante ans près de cent vingt turbines de ce type à EDF, en France et à l’étranger. La Commission européenne a donc demandé à General Electric de proposer des solutions pour remédier à cette situation. Cette demande a conduit GE à céder l’activité des turbines à combustion de forte puissance d’Alstom à l’italien Ansaldo.

J’en viens aux relations opérationnelles entre EDF et General Electric.

Quelques mois après l’acquisition de la branche énergie d’Alstom, au début de l’année 2016, EDF a souhaité faire avec General Electric le bilan des difficultés opérationnelles en cours. Le contexte était assez difficile à cette période : d’une part, l’intégration au sein de GE de la branche énergie d’Alstom suscitait des inquiétudes au sujet du départ de compétences sensibles et de l’arrivée d’une culture américaine assez nouvelle pour EDF ; d’autre part, la confrontation des deux cultures d’entreprise d’EDF et de General Electric engendrait des tensions qu’il était important de ne pas laisser perdurer.

Un travail commun de plusieurs semaines a conduit à retenir dix dossiers principaux et à engager un plan d’action précis dont le pilotage a été confié à un tandem de dirigeants de General Electric et d’EDF. Il comportait un suivi mensuel de plusieurs indicateurs clefs relatifs à la sécurité, à la qualité des prestations de maintenance, à la qualité des fabrications d’équipements et des pièces de rechange et au respect des délais de livraison.

Trois dossiers concernaient le projet de Flamanville 3 : l’achèvement de la salle des machines, les diesels de secours et l’installation d’un traitement des effluents primaires.

Trois dossiers concernaient la chaîne logistique de General Electric : processus de qualification et de surveillance des fournisseurs internes et externes de GE, renforcement de ses compétences dans le domaine des équipements sous pression, amélioration de la qualité des fabrications dans ses ateliers.

Deux dossiers spécifiques concernaient la filiale GE Grid, spécialisée dans les transformateurs dont les performances étaient très en deçà de ce qui était attendu : retour d’expérience sur les opérations menées à Chinon et Cruas afin de sécuriser les opérations à venir, plan d’action pour contrôler la qualité des fabrications d’une usine en Asie.

Enfin, deux dossiers concernaient le domaine thermique : retour d’expérience sur les difficultés rencontrées à la centrale de Martigues, achèvement des travaux sur ce site et le traitement d’une modification sur une centrale à charbon d’EDF en Pologne qui n’atteignait pas les performances environnementales prévues au contrat.

En mai 2016, Xavier Ursat, chargé des projets du nouveau nucléaire, et moi-même avons validé le plan d’action avec Paul McElhinney, président du pôle Power Services de General Electric, et Andreas Lusch, président de la branche Steam Power Systems. À partir de cette date, les deux dirigeants d’EDF et de General Electric désignés se sont réunis chaque mois pour assurer le suivi du plan. Cette longue période de travail de fond a permis aux acteurs de mieux se connaître et a conduit à résoudre les divergences juridiques et commerciales qui étaient apparues après l’acquisition.

À ce jour, sur les dix dossiers identifiés, un seul demeure ouvert dans l’attente de la finalisation, au début de cette année 2018, des essais de bon fonctionnement de la modification réalisée sur la centrale polonaise. Les réunions mensuelles sont maintenues pour suivre les indicateurs clefs et conserver un canal de traitement réactif de toutes les difficultés qui pourraient surgir.

Si l’on veut bien considérer que les difficultés identifiées procédaient toutes d’Alstom, force est de constater un réel engagement de General Electric à s’impliquer pleinement dans le service d’EDF. Il est juste également de rappeler qu’EDF a mis tout son poids dans la balance pour obtenir ces résultats et que les discussions ont parfois été dures. Le résultat n’en traduit pas moins une relation de qualité. Cette dernière n’est pas exempte de fermeté : ainsi l’expertise judiciaire en responsabilité sur l’origine du sinistre de Martigues est toujours en cours. Si le juge confirme la responsabilité d’Alstom, EDF demandera des réparations.

Pour autant, l’activité industrielle d’un groupe comme General Electric au profit d’EDF ne saurait se résumer en une simple phrase et si certaines choses vont bien aujourd’hui, d’autres vont moins bien ou demandent à être améliorées.

Parmi les points positifs, on peut souligner l’engagement de General Electric à relever les défis du projet de Flamanville 3 et à contribuer dans son domaine à résoudre les difficultés importantes qui demeuraient. La situation s’est bien améliorée même si tout n’est pas achevé et si un engagement fort reste nécessaire pour relever les derniers défis. C’est le résultat d’un intense travail en commun entre EDF, qui n’a pas ménagé sa peine, et General Electric, qui a su renforcer ses équipes et mieux maîtriser ses activités.

Dans le domaine thermique, des résultats techniques probants ont été atteints par la dernière génération de centrale à cycle combiné commercialisée par General Electric. Sa mise en service à Bouchain à l’été 2016, en avance par rapport au calendrier initial, mérite d’être soulignée. En outre, General Electric a accepté les demandes d’EDF de rouvrir des négociations sur les marchés de maintenance de long terme afin d’adapter leurs dispositions contractuelles aux évolutions de contexte du parc thermique.

On peut enfin noter les premiers résultats positifs du nouveau processus de surveillance des sous-traitants mis en place par General Electric avec une amélioration progressive – toujours trop lente à nos yeux – de l’appréciation qu’EDF porte sur leur qualité.

Parmi les points négatifs, notons que les indicateurs clefs suivis mensuellement comme les bilans trimestriels réalisés entre la direction de la production nucléaire et General Electric montrent depuis mi-2017 une certaine dégradation des résultats en matière de sécurité et une dégradation de la qualité de la maintenance des turbines. Dans le domaine des pièces de rechange, si les délais de livraison s’améliorent, le nombre de défauts entamant leur qualité augmente.

EDF est également aujourd’hui préoccupée par la tendance de General Electric à faire davantage appel à la sous-traitance pour la réalisation des opérations de maintenance sur le parc thermique. Cette moindre implication de ressources propres fait craindre à court ou moyen terme une perte de compétences techniques de General Electric concernant des matériels anciens de fabrication Alstom tels que les turbines à vapeur ou les alternateurs. Ces compétences sont pourtant nécessaires pour le maintien en condition opérationnelle des centrales thermiques concernées.

L’évaluation de la qualité des prestations fournies par General Electric est suivie de manière très attentive par EDF, comme pour tous nos fournisseurs. Avant de travailler sur nos sites nucléaires, les différentes entités sont qualifiées à travers un processus rigoureux, renouvelé tous les trois ans. Les entreprises qui ne satisfont pas aux exigences ou dont les prestations se dégradent sont placées en surveillance renforcée et des plans d’action sont mis en place. S’agissant de General Electric, cela concerne notamment aujourd’hui la branche Grid qui fournit et entretient certains transformateurs. Ce placement en surveillance renforcée s’accompagne de plans d’action dont EDF suit de très près la mise en œuvre. Une évaluation annuelle des résultats sera réalisée pour maintenir ou lever cette surveillance. Ainsi, GE Grid, placé en surveillance renforcée en 2016, a vu sa qualification suspendue en 2017, les prestations ne s’étant pas améliorées. Deux autres entités de General Electric ont été placées en surveillance renforcée en 2017 : Thermodyn et le centre de services de La Courneuve. Notons, pour être tout à fait honnête, que ces deux entités étaient déjà en surveillance renforcée en 2014, avant l’acquisition par General Electric.

Dans le domaine nucléaire, General Electric a fait évoluer son organisation, notamment en regroupant dans une même structure l’ensemble de ses ressources pour les activités de service. EDF attend de cette nouvelle organisation une adaptation plus réactive des capacités industrielles à ses besoins et une diminution des besoins d’arbitrage en cas de pic de charge. Cette nouvelle organisation n’a pas encore produit ses effets et certaines des difficultés rencontrées aujourd’hui ont sans doute leur origine dans ces changements qui ont pu perturber les pratiques et les hommes. Nous sommes particulièrement attentifs à l’évolution de cette situation. Nous attendons des bénéfices en termes de souplesse ainsi que la correction des défauts constatés.

L’acquisition de la branche énergie d’Alstom par General Electric n’a pas réglé d’un seul coup les difficultés rencontrées avec Alstom, mais il est juste de dire que nos interlocuteurs actuels se sont mobilisés pour les résoudre. Au plan opérationnel, si chacune des parties a dû apprendre à travailler avec une autre culture, les relations sont efficaces et les engagements pris par General Electric sont tenus, à ce jour.

Les rencontres de dirigeants sont fréquentes à tous les niveaux et des réunions régulières entre les deux entreprises permettent de piloter concrètement, au plus près du terrain, la conduite des activités et la qualité des réalisations. La relation industrielle entre EDF et General Electric est normale à ce jour. Compte tenu des enjeux que constituent pour EDF, dans le domaine nucléaire comme dans le domaine thermique, les installations relevant aujourd’hui de General Electric, cette relation est dense à tous les niveaux, y compris sur le terrain.

M. le président Olivier Marleix. Je vous remercie, messieurs, pour vos deux interventions complémentaires.

Ma première question portera sur les contrats de pérennité présentés par Emmanuel Macron en 2014, alors qu’il était ministre de l’économie, comme des documents très rassurants. À quel degré avez-vous été associé à leur rédaction ? Pouvez-vous nous en dire plus sur leur aspect tarifaire ?

M. Jean-Bernard Lévy. Nous considérons avoir été associés à la définition des enjeux industriels devant faire l’objet de contrats de pérennité. Les prestations et les équipements sont nombreux : certains représentent un enjeu stratégique, d’autres sont plus banalisés.

M. le président Olivier Marleix. Permettez-moi de vous préciser, monsieur le président-directeur général, que l’un des points que la commission d’enquête cherche à éclaircir est de savoir comment la décision de vendre une entreprise comme Alstom Power a pu être prise en aussi peu de temps. Nous voulons déterminer si toutes les précautions ont été prises, par M. Kron, par ses successeurs ou bien par l’État. Cela peut-il se quantifier en termes de nombres d’heures passées en réunions ?

M. Jean-Bernard Lévy. Nous estimons avoir été très convenablement associés à la définition des enjeux industriels auxquels s’attache la préservation sur le long terme de nos intérêts en tant qu’acheteur. Les accords de 2014 ne sont pas des catalogues de prix qui engageraient le fournisseur à nous livrer tel équipement à telle date et à tel prix. Ces accords portent sur le maintien des compétences, des savoir-faire et sur les obligations liées à la maintenance des installations du système électrique français.

M. le président Olivier Marleix. Visiblement, ils n’ont pas été précis au point de répondre à toutes les questions puisque des avenants ont dû être ajoutés par la suite.

M. Minière a précisé que dix dossiers avaient été ouverts. Je laisse de côté les chantiers en cours sur lesquels il peut y avoir des aléas mais, visiblement, il y a eu une dégradation générale. À quoi l’attribuez-vous ?

M. Jean-Bernard Lévy. Le transfert de propriété entre Alstom et GE s’est accompagné d’un changement d’interlocuteurs et d’un changement dans les méthodes de management et dans la culture industrielle qui a conduit à une période de tension entre la maison EDF et la maison GE.

J’ai personnellement appelé l’attention du directeur général de GE de l’époque, M. Immelt, sur le fait que nous souhaitions une remise à plat de certains dossiers de façon à aboutir à une meilleure compréhension mutuelle. Nous avons souligné que le climat de confiance pourrait se dégrader si une meilleure écoute de la part de GE à l’égard de son client majeur en France n’était pas mise en place. J’ai été entendu.

Je me souviens très bien des multiples réunions qui ont eu lieu dans les semaines qui ont suivi et qui ont débouché sur un accord général lorsque M. Bolze est venu inaugurer la centrale de Bouchain à cycle combiné au gaz. Pendant quelques mois, la relation a été caractérisée par un certain niveau d’incompréhension et de relâchement de la confiance. Après que nous avons attiré l’attention de notre fournisseur sur le fait que ceci conduisait à une situation dommageable pour EDF, il a écouté son client et adopté des solutions. Nous avons couronné cette confiance retrouvée par des discussions que nous avons eue sur le site même de Bouchain.

M. le président Olivier Marleix. Pouvez-vous nous donner des précisions sur vos interlocuteurs ? À quelles entités appartenaient-ils ? À GEAST ? À General Electric ?

M. Jean-Bernard Lévy. M. Immelt qui a quitté ses fonctions au milieu de l’année dernière, était le président-directeur général de General Electric et M. Bolze était le patron de l’activité mondiale énergie de GE, GE Power, qui doit représenter le quart du chiffre d’affaires du groupe. Ce sont donc des personnes qui géraient l’ensemble des prestations de GE dans le monde de l’énergie et non pas seulement les anciens actifs d’Alstom.

M. le président Olivier Marleix. Ma question tendait à vous interroger sur la réalité des trois co-entreprises créées au moment de la cession d’Alstom.

Vous nous avez précisé que GE s’était engagé, dès les contrats de pérennité, à présenter des offres compétitives. Si j’ai bien compris, la référence est la meilleure offre faite à un autre acteur sur le marché mais encore faut-il avoir connaissance de ces autres offres. Cela vous semble-t-il constituer une garantie suffisante ?

M. Jean-Bernard Lévy. Assurer à un client donné des prestations de même niveau que pour tout autre client est un principe sain mais qui n’est pas suffisant. Nous disposons des références de prix récentes s’agissant de la compétitivité de la turbine Arabelle. Le choix de cette turbine pour Flamanville a été fait après une période de dialogue compétitif qui remonte à 2003-2005. Certes, il n’y a pas aujourd’hui de réacteur en construction dans le monde d’une puissance aussi élevée mais néanmoins nous considérons que nous avons une visibilité suffisante sur les prix. Nous pourrions remettre Arabelle en concurrence, si cela nous apparaissait nécessaire, voire – mais le cas est improbable – exercer la clause qui nous permet de récupérer les interfaces technologiques et confier la fabrication à d’autres. Il y a peu de chance que cette menace soit exercée mais nous sommes heureux que cette clause couperet existe.

M. le président Olivier Marleix. Comment expliquez-vous que SPVPI n’ait aucune activité ?

M. Dominique Minière. Il s’agit d’une société détenue à 100 % par l’État. Elle est destinée à recevoir la propriété intellectuelle d’Alstom au cas où GE se désengagerait de ces activités. Il est normal qu’elle n’ait pas d’activité puisque GE ne s’est pas désengagé.

M. le président Olivier Marleix. Elle détient la propriété de la licence. Pourquoi cela ne génère-t-il pas d’activité pour les projets nouveaux ou le développement ?

M. Dominique Minière. Ce n’est pas elle qui est propriétaire de la licence mais GEAST.

M. le président Olivier Marleix. Vous avez précisé, monsieur le président, qu’EDF investissait chaque année environ 400 millions dans le parc hydroélectrique français. Estimez-vous, comme certains, que l’activité hydroélectrique n’est plus un marché porteur ? Cela justifierait-il d’abandonner GE Hydro à Grenoble ?

M. Jean-Bernard Lévy. Nous partageons cette appréciation pour ce qui est du monde non-chinois. Le volume des projets chinois n’a rien à voir avec le reste du monde. Du reste, ce sont les industriels chinois qui prennent en charge les ouvrages sur leur sol et ils atteignent, comme dans d’autres domaines, des dimensions bien supérieures aux ouvrages occidentaux. Le monde occidental de l’hydraulique vit une période de moindres investissements. Aujourd’hui, nous faisons quelques investissements d’extension et de modernisation comme sur le chantier de Romanche-Gavet. Les conditions d’exploitation du potentiel hydroélectrique ne sont pas favorables économiquement. Le poids des taxes réduit les faibles marges que nous dégageons.

Dans le cadre des discussions sur le renouvellement des concessions hydrauliques en France, nous essayons d’obtenir un soutien déterminé du gouvernement français. Il existe un potentiel hydroélectrique, notamment dans le Massif central, et nous serions prêts à lancer de nouveaux chantiers si un accord pouvait être trouvé avec la Commission européenne. Nous appelons un tel accord de nos vœux dans le cadre du règlement de la mise en demeure sur les concessions hydroélectriques qui remonte à fin 2015 et même avant.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Le but de la commission d’enquête est aussi bien de dresser un bilan que de faire de la prospective afin d’aboutir à des propositions concrètes pour améliorer les outils dont l’État dispose pour sa politique industrielle.

J’aurai deux questions pour les fins connaisseurs de l’industrie que vous êtes.

Selon vous, quels sont les différents types d’entreprises stratégiques en France aujourd’hui ? Le périmètre du décret Montebourg mérite-t-il d’être étendu ? Si oui, à quels secteurs ?

Par ailleurs, de quels outils peut disposer l’État dans sa politique industrielle pour s’assurer du maintien des savoir-faire, des emplois, de la compétitivité des secteurs stratégiques français ? Avez-vous en tête des exemples d’outils étrangers qui fonctionneraient mieux ?

M. Jean-Bernard Lévy. Monsieur le rapporteur, vous me demandez de prendre position sur des sujets qui dépassent très largement les compétences d’un président d’EDF…

Nous pourrions qualifier de stratégique tout ce qui concourt de façon directe à la compétitivité de nos prestations pour le compte des particuliers et des entreprises. Il peut s’agir de la compétitivité à court terme, lorsqu’il y a une absence de concurrence. Je viens de parler de la turbine Arabelle : nous ne disposons pas de solutions alternatives aujourd’hui, d’où la nécessité de préserver cette technologie et sa compétitivité. Il peut s’agir aussi de développements technologiques importants. De ce point de vue, la restructuration de la filière nucléaire qui vient de s’achever avec la reprise de Framatome par EDF nous permet de préserver des moyens de développement technique, des savoir-faire dans la construction d’équipements absolument essentiels à la compétitivité de l’industrie nucléaire française. En l’absence d’une telle solution, nous aurions eu des inquiétudes quant à notre capacité à maintenir un parc de production français décarboné et compétitif. Rappelons en effet qu’il a la double qualité d’émettre peu de gaz à effets de serre et d’offrir aux ménages français des prix inférieurs à ceux pratiqués dans les pays voisins.

Le décret dit Montebourg couvre le secteur de l’énergie au sens large et nous n’avons pas de revendication à ce sujet.

Les réductions de charges décidées par les gouvernements successifs ont été plafonnées à des niveaux de technicité intermédiaire. Ces dispositifs ne favorisent pas la montée en gamme des prestations industrielles et technologiques. S’ils avaient encouragé les industries de très haute technicité et des salaires plus élevés, on aurait pu parler d’une volonté de renouveau industriel plus marquée que celle dont nous avons pu bénéficier à d’autres titres, je pense par exemple au crédit d’impôt recherche.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Je vous remercie, messieurs, pour les précisions que vous nous avez apportées.

Vous ne serez pas étonnés que mes questions se focalisent sur l’hydroélectricité. Lors des précédentes auditions, nous avons entendu beaucoup de remarques portant sur le site GE Hydro de Grenoble, sur la perte de compétence industrielle, sur le manque de réactivité. Vous avez indiqué que vous n’aviez pas forcément constaté de dégradation de la qualité ou du dynamisme commercial avec GE. Cependant, vous avez souligné qu’Alstom avait démontré une bonne réactivité dans le passé et que vous attendiez la même chose de la part GE, ce qui laisse entendre qu’il y a eu un peu de flottement. Quelle évolution des commandes envisagez‑vous, compte tenu du potentiel de développement de l’hydroélectricité et de son histoire dans les Alpes ? Il y va du maintien en France d’une activité stratégique et du dernier fabricant de turbines sur notre sol. D’après les chiffres que vous avez cités, les commandes de ces trois dernières années ne semblent pas avoir faibli considérablement.

Vous avez souligné que « les enjeux étaient certes moins importants dans l’hydraulique compte tenu du paysage concurrentiel ». Ce qui nous importe, c’est de conserver cette filière française à laquelle nous attachons une grande importance. Si elle n’a plus la capacité à répondre aux appels d’offres, elle ne pourra plus accéder à ces marchés.

Ma deuxième question porte sur le renouvellement des concessions hydroélectriques. Chacun sait l’importance que j’attache à la maîtrise publique de cette énergie renouvelable vertueuse, essentielle pour répondre aux objectifs de la loi de transition énergétique. Nous sommes dans une situation d’attente depuis quelques années. Beaucoup de discussions ont eu lieu entre l’État, EDF et le Parlement pour tenter de trouver des solutions acceptables, compatibles avec les règles européennes. Elles ont abouti, à la suite du rapport dont je suis l’auteur, à des dispositions qui ont été introduites dans la loi de transition énergétique. Dans un cadre compatible avec les exigences de la Commission européenne, elles nous semblent susceptibles de conduire à un processus de renouvellement, notamment grâce à la possibilité de prolonger les concessions sous condition d’investissement. Ségolène Royal, en avril 2017, a transmis à la Commission européenne les dossiers de la concession du Rhône exploitée par la Compagnie nationale du Rhône et de celle de La Truyère exploitée par EDF. La France n’a pas eu de retour quant aux desiderata de la Commission. L’impact sur les investissements serait décisif, qu’il s’agisse de l’optimisation de sites existants ou de la création de nouveaux sites, en nombre limité, toutefois, car leur acceptabilité sociale est difficile même s’il s’agit d’une énergie renouvelable.

Pourquoi ne faisons-nous pas davantage preuve de courage ? Pourquoi n’affichons-nous pas la volonté politique que d’autres pays manifestent ? Pourquoi n’imposons-nous pas l’application de cette loi, compatible avec le droit européen ? La Commission n’aurait alors qu’à s’exécuter. J’aimerais connaître votre position et vos attentes à court terme.             

Enfin, je sais que si la situation se débloquait, vous pourriez investir rapidement dans plusieurs sites. Vous avez en effet montré votre volontarisme, en matière d’investissements, sur le site de Gavet qui coûte beaucoup plus cher que prévu du fait de difficultés de configuration géologique. Nous sommes tous très heureux que le tunnelier y ait enfin percé la roche pour pouvoir mettre en production le plus rapidement possible ce site très vertueux qui permet une optimisation de la production de plus de 30 % supplémentaires.

M. Bastien Lachaud. Il serait bon que notre commission puisse avoir accès au contrat de pérennité tripartite et que vous nous présentiez un bilan de son exécution, s’agissant notamment de la livraison des îlots conventionnels de Flamanville 3 et de Taishan 1 et 2. Quels délais de livraison ont été convenus en 2014 dans ce contrat ? Qu’en est-il aujourd’hui ? Quid du lot Alstom d’Hinkley Point C ?

Benjamin Gallezot n’ayant toujours pas été remplacé depuis son départ de GEAST au début de l’année 2017, qui est désormais votre interlocuteur étatique pour défendre les intérêts d’EDF dans cette société ?

EDF est-elle associée à la relation industrielle avec l’opérateur finlandais Fennovoima qui a acheté la turbine Arabelle pour la centrale de Hanhikivi dans le cadre du contrat conclu avec une filiale de Rosatom ?

M. le président Olivier Marleix. J’appuie la demande de M. Lachaud. Il serait souhaitable que le rapporteur et moi-même ayons connaissance de ce contrat de pérennité, dans des conditions de confidentialité que vous nous imposerez.

Mme Natalia Pouzireff. Le volet de l’accord régissant les modalités d’exportation d’Arabelle prévoit la possibilité de se soustraire aux contraintes de type ITAR (International Traffic in Arms Regulations – réglementation américaine sur le trafic d’armes au niveau international). Pourriez-vous revenir sur cette disposition exceptionnelle ?

M. Jean-Bernard Lévy. Il y a eu une phase d’acclimatation lorsque les nouveaux dirigeants de GE se sont substitués à ceux d’Alstom. Cette période s’est achevée pour nous le jour où le client que nous sommes a obtenu une meilleure prise en compte de ses préoccupations – pas simplement de façon ponctuelle, pour tel ou tel chantier, mais de façon générale –, de sa culture et de la manière dont il avait toujours travaillé avec Alstom. Cette phase s’est achevée il y a maintenant plus de dix-huit mois, lors de l’inauguration de la centrale de Bouchain et de la réunion de clôture que nous avons eue avec M. Bolze et ses équipes. Cela nous a permis de repartir du bon pied. Depuis, nous estimons être très correctement traités par GE qui a adopté l’état d’esprit qui convient dans les relations entre un gros fournisseur et un gros client.

S’agissant des commandes que nous sommes susceptibles de passer, je voudrais souligner à nouveau les difficultés économiques que subit le secteur de l’hydroélectricité français, les prix de marché étant bas tandis que les impôts locaux sont élevés. Le système, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, n’assure aucune rentabilité à nos investissements. Bien évidemment, nous assurons la maintenance et la sûreté de nos installations. Néanmoins, nous appréhendons avec précision tout projet d’investissement, compte tenu des pertes qu’il est susceptible d’entraîner si les prix de marché restent à leur niveau actuel ou si nous n’obtenons pas d’allègement de la fiscalité locale. Les investissements que nous pourrions faire dépendent en réalité du lancement de quelques grands projets, auxquels Mme Battistel a fait allusion. J’ai cité tout à l’heure un projet au Cameroun : si les choses se déroulent comme nous le souhaitons, nous devrions pouvoir prochainement lancer le chantier de Nachtigal, pour lequel nous avons présélectionné l’activité de GE Hydro comme fournisseur de la turbine. C’est un chantier important. Pour le reste, nous dépendons de la résolution du problème des concessions hydroélectriques et je ne peux que vous encourager à soutenir l’effort que fait EDF auprès du Gouvernement français pour que ce dernier obtienne un accord satisfaisant avec la Commission européenne sur ce sujet difficile.

Monsieur Lachaud, à ma connaissance, les livraisons qui ont été faites par Alstom puis GE sur les chantiers de Flamanville 3 et sur les deux réacteurs de Taishan se sont déroulées convenablement. Non pas qu’il n’y ait pas eu de difficultés – il y en a toujours dans les chantiers de cette envergure – mais elles ont été résolues. Ce ne sont pas les livraisons d’Alstom et de GE qui sont à l’origine des retards de Taishan et plus encore de Flamanville. Sans être exemplaire, la prestation d’Alstom puis de GE pour les salles des machines de Taishan et de Flamanville est tout à fait convenable. Il est trop tôt pour parler d’Hinkley Point mais nous estimons que les choses devraient bien s’y passer également puisqu’il y a peu de différences avec la salle des machines de Flamanville.

Vous avez parlé d’un chantier finlandais qui est apparemment mené par Rosatom. EDF n’en connaît rien et n’y participe d’aucune manière.

Les accords tripartites étant couverts par le secret industriel, je ne saurais engager EDF dans quelque démarche que ce soit visant à répondre à votre demande d’accès à ces documents.

Enfin, madame Pouzireff, il n’y a pas aujourd’hui de composant ITAR dans Arabelle mais si cela devait changer, il ne serait pas possible, pour le gouvernement américain, de soumettre cette turbine à une autorisation d’exportation. Cette précaution a été prise à bon escient par les personnes qui ont négocié ce point en 2013-2014.

M. le président Olivier Marleix. La question du contrat de pérennité est évidemment un élément de crédibilité majeur, s’agissant de ce qui s’est passé en 2014. Je vous rappelle que ce contrat avait été présenté devant la commission des affaires économiques par le ministre de l’économie de l’époque comme devant rassurer la représentation nationale. Il me paraît donc important que l’entreprise publique EDF soit en mesure, dans le respect du secret des affaires, d’informer la représentation nationale à ce sujet. La transparence, si elle doit avoir des limites, doit aussi être effective pour des enjeux aussi capitaux. Je formulerai la question différemment : le Gouvernement a-t-il copie de ce contrat de pérennité, signé entre General Electric, par le biais de la GEAST dont l’État était actionnaire, et l’entreprise EDF, dont l’État est également actionnaire ?

M. Jean-Bernard Lévy. Je parle sous le contrôle de mes collaborateurs car je n’étais pas en poste lorsque ces accords ont été négociés. Je crois qu’il n’y a pas d’accord de pérennité dont l’État ne soit pas lui-même signataire.

M. le président Olivier Marleix. On peut donc y avoir accès dans le cadre d’un contrôle sur pièces et sur place dans les services de Bercy.

Mme Sarah El Haïry. En 2017, des membres de Greenpeace ont pu pénétrer sur le site de la centrale nucléaire de Cattenom en Moselle afin d’appeler l’attention sur le manque de sécurité des installations nucléaires françaises. À la suite de cette intrusion, quelles mesures ont été prises pour renforcer la sûreté de nos centrales, compte tenu du risque terroriste ?

M. Jean-Bernard Lévy. Nous estimons que toutes les mesures sont prises sous l’autorité du Gouvernement, des préfets et de la gendarmerie avec laquelle nous avons une convention pérenne nous permettant de protéger l’accès aux centrales nucléaires. Malgré l’heure très matinale – entre cinq heures et cinq heures et demie du matin –, les personnes qui ont percé un simple grillage et qui se sont ainsi retrouvées dans une zone de la centrale non accessible au public mais extrêmement éloignée des matières radioactives ont été interpellées en huit minutes. Cela est de nature à nous rassurer tous quant à l’efficacité des services de gendarmerie : je profite de cette occasion pour leur rendre hommage.

M. Bastien Lachaud. Vous ne m’avez pas dit qui était votre interlocuteur étatique au sein de GEAST depuis le départ de Benjamin Gallezot.

M. Jean-Bernard Lévy. Je ne doute pas que si besoin était, nous saurions nous adresser aux bonnes personnes au sein du ministère de l’économie et des finances, dont était issue la personne que vous citez. À aucun moment nous n’avons observé de mauvaise volonté de la part des signataires du contrat de pérennité, et des accords au sens large, quant à l’accès d’EDF aux différentes sources d’information. D’ailleurs, c’est à la demande même de GE que nous avons été invités à assister à des réunions auxquelles notre présence n’était pas prévue. J’entends bien qu’il eût été préférable d’éviter une absence trop longue de représentant officiel de l’État au sein de GEAST mais cela ne nous a pas posé de problème particulier. J’en profite pour vous indiquer que la mise en application, depuis un peu plus de deux ans, des accords, négociés il y a trois ou quatre ans, se déroule dans un excellent état d’esprit et que le climat de confiance est très satisfaisant entre les différentes parties.

M. le président Olivier Marleix. Je précise à M. Lachaud que j’ai écrit ce jour même au président d’Alstom pour lui demander communication du nom des administrateurs, étant entendu que l’État était actionnaire d’Alstom au cours de ces trois dernières années via Bouygues, et connaître aussi le rythme des réunions de ces trois joint-ventures. On a parfois le sentiment que l’activité de ces dernières est une coquille vide.

Je vous remercie tous de votre présence à cette audition.

 

La séance est levée à dix-huit heures trente.

 


12.    Audition, sous forme de table ronde, ouverte à la presse, de M. Élie Cohen, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de M. Pierre Veltz, sociologue et économiste

(Séance du jeudi 18 janvier 2018)

La séance est ouverte à neuf heures quarante.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui MM Élie Cohen et Pierre Veltz, deux personnalités appréciées et remarquées pour la pertinence de leur regard sur les questions économiques et industrielles. Au cours de cette audition, qui sera un peu plus informelle que les précédentes, nous aurons un échange de vues sur les sujets que traite notre commission d'enquête.

M. Élie Cohen est directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Auteur de plusieurs ouvrages, il a notamment écrit Le Décrochage industriel, paru en 2014. Avec Philippe Aghion et Gilbert Cette, il a aussi écrit en 2015 un livre sur les réformes nécessaires en France – vaste programme ! – qui est intitulé Changer de modèle.

M. Pierre Veltz a aussi une expérience riche et nourrie. Urbaniste de profession, titulaire d'un doctorat en sociologie, il a été président de l'établissement public Paris-Saclay, de 2010 à 2015. Il est aussi l'auteur d'ouvrages parmi lesquels on peut citer Le Nouveau monde industriel, paru en 2008, et La Société hyper-industrielle, le nouveau capitalisme productif, publié en 2017.

Avec le rapporteur, nous avons essayé d'organiser les thèmes que traite notre commission autour de deux volets.

L’un consiste, en quelque sorte, à faire de l’archéologie et à pratiquer l'autopsie de certaines décisions prises par l'État, notamment au moment de la cession d'Alstom Power, en 2014. Concentrée de diverses choses, cette opération vient de très loin : l'abandon d'un conglomérat à partir de l’éclatement d’Alstom-Alcatel et de la vente des chantiers navals en 1995. Elle intervient dans un contexte de mondialisation et d'une guerre économique qui utilise tous les moyens. Nous avons vu que l'extraterritorialité du droit américain n’était pas sans effets et qu’elle avait pu fragiliser certaines entreprises, notamment au moment de la cession d'Alstom Power. Nous serons très heureux d'avoir vos analyses sur ces sujets. Vous avez eu l'occasion, monsieur Cohen, de vous exprimer publiquement sur la cession d'Alstom Power à General Electric (GE).

Le deuxième volet, extrêmement vaste, est beaucoup plus prospectif. La première question, celle que pose régulièrement notre rapporteur aux personnes que nous auditionnons, est la suivante : qu'est-ce qu'un secteur stratégique justifiant une intervention de l’État pour protéger nos intérêts dans une économie mondialisée ?

La deuxième question est celle des outils utilisés pour assurer cette défense de nos intérêts. Notre législation est assez aboutie. Le décret Montebourg, dont on parle souvent, s’appuie sur un texte aussi ancien que la liberté de circulation des capitaux dans notre droit, qui date de 1966 et n’a jamais été remis en cause par l'Europe. Pourtant, tout cela n’est pas une évidence puisque, par exemple, le jour où M. Patrick Kron a décidé d'aller négocier la vente d'une entreprise aussi importante et stratégique qu’Alstom, il ne lui est pas venu à l’esprit que l'État pourrait avoir un droit de regard sur cette vente et pourrait s'y opposer. C’est dire le peu de cas qui est fait de notre droit en la matière dans notre pays ! Nos outils sont-ils performants ? Les Américains ont des systèmes beaucoup plus performants, sans parler des Chinois.

Tout cela conduit à d’autres interrogations sur l'organisation de nos entreprises
– activité unique ou conglomérat – et sur la recherche. Les entreprises dont nous parlons sont généralement issues d'une collaboration fructueuse avec la recherche publique. On a changé de modèle. Est-on totalement adapté aux nouveaux défis en matière de recherche, si l’on compare la France aux pays avec lesquels elle est en compétition ?

Se pose aussi la question de la gouvernance de certaines entreprises comme Areva. L’effondrement d’Areva laisse perplexe. Y avait-il un conseil d'administration dans cette entreprise ? Le mode de désignation des présidents de ces entreprises – qui relève essentiellement du fait du Prince, même si les commissions parlementaires sont désormais censées avoir un mot à dire – peut laisser songeur. Est-ce vraiment adapté aux défis que doivent relever les entreprises dans la compétition mondiale.

Nous aimerions aussi avoir vos lumières sur une autre question, à la fois très importante, très ancienne et très rebattue dans notre pays : l'insuffisance du capital. Des personnes auditionnées ont utilisé l’expression « capitalisme sans capital » à l’égard de l'économie française. Comment diriger l’épargne vers les entreprises ? Peut-on imaginer que nous arriverons un jour à aller au-delà des tentatives faites au travers du Fonds stratégique d'investissement (FSI) puis de la Banque publique d'investissement (Bpifrance) ? Parviendra-t-on à mobiliser une part plus significative de l'épargne en faveur de l'économie donc d’entreprises dont la rentabilité ne sera assurée qu'à plus long terme ?

Voilà quelques-uns des très nombreux sujets de réflexion sur lesquels nous aimerions vous entendre. Vous serez certainement capables de relever ce défi consistant à nous fournir des idées intéressantes en très peu de temps. Je vous donne la parole pour un exposé liminaire d’une quinzaine de minutes chacun, puis nous passerons aux échanges avec les membres de la commission d’enquête.

M. Élie Cohen directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Vous avez évoqué les problèmes d'archéologie industrielle et Pierre Veltz considère que c’est mon domaine. Je vais donc commencer par là. Vous ne pouviez pas mieux choisir comme point de départ que le sort de la Compagnie générale d'électricité (CGE), tant il est vrai qu'avec la cession de la partie ferroviaire d'Alstom, on a bouclé le dernier acte, le dernier chapitre de l'histoire de cette société.

Vous avez présenté d'emblée la Compagnie générale d'électricité comme un conglomérat technologique et vous avez voulu initier la réflexion sur le devenir de ce type de groupes.

La cession finale d'Alstom ferroviaire à Siemens ouvre la voie : nous pouvons comparer deux conglomérats technologiques dont l’un persiste encore et l'autre a totalement disparu. Cependant, je crois que ce n’est pas tout à fait la bonne façon de présenter l'histoire de la CGE car, avant d'être un conglomérat technologique, elle est la figure emblématique du capitalisme à la française et je dirais de la politique industrielle à la française.

Traditionnellement, on oppose deux conceptions de la politique industrielle, l’une étant appelée horizontale et l’autre verticale. Dans le cadre d’une politique industrielle horizontale, l'État n'a pas un rôle particulier à jouer dans la spécialisation industrielle d'un pays. La spécialisation se constate ex post en fonction des avantages comparatifs, des stratégies et développements des entreprises. Ainsi, on constate ex post qu’un pays est plutôt spécialisé dans tel secteur plutôt que dans tel autre. Il y a des indices de spécialisation relative par rapport aux voisins, plus ou moins marqués dans tel ou tel secteur.

La politique industrielle horizontale revient alors à créer toutes les conditions favorables au développement de cette activité par le biais de mesures fiscales, réglementaires ou sociales, de la commande publique, de l'éducation, de l'enseignement supérieur, de la recherche. En gros, elle consiste à créer l'environnement le plus favorable. Le rôle de l'État est de maximiser la localisation sur le territoire national des activités qui sont génératrices d'emplois, de recherche, de développement, de revenus, etc.

Selon cette conception horizontale de la politique industrielle, l'État est agnostique par rapport à la propriété du capital. Si des investisseurs étrangers viennent acheter nos « fleurons » mais qu'ils développent l'activité sur le territoire national, c'est très bien, on applaudit. Dans cette pure logique de maximisation de la valeur créée sur le territoire, le rôle de l'État est de favoriser au maximum cette activité et ces développements.

Cette conception horizontale est encore qualifiée de britannique. On lui oppose la conception verticale, dite française, selon laquelle l'État ne peut pas être indifférent à la nature des activités et à la spécialisation industrielle, parce que certaines spécialisations sont plus désirables que d'autres. Porteuses de plus fortes contributions, ces spécialisations désirables permettent de créer plus de richesses utiles au pays pour ses autres politiques stratégiques, notamment de défense.

Pour favoriser telle spécialisation plutôt que telle autre, l'État doit agir par des politiques sectorielles et volontaristes de spécialisation. La France a poussé très loin cette logique, mais d'autres pays comme le Japon l'ont également fait. En France, on a même inventé un modèle auquel j'avais consacré un bouquin, il y a très longtemps, et que j’avais appelé le « colbertisme high-tech. ». C’est le modèle des grands projets, des grands programmes etc. À partir de la vision d'un développement et d’une spécialisation nécessaires dans une activité industrielle déterminée, L’État met en commun les moyens de la recherche publique, de la commande publique, du développement d'infrastructures et du financement public pour faire en sorte qu'un ensemble naisse et se développe. C’est ainsi qu’ont été élaborés les grands programmes aéronautiques, spatiaux, dans les télécoms et dans le ferroviaire.

La Compagnie générale d'électricité est la parfaite illustration de ce modèle puisqu’elle a chevauché plusieurs grands programmes : les télécoms avec Alcatel, le ferroviaire, celui de la génération électrique. Elle a même essayé de faire un bout de chemin dans le nucléaire avant d’abandonner pour se concentrer dans l'îlot conventionnel des centrales électriques quand la France a choisi le réacteur à eau pressurisée et a écarté le réacteur à eau bouillante.

La CGE est le prototype de ce modèle. Elle a bénéficié de la recherche publique, notamment des travaux du Centre national d'études des télécommunications (CNET) dans le domaine des télécoms. Elle a bénéficié de la protection de l'État qui, par le biais de la commande publique, a favorisé les technologies développées. Elle a bénéficié des grands programmes d'équipements comme le plan Delta LP dans les télécoms. En plus de tout cela, le financement même de son activité était assuré par le biais d'avances accordées par une grande administration de l'époque, la direction générale des télécommunications (DGT). La stratégie d'internationalisation d'Alcatel a été partiellement financée par France Télécom à travers toute une série de techniques.

Qu'est-il arrivé ? Dans un premier temps, ce modèle a été un formidable succès puisqu'il a permis un rattrapage dans les domaines de la téléphonie et du ferroviaire, et la réalisation des grands plans d'équipement du territoire. Dans un deuxième temps, le modèle s’est épuisé pour plusieurs raisons. Premièrement : les objectifs fixés ont été atteints. Deuxièmement : avec l’adoption des réglementations de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et de l'Union européenne, certaines pratiques jusqu’alors banales comme les subventions directes ou croisées et les transferts gratuits sont devenues impossibles. Troisièmement : l'entreprise ayant réussi, elle a elle-même aspiré à un développement international, à réussir sa mondialisation, d'où les incursions du groupe de la Compagnie générale d’électricité en Chine dans la génération électrique et aux États-Unis dans les équipements télécoms. Le groupe est devenu international.

Une fois devenu mondialisé et présent dans des activités aussi diverses que la presse, les télécoms, la génération électrique, la construction navale et les machines-outils, il est difficile de mener à bien tous ces développements en même temps. C’est d'autant plus difficile que la vertu du conglomérat technologique est évidente lorsque les transferts technologiques viennent pour l’essentiel de la recherche publique. Quand un groupe doit financer lui-même des efforts spécifiques de recherche dans chacun des domaines où il entend être présent, la tâche se révèle rapidement impossible. Au bout d’un moment, la Compagnie générale d’électricité a dû se spécialiser. Cette stratégie s’est d’autant plus imposée que de nouveaux acteurs étaient apparus, notamment des entreprises chinoises. En quinze ans, deux petits acteurs chinois, inconnus dans le domaine de la construction ferroviaire, sont devenus, en fusionnant, le premier groupe mondial du secteur. C’est compréhensible : en France, il faut se battre en duel pour construire cinquante kilomètres de ligne à grande vitesse (LGV) alors qu'en Chine on construit des lignes de 1 500 kilomètres. Les ordres de grandeur ne sont pas les mêmes. Pour résumer, dans un contexte de mondialisation et de nouvelles réglementations, l'impératif de spécialisation devient plus important.

Autre élément important : ces grands groupes français, comme vous l'avez indiqué dans votre intervention liminaire, étaient faiblement capitalisés. Cette faiblesse tient au modèle français de financement des entreprises, qui repose beaucoup plus sur la dette que sur le capital. Le taux d'autofinancement actuel des entreprises allemandes est de 120 % alors que celui des entreprises françaises est de 80 %. Les entreprises allemandes sont depuis longtemps productrices nettes d'épargne alors que les entreprises françaises continuent à dépendre largement de financements extérieurs. Or pour les activités très capitalistiques et à cycles très longs dont nous parlons, il est nécessaire d’avoir des ressources en capitaux qu’une entreprise du type de la Compagnie générale d’électricité – qui n’a jamais été une vraie entreprise de marché et a toujours beaucoup dépendu des financements de l'État – n'est pas capable d'assurer.

Les entreprises ont d’autant plus ressenti le besoin de se spécialiser et de se concentrer qu’elles ont été confrontées au même moment à la révolution de l'internet et à la montée d'acteurs nouveaux dans les télécoms comme le chinois Huawei.

Elles ont eu besoin d'investir beaucoup, de prendre le tournant de la 4G et de la fibre. À ce moment-là, il a été décidé de casser la Compagnie générale d’électricité en deux pôles, l’un organisé autour des télécoms et l’autre autour de la génération électrique et du secteur ferroviaire.

Cette partition n'a pas suffi. Les acquisitions d’entreprises de l’internet américaines, effectuées dans le cadre du développement dans les télécoms, se sont révélées catastrophiques. La Compagnie générale d’électricité a payé très cher pour rien : sitôt les opérations réalisées, les créateurs et les principaux dirigeants de ces entreprises américaines sont partis. Ces mauvais choix ont entraîné des pertes importantes et l'affaiblissement du pôle « télécoms ». Quant au pôle « électrique et ferroviaire », il a aussi souffert de grandes difficultés : l’activité dans les turbines, rachetée au groupe ABB, a occasionné de lourdes pertes car la technologie était défectueuse.

Le modèle colbertiste s’est ainsi délité progressivement sous l'effet combiné des pressions de la mondialisation, de l'intégration européenne et de certains choix industriels qui se sont révélés malheureux. Il y a eu une lente descente aux enfers. Le groupe ne pouvait que subir durement tout choc exogène violent comme un retournement économique. C’est ainsi qu’est arrivé le premier plan de sauvetage d’Alstom, négocié par Nicolas Sarkozy et Mario Monti, le commissaire européen à la concurrence. Selon la procédure classique, pour aider l'entreprise à s'en sortir et dans la mesure où l'État devait intervenir, il a fallu faire des cessions. Les Chantiers de l'Atlantique ont été vendus. Cela n'a pas suffi. Les éclatements successifs ont abouti à la disparition pure et simple du groupe.

Quand on fait de l'archéologie, il faut être lucide et ne pas se payer de mots. Dire qu'on est en train de faire des « Airbus » du ferroviaire, de l'électrique ou de la construction navale, revient à se payer de mots. On est en train de mettre le point final à une aventure industrielle qui a été particulièrement coûteuse. Mettons néanmoins un bémol : après tout, si tout cela permet le maintien sur le territoire national des compétences, de l'activité et de la recherche dans les domaines des télécoms et du ferroviaire, où est le problème ? On revient à une conception de type britannique de la politique industrielle. C'est sur le territoire national que vont continuer à avoir lieu les développements scientifiques et technologiques majeurs tels que la 5G ou les trains du futur. Si nous conservons la technologie et la maîtrise scientifique, si les activités et des centres de commandement locaux continuent à prospérer sur notre sol, après tout, on sera sorti d'un modèle colbertiste pour entrer dans un modèle plus classique ou le rôle de l'État est de négocier au mieux les avantages comparatifs du territoire national pour maintenir sur place les compétences et les activités nécessaires.

Est-ce le cas dans l'affaire Alcatel ? Je crains que non pour deux ou trois raisons assez évidentes. L’actuel Nokia est le produit du regroupement de Nokia, d'Alcatel, de Nortel, de Lucent et de Siemens Télécoms. Il y a eu tellement de branches agglomérées et fusionnées que l'entreprise doit nécessairement faire des choix en matière de lignes de produits et de filières technologiques. Les arbitrages en cours ne sont pas nécessairement en faveur des filières françaises, comme cela risque d’être le cas pour les développements de la 5G. Il y a malgré tout un coût à perdre le contrôle de certaines activités, lorsque des entreprises nées de rameaux différents finissent par se concentrer et se déployer sur un axe qui n'est pas nécessairement favorable à celui qui a été longtemps privilégié au niveau national.

Quelle a été la stratégie de la France dans ces cas-là ? Nous en arrivons à la fin du processus. Le Gouvernement actuel a cherché à négocier au mieux la présence de ces activités sur le territoire national, en essayant d'obtenir le maximum de garanties. Dans le cas des Chantiers de l'Atlantique, le groupe Fincantieri a donné des garanties sur le maintien de l’activité et des compétences sur le sol national, et sur la protection de la propriété intellectuelle. Des conditions ont ainsi été mises au transfert éventuel des compétences aux partenaires de Fincantieri, notamment à China State Shipbuilding Corporation (CSSC) qui cherche à monter en gamme. On essaie de prendre des garanties et de développer l'activité sur le sol national, mais on renonce à l’idée que l'État joue un rôle spécifique dans le développement et la présence d'activités et de compétences maîtrisées sur le territoire national, sous contrôle de capitaux nationaux.

M. Pierre Veltz, sociologue et économiste. Élie Cohen est un excellent médecin légiste ! Il a parfaitement décortiqué le cadavre. Nous sommes clairement en train de vivre la fin d'un cycle. Ne soyons pas totalement négatifs et reconnaissons que ce fameux colbertisme a bien fonctionné dans certains domaines comme l'aéronautique et les filières énergétiques où nous ne nous en sortons pas si mal.

Les changements actuels nous arrivent de multiples horizons et possèdent de multiples facettes. La montée du digital, de la numérisation, se ressent dans tous les secteurs. Quant à la mondialisation, nous ne savons pas très bien quel tournant elle est en train de prendre. Pour certains, nous serions dans une phase de démondialisation. Le commerce international a augmenté moins vite que le PIB mondial pendant quelques années, ce qui les a fait conclure à une démondialisation. Depuis deux ans, ce n’est plus le cas. Nous constatons la montée de la Chine, une bonne reprise de l'industrie américaine et une évolution positive de l'industrie européenne.

Dans ce cadre nouveau, comment peut-on redéfinir la politique industrielle et le rôle de l'État ? Faut-il laisser jouer les forces du marché le plus librement possible, tout en aménageant leurs conditions générales, conformément à la politique horizontale ? Faut-il redéfinir des politiques verticales, sachant qu’elles ne peuvent plus être identiques à celles pratiquées par le passé ?

Dans vos propos liminaires, monsieur le président, vous avez mis l’accent sur la notion d’industries et d’entreprises stratégiques pour le pays. Que faut-il garder ? Quel type de contrôle faut-il conserver sur les fusions-acquisitions, les réorganisations, les restructurations internationales ? Pour répondre à ces questions, il faut se placer dans une perspective plus large et essayer d’avoir une vision de notre économie future sur le territoire, en partant du fait que les grandes entreprises sont désormais présentes dans le monde selon un modèle de développement extrêmement extraverti. Dans ce contexte, quel est le rôle de l'État ?

Cette réflexion conduit à se poser une série de questions. Quel est le champ de ce qu'on appelle la politique industrielle ? Dans le livre que vous avez cité, je mets beaucoup l'accent sur l'intégration – pour ne pas dire la fusion – progressive entre les secteurs des services, en tout cas des services entre entreprises (business to business – B to B) dans lesquels la France occupe des positions relativement fortes grâce à des sociétés comme Atos ou Dassault Systèmes. Que devient la relation entre les services et le monde manufacturier traditionnel ? Il suffit de regarder autour de soi pour constater que, notamment sous l'effet du numérique, la frontière est devenue extrêmement floue entre ces deux mondes.

Or toutes nos institutions et nos organisations, qu'elles soient patronales ou syndicales, et la construction même de nos statistiques continuent à séparer ces deux mondes de manière assez rigide. Les politiques de compétitivité, je pense au rapport Gallois, ont été extrêmement centrées sur le monde manufacturier et son relatif décrochage qui est indéniable. Pour ma part, je pense qu'il faut adopter une vision plus large. Il ne s’agit pas seulement d’une question de nomenclature ou de définition de périmètre. Il y a là un enjeu de fond, ne serait-ce que parce que les infrastructures générales, je pense aux questions de normes, continuent à séparer ces deux mondes de manière très rigide.

Ce constat peut conduire à des conclusions assez différentes. Certains économistes – Lionel Fontagné et son équipe, par exemple – estiment qu’à ce stade d’intégration entre les services et l'industrie, on peut imaginer une France « industrielle » mais factory free, c’est-à-dire sans usines. C’est une nouvelle version du fameux concept de fabless utilisé par Serge Tchuruk au début des années 2000. L’ancien PDG d’Alcatel avait provoqué un véritable séisme, d’ailleurs à sa grande surprise. Ces économistes tiennent un raisonnement qui rejoint un peu les propos d’Élie Cohen : tant qu'on garde chez nous certaines activités et la R&D, on peut avoir une industrie au sens large du terme, ce que j'appelle une hyper industrie, qui soit performante tout en n'ayant plus d'activité manufacturière sur le territoire.

Pour ma part, je suis très opposé à cette idée. À mon avis, elle témoigne d’une grande méconnaissance de la complexité des fonctions manufacturières, au sens étroit du terme. Ceux qui ont visité des usines modernes savent que ce sont des objets extrêmement sophistiqués qui ont besoin d'un environnement technologique très avancé. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, l'avenir de l'industrie manufacturière mondiale n'est pas essentiellement dans les pays émergents, en tout cas pas dans la grande masse de ces derniers. Certains pays comme la Chine et d'autres tirent actuellement leur épingle du jeu, mais l'avenir appartient plutôt à des pays plateforme qui seront en nombre assez limité car les compétences exigées seront extrêmement pointues.

Le mouvement de robotisation et la balkanisation des dérégulations montrent que nous sommes très loin de la mondialisation lisse et homogène que nous avions imaginée à un moment. On voit des formes de retour de la production dans des pays développés, même si le mouvement reste encore relativement marginal. American Apparel a ainsi créé, à grand renfort de publicité, une grosse usine de textile-habillement sur le sol américain mais qui utilise très peu de main-d’œuvre. Le secteur du textile-habillement est assez typique : la production a été complètement déléguée à des pays à faibles coûts salariaux parce que c'était une industrie très intensive en main-d'œuvre ; après le textile, l'habillement devient extrêmement robotisé, ce qui va provoquer une très importante redistribution des cartes.

À mon avis, il est extrêmement dangereux de penser que l’on peut séparer durablement les centres de conception, la distribution, la logistique et le marketing de la fabrication. Pour bien concevoir les produits, il faut une interaction permanente avec les usines. Il est donc très important de garder des usines sur le sol national. Ce n’est pas du tout contradictoire avec l'idée qu'il faut aussi réfléchir à améliorer la qualité et l'efficacité de nos grands services. En fait la compétitivité est globale.

Quand on compare l'industrie manufacturière de la France à celle de l’Allemagne, comme cela a été fait dans le rapport Gallois et d'autres, on ne peut pas se limiter au monde manufacturier. En moyenne, les exportations manufacturières françaises intègrent entre 30 % et 40 % de services. Le coût et la qualité de ces services sont donc absolument essentiels. En moyenne, ces exportations intègrent aussi quelque 30 % de composants achetés. Dans ce domaine, l'Allemagne a été beaucoup plus efficace que nous parce qu'elle a mobilisé toute son « arrière-cour » – je n’y mets aucune connotation péjorative – des pays d'Europe de l’Est, ce que nous n’avons évidemment pas été capables de faire. Nous devons absolument avoir une vision globale. Ce qui nous manque, c’est d’avoir une vision stratégique du territoire, de la manière dont il sera équipé en services numériques et en industries manufacturières.

Sans revenir sur les concepts de politique industrielle développés par Élie Cohen, je dirais que nous éprouvons actuellement une grande difficulté à définir ce qu’est un secteur industriel. L'idée de politique industrielle verticale est très liée aux filières et à secteurs industriels, mais il y a actuellement beaucoup de discussions autour de ce vocabulaire.

L’une des caractéristiques du nouveau monde dans lequel nous entrons, c’est une extraordinaire hybridation technologique qui est transversale à beaucoup de secteurs. Le numérique pousse à cela de manière extrêmement puissante, ce qui fait que les frontières jusqu’alors traditionnelles entre les secteurs sont très largement bousculées. Après avoir développé des logiciels de calcul de structures pour les avions, Dassault Systèmes travaille à présent dans des domaines variés comme l’urbanisme ou la santé. Les systèmes techniques actuels sont très ouverts et peuvent difficilement se réduire à la notion de filière.

En France, je ne vois guère qu’un domaine où la notion de filière reste encore très forte : l'aéronautique et le spatial, des secteurs qui sont liés à la défense. Ce n’est pas un hasard si c'est dans ce domaine que les institutions de filière fonctionnent le mieux. Même le secteur de l’automobile est complètement percuté par des technologies exogènes : le numérique, comme le montrent les tentatives d’entrée des GAFA ; le passage du moteur thermique au moteur électrique, qui représente un vrai changement de système technique. La question des batteries est absolument stratégique pour l'avenir de la France. Or le monde des batteries n'a vraiment rien à voir avec le monde de la mécanique traditionnelle, voire de la mécatronique.

Pour ma part, je raisonnerais plutôt à partir des nouveaux systèmes techniques qui sont en train d’émerger et qui sont centrés autour de grands sujets sociétaux, comme la santé et la mobilité. Le devenir de l’automobile s’analyse en termes de mobilité, on peut le constater à la manière dont les industriels conçoivent désormais leur métier. Ils comprennent qu’ils vont devoir proposer des services et ne plus se contenter de vendre des objets, et ils sont d’ailleurs assez mal armés pour ce faire. Ils vendent déjà des services financiers mais ils n’en sont pas à considérer la voiture comme un service de mobilité. Le changement de posture est culturel et profond.

Les nouveaux systèmes sociotechniques, qui s’organisent autour de la mobilité, demandent de nouvelles infrastructures physiques et normatives. C’est là que la puissance publique a un rôle à jouer : il faut équiper le territoire en stations de recharge électrique, adapter la régulation aux voitures autonomes, etc. Ce changement de système ne peut pas être totalement pris en charge par les entreprises, ne serait-ce que parce qu’il implique des adaptations normatives qui ne sont pas de leur ressort. Or les normes sont absolument stratégiques, ce que nous avons toujours eu du mal à comprendre en France. Il faut aussi repenser le système de propriété intellectuelle. Tout cela ne peut pas se faire sans l’État.

La santé est l'exemple type de l’imbrication entre l’industrie et les services. À mon avis, la technologique appliquée à ce secteur représente un enjeu central des prochaines décennies. Alors que le génie mécanique et l’ingénierie informatique n’avaient aucun rapport avec le domaine du vivant, nous assistons désormais à une fusion des deux mondes. Dans le domaine de la recherche, les grandes universités américaines créent des instituts mixtes où les roboticiens travaillent avec les médecins, les ingénieurs et les biologistes.

Du côté du marché et de la demande, on constate que l’on ne peut plus séparer le médicament des appareils médicaux, alors que les entreprises pharmaceutiques ne sont absolument pas équipées pour gérer ces dispositifs. Prenons le traitement du diabète. Sur le papier, il paraît très simple d’assurer une surveillance permanente grâce à un système qui associe une pompe à insuline sous-cutanée et un capteur de glycémie sans aiguille. Le dispositif fonctionne en boucle fermée avec un contrôle automatique du débit de base de la pompe. En fait, cela ne se développe pas vraiment pour des raisons purement économiques mais aussi parce que ces grandes entreprises pharmaceutiques n’ont pas cette culture du dispositif médical.

Le changement de système passe par la même trilogie : industrie-services-numérique. Si l’État n’intervient pas pour fixer des règles et créer de nouvelles infrastructures, nous n’allons pas nous en sortir.

L’une des manières d’avancer consisterait à lancer des expérimentations en vraie grandeur. Avec le Programme d’investissements d’avenir (PIA), on a multiplié les petites expérimentations. Il est temps de sortir de l’ère des démonstrateurs. Il faut ajouter au zéro aux montants en question pour mettre en place des expérimentations lourdes sur des territoires entiers à une échelle industrielle.

Prenons l’exemple de la mobilité. Il est clair que le déploiement de la voiture électrique est une évolution inéluctable. Or, en France, son développement se fait dans un certain désordre. Nous ne mettons pas toutes les chances de notre côté pour être en position de leadership international alors que nous disposons de tous les atouts nécessaires. Il serait bon de lancer une expérimentation à grande échelle, en choisissant une ou deux villes où mettre le paquet. Tout le monde en tirerait des enseignements : les industriels, les collectivités, les services.

Là réside le nouveau modèle de la recherche. Le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives a constitué une aventure formidable mais ses recherches se limitaient au laboratoire. Aujourd’hui, en matière de mobilité ou de santé, le laboratoire, c’est la société tout entière.

Grâce au grand emprunt et au PIA, nous avons beaucoup avancé. J’ai présidé récemment le jury de l’appel à manifestation d’intérêts de l’action « Territoires d’innovation de grande ambition » dont le cahier des charges était extrêmement ouvert et, avec les membres du jury, nous avons été très heureusement surpris de la qualité des projets qui nous ont été soumis. Les financements devraient toutefois passer à l’échelle supérieure.

Pour terminer, je distinguerai quelques sujets clefs pour une nouvelle politique industrielle et territoriale.

Il y a d’abord toutes les questions relevant de la fiscalité du capital et des charges qui restent très largement non résolues. Les taux de marge des entreprises sont trop faibles. Il faut absolument les reconstituer.

Il y a ensuite les politiques d’innovation pour lesquelles l’État consacre beaucoup d’argent : 10 milliards d’euros, soit 25 % de plus que le budget du ministère de la justice. Elles sont loin d’être optimales car les dispositifs sont très dispersés : soixante-deux au niveau national et quatre-vingt-neuf au niveau régional, selon un rapport de France Stratégie. Les patrons de PME ne peuvent pas passer leur vie à rechercher le dispositif le plus adapté. C’est une excellente chose que les régions reprennent la main en ce domaine mais il faut éviter les superpositions. Mieux vaudrait régionaliser certains dispositifs nationaux que de les faire coexister avec les dispositifs propres aux régions et aux métropoles.

Enfin, il y a la formation. Celle des ingénieurs n’est pas en cause : nous savons qu’elle est reconnue au plan international. Le grand sujet de préoccupation est la formation des techniciens et des opérateurs qualifiés. Un même lamento se fait partout entendre : les directeurs d’usine ne parviennent pas à recruter, y compris dans les régions où le taux de chômage est élevé. Les usines modernes sont extrêmement sophistiquées et nécessitent un personnel qualifié. Quand j’ai interrogé des proviseurs du bassin minier du Pas-de-Calais où j’ai travaillé ces dernières années, j’ai été effaré de constater que deux fois sur trois, ils répondaient qu’ils regrettaient de ne pas envoyer assez d’élèves dans l’enseignement général. C’est d’une certaine manière un drame français. Le défi stratégique est de valoriser la formation professionnelle, d’opérer une montée en gamme, de travailler avec le monde des entreprises. Il faut former cette jeunesse qui ne demande qu’à travailler et lui montrer qu’occuper un job passionnant dans le monde industriel, c’est mieux que d’être chômeur après avoir fait des études de psychologie à la fac !

M. le président Olivier Marleix. Monsieur Cohen, doit-on vous laisser à votre rôle de médecin légiste ou voulez-vous apporter des compléments ?

M. Élie Cohen. Je suis assez largement d’accord avec Pierre Veltz mais pour éviter les redites, je vais examiner la question sous un autre angle en m’attachant aux actions lancées par le nouveau Gouvernement et le Président de la République en matière de politique industrielle.

Nous pouvons en distinguer trois types différents.

La première action tend à préserver l’emploi industriel et une capacité manufacturière dans des secteurs qui ont connu des difficultés et qui ont fait l’objet de restructurations majeures comme cela a été le cas des Chantiers de l’Atlantique. L’idée directrice est de se préparer au plein déploiement des technologies nouvelles de la French Fab.

Nous connaissons une grande révolution manufacturière. L’usine du futur est en train de se dessiner sous nos yeux : largement numérique, elle combine les techniques de l’intelligence artificielle, du big data, de la virtualisation et de la robotisation. Les nouveaux acteurs industriels ne sont pas du tout ceux auxquels on s’attend. Si je devais dire quelle entreprise est au cœur de la nouvelle industrie, je citerai également Dassault Systèmes. J’ai visité une usine dont la modélisation avait été conçue par leurs services et qui utilisait les outils d’intelligence industrielle de la société BrainCube qui permettent de connecter les machines entre elles, de corriger en temps réel les éventuelles pannes et d’organiser des dérivations de production.

La deuxième action est le financement des innovations de rupture. Le fonds de 10 milliards d’euros qui leur est dédié sera alimenté par des cessions d’entreprises publiques ou semi-publiques. Cela correspond à la volonté de faire de la France une start-up Nation : tout miser sur l’innovation disruptive pour renouveler profondément le modèle économique et le modèle industriel en favorisant le financement d’une partie du cycle de vie de l’entreprise. Nous savons en effet que l’un des grands problèmes en France n’est pas la création d’entreprises – il y a autant d’entreprises nouvelles chez nous que chez nos voisins, si ce n’est plus – mais la capacité à les faire croître jusqu’à une taille intermédiaire.

Nous comprenons bien l’idée sous-jacente : gérer le déclin progressif de l’ancienne industrie et favoriser l’éclosion de la nouvelle industrie. Le problème est que ces évolutions ne suivent pas du tout le même rythme. Du côté de l’industrie, il y a un processus massif ; de l’autre, des effets macroéconomiques qui se réduisent à des chiffres infinitésimaux. D’où la difficulté extrême dans laquelle nous sommes. Dans les domaines décisifs que sont la robotique, l’intelligence artificielle, le big data, la cybersécurité, la virtualisation, on ne trouve aucune entreprise française aux cinq premiers rangs mondiaux. On peut même se demander si cette start-up Nation ne s’appuie pas avant tout sur un phénomène d’inflation verbale car les chiffres ne sont pas au rendez-vous.

La troisième action passe par le fameux Grand plan d’investissement. Il conduit à rapatrier dans les ministères les fonds nécessaires et à sortir de la logique d’agence indépendante qui était celle du Commissariat général à l’investissement (CGI). Je ne vous cache pas que je n’approuve pas cette évolution, même si je suis un peu juge et partie puisque j’ai participé à la création du CGI et à l’élaboration des programmes d’investissements d’avenir. Je comprends la logique à l’œuvre : les ministères ne peuvent pas seulement être porteurs de mauvaises nouvelles avec les restrictions budgétaires ; il faut leur laisser aussi la maîtrise de quelques programmes de développement mobilisateurs.

Toutefois, je ne vois pas beaucoup l’avantage qu’il y aurait à retourner à un cadre administratif traditionnel, d’autant que l’expérience du PIA a été plutôt réussie, notamment pour ce qui est de sa gouvernance et des modalités de sélection, de suivi et d’évaluation des projets.

De plus, on peut craindre que cette évolution administrative ne rende plus difficile de mener des stratégies plus intégrées alors que c’est le type même de démarche qu’il faudrait appliquer à la nouvelle industrie qui est en train d’émerger. Une industrie qui déjoue les définitions sectorielles traditionnelles car elle élabore avant tout des solutions : solutions de mobilité, de santé, d’efficacité énergétique, de bien-vivre ensemble dans le cadre de nouvelles conceptions de l’urbanité et de l’urbanisme.

Il faut réfléchir aux instruments disponibles sans remettre en cause ce qui marche et prendre pleinement conscience de ce qu’est cette nouvelle industrie.

M. le président Olivier Marleix. J’aimerais revenir sur la mobilisation du capital.

Pour l’innovation et la croissance des start-up, il y a le plan de 10 milliards d’euros qui prolonge ce qui avait été fait avec Bpifrance.

Un problème de financement du long terme se pose dans les secteurs lourds où la mondialisation et une concurrence accrue ont conduit à une concentration des entreprises. La rentabilité à court terme n’est pas très élevée. Aucune solution satisfaisante n’a été trouvée alors que ce constat est établi depuis longtemps. Comment, selon vous, améliorer la mobilisation de fonds pour alimenter cette économie ? Nous avons pu voir à quelles difficultés se sont heurtés les tours de tables organisés pour sauver Alstom en 2004 et PSA en 2015. On a su inventer un modèle pour le logement. Quel pourrait-il être pour l’industrie ?

M. Élie Cohen. Il y a un fait sur lequel on ne met jamais l’accent : tout est organisé dans notre fiscalité et dans notre système de financement pour favoriser l’endettement au lieu des fonds propres et du capital. Si une entreprise dispose d’un système plus avantageux pour se financer par la dette, elle n’a pas intérêt à investir du capital. À cela s’ajoutent la fiscalité du capital, même si elle a connu quelques progrès récemment, avec le prélèvement forfaitaire unique notamment, et la faible rentabilité des activités industrielles. Enfin, quatrième élément : toutes les percées réglementaires et prudentielles effectuées ces dernières années visent à « dérisquer » le bilan des banques et des assurances, avec les accords de Bâle et les directives « Solvabilité ». Tout cela fait que l’investissement en capital est fortement pénalisé.

Si ni les acteurs institutionnels, ni les particuliers ne sont incités à investir et que l’État se retire, d’où voulez-vous que viennent les financements ? Vous me répondrez sans doute qu’il y a les financements par les marchés et vous aurez raison. Les entreprises françaises du CAC40 sont très largement détenues par des investisseurs étrangers.

M. Pierre Veltz. Doit-on penser cette mutation profonde seulement à l’échelon national ou faut-il prendre en compte l’échelle européenne ? C’est un sujet complexe. Pensons à la mobilisation de l’épargne : il est frappant de constater que les excédents considérables qui existent en Allemagne ne sont pas consacrés à l’investissement en Europe. Ce serait une excellente nouvelle si ces sommes étaient investies non seulement dans les pays en difficulté mais aussi en France.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Je vous remercie, messieurs, pour vos interventions passionnantes qui éclairent grandement les membres de notre commission.

Vous avez fait le constat que nous arrivions au terme du colbertisme, caractérisé par une vision verticale où l’État oriente les investissements, la fiscalité et les efforts économiques vers les secteurs qu’il juge stratégiques. Vous avez rappelé tous les désavantages que cela comporte en économie ouverte et les travers quotidiens que cela représente pour les entreprises. Une telle vision induit toujours le risque de passer à côté de secteurs nouveaux, plus porteurs en termes d’emplois et de savoir-faire pour l’avenir. Pensons à la mobilité et ses innovations que sont la route intelligente, les véhicules autonomes, le partage de véhicules. Or, sur l’échiquier politique, il y a toujours une tentation colbertiste. S’exprime encore le regret que l’État ne soit pas assez stratège, n’intervienne pas assez pour défendre nos champions nationaux, champions anciens qui ne sont pas les champions de demain. Le colbertisme est-il vraiment mort ?

Ma deuxième question porte sur les investissements étrangers et les intérêts nationaux. Nous ne pouvons pas nier qu’il y a des secteurs qui relèvent de nos intérêts vitaux, qu’il s’agisse de la défense, de la sécurité nationale, du nucléaire. Sommes-nous bien outillés pour les protéger des investisseurs étrangers malveillants ? À quel niveau fixer le seuil maximum pour les investissements étrangers ?

Ma troisième question concerne les entreprises étrangères. Un représentant syndical nous a dit que ce qui comptait pour lui, ce n’était pas la nationalité de l’investisseur mais la stratégie qu’il entendait mener. Beaucoup de questions que nous nous posons au sein de cette commission renvoient non pas à la nationalité des investisseurs mais à la capacité à détecter les difficultés des entreprises avant qu’elles n’en arrivent au stade dramatique des plans sociaux. Dispose-t-on des bons outils pour identifier ces difficultés et aider les entreprises à opérer un retournement stratégique ? N’a-t-on pas intérêt à sortir de la vision négative de l’investisseur étranger pour se focaliser sur la stratégie économique des entreprises, comme nous y appelait ce syndicaliste ?

M. Élie Cohen. J’aime bien votre expression de « tentation colbertiste ». J’ai essayé d’expliquer pour quelles raisons structurelles le colbertisme à la française avait buté sur des difficultés politico-institutionnelles majeures et sur les trajectoires d’entreprises devenues suffisamment grandes pour ne plus accepter cette intervention. Les acteurs français en ont été tellement conscients qu’il y a eu au début des années 2000 une tentative de colbertisme à l’européenne. Souvenons-nous de l’insistance de Jean-Louis Beffa sur la nécessité de développer un Google européen ou des grands projets visés par l’Agence de l’innovation industrielle (AII) qui se sont heurtés aux règles relatives aux aides d’État.

Le plus bel exemple de colbertisme à l’œuvre aujourd’hui se situe en Chine et c’est un succès. Il a permis l’émergence de Tencent, Alibaba, Baidu face aux GAFA américains. Pour passer d’un statut de sous-traitant au statut de leader mondial du secteur des télécoms, Huawei a bénéficié de la combinaison des commandes publiques, de la protection nationale, d’un certain usage de la propriété intellectuelle, de financements sur fonds publics, de la mise à disposition de terrains gratuits. Cela m’a rappelé les développements d’Alcatel du temps de ma jeunesse.

Une solution colbertiste au niveau européen serait-elle possible ? La tentation se fait jour à nouveau avec le numérique : s’il n’y a aucune grande entreprise européenne pour faire face aux Baidu, Alibaba, Tencent d’un côté et aux GAFA de l’autre, peut-être y a-t-il quelque chose à faire ? Le président d’ATOS cherche un soutien politique pour développer un cloud européen. Le moins que l’on puisse dire est que pour le moment, il n’y a aucune espèce de débouchés. Certains de nos partenaires européens, je pense notamment aux Hollandais, nous regarde de travers lorsque nous évoquons ce genre d’idées. Il n’y a pas de base en Europe pour développer des stratégies de ce type.

M. Pierre Veltz. Parmi les facteurs qui ont contribué à la dissolution du système colbertiste, certains sont de nature technologique. L’hybridation des filières est devenue une réalité du monde industriel. Ce n’est pas un hasard si la France a bien réussi dans des domaines qui relevaient de la logique du projet où des milliers d’ingénieurs se consacraient à tel ou tel produit – souvenons-nous du plan Calcul.

Je ne crois absolument pas qu’il puisse y avoir une continuité entre la politique industrielle et la politique de soutien aux start-up. Les mécanismes en jeu sont beaucoup plus complexes. Il faut plutôt miser sur de nouveaux modes de collaboration entre le tissu industriel et les start-up. Celles-ci ne peuvent être la source du renouveau industriel dont nous avons besoin même si leur développement est souhaitable et que nous pouvons espérer que la France compte plusieurs licornes. Il est indéniable qu’elles suscitent une formidable mobilisation culturelle de la jeunesse. Les élèves des grandes écoles ne rêvent plus de longues carrières dans les grandes entreprises.

La Chine est capable de tenir tête aux États-Unis dans le monde numérique grâce à son système politique mais aussi grâce à son énorme marché intérieur. L’obstacle majeur à la montée en puissance des entreprises du numérique européennes est la fragmentation du marché européen des consommateurs et des capitaux, le patron de BlablaCar le soulignait récemment. Il leur faut être capables de monter en puissance très rapidement or c’est impossible dans une telle configuration. Si les start-up sont soutenues par l’État en France, c’est qu’elles ne bénéficient pas d’un équivalent du capital-risque de la Silicon Valley. Les Américains s’intéressent du reste de plus en plus aux nouvelles sociétés qui émergent dans notre pays.

M. Élie Cohen. J’aimerais revenir sur ce que vient de dire Pierre Veltz pour souligner deux ou trois dissonances.

L’émergence des Baidu, Tencent, Alibaba et Xiaomi est bel et bien liée à une stratégie colbertiste chinoise. Dans le domaine des télécoms, les pouvoirs publics chinois ont piloté la technologie de la 4G en mettant au point une norme chinoise qui a servi d’outil de pression pour favoriser les transferts technologiques des grands opérateurs américains et européens. Il y a encore des domaines où cette vieille méthode pourrait fonctionner mais il faudrait pour cela une volonté politique européenne or elle n’existe pas. Pensons à ce que pourrait être un plan « batteries » pour le développement des véhicules autonomes. Les industriels de l’automobile ont tous dit qu’ils iraient s’approvisionner sur le marché et ne veulent pas investir dans ce secteur alors que toutes les grandes usines de fabrication de batteries se situent toutes en Chine.

En matière d’investissements étrangers, la France a mis depuis très longtemps en place des dispositifs de contrôle des investissements non européens. La direction du Trésor a un pouvoir de veto. La question est de savoir si nous ne pourrions pas créer un équivalent du CFIUS – Committee on Foreign Investment in the United States – à l’échelle de l’Europe. Emmanuel Macron plaide pour une telle solution. Il est évident que si nos voisins n’ont pas de règles aussi strictes que les nôtres en matière d’investissements étrangers, cela engendre pour nous une situation extrêmement défavorable.

M. le président Olivier Marleix. C’est un sujet de débat important pour notre commission. Toute la logique du CFIUS est de veiller aux intérêts des États-Unis en matière de sécurité nationale et de défense. Un dispositif analogue existe dans notre pays depuis la loi de 1966 mais il n’est pas appliqué. Je dois dire que je ne vois pas bien comment il pourrait y avoir un CFIUS à l’européenne ? Comme seraient alors définis les intérêts nationaux de chaque pays ?

M. Élie Cohen. L’idée est de communautariser et de fédéraliser cette politique pour ce qui concerne les enjeux européens. Des seuils de montants d’investissements seraient définis et, comme en matière concurrentielle, ce serait la Commission européenne qui serait saisie et non pas les gouvernements nationaux.

Les États-Unis ont une interprétation extensive de la sécurité et de la défense nationales. Elle intègre par exemple les ports comme on l’a vu lorsque des investisseurs des Émirats ont voulu racheter plusieurs grands ports américains.

La percée politique n’a pas encore été faite en Europe mais il y a des petits progrès. Les Allemands commencent à s’inquiéter du rachat par des investisseurs chinois de certaines de leurs pépites dans le domaine de la robotique. Comme tout ce qui concerne les affaires européennes, cela prend beaucoup de temps. Il faut que la prise de conscience soit largement partagée, que la question soit inscrite à l’agenda politique et que des propositions concrètes soient faites.

La France, qui a déjà des dispositifs protecteurs, veut aller encore plus loin. Le Gouvernement actuel réfléchit à étendre la protection aux start-up, dont l’actif essentiel est le capital humain et la recherche. Il s’agit de préserver non pas des capitaux mais des maillons d’une longue chaîne que l’on voudrait conserver sur le territoire national. Aller dans cette voie est intéressant mais passer à l’échelon européen nous serait plus utile.

Enfin, s’agissant des entreprises en difficulté, le problème n’est pas tellement la détection car il existe encore des systèmes d’alerte. Depuis 1989, date à laquelle j’ai écrit L’État brancardier : politiques du déclin industriel, ce n’est pas tant la capacité à identifier les difficultés que nous avons perdue que la capacité de l’État à tordre les bras des banques et des créanciers pour les obliger à rester dans des entreprises alors qu’ils voulaient s’en retirer, à fabriquer des faux-nez capitalistiques en obligeant certaines personnes à remettre des capitaux au pot. La direction du Trésor avait une puissance à laquelle nul n’osait résister. Ce système d’intervention a totalement disparu.

Nous pourrions essayer de mettre en place un dispositif qui permette d’être à l’écoute des besoins de croissance des quelque 4 000 ETI que compte notre pays. Nous avons su par le passé créer des administrations de mission au service des stratégies d’expansion des entreprises.

M. Pierre Veltz. Nous sommes face à des situations asymétriques en matière d’investissements étrangers. Il y a la question des autorisations mais aussi des contraintes associées. La Chine impose aux investisseurs de produire localement et de procéder à des transferts de technologie. Je n’ai jamais compris pourquoi les Européens n’imposaient pas aux Chinois des contraintes analogues.

M. le président Olivier Marleix. Les montants des investissements chinois en France ne sont pas très élevés.

M. Pierre Veltz. Certes, mais ils peuvent augmenter rapidement et de toute façon, je considère qu’il s’agit d’une question de principe. Le système législatif pourrait l’autoriser.

M. le président Olivier Marleix. Sur le papier, il existe un CFIUS à la française mais toute la question est de savoir s’il y a une volonté pour le faire fonctionner. Parmi les outils, il y a le pouvoir de blocage mais lorsque M. Kron vend sans se soucier de la possibilité de se voir opposer un blocage, cela en dit très long sur la culture française. En outre, il y a un pouvoir de conditionnement qui peut être utilisé en cas de crise.

Nous en venons aux questions.

M. Bruno Duvergé. Messieurs, merci pour vos brillants exposés qui apportent de l’ordre dans nos esprits. Je préciserai en préambule que j’ai travaillé pendant vingt-trois ans chez Hewlett-Packard afin que vous compreniez de quel point de vue je me place.

J’aimerais revenir, monsieur Cohen, sur la distinction que vous établissez entre modèle horizontal britannique et modèle vertical français. Le modèle français a réussi partout où il y avait intégration : avec Airbus, avec les programmes spatiaux, avec le secteur ferroviaire à une certaine époque. Mais il a échoué là où la logique reposait sur une technologie particulière, avec Bull, par exemple. Nous n’avons pas assez tiré les enseignements de ces échecs car nous continuons dans cette direction.

M. le rapporteur n’a pas posé ses questions habituelles sur le périmètre des domaines stratégiques. Leur définition dépend évidemment des objectifs que nous voulons atteindre or ceux-ci n’apparaissent pas clairs. S’agit-il de l’indépendance énergétique, de la défense, de l’emploi, du leadership technologique ?

Le rôle de l’État est de créer des écosystèmes qui permettent d’avancer en accueillant dans un système intégré des composants qui se créent de façon brownienne.

J’apprécie que vous parliez davantage de mobilité que d’automobiles. En effet, la question qui se pose est bien de savoir si le rôle de l’État n’est pas d’investir massivement sur la 5G puisque la 5G, c’est la mobilité, les véhicules autonomes, etc.

J’observe que lorsque l’on parle des stations-service du futur, on évoque souvent l’électricité – alors que l’on peut aussi, par exemple, utiliser l’hydrogène. Mais peut-être est-ce une erreur de s’intéresser à la pile électrique, dans la mesure où le marché le fera automatiquement, si c’est nécessaire.

Et si l’on passe le cadre de la mobilité nationale en faisant des investissements d’État sur l’infrastructure, y arrivera-t-on mieux qu’en tentant de trouver une parade aux GAFA ? Je note que lorsque l’on s’intéresse aux GAFA, il est déjà trop tard. Les GAFA n’ont pas été créés par une politique de la Nation américaine, mais par l’écosystème de la Silicon Valley. Ils ne se sont pas faits tous seuls. Nous devons donc créer l’écosystème qui nous permettra de mettre la France à la première place.

M. Damien Adam. Merci, messieurs, pour la richesse de vos interventions. Je voudrais d’abord revenir sur la question des GAFA et des « BATX » chinoises.

Les dernières années du capitalisme ont prouvé qu’avec des gens très intelligents et beaucoup de capital, on pouvait aller très loin, et que ce qui avait prévalu par le passé, à savoir que l’histoire et l’expérience des entreprises leur permettaient d’avoir une assise suffisante pour les empêcher de se détruire, ne se vérifiait plus. Une entreprise peut être totalement phagocytée par l’innovation avec des gens très intelligents et beaucoup de capital derrière eux.

Cela me conduit à vous faire part d’une crainte. Les gens des GAFA et des BATX accumulent au fil des années de plus en plus de capital, qu’ils utilisent pour acheter des entreprises et grossir encore plus. On finit par se retrouver avec ce que j’appellerai des « Étaprises », des entreprises dont les pouvoirs s’apparentent parfois à ceux d’un État : elles s’occupent pour leurs salariés de logements, de mobilité en gérant les transports entre leur lieu de vie et leur lieu de travail. Leur emprise s’étend dans tous les domaines, et ils achètent de plus en plus d’entreprises un peu partout dans le monde pour être sûrs que la prochaine innovation naîtra dans leur giron, et qu’ils n’auront donc pas à y être confrontés directement. Dans un tel contexte, comment nos entreprises avec la taille des entreprises françaises ou européennes, qui sont souvent sous-capitalisées, pourront résister au pouvoir de ces entreprises géantes qui finiront par leur prendre du capital ? Pouvez-vous nous donner votre sentiment ?

Je voudrais ensuite aborder la question des batteries, qui m’intéresse tout particulièrement. Nous avons entendu hier, en commissions communes, M. Carlos Ghosn, PDG de Renault, qui, au-delà de l’annonce qu’il a faite en exclusivité aux parlementaires selon laquelle son groupe était devenu le premier constructeur mondial, a annoncé qu’il était prêt à travailler avec l’État ou avec les partenaires européens, au développement d’une unité de production de batteries en Europe. Il serait prêt à s’engager à récupérer la production de batteries.

Cela étant dit, on peut se demander comment il est possible de développer une vraie filière de la batterie en Europe alors qu’aujourd’hui tout se fait en Asie, particulièrement en Chine. Pourtant, initialement, la recherche sur les batteries s’était faite en France, avant que Sony ne récupère les connaissances et les brevets pour faire fabriquer les premières batteries au Japon. Au début, on était bons, mais par manque de capital, et par incapacité à fédérer des entreprises pour créer une industrie, on a perdu notre avance.

On se rend bien compte que les batteries sont au centre du développement de la voiture de demain – dont elles représentent une grande partie de la valeur. Si l’on ne maîtrise pas les technologies des batteries qui sont faites en Europe, nos constructeurs risquent de se retrouver sur le bas-côté. En Chine, des constructeurs peuvent se développer en très peu d’années, prendre de l’avance technologique sur nous. Par voie de conséquence, les consommateurs seront plus intéressés par les produits chinois que par les produits européens.

Selon vous, sur quels éléments serait-il intéressant de travailler, pour développer une vraie filière de la batterie en Europe ?

M. Hervé Pellois. Je voudrais revenir sur la politique européenne et sur ce que l’on pourrait améliorer.

Selon moi, le droit à la concurrence, qui est la spécificité de l’Union européenne, est anti-colbertiste. Et sur des sujets qui nous intéressent comme le développement de la 5G, les règles européennes, en favorisant le développement d’opérateurs de téléphonie, ont fragilisé nos propres opérateurs. Cela a eu des conséquences sur nos industries. En effet, placés devant la concurrence, ils ont peut-être été davantage vers les marchés chinois qu’ils ne l’auraient fait s’ils avaient eu des marges suffisantes. Ne pensez-vous pas qu’à ce niveau-là, il faudrait engager une réforme de fond ?

Et puisque l’on est en train de parler d’industries, j’aimerais que l’on s’intéresse aux industries agro-alimentaires, que les récents scandales ont mises sur le devant de la scène. Certaines filières occupent des positions dominantes. Mais ce sont des industries qui dégagent peu de marges. Comment voyez-vous l’avenir de ce type d’industries ?

Mme Sarah El Haïry. Je me suis passionnée pour la question qu’a posée le rapporteur, à savoir : « Qu’est-ce qu’un intérêt stratégique ? » J’aimerais donc y revenir.

Que pensez-vous de l’hypothèse d’une scission des activités d’EDF ? Cela permettrait d’identifier, par exemple, son activité nucléaire qui, de manière assez simple et assez naturelle, peut être considérée comme étant d’intérêt stratégique, afin de la protéger des aléas boursiers. Et ainsi, on ne relierait plus les intérêts stratégiques à une entité, mais aux activités qui la composent.

M. Pierre Veltz. Je ne vais pas pouvoir répondre à toutes vos questions, et me contenterai de réagir à certains de vos propos.

Monsieur, je rejoins ce que vous avez dit tout à l’heure, à savoir que nous avons toujours été meilleurs comme ensembliers que comme producteurs de composants. Il est très important d’être ensembliers. Le problème, c’est que nous l’avons été dans des domaines assez proches du régalien, c’est-à-dire la défense, l’aéronautique et l’énergie. Et c’est là, finalement, que nous avons remporté les plus grands succès.

Aujourd’hui – je ne sais pas si c’est utopique ou pas – nous sommes face à de grands enjeux systémiques.

Je reviens sur l’idée qu’entre l’horizontal et le vertical, il y aurait cette dimension de nouveaux systèmes techniques en émergence : la mobilité ; la santé ; l’énergie, avec un nouvel équilibre entre le « centralisé » et le « décentralisé » qui est en train de se chercher ; et d’une manière générale, le fonctionnement de nos villes. J’observe d’ailleurs que certaines entreprises sont assez bien placées dans les utilities, et qu’on ne les prend pas en compte quand on parle de la désindustrialisation ce qui est tout de même absurde.

Pour moi, une des questions est de savoir si l’on serait capable de faire émerger aussi
– encore une fois avec des modes de recherche et d’expérimentation assez différents de ceux que l’on a connus traditionnellement – des ensembliers capables de fournir des solutions sur des sujets systémiques comme ceux-là. J’espère être clair.

Par exemple, la question des batteries est un élément du système. Et je pense qu’il serait intéressant de se dire que si l’on veut être un pays véritablement leader dans le développement d’une nouvelle offre de mobilité globale – car c’est cela qu’attendent aujourd’hui un certain nombre de grandes villes à travers le monde…

M. Bruno Duvergé. Et de ruralités !

M. Pierre Veltz. Elles sont incluses. Mais je ne fais pas de distinction. Pour moi, une telle opposition n’a pas de sens. Aujourd’hui, les métropoles peuvent travailler avec leurs arrière-pays.

Il pourrait y avoir de nouvelles formes de colbertisme. En effet l’État est nécessaire pour fixer les règles, mettre en place les infrastructures de base, pour donner un coup de pouce afin d’avoir un ensemble de composants, de services, etc., que l’on pourra expérimenter, mettre ensemble, et essayer de faire émerger des ensembliers sur des sujets qui ne se limitent pas forcément à la défense ou à l’aérospatiale – même si ce sont les seuls secteurs où cela a vraiment réussi.

Je ne sais pas si c’est une idée tout à fait réaliste, mais je n’en vois pas tellement d’autres. La filière mobilité ne peut pas se résumer à l’industrie des batteries et de l’automobile traditionnelle. On voit bien qu’il y a une place à prendre, et que cette place est potentiellement discutée – évidemment, les GAFA lorgnent dessus. Ils veulent se positionner. L’objectif de la société Uber n’est pas de remplacer les taxis, mais de devenir un opérateur global de mobilité en en intégrant tous les aspects.

On pourrait dire la même chose de l’alimentation. Le domaine de l’agro-alimentaire dont vous avez parlé est en train de bouger considérablement. Toutes nos filières ont compris qu’elles devaient faire une petite révolution, que les pesticides et tout le reste, c’était terminé, qu’il fallait réinventer une nouvelle forme d’agriculture – sans oublier l’industrie qui va avec. Mais pour cela, on a besoin d’une vision systémique des choses.

M. Élie Cohen. Je vais commencer par la dernière question. J’avoue que je ne vois pas quel peut-être le lien entre le problème d’EDF et la question de l’intérêt stratégique et surtout, je ne vois pas quelle peut-être la nécessité de séparer les activités d’EDF. Mais je vais répondre à cette question comme je la comprends.

Je suis violemment hostile à l’éclatement d’EDF. C’est pour moi le type même de la fausse bonne idée. Je dirais même que c’est une solution en quête de problèmes.

Quels sont les arguments de ceux qui veulent l’éclatement d’EDF ? Il y en a trois.

Le premier argument est d’ordre purement financier. Il consiste à dire qu’une entreprise n’est pas correctement valorisée lorsqu’elle a des activités très diverses. C’est ce que l’on appelle la décote de holding, dont on se fiche complètement. De toute façon, EDF n’est pas un sujet boursier.

Ceux qui ont investi dans EDF ne l’ont certainement pas fait pour faire une affaire boursière. Ils sont rentrés quand l’État a commencé à privatiser à un niveau deux ou trois fois supérieur au niveau actuel, et par rapport au plus haut, le cours actuel est dix fois inférieur à ce qu’il était. Cela n’a donc jamais été un enjeu majeur. Ensuite, je peux vous garantir que la pression boursière exercée sur EDF est faible ou nulle. Si EDF était vraiment sensible à la pression boursière, ses dirigeants feraient tout le contraire de ce qu’ils ont fait pendant la période récente : premièrement, ils n’auraient pas repris Areva ; deuxièmement, ils n’auraient pas fait Hinkley Point. En bref, EDF n’est pas parasitée par des considérations boursières.

Le deuxième argument – c’est la question fondamentale – a été avancé par le ministre de l’environnement actuel, M. Nicolas Hulot. Selon lui, le fait que EDF ait une stratégie intégrée, mais essentiellement basée sur le nucléaire, l’empêche de consacrer l’énergie et les financements nécessaires au développement du renouvelable. Un tel argument ne tient pas une minute.

Comme vous le savez, EDF a une activité dans les énergies renouvelables, qu’elle a formidablement développée partout, sauf en France. Où est le problème ? On peut se demander pourquoi ils sont devenus très bons aux États-Unis, pourquoi ils sont très bons au Brésil, et pourquoi ils ne sont pas bons en France. Cela a peut-être quelque chose à voir avec les réglementations qui existent en France sur l’éolien, qui font que dix années de procédure sont nécessaires pour créer une ferme éolienne, etc. Je ne crois donc pas du tout à cet argument.

Maintenant, est-ce que le fait, pour EDF, d’être dans le nucléaire constitue un problème ? EDF est l’opérateur nucléaire historique. Lorsque le Gouvernement et le régulateur ont estimé que la rente nucléaire devait être partagée pour permettre un accès à la concurrence et assurer le développement de celle-ci, on a inventé l’accès régulé à l’énergie nucléaire historique (ARENH), qui permet à des opérateurs de concurrencer EDF en ayant, dans de bonnes conditions, de l’énergie nucléaire. D’où ce paradoxe : la déréglementation du marché de gros de l’électricité et l’effet massif de l’injection du renouvelable allemand dans les réseaux européens fait baisser le prix de gros de l’électricité en dessous du niveau de l’ARENH. Voilà pourquoi les concurrents d’EDF ne prennent plus les quotas d’électricité dont ils ont besoin. Là encore, je ne vois pas ce que l’éclatement d’EDF réglerait en matière de market design de l’électricité en France et en Europe.

Enfin, contrairement au troisième argument, je trouve très intéressant qu’EDF soit présent dans les différents maillons de la chaîne énergétique, car cela lui permet de chevaucher plusieurs cycles d’activité et de rentabilité, ce qui ne serait pas possible s’il était concentré sur le renouvelable. D’ailleurs, l’éclatement auquel ont procédé les Allemands avec RWE, Innoggy, etc., a eu des effets très négatifs. Il faudrait peut-être regarder un peu ce que font les voisins, surtout lorsqu’ils mènent des politiques catastrophiques – et ce qu’a fait l’Allemagne en matière d’électricité est simplement catastrophique. Je ne veux surtout pas que l’on imite un tel modèle.

M. le président Olivier Marleix. En plus, ils ont beaucoup de charbon !

M. Élie Cohen. Je suis tout à fait d’accord…

Une question a été posée sur les effets du droit de la concurrence en matière de politique européenne. Le droit de la concurrence est évidemment la politique constitutive de l’Union européenne, et il est exact que les logiques industrielles sont moins présentes, même si tous les outils théoriques sont là pour prendre en compte un intérêt industriel quand on prend une décision de type concurrentiel. La contradiction n’est pas aussi nette qu’on pourrait le penser.

Est-ce que la Commission européenne pourrait prendre une initiative sur la 5G ? Je remarquerai à ce propos que le paysage s’est formidablement éclairci. Quand on débattait de la 2G, il y avait encore une dizaine d’acteurs industriels européens dans le secteur. Aujourd’hui, je crois qu’il n’y en a plus que deux : Ericsson et Nokia. Les initiatives en matière de recherche peuvent parfaitement être financées dans le cadre des politiques de recherche européenne. En revanche, l’articulation entre ces politiques de recherche, les politiques d’innovation et du déploiement de la 5G posera des problèmes plus traditionnels de concurrence, d’aides d’État, etc.

Donc, si je suis sensible au fait que la politique européenne a essentiellement porté sur la concurrence et qu’elle a objectivement défavorisé la logique de production européenne sur le sol européen, j’observe tout de même un fait qui me trouble : aux États-Unis, alors qu’il y a eu, à un moment, le démantèlement d’ATT et d’ITT et que l’on a créé les Baby Bells pour développer la concurrence et combattre le lazy monopoly d’ATT, le mouvement de concentration a repris. Le paysage est aujourd’hui très concentré et les prix beaucoup plus élevés qu’en Europe, où l’on observe toujours une hyper-fragmentation des acteurs et une hyper concurrence par les prix. Globalement, les prix des prestations internet et des prestations de téléphonie mobile sont au moins deux fois plus élevés aux États-Unis qu’en Europe.

Le mouvement de concentration n’est pas reparti en Europe. Il faut peut-être s’interroger là-dessus et revoir les politiques nationales. Après tout, personne ne nous obligeait à accepter un quatrième acteur dans les mobiles : c’est bien nous qui l’avons décidé.

M. Pierre Veltz. On peut dire que l’on est aujourd’hui dans un monde qui pousse à la création d’oligopoles. C’est particulièrement flagrant dans le domaine du numérique, où les coûts fixes sont très importants et où les effets de réseau ont permis la montée en puissance d’entreprises géantes, les fameux GAFA. Cela a bien été décrit par la théorie économique dès les années trente : c’est la concurrence monopolistique, qui n’a pas grand-chose à avoir avec la concurrence au sens où on l’entend à Bruxelles.

On se tire une balle dans le pied si l’on n’accepte pas cette réalité qui veut que nous soyons dans un monde de coûts fixes, d’investissements lourds, d’infrastructures lourdes – ce à quoi s’ajoute le fait qu’avec le numérique il est possible changer d’échelle de manière extrêmement rapide grâce à des effets de réseau extrêmement puissants.

Cette concurrence monopolistique a un certain nombre de défauts. On le voit avec les GAFA, qui sont devenues effectivement des puissances considérables, non pas à l’échelle nationale, mais à l’échelle planétaire. Il faut donc la réguler, et on ne peut pas la réguler sur le mode de la concurrence pure et parfaite qui continue à inspirer la politique européenne de la concurrence.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Je suis tout à fait d’accord avec le constat que vous faites. Aujourd’hui, le chiffre d’affaires moyen par client – average revenue per user (ARPU) – est extrêmement bas. La concurrence a en effet amené les opérateurs à pratiquer des « prix planchers ». Le modèle de profitabilité n’est plus le même par rapport à celui d’autres pays européens ou aux États-Unis. Cela nuit à la capacité d’investissement des entreprises, qui voient fondre leurs revenus. Mais passer de quatre à trois, voire à deux opérateurs suffirait-il pour que les prix augmentent ? Imaginons que l’un des trois, ou des deux, continue à casser les prix !

Mme Anne-Laure Cattelot. Depuis quelques années, on n’entend parler que du modèle allemand et des PME allemandes qui chassent en meute pour aller chercher des affaires à l’international. Selon vous, que faudrait-il pour que les PME françaises soient capables de faire la même chose ?

Malgré tout, on a assisté, ces dernières années, au succès de la filière numérique en France, avec la French Tech. De nombreuses techniques se sont développées, tant dans le domaine du software que dans celui du hardware. Que faudrait-il pour s’assurer d’une bonne hybridation économique entre la filière numérique et la filière industrielle, pour faire une vraie industrie du futur à la française ?

M. Bastien Lachaud. Nos entreprises stratégiques, qui sont soumises aux règles de concurrence européennes, ne sont-elles pas fragilisées lorsqu’elles doivent affronter des opérateurs qui ne subissent pas de telles règles, comme les Américains ou les Chinois ?

Hier encore, les dirigeants d’EDF nous ont expliqué qu’ils ne pouvaient pas lancer de nouveaux projets hydroélectriques en raison de l’opposition de la Commission européenne. Cela fragilise par là même les commandes d’Alstom, d’abord racheté par General Electric (GE) et aujourd’hui on ne sait par qui...

Deuxièmement, l’État est capable de lancer de grands projets comme Airbus ou Ariane, qui fonctionnent très bien – sans compter les grandes entreprises de défense, qui fonctionnent également. N’aurait-il pas pu prendre ses responsabilités, et nationaliser purement et simplement les entreprises dont nous parlons, afin d’éviter cette perte de souveraineté et d’agir comme un acteur du monde industriel pour reconstituer de grands pôles industriels français ? Aujourd’hui, ni Airbus ni Ariane n’existeraient si, dans les années 1960, l’État n’avait pas fait preuve de volontarisme. Il faut dire qu’à l’époque les règles de la concurrence européenne n’existaient pas non plus.

M. Pierre Veltz. On parle effectivement beaucoup du modèle allemand qui, comme vous le savez, n’est pas tant fondé sur les PME que sur les grosses ETI. D’ailleurs, on a tendance à oublier qu’il existe en France un tissu d’ETI, même s’il est trois fois moindre en volume et beaucoup moins dense géographiquement. Ce sont de très belles entreprises, assez disséminées sur le territoire, et que les Français connaissent fort peu.

Ce double aspect, de volume et de densité, est très important. Dans le Land de Bade-Wurtemberg, les gens se connaissent tous. Ils sont dans des villes voisines, ils travaillent avec les Länder et avec toutes sortes d’institutions de médiation. Bref, il existe tout un tissu économique dont l’équivalent n’existe malheureusement pas en France. Pour autant, je crois qu’il ne faut pas oublier les ETI françaises, qui ont souvent un potentiel local très important.

La géographie a son importance. En Allemagne, on peut parler d’une vraie densité, avec des entreprises d’échelle mondiale qui sont parfois implantées dans de toutes petites villes. Cela existe également en France, mais à un degré nettement moindre, car l’histoire et la géographie en ont décidé autrement.

Vous avez évoqué la question des start-up et la politique à adopter à leur égard. Comme je le disais tout à l’heure, la vague des start-up est culturelle plus qu’économique. Les jeunes générations attendent autre chose de l’entreprise que par le passé. La demande d’autonomie est devenue majeure, et passe avant celle de sécurité. De nombreuses politiques sont encore axées sur la sécurité du travail, mais les jeunes entrepreneurs nous disent que l’important, pour eux, c’est l’autonomie : ils veulent pouvoir « mener leur barque ». Ils sont également en recherche de sens. Ils ne veulent pas faire des choses idiotes, mais des choses auxquelles ils croient. Il ne faut pas négliger ces éléments, qui sont très immatériels, mais absolument essentiels dans la trajectoire des pays.

J’ai par ailleurs été frappé de constater qu’une grande partie de ces startups s’étaient implantées massivement en région parisienne, et même dans le centre de Paris. Cela s’explique par les très fortes politiques de soutien que vous connaissez – Station F, etc. Mais de ce fait, les start-up sont un peu coupées du tissu industriel « lambda ». En particulier, elles ont des connexions éventuelles avec les grands groupes, mais sont éloignées du monde des ETI et des PME. On observe d’ailleurs plutôt la même chose dans les grandes villes de province.

Il s’agit souvent d’étudiants qui montent leur start-up. Il n’y a pas beaucoup de hardware. On y est très coupé du monde de la technologie dure, on est beaucoup dans le « dot. com ». Pour caricaturer, je dirai que ce sont des cerveaux brillants qui nous inventent la nouvelle version de la livraison de pizza à domicile. C’est tout de même un problème, d’autant que, sur ce type de créneau, ils ne tiendront pas longtemps face à Amazon.

Ne pourrait-on pas, sur une base locale – ce serait plus facile à faire en région qu’en Île-de-France – essayer de reconnecter ces deux mondes, les startups issues du monde universitaire dans les métropoles, et les entreprises industrielles dans les territoires, en général dans des petites villes ou dans des territoires ruraux ? Il y a là une source fantastique de problèmes passionnants à régler, beaucoup plus intéressants que la livraison de pizzas
– d’autant que ceux qui se consacrent aux pizzas risquent de se heurter rapidement à Amazon.

Mme Anne Laure Cattelot. J’ai organisé des rencontres entre un très bel incubateur, Euratechnologie, à Lille, et les entreprises industrielles de tout le bassin Nord. Et ça marche ! Encore faut-il susciter de telles rencontres. Parfois, ce sont les pouvoirs publics ou les pouvoirs consulaires qui en organisent sur le terrain.

M. Pierre Veltz. Je pense qu’il y a là une connexion intéressante à faire.

M. Élie Cohen. Je commencerai par la question sur la nationalisation d’Alstom. Était-ce une solution ?

Le premier problème était la contraction du marché intérieur. Le dernier grand contrat d’Alstom, qui portait sur les motrices pour le tunnel sous la Manche, a donné lieu à une bataille à mort avec Siemens. Et lorsqu’une pluralité d’acteurs – en l’occurrence Siemens, Alstom et Bombardier – se battent sur un marché en peau de chagrin, les perspectives de développement sont limitées.

L’autre problème qui se posait était la concurrence, sur les marchés extérieurs, entre ces trois Lilliput européens et le géant chinois.

Enfin, si vous regardez la baisse des coûts que permet un grand marché intérieur par rapport à un marché très étriqué, si vous regardez le bottom line, c’est-à-dire ce qu’était la rentabilité d’Alstom ferroviaire ou d’Alstom tout court, ou même des Chantiers de l’Atlantique, qui était proche de zéro, vous parvenez à la conclusion que nationaliser une entreprise qui n’a plus de marché, qui n’a pas de marge, et qui est en concurrence féroce avec des gens quinze fois, cent fois plus importants, est une idée pour le moins originale…

M. le président Olivier Marleix. M. Kron a tout de même convaincu l’assemblée générale des actionnaires de vendre la branche « Énergie » d’Alstom en leur faisant la démonstration que l’essentiel de la rentabilité et de la profitabilité du groupe était dans la branche « Transport » – pour un tiers de l’activité, plus de la moitié des profits. Cela a peut-être introduit un peu de confusion dans les esprits…

M. Bastien Lachaud. Je complèterai ce que vient de dire le président en rappelant que le carnet de commandes était encore plein pour quatre ans, et qu’aujourd’hui on sait que la transition écologique est telle qu’il faut supprimer les camions et donc développer le fret ferroviaire. Or le fret ferroviaire, ce sont des locomotives et des trains. Et cela, c’est aussi la volonté de l’État de relancer le marché.

M. Élie Cohen. On a aussi évoqué, dans une question, les effets de la concurrence sur la fragilisation d’EDF. Pendant vingt ou trente ans, au niveau européen, on a poursuivi une stratégie qui visait, en matière énergétique, à concilier trois logiques : la logique climatique, environnementale ; la logique de sécurité d’approvisionnement ; la logique de compétitivité.

Globalement, les politiques définies au niveau européen ont essayé de concilier ces trois logiques, et cela a donné lieu à toute une série de déclinaisons.

Le problème est que la politique de sécurité énergétique a une dimension géopolitique, qui échappe assez largement au pouvoir de la Commission et qui renvoie aux prérogatives des États. Voilà pourquoi, en matière de sécurité énergétique, on n’a pas fait grand-chose.

En matière climatique, des objectifs ont été fixés par la Commission européenne
– les « trois fois 20 % », etc. Mais l’Allemagne a annoncé récemment qu’elle n’allait pas suivre les obligations qu’elle s’était elle-même fixées, et cela n’a pas eu d’effet.

En revanche, la politique de compétitivité est d’application directe. Elle est gérée directement par Bruxelles. Cela explique qu’elle ait eu une efficacité relative plus importante qu’ailleurs. D’où la remise en cause des modèles énergétiques des différents pays, et notamment de leurs modèles organisationnels – désintégration comptable, puis désintégration juridique des grands champions européens. Cela a conduit au paysage électrique que nous connaissons. On peut dire que cet objectif de concurrence a eu des effets structurants sur la politique de l’énergie et sur l’organisation des entreprises énergétiques au niveau européen.

Une question du rapporteur portait sur les effets de la libéralisation dans les télécommunications. Son auteur a tout à fait raison : on peut très bien imaginer que, même avec trois, voire deux opérateurs, si l’un d’entre eux est particulièrement agressif, il n’y aura pas de remontée des prix. En revanche, j’observe ce qui s’est passé aux États-Unis sur une longue période.

Aux États-Unis, on avait décidé d’éclater le Bell System en sept compagnies régionales, et permis à de nouveaux arrivants d’intervenir dans la téléphonie à longue distance. Dans un premier temps, la concurrence a entraîné de véritables baisses des prix, et une diffusion plus rapide – notamment de la technologie des mobiles – en raison de l’arrivée de nouveaux entrants. Enfin et surtout, la concurrence entre le réseau du câble et le réseau téléphonique a permis, en matière de téléphonie fixe, des progrès et des baisses, et on a assisté à la multiplication des fournisseurs d’accès à internet.

Je remarque qu’on a appliqué ce raisonnement, non pas à l’Europe, mais à chaque pays d’Europe. Alors qu’il y avait, après le démantèlement d’ATT, sept opérateurs européens, on a commencé à en fabriquer trois ou quatre par pays, ce qui, à raison de vingt-huit pays, a abouti à un paysage littéralement atomisé. On est entré dans une dynamique de concurrence particulièrement dure, qui a tiré les prix vers le bas. Mais ne nous payons pas de mots : s’il y a à nouveau un mouvement de concentration en Europe, il se traduira par une certaine hausse des prix.

Mme Dominique David. Je reviens sur la nécessité de rapprocher les start-up et les entreprises entre elles, pour qu’elles puissent mieux se connaître et gagner en performance. Les pôles de compétitivité traduisaient une certaine volonté de « clusterisation », mais il me semble que le dispositif est un peu remis en question aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre Veltz. Des évaluations ont été faites, mais l’exercice est extrêmement délicat. Certains éléments, comme l’impact sur l’emploi, ne peuvent être mesurés qu’à moyen terme, et de manière surtout qualitative. Il est difficile de savoir ce qui relève vraiment d’un pôle de compétitivité et ce qui relève d’autres logiques qui auraient pu se manifester même s’il n’y avait pas eu ce pôle de compétitivité.

Ensuite, les situations diffèrent beaucoup d’un pôle à l’autre. On le voit bien, certains pôles marchent très bien, d’autres marchent moins bien, d’autres encore ne marchent pas du tout. Mais nous sommes aujourd’hui dans un monde un peu darwinien. Lorsque quelque chose ne marche pas, il est très important de savoir le détecter, et aussi, parfois, de savoir l’arrêter. Or ce n’est pas notre fort. Nous avons plutôt tendance, en France, à laisser les situations se prolonger, à faire de l’acharnement thérapeutique plutôt qu’à trancher de façon radicale.

Cela étant, sur le plan qualitatif, je tire un bilan positif de ces pôles de compétitivité. Je parlerai d’un sujet que je connais particulièrement bien, Saclay, et je citerai le cas du pôle de compétitivité Systematic. Il s’agit d’un pôle un peu colbertiste, qui n’aurait jamais existé s’il n'y avait pas eu le CEA, Alcatel et Thales pour monter l’affaire. Je pense que cela a été extrêmement positif, car cela a permis de remettre en connexion des PME qui pouvaient apporter des solutions technologiques – des techno providers comme on dit dans notre jargon – à des ensembliers qui avaient tendance à s’enfermer dans leur coquille.

Je pense aussi que le contact avec le monde universitaire en général – et je ne parle pas seulement des grandes écoles, mais aussi des universités – s’est beaucoup amélioré. Il faut aller dans ce sens-là. Mais peut-être faudrait-il, et je reviens à ce que je disais tout à l’heure, aller parfois un cran plus loin, et mettre maintenant en place de vraies grandes expérimentations.

Cela m’amène à vous reparler de la voiture électrique. Les Américains ont fait un appel national à projets. Et ils ont choisi une seule ville, qui, si ma mémoire est bonne, est Columbus dans l’Ohio, où ils ont décidé de « mettre le paquet ». Ce sera un terrain d’apprentissage, où l’on apprendra à faire de la mobilité électrique, mais en système. Et tout le monde apprendra.

Je pense qu’il faudrait aujourd’hui capitaliser sur les pôles de compétitivité qui marchent bien, et peut-être essayer d’aller un cran plus loin. On ne l’a pas beaucoup évoquée, mais cette question des écosystèmes locaux annonce une mutation irréversible. Or la dimension territoriale était très absente de la pensée du colbertisme à l’ancienne qu’a décortiquée notre ami Élie Cohen.

M. Élie Cohen. Je donnerai quelques chiffres, pour compléter ma réponse de tout à l’heure. Siemens dégage une marge d’exploitation de 8,8 % du chiffre d’affaires, contre 5,8 % pour Alstom. Le carnet de commandes d’Alstom était plus important que celui de Siemens, mais, du fait d’une moindre rentabilité d’Alstom et du fait que la spécialisation de Siemens dans la signalisation lui autorisait des marges systématiquement plus élevées, le rapport de valorisation était malgré tout favorable à Siemens.

M. Pierre Veltz. Aujourd’hui, dans le ferroviaire, la signalisation, comme l’informatique qui va avec, revêt une importance stratégique – davantage même que les trains.

M. Bastien Lachaud. Oui, mais Alstom a tout de même pu augmenter son bénéfice de 6 % au dernier trimestre. Et je rappelle que Siemens a bénéficié du contrat sur le marché du tunnel sous la Manche, alors que ses trains ne respectaient pas les conditions de sécurité, contrairement à ceux d’Alstom. Vous voyez donc que tout n’est pas aussi clair et simple qu’on peut le penser.

M. Élie Cohen. Même sur le marché français, il est arrivé que Vossloh, qui est une « moyenne grosse » entreprise allemande, batte Alstom.

M. le président Olivier Marleix. Merci, messieurs. Votre intervention était très attendue. Ce fut un moment de respiration et un moment d’inspiration pour notre commission d’enquête. Nous n’avons pas été déçus.

 

La séance est levée à onze heures quarante-cinq.


13.    Audition, à huis-clos partiel, de Mme Valérie Liang-Champrenault, chef du bureau Multicom 2 « Investissements et règles dans le commerce international » et de M. Romain Chambre, chef du bureau Multicom 3 « Lutte contre la criminalité et sanctions internationales », accompagnés par Mme Muriel Lacoue-Labarthe, sous-directrice « politique commerciale et des investissements » au sein du service des affaires multilatérales et du développement de la Direction générale du Trésor

(Séance du mercredi 24 janvier 2018)

La séance est ouverte à dix-sept heures trente-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons aujourd’hui Mme Valérie Liang-Champrenault, chef du bureau Multicom 2, et M. Romain Chambre, chef du bureau Multicom 3, accompagnés de Mme Muriel Lacoue-Labarthe, sous-directrice chargée de la politique commerciale et des investissements à la Direction générale du Trésor (DGT).

Cette audition inaugure un cycle d’auditions techniques visant à mieux appréhender le rôle des différentes administrations de l’État en matière de politique industrielle et, plus spécifiquement, en matière de contrôle des investissements étrangers. Nous avons décidé de la scinder en deux parties distinctes.

La première partie, ouverte au public, doit permettre à notre commission d’enquête de comprendre la mise en œuvre effective par l’administration d’une compétence définie par le législateur. Ces explications ne sauraient évidemment être données à huis clos, car elles relèvent du devoir d’information, non seulement de la représentation nationale mais aussi de nos concitoyens, qui incombe aux administrations s’agissant d’une compétence dévolue par la loi au ministre de l’économie. Il ne s’agit pas d’entrer dans le détail de telle ou telle opération d’investissement en France ; le régime d’autorisation préalable est par lui-même au cœur des travaux d’investigation de notre commission d’enquête, qui porte sur « les décisions de l’État en matière de politique industrielle au regard des fusions d’entreprises ».

En revanche, la seconde partie de l’audition se déroulera à huis clos, à la demande du ministre de l’économie. Il nous a en effet semblé pertinent que certains de nos échanges concernant plus précisément des entreprises ou des personnes avec lesquelles vos bureaux ont été en contact au titre de leurs compétences respectives puissent se dérouler dans un cadre confidentiel. Le huis clos permettra aux représentants du ministère de l’économie de ne pas avoir d’états d’âme quant au respect d’un éventuel secret des affaires. Celui-ci, je le rappelle, n’a pas, à ce jour, de valeur législative – même si une directive européenne, qui n’est pas encore applicable, lui donne un début de définition – et ne saurait donc exonérer l’administration de son devoir de rendre compte à la représentation nationale. Certains points peuvent néanmoins relever du secret de la défense qui est, quant à lui, consacré par la loi.

Les articles L. 151-1, L. 151-2 et L. 151-3 du code monétaire et financier, tout en rappelant le principe de la liberté d’investissement des étrangers en France, créent, dans certains domaines, au nom de la défense des intérêts nationaux, un régime d’autorisation préalable confié au ministre de l’économie. Le dispositif législatif permet ainsi à ce dernier d’autoriser ou de refuser un investissement, d’assortir, le cas échéant, sa réalisation de conditions et, enfin, de sanctionner toute méconnaissance de ce régime, qu’il s’agisse de l’absence de demande d’autorisation ou de non-respect des conditions dont est assortie l’autorisation.

Madame Valérie Liang-Champrenault, votre bureau Multicom 2 est chargé, au sein de la Direction générale du Trésor, de la mise en œuvre de ce régime d’autorisation préalable. Je vous demanderai donc de revenir rapidement sur les évolutions réglementaires intervenues avec les décrets dits « Villepin » puis « Montebourg ». Vous nous présenterez également votre bureau, les moyens dont il dispose, et vous nous expliquerez son positionnement dans l’organigramme du ministère de l’économie, notamment ses relations avec la Direction générale des entreprises (DGE) et avec le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE).

Vous nous décrirez très concrètement le cas type d’une opération d’investissement. Comment instruisez-vous les demandes, notamment au regard de l’impératif de défense des intérêts nationaux ? Quelle procédure d’instruction interministérielle avez-vous mis en place ?

Comment le dialogue avec l’investisseur est-il organisé ? Quels sont vos interlocuteurs ? Comment et à quel moment de ce dialogue introduisez-vous d’éventuelles conditions à l’investissement et sous quelle forme finale se présente le rapport que vous remettez au ministre pour lui permettre de prendre sa décision ?

Vous nous préciserez également les conditions dont le ministre peut, au titre de l’article L. 151-3 du code monétaire et financier, assortir son autorisation. Le décret du 14 mai 2014 prévoit la cession d’une partie de l’activité de l’entreprise rachetée. Le droit vous permet-il de poser d’autres conditions que celle-ci ? Par ailleurs, puisque la loi prévoit un régime de sanction en cas de manquement à ces conditions, quel suivi et quel contrôle effectuez-vous pour vous assurer de leur respect ?

Vous voudrez bien éclairer également notre commission d’enquête sur un volet statistique : combien de dossiers sont-ils instruits chaque année par votre bureau au titre des demandes d’autorisation d’investissements étrangers ?

Le ministre Bruno Le Maire a déclaré avoir refusé beaucoup de projets d’investissement émanant notamment d’entreprises chinoises. Quel est le nombre d’autorisations refusées chaque année et combien sont accordées sous conditions ?

Monsieur Romain Chambre, votre bureau Multicom 3 est quant à lui chargé de la lutte contre la criminalité financière et des sanctions internationales. Nous souhaiterions donc que vous fassiez le point sur les questions d’extraterritorialité et les sanctions prononcées par des pays tiers contre nos entreprises industrielles. Nous faisons notamment le constat d’une surreprésentation des entreprises européennes parmi les entreprises visées par les amendes prononcées par le Department of justice (DoJ) américain au titre de sa politique de lutte contre la corruption.

Comment votre bureau suit-il ces affaires et celles qui relèvent du Bribery Act britannique ? Est-il organisé pour identifier, voire anticiper, et suivre le déroulement de ces procédures lorsqu’elles concernent des entreprises françaises ? Je rappelle qu’avant l’amende de 800 millions de dollars infligée à Alstom, BNP-Paribas avait été condamnée à une amende de 9 milliards.

Nous souhaiterions également que vous indiquiez à la commission d’enquête quelle administration veille, et veillait, à l’application de la loi du 16 juillet 1968, dite « loi de blocage », qui est censée interdire la transmission de tout document et de tout renseignement d’ordre économique et financier à des autorités étrangères. Cette loi est-elle opérante dans le cadre des relations avec le DoJ des États-Unis d’Amérique ou des conventions internationales imposent-elles un autre dispositif ?

Mais auparavant, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander, mesdames, monsieur, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(Mme Muriel Lacoue-Labarthe, Mme Valérie Liang-Champrenault et M. Romain Chambre prêtent successivement serment.)

Mme Valérie Liang-Champrenault, cheffe du bureau Multicom 2 « Investissements et règles dans le commerce international » de la Direction générale du Trésor. Je suis cheffe du bureau chargé des investissements au sein de la sous-direction chargée de la politique commerciale, de la lutte contre le financement du terrorisme et la criminalité et des investissements, elle-même appartenant au service des affaires multilatérales de la DG Trésor. Ce bureau contrôle donc les investissements qui intéressent votre commission d’enquête ; il compte trois agents et moi-même.

En préambule, monsieur le président, je vous informe que je répondrai à celles de vos questions portant sur les statistiques au cours de la seconde partie de notre audition, compte tenu de la sensibilité de ces informations. Vous le comprendrez d’autant mieux que je vais maintenant vous présenter notre travail et la façon dont nous instruisons les demandes déposées par les investisseurs étrangers dans le cadre de la procédure d’autorisation préalable. Je commencerai par un bref rappel de cette procédure, qui me permettra de répondre en grande partie à vos questions.

La ligne directrice de notre travail quotidien est définie par le principe, reconnu par les traités européens, selon lequel les relations financières entre la France et l’étranger sont libres. Le dispositif français de contrôle des investissements étrangers est donc une exception au principe de la liberté de circulation des capitaux qui caractérise les relations entre États membres et entre ces derniers et des pays tiers.

M. le président Olivier Marleix. Ce dispositif est cependant antérieur aux traités.

Mme Valérie Liang-Champrenault. Il a en effet été créé à une époque où je n’étais pas née… Mais il a beaucoup évolué depuis et, entre-temps, le traité a consacré la liberté de circulation des capitaux. Sachez que la France n’est pas le seul pays de l’Union européenne à avoir adopté un tel dispositif de contrôle, puisque treize États membres appliquent une réglementation analogue – peut-être évoquerons-nous ultérieurement le projet de règlement européen.

Le champ d’application de la procédure est défini par trois critères d’éligibilité cumulatifs. Ces critères sont les suivants : la nationalité de l’investisseur – nous parlons bien ici du détenteur ultime, celui qui se situe au bout de la chaîne –, la nature de l’opération – il doit s’agir d’une prise de contrôle : les investissements dits « greenfield » ne sont pas concernés – et l’activité de l’entreprise française cible. La nature de la cible définit en effet l’éligibilité de l’opération, d’où l’extrême sensibilité des dossiers que nous traitons et l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de communiquer publiquement l’identité des entreprises concernées. De fait, dire qu’une entreprise est « sous IEF » (investissement étranger en France), c’est donner une information qui intéresse certainement de nombreuses personnes.

S’agissant du premier critère, l’origine de l’investisseur, il convient de préciser que les investisseurs originaires de pays tiers, d’une part, et ceux qui sont originaires de l’Union européenne et de l’espace économique européen, d’autre part, sont soumis à un traitement différent. Cette différenciation a été établie pour répondre à une exigence de la Commission européenne. Il est vrai qu’on peut considérer que l’analyse du risque est moindre ou, du moins, doit être différente si l’investisseur est allemand ou portugais. En tout état de cause, la réglementation française est parfaitement carrée, et conforme au droit européen ; elle a été validée par la Commission. Tel n’a pas toujours été le cas puisque cette réglementation a fait l’objet d’une procédure de plusieurs années qui s’est achevée en 2011-2012.

En ce qui concerne le deuxième critère, la prise de contrôle est définie à l’article L. 233-3 du code de commerce : elle ne consiste pas seulement dans une montée au capital de l’entreprise cible, elle doit également donner la capacité d’exercer un droit de contrôle sur cette entreprise. Autrement dit, soit l’investisseur étranger rachète une entreprise française en totalité, soit il la rachète en partie, auquel cas il doit exercer un contrôle effectif. Autre élément que nous prenons en considération, l’acquisition de tout ou partie d’une branche d’activité d’une entreprise dont le siège social est en France : le rachat d’un produit pharmaceutique, par exemple, peut donc déterminer l’éligibilité de l’opération au titre de la prise de contrôle. Troisième et dernier élément : le franchissement du seuil de 33,33 % du capital ou des droits de vote de l’entreprise cible, mais cette condition ne s’applique pas aux investisseurs qui proviennent de l’espace économique européen.

En résumé, pour les investisseurs originaires de pays tiers hors Union européenne, nous étudions ces trois conditions et, si l’une d’elle est remplie, la case est cochée, nous considérons qu’il y a prise de contrôle. Pour les investisseurs de l’Union européenne, nous n’étudions que les deux premières : celui de la prise de contrôle au sens de l’article L. 233-3 et celui de l’acquisition de tout ou partie d’une branche d’activité.

J’en viens au troisième critère, celui de la nature de l’activité concernée. Dans le cadre de notre analyse du risque, nous devons prouver que cette activité, si l’entreprise était rachetée par un investisseur étranger, serait de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale. Par ailleurs, la partie réglementaire du code monétaire et financier comporte une liste de douze items, étendue par le décret de 2014. Mais, là encore, nous distinguons entre les investisseurs hors Union européenne et les investisseurs européens : le cas des premiers est examiné à l’aune de ces douze items, alors que nous n’en prenons en considération que cinq pour étudier celui des seconds. Autrement dit, nous sommes moins regardants, en matière d’analyse de risque, lorsqu’il s’agit d’un investisseur européen.

Comment instruisons-nous les demandes d’autorisation ? La première étape correspond à la réception par la DG Trésor d’une demande d’autorisation préalable
– obligatoire, sous peine de sanctions – ou d’une demande de rescrit, semblable à ce qui existe dans le domaine fiscal. C’est un service que nous offrons aux investisseurs étrangers, qui peuvent saisir l’administration française pour lui demander si leur investissement est soumis ou non à autorisation préalable. Celle-ci doit être délivrée dans les deux mois à compter du dépôt d’un dossier complet, dont la composition est précisée par un arrêté. Tout cela est extrêmement transparent et bien connu des investisseurs sur la place française. Mon bureau est, du reste, régulièrement sollicité pour un avis, un conseil ou une explication.

Au terme du délai de deux mois, l’absence de réponse formelle du ministre de l’économie vaut autorisation. Toutefois, nous répondons toujours, aux demandes d’autorisation comme aux demandes de rescrit. Dans ce dernier cas, bien que les textes précisent qu’une absence de réponse de notre part dans le délai de deux mois ne dispense pas l’investisseur de déposer une demande d’autorisation, la DG Trésor répond toujours aux demandes de rescrit : nous considérons que c’est un service que nous devons aux investisseurs.

La deuxième étape est celle de l’instruction des demandes, sachant que l’instruction de premier niveau est la même pour une demande d’autorisation et pour un rescrit. Il s’agit en effet, dans les deux cas, de déterminer l’éligibilité de l’opération au regard de la législation française. Cette éligibilité n’ayant pas de caractère automatique, ce travail d’analyse préalable est nécessaire, mais la DG Trésor ne le fait pas seule : il s’agit d’une procédure interministérielle, qu’elle pilote pour le compte du ministre de l’économie.

Lorsque nous recevons une demande, celle-ci est transmise aux ministères a priori concernés par l’opération ou associés de façon plus systématique à l’examen du dossier. De nombreuses administrations font partie de la sphère des ministères que nous contactons. Outre le ministère des armées, bien sûr, il peut s’agir du ministère de la santé, de celui de la transition écologique et solidaire, du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui est chargé de la protection du secret-défense, ou de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI)… Ces différentes administrations sont consultées en fonction de l’activité de l’entreprise cible.

Si l’analyse aboutit à la conclusion que l’opération n’est pas éligible, nous en informons alors formellement, par écrit, l’entreprise qu’elle est « hors champ », comme nous disons dans notre jargon, et l’opération se poursuit sans que nous ayons à en connaître. Si nous concluons que l’opération est éligible, deux cas se présentent : ou bien nous sommes dans le cadre d’un rescrit, et nous en informons l’entreprise en lui indiquant qu’elle doit passer à la phase de demande d’autorisation ; ou bien nous sommes dans le cadre d’une demande d’autorisation préalable, auquel cas nous passons à la suite de la procédure avec nos collègues des administrations et ministères concernés.

Trois options sont alors possibles, qui correspondent aux trois outils dont dispose le ministre dans le cadre de cette procédure : celui-ci peut délivrer une autorisation simple – qui prend la forme d’une lettre adressée à l’investisseur ou à son conseil –, une autorisation sous conditions ou un refus, signifiés également par courrier. Vous avez évoqué, monsieur le président, l’hypothèse dans laquelle le ministre autoriserait l’opération à condition qu’une partie de l’activité de l’entreprise rachetée soit cédée ; cette option est également prévue par les textes, mais les procédures les plus courantes sont celles que je viens de décrire.

M. le président Olivier Marleix. Concrètement, vous adressez donc une première note au ministre dans laquelle vous faites état des trois propositions. C’est bien cela ?

Mme Valérie Liang-Champrenault. Non, ce n’est pas ainsi que cela fonctionne. Déjà, cela prend du temps. En effet, nous recevons un dossier, souvent assez volumineux, et nous devons vérifier précisément, avec les administrations sectorielles compétentes, si l’activité est sensible au sens de la réglementation. Ce travail de fond, collégial, qui vise à déterminer à la fois ce que nous voulons protéger et comment nous voulons le protéger – c’est l’objet des éventuelles conditions dont peut être assortie l’autorisation –, peut prendre plusieurs semaines. Il aboutit à un projet de lettre d’engagement qui sera, au terme de la procédure, signée par l’investisseur et annexée à la lettre d’autorisation du ministre, l’ensemble constituant l’autorisation sous conditions.

La lettre d’engagement est donc élaborée, dans sa première version, par l’administration, qui formalise les conditions. Celles-ci sont ensuite transmises à l’investisseur, qui a évidemment un droit de réponse. Des discussions peuvent alors s’engager en vue de l’acceptation par ce dernier des conditions que nous souhaitons lui imposer. Dans notre pratique, en effet, nous allons jusqu’à l’accord de l’entreprise, formalisé par la signature de la lettre d’engagement. Nous nous assurons donc, tout d’abord, qu’elle a pris connaissance des conditions au niveau adéquat et que les engagements portent bien sur le détenteur in fine, qui est responsable vis-à-vis de l’État français. Sa signature atteste de sa compréhension, sachant que nous expliquerons autant que nécessaire pourquoi nous fixons ces conditions, pourquoi elles sont rédigées ainsi et ce qu’elles visent à protéger. La lettre d’engagement apparaît bien comme la formalisation de ce dialogue avec l’investisseur étranger à l’issue d’une procédure au demeurant contrainte dans des délais précis.

En parallèle, les liens avec les cabinets ministériels sont assurés par les administrations concernées – en ce qui nous concerne, à la DG Trésor, nous tenons bien sûr informée, en fonction des dossiers, de leur sensibilité, la chaîne de commande et jusqu’au ministre s’il le faut.

Il peut être nécessaire, au cours de cette instruction, d’organiser des réunions à un niveau plus élevé qu’à mon niveau de chef de bureau ; il peut y avoir des contacts plus formels entre administrations seules, sans l’investisseur ou avec lui, mais également des réunions avec la cible. Notre approche est assez flexible en fonction de l’opération : nous agissons au cas par cas.

M. le président Olivier Marleix. À quel niveau ces réunions se tiennent-elles, celui du directeur général, du sous-directeur, du cabinet… ?

Mme Valérie Liang-Champrenault. Tous les niveaux sont envisageables. L’initiative revient souvent au chef de bureau qui sentira le besoin de faire remonter le dossier à sa hiérarchie. Nous informons bien sûr régulièrement les cabinets ministériels et les autres administrations agissent de même en fonction de la sensibilité du dossier.

Je pourrai revenir, lorsque nous serons à huis clos, sur les conditions d’autorisation qui, en tout état de cause, sont fixées par les textes, en particulier par l’article R. 153-9 du code monétaire et financier qui dispose qu’elles « portent principalement – et le mot « principalement » laisse une certaine marge de manœuvre – sur la préservation par l’investisseur de la pérennité des activités, des capacités industrielles, des capacités de recherche et de développement ou des savoir-faire associés, l’intégrité, la sécurité et de la continuité de l’approvisionnement – qui est au cœur de l’item 12 du décret Montebourg concernant l’eau, l’énergie et les transports –, l’intégrité, la sécurité et la continuité de l’exploitation d’un établissement, d’une installation ou d’un ouvrage d’importance vitale […], la protection de la santé publique ou l’exécution des obligations contractuelles de l’entreprise dont le siège social est établi en France, comme titulaire ou sous-traitant dans le cadre de marchés publics ou de contrats intéressant l’ordre public, la sécurité publique, les intérêts de la défense nationale ou la recherche, la production ou le commerce en matière d’armes, de munitions, de poudres ou de substances explosives ». Voilà donc les cinq catégories de conditions fixées par les textes.

Après l’autorisation simple et l’autorisation sous conditions, la troisième option est le refus. Celui-ci est encadré par la réglementation et le ministre est tenu de refuser par décision motivée l’autorisation d’investissements projetés uniquement dans deux circonstances, étant entendu que le refus, comme toutes les décisions d’un ministre, est susceptible de recours.

Premièrement, il existe une présomption sérieuse que l’investisseur est susceptible de commettre toute une série d’infractions mentionnées dans le code pénal et de nature à remettre en cause son honorabilité : trafic de stupéfiants, abus de faiblesse, proxénétisme, blanchiment, terrorisme, corruption, trafic d’influence…

Deuxièmement, la mise en œuvre des conditions ne suffirait pas à assurer la préservation des intérêts nationaux, à savoir qu’aucune condition ne permet de protéger les enjeux de sécurité nationale – défense, ordre public. Le texte décrit par la suite plus précisément ce que le législateur entend par là.

Tels sont les deux critères explicites et limitatifs qui permettent de proposer un refus dans le dispositif français.

Pour ce qui est des sanctions, celles-ci sont envisageables dans deux circonstances : soit l’investisseur étranger n’a pas demandé d’autorisation ; soit il ne met pas en œuvre les conditions imposées – conditions, je l’ai dit, discutées, et dont on s’assure qu’elles sont posées, assumées et partagées au niveau qui convient. Et comme dans tout État de droit, ces procédures sont très encadrées.

Si l’opération est réalisée en l’absence d’autorisation, trois conséquences sont envisageables pour l’investisseur étranger. Premièrement, l’investissement qu’il a réalisé est nul de plein droit – les textes sont ainsi rédigés, ce qui signifie que le législateur entendait se montrer très net. Ce point contribue à la notoriété de la procédure d’autorisation préalable, compte tenu de la conséquence qu’engendre un défaut de demande d’autorisation. Et l’on ne se réveille pas un matin avec son investissement déclaré nul : c’est le résultat d’une procédure très précise. Et quand un juge décrète la nullité de plein droit d’un investissement, nous-mêmes, qui sommes chargés de la procédure IEF, nous ne pouvons rien faire contre si l’investisseur n’a pas demandé d’autorisation préalable.

Outre cette nullité de plein droit, qui est une sanction en soi, deux types de sanctions sont prévus, d’ordre administratif et d’ordre pénal.

La sanction d’ordre administratif relève du pouvoir d’injonction du ministre de l’économie : il ne peut donc pas infliger une amende directement. La procédure d’injonction consiste en un ordre donné à l’entreprise, suivant des critères fixés là aussi par les textes, de ne pas donner suite à l’opération, de la modifier ou bien de faire rétablir à ses frais la situation antérieure. Si l’injonction n’est pas respectée, le ministre peut prononcer des sanctions administratives financières dont le montant atteindra, au maximum, deux fois celui de l’investissement réalisé sans autorisation.

Les sanctions d’ordre pénal, enfin, sont douanières. La réglementation s’appuie sur l’article 459 du code pénal qui prévoit cinq ans d’emprisonnement, la confiscation du bien et une amende dont le montant peut aller jusqu’à deux fois celui de l’investissement irrégulier.

Ce dispositif de sanctions est en effet assez étoffé. Il s’applique aussi en cas de non-respect des conditions, à l’exception de la nullité de plein droit précédemment évoquée. Pour le reste, il s’agit des mêmes sanctions, que l’on n’ait pas déposé de demande d’autorisation préalable ou qu’on n’ait pas respecté les conditions d’autorisation de l’investissement.

Dernier aspect de la procédure : si l’on impose des conditions au moment de la réalisation de l’investissement, cela sous-entend qu’on s’assure que ces conditions sont respectées puisque leur non-respect est sanctionnable.

Ce suivi des engagements est assuré par l’administration, selon une procédure totalement interne. Les administrations sectorielles – métiers, chefs de file – sont chargées du suivi des engagements qu’elles ont contribué à faire prendre à l’investisseur. Ce processus collégial, dans le cadre des autorisations des investissements étrangers, commence dès le dépôt de la demande et continue avec le suivi des conditions (des « engagements ») qui ont accompagné l’autorisation. Ce suivi n’est pas prévu par la réglementation française, il s’agit d’une pratique évolutive et perfectible – qui du reste se perfectionne d’année en année, et nous entendons bien poursuivre en ce sens puisqu’il est primordial, pour nous, d’assurer la crédibilité de la procédure d’autorisation préalable ; et qui dit crédibilité dit suivi des engagements afin d’être en mesure de sanctionner tout manquement.

Dans les lettres d’engagement, des points de contact opérationnels sont prévus dans les entreprises avec l’administration, autour desquels va se construire une relation de confiance qui permet un suivi étroit, par le ministère technique, de l’activité de l’entreprise rachetée. Depuis plusieurs années, l’administration demande systématiquement aux entreprises un rapport annuel sur le suivi des engagements. Après la transmission du rapport à l’administration concernée, des réunions peuvent être organisées en cas de besoin. Elles peuvent se tenir à n’importe quel moment : dans de nombreux secteurs, les contacts sont très fluides, récurrents, les entreprises bien connues ; dans d’autres secteurs d’activité moins sensibles, le suivi s’organise autour du rapport annuel, prétexte à cet échange.

Il peut exister également toute une série de contacts avec les clients de la société cible qui est ainsi resituée dans son environnement économique – elle n’est pas hors sol : ces contacts sont une source supplémentaire d’informations. Les ministères assurent une veille sectorielle qui contribue également à nourrir leur compréhension du tissu économique de la filière et donc de l’entreprise qui fait l’objet d’un investissement étranger, et cela d’autant plus que les engagements peuvent porter sur une période très longue.

Plus récemment, les pôles entreprises, emploi et économie (3E) des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) ont été chargés de contribuer à ce suivi et donc effectuent eux aussi des visites en lien avec les administrations centrales ; mais ce sont bien ces dernières qui pilotent le processus.

M. Romain Chambre, chef du bureau Multicom 3 « Lutte contre la criminalité et sanctions internationales ». Le bureau Multicom 3 est chargé de la lutte contre la criminalité financière et chargé des sanctions internationales : ces deux activités ont des liens entre elles mais restent, fondamentalement, au quotidien, assez différentes.

La lutte contre la criminalité financière regroupe la lutte contre le blanchiment de capitaux, la lutte contre le financement du terrorisme et la lutte contre la corruption. Le bureau a, dans ce champ d’activité, une fonction assez classique de régulateur et cela à trois niveaux. Le premier est le niveau international : nous représentons la France dans un certain nombre d’institutions comme le Groupe d’action financière (GAFI) qui édicte toutes les normes en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux, le groupe G20 sur la lutte contre la corruption, ou encore le groupe de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) contre la corruption. Au niveau européen ensuite, nous apportons toutes les « briques » techniques et nous contribuons aux négociations techniques sur les textes européens – par exemple sur la directive sur le blanchiment. Enfin, au niveau national, c’est nous qui proposons la réglementation en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux et du financement du terrorisme.

Pour ce qui est de la criminalité financière, notre champ d’action dépend très largement de la matière traitée : dans la lutte contre le blanchiment des capitaux, nous agissons bien aux trois niveaux et c’est bien nous, j’y insiste, qui proposons les textes réglementaires. En revanche, pour ce qui est de la corruption, notre activité est bien plus limitée, nous sommes beaucoup plus en retrait : nous représentons la France auprès de certaines organisations internationales mais, pour la partie régulation, nous sommes seulement un bureau contributeur derrière d’autres bureaux pilotes métiers qui viennent notamment du ministère de la justice.

Quant à notre activité en matière de sanctions internationales, elle est assez atypique. Elle peut prendre la forme d’un soutien technique que nous apportons, lorsque des programmes de sanctions internationales sont envisagés, au ministère de l’Europe et des affaires étrangères qui fixe l’objectif politique à atteindre. Nous donnons ainsi notre avis sur l’impact de telle mesure, apportons une contre-expertise sur des propositions des partenaires européens, etc.

Nous sommes également chargés de leur mise en œuvre au quotidien : c’est ainsi que nous publions une documentation pour expliquer les sanctions, nous éditons des guides pour accompagner les exportateurs, mais également les établissements financiers, dans la compréhension des règlements européens en matière de sanctions internationales. Nous avons ainsi une boîte générique qui permet de répondre aux questions des exportateurs. Il nous appartient également, lorsque les textes européens le prévoient, de délivrer des autorisations de transactions financières puisque, dans certaines situations, il faut que les exportateurs et les banques viennent nous voir pour être autorisés à effectuer telle ou telle transaction vers un pays qui peut être sous sanction. Voilà pour le champ d’activité du bureau.

L’extraterritorialité est quant à elle une question très importante pour nous. Nous avons suivi de très près la rédaction du rapport parlementaire d’octobre 2016, qui a permis de lancer de nombreuses réflexions. De notre point de vue, l’extraterritorialité fait surtout partie de la catégorie « sanctions internationales » et nous la traitons sous deux angles.

Le premier consiste en un dialogue très régulier et étroit avec les autorités des pays concernés, en particulier les autorités américaines, notamment pour amener à clarifier les régimes de sanction en vigueur. Ainsi, dans le cadre de l’accord de Vienne avec l’Iran, une partie de cet accord consistait à clarifier les régimes de sanctions résiduelles après la levée des sanctions. Cet accord politique s’est traduit techniquement par un dialogue entre les autorités américaines chargées de ces sanctions, donc le Trésor américain et en particulier l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), et nous-mêmes, ainsi que d’autres administrations, afin d’essayer de repérer quels points de la réglementation américaine pouvaient être clarifiés. Ce travail a donné lieu à la publication de dizaines de pages sur le site du Trésor américain dans la perspective de clarifier sa réglementation et d’en atténuer les effets de bord : il s’agissait de rassurer nos exportateurs sur ce qu’ils pouvaient faire ou non.

Second angle, le dialogue au niveau européen : nous sommes convaincus que nous ne pouvons pas régler seuls la question de l’extraterritorialité. Il nous faut donc des partenaires. Mais il n’en est qu’à ses débuts.

Nos missions ne prévoient pas le suivi de dossiers particuliers de poursuites judiciaires qui auraient lieu aux États-Unis. Cette question relève sans doute bien plus du ministère de la justice ou plus largement des autorités judiciaires françaises. Nos discussions dans cette matière avec les États-Unis sont de nature transversale.

Vous nous avez interrogés par ailleurs sur l’administration chargée de l’application de la loi dite de blocage. Depuis l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2, l’Agence française anticorruption est chargée d’appliquer la loi de blocage lorsque les entreprises françaises sont soumises à des programmes d’autorités étrangères de mise en conformité – de la part des autorités américaines par exemple. Nous sommes associés à cette mise en œuvre sous certains aspects mais, j’y insiste, c’est vraiment l’agence qui est le pilote en la matière.

M. le président Olivier Marleix. La loi Sapin 2 est très récente et ma question portait sur la situation antérieure. Qui était chargé de ce suivi ?

M. Romain Chambre. Le Service central de prévention de la corruption, qui a précédé l’Agence française anticorruption.

M. le président Olivier Marleix. De mémoire, ce n’est pas ce que précisaient les textes : il me semble qu’il s’agissait plutôt des services du Premier ministre.

M. Romain Chambre. Tout à fait, mais en pratique les réunions se tenaient sous l’égide du…

M. le président Olivier Marleix. … Service central de prévention de la corruption. Et étiez-vous alors informés ?

M. Romain Chambre. Tout à fait. Nous apportions une « brique » technique ; des réunions inter-services étaient parfois organisées par ces administrations et le Trésor y était associé. Mais je ne peux pas vous dire si nous sommes associés à toutes ces réunions avec, désormais, l’Agence française anticorruption et avec d’autres administrations sur la mise en œuvre de la loi de blocage.

M. le président Olivier Marleix. Le rejet du ministre concernant une demande d’investissement peut-il faire l’objet d’un recours de la part du pétitionnaire ?

Mme Valérie Liang-Champrenault. Toutes les décisions du ministre, sans exception, sont susceptibles de recours.

M. le président Olivier Marleix. Dans le cadre du recours pour excès de pouvoir ?

Mme Valérie Liang-Champrenault. Exactement.

M. le président Olivier Marleix. En revanche, ce recours n’est pas ouvert aux tiers même s’ils ont un intérêt à agir. C’est un des rares cas dans notre droit où le recours pour excès de pouvoir est aussi fermé…

Mme Valérie Liang-Champrenault. Cela dépend de la mesure concernée. Je vérifierai ce point, mais il est vrai que le refus ne peut être contesté que par l’entité concernée, de même que la sanction ne peut être contestée que par l’investisseur sanctionné…

M. le président Olivier Marleix. En fait, c’est l’absence totale de transparence sur le dispositif qui m’amène à poser ce genre de questions. Je mentionne ici une particularité qui se comprend puisqu’elle concerne une sorte de pouvoir propre du ministre. Si ce pouvoir est soumis au contrôle du juge, en l’absence totale de publicité, même concernant les procédures ouvertes, une entreprise concurrente qui considérerait qu’il y a un danger connexe pour son activité ne peut pas, selon le droit en vigueur, engager de recours.

Mme Valérie Liang-Champrenault. Je ne suis pas certaine de votre affirmation. Je préfère vérifier.

M. le président Olivier Marleix. Au demeurant, comment, dans la pratique, cette entreprise pourrait-elle engager un recours puisque personne ne connaît les décisions qui sont prises ?

Mme Valérie Liang-Champrenault. Ce n’est pas une question de pratique, mais une question de droit.

M. le président Olivier Marleix. Le droit, c’est bien, mais quand il s’exerce concrètement…

Mme Valérie Liang-Champrenault. À mon avis, il s’agirait dans ce cas d’un recours de plein contentieux : le plaignant peut être un tiers.

Mme Muriel Lacoue-Labarthe, sous-directrice « politique commerciale et des investissements » au sein du service des affaires multilatérales et du développement de la direction générale du Trésor. Vous imaginez une hypothèse selon laquelle un tiers aurait à se plaindre du fait qu’un investissement se réalise. Dès lors que, dans cette configuration, un investissement a lieu, c’est qu’il a été autorisé, avec ou sans conditions. Donc j’imagine, sous réserve de vérification en effet, que le délai de recours classique ne courrait pas puisqu’il n’y a pas de décision publique ; en revanche, le tiers en question pourrait commencer par demander au ministre s’il y a eu une décision et, éventuellement, s’il ne répond pas, contester sa non-réponse dans les délais prévus, puis chercher à savoir s’il y a eu une décision et, si oui, intenter un recours contre celle-ci. Dès lors que l’investissement se réalise, c’est qu’il a été autorisé ou alors qu’il doit être sanctionné.

M. le président Olivier Marleix. Ma question était dépourvue de malice et touchait un point de droit échappant largement à ma compréhension et sur lequel je n’ai trouvé aucune information compte tenu du secret qui entoure la procédure. Je songeais à un fournisseur, un gros client qui considère que, malheureusement, l’acquisition telle qu’elle est réalisée, a pour objet, de son point de vue, de faire disparaître l’activité en France et donc va compromettre la sienne.

Mme Valérie Liang-Champrenault. Je viens de retrouver le texte et vous confirme que…

M. le président Olivier Marleix. Je suis preneur d’une contribution écrite sur ce point. Je comprends en effet que vous ne puissiez le faire spontanément.

Mme Valérie Liang-Champrenault. Nous enverrons donc une contribution écrite. En attendant, je vous renvoie à l’article L. 151-3 du code monétaire et financier qui précise que les décisions d’autorisation, de refus et de sanction sont « susceptibles d’un recours de plein contentieux ».

M. le président Olivier Marleix. Cette disposition ne s’applique-t-elle pas qu’au paragraphe III ?

Mme Valérie Liang-Champrenault. Non, elle concerne le II et le III de l’article 151-3 du code monétaire et financier, le II portant sur l’autorisation sous conditions – conditions qui peuvent être contestées si elles devaient faire l’objet d’une sanction, et c’est pourquoi, et nous y veillons, elles doivent être proportionnées – et le III portant sur les sanctions. Nous vérifierons mais je ne pense donc pas, a priori, qu’il y ait d’ambiguïté.

M. le président Olivier Marleix. J’avais compris que cette disposition ne s’appliquait qu’au III, ce qui poserait un vrai problème de droit en France : ce recours, pour être ouvert en pratique, suppose qu’on ait connaissance d’une décision prise dans un secret absolu – comment donc faire valoir son droit sur une décision qu’on ne connaît pas ? Je serais donc heureux d’avoir une confirmation par écrit.

J’en viens au mécanisme de surveillance. Je souhaite que vous vous montriez plus précis quant à vos moyens. Vous avez évoqué la remise annuelle d’un rapport ; à en juger par les échos que j’en ai de la part de ceux qui vous le transmettent, il s’agirait d’un exercice récurrent, un peu administratif ; je n’ai pas le sentiment qu’ils sont convaincus que ses conclusions entraînent des risques de contrôles sur pièces et sur place… Vous avez indiqué que le contrôle s’effectuait en partenariat avec des ministères : quel est le rythme de vos réunions, quel est leur ordre du jour ? On imagine bien que vous ne pouvez pas tout faire seule avec vos trois collaborateurs. Le président d’Électricité de France (EDF) nous a fait état des accords de continuité signés, annexés aux lettres d’engagement… S’assurer de tout cela doit être un peu compliqué.

Mme Valérie Liang-Champrenault. Peut-être n’ai-je pas été très claire : ce n’est pas mon bureau qui suit les engagements. Vous l’avez vous-même souligné : à trois, nous ne saurions assurer le respect de leurs engagements par les entreprises. C’est le rôle de l’ensemble des administrations – et beaucoup peuvent être concernées par un dossier. Nous vous préciserons, au moment du huis clos, quels sont les principaux dossiers et quelles administrations ils concernent – mais vous l’aurez deviné vu la teneur des textes. Certains ministères, en effet, ont à traiter énormément de dossiers et en assurent un suivi des plus fins. Vous pourrez bien sûr les interroger et ils vous rendront compte de ce qu’ils font pour s’assurer du respect des engagements pris par les entreprises.

Mon bureau, pour sa part, assure la coordination et, à la demande du ministre, depuis 2016, il doit s’assurer que le suivi des engagements a été renforcé. C’est pourquoi j’indiquais tout à l’heure que nous restions modestes. Le dispositif est en effet sans doute perfectible même si des efforts ont déjà été faits et des mesures prises. Les ministères qui sont associés à l’IEF, dans la limite des moyens dont ils disposent, sont chargés d’assurer le suivi des engagements. À la suite de l’élargissement du décret, de nouveaux ministères sont concernés par les procédures d’autorisation depuis 2014 ; ils ont forcément dû apprendre à suivre les engagements des entreprises désormais sous autorisation. Pour ceux qui traditionnellement et de très longue date traitent ce type de dossiers, je ne pense pas qu’il y ait de difficultés.

M. le président Olivier Marleix. Autrement dit, votre bureau s’assure que des ministères suivent bien les engagements pris par les entreprises. Comment procédez-vous ?

Mme Valérie Liang-Champrenault. Dans le cadre de nos fonctions interministérielles, nous sommes en dialogue permanent avec les autres ministères, en l’occurrence avec les administrations ayant un rapport avec l’IEF : les ministères nous informent qu’ils vont faire telle ou telle visite, et nous recevons en principe les mêmes rapports qu’eux. Si nous ne les recevons pas, c’est parce qu’il en a été convenu ainsi dans la lettre d’engagement, afin de diminuer la lourdeur administrative vis-à-vis des entreprises : en ce cas, un chef de file, désigné au sein de ce que nous appelons les services compétents, diffuse les rapports annuels aux autres administrations concernées – ou à la DG Trésor, à charge pour elle de les relayer.

J’insiste sur le fait que le rapport annuel n’est pas un document neutre ni indigent, bien au contraire, et je m’étonne que certaines entreprises aient pu vous le laisser croire par leurs commentaires. Il en est de plus précis que d’autres, mais aucun n’est indigent. Nous sommes dans un format public, sur un sujet sérieux, qui touche à la sécurité nationale et qui mobilise de très nombreux agents de l’État ; ni les rapports ni leur suivi ne sauraient être qualifiés de nuls.

Cela dit, ce n’est pas l’alpha et l’oméga, mais seulement un des outils à notre disposition : si un rapport réglait tous les problèmes, cela se saurait… D’autres moyens, sur lesquels je ne communiquerai pas ici, peuvent être mis en place en vue de s’assurer que les conditions sont remplies – car tout est lié aux conditions : ainsi, en matière de pérennité de l’approvisionnement, si l’on n’est pas approvisionné, on le sait très vite ! La notion de pérennité s’applique également aux capacités de recherche et développement, au maintien de la capacité à fournir l’État ou à respecter le secret, etc. Fort heureusement, nous disposons en France de moyens de nous assurer que tous ces critères sont respectés.

M. le président Olivier Marleix. Pour ce qui est de la prise de contrôle, j’en reviens au critère de l’activité : vous avez dit qu’un médicament ou un produit pouvait, en soi, être considéré comme une activité. La cession d’une licence entre-t-elle dans le champ de l’activité ?

Mme Valérie Liang-Champrenault. Je ne vais pas me livrer à un exercice d’éligibilité. Nous traitons les dossiers au cas par cas ; dans le domaine pharmaceutique, les droits de licence font partie de l’examen auquel nous procédons. Cependant, c’est bien la notion d’activité d’une entreprise basée en France qu’il convient de définir au cas par cas.

M. le président Olivier Marleix. Ce n’est pas au rachat d’une entreprise que je pensais, mais plutôt à celui d’une licence – et dans ce cas, les deux autres critères ne sont pas remplis.

Pour ce qui est de la transparence, M. Chambre a évoqué tout à l’heure la loi Sapin 2, qui visait à encadrer les relations entre l’administration et les lobbyistes. Vérifiez-vous que tous vos contacts sont inscrits à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ?

Mme Muriel Lacoue-Labarthe. Pouvez-vous préciser dans le cadre de quelles activités ?

M. le président Olivier Marleix. Dans le cadre du dialogue avec un acquéreur potentiel, ou plus exactement avec les conseils de cet acquéreur, qui sont susceptibles de se livrer à une activité de lobbying, vérifiez-vous que vos interlocuteurs sont inscrits à la HATVP, comme l’exige la loi Sapin 2 ?

Mme Muriel Lacoue-Labarthe. En réalité, nos interlocuteurs dans le cadre de ces procédures ne sont pas des lobbyistes, mais des conseils juridiques, choisis par l’acquéreur pour finaliser le contrat d’acquisition. Ils se présentent en tout cas en cette qualité et leur activité correspond bien à la qualité qu’ils déclarent : ils ne font pas de lobbying, mais viennent demander une autorisation au nom de leurs clients, qu’ils sont habilités à représenter juridiquement.

M. le président Olivier Marleix. À l’exception des avocats, la loi Sapin 2 ne dispense personne de s’inscrire au répertoire de la HATVP. Bon nombre de grands patrons français s’y sont d’ailleurs déjà inscrits.

Mme Muriel Lacoue-Labarthe. Votre question est intéressante, et nous demanderons à la HATVP comment elle procède.

M. le président Olivier Marleix. La loi est très récente et s’applique encore de manière incomplète : toutes les personnes qui devraient être inscrites au répertoire de la HATVP ne le sont pas forcément.

Mme Muriel Lacoue-Labarthe. En tout état de cause, pour notre part, nous avons affaire à des conseils juridiques venant demander une autorisation pour le compte de leurs clients. Dès lors, nous ne vérifions pas si ces conseils sont inscrits à la HATVP.

M. le président Olivier Marleix. Je voudrais vous poser une question d’ordre général, même si je vais citer un nom : vous paraît-il possible que Patrick Kron, président d’Alstom, ait pu penser que la cession de la branche « Énergie » à General Electric n’entrait pas dans le champ du contrôle exercé par votre bureau, avant même la parution du décret Montebourg ?

Mme Valérie Liang-Champrenault. Je n’ai aucune idée de ce que M. Kron a pu penser.

M. le président Olivier Marleix. C’est aussi sur la crédibilité du dispositif que je m’interroge. Le rachat de l’activité énergie d’une entreprise comme Alstom, qui correspond au fonctionnement des turbines de cinquante-huit réacteurs nucléaires, relevait-il du contrôle des investissements étrangers, avant même le décret Montebourg ?

Mme Valérie Liang-Champrenault. Nous ne sommes pas en mesure de répondre à cette question.

M. le président Olivier Marleix. Si je veux vendre une entreprise qui se trouve être le fournisseur de toutes les centrales nucléaires en France, l’opération envisagée relève-t-elle, a priori, de la législation sur le contrôle des investissements étrangers, avant même le décret Montebourg de 2014 ? Il me semble que ma question est claire.

Mme Valérie Liang-Champrenault. Sans doute, mais il nous est difficile d’y répondre. Nous travaillons en fonction du droit en vigueur, et il ne m’appartient pas de faire une exégèse du droit de l’IEF – j’en serais d’ailleurs incapable. En tout état de cause, il ne nous semble pas opportun d’évoquer des cas particuliers dans le cadre de cette audition.

M. le président Olivier Marleix. Vous me permettrez, madame, de rester juge de l’opportunité des questions que je pose – auxquelles vous êtes libre de ne pas répondre si vous ne le souhaitez pas.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Comme vous l’avez vous-même rappelé, monsieur le président, nous avions convenu que cette audition s’effectuerait en deux parties distinctes : d’abord dans le cadre de l’audition publique, puis à huis clos. Cela fait une heure et quart que nous sommes dans le cadre de la discussion publique ; sans doute serait-il temps de passer à l’audition à huis clos, afin que nous puissions aborder les questions les plus intéressantes.

M. le président Olivier Marleix. La question que j’ai posée ne me paraît pas inintéressante, et je ne vois pas en quoi elle vous dérange, cher collègue.

M. le rapporteur. Votre question est peut-être intéressante, mais en la posant, vous contredisez ce que vous aviez indiqué au début de notre réunion, monsieur le président.

M. le président Olivier Marleix. Pas du tout. Je voudrais simplement savoir si, avant même le décret Montebourg, l’acquisition d’une entreprise comme Alstom, qui était le fournisseur exclusif de 58 centrales nucléaires, relevait déjà, oui ou non, du contrôle des investissements étrangers.

Vous êtes la meilleure spécialiste en France du droit en la matière, madame ; vous devriez donc être en mesure de répondre à ma question – d’autant que je ne vois pas en quoi cela reviendrait à trahir un secret : je vous demande simplement un avis juridique.

Mme Muriel Lacoue-Labarthe. Monsieur le président, nous avons essayé de vous expliquer comment nous appliquions notre procédure, fondée sur une analyse interministérielle associant tous les ministères concernés. En revanche, nous pouvons difficilement vous répondre dans le cadre d’une audition publique au sujet d’un cas particulier, car cela nous obligerait à faire état d’éléments qui n’ont pas vocation à être divulgués, en raison des intérêts qui s’y attachent.

M. le président Olivier Marleix. Je suis désolé de vous dire cela, madame la sous-directrice, mais votre réponse ressemble fort à de la langue de bois. Ma question porte simplement sur l’évolution introduite par le décret Montebourg, qui a précisé un certain nombre de choses. Une acquisition a priori aussi importante, aussi stratégique, que celle de la branche énergie d’Alstom, relevait-elle déjà ou pas du champ du contrôle de l’IEF ? Cela dit, je vois que vous ne voulez pas répondre à cette question, et je peux vous la reposer à huis clos si vous estimez ne pouvoir y répondre que dans ces conditions.

Si vous ne voulez pas non plus nous dire combien d’investissements ont été bloqués par le ministre, et pour quelles raisons, pouvez-vous nous indiquer combien votre bureau traite d’affaires par an ? Il s’agit là d’une question portant simplement sur la bonne administration, qui ne me paraît pas couverte par le secret défense.

Mme Valérie Liang-Champrenault. Je ne peux pas non plus répondre à cette question dans le cadre d’une audition publique, car cela reviendrait à dévoiler une information constituant un élément susceptible d’intéresser d’autres parties prenantes que les députés ici présents.

M. le président Olivier Marleix. Effectivement, madame, cela intéresse tous les citoyens.

Mme Valérie Liang-Champrenault. Monsieur le président, notre action s’inscrit dans le cadre d’une procédure fondée sur la protection de la sécurité nationale et de l’ordre public. Pour ma part, je ne suis pas chargée d’une procédure grand public. S’il est normal de fournir des informations visant notamment les investisseurs et les entreprises, dans la mesure où il s’agit d’une procédure qui s’intègre dans la vie économique de la nation, en revanche, votre question ne relève pas, chacun peut le comprendre, d’un sujet grand public. Elle est intéressante, mais je n’y répondrai qu’à huis clos.

M. le président Olivier Marleix. Une fois de plus, je ne vous demande pas de me dire sur quelles entreprises et pour quels motifs le ministre a refusé des investissements étrangers. Peut-être êtes-vous gênée de devoir implicitement reconnaître qu’un bureau composé de quatre fonctionnaires est chargé de gérer 1 000 dossiers par an, ce qui révélerait une faiblesse du dispositif ? Auquel cas il serait intéressant que le législateur en soit informé.

Sincèrement, votre réponse me paraît incompréhensible – même si je ne suis pas surpris, puisqu’à chaque fois que je vous ai posé la même question par écrit, vous m’avez répondu : « Les opérations que nous gérons étant secrètes, nos statistiques sont secrètes ». J’y vois un très beau syllogisme, et le secret dont vous vous prévalez finit par porter atteinte à la crédibilité même de notre démarche. J’observe d’ailleurs que ce débat a eu lieu dans d’autres pays que le nôtre, qui ont évolué vers des systèmes un peu plus transparents, notamment à l’égard du Parlement.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Pour ma part, je vous remercie pour la clarté et l’exhaustivité de la présentation de vos procédures et de leur application au quotidien, et vos réponses sur ce point m’ont paru très satisfaisantes sur ce point.

Pour ce qui est des questions qui restent à vous poser, j’estime qu’elles ont vocation à l’être à huis clos, et je suggère donc à notre président que nous passions à la seconde partie de cette audition.

M. le président Olivier Marleix. Je suspends nos travaux pour cinq minutes, à l’issue desquelles nous reprendrons nos travaux à huis clos.

 

L’audition publique s’achève à dix-huit heures cinquante ;
la réunion reprend, à huis clos, à dix-huit heures cinquante-cinq.

 


14.    Audition, ouverte à la presse, de M. Régis Turrini, secrétaire général de SFR et ancien directeur de l’Agence des participations de l’État

(Séance du jeudi 25 janvier 2018)

La séance est ouverte à neuf heures quarante.

M. le président Olivier Marleix. Nous recevons ce matin M. Régis Turrini qui a dirigé l’Agence des participations de l’État (APE) à une période qui intéresse spécialement la commission d’enquête, même s’il n’a occupé ces fonctions que pendant une brève période : de septembre 2014 à juillet 2015, date de sa démission.

Bien que fonctionnaire à l’origine, M. Turrini a effectué la plus grande partie de sa carrière au contact des entreprises. Avocat d’affaires, il a également été gérant au sein de la banque Arjil & Associés du groupe Lagardère puis a été chargé chez Vivendi de la stratégie des fusions et des acquisitions. Il est aujourd’hui secrétaire général de l’opérateur SFR et il exerce d’importantes responsabilités au niveau du groupe Altice.

Monsieur Turrini, votre nomination à l’APE a été décidée alors qu’Arnaud Montebourg était encore ministre du redressement productif. À votre arrivée, en septembre 2014, la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric était en cours de finalisation.

Puisque vous êtes le premier des anciens directeurs de l’APE que nous auditionnons, il serait intéressant que vous nous présentiez rapidement cette agence en nous expliquant comme elle interagit avec les autres services de Bercy, notamment avec la direction générale du Trésor pour ce qui est des opérations qui ne relèvent pas du secteur où l’État est actionnaire. Enfin, nous aimerions que vous nous rappeliez très succinctement les règles fixées par l’Europe quant à l’intervention de l’État en prises de participations au capital des entreprises. Cela éclairera utilement notre commission sur les raisons du recours à un prêt d’actions de Bouygues dans le cas d’Alstom.

Pour revenir au dossier d’Alstom, la commission d’enquête souhaiterait connaître votre appréciation sur cette opération ainsi que sur les voies et moyens qu’elle a empruntés.

Quatre questions retiennent plus particulièrement notre attention.

Premièrement, que s’est-il passé entre le 21 juin 2014, date de la signature du protocole d’accord entre l’État, Alstom et General Electric (GE), et le 4 novembre 2014, date de la signature de l’autorisation formelle donnée par l’État au titre des investissements étrangers. Y a-t-il eu un travail d’approfondissement ? Tous les points du protocole d’accord négocié par Arnaud Montebourg ont-ils été repris dans les lettres d’engagement ?

Deuxièmement, quel regard portez-vous rétrospectivement sur la création et le fonctionnement des trois co-entreprises résultant de cette cession ? L’APE siège au conseil d’administration de « GEAST ». Cette présence ainsi que l’action spécifique – golden share – de l’État vous semblent-elles suffisantes pour exercer une véritable influence ?

Troisièmement, la vente de la branche « Énergie » d’Alstom, Alstom Power, a été justifiée à la fois par M. Kron et par le ministre de l’économie qui a autorisé l’opération le 4 novembre 2014 comme devant permettre au groupe de se concentrer exclusivement sur son activité alors désignée comme étant la plus rentable, le ferroviaire. Pourtant, d’ici à juillet prochain, la branche « Transport » d’Alstom va à son tour disparaître, absorbée par Siemens. Certes, vous ne pourrez pas nous expliquer cette récente décision de l’État puisque vous n’êtes plus à l’APE mais j’aimerais savoir si elle vous paraissait prévisible et si vous la jugez cohérente par rapport à ce que l’État vous a demandé de faire en novembre 2014.

Quatrièmement, beaucoup d’observateurs se sont émus du fait que l’État renonce à toute plus-value, en particulier aux dividendes exceptionnels versés aux actionnaires d’Alstom au profit de Bouygues. Pourriez-vous nous indiquer quelles dispositions prévoyait le contrat de prêt ? L’État avait-il, selon vous, les moyens de négocier avec Bouygues le partage éventuel de plus-values et de dividendes ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Régis Turrini prête serment.)

M. Régis Turrini, secrétaire général de SFR et ancien directeur de l’Agence des participations de l’État. Compte tenu de mes anciennes fonctions, je me concentrerai sur les décisions prises par l’État en tant qu’actionnaire.

Vous le savez, le contrôle direct par l’État des entreprises du secteur productif a souvent été considéré par les pouvoirs publics successifs comme un levier essentiel de la politique industrielle. Sans remonter à Colbert, nous en trouvons trace dans le préambule de la Constitution de 1946 qui fait partie de notre bloc de constitutionnalité : elle fait mention de la capacité de l’État à devenir propriétaire d’entreprises. C’est sur ces bases que s’est construite la politique de l’État actionnaire.

L’une des étapes essentielles a été le rapport Nora en 1967 dans lequel était souligné que « le secteur des entreprises publiques ne paraît obéir dans sa composition à aucun critère ». Une autre étape très importante a été, en 2003, la publication du rapport Barbier de La Serre – à l’origine de la création de l’APE – qui déplorait la confusion des rôles remplis par l’État à l’égard des entreprises publiques. Lorsqu’on prend la peine de le relire aujourd’hui, on s’aperçoit qu’il n’a pris une ride. Simon Nora et René Barbier de La Serre pourraient aujourd’hui s’étonner de la diversité des secteurs dont l’État est propriétaire et de la lourdeur qui caractérise la gestion de ses participations publiques.

La difficulté principale pour l’État actionnaire tient à ce qu’il doit en permanence concilier des objectifs multiples et contradictoires, qui dépassent très largement les préoccupations patrimoniales qui devraient être celles d’un actionnaire. À l’évidence, l’État n’est pas un actionnaire comme un autre.

Citons quelques-unes des casquettes qu’il doit porter pour mieux comprendre l’articulation avec son rôle d’actionnaire.

Il y a d’abord l’État porteur de politiques publiques, notamment de politiques industrielles. Cela prend la forme de politiques générales de soutien à l’innovation ou de soutien à tel ou tel secteur.

Il y a ensuite l’État régulateur, fonction de régulation qu’il délègue souvent à des autorités administratives indépendantes qui doivent assurer le bon fonctionnement concurrentiel des marchés. Les outils dont ils disposent en ce domaine sont vastes et paraissent souvent préférables à l’intervention en capital.

Il y a encore l’État budgétaire, fonction déterminante qui entre parfois en contradiction avec celle de l’actionnaire du fait de l’application des règles budgétaires découlant de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).

Il y a une autre casquette que l’on oublie parfois et qui est également très importante lorsqu’on parle de l’État actionnaire : l’État client. Il joue un rôle clef dans plusieurs secteurs dépendant de la commande publique, au premier rang desquels la défense.

Enfin, dernière casquette, qui n’est pas la moins importante : l’État politique, autrement dit celui qui est soumis à des considérations médiatiques et électorales qui rendent le Gouvernement et les pouvoirs publics incapables de s’en tenir aux seuls pouvoirs de l’actionnaire ; il leur est alors difficile d’assumer une mauvaise nouvelle à froid et leur propension à reporter les décisions difficiles très forte.

L’État exerce tous ces rôles simultanément. Et la défense des intérêts patrimoniaux ou des intérêts des entreprises qu’implique son rôle d’actionnaire passe après d’autres objectifs qui sont tout aussi légitimes.

La diversité des objectifs a pour effet de démultiplier les interlocuteurs pour les entreprises. Une même entreprise peut ainsi avoir plusieurs dizaines de correspondants répartis entre les administrations centrales des ministères techniques, dont certaines jouent un rôle capital d’expertise, les cabinets ministériels, le cabinet du Premier ministre ainsi que celui du Président de la République. Cette dispersion peut affaiblir l’État car les dirigeants d’entreprise savent jouer avec malice de cette polyphonie administrative.

Je citerai quelques exemples de secteurs dans lesquels ce phénomène me paraît particulièrement prégnant.

Prenons le domaine aéronautique où l’État passe son temps à gérer des contradictions qu’il tente de surmonter avec plus ou moins de succès. Il est à la fois actionnaire majoritaire de contrôle d’Aéroports de Paris (ADP), actionnaire de référence d’Air France KLM qui est le principal client d’Aéroports de Paris, actionnaire minoritaire d’Airbus qui est le principal fournisseur d’Air France KLM, régulateur du trafic aérien via la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) qui distribue des droits de trafic, notamment à Air France KLM, et enfin responsable de la fixation des redevances aéroportuaires qui constituent l’essentiel des ressources des aéroports, dont bien sûr Aéroports de Paris, et qui constituent une charge pour les compagnies aériennes, donc pour Air France KLM. La question classique qui se pose régulièrement est de savoir si l’État doit privilégier l’objectif de compétitivité d’Aéroports de Paris, donc réduire les redevances payées par les compagnies aériennes dont Air France KLM, ou bien ses intérêts d’actionnaire majoritaire d’Aéroports de Paris, qui tirerait avantage d’une augmentation desdites redevances. Nous pourrions évoquer encore le transport ferroviaire.

Un dernier exemple très parlant est le secteur de l’énergie, dont je me suis beaucoup occupé. L’État est un actionnaire très majoritaire d’EDF et d’Areva et malgré ce contrôle total sur ces deux entreprises, il n’a pas su ou n’a pas pu empêcher leur dégradation financière et l’apparition de grandes difficultés au sein de la filière nucléaire.

Il a réagi trop lentement, notamment face à la mésentente entre les deux entreprises alors qu’il disposait de tous les leviers nécessaires pour ramener l’ordre puisqu’il était chez lui. Pour autant, on ne saurait dire que c’est l’État qui a contribué à cette situation, le contexte international étant extraordinairement compliqué, marqué qu’il est par une crise profonde. Il n’en reste pas moins que les contradictions entre les multiples objectifs de l’État ont été particulièrement fortes et c’est sans doute ce qui explique qu’il s’est réveillé un peu tard. Ces contradictions, EDF les vit dans ses équilibres financiers. Quant aux graves problèmes qui se posaient pour Areva, ils n’ont pas été traités à temps.

En 2014, le Gouvernement, conscient de ces contradictions, a arrêté une stratégie de l’État actionnaire qui visait à mettre l’intervention en capital au service d’objectifs clairs et définis. Il a fixé des lignes directrices pour l’État actionnaire, qui ont eu une grande importance. D’abord, c’est la seule doctrine de l’État actionnaire qui n’ait jamais été établie. En outre, avant de faire l’objet d’un communiqué de la Présidence de la République, elles ont été validées par le Secrétaire général adjoint de l’Élysée de l’époque, Emmanuel Macron, qui s’est par la suite souvent appuyé sur elles.

Elles reposent sur quatre objectifs.

Premier objectif : « s’assurer d’un niveau de contrôle suffisant dans des entreprises à caractère structurellement stratégiques, intervenant dans des secteurs particulièrement sensibles de souveraineté ». Deux principaux domaines sont visés : d’une part, les activités nucléaires, pour lesquelles l’État doit exercer un contrôle sur les grands opérateurs de la filière ; d’autre part, les activités liées à la défense nationale.

Deuxième objectif : « s’assurer de l’existence d’opérateurs résilients pour pourvoir aux besoins fondamentaux du pays ». Les opérateurs résilients désignent des entreprises qui assurent des missions fondamentales de service public nécessaires au pays. Dans beaucoup de secteurs, ces entreprises exercent leurs activités en concurrence avec des opérateurs privés. Il s’agit des grandes infrastructures publiques ou des grands opérateurs de service public, les opérateurs historiques pour lesquels le niveau de participation de l’État peut varier selon le poids de l’opérateur dans la fourniture du service jugé essentiel. Citons les secteurs de l’énergie, des transports, des postes, des télécoms, avec ADP, la SNCF, la RATP, La Poste.

Troisième objectif : « accompagner le développement et la consolidation d’entreprises, en particulier dans des filières déterminantes pour la croissance économique nationale et européenne ». La présence au capital de l’État, actionnaire stable, par définition, peut constituer un élément utile dans les phases où le management est confronté à des défis importants et dans des périodes de crise. Cet objectif ne suppose pas des niveaux de participation particulièrement élevés. Ils peuvent être inférieurs au taux de 50 % nécessaire au contrôle voire au tiers. On peut penser à la construction automobile avec des entreprises comme Renault ou PSA.

Quatrième objectif : « intervenir en “sauvetage” dans le cadre défini par le droit européen lorsque la disparition d‘une entreprise présenterait un risque systémique avéré ». Vous le savez, monsieur le président, ce type d’intervention est très encadré par les règles communautaires. Le but est d’éviter une faillite dont les conséquences seraient plus lourdes pour l’économie que le coût du sauvetage. On peut distinguer deux types d’intervention : la prise de contrôle de l’entreprise pour restructurer fortement l’actif ou bien une prise de participation ponctuelle sans implication à long terme dans le management de l’entreprise
– l’exemple souvent cité est le secteur financier avec le sauvetage de Dexia.

Dans cette liste d’objectifs, le mot-clef est « stratégique » : « entreprises stratégiques », « secteurs stratégiques », « intérêts stratégiques ». Le problème, c’est qu’à aucun moment, il n’est proposé de définition de ce que l’on appelle une entreprise ou un secteur stratégique. L’un des fruits des travaux de votre commission d’enquête pourrait être d’en établir une, d’autant que la protection d’intérêts stratégiques contre la mainmise de puissances étrangères est au cœur de notre politique industrielle.

La plupart du temps, derrière ces mots se cachent des logiques qui n’ont pas grand-chose à voir avec la stratégie.

Pensons aux logiques de filière, qui veulent qu’une filière à capitaux publics soit mieux à même de concevoir les produits de demain qui vont assurer le succès de notre tissu industriel. On sait que cette logique a souvent été un échec, avec des gabegies liées à des stratégies sans lendemain, notamment pendant les « Trente glorieuses », période largement mythifiée.

Deuxième logique à l’œuvre, la logique sociale, de défense de l’emploi, qui apparaît bien souvent comme le véritable objectif stratégique. Il est clair que les licenciements sont plus rarement pratiqués dans le secteur public que dans le secteur privé. On peut toutefois craindre qu’en différant les ajustements parfois nécessaires, l’État actionnaire n’affaiblisse les entreprises publiques donc, à moyen terme, l’emploi.

Une troisième logique est souvent invoquée, c’est celle de l’aménagement du territoire. L’État favorise des implantations équilibrées sur le territoire et lutte contre les délocalisations.

Enfin, quatrième logique : le maintien des organes de direction des groupes en France.

Nous voyons bien que ces logiques n’ont pas grand-chose de stratégique. De multiples contre-exemples prouvent d’ailleurs qu’il est possible de procéder autrement. Airbus a ainsi un siège juridique aux Pays-Bas tout en ayant des activités très importantes en France.

Pour que tout ceci fonctionne de manière optimale, il faut fixer des objectifs clairs, c’est-à-dire préciser beaucoup plus que les lignes directrices que j’évoquais la doctrine d’intervention de l’État. Cela impliquerait de faire une revue de portefeuille pour le passé, le présent et l’avenir et d’élaborer une stratégie qui englobe les problématiques liées à la défense nationale, à la sécurité, aux monopoles naturels, aux technologies et autres secteurs-clefs. Je n’ai pas de proposition particulière à faire à ce sujet mais, avant de s’interroger sur les moyens de protéger nos intérêts stratégiques, il faut commencer par définir ceux-ci avec précision.

Cela étant, l’un des moyens souvent évoqué pour la défense de ces intérêts est le taux de détention de capital par l’État dans les entreprises stratégiques. C’est certes un élément important mais qui n’offre qu’une analyse parcellaire, car le contrôle effectif d’une entreprise ne dépend pas strictement du pourcentage de titres détenus par l’actionnaire de contrôle.

Pour des entreprises en situation de monopole naturel ou dont la puissance publique assure le financement, la logique économique conduit à ce que l’État détienne l’intégralité ou la quasi-intégralité du capital. Ces entreprises font l’objet d’interventions permanentes des pouvoirs publics dans leur gestion, pas nécessairement par le biais de l’APE mais le plus souvent par l’entremise des ministères techniques. Dans cette catégorie entrent très clairement, par exemple, la SNCF ou la RATP pour leurs activités domestiques.

S’agissant des entreprises chargées des infrastructures essentielles, la protection des intérêts stratégiques peut reposer sur une régulation solide plutôt que sur la détention du capital. On peut donc imaginer que la participation de l’État y soit minoritaire, à hauteur de 33 %, ce qui peut être suffisant.

Dans le cas des principales entreprises intervenant dans la filière nucléaire, une détention publique majoritaire est recommandée. Cela dit, on peut s’interroger sur les seuils qui existent aujourd’hui, et je ne suis pas sûr, par exemple, que le seuil de 70 % établi comme le seuil légal pour EDF – la participation de l’État étant aujourd’hui largement supérieure – ait grand sens, car, en droit des sociétés, cela ne signifie pas grand-chose.

Dans le cas des entreprises chargées de la défense nationale, les choses sont un peu différentes, et il existe toute une série de dispositifs juridiques qui protègent les intérêts stratégiques de l’État, indépendamment de la détention du capital. Ainsi, l’analyse de la répartition du capital dans les principales entreprises de défense nationale révèle que la participation de l’État y est nulle ou relativement faible, de l’ordre de 10 à 15 %, légèrement plus dans le cas de Thales.

M. le président Olivier Marleix. Tout ceci est absolument passionnant, mais pourriez-vous répondre plus précisément aux quatre questions que nous vous avons posées ?

M. Régis Turrini. Je vais donc aborder le cas d’Alstom, qui est à l’origine de la constitution de cette commission d’enquête. Je le ferai dans la mesure de mes connaissances et de mes moyens puisque, lorsque j’ai pris mes fonctions à la tête de l’APE, le deal était déjà conclu, et c’est mon prédécesseur qui avait travaillé à cette opération avec la Direction générale des entreprises (DGE).

Quand je suis arrivé à l’APE, la seule question qui s’est posée a été celle de savoir si l’accord conclu au mois de juin avait été exécuté, de façon à ce que le ministre puisse donner son aval avant la fin de l’année. Le travail de l’APE et de la DGE pendant cette courte période a donc essentiellement consisté à vérifier si les garanties exigées – création de co-entreprises et finalisation des contrats, lesquels étaient des contrats extraordinairement complexes portant entre autres sur la pérennité ou la protection de la propriété industrielle – étaient bien respectées. Ces vérifications ayant été faites, le ministre a donné son aval et autorisé l’investissement.

Lorsque j’ai pris mes fonctions, le principe des co-entreprises était déjà acté. Je rappelle qu’en amont plusieurs options avaient été envisagées pour Alstom, notamment la cession à un acquéreur français ou européen. Cette solution n’avait pu aboutir mais, se servant de ce levier, le ministre de l’époque, Arnaud Montebourg, avait fait pression sur General Electric pour obtenir un accord plus favorable que celui envisagé au départ, à savoir une cession pure et simple d’Alstom.

L’accord imaginé comportait plusieurs volets. D’abord, une cession d’actifs ; puis, pour certaines activités – le renouvelable, l’électricité et le nucléaire – la mise en place de co-entreprises ou joint-ventures. Je n’avais à l’époque pas mon mot à dire, mais j’ai trouvé cette solution assez maline, s’agissant de protéger les intérêts de l’État, même si, vu de loin, cela pouvait ressembler à une usine à gaz.

Elle était d’autant plus intéressante que l’État se voyait par ailleurs concéder un certain nombre de droits – droit de véto, droit de protection de la propriété industrielle, droit de représentation dans les conseils d’entreprise –, ainsi qu’un droit de représentation dans le conseil d’administration de ce qu’il restait d’Alstom, grâce au prêt de titres de Bouygues.

L’État avait également négocié des mécanismes de sortie, à échéance 2018, 2019 et au bout de cinq ans pour la co-entreprise nucléaire la plus importante et la plus stratégique. Il s’agissait d’une possibilité offerte à Alstom et non d’une obligation.

D’autres dispositifs de protection étaient enfin prévus, dont je ne sais, pour tout vous dire, ce qu’il est advenu. General Electric devait notamment remettre chaque année un rapport sur la mise en œuvre de ses engagements, et un comité de pilotage devait être mis en place, associant le groupe et les services de l’État, pour assurer le suivi de l’opération.

Dernier point important, l’État était donc représenté en tant qu’État au conseil d’administration de la co-entreprise nucléaire, avec un droit d’information étendu et un droit de veto, mais je ne peux, là non plus, vous répondre sur la manière dont cela a fonctionné, puisque je n’étais plus en fonction. Je ne sais d’ailleurs même pas si le mandat avait été confié à un représentant de l’APE ou de la DGE.

Tout ceci avait, quoi qu’il en soit, pour but d’assurer l’avenir d’Alstom Transport, très incertain à l’époque, si bien que le Gouvernement avait, début 2014, diligenté une étude du cabinet Roland Berger, qui portait non seulement sur Alstom Power mais également sur Alstom Transport, afin de déterminer si cette dernière entité pouvait survivre de manière autonome et indépendante sur un marché en rapide évolution, marqué notamment par l’expansion internationale de deux grands acteurs chinois, qui ont fusionné peu de temps après.

J’ignore si, en 2014, on savait déjà que ces deux opérateurs chinois allaient fusionner et devenir le premier opérateur mondial, mais on pouvait en tout cas le pressentir, et l’objectif était donc de donner à Alstom Transport les moyens de se développer, sachant que l’entreprise héritait de l’activité signalisation de General Electric, que son endettement devait être ramené à zéro à l’issue de l’opération de cession et qu’elle disposait donc d’un bilan solide et d’une trésorerie suffisante pour investir dans les opérations de transport ferroviaire.

Je n’en suis pas un spécialiste, mais le transport est un secteur qui se transforme extrêmement vite, et la question du rapprochement avec les uns et les autres se posait déjà depuis un certain temps, que ce soit avec Siemens, Bombardier ou Thales. Ce sont des sujets qui reviennent régulièrement dans l’actualité, et dire que l’opération de rapprochement avec Siemens est une surprise serait très exagéré. Ce qui me semble plus important dans ce cadre, est de se demander ce que deviennent les joint-ventures et l’activité « Power ». C’est là la question-clef qui doit retenir l’attention de l’État. J’ai lu les déclarations des uns et des autres en la matière, mais j’ignore quelles sont les intentions d’Alstom transport. Quoi qu’il en soit, d’un point de vue industriel le rapprochement d’Alstom Transport avec Siemens a du sens.

Vous m’avez également interrogé sur l’accord avec Bouygues. L’État avait en effet négocié avec Bouygues, un prêt de titres, qui lui permettait en quelque sorte d’exercer un rôle d’actionnaire sans l’être et d’obtenir une représentation de deux membres au conseil d’administration d’Alstom. N’étant pas dans le secret de cette affaire, j’ignore la raison pour laquelle l’État n’a pas exercé son option d’achat sur les titres de Bouygues, ce qui lui aurait permis, vous l’avez signalé, de recevoir une part du dividende exceptionnel qui a été distribué. Je n’ai guère d’explication, tout au plus une hypothèse : il est possible que, dans le cadre des négociations avec Siemens, ce dernier ait demandé à ce que l’État ne reste pas actionnaire d’Alstom Transport. C’est une hypothèse conforme à ce qui se produit fréquemment. Cela a notamment été le cas avec Airbus, où la diminution de la part de l’État dans le capital a pour origine la volonté du gouvernement allemand de ne pas le voir demeurer à des niveaux de référence mais de voir au contraire l’actionnariat d’Airbus entre les mains d’intérêts privés.

M. le président Olivier Marleix. Vous avez répondu à toutes les questions, mais je reviens néanmoins sur ce qui reste assez peu compréhensible pour le citoyen, à savoir le fait que, alors qu’en 2014 la décision de vendre Alstom Power est justifiée devant l’opinion par le fait qu’en concentrant tous nos moyens sur la branche « Transport », on va bâtir le géant français du ferroviaire, il est décidé trois ans plus tard de céder Alstom Transport. Il a bien dû se passer quelque chose, et j’imagine que ce n’est pas entre-temps que l’on a découvert que la Chine s’apprêtait à dominer le marché.

Quant au document présenté à l’époque par M. Kron devant l’assemblée générale des actionnaires, il insiste très lourdement sur le fait qu’Alstom Transport est l’activité la plus rentable de l’entreprise et qu’elle génère à elle seule la moitié de la profitabilité ; bref, tout plaide en faveur de sa volonté sincère de se redéployer et rien ne laisse imaginer la totale abdication à venir. Cela ne veut pas dire que l’on ne pouvait pas envisager un partenariat ou une alliance entre égaux avec Siemens en vue de construire le TGV du futur, à la manière d’un Airbus européen, mais ce n’est clairement pas le choix qui a été fait, et j’ai du mal à comprendre ce qui s’est passé.

Comme vous l’avez suggéré, l’explication officieuse du désengagement de l’État, qui n’a pas fait valoir son option d’achat, serait que les Allemands ne souhaitaient pas la présence de l’État au sein de Siemens, mais ce revirement de stratégie de la France, trois ans après avoir prétendu faire d’Alstom un champion français dans le domaine des transports, est incompréhensible.

M. Régis Turrini. Je ne suis pas un expert du secteur mais, pour me faire l’avocat de cette décision sans y avoir par ailleurs aucun intérêt, je dirai qu’en trois ans le monde peut changer et qu’une industrie peut considérablement évoluer, voire se transformer radicalement – il suffit de prendre l’exemple des télécoms.

Or j’ai cru comprendre que, dans le domaine du ferroviaire, le marché avait complètement basculé vers l’Asie, ce qui ne pouvait pas nécessairement s’anticiper il y a quatre ans. Face à l’émergence d’un nouveau concurrent, dont le poids est plusieurs fois celui d’Alstom, voire d’Alstom-Siemens, la seule manière de se battre à armes égales est sans doute de conduire une stratégie de consolidation d’un champion européen. Reste que cela ne n’explique pas complètement pourquoi cette stratégie s’est opérée par la prise de contrôle d’Alstom par Siemens plutôt que l’inverse, c’est-à-dire par une prise de contrôle d’Alstom sur les activités ferroviaires de Siemens.

M. le président Olivier Marleix. Vous vous êtes interrogé devant nous sur la définition de ce qui doit être considéré comme une activité stratégique, question à laquelle notre rapporteur attache beaucoup d’importance. Est-ce à dire que, pour vous, le décret Montebourg, quand bien même il devrait être mis à jour – et je soutiens, à titre personnel, la démarche du Gouvernement –, ne constitue pas une réponse suffisante ?

M. Régis Turrini. Le décret Montebourg est à l’évidence une première réponse, et il est très bien qu’il évolue dans le temps, puisqu’il est passé de Villepin à Montebourg, et que l’actuel ministre envisage d’y ajouter de nouveaux domaines comme celui de l’intelligence artificielle ou de la data. Néanmoins, ce n’est pas suffisant, d’autant que l’on peut se demander si l’intelligence artificielle et la protection des données personnelles, font partie des secteurs stratégiques au même titre que le nucléaire, les transports, les télécommunications ou les autres secteurs qui sont listés dans le décret.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Merci pour votre intervention préliminaire, qui a rappelé les objectifs de la politique industrielle de la France et leurs contradictions parfois très tangibles dans certains secteurs. Je souscris totalement à votre dernière remarque sur l’évolution rapide du monde industriel : trois ans est une durée qui peut paraître courte en politique, mais le monde de l’entreprise est un monde rapide, et ce temps suffit pour que s’opère un retournement de marché. Vous avez évoqué les télécoms où quelques mois ont suffi pour que Blackberry s’effondre.

Vous avez également indiqué – je cite vos propos – que d’un point de vue industriel, le rapprochement d’Alstom Transport avec Siemens avait du sens. Je rappelle qu’il s’agit de l’événement déclencheur, à l’origine de la création de cette commission d’enquête, et je trouve donc votre point de vue intéressant.

Vous avez à ce propos estimé que l’une des vertus de notre commission serait de définir ce qu’était une entreprise stratégique. On le sait, c’est là ma question totem ; je la pose à chaque personne que nous auditionnons, et je ne dérogerai pas aujourd’hui à la règle, en demandant : que sera demain une entreprise stratégique ?

Le ministre de l’économie a récemment fait part de son intention de compléter le décret Montebourg : « Je pense par exemple, a-t-il déclaré, à tout ce qui a trait à la protection des données personnelles. Est-ce qu’on a vraiment envie que des investisseurs puissent commercialiser des données qui nous appartiennent ? Je pense à l’intelligence artificielle, secteur très sensible sur lequel nous voulons investir davantage. »

Aujourd’hui secrétaire général de SFR, vous êtes un fin connaisseur des télécoms et du numérique : selon vous, quels seront demain les secteurs stratégiques dans le domaine du numérique et qui pourraient, de ce fait, justifier une intervention de l’État ?

M. Régis Turrini. Les télécommunications font partie du décret Montebourg ; on peut donc considérer qu’il s’agit d’un secteur stratégique.

J’attire, cela étant, votre attention sur le fait que la situation, française est un peu particulière puisque nous avons quatre opérateurs nationaux qui se partagent le marché. Est-ce que le fait qu’en Italie ou en Espagne, il y ait un acteur anglais sur le marché fait que les télécommunications sont mal protégées ou mal gérées ? Je ne le crois pas. Dans le cas, hypothétique, où l’un de nos acteurs des télécommunications viendrait à changer de mains au profit de mains étrangères, sans doute faudrait-il regarder la couleur de ces mains, mais il me semble qu’en Europe la question ne se pose guère en ces termes, voire que le problème est inverse, l’un des gros problèmes de l’Europe étant plutôt la multiplication des acteurs et l’incapacité à faire émerger un grand opérateur transnational. Il y a, aux États-Unis, quatre opérateurs télécoms, pour une population globalement équivalente à celle de l’Europe ; il y en a trois en Chine, trois aux Japon… et entre cent trente et cent cinquante en Europe, ce qui nous amène à l’un des autres problèmes de la politique industrielle européenne qui est celui de la concurrence. En effet, le droit de la concurrence joue un rôle essentiel dans la construction de champions européens, ce qui s’avère très difficile dans le domaine des télécoms. Peut-être cela arrivera-t-il dans dix ou quinze ans mais, compte tenu de la politique de la concurrence menée par l’actuelle Commission européenne, je suis sceptique.

Pour en revenir à votre question, il me semble qu’en matière de secteur stratégique la protection des données personnelles est le sujet-clef. J’ignore de quelle manière M. Le Maire entend intégrer cette problématique dans le décret Montebourg ni si la protection du secteur passera par des prises de contrôle capitalistique. Quoi qu’il en soit, l’Europe est très protectrice des données personnelles et elle y travaille d’arrache-pied avec la CNIL, qui a été précurseur dans ce domaine. Doit entrer en application en mai prochain le règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD), qui répond largement à la question de la protection de ces données personnelles et que toutes les grandes entreprises du secteur, dont notre groupe, sont en train de se préparer à mettre en œuvre.

Il s’agit d’une étape absolument capitale car, dans un monde dans lequel la data est véritablement l’« or noir » des acteurs du numérique, il faut avoir conscience que, jusqu’à présent, toutes nos données personnelles filent aux États-Unis. Tout ce que vous laissez comme empreinte sur Facebook, Google ou Twitter est enregistré dans des serveurs outre-Atlantique. Vous abandonnez non seulement l’usus de vos données, pour reprendre des termes du droit civil, mais aussi son fructus, puisque d’autres profitent des fruits de vos data qu’ils recueillent. De plus, cet abandon a quasiment eu lieu à votre insu : on vous a demandé de cliquer quelque part sans vous donner d’autre choix pour accéder à une application ou à un site. Nous avons affaire à un problème de politique publique d’une extrême importance.

M. Bastien Lachaud. Monsieur Turrini, nous confirmez-vous que les points contenus dans la lettre initiale d’engagement entre l’État et Alstom et ceux du protocole d’accord sont bien identiques, notamment pour ce qui concerne les 1 000 emplois ?

En tant que directeur général de l’Agence des participations de l’État, vous avez géré le dossier de la vente de l’aéroport de Toulouse-Blagnac. Vous avez parlé des industries aéroportuaires : on ne peut pas envisager que les aéroports ne constituent pas l’un de leurs éléments stratégiques. Un consortium sino-canadien a acheté l’aéroport. L’entreprise chinoise concernée appartient à un oligarque, et toutes ses filiales sont immatriculées aux îles Vierges britanniques – nous retrouvons un paradis fiscal. Quant au groupe canadien, il avait écopé de la plus lourde amende pour corruption jamais infligée par la Banque mondiale.

L’honorabilité de ceux auxquels l’État vend ses participations est-elle scrutée d’une manière ou d’une autre ? Jamais une licence d’exploitation n’aurait été accordée, dans le cadre du droit public, à une entreprise condamnée pour corruption. Pourquoi le cahier des charges de droit privé mis en place pour la vente des participations ne comportait-il aucune règle en la matière ?

J’en viens à un point plus personnel. Je suis désolé d’aborder une telle question, mais, étant donné les positions que vous avez occupées, je m’interroge. Parce qu’en 2009, vous avez géré l’achat de la compagnie téléphonique brésilienne Global Village Telecom (GVT) dans le cadre de vos missions en matière de fusions-acquisitions pour Vivendi, vous avez fait l’objet d’une enquête menée par la justice brésilienne. Indépendamment de ses conclusions, je constate qu’en 2015, cette dernière a demandé la coopération de la France à ce sujet. Le fait d’occuper une fonction aussi importante que la direction générale de l’APE en étant l’objet d’une enquête menée par un pays tiers ne constitue-t-il pas un problème ? Est-ce compatible ? Vous auriez, par exemple, pu faire l’objet de fortes pressions. Les instances de déontologie consultées lors des nominations à la tête de l’APE avaient-elles connaissance de cette situation ?

Votre conception de l’intérêt national en matière d’industrie, qui doit prévaloir à la direction générale de l’APE, n’est-elle pas biaisée par le pantouflage et une carrière qui vous a mené de l’ENA à Vivendi, puis à l’APE, et, aujourd’hui, à SFR ? Avec un tel parcours, quelle conception peut-on avoir de l’État, de sa place dans l’industrie, et la politique industrielle ?

Mme Sarah El Haïry. Le portefeuille industriel de l’État évolue en fonction de l’histoire politique et de la société, de même que les notions de stratégie. L’État actionnaire, selon les situations, peut être alternativement considéré comme gourmand, hyperactif ou même parfois schizophrène, mais je suis d’abord intéressée par son comportement sur mon territoire, à l’égard de STX. L’État est devenu agile ou flexible.

Que pouvez-vous nous dire des 1 % prêtés par l’État à Fincantieri pour un maximum de douze ans afin de permettre à l’entreprise italienne de devenir majoritaire au sein de STX ? Je rappelle qu’en 2015, M. Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense, s’était opposé au montage mis en place aujourd’hui.

M. Régis Turrini. Monsieur Lachaud, je répète que les services de l’APE et de la DGE ont instruit le dossier, et qu’ils ont considéré que ce qui a été fait correspondait à ce qui avait été signé. Vous imaginez bien que le ministre n’aurait jamais donné son aval s’il en avait été autrement.

M. le président Olivier Marleix. J’ai moi-même demandé hier si le protocole d’accord signé par M. Arnaud Montebourg avait valeur de lettre d’engagement. J’ai compris que ce n’était pas le cas : le protocole initial et les lettres d’engagements ultérieures sont distincts. Bastien Lachaud vous demandait si tous les éléments se retrouvaient dans les deux types de document en insistant sur la question des emplois.

M. Régis Turrini. Je ne m’en souviens plus, mais je suis convaincu que la question de l’emploi se trouvait dans les engagements – après quoi, il revient à un comité de pilotage d’assurer un suivi. Jusqu’en novembre, je pense que tout ce qui a été fait constituait une déclinaison parfaite de ce qui avait été conclu en juin. Ensuite, l’accord et les engagements vivent, et il faut s’assurer de leur respect. J’imagine que l’État s’en est préoccupé durant les trois ans qui viennent de s’écouler. Il s’agissait sans doute de l’une des fonctions du comité de pilotage, et je suppose qu’un dialogue régulier s’est noué entre General Electric et les services de l’État.

La vente de l’aéroport de Toulouse a bien eu lieu pendant que j’étais en poste à l’APE. Ce que vous dites de l’entreprise canadienne est exact, à la nuance près que cette dernière n’était pas actionnaire de l’entreprise acheteuse, mais seulement son prestataire, spécialiste de la gestion des aéroports.

La prise de contrôle a été le fait d’intérêts chinois sur lesquels les services de veille et d’intelligence économique de l’État se sont prononcés. L’entreprise canadienne, grosse entreprise québécoise, avait effectivement fait l’objet de procédures, mais elle n’était pas dans l’opération.

L’achat de GVT par Vivendi remonte à 2009. Dans le cadre d’un contrôle opéré par l’autorité boursière brésilienne, les autorités de ce pays ont demandé l’aide des autorités françaises. Cette affaire est terminée…

M. Bastien Lachaud. Ce n’était pas la question !

M. Régis Turrini. Elle a été classée sans suite. Vivendi n’avait rien à se reprocher.

J’en viens à votre question relative au pantouflage, que j’élargirai au problème des liens entre le privé et le public. Le rapport Barbier de la Serre dont je vous parlais visait en particulier à créer des ponts entre l’un et l’autre, via une institution ad hoc : l’Agence des participations de l’État. L’idée consistait à faire travailler des personnes du secteur privé avec des fonctionnaires d’État pour gérer au mieux le patrimoine de l’État.

Dans les faits, c’est très difficile. À l’époque où j’étais en fonction, je crois me souvenir que, sur les cinquante personnes travaillant pour l’agence, une seule était issue du privé – la plupart des autres venaient de la direction générale du Trésor, et parfois de la direction du budget ou d’autres administrations centrales. Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’étais moi-même une espèce d’hapax : même s’ils ont eu une expérience du privé, mes prédécesseurs et mes successeurs sont plutôt des hommes du secteur public, contrairement à moi.

Une commission de déontologie se penche sur votre cas lorsque vous prenez vos fonctions dans certains postes, mais aussi lorsque vous les quittez. Si en matière d’industrie et de patrimoine de l’État, l’idée de mêler les compétences de personnels issus du public et du privé me paraît bonne, il est très difficile d’attirer ceux qui viennent du privé, principalement en raison des règles déontologiques. Lorsque vous quittez votre poste à l’APE, elles vous imposent de ne pas travailler dans les secteurs que vous avez surveillés. Quand vous avez passé quatre ans sur un sujet et que vous quittez l’administration, il vous est donc interdit de poursuivre une activité dans votre secteur de compétence : c’est extraordinairement handicapant !

Je ne conteste pas cette règle, mais elle explique qu’il soit très difficile de faire travailler des personnels du privé dans l’administration.

Madame El Haïry, je ne suis pas en mesure de vous éclairer sur le 1 % prêté à STX. Je ne suis pas particulièrement au fait de cette opération récente. Je peux en revanche rappeler une chose : à l’époque où j’étais en poste à l’APE, STX était une société coréenne. Apparemment cela ne gênait personne ! Aujourd’hui, STX appartient à des Italiens ; je suis surpris que l’on s’en offusque ou qu’on le regrette. Pour le reste, je pense que l’État a fait ce qu’il fallait pour protéger ses « intérêts stratégiques » dans sa négociation avec Fincantieri, mais je ne connais pas les détails du dossier.

M. Bastien Lachaud. Sur le pantouflage, vous évoquiez un handicap pour passer du public au privé. Nous demanderons à M. Bruno Bézard, quand nous le recevrons s’il a eu du mal à passer directement de son poste de directeur général du Trésor à un fonds d’investissement chinois.

Quant à vous, monsieur Turrini, vous avez rejoint Vivendi alors que M. Jean-Bernard Lévy en était le directeur général. Lorsque vous êtes devenu directeur général de l’APE, M. Jean-Bernard Lévy a été nommé à la tête d’EDF, et, dans la foulée, vous avez été désigné comme représentant de l’État au conseil d’administration d’EDF. Aujourd’hui, vous travaillez pour SFR, racheté en 2011 par Vivendi qui était dirigé en 2012 par M. Lévy. Nous voyons bien que les passerelles et les réseaux sont tels que le délai de trois ans ne semble pas handicapant.

M. Régis Turrini. Les trois ans courent après le passage par le public.

Lorsque j’ai été nommé à l’APE, Jean-Bernard Lévy était à la tête de Thales. Inutile de vous dire que le Président de la République ne m’a pas demandé mon avis pour décider de nommer M. Lévy président-directeur général d’EDF. Je suis ensuite devenu directeur général de l’APE, et, c'est à ce titre, parce que c’est la tradition en raison du rapport de l’agence avec EDF, que j’ai occupé le poste de représentant de l’État au conseil d’administration de cette entreprise. Je peux vous assurer que le fait que j’aie connu M. Lévy auparavant n’a pas eu d’influence sur mon jugement et sur mes décisions.

M. le président Olivier Marleix. S’agissant du pantouflage, la commission des lois de l’Assemblée examinera la semaine prochaine le rapport de la mission d'information relative à la déontologie des fonctionnaires et l'encadrement des conflits d'intérêts, dont je suis l’un des rapporteurs. L’article 432-13 du code pénal, qui réprime le délit de pantouflage, semble être un peu tombé en désuétude puisqu’il n’a été mis en œuvre que dix fois en un siècle. Soit on est très optimiste, et cela signifie que tout va très bien dans notre pays, soit on est un peu plus pessimiste, et l’on considère que l’absence de publicité totale des décisions de la commission de déontologie et l’absence de contrôle expliquent peut-être un tel chiffre.

Monsieur Turrini, nous vous remercions pour l’ensemble de vos réponses.

 

La séance est levée à onze heures.


15.    Audition, à huis-clos partiel, de M. Pascal Faure, directeur général à la Direction générale des entreprises (DGE)

(Séance du jeudi 25 janvier 2018)

La séance est ouverte à onze heures quinze.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons à présent M. Pascal Faure, directeur général chargé de la Direction générale des entreprises (DGE) au ministère de l’économie et des finances.

Monsieur le directeur général, vous avez commencé votre carrière aux États-Unis, aux laboratoires Bell, puis chez Apple. À votre retour en France, vous avez travaillé au sein du Centre national des télécommunications, puis vous avez rejoint différents ministères où vous avez exercé des responsabilités dans la définition des politiques de l’informatique et des communications de l’État. En décembre 2012, vous avez été nommé Directeur général de la compétitivité, de l’industrie et des services (DGCIS), un ensemble toujours placé sous votre responsabilité puisque la DGE a succédé à la DGCIS en septembre 2014. Ces différents éléments de votre biographie ainsi que votre exceptionnelle longévité à la tête de cette direction générale témoigneraient, s’il en était besoin, de l’intérêt et de l’opportunité de votre audition.

J’ajoute que votre nomination à la direction générale remonte à une époque où l’industrie relevait du ministère, dont e titulaire était M. Arnaud Montebourg, que notre commission a déjà auditionné et qu’elle réentendra prochainement. Avant même votre nomination, du reste, M. Montebourg vous avait chargé de lui remettre un rapport sur l’avenir de la sidérurgie, alors que nous étions en pleine crise avec le groupe Mittal, repreneur étranger d’Arcelor, dans l’affaire dite des « hauts-fourneaux de Florange ».

Comme nous l’avons fait hier pour celle des responsables de la direction générale du Trésor, nous avons décidé de scinder cette audition en deux parties. La première, monsieur Faure, sera consacrée à l’exposé d’une dizaine de minutes que vous voudrez bien nous faire sur les compétences de la DGE dans les dossiers d’investissements étrangers dont les entreprises françaises sont les cibles, qu’il s’agisse de grands groupes, comme Alstom ou Alcatel, de PME, d’ETI ou de pépites technologiques.

Par qui et comment êtes-vous saisi de ces dossiers ? Quel est le degré d’implication de la DGE dans les dossiers d’acceptation ou de refus d’une acquisition ou d’une fusion par un actif européen ou non européen ? La cheffe du bureau Multicom 2 de la direction du Trésor, chargé du contrôle des investissements étrangers, nous a expliqué, hier, la pauvreté de ses moyens propres, puisqu’elle n’a que trois collaborateurs pour traiter, chaque année, 1 000 à 2 000 fusions-acquisitions. Leur tâche doit être rude et l’on comprend qu’ils aient besoin de concours extérieurs. Aussi souhaiterions-nous savoir notamment comment se fait l’articulation entre les deux directions générales.

Cet exposé descriptif des procédures en vigueur ne saurait être fait à huis clos car il relève du devoir d’information de l’administration vis-à-vis de la représentation nationale et peut intéresser nos concitoyens. Nous sommes là au cœur du champ de notre commission d’enquête, qui porte, je le rappelle, sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, notamment dans le cas de fusions-acquisitions.

La seconde partie de votre audition se déroulera à huis clos. Nous avons en effet considéré que certains de nos échanges, qui concerneraient plus précisément des entreprises ou des personnes avec lesquelles vos services ont été en contact lors de l’examen de certains dossiers de rachat, devaient se dérouler dans un cadre confidentiel. Les questions de la commission d’enquête portant sur des dossiers déjà traités ou en cours d’examen par la DGE s’inscriront donc dans ce cadre.

Il conviendra que vous nous indiquiez précisément la répartition des rôles entre les différents acteurs de Bercy en matière de contrôle des investissements étrangers et que vous nous éclairiez sur la façon dont se font la veille stratégique et l’intelligence économique, qui ont été rattachées à Bercy au cours de l’année 2016, plus particulièrement à votre direction générale. Elles relèvent désormais d’un Commissariat à l’information stratégique et à la sécurité économique (CISSE), dont le titulaire vient de quitter ses fonctions. Vous nous expliquerez comment vous détectez le plus en amont possible les cibles d’éventuelles prédations, le bureau Multicom 2 ne pouvant qu’instruire les demandes d’autorisation.

Par ailleurs, nous constatons une surreprésentation des entreprises françaises et européennes dans les dossiers relatifs à l’application de certaines lois de portée extraterritoriale aux États-Unis. Nous voudrions donc comprendre comment sont suivies – et qui est chargé de ce suivi – les procédures ouvertes par le Department of justice (DOJ) américain, dont on a vu qu’elles pouvaient avoir une importance considérable. Je pense à l’amende de 9 milliards de dollars infligée à BNP-Paribas et au poids moral de la procédure engagée contre Alstom, qui a été condamné à une amende de 800 millions. Le ministre de l’économie en fonction en 2014 – Emmanuel Macron – a en effet expliqué qu’il avait le sentiment, même s’il a affirmé ne pas en avoir la preuve, que cette procédure avait pesé dans la décision de M. Kron de vendre Alstom Power aux Américains.

Pouvez-vous également revenir sur la façon dont s’applique aujourd’hui la loi de blocage de 1968, qui interdit en théorie le transfert de toute donnée ou de tout document de nature financière à une autorité étrangère quelle qu’elle soit, fût-ce la justice, sans une autorisation expresse ? Jusqu’en 2016 et l’adoption de la loi « Sapin 2 », Matignon était chargé de la mise en œuvre de ces dispositions. Qu’en était-il avant cette date et comment cela se passe-t-il aujourd’hui ? L’Agence française anticorruption a hérité de cette compétence, mais elle a été placée sous la double tutelle de Bercy et de la justice afin de garantir la qualité des échanges avec votre administration.

Nous sommes là au cœur de sujets qui intéressent la représentation nationale, puisque des pans entiers de notre économie sont menacés. Ce mardi, lors d’une audition devant la commission du Parlement européen chargée du commerce international, Mme Malmström, commissaire européenne chargée du commerce, a déclaré : « Il ne faut pas faire preuve de naïveté. Ces quatre dernières années, il y a eu une augmentation des achats d’actifs stratégiques dans l’Union européenne par des investisseurs de pays tiers. » Elle a précisé, par ailleurs, que le projet de réglementation européenne n’enlèverait aucune compétence aux États membres, chacun d’entre eux étant seul compétent pour déterminer ce qui relève de la sécurité et de l’ordre public, mais encouragerait à développer partout un minimum de screening sur ces opérations.

Le ministre Bruno Le Maire a annoncé vouloir faire évoluer le champ du dispositif issu du décret « Montebourg » et les sanctions prévues. Pouvez-vous nous dire les évolutions qui, de votre point de vue et avec l’expérience qui est la vôtre en tant que directeur général, semblent nécessaires au niveau national ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Pascal Faure prête serment.)

M. Pascal Faure, directeur général à la Direction générale des entreprises. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vais vous présenter, dans un premier temps, la DGE et la façon dont elle intervient dans les dossiers d’acquisition ; je réserverai les éléments concernant spécifiquement des entreprises individuelles pour la partie de cette audition qui se déroulera à huis clos.

La DGE est une des directions générales de Bercy. Elle joue un rôle tout particulier dans l’action que mène le Gouvernement en matière de développement et de compétitivité des entreprises. Elle intervient ainsi dans les politiques relatives à la création, à l’adaptation de l’environnement et au développement des entreprises, à l’innovation et à la compétitivité, et ce, dans l’ensemble des secteurs industriels, à savoir l’industrie manufacturière traditionnelle, le numérique, l’artisanat, le commerce, les services non financiers – les services financiers relevant de la Direction générale du Trésor – et l’activité touristique.

Vous l’avez rappelé, monsieur le président, la DGE, anciennement DGCIS, est née, en 2009, de l’agrégation de services de l’État, agrégation qui a continué à se développer au fil des années puisque nous ont rejoints, depuis, l’Agence du numérique, il y a trois ans, et le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE), il y a presque deux ans. Ce service est dirigé par le Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique (CISSE) ; il est placé au sein de la DGE en raison de la proximité naturelle de ses activités et de celles de notre direction – il convient en effet, pour faire de l’intelligence économique, d’être proche des personnes qui ont une compétence sectorielle –, mais l’autorité d’emploi est le commissaire. Enfin, certains de nos agents travaillent dans les services déconcentrés de l’État, les Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE), au plus près des entreprises qu’ils suivent en amont ou en aval d’un certain nombre de procédures.

La DGE a pour spécificité d’avoir une vision microéconomique, sectorielle de l’industrie, qui complète la vision macroéconomique – sectorielle dans le domaine bancaire – de la Direction générale du Trésor (DGT). Nous avons ainsi une connaissance fine de chaque filière : automobile, transport ferroviaire, acier, aluminium… Pour ce faire, nous avons des contacts réguliers avec les entreprises ou les fédérations professionnelles et les instances de coopération. Nous animons notamment le Conseil national de l’industrie, qui est un peu le parlement de ce secteur, puisqu’il rassemble l’ensemble des filières et des organisations représentatives du personnel. Ce conseil est lui-même structuré en comités de filière que nous animons également, de sorte que nous avons une relation directe avec chaque secteur. Nous sommes chargés, en outre, d’un certain nombre de politiques transverses, qui concourent pour l’essentiel à l’innovation ; je pense à la propriété industrielle ou aux pôles de compétitivité, par exemple. Enfin – et cela nous rapproche du sujet qui intéresse votre commission –, nous suivons, que ce soit au niveau central ou déconcentré, un certain nombre de dossiers individuels d’entreprises jugés importants, soit de manière offensive – en accompagnant la démarche des entrepreneurs dans le cadre de projets d’investissement dans notre pays, l’État étant souvent incontournable dans ces procédures – ou de manière plus défensive, lorsque les entreprises connaissent des difficultés ou font l’objet de restructurations.

Le SISSE est né, il y a deux ans, du regroupement de deux entités : l’une, placée au sein de Bercy, assurait la coordination entre les administrations sur les questions d’intelligence économique ; l’autre, la Direction interministérielle à l’intelligence économique (D2IE), qui, comme son nom l’indique, intervenait au niveau interministériel. Le SISSE, je l’ai dit, a été rattaché à la DGE, pour faciliter la liaison avec les compétences sectorielles de cette dernière mais son pilotage est assuré par le commissaire qui est, quant à lui, directement rattaché au ministre. Ce service a pour mission de proposer et d’élaborer, en liaison avec le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) au niveau interministériel et les autres ministères concernés, la politique publique en matière de protection et de promotion des intérêts économiques industriels et scientifiques de la nation.

Dans les dossiers de restructuration, la DGE est un des maillons de la chaîne : elle travaille avec les autres directions de Bercy, auxquelles elle apporte un appui sectoriel. Elle collabore ainsi avec la DG Trésor – notamment dans le cadre de la procédure des Investissements étrangers en France (IEF), qui est pilotée par cette direction –, avec l’Agence des participations de l’État, lorsque les entreprises concernées sont à participation publique, et, en dehors de Bercy, avec Bpifrance notamment, à la gouvernance de laquelle nous sommes associés, notamment pour ce qui concerne Bpifrance Participations.

De manière plus concrète, les dossiers de restructuration comportent trois phases : en amont, la phase de veille consiste à déceler ou à préparer les dossiers avant que l’on entre dans une logique de rachat ou de restructuration ; la phase d’instruction des dossiers dont l’administration a été formellement saisie dans le cadre du droit en vigueur ; enfin, la phase de suivi, à l’issue des procédures.

Nous intervenons d’une manière différente dans chacune de ces phases. En amont, l’expertise sectorielle de la DGE permet d’identifier les entreprises qui, parce qu’elles sont considérées comme stratégiques, méritent de faire l’objet d’une veille particulière. À mon sens, trois critères permettent de définir le caractère stratégique d’une entreprise : premièrement, l’existence d’une composante liée à la souveraineté ou à la continuité de la vie de la nation – le code de la défense définit ainsi un certain nombre de secteurs d’importance vitale soumis à des dispositions spécifiques – ; deuxièmement, l’existence d’une technologie ou d’un savoir-faire indispensable à la préservation de nos atouts économiques – la France est, par exemple, l’un des rares pays qui maîtrisent l’ensemble de la filière nanoélectronique – ; troisièmement, son importance systémique, définie par le fait que sa fragilisation pourrait mettre en péril toute une chaîne de valeur.

Les capacités d’expertise de nos équipes nous permettent de suivre ces filières et ces entreprises considérées comme stratégiques. En effet, la moitié des 600 personnels de la DGE ont des activités sectorielles – l’autre moitié se consacre à des activités transverses –, mais ils sont ventilés dans une multitude de secteurs, de sorte que chacun d’entre eux – ferroviaire, nanoélectronique… – est suivi par une dizaine de personnes afin que la DGE couvre un spectre extrêmement large. Pour ce faire, nous avons des contacts très fréquents avec les entreprises et les filières auxquelles elles appartiennent et nous sommes attentifs à l’évolution des technologies – tous les cinq ans, nous identifions les technologies clés pour les cinq années à venir – de manière à pouvoir suivre les entreprises concernées. Enfin, nous bénéficions de l’expertise du SISSE, qui intervient également dans ces domaines, sans oublier le réseau territorial des DIRECCTE, qui est au plus près du terrain. Ce dispositif nous permet d’exercer, en amont, une veille aussi éclairée que possible.

Dans la phase d’instruction, les procédures sont le plus souvent pilotées par le Trésor mais, notre expertise nous permettant d’identifier les points sensibles d’une entreprise ou d’émettre des recommandations sur les éléments à préserver, nous lui soumettons des propositions selon les cas. Dans les dossiers sensibles, il existe, selon nous, deux façons d’obtenir des engagements de la part des entreprises : d’une part, la procédure dite IEF, très encadrée, qui relève de la DG Trésor, donne lieu à des engagements formalisés ; d’autre part, l’État peut, en contrepartie de son assentiment, obtenir des entreprises qui souhaitent réaliser une opération de rachat ou de restructuration des engagements que je qualifierai de « politiques », qui comprennent des engagements industriels très précis que nous proposons.

Enfin, en aval de ces procédures, la DGE, comme d’autres administrations, est chargée d’animer des comités de suivi qui permettent de vérifier que les engagements sont tenus dans la durée pour laquelle ils ont été pris. Ce suivi se traduit par des échanges réguliers entre les services et les entreprises concernées et par la réunion périodique de comités de suivi formels, présidés soit par le ministre soit par moi-même. Nous avons également la possibilité de procéder à des vérifications sur site, pour nous assurer, par exemple, que les précautions nécessaires ont bien été prises en matière de sécurisation d’emprise ou que telle activité a été maintenue.

Parmi les questions que vous m’avez posées, monsieur le président, il en est deux auxquelles je ne me sens pas habilité à répondre car elles concernent des domaines qui ne relèvent pas de la DGE. La première concerne l’application de la loi de blocage, c’est-à-dire la communication, ou non, d’éléments financiers à une autorité étrangère dans le cadre de procédures. En effet, vous l’avez dit, depuis la loi dite « Sapin 2 », ce domaine relève de l’Agence française anticorruption. La DGE n’est pas, et n’était pas non plus avant le vote de cette loi, en prise avec cette procédure.

M. le président Olivier Marleix. Avez-vous une idée – car cela demeure un mystère pour moi – de l’instance qui était concrètement chargée, avant la loi « Sapin 2 », de l’application de la loi de blocage ? Le législateur avait dévolu cette compétence au Premier ministre, mais je doute que le Secrétariat général du Gouvernement, seule instance permanente à Matignon, s’en soit chargé.

M. Pascal Faure. Ce que je peux vous dire, c’est que c’est une attribution interministérielle. Le délégué interministériel à l’intelligence économique traitait ces questions-là et, lorsque le Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique a été créé, il y a deux ans, il s’y est intéressé. Pour nous, c’est lui qui était chargé de ces questions dans notre périmètre.

M. le président Olivier Marleix. Juridiquement, il n’en avait pas la compétence.

M. Pascal Faure. Ses compétences sont celles qui figurent dans le décret qui l’a créé, dont, si j’ai bonne mémoire, la compliance. Pour le reste, la chancellerie devait avoir une partie des attributions que vous évoquez. En tout cas, ce n’était pas la DGE.

M. le président Olivier Marleix. Depuis sa création, c’est l’Agence française anticorruption qui a hérité de cette compétence. Dans le cadre d’une opération de monitoring, par exemple, lorsqu’une entreprise est tenue de livrer aux autorités américaines, parce qu’elle s’y est engagée, ses données comptables ou, en amont, dans le cadre d’une procédure de discovery – comme c’est le cas actuellement d’Airbus –, cette agence gère-t-elle le dossier seule, sans vous demander conseil sur la façon dont elle pourrait établir un filtre ou opposer des réserves à l’autorité requérante ?

M. Pascal Faure. La DGE n’intervient pas formellement dans ces procédures. C’est pourquoi je n’ai pas d’éléments plus précis à vous donner. Je pense qu’il faudrait que vous interrogiez l’Agence française anticorruption à ce sujet.

Vous m’avez questionné sur la veille stratégique. C’est un élément important, qui est au cœur de notre activité. Je vous ai indiqué la manière dont nous classions les entreprises stratégiques. Au plan de la méthode, il y a deux façons d’aborder ce sujet. Tout d’abord, nous nous efforçons de dresser une liste « vivante » des entreprises qui remplissent les trois critères que j’ai cités : souveraineté, importance systémique et technologique. Ces entreprises, assez nombreuses, sont observées de près, sachant que, comme toute liste, celle-ci n’est jamais à jour et que nous ne sommes jamais certains d’avoir toujours correctement apprécié la situation de toutes les entreprises, notamment des PME, qui sont au nombre de 3 millions en France. L’un des défis de cette veille est donc précisément de ne pas trop oublier les petites entreprises et les start-ups.

Ensuite, au cours de l’instruction des dossiers, nous assurons un suivi régulier au fil du temps – évidemment, cela est plus simple pour les grands groupes, que nous connaissons depuis longtemps. Notre valeur ajoutée tient au fait que nous essayons, d’une part, d’avoir une idée de la solidité de l’entreprise dans son domaine – robustesse de ses technologies, durabilité de ses marchés, vulnérabilités qui pourraient être des facteurs de risque –, d’autre part, nous étudions les enjeux de filière et l’exposition internationale. Les entreprises opérant quasiment toutes dans des marchés mondialisés, nous essayons en effet de porter une appréciation sur la compétition mondiale à laquelle elles sont exposées. Ce travail est fait sur la durée, soit par nos propres équipes, soit en nous appuyant sur des études externes à l’administration, car il est important d’avoir plusieurs grilles de lecture. C’est sur la base de l’ensemble de ces éléments que nous sommes en mesure de juger qu’une entreprise peut entrer en phase de risque ou, lorsque nous traitons le dossier d’une entreprise en phase de restructuration, d’apprécier les points sur lesquels il faut intervenir et, le cas échéant, obtenir des engagements. Telle est la méthode que nous utilisons lorsque nous travaillons sur les dossiers qui entrent dans le champ de votre commission.

M. le président Olivier Marleix. Je voudrais revenir un instant sur la façon dont vous exercez la veille. Fin 2014 ou début 2015, j’ai eu l’occasion d'interroger le ministre de l'économie de l’époque, M. Emmanuel Macron, après la prise du décret Montebourg sur les investissements étrangers en France (IEF). Des secteurs avaient été identifiés comme stratégiques. A-t-on fait le repérage des entreprises ? lui avais-je alors demandé. Il m’avait répondu que ce travail restait à faire. Vos propos me conduisent à penser que ce travail est désormais fait, même si vous avez l'humilité de reconnaître qu’il est à recommencer tous les jours. Confirmez-vous que cette approche est récente ? Avant 2014, il semble que nous ne faisions pas de veille systématique de toutes les entreprises sur l'ensemble du territoire. Y aurait-il eu un élan nouveau ?

M. Pascal Faure. Avant cette période, qui coïncide peu ou prou avec la réforme que j'ai citée de la création du SISSE, ces questions étaient aussi suivies au niveau interministériel par la délégation interministérielle à l’intelligence économique (D2IE). En tant que directeur général de la compétitivité de l’industrie et des services (DGCIS), je n’avais pas connaissance de tous les détails du travail effectué dans ce cadre. Nous contribuions à certaines veilles et au suivi de cas particuliers. À mon avis, ce travail de veille a commencé avec la création du Haut Responsable à l'intelligence économique (HRIE), placé auprès du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) dans les années 2000, à l’instigation d’Alain Juillet. Nous apportions notre contribution à ce travail de veille sur des entreprises stratégiques. Quelle forme prenait finalement ce travail ? Je ne saurais vous le dire, d’autant que tout cela est déjà ancien.

À la période que vous citez, les structures de veille ont été réorganisées. Le décret de 2014 a marqué une volonté de renforcer la veille car des dossiers emblématiques tels que celui d’Alstom-GE avaient émergé. L'outil de suivi a donc été restructuré : la D2IE a évolué pour devenir le SISSE. Il a aussi été décidé de mieux faire travailler ensemble les administrations concernées.

La DGE contribuait aux travaux de la délégation interministérielle et elle suivait en propre certaines entreprises, secteur par secteur. Nous avons alors commencé à essayer d’organiser le travail. Le ministre de l'époque avait souhaité que nous puissions systématiser la démarche. Nous devions identifier, par grands secteurs, les entreprises à caractère stratégique, objectiver leurs vulnérabilités éventuelles, évaluer la probabilité d’avoir à traiter leur cas. La démarche est difficile à systématiser : l’univers des entreprises est vaste et mouvant. Quoi qu’il en soit, un travail plus approfondi a débuté à cette période et il se poursuit actuellement.

M. le président Olivier Marleix. Vous avez évoqué des vérifications sur site, notamment pour contrôler le respect des conditions imposées aux investisseurs étrangers en France. Ces vérifications sont-elles effectuées, le cas échéant, avec les services compétents des autres ministères ? Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ces procédures de contrôle ?

M. Pascal Faure. Quand des engagements ont été pris vis-à-vis de l'État, le dossier est suivi par un ministère pilote. C’est souvent le ministère de la défense car les questions de souveraineté relèvent fréquemment de lui, mais il arrive que ce soit le ministère de la santé ou celui qui est en charge de l’énergie ou de l'écologie.

Quand nous sommes chargés du suivi, nous nous assurons que les engagements spécifiques – la préservation d’une compétence donnée, la création d’une zone à régime restrictif, etc. – sont respectés. Pour cela, nous allons sur place constater la mise en œuvre de ces mesures. Nos équipes peuvent être accompagnées par les personnes des ministères « métier », typiquement du ministère de la défense. Lors des comités de suivi, nous pouvons ainsi confronter notre regard à celui de l'entreprise. Certains engagements, moins concrets, ne nécessitent pas un examen sur pièce et sur place. Nous le faisons lorsque c’est nécessaire. C’est la raison pour laquelle je considère qu'il est extrêmement utile d'avoir des effectifs de l'État qui soient présents sur le terrain et qui permettent d’avoir une proximité avec les entreprises.

M. le président Olivier Marleix. J’aurais une dernière question d'ordre général. Vous avez évoqué le contrôle d’investissements étrangers dans des entreprises et des technologies stratégiques. Il semble que certains pays tiers, hors Union européenne, ne cherchent pas à acquérir des entreprises et préfèrent acheter des contrats de licence. À ma connaissance, de telles opérations passent un peu sous nos radars. Or les technologies visées peuvent être extrêmement précieuses. Que vous inspire cette remarque ?

M. Pascal Faure. Si nos entreprises veulent se développer, il faut bien qu'elles conquièrent des marchés à l'étranger. Les entreprises disposant de technologies sensibles sont toujours confrontées au même dilemme : donner ce qu’il faut pour obtenir des marchés ou prendre le risque de devoir renoncer à ces marchés. À mon avis, il faut raisonner au cas par cas. Le fait de donner un contrat de licence constitue aussi un moyen de garder la propriété industrielle associée. Les contrats de licence peuvent être accordés pour un certain niveau de maturité de technologie et pas forcément pour tout. Le fait d’accorder ou non une licence contribue à créer une forme de régulation.

M. le président Olivier Marleix. La problématique est la même qu’il s’agisse d’un investissement dans l’entreprise ou d’un achat de licence. Seul le moyen diffère : on achète l’entreprise ou seulement la technologie qui nous intéresse. À ma connaissance, nous ne disposons pas d’outil juridique adapté à ce phénomène sur lequel nous ne portons même pas un regard spécifique. Confirmez-vous que les licences s’échangent de manière totalement libérale, en fonction de la liberté du commerce ?

M. Pascal Faure. Les entreprises sont souveraines mais certains cas sensibles peuvent donner lieu à des discussions. S’il s’agit de technologies et de domaines classifiés, les entreprises sont soumises à des obligations. Si ce n’est pas le cas, c’est une question d’opportunité. Même si l’entreprise est souveraine, elle peut vouloir discuter avec l’État. C’est parfois l’État qui prend l’initiative de la discussion, lorsque nous avons l’impression qu'une technologie sensible est en jeu. Comme toujours dans ces cas-là, on peut espérer trouver un compromis équilibré.

M. le rapporteur. Merci, monsieur le directeur général, pour votre exposé très complet de la façon dont fonctionnent vos services au quotidien. Vous nous apportez un éclairage très utile. Je remarque que nos trois collègues présents appartiennent tous au groupe La République en Marche… Pour ma part, je n’ai pas d'autres questions qui relèvent de l’audition publique. Si le président en est d’accord, nous pourrions passer à l’audition à huis clos.

 

La séance est levée à treize heures.


16.    Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance

(Séance du mercredi 7 février 2018)

La séance est ouverte à seize heures vingt.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance.

Vous avez eu, monsieur Dufourcq, une carrière très riche en responsabilités. Après avoir fait partie du cabinet de René Teulade, ministre des affaires sociales, vous avez rédigé aux côtés d’Alain Minc le rapport sur « La France de l’an 2000 ». Vous avez ensuite rejoint France Télécom en 1994 et y avez fondé la division « Multimédia » au sein de laquelle Wanadoo a été créé. Puis chez Capgemini, vous avez été directeur général adjoint et directeur financier.

Vous êtes à la tête de Bpifrance depuis sa création et vous venez d’être confirmé dans vos fonctions de directeur général par le Gouvernement il y a quelques jours.

La banque publique d’investissement est un organisme de financement et de développement des entreprises créé à la fin de l’année 2012. Elle est issue du rapprochement d’OSEO, de CDC Entreprises, du Fonds stratégique d’investissement (FSI) et de FSI Régions.

Votre audition portera sur trois thèmes principaux.

Premier thème : l’État actionnaire. Notre commission d’enquête cherche à savoir à quelles conditions et dans quelles circonstances l’actionnariat public peut encore être un moyen de contrer la perte de compétitivité et la désindustrialisation de notre économie. L’État actionnaire intervient aujourd’hui directement avec l’Agence des participations de l’État (APE) et indirectement via Bpifrance, dont il est co-actionnaire avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC).

Comment se coordonnent vos interventions respectives ? Sont-elles d’ailleurs toujours coordonnées ?

Bpifrance et l’APE, sous l’impulsion, je crois, de Régis Turrini ont chacune pris le soin de rédiger des doctrines d’intervention dont on peut constater qu’elles se recoupent sur certains points. Dans les faits, elles conduisent à des participations que je n’oserais pas qualifier de concurrentes, mais qui se juxtaposent – je pense à Orange dont l’APE détient 13 % du capital et Bpifrance 10 %.

Pouvez-vous me donner votre avis sur cette complémentarité entre l’APE et Bpifrance ? Comment doit-elle fonctionner notamment dans les secteurs qui, aux termes de votre doctrine, sont stratégiques pour l’économie nationale et qui nous intéressent plus particulièrement ?

Je m’interroge aussi sur le niveau des participations de l’État, qui est souvent inférieur à la minorité de blocage. Bpifrance est ainsi actionnaire à hauteur de 5,29 % de Technip, entreprise cédée en 2016 à l’Américain FMC. N’avez-vous pas le sentiment qu’il s’agit d’un simple alibi politique permettant à l’État d’afficher un engagement durable alors qu’il aura en réalité assez peu de moyens de peser, en tout cas pas uniquement grâce à sa présence capitalistique ?

Deuxième thème : la protection des entreprises que l’on peut qualifier de stratégiques. Nous cherchons à mieux comprendre le rôle des grandes administrations de l’État et aussi d’autres institutions, notamment dans le cadre de la procédure des autorisations des investissements étrangers en France.

Bpifrance est-elle amenée à travailler avec la Direction générale des entreprises (DGE) et avec le Trésor ? Si oui, cette collaboration a-t-elle évolué, notamment depuis le décret Montebourg ? Nous sentons une vigilance accrue au sein de la DGE et de la direction générale du Trésor.

J’ai relevé que Bpifrance avait signé le 2 mai dernier avec la Direction générale de l’armement (DGA) un accord visant à créer un véhicule d’investissement « Défense », doté initialement de 50 millions d’euros. Ce fonds est-il d’ores et déjà intervenu auprès d’entreprises jugées stratégiques ? Selon vous, quel niveau pourrait atteindre sa dotation ? Pourrait-on imaginer la création d’autres fonds dans d’autres secteurs que la défense ayant une valeur stratégique pour notre économie ? Il existe déjà Aerofund dans le domaine aéronautique ou Demeter dans le secteur des éco-industries.

La DGE a dressé une liste, évolutive, des entreprises qu’elle considère comme stratégiques de manière à effectuer une veille efficace. Vous est-il arrivé de vous appuyer sur ce document ?

L’un des défis de cette veille est de ne pas oublier les petites entreprises et les start-up afin de pouvoir identifier les pépites de demain, qui sont susceptibles d’être rachetées par des groupes étrangers – perspective sur laquelle elles misent souvent. Comment pouvez-vous contribuer à la défense de ce que la loi considère comme relevant d’intérêts nationaux ?

Vous coordonnez le label French Fab. Nous serions heureux de connaître le nombre d’entreprises à l’avoir demandé. Y a-t-il parmi elles des entreprises étrangères ayant des sites de production en France ?

Troisième et dernier thème : comment résoudre le problème de la sous-capitalisation des entreprises françaises et donc de leur exposition à des prises de participation hostiles ? Comment mobiliser les investisseurs de long terme dont les exigences en termes de rendement pourraient être compatibles avec un horizon de temps plus long ?

Le Gouvernement a annoncé un projet de loi issu du plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE). Avez-vous formulé des propositions dans ce cadre ? Quel est votre avis sur la proposition n° 7 issues des réflexions d’un groupe de travail coanimé par un député et un chef d’entreprise, sous l’égide du Gouvernent : « Recentrer Bpifrance sur sa mission d’intérêt collectif et de résorption des failles de marché. Créer un fonds souverain avec pour mission de maximiser le rendement de ses investissements ». Est-ce vraiment compatible avec le besoin d’avoir des investisseurs de long terme moins gourmands que les investisseurs de marché ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Nicolas Dufourcq prête serment.)

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, autant vous dire d’avance que je ne pourrai pas répondre en une quinzaine de minutes à toutes les questions que vous avez soulevées.

Je commencerai par l’État actionnaire.

L’État détient dans des proportions variables des capitaux dans un nombre très important d’entreprises. Pour Bpifrance, le portefeuille de participations directes couvre environ 800 entreprises, principalement des petites et moyennes entreprises dans lesquelles le « ticket moyen » est de l’ordre d’1 million d’euros. Il est géré directement par nos équipes réparties dans nos cinquante agences régionales ainsi par les équipes spécialisées dans le capital-risque dans nos locaux parisiens.

Par ailleurs, nous finançons 360 fonds privés d’investissement, soit un fonds de capital-risque sur deux et trois fonds sur quatre de capital-développement PME. Ces fonds sous-jacents représentent quatre autres milliers d’entreprises, dont nous sommes de fait indirectement actionnaires.

À cela s’ajoutent les fonds de capital-investissement et de capital-risque que Bpifrance gère pour le compte du Programme d’investissements d’avenir (PIA). Autrement dit, l’activité de l’État actionnaire ne se limite pas à celles de la Caisse des dépôts et consignations, de l’Agence des participations de l’État et de Bpifrance ; il faut également y inclure celles du Commissariat général à l’investissement (CGI) : le portefeuille constitué au titre du PIA à travers le fonds Ambition numérique, le fonds Ecotechnologies, le fonds French Tech Accélération, le fonds Ville de demain, le fonds Sociétés de projets industriels (SPI), etc., représente au bout du compte une centaine d’entreprises, essentiellement des start-up et des incubateurs. Par ailleurs, le PIA est lui-même, par notre concours, co-investisseur dans un grand nombre de fonds français d’investissement privés.

Comment Bpifrance se coordonne-t-elle avec la Caisse des dépôts ? Depuis qu’Éric Lombard a été nommé directeur général, les choses sont beaucoup plus claires. Il a en effet pris la décision ferme que tout ce qui relevait du monde des entreprises revenait entièrement à la branche consacrée aux entreprises de la Caisse, autrement dit Bpifrance ; cela implique le transfert de CDC International Capital et l’éventuel transfert de participations technologiques par la suite. Les activités relatives aux fonds de fonds et au digital de la Caisse sont déjà exercées par notre banque. Nous gérons un fonds de 200 millions d’euros qui investit dans des start-up, essentiellement à l’étranger, relevant de domaines couverts par les filiales de la CDC : mobilité intelligente, smart cities, « assurtech ».

La CDC conservera ses grandes participations auprès de La Poste, de RTE – Réseau de transport d’électricité –, de Transdev, d’Egis, de CNP Assurances et de la Compagnie des Alpes. La CNP a son propre destin, comme vous le savez. Quant à Transdev, c’est une entreprise très liée aux territoires, tout comme la Compagnie des Alpes et Egis, qui est en quelque sorte le bureau d’études de la CDC pour ce qui concerne les infrastructures.

Pour l’APE, la doctrine d’investissement est celle qui a été fixée du temps où David Azéma en était le directeur général. Pour qui veut bien la lire attentivement, elle est tout aussi claire : l’APE doit se concentrer sur ce que j’appellerai le « souverain profond », autrement dit les infrastructures et la défense. Pour les infrastructures, cela renvoie à La Poste, EDF, la SNCF, la RATP, les infrastructures aéroportuaires ainsi que les réseaux de télécommunication d’Orange, en particulier la fibre – la partie « hard » alors que nous nous occupons plutôt des services. Pour la défense, il s’agit de Thalès, Safran, Dassault et Airbus. L’automobile fait exception dans ce beau jardin à la française : c’est la raison pour laquelle nous avons repris PSA, Renault ayant une dimension symbolique plus forte qui renvoie à histoire – le Conseil national de la Résistance, etc. –, mais également un management plus compliqué. Je souligne que c’est nous qui avons choisi le groupe PSA à un moment où nous nous retrouvions avec des ressources très significatives à investir.

Bpifrance détient 10 % d’Orange, participation qui remonte à la constitution du Fonds stratégique d’investissement (FSI) – j’y reviendrai. Elle a des participations au capital de STMicroelectronics dont je préside le conseil de surveillance, dans PSA, dans Eutelsat. À cela s’ajoutent des participations dans les entreprises technologiques et pétrolières : Technip, Vallourec, Ingenico, Morpho, Gemalto jusqu’à son transfert à Thales, Nexans et beaucoup d’entreprises de tailles intermédiaires (ETI).

Nous suivons une logique de fonds stratégique ; or un fonds stratégique poursuit deux vocations à la fois.

La première est d’engendrer du rendement. J’ai toujours dit que nous nous devions de rendre aux Français plus que les 20 milliards qu’ils nous avaient confiés pour nos fonds propres. Ce ne sera certainement pas 18 milliards au motif qu’il faudrait défendre certaines filières. Nous refusons de faire de la politique industrielle pure au prix d’une dégradation de la valeur de notre portefeuille. Cela dit, ce rendement n’est pas extraordinaire dans la mesure où c’est un portefeuille est risqué : les entreprises pétrolières et technologiques sont sujettes à des évolutions cycliques. Il varie entre 5 % et 6 % par an.

Deuxièmement, ce portefeuille a vocation à tourner : à la différence du souverain profond, qui tourne très lentement – il achète peu et vend peu –, le souverain de marché achète beaucoup et vend beaucoup. C’est la raison pour laquelle nous faisons de beaux profits : nous allons chercher les plus-values. Le résultat net de Bpifrance en 2017 sera supérieur à 1 milliard d’euros, du fait notamment des ventes de nos participations au capital de Valeo, de Schneider, d’Eiffage. Par parenthèse, les récents changements qu’a connus Technip – une fusion entre égaux et non une cession à un groupe américain – ont été interprétés d’un point de vue fiscal comme une transaction, donc une vente, ce qui a engendré pour nous une importante plus-value, qui sécrète de l’impôt et du dividende au profit de l’État.

C’est ainsi que nous concevons les lignes de partage. Quand je dis « nous », je fais référence au comité d’investissement de Bpifrance qui comprend, outre des administrateurs indépendants, la CDC et l’APE, dont les représentants sont toujours présents pour les tickets supérieurs à 20 millions d’euros.

Si demain une entreprise française ne relevant pas du souverain profond était attaquée, ce serait Bpifrance qui la défendrait. Et nous nous préparons à cette éventualité. C’est une stratégie claire dans l’esprit de tout le monde, qu’il s’agisse de l’APE, de la Caisse des dépôts ou des administrations et des cabinets ministériels.

Orange constitue un cas particulier, qui est lié à la constitution même du Fonds stratégique d’investissement. Quand ce fonds a été créé, Nicolas Sarkozy aurait aimé le doter de 100 milliards d’euros pour faire un effet de masse face aux grands fonds souverains étrangers. Cela s’est avéré trop compliqué compte tenu du fait que la participation de l’État et celle de la CDC devaient être égales. Or la Caisse ne pouvait pas mettre plus que 10 milliards d’euros. Pour les 10 milliards d’euros de l’État, la solution a été d’apporter une part de son portefeuille souverain : on aurait pu choisir EDF ou bien Thales mais c’est finalement Orange qui a été retenu car c’était probablement l’actif le plus résilient et le plus susceptible d’être vendu pour partie – et Renault était trop cyclique. Le fait est que la cogestion avec l’APE se passe très bien.

J’en viens au niveau des participations.

À la création de Bpifrance, la contrainte principale qui nous a été fixée a été que nous soyons systématiquement minoritaires. Nous n’avons pas le droit d’être majoritaire, sauf accord quasiment unanime au sein du conseil d’administration. C’est d’ailleurs moi-même qui ai veillé à ce que cette clause soit introduite pour permettre à la BPI de racheter la totalité ou la majorité du capital d’une entreprise menacée de passer dans des mains étrangères, quitte à la recéder ensuite. Ce cas ne s’est pas encore présenté et l’État est fortement opposé à ce que nous prenions une participation majoritaire, ce qui évidemment nous limite lorsqu’il s’agit de préserver des entreprises stratégiques.

Mais si nous prenons des participations minoritaires, nous adoptons un comportement d’activiste positif : sans vouloir donner des leçons, nous nous employons à faire entendre notre voix. Il fut un temps où le FSI nommait des administrateurs indépendants qui ne communiquaient pas avec lui au motif, teinté d’idéologie, que l’État n’avait pas à être physiquement présent à la table des conseils d’administration. Nous avons radicalement changé de doctrine, nous demandons des places dans les conseils d’administration. Des salariés de Bpifrance, des investisseurs professionnels, travaillent à temps plein sur telle ou telle participation, ce qui les rend capables d’opposer des faits et de formuler des recommandations. Ils apportent beaucoup aux différents conseils dans lesquels ils sont présents, qu’il s’agisse de celui de Nexans, de Peugeot, de Technip ou encore d’Eutelsat. Nous y passons du reste énormément de temps. Et avec seulement 5 %, il est possible de faire déjà beaucoup de choses en jouant de l’effet de levier. Les effets multiplicateurs sont indéniables. Il n’est pas nécessaire d’avoir une minorité de blocage.

M. Denis Sommer. En Allemagne, le capital des entreprises est beaucoup plus stable. Il est moins sujet à des interventions extérieures. Elles peuvent avoir des stratégies de long terme, ce qui implique des stratégies d’emploi différentes, avec un rôle important donné à l’apprentissage.

Quel est le rôle de Bpifrance dans la stabilisation du capital ?

M. Nicolas Dufourcq. Bpifrance investit pour longtemps, ce qui explique que nous réalisons des plus-values, car nous traversons les cycles économiques. C’est ainsi qu’elle a pu investir en bas de cycle dans le domaine pétrolier – 400 millions d’euros pour Technip, 300 millions dans Vallourec. Nous sommes convaincus que non seulement nous ne perdrons pas notre investissement mais que nous pourrons faire plus tard des plus-values significatives. Nous nous donnons le temps d’attendre. Nos horizons temporels sont assez lointains. Cela est vrai pour nos participations dans les grandes entreprises, mais aussi dans les PME. La raison pour laquelle nous parvenons à convaincre les familles qui détiennent des entreprises de taille intermédiaire, petites ou moyennes d’ouvrir leur capital, c’est qu’elles savent que nous investissons pour longtemps. Elles ont confiance en nous. Bpifrance est un des rares investisseurs de long terme en France. Cela permet de rassurer les entrepreneurs comme les fonds de capital-risque ou de capital-développement. Tous savent que nous continuerons de les financer sur la durée.

Le modèle allemand est très différent. Il n’y a finalement pas beaucoup de fonds de capital-investissement, mais des familles très riches qui ont accumulé énormément de capital dans la durée, parfois logé dans des fondations exemptées de droits de succession. Elles ont donc moins besoin des participations minoritaires des fonds de capital-développement que les familles industrielles françaises. Paradoxalement, le financement des entreprises allemandes repose beaucoup sur la dette.

Pour ce qui est de la protection des entreprises stratégiques, il me semble important de raconter ce qui s’est passé lors de la vente d’Alstom.

Le vendredi, grâce à une fuite de l’agence Bloomberg, nous découvrons que la négociation est très avancée entre Alstom et General Electric. David Azéma, le directeur général de l’APE et moi-même nous concertons pour savoir quelle contrepartie peut être apportée. Le lundi soir, nous prenons la décision de recourir aux services d’avocats et de banquiers pour travailler sur ce dossier, décision soutenue par le ministre de l’économie de l’époque, Arnaud Montebourg.

Ensuite ont lieu les négociations dont le flux vous sera raconté par ceux qui les ont menées. Très rapidement, nous comprenons que si d’aventure l’État devait intervenir, ce serait l’APE qui aurait le leadership, pour des raisons presque politiques. Bpifrance se prépare tout de même : nous montons un dossier complet que nous présentons au conseil d’administration, ainsi qu’au comité d’investissement, au comité des engagements de la Caisse des dépôts et consignations, à la commission de surveillance de la CDC, au conseil d’administration de Bpifrance Investissement et au conseil d’administration de Bpifrance groupe. Il faut savoir que les dossiers des très grosses participations doivent obligatoirement passer dans ces cinq instances, et dans un délai de deux à trois jours ; c’est un mode de gouvernance lourd, mais on fait avec.

Pendant les délibérations du conseil d’administration, dont je ne vais pas vous livrer le secret, la décision est prise qu’il reviendra à l’APE de prendre une éventuelle option. Ensuite, le dossier d’Alstom n’a plus jamais été géré par Bpifrance. Je n’en ai plus entendu parler.

Ce qui est intéressant, c’est que c’est dans le cours des négociations que nos avocats, qui travaillaient d’ailleurs pour le cabinet américain Cleary Gottlieb, nous ont chaudement recommandé de mettre en place, en France, un dispositif similaire au CFIUS américain pour parer à des dangers de plus en plus grands. C’est ainsi que le ministère s’est emparé de l’idée et a élaboré le décret Montebourg, dont la première version a d’ailleurs été rédigée par le cabinet en question, puis revue par la Direction générale des entreprises (DGE).

M. le président Olivier Marleix. Il existait pourtant déjà des dispositifs juridiques : je pense au décret Villepin, qui s’appuyait sur les lois de 1966 et 2004. Vos avocats considéraient-ils qu’il n’était pas suffisant ?

M. Nicolas Dufourcq. Absolument, et c’est ainsi qu’est né le décret Montebourg. L’affaire Alstom a joué comme un révélateur. Elle a été une sorte de spasme au cours duquel beaucoup de choses sont apparues clairement.

A-t-elle été au bout du compte une si mauvaise affaire ? À titre personnel, je pense que non, mais c’est un jugement strictement personnel, et ce n’est plus le directeur général de Bpifrance qui parle. Il suffit de regarder l’évolution de l’activité énergétique qui a été vendue et qui connaît aujourd’hui de graves difficultés ; mais c’est une chose que je ne peux pas dire publiquement.

Quant à Alstom Transport, c’est une entreprise dans laquelle nous n’avons aucune influence et à laquelle nous ne nous intéressons pas, hormis au travers de quelques partenariats que nous avons parfois sur certains sites industriels, puisque nous avons une filiale commune, NTL, qui est notre seul lieu de partage.

Depuis, il arrive régulièrement que nous ayons, au sein de la commission que réunit le ministre et dont on a dû vous parler, des discussions sur la dimension stratégique de telle ou telle entreprise : Gemalto, Morpho, Technicolor sont-elles des entreprises stratégiques ? Le stratégique est difficile à délimiter. Lorsque l’entreprise opère dans des domaines relevant de la souveraineté, c’est-à-dire touchant aux intérêts de la défense ou lorsqu’est en jeu l’avenir entier d’une filière technologique nationale, les choses sont claires ; lorsqu’on a simplement affaire à un actif technologique intéressant, et il n’est pas toujours facile de trancher le débat : il suffit pour s’en convaincre de voir que les Suisses viennent de céder aux Chinois l’un de leur géant industriel, dont on aurait pu penser qu’il était pourtant stratégique… De surcroît, l’aspect stratégique est comme la météo : très évolutif, il peut changer d’un trimestre à l’autre.

En ce qui concerne notre accord avec la DGA, il concerne la mise en place d’un fonds de 50 millions d’euros destiné aux entreprises de la défense et qui, compte tenu de sa modicité, s’adressera essentiellement à de petites sociétés technologiques dans lesquelles nous allons investir. S’il s’avérait insuffisant, nous le renforcerions.

Quant à Aerofund, c’est un fonds important, qui investit pour l’essentiel dans les sous-traitants de troisième et quatrième rangs d’Airbus, dont on peut se demander s’ils ont tous une valeur stratégique. Toujours est-il que ce fonds joue son rôle et que la société qui est en charge de sa gestion est en train de lever un nouveau fonds, consacré à la cybersécurité et baptisé Brienne III. La levée est parfois difficile, et nous faisons tous nos efforts pour y parvenir mais, si Bpifrance BPI France est prête à y contribuer, il faut également que les grands groupes français intéressés par la cybersécurité s’y engagent, car nous avons besoin d’au moins un fonds d’investissement en capital-risque dans la cybersécurité française. Nous n’en avons pas aujourd’hui et c’est une grande faiblesse.

La liste des entreprises stratégiques établie par la DGE était, dans un premier temps, illimitée : tout semblait stratégique, ce qui lui enlevait toute portée. Progressivement, la doctrine s’est raffinée, mais je n’ai pas connaissance de la dernière version de cette liste et j’ignore donc quelles sont les entreprises stratégiques au sens de la DGE.

Avec les start-up, nous abordons un chapitre très différent. Il faut distinguer d’une part celles qui opèrent dans le secteur des semi-conducteurs liés à l’arme nucléaire ou dans celui de technologies fondamentales pour les intérêts de la défense française ; celles-là, il ne fait guère de doute que nous les protégeons. Il y a par ailleurs toutes les start-up technologiques françaises qui se développent dans le domaine du digital, des biotechnologies et des medtechnologies, ou encore celles installées dans les secteurs liés à la transition énergétique. Insérées dans l’écosystème mondial des start-up, elles ne peuvent être considérées en fonction de leur valeur stratégique, et nous ne bloquons jamais leurs ventes, car cela signerait la fin de l’écosystème français des start-up. En effet, une très grande part d’entre elles sont rachetées par des entreprises américaines – quasiment toutes dans les medtech, une partie significative dans les biotech et les meilleures d’entre elles dans le digital. Nous sommes là dans un modèle différent, le modèle à l’israélienne de la « start-up Nation », avec une plateforme technologique d’envergure mondiale où l’impulsion nationale donnée à nos jeunes pousses doit faire boule de neige.

Nous regrettons évidemment qu’une partie importante d’entre elles soient rachetées par des acteurs étrangers, et nous cherchons à encourager les grands groupes français à en racheter davantage, de même que les groupes européens devraient racheter plus de start-up européennes pour éviter que notre valeur technologique profite d’abord aux Américains, et bientôt aux Chinois. C’est un vrai problème, qui n’est pas uniquement un problème français mais également un problème scandinave, israélien ou allemand.

Que peut-on faire cela étant, sinon inciter les groupes européens à racheter ces start‑up ? Je l’ai dit, si nous bloquons les ventes, il n’y aura plus d’investissements étrangers en capital dans l’écosystème français. Or nous avons besoin de cet argent. Bpifrance représente 20 % des mises en capital dans l’innovation française, et nous ne pouvons monter plus haut, ce qui rend l’argent étranger indispensable, comme en Israël.

J’en arrive à la French Fab. Elle est née de l’idée que nous pouvions réussir avec l’industrie ce qui avait marché pour la French Tech. Il s’agissait moins de créer un système de labellisation que de réaffirmer l’existence de notre industrie, qui existe depuis le XVe siècle, de lui redonner un peu de son identité et de sa fierté. En manque de positionnement et d’histoire, cette industrie avait besoin, d’un maillot, d’un drapeau : c’est le coq bleu, cousin du coq rouge qui symbolise la French Tech.

Nous avions lancé le coq rouge parce que l’écosystème de start-up français était peu visible en regard de la « start-up Nation » israélienne ou de la Silicon Valley californienne. Nous faisons aujourd’hui la même chose pour l’industrie ; nous hissons un drapeau pour l’ensemble des entreprises industrielles installées sur notre territoire, qu’elles soient françaises pour l’essentiel, mais aussi étrangères pour certaines. Ce que nous voulons, c’est que le monde de l’industrie et des usines, dont on parle rarement dans les médias, sinon dans L’Usine nouvelle et parfois dans la presse quotidienne régionale, soit plus visible et retrouve une identité forte. Je ne saurai, cela étant, vous dire combien d’entreprises étrangères ont demandé à être estampillées French Fab car ce n’est pas un label qui se demande : il est attribué.

Que faire pour remédier à la sous-capitalisation des entreprises françaises : ce que nous faisons, c’est-à-dire du porte-à-porte à grande échelle pour convaincre les familles d’ouvrir leur capital de manière à ce que nous puissions injecter des fonds propres. Depuis trois ans, nous avons ainsi convaincu 260 familles d’ouvrir leur capital à du capital patient, sachant qu’à chaque ouverture, nous faisons entrer un fonds privé à nos côtés. Cela permet une forme d’acculturation, qui contribue à transformer la gouvernance de l’entreprise, avec des résultats immédiats en termes de structuration, de discipline, de développement, de résultats et d’ambition : il n’y a que des vertus à ouvrir son capital.

Pour ce qui concerne le PACTE, la proposition n° 7, qui préconise le recentrage de Bpifrance sur les failles de marché me semble en contradiction avec une des autres propositions recommandant la création d’un fonds souverain qui maximise ses rendements.

Cela dit bien la complexité de l’objet Bpifrance car, si vous demandez à une banque de développement comme nous de ne faire que de la faille de marché, vous rendez tout business model impossible : la banque perd de l’argent et ne peut donc plus recruter de talents ; elle devient une bad bank et cela se termine mal. Les banques de développement qui marchent, comme Bpifrance, la Banque de développement du Canada, la KfW allemande ou la British Business Bank en Grande-Bretagne, sont des banques qui mènent plusieurs missions à la fois : Bpifrance assure ainsi la couverture des failles de marché, c’est-à-dire le financement de l’innovation, la garantie des banques françaises, du capital développement des PME – ce qui représente un petit ticket de 400 000 à 500 000 euros –, du capital-risque, soit autant de crédits à haut risque, à côté desquels nous faisons aussi de l’investissement dans des entreprises de taille intermédiaire (ETI), du capital-participation de long terme dans des valeurs cotées et du crédit classique, type crédit-bail, avec prise de collatéraux, qui, eux, génèrent du profit et permettent d’équilibrer le portefeuille des risques pris par la banque. C’est ainsi que fonctionne Bpifrance, ce qui nous pousse plutôt à nous inscrire en faux contre la proposition n° 7 du projet PACTE.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Ma première question ne surprendra pas mes collègues, puisqu’il s’agit de savoir ce qu’est une entreprise stratégique. Je partage totalement votre constat sur la difficulté de retenir une définition intangible de cette qualité, qui varie selon les points de vue, l’espace et le temps dans lesquels elle est appréhendée. Néanmoins estimez-vous qu’ajouter au décret Montebourg les technologies numériques liées aux data et l’intelligence artificielle a du sens ? Pensez-vous plus globalement qu’il faille étendre le champ de ce décret et, le cas échéant, à quels secteurs ?

Je suis également d’accord avec votre idée selon laquelle il ne faut pas bloquer les investissements étrangers dans notre start-up. Je reviens du Canada où ils sont sur la même longueur d’onde : ils ont choisi de ne pas protéger outre mesure leurs start-up intervenant dans le domaine de l’intelligence artificielle, car ils ont besoin, comme nous, d’investisseurs étrangers, y compris dans des secteurs qui peuvent leur paraître stratégique comme l’aéronautique : ils ont accepté qu’Airbus rachète le programme CSeries de Bombardier, sans que cela pose problème.

En ce qui concerne en revanche les outils à notre disposition pour défendre les intérêts nationaux, vous avez parlé d’activisme positif : à partir de quel seuil de participation au capital commence-t-on à avoir un réel poids sur les décisions de l’entreprise ?

Avez-vous eu l’occasion d’étudier ce qui se faisait à l’étranger ? Existe-t-il dans les pays qui ont des institutions comparables à la vôtre des systèmes ou des bonnes pratiques dans lesquelles nous pourrions piocher ?

Enfin, on découvre souvent qu’une entreprise est menacée, qu’elle a besoin de capital alors qu’il est trop tard. Il serait donc très utile de pouvoir identifier à l’avance les entreprises dans lesquelles il serait salutaire de prendre des participations, et d’en être à l’initiative. Quels sont les outils dont vous disposez pour ce type de démarche proactive, pour détecter en d’autres termes, en amont et avant que ne se posent des problèmes de structure, de stratégie ou de capitalisation, des entreprises qui présentent de la valeur mais pourraient se retrouver en difficulté dans les mois ou les années à venir ? Nous sommes ici, j’en ai conscience, dans le champ du prédictif.

M. Nicolas Dufourcq. Comme je l’ai dit, il est très difficile de définir ce qu’est une entreprise stratégique. Plutôt que ce champ sémantique qui n’est plus très opérant, Bpifrance privilégie dans son appréhension des entreprises une autre dichotomie en distinguant entre les actifs qui participent ou non de la puissance française.

Dans le monde mondialisé et ouvert où nous vivons, l’enjeu principal est un enjeu de puissance : faut-il, dans ces conditions, laisser partir des entreprises qui, sans relever directement de secteurs stratégiques liés à la souveraineté nationale – je pense aux entreprises du secteur agroalimentaire –, n’en participent pas moins de la puissance française et contribuent à sa propagation dans le monde ? Selon moi, la réponse est non. Il n’est pas forcément approprié que je cite des noms qui pourraient illustrer mon propos, mais il suffit de regarder le CAC 40 pour se faire une idée des entreprises qui projettent la puissance française à l’étranger.

C’est la raison pour laquelle nous pensons, à Bpifrance – mais c’est une opinion totalement partagée au sommet de l’État – que le rôle de la puissance publique est d’empêcher qu’on nous arrache ces môles d’amarrage de notre puissance. Sans les énumérer, on peut néanmoins avancer qu’il s’agit d’entreprises dont le comité exécutif est essentiellement composé de Français, qui développent une culture patriotique – je n’ai pas dit chauvine –, dont l’un des motifs est la défense des intérêts nationaux à l’anglo-saxonne.

Arnaud Montebourg avait totalement raison lorsqu’il disait que nous ne devions pas être naïfs et qu’il fallait renoncer à toute position idéologique. La guerre économique dans laquelle nous sommes engagés exige que nous ayons des divisions, et les grandes entreprises françaises sont ces grosses divisions sur lesquelles repose notre puissance ; il faut donc les protéger.

C’est cette analyse qui nous a conduits à entrer au capital de Morpho et d’Ingenico, à remonter au capital de Technip, de Vallourec ou de Soitec, à réinjecter du capital dans Stmicroelectronics, à rester au capital d’Eutelsat ou à prendre les 12 % du capital de Peugeot. Toutes ces décisions relèvent de la même logique, qui guide également certains de nos investissements dans les entreprises de taille intermédiaire : quand nous investissons par exemple dans les développeurs de la transition énergétique comme Neoen, Quadran, Eren, Albioma, des entreprises que les Français connaissent peu, mais qui sont potentiellement de futurs leaders dans le domaine de l’énergie et qui, d’ores et déjà, ont investi le marché mondial du photovoltaïque et de l’éolien, nous agissons pour le soutien de la puissance française.

Notre doctrine va jusqu’à vouloir convaincre l’État de renoncer à ses exigences en matière de part française pour les entreprises bénéficiant de notre garantie assurantielle. Nous n’avons jusqu’à présent guère eu gain de cause, mais il est essentiel à nos yeux de permettre à ces groupes français de projeter une part de notre puissance dans le monde.

Nous investissons également dans le domaine de l’éducation supérieure privée, avec Ipésup, l’INSEEC, les écoles de Condé ou AD Éducation, car nous estimons que, dans la spécialisation internationale, la France se doit de posséder un ou deux groupes suffisamment puissants : il n’y a pas de raison que ces groupes appartiennent tous à des fonds de pension américains, brésiliens ou suisses. Nous avons besoin d’une sorte de SODEXO de l’éducation, d’envergure internationale. Cela vaut pour bien d’autres domaines, où la France, sans qu’il y ait nécessairement d’enjeux strictement stratégiques, doit pouvoir affirmer sa spécialisation internationale.

Je suis bien sûr plutôt favorable à l’extension du décret Montebourg aux entreprises du secteur numérique, des data ou de l’intelligence artificielle, à ceci près que nous devons raisonner comme les Canadiens : autant il n’est pas question de voir nous échapper tout le travail de consolidation de la cybersécurité réalisé par Atos, Thales ou Orange, autant les start-up françaises qui travaillent sur l’intelligence artificielle doivent pouvoir vivre leur vie dans un marché sans frontières.

Les Israéliens vont très loin dans cette perspective, puisqu’ils n’empêchent aucune vente de start-up dans le domaine de la cybersécurité ; ils considèrent même qu’à l’occasion de leur rachat, la vente de leur capital à des prix très élevés permet au pays de réinvestir dans les nouvelles générations de chercheurs en cybersécurité, et que c’est gagnant-gagnant. Je pense qu’ils ont raison, et que la France, dans le domaine de l’innovation, est de plus en plus un très gros Israël et non un petit États-Unis ; c’est très différent.

En matière d’activisme positif, tout dépend des situations. L’État peut ne détenir que 5 % du capital d’une entreprise relativement fragile ou en difficulté : si vous êtes correctement représenté au conseil d’administration, parce que vous êtes l’État, vous serez de facto impliqué dans toutes les décisions. À l’inverse, vous pouvez détenir 25 % du capital d’une entreprise très riche, qui se développe sans problème, vous ne saurez pas tout. Il n’y a donc pas de règles.

En ce qui concerne les meilleures pratiques qui peuvent nous inspirer à l’étranger, nous travaillons très activement avec deux fonds souverains. Le premier est la Banque de développement chinoise, avec laquelle nous avons monté cinq fonds franco-chinois. Elle n’exerce pas les fonctions d’un fonds stratégique mais pratique comme nous le capital développement pour les PME et le fond de fonds, sans gérer aucune grosse participation, en tout cas pas dans le champ que nous avons en commun. Le second est le Fonds stratégique d’Abou Dhabi, Mubadala, ultra-professionnel, totalement market based, ne recrutant – à prix d’or – que sur le marché. C’est un fonds entièrement privé, dans la gestion comme dans l’esprit, et très autonome par rapport au pouvoir politique d’Abou Dhabi.

Vous m’avez interrogé sur nos actions prédictives. C’est un domaine compliqué dans lequel nous manquons d’outils et de compétences.

M. le rapporteur. Mais cela aurait-il du sens que vous disposiez de ces outils, ou considérez-vous que cela n’entre pas dans vos missions ?

M. Nicolas Dufourcq. Nous avons tenté de dresser la liste des entreprises du CAC 40 ou du SBF 120 qui pouvaient être attaquées par des fonds de private equity. Si nous voulions les défendre en instant de raison toutes au même moment, en prenant non pas une minorité de blocage mais un ticket de blocage, c’est-à-dire une participation ayant vocation à marquer notre présence et notre volonté d’empêcher tout rachat, il nous faudrait 10 milliards d’euros, que nous n’avons évidemment pas. Nous allons probablement faire en sorte d’en réunir 3 milliards. Certes, la situation où tout arrive au même moment n’est guère probable, mais sachant que l’argent est totalement gratuit et que les fonds mondiaux ont tous levé 20, 50, jusqu’à 100 milliards d’euros, le risque existe qu’il nous arrive ce qui est arrivé par le passé à la Belgique, dont tous les grands groupes ont été rachetés en l’espace de quelques années. Ce risque est faible mais, si nous voulons l’éviter, il faut que nous puissions mobiliser environ 3 milliards d’euros. C’est de l’ordre du possible.

M. Julien Dive. J’aimerais aborder la question des entreprises stratégiques à l’échelle d’un territoire, qui ne sont pas nécessairement les mêmes que celles que l’on identifie à l’échelle nationale. Il s’agit parfois d’industries qui ne génèrent que quelques dizaines ou quelques centaines d’emplois, dans des secteurs parfois traditionnels, mais qui n’en sont pas moins essentielles à l’écosystème environnant.

Que pouvez-vous faire pour aider ces entreprises, lorsqu’elles souhaitent racheter des entreprises étrangères ? Je pense à Whirlpool à Amiens, qui a été repris par une PME de Picardie, ou à l’américain Pentair, dans la Somme, également repris par une PME locale. Je voudrais également évoquer le cas d’Ascoval, puisque vous nous avez indiqué être au portefeuille de Vallourec, sa maison mère.

Une négociation a eu lieu la semaine passée à Bercy entre le ministère, la région des Hauts-de-France et les parties prenantes du territoire du Valenciennois. Une prise de participation de 5 millions d’euros a été décidée, pour aider à relancer le site en attendant de retrouver un repreneur. Pourriez-vous nous indiquer quel est votre niveau d’intervention dans un cas comme celui-ci ?

Plus globalement, il me semble que la stratégie de nos entreprises se définit également en termes de compétitivité. Vous avez évoqué un plan de soutien à la cybersécurité, mais qu’en est-il de votre stratégie à moyen terme en ce qui concerne la robotisation et l’automatisation de nos chaînes de production ? C’est en effet à ce niveau-là que se joue la pérennité de notre industrie et des emplois qui lui sont liés.

M. Loïc Kervran. On peut penser que l’État n’est pas nécessairement le seul acteur qui doive intervenir pour s’engager et défendre les intérêts stratégiques nationaux ou souverains. Vous avez dit que les grands groupes français et européens ne rachetaient pas assez de start-up. Quelles sont les raisons profondes de cette situation ? Est-ce dû à des raisons fiscales, d’accès au capital, de culture, de rapport à l’innovation ?

M. Denis Sommer. Le débat sur la sous-capitalisation de nos PME s’est particulièrement posé pendant la crise de 2008. On parlait souvent de subventions, d’avances remboursables, etc., mais très peu d’interventions en haut de bilan. Avec la crise, certaines entreprises ont montré très rapidement leur fragilité et la question du haut de bilan est redevenue un sujet d’intérêt.

À l’époque, j’étais élu en Franche-Comté et je participais à la gestion d’un fonds d’investissement. On a multiplié les interventions en capital après la crise. Avez-vous senti un mouvement similaire à Bpifrance ? Ne conviendrait-il pas d’organiser une campagne nationale, bien évidemment dans des cercles avisés, sur la nécessité de conforter le capital des entreprises et sur le rôle que peut y jouer Bpifrance ? Malgré tout ce qui a été fait en termes de communication, votre rôle n’est pas encore suffisamment perçu, même s’il est souvent décisif. Tout à l’heure, on a parlé d’alerte lorsque les entreprises ne vont pas bien. En Franche-Comté, nous travaillons aussi avec la Banque de France qui dispose de systèmes d’alerte très fins. Très rapidement, l’ensemble des partenaires – Bpifrance, les caisses, la région, les banques régionales – se sont mis autour d’une table. C’est ainsi que nous avons sauvé des entreprises.

Ce qui empêche souvent le développement des start-up, c’est justement la faiblesse de leur haut de bilan. Et quand elles s’en aperçoivent, il est vraiment trop tard.

M. Nicolas Dufourcq. Je suis complètement d’accord pour dire que certaines entreprises sont stratégiques pour les territoires. D’autres le sont pour le commerce extérieur parce qu’elles représentent des cathédrales industrielles qui exportent 90 % de leur production. Le produit lui-même n’est pas, à proprement parler, réellement stratégique, mais le fait qu’il engendre 90 % de solde extérieur est fondamental.

Comme l’a déclaré le Président de la République lors de sa visite chez Whirlpool, il ne faut pas tenter à tout prix de sauver une entreprise parce qu’elle est stratégique dans un territoire.

M. Julien Dive. Allez dire cela aux salariés de ce territoire !

M. Nicolas Dufourcq. Je sais bien… Reste qu’il y a des cas dont on sait qu’ils sont malheureusement très difficiles à sauver.

Bpifrance a financé le repreneur de Whirlpool. Je peux vous dire que nous sommes enchantés lorsque nous trouvons un repreneur. Parfois, nous allons même les chercher. J’en veux pour preuve que c’est nous qui avons trouvé les repreneurs de Clestra et CPI. Nous finançons des fonds de retournement. Nous aimerions en financer beaucoup plus, mais il n’y a pas beaucoup d’équipes. Beaucoup d’équipes ont disparu parce que les fonds avaient tout perdu. On est là dans les zones ultimes du risque. Je vois malheureusement parfois des dizaines et des dizaines de millions d’euros « brûlés » en pure perte… On touche là à la limite de l’exercice : les erreurs accumulées par le passé, les retournements de marché ou la violence de la compétition économique sont tels que le constat d’une certaine forme de défaite doit être fait. C’était le débat qui a présidé à la création de Bpifrance autour des fameux « canards boiteux ». C’est une expression que je n’ai jamais utilisée, mais il y a des situations critiques. Autrement dit, on peut réparer une jambe cassée, mais pas un infarctus. Lorsqu’elles sont situées dans un territoire, c’est catastrophique car il faut ensuite le réindustrialiser. Malheureusement ce sont des choses qui arrivent.

Cela m’amène à votre deuxième question, celle de la compétitivité. Nous sommes convaincus d’avoir devant nous probablement deux très belles années qui seront l’occasion pour les entreprises d’accumuler le maximum d’énergie et de puissance pour pouvoir traverser le prochain cycle négatif en vainqueur, ou en tout cas sans trop souffrir. En clair, c’est la cigale et la fourmi. C’est le moment de s’équiper, d’investir, de se constituer un fonds de roulement, d’augmenter son capital, de s’endetter à long terme, de fusionner, de changer de directeur financier, de revoir son conseil d’administration, son comité de direction. Bref, tout ce qui est difficile, il faut le faire en été, et aujourd’hui, c’est l’été. Voilà le discours que nous tenons aux entrepreneurs : si vous attendez l’hiver, vous allez tomber ; et lorsque vous viendrez nous chercher, nous serons malheureusement obligés de vous dire que nous vous avions prévenus. Il est urgent de surinvestir, de surtransformer, de digitaliser, de robotiser dès maintenant.

C’est la raison pour laquelle nous avons lancé, à la demande de Bruno Le Maire, des accélérateurs, en quelque sorte des « INSEP pour entrepreneurs » qui les préparent aux épreuves olympiques les plus difficiles. On passe tout en revue : conseil, accompagnement, mentorat, voyages à l’étranger, Bpifrance université, retour dans les écoles de commerce. 4 000 entreprises vont être concernées par ce dispositif, dans le cadre de promotions de deux ans très intenses qui les transforment littéralement. Nous sommes en train d’ouvrir ces accélérateurs un peu partout en France avec les fédérations professionnelles, les régions, les territoires, pour ne plus revoir, en tout cas pas autant que la dernière fois, ces situations que nous avons trop connues : des entreprises dont on pensait qu’elles allaient bien alors qu’elles n’avaient pas tout fait, contrairement aux entreprises allemandes, pour se préparer sur le long terme aux situations de crise.

Cela demande beaucoup d’énergie à Bpifrance de passer 4 000 entreprises dans des accélérateurs pendant deux ans. C’est un nouveau métier pour nous. Nous sommes en discussion avec nos actionnaires pour voir dans quelle mesure ils pourraient nous aider à financer ce dispositif – car cela coûte beaucoup d’argent. Nous cherchons environ 20 millions d’euros par an, et nous faisons payer chaque entrepreneur 40 000 euros par an. C’est l’une des priorités de ma nouvelle feuille de route pour les années à venir.

Vous avez raison, l’État n’est pas le seul acteur. Des investisseurs institutionnels doivent se positionner : je pense au fonds stratégique de participation des assureurs, qui pourrait être plus gros, et aux grands investisseurs institutionnels que vous connaissez bien dont on aura sans doute besoin et avec lesquels le dialogue est ouvert.

C’est vrai, les grands groupes ne rachètent pas suffisamment les start-up. Mais les choses sont en train de changer. Ils sont aujourd’hui dans une phase intermédiaire dite du corporate venture : ils investissent beaucoup d’argent dans des fonds de capital-risque qui eux-mêmes rachètent les start-up. C’est donc une espèce d’enveloppe intermédiaire où l’on gère les start-up sans les confronter directement à la culture centrale profonde du groupe historique, qui est en général un peu prédatrice pour la start-up. Mais le corporate venture conduit toujours à revendre la société, ce qui in fine ne la fait pas progresser. Il faut donc entreprendre un grand changement culturel dans le monde des corporates européens, en particulier français, pour qu’ils apprennent à acheter des start-up au prix du marché des start-up, c’est-à-dire à des multiples beaucoup plus élevés que leur multiple à eux. Les directeurs financiers des grands groupes doivent reconnaître qu’il y a deux finances : leur finance et leur monde, celui des analystes financiers, et donc leur multiple – par exemple dix fois les big data – et la finance des start-up, totalement différente puisqu’elles connaissent une hypercroissance, où le multiple potentiel se situe au niveau du revenu.

Nous avons incontestablement du retard dans ce domaine, mais nous ne sommes pas les seuls puisque c’est exactement la même chose en Allemagne, si ce n’est pire, et en Israël. Actuellement, les grands groupes chinois sont les plus gros acheteurs de start-up. En 2017, ils en ont acheté pour 30 milliards d’euros, parce qu’ils ont de grands groupes digitaux comme Alibaba, Tencent et Baidu qui sont déjà dans cette culture-là. Nous n’avons pas en Europe de telles vaches à lait digitales, mais seulement des groupes d’une autre culture qui rachètent la culture digitale, d’où le conflit de culture, etc. Les seuls qui savent vraiment faire, ce sont les groupes pharmaceutiques : 60 % environ des produits qu’ils mettent sur le marché ont été inventés par des start-up et non par eux-mêmes.

Faut-il organiser une campagne nationale pour remédier à la sous-capitalisation des PME ? Nous sommes face à un public dans lequel la seule méthode utile et efficace, c’est le contact physique multiple, le porte à porte. Il nous faut trois ans en moyenne pour convaincre une famille d’ouvrir son capital. Autrement dit, il faut être en permanence sur le terrain, et c’est ce que nous faisons. Par ailleurs, il faut beaucoup d’acteurs locaux crédibles qui fassent la même chose : ce sont les fonds de capital-développement locaux, les SIPAREX en particulier, les fonds de capital-développement régionaux que nous finançons, les conseils régionaux. Ces fonds sont essentiels : ce sont eux qui travaillent la matière de l’entrepreneuriat familial, de manière à préparer les entreprises à ouvrir leur capital. Et lorsqu’elles le font, beaucoup de choses commencent à changer.

M. Bruno Duvergé. En vous écoutant, je pense que nous avons un peu progressé dans la compréhension de la stratégie, notamment dans votre définition des puits de puissance français.

Beaucoup d’entreprises peuvent être qualifiées comme étant stratégiques, mais elles ne le deviennent véritablement que lorsqu’il existe un vrai écosystème, c’est-à-dire de grands groupes leaders sur le marché – vous avez cité l’exemple de l’industrie pharmaceutique – qui ont la capacité à trouver les compétences avec les universités, les écoles, etc. Et ce sont ces entreprises-là qu’il faut aider.

Lors de l’audition d’Élie Cohen, nous nous sommes rendu compte que l’on avait réussi là où il existait un vrai écosystème très aligné – Airbus par exemple –, et que l’on avait perdu lorsqu’on avait misé sur un secteur qui pouvait être stratégique au niveau mondial mais dans lequel la France ou l’Europe n’avaient pas d’écosystème – Bull par exemple.

Êtes-vous dans ce processus de réflexion qui consiste à aider ceux qui sont dans un écosystème stratégique ?

M. Nicolas Dufourcq. C’est exactement la question que nous nous posons. En fait, les écosystèmes sont des ruches dans lesquelles il faut des reines. La reine de la ruche, c’est le grand groupe que l’on cherche à défendre parce que sans elle la ruche tombe. Dans certains secteurs, il y a plein d’abeilles, mais pas de reine ; du coup, les abeilles passent leur temps à s’envoler. C’est le cas par exemple de la medtech française qui est extrêmement riche, mais pas puissante. On engendre des tonnes de jolies start-up qui sont ensuite toutes vendues à des grands groupes américains pour 50 ou 100 millions d’euros – la semaine dernière, Vexim a même été vendu pour 180 millions d’euros. C’est une espèce de Gulf Stream d’intelligence qui part de France pour s’intégrer dans des ruches américaines, autour d’une reine américaine. Cela fait quatre ans que nous allons voir les familles et que nous leur demandons de devenir le consolidateur français. Et nous sommes prêts à leur verser 100 ou 200 millions d’euros s’il le faut. En fait, nous leur demandons si elles veulent bien faire le job de reine. Mais personne ne veut être couronné… Ce n’est pas facile.

En ce qui concerne le secteur du digital, nous n’avons malheureusement toujours pas réussi à engendrer une entreprise française – voire européenne – qui ait un cash-flow positif comme Facebook ou Google qui rachètent les autres et deviennent la reine du secteur. Nous n’avons pas réussi parce qu’on est dans une bataille d’influence mondiale : sitôt qu’une entreprise émerge, ils nous la rachètent !

Comme on ne parvient pas à créer un groupe de medtech, on pourrait très bien prendre la décision stratégique de demander aux chercheurs d’arrêter de chercher dans ce domaine-là et de se tourner vers un autre secteur, de cesser de créer des start-up de medtech et de les financer. Mais plutôt que de faire cela, nous demandons aux Américains de venir investir en France, car il faut que la boucle soit bouclée. On ne peut plus continuer avec ce système selon lequel c’est la puissance publique française qui finance toutes les abeilles qui sont ensuite rachetées par les Américains. Certes, elles les rachètent cher, mais nous leur demandons de faire plus, de créer des laboratoires en France, d’investir dans des fonds de capital-risque en France et de financer des fondations en France. C’est le modèle israélien que nous n’avons pas encore réussi à dupliquer. Les grandes compagnies américaines ouvrent massivement des laboratoires en Israël, ce qu’elles ne font pas suffisamment en France.

Voilà comment nous raisonnons. J’ajoute qu’il est très difficile de demander à des chercheurs d’arrêter de chercher…

Mme Sarah El Haïry. Cette semaine, j’ai rencontré des dirigeants de PME qui travaillent autour des entreprises stratégiques. En fonction des conventions qu’elles ont passées, extrêmement hétérogènes, elles transfèrent ou pas la propriété intellectuelle du fruit. Connaît-on ces entreprises qui font aujourd’hui partie de cet écosystème ? Est-on capable de les protéger ou de les couronner si l’on voit qu’une reine s’envole ?

M. Nicolas Dufourcq. Nous sommes dans le capital de tellement d’entreprises que nous pensons bien en connaître le tissu. Nous connaissons pratiquement tous les dirigeants des entreprises citées dans L’Usine nouvelle, et nous les avons presque toutes financées en partie. Lorsque nous sentons qu’un chef d’entreprise devient une personnalité hors norme, une espèce de Gengis Khan avec une capacité de consolidation énorme, pour nous c’est le rêve. Mais ils ne sont pas nombreux, et c’est bien le problème. J’ai travaillé dans une entreprise, Capgemini, qui avait été créée par Serge Kampf. Mais des dirigeants qui refusent de vendre leur entreprise à IBM trois ou quatre fois de suite pour construire un grand groupe mondial pendant cinquante ans, et qui sacrifient tout à l’entreprise, il n’y en a pas beaucoup.

M. le président Olivier Marleix. Morpho aurait peut-être pu devenir une reine dans son secteur. Du reste, il faudrait que vous réfléchissiez à un leader dans la cybersécurité. Je n’ai pas trouvé le montant de la participation de Bpifrance dans le nouvel ensemble OT-Morpho. Quelle est la hauteur de votre participation avec Oberthur ? Je suppose qu’il s’agit d’une participation minoritaire.

M. Nicolas Dufourcq. Je crois que nous sommes engagés à hauteur de 5 %. Nous vous communiquerons le chiffre précis.

M. le président Olivier Marleix. En dehors de l’affichage politique que cela permet, est-ce une manière de dire qu’Advent n’a pas racheté tout seul Morpho ? Quel est le sens de cette participation ?

M. Nicolas Dufourcq. C’est une façon de dire assez clairement aux acteurs mondiaux du capital-investissement que cette entreprise ne partira pas à l’étranger. Nous mettons clairement un pied dans la porte puisque nous sommes au conseil d’administration et associés aux décisions. Du reste, ce message est bien reçu à l’étranger. Cela fait peut-être partie de la mauvaise réputation française : nous avons une telle réputation d’interventionnisme que l’État français est pris très au sérieux lorsqu’il décide d’intervenir… La participation de l’État français à hauteur de 5 % dans une entreprise dissuade beaucoup l’attaquant.

M. le président Olivier Marleix. Les capacités capitalistiques directes ou indirectes de l’État étant limitées aujourd’hui, la Cour des comptes appelle régulièrement à utiliser d’autres outils, juridiques, pour envoyer ce message : c’est ce que font très bien les Américains avec le CFIUS, le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis, C’était d’ailleurs l’une des raisons de la vente de Morpho : les achats de Morpho aux États-Unis étaient tellement contraints par les Américains qu’ils en perdaient leur pertinence. Vous ne croyez pas en cette capacité d’envoyer ce message par d’autres moyens juridiques ?

M. Nicolas Dufourcq. Tout cela forme un ensemble, qui va jusqu’à s’exprimer publiquement dans des discours, qu’il s’agisse de celui du ministre des finances ou de celui du Président de la République à Davos ou à Versailles : grosso modo, le coq français dit à son adversaire, à savoir : vous ne me faites pas peur et vous n’allez pas rafler les grands actifs des puissances françaises. Ce discours est tout de même très entendu.

Par ailleurs, le fait que nous soyons dans le capital de cette entreprise est un très bon business, puisque nous y sommes rentrés à un bon prix, dans des conditions extrêmement favorables et que nous percevons des dividendes. Le moment venu, lorsqu’il y aura à nouveau transformation de l’actionnariat avec peut-être un retour vers des actionnaires français, Bpifrance en sortira certainement avec une belle plus-value qui sera ensuite recyclée dans la machine Bpifrance pour financer du risque, des PME, de l’innovation, etc.

M. le président Olivier Marleix. Pourquoi ne pas être monté jusqu’à la minorité de blocage, ce qui aurait constitué un message encore plus clair ?

M. Nicolas Dufourcq. Pour commencer, cela aurait coûté extrêmement cher. Ensuite, nous étions déjà assez fortement investis dans Gemalto et Ingenico, et nous devons équilibrer notre portefeuille. Ensuite, je ne pense pas qu’Advent l’aurait accepté : ils voulaient pouvoir fusionner proprement avec Oberthur – c’est d’ailleurs ce qu’il a fait puisque c’est un fonds très professionnel avec une très bonne équipe française – sans risquer d’être bloqué sur ce travail fondamental d’intégration. Mais le monde n’est pas binaire : Advent est un groupe avec lequel nous travaillons bien et dont le comportement est impeccable : ils ont créé un fonds d’investissement spécifique à la biotech française à Lyon.

M. le président Olivier Marleix. J’en viens au rachat d’Alstom. Vous avez déclaré au lendemain de l’annonce, par une dépêche de l’agence de presse Bloomberg le 24 avril, du rachat par General Electric, que vous aviez fait valider en quelques jours l’option de prêt d’actions Bouygues.

M. Nicolas Dufourcq. Cela a pris beaucoup plus de temps à être élaboré. Il y a eu un réflexe de surprise : nous nous sommes demandé s’il fallait laisser partir ce puits de puissance, s’il était fatal d’en arriver là. Ensuite, il a fallu deux mois de discussions intensives pour aboutir à la solution retenue, mais que personne n’avait en tête au début.

M. le rapporteur. Vous avez dit que les start-up françaises n’avaient pas encore réussi à avoir suffisamment de cash-flows pour qu’elles puissent elles-mêmes racheter des entreprises à l’étranger et se développer. Peut-être connaissez-vous cette belle start-up française qu’est LaFourchette, créée par deux Français, qui s’est développé dans un premier temps en France et en Espagne, qui a réussi à « manger » des entreprises similaires un peu partout dans le monde et à être présente dans douze pays, avant finalement d’être rachetée par un gros acteur américain, TripAdvisor. Ce rachat avait du sens dans la mesure où il a permis d’avoir un acteur global et de diversifier l’activité de TripAdvisor, et cela a donné à LaFourchette le moyen de racheter des entreprises à l’étranger. Mais est-il vraiment grave qu’une entreprise comme LaFourchette, qui est une belle réussite même si elle ne dégage pas beaucoup de business model numérique et suffisamment de cash-flow, soit rachetée par un acteur étranger, ce qui lui permet ensuite d’avoir une force de frappe et une puissance pour racheter de nombreuses entreprises à l’étranger tout en conservant sa spécificité française puisque son siège est situé non loin de celui de Google à Paris ?

M. Nicolas Dufourcq. Nous avons regretté que LaFourchette ait été rachetée par TripAdvisor, en voyant partir un actif de qualité qui était capable de compulser un nombre incalculable de données fondamentales sur le tourisme français et européen qui est parti dans une consolidation américaine. Bien sûr, on dira que c’est la même chose que lorsque Gomez a vendu la Compagnie générale de radiophysique (CGR) à General Electric, puisque les laboratoires sont toujours à Gif-sur-Yvette ; à ceci près que toute la filière française de la medtech a de facto cessé de croître. Nous avions un grand groupe de medtech, CGR, qui était le résultat de cinquante années de recherche française. Depuis qu’ils ont été rachetés par General Electric, il y a une quarante d’années, ils ont certes continué leur petit bonhomme de chemin, mais ont-ils crû ? Non.

LaFourchette était un leader d’opinion dans le secteur du digital ; il ne l’est plus aujourd’hui. Fallait-il pour autant bloquer la vente ? Surtout pas !

M. le président Olivier Marleix. Monsieur le directeur général, nous vous remercions pour vos réponses.

 

La séance est levée à dix-sept heures cinquante.


17.    Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Bézard, managing partager de Cathay Capital private Equity, ancien directeur général de la Direction générale du Trésor

(Séance du mercredi 7 février 2018)

La séance est ouverte à dix-sept heures cinquante-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous accueillons à présent M. Bruno Bézard, principalement au titre de son ancienne fonction de directeur général du Trésor, poste qu’il a occupé de mai 2014 à juin 2016. M. Bézard a ensuite rejoint, en tant que managing partner, Cathay Capital, un fonds d’investissement sino-français.

Au cours de votre carrière, monsieur Bézard, vous avez occupé d’autres postes prestigieux : vous avez été conseiller au cabinet du Premier ministre, Lionel Jospin, et directeur général des finances publiques, qui est celle des directions de Bercy qui compte le plus grand nombre de fonctionnaires ; vous avez également été en poste à l’Agence des participations de l’État (APE), au moment de la création de cette entité, en 2004, puis à sa tête de 2007 à 2010. À l’APE et au Trésor, vous avez eu à connaître de nombreux dossiers concernant les participations publiques dans différentes entreprises. Vous avez également siégé dans de nombreux conseils d’administration en qualité de représentant de l’État : EDF, Areva, la SNCF, Thales, La Poste, Air France, Engie et PSA.

Nous souhaitons vous entendre sur trois sujets principaux.

Tout d’abord, l’État actionnaire. Puisque nous avons déjà entendu un ancien patron de l’APE et le directeur général de Bpifrance, nous ne vous interrogerons pas tant sur l’articulation des logiques d’intervention des différents bras de l’État que sur les conditions de désignation et les missions des administrateurs qui le représentent dans les conseils d’administration. Des évolutions sont-elles intervenues dans ce domaine au cours des dernières années ? Constate-t-on une professionnalisation de cette fonction ?

Vous avez notamment assisté à l’effondrement d’Areva et aux premières difficultés d’EDF en tant que représentant de l’État aux conseils d’administration de ces deux grandes entreprises publiques. À votre connaissance, les administrateurs ont-ils alerté le Gouvernement sur les défaillances du management ? En avaient-ils connaissance et, le cas échéant, disposaient-ils réellement du pouvoir d’exercer un droit d’alerte face à un management choisi au plus haut niveau de l’État ? Ne faudrait-il pas revoir le mode de gouvernance des grandes entreprises publiques ou de celles dans lesquelles l’État est présent, afin de donner davantage de poids à la collégialité des administrateurs représentant l’État ?

Nous souhaiterions vous entendre ensuite sur la procédure de contrôle des investissements étrangers en France.

Vous étiez le patron du Trésor lorsqu’a été publié le décret « Montebourg ». M. Dufourcq, qui vous a précédé dans cette salle, nous a décrit la manière dont Bercy a dû élaborer, dans l’urgence, une réponse à la situation de crise née de l’annonce par Bloomberg du rachat de la branche « Énergie » d’Alstom par General Electric (GE). En tant que directeur du Trésor à partir du mois de mai, vous avez participé à l’élaboration de cette réponse. Pouvez-vous remettre ce décret en perspective par rapport à la législation antérieure, qui remonte à 1966 – article L. 151-3 du code monétaire et financier –, modifiée en 2004, puis précisée par le décret Villepin ?

La Cour des comptes invite régulièrement l’État « à limiter ses interventions en capital au strict nécessaire et à utiliser davantage les alternatives aux participations, notamment en utilisant les outils juridiques de protection des intérêts essentiels de la Nation ». Ces outils, ce sont les conditions dont l’État peut assortir son autorisation dans le cadre d’opérations d’investissements étrangers. Toutefois, l’article R. 153-9, qui précise ses conditions, dresse en réalité une liste d’objectifs : le maintien des centres de recherche, des capacités de développement et des savoir-faire associés, l’intégrité et la continuité des approvisionnements… Il ne fait donc référence à aucun outil juridique, sauf à l’obligation de cession d’une partie de l’activité de l’entreprise rachetée. De fait, le respect de ces objectifs s’apprécie parfois de manière un peu subjective. Ne faudrait-il donc pas définir plus précisément dans les textes les pouvoirs dont dispose le ministre et les conditions dont il peut assortir l’autorisation d’investissement ? Je pense à la golden share, qui existe déjà, ou à des mesures nouvelles, telles que la nomination d’un proxy board.

Le troisième sujet sur lequel nous souhaitons vous interroger est la cession de la branche « Power » d’Alstom à GE. L’accord-cadre a été signé le 21 juin 2014, soit quelques semaines après votre prise de fonctions. Pouvez-vous rappeler à notre commission la chronologie de ce dossier ? Le Trésor a-t-il eu son mot à dire sur les modalités de création des trois coentreprises résultant de cette vente, sur lesquelles GE a immédiatement disposé d’une entière responsabilité opérationnelle ?

En ce qui concerne la coentreprise GEAST, le partage de son capital – 80 % pour GE, 20 % seulement pour Alstom – ne vous est-il pas apparu comme manifestement déséquilibré ? L’existence d’une golden share entre les mains de l’État était-elle à vos yeux une protection suffisante ? Au regard de la sensibilité particulière de cette coentreprise, comment l’État a-t-il désigné son administrateur ? On sait que la désignation de ce représentant – qui, contrairement à ce qui a été dit, a été pris sur le contingent d’Alstom et non en sus des représentants de cette dernière – était une exigence du ministre.

Non-exercice par l’État de son option d’achat des actions Bouygues, retrait annoncé d’Alstom des trois joint-ventures, remise en cause de l’activité de certains sites dont on pouvait imaginer qu’ils étaient protégés par l’accord, rachat in fine par Siemens des activités « Transport » d’Alstom : trois ans après, avez-vous le sentiment que les « intérêts nationaux », pour reprendre les termes de la loi, ont été correctement défendus, en dépit des efforts des uns et des autres ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Bruno Bézard prête serment.)

M. Bruno Bézard, managing partner de Cathay Capital Private Equity, ancien directeur général de la Direction générale du Trésor. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vais m’efforcer de contribuer à votre réflexion sur ce sujet très important pour l’ensemble des citoyens, en particulier pour ceux qui servent ou eurent à servir l’État pendant de nombreuses années. Je ne pourrai pas répondre à celles de vos questions qui portent sur les trois dossiers mentionnés dans l’intitulé de votre commission, et j’en suis désolé, car je ne les ai pas traités. Je vais néanmoins tenter de vous éclairer sur un certain nombre de points qui recouvrent, du reste, la quasi-totalité des questions que vous venez de me poser.

Une petite précision chronologique : en mai et juin 2014, jusqu’au 29 juin, j’étais directeur général des finances publiques, et non pas du Trésor. Je n’ai donc pas traité le dossier Alstom, si tant est qu’il ait relevé de ce dernier car, comme vous le savez, il a été traité par l’APE. Votre question sur l’articulation des différentes interventions de l’État est légitime, mais elle doit plutôt être posée à mon prédécesseur car, à cette époque, j’étais chargé de l’assiette et du recouvrement de l’impôt, et non du Trésor.

Je souhaiterais, si vous êtes d’accord, partager avec vous quelques réflexions personnelles nées de ma longue expérience au service de l’État dans des fonctions que vous avez eu la gentillesse de rappeler, expérience qui s’est poursuivie au plan international, dans le cadre des mêmes fonctions puis, plus récemment, dans le secteur privé. Je me concentrerai sur deux sujets, qui recouvrent les points que vous avez évoqués : l’État actionnaire et la protection de nos intérêts stratégiques.

L’État actionnaire tout d’abord. Je me souviens qu’en 2002, déjà, une commission d’enquête avait été créée dans le contexte de l’effondrement, l’explosion en vol, de France Telecom. Je m’en souviens très bien. Revenant de Matignon, j’avais pris mes fonctions à la Direction générale du Trésor en juillet 2002, en tant que chef du Service des participations : l’APE n’existait pas encore. Cette agence, j’en ai proposé la création, avec d’autres, à mon ministre de l’époque, M. Francis Mer, en janvier 2003. Le concept était très simple : si France Telecom s’était effondrée, ce n’était pas, comme on le disait dans certains journaux et dans certains cercles politiques, la faute de la Direction du Trésor – qui est une coupable pratique, puisqu’elle se défend moins –, même si l’on pouvait améliorer les choses. En tout état de cause, nous estimions que l’État devait se doter d’une fonction professionnelle d’État actionnaire. Du reste, cette expression n’existait même pas : on disait « la tutelle », comme pour les incapables. À cette époque, le président d’une grande entreprise – je ne citerai pas de noms –, patron de droit divin, puisque nommé par le Président de la République au titre de l’article 13 de la Constitution, allait de temps en temps, négligemment, rencontrer la tutelle sur des sujets mineurs. De fait, il estimait pouvoir investir des dizaines de milliards – de francs, à l’époque – à l’étranger sans avoir à lui en référer, puisque cette tutelle était composée d’incapables, puisque fonctionnaires…

À partir de 2003, nous nous sommes donc efforcés de professionnaliser l’État actionnaire. Comment ?

Premièrement, il fallait créer une structure qui aurait une seule mission : l’Agence des participations de l’État.

Deuxièmement – et c’est un point auquel je suis très attaché et sur lequel je n’ai jamais changé d’avis –, cette structure devait dépendre, non pas du directeur du Trésor, mais du ministre, à qui elle devait rapporter directement ainsi qu’à son cabinet. Il en a toujours été ainsi, y compris lorsque j’ai pris moi-même la tête du Trésor, en juillet 2014.

Troisièmement, les profils au sein de l’APE devaient être variés : elle ne devait pas être composée uniquement de fonctionnaires, elle devait comprendre également des agents, des collaborateurs, apportant leur expertise du secteur privé. Nous nous sommes battus comme des diables pour obtenir cela : nous avions à peu près toute l’administration contre nous. Faire venir des gens du privé à Bercy pour s’occuper d’entreprises publiques – ou d’entreprises privées dont l’État possédait moins de 50 % du capital –, quel péché contre l’esprit ! Quelle horreur ! Nous y sommes néanmoins parvenus – grâce au soutien, je dois le dire, du ministre de l’époque, M. Francis Mer, un industriel. Nous avons ainsi constitué une équipe composée aux deux tiers de fonctionnaires, issus pour la plupart de Bercy mais également d’autres ministères, et d’un tiers de cadres du secteur privé : banquiers d’affaires, avocats, commissaires aux comptes, membres de fonds d’investissement… Nous avions d’ailleurs « benchmarké », comme on dit dans un horrible franglais, pour savoir comment nous organiser. J’ai ainsi envoyé des équipes rencontrer les grands actionnaires professionnels du secteur privé – holdings privées, fonds d’investissement –, qui sont des investisseurs de long terme.

Quatrièmement, nous devions convaincre tout le monde, y compris nos dirigeants politiques, que, pour être un bon actionnaire, il faut avoir une vision de long terme, et pas exclusivement une vision budgétaire – autrement dit sur les dividendes de l’année pour la loi de finances initiale (LFI). Je respecte cette préoccupation, mais il faut aussi laisser de l’argent à l’entreprise pour qu’elle se développe.

Bref, nous avons tenté de réformer complètement la vision que l’État et les hommes politiques, nos patrons, avaient des entreprises publiques – publiques ou privées à participation de l’État s’entend. Nous avons réussi à créer cette structure, mais si vous vous penchez sur la chronologie, vous constaterez que le décret n’est sorti qu’en janvier 2004 alors que nous l’avions proposé en janvier 2003. Il aura fallu un an de bataille interministérielle !

Une fois mise en place, cette structure – et je commence ici à répondre, monsieur le président, à l’une de vos questions – s’est attachée à changer complètement la relation entre l’État et les entreprises publiques. Pour commencer, il fallait effectivement remettre de l’ordre dans les conseils d’administration, notamment en modifiant le mode de nomination des administrateurs. Car il fut un temps – je vais m’exprimer de façon modérée – où un siège dans un conseil d’administration était une récompense – non monétaire, car il n’y a jamais eu de jetons de présence, mais prestigieuse – accordée à tel haut fonctionnaire de tel grand corps de l’État n’ayant pas démérité, et qui pouvait passer ainsi agréablement certains après-midi. Nous avons changé tout cela. Je ne dis pas que c’est parfait, mais nous avons notamment adressé des lettres de mission aux administrateurs.

Vous parliez de collégialité, monsieur le président. L’un des rôles de l’APE a été précisément de veiller d’abord à ce qu’on nomme des administrateurs représentants de l’État qui ont la qualité, la compétence et l’assiduité nécessaires et qui ne dorment pas en réunion – mais dormir en réunion n’est pas le propre des administrateurs de l’État : je connais une collection tout aussi impressionnante d’administrateurs indépendants, et fameux, qui parfois s’assoupissent ! L’APE devait ensuite veiller à coordonner ces administrateurs. Encore fallait-il, pour cela, qu’un débat ait lieu avant. Nous n’y sommes pas toujours parvenus, mais nous nous sommes efforcés de faire respecter ces règles.

Par ailleurs, il fallait – et, dans ce domaine, nous n’avons pas toujours réussi – professionnaliser le processus de désignation des dirigeants. J’ai eu l’audace de proposer que l’on recoure à des chasseurs de têtes. Ma proposition a recueilli un succès limité… Toutefois, pour un certain nombre d’entreprises publiques – pas de la première importance –, nous avons réussi à convaincre nos autorités de la nécessité de recourir un chasseur de têtes, et cela s’est très bien passé.

L’objectif était de restaurer – peut-être devrais-je dire créer – un minimum d’autorité de l’État auprès des entreprises publiques. Je parle de l’autorité de l’État actionnaire, et en aucun cas de celle de l’État client ou de l’État régulateur.

J’ai entendu l’un de mes successeurs dire que ces différentes fonctions s’entremêlaient, au point que cela en devenait infernal. C’est vrai, mais ce n’est pas une raison pour ne pas tenter de régler le problème. La structure de l’APE a donc été conçue pour représenter l’État actionnaire, y compris pour défendre certaines entreprises face au même État, mais sous une autre casquette ; de fait, l’État est schizophrène, mais c’est au pouvoir politique, légitimement investi, de rendre les arbitrages. Nous, nous représentions l’État actionnaire.

Il a été très difficile de faire admettre aux entreprises publiques que l’État était un actionnaire à qui elles devaient rendre des comptes et qu’avant de dépenser je ne sais combien de dizaines de millions, voire de milliards, dans un dossier évidemment fantastique, sans aucun risque, elles devaient discuter de ce projet avec les équipes professionnelles de l’APE. Avec certaines d’entre elles, cela s’est fait dans le sang – j’exagère à peine. Par exemple, en 2002, la direction du Trésor n’avait pas les comptes d’EDF, pourtant détenue à 100 % par l’État ! Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai demandé à voir ses comptes ; mon chef de bureau m’a répondu que nous ne les avions pas, sinon à l’occasion de petits-déjeuners où l’on nous les projetait, sur diapositives, en tout petits caractères… Je ne blague pas : c’était la réalité.

Voilà d’où nous partions. Où sommes-nous arrivés ? Cela dépend des entreprises. Sur la centaine dont nous nous occupions, cela a très bien fonctionné avec certaines, moins bien avec d’autres – vous devinerez probablement lesquelles. En tout état de cause, nous sommes parvenus, dans le meilleur des cas, à créer une relation de confiance, sans complaisance mais équilibrée, entre l’APE et le management de la boîte, dont certains collaborateurs venaient nous expliquer les dossiers, nous convaincre. Je ne décris pas là le monde des Bisounours ; c’est la réalité. Parmi les exemples positifs – je n’évoquerai pas les exemples négatifs en public –, je peux citer le groupe La Poste, dont les dirigeants successifs ont entretenu une véritable relation de confiance avec l’actionnaire public. Nous avons créé ainsi, et j’en suis très fier, la Banque Postale et nous avons réglé le problème des retraites de La Poste. Nous sommes même allés négocier à Bruxelles, où je me suis rendu au moins trente fois pour défendre la création de la Banque Postale contre le lobby bancaire, qui m’a insulté et réclamait ma tête.

Le rôle de l’État actionnaire est d’aider les entreprises publiques à se développer, car elles appartiennent au patrimoine des Français. À ce propos, nous avons également – et c’était très étonnant, à l’époque – sorti des comptes consolidés du patrimoine de l’APE, pour que les Français sachent ce que leurs entreprises publiques gagnent et valent. Certes, ce faisant, on additionnait des pommes et des poires, des sous-marins, des centrales nucléaires, des TGV… Cela n’avait pas véritablement de sens économique, mais dire aux Français qu’ils ont encaissé tant de milliards de dividendes et que, de façon consolidée, la dette a baissé et les fonds propres augmenté, c’est très important.

L’APE a donc été créée pour aider les entreprises – je dis « aider » car nous sommes là pour les soutenir – dont l’État est actionnaire. Puis, progressivement, nos patrons, les ministres qui se sont succédé, les Présidents de la République et les Premiers ministres, nous ont demandé de nous occuper également d’entreprises avec lesquelles l’État n’avait aucun lien actionnarial. Je ne me suis pas du tout occupé du dossier Alstom, qui vous préoccupe aujourd’hui, sauf en 2004 lorsque le ministre de l’époque nous a demandé, pour sauver cette entreprise, de monter, dans les pires difficultés à Bruxelles, une intervention capitalistique. Pour la première fois, l’État intervenait dans le dossier d’une entreprise dont il n’était pas actionnaire.

Je ne me suis pas non plus occupé de STX dans le cadre franco-italien que vous connaissez. En revanche, en 2007, M. Fillon était alors Premier ministre, on m’a demandé de négocier avec l’actionnaire coréen STX – qui, depuis, a fait parler de lui –, en utilisant l’arme du décret « IEF » (Investissements étrangers en France). Il s’agissait d’obtenir que l’État, qui n’avait aucune participation dans les Chantiers de l’Atlantique, vendus à Aker Yards puis revendus à STX, puisse détenir une minorité de blocage. Nous avons donc négocié non-stop pendant deux jours et deux nuits afin que l’État puisse récupérer 33 % dans des conditions qui ne soient pas épouvantables du point de vue patrimonial, même si le rapport de force était compliqué, et jouer un rôle dans le développement des Chantiers de l’Atlantique. Voilà un deuxième exemple de l’intervention de l’APE dans un dossier éloigné de la sphère publique.

En effet, l’APE avait développé un savoir-faire, une réactivité et un culte du secret, qu’on nous a beaucoup reproché, mais qui était indispensable pour que nos patrons politiques nous fassent confiance – la vie des affaires doit respecter le secret, en particulier lorsqu’il s’agit d’entreprises cotées, dont la valeur peut changer en fonction des informations divulguées ; et ce savoir-faire est devenu tel que nous avons été de plus en plus sollicités sur des dossiers qui n’étaient pas des dossiers d’entreprises publiques.

Vous m’avez posé, monsieur le président, une question centrale à propos de deux dossiers dans le secteur de l’énergie – mais on pourrait élargir le propos. Les administrateurs de l’État ont-ils vu venir les difficultés qui sont survenues ? Ont-ils prévenu leurs autorités et ont-ils fait jouer la collégialité ? La réponse est clairement oui : je vous renvoie à l’ensemble des notes que nous avons produites et dans lesquelles nous faisions état des difficultés de telle ou telle entreprise – je ne vais pas les citer ici publiquement – et avions clairement indiqué qu’il serait peut-être judicieux de réfléchir au remplacement de tel ou tel dirigeant. Nous n’avons pas toujours été suivis, mais je crois que nous avons suffisamment alerté nos autorités lorsque nous avons vu venir des problèmes. Quant à la collégialité des administrateurs, elle n’existait pas en 2002, puisqu’elle a été instituée avec la création de l’APE.

J’en viens à une autre des questions que votre commission se pose, comme beaucoup d’industriels et de citoyens : disposons-nous, au plan national, d’outils suffisants pour protéger nos intérêts stratégiques, pour peu que nous sachions les définir ? Je vous répondrai en faisant appel à mes différentes expériences, notamment mon expérience récente qui me conduit à beaucoup voyager.

On ne le dit jamais assez : notre tissu industriel compte de très nombreuses entreprises qui tirent leur force et leurs emplois du développement international. C’est fondamental. Bien entendu, il y a le CAC 40, dont les grands acteurs, qui sont souvent des leaders mondiaux dans leur secteur, tirent toute leur puissance, leur développement et leurs bénéfices de leur expansion à l’international. Mais il y a aussi le tissu des PME et des ETI qui recèle – je le sais, car c’est désormais mon métier – de trésors en termes de capacités de développement par l’expansion internationale, à condition qu’on les aide et que leur niveau de fonds propres soit suffisant. Ces PME et ETI constituent une force considérable de notre pays dont
– contrairement à vous, qui êtes des élus – ni la population ni, parfois, la presse n’ont conscience. Et ces entreprises, je le répète, peuvent se développer à l’international, à condition qu’on les accompagne, et pas seulement financièrement, et qu’elles aient suffisamment de fonds propres.

Le directeur général de Bpifrance, que vous venez d’entendre, vous a sans doute expliqué le rôle fondamental que joue son institution dans la préservation et, surtout, le développement de ces entreprises. L’excellence de leurs produits, leur savoir-faire industriel leur permettent de capter – c’est un sujet qui m’intéresse beaucoup – une partie de la croissance des pays émergents, alors même qu’il s’agit souvent de marchés matures. Or, aider ces entreprises à capter une partie de la croissance de ces marchés, cela signifie concrètement contribuer à créer des emplois en France. C’est l’inverse d’une délocalisation.

Bien que nous ayons un potentiel extraordinaire, notre solde commercial ne cesse, hélas ! de se dégrader. Or, la France, j’y insiste, doit rester une puissance de conquête des marchés sur la scène internationale. Pour cela, il faut mettre toutes nos forces du même côté, dans le même sens. Nous devons donc prendre garde à ce que des soucis légitimes de protection – je vais y venir – ne nous conduisent pas à des sur-réactions et des réflexes fermeture totalement contre-productifs ; je pourrai développer ce point si vous le souhaitez. Je le répète ; mais je vais ensuite nuancer mon propos car je vois des visages inquiets : notre intérêt économique est d’être conquérants. Nous avons les moyens, les produits, les services, les hommes, la créativité et, bonne nouvelle, une demande extérieure extrêmement forte dans certaines régions du monde. Ce n’est donc pas parce que nous avons été légitimement marqués par tel dossier qu’il nous faut céder à la tentation du repli et de la protection.

Cela dit, être favorable à l’ouverture internationale – non parce qu’on a lu les manuels d’économie dans les bibliothèques du ministère des finances, mais parce qu’on est convaincu de la force de nos entreprises – ne doit pas nous conduire à la naïveté et à cette croyance insouciante et béate dans les bienfaits naturels de l’équilibre du marché, à laquelle j’ai été souvent confronté dans le cadre de mes fonctions.

Un pays qui perd ses fleurons industriels est un pays qui dépérit. C’est une lente glissade. Chaque étape, suis-je tenté de dire, est indolore et invisible : il y a toujours des dossiers plus urgents. Mais le résultat est certain : c’est le déclassement. Oui, il est légitime, c’est mon sentiment personnel, que nous nous protégions et que nous fassions en sorte que notre pays ou notre continent européen protège non seulement, de manière défensive, la continuité et l’intégrité de certains actifs, comme le disent les textes, mais aussi de manière offensive, ses atouts économiques et industriels dans la compétition mondiale – mais peut-être suis-je trop audacieux.

Disons-le de façon très simple et donc un peu caricaturale : l’Europe est en compétition avec le continent américain et l’Asie, en particulier la Chine. Ces deux partenaires, mais aussi concurrents, ont assez peu de pudeurs – voire n’en ont aucune – lorsqu’il s’agit pour eux de se protéger et de protéger les intérêts qu’ils estiment stratégique.

Les États-Unis ont le Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS), qu’il ne faut pas idéaliser mais qui est quand même assez puissant et, surtout, exerce un pouvoir très discrétionnaire. Ils disposent de mécanismes tels que ceux que vous avez évoqués, monsieur le président, qui vont parfois très loin, avec les proxy boards ou des mécanismes d’extraterritorialité. Pourtant, ce pays a toujours été très donneur de leçons en matière de libéralisme et d’ouverture économique. On appelait d’ailleurs à l’époque le dogme le « Consensus de Washington » ; on n’en parle plus beaucoup, mais c’était l’appellation officielle de la doctrine du laissez-faire généralisé.

Quant à la Chine, elle assume totalement l’interdiction de certains secteurs aux intérêts étrangers. Elle a même un « catalogue des investissements étrangers » qui est en fait le catalogue des interdictions. Non seulement la Chine interdit aux investissements étrangers certains secteurs que, pour notre part, nous autorisons, mais même lorsqu’un secteur est officiellement ouvert, la réalisation concrète d’un investissement théoriquement autorisé reste soumise aux aléas de la météorologie diplomatique… Ils finissent par se faire, mais cela prend du temps, il y a des conditions… Bref, tout cela est piloté.

Par ailleurs, la même Chine fait preuve d’une totale transparence – on ne saurait le lui reprocher – sur ses objectifs de conquête : « En 2025, nous serons le leader mondial de ceci ou de cela. » Comme vous le savez, en Chine, lorsqu’une intention est validée en termes de planification, elle est ensuite exécutée, pour de bonnes et de mauvaises raisons ; les bonnes, c’est l’existence de moyens considérables, et les mauvaises, la faiblesse des contre-pouvoirs et des instances de discussion. Lorsque ce pays-continent décide d’être le premier dans tel ou tel secteur, il prend les dispositions nécessaires.

En Europe, nous passons quand même beaucoup de temps à nous autocensurer – je me fonde sur mon expérience personnelle. Il y a toujours cette suspicion gluante, pesante, permanente ; sitôt que vous bougez le petit doigt, vous êtes a priori coupable d’aide d’État, à moins que vous ne démontriez le contraire.

Je ne prétends pas que tout en devienne impossible. Prenant le taureau par les cornes, nous avons réussi – j’en suis très fier – à démontrer que l’investissement de 9 milliards d’euros dans France Télécom pour sauver l’entreprise était conforme au droit européen : nous remettions de l’argent dans une entreprise fondamentalement saine, et que nous le faisions avec le marché. Nous y avons quand même passé dix-huit mois, mais la Commission européenne a été convaincue. De même, nous avons réussi la réforme des retraites de La Poste et la création de La Banque postale. On y arrive, donc, mais c’est extrêmement lourd.

Nous avons construit une doctrine un peu étouffante de la non-intervention étatique, du laissez-faire. Toute intervention de l’État est a priori un péché contre l’esprit. Et quand un péché est commis il faut expier – c’est quasiment religieux. Et pour expier, il faut vendre des parties parfois assez structurantes des entreprises qu’on essaie de sauver ou de développer. Il y a là des fondamentaux idéologiques très forts, pour ne rien dire de l’aspect sociologique ; quand vous discutez, quand vous essayez de convaincre, vous sentez vraiment qu’il y a là quelque chose de très fort. Nous commençons à peine à en parler, mais à aucun moment, pendant les vingt années durant lesquelles je me suis occupé de dossiers industriels et d’aides d’État, je n’ai entendu le mot « réciprocité » à propos de ces pays qui, eux, mobilisent des moyens considérables. Si nous faisions un millionième de ce que font les deux zones économiques que je viens de citer, le directeur du trésor, le ministre des finances ou le Président de la République seraient crucifiés dix fois sur la Grand-Place à Bruxelles !

Ne cédons cependant pas à la démagogie en jetant le bébé avec l’eau du bain. Ce droit de la concurrence, c’est nous, Français, qui l’avons créé ; d’ailleurs il est très français. Il est infiniment utile et nécessaire mais peut-être sommes-nous allés un peu trop loin en accumulant des jurisprudences et des dispositifs très lourds, sans prendre en compte ce que faisaient les autres : les deux zones dont j’ai parlé ne connaissent pas ces mécanismes, ce qui a conduit certains de nos concurrents à déverser des lignes de crédit considérables sur des entreprises privées. Quand on veut donner des fonds propres, sans dire que ce sont des fonds propres, on parle de « lignes de crédit », et on oublie le remboursement, c’est une astuce parmi beaucoup d’autres. On se souvient des autoroutes en Pologne ! Mais il y a beaucoup d’autres exemples. Il y a visiblement un problème de réciprocité.

Nous devons et nous pouvons réaffirmer notre ouverture, parce que de nos succès à l’étranger dépendent nos emplois, mais aussi assumer d’être plus volontaristes sur la protection de certains de nos intérêts stratégiques. Certains, dont je respecte le point de vue, pensent que les deux ne sont pas compatibles, mais ce n’est pas mon sentiment.

Faut-il le faire dans un cadre européen ou dans un cadre national ? Mon sentiment serait qu’il faut un cadre européen pour la négociation, parce qu’on est plus fort à plusieurs, bloc contre bloc, parce que l’Europe est la première économie mondiale, et un cadre national pour l’exécution, parce qu’il faut être réactif et proche du terrain. Ne soyons cependant pas naïfs : certains de nos concurrents, en particulier plutôt en Orient, sont experts en l’art de la division, et savent user de différentes méthodes pour le faire. Je préfère un cadre européen, mais si cela ne marche pas, il faudra trouver une autre solution.

Comment définir les entreprises ou les secteurs stratégiques ? Ce n’est pas facile. Mon collègue directeur général des entreprises s’est essayé à une définition que je trouve personnellement plutôt bonne. Évitons cependant de faire preuve de ce génie français qui nous conduirait à une superbe définition, absolument parfaite, à l’obsolescence programmée, qui ne vaudra plus dans deux ans – il y a cinq ans, on ne pensait pas au stockage des données, à l’intelligence artificielle, etc. Cette définition doit vivre et sera forcément un peu imparfaite. Certes, la France a abandonné la planification, mais nous n’en devrions pas moins nous redemander tous les deux ans ou tous les ans – la technologie va très vite – quels sont nos intérêts stratégiques et identifier les secteurs et les actifs que nous voulons protéger.

Et même si cela peut faire hurler les plus juristes d’entre vous, mesdames et messieurs les députés, je crois qu’il faut se garder une marge de manœuvre dans l’exécution. Une définition juridiquement parfaite et très cadrée, qui ne laisse pas de marge de manœuvre, peut désarmer les pouvoirs publics. Certes, il nous faut un droit lisible et précis, mais il faut un équilibre. Il m’est arrivé de jouer avec profit sur les ambiguïtés d’un texte, et il peut être utile, pour la défense de nos intérêts, que la partie adverse ne sache finalement pas s’il est applicable. Je ne dis pas cela pour enrichir les cabinets d’avocats, mais il faut trouver un équilibre, sous le contrôle évidemment du législateur et du juge.

La liste, évidemment, doit être très restreinte ; sinon, cela n’a pas de sens. Il s’agit de définir des exceptions, non une règle. Un travail considérable de définition, auquel je n’ai pas participé mais auquel les équipes de la direction générale du trésor ont à l’époque participé, a été conduit jusqu’au mois de mai 2014, qui a abouti au décret dit « décret Montebourg ». Il insère en particulier un 12°, qui énumère six secteurs, à l’article R. 153-2 du code monétaire et financier. Je comprends que les pouvoirs publics veuillent faire vivre ce dispositif et réfléchissent à l’ajout, en particulier, du stockage des données.

Faut-il et peut-on aller plus loin dans le respect de la hiérarchie des normes ? Autrement dit, peut-on modifier le décret en ajoutant d’autres secteurs sans compromettre la solidité juridique du dispositif ? Les dispositions législatives en vertu desquelles le décret a été pris font référence aux « activités de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale ». Les secteurs reconnus stratégiques doivent s’inscrire dans ce champ. Certes, déployant des trésors d’ingéniosité rédactionnelle, nous pourrons ajouter encore quelques éléments aux six secteurs déjà recensés dans le décret, mais nous atteindrons assez rapidement les limites de ce qui est envisageable. Si nous voulons, par exemple, protéger nos atouts en matière d’intelligence artificielle ou de véhicules autonomes, secteurs qui seront très importants dans la compétition internationale, je ne suis pas certain que nous puissions le faire à corpus juridique supra-réglementaire inchangé, mais c’est aux experts de le dire.

Je suggère une idée, peut-être un peu audacieuse : ne pourrions-nous essayer de convaincre nos partenaires européens de soutenir une extension des motifs de protection, pour l’instant limités aux trois que je viens de citer, au niveau législatif et communautaire ? Il s’agirait de préserver nos atouts technologiques, nos savoirs-clés dans la compétition internationale lorsqu’il n’y a pas réciprocité, autrement dit en combinant, en jumelant les deux notions. Après tout, cela existe en d’autres parties du droit.

Je ne sais si c’est absolument impossible, cela mérite d’être essayé. J’entends bien sûr les objections, que je pourrais être le premier à formuler : le consensus européen est hors d’atteinte ; la définition est trop large ; on ne sait qui va juger de tout cela. Je sais parfaitement faire ce genre de critiques, mais si nous ne modifions pas les règles supra-réglementaires, les possibilités d’agir par la voie réglementaire resteront très réduites.

En tout cas, nos compétiteurs n’ont pas de telles pudeurs et n’hésitent pas à soutenir leurs activités, y compris financièrement – et massivement.

Je sais que l’on commence à se saisir du sujet, mais le thème de la réciprocité est vraiment important. Il ne faut pas avoir peur, même face aux grandes puissances émergentes. Elles se sont formées à la dialectique, et qui dit dialectique dit rapports de force. Nous pouvons tout à fait affirmer notre ouverture, notre volonté d’attirer, dans la plupart des cas, leurs investissements et d’investir dans leur économie et, en même temps, insister sur la réciprocité en termes de commerce et d’investissement. Quoique rude et âpre, ce discours n’est pas contraire à nos intérêts commerciaux et peut tout à fait être entendu. Il y a des principes fondateurs : liberté de circulation des capitaux, absence d’aides d’État, droit de la concurrence ; le principe de réciprocité devrait peut-être être érigé au même niveau.

Nous pouvons prendre en main la « défense offensive » de nos intérêts industriels au plan mondial. L’examen de ce que font quotidiennement nos concurrents est à cet égard assez riche d’enseignements.

M. le président Olivier Marleix. Directeur général du trésor du mois de juillet 2014 au mois de juillet 2016, vous avez quand même, monsieur Bézard, « accompagné » le dossier Alstom. L’État a pris sa décision définitive au mois de novembre 2014 et le bureau Multicom 2, qui négocie les lettres d’engagement, était sous votre tutelle. J’imagine donc que vous avez particulièrement suivi ce dossier.

Je voudrais votre avis sur la façon dont se fait ce travail, sur les modalités dans lesquelles le ministre de l’économie fixe, comme la loi lui en donne le pouvoir, des conditions aux investissements étrangers. De manière assez étonnante, ces conditions, comme la préservation de centres de recherche ou de centres de décision, sont définies à l’article R. 153-9 du code monétaire et financier non comme des obligations juridiques que l’investisseur doit respecter mais comme des objectifs à atteindre. Le ministre a annoncé une modification du champ, une modification des sanctions, mais pas de la nature des conditions possibles. Selon votre expérience, cette impossibilité, pour l’État, d’imposer certains moyens n’est-elle pas une faiblesse ? Les engagements pris semblent finalement un peu théoriques : l’investisseur s’engage à maintenir tel centre de recherche, mais rien n’est dit de ce que deviendra son développement ultérieur par rapport à celui d’autres centres du nouvel ensemble économique. Le système américain est beaucoup plus prescripteur. Notre droit ne nous fragilise-t-il pas ?

Et qu’en est-il, finalement, du cas où l’investisseur ne respecte pas les engagements pris ? Pour l’heure, notre dispositif de contrôle, relativement léger, ne semble pas vraiment permettre de rectifier le tir. Certes, nous avons l’arme de dissuasion fondamentale, sous la forme de quelques outils, mais qu’en est-il au quotidien ?

M. Bruno Bézard. Je suis un peu gêné : le métier auquel vous faites référence ne fait pas partie des différents métiers du trésor que j’ai exercés au niveau du bureau. Ma connaissance du sujet n’est donc pas aussi technique que celle d’autres sujets.

J’ai cependant une certitude : pour les avoir vues travailler, je sais les équipes qui gèrent, concrètement, ces processus, le font de façon extrêmement professionnelle. On peut toujours juger le dispositif imparfait, les sanctions incertaines et les moyens insuffisants, mais tous les témoignages en attestent : nos équipes n’ont pas peur d’imposer des choses, même lorsque c’est difficile.

Je vous rejoins, avec beaucoup de précautions oratoires, liées au fait que je ne suis pas un expert de la question, sur un point : effectivement, il est assez inhabituel dans notre droit de prescrire des finalités, non des outils ou des moyens. Certes, c’est plus agréable à lire, mais est-ce plus efficace ? S’il était possible d’aller un tout petit peu plus loin dans la prescription d’actes qui permettent d’atteindre les finalités et de ne pas se limiter à leur simple l’énonciation, nous irions sans doute dans le bon sens. J’ignore si c’est juridiquement possible, mais je ne vois pas pourquoi cela ne le serait pas.

M. le président Olivier Marleix. Vous avez dit n’avoir pas connu le dossier Alstom. Avez-vous complètement laissé la main à l’Agence des participations de l’État (APE) et à la sous-direction compétente ? Certes, l’essentiel était signé le 21 juin 2014, avant que vous ne preniez vos fonctions, mais la rédaction du détail des lettres d’engagement, plus précises et juridiquement opposables, a duré jusqu’au 4 novembre.

M. Bruno Bézard. Vous savez très bien, monsieur le président, comment fonctionne le ministère des finances. Nous avons des équipes professionnelles, avec des lignes hiérarchiques. Ce n’est certainement pas le directeur du trésor qui gère au quotidien des dossiers de cette nature et la description précise des engagements, en particulier quand le leadership revient entièrement à l’Agence des participations de l’État, car c’est ainsi qu’il doit en être, et que le pilotage direct est assuré par le cabinet du ministre. Ce n’est donc pas moi, très occupé à l’été 2014 par les sujets européens, qui ai piloté en direct les équipes. J’avais des adjoints, un chef de service, un sous-directeur et la liaison avec la direction générale des entreprises et l’APE étaient là pour cela.

M. le président Olivier Marleix. Pour conclure, je voudrais quand même votre analyse sur ce dossier.

Un montage est signé le 4 novembre 2014 par le ministre. Avec les actions prêtées par Bouygues, l’État a tous les droits de l’actionnaire ; trois ans plus tard, on y a renoncé. Un montage savant est négocié pour présenter l’affaire comme un mariage d’égaux entre Alstom et General Electric, avec trois joint-ventures détenues par Alstom à 50 % ou, dans le cas de celle dédiée au nucléaire, à 20 % ; trois ans plus tard, M. Poupart-Lafarge annonce à notre commission d’enquête qu’Alstom veut se retirer de ces trois joint-ventures, qui passeront donc entièrement sous le contrôle de General Electric. Un certain nombre d’engagements ont été pris sur le maintien et la pérennité des sites ; on apprend finalement des représentants de General Electric que le site « hydro » de Grenoble ne se consacrera bientôt plus qu’à « la petite hydroélectricité » et non plus à l’ensemble de ce qui était son activité traditionnelle. Dernier élément, mais non le moindre, ce qui était resté d’Alstom Transport sera finalement absorbé par Siemens…

Avez-vous le sentiment que les intérêts nationaux ont été correctement défendus et que nous avons fait ce qu’il fallait faire ?

M. Bruno Bézard. Je suis sûr que ma réponse vous décevra : j’ai l’habitude de ne pas parler des dossiers que je ne connais pas. Je n’ai donc pas d’avis.

M. le président Olivier Marleix. Vous avez quand même connu très directement ce dossier : le bureau qui prépare la décision du ministre était sous votre responsabilité.

M. Bruno Bézard. Monsieur le président, vous venez de résumer à votre façon la chronologie du dossier avec un angle particulier que je respecte – je ne sais s’il est pertinent ou non, et sans doute l’est-il puisque c’est vous qui l’énoncez –, mais la façon dont vous l’avez résumée intègre beaucoup plus d’éléments que le simple décret relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable ; elle intègre en particulier les négociations des accords avec Bouygues, leur mise en œuvre et beaucoup de développements industriels. C’est donc infiniment plus large. Je n’ai pas traité ce dossier, donc je ne peux vous donner un avis professionnel sur cette question.

C’est très facile de commenter – et lorsque vous ne connaissez pas le dossier, c’est encore plus facile. Simplement, cela ne serait pas responsable. Alstom avait-il oui ou non les moyens de continuer seul ? J’ai tout entendu, mais je n’ai pas d’avis, parce que je n’ai pas le dossier. Je n’ai pas examiné les éléments fondamentaux de la stratégie, du bilan, du business plan de cette entreprise. C’est un métier. Sur de tels sujets, qui concernent des salariés et nos entreprises, on ne peut tenir des propos à la légère. En tout cas, je ne veux pas le faire, parce que je ne connais pas le dossier.

M. le président Olivier Marleix. J’imagine quand même que c’est votre direction, monsieur, qui a fourni au ministre la lettre d’autorisation et les lettres d’engagement. Et, au bout du compte, tout cela se révèle n’avoir eu de caractère que virtuel. Alors quelles sont les responsabilités ? Pourquoi ces choix ? L’histoire aurait pu s’écrire différemment, et vous avez quand même bien vu ces documents. À ce stade, la conclusion que je tire est que ce qu’a signé le ministre le 4 novembre 2014 présentait un caractère largement virtuel.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Tout d’abord, merci beaucoup, monsieur Bézard, pour la vision de la politique industrielle que vous venez d’énoncer, en deux axes.

D’un côté, une vision très conquérante : notre tissu industriel compte, avez-vous dit, de nombreuses entreprises qui tirent leur force du développement international. Vous avez aussi dit que notre intérêt était d’être « à la conquête ». Vous avez aussi appelé à ne pas céder à la tentation du repli et de la protection au motif qu’un dossier nous a marqués. Personnellement, j’apprécie beaucoup cette manière de voir les choses.

De l’autre côté, une vision protectrice : il ne faut pas être naïf, il faut protéger. Dans certains secteurs, les Chinois interdisent certains investissements étrangers alors que nous, nous les autorisons, et si nous faisions le millionième de ce que font nos partenaires, nous serions crucifiés à Bruxelles…

Nous pouvons accepter la libre circulation des capitaux et l’ouverture aux investissements étrangers et, en même temps, défendre une vision protectrice et le principe de réciprocité. Nous ne pouvons, en revanche, accepter que d’autres ne suivent pas les mêmes règles du jeu.

Vous avez proposé un cadre européen pour la négociation et un cadre national pour l’exécution, mais sommes-nous vraiment en mesure de définir, au niveau européen, ce qu’est une entreprise qualifiée « stratégique » ? Les intérêts des différents États membres de l’Union européenne, leurs terreaux industriels respectifs, leurs perspectives ne sont-ils pas trop différents ? Comment arrêter au niveau européen la liste des secteurs à protéger si nous n’avons pas les mêmes forces, ni les mêmes faiblesses, ni les mêmes ambitions ?

Par ailleurs, vous nous avez appelés à ne pas figer la définition de l’entreprise « stratégique » au risque de la voir totalement dépassée au bout de deux ans. Je partage totalement votre avis mais, du coup, l’Europe peut-elle être flexible, c’est-à-dire capable de définir un cadre non seulement commun, mais aussi capable d’évoluer dans le temps, qui puisse changer tous les trois ou six mois au rythme des innovations, des ruptures technologiques ?

Si ce n’est pas possible au niveau européen, quelle option nous reste-t-il au niveau franco-français ? Avons-nous une marge de manœuvre juridique ou devons-nous rester sur une stratégie non écrite d’influence, de pression amicale sur des investisseurs qui s’intéresseraient de trop près à des fleurons industriels et ne respecteraient pas les règles de réciprocité que vous avez énoncées ?

Enfin, si nous parvenions à établir un cadre européen et un cadre d’exécution français, avez-vous observé, au cours de vos nombreux voyages, des bonnes pratiques qui respectent les deux principes que vous avez posés, l’ouverture et la réciprocité ? C’est, pour reprendre le terme barbare que vous avez employé, la question du benchmark.

M. Bruno Bézard. Ce ne sont pas des questions faciles…

Les divergences d’intérêts ne sont-elles pas de nature à vouer à l’échec une définition européenne du cadre stratégique ? J’ai tendance à penser que l’on peut trouver un dénominateur commun. Ce sera réducteur, par construction, mais je pense qu’il vaut mieux accepter ces réductions et être fort au plan européen que de rester en ordre dispersé. C’est une réaction intuitive à votre question, qui mériterait davantage de réflexion. Je pense que des gens de bonne volonté peuvent s’asseoir autour d’une table et définir les secteurs que nous devons protéger si les autres le protègent. On voit quand même aujourd’hui assez bien quels sont les secteurs d’avenir – en tout cas à ce jour ; ils seront différents dans six mois. Nos intérêts industriels ne sont pas si divergents que l’entreprise soit vouée à l’échec.

Peut-on faire vivre cette définition avec la même agilité au plan européen qu’au plan national ? Je me méfie de la lourdeur des mécanismes européens, pour les avoir pratiqués de temps à autre. Mais tout est une question d’impulsion politique. J’ai vu aussi les succès que pouvait obtenir, face à une bureaucratie que l’on disait ne jamais bouger, l’impulsion politique. C’est possible, à condition de veiller à concevoir un dispositif simple et rapide, et non des comités Théodule succédant à des comités Théodule, comme j’en ai vu beaucoup.

À défaut, peut-on pratiquer une stratégie non écrite ? Oui, bien sûr ; d’autres ne se gênent pas… Encore faut-il être lisible et clair. Si nous voulons continuer d’attirer les investissements étrangers, il faut aussi se montrer ouvert et savoir dire non quand on pense qu’il faut dire non. J’ai connu des dossiers où des acquéreurs non sollicités se sont vus dire clairement non par une autorité publique ; ils ont compris qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Ce n’était pas un mécanisme juridique. Si le décret n’est pas parfait, ils comprennent quand même ; le dialogue, la pédagogie sont utiles.

Je ne sais pas vous répondre spontanément sur le benchmark. J’ai le sentiment que nos partenaires européens sont un peu dans le même désarroi que nous. Je sais que cela vient de changer en Allemagne mais est-ce pour autant un dispositif adéquat ? Je ne peux encore rien dire. Il y a matière à réfléchir en commun, à mettre des gens de bonne volonté autour de la table.

M. Loïc Kervran. L’idée de la réciprocité est très attrayante, mais elle renvoie tout de même à un rapport de force : on le voit avec le sujet de l’extraterritorialité, le poids du dollar ou de l’euro dans les transactions, la capacité de chaque pays à imposer sa règle… Pensez-vous que l’Europe ait le même besoin que la Chine et les États-Unis de capitaux et d’investissements étrangers, et inversement ? Ce rapport de force permet-il une réelle réciprocité dans les conditions mises à l’investissement et dans les éventuelles restrictions ?

M. Bruno Bézard. Nous avons parfois été trop timorés. Nous sommes, nous Européens, la première puissance économique mondiale. Mais on ne le dit pas beaucoup et on le pense encore moins. Le rapport de force ne nous est pas systématiquement défavorable ; il peut être optimisé, nous pouvons nous battre et gagner sur certains sujets. Personne ne croyait à l’euro il y a vingt ans mais il s’est aujourd’hui imposé dans les transactions internationales. Je pense sincèrement que nous avons les moyens de hausser le ton de temps en temps.

Avons-nous davantage besoin d’investissements étrangers que les autres, ce qui nous mettrait dans une position de faiblesse ? Nous avons besoin d’investissements étrangers car c’est de toute façon bon pour notre pays, les accords industriels gagnant-gagnant créent des emplois. J’ai vu des générations entières de délégations de ministres français aller dans certaines zones géographiques demander plus d’investissements en vantant l’attractivité de la France. Il faut continuer à le faire. Mais les autres pays aussi ont besoin d’investissements. Nous ne sommes pas des quémandeurs d’investissements étrangers, il n’y a aucune raison de se mettre dans une position de faiblesse à cet égard. Nous sommes une économie ouverte. Je pourrais vous citer de nombreux exemples, même s’il faudrait qu’elles soient encore plus nombreuses, d’entreprises françaises qui rencontrent un énorme succès en Chine. Nos intérêts économiques sont dans les deux sens.

M. Bruno Duvergé. J’ai beaucoup apprécié votre exposé, notamment l’idée de remettre nos PME et ETI à la conquête de marchés, de les aider à se développer à l’international. Ne restons-nous pas à cet égard dans l’eau tiède, et la stratégie de la Chine ne serait-elle pas la bonne : ne faudrait-il pas nous aussi nous montrer très clairs sur ce que nous voulons faire, ce que nous voulons conquérir ? Une stratégie partagée permet à tous les acteurs d’être en phase, tandis qu’une stratégie cachée l’est tout autant pour nos entreprises, si bien que personne ne sait où il faut aller. Si nous voulons être clairs sur les objectifs, il faut bien les communiquer sur notre territoire et à l’étranger, pour emmener toutes nos PME et ETI dans la bonne direction. C’est la réflexion qui m’est venue en vous écoutant.

M. Bruno Bézard. Je vais vous décevoir par la brièveté de ma réponse : je suis totalement d’accord !

M. Fabien Roussel. Pour préserver leurs PME et ETI, les Länder allemands peuvent entrer au capital de ces entreprises. En France, c’est l’État qui entre au capital. Notre organisation administrative a évolué et nous avons maintenant de grandes régions, pour être justement à la hauteur de la compétition européenne. Les régions mettent beaucoup d’argent pour aider une entreprise, souvent à fonds perdus : cela ne doit-il pas s’accompagner d’une prise de participation dans le capital ?

M. Bruno Bézard. C’est une question clé, dont j’entends parler depuis que j’ai commencé à servir l’État il y a trente ans : quel est le bon équilibre entre l’État et les collectivités locales dans les interventions économiques ? Comme j’ai passé de nombreuses années à Bercy, je suis forcément pollué par l’état d’esprit traditionnel de cette administration, plutôt jacobine sur cette question. On a vu des interventions de collectivités locales qui n’ont pas été couronnées de succès et qui pouvaient même, quand elles étaient multiples et non coordonnées, affaiblir au final le poids de la France dans un pays. Je pourrais également insister sur le fait que nous ne sommes pas l’Allemagne et que notre structure politique et économique est totalement différente, c’est une banalité de le dire. Avec le temps, cependant, j’ai un peu évolué et je suis de plus en plus sensible à l’intérêt d’une intervention locale au plus proche du terrain. Cela doit-il passer par des prises de participation ? Le droit s’est progressivement assoupli et des choses sont aujourd’hui possibles à cet égard. Je pense que le soutien des collectivités locales pour l’expansion internationale des entreprises est fondamental, mais je reste un peu réticent quant à des prises de participation, car j’y vois des risques de différentes natures. Le soutien peut en tout état de cause prendre diverses formes. J’ai passé ces trois derniers jours dans nos régions à visiter des entreprises dans lesquelles nous allons probablement investir. Ce sont des PME et ETI qui ont une extraordinaire capacité de projection à l’international. Elles sont ici et là aidées par les collectivités locales, par exemple par la prise en charge de la construction d’une nouvelle usine. Des mécanismes de ce type sont probablement plus utiles qu’une prise de participation.

M. Fabien Roussel. Pourquoi ce qui est bon en Allemagne, avec les Länder, ne le serait pas en France ?

M. Bruno Bézard. C’est une bonne question. Je pourrais insister sur des banalités comme le fait que nous n’avons pas la même sociologie administrative que l’Allemagne car nous n’avons pas la même Constitution ni la même histoire, mais ce serait vous faire insulte. Une réponse plus élaborée, c’est que nous n’avons pas la même déconcentration du tissu industriel ni, au risque de vous choquer, la même tradition, la même maturité dans les interventions des collectivités locales. Je ne suis pas sûr que nous soyons suffisamment mûrs aujourd’hui pour aller beaucoup plus loin. Peut-on faire un peu plus ? Je pense que oui et je vois l’aide extraordinaire que peuvent déjà apporter les collectivités locales. Encore une fois, entrer au capital est un instrument, mais il en existe beaucoup d’autres. La prise de participation est tout de même un acte inhabituel dans une économie de marché ; je ne dis pas que c’est un péché, je l’ai moi-même proposé à plusieurs ministres, par exemple pour sauver le Crédit foncier, mais c’est plus une exception qu’une règle ; il faut y aller avec beaucoup de doigté. Et les collectivités locales ne sauraient être des fonds d’investissement.

M. Frédéric Reiss. Vous avez dit qu’un pays qui perd ses fleurons industriels est un pays qui dépérit. C’est un peu l’objet de cette commission d’enquête de l’empêcher, à la lumière de certaines mésaventures que nous avons connues. J’ai apprécié votre exposé sur la façon dont on est passé de la tutelle d’État à l’État actionnaire. Nous avons aujourd’hui l’APE, la Caisse des dépôts, Bpifrance, qui sont le bras armé de l’État en la matière. Quels sont selon vous les points forts mais aussi les points faibles de l’État actionnaire ?

M. Bruno Bézard. Je vous répondrai par une photographie de la situation au moment où j’ai quitté mes fonctions, car je ne veux pas porter de jugement sur l’action des autres, d’autant moins que je ne connais pas les dossiers récents. Quand je suis parti de l’APE en 2010, une de nos réussites a été d’avoir créé une structure respectée qui incarne l’État actionnaire. Même les syndicats, dans des établissements publics, après avoir refusé l’idée, nous demandaient quelques années après : « Qu’en pense l’actionnaire ? » On a reconnu le fait que les entreprises publiques, comme les entreprises privées, doivent parler à leur actionnaire. Et il se trouve que cet actionnaire, ce sont les Français, représentés par un service, sous l’autorité d’un ministre.

Entre parenthèses, j’ai été un militant extrêmement violent contre l’idée de faire de l’APE une autorité administrative indépendante. J’avais rédigé une note au ministre de l’époque présentant toutes les raisons pour lesquelles, à mon avis, l’APE devait, non pas, certes, être placée sous l’autorité de la direction du Trésor, mais répondre au ministre qui représente le pouvoir politique. Les entreprises publiques appartiennent aux Français : on doit donc rendre compte au politique et non à une autorité administrative indépendante. Mais c’était une idée très à la mode en 2002 ; un rapport parlementaire l’avait même proposé…

Nous avons également réussi, me semble-t-il, à faire comprendre à tous les décideurs publics qu’une entreprise publique est une entreprise, qu’on doit l’aider à investir, à se développer ; ce n’est pas seulement une vache à lait pour percevoir des dividendes afin de boucler les fins de mois. On doit de temps en temps soutenir une entreprise sur un investissement risqué : parfois cela tourne bien, parfois cela tourne mal. Je pense que ce changement culturel a été réussi. Nous avons également progressé collectivement dans le rythme : la vie des affaires n’est pas la vie administrative, ça va beaucoup plus vite. Parfois, une OPA se fait dans la nuit, il faut donc travailler la nuit… L’APE peut travailler jour et nuit, sans compter son temps, pour être en réaction immédiate avec les entreprises. Quand une entreprise vous dit qu’elle a un dossier d’investissement extraordinaire qui ne coûte que 10 milliards d’euros, et qu’il faut décider dans les cinq jours, on va travailler jour et nuit avec l’entreprise pour prendre une décision.

En revanche, nous n’avons pas réussi à réduire le turn-over des effectifs : pour être respecté par le management d’une entreprise, il ne faut pas tourner tous les deux ans. Nous avons utilisé tous les stratagèmes possibles mais c’est très difficile dans la fonction publique. Il y a là une marge de progrès. De même, le président y a fait allusion, l’articulation entre le pouvoir de nomination et le service qui suit l’entreprise est parfois perfectible.

Enfin, nous avons connu des échecs. Certains font l’objet d’investigations judiciaires et je n’en parlerai donc pas. Les raisons de ces échecs sont liées à des défauts d’information, pour ne pas dire plus, de l’État actionnaire par le management, ce qui se serait immédiatement traduit dans le secteur privé par un changement de ce management.

M. le président Olivier Marleix. Une dernière question, qui fera de nouveau appel à votre mémoire d’ancien directeur général du Trésor : dans notre dispositif de contrôle des investissements étrangers, quand une lettre d’engagement est sollicitée, c’est la sous-direction de la politique commerciale et de l’investissement qui assure le suivi des engagements dans le temps. Quel souvenir avez-vous de ce dispositif, sachant que le bureau Multicom 2 emploie, je crois, quatre personnes ?

M. Bruno Bézard. Je me méfie des raccourcis de langage. En disant, avec un sourire, que le bureau emploie quatre personnes, vous sous-entendez qu’il n’a pas assez de moyens et ne fait donc pas son travail.

M. le président Olivier Marleix. C’est peut-être moins un sous-entendu qu’une perche que je vous tends…

M. Bruno Bézard. Il s’agit d’un suivi interministériel. Ce bureau est une espèce de tour de contrôle qui tient le secrétariat, qui fédère, qui détermine la dynamique et le momentum, mais c’est ensuite à chacun des ministères compétents de faire son travail.

M. le président Olivier Marleix. Merci.

 

La séance est levée à dix-neuf heures vingt.


18.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Claude Revel, ancienne déléguée interministérielle à l’intelligence économique (D2IE)

(Séance du jeudi 8 février 2018)

La séance est ouverte à neuf heures trente-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Nous allons commencer cette audition sans le rapporteur qui, son train accusant quelque retard, nous rejoindra très rapidement.

Nous recevons Mme Claude Revel, ancienne Déléguée interministérielle à l’intelligence économique (D2IE) du 30 mai 2013 au 25 juin 2015. Vous avez créé dès 2003, madame, votre propre cabinet, « IrisAction », spécialisé dans l’intelligence économique internationale pour les entreprises. Vous avez également effectué de nombreuses missions d’enseignement, en France comme à l’étranger, et deux de vos livres servent de référence en la matière : Nous et le reste du monde – Les vrais atouts de la France dans la mondialisation, publié en 2007, et un autre essai, paru en 2012 : La France, un pays sous influences ?

Vous êtes le premier acteur de ce secteur que nous auditionnons. Nous recevrons, notamment, au cours des prochaines semaines, les responsables du renseignement économique au sein de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et plusieurs spécialistes de l’intelligence économique.

Nous avons de nombreuses questions à vous poser, et d’abord sur ce qu’a été votre mission et ses objectifs et, au-delà, sur votre analyse concernant la place faite par l’État à cette mission qui a été un peu ballottée, avec le temps, depuis le rapport Martre de 1994 qui avait jeté les bases de cette nouvelle donnée de l’action publique. Un décret d’août 2013 semblait conforter la position interministérielle de votre délégation, mais un autre décret du 19 janvier 2016, après votre départ, l’a supprimée pour lui substituer le Service d’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE), désormais rattaché à Bercy, et plus spécialement à la direction générale des entreprises (DGE), dont nous avons auditionné le directeur général, Pascal Faure. Je souligne au passage que la direction du SISSE est vacante depuis un mois et demi.

Cette réforme au sein de l’appareil d’État n’est pas sans signification. Vous n’avez pas caché que votre départ avait été un peu rapide, brutal. Dans un entretien au Nouvel Économiste, vous avez en effet déclaré qu’on vous avait reproché d’avoir marché « sans doute un peu trop sur les plates-bandes de Bercy. Les grands corps – des finances et des mines – ont jugé que [votre] intervention sur des sujets qu’ils considéraient comme exclusivement les leurs, était inopportune. » Vous ajoutez que votre action s’est heurtée à des « nœuds de résistance » – vous nous préciserez lesquels.

Au-delà de ce débat franco-français, nous souhaitons évidemment profiter de votre vision générale du sujet et que vous nous dressiez un tableau général, assez rapide à ce stade, de la diversité des risques. Je pense à l’extraterritorialité du droit américain, notamment sa législation anti-corruption, dont l’analyse révèle qu’elle pèse avant tout, en tout cas dans une proportion des deux tiers, sur les entreprises européennes concurrentes d’entreprises américaines. Je pense également aux sanctions pour violation des embargos et en particulier à l’amende record infligée à BNP-Paribas, de près de 9 milliards d’euros, excusez du peu…

Vous nous direz si, de votre point de vue, les pouvoirs publics ont développé de bons outils d’anticipation et d’analyse, mais aussi de réaction face à ces menaces. Madame, vous nous direz, au passage – point qui me laisse encore perplexe –, qui, avant 2016, assurait le respect de la loi dite « de blocage » de 1968. En 2016, cette responsabilité a été confiée à l’Agence française anticorruption (AFA) mais, auparavant, elle relevait du Premier ministre et je n’ai pas le sentiment qu’il s’en occupait personnellement, je ne suis pas sûr que la question passionnait non plus le Secrétariat général du Gouvernement (SGG).

Enfin, vous avez exercé vos fonctions à l’époque où s’est déroulée la vente de la branche « Énergie » d’Alstom. Or vous avez compris que notre commission d’enquête essaie de faire l’autopsie, si je puis dire, de ce dossier pour comprendre comment nous avons pu ne pas voir venir cette vente ; nous vous interrogerons sur les alertes que vous avez pu lancer sur ce dossier.

Auparavant, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Claude Revel prête serment.)

Mme Claude Revel, ancienne déléguée interministérielle à l’intelligence économique (D2IE). Je vous remercie de m’inviter à m’exprimer sur les sujets traités par votre commission. Je suis auditionnée en ma qualité de Déléguée interministérielle à l’intelligence économique du 30 mai 2013 au 24 juin 2015. Qu’est-ce que l’intelligence économique et quel était le cadre juridique et institutionnel de la D2IE ?

L’intelligence économique est une discipline, aux deux sens du terme, conçue pour adapter une organisation à la compétition mondiale. Elle est tout le contraire d’un repli puisqu’elle a pour but et pour méthode de mieux connaître et de mieux comprendre son environnement concurrentiel afin d’en tirer le maximum d’intérêt, soit pour une entreprise, qui doit d’abord le faire pour elle-même, soit pour un État qui doit le pratiquer pour lui-même mais aussi, dans des cas à définir précisément, j’y reviendrai, là où les intérêts privés peuvent avoir un impact sur les intérêts stratégiques de l’État.

Pour ce faire, elle s’appuie sur trois piliers. Le premier, essentiel, c’est le traitement de l’information, qui consiste à recueillir, analyser et valider toutes les sources ouvertes – qui apportent énormément d’éléments –, afin de comprendre son environnement international et d’en anticiper l’évolution. Le deuxième pilier, c’est la sécurisation : une fois qu’on a déterminé, anticipé les risques – ou les opportunités –, il faut se mettre en mesure d’y répondre. Enfin, le troisième pilier, c’est l’influence, à savoir la partie active – appelée également « offensive » –, qui consiste à travailler sur cet environnement extérieur, par exemple sur les règles et les normes, mais aussi sur son image pour, in fine, gagner des marchés internationaux.

Quand j’ai été nommée, je venais de remettre, en janvier 2013, un rapport à Mme Nicole Bricq, alors ministre du commerce extérieur, sur l’influence normative internationale stratégique de la France, influence indispensable, à mon sens, à Bruxelles et dans les instances internationales, qui contribue directement à la sécurité économique en amont, et fait partie d’une conception active et non seulement défensive de l’intelligence économique. J’ajoute que tous les États industrialisés – y compris ceux considérés comme libéraux – ont des systèmes d’intelligence économique parfois extraordinairement performants. Je pourrai y revenir.

J’en viens au cadre juridique et institutionnel de la D2IE. Mon décret d’attribution a été pris le 22 août 2013, soit presque trois mois après ma nomination. Auparavant, un haut responsable de l’intelligence économique, nommé à la toute fin de l’année 2003, était rattaché au Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), lui-même rattaché au Premier ministre. On a ensuite nommé, en 2009, un Délégué interministériel, mais rattaché au Secrétaire général de Bercy, à la tête d’un comité qui se réunissait régulièrement à l’Élysée. Puis j’ai été nommée et directement rattachée au Premier ministre, afin de l’informer, de lui faire des propositions et en particulier d’identifier des secteurs économiques porteurs d’intérêts stratégiques, de renforcer la protection des intérêts économiques nationaux et de contribuer à déterminer la position du Gouvernement en matière d’investissements étrangers. Le décret prévoyait également que je devais contribuer à la définition des stratégies de normalisation et de réglementation internationale et susciter des actions de formation et de sensibilisation à l’intelligence économique – à mon avis un pilier essentiel d’une politique publique de l’intelligence économique.

Pour en terminer sur mes attributions, la lettre de mission du Premier ministre date du 22 novembre 2013. Des bureaux ont été attribués à la délégation en juillet 2014 – trois de mes collaborateurs et moi-même étant jusqu’alors logés près de Matignon, à l’hôtel de Castres, tandis que le reste de la délégation était à Bercy, faute de bureaux. C’est également vers mai-juin 2014 que j’ai pu recruter et disposer de tous les moyens humains nécessaires.

Je résumerai les interventions de la D2IE en respectant l’ordre chronologique et en me limitant à l’objet de votre commission. Il me faut néanmoins mentionner les sujets et chantiers connexes sur lesquels nous avons travaillé comme le dispositif dit d’intelligence économique territorial, essentiel pour faire remonter et analyser les informations sur des cas sensibles : tout ne se passe pas qu’à Paris dans les entreprises du CAC 40. D’abord informel, ce dispositif que nous avons mis en place a été officiellement institué en mai 2014. Au moment où je suis partie, en juin 2015, un projet structuré de circulaire, que nous avions élaboré, était à la signature du Premier ministre ; il proposait un dispositif interministériel d’alerte et d’anticipation sur des entreprises stratégiques, avec des remontées du terrain.

Il faut également mentionner le secret des affaires qui a des liens avec votre sujet, j’y reviendrai, ou encore l’action en amont sur la promotion de notre droit, liée à la problématique des sanctions extraterritoriales, qui est, là encore, au cœur de votre thème, et bien sûr la sensibilisation : en matière de sécurité économique, anticiper, c’est bien, réduire les risques par des comportements et une prise de conscience en amont, c’est mieux. C’est ainsi que nous avons défini des bonnes pratiques pour les pôles de compétitivité – car la notion d’écosystème est fondamentale –, souvent les premiers visés par leurs concurrents, mais également pour les chercheurs, en matière de cybersécurité, avec le concours de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Nous avons enfin édicté les principes clés de l’intelligence économique pour tous, à destination de tous les ministères, de tous nos interlocuteurs, principes pour la plupart en accès libre sur notre site internet.

Pour ce qui est du périmètre de la délégation, il faut bien comprendre qu’il s’agissait d’un objet administratif nouveau, rattaché, je le répète, au Premier ministre. Il fallait par conséquent se faire accepter, établir peu à peu un réseau de circulation de l’information, de détection des cas… Nous avons rencontré tous les directeurs de cabinet, parfois les ministres concernés, ainsi que, plus régulièrement, les directeurs, les membres des services d’intelligence économique de chaque ministère – car chaque ministère en avait un et cela en est toujours ainsi, me semble-t-il –, puis les représentants de presque toutes les régions, au niveau préfectoral, enfin ceux des collectivités territoriales. J’y ai trouvé un grand nombre d’élus très sensibilisés, très actifs, très désireux d’aller plus loin sur ces questions.

À la mi-2014, un comité de pilotage de l’intelligence économique, comprenant les directeurs chargés de l’intelligence économique dans les ministères ainsi que les opérationnels, a été mis en place sous ma présidence. J’ai par ailleurs rencontré, dès ma nomination, les représentants de nombreuses entreprises, grandes et petites, dont nous avons synthétisé les besoins pour mieux y répondre, mais également les représentants des syndicats, intéressés, tous demandeurs d’un lieu où échanger des informations de manière sûre et où coordonner, éventuellement, des orientations sur des dossiers sensibles.

Dernier point qui vous intéressera particulièrement : ces travaux ont été résumés dans le cadre des réponses aux questions parlementaires de la commission des affaires économiques de l’Assemblée, en octobre 2014. Par ailleurs, j’ai été auditionnée à plusieurs reprises d’une part par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (OPECST), sur l’intelligence économique et le numérique – domaine où les défis sont fondamentaux –, et, d’autre part, dans le cadre de tables rondes ou d’entretiens directs avec des parlementaires et des élus régionaux. Nous avons également répondu, monsieur le président, à une de vos questions, en octobre 2013 ; j’y reviendrai. Quand la D2IE a été installée, à partir de mi-2014, des parlementaires nous ont également informés eux-mêmes de cas d’entreprises de leur circonscription sur lesquels ils sollicitaient notre analyse.

En juillet 2013, j’ai présenté au cabinet du Premier ministre, dont je relevais, j’y insiste, un plan d’action qui, notamment, proposait de mieux articuler les niveaux et méthodes de veille et suivi entre D2IE, régions, services économiques, autres services à l’étranger… et proposait d’élaborer des stratégies, des doctrines et des méthodes en matière de sécurité économique, de transfert de technologie, de préservation de la propriété intellectuelle et d’investissements étrangers.

En août 2013, sur la base d’un cas précis de PME, j’ai constaté par courriel que nous étions globalement démunis pour maîtriser les transferts de technologie d’entreprises qui, en outre, avaient bénéficié d’aides publiques, et j’ai proposé de travailler à une meilleure organisation de la veille avec Bercy, ainsi, à nouveau, qu’à l’établissement d’une doctrine et de critères partagés sur la notion d’intérêt général stratégique. Il y eut plusieurs échanges sur de tels cas.

C’est à ce moment que nous avons commencé à établir des analyses détaillées sur les stratégies de concurrents étrangers. La première, datant de la fin août 2013, a été réalisée, à la demande du cabinet du ministre de l’économie, sur un grand équipementier chinois des télécoms dont nous avions signalé que la concurrence pourrait à terme être fatale à Alcatel-Lucent. Nous avons alors préconisé, plus largement, de réfléchir à l’idée de demander aux engagements que nous pourrions demander aux investisseurs étrangers susceptibles de bénéficier de nos aides.

Au-delà de la surveillance de nos entreprises sensibles, la détection et l’anticipation, en amont, des éventuelles stratégies d’influence ou de pénétration menées par la concurrence étrangère me paraissent fondamentales.

Fin octobre 2013, nous avons produit une analyse des vulnérabilités des entreprises du SBF 120. Cette analyse faisait ressortir en priorité le cas Alstom, fragile en regard des quatre critères définis pour les 120 entreprises considérées : un niveau de valorisation particulièrement bas, mesuré par le price-earning ratio (PER – ratio cours sur bénéfice), vulnérabilité de la structure du capital, un ratio d’endettement élevé – signe de dépendance vis-à-vis de créanciers –, enfin la dépréciation du cours de bourse depuis un an, indiquant une éventuelle « fenêtre d’opportunité » pour un investisseur. Nous avons alors indiqué être à disposition pour toute demande de précision…

Début décembre 2013, monsieur le président, nous vous avons adressé une réponse, élaborée avec les services de Bercy, à votre question sur le dispositif des demandes d’investissements étrangers. Il y était expliqué que la logique du dispositif voulait que le ministère de l’économie et des finances, chargé de l’instruction de ces dossiers en application du code monétaire et financier, prît les décisions les plus éclairées possible en saisissant la D2IE afin de tirer pleinement parti des compétences et des informations de cette dernière
– directement et par le biais de ses relations avec les différents services administratifs. Dans ce cadre, de par ses compétences techniques en matière d’intelligence économique, la délégation pouvait non seulement, sur des dossiers particuliers, apporter des informations et établir des analyses, mais aussi, de manière transversale, si nécessaire, proposer une réflexion interministérielle.

Fin décembre 2013, j’ai adressé le bref compte rendu d’un entretien que j’avais eu avec le président d’un fleuron industriel français – il ne s’agissait ni d’Alstom ni d’Alcatel –, demandant expressément qu’on réfléchisse à une adaptation, en France, du CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States — Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis). J’ai diffusé une note très largement, dans laquelle je proposais plusieurs pistes de réforme, notamment celle du décret sur les investissements étrangers, datant de 2005, en plaidant pour une doctrine de transfert de technologie, fondée sur l’autonomie stratégique. Nous avons par ailleurs rencontré les représentants de la Banque publique d’investissement (Bpifrance) pour leur proposer nos analyses.

En janvier 2014, j’ai adressé une note au Premier ministre rappelant que la France devait mener une bataille mondiale, que l’information était un outil de compétition, y compris par la captation de savoir-faire ou les techniques d’influence, et que la D2IE souhaitait travailler avec les autres ministères dans un esprit collectif qui transcende les territoires. Une liste de chantiers était annexée ; presque tous ont été lancés.

En février 2014, une note du cabinet du Premier ministre m’associait au Service central de prévention de la corruption (SCPC), chargé du suivi des entreprises qui avaient fait appel à l’État dans le cadre de la loi dite « de blocage », pour lui faire part de nos analyses. Vous connaissez tous cette loi dite « de blocage » – ce surnom vient de l’américain Blocus statute –, qui interdit à une personne physique ou morale de transférer à des autorités publiques étrangères des renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique dont la communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France. Les personnes visées sont tenues d’informer sans délai le ministre compétent lorsqu’elles se trouvent saisies de ce type de demande.

C’est dans ce cas que nous avons eu à connaître du dossier remis par le moniteur d’Alcatel-Lucent et nous avons fait des propositions très concrètes sur son contenu. Vous savez en effet qu’une des conséquences des sanctions extraterritoriales américaines consiste à nommer, une fois l’amende payée, un moniteur pendant trois ans et qui, chaque année, remet un rapport au département de la justice des États-Unis (DoJ). La loi de blocage française, qui date de 1968 et qui avait été modifiée en 1980, permet aux autorités compétentes de consulter les rapports envoyés au DoJ par le moniteur afin de vérifier qu’ils ne contiennent pas de communications du type de celles que je viens d’évoquer.

En avril 2014, j’ai proposé au Premier ministre d’améliorer l’organisation territoriale de l’intelligence économique, ainsi que la protection des données stratégiques, puis de reconsidérer le décret de 2005. En effet, en matière d’influence, d’image – et l’image est très importante pour les marchés internationaux –, nous avons réussi l’exploit d’être à la fois considérés comme protectionnistes alors que nous acceptions tous les investissements étrangers ! Il aurait fallu parvenir à l’inverse et, grâce à un nécessaire travail d’explication et d’expertise sur chaque cas, présenter une meilleure image.

Deux notes complémentaires de la D2IE, datées du 29 avril et du 5 mai 2014, ajoutaient que le dossier Alstom ne serait pas seul, citant plusieurs autres cas d’entreprises potentiellement fragilisées et suggérant qu’il fallait désormais définir des réponses pérennes en termes de droit et d’organisation de l’État.

Les 15 mai et 2 septembre de la même année 2014, constatant la montée en volume des demandes d’investissements étrangers, que nous avions analysée secteur par secteur
– certains étant plus concernés que d’autres –, nous avons présenté des propositions de réforme circonstanciées du système de l’intelligence économique, visant à mieux organiser l’aiguillage vers l’expertise et à créer une doctrine de référence pour aider à la décision. Ces sujets ont été examinés en réunion interministérielle en janvier 2015. Dès le mois de juin 2014, j’ai rédigé deux notes confidentielles sur le sujet évoqué tout à l’heure par le président : les sanctions extraterritoriales américaines. J’y analysais, d’une part, ce que j’ai appelé l’offensive judiciaire américaine, notamment via la pratique des deals de justice, et j’y proposais, d’autre part, des pistes précises de réponse. Ces notes, assorties de notes d’autres ministères, ont donné lieu à une réunion interministérielle en septembre et octobre, classée très confidentielle.

Le 27 août 2014, nous avons actualisé notre analyse des vulnérabilités du SBF 120. Après Alstom en octobre 2013, c’était au tour l’Alcatel-Lucent d’apparaître en tête de liste… Nous avons alors précisé que ce cas posait des questions sensibles en matière de potentiel scientifique, technologique et en matière de brevets.

En octobre 2014, nous avons produit un tableau exhaustif des dispositifs de protection existants pour le patrimoine économique et scientifique national, déjà très complexes si on les applique. Ils auraient été complétés par la loi sur le secret des affaires, sur lequel nous travaillions concomitamment, avec l’idée de renforcer l’application de la loi de blocage et ses pénalités. Cette note a également donné lieu à une réunion interministérielle.

Peu après son arrivée, je prenais contact avec le nouveau directeur de l’APE pour lui proposer de mettre en place des analyses en amont portant sur des entreprises sensibles de son portefeuille, ce qu’il accepta. À la même période, nous demandions aux chargés de mission en région de bien vouloir dresser chacun une liste détaillée d’entreprises stratégiques locales à suivre, ce qui réclama un travail de quelques mois.

En novembre 2014, nous consacrions une note au rachat en cours d’Ansaldo, groupe italien du secteur ferroviaire implanté en France et partenaire de la SNCF, soit par Hitachi, soit par le Chinois CRSC. Nous pointions les risques respectifs que cette opération comportait pour Alstom et pour Thales et analysions les ambitions du groupe chinois. Cette note fut, comme d’habitude, transmise au Premier ministre et aux ministres concernés.

En mars 2015, nous adressions au cabinet du Premier ministre, à sa demande, une analyse détaillée relative à Alstom Transport. Nous soulignions sa fragilité financière dans un contexte de concentration internationale du ferroviaire et anticipions que la question de son adossement à un partenaire ou concurrent industriel se poserait. Pour finir, nous suggérions de définir un accompagnement avec la profession du ferroviaire.

En mai 2015, après de nombreuses consultations, nous élaborions une fiche détaillée comprenant des propositions et une liste de critères permettant de définir l’intérêt stratégique. Le raisonnement était le suivant : nous dressions un panorama de tous les plans sectoriels par filière, par technologie-clé, lancés ces dernières années sans être vraiment opérants ; nous proposions d’établir une quinzaine de critères assez généraux pour être évolutifs et prendre en compte les nouvelles technologies et les ruptures. Si une entreprise répondait à une majorité d’entre eux, alors il était possible de déterminer qu’elle représentait un intérêt stratégique réel. Nous partions du principe que les entreprises stratégiques ne sont pas toutes des entreprises de haute technologie, mais que l’État n’a pas à s’occuper de l’intelligence économique de toutes les entreprises : la première des politiques d’intelligence économique est en effet à mettre en place par les entreprises elles-mêmes. L’État n’a à intervenir que si les intérêts des entreprises rencontrent l’intérêt national stratégique. En outre, ces critères s’appliquaient à la conquête des marchés internationaux.

Vers la fin du mois d’avril 2015, nous étions consultés par le Trésor à propos d’Alcatel dans le cadre de la procédure d’autorisation des investissements étrangers. Nous établissions au début du mois de juin une analyse portant sur Alcatel et Nokia en suggérant de demander certaines informations avant de se prononcer, notamment sur la stratégie de gestion des brevets et sur la localisation des activités de conception et de fabrication envisagées par le repreneur. Nous proposions aussi une liste d’engagements qu’il nous paraissait indispensable d’attendre de Nokia.

Dans une note du 18 juin 2015, nous réitérions nos analyses en proposant un nouveau dispositif interministériel complet dans la perspective de la réforme de la procédure des investissements étrangers.

Le 24 juin 2015, il était mis fin à mes fonctions.

En conclusion, je dirai que pour bien remplir son office, l’intelligence économique doit pouvoir fonctionner collectivement en réseau, ce qui suppose d’arriver à faire émerger une réelle logique transversale, dépassant les structures et les territoires de chaque administration sur la base de critères souples et bien définis. C’est à mon sens la seule manière de parvenir à travailler sur le fond pour anticiper en amont et sur le long terme. C’est ce que nous nous sommes efforcés de faire, mais tout cela renvoie à une problématique plus large, inhérente à la réforme de l’État.

M. le président Olivier Marleix. En 2014, vous avez indiqué avoir transmis deux notes au Premier ministre sur les sanctions extraterritoriales en droit américain. Portaient-elles sur les cas d’Alstom et d’Alcatel ?

Mme Claude Revel. Elles ne concernaient ni Alstom ni Alcatel : il ne nous a pas été demandé de travailler spécifiquement sur ces entreprises. Ces notes portaient sur l’offensive judiciaire américaine. Nous constations une recrudescence de sanctions de la part du DoJ, notamment à l’encontre de toute une série d’entreprises françaises que nous énumérions. Nous essayions de décortiquer la mécanique de ces sanctions et les intentions qui les sous-tendaient et nous formulions des propositions extrêmement précises pour mieux les affronter.

M. le président Olivier Marleix. L’affaire Alstom a commencé par l’arrestation à New York le 15 avril 2013 de Frédéric Pierucci. Cette information a-t-elle été prise en compte par l’État et vous a-t-elle été transmise ?

Mme Claude Revel. Pour tout vous dire, je n’ai eu connaissance de cette arrestation qu’à la fin de l’année 2015 ou au début de l’année 2016, alors que je n’étais plus déléguée. J’ai été consternée car personne ne m’avait prévenue. Je n’ai vu passer aucune note à ce sujet – ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas eu.

M. le président Olivier Marleix. Rappelons que M. Pierucci était vice-président monde d’une division d’Alstom ; et quelques jours après, un autre vice-président d’Alstom, pour la région Asie, Lawrence Hoskins, a également été arrêté. J’ai du mal à concevoir que personne n’ait répercuté cette information qui concernait deux cadres dirigeants d’Alstom. Imaginons qu’un vice-président d’une grande société américaine soit arrêté en France pour corruption : le gouvernement américain en serait informé dans la demi-heure…

Mme Claude Revel. Je vous ai dit que je n’en ai pas été personnellement informée. Je ne sais pas si d’autres personnes l’avaient été ou pas.

Même si j’ignorais ces arrestations, je me rendais compte qu’il y avait de plus en plus d’entreprises européennes, notamment françaises, dans le viseur du DoJ. J’estimais qu’il fallait riposter avec des réponses juridiques adaptées afin que ces sanctions n’aillent pas plus loin que l’accusation de corruption. D’où ma note de juin 2014.

M. le président Olivier Marleix. Vous avez évoqué certaines de vos propositions visant à renforcer la loi de blocage ou consolider un dispositif équivalent au CFIUS. S’agissant de la loi de blocage, il n’y a pas eu d’évolutions mais le décret Montebourg a été publié. Aviez-vous des propositions complémentaires ?

Mme Claude Revel. Notons d’abord que la loi de blocage n’est pas toujours mise en œuvre.

M. le président Olivier Marleix. Est-ce à dire qu’il arrive que des entreprises fournissent des informations sensibles sans en faire part au Gouvernement ?

Mme Claude Revel. Oui, même si elles n’agissent pas forcément de manière maligne. Cela exige de mettre en place une meilleure communication.

Il faut aussi faire valoir que la France n’est pas le seul pays à s’être doté d’une loi de blocage. Il y en a dans certains pays européens et au Canada. Et si, aux États-Unis, il n’y a pas de loi similaire, l’Economic Espionage Act sanctionne très férocement la communication d’informations économiques, dès lors qu’elles sont considérées comme touchant à la sécurité nationale. Il serait intéressant de se doter d’une telle législation au niveau européen

Pour l’autorisation des investissements étrangers, il me paraît nécessaire que soit mis en place un centre qui permettrait d’aiguiller rapidement les demandes formulées par les entreprises souhaitant acheter une entreprise française ou y prendre des participations. Cela permettrait de répondre très rapidement aux questions formulées par leurs avocats qui cherchent à savoir si oui ou non l’entreprise en question entre dans le champ du décret et de lancer une expertise technique et juridique dans de courts délais si l’entreprise est considérée comme stratégique. En cas de refus, il faut expliquer ce qui le motive et communiquer à ce sujet, comme le CFIUS le fait.

Peut-on imaginer une telle procédure au niveau européen ? Bien sûr, les entreprises européennes sont en concurrence les unes avec les autres mais il y a des défis communs à tous les pays membres. Cette idée a avancé. En septembre 2017, la Commission a transmis au Parlement européen une proposition en ce sens.

M. le président Olivier Marleix. Pendant que vous étiez à la tête de la D2IE, vous avez pris de multiples initiatives et commencé à élaborer une stratégie complète. Quelles conclusions tirez-vous de votre expérience ? Considérez-vous que l’intelligence économique a du mal à entrer dans notre culture ? Nos administrations ont-elles du mal à assumer certaines pratiques qui ne leur paraissent pas politiquement correctes ? En quoi avez-vous pu déranger Bercy ? La D2EI était-elle perçue comme étant de nature à entraver les activités des banques d’affaires ? Pensez-vous que la défense de l’intérêt national n’est pas la priorité de tout le monde ?

Mme Claude Revel. Vous avez raison : la culture de l’intelligence économique a du mal à s’installer en France. Je suis toutefois assez optimiste : des graines ont été semées et elle commence à s’implanter. Le problème est avant tout systémique : c’est l’organisation de notre système administratif dans son entier, plutôt que telle ou telle administration, qui est en cause. Nous avons une organisation très rigide et structurée, avec autant de territoires à défendre ; or l’intelligence économique exige une circulation horizontale de l’information, au risque de créer chez certains l’impression d’une perte de pouvoir – impression fausse car cela n’implique nullement un éclatement des hiérarchies. Il faut arriver à sensibiliser les fonctionnaires à ce nouveau mode de circulation de l’information : l’information ne doit plus remonter puis redescendre. Et cela vaut aussi dans les très grandes entreprises. L’enjeu est d’importance : l’information est un trésor et il ne s’agit pas seulement de la récolter et de l’analyser mais aussi de la faire circuler et de l’exploiter grâce au recours à l’expertise. C’est une banalité de le dire, mais c’est bel et bien le nouvel or noir. C’est un problème systémique et d’organisation.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Madame Revel, je vous remercie pour votre exposé très complet.

J’aimerais savoir quels sont, selon vous, les outils dont devraient se doter les entreprises afin de s’approprier pleinement la question de l’intelligence économique. Comment faire en sorte qu’elles considèrent qu’il est de leur intérêt de s’y consacrer de la manière la plus professionnelle et la plus éthique possible ?

Par ailleurs, quels pays pourraient nous inspirer pour améliorer notre dispositif d’intelligence économique ? Avez-vous en tête des exemples de bonnes pratiques, au sein de l’Union européenne ou ailleurs ?

Mme Claude Revel. Il revient en effet aux entreprises d’assurer elles-mêmes leur propre intelligence économique. Il faut qu’elles mettent en place les systèmes transversaux que j’évoquais. L’État ne peut pas, ne doit pas tout faire.

Cela étant, je dois signaler que la situation a beaucoup évolué ; je connais de nombreux exemples d’entreprises françaises qui se sont dotées de systèmes d’intelligence économique intégrés. Autrement dit, elles n’ont pas nommé un « Monsieur ou une Madame Intelligence économique », mais bel et bien mis en place une organisation irriguée par la circulation de l’information.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Pourriez-vous nous citer des noms ?

Mme Claude Revel. Il me serait délicat de le faire, car ces entreprises ont justement l’habileté de ne pas afficher publiquement qu’elles ont un service d’intelligence économique. Elles agissent pour la plupart de façon éthique : 98 % des informations utiles proviennent de sources ouvertes et les 2 % restants ne concernent pas vraiment l’entreprise.

Pour ce qui est des outils, il faut développer la formation continue, mais surtout la formation initiale dans les universités et les grandes écoles. C’est un chantier dans lequel je me suis beaucoup impliquée. Dès qu’il y aura des personnes formées aux trois piliers que j’ai décrits – information, sécurisation, influence –, des réflexes différents seront à l’œuvre. Cela nécessite une longue acculturation. La culture de l’intelligence économique vient des pays anglo-saxons où une grande importance est donnée à la jurisprudence et à la coutume alors que la culture juridique française s’appuie sur le droit positif.

Il faut s’inspirer des bonnes pratiques lorsqu’il y en a, sans oublier que le copier-coller des cultures, cela ne marche pas. Il existe de très nombreux outils et des enseignements spécifiques mais il ne s’agit pas de ne former que des spécialistes : il faut également sensibiliser les élèves des grandes écoles et les étudiants à travers des modules de trois ou quatre heures pour les sensibiliser à ces concepts et aux grands enjeux. Nous avons beaucoup travaillé sur ce point avec la Conférence des présidents d’université et la Conférence des grandes écoles.

En matière d’intelligence économique, les États-Unis font incontestablement figure de pays phare pour l’aspect défensif comme pour l’aspect offensif.

Pour la sécurisation des investissements, ils disposent du CFIUS, qui couvre un champ très large à travers la notion volontairement floue de « sécurité nationale » et qui est présidé par le Président des États-Unis lui-même : c’est vous dire l’importance qu’ils y accordent. Les entreprises qui désirent investir sont contactées en amont de manière informelle et bon nombre d’entre elles sont dissuadées de déposer leur demande. La grande importance donnée à l’anticipation et à la communication explique le faible nombre de refus.

Pour la conquête des marchés, l’Advocacy Center coordonne les actions de dix-neuf agences fédérales concernées, de la Trade and Development Agency à la Small Business Administration en passant par les différents services de renseignement. C’est lui qui définit des cibles à atteindre, des pays, des organisations internationales où être présent, des positions internationales à défendre. L’Advocacy Center ne compte que vingt personnes mais il définit une orientation commune et il fait office d’aiguillage : c’est de cela que nous avons besoin. J’ajoute que les informations sont parfois partagées avec les entreprises quand elles correspondent à un intérêt stratégique.

Mme Anne-Laure Cattelot. Madame Revel, merci pour cet exposé. Je souhaitais vous interroger sur le décloisonnement des services de l’État. Quels freins avez-vous rencontrés ?

Les régions ont vu leur compétence en matière de développement économique renforcée par la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République. Elles sont devenues un acteur phare et constituent le premier recours pour les entreprises en matière de stratégies économiques à mener en leur sein mais aussi à l’échelle des territoires. Quelle complémentarité établir avec elles ?

M. Damien Adam. Madame Revel, j’aimerais revenir sur le cas que vous avez cité d’une entreprise chinoise des télécoms dont la concurrence constituait une menace. Quelles conséquences ont eu les analyses menées par vos services ?

Par ailleurs, j’aimerais savoir pourquoi il a été mis fin à vos fonctions en 2015. Quelle organisation prend désormais en charge l’intelligence économique au niveau de l’État ?

Mme Claude Revel. Les régions sont effectivement devenues des acteurs incontournables. Il est essentiel que les services de l’État collaborent avec elles. Nous avions pris contact avec les présidents de région et leurs services et avec les préfets. Lorsque nous avions travaillé au projet de circulaire, nous avions prévu de mettre en place un petit comité rassemblant représentants de l’État et des régions pour travailler à l’identification des cas sensibles, des « pépites » technologiques à préserver et des marchés à gagner ensemble.

En ce qui concerne le décloisonnement, certains services administratifs très hiérarchisés ont du mal à admettre que l’on peut participer à des activités transversales sans perdre du pouvoir ; mais je pense que cette attitude tend à disparaître, notamment avec les plateformes numériques, et j’espère que nous parviendrons à dépasser cela. Mais c’est un vrai problème français qui remonte à très loin : cela tient à mon avis au type de formation des futurs dirigeants dans les grandes écoles. C’est un sujet systémique, je l’ai dit, une sorte de poupée russe : il faut s’attaquer à tout en même temps, car on ne peut pas imposer dans cette matière : il faut que les gens soient sensibilisés, qu’ils comprennent et s’approprient les bonnes pratiques.

S’agissant de l’entreprise chinoise des télécoms, une partie du sujet est « confidentiel défense » et je ne peux donc en dire plus. Nous en avons parlé avec le ministère concerné et l’ANSSI ; je pense que le nécessaire a été fait.

Pour ce qui est des raisons de mon départ, il faut que vous les demandiez aux personnes dont je dépendais, c’est-à-dire au Premier ministre et à la Présidence de la République. Je ne sais pas. Nous avons beaucoup travaillé. Nous avions lancé un grand nombre de chantiers ; j’ai la faiblesse de penser qu’ils ont été utiles et ont « fait des petits », que les choses ont évolué. Par exemple, nous avons indiqué qu’une manière de répondre à l’offensive judiciaire américaine était de traiter nous-mêmes ces cas de corruption, de voir si nous ne pouvions pas faire quelque chose de comparable au UK Bribery Act, et cela a été entendu. Peut-être cette vision et cette manière de faire n’étaient-elles pas tombées dans un terrain assez mûr.

Mon successeur a été rattaché à Bercy, comme l’avait été mon prédécesseur. Lui-même est rattaché au ministre mais ses services le sont à la direction générale des entreprises (DGE), qui était déjà l’un de nos interlocuteurs et abritait, pour partie, le service d’intelligence économique de Bercy, dont je n’ai pas parlé. L’ex-D2IE et le service de Bercy ont été réunis dans le Service d’information stratégique et de sécurité économique. Dans le titre même du service, l’aspect global de l’intelligence économique est moins présent puisqu’il est focalisé sur la sécurité économique, alors que, je vous l’ai dit, l’intelligence économique comporte aussi un aspect « offensif », la conquête de marchés internationaux, l’influence sur les normes internationales, la formation, etc. La question de la formation est absolument essentielle : nous avons besoin de gens formés à anticiper, à écouter des signaux faibles, à se les communiquer, à les valider – il ne faut pas prendre n’importe quoi –, à les analyser.

M. Loïc Kervran. Vous avez évoqué un problème de culture mais aussi un problème d’organisation. J’ai le sentiment que, pour cette fonction par nature transversale, on a un peu tout essayé : positionnements au SGDN, à Bercy, auprès du Premier ministre et aujourd’hui auprès du ministre de l’économie et de la DGE, et non, d’ailleurs, à la direction du Trésor, ce qui peut poser question. Quelle est votre appréciation sur le positionnement qui était le vôtre auprès du Premier ministre ? Cela donnait-il un poids supplémentaire à la fonction ?

Mme Natalia Pouzyreff. Merci à Mme Revel pour son exposé. Je salue notamment ce qu’elle a proposé, quand elle était en fonction, au plan offensif, notamment une stratégie d’influence au niveau des normes : on oublie souvent l’importance d’être présent et offensif en matière de normalisation.

Il me semble qu’il n’existe pas de système construit qui nous permette d’avoir des procédures comparables à celles du DoJ américain, nous manquons de stratégie d’informations partagées. Nous avons bien noté qu’il fallait amorcer un changement culturel ; le but de notre commission est aussi de se projeter dans l’avenir et d’améliorer les dispositifs. Je souhaiterais mieux comprendre le dispositif de loi de blocage. Il a été mis en place et utilisé au niveau français et européen, mais cela n’a visiblement pas fonctionné jusqu’à présent pour certaines entreprises. Airbus, par exemple, est obligé de communiquer toutes les informations demandées par le DoJ. Quelles seraient vos recommandations à ce titre ?

M. Bruno Duvergé. Je ferai le parallèle avec notre audition de M. Bruno Bézard hier. Nous sommes en France dans une culture du secret, tandis que les États-Unis et la Chine dans une culture du partage, de manière assez informelle pour les premiers, avec le CFIUS, et plus formelle en Chine, où les stratégies sont publiquement exposées ; cela permet aux entreprises américaines et chinoises de s’aligner sur un objectif stratégique national. Notre culture du secret nous empêche d’avoir un sentiment national, dans une stratégie défensive ou offensive. C’est en tout cas l’impression que j’en retire à l’issue de ces auditions.

Mme Claude Revel. Je persiste à penser que le positionnement auprès du Premier ministre est le bon : s’il doit y avoir un service d’intelligence économique interministériel, il doit être auprès du Premier ministre, ou éventuellement auprès du Président de la République, en tout cas à la tête de l’exécutif. Si le service est placé dans un ministère, quel qu’il soit, les autres ne se sentiront pas la même obligation de participer. Sans oublier que les sujets sont extrêmement divers. J’ai eu par exemple à travailler sur des sujets concernant l’agriculture. Il faut donc que chaque administration soit appelée à participer ; or cela n’est possible que si cela part d’un niveau exécutif interministériel. Si cela n’a pas marché, il faut réfléchir aux causes. Vous me direz que l’Advocacy Center, aux États-Unis, dont j’ai parlé, dépend du département du commerce, mais ce n’est pas pareil : ce ministère est mandaté pour travailler avec les autres.

L’objet de mon rapport a été de souligner que nous n’avions en effet pas de système construit pour les stratégies de normalisation. Nous ne sommes pas si mauvais : nous possédons toute l’expertise nécessaire, nous avons quelques réussites, mais il faut que nous travaillions mieux ensemble, avec les expertises dont nous disposons au sein de l’État, par exemple l’ex-Conseil général des mines, l’ex-Conseil général des ponts et chaussées, qui ont changé de nom. Il faut aussi travailler avec les entreprises pour investir avec elles les lieux de standardisation privée, très importants dans le numérique. Les Britanniques ont un système de normalisation financé par l’État, pour être présent sur les normes partout dans le monde ; chez les Allemands, c’est le contraire, tout est financé par les entreprises. C’est un sujet essentiel aussi pour la sécurité en amont.

On ne peut pas dire que la loi de blocage n’est pas appliquée, puisque des entreprises comme Alcatel-Lucent je l’ai dit, y ont fait appel. Dans ce cadre, les rapports fournis par le moniteur au DoJ peuvent être examinés par les autorités publiques françaises, qui le font. La loi fonctionne donc, mais elle pourrait certes fonctionner beaucoup plus. Nous pourrions faire plus de communications, mais de manière tranquille – expliquer sans menacer –, mais également alourdir les pénalités, qui restent un peu ridicules : 18 000 euros d’amende ou six mois d’emprisonnement… Mais il vaut tout de même mieux éviter d’en arriver aux sanctions, en essayant plutôt de sensibiliser les entreprises. Elles ne sont pas complètement insensibles au sujet, mais il faut se mettre à leur place : elles ont parfois peur, en se manifestant, de perdre des marchés aux États-Unis ou ailleurs – d’autres pays se sont mis aux sanctions extraterritoriales, en utilisant des amendes fiscales, par exemple… C’est une affaire de confiance : les entreprises doivent se savoir soutenues par l’État – et de manière tout à fait confidentielle.

Je crois beaucoup aussi au niveau européen, malgré la concurrence. Un terme clé de l’intelligence économique est la « coopétition », à la fois concurrence et coopération. Nous avons des concurrents qui sont des partenaires et des partenaires qui sont des concurrents, cela dépend du moment, il faut travailler avec eux. Cela peut être utile au niveau européen.

Vous avez raison, monsieur Duvergé : il faut afficher clairement ce que nous voulons. Ce n’est pas honteux : les États-Unis affichent qu’ils veulent conquérir les big emerging countries. Chaque année, la National Export Strategy dit exactement ce qu’ils veulent réaliser – pas tout, évidemment, mais ils l’annoncent quand même. Les Chinois le font aussi de manière extrêmement claire. Il n’y a aucune raison que nous n’y parvenions pas en Europe. Cela permet de clarifier les règles du jeu, établi de manière démocratique et légitime, et d’éviter les réputations non fondées.

M. le président Olivier Marleix. Le CFIUS à la française est aujourd’hui un bureau d’une sous-direction du Trésor. Pensez-vous que c’est le bon positionnement ou faudrait-il asseoir davantage sa vocation interministérielle ?

Mme Claude Revel. J’ai indiqué dans mes notes, et notamment la dernière, que, compte tenu de son caractère interministériel, il ne serait pas idiot de réfléchir à le positionner de manière interministérielle, auprès du Premier ministre ou d’un service relevant du Premier ministre.

M. Frédéric Reiss. Vous avez parlé de « l’influence normative de la France à l’international ». Pouvez-vous être un peu plus précise sur ce point ?

Je souhaite également revenir sur le dispositif d’intelligence territoriale, dont vous avez souligné l’importance. Vous avez évoqué les régions et les préfets. Que pensez-vous du dispositif des commissaires au redressement productif qui existait au temps des vingt-deux régions françaises ? Avaient-ils une réelle capacité d’anticipation ou bien avaient-ils un rôle plus curatif ?

M. Éric Bothorel. Notre assemblée a adopté hier en première lecture le règlement général sur la protection des données (RGPD) et la question du chiffrement « de bout en bout » a été évoquée. C’est un sujet poussé par l’ANSSI comme une impérieuse nécessité pour se protéger au mieux, même si l’on entend des voix discordantes, du côté de certains ministères, tenter de poser des backdoors. Quel est votre point de vue sur cet aspect technologique ?

Par ailleurs, contrairement à nos amis américains, nous avons une doctrine de séparation entre cybersécurité et cyberdéfense, avec une séparation des tâches et des missions d’agences distinctes. Est-ce à vos yeux l’organisation la plus efficace ? À l’échelon européen, l’Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l’information (ENISA) devra s’articuler avec les agences respectives de chacun des pays. Quel regard portez-vous sur la manière dont l’organisation est en train de se mettre en place ?

Mme Claude Revel. Les normes internationales sont de deux types : les normes professionnelles, discutées à l’ISO et dans les organisations de standardisation, et les règles, par exemple les règles de négociation internationales. Les normes comme les règles déterminent le cadre des marchés futurs. Si vous faites passer des normes qui correspondent à votre manière de faire, aux savoir-faire que vous êtes les seuls à posséder, vous bloquez les marchés pour les concurrents, vous vous en ouvrez à vous-mêmes et vous avez toujours un cran d’avance. C’est ultra-stratégique. Les Allemands l’ont compris : ils conduisent un travail normatif entre les entreprises et l’État fédéral ou les Länder, par exemple en Chine, depuis vingt-cinq ans, notamment sur les normes automobiles. C’est quelque chose d’essentiel dans les domaines de l’électronique et du numérique aujourd’hui. Derrière le standard PDF, par exemple, on trouve deux ou trois entreprises qui dominaient cette technique et l’ont imposée au monde entier. Il faudra beaucoup de temps pour qu’elles soient détrônées. La France devrait beaucoup plus attentive à cette problématique. Dans la mesure où cela détermine les emplois futurs et relève donc de l’intérêt général, il est normal que l’État y travaille, avec les entreprises, et ait lui-même son propre système d’information. Sous des aspects très techniques se cachent des arrière-pensées très politiques et des stratégies particulièrement tordues.

Les commissaires au redressement productif étaient davantage, me semble-t-il, dans le curatif que dans l’anticipation, mais je me trompe peut-être. Il existait également en région un poste qui a été moqué par certains mais qui n’était pas inutile à mon avis : les ambassadeurs en région. Venus du Quai d’Orsay, ils apportaient leur expertise internationale quand des étrangers, par exemple des Chinois, intervenaient dans des secteurs économiques locaux. Nous avons pu travailler avec eux pour analyser les intentions de ces nouveaux arrivants.

Si certaines entreprises sont opposées au RGPD, car elles y voient des contraintes, sur le fond, ce dispositif est une très bonne chose. La question du chiffrement de bout en bout et de la sécurité technique est à faire comprendre. Elle exige aussi des moyens, des outils, des fournisseurs et prestataires sûrs. Nous travaillions beaucoup avec l’ANSSI sur la cybersécurité. Nous avons ainsi pu constater que, dans près de deux tiers des cas, les failles sont d’origine humaine. Je ne dis pas du tout que le chiffrement n’est pas important – il faut le faire –, mais si les gens ne sont pas formés, ils travaillent par exemple sur des ordinateurs personnels sans les avoir sécurisés, etc. Cela relève surtout de la négligence ; les actes volontairement malveillants sont assez peu nombreux.

Je ne suis pas une spécialiste des dossiers de défense, mais il est clair qu’il faut des ponts entre la cybersécurité et la cyberdéfense, car la défense reposera de plus en plus sur des moyens « cyber ». Dans la défense, vous avez la cybersécurité, mais aussi la cyber-attaque. De même, pour en revenir à l’intelligence économique, qu’il faut connaître les liens entre les stratégies des entreprises privées étrangères qui interviennent dans le secteur de la défense et ce que font leurs gouvernements, dont elles sont souvent les bras armés. Mais comme je ne travaille plus sur ces dossiers, je ne peux vous donner d’éléments plus précis.

M. le président Olivier Marleix. Merci pour toutes ces informations. Nous serions volontiers preneurs de contributions écrites, par exemple de vos notes, dont certaines sont restées lettre morte, pour connaître les suggestions qu’elles pouvaient contenir.

 

La séance est levée à dix heures cinquante.


19.    Audition, ouverte à la presse, de M. David Azéma, associé de Perella Weinberg Partners (PWP), ancien directeur général de l’Agence des participations (APE)

(Séance du jeudi 8 février 2018)

La séance est ouverte à onze heures.

M. le président Olivier Marleix. Monsieur David Azéma, nous vous accueillons principalement, mais non exclusivement, au titre de vos fonctions à la tête de l’Agence des participations de l’État au cours de la période 2012 à 2014. À l’été 2014, vous avez quitté l’APE pour rejoindre la Bank of America Merrill Lynch ; puis, au début 2017, Perella Weinberg Partners, en tant qu’associé pour y diriger des activités de banque d’investissement.

Notre commission d’enquête souhaite vous entendre sur deux sujets principaux.

Vous avez tout d’abord un regard avisé sur l’État actionnaire. À la direction de l’APE, vous avez entrepris une réorganisation interne de l’Agence, et vous sembliez souhaiter une transformation du rôle de l’État actionnaire. À vous lire aujourd’hui, vous semblez avoir éprouvé une certaine déception quant aux possibilités d’engager à ce poste une réelle modernisation de l’action publique dans le domaine économique.

Vous êtes également vice-président de l’Institut Montaigne, think tank reconnu d’inspiration libérale. Dans ce cadre, en janvier 2017, vous avez rédigé une note intitulée : « L’impossible État actionnaire ? », titre évocateur. Selon vous, l’État devrait limiter ses interventions d’actionnaire direct à quelques situations, et notamment à des entités que vous appelez « Agences/Entreprises » caractérisées par des missions naturelles de service public et de faibles perspectives de rentabilité.

Dans cette note, vous appelez de vos vœux une nouvelle politique industrielle conduite au moyen d’instruments « beaucoup plus pertinents » que les hypothétiques leviers au travers d’une détention publique au capital des entreprises.

Cette question est au cœur des sujets qui retiennent l’attention de notre commission. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce point essentiel ?

Vous avez également assisté à l’effondrement d’Areva – vous siégiez au sein de son conseil d’administration – ainsi qu’aux premières grandes difficultés d’EDF.

Quelles conclusions faut-il en tirer sur le peu de poids des administrateurs nommés par l’État, censés mener une mission de surveillance, face à un management potentiellement défaillant, lui aussi nommé par l’État, mais à un autre niveau ?

En second lieu, vous avez eu à connaître toutes les étapes de la préparation de la cession de la branche « Énergie » d’Alstom à General Electric (GE). À votre départ de l’APE, l’accord-cadre du 21 juin 2014 était bouclé. Arnaud Montebourg, devant la commission d’enquête, a déclaré qu’il vous avait confié ce mandat de négociations. Il a également indiqué que vous étiez entouré de conseils, avocats et banquiers. Nous souhaiterions que vous indiquiez quels étaient ces conseils, qui vous ont aidé à définir le montage qui a donné lieu aux accords du 21 juin.

Trois ans après, il ne reste pas grand-chose de l’alliance « entre égaux » que le gouvernement de l’époque avait essayé de nous présenter. L’État n’est pas devenu actionnaire. Il a renoncé à lever l’option d’achat qu’il avait sur les actions Alstom prêtées par Bouygues et Alstom se retire, laissant la totalité du contrôle à General Electric, y compris là où il pouvait exercer une option d’achat. Et la pérennité de certaines activités semble aujourd’hui compromise, je pense en particulier aux activités hydroélectriques, pourtant censées être protégées pendant trois ans.

Nous aimerions que vous reveniez sur la construction de ce schéma de répartition des activités énergie en trois joint-ventures, dont la responsabilité a d’emblée été confiée à General Electric. Clairement, aujourd’hui, tout cela ressemble à un château de cartes qui aura servi d’argument politique, sans empêcher le projet initial de M. Kron de se réaliser, à savoir la vente complète à General Electric. Et l’État n’aura pas exercé les moyens qu’il était à sa disposition pour entraver ce projet.

Vous avez également eu la responsabilité du montage du prêt d’actions d’Alstom à l’État par Bouygues, annoncé en juin 2014 et entré en vigueur le 4 février 2016. Nous aimerions vous entendre sur ce contrat de prêt. Quelles clauses de cession étaient prévues ? Des options d’achat à des cours déterminés étaient prévues : l’option 1, qui portait sur 20 % du capital, prévoyait un prix d’exercice à 35 euros par action ; l’option 2 ne portait plus que sur 15 % du capital, et son prix d’exercice était de 26,80 euros.

Quels éléments peuvent expliquer le renoncement de l’État à bénéficier d’une plus-value et de dividendes à hauteur de 482 millions d’euros ou 631 millions selon les cas ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. David Azéma prête serment.)

M. David Azéma, ancien directeur général de l’Agence des participations de l’État. Monsieur le président, votre première question m’amène à expliciter la note que j’ai rédigée pour l’Institut Montaigne, qui reprend des propos que j’ai tenus lors d’un colloque du Conseil d’État, ainsi que devant la Cour des comptes, qui a publié un rapport assez volumineux sur l’État actionnaire et auditionné à cette occasion les anciens responsables de l’APE.

Je ne vais pas détailler cette note, qui est aisément accessible sur internet. La conclusion à laquelle je suis parvenu, c’est que l’actionnariat public – en particulier minoritaire – n’est sans doute pas le meilleur instrument pour agir dans le cadre d’une politique industrielle.

Cette présence est toujours assez contingente : parmi toutes les entreprises françaises remarquables, que ce soit au titre de l’emploi dans notre pays, de la recherche et développement, ou du caractère stratégique de leurs productions, seule une petite poignée compte l’État parmi ses actionnaires. Et même si l’État n’est pas au capital de ces entreprises, des questions de politique industrielle peuvent s’y poser : l’État n’était pas au capital d’Alstom avant que ne soit annoncée l’opération de General Electric (GE). Toutes ces entreprises n’ont pas l’État à leur capital, et pourtant, ce sont des objets de politique industrielle potentiels. Il n’y a pas de corrélation entre l’intérêt stratégique d’une entreprise, la nécessité éventuelle de la protéger, et la présence ou non de l’État au capital.

En revanche, pour de multiples raisons, il est très compliqué pour l’État d’être à la fois la puissance publique et un actionnaire. L’objectif d’un actionnaire est normalement de tirer profit du capital que l’on a investi dans une entreprise : tout le droit des sociétés repose sur ce principe. Il y a donc une espèce de hiatus permanent au cœur de l’action de l’État entre ses obligations en tant qu’actionnaire, reconnues par le droit, et toutes ses autres missions et objectifs. Toute la littérature sur l’État actionnaire, depuis des décennies – il est même possible de remonter au rapport Nora de 1967, je l’ai relu avec beaucoup d’intérêt lorsque j’étais à la tête de l’APE, car il est encore totalement d’actualité – prouve que nous ne savons pas résoudre correctement ce hiatus.

Ce hiatus est encore plus fort quand la participation de l’État est directe. Quand elle passe par l’intermédiaire d’une plateforme ou d’une entité qui a sa propre gouvernance et maintient une distance par rapport à l’État, comme c’est le cas de la Caisse des dépôts ou de Bpifrance, entité régulée disposant de sa gouvernance propre, sous la surveillance du régulateur, cela permet de concilier un certain objectif politique – on le constate d’ailleurs dans la plupart des fonds souverains sur la planète –, et les exigences du statut d’actionnaire. Avec l’État en prise directe, c’est toujours beaucoup plus compliqué, car la logique du droit des sociétés se heurte à la logique hiérarchique.

Prenons l’exemple de la maîtrise de l’information privilégiée. Un administrateur de société publique, soumis à sa hiérarchie, est tenu de rapporter les informations dont il a connaissance : il va donc lâcher ces informations dans un système qu’il ne maîtrise plus. Or l’État a de multiples facettes, entre les services, les cabinets, les ministères, le Premier ministre, la présidence de la République. La dispersion extrêmement large de ces informations met les administrateurs en situation de risque, y compris personnel, au regard des règles sur l’information privilégiée qui ont d’ailleurs été récemment considérablement renforcées par la législation européenne. Cet exemple, parmi de nombreux autres, montre combien il est difficile de faire coexister l’univers de l’État et celui de l’actionnariat.

Pour l’État, il existe bien d’autres manières que l’actionnariat d’influer sur la politique industrielle, de soutenir ou de contrôler les entreprises. Du reste, il ne faut pas surestimer le pouvoir d’un actionnaire détenant 15 % d’une entreprise, avec deux ou trois administrateurs sur douze au sein du conseil d’administration : il aura accès à l’information, mais pas le pouvoir.

Nous entretenons une illusion sur ce point dans notre pays. Notre terminologie le montre : lorsque l’on prétend « nationaliser » une société parce que l’État prend 20 % de son capital, c’est juridiquement erroné car pour nationaliser, il faut dépasser 50 % du capital. Et on laisse entendre au public que l’on a pris le contrôle, mais ce n’est pas le cas ; 20 % ou 15 % du capital ne donnent pas le contrôle. Tout dépendra de la structure actionnariale, il est vrai que détenir 35 % du capital d’une société quand le reste est flottant donc dispersé entre de nombreux actionnaires qui vont et viennent permet d’avoir le pouvoir ; mais pas si un autre actionnaire en a 60 %. Et il existe toute une gradation de situations. Sur ces sujets, nous manquons de maturité et de compréhension de la mécanique réelle d’exercice du pouvoir dans les entreprises. Nous avons d’ailleurs beaucoup de mal à faire la différence entre le pouvoir de l’actionnaire, qui s’exprime en assemblée générale, sur un nombre de points importants, mais limités, et le pouvoir d’un administrateur dans un conseil.

Dans l’ordonnance de 2014, qui a fait évoluer le droit de l’État actionnaire, on trouve une autre expression très forte de ce hiatus. Un administrateur au sein d’un conseil n’est censé n’avoir qu’une préoccupation en tête : l’intérêt social de l’entreprise dont il est administrateur. Le représentant de l’État, au titre d’un ministère dit de tutelle, est dans une situation extrêmement compliquée. Est-il là pour défendre l’intérêt social de l’entreprise, ou siège-t-il au sein du conseil d’administration pour tordre le bras de l’entreprise et obtenir un objectif de politique publique ? C’est extrêmement compliqué, et c’est la raison pour laquelle l’ordonnance de 2014 a cherché à clarifier cette distinction : les administrateurs doivent porter l’intérêt social de l’entreprise, ce qui n’interdit ni les divergences, ni les nuances, ni de provoquer des débats au sein du conseil d’administration ; mais un administrateur n’est pas là pour être le porteur de la politique publique dans le secteur considéré. Nous avons donc repris la distinction qui existait déjà en pratique, mais qui n’avait pas été systématisée : ce sont les commissaires du Gouvernement, présents lors des conseils d’administration mais n’ayant pas le statut d’administrateurs, qui doivent porter la voix du Gouvernement sur certains sujets ; les administrateurs, eux, s’en tiennent à leur position d’administrateurs. Si l’on se place dans le cerveau d’un être humain représentant l’État autour de la table d’un conseil d’administration, c’est situation assez compliquée à vivre.

La puissance publique dispose de moyens beaucoup plus simples d’influer sur la stratégie des entreprises. Pratiquement aucune entreprise stratégique américaine n’a l’État à son capital. Faut-il en conclure que les États-Unis ne savent pas défendre leurs intérêts stratégiques ou leur politique industrielle ? C’est exactement l’inverse. Et c’est aussi le cas d’autres grandes puissances industrielles : en Allemagne, l’État fédéral n’entre au capital des entreprises publiques qu’avec énormément de précautions, même si beaucoup d’institutions de moindre rang le font. Il a d’ailleurs été assez difficile de convaincre l’État fédéral allemand d’entrer au capital d’Airbus au moment où Daimler en est sorti ; il était beaucoup plus naturel pour le gouvernement allemand de considérer que Daimler portait les intérêts allemands au sein d’Airbus, et il ne lui paraissait pas nécessaire d’en être directement actionnaire. D’ailleurs, l’État allemand n’est pas actionnaire direct, mais par l’intermédiaire de sa caisse des dépôts, la Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW). Troisième exemple, le Japon, notoirement connu pour avoir une stratégie et une politique industrielle : le gouvernement japonais n’a pas de participation dans les entreprises. Ces comparaisons internationales montrent que de nombreux outils autres que l’actionnariat direct peuvent être utilisés pour déployer une politique industrielle.

Il existe quelques exceptions. Mais elles relèvent moins de la politique industrielle que du service public ou du bien public. Le cas des chemins de fer est emblématique ; quand 60 % ou 70 % du financement d’une activité sont assurés par la puissance publique, quand son objet est un service public, quand les autorités politiques sont fortement légitimes pour intervenir dans sa gestion, la privatisation n’a aucun sens. Je sais que cette position n’est pas partagée par tous, mais c’est le cas typique dans lequel la détention publique est nécessaire, mais une détention publique assumée, à 100 %.

Cela soulève la question des outils dont doivent se doter les entités politiques et administratives pour assurer leurs fonctions – je ne sais pas s’il faut parler de tutelle ou d’actionnariat, la SNCF n’a pas d’actionnaires, puisque c’est un établissement public industriel et commercial (EPIC). Quels pourraient-ils être ? Un élément relève plus de la culture, et je pense qu’Arnaud Montebourg l’a évoqué devant vous : c’est l’état d’esprit entre le public et le privé. J’exerce ma profession dans de nombreux pays et de nombreux cadres institutionnels et culturels différents, et la France m’apparaît comme l’un de ceux où il est le plus difficile de construire une forme d’alliance – qui ne dit pas son nom, qui n’est pas officielle, mais qui se pratique – entre l’univers des actionnaires privés et l’État : il existe en France une réelle division entre le monde du privé et celui du public. Dans beaucoup de cultures et d’environnements, c’est un continuum ; chez nous, c’est séparé. Et dans la pratique, je constate que ces deux mondes ne se comprennent et ne se connaissent pas toujours très bien dans leurs ressorts, dans leur fonctionnement, dans leur logique. Nous avons du mal à faire des alliances de fait entre le capital national détenu par des actionnaires français et le Gouvernement français pour aller au secours d’une entreprise nationale.

Peut-être vous souvenez-vous du sauvetage de la Sabena : il a été fait par un groupe d’actionnaires belges. Pour Alitalia, lors de l’un des multiples épisodes de cette affaire, le gouvernement italien a fait appel à sa caisse des dépôts, mais aussi à un ensemble d’actionnaires privés tels que la famille Benetton, pour entrer au capital d’Alitalia. C’est une attitude que l’on observe rarement en France, et qui ne se théorise pas, qui ne s’incarne pas dans une législation : c’est une pratique. En France, face à une situation difficile, on ne fait pas équipe commune France : on en appelle rapidement, et assez systématiquement à l’intervention de l’État. Ce point ne relève pas de l’outil de droit, mais je pense qu’il est important que votre commission l’ait en tête. Et c’est lié, un peu paradoxalement, à l’omniprésence de l’État dans les entreprises. C’est une sorte de cercle vicieux : puisque nous n’avons pas confiance dans les acteurs privés, nous y allons nous-mêmes, mais cela nourrit la méfiance des actionnaires privés.

Deux outils me paraissent très importants pour l’action publique. Tout d’abord, le financement de la recherche et développement (R&D), de l’innovation et des grands programmes. Les États-Unis sont à cet égard un modèle d’injection de capital public dans les entreprises ; en assumant parfaitement que ce capital soit utilisé pour faire croître des entreprises, et accessoirement enrichir des capitalistes privés. Pensez à SpaceX, et à la manière dont cette entreprise a été nourrie de commandes publiques. Pensez à l’internet et aux GAFA : toute l’économie de l’internet est née d’un programme militaire américain. Cette injection d’argent public au service d’une stratégie de développement industriel et de puissance économique ne passe pas par des instruments extrêmement visibles. Des débats existent sur l’opportunité de créer une DARPA européenne (Defense Advanced Research Projects Agency) : c’est un peu une réponse de ce type.

Plus classiquement, il y a les marchés publics. L’intitulé de votre commission d’enquête fait référence à trois entreprises dont Alstom. À mon avis, la commande publique est plus à même de soutenir la partie « Transport » que la branche « Énergie » d’Alstom. Elle pose toutefois un problème : son séquencement dans le temps. Dans l’énergie comme dans les travaux publics, les programmes d’équipement sont massifs mais ils ont tendance à se tarir soudainement : les entreprises travaillent sur trois grands projets d’un coup, puis elles ne voient plus rien venir pendant quatre, cinq, six, sept, dix ans. L’État n’aide pas ainsi ses entreprises nationales même s’il en a l’impression au moment où il lance un grand programme. Il se pose ensuite un problème de gestion des cycles et de pérennité, notamment dans le secteur nucléaire où le programme français a été très concentré dans le temps.

Qu’en est-il de la commande publique ferroviaire ? Peut-elle être un instrument de soutien des entreprises nationales ? Oui, évidemment. Est-ce que nous l’utilisons ? Oui, certainement. Mais l’utilisons-nous de la meilleure manière possible ? Je ne sais pas. Le président d’Alstom vous a peut-être parlé d’une question qui se pose actuellement, celle des péages ferroviaires, qui dissuadent l’usage intensif du réseau. Sont-ils finalement un instrument correctement utilisé au service de la politique industrielle ?

Cette question m’amène à un deuxième point concernant les outils. En France, nous avons érigé une séparation entre le ministère de l’industrie, en charge des intérêts industriels, et les ministères sectoriels. Le cas des péages en est un bon exemple. Le ministère des transports a une vision assez peu industrielle des transports. Quant au ministère de l’industrie, il n’a pas une très bonne compréhension du fonctionnement des transports. Un jour, j’ai fait remarquer à Pascal Faure qu’il y avait beaucoup plus de cols bleus, d’ouvriers ferroviaires dans le groupe SNCF qu’il n’y en aurait jamais chez Alstom. Il a ouvert de grands yeux : ce genre de constat n’était pas dans son champ d’intervention et je ne lui en fais pas le reproche : c’est normal, c’est ainsi qu’est organisée l’administration.

Nous portons une attention très forte aux emplois industriels qui pourraient être touchés chez Alstom. Or je crois pouvoir dire dans cette salle que le nombre d’emplois industriels qui peuvent être supprimés à l’intérieur des ateliers du matériel de la SNCF suscite une grande indifférence : tout le monde trouve logique que le groupe SNCF fasse des efforts de productivité. À qualifications professionnelles et travail identiques, la personne qui fait de la maintenance ou de l’entretien d’essieux sous un train ne sera pas perçue de la même manière dans notre politique industrielle selon qu’elle travaille pour la SNCF ou Alstom.

Certains secteurs – comme celui de la santé – sont traités très différemment dans d’autres pays : les ministères, que je qualifierais de tutélaires, prennent en compte les intérêts industriels autant que l’objet principal de leur institution. En France, les deux centres d’intérêt sont vraiment séparés. Quand vous écoutez les professionnels de la santé, ce que j’ai fait récemment pour l’Institut Montaigne qui mène une réflexion sur la politique de santé, vous vous rendez compte que cette séparation est une caractéristique de la France. Ceux qui sont en charge de la politique sectorielle n’intègrent pas l’impact sur l’industrie nationale et sur la stratégie industrielle du pays dans leur raisonnement. C’est un vrai sujet qui mériterait d’être creusé.

Je ne peux vous citer qu’un contre-exemple : la Délégation générale à l’armement (DGA), dans le secteur de la défense. La DGA est une entité ministérielle sectorielle qui possède une vraie compréhension de la logique des entreprises et de leurs propriétaires. Je peux en témoigner. Cette préoccupation permanente est logique puisque l’indépendance nationale est en jeu. Elle développe cette connaissance, mais à bas bruit, d’une manière peu spectaculaire. Si nous étions capables de reproduire ce type de fonctionnement dans d’autres départements ministériels qui suivent des activités de manière sectorielle, nous pourrions faire de la politique industrielle à bas bruit en étant sans doute plus efficaces qu’en entrant de manière opportuniste au capital de tel ou tel groupe.

Et n’oublions pas la macroéconomie : quand un pays va bien sur ce plan, il lui est plus facile de soutenir et de protéger ses entreprises.

Autre sujet : l’épargne et le capital. Notre régime de protection sociale par répartition induit une conséquence mécanique : nous n’avons pas les immenses ressources que collectent les fonds de pension américains ou britanniques et qui sont investies pour partie en actions. Si cela ne signifie pas que nous devons changer de système, il nous faut néanmoins avoir conscience de cet effet. Ce n’est pas un hasard si les plus grands fonds de private equities, ceux qui investissent dans des sociétés non cotées, se trouvent principalement aux États-Unis et en Grande-Bretagne et non pas en France.

Il ne faut pas non plus nier le facteur culturel. Les législations ne peuvent pas changer totalement l’état d’esprit de nos concitoyens : quand il s’agit de placer leur épargne, les Français ont tendance à préférer l’immobilier et les produits sans risque aux actions. Cette tendance est plus nette en France qu’ailleurs. Quand l’État recherche un investisseur de nationalité française pour prendre une participation dans une entreprise jugée stratégique, il se heurte donc à des difficultés. Le gouvernement américain, lui, n’a même pas besoin de chercher : il se borne à constater que Carlyle, KKR et consorts, c’est-à-dire des fonds américains gérés par des Américains, investissent dans la société en question. Ces structures financières font partie de l’ancrage national. Pour notre part, nous ne disposons que marginalement de ce type d’instruments. D’où la création de Bpifrance. Nous avons en France une activité qui n’est pas complètement négligeable, mais nous n’avons pas la puissance de feu de certains autres pays.

Quels autres instruments peuvent être utilisés comme alternative à l’entrée au capital qui, je le répète, ne me paraît pas être le moyen le plus efficace ? Ce sont évidemment les outils juridiques. Le décret Montebourg, dont la rédaction a été provoquée par l’annonce du rachat de l’activité énergie d’Alstom par General Electric, en est un exemple. À mon avis, votre commission doit se poser la question du niveau d’intervention.

Le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (Committee on Foreign Investment in the United States — CFIUS) est un instrument d’une grande puissance, placé entre les mains du président des États-Unis. Il est impossible de savoir à l’avance l’usage qui en sera fait. Quand vous faites une transaction avec les États-Unis, vous êtes obligé de prendre un bataillon d’avocats qui vont échanger avec les autorités publiques de manière informelle, pour essayer de mesurer la sensibilité politique du dossier et de faire en sorte que l’affaire se passe bien, quitte à faire certaines concessions. Le processus ressemble un peu à la procédure antitrust de Bruxelles.

Pour un groupe étranger désireux d’entrer au capital d’une société américaine proche de la défense nationale, la concession classique sera de renoncer à exercer un quelconque pouvoir au sein du conseil d’administration. Celui-ci sera un proxy board, c’est-à-dire qu’il sera peuplé de gens – parfois d’anciens généraux – qui seront en liaison avec les autorités politiques et qui assureront la gouvernance de cette « boîte noire ». Une telle exigence peut faire capoter une opération : quand vous achetez une entreprise, ce n’est pas nécessairement pour ne rien y voir. Quoi qu’il en soit, il y a une négociation.

Est-il pertinent qu’un outil de ce type soit maîtrisé à l’échelle de la France ? Ne serait-il pas plus pertinent de l’envisager à l’échelle de l’Europe, dans la mesure où la construction européenne avait pour objectif de constituer un bloc de puissance économique capable de faire pendant aux États-Unis et maintenant à la Chine ? N’est-il pas plus pertinent de mesurer l’intérêt stratégique d’une entreprise dans un cadre européen ? Si vous ne répondez pas par l’affirmative, vous risquez de mener le combat des Horaces contre les Curiaces : vous allez vous retrouver à juger la prise de contrôle d’un groupe français par un groupe italien de la même manière que celle d’un groupe européen par un groupe chinois.

Replaçons-nous dans la compétition mondiale. Si nous croyons que l’Europe doit faire masse pour être économiquement plus puissante sur un marché plus vaste et pour être capable de déployer une industrie européenne dans un cadre de valeurs assez sensiblement différent de celui qui existe aux États-Unis ou en Chine, ce n’est peut-être pas une bonne idée de nous battre entre Européens. Il y a pourtant de gros débats dans tous les pays européens – et pas seulement en France – quand une entreprise nationale risque de passer sous le contrôle d’un groupe issu d’un autre pays de l’Union européenne. En Espagne, deux groupes sont actuellement en compétition pour le rachat du concessionnaire autoroutier Abertis, et on sent bien que le pays préférerait que ce soit l’acheteur espagnol qui l’emporte plutôt que l’acheteur italien.

Aux États-Unis, quand un groupe du New Hampshire rachète une entreprise du Texas, il n’y a pas de mécanismes de ce type. Le périmètre d’examen des opérations est beaucoup plus large. Il n’y a pas de risque de voir les autorités européennes considérer qu’une mesure protectionniste vise à discriminer entre États européens. Cependant, aux yeux de la Commission européenne et des Européens, dans certaines circonstances, il devrait être totalement légitime de se protéger face aux autres puissances extérieures à l’Europe. Même si nous avons déjà des mécanismes de protection en France, il me semble qu’un CFIUS renforcé aurait toute sa place au niveau européen, quand bien même on y trouve des philosophies assez différentes. Je ne sais pas si cela relève du consensus ou de la majorité qualifiée, mais il sera sans doute difficile d’obtenir un accord ; reste que c’est à ce niveau que ce type d’instruments devrait se déployer.

Quand les instruments juridiques existent, encore faut-il savoir les utiliser. Et il ne faut jamais l’oublier qu’un État, en lui-même, a de la puissance même quand il n’utilise pas d’instruments juridiques. Toutefois, il n’a pas une puissance absolue : dans un État de droit, on ne peut pas faire n’importe quoi. Néanmoins, si une entreprise a de gros intérêts dans notre pays – un marché, des sites, une dépendance à certains programmes publics –, elle écoute les autorités françaises. La commande publique n’est pas le seul moyen pour un État d’avoir de l’influence, je le répète. Quand votre principal marché est la France, vous écoutez les autorités françaises même si ce n’est pas elles qui achètent vos produits.

Dans ces matières, la pratique et l’échange ont beaucoup d’importance. C’est pourquoi il faudrait réfléchir à la manière dont l’État pourrait mieux s’entourer de compétences non pas techniques mais nées de l’accumulation d’expériences en un même lieu. L’une des caractéristiques du système public est de faire tourner très vite son personnel. Conséquence de cette règle de gestion, il est très rare qu’une personne reste plus de deux ou trois ans à un même poste. Une personne qui tourne aussi souvent ne peut pas acquérir la connaissance d’une entreprise et d’un secteur industriel, la capacité à dialoguer en confiance avec l’écosystème qui les entourent. Si j’avais la bonne réponse à cette question qui me préoccupe, je vous ferais des suggestions ; reste que dans un monde de plus en plus complexe, où il est de plus en plus difficile de maîtriser la rapidité des évolutions, il est nécessaire d’avoir un peu de stabilité dans le système.

Cela étant, ne vous méprenez pas sur mes propos : l’État n’aura jamais les moyens de se passer d’experts. Un cabinet de consultants en stratégie aura toujours beaucoup plus d’interactions avec ce qui se passe sur la planète qu’une administration nationale. Si elle doit progresser en expérience et en compétence, l’administration nationale doit aussi avoir conscience qu’elle est un peu myope parce qu’elle n’est que franco-française et qu’elle n’a pas les opportunités d’interaction avec le reste de l’environnement. Si l’on veut mener une politique industrielle, il ne faut pas se croire revenu au temps du Roi Soleil et se dire que l’État peut tout maîtriser. Il faut avoir la modestie de reconnaître qu’il faut s’appuyer sur une multitude de sources d’information : experts professionnels, universitaires, réseaux divers et variés, think tanks. L’État ne peut pas maîtriser tous les paramètres avec ses seules ressources internes.

Vous m’avez interrogé sur Areva et EDF, deux exemples similaires en ce sens que la participation de l’État était sensiblement au même niveau dans le capital des deux entreprises. Les difficultés rencontrées dans les deux cas pourraient être les mêmes dans des structures encore plus publiques ou perçues comme telle – je vous ai précédemment cité les chemins de fer. Il faut savoir ce que l’on veut : si l’on constitue une entité sous forme d’entreprise, c’est que l’on veut qu’elle soit autonome dans sa gestion et dans son fonctionnement.

Tout actionnaire, qu’il soit public ou privé, rencontre les mêmes difficultés. Quand on est actionnaire ou administrateur, on n’est pas aux commandes opérationnelles. En fait, c’est assez difficile à comprendre. Que faites-vous lorsque vous êtes actionnaire et administrateur ? Vous essayez d’abord de nommer les bons dirigeants. Vous essayez ensuite de les « surveiller » de manière assez informelle et sans méfiance. Vous voulez vous assurer qu’ils ne sont pas aveugles face aux difficultés stratégiques qui vont se produire. Vous essayez de les guider. Vous essayez d’être un sounding board, un instrument de dialogue avec eux. Quand les choses partent dans le mauvais sens, il est de votre responsabilité de changer la direction ; quand tout se passe bien, vous devez vous assurer que la direction a pensé à sa succession pour que l’entreprise ne soit pas en difficulté si, par malheur, un dirigeant disparaissait. C’est peu de chose et, en même temps, c’est extrêmement important.

Mais tout cela, l’État sait-il bien le faire ? Je pense qu’il a, pour des tas de raisons, plus de difficultés encore qu’un actionnaire normal à surveiller le fonctionnement d’une entreprise. À cet égard, le changement d’une équipe de direction est tout à fait symptomatique. Le changement du dirigeant d’une entreprise lambda fait rarement la une des journaux. L’État peut prendre la décision de changer un dirigeant parce qu’il a des inquiétudes sur l’orientation, les performances ou la stratégie de l’entreprise ou sur la façon dont l’équipe de direction fonctionne. Ces informations sur le fonctionnement de l’équipe de direction n’émergent pas en conseil d’administration, mais les représentants de l’État peuvent les obtenir par d’autres sources, parce qu’ils ouvrent leurs oreilles et savent ce qui se passe dans l’entreprise. Mais quelles qu’en soient les raisons, un changement de direction décidé par l’État actionnaire donnera toujours lieu à interprétation politique : il ne faut pas oublier que toutes les décisions de l’État sont décodées au travers de prismes qui n’ont pas tous à voir avec l’intérêt de l’actionnaire. C’est un handicap qui explique en partie le tempo de l’État et qui, dans une certaine mesure, l’empêche d’agir.

En ce qui concerne Areva et EDF, la plupart des difficultés résultent de conditions de marché – Fukushima, accidents industriels sur certains contrats – qui pourraient tout aussi bien affecter des entreprises dont l’État n’est pas actionnaire. L’État aurait-il pu réagir un peu plus vite ? Il est difficile de juger après coup. Quoi qu’il en soit, ces deux exemples montrent toute la complexité du fonctionnement de l’État actionnaire.

S’agissant d’Alstom, vous m’avez demandé le nom des conseils qui sont intervenus dans ce dossier. Rappelons que cette affaire est tombée un vendredi soir, comme un coup de tonnerre, après la publication d’une dépêche de Bloomberg. L’État a soudainement pris conscience qu’il se passait quelque chose. À ma connaissance, la nouvelle a aussi surpris les administrateurs d’Alstom, en tout cas une grande partie d’entre eux. Une fois la nouvelle tombée, le ministre de l’économie nous a demandé de constituer un groupe d’experts, de personnes compétentes, pour essayer de réagir. Nous n’avions aucun pouvoir à l’intérieur d’Alstom : l’État ne disposait d’aucune golden share dans cette entreprise purement privée. L’entreprise avait pourtant une dimension politique très forte car elle avait beaucoup d’interactions avec le Gouvernement, mais elle n’entrait pas dans le champ de l’Agence des participations de l’État (APE).

On m’a demandé de prendre la responsabilité de constituer cette équipe qui allait jouer le rôle d’une sorte de banque d’affaires interne à l’État dans un dossier que nous ne maîtrisions pas. Nous nous sommes tout d’abord rapprochés de Bpifrance qui possède une équipe d’experts et une pratique de marché infiniment plus nourrie que celles de l’APE.

Autre aspect non négligeable : Bpifrance est capable de recruter des conseils du jour au lendemain, d’une manière beaucoup plus simple que ne peut le faire l’État, qui est tenu de passer un marché public ; et quand le marché public est conclu, l’opération est déjà terminée… Certes, l’État peut invoquer le secret ou l’urgence pour se dispenser de cette procédure. En l’occurrence, le motif de secret ne pouvait pas s’appliquer puisque l’opération avait été rendue publique ; quant au motif d’urgence, il est regardé de manière extrêmement restrictive par les juristes de l’administration. La Cour des comptes met une telle pression sur l’APE dans ce domaine que l’on en vient parfois – j’ai connaissance d’un ou deux cas – à renoncer à se doter d’un conseil. Entre deux maux, il faut choisir le moindre : plutôt que de se faire épingler par la Cour des comptes, on se contente de ses ressources propres. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure chose pour la défense des intérêts de l’État. On ne peut pas non plus passer une sorte d’appel d’offres ex ante, comme j’avais essayé de le faire quand j’étais à l’APE, en demandant à des conseils de présenter leurs « prix catalogue » pour pouvoir, en cas de besoin, recourir à leurs services en urgence. Je ne suis pas juriste des marchés publics, mais il semble que ce soit assez compliqué d’utiliser ce genre de formule.

Bpifrance nous a donc permis de nous doter de conseils immédiatement. Nous avons pris la Compagnie Financière du Lion, une « boutique » parisienne spécialisée dans les fusions et acquisitions ; Citibank, une grande banque universelle américaine ; le cabinet Cleary Gottlieb ; le cabinet Roland Berger ; enfin, dix-huit mois auparavant, nous avions pris A.T. Kearney, à un moment où nous essayions de réfléchir à froid à l’avenir d’Alstom, compte tenu de l’évolution du marché de l’énergie. Voilà les conseils dont j’ai le souvenir. Comme je suis sous serment, je ne vais pas vous assurer que la liste est exhaustive ; c’étaient en tout cas les conseils qui étaient dans l’équipe centrale qui, plusieurs fois par semaine, faisait le point avec le cabinet du ministre sur la tactique à suivre et les actions à mener.

Était-ce, au départ, une alliance entre égaux ? Il existe deux façons de lire ce qui s’est produit durant ces quelques semaines d’intenses négociations.

La première chose qui a été faite a été de prendre le décret. Je dois avouer que nos conseils juridiques ont été très précieux en nous convainquant de le faire – bien qu’il n’y eût pas, de l’avis général, de risque juridique majeur du côté de Bruxelles – et de se donner ainsi les moyens d’un rapport de force.

Il faut en effet se souvenir que l’accord qui était négocié entre la direction d’Alstom et General Electric était un accord que je qualifierais d’« irrésistible » pour un conseil d’administration : GE s’engageait à payer un prix élevé, et s’il sortait des négociations, à acquitter ce que l’on appelle un break-up fees, une forte pénalité. Le groupe avait donc accepté de se lier les mains sur son offre. Cela plaçait le conseil dans la position, s’il rejetait l’offre, d’avoir à s’en expliquer auprès de la communauté des actionnaires : il ne faut jamais oublier qu’un administrateur est tenu, même si cela est moins vrai que dans le droit anglo-saxon, de faire monter les prix.

La situation était donc très compliquée. Il fallait établir un rapport de force pour que le conseil prenne conscience qu’une circonstance faisait qu’il était plus dangereux pour l’entreprise d’aller dans ce deal que de ne pas y aller : si le Gouvernement français bloquait la transaction, on se retrouvait sans rien, avec une entreprise abîmée. Il leur fallait donc mettre en regard de cet accord apparemment irrésistible, un autre scénario, dangereux pour l’entreprise.

M. le président Olivier Marleix. Il existait déjà un dispositif législatif de blocage avant le décret Montebourg. Les représentants de Bercy que nous avons auditionnés nous ont expliqué que cette opération était soumise, s’agissant d’investissements étrangers en France, à une autorisation préalable de l’État.

M. David Azema. Il s’agissait du décret de 2005, pris après l’affaire Danone.

M. le président Olivier Marleix. Mais il y a un support légal : les articles L. 151-1, 151-2, 151-3 et 151-4 du code monétaire et financier prévoient un dispositif de contrôle des investissements étrangers en France.

M. David Azema. Oui, mais la décision de refus doit être motivée au regard d’un certain nombre de principes. Jusque-là, n’étaient concernées que les activités liées aux jeux d’argent, à la sécurité et à la défense nationale. Le décret de 2014 a élargi le champ aux domaines de la santé, de l’énergie, des transports et des télécommunications.

Je ne sais pas si nous aurions pu nous passer de ce décret, mais j’ai constaté que sa publication avait changé l’état d’esprit des parties dans la négociation. Peut-être était-ce juridiquement un bluff, mais lorsque l’on se trouve dans un rapport de forces, il faut jouer avec le maximum de munitions. Et en l’occurrence, cela a véritablement changé la donne.

Ce n’était pas une alliance entre égaux, dans la mesure où il s’agissait de l’acquisition de l’activité Énergie d’Alstom par General Electric. Nous avons tenté de rétablir un certain équilibre dans la transaction. Nous avons cherché une alternative pour sortir du piège « GE ou rien ». Je pense que tous les ministres impliqués dans cette discussion ont eu à se poser la question de ce que seraient les conséquences d’un rejet de l’opération, sans alternative.

La question n’était pas de choisir entre trois options : General Electric, Siemens-Mitsubishi, ou ne rien faire, mais de savoir si l’on pouvait « tirer la prise », si je puis dire, et si Alstom Énergie ne sortirait pas très affaiblie de cette opération. On ne peut jamais savoir, mais les acteurs publics ont dû se dire qu’ils avaient entre les mains un instrument de pression qui s’apparentait à une forme de dissuasion nucléaire : que se passerait-il pour Alstom si on en faisait l’usage ?

D’où la recherche d’une solution alternative. Nous avons passé de longues heures à discuter avec Siemens et Mitsubishi. Pourquoi Mitsubishi, alors que, de l’autre côté, il n’y avait que General Electric ? Je crois me souvenir qu’il existait un problème d’antitrust aigu entre Siemens et Alstom Énergie, et que seule l’intervention d’un tiers prenant la partie potentiellement concernée par la législation antitrust, rendait possible cette solution.

Cette solution alternative a parfois été schématisée de la façon suivante : on accepte que l’activité « Énergie » passe sous contrôle étranger ; en contrepartie, on construit un Airbus du transport ferroviaire grâce à l’apport, par Siemens, de ses activités rolling stock et signalisation. Ce dont je me souviens, c’est que nous ne sommes jamais allés jusqu’à obtenir le contrôle d’Alstom sur l’activité « Signalisation » de Siemens.

Nous avions un accord de Siemens pour la partie rolling stock. Mais pour la partie « Signalisation » – l’activité la plus valorisée et la plus importante d’un point de vue stratégique –, Siemens n’était pas prêt à faire les concessions qui auraient permis de convaincre le conseil d’Alstom que cette opération tenait la route face à l’opération « irrésistible » avec General Electric, quand bien même le Gouvernement pouvait bloquer les choses.

Je dois le reconnaître, nous n’avons pas réussi à construire cette solution alternative, malgré tout le temps et l’énergie considérable que nous y avons consacrés.

M. le président Olivier Marleix. Revenons un instant sur l’hypothèse du refus. Le ministre de l’économie Arnaud Montebourg avait commandé quelques mois plus tôt une étude au cabinet Roland Berger. La conclusion de ce document, qu’il nous a remis, est qu’il n’y avait pas d’urgence à vendre. Pourquoi l’option de refus de vente à General Electric n’a-t-elle pas davantage été étudiée ?

M. David Azema. Le rapport de Roland Berger a été précédé par le rapport d’A.T. Kearney, qui affirmait à peu près le contraire… Là encore, c’est une affaire de jugement. C’est assez compliqué. La question Alstom était dans toutes les têtes.

Pour revenir à mon premier point sur la culture, ce qui est terrible dans cette affaire, c’est que nous n’avons pas perçu aucun des signaux faibles de la transaction. Du point de vue des deux entreprises, il est tout à fait normal de négocier ce type de transaction dans le plus grand secret. D’ailleurs, je crois savoir que le comité exécutif d’Alstom dans son entièreté n’était pas au courant. Seuls quelques-uns de ses membres le savaient.

Lorsque les choses sont arrivées, il y avait un deal sur la table. Le conseil était dans une position extrêmement difficile pour refuser cette transaction. Il fallait réagir à chaud. La question n’était pas de savoir s’il fallait bouger maintenant ou ne pas bouger, mais s’il fallait tuer quelque chose qui était déjà sur la table. Ce n’est pas du tout la même chose.

Tout le monde savait qu’Alstom avait vendu ou était prêt à vendre son activité énergie sur le marché, un marché « B to B ». C’est un signal extrêmement fort pour les clients : à qui demain achèteront-ils une turbine ? Les clients ne réagissent plus de la même manière lorsqu’ils découvrent qu’une entreprise est clairement à vendre. L’annonce même a modifié les données du problème. Peut-être qu’à froid, sans cette transaction, un délai supplémentaire de six mois aurait permis de faire l’ingénierie d’une autre solution – on n’est jamais à un ou deux mois près. Mais les circonstances étaient sensiblement différentes une fois l’annonce faite. Le dirigeant d’Alstom, celui qui connaît quand même le mieux le dossier, nous a expliqué que nous pouvions toujours conduire notre contre-expertise, mais que si l’on « tirait la prise » après quatre mois de discussions, l’entreprise serait très abîmée.

M. le président Olivier Marleix. Qui a commandé le rapport d’A.T. Kearney ?

M. David Azéma. Je pense qu’il a été commandé six ou huit mois auparavant. Je ne sais pas si la demande est venue du ministère de l’économie, de l’Élysée ou de Matignon. En tout cas, il y a eu consensus pour demander d’examiner à froid, si je puis dire, le sujet Alstom. Tout le monde pressentait que l’entreprise était stratégiquement en difficulté, dans la situation qui était celle du marché de l’énergie et compte tenu de sa position de plus petit acteur, par rapport aux très gros acteurs que sont Siemens et General Electric. Le rapport A.T Kearney n’a pas produit une solution qui allait de soi, mais une famille de solutions possibles parmi lesquelles, si ma mémoire est bonne, une option avec GE.

M. le président Olivier Marleix. Arnaud Montebourg nous a dit qu’il avait commandé une étude au cabinet Roland Berger mais n’a jamais parlé de celle d’A.T. Kearney. Je ne vois pas bien comment les deux démarches s’articulent. Du point de vue du fonctionnement de l’État, je trouve cela intéressant.

M. David Azema. Elles ne s’articulent pas. A.T. Kearney a été chargé quelques mois avant de réaliser une étude à froid, pour réfléchir en amont. L’étude Roland Berger, à ma connaissance, a été commandée juste avant l’opération ; je me demande même si ce n’était pas pendant.

M. le président Olivier Marleix. En 2013, avant l’annonce officielle.

M. David Azema. Je sais que le cabinet Roland Berger faisait partie de l’équipe ; Hakim El Karoui a été présent durant pratiquement toute la phase de négociation. Mais, si je me souviens bien, ce n’est pas l’APE qui a commandité le rapport.

M. le président Olivier Marleix. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir où l’on peut le trouver.

M. David Azema. Ce dont je me souviens, c’est que l’APE a passé commande, se faisant le maître d’œuvre, si vous voulez, d’une demande dont la maîtrise d’ouvrage était un niveau au-dessus.

Pour continuer de répondre à votre question concernant l’alliance entre égaux, j’aurai une autre lecture de cette transaction et donc, du produit de la négociation.

Une négociation se fait toujours à plusieurs, chacun s’efforçant d’obtenir le maximum de concessions de la partie opposée. Dans le cas qui nous intéresse, celle-ci se trouvait sous la menace du décret. Il arrive un moment où vous vous dites que la partie adverse n’ira pas plus loin. La question était de savoir si l’on utilise la dissuasion nucléaire ou si l’on trouve un accord.

Cette négociation comportait trois grands thèmes. Le premier chantier était assez classique, mais se trouvait davantage mis en avant que d’habitude : il s’agissait des engagements pris par l’acquéreur vis-à-vis des autorités françaises, dans un cadre politique et administratif – nombre d’emplois nets créés dans le pays, présence des sièges. Cette composante de la négociation était pilotée par l’APE et la DGE – ex-direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services, DGCIS – et très suivie par le cabinet.

Le deuxième volet de la négociation consistait à renforcer encore Alstom Transport : puisque cette partie allait prendre le dessus, autant qu’il soit le plus puissant possible. Nous avons regardé l’activité des locomotives de GE, qui est un énorme producteur de locomotives diesel, avant de rapidement refermer le dossier lorsque nous avons constaté que sa valeur était par trop importante. Nous avons alors forcé la revente par GE de son activité « Signalisation » à Alstom.

La troisième partie de la négociation portait sur les joint-ventures (JV) avec les implications que cela comporte en matière de protection des intérêts stratégiques français. Le dossier de la turbine Arabelle était suivi par le ministère de l’industrie, car nous n’étions pas les plus compétents sur ces sujets très techniques. Il s’agissait de protéger les intérêts nationaux tout en maintenant des options pour Alstom. Si le marché des renouvelables avait très bien performé et si Alstom avait souhaité revenir, il conservait un call sur cette partie-là.

Il s’agissait aussi de maintenir de la valeur. Si Alstom Transport est entré dans un accord avec Siemens Mobility sur des valeurs presque équivalentes aujourd’hui, c’est parce que ses puts ont une valeur. Si tout avait été vendu, ces valeurs n’auraient pas été conservées en cash dans Alstom Transport mais seraient peut-être remontées aux actionnaires. Une partie de la valeur de la transaction des JV a été rendue illiquide, si je puis dire ; elle ne pouvait pas remonter. Ainsi, Alstom Transport a conservé une cagnotte. Si j’en crois les annonces, elle lui permettra de contrebalancer la valeur plus importante de Siemens Mobility. Mais on aurait pu imaginer qu’Alstom Transport s’en serve pour faire l’acquisition d’un acteur du secteur pour se renforcer et se consolider.

La négociation sur les JV portait donc sur la protection des intérêts nationaux, notamment s’agissant des turbines Arabelle, et toutes les règles de gouvernance qui s’y attachent. Mais il s’agissait aussi de garder des options ouvertes, afin qu’Alstom ne sorte pas définitivement de l’énergie et puisse y revenir si les circonstances s’y prêtaient. Enfin, il fallait conserver à Alstom, après la transaction, plus de valeur que si tout avait été vendu et que cette valeur était remontée aux actionnaires. Mais cela ne fait pas pour autant un mariage « entre égaux »…

Vous m’avez interrogé ensuite sur le prêt d’actions et l’exercice du call.

Il a fallu beaucoup de temps pour négocier. Un protocole, une forme de mémorandum a permis de stabiliser les termes de la négociation. C’est ainsi qu’un accord a pu être signé entre toutes les parties, Alstom, General Electric et le gouvernement français. Mais cet accord n’était pas détaillé et, par définition, les actions n’étaient pas encore prêtées.

S’en est suivi une très longue négociation pour aboutir au prêt d’actions. À ce propos, je voudrais rappeler une chose concernant l’exercice du call. On l’a complètement oublié, mais notre plan initial était de nous ouvrir la possibilité d’acheter, sur le marché, des titres Alstom, dont la valeur était très inférieure à celle du call. Nous espérions ainsi progressivement « ramasser » des actions afin de constituer une position, sans avoir à la payer au prix du call.

Une circonstance juridique a mis fin à cette option que les négociateurs et les décideurs politiques avaient en tête : l’Autorité des marchés financiers (AMF) a estimé que l’accord entre Bouygues et l’État français était constitutif d’une action de concert. Si l’État avait acheté quelques actions, le seuil de l’OPA obligatoire aurait été franchi et l’État et Bouygues se seraient trouvés dans l’obligation de faire une offre publique à l’ensemble des actionnaires de Alstom. Ce qui, vous l’imaginez, nous a quelque peu dissuadés.

Je dois avouer que nous n’avions pas anticipé cette décision de l’AMF et qu’elle nous a surpris, nos avocats nous ayant assuré que nous n’étions pas en situation de concert. Par la suite, l’AMF, sur une situation assez proche concernant Klépierre, a fait évoluer sa jurisprudence. Mais il ne faut pas oublier que nous avions cette stratégie à l’esprit, et qu’elle a été bloquée par la lecture qu’a faite l’AMF de la relation entre Bouygues et l’État français.

M. le président Olivier Marleix. Cette décision de l’AMF est donc intervenue après l’accord signé entre l’État et Bouygues ?

M. David Azema. Non, après l’annonce. Après la signature de l’accord par Arnaud Montebourg et Jeff Immelt, les entreprises ont publié un communiqué de presse. Dans ces secteurs où les acteurs sont cotés, compte tenu des obligations d’information du marché, l’information est disponible pratiquement en temps réel. De la même manière qu’une transaction qui prendra des mois à passer la législation antitrust et à être finalisée est d’abord annoncée, les termes de l’accord à négocier ont été rendus publics. C’est sur la base de l’annonce – et non sur celle de l’accord détaillé – que l’AMF, saisi par Colette Neuville, a conclu au concert.

De ce fait, la seule manière pour l’État d’acquérir des actions était d’attendre soit la fin de l’accord – et la dissolution du concert –, soit l’exercice du call. Le call aurait pu se produire à n’importe quel moment entre l’accord définitif et l’expiration du call si le cours avait atteint le seuil de déclenchement.

M. le président Olivier Marleix. J’ai sous les yeux un communiqué du ministre de l’Économie, en date du 22 juin 2014, qui affirme : « l’État a conclu ses discussions avec Bouygues en vue de satisfaire les conditions qu’il avait posées à l’approbation de l’alliance entre Alstom et General Electric. L’APE et Bouygues ont signé un accord en vertu duquel l’État dispose d’options pour acquérir à son choix des actions de Alstom », et détaille les deux périodes au cours desquelles l’État peut acheter 20 %, puis 15 % du capital.

M. David Azema. Ce que je voulais dire, c’est que les actions n’étaient pas encore prêtées. Les termes ont été définis, puis négociés pendant assez longtemps ; mais les actions n’ont été prêtées qu’à l’issue de ces discussions. En août 2014, l’État ne détenait pas d’actions Alstom.

M. le président Olivier Marleix. Cela date de février 2016.

M. David Azema. Oui, cela a été très long. Je crois me souvenir que, dans ces accords, l’entrée au conseil était conditionnée à la clôture de l’opération avec General Electric. Cela signifie que l’État n’avait pas souhaité entrer au conseil en amont.

Vous m’avez ensuite demandé pourquoi l’État n’a pas exercé ses options. Je ne suis pas nécessairement très bien placé pour faire des commentaires sur ce sujet, car cela fait un certain temps que je n’exerce plus mes fonctions à l’APE, mais je vais tout de même vous donner ma lecture des faits.

La transaction annoncée en septembre dernier entre Siemens Mobility et Alstom a obtenu le soutien du Gouvernement français. À la différence de la situation que l’on avait connue précédemment, le Gouvernement était informé des discussions entre les trois parties, car il siégeait au conseil d’administration. L’État avait aussi la possibilité de bloquer la transaction s’il n’en avait pas voulu. L’opération aurait été tuée si le call avait été exercé : un actionnaire à 20 % peut faire capoter une opération de ce type.

Il faut également se souvenir que Siemens a exploré en parallèle une autre piste, qui était un rapprochement avec Bombardier, le grand concurrent d’Alstom, notamment en France, où il n’existe que deux véritables fournisseurs de matériel roulant. Au demeurant, la notoriété publique de ces discussions était bien plus grande que celles avec Alstom, car il y avait eu des fuites dans la presse à plusieurs reprises. L’alternative était que Siemens parte avec Bombardier, ce qui aurait fait décrocher Alstom. Quant à la menace chinoise, dont il a beaucoup été question, le marché des matériels ferroviaires et de la signalisation se trouve en effet dans l’ombre du gigantesque acteur chinois qui s’est constitué dans ce domaine, mais les circonstances de court terme qui ont poussé à conclure l’accord sont d’abord liées à la perspective d’un deal entre Bombardier et Siemens.

Pourquoi le call n’a-t-il pas été exercé par l’État ? D’abord, le Gouvernement a dit qu’il considérait favorablement l’opération : il n’allait donc pas faire jouer son option et bloquer le deal. Ne pouvait-il pas, néanmoins, exercer le call dans un but purement financier, sans chercher à s’opposer ? M. Bruno Le Maire a déclaré que la transaction ne se serait peut-être pas faite dans ce cas. C’était donc une question de cohérence. Par ailleurs, on se serait trouvé dans la même position que Bouygues, qui s’était engagé à soutenir l’opération et à garder ses titres au moins jusqu’au milieu de l’année 2018. Il ne s’agissait donc pas seulement de réaliser un « aller-retour », opération qui n’aurait d’ailleurs pas été évidente compte tenu du volume d’actions : on aurait au contraire porté un risque pendant six ou huit mois. Or le marché des actions n’a rien à voir avec celui des obligations d’État – on l’a bien vu il y a quelques jours : on peut toujours se dire qu’il y a une importante plus-value à réaliser, à condition d’acheter maintenant et de revendre plus cher dans quelques mois, mais rien n’est jamais garanti en la matière. Je n’ose imaginer dans quelle position se trouverait le successeur de mon successeur s’il se retrouvait avec une perte ou à l’impossibilité de sortir du capital après avoir investi 1 ou 1,5 milliard d’euros d’argent public. Un gestionnaire de fonds privés peut « prendre sa paume », comme on dit : il « coupe » sa perte, car il ne sait jamais jusqu’où la situation peut aller. En revanche, j’ai connu des circonstances où l’on a considéré qu’il ne fallait pas vendre un titre, que je ne citerai pas, pour ne pas afficher une petite moins-value et passer pour un mauvais gestionnaire de deniers publics.

C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est difficile pour la puissance publique de se comporter comme un actionnaire : elle n’a pas la même rapidité d’intervention et elle se trouve exposée à tous les regards, alors que personne n’ira examiner ligne après ligne si un gestionnaire de fonds a réalisé des plus-values : on prendra en considération le résultat global.

M. le président Olivier Marleix. Si l’on croit à la pertinence du mariage avec Siemens, il n’est pas incohérent d’être optimiste sur l’évolution de l’action après la fusion. Tous les objectifs de cours laissent ainsi envisager une bonne opération pour le détenteur des actions.

M. David Azéma. Cela « laisse envisager », en effet, et c’est tout le problème. Quand Bouygues est entré au capital d’Alstom au prix de 62 euros par action, il ne pensait probablement pas que le cours descendrait à 20 ou 25 euros, comme ce fut avant l’accord avec GE… Il y a toujours un risque. Je ne prétends pas que vous avez tort, car je crois que la transaction a du sens : sur le long terme, elle va créer un acteur puissant et à même de résister. Je dis simplement que les circonstances de marché sont telles que l’on ne sait jamais ce qui peut se produire. Si un krach avait lieu entre aujourd’hui et mi-2018 – je touche du bois –, alors il y aurait une perte. Si l’on a la patience d’attendre que le marché se redresse, la question se pose différemment, bien sûr, mais en tout cas on ne gagne pas à tous les coups. On n’est pas mathématiquement sûr de réaliser une plus-value en exerçant l’option. Un milliard ou un milliard et demi, c’est tout de même beaucoup d’argent.

M. le président Olivier Marleix. Des dividendes sont déjà acquis…

M. David Azéma. Si la transaction va jusqu’au bout ; et jusqu’à présent, le cours de l’action ne reflète pas complètement les termes de la transaction. Cela montre que les investisseurs considèrent qu’il y a toujours un risque : sinon, le cours se serait ajusté à la valeur théorique. Tous les investisseurs savent que nous avons affaire à des éléments volatils. On a de bons espoirs, mais la question de l’antitrust n’est pas purgée, comme d’autres points d’ailleurs. La transaction n’est pas terminée.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Merci pour votre présentation, pour les analyses que vous avez partagées avec nous, notamment en ce qui concerne l’État actionnaire, et pour les principes essentiels que vous avez rappelés, car il est toujours bon de les entendre : le cours des actions évolue et ce ne sont pas nécessairement les actifs les plus liquides. On a parfois du mal à sortir du capital d’une entreprise.

J’aimerais revenir sur votre note pour l’Institut Montaigne qui s’intitule : « L’impossible État actionnaire ? ». Comme vous l’avez dit tout à l’heure, de nombreuses puissances économiques ont une politique industrielle forte, visant à défendre des intérêts stratégiques, mais ne détiennent pas de participations directes dans le capital des entreprises. Vous le soulignez également dans votre note : « De nombreux États, au premier rang desquels nos plus importants alliés au sein de l’OTAN, les États-Unis et la Grande-Bretagne, ne jugent aucunement nécessaire d’être au capital de leurs fournisseurs militaires ».

C’est très vrai. Certains États apportent néanmoins un soutien financier direct à des entreprises qu’ils jugent stratégiques. Je pense à la Chine : dans le secteur des télécoms, par exemple, l’État finance des entreprises au moyen de lignes de crédit parfois assez conséquentes. Cela donne à ces entreprises une véritable puissance de frappe : elles se positionnent sur des appels d’offres à l’étranger en proposant des prix extrêmement compétitifs grâce à leur marge de manœuvre financière. Elles ont les reins solides et peuvent donc « acheter » des appels d’offres. Outre ce que vous avez dit sur l’État actionnaire
– je souscris en grande partie à vos propos –, que fait-on lorsqu’un État étranger soutient des entreprises en leur octroyant du cash ou des lignes de crédit, et leur permet ainsi d’être compétitives au plan international ? N’est-ce pas une situation de concurrence déloyale que personne, pas même chez les libéraux, ne peut décemment accepter ?

Ma deuxième question porte sur le cadre européen que vous appelez de vos vœux en tant qu’instrument de protection, visée que je partage. Pouvez-vous néanmoins préciser ce qu’est une entreprise stratégique au niveau européen ? L’Europe est-elle vraiment capable de s’entendre sur un cadre commun ou une définition commune ? Une entreprise stratégique en France l’est-elle aussi en Allemagne ou en Italie ? Peut-on trouver un dénominateur commun pour définir une entreprise stratégique ? Selon vous, va-t-on réellement y arriver ? En supposant que l’on parvienne à s’accorder sur ce qu’est un intérêt stratégique au niveau européen, quels outils préconisez-vous d’utiliser ? Doit-on s’inspirer d’instruments juridiques employés par d’autres pays, tels que les États-Unis, le Canada, la Chine ou d’autres partenaires commerciaux ? Quels outils préconiseriez-vous pour préserver les intérêts stratégiques européens ?

M. David Azéma. En réponse à votre première question, je crois qu’il faut bien distinguer le soutien et le fait d’être actionnaire. BAE, une entreprise privée britannique, est massivement soutenue par le gouvernement de son pays. Quand celui-ci passe une commande de navires ou de sous-marins nucléaires, ce n’est pas auprès de Naval Group qu’il le fait, mais de son entreprise nationale. Certaines formes de soutien ne passent pas nécessairement par l’actionnariat. Vous avez remarqué que les dirigeants chinois ne font jamais de grandes déclarations sur l’actionnariat public et ne revendiquent pas la nécessité d’être au capital d’entreprises, mais qu’ils sont partout, y compris dans les entreprises à 100 % privées. Le cadre est complètement différent de ce que nous connaissons en Europe : le parti communiste chinois, au pouvoir, a su mêler admirablement l’adoption des canons du capitalisme et une maîtrise politique extrêmement forte. On n’imaginerait pas en France qu’un dirigeant d’une entreprise à 100 % privée qui aurait déplu puisse disparaître ou se retrouver incarcéré du jour au lendemain !

La question du soutien financier est aussi celle de la puissance financière de l’État. Avons-nous les moyens d’apporter à nos entreprises nationales autant de soutiens que la Chine dans un certain nombre de domaines ? Dans le secteur ferroviaire, par exemple, il n’y a pas de miracle chinois : le ferroviaire n’est pas une activité rentable. On peut construire autant de lignes nouvelles que l’on veut, elles ne sont jamais payées par les utilisateurs, même au Japon. Le géant chinois de la construction ferroviaire a ainsi été financé sur fonds publics. À la différence de ce que pratiquent les gouvernements français depuis cinquante ans, les autorités chinoises ont payé les lignes au lieu de faire semblant de les faire payer par l’opérateur. Le soutien financier est lié aux moyens dont on dispose : il y a sans doute moins de contraintes budgétaires en Chine, où la situation des finances publiques n’a rien à voir avec la nôtre. On ne peut pas comparer la situation chinoise et celle de l’Union européenne. Il y a aussi la question des contraintes juridiques pour les financements à l’exportation. Nous nous sommes imposé des règles plus contraignantes que celles appliquées par le gouvernement chinois ou par celui du Japon.

Quelles réponses peut-on apporter ? En allant se battre sur le terrain de la réciprocité et sur celui de la concurrence déloyale, on a sans doute un moyen de contrer ce que l’on ne peut pas imiter : je ne pense pas que nous puissions reproduire le degré de soutien que les Chinois apportent à certaines filières nationales. Puisque nous ne pouvons pas lutter sur ce terrain-là, pouvons-nous le faire sur celui de la protection, qui relève normalement de la compétence européenne, de la réciprocité et de la concurrence déloyale ? On l’a fait dans des secteurs dont je ne suis pas spécialiste, comme la sidérurgie, où un certain nombre de réactions ont eu lieu. Nous sommes dans un combat géopolitique et économique mondial pour lequel on doit se doter d’armes.

Qu’est-ce qu’une entreprise « stratégique » au niveau européen ? Je crois qu’il n’existe pas de réponse à cette question. Je me suis beaucoup interrogé, quand j’étais à l’APE, sur ce qui est véritablement « stratégique », et j’ai eu des échanges avec mes collègues de la direction générale des entreprises : il est très difficile de donner une définition. D’ailleurs, ce qui est stratégique aujourd’hui peut ne plus l’être du tout demain. Il en résulte un effet d’hystérésis très fort au sein de l’État : on a beaucoup de mal à admettre que ce qui était stratégique il y a cinquante ans ne l’est plus aujourd’hui et à réorienter les crédits en conséquence. Il faut être aussi pragmatique que les Américains : je ne crois pas qu’ils aient adopté une définition de ce qui est stratégique. C’est le CFIUS qui décide : est « stratégique » ce qu’il a décidé de qualifier comme tel.

On arrive alors à la question suivante : comment aboutir à une gouvernance européenne qui permettrait une forme de dialogue entre États et une prise de décision ? On en viendrait à considérer, par exemple, que le rachat de telle entreprise allemande de robots par un investisseur chinois constitue un problème collectif au plan européen, ici et maintenant
– car ce ne sera peut-être plus le cas dans six ans. Peut-on avoir la maturité de juger que notre intérêt en tant que Français est qu’une entreprise à la pointe de la robotique existe en Europe même si ce n’est pas dans notre pays ? Les Allemands sont-ils capables de tenir le même raisonnement au sujet d’une entreprise de défense ou de télécommunications française ? Je crains fort que nous n’ayons pas d’autre choix que d’y arriver. Sinon, on nourrit le soupçon entre Européens et l’on s’affaiblit. C’est le combat des Horaces et des Curiaces.

Quels seraient les outils ? J’ai tendance à penser qu’il faut beaucoup de pragmatisme et de souplesse. Avec notre culture très cartésienne, nous aimons pouvoir motiver, expliquer et justifier. Quand on interagit avec les Américains, on voit bien en revanche qu’ils ne s’embarrassent pas toujours de telles considérations. Un executive order du Président des États-Unis qui interdit ceci ou cela peut être contesté en justice, mais il ne cherche pas à se raccrocher à une définition prédéterminée de ce qui est stratégique ou non – c’est très difficile, car le monde change tellement vite.

M. Bastien Lachaud. Vous avez décrit un monde idyllique où régnerait une vision stratégique européenne, où la concurrence libre et non faussée ne serait pas que l’apanage des libéraux européens et où le marché résoudrait les problèmes des entreprises stratégiques françaises si on le laissait faire. Force est de constater que ce n’est pas le cas et que les actionnaires, censés mieux savoir que l’État comment gérer une entreprise, détiennent aujourd’hui leurs actions pendant une durée de 22 secondes en moyenne, avec le trading à haute fréquence, contre six ans entre 1945 et 1975. Il est aujourd’hui très facile de se défaire de ses actions, contrairement à ce que vous dites.

Dans ce modèle de capitalisme de l’immédiateté, ce que l’on vise n’est pas le développement d’une entreprise à long terme, mais le profit, voire la profitabilité à court terme – à trois ou un mois – selon des taux aujourd’hui inatteignables dans le domaine industriel, puisqu’ils sont supérieurs à 10 ou 15 %. Toute entreprise affichant des taux de profit inférieurs est jugée en difficulté, non rentable, à clouer au pilori. Si l’on regarde Alstom Transport avec ces yeux-là, l’entreprise est bien sûr en difficulté. Elle a pourtant des carnets de commandes pleins pour plusieurs années et, de plus, le transport ferroviaire sera un élément central dans la transition écologique, car il faudra accepter un jour ou l’autre de mettre sur des trains les camions qui traversent notre pays, ce qui implique des commandes publiques. Si l’on considère Alstom avec d’autres yeux que ceux du profit, ne serait-elle pas une entreprise viable avec un État actionnaire à 100 % ? Ce qui réglerait du coup la question de la dualité du rôle des dirigeants que vous avez évoquée.

Merrill Lynch était la banque conseil de Patrick Kron et des dirigeants d’Alstom au moment du rachat par GE. Quels étaient vos liens avec cette banque à l’époque et par la suite ? Que pouvez-vous nous dire de l’avis de la commission de déontologie sur ces liens ?

J’imagine que vous avez assisté aux négociations sur les engagements de GE à l’égard d’Alstom. Qu’en est-il des accords signés par GE et des engagements pris ? Cela correspond-il à ce dont Arnaud Montebourg nous a parlé, notamment cet engagement de créer 1 000 emplois ?

M. David Azéma. Il est facile de se libérer d’actions au fil de l’eau, si j’ose dire, mais pas de 20 % du capital : si l’on vend en bloc, le cours s’effondre. Vous avez raison en ce qui concerne le trading à haute fréquence, mais la question est beaucoup plus compliquée dans les autres cas. Les actions sont théoriquement des instruments liquides, mais elles cessent de l’être quand on a un bloc très important entre les mains – sans même aller jusqu’à 20 % du capital.

Je ne sais quoi vous répondre si vous me dites que la nationalisation des moyens de production est une meilleure option que le marché. C’est un débat de philosophie politique dans lequel je ne vais pas m’engager. En tant qu’observateur, j’ai compris que l’Europe et la France ont choisi l’économie de marché et que, dans ce cadre-là, les critères que j’ai évoqués sont ceux que l’on a choisi d’appliquer collectivement ou majoritairement. Cela étant, je ne peux vous contredire : si Alstom était une entreprise publique à 100 %, il n’y aurait pas de conflit entre les intérêts des actionnaires et la politique industrielle. S’il faut chercher des précédents historiques, ce serait l’équivalent de la Manufacture de Saint-Gobain sous Louis XIV, ou de la DCNS mais à l’époque des arsenaux…

M. Bastien Lachaud. … Et d’Airbus dans les années 1960.

M. David Azéma. Ou plus exactement Aérospatiale, qui n’aurait pas pu créer Airbus à elle seule. C’est d’ailleurs un cas intéressant : on a dû transformer Airbus, qui était à l’origine un programme de coopération internationale, car il ne tenait pas dans la durée, faute d’alignement en matière de gouvernance – j’ai vécu exactement le même problème à Eurostar. On est alors passé d’une coopération autour d’un produit à une société commune fabriquant ce même produit, ce qui nous a obligés à négocier et à faire des compromis. Dans le deal qui a permis de créer EADS à l’époque où Dominique Strauss-Kahn était ministre, il n’était pas question pour les Allemands que l’entreprise soit sous domination publique. C’est la négociation sur la gouvernance d’Airbus, à laquelle j’ai participé dans le cadre de l’APE, qui a fait rentrer du capital allemand et a ainsi augmenté le niveau du capital public.

Dans l’univers où nous vivons, les schémas à 100 % publics sont assez compliqués
– et je ne parle pas toutes les complexités qui pourraient voir le jour du côté de Bruxelles. Le jour où une entité publique à 100 % veut procéder à une augmentation de capital dans une entreprise concurrentielle comme Alstom, il faut qu’elle fasse passer toutes ses augmentations de capital en aides d’État auprès de la Commission européenne : je lui souhaite bien du plaisir pour le pilotage !

Dans un autre univers politique que celui où nous vivons, cela pourrait éventuellement se faire, mais je ferai juste remarquer que la gestion bureaucratique des entreprises, ça ne marche pas toujours très bien – on peut le regretter ou pas, selon le point de vue philosophique auquel on se réfère, mais c’est comme ça. Peut-être existe-t-il une pierre philosophale pour que ça marche, mais personne ne l’a encore trouvée ! Je vous ai dit tout à l’heure que je ne croyais absolument pas aux vertus de la privatisation dans ce domaine et qu’il fallait donc faire preuve d’intelligence pour la gouvernance – mais dans le domaine des chemins de fer français, qui sont aujourd’hui publics à 100 %, je ne crois pas qu’on ait trouvé comment être efficace. Croyez-moi, il faut être modeste face à ces questions-là, qui sont très compliquées.

Vous m’avez demandé si, en tant que dirigeant d’Alstom, Patrick Kron avait eu Bank of America Merrill Lynch comme conseil : la réponse est oui. Pour ma part, j’avais annoncé que je quitterais l’APE dans une interview aux Échos datant de mars ou avril. J’étais à la recherche d’un nouveau poste et j’étais en discussion avec plusieurs employeurs potentiels, qui ne pouvaient pas être ceux dont je venais précédemment : il était donc exclu que je retrouve du travail au sein du groupe SNCF, ni même au sein de la plupart des groupes industriels dans lesquels j’avais une vague compétence, qui se trouvaient tous sur la liste des interdictions. Je me suis donc tourné vers le secteur des fusions-acquisitions, ce qui correspond un peu au métier que j’ai pratiqué précédemment au sein de corporates, et j’ai eu plusieurs offres, dont celle de Bank of America – les autres venaient de « boutiques », c’est-à-dire de petites entités comme celle où je me trouve aujourd’hui, qui ne font que des fusions-acquisitions. Me dirigeant vers un métier que je ne connaissais pas, j’ai choisi d’aller vers une grande société, où je verrais de l’intérieur ce que c’est ; c’était un passage nécessaire à mes yeux. J’ai donc engagé des discussions avec des gens de chez Bank of America, qui ne m’ont évidemment jamais dit qu’ils étaient conseil d’Alstom : c’est seulement quelques jours après la fuite que je l’ai découvert.

Je vous rappelle qu’à ce moment, j’étais en train de faire mes bagages et de me préparer à prendre deux mois et demi de quasi-congés avant de passer à autre chose. Je suis reparti au combat, si je puis dire, à la demande du ministre et de son cabinet et, dès que j’ai eu l’information, je suis évidemment allé voir les deux cabinets pour leur dire : « Normalement, je dois partir chez Bank of America, mais si c’est un problème, je pose le crayon, j’arrête tout de suite ». Sans doute s’est-il écoulé un petit délai, car je me souviens avoir eu le temps de prévenir aussi Joe Kaeser, le patron de Siemens, ainsi que le patron japonais de Mitsubishi Heavy Industries (MHI) et, bien sûr, Patrick Kron – car il aurait pu décider de se passer du conseil de Bank of America, puisqu’ils sont aussi du côté de l’État, au moins virtuellement. J’ai été totalement transparent : ma position était connue de toutes les parties et il a été jugé par mes autorités que cela ne posait pas de problème d’incompatibilité.

J’en viens à la dernière question, qui est de savoir si les conditions fixées dans l’accord ont été entièrement respectées.

M. Bastien Lachaud. Ce n’est pas tout à fait cela : ce que je veux savoir, c’est si l’accord final entre GE et Alstom correspond aux demandes précises d’Arnaud Montebourg du mois de juin 2014.

M. David Azéma. Franchement, il faudrait poser la question à Arnaud Montebourg, qui est le mieux à même d’en juger…

M. Bastien Lachaud. Il n’était plus ministre…

M. David Azéma. Certes, mais l’accord final est connu.

M. le président Olivier Marleix. Non, les lettres d’engagement restent confidentielles.

M. David Azéma. En tout état de cause, je n’en sais pas plus que M. Montebourg sur ce point, puisque je n’étais pas là non plus. Je ne peux donc pas vous répondre sur ce point.

M. le président Olivier Marleix. Je vous remercie d’avoir répondu franchement à M. Lachaud au sujet de votre passage chez Bank of America, car vous vous êtes trouvé dans une situation juridiquement compliquée, comme l’ont souligné de nombreux observateurs…

M. David Azéma. C’est une situation que l’on rencontre constamment dans ce métier : il est très fréquent que le conseil d’une partie devienne, quelques mois plus tard, le conseil d’une autre, qu’il avait précédemment en face de lui… Ce sont effectivement des situations compliquées.

M. le président Olivier Marleix. Ce sujet se trouve au cœur de nos investigations, car il nous évoque immédiatement pour nous l’expression consacrée par la loi, selon laquelle « ceux qui sont en charge des intérêts nationaux n’auront à l’esprit que la défense des intérêts nationaux », qui a logiquement conduit les observateurs à s’interroger sur votre situation personnelle. Sur ce point, votre réponse tend à démontrer que votre décision de quitter l’APE était connue avant la révélation du rôle de conseil de Bank of America auprès d’Alstom – une première tentative de départ avait d’ailleurs conduit le ministre à vous imposer de saisir la commission de déontologie, ce qui avait défrayé la chronique.

M. David Azéma. J’aimerais en profiter pour évoquer un point susceptible d’alimenter la réflexion de cette commission. Si je comprends parfaitement les préoccupations d’ordre déontologique, je comprends moins les conditions dans lesquelles les choses se sont faites. Dans les faits, la commission de déontologie ne pouvait pas être saisie, puisqu’elle ne se réunit qu’une fois par mois, et qu’elle ne pouvait pas être saisie avant que ma nomination ne soit prononcée. Par ailleurs, il m’était impossible d’aller consulter confidentiellement la commission pour lui soumettre mes projets et lui demander son avis à ce sujet – peut-être les règles ont-elles changé, mais à l’époque une telle démarche n’était pas envisageable.

On peut toujours se poser des questions, mais pour ma part je sais, en mon âme et conscience, que, durant cinq ou six semaines, j’ai défendu jour et nuit et de manière acharnée ce que je pensais être l’intérêt de l’État – en tout cas la consigne donnée par les ministres auxquels je rapportais. Sur ce point, le mieux est de demander à M. Montebourg et à son directeur de cabinet de l’époque, Boris Vallaud, s’ils ont eu le sentiment que je défendais loyalement les intérêts du ministère.

Mme Dominique David. Je vous remercie, monsieur Azéma, pour votre intervention claire et franche.

J’aimerais vous soumettre un cas pratique, relatif à un projet industriel d’envergure qui pourrait voir le jour dans ma région, la Nouvelle-Aquitaine, et porterait sur un domaine apparemment considéré comme stratégique, celui du stockage de l’énergie. Ce projet, aujourd’hui techniquement mûr, représente des centaines d’emplois, mais a besoin pour démarrer de l’engagement d’un constructeur automobile – non pas un engagement financier, mais sous forme de commandes, afin d’amorcer le projet.

Alors que la région Nouvelle-Aquitaine est très impliquée dans ce projet et qu’elle a obtenu le soutien du Président de la République, du Premier ministre et du ministre de l’économie, rien ne se passe. Cet exemple est, à mon sens, assez révélateur de l’incapacité des entreprises françaises à chasser en meute. Pensez-vous que nous ayons en France les bons leviers pour faire avancer des projets de ce type ? Que pourrions-nous faire pour que ce projet voie le jour en France plutôt qu’ailleurs – par exemple en Asie ?

Mme Anne-Laure Cattelot. En tant que rapporteure sur le budget des transports, j’aimerais vous interroger, monsieur Azéma – vous qui êtes un expert du ferroviaire, puisque vous êtes passé par la SNCF ainsi que par un opérateur anglais et par l’opérateur franco-québécois Keolis – sur la question des péages ferroviaires, qui dissuade un usage intensif du réseau. Cette question en soulève deux autres, à savoir celle des capacités de trafic ferroviaire sur notre territoire et celle de la connexion qui doit s’établir entre la politique de transport et la politique industrielle – c’est surtout ce dernier point qui m’intéresse.

L’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ARAFER) a épinglé SNCF Réseau, et il est prévu que le TER et le TGV fassent l’objet d’une prochaine ouverture à la concurrence. Selon vous, que faudrait-il faire pour favoriser un usage plus intensif du réseau ?

Ma deuxième question porte sur le groupe Vallourec. Si vous n’étiez plus à l’APE au moment où, dans le cadre d’un nouveau plan industriel, Vallourec a bénéficié d’une prise de participations de Bpifrance à hauteur de 15 % de son capital, vous n’ignorez probablement pas que ce groupe a récemment fait part de son intention de se spécialiser sur certaines productions par géographie. Que pensez-vous des orientations stratégiques de ce fabricant des tubes métalliques principalement destinés aux industries du pétrole et du gaz, et rattaché à ce titre au secteur de l’énergie – un secteur que vous connaissez –, dans le capital duquel l’État est présent à un tel niveau de participation ? Personnellement, je m’inquiète de son avenir et de la pérennisation des emplois, et j’ai l’impression que l’État a pris une participation destinée à stabiliser le groupe, sans forcément se préoccuper de son avenir à sur le moyen et le long terme.

M. David Azéma. Compte tenu du peu d’éléments que vous m’avez communiqués, madame David, je ne peux que vous faire la réponse suivante. De deux choses l’une : ou bien le projet est suffisamment abouti pour trouver un financement de la part d’un client ou d’un futur client, auquel cas il est effectivement étonnant qu’il ne trouve pas l’appui de potentiels clients – ce qui conduit à se demander si les choses ont été correctement présentées, notamment en termes de bénéfices à attendre des opérations envisagées ; ou bien le projet n’a pas encore atteint le stade de maturité permettant au système marchand de croire dans ce produit.

Dans cette seconde hypothèse, le projet ne peut avoir une chance d’aboutir que s’il existe des investisseurs capables de croire dans le produit. C’est précisément ce qui fait la grande puissance des États-Unis dans le secteur de la tech : le fait qu’il y ait des gens disposés à mettre des centaines de millions, voire des milliards, sur des produits qui ne rapportent rien, des gens qui sont capables de payer des milliers de chercheurs, de développeurs et de commerciaux, jusqu’à la concrétisation de ce à quoi ils croient. C’est un écosystème qui n’existe pas en Europe. Lever des capitaux n’est pas un métier facile, et si vous n’avez pas cette capacité à lever des capitaux grâce à un projet auquel des investisseurs croient suffisamment, toute la question est de savoir si la puissance publique est en mesure, dans son rôle de financement de la recherche, du développement et de l’innovation, de porter le projet. Je ne peux malheureusement pas vous en dire beaucoup plus, compte tenu du peu d’éléments dont je dispose.

Mme Dominique David. En fait, ce n’est pas un problème de levée de capitaux, puisque c’est Total qui porte ce projet, mais un problème d’engagement commercial de la part d’un constructeur automobile français, qui rechigne à passer les premières commandes pour amorcer le processus industriel.

M. David Azéma. Je comprends, mais dans la mesure où j’ignore les raisons pour lesquelles ce constructeur automobile ne souhaite pas s’engager, je ne peux pas vous livrer un commentaire très approfondi sur ce dossier.

Pour ce qui est de Vallourec, madame Cattelot, je ne connais pas non plus suffisamment la situation pour vous répondre : je préfère donc m’abstenir plutôt que de vous dire des bêtises.

Au sujet de la tarification du ferroviaire, en revanche, j’ai suffisamment trempé là-dedans pour vous apporter la réponse suivante : il n’existe aucun système intelligent de péage, et le système le plus intelligent à mes yeux s’appelle Eurotunnel, un groupe qui fait circuler ses propres trains, les navettes. Ce système part du principe que, pour financer un réseau d’infrastructures dédiées au transport ferroviaire, le meilleur moyen d’avoir des recettes non publiques, c’est que des passagers payent des billets pour emprunter des trains circulant sur ce réseau ferroviaire – en l’occurrence des automobilistes ou des camionneurs qui empruntent les navettes. L’intérêt du gestionnaire d’infrastructures est qu’il y ait le plus de trains possible à circuler sur son réseau. Bien sûr, il faut que les recettes provenant de la circulation des trains soient supérieures aux coûts d’exploitation. Cela dit, c’est un peu plus subtil que cela : on fait également circuler certains trains dont les recettes ne couvrent pas les coûts d’exploitation, afin de s’assurer la fidélité des clients : même si les trains d’extrémité, par exemple celui de cinq heures du matin et celui de onze heures du soir, ne sont jamais pleins, il faut quand même les faire rouler, car les gens finissent par se rabattre sur l’avion ou la voiture parce qu’ils n’ont pas de solution de couverture.

Si l’on part du principe que toutes les recettes des trains SNCF viennent in fine alimenter le réseau, l’intérêt du gestionnaire de réseau est d’en faire rouler le plus possible. Ce que je suis en train de vous dire est exactement l’inverse de la manière dont l’Union européenne et un certain nombre de gens regardent le ferroviaire : ils oublient qu’il s’agit d’un système intégré, non seulement techniquement, mais aussi économiquement. Soit dit en passant, cela n’est en rien incompatible avec la concurrence, puisqu’un mobile concurrent traverse lui aussi le tunnel, à savoir Eurostar : venant d’Angleterre, vous pouvez aller en France avec votre voiture en empruntant la navette qui appartient à Eurotunnel – le Shuttle –, mais vous pouvez aussi prendre l’Eurostar, qui n’appartient pas à Eurotunnel et se contente de lui payer un péage. Mais le péage n’est payé que par les tiers, et je suis absolument persuadé que pour encore très longtemps, ces tiers ne représenteront pas en France une proportion supérieure à 30 % des utilisateurs du réseau : vous aurez donc toujours un réseau utilisé à 70 % par le groupe public ferroviaire SNCF lui-même.

Dès lors, pourquoi se tuer à inventer un péage entre deux parties du même groupe public, ce qui envoie des signaux économiques totalement pervers, et fait perdre de vue que cette entreprise est là pour assurer aux Français un service de transport public ferroviaire de bonne qualité, aux meilleures conditions économiques et avec la meilleure performance possible ? Le souci de maintenir un niveau de performance élevé peut d’ailleurs justifier la présence d’une concurrence qui aiguillonne, donne des idées et incite à être un peu plus innovant.

J’espère avoir répondu à votre question, tout en étant conscient que mon propos n’est pas vraiment conforme à la doxa européenne en matière de transport ferroviaire.

M. le président Olivier Marleix. Nous vous remercions, monsieur Azéma, d’avoir répondu à nos questions.

 

La séance est levée à treize heures dix.

 


20.    Audition, ouverte à la presse, de M. Mathias Audit, professeur à l'École de droit de la Sorbonne (Université de Paris 1) et de M. Pascal Dupeyrat, représentant d’intérêts au Cabinet RELIANS Consulting, auteur du « Guide des investissements dans les secteurs stratégiques »

(Séance du mercredi 14 février 2018)

La séance est ouverte à seize heures vingt-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Nous recevons, M. Mathias Audit, agrégé de droit privé, professeur à l’université Paris I, et M. Pascal Dupeyrat, dirigeant et fondateur du cabinet d’affaires Relians Consulting, auteur de plusieurs ouvrages dont le Guide des investissements dans les secteurs stratégiques, et Mondialisation et patriotisme économique. M. Dupeyrat est lobbyiste, inscrit au répertoire de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Dans le cadre de son enseignement et de ses publications, le professeur Audit s’est spécialisé sur certains thèmes clés du droit international des affaires qui retiennent particulièrement l’attention de notre commission d’enquête. On citera de nombreux articles portant, en particulier, sur l’arbitrage, sur la coexistence des procédures contentieuses en matière d’investissements étrangers, sur les différentes questions relatives aux effets d’exterritorialité des droits américain ou britannique anticorruption, ou encore sur les sanctions infligées à des entreprises accusées par les États-Unis de transgresser les règles d’embargo à l’égard de certains pays comme l’Iran ou Cuba.

M. Dupeyrat apporte notamment son aide aux entreprises étrangères qui souhaitent prendre une participation dans une entreprise française, ou simplement l’acheter. À ce titre, il est un praticien de la procédure d’autorisation préalable des investissements étrangers en France (IEF), cheminement administratif dont il a connu les arcanes, avant puis après la publication du décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable, dit « décret Montebourg ». Il est ainsi fréquemment en contact avec le bureau Multicom 2 « Investissements et règles dans le commerce international » de Bercy, dont nous avons entendu les responsables, le 24 janvier dernier.

M. Pascal Dupeyrat, qui pratique également le droit américain particulier aux autorisations des investissements étrangers, pourra dresser un tableau comparatif des deux procédures. Alors que le gouvernement français a annoncé vouloir renforcer le dispositif Montebourg, les Américains sont à nouveau en train de réformer leur Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS). N’avons-nous pas toujours quelques trains de retard ?

Quelles pistes d’évolution législative ou réglementaire devrions-nous suivre en France ? La notion d’entreprise stratégique devrait-elle être encore un peu plus précisée par les textes, comme le souhaite la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne ? Toutefois, dès lors que cette notion semble évolutive, certains pensent qu’il vaut mieux conserver des marges d’appréciation in concreto.

Quelle articulation vous semble souhaitable entre le projet de règlement européen, et ce qui doit relever du droit national ?

Monsieur le professeur Audit, nous aimerions que vous nous éclairiez sur plusieurs sujets en lien avec la mondialisation du droit. En France, la loi dite « Sapin II » a le mérite d’exister et d’afficher une réelle ambition, mais beaucoup s’accordent à penser qu’elle est insuffisante – c’est le cas du directeur de l’Agence française anticorruption (AFA) lui-même, M. Charles Duchaine.

En inaugurant la Digital Factory de Thales, le 17 octobre dernier, M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, a déclaré que l’Union européenne devait se doter d’un dispositif de riposte à l’exterritorialité des lois américaines en précisant : « Le commerce mondial doit être fondé sur un principe d’équité et de réciprocité. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. […] il faut que nous ouvrions, nous Français, avec nos partenaires européens, la réflexion sur ce type d’outils. »

Plus généralement, ne voit-on pas émerger en ce domaine un véritable marché du droit du fait de la pratique américaine d’instrumentalisation conjointe de règles d’autorisation d’investissements étrangers, de dispositions dites « anticorruption », et des principes de la concurrence ? Hier, dans Le Figaro, on pouvait lire une interview assez intéressante de l’avocat américain John Quinn sur la mondialisation du droit. Cette année, l’étude annuelle de la Cour de cassation porte également sur le juge et la mondialisation.

La pratique américaine visiblement très bien orchestrée par le Department of justice (DoJ) vise, en principe, toutes les entreprises, mais, force est de constater, que les deux tiers des amendes sont payés par des entreprises européennes.

M. Mathias Audit, professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Université de Paris 1). Votre commission d’enquête est relative aux décisions de l’État en matière de politique industrielle. Il existe, dans ce domaine, deux ensembles de décisions de nature assez différentes : les unes concernent la concentration des entreprises, les autres sont relatives aux investissements étrangers – je précise que je consacre mon propos liminaire au droit français, mais que je répondrai avec plaisir à vos questions relatives au droit américain.

Par « décision », j’entends un acte juridique adopté par une autorité qui est habilitée à le faire. Je n’évoque pas les « décisions politiques », comme le choix de M. le ministre de l’économie et des finances de ne pas faire entrer l’État dans le capital de la nouvelle entité issue la fusion Alstom-Siemens, car il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une « décision » au sens juridique du terme.

Le premier type de décisions est relatif aux concentrations.

Celles prises – ou encore à prendre s’agissant du projet de fusion Siemens-Alstom – dans les affaires, ou plutôt les cas qui sont à l’origine de la création de votre commission d’enquête – Alstom, Alcatel et STX – relèvent de cette catégorie. Ce type de décision, visant à autoriser ou non une concentration, appelle de ma part deux observations.

Tout d’abord, je constate que, pour ces opérations, dans la majorité des hypothèses, l’État n’est plus décisionnaire. En effet, les chiffres d’affaires, dans le monde et dans l’Union européenne, des entreprises concernées atteignent des seuils qui confèrent la compétence en matière de concentration aux autorités européennes, et non plus à l’État. Même lorsque ces chiffres d’affaires se situent en deçà des seuils prévus, depuis 2008, le ministre de l’économie et des finances n’est plus compétent : la décision revient à l’Autorité de la concurrence.

Ensuite, les décisions en matière de concentration sont avant tout adoptées à l’aune de considérations de marché : l’effet de la concentration sur les prix est le seul critère finalement retenu. En principe, des questions essentielles, telles que la sauvegarde de l’emploi ou le maintien d’un « fleuron » national, n’entrent pas en considération. C’est évidemment d’autant plus vrai lorsque la décision est prise par les autorités européennes.

Dès lors, à moins de réformer le régime du contrôle des concentrations, qui relève, pour l’essentiel, du droit européen, je ne suis pas certain que ce type de décisions entre dans le champ de ce qui fait l’objet de votre commission d’enquête.

Le second type de décisions est pris en matière d’investissements étrangers.

À la grande différence des décisions en matière de concentration, sur ce sujet, les règles en vigueur restent nationales – même si les choses sont en train de changer, vous l’avez dit, monsieur le président –, et le dispositif législatif et réglementaire applicable figure dans le code monétaire et financier.

Je me dois de vous indiquer que ces règles sont assez peu lisibles et de compréhension délicate – particulièrement la partie réglementaire. Sans doute serait-il opportun de les clarifier, notamment pour la sécurité juridique des opérateurs étrangers qui souhaitent investir en France. Il faut que le droit français soit plus lisible.

Quoi qu’il en soit, le code monétaire et financier prévoit un régime d’autorisation différent selon que l’on est un investisseur européen ou non européen – il prévoit également un régime de déclarations statistiques qui n’intéresse sans doute pas votre commission d’enquête.

Pour les investisseurs non européens, selon la partie réglementaire du code, les secteurs soumis à autorisation sont : les jeux d’argent, la sécurité privée, le développement ou la production d’agents pathogènes ou toxiques, certaines technologies de l’information, l’armement ou les biens à double usage, les activités de cryptologie, celles qui sont liées à la défense nationale ou à la production et au commerce de matériels de guerre, ou liées à l’approvisionnement énergétique, l’approvisionnement en eau, aux réseaux de transport, aux réseaux de communications électroniques, ou encore à la protection de la santé publique.

Pour les investisseurs européens, la liste des secteurs soumis à autorisation est plus courte puisque ne sont concernés que la défense, l’approvisionnement énergétique, l’approvisionnement en eau, les réseaux de transport, les réseaux de communications électroniques, et la protection de la santé publique. L’autorité compétente pour délivrer l’autorisation est le ministre de l’économie et des finances.

Depuis le décret du 14 mai 2014, parfois également appelé « décret Alstom », qui figure aujourd’hui à l’article R. 153-10 du code monétaire et financier, le ministre peut prendre en considération la préservation de certains intérêts nationaux pour accorder ou refuser son autorisation. Le texte cite à cet égard la pérennité des capacités industrielles ou des capacités de recherche, et la sécurité et la continuité du maintien en France de certaines industries : défense, réseaux, transports, communications électroniques, santé publique.

L’État peut donc utiliser un mécanisme spécifique afin de préserver certains intérêts économiques nationaux. Mais, en un sens, cette modification de 2014 a transformé la nature du système d’autorisation. En effet, jusqu’à cette date, il s’agissait de protéger certains intérêts nationaux « stratégiques » – même si la notion n’existe pas juridiquement à proprement parler – dans les secteurs de la défense, de l’énergie, de l’approvisionnement en eau, et des réseaux de transport. Depuis la modification de 2014, le ministre de l’économie et des finances peut prendre en compte d’autres considérations, comme le maintien sous contrôle français d’une industrie ou la préservation de l’emploi, pour décider de refuser ou d’accorder une autorisation, même si ce motif ne figure pas expressis verbis dans le code… Il en résulte que l’on confie au ministre le soin de se prononcer sur des questions qui vont au-delà de la seule préservation d’un intérêt stratégique.

Puisque le paradigme a évolué, il faudrait également sans doute repenser le mode de fonctionnement. Il conviendrait, en particulier, que les décisions d’autorisation soient rendues publiques, quitte à en retirer les informations confidentielles, ou celles qui sont économiquement trop sensibles. Aujourd’hui, par exemple, nous ne savons pas si des autorisations ont été délivrées dans les affaires qui sont à l’origine de la création de votre commission d’enquête.

Ce dernier point me permet de faire une transition vers la question du droit européen. Vous le savez, il existe une proposition de règlement du 13 septembre 2017 établissant un filtrage des investissements directs étrangers. D’un point de vue institutionnel, cette démarche est logique car, depuis le traité de Lisbonne, les investissements directs étrangers relèvent de la politique commerciale commune. Il s’agit donc désormais une compétence qui est au moins partagée entre les États et l’Union.

Cette proposition de règlement comporte à mon sens deux apports principaux. Elle met tout d’abord en place un cadre procédural minimal pour les mécanismes de contrôle nationaux des investissements directs étrangers. S’il entre en vigueur, ce règlement modifiera le contrôle opéré par les États en introduisant plus de transparence, des garanties procédurales, un contrôle des délais de réponse… Elle instaure ensuite un système d’avis de la Commission européenne pour les projets présentant un intérêt pour l’Union. Il ne s’agit pas d’un système d’autorisation : la Commission formulera seulement un avis qu’elle transmettra aux autorités nationales.

M. Pascal Dupeyrat, représentant d’intérêts au cabinet RELIANS Consulting. Quel est l’intérêt de l’activité de lobbying dans le cadre des procédures IEF ou IDE – pour investissements directs étrangers ?

Il faut garder à l’esprit l’idée que ces procédures ne sont pas simplement juridiques ; elles sont également institutionnelles. En clair, nous ne sommes pas seulement dans une logique de guichet, avec dépôt d’une demande d’autorisation préalable, mais également dans une logique d’anticipation et de négociation avec les pouvoirs publics. Cette dernière encouragée par les textes nécessite d’interagir avec de nombreux pouvoirs publics.

Même dans le cadre du CFIUS américain, les opérations type IEF sont par définition des opérations sensibles qui font souvent l’objet de campagnes d’influence pouvant aller jusqu’à des tentatives de déstabilisation, de neutralisation, voire de prédation. Ce sujet complexe n’est donc pas sans lien avec des problématiques d’intelligence économique, et même de guerre économique.

Dans ce cadre, quel rôle joue le lobbyiste – dénommé « représentant d’intérêts » depuis la loi dite « Sapin II » ? Il est représentant d’intérêts, ce qui fait l’objet d’une obligation déclarative auprès de la HATVP. Il est aussi, de plus en plus, un tiers de confiance, à l’instar de ce qui se passe aux États-Unis. Sa connaissance des acteurs comme des règles en fait quelqu’un à qui l’on peut parler en « off », et avec qui on pourra organiser la négociation entre l’acquéreur, le vendeur et les pouvoirs publics.

Rappelons que nous nous situons dans un cadre d’une liberté d’investissement qui suppose que l’acquéreur comme le vendeur peuvent normalement acheter et vendre librement. Cependant, parce qu’un régime dérogatoire a été instauré, l’État s’invite autour de la table et détient des pouvoirs très importants : il peut autoriser l’opération, la refuser, la modifier, et s’il n’en est pas satisfait, il peut procéder à un désinvestissement, voire appliquer des sanctions financières si des engagements n’ont pas été respectés. L’interaction avec les pouvoirs publics est donc essentielle.

Si l’on veut esquisser une comparaison entre les droits américains et français, comme vous m’avez invité à le faire, il faut rappeler qu’aux États-Unis, les opérations transfrontalières s’inscrivent dans le schéma du « marché du droit ». À Washington, ce marché du droit est organisé autour de trois grands axes : celui du droit de la concurrence, celui de l’anticorruption – avec le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) et la compliance –, et celui de la sécurité nationale. Le dispositif CFIUS est un pilier à part entière de toutes les opérations transfrontalières. Les États-Unis disposent ainsi un système d’intelligence économique tout à fait remarquable puisque les acteurs font remonter énormément d’informations vers les pouvoirs publics sur la nature et les enjeux de l’ensemble des opérations auxquelles ils participent. Sans être « complotiste », on peut parler de synergies de ces régulations pour les prises de contrôle étrangères avec certains intérêts géostratégiques. Tout cela constitue un écosystème qui travaille de concert aux intérêts bien compris de l’ensemble des participants.

J’en viens aux trois grandes questions de l’attractivité, de la prévisibilité, et de la prédictibilité. L’attractivité concerne l’impact des régulations sur les opérations de fusion-acquisition. La prévisibilité est un sujet majeur pour les investisseurs étrangers, qui repose sur l’équité du processus d’examen. Quant à la prédictibilité, elle se révèle essentielle pour les États souverains, car elle engage la crédibilité des positions de protection des États contre un ennemi potentiel.

Il faut bien comprendre que ces questions et les arbitrages qu’elles commandent
– par exemple entre sécurité ou liberté d’investissement – se posent dans tous les pays, et à tous les parlements. Elles sont totalement légitimes, et l’enjeu de la régulation ne consiste pas à repousser l’une ou l’autre mais à les articuler.

Pour commencer, arrêtons-nous sur l’attractivité. Les dispositifs de régulations sont globalement semblables dans le monde. Nulle part le principe de la liberté d’investissement n’a jamais été démenti, même au plus fort de périodes noires, comme après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, et l’augmentation de la régulation en matière de sécurité nationale.

Dans ce pays, une nouvelle réglementation doit être mise en place, le Foreign Investment Risk Review Modernization Act (FIRRMA) : elle ne remettra absolument pas en cause le principe de liberté des investissements étrangers. Il existe outre-Atlantique des régulations qui sont fonction des systèmes de droit. Il faut comprendre que les États-Unis sont une nation, alors que l’Europe est un marché. Pour une nation, la notion de sécurité nationale est très importante. Cependant, parce qu’elle n’est pas définie dans les textes, elle pose un problème en termes de prédictibilité : l’investisseur étranger ne sait jamais, a priori, si son acquisition porte atteinte à la sécurité nationale américaine.

En Europe, nous adoptons une logique un peu différente puisque nous sommes sur marché. Les traités renvoient aux États membres le soin de défendre leur sécurité nationale et l’Europe demande à chacun d’entre eux d’établir une liste des secteurs à protéger. Cela permet que l’investisseur étranger ne soit pas soumis à ce que l’on pourrait appeler « le fait du prince », ou à des tentations protectionnistes. Les logiques américaines et européennes ne sont pas les mêmes. Certains évoquent par exemple un « CFIUS européen », ce qui me fait toujours un peu bondir parce que, par définition, le CFIUS protège la sécurité nationale. Comment pourrions-nous invoquer une sécurité nationale européenne qui n’existe pas – c’est en tout cas mon point de vue ?

Les dérogations à la règle de la liberté d’investissement, fondées sur la sécurité nationale, existent dans tous les dispositifs. Depuis dix ans, nous observons un mouvement international de multiplication des réglementations visant à accroître les pouvoirs de contrôle des États sur les investissements étrangers, sans remettre en cause le principe de liberté d’investissement. En France, le décret dit « Villepin », du 30 décembre 2005, a été complété, en 2014, par le décret Montebourg. Dans la même veine, aux États-Unis, le Foreign Investment and National Security Act date de 2007, en Allemagne une loi est entrée en vigueur en 2017 et, au Royaume-Uni et en Italie, des textes sont sur le point d’être adoptés, s’ils ne le sont pas déjà. En la matière, nous n’avons donc pas affaire à une lubie française, mais à une tendance internationale cohérente avec les évolutions du monde.

Ces dispositifs n’ont cependant nullement mis en cause la capacité des États à attirer des investisseurs étrangers. En 2017, on a enregistré dans le monde 938 milliards de dollars de fusion-acquisition dans le secteur de l’énergie et des infrastructures, et 625 milliards dans celui des technologies, médias et télécoms.

Pour vous montrer le niveau de protection du dispositif français par rapport au dispositif américain, j’ai « appliqué » ce dernier à notre CAC 40 : la législation américaine protégerait plus des trois quarts du périmètre en question alors que le décret Montebourg n’en concerne peu ou prou que les deux tiers. Nous avons encore beaucoup de marge si nous voulons augmenter notre niveau de protection.

J’en viens à la prévisibilité. De façon générale, dans la plupart des dispositifs, le ministère de l’économie est la porte d’entrée des investisseurs étrangers. L’idée générale est de leur présenter un interlocuteur rassurant, qui est, en quelque sorte, « acquis ». Ils pourraient s’inquiéter d’être confrontés à un ministère dont la logique pencherait trop du côté de la défense de la sécurité nationale. Les véritables enjeux de prévisibilité concernent la lisibilité des textes applicables, en particulier les questions de notification et d’enquête. De ce point de vue, la France peut vraiment améliorer son dispositif et le rendre plus lisible.

Partout dans le monde, nous assistons à un allongement des durées d’instruction des autorisations préalables. En pratique, cet allongement existe d’ailleurs déjà. En France, par exemple, le texte prévoyant un délai de deux mois peut facilement être détourné : dès lors que le délai ne court que lorsqu’un dossier est complet, il suffit que ce dossier ne le soit jamais. Aux États-Unis, le délai de quatre-vingt-dix jours est parfaitement lisible pour l’investisseur, mais il ne s’enclenche qu’après une notification volontaire qu’il est d’usage de ne déposer en accord avec le Treasury, qu’une fois que toutes les parties prenantes sont tombées d’accord – ce qui signifie que deux ou trois mois ont pu déjà s’écouler. Pour éviter ces « détournements », la tendance actuelle est à l’allongement de la procédure, comme dans la récente loi allemande ou le futur FIRRMA américain. De façon générale, la durée moyenne d’instruction de quatre-vingt-dix jours sera portée à cent cinquante ou cent quatre-vingts jours – qui correspondent aux délais raisonnables observés dans le monde. Ce point peut constituer pour vous une piste de réflexion.

La prévisibilité se fonde aussi sur une logique de réassurance de l’investisseur. Il doit savoir à quelle sauce il va être mangé. Sur ce plan, la procédure de rescrit est très importante. En France, elle alimente l’idée que l’on accumule la paperasserie, alors qu’elle est particulièrement utile. Aux États-Unis, le nouveau dispositif FIRRMA renforce la procédure de light filing qui correspond à un rescrit simplifié.

Les investisseurs sont également particulièrement attentifs aux possibilités de recours. Ils ont véritablement le sentiment que les décisions prises relèvent du « fait du prince ». Il est vrai qu’il est difficile de contester une décision fondée sur un motif de sécurité nationale. La question a été évoquée aux États-Unis après que le Président Obama a empêché l’installation d’une ferme éolienne à côté d’une base militaire. Les investisseurs chinois qui ont fait appel devant les tribunaux américains ont été déboutés au motif que les décisions de ce type du Président des États-Unis ne sont pas susceptibles d’appel puisqu’elles relèvent de la sécurité nationale et qu’il est, de toute façon, la seul et unique personne à pouvoir rendre une décision fondée sur ce motif. Le juge a toutefois laissé entendre au plaignant que le gouvernement américain aurait bien fait de donner un peu plus d’informations sur les raisons pour laquelle il ne lui était pas permis de réaliser son investissement.

Toutes ces opérations se déroulent dans un écosystème assez particulier, notamment en termes de règles de transparence. Les lois sur le lobbying aux États-Unis sont extrêmement strictes et la négociation avec le ministère de l’économie se fait principalement par l’intermédiaire des avocats. Toutes les autres actions qui conduisent à rencontrer les membres du Congrès, par exemple, sont soumises aux règles extrêmement strictes relatives au lobbying. La France vient seulement de créer la HATVP. Disons, de façon caricaturale, que dans ce domaine, les choses se font de façon très professionnelles aux États-Unis, alors qu’en France, les opérations sont parfois réalisées dans un certain entre soi et que la transparence pourrait être améliorée – et je ne prêche pas contre ma paroisse.

Nous avons en tout cas constaté un changement d’attitude au sein de l’administration française. La nomination d’un Commissaire à l’information stratégique et la sécurité économiques (CISSE) a été, de ce point de vue, très important. Monsieur le président, vous évoquiez mes relations avec Multicom 2 : le fait que ce Commissaire participe à l’élaboration de la position du gouvernement français sur les investissements étrangers ouvre une sorte de sas de négociations avec les pouvoirs publics, qui est particulièrement utile. Le commissaire invoque notamment le secret-défense ce qui permet d’échanger avec lui des informations qui reste sous le sceau du secret : vous pouvez donc entamer les négociations essentielles qui se déroulent en amont. Ces étapes ont donc lieu en toute transparence mais restent entourées d’une certaine confidentialité – ce qui est important pour rassurer l’investisseur quant à la façon dont il sera traité.

Enfin, je veux évoquer la prédictibilité. Les débats de votre commission d’enquête peuvent se lire à l’aune de ce qui s’est produit, en 2006, aux États-Unis, après que le CFIUS a donné une autorisation à une opération dite « Dubaï Ports ». Lorsque le Congrès s’en était ému, le CFIUS avait expliqué que le pouvoir législatif ne disposait d’aucun droit de regard en la matière. Mal lui en a pris : la législation a été profondément modifiée obligeant le CFIUS à communiquer un état statistique de ses opérations. Les représentants du peuple américain considèrent qu’il est tout à fait normal que, s’agissant de la sécurité nationale des États-Unis, le peuple soit informé de ce qui se passe dans les couloirs du CFIUS. À l’époque, le processus interministériel avait également été amélioré, et la loi avait instauré une sorte de sas permettant à certains parlementaires, tenus au secret, d’être informés des procédures en cours. Finalement, alors qu’il y a dix ans la procédure relevait de la sécurité nationale et restait confinée entre quelques personnes, elle est désormais soumise à des contrôles internes et externes.

La prédictibilité se renforce si l’on sait que certaines opérations font l’objet d’un refus. La France ne communique pas à ce sujet, mais, à mon sens, elle aurait intérêt à le faire : les investisseurs hostiles doivent savoir qu’ils courent un risque. Cette information fait partie de l’arsenal de dissuasion face à la prédation.

La question de la définition du secteur stratégique entre aussi dans le champ de la prédictibilité. L’État n’est pas très au clair sur sa propre définition. On trouve dans les textes les seize secteurs qu’a cités le professeur Audit, mais également la « défense des intérêts nationaux français », les « intérêts fondamentaux de la nation », les « secteurs économiques porteurs d’intérêts stratégiques », auxquels il faut ajouter les pôles de compétitivité, les filières stratégiques, la liste des technologies clés du ministère de l’industrie, sans parler de l’approche capitalistique de l’État via l’Agence des participations de l’État (APE), et la Banque publique d’investissement (Bpifrance). Il est donc fortement souhaitable que le législateur se saisisse de la question et dise ce qu’est un « secteur stratégique ».

De façon générale, les législations se renforcent partout pour que les Parlements contrôlent davantage les dispositifs de régulation.

Pour conclure, on peut dire que ces dispositifs ne réduisent pas à néant l’attractivité en matière d’investissements étrangers ; que plus la prévisibilité progresse, plus les investisseurs sont contents de travailler avec un pays comme la France, et que plus la prédictibilité renforcera notre crédibilité, moins nous risquerons des tentatives de prise de contrôle hostiles.

M. le président Olivier Marleix. Monsieur le professeur, à vous entendre, les intérêts du consommateur sont finalement mieux défendus que les intérêts nationaux : d’un côté, il existe une vraie procédure, nationale, européenne, alors que de l’autre, le régime est un peu plus flou.

Vous avez évoqué le dispositif réglementaire, notamment l’article R. 153-9 qui précise les conditions dont le ministre de l’économie peut assortir sa décision. Mais cet article est rédigé de façon assez étonnante : « Le ministre chargé de l’économie examine si la préservation des intérêts nationaux tels que définis par l’article L. 151-3 peut être obtenue en assortissant l’autorisation d’une ou plusieurs conditions ».

L’objectif poursuivi est pris en compte : « Ces conditions portent principalement sur la préservation par l’investisseur de la pérennité des activités, des capacités industrielles, des capacités de recherche de recherche et de développement, etc. » Aucune de ces conditions n’est définie par un outil juridique, à part, au dernier alinéa, l’éventuelle cession d’une partie de l’activité. Je trouve assez surprenant qu’il n’y ait pas davantage de précision quant aux outils juridiques que peut utiliser le ministre pour encadrer sa décision.

Pour l’instant, on a du mal à juger de la façon dont le dispositif fonctionne in concreto. En effet, la décision étant secrète et couverte par le « secret défense », on ne connaît jamais les conditions qui ont été posées. Je trouve cela assez surprenant, et je m’interroge : notre dispositif est-il vraiment sûr ? En effet, si le ministre voulait enclencher une procédure – prévue par les textes – en manquement aux conditions dont il a assorti son autorisation, les fondements juridiques de son action seraient-ils assez solides ? Ce sont simplement des engagements pris dans le cadre d’une lettre d’engagement. Et on ignore si ces conditions sont expressément un droit de regard du ministre sur la nomination des administrateurs, la fidélisation des activités, etc. À vrai dire, cette rédaction est assez peu juridique. Quelle est votre analyse ?

Un de nos interlocuteurs, M. Bruno Bézard, nous a dit qu’il faudrait, au-delà des trois éléments de définition que sont la sécurité nationale, la défense et l’ordre public, recourir à une autre notion, en substance « la technologie de souveraineté utile dans la mondialisation ». Partagez-vous cette approche, quitte à ce que cette notion ne soit pas défendue au niveau national mais européen ?

M. Mathias Audit. Les termes qui ont été retenus dans ce dispositif sont plutôt lâches et offrent une marge de manœuvre assez importante au ministre. En soi, ce n’est peut-être pas une difficulté. Ce qui me paraît en être une, c’est qu’effectivement, les décisions ne sont pas connues.

Si les décisions étaient connues, on pourrait savoir ce que l’État français entend par tel ou tel dispositif et par tel ou tel concept visé par l’article R. 153-9. Une forme de jurisprudence se mettrait en place, et au fur et à mesure des « précédents », on saurait ce qu’il faut entendre exactement par « ouvrage d’importance vitale », « capacités industrielles », « capacités de recherche », « continuité du maintien en France de certaines industries », etc.

Il est assez fréquent que, dans les législations, on introduise des termes dont l’acception est assez large, mais, en général, l’intervention du juge permet de les préciser. En l’occurrence, dans la mesure où l’on ne sait pas exactement ce qu’il faut entendre par ces concepts dont la rédaction est sans doute un peu trop imprécise, on est dans l’inconnu : mettons-nous à la place d’un investisseur étranger. C’est donc l’absence de connaissance des décisions elles-mêmes – d’autorisation ou de refus d’autorisation – qui constitue la principale difficulté.

M. Pascal Dupeyrat. Le dispositif américain, à dessein, ne définit pas la sécurité nationale, qui est la raison de la dérogation. Mais je remarque que le FINSA, le Foreing Investment and National Security Act – de 2007 avait complété la notion de sécurité nationale par celle de critical infrastructures, qu’on pourrait traduire par « infrastructures d’importance vitale », et de key ressources - ressources stratégiques ». De la même manière, le FIRRMA, qui va être déposé demain au Congrès, toujours en texte bipartisan, précisera certaines de ces notions. Il ira même plus loin en précisant dans la loi les notions de « technologie sensible » et de « technologie critique » - sur lesquelles on disposait déjà de quelques informations.

Néanmoins, dans la régulation qu’il installe, le CFIUS doit se conformer aux lignes de conduite fixées par le Congrès en matière d’instructions. Mais il est intéressant de noter que le processus qu’il doit respecter se combine avec la propre doctrine du Président des États-Unis. N’oublions pas que le CFIUS est délégataire du droit du Président des États-Unis à surveiller la sécurité nationale : ce n’est pas le CFIUS qui fait appel au Président, c’est le Président qui lui délègue sa compétence. Cela a été fait, entre autres, pour protéger l’investissement étranger. Mais c’est fondamentalement un processus de sécurité nationale.

Actuellement, le président Trump se focalise tout particulièrement sur les semi-conducteurs et c’est pour des raisons qui y sont liées que des décisions sont, soit dissuadées, soit bloquées. C’est cela, la doctrine de sécurité nationale : un peu comme si le Premier ministre ou le Président de la République établissait un enjeu de sécurité nationale et que dès lors, l’administration, dans ses rapports avec les investisseurs étrangers, appliquait cette doctrine dans le cadre de son instruction. D’où la rencontre de deux facteurs : un processus juridique très encadré, précis, dans son instruction – pas dans sa prédictibilité – et la doctrine de sécurité nationale.

Dans un livre intitulé Mondialisation et patriotisme économique, j’évoque cette notion de « technologies de souveraineté ». En effet, la notion de secteur stratégique est tellement vaste qu’on y englobe beaucoup trop de choses. D’ailleurs, les politiques confondent souvent secteur stratégique et emploi. Et on oublie parfois, au nom d’intérêts de court terme pour l’emploi, qu’on risque de brader des technologies effectivement stratégiques.

Pourquoi des technologies « de souveraineté » ? Parce que l’on doit protéger ce qui permet à une nation de se maintenir dans la compétition avec les autres États, notamment de défendre sa souveraineté. Je crois qu’en droit, il y a trois critères pour définir la souveraineté : l’intégrité du territoire, la forme du Gouvernement, et un troisième que je n’ai plus en tête. L’idée est que, rattaché à une technologie, cela fait sens.

Le patron de la DGE vous a parlé de « logique de filières ». Je vous donne un exemple : Colbert avait décidé d’installer des manufactures de cordages en Charente parce qu’à l’époque, si la France voulait être une puissance navale, il lui fallait être indépendante pour la réalisation des cordages : on pourrait très bien dire qu’à cette époque, les cordages étaient une technologie de souveraineté. Aujourd’hui, on est tout à fait capable d’identifier les filières et des technologies qui doivent absolument être préservées. Je pense même que le ministère de l’économie l’a déjà fait – il existe en effet une liste des 85 technologies clés.

Un autre exemple : le rachat de Gemplus – notre carte à puces – par TPG en 2002 est à l’origine du décret Villepin, qui a été pris en 2005. On aurait pu penser que l’État s’étant mobilisé pour défendre notre industrie de la carte à puce, celle-ci serait protégée dans les années à venir. Or, nous avons perdu deux des plus grands noms de la carte à puce – l’un en 2011, l’autre en 2015. On nous a expliqué qu’on allait créer un géant français, mais techniquement, nous avons assisté au passage sous contrôle étranger d’un fleuron industriel dont tout le monde sait qu’il est stratégique car les questions de cryptologie, de reconnaissance faciale, d’identification électronique sont bien évidemment au cœur des enjeux de sécurité nationale. On peut donc s’interroger sur un État qui prend conscience d’un problème survenu en 2002, mais qui ne réagit pas lorsqu’il est confronté au même problème dans les dix ans qui suivent.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Merci messieurs, pour votre éclairage, qui était vraiment passionnant. Je vais revenir à deux questions qui préoccupent la commission : qu’est-ce qu’une entreprise stratégique ? Quels outils pour protéger ces entreprises stratégiques ?

Vous avez eu raison de dire qu’il ne fallait pas raisonner forcément en secteurs mais en technologies stratégiques. Je crois d’ailleurs que le ministre de l’économie a pour projet d’intégrer au décret Montebourg, par exemple, une partie « intelligence artificielle et stockage de données ». Ainsi, on est en train de quitter un peu la logique sectorielle, pour aller un peu plus vers une logique technologique. Mais comment combiner les deux ? Peuvent-elles se croiser ? Le spectre ne sera-t-il pas trop large, l’intelligence artificielle se retrouvant dans de très nombreux secteurs. Ce sont des points à creuser.

Maintenant, pour définir une entreprise stratégique, on sent bien que deux visions s’opposent.

La première est très spécifique. Elle amène à dire que, pour protéger nos entreprises stratégiques, il faut définir de façon très précise les secteurs ou les technologies concernés en les nommant, en les listant. L’avantage est que cela permet d’être clair, de fixer un cadre, et donne de la visibilité. L’inconvénient tient au manque de flexibilité : il faut revoir la définition régulièrement, parce qu’elle évolue sans cesse et parce qu’elle n’est pas la même partout, même à l’échelle des territoires.

La seconde vision est beaucoup plus large. Elle amène à dire qu’aujourd’hui cette entreprise est stratégique pour des raisons de sécurité nationale, et c’est tout. L’inconvénient est que cela donne peu de prévisibilité aux investisseurs qui veulent racheter. L’avantage tient à la flexibilité : on peut procéder à des ajustements au fil du temps et des technologies.

Qu’en pensez-vous ? Du point de vue juridique, il est difficile de choisir entre l’une et l’autre. Mais quels sont pour vous les avantages et les inconvénients, les opportunités et les risques de l’une et de l’autre ?

Quels outils pour protéger les entreprises stratégiques ?

J’ai bien noté vos recommandations quant aux délais de procédure – quatre-vingt-dix jours aux États-Unis contre soixante en France – et l’exigence de transparence. Je souscris d’ailleurs à ce que vous avez dit sur la partie statistique : il serait bon que l’on dispose de chiffres, et qu’ils soient communiqués. Au-delà, que peut-on réellement faire dans le cadre strictement français, sans se trouver en opposition avec le cadre européen ? Quelle est la latitude du législateur français par rapport à la législation européenne ? Pourrions-nous formuler à nos collègues européens et à la Commission des préconisations qui ne nécessiteraient pas forcément une révision des traités ? Que peut-on faire dans le cadre des traités existants ?

Je voudrais également vous interroger sur la valeur d’une participation minoritaire quand l’État décide de devenir actionnaire. Nous en avons déjà débattu au cours de certaines de nos auditions. Pour vous, la participation minoritaire sans minorité de blocage a-t-elle un sens ? Considérez-vous que cela revienne à faire du saupoudrage, sans avoir vraiment de pouvoir de décision ?

Je terminerai sur la valeur juridique des engagements à créer des emplois. Quelle que soit l’époque et le gouvernement, quand des investisseurs étrangers rachètent une entreprise en France, les politiques leur demandent souvent de s’engager à créer des emplois – au risque de devoir payer des pénalités de milliers d’euros par emploi non créé. Quelle est la solidité juridique de ces engagements ?

M. Pascal Dupeyrat. Faisons du brainstorming. Si j’avais une baguette magique, je partirais de la loi de 1966 relative aux relations financières avec l’étranger, et je fixerais le cadre de dérogation à la liberté d’investissement. Il faudrait alors faire preuve de cohérence.

En 2009, on a introduit dans la loi de programmation militaire la notion de sécurité nationale. Or, qu’est-ce que la sécurité nationale ? Elle va de la sécurité intérieure à la sécurité extérieure, elle fait le lien entre ordre public et défense nationale.

On expliquerait que l’on peut déroger au principe de liberté d’investissement au nom d’un principe supérieur qui est celui de sécurité nationale, que notre droit reconnaît et que les traités européens nous autorisent à adopter. En effet, le Traité de l’Union européenne prévoit que la sécurité nationale relève des États.

La loi dirait donc que la dérogation, c’est la sécurité nationale. Après, elle pourrait fixer aux ministres les grandes conditions d’instruction. Dans le décret, on pourrait être un peu plus précis, dans la mesure où Bruxelles nous impose d’identifier des secteurs, des champs d’application, pour qu’on sache où l’on va.

En revanche, je pense qu’il serait utile que chaque gouvernement prenne une circulaire d’instruction en matière de sécurité nationale : il en donnerait sa vision et indiquerait comment les services doivent l’apprécier au regard des investissements étrangers. Il faudrait que le Parlement contrôle comment les services ont appliqué cette circulaire au nom de l’exécutif.

Cela aurait l’avantage de la souplesse dont vous parliez. On respecterait la prévisibilité des règles, demandée notamment par l’Union européenne, sans être trop précis. Car il faut bien avoir en tête qu’on ne veut pas informer l’ennemi. On n’est pas contre l’investisseur étranger, mais contre celui qui, par le biais d’un investissement étranger, veut faire du pillage technologique ou affaiblir la Nation.

J’en viens à votre question sur les participations minoritaires, qui est un sujet important. En ce moment, la régulation américaine – qui ne parle pas d’acquisition, mais de transaction – y réfléchit. Elle vise les joint-ventures, c’est-à-dire les participations, et même les investisseurs dormants. Elle considère que, même à un niveau peu élevé, ceux-ci peuvent obtenir, notamment, de l’information stratégique.

Enfin, je ne veux pas casser mon métier, mais quand les lobbyistes viennent devant le Parlement pour soutenir une opération, ils disent bien sûr qu’elle va créer de l’emploi : ils savent très bien que la première préoccupation des parlementaires est de sauver les emplois de leur circonscription, et que c’est sur ce point qu’ils vont être interrogés.

On peut promettre, dans la lettre d’engagement, de verser 50 000 euros par emploi qui ne serait pas créé. Mais c’est une lettre d’engagement politique, qui n’est pas contraignante du point de vue de l’autorisation de l’IEF (investissement étranger en France). Et puis, c’est horrible à dire, mais que représentent 50 000 euros par emploi, en contrepartie d’opérations qui en rapportent des milliards ? Il arrive que les investisseurs, qui sont dans une logique de prédation, achètent une paix sociale à court terme : ils font des promesses parce qu’ils veulent faire l’acquisition.

M. le rapporteur. Mais même s’il s’agissait d’un million par emploi, quelle est la validité de cet engagement ?

M. Pascal Dupeyrat. Je parle bien sûr sous le contrôle du professeur Audit. Du point de vue juridique, la lettre d’engagement n’a de valeur contraignante que si ces emplois participent directement de la sécurité nationale. Je pense à des emplois dans des centres de recherche ou des centres de décision, qui seraient directement liés aux intérêts fondamentaux de la Nation. Mais s’il s’agit d’emploi manufacturier, dont on considère qu’il n’a pas de conséquence sur la soutenabilité de l’opération, le maintien des savoir-faire, etc. je ne vois pas comment il serait possible de le rattacher au décret et de donner à la lettre d’engagement une force exécutoire.

Il y a donc deux niveaux d’annonce : politique et juridique. En fait, c’est ce qui est dans la lettre d’engagement qui a de la valeur. Et c’est peut-être là qu’il faut être un peu plus « musclé ».

Je terminerai sur cette remarque : en France, les lettres d’engagement sont assez restreintes. Aux États-Unis, elles font entre 150 et 200 pages, avec des listes entières de technologies, de contrats sensibles, etc.

M. le rapporteur. J’entends bien que, selon vous, il faut apporter des améliorations au niveau français. Mais est-ce que cela donnerait au niveau européen ?

M. Pascal Dupeyrat. Je ne peux pas vous répondre ; je pense simplement qu’il est bon de vouloir articuler notre dispositif avec les législations d’autres pays. Pour autant, si j’approuve l’harmonisation à laquelle procède Bruxelles, il ne faudrait pas que la Commission soit tentée de s’intéresser à notre sécurité nationale. On ne peut pas confier la sécurité nationale de la France à un fonctionnaire de Bruxelles, qui pourrait être « lobbyé » par des grands groupes ou par des nations étrangères. Il faut tout de même être faire preuve de lucidité quand la protection de nos intérêts fondamentaux est en jeu !

M. Mathias Audit. Je commencerai par le dernier point qui a été évoqué, l’engagement à créer des emplois. Je n’ai jamais vu d’autorisation – peu de gens ont eu cette chance – mais il semblerait que celle-ci puisse être assortie d’engagements. Je ne sais pas s’il y a eu des engagements en matière d’emplois, mais ce qui me paraît hautement probable, c’est que le mécanisme de sanctions qui figure dans le dispositif actuel vise l’hypothèse où l’on aurait dû solliciter une autorisation et où on ne l’a pas fait. Je ne suis pas certain qu’il puisse s’appliquer au non-respect de l’autorisation, s’agissant notamment d’engagements. Mais peut-être pourrait-on prévoir un mécanisme de sanctions lorsqu’un engagement, en matière d’emplois ou autre, n’a pas été respecté ? C’est de la compétence du législateur.

Maintenant, monsieur le rapporteur, faut-il une législation large ou spécifique ? C’est un éternel débat en matière de logistique. Je peux vous donner l’exemple du règlement européen relatif aux biens à double usage, qui doit faire 400 ou 500 pages, et qui est extrêmement précis sur les technologies. La difficulté, c’est que dans ces matières, l’évolution technologique est constante, ce qui oblige à revoir et à adapter ce règlement en permanence.

Dans des matières très technologiques où l’évolution est constante, il me semble difficile d’adopter un dispositif extrêmement précis parce qu’il peut devenir assez vite obsolète. Cela nécessite un travail de mise à jour permanent, dont peut-être le législateur ou le pouvoir réglementaire n’a pas nécessairement les moyens. J’observe d’ailleurs que le pouvoir réglementaire intervient généralement a posteriori, en réaction. J’en veux pour preuve le décret Alstom, et même le décret Montebourg. Sans doute y aurait-il matière à évolution, afin que l’anticipation des évolutions futures soit mieux prise en considération.

Je pense donc que des définitions larges, avec un pouvoir d’appréciation d’une autorité, serait un meilleur système, dans la mesure où il n’implique pas une mise à jour permanente des textes.

Pour ce qui est de la législation européenne ou française, je dois avouer que le transfert de compétences des investissements directs étrangers aux institutions européennes est un peu mystérieux, notamment quant au partage des compétences entre les États membres et l’Union européenne.

S’agissant des investissements intra-européens, ce sont tout de même les institutions européennes qui ont la main – sauf peut-être sur des secteurs stratégiques de sécurité nationale. En revanche, s’agissant des investissements avec les États tiers, c’est une compétence partagée, ce qui me semble tout à fait légitime.

J’observe toutefois que sur la question des investissements européens, même le dispositif du décret doit être utilisé avec circonspection car il pourrait assez rapidement provoquer les foudres de Bruxelles. Je crois savoir qu’il y a avec l’Autriche, notamment sur une décision en matière d’investissements étrangers, un contentieux dans une affaire « Église de scientologie », qui a donné lieu à un arrêt de la Cour de Justice. Il est donc éventuellement possible, pour la Commission, de contester des décisions qui auraient été prises, notamment pour des investissements intra-européens.

Ensuite, il m’est difficile de répondre sur la participation minoritaire parce que ce n’est pas vraiment une question juridique. La participation minoritaire ne permet pas d’avoir un impact sur les décisions d’une entreprise c’est toutefois un bon moyen, pour l’État, de s’informer de ce qui se passe dans un secteur stratégique. Peut-être faudrait-il prévoir – institutionnellement, je ne sais pas comment cela se passe – des mécanismes de transmission d’informations entre l’Agence de participation de l’État et d’autres institutions de l’exécutif.

Enfin, je me permets d’aborder un point que vous n’avez pas évoqué. Le décret prévoit un certain nombre d’hypothèses où l’autorisation est déclenchée : acquisition, prise de contrôle etc. mais celle de l’échange d’actions. C’est assez technique, mais il est tout à fait possible de procéder à un échange d’actions entre deux sociétés, par exemple une société française qui détient une technologie et une société américaine. Or cet échange d’actions transfèrera le centre de gravité du groupe vers la société étrangère en dehors de l’Union européenne. Une telle hypothèse devrait pourtant être prise en considération par le décret, parce qu’elle est susceptible d’avoir un impact sur le dispositif de contrôle des investissements étrangers.

M. Frédéric Reiss. Vous avez dit qu’il fallait rassurer les investisseurs étrangers, évoqué les délais d’instruction et les procédures, cité des dossiers, insisté sur la lisibilité des textes applicables. Vous avez aussi observé que le travail réglementaire intervenait souvent a posteriori, et qu’il fallait remettre à jour les textes en permanence. Pour ma part, je pense que la stabilité réglementaire est aussi à prendre en compte. Qu’en pensez-vous ?

M. Pascal Dupeyrat. Je vais vous livrer une anecdote. Au moment de l’adoption du décret dit Montebourg, je travaillais à une opération avec un investisseur chinois : les conditions dans lesquelles il effectuait son opération ont été profondément modifiées et l’instruction a traîné en longueur. D’où ce commentaire : « Qu’est-ce que c’est que ce pays ? Il n’y a personne au mois d’août pour traiter le dossier ! » Voilà, très concrètement, ce qu’un investisseur peut ressentir.

On aurait besoin, une bonne fois pour toutes, d’une loi qui encadre, et d’un décret cohérent avec cette loi comme avec le règlement européen. Il faudrait tout coordonner, et fixer les choses à long terme. Cela devrait se faire à l’unanimité du Parlement, au-delà du clivage entre l’opposition et la majorité, parce c’est de sécurité nationale qu’il est question. Ensuite, à l’intérieur de ce cadre cohérent adopté par tous, pourquoi ne pas élaborer une doctrine, qui pourrait varier selon les gouvernements, et qui permettrait plus ou moins de souplesse ?

En tout cas, il ne serait pas anormal de remettre aujourd’hui les choses à plat : tous les pays le font. Entre 2017 et 2019, des législations auront été adoptées dans le monde entier ; la France pourrait avoir la sienne. Cela nous assurerait de la stabilité pour les dix ou vingt prochaines années.

M. Mathias Audit. Il est frappant de constater que le premier grand texte de droit français en la matière est la loi de 1966 et, jusqu’à 1995, il n’y a pas eu de modification notable de ce que l’on appelait à l’époque le droit des relations financières avec l’étranger. Il a fallu attendre les années 2000, pour qu’à peu près tous les deux ans, des règlements viennent modifier, parfois de manière maladroite, le dispositif.

La raison fondamentale en est le traité de Maastricht, qui a ouvert la liberté de circulation des capitaux avec les États tiers, notamment pour la création de l’euro. L’explication économique est tout à fait acceptable. Mais les capitaux sont arrivés, ainsi que les investissements. Et l’on a vu ce cadre réglementaire changer sans doute un peu trop souvent, d’où une certaine instabilité pour les investissements étrangers.

Au-delà de son souci, parfaitement légitime, de préserver les intérêts français, j’imagine que votre commission a pour préoccupation d’attirer les investissements étrangers en France. Or, il est certain que le manque de stabilité du cadre réglementaire constitue un handicap pour les investissements étrangers sur le sol français, notamment dans ces secteurs importants.

M. le président Olivier Marleix. Messieurs, nous vous remercions.

 

La séance est levée à dix-sept heures trente-cinq.

 


21.    Audition, à huis-clos, de M. Arnaud Montebourg, ancien ministre

(Séance du mercredi 14 février 2018)

 

 

Cette réunion s’étant tenue à huis clos, aucun compte rendu n’a été publié.

 

 


22.    Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Baptiste Carpentier, commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique

(Séance du jeudi 15 février 2018)

La séance est ouverte à neuf heures trente-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Nous recevons ce matin M. Jean-Baptiste Carpentier qui a rejoint il y a quelques semaines le groupe privé Veolia mais qui occupait, il y a peu, la fonction de Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique, un poste rattaché au ministère de l’Économie. Premier titulaire de ce poste, il a été nommé en février 2016, à la suite du décret du 29 janvier 2016 réformant l’appareil administratif d’État d’intelligence économique et de veille stratégique.

Cette réforme a également institué un service à compétence nationale en charge de l’information stratégique et de la sécurité économique, le SISSE, rattaché à la direction générale des entreprises (DGE) et dont nous avons entendu le directeur général, Pascal Faure. Vous nous expliquerez l’articulation entre la fonction que vous exerciez et ce service.

Précédemment, vous avez été, pendant six mois, le successeur de Mme Claude Revel, comme Délégué interministériel à l’intelligence économique. Magistrat judiciaire d’origine, vous avez intégré l’Inspection générale des finances en 2003, occupé des fonctions au cabinet du ministre de l’économie et des finances en 2005 puis rejoint l’Agence des participations de l’État (APE) en 2007. Vous avez également été, de septembre 2008 à juillet 2015, en charge de Tracfin. Ce parcours vous donne une triple culture professionnelle, assez unique, vous conférant à la fois une connaissance de la justice, du monde économique et du renseignement.

Nous aimerions d’abord vous entendre sur l’exercice de la mission qui fut la vôtre, sur ses objectifs et sur ses moyens, et tout particulièrement sur la réforme intervenue au début de l’année 2016, ses motifs et ses finalités.

En quoi le rapatriement à Bercy du dispositif administratif d’intelligence économique était-il un gage d’efficacité, par rapport à un rattachement au premier ministre ?

Nous avons compris que la DGE s’était engagée sur la voie de la constitution et de la mise à jour régulière d’une liste d’entreprises dites « stratégiques ». Ce travail semble être nouveau, car j’avais eu l’occasion d’interroger à ce propos Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, en mars 2015. Il m’avait indiqué que ce travail restait à faire. Nous serions donc heureux d’avoir des précisions sur l’état d’avancement de cette liste.

Mme Revel a exprimé devant la commission une conception résolument offensive de l’intelligence économique. Quelle différence d’appréciation auriez-vous sur ce point ? Quelle est votre conception pratique de l’intelligence économique et de la « veille stratégique » ? Faut-il une posture purement défensive et quels sont les moyens nécessaires ? Votre expérience à la tête de Tracfin pourrait-elle vous permettre de nous livrer quelques comparaisons ?

L’analyse rétrospective de l’affaire Alstom est assez édifiante. Personne ne semblait avoir porté intérêt à la procédure engagée par le Department of Justice (DoJ) contre Frédéric Pierucci, ni à son arrestation le 13 avril 2013, ni à son plaider coupable en juillet 2013, alors que l’entreprise tout entière était potentiellement engagée. Cela intervenait pourtant à un moment où l’affaire BNP Paribas, trouvant son origine dans une violation d’embargo, battait son plein – affaire soldée en juin 2014 par une amende de près de neuf milliards de dollars.

Il est assez surprenant que, dans l’appareil d’État, personne n’ait vu venir ce risque sur Alstom. Ni l’ambassade de France, ni le Quai d’Orsay, ni la DGSE ne semblent avoir fait remonter la moindre information, ce que le ministre de l’Économie de l’époque a dit publiquement.

En outre, comment avez-vous été associé, au cours des six mois où vous étiez Délégué interministériel puis dans votre fonction de Commissaire à l’information stratégique, à la procédure d’autorisation des investissements étrangers en France gérée par le bureau Multicom 2, dans une sous-direction de la direction générale du Trésor ? Cette procédure a d’ailleurs, nous a-t-on dit, une dimension interministérielle, au stade de l’instruction, mais surtout au stade du contrôle du respect par les entreprises de leurs engagements relatifs aux intérêts nationaux. Qu’en est-il exactement ?

Ce sujet est au cœur de notre commission d’enquête. La loi donne au ministre de l’économie la responsabilité de défendre les intérêts nationaux face à des risques de prédation économique ou, plus simplement, des risques inhérents à un marché mondialisé et à une Europe totalement ouverte. Si je résumais les choses de manière triviale, je vous demanderais si, lorsqu’une banque d’affaires se présente à Bercy pour présenter un accord, un deal, elle trouve vraiment quelqu’un en face d’elle pour lui résister ?

Enfin, compte tenu de l’extraterritorialité du droit américain, nous aimerions savoir comment est mise en œuvre la loi de blocage de 1968. J’en rappelle les termes : « Sous réserve des traités ou accords internationaux, il est interdit à toute personne physique de nationalité française ou résidant habituellement sur le territoire français et à tout dirigeant, représentant, agent ou préposé d’une personne morale y ayant son siège ou un établissement, de communiquer par écrit, oralement ou sous toute autre forme, en quelque lieu que ce soit, à des autorités publiques étrangères, les documents ou les renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique dont la communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l’ordre public ».

Il semble qu’avant la loi Sapin II de décembre 2016, qui a confié l’exercice de cette compétence à l’Agence française anti-corruption (AFA), celle-ci était exercée par le service central de lutte contre la corruption. Or, ce dernier ne me semble pas disposer des moyens d’identifier ce qui relève de la souveraineté, de la sécurité ou des intérêts économiques essentiels de la nation. Le directeur général des entreprises n’a pas été en mesure de nous préciser en quoi consistait sa propre intervention. Qui était donc à Bercy l’interlocuteur de ce service judiciaire ?

Nous sommes convenus que vous pourrez réserver certaines réponses à nos questions, lorsqu’elles concernent des aspects confidentiels, à une deuxième partie qui se déroulera à huis clos. Je vous remercierai cependant de ne pas abuser de cette possibilité, car l’information de la représentation nationale sur un sujet que le législateur a confié à l’exécutif appelle la plus grande transparence.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Jean-Baptiste Carpentier prête serment.)

M. Jean-Baptiste Carpentier, ancien commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique. Ma situation est un peu particulière, puisque j’interviens comme ancien Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique, même si j’occupais encore récemment ces fonctions. Depuis le 5 janvier 2018, j’ai en effet rejoint le secteur privé, et plus précisément le groupe Veolia, où je suis en charge de la conformité. Je ne suis néanmoins pas délié du devoir de discrétion lié à mes anciennes fonctions, d’autant que leur exercice conduisait au maniement d’informations couvertes par des obligations de secret de diverse nature.

J’ai pris mes fonctions comme Délégué interministériel à l’intelligence économique d’abord par intérim, fin juin 2015, pour une très courte période, puis comme titulaire, à partir du 1er août 2015, si je me souviens bien. Une mission m’avait alors été expressément confiée par le Premier ministre et par le ministre de l’Économie de l’époque, M. Emmanuel Macron, à savoir la réforme du dispositif d’intelligence économique. Vos entretiens avec ce dernier, en mars 2015, peuvent ne pas avoir été étrangers à l’élaboration de sa lettre de mission.

Cette mission tenait en deux ou trois éléments essentiels. Permettez-moi à ce stade une remarque de méthode. En application de mes obligations de fonctionnaire, je suis parti sans emporter aucune archive. Les seuls documents sur lesquels je m’appuie sont des photocopies du Journal officiel. Il vous faudra demander à mon ancien service les documents que vous jugerez utiles. Je n’ai quant à moi pas de document à vous remettre.

Je peux néanmoins vous exposer les éléments essentiels de ma lettre de mission.

D’abord, il fallait que je rationalise le dispositif d’intelligence économique. Au moment où j’étais nommé, il reposait sur une délégation interministérielle placée auprès du premier ministre et sur un certain nombre de services ministériels, dont le plus gros et le mieux identifié était le service central de l’intelligence économique placé auprès du Secrétariat général de Bercy. De façon nette, le premier ministre et le ministre de l’économie m’ont demandé de fondre ensemble cette délégation interministérielle et ce service interministériel. Il s’agissait de concilier les extrêmes, en plaçant le nouveau service en synergie avec les administrations économiques, tout en veillant à ce qu’il ne perdît pas sa dimension interministérielle. Telle était la première orientation.

La deuxième orientation consistait en un recentrage de l’intelligence économique sur une problématique régalienne. Discipline née dans les années 1990, l’intelligence économique s’était en effet, dans sa transposition administrative, peut-être trop dispersée, même si elle continuait de traiter de sujets qui étaient tous fondamentaux et intéressants… Mais ils ne pouvaient tous relever de la même administration et de la même structure. À vouloir tout faire, nous souffrions d’un manque de lisibilité, sans disposer d’ailleurs de toutes les compétences nécessaires. Il m’était donc demandé de se recentrer sur la souveraineté économique. M. Macron m’a en particulier demandé de travailler à une systématisation de l’identification et de la veille du tissu d’entreprises pouvant être considérées comme stratégiques.

Troisièmement, il m’était également demandé une meilleure connexion, dans le domaine économique, entre les services de renseignement et l’administration économique. La délégation parlementaire au renseignement s’était intéressée à la question, en rendant un rapport à ce sujet. Je ne peux cependant en dire plus en public.

La réforme du dispositif fut menée rapidement. Un service administratif à compétence nationale fut créé, structure originale mais non sans précédent. Il reprenait, à l’emploi près, les effectifs des deux services dont il était issu. La totalité des emplois et des budgets existants fut en effet conservée, car l’objectif de la réforme n’était absolument pas de faire des économies budgétaires. Le nouveau service fut placé auprès de la DGE, qui dispose des compétences sectorielles nécessaires. S’agit-il en effet d’apprécier, par exemple, la dimension nucléaire de telle ou telle industrie ? Le service d’intelligence économique doit pouvoir s'appuyer sur l’expertise d’autres services de la DGE.

C’est pourquoi le ministre de l’Économie voulait constituer un pôle d’intelligence économique et une capacité d’appui à notre politique industrielle, fondée sur une nécessaire « connaissance de l’environnement des affaires », telle que l’appelait ma prédécesseure Mme Claude Revel. Cette considération a guidé vers un rattachement à la DGE, direction à compétence industrielle et transversale, plutôt qu’à la direction générale du Trésor, plus spécialisée dans les entreprises financières et les questions macroéconomiques.

Quoiqu’il soit un service de la DGE parmi les autres, ce service a cependant une particularité. Son chef a en effet une double casquette, puisque, comme le prévoit le décret, il rend compte d’une part au directeur général, en sa qualité de chef de service, d’autre part, au ministre de l’Économie, en sa qualité de commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique, désigné par lui. Le décret prévoit d’ailleurs que les orientations stratégiques du Commissaire, sa « feuille de route », sont déterminées non par le seul ministre de l’Économie, mais par un comité interministériel présidé par le premier ministre ou par son représentant.

Le système a en fait trois étages. Il s’agissait d’abord d’insérer le dispositif dans Bercy. Sans faire œuvre de flagornerie à l’endroit de mes autorités passées, je crois profondément que l’intelligence économique doit être implantée au sein des administrations économiques et financières. Pour être efficaces, nous devons être placés dans l’état-major économique du pays. Sans proximité avec lui, nous ne remplirons pas nos objectifs, car nous serons nécessairement hors sol. Telles sont mes convictions, même si je sais que la question est sujette à controverse.

Cela n’exclut nullement un pilotage par le sommet, sans exclusive réservée au ministre de l’Économie. J’ai servi de nombreux ministères dans ma carrière, ayant d’ailleurs commencé comme juriste. Je me voyais davantage comme un serviteur de l’État, dans son unicité. À mes yeux, les ministères n’existent pas : ils n’ont pas la personnalité morale et ne sont qu’une organisation administrative rassemblant des compétences. Il se trouve seulement que, au sein de l’État, l’état-major économique est rassemblé autour du ministre de l’Économie, en quelque sorte le « directeur » de cet état-major. Il dispose des différents bras lui permettant d’apprécier une situation dans sa globalité.

Si on lui retire la capacité de connaître cet environnement gris des affaires parfois négligé, nous n’arriverons pas à cette appréciation globale de l’économie à laquelle je crois. C’est pourquoi je suis totalement convaincu que les autorités ont fait le bon choix en 2016, même s’il doit être combiné avec un pilotage au sommet de l’État, car les enjeux dépassent le seul ministère de l’Économie.

Au demeurant, un ministère n’est pas forcément fermé sur lui-même. Par construction, il n’y a pas de fonction plus interministérielle que l’élaboration du budget de l’État. Or la direction du budget, qui s’en acquitte, est placée au sein du ministère de l’économie. Il est donc tout à fait possible de mener un travail interministériel au sein d’un ministère. Voilà à quoi tendaient la fusion des deux services et l’insertion de la nouvelle entité au sein de la DGE.

En outre, un travail plus étroit est désormais mené entre le ministère de l’économie, en l’occurrence le commissaire à l’intelligence économique, et le monde du renseignement, en l’occurrence le coordonnateur national du renseignement. C’est la première fois qu’un décret constitutif prévoit de manière explicite une telle connexion institutionnelle. Le commissaire est ainsi tenu informé par le coordonnateur des renseignements de nature économique.

Notre première action fut d’identifier les entreprises stratégiques. Ce n’est pas chose facile, mais nous ne partions pas de zéro : nous disposions de travaux éparpillés, comme d’une définition des technologies critiques et de listes, au demeurant confidentielles, d’opérateurs d’importance vitale. Des ministères avaient également travaillé sur la question. Ces informations étaient cependant difficiles à systématiser et à faire partager. Qu’est-ce, en effet, qu’une entreprise stratégique ? Des intérêts locaux, des problématiques immédiates d’emploi, de commerce extérieur ou d’aménagement du territoire peuvent être en jeu ; ils ont tous leur importance, mais sans que cette importance soit toujours stratégique. Il faut donc définir une doctrine.

C’est pourquoi nous avons développé une matrice de critères de la souveraineté économique nationale, en cherchant les éléments nécessaires à une autonomie stratégique. Il faut d’ailleurs distinguer la souveraineté nationale de l’indépendance nationale, car il n’est plus de secteurs où cette dernière soit vraiment possible. Même les logiciels implantés dans les chars de construction française viennent de l’extérieur, tout comme le pétrole qui leur sert de carburant. Nous avons donc dessiné des matrices de choix, assorties de gradations en fonction d’échelles de risque. Nous avions pour objectif d’identifier ainsi les éléments nécessaires à une autonomie stratégique et à une indépendance nationale qui ne résume pas au domaine militaire et défensif, la souveraineté nationale ne se mesurant pas au nombre des canons et des missiles. Car l’économie participe pleinement et intégralement à la souveraineté, surtout au XXIe siècle.

Ces critères ont été appliqués sur la base de travaux précédents. Loin de trouver les armoires vides, j’ai repris des éléments antérieurs, en les ordonnant seulement grâce à une méthodologie plus rigoureuse. J’ai également fait partager ces éléments aux autres ministères. Car le ministre de l’Économie, malgré ses prérogatives, ne peut faire tout à lui seul. Dans un pays qui compte cinq millions de fonctionnaires, il convient de travailler avec d’autres ministères, notamment les principaux ministères sectoriels concernés, pour leur faire partager nos critères. Nous avons d’ailleurs fait avaliser ces critères, dans le cadre d’une réunion du comité directeur de l’intelligence économique présidée par le directeur de cabinet du précédent Premier ministre. C’est ainsi qu’ils ont été validés. En collaboration avec les ministères concernés, ces critères donnent lieu désormais à un travail systématique d’identification des entreprises de leur secteur respectif.

Ce faisant, nous adoptons une vision malthusienne, que j’assume pleinement : si nous voulons être efficaces, il convient d’être restrictif, en renonçant à des critères qui étendraient démesurément le cercle des entreprises concernées. Car nous savons peut-être en suivre mille, mais nous ne saurions pas, sur un plan technique, en suivre 10 000. Si les grandes et très grandes entreprises sont connues, et même les grosses entreprises de taille intermédiaire (ETI), il n’en va pas de même des petites et moyennes entreprises (PME) et des start-up. Nous ne les connaissons pas ! Il y aurait aussi un pari à faire sur le possible avenir stratégique de ces entreprises. Très lourd, le travail en cours prendra plusieurs années, sans doute entre cinq et dix ans.

Avec quelques domaines d’intervention privilégiés, nous participions aussi au dispositif des investissements étrangers en France, qui est étroitement lié au dispositif de l’intelligence économique. J’y participais naturellement lorsque ces investissements étaient susceptibles de concerner, directement ou indirectement, des entreprises stratégiques. Nous avions alors vocation à intervenir.

De façon plus transversale que le département en charge de la veille stratégique, le département de l’information stratégique et de l’analyse des risques s’occupait d’identifier les risques non économiques, c’est-à-dire ceux qui pèsent sur l’environnement économique de l’entreprise. En effet, une entreprise ne se résume pas à son compte de résultat et à son bilan. On peut parfaitement vendre le meilleur produit au meilleur coût tout en se heurtant à des difficultés économiques liées à une mauvaise maîtrise de l’environnement ou à des actions de déstabilisation des concurrents.

Sur ce point, je m’en réfère très volontiers à Mme Claude Revel, qui emploie souvent le terme de « coopétition » – je crois moins, en revanche, à la « guerre économique ». Dans la compétition économique, comme dans les autres compétitions, il y a toujours des gens qui trichent, ou du moins qui essaient d’utiliser au maximum les règles ou leurs capacités. Il ne s’agit pas seulement de vendre le meilleur produit au meilleur coût. Il en va aussi de la capacité à maîtriser son propre environnement et à comprendre celui des autres, en identifiant notamment les zones de risque.

Mon passé professionnel m’avait peut-être rendu plus familier avec cette dernière question, comme m’y rend aussi plus attentif mon activité actuelle : les problématiques de conformité ont été probablement très sous-estimées dans le passé, voire le sont encore aujourd’hui, en raison d’un fait culturel français en ce domaine.

M. le président Olivier Marleix. Pourriez-vous préciser votre association au contrôle des investissements étrangers en France, au stade tant de l’instruction, au moment de l’acquisition, que du contrôle au long cours des conditions posées par l’État ? Vous ne m’avez pas non plus répondu sur la loi dite « de blocage ».

M. Jean-Baptiste Carpentier. Le service que je dirigeais est systématiquement informé des dépôts de demandes d’investissement étranger en France. On lui demande aussi son avis sur les dossiers traités. Peut-être vous posez-vous des questions, mais il ne faut pas avoir honte de cette procédure. Beaucoup de pays en ont une similaire.

Elle est d’ailleurs beaucoup mieux assumée qu’à une certaine époque, notamment dans les années 2000, où l’on parlait, au sein des administrations de Bercy, de la supprimer. Dix ans plus tard, plus personne ne le dit. À cet égard, nous avons considérablement évolué et plus personne n’oserait traiter Thierry Breton, de « ringard », comme le firent certains parlementaires, dont je n’aurai pas la cruauté de citer les noms, parce qu’il avait osé employer l’expression de « patriotisme économique ». Nous avons donc changé de paradigme, et les administrations qui, quoiqu’on en dise, obéissent aux ministres, se sont adaptées, c’est-à-dire qu’on ne considère plus que l’autorisation préalable des investissements étrangers en France est un peu la mouche dans le lait d’un système fondé sur la liberté d’investir.

Néanmoins, une fois que l’on a dit ça, il faut être conscient que cette procédure connaît des limites, notamment le fait que nous sommes au sein de l’Union européenne ce qui restreint très fortement notre marge de manœuvre, car une bonne partie des compétences en matière d’investissement ont été purement et simplement transférées au niveau européen. La Direction générale du trésor ne peut donc faire n’importe quoi.

À cet égard, on ne peut prétendre se caler sur le CFIUS américain, à moins de sortir de l’Union européenne. Nous sommes en effet contraints par le cadre européen, là où le CFIUS peut décider arbitrairement, au nom de la souveraineté nationale.

La seconde limite relève davantage de la psychologie et tient à ce que nous avons une appréhension très juridique de cette procédure. Or, le droit n’est pas une fin mais un moyen – et c’est un ancien juriste qui vous parle. Le SISSE et la direction générale du trésor ont ainsi des marges de progrès pour politiser – dans le bon sens du terme – la politique d’investissements étrangers en France.

Cela passe notamment par le fait d’assumer l’idée que l’on conduit une politique industrielle. Pour le dire autrement, il y a deux manières de concevoir la procédure d’autorisation des investissements étrangers en France : soit on la considère comme une sorte de guichet vers lequel se tourne un investisseur pour demander, selon des règles éprouvées, son autorisation d’investir comme il viendrait demander un permis de construire ; soit – et c’est évidemment l’option qui a ma préférence – on envisage le SISSE comme un espace de dialogue ou de discussions – parfois un peu âpres, il faut bien l’admettre – entre un investisseur et l’État, lequel a, dans certains cas, des intérêts fondamentaux à faire valoir, pour lesquels il ne doit pas hésiter à aller jusqu’au bras-de-fer.

J’ai passé ma vie à négocier avec des banquiers d’affaires, et je peux vous dire qu’ils savent parfaitement discuter quand ils le veulent. L’État, en la matière, ne manque pas d’arguments, qui ne lui garantissent pas nécessairement la victoire mais qui, à tout le moins, peuvent coûter très cher à ceux qui choisissent de s’opposer frontalement à lui, et les incitent généralement au dialogue. Lorsqu’on discute avec des investisseurs étrangers dans un cadre confidentiel en amont de la procédure, comme nous avons essayé de le faire au sein du SISSE, c’est une chose qu’ils entendent parfaitement, jusqu’à l’Américain qui sait à peine situer la France sur une carte du monde, qui comprendra que, si vous êtes prêt à tenir compte de ses intérêts économiques, votre priorité reste de défendre vos propres intérêts nationaux. Et vous n’en serez pas pour autant, à ses yeux, un avatar du stalinisme. Cela vaut pour les Américains, cela vaut encore plus, pour des raisons culturelles, pour les Chinois.

Tout en étant légitimes aux yeux de nos interlocuteurs, nous ne pouvons cependant faire n’importe quoi, soit parce que nous n’en avons pas les moyens, soit parce qu’il faut savoir être raisonnable si nous voulons attirer en France des investisseurs étrangers. L’important, je le répète, est d’identifier les possibilités susceptibles de se présenter avant l’ouverture des dossiers, afin de pouvoir entamer des discussions informelles dans la plus grande confidentialité : cela permettra de baliser ensemble une « zone d’atterrissage » où se trouvent préservés les intérêts de chaque partie. Selon le rapport de forces, les choses, à ce stade, se déroulent plus ou moins bien.

En ce qui concerne ensuite la procédure en tant que telle, son déroulement dépend pour beaucoup de l’engagement des autres ministères, et nous avons sur ce plan d’importants progrès à faire en matière de concertation interministérielle et de prise en compte des différents enjeux sectoriels. Je crois savoir, cela étant, que le ministère de l’économie s’est emparé de la question.

Nous avons également des progrès à faire en matière de suivi des décisions, en particulier lorsque celles-ci se traduisent par des autorisations sous engagement, mais là encore la direction générale du trésor a accompli un énorme travail pour en finir avec le paradoxe de cette procédure qui mobilisait beaucoup d’efforts et de moyens mais dont on se désintéressait totalement lorsqu’elle était terminée, ses résultats échappant à tout contrôle.

M. le président Olivier Marleix. Pourriez-vous nous en dire plus sur la manière dont s’effectuent aujourd’hui la procédure et les contrôles ?

M. Jean-Baptiste Carpentier. Il y a d’abord la phase de dossier, puis celle de l’instruction, qui doit s’effectuer dans des délais formels. L’instruction, qui se déroule sous l’égide de la direction générale du trésor, doit permettre d’identifier clairement les enjeux stratégiques d’intérêt national susceptibles d’être touchés par la procédure d’investissement. Un travail d’expertise doit être mené pour s’assurer qu’ils rentrent bien dans le cadre juridique où s’inscrit la procédure car, encore une fois, contrairement aux décisions du CFIUS, les nôtres sont susceptibles de recours, même si ceux-ci sont rares…

M. le président Olivier Marleix. Pour pouvoir faire l’objet d’un recours, il faudrait que ces décisions soient publiques.

M. Jean-Baptiste Carpentier. L’investisseur mécontent d’une décision de refus peut, lui, parfaitement faire un recours pour excès de pouvoir.

Pour en revenir à la procédure, une fois les enjeux identifiés et nos exigences déterminées, un dialogue s’engage entre l’investisseur, la Direction générale du trésor et les ministères éventuellement concernés, avant la formalisation d’une décision, laquelle peut être de quatre ordres : soit, il est décrété que le dossier ne rentre pas dans le champs d’application de la procédure ; soit l’investisseur se voit notifier un refus ; soit il bénéficie d’une autorisation pure et simple ; soit enfin, dans les cas les plus sensibles, on aboutit à une décision d’autorisation sous conditions.

Je sais que vous avez soulevé le caractère ambigu du texte sur lequel s’appuie la définition des conditions requises, et le juriste que je suis ne saurait vous donner tort, mais je nuancerai cet état de fait en soulignant qu’il faut se méfier, dans le domaine qui nous intéresse, d’un droit trop précis et trop limitatif car, pour obtenir des résultats il faut ne pas se lier les mains et se garder une marge de discussion raisonnable, d’autant qu’à trop multiplier les outils juridiques, nous finirions par nous faire taper sur les doigts par la Commission européenne. Je ferais donc preuve d’une grande prudence et, comme Montesquieu, je ne toucherais aux textes que d’une main tremblante.

Quant au rôle du SISSE dans le déroulement de cette procédure, il est essentiel dans la phase amont, c’est-à-dire avant le dépôt du dossier. Il est ensuite associé de manière variable à la phase d’instruction par le Trésor, selon la nature des dossiers. En revanche, le contrôle relève ensuite de la responsabilité exclusive du Trésor. J’ignore s’il s’agit d’un modèle idéal, c’est en tout cas celui que j’ai connu.

En ce qui concerne la loi de blocage, le décret portant création du SISSE prévoit explicitement que ce dernier veille à l’application des dispositions de la loi du 26 juillet 1968, et c’est la première fois, à ma connaissance, que les choses sont ainsi précisées. De son côté, l’Agence française anticorruption (AFA), comme, avant elle, le Service central de prévention de la corruption (SCPC), ne dispose d’aucune compétence générale pour faire appliquer la loi de 1968, et ne peut en exciper que dans des affaires de corruption.

Pour être tout à fait sincère, je suis personnellement dubitatif sur le mélange des genres et, en tant que directeur de Tracfin, il m’est arrivé de refuser aux autorités d’alléguer la loi de 1968 dans des affaires de blanchiment qui concernaient notamment des banques, considérant en effet qu’exercer à la fois une mission de contrôle, une mission de répression et une mission de blocage me plaçait dans une situation difficile, notamment à l’égard de mes homologues étrangers. J’estimais plus normal à l’époque que l’application de la loi de blocage soit de la compétence d’une autorité très directement connectée au pouvoir régalien, comme le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), par exemple.

Il faut savoir par ailleurs qu’avant la création de l’AFA et du SISSE, cette loi de blocage était en réalité maniée essentiellement par le ministère des affaires étrangères, vers lequel se tournaient les entreprises qui considéraient que leur cas relevait de la loi. De fait, le ministère, le plus souvent, attirait l’attention des entreprises qui le sollicitaient sur le fait que ce n’est en réalité pas à l’État de se prévaloir de la loi de blocage mais aux entreprises elles‑mêmes, ce qui est parfaitement exact, la confusion provenant du fait que cette loi
– désolé de le dire aussi froidement – est très mal rédigée.

L’application de l’article 1er bis en particulier, qui porte sur les informations d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique, ne relève que de la seule appréciation des entreprises. Cela ne signifie pas pour autant que l’État ne doit pas les aider à se forger un avis en la matière, a fortiori s’agissant de l’article 1er, qui concerne les informations de nature à porter atteinte à la souveraineté et à la sécurité nationale. In fine néanmoins, c’est à l’entreprise de prendre sa décision donc d’en assumer éventuellement les conséquences pénales.

M. le président Olivier Marleix. L’article 2 parle d’un « ministre compétent » ; lequel est-ce, selon vous ?

M. Jean-Baptiste Carpentier. Avant la création de l’AFA et du SISSE, c’est le ministre des affaires étrangères qui était considéré dans une large mesure comme le ministre compétent, ce que l’on peut d’ailleurs comprendre.

M. le président Olivier Marleix. En lien avec le SCPC ?

M. Jean-Baptiste Carpentier. Le SCPC et l’AFA à sa suite ont été saisis, sur décision explicite du Premier ministre, d’un certain nombre de cas à des fins de monitoring, ce qui est une forme d’application de la loi de 1968. Est-ce une bonne pratique ? Je suis mal placé pour la défendre sachant que je plaide pour une remise à plat de ce texte, que je considère inapplicable en l’état. Sa portée est tellement large en effet qu’elle pourrait contraindre une entreprise sollicitée dans une procédure internationale à fermer toutes les écoutilles et à opposer une fin de non-recevoir au premier huissier de justice intervenant dans le cadre d’une affaire de pension alimentaire, ce qui est techniquement impossible, car le bureau du droit de l’Union, du droit international privé et de l’entraide civile du ministère de la justice serait dans l’incapacité de traiter les milliers de demandes qui lui arriveraient. Je crois donc beaucoup à cette loi de blocage mais je suis convaincu qu’il faut la moderniser et cibler plus précisément les enjeux visés, en faisant notamment appel – cela n’engage que moi – aux notions de secret des affaires et de secret qualifié. Dans la vraie vie, une entreprise ouverte à l’international ne peut en effet dire non à tout. Elle doit pouvoir circonscrire ses refus aux domaines relevant de l’intérêt national ou de ses propres intérêts économiques.

M. le président Olivier Marleix. Cette problématique trouve son illustration dans l’actualité avec l’affaire Airbus. On sait qu’une sorte de pré-monitoring a été confié à un cabinet d’avocats américains, qui alimente la machine judiciaire américaine. Je comprends donc ce que vous nous dites sur les risques de pêcher avec un filet à mailles trop denses, mais ne considérez-vous pas que nous devons disposer d’un dispositif qui permette à l’État de se substituer à l’entreprise, lorsque la menace de se voir fermer des marchés internationaux retient cette dernière de jouer le jeu ? Ne faut-il pas qu’il puisse s’appuyer sur une procédure très formalisée pour siffler la fin de la récréation ?

M. Jean-Baptiste Carpentier. Ce n’est pas moi qui vous dirai le contraire puisque je me suis battu pour moderniser ce dispositif. Néanmoins, il faut faire avec cette loi de blocage qui existe et est appliquée dans sa rédaction actuelle, y compris par les autorités judiciaires qui, à plusieurs reprises ont pris contact avec nous de façon très informelle pour examiner dans quelle mesure telle ou telle demande d’une autorité judiciaire étrangère était susceptible ou non de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, si elle entrait dans le cadre de l’entraide judiciaire ou si elle était soumise à la loi de blocage.

En outre, cette loi de blocage présente, malgré ses défauts, un véritable intérêt moins comme outil strictement juridique – car il faudrait pour cela qu’elle soit reconnue par nos interlocuteurs étrangers, et je ne suis pas sûr en l’occurrence qu’elle suffise à arrêter les juges américains – que comme instrument permettant que s’établisse un dialogue à trois entre l’autorité étrangère demanderesse, l’entreprise concernée et l’État.

En réalité, le terme de loi de blocage ne traduit ici qu’imparfaitement la notion de blocking statute, car sa principale vertu, je l’ai dit, est de permettre de trouver à trois – pour éviter le rapport de force trop déséquilibré d’une discussion où n’auraient part que l’entreprise et le juge étranger – un terrain d’entente qui tienne compte des exigences légitimes de l’autorité étrangère, laquelle a le plus souvent de réels motifs de s’intéresser à l’entreprise, tout en préservant nos intérêts nationaux.

J’ajoute enfin que la problématique des lois de blocage et de l’extraterritorialité se pose dans de nombreux pays avec lesquels nous entretenons des liens commerciaux
– je pense notamment à la Chine et à l’Inde – et que nous ne devons pas nous focaliser sur les États-Unis. D’une certaine manière d’ailleurs, et au risque de paraître un peu cynique, il n’est pas dit que je ne préfère pas une discussion bilatérale avec les Américains qu’avec les autorités d’autres pays, avec lesquelles les négociations peuvent se révéler plus compliquées.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. J’ai bien noté ce que vous avez dit des avantages de ne pas se lier les mains avec une définition trop précise de ce que peuvent être nos intérêts stratégiques, de manière à pouvoir faire évoluer notre doctrine. Cela étant, ne serait-il pas pertinent d’établir une liste des nouvelles technologies, en plein développement et qui peuvent en quelques mois prendre une véritable dimension stratégique ? Ne pensez-vous pas qu’elles devraient être prises en compte dans la définition de ce qu’est une entreprise stratégique ?

Vous avez dit par ailleurs qu’on ne pouvait matériellement pas opérer une veille stratégique sur plus d’un millier d’entreprises. Le développement du big data et de l’intelligence artificielle n’offre-il pas cependant les moyens techniques de détecter désormais un nombre beaucoup plus important d’entreprises, de la start-up à la multinationale en passant par les PME, qui évoluent dans un champ ou développent des compétences en plein essor, susceptibles d’acquérir une dimension stratégique à très brève échéance ? Cette question de la détection précoce est fondamentale à mes yeux, car j’ai le sentiment que notre veille se limite trop souvent au suivi mécanique d’une sélection préétablie et figée d’entreprises, beaucoup trop limitée par rapport aux formes de suivi que permettraient les nouveaux outils technologiques.

Enfin, quelles seraient vos préconisations pour que les entreprises s’emparent des problématiques d’intelligence économique et qu’elles ne laissent pas le soin aux services de l’État de gérer cela à leur place ?

M. Jean-Baptiste Carpentier. Il n’y a pas d’entrée unique pour définir une entreprise stratégique. Cela étant, je suis pour ma part assez dubitatif quant à l’intérêt d’une entrée sectorielle, d’abord car nous sommes déjà allés très loin avec le décret de 2013 et qu’on ne peut indéfiniment ajouter des secteurs à la liste ; ensuite, parce que l’expérience prouve que, lorsqu’on sélectionne de nouveaux secteurs stratégiques, on tape souvent à côté de ce qu’il aurait fallu : on ne peut pas, par exemple, dire que l’implantation de trois éoliennes dans la Beauce constitue un enjeu stratégique…

Quant à l’approche technologique, j’émettrai également quelques réserves, car elle peut être source d’erreur. En effet, beaucoup de technologies émergentes sur lesquelles on avait misé se révèlent obsolètes cinq ans après.

Ces deux approches ne permettent en outre ni l’une ni l’autre d’identifier une entreprise dont l’intérêt stratégique sera lié à son positionnement dans la chaîne de valeur, parce que, sans posséder nécessairement de technologie stratégique, elle dispose d’un savoir-faire immatériel, unanimement reconnu, qu’elle est la seule à maîtriser.

Je ne crois donc pas que l’analyse de la valeur stratégique puisse être une science exacte. Elle requiert en tout cas une approche multicritères qui tienne compte de la position de l’entreprise sur le marché et, j’y insiste, dans la chaîne de valeur, position qui peut la conduire à agglomérer autour d’elle toute une série d’enjeux économiques. J’ai conscience que tout ceci reste assez imprécis, mais on ne peut malheureusement guère aller plus loin.

Je partage totalement votre avis quant à la nécessité de détecter les start-up et les PME. On ne part pas de zéro : tout un travail d’intelligence économique existe au niveau territorial. Le SISSE est doté d’un réseau en province, avec un représentant dans chacune des anciennes régions. Les collectivités territoriales font aussi un travail important. J’ai un peu laissé ce chantier en déshérence en raison de la loi pour une nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi NOTRe, car il fallait d’abord apprendre à travailler avec les nouvelles collectivités territoriales. Je crois qu’une coproduction est nécessaire : ce n’est pas l’État, a fortiori depuis Paris, qui peut identifier la PME de la Beauce ayant la technologie clef pour la deuxième moitié du XXIe siècle.

Un travail d’identification s’impose, même si c’est compliqué à faire. Disons la réalité telle qu’elle est : on va obliger les collectivités territoriales, en particulier les régions, à s’occuper de sujets qui n’entrent pas nécessairement dans leur scope quand il s’agit des enjeux fondamentaux de la nation – et pas seulement ceux de la région. Cela peut conduire à des choix difficiles : la technologie importante sous l’angle de la souveraineté nationale n’est pas nécessairement celle qui est créatrice d’emploi. Le travail est donc à mener dans le cadre d’un dialogue.

M. le rapporteur. Selon vous, quels sont les interlocuteurs les plus pertinents au niveau local ?

M. Jean-Baptiste Carpentier. En ce qui concerne l’État, les ministères économiques et financiers ont un service déconcentré : les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE). Elles sont là pour faire ce travail, et des agents de mon ancien service y sont d’ailleurs implantés. Je défends l’idée qu’il doit être placé auprès du ministère de l’économie, au sein de la direction générale des entreprises, et que l’effort d’analyse doit avoir lieu dans le cadre des DIRECCTE, sous l’autorité des préfets, à qui il revient d’assurer une coordination stratégique, et en lien avec les collectivités territoriales. Quand j’étais en poste, nous faisions ce travail en plein accord avec le ministère de l’intérieur.

Des efforts sont en cours, mais je le redis : on a volontairement laissé passer un peu de temps afin de « digérer » la loi NOTRe. Il faut que les régions s’organisent dans ce domaine. C’est donc un chantier que je laisse assez largement ouvert derrière moi, étant entendu que ce ne sera jamais une science exacte. J’ajoute que tout un travail de détection est réalisé par certains services de l’État, tels que la DGSI, Direction générale de la sécurité intérieure, qui peuvent remonter des informations. Une action existe déjà, mais cela n’enlève rien à la nécessité d’une plus grande systématisation du travail.

En ce qui concerne l’intelligence économique dans les entreprises, je n’ai pas la science infuse. Jusqu’à une date très récente, j’ai surtout été un fonctionnaire donnant des leçons aux autres : j’avais à leur expliquer soit ce qu’il ne fallait pas faire, en tant que magistrat, soit ce qu’ils auraient dû faire, quand j’étais auditeur. La vie m’ayant appris à faire preuve d’un peu de modestie, je ne me permettrai pas de donner trop de leçons aux entreprises à ce sujet. J’ai essayé d’instaurer un dispositif qui soit, si possible, un peu efficient au regard des enjeux pour l’État, et je suis tout à fait d’accord avec l’idée que l’on ne peut pas se substituer aux entreprises : ce sont elles qui connaissent les marchés.

Au risque de verser dans une conversation de café du commerce, je dois souligner qu’il y a un vrai problème d’éducation en France sur ces sujets. On raisonne par filière et on est vite rangé dans des cases dont on a du mal à sortir. On pense qu’un inspecteur des finances, comme moi, doit chercher à aller dans une direction financière et qu’un policier doit s’occuper de sûreté. Tant que l’on n’arrivera pas à se dire qu’un militaire peut travailler sur des questions économiques et qu’un inspecteur des finances peut traiter de sujets régaliens, on n’avancera pas. Comme le disait à juste titre ma prédécesseure, l’intelligence économique est une matière transversale par construction. Elle nécessite au moins des poissons volants et même, si possible, un croisement entre le poisson volant et la chauve-souris : on doit avoir des pattes et des ailes, être à la fois mammifère et tout ce que l’on peut imaginer d’autre. (Sourires.)

À force de vouloir tout faire, on risque néanmoins de ne rien faire du tout. D’où l’importance de se recentrer sur ce que l’on connaît le mieux. J’ai toujours reconnu mon absence de compétences sur de nombreux sujets. Comme j’appartenais à une organisation comptant cinq millions d’agents, mon principe de base était qu’il y en avait forcément un, parmi les 4 999 999 autres, qui devait en savoir plus long que moi, et que ma principale mission n’était donc pas de faire les choses moi-même, mais de repérer qui connaissait mieux que moi tel sujet, a priori, et de faire en sorte qu’il en soit saisi. Le risque est de vouloir se mêler de tout sans en avoir les compétences.

Il faut aussi être conscient que l’on n’a pas affaire, à Bercy, à des fonctionnaires n’ayant aucun souci des intérêts nationaux, que ce soit au Trésor ou dans les cabinets. J’ai pu le constater dans les très nombreuses prises de décision auxquelles j’ai participé, y compris s’agissant d’Alstom. De même, il ne faut pas croire qu’un militaire ou un policier ne sait pas du tout ce qu’est un budget ou ce que représentent les intérêts économiques. Ayons un peu de modestie : les décisions sont en général prises pour de bonnes raisons.

Mon propre rôle consistait à placer le projecteur sous un angle un peu différent de celui des autres administrations. Sans chercher à prendre une photo de la face cachée de la lune, car je n’en avais ni les moyens ni les compétences, j’essayais de faire en sorte que l’on sache un peu à quoi on avait affaire, de manière à être attentif et à ne pas tomber dans des trous éventuels.

M. Bruno Duvergé. Je comprends bien le positionnement de votre ancien service au sein de la DGE et sa dimension transversale. Si l’on veut que cela fonctionne, il faut des processus transversaux pour capter et analyser les données, ainsi que pour prendre les décisions. Vous avez partiellement répondu à la première question que je voulais vous poser, puisqu’elle concernait le lien avec les régions. Afin que le travail puisse avoir lieu de manière coordonnée, on a besoin de processus communs. Les instaurer entre-t-il dans la mission de votre ancien service, et le SISSE est-il reconnu comme un leader dans ce domaine ?

Dans le cadre de la compétition avec les États-Unis et la Chine, on doit se placer au niveau européen pour faire de l’intelligence économique. J’observe néanmoins que vous n’en avez pas fait mention : cet aspect est toujours absent des débats. Historiquement, si les États-Unis sont devenus des leaders, c’est grâce à l’investissement de leur ministère de la défense dans certains secteurs économiques. En vue de nous hisser au même niveau, nous avons besoin d’une défense européenne investissant dans des domaines stratégiques.

M. Jean-Baptiste Carpentier. En réponse à votre question sur le positionnement du SISSE et sa capacité à dialoguer avec d’autres acteurs, je dirai qu’il faut dix ans de travail pour être identifié. Beaucoup d’interlocuteurs continuent à ne pas savoir qui nous sommes. En France, comme partout ailleurs, une nouvelle administration ne s’installe pas dans le paysage d’un claquement de doigts, quels que soient les talents de ses agents et de sa direction. J’avais néanmoins quelques atouts : un Commissaire à l’information stratégique est directeur d’administration centrale, et il est donc pris au téléphone par un préfet de région ou par un autre directeur. Le niveau hiérarchique joue, de même que le rattachement direct au ministre – cela permet un positionnement visible.

Vous avez parfaitement raison de souligner la dimension européenne, que j’aurais dû mentionner davantage. J’ai d’ailleurs été un peu troublé quand j’ai pris mon poste : j’exerçais des fonctions très internationalisées à la tête de Tracfin – j’avais des correspondants bien identifiés dans tous les pays et je me rendais quasiment une fois par semaine à Bruxelles. Deux ans plus tard, je ne savais toujours pas quels étaient mes interlocuteurs dans les autres pays de l’Union européenne, ni d’ailleurs au sein de la Commission, ce qui est plus fâcheux.

L’Europe n’est pas encore une nation – je le dis alors que je suis profondément européen. À l’origine, elle n’avait pas la même volonté de puissance que les États-Unis sur les sujets dont nous parlons. Il est pourtant évident que l’avenir passera nécessairement par l’Europe. Sans être un européiste béat, je considère en effet que la taille du marché économique français ne nous permet pas d’entretenir un rapport de force satisfaisant avec la Chine ou les États-Unis. C’est une réalité, quoi que l’on pense de la souveraineté nationale et de son caractère nécessairement hexagonal ou non.

Il est beaucoup question de l’extraterritorialité pratiquée par les États-Unis, mais on oublie souvent que le droit de la concurrence est profondément extraterritorial. Quand on se lance dans une opération de fusion aux États-Unis, on se réfère avant tout au droit européen, même quand il s’agit de deux entreprises américaines n’ayant aucun contact avec l’Europe : personne ne veut se fermer un tel marché. Le seul blocking statute qui ait vraiment fonctionné est le règlement européen ayant fait suite à la loi Helms-Burton. Celle-ci est restée relativement inappliquée à l’égard des entreprises européennes.

La question reste extrêmement compliquée : l’Union européenne ne compte plus 6 ou même 12 États membres et il y a objectivement d’assez fortes divergences entre les enjeux et les points de vue. Il est vrai que la situation évolue assez vite : je ne pensais pas avoir une carrière administrative suffisamment longue pour entendre un jour dans la bouche du Premier ministre britannique des propos sur les investissements étrangers qui auraient probablement valu à un Premier ministre français un procès en stalinisme. À ma connaissance, néanmoins, l’enjeu de l’intelligence économique et de la maîtrise de l’environnement extra-économique de l’économie – l’intelligence économique concernant tout ce qui n’est pas économique dans l’économie – est encore assez peu identifié au sein de la Commission. C’est un de mes regrets : j’aurais aimé en faire un axe de progrès au plan européen – mais mon successeur y parviendra peut-être.

M. le président Olivier Marleix. Nous allons continuer l’audition à huis clos.

 

(L’audition se poursuit à huis clos.)

 

La séance est levée à  onze heures vingt.


23.    Audition, à huis-clos, de M. Laurent Castaing, directeur général de STX France

(Séance du jeudi 15 février 2018)

 

Cette réunion s’est tenue à huis-clos et ne fera pas l’objet d’un compte rendu.

 

 


24.    Audition, à huis-clos, de M. le général Jean-François Hogard, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense

(Séance du jeudi 15 février 2018)

 

 

Cette réunion s’est tenue à huis-clos et ne fera pas l’objet d’un compte rendu.

 

 


25.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Amandine Duquesne, auditeur conseil, et de M. Fouad Benseddik, directeur des méthodes et des relations institutionnelles de Vigeo Eiris

(Séance du mercredi 21 février 2018)

La séance est ouverte à seize heures trente.

M. le président Olivier Marleix. Nous recevons aujourd’hui M. Fouad Benseddik, directeur des méthodes et des relations institutionnelles, membre du comité exécutif de Vigeo Eiris, ainsi que Mme Amandine Duquesne, auditrice conseil senior chez Vigeo Eiris.

Vigeo, créée en 2002 par Nicole Notat, est une agence internationale indépendante de recherche et de services ESG – environnement, social et gouvernance –, à destination des investisseurs et des organisations privées, publiques et associatives.

Il nous a semblé opportun de vous entendre car le nom de votre cabinet est revenu à plusieurs reprises lors des auditions que nous avons menées, comme étant celui de l’expert indépendant spécifiquement désigné dans l’accord entre Alstom et General Electric (GE) pour suivre l’activité en temps réel et remettre chaque année un rapport sur la bonne exécution des clauses de l’accord.

Je vous poserai deux séries de questions : la première concerne la mission qui vous a été confiée par le Gouvernement et la manière dont vous la menez à bien ; la seconde a trait au contenu même de votre rapport. En effet, nous souhaitons, dans le cadre de cette commission d’enquête, réaliser un bilan du rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric et faire un point d’étape sur la tenue des engagements de GE.

Quand, comment et pourquoi avez-vous été choisis pour suivre la bonne exécution de l’accord entre Alstom et General Electric ? Quel est le champ précis de votre mission ? Vous concentrez-vous uniquement sur les créations d’emplois ou êtes-vous chargés du suivi, plus large, des engagements de GE ?

Je précise que la commission d’enquête n’a connaissance que de l’accord signé le 21 juin 2014 par le ministre Arnaud Montebourg. Elle n’a pas encore eu accès aux lettres d’engagement et aux positions posées par le Gouvernement, le 4 novembre 2014, lorsqu’il a accordé l’autorisation d’investissement.

Combien de personnes, au sein de votre cabinet, travaillent au suivi de l’accord ? Quelles sont les méthodes que vous utilisez pour évaluer la bonne exécution des clauses ? Avez-vous accès à toutes les données dont vous avez besoin ou avez-vous rencontré des difficultés ? Quels sont les pouvoirs qui sont les vôtres ? Jouez-vous le rôle de « moniteur » ou votre action est-elle moins formalisée ?

À quelle fréquence se réunit le comité de pilotage chargé de suivre le respect des engagements de GE ? Là encore, il n’existe pas de modèle unique en France. Êtes-vous systématiquement présent lors de ces réunions ? Quand aura lieu la prochaine réunion ?

Combien avez-vous remis de rapports jusqu’à présent ? Qui peut les consulter ? Certains acteurs, notamment les organisations syndicales de GE, regrettent que leurs experts ne puissent y avoir accès.

Pour rappel, GE s’était engagé, lors du rachat de la branche énergie d’Alstom, à créer 1 000 emplois nets dans le pays avant 2018 et à ne fermer aucun site de production jusqu’en novembre 2018. Un plan d’économies européen, lancé en janvier 2016, a déjà pesé sur 590 emplois en France. En plus, GE vient d’indiquer la suppression de 4 500 postes en Europe, dans le cadre d’une restructuration de son pôle « Énergie ». La France, cette fois, ne serait pas concernée, en vertu de l’engagement de création d’emplois pris en 2014.

Où en sont ces engagements ? M. Jérôme Pécresse, qui préside la branche mondiale du groupe GE pour les énergies renouvelables, nous a indiqué que, depuis la finalisation de l’opération de rapprochement avec Alstom, GE aurait recruté près de 2 500 personnes en France, avec 600 créations de postes en deux ans. Si l’on défalque de ces recrutements les départs naturels et les départs qui ont résulté de l’intégration des activités d’Alstom, 358 emplois nets auraient été créés sur le territoire à la fin d’octobre 2017. Confirmez-vous ces chiffres ?

Il reste donc plus de 600 emplois à créer avant la fin de l’année. GE vous paraît-il à même de pouvoir tenir ces engagements ? Les 550 emplois qui seront créés à Cherbourg seront-ils inclus dans le décompte ? Aux termes de l’accord du 21 juin 2014, il semble qu’il ne devrait pas être tenu compte des créations d’emplois dans le domaine de l’éolien offshore et antérieurement décidées par Alstom.

Plus généralement, le recours à un cabinet d’expertise indépendant pour s’assurer du respect des engagements pris par un investisseur dans le cadre d’une procédure sur les investissements étrangers en France vous paraît-il devoir être généralisé ? C’est, à notre connaissance, la première fois que l’administration, sans doute consciente de la dimension stratégique de l’investissement, a demandé à ce que soit mis en place un outil de suivi des engagements. Votre regard sur cette forme de contrôle nous intéresse.

Madame, Monsieur, nous vous écouterons pendant une quinzaine de minutes, à la suite de quoi le rapporteur et les membres de la commission vous interrogeront.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Amandine Duquesne et M. Fouad Benseddik prêtent serment.)

M. Fouad Benseddik. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, à votre invitation, nous évoquerons la mission qui a été confiée à Vigeo dans le cadre de l’accord entre le Gouvernement et General Electric.

Je suis accompagné d’Amandine Duquesne, auditrice conseil, qui mène depuis le début de cette mission les « diligences » – le recueil d’informations auprès de GE –, assiste aux comités de pilotage et en effectue la restitution. Pour ma part, je ne suis pas directement impliqué dans cette mission mais j’assure la supervision des méthodes et leur validation au sein de l'agence.

Après avoir présenté l’agence, nous évoquerons le contexte dans lequel ce mandat nous a été confié et le périmètre de notre mission. Nous détaillerons les « diligences » que nous avons menées et ferons part de nos constats. Nous évoquerons enfin les analyses en cours, au titre de l'année 2017-2018, et la liste des engagements qui pourraient faire l’objet d’une revue à partir de 2018 – l’accord entre le Gouvernement et GE courant pour une période de dix ans.

Vigeo, implanté dans plusieurs pays, compte 200 collaborateurs. Nos activités se répartissent en deux grandes catégories. Nous notons 4 000 entreprises cotées dans le monde, pour le compte d’investisseurs et de gérants de capitaux souhaitant intégrer les facteurs de responsabilité sociale, environnementale et de gouvernance dans leurs opérations.

À la différence des agences de notation financière, qui évaluent le risque de solvabilité, nous évaluons les risques de durabilité, la capacité des entreprises à intégrer dans leur stratégie et dans leurs opérations un certain nombre de principes et d'objectifs qui relèvent du développement durable et des droits de l'homme. Nous nous attachons à des questions telles que la protection et le respect des intérêts des collaborateurs, la protection de l'environnement, la protection des intérêts des clients ou encore la protection des intérêts des territoires.

Nous nous basons sur un référentiel international, composé des principes directeurs des Nations unies, de l'Organisation internationale du travail (OIT) ou de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), des règles de droit international, que nous contextualisons en termes de facteurs de risques pour les entreprises, leurs collaborateurs, leurs riverains, leurs fournisseurs et leurs clients. Cette évaluation porte sur six domaines d’analyse.

Notre méthode d’analyse approfondie questionne les politiques des dirigeants d’entreprises, la précision et la clarté de leurs engagements sur chacun des facteurs de responsabilité sociale que nous passons en revue. Nous regardons aussi comment les engagements, au-delà de leur affichage, sont déployés. Nous tenons compte de l’existence de process, de moyens, ainsi que de la capacité de l’entreprise à intégrer ces risques et à en rendre compte. Nous estimons également sa capacité de dialogue avec les parties prenantes, notamment les représentants des salariés. Enfin, nous passons en revue les résultats.

Notre autre métier est celui du diagnostic. À leur demande, nous accompagnons des entreprises dans l'intégration, dans leurs stratégies, de principes d'action qui relèvent d'objectifs là encore normatifs, portés par le droit international : droits de l’homme, gouvernance, éthique des affaires, protection de l'environnement et engagements avec les communautés.

Vous connaissez le contexte de notre mission relative à General Electric. L'accord signé entre l'État et le groupe comporte un article habilitant Vigeo à agir en qualité de cabinet conseil indépendant. Il s’agit bien d’une habilitation : Vigeo n’est pas chargé de mener des évaluations systématiques, mais habilité à le faire, à la demande de l'une ou l'autre des parties. L’agence est, dans tous les cas, rémunérée par GE.

Sophie Thierry, directrice du département de services aux entreprises et Amandine Duquesne, auditrice, ont mené les discussions avec les représentants de GE, notamment Alexandre-Pierre Méry, alors en charge du projet « France 1 000 Hiring Project », le projet de création de 1 000 emplois. La convention de mission a été signée le 3 février 2015. Le contrat retranscrit, de façon classique, notre compréhension des besoins de GE, le déroulement de la mission, la documentation interne à nous fournir, ainsi que les éléments budgétaires de cette mission.

Le mandat qui nous a été confié est un mandat de mission de conseil indépendant. Vigeo est habilité à réaliser une fois par an un audit des engagements de GE relatifs à l'acquisition de l'activité « Energie et réseaux » d'Alstom, sur demande de l'État ou sur demande de GE, aux frais de GE, avec communication des rapports au comité de pilotage. GE s’engage à nous fournir les informations dont nous avons besoin. Je précise, à ce stade, que nous avons pu disposer de l’ensemble des informations nécessaires et nous entretenir avec toutes les personnes que nous avons sollicitées. La durée des engagements sous revue est de dix ans.

Notre mission consiste à recueillir et à qualifier les informations, à la demande de l'une ou l'autre des parties, sur deux grandes périodes. Pour la première période, 2016-2018, il s’agit principalement de la revue de la création d'emplois et de la mise en place d’une charte de bonnes pratiques en matière d'achats avec les futurs fournisseurs et sous-traitants de l'activité énergie. Pour la période 2016-2026, il s’agit plus généralement d’analyser les engagements portant sur la localisation ou le maintien en France des quartiers généraux d'activités mondiales en France.

En vertu du contrat, Vigeo a eu pour missions de : passer en revue et valider la méthode de comptage de la valeur de référence du nombre d'emplois existants à la date de réalisation de l’opération ; coconstruire avec GE l'architecture du tableau de bord de suivi quantitatif et qualitatif des créations d'emplois ; réaliser la revue annuelle des engagements de GE ; rédiger un rapport d'analyse sur la mise en oeuvre des engagements ; évaluer l'effectivité des engagements de localisation ou de maintien des quartiers généraux.

Nos constats et nos opinions ne portent pas sur la fiabilité, la sincérité, l'exactitude ou la complétude des informations produites. Nous n'agissons pas comme vérificateurs des informations – c’est là le travail d’un commissaire aux comptes. Nous fournissons des constats et des attestations portant sur l'existence documentée et renseignée des supports rendant compte du comptage des emplois, conformément à la méthode et aux dates de référence définies dans la note du 1er octobre 2015 : « définition de la valeur de référence de GE au jour du closing ».

Notre mission compte trois étapes. La première est celle de la validation de la méthode de comptage de la valeur de référence pour définir l'effectif en place au 2 novembre 2015 et déterminer le calcul du solde d'emplois en équivalents temps plein (ETP).

La deuxième étape a consisté à mettre en place et à procéder à la revue du tableau de bord de suivi des engagements via la formalisation d’une grille d’indicateurs quantitatifs et qualitatifs portant sur les effectifs, la qualité du développement des compétences et du dialogue social et la diversité des emplois créés en termes de sexe, d'âge et de prévention des discriminations à l'égard des personnes en situation de handicap.

Pour mener ces « diligences », nous avons procédé à une revue de la documentation interne de General Electric, au niveau du siège et des sites visités. Nous avons mené cinq entretiens avec les dirigeants de GE et les membres du bureau du comité de groupe GE France. Enfin, nous avons visité les sites de Belfort et de Buc, où nous avons pu nous entretenir avec les membres de la direction, des représentants du personnel et le médecin du travail.

La troisième étape consiste en une revue annuelle de mise en œuvre des engagements de GE. Cette revue porte sur les indicateurs quantitatifs et qualitatifs du tableau de bord et l'audition de responsables de GE, notamment à la direction des ressources humaines (DRH). Elle s’appuie aussi sur l'analyse de la performance en responsabilité sociale du groupe, produite par Vigeo Eiris Rating.

En effet, nous évaluons aussi GE en tant qu'entreprise cotée. Cette évaluation n’est pas contractuelle mais destinée aux investisseurs et aux gérants, comme c’est le cas des 4 000 autres entreprises que nous évaluons à travers le monde. Notre auditrice a accès à cette information sur le groupe mondial, un éclairage qui lui apporte une vision générale sur le profil de responsabilité sociale de GE et son comportement à l'échelle mondiale, en matière de droits de l'homme, de ressources humaines, de protection de l'environnement, de gouvernance, d'achats, de prévention de la corruption, de stratégie de lobbying et d'engagement sociétal.

Les constats et les opinions de cette revue ont été restitués au comité de pilotage, au cours des deux années d’exercices de la mission, en présence de représentants du Gouvernement et de GE par Amandine Duquesne. Elle seule a accès aux informations de l'entreprise, étant engagée dans une relation de prestataire pour le compte de GE. Elle est donc tenue à une certaine confidentialité et en sait donc, à ce titre, beaucoup plus que moi.

Il était prévu, en option, que sur demande de General Electric, une restitution des résultats puisse être présentée au bureau du comité de groupe de GE France. Cette option n'a pas encore été actionnée par GE.

Mme Amandine Duquesne. Nous avons produit huit « livrables », tous adressés et présentés à General Electric : une première note relative aux règles de comptage pour le calcul de la valeur de référence et pour le décompte des 1 000 emplois, datée du 1er octobre 2015, présentée également au bureau du comité de groupe France le 19 janvier 2016 ; un avis sur la pertinence du système de comptage des 1 000 emplois additionnels, daté du 23 décembre 2015 ; une attestation de revue de la définition de la valeur de référence au jour du closing, datée du 23 décembre 2015 ; la grille d'indicateurs RH, quantitatifs et qualitatifs, datée du 23 décembre 2015 ; une attestation relative à l'évolution de la valeur de référence et à l'application des règles de comptage au 31 décembre 2016, datée du 27 février 2017 ; un rapport, en date du 27 février 2017, portant sur la mise en œuvre des engagements de General Electric, comportant une évaluation du déploiement des engagements et des résultats obtenus au 31 décembre 2016, rapport assorti de recommandations opérationnelles ; une attestation relative à l'évolution de la valeur de référence et à l'application des règles de comptage au 31 octobre 2017, datée du 11 décembre 2017 ; une attestation portant sur la création, le 1er août 2016, à Boulogne Billancourt, du siège social de l'entité GE Industrial Leasing France, datée du 11 décembre 2017.

À la date d’aujourd’hui, quels sont nos constats ? Nous avons exprimé, le 23 décembre 2015, une assurance raisonnable sur la pertinence du système de comptage de General Electric, puisqu'il était conforme aux critères d'intelligibilité, de comparabilité et de transparence établis dans la note de méthode communiquée au comité de pilotage.

Nous avons produit, le 23 décembre 2015, une attestation de revue de la valeur de référence, sur la base de l'exhaustivité du système de comptage, de l'adéquation et de la spécialisation des indicateurs par exercice annuel et enfin, de la comparabilité annuelle des indicateurs.

Nous avons délivré, le 27 février 2017 et le 11 décembre 2017, deux attestations de revue de la mise en œuvre des règles de comptage.

Enfin, lors du dernier comité de pilotage, le 11 décembre 2017, nous avons communiqué le comptage des emplois : au 31 octobre 2017, GE avait créé 357,56 emplois ETP, soit 35,7 % de l'objectif défini contractuellement avec l'État, vingt-quatre mois après le début de l'opération et douze mois avant l'échéance.

C'est pourquoi nous avons recommandé, le 15 décembre 2017, la tenue d'un comité de pilotage intermédiaire à l'été 2018, qui permettra de faire un bilan d'étape au milieu de cette année charnière pour la réalisation des engagements de General Electric.

Où en sommes-nous dans les « diligences » en cours, au titre de 2017-2018 ? Nous sommes en train de faire la revue de l'évolution de la valeur de référence, à partir des données du 31 décembre 2017, transmises par GE à Vigeo le 25 janvier 2018.

Par ailleurs, nous travaillons sur un rapport qualitatif – constats, recommandations – sur la gestion des mobilités par GE. Ce rapport se base sur les entretiens internes que nous avons eus et sur un entretien avec les membres du bureau du comité de groupe France, prévu fin février. Ce rapport est également élaboré à partir de la revue des données RH 2017, dont nous avons récupéré une première partie, le 25 janvier ; la seconde partie, liée à la publication des bilans sociaux, sera transmise à Vigeo en avril 2018.

Enfin, nous travaillons sur la revue des pratiques d'achat auprès des fournisseurs et sous-traitants de l'activité « Energie » de GE, sur la base d’un entretien avec le directeur des achats indirects pour la France, d’un entretien à venir avec le responsable des achats directs pour la France, et de la documentation interne relative à ce sujet.

Les engagements de GE qui restent à évaluer sur la période 2018 et au-delà
– l'accord entre l'État et General Electric du 4 novembre 2014 s'étendant jusqu'à dix années après la signature du closing – sont au nombre de six.

Le premier engagement concerne la revue des « meilleurs efforts raisonnables consentis par GE pour que le développement de ses activités en France bénéficie à l'économie locale afin d'essayer de maximiser la création d'emplois supplémentaires en France, par sous-traitance ou par tout autre moyen ».

L’accord prévoit également la revue du « maintien et du développement de la recherche-développement en France en poursuivant les programmes existant et en en développant de nouveaux ainsi qu’en prenant une part active dans les écosystèmes locaux liés à l'innovation ».

En son article 3, l’accord comporte quatre engagements : la revue de « la localisation (maintien ou implantation) en France des quartiers généraux des activités mondiales hydro et éolien offshore » ; la revue de « l’intégration et la localisation en France des quartiers généraux de l’activité Énergie numérique dans l'activité réseaux d'Alstom pour constituer les JV réseaux et énergie numérique, avec hausse d'environ 30 % des recettes de l'activité réseaux d’Alstom » ; la revue du « maintien à Belfort des quartiers généraux européens de GE pour les activités turbines à gaz de grande taille à usage industriel » ; la revue de la « localisation en France des quartiers généraux de l'activité mondiale turbines à vapeur de l'activité énergie et eau de GE ».

M. le président Olivier Marleix. Votre cabinet assure-t-il le suivi de ces six points de l’accord ?

M. Fouad Benseddik. Ce sont des dispositions contractuelles entre les deux parties, sur lesquelles nous pourrions être appelés à intervenir. Elles portent sur une période qui va au-delà de 2018. De façon générale, sur l'ensemble des engagements, l'accord prévoyait que Vigeo Eiris soit habilité à intervenir en tant que conseil indépendant, à la demande de l'une ou l'autre des parties.

Les engagements qui ne concernent ni la création d'emplois ni le référentiel de comptage ni les achats responsables et la mise en place de la charte de bonnes pratiques n’ont pas été initiés.

M. le président Olivier Marleix. Parmi ces six engagements figure la localisation en France du quartier général de l’activité « hydro », un sujet sensible compte tenu du plan social sur le site de Grenoble. Vous tenez le compte des emplois, mais l'État ne vous a-t-il pas sollicités pour une analyse plus précise des décisions qui ont été prises en partant, et de leurs conséquences en termes de pérennité pour l'activité du site ?

Mme Amandine Duquesne. À ce jour, non.

M. le président Olivier Marleix. C’est la pérennité même de certaines activités, notamment les ateliers de mécanique, et la réorientation de l’activité de ce site qui sont en jeu. J’ai bien compris que vous agissiez sur commande, soit de l’État soit de GE. Sur ces questions, la mission n’a pas été activée ?

Pour résumer, vous avez remis, depuis la signature de l’accord, deux rapports et vous avez assisté à deux comités de pilotage.

Mme Amandine Duquesne. Il y a eu trois comités de pilotage, un initial, un à la fin du premier cycle, l’autre à la fin du deuxième cycle. Nous entamons le troisième cycle. Huit livrables – rapports, attestations ou revues – ont été remis au comité de pilotage.

M. le président Olivier Marleix. Je n’ai sous les yeux que l’accord signé par l'État, GE et Alstom le 21 juin 2014, qui est donc différent des lettres d'engagement et de l’autorisation d'investissement auxquels était joint, si j'ai bien compris, un accord particulier sur l'emploi. Cet accord est disjoint de ce qui est juridiquement prévu au titre du contrôle des investissements étrangers.

Dans ce premier accord du 21 juin, il est clairement dit que le calcul des emplois supplémentaires ne tiendra pas compte des emplois qu'Alstom a décidé de créer, en particulier dans l’éolien offshore. J’en conclus que les quelque 550 emplois prévus dans la nouvelle usine de Cherbourg, décidés avant le rachat par GE, n’entreront pas dans le calcul des 1 000 emplois. Est-ce aussi votre lecture ?

Mme Amandine Duquesne. Au 31 octobre 2017, date à laquelle nous avons eu les données, Cherbourg n’avait pas lancé son plan de recrutement. Les effectifs propres à Cherbourg ne figurent donc pas dans notre reporting.

M. le président Olivier Marleix. Ce n’est pas ma question. Est-ce que ces emplois ont vocation à entrer dans le décompte des 1 000 emplois que GE s’est engagé à créer ? C’est une question sur laquelle les syndicats nous ont alertés.

Mme Amandine Duquesne. Je n’ai pas eu l’occasion d’analyser cette question.

M. le président Olivier Marleix. Parce que l’on ne vous a pas transmis de liste, j’imagine. Mais ce sujet a-t-il été évoqué lors de la première réunion du comité de pilotage ?

Mme Amandine Duquesne. Non.

M. le président Olivier Marleix. Cette question sera déterminante pour le montant de la pénalité. J’imagine que la pénalité des 50 000 euros par emploi manquant, qui figure dans l’accord du 21 juin, figure également dans l’accord sur la base duquel vous intervenez.

Mme Amandine Duquesne. Oui.

M. le président Olivier Marleix. Il serait donc important de savoir si les 550 emplois prévus à Cherbourg sont dans ce périmètre ou pas, car ils valent potentiellement 27,5 millions d'euros…

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Avez-vous le sentiment que les entreprises que vous auditez se préoccupent vraiment des engagements qu’elles ont pris en matière de création d’emplois ? Considérez-vous que les sanctions actuelles sont assez dissuasives, ou faut-il les alourdir ?

Pensez-vous que des critères autres que celui de la création d’emplois ne sont pas suffisamment exploités et pourraient faire partie des engagements des repreneurs ? Est-ce nos outils juridiques qui ne permettent pas de le faire, à moins que ce ne soient les politiques qui n’y pensent pas ou ne le font pas suffisamment ?

M. Fouad Benseddik. Vous posez une question de fond qui concerne les entreprises qui opèrent en France mais aussi à l’international.

En fait, il est rare que les entreprises prennent ce type d’engagement ou qu’elles en rendent compte quand elles les prennent. Elles prennent davantage des engagements de moyens que de résultats. Lorsque nous regardons le comportement des entreprises à l’échelle mondiale, nous suivons l’indicateur de création organique de l’emploi, c’est-à-dire le solde entre les emplois supprimés en raison de départs à la retraite ou de restructurations, et les créations d’emplois. L’une des grandes faiblesses aujourd’hui, c’est la rareté de l’information donnée par les entreprises sur ces indicateurs. Les entreprises qui fournissent des indicateurs précis et sur des périmètres clairs permettant de comparer l’évolution de l’emploi dans le temps et entre leurs différentes implantations à l’échelle internationale sont rares. Il y a actuellement un vrai angle mort dans la capacité à suivre ces informations. Une ordonnance, prise au mois de juillet dernier, prévoit que les entreprises ont désormais l’obligation de faire une déclaration de responsabilité sociale pour rendre compte de leurs effectifs et des impacts sociaux de leurs activités. C’est une très bonne piste.

Pour savoir si les sanctions sont dissuasives pour une entreprise, il faut comparer le montant prévu à son chiffre d’affaires. Je le dis clairement, ce n’est pas du tout dissuasif, et je considère d’ailleurs que le levier de la sanction financière ne peut suffire à lui seul. L’information du public est très importante aussi. Les entreprises sont en effet très attentives au regard des investisseurs, des différentes parties prenantes. Il faut passer d’une stricte pratique d’information ou de communication financière à une logique de rendu de compte sur les objectifs en termes de création d’emplois et sur le degré de réalisation et d’atteinte de ces objectifs. Passer d’une logique de stricte information laissée à la discrétion des entreprises à une logique de reddition de comptes mettant à leur charge, sous revue de leur commissaire aux comptes, la production d’informations sur leur performance en matière de création d’emplois peut être utile. Mais il faut aussi appréhender ces entreprises dans une perspective transnationale puisqu’elles opèrent sur des surfaces de plus en plus transnationales. Il s’agit aussi de leur demander de fournir ces informations sur ces niveaux, de façon à bien suivre et pouvoir tracer l’évolution des emplois à l’échelle de leur périmètre d’activité monde.

M. Hervé Pellois. Que se passe-t-il si les objectifs ne sont pas atteints ? Comment ces entreprises seront-elles sanctionnées ? De quels moyens dispose-t-on pour faire appliquer ces accords ?

Mme Amandine Duquesne. L’accord entre l’État et General Electric le prévoit. C’est une sanction financière en cas de non-atteinte de la création de 1 000 emplois.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Dans votre récente étude de notation des entreprises sur la prise en compte des principes de responsabilité sociale lors des opérations de restructuration et dans les décisions de réorganisations, vous indiquez que 14 % des entreprises de votre panel ont signé un accord-cadre. Comment expliquez-vous un tel pourcentage que, pour ma part, je considère relativement bas ? Cela peut-il avoir un lien avec le temps plus ou moins long laissé au dialogue social, avec les partenaires sociaux notamment ?

Comment le niveau de formation entre-t-il en ligne de compte dans les solutions qui peuvent être proposées aux salariés par les entreprises ?

Comme je suis députée de l’Isère, vous ne serez pas étonnés que je vous parle de la situation particulière de General Electric et du plan social. Comment expliquez-vous que vous n’ayez pas de commande sur le comptage des emplois sur ce site de Grenoble, puisque cela affectera fortement, à terme, le décompte final ?

J’ai cru comprendre que les entreprises n’étaient pas tenues de rendre compte des créations d’emplois. Si ce rendu de compte n’est pas obligatoire, qu’est-ce qui est contraignant pour elles dans les accords qu’elles ont conclus avec l’État lors des fusions ?

Il est évident que l’État n’est pas suffisamment contraignant. Il n’est donc pas étonnant que l’ensemble des transactions qui ont été faites ces dernières années conduisent toutes à terme à des plans sociaux.

M. Fouad Benseddik. S’agissant des restructurations de façon générale, nous avons effectivement réalisé une étude qui porte sur plusieurs milliers d’entreprises cotées en France et dans le monde. Nous questionnons le degré d’engagement de ces entreprises par rapport à des normes, notamment celles de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui leur assigne, en situation de restructuration, d’informer les délégués du personnel dans des délais raisonnables et d’élaborer, en lien avec eux, des dispositifs d’accompagnement à la fois collectifs et individuels pour réduire les impacts sur les personnes concernées, sur les collectifs de travail concernés mais aussi sur les territoires. Malheureusement ce principe de droit international du travail ancien est peu suivi à l’échelle internationale, et les 14 % d’entreprises auxquelles vous faites référence sont d’une certaine manière celles qui sont les plus vertueuses, à savoir les entreprises européennes, et singulièrement les entreprises françaises. Les entreprises françaises sont en effet, en termes de respect du droit international du travail et des droits de l’homme sur les lieux de travail, parmi les entreprises les plus avancées à l’échelle internationale. Comme il n’existe pas d’inspection internationale du droit du travail, les entreprises opèrent à l’échelle internationale dans une totale liberté. Les accords entre les entreprises et la puissance publique pour créer des emplois sont très rares. Les 14 % d’entreprises dont il est question ont passé des accords avec des organisations syndicales internationales ou des partenaires sociaux. Je vous laisse imaginer ce qui se passe au niveau international. Les entreprises qui disparaissent du jour au lendemain sont plutôt la règle. Les pays qui respectent les principes de l’OIT sont assez exceptionnels et rares.

En ce qui concerne le cas qui vous occupe, il ne m’appartient pas de juger, mais je dirais qu’il est rare de voir la puissance publique faire signer à une entreprise un engagement de résultats sur des créations d’emplois assorti de sanctions en cas de non-respect de cet engagement. Dans le meilleur des cas, il s’agit d’engagements de moyens, c’est-à-dire que les entreprises s’engagent à fournir le meilleur effort à cette fin.

Ce sont les conseils d’administration qui doivent porter, la plupart du temps, la responsabilité sociale. S’il y a un dialogue social fort et des délégués syndicaux qui peuvent peser sur les décisions des administrateurs et des dirigeants, vous aurez ce type de prise en compte. Mais lorsque vous vous retrouvez avec des administrateurs qui ne prennent pas en compte les facteurs de responsabilité sociale, les questions liées à l’emploi sont considérées la plupart du temps comme une résultante d’opérations de marché. On constate la création d’emplois en tant qu’indicateur de performance davantage que comme objectif de l’investissement. C’est la réalité du monde aujourd’hui.

Mme Amandine Duquesne. Je me suis mal exprimée tout à l’heure. La revue des engagements porte sur le périmètre « France », ce qui inclut bien évidemment le site de Grenoble. Les données dont je dispose, qui datent du 31 octobre 2017, sont en cours d’analyse. Bien évidemment, il y aura une revue sur le cas spécifique de Grenoble au même titre que pour toutes les autres entités de France. Mais il n’y a pas eu de demande de focus spécifique sur le plan en cours à Grenoble.

M. le président Olivier Marleix. Je veux revenir sur la façon dont le périmètre de votre mission a été défini.

En réalité, il y a deux types d’engagements, et notamment ceux qui relèvent juridiquement de l’article R. 153-9 du code monétaire et financier, au titre du contrôle des investissements étrangers en France. Le ministre de l’économie a le pouvoir d’assortir l’autorisation d’investissement d’un certain nombre de conditions, notamment la pérennité des activités de recherche et de développement, des sites de production, etc.

La sanction d’un éventuel manquement n’est pas contractuelle : elle figure dans la loi. Il s’agit du désinvestissement et d’une amende pouvant aller jusqu’à deux fois le montant de l’investissement. C’est d’ailleurs sur ce point que le Premier ministre veut proposer une réforme au Parlement, car il considère que l’amende est trop lourde pour être appliquée. Mais quand on parle d’une amende « jusqu’à deux fois le montant… », cela veut dire que l’amende peut être inférieure à deux fois le montant de l’investissement.

Si j’ai bien compris, l’accord détaille plutôt des engagements qui sont pris en plus de ceux qui ont été demandés à General Electric à ce titre-là, et notamment la question de l’emploi qui ne rentre pas formellement dans l’article R. 153-9. On est dans une démarche contractuelle entre l’État et GE, l’entreprise s’engageant à payer une amende si elle ne tient pas ses engagements. Pourtant, dans les items de votre mission, on retrouve des éléments qui relèvent de l’article R. 153-9, notamment la pérennité des activités, des centres de R&D etc. Avez-vous une information sur des sanctions prévues en cas de manquement ? Y a-t-il des clauses de rendez-vous, ou le contrôle sera-t-il activé le cas échéant par l’État ?

Mme Amandine Duquesne. À ce jour, aucun calendrier n’a été fixé à la demande de l’État ou de General Electric sur ces sujets-là. Mais cela va peut-être venir.

Vous demandez s’il y a des sanctions en cas d’implantation d’un quartier général ailleurs qu’en France sur des business units identifiées. La sanction ne porte que sur la question des 1 000 emplois.

M. le président Olivier Marleix. Si j’ai bien compris, à douze mois de la fin de la période d’engagement contractuel, il restait 643 emplois à créer. Nous sommes aujourd’hui à sept mois de la fin, et je n’ai pas l’impression que de nouveaux éléments soient intervenus. Les chiffres que vous nous donnez sont ceux que Monsieur Pécresse a confirmés il y a quelques semaines devant la commission d’enquête. Avez-vous le sentiment que General Electric sera en mesure d’atteindre son objectif ? Tout à l’heure, vous avez dit avoir demandé un comité de pilotage intermédiaire, à la mi-2018, ce qui montre que vous avez un petit doute ou que vous avez besoin de refaire le point de manière un peu anticipée.

Mme Amandine Duquesne. La mission ne comporte pas d’étude prospective. Aussi, vais-je avoir du mal à vous dire si General Electric va ou non atteindre son objectif.

M. le président Olivier Marleix. Pourquoi avez-vous demandé un comité de pilotage intermédiaire ?

Mme Amandine Duquesne. Parce que c’est une année charnière. Le fait de laisser couler une année complète et d’arriver à l’échéance finale sans pouvoir faire un point intermédiaire me paraît un peu risqué.

M. le président Olivier Marleix. D’habitude, les informations vous sont-elles transmises annuellement par General Electric, ou sont-elles alimentées de manière plus régulière ?

Mme Amandine Duquesne. Globalement, elles sont transmises annuellement, par cycle de mission. Au fil de la mission, on peut être amené à demander des documents complémentaires.

M. le président Olivier Marleix. L’État aurait-il pu vous demander spontanément d’avoir ce bilan à mi-parcours ?

Mme Amandine Duquesne. Oui.

M. le président Olivier Marleix. C’est de vous qu’est venue la suggestion, pas de l’État ?

Mme Amandine Duquesne. Oui.

M. le président Olivier Marleix. Si vous ne l’aviez pas demandé, vous auriez attendu la période d’échéance habituelle, qui est octobre ?

Mme Amandine Duquesne. Oui.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Si l’on ne demande pas le bilan intermédiaire, que l’on a les chiffres annuellement, et qu’on se rend compte à la date d’échéance que finalement le contrat n’est absolument pas rempli, cela veut dire que l’on est mis devant le fait accompli et que l’on ne peut pas « rectifier le tir » au long du parcours pour atteindre l’objectif. Est-ce bien cela que vous nous expliquez ?

Mme Amandine Duquesne. Oui. C’est ce qui fait l’objet de la demande de réunion intermédiaire cet été.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Vous a-t-on donné l’accord ?

Mme Amandine Duquesne. Oui.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Cela peut-il nous laisser espérer que si le chiffre n’est pas atteint à mi-parcours, on puisse réorienter un peu plus fermement les choses ?

M. Fouad Benseddik. Il est très difficile de vous répondre.

Nous avons une mission de constat sur la création d’emplois et sur l’implication des représentants du personnel dans le processus. Nous sommes attentifs à ce qu’ils soient informés, et nous en rendons compte. Nous regardons aussi la mise en place d’un code de bonnes pratiques en matière d’achats. Tels sont les éléments que nous avons à passer en revue pour le moment.

Notre mission ne comporte pas de recommandations pour améliorer ou augmenter le nombre d’emplois créés, et encore moins d’injonctions à aucune des parties. Nous serions alors clairement en dehors de notre mission.

Lors de la réunion du comité de pilotage à laquelle assiste seulement Madame Duquesne, celle-ci a voix consultative et elle ne s’exprime que si on le lui demande.

M. le président Olivier Marleix. Je ne suis pas sûr que vous ayez répondu à la question que j’ai posée tout à l’heure en ce qui concerne l’association des représentants du personnel. À ma connaissance, ils ne participent pas au comité de pilotage de l’accord. Dans quelles conditions peuvent-ils avoir accès au rapport annuel que vous rendez ?

Mme Amandine Duquesne. Ils ne participent pas, en effet, aux réunions du comité de pilotage. C’est une possibilité que nous avions mise en option, mais, pour l’instant, General Electric n’a pas prévu de faire une restitution de nos missions au bureau du comité de groupe France. Nous remettons les livrables au comité de pilotage, et c’est au comité de pilotage qu’il appartient de les diffuser ou non.

Nous avons rencontré les membres du bureau du comité de groupe lors de la présentation de la méthode de comptage, lorsque nous avons fait une investigation sur un certain nombre de sites de General Electric en France, à Buc et à Belfort, et à la fin du mois de février dans le cadre du troisième cycle.

M. le président Olivier Marleix. Je reviens sur les 550 emplois de Cherbourg. Vous nous avez dit que vous n’aviez pas d’informations, et que vous ne saviez pas s’ils entreront ou non dans le calcul. Si, demain, General Electric vous communique un nouveau tableau d’effectifs prenant en compte des emplois de l’usine de Cherbourg, les intégrerez-vous dans vos calculs ou considérez-vous qu’ils ne doivent pas y figurer ?

Mme Amandine Duquesne. À chaque fois que je reçois les données de General Electric, je prends chaque ligne puisqu’elles sont réparties par business de GE et je les mets en perspective par rapport à la définition de la valeur de référence et aux règles de méthodes de comptage que l’on a fixées. Si tout est en cohérence, il n’y a pas de sujet. Si le chiffre indiqué ou le choix de les neutraliser ou non me pose problème ou me fait dire que c’est contraire aux règles de méthodes de comptage, alors je m’entretiens avec General Electric, ils m’expliquent pourquoi ils ont traduit de la sorte cette donnée chiffrée, et ils revoient leur copie le cas échéant, c’est-à-dire s’il y a eu non-application des règles de comptage. C’est ce que je vais faire dans les jours et les semaines à venir sur le cas de Cherbourg. Mais je n’ai pas encore pu le traiter. J’ai donc du mal à me prononcer sans avoir analysé l’information.

M. le président Olivier Marleix. Madame, monsieur, je vous remercie pour vos réponses.

 

La séance est levée à dix-sept heures trente.


26.    Audition, sous forme de table ronde sur le thème de l’«Intelligence économique », ouverte à la presse, de M. Alain Juillet, président de l'Académie de l’Intelligence économique, et de M. Éric Delbecque, chef du pôle intelligence économique de l'Institut pour la formation des élus territoriaux (IFET)

(Séance du mercredi 21 février 2018)

La séance est ouverte à dix-sept heures quarante-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Nous accueillons deux éminents spécialistes de l’intelligence économique, MM. Alain Juillet et Éric Delbecque, qui ont exercé des fonctions dans ce domaine au sein de l’État. Cette audition va nous permettre de prolonger nos échanges avec Mme Claude Revel et M. Jean-Baptiste Carpentier, qui ont été respectivement en charge de ces questions auprès du Premier ministre et à Bercy au cours des dernières années.

Monsieur Juillet, vous avez une expérience particulièrement importante de l’intelligence économique dans la mesure où vous avez accompagné son émergence dans notre pays, au sein des administrations mais aussi des entreprises. Avant d’être nommé haut responsable de l’intelligence économique auprès du Secrétaire général de la défense nationale (SGDN) en décembre 2003, vous avez été directeur du renseignement à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), service que vous connaissiez déjà pour y avoir servi, plus jeune, au sein de son service « action ». Vous connaissez également très bien le monde de l’entreprise, puisque votre carrière vous a conduit à des postes de direction dans un certain nombre de grands groupes.

Monsieur Delbecque, vous avez été le chef du département intelligence et sécurité économiques à de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), qui est rattaché au Premier ministre. Vous êtes aujourd’hui responsable du pôle intelligence économique de l’Institut pour la formation des élus territoriaux (IFET). En 2005, vous avez participé à la définition de la politique d’intelligence économique territoriale au niveau des préfectures de région. Vous avez également collaboré à différents programmes et missions, notamment avec M. Juillet et M. Alain Bauer, à la demande d’institutions publiques et d’entreprises privées. J’ajoute que vous êtes coauteur d’un livre paru en 2012 sous le titre Vers une souveraineté industrielle ? Secteurs stratégiques et mondialisation, dont je recommande la lecture, car c’est l’un des plus complets sur ce sujet.

Les questions que nous avons à vous poser sont nombreuses. La première pourrait peut-être s’adresser à M. Juillet, compte tenu de l’antériorité de son expérience : quels ont été les progrès accomplis – ou non – dans le domaine de l’intelligence économique depuis le rapport Martre de 1994 ? Ce document avait défini, pour la première fois dans notre pays, des bases conceptuelles et opérationnelles. Ces sujets sont-ils aujourd’hui mieux intégrés dans la sphère publique et la sphère privée, en particulier par les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les petites et moyennes entreprises (PME) ?

Nous aimerions avoir votre avis, à l’un comme à l’autre, sur l’organisation administrative actuelle. L’intelligence économique a été rattachée tantôt au Premier ministre, tantôt à Bercy, Mme Claude Revel ayant défendu la première option et M. Jean-Baptiste Carpentier la seconde – pour sa part au nom de la nécessité de se trouver au sein du dispositif de Bercy afin d’être vraiment au cœur de l’information. Quel est le bon positionnement selon vous ?

Comment jugez-vous, par ailleurs, la coordination avec les services de renseignement ? N’existe-t-il pas une trop grande dispersion des acteurs de l’intelligence économique ? Dans la procédure de lutte anticorruption ouverte par le ministère de la justice des États-Unis – Department of Justice (DoJ) – contre Alstom, on n’a pas l’impression que le ministère de l’économie ait été très informé, en temps réel, des risques que cette opération faisait courir à l’entreprise.

Quelles réflexions la cession de la branche « Énergie » d’Alstom à General Electric (GE) vous inspire-t-elle ? Que pensez-vous aussi de l’enquête diligentée par le Serious Fraud Office britannique et, désormais, par le DoJ contre Airbus ? Je crois que c’est la première fois que les Américains ne considèrent pas une procédure ouverte dans ce domaine par le Royaume-Uni comme suffisante : peut-être jugent-ils que le cas d’Airbus est suffisamment important pour s’y intéresser également. Le Gouvernement ne s’est pas exprimé sur ce dossier. Cela vous surprend-il ? À force de s’imposer la plus grande discrétion, l’État ne se condamne-t-il pas à agir toujours avec un temps de retard, alors que des dégâts ont déjà eu lieu ?

Quel est votre regard sur l’instrumentalisation du droit comme outil de guerre économique dans un certain nombre de pays ? Je lisais encore cet après-midi un article de La Tribune faisant état de difficultés rencontrées par l’entreprise Dassault en Égypte, dans le cadre d’un contrat, à cause d’un blocage décidé par Washington sur des missiles utilisant une technologie américaine. On peut d’ailleurs imaginer à quoi pourraient conduire les opérations entre Alstom et GE, qui est devenu un fournisseur encore plus important qu’auparavant pour notre industrie de défense, notamment en ce qui concerne les sous-marins et les porte-avions.

Enfin, que pensez-vous du dispositif de veille ? Même si l’on ne peut évidemment pas agir sur tous les fronts – il y a celui des États-Unis, que je viens d’évoquer, mais aussi des risques venant d’autres pays tels que la Chine –, comment peut-on améliorer la veille et comment l’ensemble des ministères peuvent-ils y concourir ? On a le sentiment que le ministère de la défense a une connaissance très fine du périmètre qu’il doit protéger, mais l’identification des risques ne paraît pas nécessairement aussi forte dans les autres ministères.

M. Alain Juillet, président de l'Académie de l’intelligence économique. Si Henri Martre a remis en 1994 un rapport sur ce qu’il a alors appelé « l’intelligence économique », c’est parce que l’on avait fait le constat que les États-Unis étaient en train de lancer, depuis 1985, ces techniques au sein de l’État et des entreprises, et que cela allait révolutionner le mode de management : on s’est dit que l’on devait faire de même.

L’intelligence économique permet à l’entrepreneur, au décideur ou au stratège d’avoir tous les éléments nécessaires pour commettre le moins d’erreurs possible pour un problème donné : l’acquisition et le traitement des connaissances permettent de réduire au maximum la marge d’incertitude. Si l’on sait quasiment tout, on a peu de risques de se tromper ; inversement, moins on en sait, plus le risque augmente. On s’est rendu compte au début des années 2000 – avec la relance effectuée dans le cadre du rapport Carayon – que les principes à la base de l’intelligence économique sont valables à peu près partout : on peut faire de l’intelligence « économique » en matière sociale, juridique, technique ou touristique. La méthode est utile pour presque toutes les activités humaines, car elle permet d’aller chercher les bonnes informations et de les utiliser. Dans les affaires que l’on a connues récemment, il est frappant de constater que l’État et les entreprises concernées ne connaissaient pas – ou très mal – les éléments du problème, comme vous l’avez souligné : on n’avait pas cherché les informations qui auraient permis d’éviter les mauvais coups.

Les États-Unis nous disent que l’on n’a pas le droit de vendre en Égypte tel matériel parce qu’il contient un composant américain : la loi dite ITAR – International Traffic in Arms Regulations – interdit de le faire sans autorisation. Dans le cas d’Alstom, nous avons vendu aux Américains la fabrication des turbines des sous-marins nucléaires, de sorte que l’on ne peut plus produire en France de tels sous-marins sans une autorisation américaine. C’est une perte de souveraineté absolue. Tant que cela nous concerne exclusivement, on peut s’arranger, mais on ne peut plus vendre un sous-marin à l’étranger sans le feu vert américain si ces turbines sont utilisées – or ce sont celles qui sont performantes.

Nous avons essayé de lancer l’intelligence économique à grande échelle en France en 2003. Un rattachement au Premier ministre – c’était alors M. Raffarin – a alors été choisi : on s’était dit que c’était la seule manière de faire en sorte que tous les ministères se sentent concernés. Quand l’un d’entre eux assure le pilotage, les autres considèrent que ce n’est plus leur problème, et c’est particulièrement vrai dans le domaine de l’économie et des finances. Quand Bercy pilote, les autres ministères se mettent tous dans une position de retrait et il est très difficile d’arriver à une cohésion d’ensemble. Quand on est rattaché au Premier ministre, en revanche, on peut organiser des réunions interministérielles avec les responsables de l’intelligence économique de tous les ministères. Une fois par mois, nous faisions ainsi un point général à Matignon. Tout le monde venait et travaillait, parce que l’on s’était placé sous l’égide du Premier ministre. Une fois que les services ont été rattachés à Bercy et qu’ils se sont donc éloignés du Premier ministre, c’est devenu très difficile pour mes successeurs : ils n’arrivaient pas à regrouper tout le monde. Leurs interlocuteurs se demandaient pourquoi ils obéiraient à un autre ministère. L’intelligence économique est une fonction transversale.

À titre de parenthèse, on rencontre le même problème dans l’enseignement supérieur. On a beaucoup de mal à enseigner l’intelligence économique, car il faut toujours être spécialisé dans un domaine – les finances, la comptabilité, la géographie ou n’importe quoi d’autre. Un métier transversal, couvrant une dizaine d’activités différentes, n’entre pas dans les cases.

Nous nous sommes intéressés à la défense de nos entreprises par rapport aux attaques étrangères, car elles existent, et à leurs contrats ou opérations à l’étranger. Comme vous l’avez dit, les services de renseignement réalisent un travail, mais 95 % de l’information sur les entreprises est disponible sans avoir besoin de recourir à des moyens particuliers. Il suffit de savoir chercher. Si l’on est bien équipé et bien organisé, on peut trouver un nombre considérable d’informations sur presque tous les sujets, en utilisant les banques de données, les réseaux sociaux et d’autres moyens. On peut ainsi élaborer des plans d’attaque ou de défense intéressants. La partie vraiment secrète est extrêmement réduite pour la plupart des entreprises. Souvent, néanmoins, on ne va pas chercher les informations, car cela n’intéresse pas.

Au sein de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), il existe une sous-direction du patrimoine qui cherche des informations pour les entreprises et sur elles. C’est en réalité la reconstitution d’une partie des anciens Renseignements généraux (RG). En ce qui concerne la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), un service est en charge de l’activité économique, mais il est très petit par rapport au reste. Cette question est, en effet, loin d’être considérée comme prioritaire – et cela depuis très longtemps. Je le dis d’autant plus aisément que j’ai été le directeur du renseignement à la DGSE. Une des missions qui m’avaient été confiées par le Président de la République et par Mme Alliot-Marie consistait à mettre en place l’intelligence économique au sein du renseignement. J’ai totalement échoué, car ce n’était pas dans l’esprit du temps, mais on a bien vu que cela pouvait fonctionner quand j’ai été nommé haut responsable pour l’intelligence économique.

J’ai un avis très mitigé sur la question des progrès réalisés – mais je pense qu’Éric Delbecque vous en parlera aussi. Quand on a lancé l’intelligence économique, c’était un sujet nouveau et personne ne savait donc de quoi il s’agissait, à part nous : on nous écoutait, car il y avait une forme de curiosité et d’intérêt. Nous avions un soutien au niveau des préfets, qui voyaient l’utilité de savoir ce qui passe pour les entreprises dans leur région ou leur département : dès qu’il y a un problème, ce sont eux qui prennent des coups. Sur le plan international, les grandes entreprises que l’on rencontrait étaient intéressées par de vrais tuyaux, de vraies informations qui pouvaient les aider dans une négociation ou les protéger.

La situation a ensuite évolué. Mon successeur s’est intéressé – et il a eu raison sur ce plan – au volet territorial. Sa priorité était le territoire français. Mme Claude Revel, que vous avez auditionnée, était davantage orientée vers les normes. Elle avait une autre vision : elle pensait plutôt aux négociations internationales et aux moyens de pression. À chaque fois, la question des priorités s’est posée. Il y a les entreprises et l’État, que l’on doit informer, alerter et aider, mais la sensibilisation du public et la formation comptent aussi. On a progressivement abandonné cette dernière mission : à la fin, lorsque Jean-Baptiste Carpentier était en poste, on ne s’est plus intéressé qu’aux entreprises, sous l’angle de l’attaque et de la défense.

Le problème est d’avoir les bonnes informations. On peut créer des passerelles entre l’État et les entreprises : cela ne pose aucun problème, à condition que l’information circule dans les deux gens. On est prêt à vous donner des informations si vous en donnez aussi. Le sens unique n’existe pas dans le domaine du renseignement : c’est toujours un échange. Si nous ne fournissions pas des informations aux entreprises, elles ne voyaient pas la nécessité de nous en donner. Dans les affaires que vous avez évoquées, et d’autres, c’est-à-dire les attaques américaines, pour résumer – Technip, BNP Paribas, Alstom et maintenant un peu Airbus –, c’est toujours la même histoire : il y a au départ une méconnaissance totale, à part dans le cas d’Airbus, des pratiques américaines et une confusion entre ce que l’on pense être correct et la méthode américaine, qui est totalement différente et terrible : une fois qu’elle s’est mise en marche, on ne l’arrête plus. Contrairement à la légende, on peut négocier avec les Américains, mais à condition de s’y prendre vraiment tôt, au lieu de laisser la situation prendre une mauvaise tournure, comme on l’a vu avec Alstom par exemple.

Je pense que l’organisation actuelle ne fonctionne pas, je vous le dis très franchement. Il faut repenser complètement le modèle, en définissant d’une part ce que veut faire l’État et en donnant des instructions en conséquence et, d’autre part, en voyant avec les entreprises, en particulier les grandes et celles qui sont sensibles, comment on peut mieux travailler ensemble, grâce à des réseaux d’échanges et d’informations. On peut faire beaucoup de choses assez simples pour assurer un meilleur fonctionnement.

On a progressé en ce qui concerne les dispositifs de veille. Même si l’organisation générale est défaillante, je l’ai dit, plusieurs éléments me paraissent intéressants, en particulier le décret relatif aux investissements étrangers. J’ai été le père de sa première version, en 2004-2005. À l’époque, Bercy nous a dit que Bruxelles ne l’autoriserait pas, mais on s’est aperçu que le traité de Rome le permettait à partir du moment où des domaines régaliens étaient concernés : ils ne sont pas, en effet, sous la coupe de Bruxelles. À ma connaissance, le décret a été utilisé une dizaine de fois, jamais pour interdire, mais pour demander des garanties aux entreprises rachetant des sociétés en France. M. Arnaud Montebourg est ensuite passé en force pour étendre le décret, malgré les exigences de Bruxelles. C’est passé, pour une raison simple : la plupart des autres États membres avaient adopté des textes semblables au nôtre, par imitation, afin de protéger les intérêts vitaux ou sensibles de l’État à travers les entreprises concernées. Une troisième version du décret va être adoptée, et tant mieux.

Aux États-Unis, le Président peut décider souverainement que tel produit ou telle entreprise est stratégique, quel qu’en soit le motif : une pâtisserie au coin de la Maison Blanche peut être interdite de rachat s’il en a décidé ainsi. Il y a encore du chemin entre notre situation et celle des États-Unis. C’est le cœur du problème : nous avons en face de nous des acteurs, chinois, américains, russes ou d’autres nationalités, qui nous mènent une véritable guerre économique, mais nous nous en tenons à un système qui est trop généreux en comparaison. Il faut que l’État se réveille et qu’il n’hésite pas à montrer les dents quand il considère que ses intérêts sont en jeu.

M. Éric Delbecque, chef du pôle intelligence économique de l'Institut pour la formation des élus territoriaux (IFET). Je vais essayer d’être bref, d’autant que je tiendrai des propos très convergents avec ceux d’Alain Juillet.

J’ai pour habitude de dire que l’intelligence économique se définit par trois éléments. Le premier, qui me paraît le plus important, est une véritable culture partagée de la guerre économique. J’ai conscience que ce terme peut paraître fort, mais il existe aujourd’hui des affrontements économiques qui doivent être considérés comme tels. On doit faire comprendre que le commerce international n’est pas une aimable compétition dans laquelle tout le monde trouverait son intérêt : il y a des vainqueurs et des vaincus. Second élément, l’intelligence économique est un métier, fait de techniques de veille, de sûreté et d’influence que nous connaissons bien – mais j’y reviendrai. Enfin, c’est une politique publique.

Je trouve, moi aussi, que celle-ci n’est pas au niveau des enjeux auxquels nous sommes confrontés. Si je devais résumer, j’emploierais un mot qui est un peu à la mode en ce moment dans le domaine de la sécurité publique, et que le ministre de l’intérieur contribue à populariser : celui de continuum. De même qu’il existe un continuum entre la sécurité publique et l’action d’autres acteurs – qu’il s’agisse des acteurs locaux, de la sécurité privée, de la société civile ou des grandes entreprises –, il doit y avoir un continuum dans le domaine de l’intelligence économique, avec des intérêts partagés par l’État et les entreprises. Pour le moment, on se trouve dans une situation très largement perfectible.

Tout au long de mes années de travail sur la question de l’intelligence économique, j’ai été frappé par l’existence d’un paradoxe très fort, et très étrange. Il existe une communauté assez nombreuse dans ce domaine, avec des pionniers tels qu’Alain Juillet – je suis heureux de lui rendre hommage, car il n’a pas ménagé ses efforts –, Olivier Buquen, qui a eu une appétence particulière pour l’intelligence territoriale, en effet, le préfet Rémy Pautrat, qui a tenté d’installer l’intelligence territoriale dans le paysage pendant des années, avec la création du Comité pour la compétitivité et la sécurité économique (CCSE) en 1995, première expérience qui n’a malheureusement pas connu un très grand succès, ou encore Claude Revel, qui a porté un intérêt particulier aux questions d’influence. Il faut également citer l’équipe à l’origine du rapport Martre, notamment Christian Harbulot, qui a travaillé sur la guerre économique, et Philippe Clerc, ou encore Ali Laïdi, qui s’est lui aussi intéressé à la « guerre économique », Pascal Dupeyrat, pour les questions d’investissements stratégiques, Nicolas Moinet et beaucoup d’autres que j’oublie. Malgré tous les travaux qui ont été réalisés, cette communauté a eu une audience très faible, voire presque inexistante dans l’administration, en particulier à Bercy sur un certain nombre de sujets. Nous avons échoué à sensibiliser certains acteurs, y compris au sein des pouvoirs publics. Un des ministères les plus déterminés est celui de l’intérieur : la sûreté des entreprises et la sécurité économique sont toujours des sujets qui parlent à ce ministère et, même si ce n’est pas totalement homogène, un certain nombre de préfets conçoivent bien les deux aspects de l’intelligence territoriale, à savoir la sécurité et le développement local. Malgré l’investissement du ministère de l’intérieur, il arrive régulièrement que des projets auxquels nous participons, les uns ou les autres, ne parviennent pas à avancer.

À titre d’exemple, je citerai d’abord une tentative assez ambitieuse qui a été conduite au niveau des préfectures de région entre 2005 et 2007 : il s’agissait de suivre une logique de sécurité économique en veillant à l’avenir de certaines pépites technologiques, de développer un volet de formation dans le domaine de l’intelligence économique, notamment via les universités et les grandes écoles, et d’améliorer la veille. Un guide, très concret et très opérationnel, a été réalisé dans le cadre de l’Agence pour la diffusion de l’information technologique (ADIT), à l’usage des préfets de région. Ce dispositif s’est rapidement heurté à des tentatives de particularisation à l’échelon territorial, et la difficulté à faire vivre ensemble tous les ministères sur ces sujets a conduit à un relatif insuccès.

Un autre exemple concerne plus directement la formation, notamment pour les dirigeants d’entreprises, mais pas seulement. En 2006, Alain Juillet a demandé que l’on rédige un référentiel de l’intelligence économique à destination des universités et des grandes écoles. L’exercice a été extrêmement consensuel, mais le dispositif s’est étiolé au fil des années, et l’enseignement de l’intelligence économique est aujourd’hui réduit à la portion congrue. Une deuxième tentative a eu lieu avec Claude Revel, sous la houlette du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, mais on a compris en quelques mois que les universités trouvaient la mise en œuvre très difficile. Aujourd’hui, il ne reste plus que des lambeaux de ces efforts. C’est vrai pour la formation initiale et continue comme pour la formation des entreprises ; la partie sécurité et sûreté a eu un peu plus de succès, notamment parce que le Club des directeurs de sécurité des entreprises (CDSE), qu’Alain Juillet a présidé à une époque, a permis des réalisations assez importantes dans les groupes du CAC 40, et que des problématiques telles que la lutte antiterroriste ont attiré l’attention d’un certain nombre d’entreprises. Dès qu’il a été question de veille et d’influence et que l’on est passé à la stratégie des entreprises et à la coordination entre les intérêts nationaux ou européens et ceux des entreprises, on a beaucoup plus largement échoué.

Tant que l’intelligence économique concerne des questions tactiques, comme la sûreté des entreprises, on peut s’entendre ; la définition de nos intérêts stratégiques et la coalition de tous les acteurs autour d’eux posent en revanche tellement de questions que tout le monde pense qu’il vaut mieux ne pas trop en parler, voire pas du tout. Quand il s’agit de géopolitique, de sécurité nationale ou des grandes directions que notre pays souhaite suivre sur le plan économique, on a affaire à des choix lourds de conséquence et, comme souvent en la matière, on a du mal à créer un consensus.

On constate donc que, dès qu’on élève le niveau d’exigence en matière d’intelligence économique, on se heurte à des réticences devant la difficulté, d’autant qu’on en arrive tôt ou tard au traitement de dossiers qui ont partie liée avec la question de l’extraterritorialité du droit et des procédures américaines – sur lequel Pierre Lellouche a produit un excellent rapport –, et qui participent des problématiques les plus brûlantes traitées par l’intelligence économique.

En ce qui concerne le contrôle des investissements étrangers, nous avons un dispositif, qui fut conçu au départ comme une liste de secteurs à la Prévert. Nos amis américains, eux, ont adopté une perspective totalement inverse. Leur dispositif, piloté par le Président des États-Unis et son bras armé, le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis
– Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) –, repose sur une conception déclarative des enjeux de sécurité nationale. En d’autres termes, tandis qu’en juristes pointilleux nous avons cherché à définir des secteurs stratégiques, les Américains ont défini une finalité, à savoir la protection de leurs intérêts. Dans cette perspective, peu leur importe que leurs intérêts aillent se loger là où le sens commun ne les aurait pas nécessairement situés : ce qu’ils déclarent être un enjeu de sécurité nationale le devient.

Selon moi, notre problème n’est pas un problème de textes, mais de volonté de les appliquer, à quoi s’ajoute le fait que, dans le public comme dans le privé, la culture de l’intelligence économique n’est pas la chose la mieux partagée par les dirigeants français. Dans ce contexte, notre petite communauté de l’intelligence économique apparaît constituée au pire de paranoïaques, voyant la menace là où elle n’existe pas, au mieux d’aimables originaux, sectateurs d’une discipline avant-gardiste à laquelle il sera toujours temps de s’intéresser ultérieurement. Tout cela ne peut évidemment pas fonder une politique publique totalement efficace.

Quant au niveau de rattachement de l’intelligence économique publique ou à sa gouvernance, il me semble que tout pilotage de l’intelligence économique qui n’est pas interministériel est globalement voué à l’échec. Nous sommes dans un pays, on le sait, où rien ne se fait contre la volonté de Bercy. Dans ces conditions si, en matière d’intelligence économique, le niveau de décision n’est pas interministériel, on pourra tenter de faire avancer tous les dossiers possibles, aucun ne pourra aboutir – je le sais d’expérience. Je continue donc à militer pour que l’on donne à la politique publique d’intelligence économique le niveau qui doit être le sien.

Il me semble pour conclure que l’idée de constituer un observatoire indépendant des secteurs stratégiques serait une manière utile de produire de la connaissance en la matière, ce qui reste extrêmement difficile au sein de l’État. Cela participerait des bonnes pratiques permettant d’acculturer ceux qui, dans l’administration, dans la société civile ou dans les médias, peuvent être concernés par les questions d’intelligence économique.

M. le président Olivier Marleix. L’intelligence économique ne consiste pas uniquement à regarder ce qui se passe dans notre pays, mais également à surveiller les menaces qui pèsent sur nos intérêts à l’étranger. Dans quelle mesure notre réseau diplomatique français est-il impliqué dans cette veille ? Les personnels de nos ambassades et des missions économiques y sont-ils formés ? Je vous pose la question car, à ce stade de nos investigations, nous avons le sentiment que, dans le cas de l’affaire Alstom, les informations n’ont pas forcément transité par le ministère des affaires étrangères comme on aurait pu l’espérer.

M. Alain Juillet. Pour être honnête, notre diplomatie a beaucoup évolué depuis quinze ans. À cette époque, lorsqu’on parlait d’économie à nos ambassadeurs, ils nous répondaient qu’ils sortaient des Langues O’ et que l’économie ne rentrait pas dans leur champ de compétences, ce qui était problématique. Aujourd’hui, a fortiori depuis que M. Fabius a développé la diplomatie économique du Quai d’Orsay, ils sont de plus en plus nombreux à ne plus se cantonner à la géopolitique ou à la culture, mais à s’intéresser également à l’économie, ce qui est un progrès notable.

Par ailleurs, nous avions auparavant des conseillers commerciaux, issus d’un corps spécialisé, où le pire pouvait côtoyer le meilleur. Depuis que le ministère des Finances a absorbé le ministère en charge du commerce extérieur, c’est la Direction générale du trésor (DGT) qui désigne ces conseillers. Si certains d’entre eux possèdent une vraie culture économique, d’autres, marqués par leur appartenance au Trésor, s’en tiennent trop souvent à une approche macroéconomique de leur environnement, sans entrer dans le détail, ce qui est pourtant indispensable. Si les choses ont donc globalement évolué dans le bon sens, il reste du chemin à parcourir.

Reste que, dans des cas comme celui d’Alstom, nos ambassades ne recueillent que très rarement les informations-clefs, car elles se trouvent hors du périmètre classique de leur champ d’observation. Il s’agit surtout de règlement très spécialisés ou de données juridiques qui intéressent des ministères ou des services spécifiques. Il y a donc ici un angle mort.

Ceci étant, dans l’affaire Alstom, excusez-moi de dire qu’on ne peut invoquer cet angle mort, car tout le monde connaît la loi extraterritoriale américaine, avec laquelle nos entreprises – la BNP, Technip – avaient déjà eu maille à partir, et pas de la manière la plus douce. On ne peut donc pas prétendre que l’on n’était pas au courant que les Américains se servent de l’exterritorialité pour mettre la main sur les sociétés étrangères qui les intéressent, en France, en Allemagne et ailleurs.

M. Éric Delbecque. Le Quai d’Orsay a en effet évolué dans le bon sens. Je me souviens d’avoir été sollicité, il y a dix ans, alors que j’étais encore directeur de l’Institut d’études et de recherche pour la sécurité des entreprises (IERSE), afin de sensibiliser de jeunes diplomates aux enjeux de l’intelligence économique. À l’issue de la formation, qui s’était bien déroulée, le responsable m’a néanmoins fait remarquer – ce qui est instructif – que, si mes analyses étaient intéressantes, il les trouvait beaucoup trop anxiogènes pour de jeunes diplomates, et qu’il conviendrait de les modérer fortement ! Aujourd’hui, les pratiques ont changé, notamment sous l’effet de l’action très positive menée par M. Le Drian en matière de diplomatie économique.

En ce qui concerne les moyens, l’intelligence économique requiert certaines compétences humaines et techniques dont je ne suis pas sûr que les ambassades disposent. Car, pour mener un travail efficace, il ne suffit pas de confier à quelques stagiaires la rédaction de notes d’analyse économique. Il y a donc un vrai problème de moyens.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Vous avez évoqué les modes d’organisation de l’État pour se protéger vis-à-vis de certains investisseurs étrangers. Dans cette optique, le Premier ministre a annoncé vendredi dernier que le Conseil de défense et de sécurité nationale, qui se réunit sous la présidence du Président de la République, serait désormais également réuni dans une formation économique afin d’assurer un pilotage de ces questions sensibles. Que pensez-vous de cette initiative et auriez-vous d’autres préconisations à faire pour permettre à l’État de mieux se protéger vis-à-vis de certains investissements étrangers ?

Nous comprenons que les Américains ont de l’entreprise stratégique une définition large et non segmentée, ce qui leur donne la liberté à tout moment, de déclarer telle ou telle entreprise stratégique, pour la protéger. Nous avons, pour notre part, une approche plus sectorielle de cette notion d’entreprise stratégique. Mais ne faudrait-il pas plutôt aborder cette question à travers un prisme technologique, c’est-à-dire en considérant que certaines technologies – intelligence artificielle, nanotechnologies, semi-conducteurs – sont des technologies stratégiques ? En d’autres termes, dans le cadre du droit français, n’est-il pas plus pertinent de compléter le décret de 2014 en y ajoutant ces technologies que de vouloir copier le modèle américain ?

On parle souvent d’intelligence économique en termes défensifs, c’est-à-dire pour tout ce qui concerne la protection de nos intérêts. On se réfère assez peu en revanche à l’intelligence économique offensive. Selon vous, sommes-nous aujourd’hui en mesure d’utiliser l’intelligence économique pour conquérir de nouveaux marchés, développer nos entreprises à l’étranger, pousser des investisseurs français à racheter des sociétés étrangères ?

De même, on a évoqué les actions de l’État en matière d’intelligence économique, mais comment peut-on faire pour la développer au sein des entreprises et dans nos territoires ? Comment en faire une préoccupation quotidienne au sein de nos grandes entreprises et de nos PME ? Que manque-t-il en France pour que cette culture se diffuse partout sur le territoire et implique l’ensemble des entrepreneurs et des acteurs économiques ?

M. Alain Juillet. Nous ne pouvons qu’être favorables à la mise en place d’un comité de défense économique. L’intelligence économique consiste en effet à réunir les éléments d’information qui vont permettre aux décideurs quels qu’ils soient, à quelque niveau qu’ils se situent, de prendre les bonnes décisions ou les décisions les moins mauvaises. Or, dans notre système qui, quoi qu’on en dise, reste très jacobin, il faut, pour que cela fonctionne, que l’impulsion vienne du sommet de l’État, c’est-à-dire du Président de la République, qui peut imposer la direction à suivre et mobiliser l’ensemble des acteurs vers les objectifs appropriés. Si le Premier ministre en a également la capacité dans une moindre mesure, aux échelons inférieurs c’est impossible. C’est en tout cas la leçon que nous avons tirée de ces quinze dernières années.

Cela étant, il ne faut pas croire que la France soit mal informée, et mes amis américains avaient coutume de s’émerveiller de notre niveau d’information en matière économique, notamment par rapport à eux – cette dernière appréciation étant un mensonge éhonté… Nous disposons en effet de beaucoup d’informations, mais le problème est que les ministères ne communiquent pas entre eux, pas plus que les services de renseignement ne communiquent avec les ministères.

Dans l’affaire Alstom comme dans l’affaire BNP, nous avions toutes les informations : je ne suis plus dans l’administration, mais j’avais les informations sur Alstom, six mois avant que l’affaire sorte. Je savais ce qui allait se passer et j’aurais pu l’écrire. Je le répète, le seul moyen de faire remonter les informations est que l’ordre vienne d’en haut.

En ce qui concerne le fait de raisonner par technologies sensibles, c’est une idée que j’approuve, mais cela n’engage que moi. À l’époque où j’étais rattaché au SGDN, le premier décret que nous avons produit sur les investissements étrangers ne portait que sur les domaines régaliens, au sens du traité de Rome. Mais, pour parvenir à déterminer quelles étaient les entreprises sensibles en France, nous avions décidé de retenir celles qui utilisaient des technologies sensibles, à savoir celles figurant sur la liste publiée tous les deux ou trois ans par le ministère de l’industrie – une centaine aujourd’hui, à l’époque environ cent cinquante, considérées comme vitales pour le développement futur de l’économie française. Il suffirait donc, à partir de cette liste, d’identifier les entreprises – mille ou cinq mille, peu importe – réputées sensibles, à charge pour la DGSI et les ministères de les avoir dans leur viseur, pour établir des contacts et créer des passerelles qui enclencheraient immédiatement un cercle vertueux.

Je suis par ailleurs d’accord avec le fait que le système américain est absolument abusif. Il ne faut pas oublier que les Américains, à la suite du 11 septembre, ont fait une loi permettant à leurs services, sur simple suspicion de risque terroriste, de contrôler, de perquisitionner et de copier toutes les informations détenues par les sociétés étrangères sur le territoire américain ou par des sociétés américaines à l’étranger. Entendez-moi bien, car vous avez ici une clef qui vaut pour Airbus et pour toutes les autres affaires. Cela a beau être abusif, c’est du droit, et l’on ne peut rien faire contre. Mais nous devons apprendre à nous battre.

Cela m’amène à l’intelligence économique offensive, qui est évidemment indispensable. Cela signifie, d’une part, que les entreprises elles-mêmes doivent aller à la pêche aux informations qui leur sont utiles, car, sauf cas exceptionnel, l’État ne le fera pas à leur place, mais il faut, d’autre part que l’État, sans se substituer aux entreprises, mette à leur disposition les informations nécessaires sur la zone où elles sont susceptibles de s’implanter. Si une PME veut s’installer au Brésil, il faut qu’on lui explique comment fonctionne le marché brésilien. Mais cela vaut aussi pour les grands groupes : lorsque DCNS veut vendre un sous-marin aux Brésiliens, il doit notamment être averti des risques, y compris des risques de corruption. Car on connaît au niveau de l’État les risques de corruption, et il faut prévenir les entreprises pour qu’elles ne tombent pas dans ce type de pièges. Nous devons donc évidemment être offensifs, parce qu’en restant uniquement sur la défensive, nous finirons par être perdants et par voir notre tissu industriel irrémédiablement appauvri.

Dans ce processus d’intelligence économique et dans la manière dont il engage la responsabilité de l’État et des entreprises, surtout les plus petites, chacun à son rôle à jouer, mais encore faut-il le définir. Lorsque j’ai commencé en 2003 à développer l’intelligence économique au sein de l’État, je ne disposais que d’une petite équipe de six personnes et ne pouvais pas tout faire. Nous avons donc démarché les chambres de commerce et d’industrie (CCI), la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) et le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), en les chargeant de relayer l’information auprès des PME ; nous avons, en quelque sorte sous-traité l’intelligence économique. Cela a fonctionné un temps, la Confédération des petites et moyennes entreprises continuant d’ailleurs de s’y intéresser mais les CCI ont fini par laisser tomber. Quant au MEDEF, s’il a créé sur le sujet une commission de travail toujours en activité, le moins que l’on puisse dire, c’est que ce n’est pas le problème majeur de ses dirigeants…

L’État ne peut donc pas tout faire, mais il doit absolument être mobilisé. Si le gouvernement Raffarin a décidé de s’intéresser à l’intelligence économique c’est que, coup sur coup, nous venions de perdre Gemplus, leader mondial des cartes à puce, et Péchiney en l’espace d’un week-end, 70 000 emplois se volatilisant du même coup. Le Gouvernement a alors pris peur et a compris qu’il devait être mieux informé. On s’est donc fortement mobilisé pour cela, mais force est de constater que, depuis, la mobilisation a progressivement diminué. D’ailleurs, le dernier commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique, Jean-Baptiste Carpentier, qui venait de TRACFIN et était spécialiste des opérations financières, n’a travaillé qu’avec le ministère des finances et certaines grandes entreprises.

La cohésion que nous avions tenté de mettre en place n’existe plus, et il ne faut pas compter sur Bercy pour se préoccuper de la question des éoliennes sinon pour élaborer des taxes ou des bonifications d’impôts. Or en matière d’éoliennes, c’est vers la Chine, leader mondial dans le domaine, qu’il faut regarder, car la France subventionne des éoliennes fabriquées par les Chinois grâce à des sociétés implantées en Europe pour contourner les lois européennes : c’est ça qui est intéressant et que les gens doivent savoir !

M. Éric Delbecque. En ce qui concerne le mode d’organisation, toute initiative qui permet de pousser la décision au plus haut sommet de l’État me paraît aller dans le bon sens, sachant que ce qui reste essentiel, c’est l’agrégation des informations détenues par les différents ministères et leurs services compétents, les services de renseignement, la société civile et les think tanks. Cette agrégation s’opère encore difficilement dans notre pays, et il faut donc parvenir à l’aimanter d’une manière ou d’une autre vers le bon niveau de décision.

J’ajoute à cela que, dans les différents services de l’État et les administrations, la sincérité des analyses pose parfois problème. Ce n’est pas un jugement de ma part mais un constat qui s’explique par ce réflexe – que je peux comprendre à bien des égards – qui pousse les agents à se censurer et à ne faire remonter que les informations qui ne fâchent pas. À plusieurs reprises, on a ainsi opposé à mes analyses le fait qu’elles n’étaient pas de nature à plaire au ministre ou à la hiérarchie à qui elles étaient destinées, et j’ai ainsi le souvenir qu’il a pu être parfois très compliqué de rendre publiques ou de communiquer à certains services de l’État certaines de nos commentaires concernant précisément Alstom. Les experts sollicités doivent donc pouvoir recevoir l’assurance qu’ils ne seront pas censurés ou qu’ils n’auront pas à assumer les conséquences négatives de leurs propos.

En ce qui concerne ensuite le prisme sectoriel appliqué à la définition d’une entreprise stratégique, il n’est peut-être en effet plus le plus pertinent, et il est sans doute plus approprié de raisonner désormais en termes de filières et de technologies, corrélées à l’emploi. Telle ou telle filière, telle ou telle technologie doivent en effet être appréhendées en termes d’enjeux pour la souveraineté nationale mais également par rapport à leur poids en emploi, car c’est évidemment un enjeu stratégique au moins aussi déterminant que la sécurité.

Sur la question de l’offensif, je raisonnerai avec un exemple. En 2005, Boeing a construit un dispositif extrêmement performant et intéressant d’influence, au sens le plus général, en Inde, qui cumulait à la fois des responsables fortement compétents en matière de stratégies d’influence à l’échelon décisionnel de l’entreprise – dont certains étaient recrutés directement au Département d’État et au Conseil de sécurité nationale –, des opérationnels
– assez nombreux dans le cas de Boeing –, des prestataires, à savoir les plus grandes agences de lobbying américaines ayant des antennes en Inde, ainsi que des acteurs clés de la sphère politique américaine et des groupes d’amitié entre les États-Unis et l’Inde, et des think tanks dont les analyses géopolitiques allaient dans le sens des intérêts de Boeing. Ils allaient donc chercher loin dans la société civile pour conduire cette stratégie d’influence. C’est exactement à cela que nous devons aboutir dans les années à venir.

Autre exemple intéressant, plusieurs chercheurs de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), notamment Hélène Masson, ont étudié le cas de l’avion de combat JSF 35 pour montrer à quel point les stratégies d’influence américaines sont bien conçues en la matière. À chaque fois, la grande leçon est qu’il y a une coagulation d’acteurs économiques, politiques, culturels, intellectuels, autour d’une idée, par exemple la pénétration d’intérêts industriels dans tel ou tel pays.

En ce qui concerne les initiatives pour faire vivre l’intelligence économique dans les territoires, je présente cette proposition : un préfet de région est un échelon très pertinent pour réunir autour de lui des chefs d’entreprise et constituer une espèce de club d’intelligence économique à l’échelle locale, qui permettrait de traiter l’ensemble de la problématique. À l’époque, j’avais suggéré une réunion une fois par mois, au cours d’un déjeuner par exemple, avec ces poids lourds économiques du département, et un cabinet préfectoral m’avait répondu qu’il était difficile de mobiliser un déjeuner du préfet autour de cet objectif ! Je pense que mobiliser un déjeuner préfectoral une fois par mois sur ces enjeux serait largement profitable. Nous savons que des patrons de grosses PME à l’échelon local seraient ravis de voir le préfet. Ces petites choses seraient de nature à améliorer le dispositif.

M. Éric Girardin. J’ai pu aborder ce genre de questions au cours de mon histoire professionnelle, notamment en ayant travaillé avec le groupe Altares, qui s’occupe de data intelligence et est capable de fournir beaucoup d’informations. Soit dit en passant, le groupe avait exactement prévu ce qui allait se passer en 2007 avec la crise financière.

Les solutions que vous préconisez, notamment le club d’intelligence économique à l’échelon territorial, sont en effet des choses à mettre en place. C’est en tout cas ce sur quoi je suis en train de travailler dans ma circonscription de la Marne. Certaines grosses sociétés de champagne qui exportent sont particulièrement sensibles et, comme elles ne sont pas protégées, faciles à piller.

Pouvons-nous dire qu’au fond nos problèmes d’intelligence économique ne sont pas aujourd’hui couverts faute de culture économique générale ? Ce n’est pas un hasard non plus si nous connaissons un déficit chronique de notre commerce extérieur. Nous sommes capables de maîtriser de grandes technologies, de bâtir de grandes entreprises, mais nous ne savons pas gérer et administrer nos ventes de façon à pérenniser notre action dans le temps et protéger notre outil industriel.

M. Éric Delbecque. Je partage ce diagnostic quant au manque de culture mêlant économie et sécurité nationale, stratégie industrielle et conscience des grandes évolutions économiques. On parle beaucoup de mondialisation, mais le partage des problématiques que ce mot devrait induire reste squelettique, que ce soit dans le secteur privé ou le secteur public. Cela pose de nouveau la question de l’agrégation des compétences. Quand il existe un déficit d’information ou de connaissance, il pourrait être comblé par la coagulation des acteurs. Dans un certain nombre d’entreprises aujourd’hui, il peut exister une culture de gestion, de management, de discipline de l’entreprise, qui pour autant ne fait pas une culture des processus économiques, des stratégies industrielles ou même des stratégies de développement.

Je suis frappé par la difficulté, quelle que soit la taille des entreprises, de matérialiser la stratégie de l’entreprise. Quand je demande quel est le cœur stratégique de l’entreprise, donc ce qu’il faut protéger, il arrive que l’on soit bien en peine de me répondre.

Un jour, une très grande entreprise devant se développer au Moyen-Orient et mettre en œuvre une stratégie d’influence dans un pays de cette région, m’a demandé ce que serait l’une des premières choses à faire. J’ai répondu, de manière fort naïve : « Dans un pays du Moyen-Orient, il ne serait pas idiot d’avoir un spécialiste des questions religieuses. » Ce à quoi mon interlocuteur, avec une sincérité désarmante, m’a demandé : « Pour quoi faire ? » Dans ces pays, où l’on peut se voir répliquer que Dieu a décidé que tel jour est un mauvais jour pour faire des affaires, il est bon d’avoir un spécialiste de ces questions. Cela participe selon moi d’une stratégie générale de l’entreprise.

M. Alain Juillet. En France, on a souvent de très bonnes informations sur ce qui se passe mais l’information ne circule pas ou ne va pas au bon endroit. J’ai parlé des silos tout à l’heure, mais c’est aussi une question de circulation de l’information vers le haut. Quand j’étais aux affaires, comme on dit, j’étais en liaison hebdomadaire avec le directeur de cabinet du Premier ministre. La réunion, qui avait lieu dans son bureau, ne durait pas longtemps, mais cela permettait de prendre des décisions. La même chose existait à l’Élysée avec le conseiller économique. Ces contacts ont ensuite disparu. Depuis mon successeur, le contact avec le directeur de cabinet du Premier ministre n’existe plus, et le contact à l’Élysée s’est réduit de plus en plus au cours du temps. Résultat : l’information ne remonte pas vers ces gens qui ont la capacité de donner des instructions.

Dans l’affaire Alstom, quand Frédéric Pierucci est abandonné dans une prison américaine depuis six mois par M. Kron et que personne ne s’en occupe, y compris le consul général de France, je dis : attention, il va craquer, il va parler, et ce jour-là cela va nous revenir en boomerang. Qu’est-ce qui s’est passé ? Il a en effet craqué, on l’a viré de la société et on a dit à sa femme qu’il ne toucherait plus de salaire... Entre parenthèses, il est de nouveau en prison car on n’a pas négocié son habeas corpus et on l’a laissé repartir là-bas ! Je le dis haut et fort : c’est un scandale d’État. Pourquoi, quand un habeas corpus a été négocié pour Kron et les autres, cela n’a-t-il pas été fait en même temps pour ce malheureux qui était un exécutant ?

Tout ça pour vous dire qu’il y a un problème d’écoute. Pour que l’intelligence économique fonctionne, il faut que quelqu’un écoute ce qu’on dit. Il faut que, dans la structure, une personne soit là pour entendre. Comme toujours dans ces cas-là, sur les informations reçues, trois ou quatre sont bonnes et quatre ou cinq sont mauvaises. Peu importe, il faut que l’État soit prévenu et puisse dire aux entreprises : attention ! Il m’est arrivé d’aller voir un très grand groupe français pour dire à ses dirigeants que nous avions appris qu’à l’aéroport de New-York un de leurs actionnaires était en train de négocier la vente de l’entreprise. C’est une information qui vaut de l’or pour un président de groupe. Après cela, nous avions une liaison permanente.

Il faut que les fonctionnaires reçoivent les conditions d’un dialogue convenable avec les entreprises et l’État. Sans cela, cela ne peut fonctionner. C’est comme si un député ne pouvait discuter avec les électeurs : il aurait des problèmes tôt ou tard.

Mme Dominique David. J’ai été déléguée générale d’une fédération dans l’industrie et je souhaite nuancer un peu vos propos. Les mesures antiterroristes, notamment concernant les sites Seveso, ont contribué à beaucoup sensibiliser les entreprises sur le danger extérieur, alors qu’elles étaient jusque-là centrées sur le risque industriel. Cette prise en compte du risque extérieur est d’ailleurs compliquée car c’est tout à fait une autre culture, mais je crois que le terreau est là.

Dans le cadre de mes fonctions, j’ai organisé plusieurs réunions autour de l’espionnage industriel, réunions qui attiraient de nombreuses entreprises, et ces entreprises se montraient très attentives aux conseils que l’on pouvait leur donner. Je crois donc qu’il existe quand même une certaine sensibilisation des entreprises sur le sujet.

M. Alain Juillet. Ni Éric Delbecque ni moi ne vous dirons le contraire. Sur le risque technique, les gens sont sensibilisés depuis longtemps. Sur le risque terroriste, il y a eu progressivement une prise de conscience et cela a accru les mesures de sécurité dans les entreprises. Néanmoins, pour beaucoup de patrons de grandes entreprises en France, la sécurité n’est pas le problème majeur sauf s’ils pensent qu’il y a un risque. On l’a vu avec l’attentat du Bataclan. L’année d’après l’attaque, les dépenses de sécurité des entreprises ont augmenté de près de 20 % ; le problème, c’est que, depuis lors, elles ont baissé chaque année de 5 à 10 %. La prise de conscience se fait donc par à-coups, et insuffisamment.

En ce qui concerne les attaques cyber, on constate une mobilisation des entreprises depuis un an ou un an et demi, à savoir depuis ce que nous appelons, nous, les « attaques au président », ces fraudes par lesquelles un usurpateur se faisant passer pour le président de la société demande, de préférence un vendredi soir, que soit versé de l’argent sur un compte à l’étranger. Dans les entreprises du CAC 40 et du SBF 120, on a dépassé les 400 millions d’euros de détournements en trois ans ! C’est colossal, et malheureusement cela continue car les bandits sont inventifs et, de l’autre côté, il y a encore des failles d’organisation. Mais, dans l’ensemble, les patrons ont bien compris. Lorsqu’on en vient, en revanche, aux attaques en vue de racheter l’entreprise ou de la mettre en difficulté, aux attaques concurrentielles à l’américaine, il est indéniable que la plupart de nos patrons ne sont pas préparés. J’ai participé à des réunions de très grands patrons français et allemands ; ils ont parfaitement identifié les autres types de risques, mais ne comprennent pas cette affaire-là. Dans le cas des lois extraterritoriales, j’espère que le règlement général sur la protection des données (RGPD) et la loi Sapin 2 leur permettront de comprendre, mais je n’en suis même pas certain. Pour l’instant, de toutes les lois qui sortent, ils retiennent plutôt la protection des données personnelles, mais ne voient pas la mise en danger de l’entreprise par le détournement des actifs numériques.

M. Éric Delbecque. J’ai beaucoup travaillé ces dernières années sur la lutte contre le terrorisme et la problématique des gardes armés dans le domaine de la sécurité privée. Il est certain que les entreprises ont un niveau de conscience bien plus satisfaisant que par le passé. En revanche, plusieurs questions se posent. On ne peut pas continuer de ne pas rémunérer correctement les agents de sécurité privée et conserver un bon niveau de sécurité. J’entends parfaitement que cela a un coût pour les entreprises qui consomment de la sécurité privée, mais les pouvoirs publics ont le devoir d’élaborer des standards qui permettent aux donneurs d’ordres et aux acteurs de la sécurité privée de s’entendre sur un juste prix.

Par ailleurs, il existe des craintes de la part des dirigeants d’entreprise, car qui dit protection contre le terrorisme dit également lutte, dans le respect des libertés individuelles, contre la radicalisation, ce qui pose des questions juridiques sur le lieu de travail et demande une spécialisation, des compétences en interne, voire un budget et des experts pour travailler sur tout cela, ce qui crée une difficulté réelle pour les entreprises. La plupart des gens sont très conscients du risque mais, dans les réponses organisationnelles, il reste très compliqué de mettre en place un bon dispositif, respectueux des libertés individuelles, et pas excessivement onéreux.

M. Olivier Marleix. Messieurs, nous vous remercions.

 

La séance est levée à dix-neuf heures.


27.    Audition, à huis-clos, de M. Nicolas Niemtchinow, directeur de la stratégie à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)

(Séance du jeudi 22 février 2018)

 

 

Cette réunion s’étant tenue à huis clos, aucun compte rendu n’a été publié.

 

 


28.    Audition, sous forme de table ronde, ouverte à la presse, de Maître Astrid Mignon Colombet et de Maître Laurent Cohen-Tanugi, avocats au Barreau de Paris

(Séance du jeudi 22 février 2018)

La séance est ouverte à onze heures trente.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons maître Astrid Mignon Colombet et maître Laurent Cohen-Tanugi, avocats au barreau de Paris.

Maître Mignon Colombet, vous avez rejoint le cabinet Soulez Larivière & Associés en 2004. Votre audition nous a semblé particulièrement intéressante dans la mesure où vous conseillez les entreprises dans la mise en place de stratégies de prévention des risques en matière industrielle et intervenez sans doute fréquemment dans des dossiers de droit pénal des affaires – corruption d’agent public étranger, escroquerie, espionnage industriel, abus de confiance etc. Praticiens des droits anglo-saxons, vous disposez d’une expertise sur des dossiers de corruption transnationale, notamment dans la négociation auprès des autorités d’accords de justice en liaison avec les avocats américains – Deferred Prosecution Agreement (DPA), ou accord de poursuite différée – ainsi qu’en matière de loi de blocage.

Maître Cohen-Tanugi, avant de fonder le cabinet franco-américain qui porte votre nom, vous avez été associé des cabinets juridiques internationaux Cleary Gottlieb, dont la commission d’enquête a déjà entendu parler, et Skadden Arps, ainsi que Senior Vice-Président « Affaires juridiques » du laboratoire Sanofi. Vous êtes, à ce jour, l’un des seuls avocats français à avoir exercé les fonctions d’Independent Corporate Monitor – c'est-à-dire « moniteur indépendant » –, au titre du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) sur nomination du Department of Justice (DoJ). J’ajoute qu’en 2017, l’un de vos associés, maître Emmanuel Breen a publié un livre de droit très actualisé « FCPA : La France face au droit américain anti-corruption ».

Maîtres, je vous poserai des questions autour de deux axes.

Le premier concerne l’extraterritorialité des législations nationales, notamment des législations anticorruption américaines, et ses conséquences sur nos entreprises industrielles. Notre arsenal juridique permet-il aujourd’hui de faire en sorte que les poursuites ne soient pas systématiquement préemptées par des règlements transactionnels aux États-Unis, au Royaume-Uni, ou dans d’autres pays européens ?

Quels sont les critères appliqués par les autorités américaines pour accorder leur confiance, en matière de lutte contre la corruption transnationale, à la justice d’un pays allié ? J’avais par exemple cru comprendre que, lorsque les Britanniques ouvraient une procédure au titre du Bribery Act, les Américains leur faisaient confiance, mais j’observe, dans le cas d’Airbus, que cela ne semble pas être suffisant. Votre expérience vous permet-elle de nous expliquer pourquoi ?

Maître Cohen-Tanugi, pouvez-vous nous parler de votre rôle comme moniteur indépendant dans les procédures FCPA ? J’ai entendu à la radio vos propos plutôt rassurants sur ces procédures, qui ne correspondent pas exactement à ceux tenus habituellement à ce sujet. Ce n’est peut-être pas tout à fait le discours du directeur de l’Agence française anticorruption (AFA), que nous allons entendre cet après-midi.

Les États-Unis disposent d’un système d’intelligence économique puissant, puisque les acteurs font remonter beaucoup d’informations vers les pouvoirs publics sur la nature et les enjeux de l’ensemble des opérations auxquelles ils participent. Selon vous, le système de veille et d’intelligence économique français tient-il suffisamment compte de la vulnérabilité des entreprises françaises du fait des procédures de discovery américaines ?

Nous demandons régulièrement qui met en œuvre, en France, la loi du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, dite « loi de blocage ». Depuis sa création, l’AFA fait le travail dans le domaine de la corruption ; pour le reste nous n’avons pas encore identifié qui pilotait auparavant. Quelles seraient vos suggestions pour rendre plus pertinente la mise en œuvre de cette loi dite « de blocage » – des propositions de notre commission d’enquête pourraient constituer sa contribution à l’élaboration de la future loi dite « PACTE ».

La loi Sapin 2 introduit, en droit français, la « convention judiciaire d’intérêt public » qui s’inspire du dispositif américain que vous connaissez bien. Quelle est la portée de cette nouvelle forme de transaction ?

Le deuxième axe de mes questions concerne le contrôle des investissements étrangers, notamment par comparaison avec le mécanisme américain du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS).

Quel regard portez-vous sur la procédure IEF c’est-à-dire d’autorisation préalable des investissements directs étrangers en France, tant du point de vue de la veille concernant les entreprises considérées comme stratégiques, de l’instruction des dossiers, ou des conditions auxquelles sont soumis les investisseurs – les outils juridiques dont dispose le ministre, tels qu’ils sont énumérés à l’article R. 153-9 du code monétaire et financier, vous paraissent-ils suffisamment solides, en droit, dans l’hypothèse où ce dernier voudrait prononcer des sanctions ? Qu’en est-il du suivi des engagements pris par les investisseurs dans le cadre des lettres d’engagement ?

Une nouvelle réglementation relative au contrôle des investissements pourrait être prochainement adoptée aux États-Unis grâce au Foreign Investment Risk Review Modernization Act (FIRRMA). Ce texte, dont la discussion débute au Congrès, vise à préciser dans la loi les notions de « technologie sensible » et de « technologie critique ». Il vise également à mieux contrôler les joint-ventures, et les prises de participation par les investisseurs dormants, car, malgré un niveau de participation peu élevé, ces acteurs peuvent obtenir de l’information stratégique. Que pensez-vous de ce possible changement de réglementation ? Quelles en seraient les conséquences pour nos entreprises souhaitant investir aux États-Unis ?

Nous souhaitons recueillir votre précieux témoignage sous serment car vous avez pu avoir à connaître des dossiers qui nous intéressent, en conséquence, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Astrid Mignon Colombet et M. Laurent Cohen-Tanugi prêtent serment.)

Maître Astrid Mignon Colombet. La question de l’extraterritorialité des poursuites cristallise dans l’opinion publique française des sentiments très ambivalents. En effet, si le mot « extraterritorialité » évoque la volonté « hégémonique » d’un État qui poursuit en dehors de son territoire, selon le qualificatif du professeur Brigitte Stern, il désigne aussi l’exportation de la justice américaine comme une source d’inspiration pour le législateur français.

J’aborde pour ma part ce sujet sensible en qualité d’avocat pénaliste français. L’extraterritorialité des poursuites est en plein essor aux États-Unis, mais aussi, depuis une période plus récente, en Europe, en particulier au Royaume-Uni ou même en France…

Dans les années 2000, notre cabinet a été parmi les premiers à conseiller et à défendre une entreprise française engagée dans des discussions avec le DOJ lors de négociations transactionnelles. Mon associé, maître Soulez-Larivière, a été le premier avocat français à signer un counsel’s certificate dans le cadre des accords de justice négociés américains, les DPA. C’est à partir de l’expérience de mon cabinet que j’évoquerai donc ce sujet, avec le prisme d’un avocat de la défense, avant de proposer quelques réflexions – en particulier sur la loi « de blocage », et sur le renforcement de la protection des entreprises françaises confrontées à ces poursuites.

Comment fonctionne les poursuites extraterritoriales contre une entreprise dans le cas américain ? L’entreprise poursuivie par un procureur américain doit mener à ses frais avec l’aide de ses avocats une enquête interne sur les faits qui lui sont reprochés. À l’issue de cette enquête, elle se trouve face à une alternative : soit elle négocie un accord avec le procureur, soit elle est poursuivie devant un tribunal pénal américain. Très rapidement, dans la discussion, la transaction pénale apparaît comme la moins mauvaise solution comparée à l’effroi que suscite le procès américain, aux conséquences potentiellement dramatiques que pourrait avoir une mise en accusation, et aux perspectives de perdre une licence ou d’être interdit d’accès aux marchés publics.

Un accord est généralement signé aux termes duquel l’entreprise s’engage à verser une amende transactionnelle d’un montant très élevé, et à reconnaître des faits selon un Deferred prosecution agreement, un accord de poursuite différé, qui permet de suspendre automatiquement la poursuite initiée, le temps que l’entreprise s’amende. Cette dernière est parfois obligée de reconnaître sa culpabilité dans le cadre d’une Guilty Plea. Un délai est prévu pour qu’elle se mette en conformité, par exemple, par rapport aux lois anticorruption, sous la surveillance d’un « moniteur » – qui peut être de nationalité française, Laurent Cohen-Tanugi vous en parlera. En contrepartie, à l’issue du délai prévu, si les obligations inscrites dans l’accord ont effectivement été exécutées, le tribunal compétent prononce un abandon des poursuites – un dismissal – et l’accord est publié sur le site internet du DOJ.

Ce mécanisme n’était pas vraiment connu par l’opinion publique française avant 2014, époque à laquelle le règlement par BNP Paribas d’une amende de près de 9 milliards de dollars à la justice américaine a frappé tous les esprits. Cette affaire a été suivie par celle du groupe Alstom, qui a accepté de régler 772 millions de dollars afin de mettre un terme à des poursuites pour corruption. L’affaire du Crédit Agricole a suivi et, avant elle, de grandes entreprises françaises ont également été amenées à signer des accords de DPA. La liste devrait continuer de s’allonger dans les prochaines années.

La vulnérabilité des entreprises françaises aux poursuites extraterritoriales s’explique à mon sens par trois causes : la première est d’ordre culturel, la deuxième d’ordre philosophique, la troisième est politique.

La première raison de la vulnérabilité française est, en effet, culturelle. On constate, en examinant le calendrier des affaires passées, que des entreprises françaises ont été poursuivies par la justice américaine dans une période où elles connaissaient mal le système juridique auquel elles devaient se soumettre. Cette explication est essentielle : elles étaient non seulement soumises à une loi étrangère – le FCPA, ou les lois en matière d’embargo –, mais, surtout, à des procédures qu’elles connaissaient et qu’elles comprenaient mal. Cette méconnaissance explique que les entreprises non américaines – pas uniquement françaises – aient été les plus lourdement sanctionnées. Le « Top 10 » des entreprises ayant payé les plus fortes amendes aux États-Unis compte huit entreprises non américaines, dont deux sont françaises.

Les entreprises françaises ont donc probablement été lourdement sanctionnées en raison de leur méconnaissance du système de justice négociée américain, qui est davantage fondé sur la coopération que sur la résistance. En France, en effet, nous sommes profondément attachés, sous l’inspiration de la Convention européenne des droits et l’Homme, au procès pénal, lequel suppose un débat contradictoire et public entre l’accusation et la défense, débat, surtout, qui est arbitré par un juge. Or, dans le système américain, la culture dite du settlement est d’une nature différente, puisque le procureur y joue un rôle déterminant dans les poursuites et dans l’élaboration de la transaction, qu’il pré-rédige, le juge se bornant à valider l’accord, dans un rôle de rubber stamp judge, c’est-à-dire de « juge apposant un tampon ». Dès lors, la défense consiste à coopérer avec le procureur plutôt qu’à résister.

La culture américaine de compliance, qui met l’accent sur la prévention des faits de corruption, n’est donc pas très connue, actuellement, des entreprises françaises – mais cela va changer grâce à la loi Sapin 2. Or, aux États-Unis, un crédit de coopération est accordé aux entreprises qui s’auto-dénoncent spontanément et coopèrent le plus rapidement et le plus intégralement avec le procureur, plutôt qu’à celles qui privilégieront la résistance ou l’habileté.

La deuxième raison de la vulnérabilité des entreprises françaises est d’ordre philosophique. Le système américain vise en effet à protéger une des valeurs centrales des États-Unis, à savoir l’égalité des chances ou level playing field : sur le « terrain de jeux » mondial, les entreprises mais aussi les États doivent être à égalité. Or, la France n’était pas perçue jusqu’à présent comme un pays très proactif en matière de lutte anticorruption, ce qui pouvait inspirer un sentiment relatif d’impunité. Cette tendance devrait cependant s’infléchir au cours des prochaines années avec l’application de la loi Sapin 2.

La troisième raison de la vulnérabilité des entreprises françaises est politique. Elle est liée à l’interprétation très extensive qui est faite du FCPA aux États-Unis. Cette loi s’applique en effet non seulement aux entreprises étrangères cotées sur le marché américain mais aussi aux entreprises non américaines qui ont commis, sur le territoire des États-Unis, un fait en relation avec un schéma de corruption. Il peut s’agir, par exemple, d’une réunion entre un salarié de l’entreprise concernée et un intermédiaire. Dès lors, le justiciable français peut légitimement éprouver un sentiment d’arbitraire, exacerbé par le fait que cette compétence d’attribution est exercée dans le cadre d’une transaction qui échappe au contrôle judiciaire. Ce sentiment d’arbitraire est, en outre, corroboré par le fait que, les faits de corruption d’agent public étranger étant commis le plus souvent dans différents États, l’entreprise française est exposée aux poursuites extraterritoriales non seulement américaines mais également d’autres États. Ces multiples poursuites accentuent donc considérablement le risque qui pèse sur elle.

C’est pourquoi la loi Sapin 2 a pour principal objectif de limiter les poursuites extraterritoriales américaines et de revaloriser la crédibilité de la France en tant qu’autorité de poursuite. Si celle-ci a adopté la convention judiciaire d’intérêt public, c’est précisément pour se doter d’un cadre comparable à celui que j’ai évoqué et qui était jusqu’à présent inconnu dans notre pays : l’accès à ce système de justice négociée en France est en soi une révolution. Ce faisant, elle entend établir avec les autres États un rapport de confiance et de respect mutuel de nature à créer les conditions d’une régulation des poursuites transnationales. La France a ainsi fait le choix d’une solution pragmatique pour participer au jeu mondial. Vous le savez, la convention judiciaire d’intérêt public a été examinée de près par les Américains. Du reste, une première convention de ce type a été signée et homologuée par le juge français en novembre 2017 avec la banque HSBC Suisse pour un montant de 300 millions d’euros, soit la plus forte amende pénale prononcée par la justice française. Par ailleurs, la loi Sapin 2 affirme l’extraterritorialité de la loi pénale française. Certes, il s’agit de la loi française et il faudra réfléchir, dans les années qui viennent, à un dispositif extraterritorial de niveau européen, dans le cadre des compétences qui seront confiées au procureur européen s’agissant des infractions qui portent atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne.

La convergence des systèmes judiciaires est une œuvre immense à laquelle la France participe activement depuis 2016. Mais nous ne devons pas hésiter à affirmer l’identité française en matière de lois locales. Parmi ces lois figure la loi de blocage, mal nommée car elle laisse entendre une fermeture de l’accès aux informations françaises alors que cette loi de 1968, modifiée en 1980, a pour objet de canaliser la transmission des informations d’ordre économique, technique et financier aux autorités étrangères dans le cadre des conventions internationales existantes, à savoir la convention de La Haye ou la convention d’entraide franco-américaine en matière pénale. Cette loi est donc, selon moi, davantage un aiguillage vers les conventions internationales qu’une loi de blocage stricto sensu. Aussi faudra-t-il certainement penser à améliorer son effectivité et, peut-être, sa rédaction pour souligner l’intérêt que présente l’utilisation du canal des conventions internationales pour la transmission de renseignements aux autorités publiques étrangères. L’Agence française anticorruption est, du reste, l’un des acteurs de la protection des informations françaises dans le cadre de l’exécution des décisions étrangères, notamment les DPA.

Enfin, pour améliorer la protection des entreprises françaises, il convient de renforcer l’effectivité du principe non bis in idem, qui interdit non seulement de punir mais aussi de poursuivre une personne plusieurs fois pour les mêmes faits. Ainsi, la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption pose le principe d’une concertation entre États, qui est très utile mais dont il faudrait améliorer l’effectivité. Elle invite en effet les États, dans son article 4, paragraphe 3, à se concerter en amont des poursuites pour déterminer celui qui est le mieux à même – l’expression est au singulier – d’exercer ces poursuites. Or, jusqu’à présent, les États-Unis estimaient souvent que ce rôle leur revenait. Toutefois, dans un cas, désormais fameux, le procureur américain a renoncé à poursuivre parce que son homologue néerlandais avait signé une transaction avec une société néerlandaise, SMB Offshore, pour un montant de 240 millions de dollars. Les situations de ce type ne sont pas très fréquentes, mais cet exemple montre que, si les conditions de la confiance sont réunies, il est possible que les États s’accordent sur le fondement de systèmes de poursuites et de règlements négociés équivalents. Pour l’instant, il n’y a pas encore de sécurité juridique pour les entreprises, même si les procureurs tentent de coordonner leurs poursuites dans des accords globaux. Il faudra donc réfléchir, dans un cadre conventionnel ou régional, au plan européen, à la définition de critères de compétence qui permettent que le principe non bis in idem soit encore plus effectif qu’il ne l’est aujourd’hui.

Maître Laurent Cohen-Tanugi, avocat au barreau de Paris. Je partage très largement les analyses qui viennent de vous être présentées par ma consœur ; je n’y reviendrai donc pas. Je consacrerai plutôt mon propos, comme vous m’y avez invité, monsieur le président, au monitoring, que j’ai eu l’occasion d’exercer à deux reprises : d’une part, dans le cadre d’une procédure FCPA intentée par le Department of justice américain et la Securities and exchange commission (SEC) – l’équivalent de notre Autorité des marchés financiers (AMF) – contre le groupe Alcatel-Lucent ; d’autre part, dans le cadre d’une procédure de la Banque mondiale, puisque la plupart des banques de développement ont leur propre programme d’intégrité, lequel comprend des procédures transactionnelles assez similaires à celles qui existent aux États-Unis.

Avant d’en venir à cette expérience, j’ajoute que mon cabinet intervient également dans ce type de dossiers au titre de la prévention. Nous conseillons en effet des entreprises, notamment françaises, dans la mise en œuvre de programmes de compliance – conformité – visant à éviter des difficultés ultérieures, en particulier depuis l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2, qui impose aux entreprises françaises de se doter d’un programme de conformité anticorruption. Par ailleurs, nous défendons des entreprises ou des personnes physiques éventuellement impliquées dans des procédures pénales internationales.

Je crois être, jusqu’à présent, le seul membre du barreau de Paris à avoir exercé la fonction de moniteur indépendant. Les accords transactionnels du type de ceux qu’évoquait à l’instant Astrid Mignon-Colombet, c’est-à-dire les DPA, conclus entre l’entreprise concernée et l’autorité de poursuite, se soldent généralement par une amende financière importante, par l’engagement de l’entreprise d’adopter des mesures de remédiation et, parfois, par l’imposition d’un moniteur indépendant, dont la fonction sera d’évaluer le programme de conformité de l’entreprise et, surtout, les progrès accomplis par celle-ci pour le renforcer, et de certifier, enfin, que l’entreprise s’est amendée de manière raisonnable pour éviter de nouveaux problèmes.

Les entreprises françaises qui se sont vu imposer un « moniteur » sont Technip, Alcatel-Lucent puis Total. Technip, je crois, avait obtenu de pouvoir nommer un moniteur français. La montée en puissance de cette procédure date des années 2000. Elle est concomitante de celle du DPA, laquelle a été mise en avant après la faillite d’Arthur Andersen. Les poursuites engagées contre cette entreprise suite au scandale Enron avaient en effet provoqué sa faillite et des licenciements massifs. Cherchant un moyen d’éviter que ce type de procédures n’ait des effets aussi drastiques, on a finalement étendu aux entreprises le DPA, qui avait été inventé pour la délinquance juvénile. Le DPA consiste dans une transaction sans reconnaissance de culpabilité : l’entreprise reconnaît les faits, mais elle ne reconnaît pas nécessairement sa culpabilité et, surtout, elle évite des poursuites pénales dont les conséquences – interdiction de soumissionner à des marchés publics, notamment – sont drastiques.

Technip avait obtenu, pour la première fois, que le moniteur puisse ne pas être américain. Dans cette procédure, en effet, l’entreprise propose des candidats au monitorship, parmi lesquels l’autorité de poursuite choisit. C’est, du reste, assez logique, car celui-ci est en fait une espèce de tiers de confiance indépendant, et notamment de l’entreprise, puisqu’il doit l’évaluer, et également de l’autorité de poursuite, puisqu’on lui confie un mandat, annexé à l’accord transactionnel, dans le cadre duquel il accomplit son travail comme il l’entend, sans recevoir d’instructions de cette autorité. Il est donc normal que l’entreprise puisse proposer des candidats, puisqu’il s’agit d’une démarche coopérative et non pas conflictuelle.

Pour ma part, j’ai été sollicité par la direction d’Alcatel-Lucent pour être candidat à cette fonction et, après toute une série d’entretiens, j’ai été nommé par le Department of justice (DoJ) et la Securities and exchange commission (SEC) américains. La durée du mandat de moniteur est généralement de deux à trois ans, en fonction des progrès de l’entreprise. Son rôle consiste à effectuer des contrôles et des évaluations, et à émettre des recommandations qui font l’objet d’une discussion avec l’entreprise, laquelle est tenue, une fois qu’un accord a été trouvé, de les respecter. Le moniteur contrôle ensuite leur application de sorte que les dispositifs de contrôle et de conformité de l’entreprise atteignent un niveau qui lui semble de nature à éviter une récidive. La clé se trouve dans la mise en œuvre de cette procédure de contrôle au plan mondial, car c’est bien entendu dans les pays à risque sur le plan de la corruption que les choses se passent. Il faut donc vérifier l’application effective des dispositifs de contrôle de l’entreprise dans ces pays, en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud. Les lacunes font l’objet de recommandations et d’améliorations. C’est un processus itératif.

Dans le cas d’Alcatel-Lucent, la mission de monitoring a fait l’objet d’un accord intergouvernemental entre la France et les États-Unis – la Chancellerie et le Department of justice –, précisément parce que la question se posait de savoir si l’institution du monitorship était compatible avec la loi de blocage. Ainsi, aux termes de cet accord, le rapport annuel du moniteur était communiqué aux autorités françaises, en l’espèce le Service central de prévention de la corruption (SCPC), prédécesseur de l’Agence française anticorruption (AFA). Le SCPC recevait donc mes rapports, qui étaient examinés par un comité interministériel regroupant notamment la Chancellerie, Bercy et le Quai d’Orsay. Après examen de leur conformité à la loi dite « de blocage » ainsi qu’à d’autres dispositions du droit français telles que la loi sur les données personnelles ou le droit du travail, les rapports étaient transmis par les autorités françaises aux autorités américaines. Une solution intelligente avait ainsi été trouvée qui permettait de s’assurer du respect du droit français, même si aucun problème ne s’est jamais posé en la matière : mes rapports ont été transmis dans leur intégralité par les autorités françaises.

Les procédures de la Banque mondiale appliquent à peu près le même type de monitoring aux entreprises sanctionnées pour des faits de corruption ou de fraude – leur notion de l’intégrité excède la corruption stricto sensu – dans des projets qu’elle finance. La sanction peut néanmoins être plus lourde, puisqu’elle consiste en une inscription sur une liste noire qui interdit à l’entreprise de soumissionner aux marchés financés non seulement par la Banque mondiale mais aussi, en vertu d’une clause dite de cross debarment, par d’autres banques multilatérales. Une telle sanction peut donc être extrêmement dommageable, notamment pour les entreprises de taille moyenne qui dépendent beaucoup des projets financés par ces institutions.

S’agissant de l’extraterritorialité, j’avais rédigé, à l’intention d’un club de réflexion intitulé « En temps réel », une note d’explication. Je vais m’efforcer de clarifier cette notion un peu complexe. Il est certain que, dans les matières que nous évoquons, c’est-à-dire la corruption d’agents publics étrangers et l’embargo, la législation est par nature extraterritoriale puisque ces matières concernent des pays tiers. La véritable question qui se pose est donc celle du lien avec les États-Unis, si l’on prend l’exemple américain. Ce lien peut être plus ou moins fort ; il est parfois extrêmement ténu. On dit souvent qu’il est caractérisé par l’utilisation du dollar ou d’internet. Mais il est rare, en réalité, que, dans de telles affaires, le lien soit aussi ténu. En effet, les entreprises concernées ont souvent une activité importante aux États-Unis et sont même parfois titulaires d’une licence gouvernementale.

Les autorités américaines sont-elles prêtes à faire confiance à d’autres autorités nationales ?

C’est déjà le cas, comme l’illustrent plusieurs affaires récentes. Je pense notamment à des coopérations entre, d’une part, les autorités américaines, d’autre part, le parquet néerlandais, les autorités britanniques, notamment dans l’affaire Rolls-Royce, ou les autorités brésiliennes et suisses dans l’affaire Odebrecht, une énorme affaire de corruption au Brésil. En France, jusqu’à présent, aucune entreprise française n’a été condamnée pour corruption. De fait, la France a été épinglée à plusieurs reprises par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) pour non mise en œuvre effective de la convention anticorruption de l’OCDE. La balle est donc dans le camp français. Mais les instruments dont nous venons de nous doter avec la loi Sapin 2, notamment la convention judiciaire d’intérêt public, vont nous permettre de participer à cette concertation internationale. Je pense que les autorités américaines en prendront acte dans le cadre, soit d’un partage des enquêtes et des sanctions, soit d’un désistement pur et simple lorsque d’autres autorités nationales prennent le dossier en charge.

Un mot sur le contrôle des investissements étrangers. Je n’ai pas eu l’occasion d’étudier la manière dont cela fonctionnait depuis l’entrée en vigueur du dernier décret. Mais, lors de la présidence française de l’Union européenne, en 2008, Christine Lagarde m’a confié une mission dont le rapport, assez complet, est intitulé : « Une stratégie européenne pour la mondialisation ». J’ai plaidé, à cette occasion, en faveur d’un règlement communautaire de contrôle des investissements stratégiques inspiré du modèle du CFIUS. L’échelon européen me paraît en effet le plus pertinent, et nous devons nous doter d’instruments aussi efficaces que ceux des États-Unis, qui peuvent être extrêmement sévères : conventions juridiques « sanctionnables », voire retrait de l’autorisation d’investissement si les engagements ne sont pas tenus. En tout état de cause, le dispositif français actuel ne me paraît pas suffisant ; c’est un véritable enjeu, notamment dans le secteur de la sécurité et des technologies qui va devenir de plus en plus important dans les années qui viennent.

M. le président Olivier Marleix. Vous semblez, l’un et l’autre, tenir pour la thèse selon laquelle, s’agissant du principe non bis in idem, l’harmonisation des législations et l’adoption de processus conformes à la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption peuvent conduire, à terme, à un partage des dossiers. Cependant, l’enjeu financier n’est pas neutre. Dans la note que vous nous avez transmise, Maître Cohen-Tanugi, vous évoquez même un reflux de l’extraterritorialité du droit américain. Dès lors, comment expliquez-vous que, dans le dossier Airbus, les Américains aient décidé d’ouvrir une enquête, alors que le procureur de la République français et les Anglais étaient déjà intervenus et qu’une procédure de discovery avait été lancée ?

Vous êtes les premiers à nous dire que la loi « de blocage » est appliquée ; cela nous rassure. Dans le dossier Alcatel-Lucent, est-ce l’État qui a appelé votre attention sur l’existence de ce texte ou est-ce vous qui, en bon juriste, avez identifié cet élément du droit français et pris l’initiative de proposer la convention que vous avez évoquée ?

Enfin, Maître Mignon-Colombet, pouvez-vous nous citer des cas dans lesquels la loi dite « de blocage » aurait été appliquée, notamment avant la loi Sapin 2 de 2016 ?

Maître Laurent Cohen-Tanugi. S’agissant de votre première question, les États-Unis ne reconnaissent pas juridiquement le principe non bis in idem. La solution, d’un point de vue pragmatique, consiste donc plutôt en une coopération entre les autorités nationales. Aussi la France doit-elle mettre en œuvre contre ses propres entreprises des procédures anticorruption qui, d’une part, obéissent à un calendrier comparable à celui des autres autorités et, d’autre part, se traduisent par des amendes de niveau comparable à ce qui est pratiqué ailleurs, que ce soit aux États-Unis, en Angleterre ou aux Pays-Bas.

C’est à cette condition que l’on assistera à un partage, voire à un désistement des autres autorités nationales.

Quant au dossier Airbus, je ne le connais pas particulièrement ; je lis la presse comme tout le monde. Je comprends que des procédures ont été ouvertes au Royaume-Uni et en France. J’ignore quel est l’état de la procédure aux États-Unis, mais il y a certainement une communication entre autorités nationales, même si une enquête formelle n’est pas ouverte – c’est relativement courant. Je ne peux pas vous en dire davantage à ce sujet.

En ce qui concerne la loi « de blocage », il faut savoir que le moniteur intervient en quelque sorte après la bataille : le processus de sa nomination débute une fois que l’accord a été négocié. Lorsque je suis arrivé dans le dossier Alcatel-Lucent, l’accord intergouvernemental franco-américain avait donc déjà été signé. À ma connaissance, c’est l’entreprise elle-même qui a invoqué la loi « de blocage », pour éviter qu’on ne lui impose un moniteur, ses avocats ayant plaidé que l’institution même du monitoring violerait cette loi. L’argument n’a pas été retenu, mais la discussion a abouti à cet accord intergouvernemental dans lequel il était prévu que les rapports du moniteur devaient être transmis d’abord à l’autorité française.

De manière plus générale, à ma connaissance, avant la loi Sapin 2, aucune institution n’était chargée d’appliquer la loi dite « de blocage ». L’obligation pèse donc sur les entreprises et les personnes physiques ; c’est à elles de gérer ce problème. Or, souvent, il faut reconnaître que cette loi, par le caractère très général de ses dispositions, pose un problème aux entreprises et aux personnes physiques françaises impliquées dans des procédures étrangères. L’interdiction est en effet tellement large qu’elle peut les empêcher de se défendre efficacement. Cependant, comme l’a indiqué Astrid Mignon-Colombet, cela renvoie aux conventions internationales : des procédures sont prévues pour la communication d’informations entre autorités, qui permettent de se défendre. Ainsi, une convention conclue avec l’AMF prévoit, dans le domaine financier, une procédure spécifique pour la transmission d’informations aux autorités américaines. Mais disons que, telle qu’elle est rédigée, cette loi est souvent un problème pour les entreprises françaises.

Maître Astrid Mignon-Colombet. L’application la plus ambitieuse du principe non bis in idem serait en effet de parvenir à un partage des dossiers. Bien entendu, ce n’est pas pour aujourd’hui – mais peut-être pour demain. Pour reprendre l’exemple du dossier Airbus, que je ne connais pas davantage que mon confrère, il est vrai que, dans l’esprit de la convention de l’OCDE, ce sont les États les mieux placés pour poursuivre qui devraient intervenir, et non systématiquement l’autorité américaine. Sur ce point, la concertation n’est pas encore pleinement opérationnelle car il manque des critères explicites d’attribution des compétences dans les conventions internationales.

En attendant, c’est la seconde version du principe non bis in idem qui est appliquée actuellement, c’est-à-dire la coordination des poursuites pour parvenir ensemble à un règlement global et à un montant global. Mais, là, les autorités américaines indiquent qu’elles appliquent le principe non bis in idem au stade, non pas des poursuites ni de la condamnation, mais du montant de la peine, qui est plafonné dans le cadre d’un règlement global. C’est donc l’interprétation minimaliste du principe qui est actuellement appliquée.

La troisième voie – je m’exprime là en tant qu’avocat de la défense – consiste à opposer le principe non bis in idem lorsqu’une entreprise est poursuivie une deuxième fois pour les mêmes faits dans un autre État dont les règles sont différentes. Ce peut être le cas, par exemple, d’une entreprise qui a déjà signé un DPA aux États-Unis et qui est soumise à un procès pénal dans un autre État. Dans ce cas, le principe non bis in idem est reconnu au plan international par des conventions telles que le Pacte international des droits civils et politiques, dit Pacte de New York, de 1966 et la convention de l’OCDE. Au demeurant, la Cour de cassation française va être amenée à se prononcer sur le sujet dans les prochaines semaines dans les affaires « Pétrole contre nourriture ».

En France, le sujet est donc en construction. Sur le plan du droit international, je rejoins mon confrère : il n’existe pas de protection du principe non bis in idem entre la France et les États-Unis, lesquels ne se sont pas spontanément exprimés en faveur d’une application pleine et entière de ce principe.

Quant à la loi de blocage, elle place l’entreprise soumise à une procédure américaine dans une situation inconfortable. En effet, cette loi est conçue pour répondre à des demandes de discovery trop intrusives et extensives mais, si l’entreprise ne communique pas les documents demandés par l’autorité américaine, elle encourt des sanctions et court le risque que la preuve soit faite contre elle des faits dont la preuve est demandée par le document. Dans la culture américaine de l’enforcement, c’est-à-dire de la mise en œuvre effective d’une loi, la différence est criante entre la loi française, qui est peu effective puisqu’elle n’a donné lieu qu’à une seule condamnation pénale, en 2007, et les lois américaines.

Comment faire ? Sur le plan de la pratique, les entreprises françaises ont tendance à respecter spontanément la loi française ; elles se prévalent donc de la loi de blocage. Certes, la jurisprudence américaine ne l’applique pas, mais il peut en être autrement dans le cadre négocié des transactions pénales. Mon confrère rappelait le rôle du moniteur, dont le rapport peut être soumis au respect des lois locales, donc de la loi de blocage. Par ailleurs, on peut, en amont de cette procédure, dans le cadre des discussions préalables à la signature de la transaction, opposer la loi de blocage à certaines demandes. Concrètement, on sollicite alors de l’autorité étrangère que ses demandes soient formalisées sous les conventions internationales applicables, avec un succès variable selon les dossiers. Toujours est-il que l’on aboutit parfois à des solutions concrètes, dès lors que l’on présente aux autorités américaines une interprétation constructive de la loi et une solution constructive en matière de délais de transmission. Mais l’entreprise ne peut pas régler cette question seule.

M. le président Olivier Marleix. Avant la création de l’Agence française anticorruption (AFA), qui était l’interlocuteur d’une entreprise qui cherchait à gérer la mise en œuvre de la loi de blocage dans une procédure de ce type ?

Maître Astrid Mignon-Colombet. Le Service central de prévention de la corruption a été requis dans le cadre d’une construction pragmatique, et puis différentes instances au sein des ministères compétents et désignés par la loi « de blocage ». Il est vrai cependant qu’aucun décret d’application n’est venu préciser les critères d’application de la loi, ce qui rendait les interprétations difficiles.

Maître Laurent Cohen-Tanugi. Pour répondre à votre question, outre la procédure AMF que j’ai évoquée, je crois que la Chancellerie était l’interlocuteur des entreprises. Cela pose un autre problème. En effet, les conventions internationales d’assistance judiciaire, entre les États-Unis et la France par exemple, supposent que l’autorité française coopère. Or, parfois, celle-ci refuse de coopérer – ou on lui conseille de ne pas coopérer – et cette attitude se retourne contre les défendeurs français. Il faut donc définir une position : coopérons-nous ou pas ? Si oui, dans quelles limites ? Mais le refus de coopérer avec les autorités américaines ne rend pas service aux défendeurs français.

M. le président Olivier Marleix. L’enjeu est d’avoir l’information suffisamment tôt.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Vendredi dernier, le Premier ministre a annoncé des mesures visant à renforcer, d’une part, nos outils de protection contre les investissements étrangers dans certains secteurs, notamment en étendant le décret Montebourg aux technologies-clés de l’intelligence artificielle, du spatial, du stockage de données et des semi-conducteurs, d’autre part, le suivi des engagements pris par les investisseurs, en instaurant un contrôle par un audit externe régulier, en complétant la liste des sanctions applicables en cas de non-respect de ces engagements et en assouplissant le cadre juridique de création des actions spécifiques, c’est-à-dire les golden share, qui permettent à l’État de disposer de droits exceptionnels, par exemple sur les transferts de propriété industrielle, les décisions d’implantation hors de France ou certaines cessions d’actifs. Ces annonces vont semblent-elles de nature à renforcer la protection de nos intérêts stratégiques ? Les compléteriez-vous ? Les préciseriez-vous ? Quelle est votre analyse des évolutions prochaines du droit français dans ce domaine ?

Ma seconde question porte sur la comparaison de notre droit avec celui de nos amis Américains. Une évolution du CFIUS est prévue dans le cadre du FIRRMA, qui prévoit une extension des délais d’instruction de trente à quarante-cinq jours – plus trente –, l’établissement de deux procédures – l’une rapide, l’autre plus fastidieuse – et l’ajout de la question immobilière, de nouvelles technologies, voire de transactions susceptibles de réduire l’avantage technique et industriel des États-Unis par rapport à n’importe quel pays dans n’importe quel domaine. Le champ d’application est donc très vaste ! Je ne suis pas partisan du protectionnisme ou de la fermeture des frontières, mais ce type de réglementation soulève la question de la réciprocité : la France et l’Europe ne doivent pas forcément permettre à leurs partenaires commerciaux ce qu’eux-mêmes nous refusent. Quels sont, selon vous, parmi les outils juridiques dont nos principaux partenaires commerciaux sont en train de se doter, ceux dont nous, Français et Européens, devrions nous inspirer ? Il s’agit de respecter la libre circulation des capitaux et la liberté des échanges tout en s’inscrivant dans une logique de réciprocité afin de préserver nos intérêts stratégiques.

Maître Laurent Cohen-Tanugi. C’est un sujet que je suis depuis de nombreuses années.

Les mesures annoncées par le Premier ministre me semblent aller dans le bon sens. Il faut en effet prendre acte du contexte actuel, dans lequel les tensions géopolitiques se développent et les technologies prennent une importance croissante. L’Europe a peut-être pris un peu plus de temps pour s’en apercevoir : les États-Unis avaient déjà durci leur contrôle des investissements étrangers en 2007. Il s’agit donc d’un processus continu – évidemment renforcé par les positions de l’administration Trump –, lié notamment à la montée en puissance de la Chine dans le secteur technologique. La France, me semble-t-il, doit aller également dans cette direction et adopter, à l’instar des Américains, des dispositions relativement générales plutôt que de dresser une liste des secteurs protégés qui ne sera jamais exhaustive. Les autorités nationales doivent en effet bénéficier d’une certaine discrétion pour déterminer, en fonction de l’investisseur, du secteur concerné, du contexte, si un investissement peut être autorisé ou pas et à quelles conditions, conditions qui doivent être davantage entourées de garanties juridiques qu’elles ne le sont traditionnellement. Aux États-Unis, je l’ai indiqué, le non-respect des conventions conclues peut faire l’objet de sanctions, qui peuvent aller jusqu’à l’annulation de l’autorisation. Par exemple, dans l’affaire Alcatel-Lucent – bien qu’il se soit agi d’une fusion entre alliés, si je puis dire –, il a été décidé que les laboratoires Bell, qui étaient la propriété de Lucent et détenaient de nombreux grands brevets technologiques américains, seraient contrôlés par un conseil d’administration composé de personnes accréditées par le Département de la défense américain. Alcatel-Lucent ne pouvait que toucher les dividendes de ces laboratoires. Dans l’environnement qui s’annonce, il faut être, je crois, extrêmement vigilant quant aux investissements dans des secteurs stratégiques d’entreprises liées à des États.

En la matière, l’échelle communautaire est, me semble-t-il, la plus pertinente mais, en attendant que les mesures soient prises à ce niveau, il faut que nous renforcions notre dispositif national.

M. le président Olivier Marleix. L’article R. 153-9 du code monétaire et financier, qui définit les conditions dont le ministre de l’économie peut assortir l’autorisation d’un investissement étranger, est rédigé de manière étonnante car, en dehors de la cession d’une partie de l’activité, il s’agit en réalité de finalités plutôt que de véritables conditions. À l’heure où l’on veut renforcer l’opposabilité du dispositif de sanctions, cette rédaction vous paraît-elle suffisante ou estimez-vous nécessaire de définir plus précisément ces outils ? Vous avez fait allusion à la pratique américaine du proxy board ; en France, on négocie vaguement des conditions qui sont inscrites dans des lettres d’engagement dont on ne sait d’ailleurs pas trop comment le non-respect pourrait être sanctionné.

Ma seconde question porte sur les modalités d’association des victimes, au sens large, à la procédure américaine, dans le cadre d’un plaider-coupable par exemple. C’est un point sur lequel nous avons un peu tâtonné lors de l’examen de la loi Sapin 2. Il s’agit en effet de ne pas priver totalement les victimes – qui peuvent être des concurrents lésés dans une affaire commerciale – de leurs droits et de les associer à la procédure. Pouvez-vous nous dire ce qu’il en est aux États-Unis ?

Maître Laurent Cohen-Tanugi. Tout d’abord, je l’ai dit, les Américains sont beaucoup plus outillés que nous sur le plan juridique, et ce n’est pas propre à ce domaine. Les conventions sont donc extrêmement détaillées et leur non-respect peut être sanctionné. En France, nous ne prenons pas le sujet suffisamment au sérieux, car notre culture est plus administrative, plus politique. Or, nous devons traiter ces dossiers, qui relèvent d’une autorisation gouvernementale, comme des conventions privées, qui doivent donc être négociées, rédigées et détaillées, éventuellement par des avocats, de manière à être véritablement sanctionnables.

L’une des difficultés tient au fait que l’on a souvent tendance à mélanger ce qui relève de la protection de l’emploi, par exemple, avec des questions de sécurité nationale. Or, autant les dispositions peuvent être très précises et fermes en matière de sécurité nationale – désignation d’un proxy board, obligation pour l’entreprise cible de céder une branche sensible… –, autant un engagement de maintien de l’emploi sur trois ans, par exemple, est très difficile à sanctionner. Tant que l’on ne fera pas le départ entre le « dur » et le « mou », si je puis dire, en matière de « sanctionnabilité » juridique et de réalisme économique, on aura du mal à adopter un dispositif plus ferme. En matière de sécurité nationale, il faudrait adopter des dispositifs similaires à ceux qui existent dans le domaine de la concurrence, par exemple, mais je ne crois pas que l’on puisse y parvenir en matière de protection de l’emploi, car celle-ci relève d’une autre logique.

Quant aux victimes, à ma connaissance, aux États-Unis, elles ne sont pas prises en compte dans les transactions car la négociation d’un accord ne préempte absolument pas le droit des tiers, entreprises ou personnes physiques, d’intenter des actions contre l’entreprise sanctionnée, que ce soit aux États-Unis ou, a fortiori, dans d’autres pays.

Maître Astrid Mignon-Colombet. En effet, si j’en crois mon expérience, dans une procédure de DPA ou de guilty plea relevant du FCPA, l’acte est conclu entre le procureur et l’entreprise ; les victimes n’y sont pas associées. Mais il existe certainement des dispositifs que je connais moins : dans les affaires civiles de subprimes, les victimes jouent un rôle parallèle, mais pas celui que vous avez prévu dans la loi Sapin 2.

M. le président Olivier Marleix. Dans le cadre d’un plaider-coupable notamment, l’accord est-il publiable ? Dans l’affaire Alstom, nous n’avons eu connaissance que du communiqué dans lequel le DoJ présente l’accord.

Maître Astrid Mignon-Colombet. Bien entendu. Le jour même de sa signature, l’accord est publié sur internet : sur le site du DoJ, sont joints au communiqué, l’information, c’est-à-dire l’acte d’accusation, et le DPA ou le guilty plea.

M. le président Olivier Marleix. Nous vous remercions pour vos réponses.

 

La séance est levée à douze heures quarante.

 


29.    Audition, ouverte à la presse, de M. Charles Duchaine, directeur de l’Agence française anticorruption (AFA)

(Séance du jeudi 22 février 2018)

La séance est ouverte à quinze heures dix.

M. le président Olivier Marleix. Chers collègues, nous recevons, aujourd’hui, Monsieur Charles Duchaine qui a été juge d’instruction à Marseille jusqu’en 2014, après avoir exercé en Corse et à Monaco. Monsieur Duchaine, vous avez consacré une grande partie votre carrière à lutter contre la criminalité organisée. Vous êtes un habitué des dossiers sensibles. Vous avez été à la tête de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) de septembre 2014 au 17 mars 2017, date à laquelle vous êtes devenu directeur de l’Agence française anticorruption (AFA).

L’Agence a été créée par la loi du 9 décembre 2016, dite loi Sapin 2. Rattachée aux ministères des finances et de la justice, elle constitue l’un des volets du triptyque anticorruption, instauré il y a cinq ans avec la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) puis celle du Parquet national financier.

La loi confie à l’Agence le contrôle du respect de la mise en œuvre du programme anticorruption que doivent adopter les sociétés et les établissements publics à caractère industriel et commercial employant au moins 500 salariés et dont le chiffre d’affaires est supérieur à 100 millions d’euros, ainsi que des procédures de prévention et de détection des atteintes à la probité au sein des administrations de l’État et des collectivités territoriales.

Nous vous avons convoqué aujourd’hui pour mieux comprendre votre rôle et le fonctionnement de l’Agence, mais également pour savoir si notre dispositif législatif est suffisant, face au constat d’une surreprésentation des entreprises françaises dans les dossiers relatifs à l’application de lois anticorruption, notamment américaines. J’ai eu l’occasion de lire certains de vos déclarations. Je crois que vous avez une idée assez précise des moyens qui manquent encore à notre législation, et notamment à votre agence, pour que nous soyons réellement à armes égales.

Nous avons évidemment quelques questions à vous poser. La France a procédé à d’importantes réformes d’organisation judiciaire et de procédure pénale pour s’adapter à la nouvelle donne procédurale. La convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), créée par la loi Sapin 2, permet ainsi au Procureur de la République de proposer à une personne morale, mise en cause pour certains délits d’atteinte à la probité, de souscrire à des engagements sous la forme d’une convention, avant toute mise en mouvement de l’action publique. C’est le pendant de ce que font les Américains dans le cadre du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). Cette compétence est entre les mains du Parquet national financier. L’AFA participe-t-elle à la mise en œuvre de ces dispositions transactionnelles ? Si c’est le cas, de quelle manière intervient-elle ?

La France a très tôt reconnu l’importance d’une protection spécifique des informations économiques stratégiques des entreprises. La loi dite « de blocage » du 28 juillet 1968 interdit, sous peine d’amende, la communication à des autorités étrangères de documents ou de renseignements de nature économique en dehors des cas prévus par les traités internationaux. Personnellement, j’ai un peu de mal à comprendre comment était gérée concrètement cette loi « de blocage » avant la loi Sapin 2.

Depuis l’adoption de ce dernier texte, c’est l’AFA qui en pilote le volet anticorruption. Comment parvenez-vous à filtrer les informations transmises aux autorités étrangères par les moniteurs, notamment lorsqu’il s’agit d’informations sensibles et protégées ? L’Agence gère-t-elle le dossier seule ou demande-t-elle conseil sur la façon dont elle pourrait établir un filtre ou opposer des réserves à l’autorité requérante ?

Ce matin, nous avons reçu des avocats spécialistes de ce domaine et praticiens de la justice américaine. Ils nous ont dit à quel point il était important de ne pas pénaliser les entreprises en faisant un usage excessif de cette loi, en les empêchant d’entrer trop vite et facilement en discussion avec le Department of justice (DoJ). En même temps, nous devons protéger, le cas échéant, des informations sensibles. Comment maniez-vous cet outil ?

Le principal reproche formulé par les juridictions américaines à l’égard de la loi de blocage française est son manque de caractère contraignant. En conséquence, elles n’en reconnaissent pas vraiment la valeur. Quel regard portez-vous sur cette loi ? Pensez-vous que si les condamnations étaient moins rares et plus dissuasives, cette loi pourrait être davantage reconnue par les juridictions américaines ? Avez-vous des propositions à nous faire, sachant que la prochaine loi « PACTE » (Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises) pourrait sans doute être l’occasion de réviser certaines dispositions, y compris législatives, notamment sur le contrôle des investissements étrangers en France (IEF) ? Les dispositions de la loi Sapin 2 pourraient d’ailleurs être révisées à cette occasion. Peut-être plaiderez-vous en ce sens ?

Selon vous, le système de veille et d’intelligence économique de notre pays tient-il suffisamment compte de la mise en vulnérabilité des entreprises françaises du fait des procédures de discovery comme celle que connaît aujourd’hui le groupe Airbus ? Savez-vous s’il existe, au sein de l’appareil d’État, un mécanisme de veille pour toutes les procédures juridictionnelles ouvertes à l’étranger qui concernent des entreprises françaises ? Cette centralisation de l’information – au-delà des procédures anticorruption – est-elle faite quelque part ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.

(M. Charles Duchaine prête serment.)

M. Charles Duchaine, directeur de l’Agence française anticorruption (AFA). Je vais vous présenter brièvement l'organisation et les missions de l'Agence, pour que vous compreniez bien la suite de mon propos.

Vous l'avez rappelé, monsieur le président, notre agence a été créée par la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 ; elle a une existence physique depuis ma nomination, le 17 mars 2017 ; et nous sommes installés dans nos locaux, au 23 avenue d'Italie, depuis le 22 mai 2017. Elle est donc en activité depuis huit ou neuf mois. Elle est un service à compétence nationale, rattachée au garde des Sceaux, ministre de la justice, et au ministre de l'action et des comptes publics. Notre vocation essentielle est d'apporter aide, assistance et soutien à toute personne physique ou morale, privée ou publique, en matière de prévention et de détection des faits de corruption. Entendus au sens large défini par la loi, ces faits comprennent la corruption, le trafic d'influence, la prise illégale d'intérêt, la concussion, le détournement de fonds publics et le favoritisme. Au cours de mon intervention, le terme corruption embrassera toutes ces infractions pénales.

Nous n'avons aucune attribution en matière répressive : nous ne faisons pas de police judiciaire et nous ne sommes pas une autorité judiciaire. Nous jouons un rôle en matière de prévention et nous avons deux grandes missions, l’une de conseil, l’autre de contrôle.

Dans le cadre de notre mission de conseil, nous menons des actions de formation et d'information dans les grandes écoles, les universités et les administrations qui nous sollicitent. Nous conduisons des actions de coopération technique bilatérale avec certains pays. Nous participons à la définition des positions de la France dans les différentes instances internationales telles que l'ONU ou le Conseil de l'Europe. Nous devons aussi préparer un plan pluriannuel de lutte contre la corruption et, pour ce faire, nous nouons actuellement des relations avec les différentes administrations de l'État pour connaître leurs besoins en la matière. Pour qu’un tel plan soit efficace, il doit être accepté par tous. Lorsqu’il sera élaboré, nous le soumettrons aux autorités et je pense qu'il devra être approuvé par le Premier ministre.

Quant aux missions de contrôle, elles portent sur la vérification de l'existence, de la pertinence et de l'efficience dans l’application des mécanismes de conformité anticorruption adoptés par les entreprises, les administrations de l'État, les collectivités territoriales et leurs établissements, les fondations et les associations reconnues d'utilité publique. Ces contrôles se fondent sur les articles 3 et 17 de la loi Sapin 2.

L’article 3, qui concerne les personnes publiques au sens large, nous donne un pouvoir de contrôle sans condition : nous pouvons contrôler qui nous voulons, où nous voulons, quelle que soit la taille de l'entité. La loi ne prévoit pas d'obligation particulière ni de sanction en cas de manquement à ces mesures, mais cela n’affaiblit pas nos contrôles : nous irons contrôler, nous veillerons à ce que les mécanismes soient mis en place et nous essaierons de prodiguer toutes les recommandations nécessaires pour que l'esprit de la loi soit respecté.

L'article 17 concerne les acteurs économiques, qu'ils soient privés ou publics. Il prévoit huit obligations : établir une cartographie des risques ; élaborer un code de conduite intégré au règlement intérieur ; créer un système d'alerte interne ; mettre en place un système de formation des cadres et éventuellement des agents ; prévoir des audits internes, etc. Le non-respect de ces obligations peut donner lieu à des sanctions.

En cas de manquement constaté à l'occasion de nos contrôles, je peux adresser un avertissement qui ne fait pas grief ou saisir la commission des sanctions et requérir l'application de sanctions administratives : injonction de se soumettre à un programme de conformité sous notre contrôle ; application d’une sanction pécuniaire qui peut aller jusqu'à 200 000 euros pour les personnes physiques et un million pour les personnes morales ; publicité de la décision rendue par la Commission. Ces sanctions administratives ne font naturellement pas obstacle à l’application de l’article 40, le cas échéant, si nous découvrons des crimes ou délits de corruption consommés ou d’autres choses : dans de tels cas, nous devons dénoncer les faits au parquet.

Ces contrôles sont laissés à l'initiative du directeur qui n'a pas à justifier des conditions dans lesquelles il s'est convaincu de la nécessité de les ordonner, et qui n'a pas à justifier d'une saisine quelconque. Néanmoins, la loi prévoit que le Premier ministre, le président de la HATVP, les ministres ou les préfets – pour ce qui concerne les collectivités territoriales et leurs établissements – peuvent demander à l'AFA de réaliser un contrôle.

J’en viens aux contrôles qui vont sans doute vous intéresser le plus, compte tenu du sujet que vous évoquez, ceux que je qualifie de contrôles a posteriori. Il s’agit du contrôle et de l'exécution des peines et des mesures qui seraient décidées par l'autorité judiciaire. Au nom du procureur de la République, nous sommes chargés de veiller à la bonne exécution de la peine de soumission de l'entreprise à un programme de conformité anticorruption. C'est une peine complémentaire classique qui peut être prononcée par les juridictions correctionnelles. L’entreprise dispose d’un délai maximum de cinq ans pour mettre en place, sous notre contrôle, un programme de conformité tel que décrit à l'article 17. Nous devons rendre compte au parquet de la bonne exécution de cette mesure.

La loi du 9 décembre 2016 prévoit une deuxième mesure, sans aucun doute la plus importante : la CJIP, qui est une forme de transaction pénale. Pour que les choses restent simples, je n'aborderai que la CJIP conclue par le procureur, même s’il en existe aussi au stade de l'instruction préparatoire. Avant tout engagement des poursuites, le procureur peut proposer à une personne morale d'accepter une forme de transaction qui va consister à régler une amende dite d'intérêt public. Cette amende peut atteindre 30 % du chiffre d'affaires de l'entreprise, par référence aux trois derniers exercices. Dans le cadre de cette transaction, l’entreprise peut aussi être contrainte de se soumettre à un programme de conformité sous le contrôle de notre agence. Si elle est acceptée par l'entreprise et approuvée par le président de la juridiction concernée, cette mesure fera l'objet d'une publicité sur notre site et d'une exécution sous notre contrôle.

Le législateur français a clairement entendu confier à l'AFA un pouvoir monopolistique dans l'exécution des programmes de conformité, c'est-à-dire de ce que les Américains appellent le monitoring. Partant de ce principe, les autorités étrangères ne pourraient avoir plus de droits sur notre territoire que n’en ont nos autorités nationales. Nous considérons, j'espère à juste titre, que les mesures prises par les autorités étrangères devraient nécessairement se dérouler sous le contrôle des autorités françaises, en l'occurrence de l’AFA.

Nous n'avons pas les moyens – et sans doute pas la capacité d’expertise – de nous substituer aux moniteurs qui seraient désignés. En revanche, nous considérons que sommes totalement légitimes pour contrôler ce qu'ils font. Nous le sommes d'autant plus que la loi du 9 décembre 2016 nous a chargés, à la demande du Premier ministre, de mettre en œuvre les dispositions de la loi dite « de blocage » pour les faits qui entrent dans notre champ de compétence, c'est-à-dire l'ensemble des délits que j'ai précédemment énumérés. Nous tenons à conserver cette compétence parce qu'elle constitue pour nous un véritable fondement légal à notre intervention dans la mise en œuvre des programmes de conformité étrangers.

Vous m’avez interrogé sur la participation de l'AFA à la mise en œuvre de ces CJIP. Dans la loi, c'est une mission de surveillance de l'exécution de la mesure. Nous avons essayé de nous rendre utiles de façon un peu plus large dans ce domaine. Le premier service que nous proposons aux parquets, c'est de nous livrer à une estimation des frais d'expertise qui pourraient être nécessaires à la mise en œuvre d'un plan de conformité. Nous n'avons pas cette expertise en interne, et nous ne l’aurons probablement jamais parce que le contentieux serait trop fluctuant pour permettre de recruter des experts et d'internaliser cette charge. En revanche, nous pouvons faire appel à des experts extérieurs qui, aux termes de la loi, seront rémunérés par l'entreprise.

Nous avons établi un questionnaire sur la base de paramètres définis concernant les entreprises – situation, taille, secteur d'activité, chiffre d'affaires, etc. – et nous le proposons aux parquets qui peuvent le transmettre aux dirigeants d'entreprise. Dans le cadre de la négociation d’une CJIP, et au vu des éléments qui seront ensuite communiqués, nous indiquons aux parquets qu’il conviendra d’intégrer une somme de 50 000, 100 000, 200 000 ou 300 000 euros de frais d'expertise. En acceptant la conclusion d’une convention, l’entreprise fera l'avance de ces frais. Ce n’est pas à la justice de les avancer puisque ce ne sont pas des frais de justice. Notre agence ne peut pas les avancer non plus parce qu’elle n’en a pas les moyens et qu’elle pourrait avoir des difficultés à recouvrer ces sommes par la suite.

Deuxième service : nous renseignons les parquets. Nous sommes en passe de conclure une convention avec le Parquet national financier et le parquet de Paris, et nous allons essayer de faire de même avec les parquets français les plus importants. En vertu de cette convention, nous échangerons des informations, notamment sur d’éventuels contrôles précédents. Avons-nous déjà contrôlé l'entreprise en question ? Avons-nous un rapport ? Que savons-nous de sa situation au regard de sa conformité anticorruption ?

Nous proposons de communiquer ces rapports aux parquets, de façon à ce qu'ils disposent de ce qu'on appellerait des éléments de personnalité s’il s’agissait de personnes physiques. De telles informations peuvent être très utiles au moment de l'audience, notamment lorsque l'entreprise est poursuivie par plusieurs pays. Il peut être très intéressant que la France soit en mesure de fournir, aux Anglais ou aux Américains, un état récent et actualisé de la situation de conformité de l'entreprise, même si des faits ont été commis, même si des délits ont été consommés. Il est important de pouvoir annoncer des évolutions. En outre, le parquet – et éventuellement la juridiction correctionnelle – pourra adapter sa décision en fonction de la situation au moment où elle est appréhendée. Résumons : ce n’est pas la peine de faire un programme de conformité qui recouvre les huit points de l'article 17, s’il y en a déjà quatre ou cinq qui sont parfaitement satisfaits. Ce sont des informations que nous pouvons, le cas échéant, donner aux parquets.

C'est pourquoi nous considérons qu'il est de notre devoir de contrôler des entreprises qui feraient l'objet de poursuites pénales. Il n'y a aucun risque de télescopage entre nos missions et celle des parquets : ils instruisent sur le passé et nous le faisons pour l'avenir. Par conséquent, nous sommes dans des champs différents. Lorsque l'affaire a un caractère public, nous considérons que nous ne risquons pas de porter préjudice au déroulement ou à la sincérité de l'enquête pénale.

Voilà ce que je peux vous dire des CJIP. Pour l'instant, nous n'en avons eu qu’une seule, celle qui concernait l'affaire de la banque HSBC, mais dans laquelle nous n'avons joué aucun rôle puisqu’elle ne s'inscrivait pas dans le domaine de la corruption. Selon des renseignements qui me sont parvenus ce matin même, deux CJIP seraient soumises demain au contrôle du président d'une juridiction. Nous espérons donc avoir des mesures qui vont « mettre la pompe en marche », si vous me permettez cette expression, ce qui est absolument nécessaire.

L’AFA n’équivaut pas au DoJ américain ou au Serious Fraud Office (SFO) britannique. Nous sommes une agence de prévention et nous ne ressemblerons au DOJ et au SFO que dans une action coordonnée, complémentaire et harmonieuse avec les parquets, c'est-à-dire lorsque nous arriverons à faire marcher de front la prévention et la répression. Pour qu'une entreprise soit tentée de solliciter ou d'accepter une mesure de transaction telle que la CJIP, il faut qu'elle redoute, au plus haut point, la comparution devant une juridiction correctionnelle. En d’autres termes, il faut qu'elle ait l'assurance que les peines négociées seront égales ou inférieures aux peines prononcées dans le cadre d'une procédure de poursuites classiques. Nous n'en sommes malheureusement pas là. Cela me paraît extrêmement important parce que nous ne voulons pas tromper qui que ce soit sur nos possibilités : nous ne pourrons être réellement efficaces dans la mise en œuvre de cette mesure que si nous avons une action pénale redoutée.

S’agissant de la loi dite « de blocage », j’ai assez peu d’expérience pour vous en parler car elle n’est pas appliquée tous les jours. Elle l’était auparavant sous l'empire du Service central de prévention de la corruption (SCPC). Depuis que nous existons, nous avons eu à traiter un cas unique, une fin de dossier concernant Alstom. Nous jouons un rôle réel et sérieux : nous nous réunissons avec la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) et avec le Commissaire à l’information stratégique et la sécurité économiques (CISSE), et nous examinons le dossier en cherchant à déterminer s’il recèle ou non des éléments qui mériteraient d'être retenus.

La difficulté est que nous intervenons tardivement, parfois un peu après la bataille. Il serait opportun que nous puissions exercer ce rôle de filtre lorsqu’une entreprise française fait l'objet de « poursuites » ou en tout cas d'une procédure dans laquelle un moniteur est désigné d’une manière que l’on nous dira conventionnelle. Quoi qu’il en soit, nous souhaiterions être informés systématiquement, de façon à pouvoir exercer ce rôle de filtre et de contrôle, ce qui, je vous l'avoue, n'est pas tout à fait le cas.

Comme nous avons conscience de nos moyens et de nos faiblesses, nous allons essayer de régler les choses – si tant est que nous soyons soutenus dans cette démarche par nos autorités – de la façon la plus diplomatique possible. Nous allons notamment tenter d'élaborer des protocoles ou des conventions avec nos homologues étrangers, notamment le DoJ et le SFO, parce qu'il n'y a rien de pire que de rester « hors du jeu ». Certains ont largement profité du fait que nous l’ayons été. À présent, nous entendons prendre notre place et nous imposer de manière intelligente dans ce mouvement, sans pour autant faire de l’obstruction.

La loi nous a confié un rôle qui paraît aller dans ce sens et qui n’est pas fondamentalement contesté a priori par les Anglais, les Américains ou la Banque mondiale. Nous allons de nouveau les rencontrer et proposer notre intervention selon des modalités qui, je ne vous le cache pas, ne sont pas encore totalement définies. En tout cas, nous souhaitons exercer un droit de regard ab initio parce que tout contact d'un moniteur avec une entreprise constitue, aux termes de la loi, un possible vecteur de transmission d’information.

Nous constatons que, jusqu’à présent, l'intervention des moniteurs en France ne passe ni par notre agence ni même par le canal de l'entraide pénale internationale, ce qui me surprend beaucoup, je dois l’avouer. Dans le cas d'une procédure pénale américaine, par exemple, le b.a.-ba est de passer par le canal de l'entraide, c'est-à-dire d'adresser au ministère de la justice une commission rogatoire internationale qui est alors communiquée à un juge d'instruction qui exerce son droit de regard.

À cet égard, je rappelle les dispositions de l'article 694-4 du code de procédure pénale qui semblent d'ailleurs assez conformes à celles de la convention européenne d'entraide d'avril 1959. Dans ce cas, elles prévoient que les informations susceptibles d'être communiquées le sont d'abord au procureur général, lequel peut, s'il l'estime nécessaire, saisir le garde des Sceaux. Il y a donc un filtrage. J'allais même dire que la boucle est bouclée parce que le garde des Sceaux pourrait nous saisir, dans la mesure où notre agence est rattachée directement à son autorité, avant de communiquer l’information. Notre avis serait facultatif, sans doute, mais nous pourrions au moins être saisis.

Je rappelle aussi l’existence d’un code pénal, au-delà de la loi « de blocage », car à certains moments il faut savoir rappeler les choses. L'article 411-5 du code pénal punit de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende le fait d'entretenir des intelligences avec une puissance étrangère, lorsqu'il est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. L'article 410-1 énumère les éléments qui constituent les intérêts fondamentaux de la Nation. On y trouve « son indépendance » mais aussi « des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique ». Nous ne sommes pas très loin, me semble-t-il, de notre sujet.

L'article 411-6 punit de quinze ans de détention criminelle et de 225 000 euros d'amende, le fait de livrer ou rendre accessible à une puissance étrangère tout renseignement ou documents de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. L'article 411‑8 punit de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d’amende, le fait d'exercer, pour le compte d'une puissance étrangère, une activité ayant pour but l’obtention ou la livraison de pareils renseignements ou documents. Ce qui signifie, me semble-t-il, que toute intervention sur notre territoire d'une autorité privée ou publique, qui ne serait passée ni par le canal administratif ni par le canal de l'entraide pénale internationale, est susceptible d’être punie ces peines.

Nous tenons à conserver les éléments de la loi « de blocage » qui nous donnent compétence. Les Américains arguent que la loi manque de sévérité ou que, n’étant pas réellement appliquée, elle ne peut donc pas leur être opposée comme un argument sérieux qui ferait obstacle à leur action. Ils ont sans doute raison. On pourrait envisager d'augmenter les pénalités attachées au non-respect de cette loi de blocage qui, je le rappelle, s'applique aussi bien à ceux qui demandent l’information qu'à ceux qui la donnent, aussi bien aux enquêtes existantes qu'aux enquêtes projetées.

Je ne suis pas certain que l’aggravation des peines changerait grand-chose car il faudrait qu’elles atteignent des niveaux si élevés que cela en deviendrait un peu ridicule. En revanche, il faudrait obliger les entreprises ou les autorités étrangères à nous informer de leur action, sous peine de se voir directement exposées aux infractions pénales que je viens de citer.

En réalité, les entreprises sont dans une situation extrêmement délicate pour venir nous révéler les choses : pire qu’une amende ou une sanction pénale, elles jouent leur capacité à exercer leur activité sur le territoire américain ou même une zone plus vaste. En s’opposant aux procédures proposées par certains pays, elles risquent de perdre leur licence d'exploitation. Dans ces conditions, je ne suis pas certain que même des peines d'emprisonnement ou d'amende très lourdes les inciteraient à venir nous expliquer qu'elles font l'objet – ou qu'elles vont faire l'objet – d'une procédure et qu’elles souhaiteraient que l’on intervienne pour les protéger.

Dans ces affaires, l'intervention de l’AGRASC ne serait pas forcément bien accueillie par les entreprises qui préfèrent régler leurs comptes discrètement et payer.

Les Américains savent d’ailleurs exactement ce qu’ils peuvent leur faire payer puisqu’ils les ont analysés, examinés et audités : ils savent précisément jusqu’où peut aller la sanction sans que cette vampirisation ne tue l’entreprise.

Je ne crois donc pas qu’il faille compter sur les entreprises pour faire fonctionner ce système. En revanche, je pense que nous pourrions très légitimement – car nous sommes encore maîtres chez nous – imposer aux autorités judiciaires étrangères, quelle que soit la forme des poursuites et des actions qu’elles mènent, de les signaler soit au procureur de la République compétent en passant par le canal de l’entraide, soit, par d’autres voies, à notre agence dont c’est la vocation en matière de corruption.

Par ailleurs, je ne suis pas sûr qu’il faille réunir tout le plein exercice de la loi de blocage entre les mêmes mains, même si, à une époque, il y a eu des tentations de la part du CISSE d’en récupérer la totalité. Pour ma part je n’ai pas de jalousie de prérogatives : nous sommes là pour servir la République. Je dis simplement que nous retirer nos prérogatives dans l’exécution de la loi de blocage annihilerait notre capacité à nous immiscer dans les interventions étrangères concernant les sociétés françaises.

Vous me demandiez, monsieur le président, si le système de veille et d’intelligence français tenait compte de la réalité des actions américaines et s’il existait un mécanisme de veille. J’avoue l’ignorer, car cela échappe à nos compétences, et c’est par les médias que nous apprenons que telle ou telle société fait l’objet d’un monitorat.

À ma connaissance il n’y en a pas ; ce que je peux dire c’est que nous avons commencé de façon très sérieuse à développer des relations avec un certain nombre de personnes, car nous considérons qu’il est de notre intérêt de cesser de marcher en ordre dispersé. Il est impératif que quelqu’un, nous ou un autre, dispose de cette information, et qu’elle soit traitée à l’unisson.

Nous avons donc commencé à mobiliser les services économiques des ambassades afin d’obtenir de l’information sur ce qui se passe à l’étranger et qui est susceptible de concerner nos entreprises, voire des entreprises étrangères, car les parquets français peuvent également agir dans l’extraterritorialité.

Nous tâchons aussi de mobiliser tous les services susceptibles de nous fournir du renseignement, de façon à ne pas « arriver après la bataille » et pouvoir intervenir en temps utile, comme certains pays l’ont déjà fait avec les Anglais et les Américains.

M. le président Olivier Marleix. Merci, monsieur le directeur, votre réponse sur la loi dite « de blocage » a été très éclairante. Vous avez aussi répondu très précisément à la question de la veille donc sur la lecture globale dont des autorités disposaient ou non sur l’ensemble des procédures ouvertes à l’encontre d’entreprises françaises.

Deux procédures sont ouvertes dans l’affaire d’Airbus, une par le Parquet national financier, l’autre par le Serious Fraud Office britannique. Une sorte de pré-monitoring a été mis en place à la demande des Britanniques, semble-t-il : disposez-vous d’un droit de regard sur leurs agissements dans ce dossier ?

M. Charles Duchaine. La situation est quelque peu complexe. En premier lieu, nous nous sommes interrogés sur ce que nous devions faire par rapport à une entreprise poursuivie. Fallait-il accomplir nos missions ou devions-nous, au motif des poursuites engagées, nous en abstenir ?

Nous avons considéré, et l’avenir dira si nous avons eu raison, que ce serait une faute de notre part que de ne pas intervenir au chevet d’une entreprise poursuivie, car cela reviendrait à la priver de la possibilité de démontrer par une analyse franco-française les efforts qu’elle aurait pu avoir fournis entre le moment de la commission des faits reprochés et celui de son jugement. De fait, tous les États s’accordent à considérer comme une forme de circonstance atténuante le fait de démontrer que l’on a progressé dans le domaine de la conformité anticorruption entre la perpétuation des faits et le verdict.

Il est toutefois difficile pour une jeune agence comme la nôtre, qui n’est pas encore complètement installée dans le paysage institutionnel, de venir mettre notre nez dans un dossier particulièrement sensible, et risquer de produire plus de casse que de bonnes choses ! Cela d’autant plus qu’existent déjà deux autorités française et anglaise.

Nous sommes par ailleurs suspects si nous demandons des informations, car nos interlocuteurs s’interrogent alors sur nos motivations. Je ne crois cependant pas que cette situation pourra perdurer, car une véritable action concertée doit émerger, elle devra être française certes, mais coordonnée avec les autorités étrangères.

Il serait important pour nous de prendre connaissance du contenu de ce dossier, tout en restant à notre place. Nous devons effectivement savoir qui a déclenché quoi, qui a fait quoi et qui s’occupe de quoi ; ce n’est pas le cas aujourd’hui.

M. le président Olivier Marleix. J’ai lu que le législateur avait manqué sa cible dans sa tentative de vous conférer une compétence extraterritoriale, et que vous souhaiteriez que cela soit corrigé.

M. Charles Duchaine. Vous me mettez en difficulté, monsieur le président ! Vous connaissez mon statut, l’AFA n’est pas une autorité administrative indépendante, même si je suis assez indépendant moi-même. Je dispose d’une indépendance totale dans le contrôle, pas dans les autres domaines. J’ai effectivement émis le souhait de voir l’Agence disposer d’une compétence extraterritoriale, mais il faut que ce souhait soit partagé par mes autorités.

M. le président Olivier Marleix. À l’occasion de l’installation de l’AFA dans ses nouveaux locaux, le 19 décembre dernier, vous avez dit que l’article 17 de la loi Sapin 2 vous avait enfermés sur le territoire national alors même le législateur avait prétendu ouvrir une fenêtre extraterritoriale.

M. Charles Duchaine. C’est pour cela que j’ai commencé mon propos en vous disant que je ne voulais pas vous tromper sur ce que nous étions réellement. Nous ne sommes pas le bras armé de la lutte contre la corruption ; nous sommes dans la prévention, ce qui est fondamental, car elle revient à déléguer aux acteurs le fait de se contrôler eux-mêmes. C’est une excellente chose, car, dans un certain nombre de cas, la prévention évite la répression.

Je ne considère pas du tout que nous soyons inutiles, mais que nous aurions pu aller plus loin. Aujourd’hui, je déplore un peu moins certaines choses qu’au départ, il faut évaluer ce que le texte en l’état nous permet de faire, avant peut-être d’en demander la modification. C’est probablement ce que pensent certains.

Vous faites allusion à l’article 17 qui prévoit que l’AFA a la capacité de contrôler les entités employant au moins 500 salariés et réalisant plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires. Le texte ajoute que ce contrôle peut s’exercer sur de plus petites entités, mais qui appartiendraient à des groupes qui, de façon consolidée, atteindraient ces deux critères légaux.

Les choses se gâtent quelque peu lorsque le texte ajoute – à mon sens sans intention véritable – que ce contrôle peut s’exercer à la condition que le siège de la société mère soit situé en France. Du coup, cela met à l’abri les groupes étrangers détenteurs de filiales sur le territoire national ; et je ne suis pas sûr que cela soit une très bonne chose, car l’idée de la loi n’est pas de se lâcher des bombes sur les pieds, mais de parvenir à les lancer sur les autres.

M. le président Olivier Marleix. Je ne connais pas la loi par cœur, il me semblait cependant que nous avions essayé de rendre possible le contrôle des entreprises ayant une activité en France. Ce qui avait été proposé par un amendement présenté par M. Pierre Lellouche et Mme Karine Berger…

M. Charles Duchaine.  Comme me le souffle Gérald Bégranger, cela portait sur les aspects pénaux de la loi, je vous parle de ce qui regarde la prévention.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Par comparaison avec ce qui se pratique chez nos partenaires commerciaux et dans les autres blocs économiques du monde, avez-vous présents à l’esprit des outils qui fonctionnent le mieux dans la lutte contre la corruption ?

Avez-vous le sentiment que nous sommes au top des dispositifs en France, ou pensez-vous que nous pourrions adopter quelques bonnes pratiques en cours chez nos partenaires ?

M. Charles Duchaine. Notre système est un peu singulier, car il est axé sur la prévention de la corruption, ce qui n’existe pas partout. Dans beaucoup de pays, la prévention ne constitue pas une obligation, comme en Italie, pays dans lequel en revanche, à la faveur de poursuites pénales, les précautions prises par la personne morale en matière de prévention peuvent être examinées. Si un manque de précautions préalables est constaté, des sanctions civiles ou administratives peuvent être prononcées.

Il est difficile de comparer notre système à un autre. Il me semble qu’au plan institutionnel, nous disposons à peu près des outils susceptibles de fonctionner. Encore faut-il, lorsque l’on possède une belle voiture, avoir de l’essence à mettre dedans ! Je ne souhaite pas défendre les autres malgré eux, mais nous avons un Parquet national financier qui comprend quinze ou dix-sept magistrats. Il s’appuie sur un office de police débordé par les événements, malgré ses compétences et sa bonne volonté que je ne remets pas en cause.

À mon sens, cela est insuffisant, nous sommes nous-mêmes cinquante-cinq, et j’espère pouvoir atteindre soixante-cinq équivalents temps plein (ETP) d’ici la fin de l’année. Pour l’instant, je ne réclame rien. J’estime que c’est à nous de faire la démonstration de notre utilité et de notre efficacité avant de demander des moyens. Mais il y a longtemps que la justice n’a plus les moyens de traiter ce type d’affaires. Des pays comme l’Angleterre ou les États-Unis affectent beaucoup plus de moyens à ces missions.

M. Denis Sommer. Vous avez évoqué les possibilités de transactions ou de conventions transactionnelles, et précisé qu’en cas d’acceptation de la part du présumé fautif qui reconnaît les faits, il fallait que celui-ci soit persuadé que la peine encourue dans l’absence de transaction serait aggravée du fait de ce refus.

Ce qui me surprend, c’est que, le cas échéant, c’est l’entreprise qui acquitte le montant des pénalités prononcées, alors qu’elle est une personne morale, qui n’existe que par l’intervention des hommes qui y travaillent et qui la dirigent. Dès lors, ne faudrait-il pas faire évoluer la loi pour ce qui a trait à la responsabilité individuelle des dirigeants dans ce type d’affaires ?

M. Charles Duchaine. La loi est parfaite, mais elle est peu ou pas appliquée. La responsabilité pénale des personnes morales, qui résulte très directement des agissements de l’organe ou du représentant peut être engagée. Mais cela n’exclut en rien la responsabilité du dirigeant en tant que personne physique, et la convention judiciaire d’intérêt public est strictement réservée à la sanction du comportement des personnes morales. Toutefois, la conclusion d’une telle convention n’exclut en rien la faculté dont dispose le parquet de poursuivre individuellement, devant le tribunal correctionnel suivant les voies ordinaires, les organes, dirigeants et préposés de l’entreprise qui, à un titre ou à un autre, auraient participé à la commission de l’infraction.

Cela est sans doute plus facile à dire qu’à faire, car, dès lors que l’on entre dans une négociation portant sur la responsabilité de la personne morale, cela conduit à englober dans la discussion des considérations relatives à l’opportunité de poursuivre des personnes physiques, surtout s’il s’agit des mêmes dirigeants. Si une cession est intervenue entre-temps et que les dirigeants ont changé, les choses sont simples, en revanche, si les intéressés sont demeurés les mêmes, la négociation doit être plus globale.

Les sanctions encourues par les personnes physiques sont très lourdes. Si les peines de confiscation encourues par les personnes physiques et morales comparaissant devant les juridictions correctionnelles étaient prononcées de manière implacable et systématique, les entreprises accepteraient immédiatement la transaction.

M. le président Olivier Marleix. La France s’est engagée dans le grand sujet que constitue la lutte contre la corruption à l’échelon international, notamment à travers la convention de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). On constate toutefois que les Américains ont une pratique assez variable de la compétence territoriale et du principe non bis in idem, qu’ils reconnaissent plutôt en faveur des Britanniques et du Serious Fraud Office lorsqu’il ouvre des investigations. Cependant, pour la première fois, dans l’affaire d’Airbus, il semble que l’intervention des Britanniques n’a pas donné toute satisfaction, et que le DoJ a lui-même ouvert une enquête.

Comment votre institution et les démarches entreprises au titre de la loi Sapin 2 par les autorités françaises sont-elles perçues par nos partenaires étrangers ? Pensez-vous que nous parviendrons un jour à bénéficier d’une reconnaissance suffisante pour que les Américains nous laissent appliquer nos procédures ?

Avez-vous eu l’occasion d’échanger avec les autorités américaines à ce sujet ?

M. Charles Duchaine. Nous avons rencontré les Américains et leur avons fait part de notre intention d’entrer dans ce jeu, et de ne pas regarder passivement, les bras ballants, ce qui se passe. Nous leur avons également fait part de notre intention d’intervenir selon des modalités restant à définir dans la mise en œuvre des monitorings sur notre territoire. À ce sujet, nous avons eu des échanges beaucoup plus fournis avec la Banque mondiale.

Pour l’instant, ce serait mentir que d’affirmer que nous avons trouvé des accords ; à cette heure aucune position officielle ne nous a été communiquée. Dans très peu de temps, nous recevrons un représentant du DoJ ainsi qu’un représentant du Serious Fraud Office. Naturellement, nous allons poser ces questions.

Notre devoir, en tant qu’Agence française anticorruption – et c’est notre rôle auquel nous ne pouvons que nous conformer –, est de ne donner à personne le sentiment que nous voudrions protéger les fauteurs de corruption. Il est donc très important de ne pas perdre de vue notre mission, et de réaffirmer très solennellement que nous ne sommes pas là pour protéger les corrupteurs ou les corrompus.

Cependant, et je m’appuie sur mon expérience passée, il est impossible de ne pas constater que les dossiers ne sont pas traités de la même façon selon qu’ils sont impécunieux, comme diraient les avocats, ou sont susceptibles de rapporter de l’argent. Nous devons impérativement nous imposer dans le traitement de ces dossiers et, surtout, imposer le respect des règles élémentaires que tous les pays observent.

Ainsi, le principe non bis in idem que vous évoquiez est habituellement appliqué, y compris de manière instinctive par les tribus primitives : on ne punit pas deux fois pour la même chose. Nous considérons donc qu’il n’y a aucune raison de ne pas reconnaître les décisions qui seraient rendues par la France. Cela suppose que de notre côté nous fassions preuve d’une certaine lucidité ; et nous ne pouvons pas considérer que le principe est satisfait si nous condamnons à moitié, si nous ne condamnons pas ou faisons preuve de complaisance, etc.

C’est pourquoi nous disons aux entreprises que nous sommes à leur écoute, que nous tâchons de les aider, de les immuniser contre des poursuites à l’extérieur, en leur forçant quelque peu la main pour qu’elles adoptent des plans de conformité qui leur permettent de développer leurs activités à l’étranger sans prendre le risque de se faire épingler par la justice. Mais nous leur disons aussi que si elles se font attraper, nous ferons preuve de compréhension si des efforts ont été faits – comme le font tous les pays étrangers –, sans pour autant faire preuve de complaisance, car sinon elles s’exposent à être jugées ailleurs pour la même chose.

Lorsque je m’en occupais, j’ai découvert que certains pays étaient beaucoup plus engagés dans la lutte contre la criminalité lorsqu’il y avait des saisies et des confiscations à réaliser que lorsqu’il n’y en avait pas. Pour résumer mon propos de façon quelque peu humoristique, je dirais que la justice française est restée dans la notion de bien et de mal, alors que certaines justices étrangères sont passées à la notion de crédit et de débit.

En un mot, il est des justices qui n’engagent des actions qu’après avoir réalisé une sorte d’étude d’impact estimant le rapport coût/avantage ; ce qui au fond est parfaitement intelligent. Cela ne concerne évidemment pas les atteintes aux personnes, mais dans les affaires purement économiques, le traitement pénal est purement économique : qu’est-ce que cela va coûter, qu’est-ce que cela va rapporter, y aura-t-il un résultat à la fin ? Et, le cas échéant, ce résultat peut-il être partagé avec d’autres ?

C’est aussi simple que cela, en France nous demeurons – ce dont je me réjouis, car c’est à l’honneur de notre démocratie – dans la notion de bien et de mal, peut-être pourrions-nous parfois introduire celle de crédit/débit : nous serions alors mieux compris et plus crédibles.

M. le président Olivier Marleix. Merci, monsieur le directeur.

 

La séance est levée à seize heures cinq.

 


30.    Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Lecourtier, directeur général de Business France, accompagné de M. Antoine Gambard, directeur adjoint des investissements de Business France

(Séance du mercredi 14 mars 2018)

La séance est ouverte à seize heures vingt-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Chers collègues, nous recevons aujourd’hui Christophe Lecourtier, directeur général de Business-France depuis le mois de septembre dernier, accompagné de MM. Antoine Gambard, directeur adjoint des investissements, et François Raffray, directeur des relations institutionnelles.

Votre expérience administrative dans le domaine des relations commerciales internationales, monsieur le directeur général, est riche. Vous avez commencé votre carrière au sein de la direction des Relations économiques extérieures (DREE), avant qu’elle ne soit absorbée par la direction du Trésor. Vous avez également travaillé dans plusieurs cabinets ministériels : au ministère de l’agriculture et au cabinet de Mme Christine Lagarde, alors ministre de l’économie et des finances. Vous avez également été directeur général d’Ubifrance, agence chargée de soutenir nos entreprises exportatrices, ambassadeur en Australie et, plus brièvement, en Serbie. Évidemment, votre témoignage nous éclairera sur l’attractivité de la France. Nous ne reviendrons pas en détail sur la situation de notre commerce extérieur, dont le déficit bat chaque année des records, notamment pour ce qui concerne les industries manufacturières !

Nous souhaitons évidemment savoir quel regard vous portez sur l’attractivité de notre pays. Partagez-vous l’analyse plutôt positive de certains observateurs selon lesquels elle se redresse depuis 2016 ? Je songe notamment au Baromètre annuel sur l’attractivité de la France et au classement établis par EY, anciennement Ernst & Young. Comme vous-même, à Busines France, dressez un état des lieux, j’aimerais connaître vos conclusions sur l’année 2017. Quels progrès ont été réalisés ? Quels secteurs vous paraissent les plus prometteurs ? Quels atouts faut-il mettre en valeur pour promouvoir l’attractivité de notre pays ? Quels sont les handicaps les plus persistants ?

Par ailleurs, je suis toujours gêné lorsqu’on évoque le montant global des investissements étrangers en France, car il y a « un peu à boire et à manger » Quand Disney décide d’investir 2 milliards d’euros, c’est évidemment de la création nette d’activité. En revanche, le rachat pour 12,5 milliards d’euros de la branche « Énergie » d’Alstom ne me paraît pas positif, j’y vois plutôt une opération de croissance externe visant à réduire un adversaire ou à éliminer un concurrent. Une distinction est-elle faite, sur le plan statistique, entre ces différents types d’investissement ?

Votre point de vue sur le contrôle des investissements étrangers nous intéresse également beaucoup. Le débat n’est pas purement franco-français. Le Président de la République lui-même a souhaité que l’Europe se dote de règles en la matière ; un projet de règlement européen est en cours d’élaboration et la question est largement débattue aux États-Unis ; de leur côté, les Allemands ont renforcé leur dispositif. Il s’agit de parvenir à un équilibre entre l’attractivité d’un pays et le contrôle des investissements dans les secteurs qu’il peut légitimement considérer comme les plus stratégiques, la notion de secteur stratégique elle-même méritant peut-être d’être précisée ?

Avant de vous laisser la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de bien vouloir prêter serment.

(M. Christophe Lecourtier et M. Antoine Gabard prêtent serment.)

M. Christophe Lecourtier, directeur général de Business France. Créée au début de l’année 2015, l’agence Business France est l’héritière de deux organisations : Ubifrance, chargée d’apporter son soutien aux exportateurs et l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII), dont le rôle était d’attirer les investisseurs étrangers en France et de les accompagner dans les meilleures conditions. C’est au titre de cette seconde mission que je m’exprime devant vous cet après-midi,

Elle se décline en quatre actions principales. La première est d’informer investisseurs et talents internationaux des atouts structurels de la France et de la dynamique des réformes, dont l’incidence est déterminante – et positive – depuis quelques mois ; la deuxième consiste à prospecter et à convaincre des investisseurs potentiels grâce à des équipes présentes aux quatre coins du monde ; la troisième, à suivre les communautés d’affaires d’investisseurs internationaux présentes en France pour voir dans quelle mesure leurs projets sur notre sol se déroulent bien, et favoriser réinvestissements et développement de leurs implantations. La quatrième, à mon avis très importante, consiste à conseiller le Gouvernement en lui faisant remonter les principales difficultés d’ordre générique que rencontrent les investisseurs dans le développement de leur projet en France.

L’agence Business France n’est évidemment en rien impliquée dans les grandes opérations de fusion et acquisition que vous avez évoquées, monsieur le président, ou qui ont même pu défrayer la chronique, qu’il s’agisse du rachat de la branche « Énergie » d’Alstom par General Electric, de Nokia rachetant Alcatel, ou encore de la fusion entre Lafarge et Holcim. Ces dossiers sont gérés à un niveau beaucoup plus politique, au sein des cabinets ministériels et de manière interministérielle. Nous menons pour notre part un véritable travail de fond, beaucoup moins ponctuel et beaucoup plus structurel, pour faire en sorte que la France conserve et même accroisse sa part relative dans les flux d’investissement à destination de l’Europe – c’est bien l’enjeu des prochaines années. En stock, ces flux représentent, on ne le sait pas toujours, une part très importante de l’économie française. Nous comptons 28 000 entreprises à capitaux étrangers – je parle bien d’entreprises, pas d’établissements –, qui emploient à peu près 1,8 million de salariés. Représentant plus de 30 % des exportations françaises et plus de 21 % des dépenses de recherche et développement (R&D), elles sont particulièrement présentes dans l’industrie manufacturière. Le rôle des investisseurs étrangers est donc déterminant dans le combat pour l’industrie, devenu enjeu national.

La période 2014-2017, à tort ou à raison, n’est pas toujours considérée comme la plus faste en termes d’image ou d’attractivité de notre pays.

À l’époque, j’étais moi-même ambassadeur, et nous devions assez souvent lutter contre ce qu’on appelait le french bashing, autrement dit la critique un peu facile et assez récurrente de notre pays. Nous n’en avons pas moins réussi, au cours de cette période, à attirer sur notre territoire plus de 4 400 projets d’investissement, qui ont représenté environ 124 000 créations nettes d’emploi. Environ 47 % de ces projets, pratiquement la moitié, ont été directement décelés et accompagnés par Business France. Nous considérons évidemment les créations d’emploi qui peuvent résulter des investissements, et nous nous concentrons sur les projets ayant un intérêt du point de vue de l’emploi plutôt que sur les investissements proprement financiers, voire spéculatifs.

Au cours de cette période 2014-2017, même si cela peut paraître contre-intuitif, la France a été le premier pays d’accueil des investissements industriels étrangers en Europe. De ce point de vue, notre pays l’emporte de loin sur le Royaume-Uni et même l’Allemagne : 21 % des investissements industriels étrangers en Europe se sont faits en France, seulement 12 % au Royaume-Uni et 8 % en Allemagne. Il est vrai que les Allemands ont d’autres atouts pour financer leur développement industriel que l’apport de capitaux étrangers
– Nicolas Dufourcq vous l’a très bien expliqué lors de son audition.

Cette tendance, tout de même assez positive en une période où l’image de la France l’était plutôt moins, se confirme. La France conserve son leadership – les résultats de l’année 2017, que nous pourrons donner dans quelques jours, le montrent. L’écart avec le Royaume-Uni et l’Allemagne se creuse même. C’est la France qui, aujourd’hui, attire le plus grand nombre de projets industriels.

Les investissements dans ce qu’on appelle dans les activités de production consistent pour les deux tiers en l’extension d’activité de sites existants, ce qui est plutôt un bon signe : ce faisant, l’investisseur confirme sa présence en France et accroît ses capacités de production. Les projets greenfield, c’est-à-dire les nouvelles implantations, représentent 12 % des projets. Dans 13 % des cas, nous sommes parvenus à obtenir des investisseurs étrangers qu’ils reprennent des sites en difficulté. Le reliquat est constitué de rachats-extensions et reprises-extensions.

Dans le classement des pays d’origine de ces investissements, les Allemands arrivent en premier : 18 % des investissements de production sont le fait d’entreprises allemandes, 16 % celui d’entreprises des États-Unis. Suivent les entreprises italiennes, belges et britanniques. Mais si l’on raisonne en termes d’emplois induits, les premiers sont les États-Unis : 25 % des emplois créés sont effectivement le fait d’entreprises d’origine américaine.

Les investissements dans les activités de production se concentrent pour les deux tiers dans six secteurs : l’industrie agroalimentaire ; la construction automobile et les équipementiers ; la chimie et la plasturgie ; le travail des métaux ; les machines et équipements mécaniques ; le verre et la céramique.

Le fait n’est pas toujours connu, mais c’est la région Grand-Est qui attire le plus de ces investissements ; son caractère frontalier n’y est pas étranger. Avec 17 %, elle se taille la part du lion. Elle est suivie de l’Occitanie, qui attire 15 % des investissements, et des régions Hauts-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes, qui en attirent chacune 13 %. En revanche, les Hauts-de-France arrivent en tête en termes d’emplois liés strictement aux activités de production.

Nous avons traversé une période au cours de laquelle il pouvait être difficile d’expliquer à des étrangers que la France était l’endroit où il fallait aller. En tant qu’ambassadeur, je m’y suis employé ; j’ai rencontré des succès, mais aussi essuyé des échecs.

Selon les études qualitatives que nous faisons auprès des investisseurs étrangers, ils choisissent la France pour quatre raisons principales. La première, cruciale dans le monde actuel, est la qualité de notre écosystème en matière de d’innovation et de recherche et développement. Si la France est au sixième rang mondial pour les dépenses de R&D, chacun, en particulier l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), reconnaît que le crédit impôt recherche (CIR) a fait de notre pays celui où le traitement fiscal de ces investissements est le plus avantageux. C’est vraiment l’innovation qui est citée comme notre avantage comparatif numéro un, notamment selon le Baromètre d’EY que vous-même avez cité, monsieur le président.

Le deuxième atout structurel qui nous est reconnu est la qualité de notre main-d’œuvre – je dirai même : son rapport « qualité/prix ». Nous avons souvent tendance à nous battre la coulpe, mais, depuis quelques années, le coût horaire de la main-d’œuvre française dans l’industrie manufacturière est redevenu inférieur à celui de la main-d’œuvre allemande. C’est récent, mais cela pèse dans les décisions d’investissement. Au critère de qualité de la main-d’œuvre s’ajoute celui de sa quantité : une entreprise qui veut se développer en Allemagne éprouve de grandes difficultés à trouver les ressources humaines nécessaires, en techniciens ou en ingénieurs. Bien sûr, il y a aussi des goulets d’étranglement ou des difficultés en France, mais notre situation est de ce point de vue bien meilleure que celle de l’Allemagne.

Notre troisième atout, bien connu, c’est la très grande qualité de nos infrastructures. Cela vaut pour les infrastructures physiques – les aéroports, les routes, le réseau ferroviaire – mais aussi, par exemple, pour l’électricité : le fait que son prix soit l’un des plus bas en Europe fait souvent la différence.

Enfin, notre quatrième atout tient à la taille du marché domestique et, surtout, à notre dynamique démographique qui nous singularise.

Au cours de la période la plus récente, ces quatre atouts ont composé, avec la dynamique des réformes engagées par le Gouvernement un cocktail extrêmement efficace. Il est évident que les entreprises étrangères considèrent à la fois atouts structurels et dynamiques des réformes. Le ministre de l’économie aura l’occasion, dans quelques jours, de présenter le bilan de l’année 2017 ; une accélération très significative est intervenue à la fin de l’année dernière, que l’on considère le nombre de projets ou les créations d’emploi liées aux investissements étrangers dans notre pays.

Compte tenu de l’action du Président de la République et du Gouvernement, et sans doute aussi en raison d’une dégradation excessive au cours des dernières années, l’image de la France s’est singulièrement améliorée. Selon des sondages de Kantar TNS et de l’IFOP, 60 % des chefs d’entreprise ont le sentiment que la France est devenue plus attractive depuis mai 2017 : la progression est même de 24 points par rapport à la même période de l’année précédente ; autant dire qu’elle s’est fortement améliorée. Business France devra, au cours des prochains mois, exploiter au mieux cette perception favorable pour mobiliser de nouveaux projets d’investissement.

Pour le compte de l’Élysée et du Gouvernement, nous avons organisé le Sommet de Versailles à la fin du mois de janvier dernier. L’objectif était initialement d’accueillir un peu moins d’une centaine de grands patrons internationaux, pour la plupart en route pour Davos, mais, à quelques jours de l’événement, ils étaient déjà plus de 140 à annoncer leur présence ; la réponse de la communauté d’affaires internationale a donc été particulièrement forte. Nous avons dû nous organiser en conséquence.

Il nous appartiendra de faire en sorte, au cours des prochains mois, que la réalité législative et administrative au quotidien ne soit pas trop en décalage par rapport à cette perception favorable de notre pays. Dans cet esprit, j’ai proposé il y a quelques semaines au Gouvernement un projet de réforme qui porte tant sur notre action en faveur de l’export que sur cette politique d’attractivité. Nous avons aujourd’hui une ardente obligation, au sein des services de l’État mais aussi en liaison étroite avec les collectivités, en particulier les régions auxquelles la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite « NOTRe », a donné compétence en matière d’attractivité, de ne pas laisser se creuser un écart trop grand entre cette image excellente et une réalité qui évolue forcément moins vite. Toutes sortes d’actions seront mises en œuvre, notamment par le Gouvernement, pour résoudre certains points noirs qu’expriment bien certains classements internationaux et rapports comme ceux de la Banque mondiale, « Doing Business », ou du World Economic Forum de Davos. D’autres enjeux, nombreux, tiennent tout simplement à l’organisation administrative française et à notre capacité à mettre en cohérence le message adressé du plus haut niveau de l’État et du Gouvernement aux investisseurs étrangers, et qui aujourd’hui fait mouche, et la réalité de l’action des services de l’État, nombreux dans les territoires, qui chacun détiennent un levier, plus ou moins efficacement utilisé. Il s’agit de faire en sorte que les projets d’investissements étrangers aboutissent.

M. le président Olivier Marleix. Revenons sur la définition même de l’investissement direct étranger (IDE). Vous avez indiqué, monsieur le directeur général, que Business France ne s’occupait pas de fusions-acquisitions, mais celles-ci entrent pourtant dans le champ des IDE qui incluent bien la création d’une activité en France, le développement d’une activité en France et la prise de contrôle d’une entité économique française. Du coup, les IDE peuvent être vus plus ou moins favorablement selon les situations. Certes, une fusion-acquisition peut être considérée avec optimisme mais c’est une réalité un peu différente. Disposez-vous d’outils statistiques pour appréhender ces réalités différentes ?

M. Christophe Lecourtier, directeur général de Business France. La Banque de France recense les entrées de capitaux. Pour sa part, Business France se consacre au traitement microéconomique de projets identifiés, pour la plupart des projets greenfield, c’est-à-dire des créations d’activité, et, de manière encore trop subsidiaire – nous y réfléchissons –, des projets de rachat. Évidemment, en cas de rachat, se posent les questions « Par qui ? » et « Pour quoi ? »

Entre autres objectifs assignés par l’État figure celui d’atteindre un pourcentage significatif de projets aboutissant à une création de centres de R&D, de projets intéressants en termes de créations nettes d’emplois, et de projets conduisant à l’installation en Europe d’un quartier général de l’entreprise concernée. Demain, à notre conseil d’administration, nous rendrons d’ailleurs compte à nos tutelles de notre activité des trois dernières années. Nous considérons donc les investissements par le prisme des entreprises non celui des flux financiers.

M. Olivier Marleix. C’est donc plutôt la Banque de France qui pourra distinguer les flux en fonction de la logique dont ils procèdent.

M. Antoine Gambard, directeur adjoint des investissements de Business France. Il est effectivement très difficile de faire la distinction, et, comme l’a indiqué M. le directeur général, nous nous concentrons vraiment sur les projets créateurs d’emplois, dans une logique microéconomique. Évidemment, nous avons interrogé les spécialistes, car nous souhaitions nous aussi pouvoir faire le distinguo, mais c’est très compliqué : il suffit de quelques très grosses acquisitions pour qu’un pays soit considéré comme l’un des plus gros investisseurs étrangers – par exemple, en 2016, la Finlande était l’un des plus gros investisseurs étrangers en France, et vous vous doutez pourquoi.

M. le président Olivier Marleix. Nous éprouvons certaines difficultés à anticiper l’avenir d’un certain nombre d’entreprises. Il peut s’agit d’entreprises de taille intermédiaire, des ETI, mais aussi de grands groupes industriels, notamment de grandes entreprises dont l’actionnariat n’est pas toujours sous contrôle. Aujourd’hui, les administrations de l’État sont déjà toutes bien occupées et peu d’effectifs sont disponibles pour s’occuper de ce travail d’anticipation ou de veille. Cette mission pourrait-elle, à votre sens, relever de Business France ?

M. Christophe Lecourtier, directeur général de Business France. La question est assez fondamentale en effet pour la définition d’une nouvelle étape de notre stratégie. Tout ce que j’ai indiqué restera d’actualité : nous allons évidemment profiter de la meilleure fortune et de la perception significativement améliorée de la France pour chercher davantage de nouveaux projets créateurs d’emplois et d’activités de R&D. Cependant, l’économie est une réalité vivante, faite de création et de destruction permanentes, et, nonobstant tout ce que fait, et très bien, Bpifrance, que Nicolas Dufourcq vous a exposé, nous n’avons pas encore de dispositif de capital-risque à la mesure des enjeux à la fois de protection de notre patrimoine industriel et économique et de développement des nouvelles activités. Pour de très nombreuses raisons, nous souffrons d’un handicap comparatif par rapport à un certain nombre de pays, à commencer par les pays anglo-saxons.

Il n’est donc pas illégitime de penser qu’une agence comme la nôtre devrait aussi pouvoir investir ce domaine. C’est finalement notre rôle : qu’il s’agisse d’export ou de soutien aux investisseurs, nous faisons de l’intermédiation. Nous sommes un marieur, qui met en relation des acteurs économiques qui ont des choses à faire ensemble. C’est ce que nous faisons toute la journée, mais il faut le faire à bon escient. Il ne serait donc pas illégitime, au-delà de la promotion de la France, de faire celle d’entreprises qui souhaiterait ouvrir leur capital. Nous pourrions même jouer un rôle en matière de cessions d’entreprise à des investisseurs étrangers. Ce serait là une orientation assez normale. N’oublions pas le changement de génération, j’ai d’ailleurs connu dans ma propre famille une situation de ce type : un certain nombre de dirigeants, enfants du baby-boom et arrivés à l’heure du papy-boom, sans héritiers ou dont les enfants ne souhaitent pas reprendre l’entreprise, peuvent souhaiter céder celle-ci dans les meilleures conditions possibles. Toute la difficulté est de le faire sans naïveté et avec suffisamment de discernement pour que cela ne se traduise pas par une perte de substance du tissu industriel français. Nous avons ainsi participé à la réflexion sur la révision du décret sur les investissements étrangers (IEF). Le but est de mettre en place toutes les garanties déontologiques et méthodologiques qui éviteront de mettre en relation la bonne entreprise avec le mauvais investisseur. C’est là un autre domaine dans lequel il y a matière à une amélioration significative de l’organisation générale des services de l’État ; s’il est nécessaire de mieux articuler tout ce qui accompagne la vie d’un projet nouveau, je pense qu’il y a aussi beaucoup à faire pour éviter de jeter le petit Chaperon rouge dans la gueule du loup ! Nous entretenons à cet égard des relations beaucoup plus étroites qu’auparavant avec les services plus « défensifs » de l’État, notamment à Bercy, qui devront élever leur niveau de garde et de vigilance, en tout cas leur capacité, dans chaque secteur et chaque catégorie d’investisseurs, à séparer le bon grain de l’ivraie.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Notre commission d’enquête s’est rendue la semaine dernière aux États-Unis. À Washington, nous avons étudié certains aspects réglementaires, à San Francisco, nous avons rencontré des investisseurs français présents aux États-Unis et aussi des investisseurs américains qui souhaitent venir en France.

Ma première question porte sur l’attractivité de la France. Vous l’avez dit : les choses changent un peu depuis quelques mois. Les investisseurs étrangers nous disent que la France renvoie une image d’attractivité pour les investisseurs étrangers, notamment avec des initiatives comme le Sommet « Choose France », qui visent à montrer que notre pays accueille les investisseurs étrangers et que nous en avons besoin. Votre travail pour booster l’attractivité de notre pays le montre bien : il y a là un réel enjeu. Cependant, les questions que nous nous posons, dans cette commission d’enquête ou dans d’autres cercles, ne risquent-elles pas de faire germer quelque doute dans l’esprit des investisseurs que vous rencontrez ? Ne peuvent-ils trouver un peu contradictoires ces signaux ? Notre souci de protéger le petit Chaperon rouge, de façon parfois un peu trop protectionniste, nos processus français, nos questions françaises, notre administration française tout cela ne risque-t-il pas d’effrayer les investisseurs étrangers, au risque de mettre un coup d’arrêt à notre stratégie d’attractivité ?

Ma deuxième question porte sur la différence entre les investisseurs français et les investisseurs étrangers. On nous a souvent dit, lors de notre déplacement aux États-Unis, que dans certains secteurs comme la « tech », l’intelligence artificielle ou le numérique, les investisseurs français pouvaient se montrer un peu frileux, alors que les investisseurs américains ou ceux d’autres pays étaient prêts à aligner des tickets beaucoup plus importants. Quelqu’un nous a même dit que la France était en train, non pas de créer des unicorns, c’est-à-dire des licornes, mais des « ponycorns », autrement dit d’en rester à de petites « success-stories ». Avez-vous le même sentiment ? Cela signifie-t-il que nous ayons davantage encore besoin de l’étranger ?

Ma troisième question porte sur les éléments différenciants.

Vous avez pour objectif de contribuer à l’attractivité de la France, et d’attirer des investisseurs étrangers. Lors de notre déplacement, nous avons beaucoup entendu parler de la concurrence que se font les pays pour y parvenir. À San Francisco, par exemple, qui affiche 4 %, 4,5 % de chômage, de nombreuses entreprises souhaitent s’agrandir et ont, de ce fait, un vrai besoin d’ingénieurs.

Nous disons qu’il faut investir en France, parce que nos ingénieurs sont bons et coûtent moins cher qu’aux États-Unis – 200 000 dollars pour un ingénieur, surtout dans la Silicon Valley, et parce que nous avons d’excellentes infrastructures, des trains et des aéroports. Ce discours porte. Mais des investisseurs français ont remarqué que certains pays, comme l’Ukraine, l’Inde ou d’autres encore, pouvaient maintenant tenir le même langage.

Avec votre expérience, pensez-vous que nous ayons du mal à nous différencier des autres pays ? Quels leviers n’aurions-nous pas encore utilisés, dans ce contexte de concurrence mondialisée, pour attirer les investisseurs étrangers ?

M. Christophe Lecourtier. Il est évident que dans une sorte de course à l’échalote, chaque pays essaie de copier les autres. C’est ainsi que le crédit impôt recherche, que nous avons été parmi les premiers à mettre en œuvre, il y a plus de dix ans, a été repris par un très grand nombre de pays étrangers ; certains ont essayé de l’améliorer. Nous-mêmes passons une partie de notre temps à faire de la veille pour regarder les dispositifs fiscaux, réglementaires etc. dont disposent les autres pays, et faire remonter au Gouvernement le handicap comparatif que nous pourrions avoir par rapport à tel ou tel compétiteur.

Ma conviction est que nous ne sommes pas en concurrence avec les pays émergents comme l’Inde ou de la Chine – pour autant que ce soient des pays très ouverts aux investisseurs étrangers : de ce point de vue, la Chine fait plutôt désormais le chemin inverse. Après avoir considéré qu’elle avait besoin d’investissements étrangers pour asseoir sa base manufacturière, elle s’engage dans une politique consistant à créer des grands champions nationaux qui vont se substituer petit à petit aux grandes entreprises étrangères opérant en Chine, afin de ramener dans le pays la valeur ajoutée. C’est le fameux paradoxe de l’IPhone, qui était fabriqué en Chine, mais dont la valeur provenait, pour l’essentiel, des composants électroniques importés du Japon, de Taïwan ou de pays développés, et de la propriété intellectuelle. Il est clair que ce n’est plus par l’investissement étranger que la Chine entend se développer aujourd’hui. L’Inde est sans doute dans une posture un peu plus ouverte, mais elle est confrontée en même temps à des enjeux importants en termes de « Make in India », c’est-à-dire de contenu local. Même si ce n’est pas forcément contradictoire avec des investissements étrangers, on a bien vu, encore récemment, que sur certains sujets, les décisions d’investissement tardaient à se concrétiser. Voilà pourquoi l’Inde reste probablement une destination très attractive pour des grands groupes, qui sont nombreux à y avoir remporté de beaux succès dans la mesure où ils ont la capacité à s’inscrire dans le temps relativement long du processus de décision ; c’est sans doute un peu plus difficile pour la granulométrie des entreprises que, précisément, nous arrivons à faire venir en France.

Pour nous, les principaux concurrents en termes d’investissements étrangers se trouvent à l’intérieur de l’espace économique européen, de l’Union européenne dont fait encore partie la Grande-Bretagne, et a fortiori l’Allemagne. Il y a quelques années, l’Allemagne a dépassé la France, qui se trouve en deuxième position en termes d’attraction des investissements étrangers. Notre objectif est d’être capables, dans les prochaines années, de combler notre retard, voire de dépasser l’Allemagne et de devenir, si la Grande-Bretagne confirme sa décision de quitter l’Union, la première destination en Europe des investissements étrangers.

Vous vous êtes interrogé sur les éléments différenciants. Il y a des éléments objectifs, que j’ai rappelés ; mais comme vous l’avez remarqué à juste titre, nous ne sommes sans doute pas les seuls à les posséder. Il y a aussi des éléments un peu plus qualitatifs, qui nous peuvent nous paraître naturels, mais qui font tout de même la différence par rapport aux autres.

Je peux vous donner l’exemple suivant : nous avons réussi à faire venir une belle entreprise du Nigeria, pays qui est en train de devenir un des grands géants de la production audiovisuelle et, en l’espèce, des jeux vidéo. Cette entreprise nigériane, cotée, très solide, hésitait entre l’Allemagne, la France et un troisième pays. Elle a fini par choisir de s’établir à Annecy, essentiellement pour des raisons tenant à la qualité de vie et à l’image de cette région française. À bien des égards, nous nous servons de ces arguments dans le cadre de la compétition qui sévit par moments entre l’Allemagne, les Pays-Bas et nous-même dans le cadre du Brexit, pour faire la différence. Mais cela suppose, ce que l’on le fait très bien en région parisienne à partir du guichet « Choose Paris Région », de collaborateurs de la Région Ile de France, de la Ville, de la Métropole, de Business France et de la Chambre de commerce, un facteur déterminant : l’accompagnement personnel des cadres dirigeants, de leurs familles, de leurs enfants, etc. Or on s’en souciait peu, ou on le faisait mal. La région Ile-de-France a fait un gros effort dans ce domaine, en parfaite résonance avec le ministère de l’éducation nationale – pour accroître largement le nombre de classes bilingues ou de filières d’enseignement en anglais, par exemple. Mais ce qui se fait en région parisienne peut très bien se faire ailleurs. Maintenant que nous avons repris davantage confiance en nous, nous nous sommes aperçus que ces éléments pouvaient réellement faire la différence : offrir à l’époux ou à l’épouse du cadre un permis de travail, ou même l’aider à valoriser son expérience professionnelle et ses diplômes, cela compte ; et de ce point de vue, le potentiel de Paris peut apparaître supérieur à celui de bon nombre de villes allemandes en termes de profondeur du tissu et des possibilités d’épanouissement professionnel, personnel et familial. Autant d’éléments qui, mis bout à bout, par petites touches, en viennent à donner une couleur d’ensemble, un peu comme une mosaïque.

Vous avez évoqué le montant des « tickets » des entreprises étrangères. Nous vivons dans un monde où certaines entreprises disposent d’énormes quantités de liquidités : c’est le cas des GAFA, par exemple avec Apple et ses 90 milliards de dollars de cash disponible, et des entreprises d’État ou parapubliques chinoises. Ces entreprises ont évidemment une très grande facilité à se livrer un shopping qui peut être destructeur de valeur pour un pays de taille moyenne comme le nôtre, du fait de leur tendance à aller rechercher l’innovation soit pour elles-mêmes, soit pour éviter que cette innovation ne profite à un autre, en utilisant un carnet de chèques quasi illimité ; c’est ce que vous a expliqué en substance Nicolas Dufourcq. Quels que soient les moyens que l’on peut mobiliser par une institution comme Bpifrance ou la Caisse des dépôts, on n’arrivera jamais à rivaliser sur ce plan avec ces acteurs qui regardent souvent notre territoire et nos entreprises avec convoitise.

C’est la raison pour laquelle – pour répondre à votre question – j’ai la conviction qu’il est vraiment nécessaire aujourd’hui de trouver le bon équilibre entre un engagement résolu en faveur du libre-échange et de l’espace économique européen, et la défense de nos intérêts. Personne ne peut faire le procès, ni au Président de la République, ni au Gouvernement, d’avoir exprimé le moindre état d’âme à cet égard, notamment au moment des élections présidentielles ; et beaucoup de choses ont été faites, qui allaient toutes dans le sens de la réaffirmation du fait que la France entendait être un acteur dans la mondialisation, un acteur déterminé à défendre ses couleurs et à essayer de gagner.

Croire la mondialisation soit une chance pour la France ne veut pas dire être naïf. Vous trouverez toujours des gens qui vont ergoter, chercher une contradiction entre le Sommet qui s’est tenu à Versailles et le décret IEF sur les investissements étrangers ; mais la plupart des gens sérieux savent que dans tous les pays, qu’il s’agisse des États-Unis, de l’Allemagne ou de l’Australie, les puissances publiques font ce qu’il faut pour être attractives tout en conservant des leviers qui leur permettent, le cas échéant, de bloquer les initiatives qu’elles jugeront néfastes à leurs intérêts, sous la forme d’outils de dissuasion
– c’est le cas des décrets, en fait rarement utilisés – ou des dispositifs qui permettent, par le biais de Bpifrance ou de l’APE, d’entrer temporairement dans le capital d’une entreprise pour éviter qu’elle ne bascule du mauvais côté de la force. Nous jouons avec réalisme, et avec les atouts qui sont ceux d’un pays de taille moyenne qui n’a pas, évidemment, les mêmes ressources que les géants dans le jeu de la mondialisation.

M. Julien Dive. Monsieur le directeur général, merci pour votre présentation. Il me semble effectivement que le rôle de Business France est d’accompagner les PME et les ETI dans cette mission d’internationalisation, et de les aider à capter des investissements étrangers.

Vous nous avez expliqué au début de votre intervention que, sur la question du bien-fondé d’un rapprochement d’Alstom et Siemens, la réponse ne se situait pas à votre niveau, mais au niveau politique. Il n’empêche que la filière ferroviaire, que je connais bien, est composée des trois « locomotives » que sont Alstom, Bombardier et Siemens, présents en force sur notre territoire national, et, tout autour, d’un écosystème d’ETI et de PME évidemment attentives à l’évolution du marché ferroviaire, et qu’il est de votre rôle d’accompagner, le rapprochement entre les deux acteurs européens étant venu perturber l’équilibre qui pouvait exister jusqu’alors sur le marché national.

On vient de parler de l’Inde et de la Chine. De façon plus générale, on peut parler de l’Asie, où émergent de nouveaux acteurs du ferroviaire. Comment accompagnez-vous nos ETI et nos PME, face à de potentiels arrivants sur le marché européen ?

Je voudrais également vous interroger à propos de l’implantation d’acteurs étrangers sur le territoire national. Quelle est votre méthode d’essaimage ? Vous nous avez donné l’exemple d’une entreprise nigériane qui allait s’installer à Annecy. Comment « vendez-vous » notre territoire ? Comment faites-vous la promotion des territoires de notre pays ? Je parle bien sûr des régions. Vous avez expliqué que certaines d’entre elles étaient en avance, notamment dans le domaine de la production. C’est très important, puisque d’un territoire à l’autre, les avantages fiscaux, la CFE et les zones de revitalisation rurale, sont des atouts intéressants pour les investisseurs.

Enfin, quel est l’impact du Brexit sur les industriels présents Outre-manche, ou qui souhaiteraient s’y implanter. Les négociations n’étant pas encore terminées, on ne sait si l’on assistera à un « hard Brexit » ou à un « soft Brexit ». Dans un tel contexte, de quel atout peut jouer la France ?

Mme Sarah El Haïry. Ma question sera complémentaire de celle de M. le rapporteur, à ceci près qu’il a parlé de la partie offensive, alors que je m’intéresse à la partie défensive de la politique industrielle, à savoir les industries stratégiques et ce que l’on entend par là.

La création une agence, française ou européenne, qui serait l’équivalent du Comité pour l’investissement étranger qui existe aux États-Unis, pour protéger les industries stratégiques, vous paraît-elle souhaitable envisageable ? Compte tenu des dernières annonces du Président de la Commission européenne, M. Jean-Claude Juncker, pensez-vous que cela irait dans le sens de la réflexion menée autour de la mise en place d’un cadre européen sur le contrôle des investissements étrangers ? Quel signal cela donnerait-il ? Comment cela serait-il perçu ?

M. Denis Sommer. Notre président a insisté en début de séance sur la dégradation du commerce extérieur, qui s’est confirmée d’ailleurs en début d’année. Si nous en sommes là, c’est bien en raison de la faiblesse de notre appareil productif. Mais la part de l’industrie dans le PIB n’est pas passée de 22 à 11 % en l’espace de quelques mois : le processus a été très long. Entre 2007 et 2012, les taux de marges dans les entreprises se sont considérablement dégradés. Après la crise de 2008/2009, et malgré la reprise de 2010, les entreprises ont eu le plus grand mal à les reconstituer. Il a fallu attendre les décisions qui ont été prises au milieu du mandat précédent – auxquelles il est permis de penser que l’ancien Président de la République a contribué – et l’accélération de la politique en 2017, pour retrouver le dynamisme que l’on constate aujourd’hui.

La dégradation de l’appareil productif est un processus extrêmement long, que l’on peut rapprocher du débat sur le pouvoir d’achat. Je fais partie de ceux qui ont connu la période de 1981 et l’enthousiasme qui prévalait alors ; les vannes ont été largement ouvertes, mais au bout de deux ans, il a fallu passer à une politique d’austérité extrêmement violente, parce que l’ensemble de notre commerce extérieur s’était très fortement dégradé. C’est là qu’apparaît la cohérence de la politique menée par notre gouvernement.

Je voudrais aborder la question du rapport entre les IDE et le financement national
– j’entends par financement national les ressources que l’on peut trouver dans le pays pour financer notre industrie, et plus largement, notre économie.

L’Allemagne, que vous avez citée à plusieurs reprises, se caractérise par une grande stabilité des capitaux investis dans les entreprises. Le taux de capitalisation boursière ramenée au PIB en Allemagne est très largement inférieur à celui qui existe en France. Loin de moi l’idée de penser notre économie dans les limites de l’hexagone : nous sommes dans une économie mondiale et nous avons besoin des investissements extérieurs. Cela étant, je suis convaincu que nous devons mobiliser beaucoup plus de ressources en France pour répondre aux besoins de notre économie et particulièrement de notre industrie. De ce point de vue, BPI a fait et continue à faire un travail tout à fait intéressant, mais je maintiens que nous ne pouvons pas nous passer d’une collaboration beaucoup plus forte avec les régions, notamment en matière de capital-risque.

Aujourd’hui, les sociétés de capital-risque avec des capitaux publics, notamment régionaux, ont des tickets d’investissement autour de 500 000 euros, et rencontrent parfois de grandes difficultés pour trouver des co-investisseurs en France : les chefs d’entreprises français hésitent à entrer dans le capital, la culture n’est pas la même de l’autre côté de la frontière. Nous avons donc besoin de sociétés de capital-risque en région, soutenues par l’État, dans le cadre de partenariats avec la Caisse des dépôts ou Bpifrance, la Caisse des dépôts pouvant au besoin venir comme co-investisseur aux côtés des banques régionales. Ces partenariats nous permettraient d’aller sur des tickets beaucoup plus importants, au-delà des 500 000 euros, pour faire le lien avec les grands investisseurs nationaux et internationaux. Quel est votre avis sur ce sujet ?

En dernier lieu, je voudrais soulever un problème qui se pose notamment dans l’industrie automobile : alors que certaines activités sont en pleine croissance, paradoxalement, les PME ou PMI de la sous-traitance peinent à se faire refinancer auprès des banques. Du coup, on se retrouve avec des têtes de réseau, des champions dont les résultats sont très intéressants, et des PME aux prises avec les plus grandes difficultés. Là encore, la comparaison avec l’Allemagne est extrêmement intéressante : ses industriels travaillent dans des logiques de filière, alors qu’en France, on est très souvent dans une logique de transfert de charges de la tête de réseau vers les PME. J’espère que nous aurons l’occasion d’examiner ce problème au cours du prochain examen de la loi PACTE afin de modifier certains rapports au sein de nos filières industrielles, dans l’intérêt de l’ensemble de notre économie, sur le territoire national comme à l’international.

M. Bruno Duvergé. Monsieur le directeur général, je ne vous ai pas entendu parler de l’organisation de la promotion économique en région. Je connais seulement l’agence Nord France Invest, située dans ma région. Comment cela se passe-t-il ? Y a-t-il des arbitrages ? À quel niveau, national ou régional ?

M. Éric Bothorel. Monsieur le directeur général, je me suis rendu en février 2017 au Mobile World Congress de Barcelone, et en janvier 2018 au Consumer Electronic Show de Las Vegas. J’y ai rencontré des entreprises labellisées French Tech, aux côtés du ministre Mounir Mahjoubi. Certaines m’ont fait part, à Barcelone comme à Las Vegas, de leurs difficultés d’accès à la commande publique, par exemple lors des appels d’offres. Et il semblerait que nos pépites industrielles et « tech » parviennent plus facilement à contractualiser à l’étranger qu’en France…

Comment faire, dans le cadre de la politique industrielle française, pour faciliter l’essor de nos entreprises ? Nous faut-il un Small Business Act à la française ? Dans ma circonscription, un champion de l’intelligence artificielle, qui conçoit des bateaux dépollueurs, a été mis en liquidation judiciaire fin janvier, et son sort sera jugé le 22 mars prochain. Que penser de l’intervention d’administrateurs judiciaires qui n’appartiennent pas au monde de la tech ? N’a-t-on pas tué trop tôt des entreprises promises à un bel avenir, tout simplement parce que ceux qui ont jugé n’étaient pas en capacité de les comprendre ?

M. Christophe Lecourtier. Rappelons que le contexte s’améliore : les marges se sont rétablies en partie, en tout cas par rapport à 2007. La confiance est au plus haut niveau par rapport à l’avant-crise. Mieux, après des années à peu près étales entre 2012 et 2016, les exportations ont progressé de 4,5 % en 2017. Certes, le déficit commercial a été plus important, mais c’est comme le cholestérol : il y a des bonnes et des mauvaises importations. Or une partie des importations de l’année 2017 étaient bonnes parce qu’elles portaient sur des biens d’équipement, ce qui prouvait que les entreprises recommençaient à investir. Si vous rétablissez vos taux de marge et si vous réinvestissez, vous vous remettez dans la compétition mondiale. Si vous vous arrêtez d’investir, c’est fini, car vous ne pouvez pas simplement compter sur les capitaux étrangers.

Ensuite, je crois beaucoup au nouveau rôle du Conseil national de l’industrie, et des comités stratégiques de filières qui seront totalement remis à plat sous l’égide du CNI pour essayer, sinon de copier les Allemands en termes de projection des filières à l’étranger, du moins de mieux répartir la valeur ajoutée à l’exemple de ce qui aux États généraux de l’alimentation, et, dans la mesure où la confiance et l’optimisme sont de retour, de mieux articuler et équilibrer les solidarités à l’intérieur d’une filière, entre le donneur d’ordres du premier rang et tous ceux qui sont dans son sillage : les Allemands font cela très bien. C’est le moment ou jamais de le faire, alors que la France, pour la première fois en 2017, a créé plus d’usines qu’elle n’en a détruites. L’esprit est différent ; et quand l’esprit est différent, ce que l’on n’avait pas su faire redevient possible.

Évidemment, madame la députée El Haïry, nous avons perdu des fleurons et Alstom, qui n’a pas encore quitté le territoire français, est dans une phase d’évolution de son capital, et donc de sa stratégie, qui rend plus difficile sans doute que par le passé le rôle que nous lui faisions jouer, et qui consistait à fédérer une grande partie de la profession. Je me suis souvent rendu à l’Inno Trans de Berlin, le grand salon en matière ferroviaire ; j’ai pu constater à chaque fois que les grands noms du ferroviaire français, à commencer par Alstom, fédéraient derrière eux toutes sortes d’acteurs de deuxième rang.

Cela étant, et c’est l’objet de cette audition, l’enjeu est tout de même de produire en France avec des ingénieurs et des salariés français. De ce point de vue, à bien des égards, Bombardier, par exemple, qui n’est pas de capital français, a une empreinte, à la fois industrielle et exportatrice, tout à fait favorable pour les territoires où il est resté. C’est moins la nationalité en tant que telle qui compte que la capacité de l’entreprise à continuer à structurer l’activité industrielle et les bénéfices que l’on peut en retirer dans l’échange international.

Sur nos relations avec les régions, j’aurai dû être beaucoup plus clair. Nous sommes une organisation nationale, et notre rôle consiste aujourd’hui, pour l’essentiel, à aller prospecter à l’étranger, grands groupes, ETI, bonnes PME, dans les pays développés comme dans les pays émergents, pour les inciter à aller en Europe et à poser leurs valises en France. Et le contexte du Brexit amène bon nombre d’entreprises à repenser totalement leur stratégie en Europe. J’ai servi en Australie comme ambassadeur : pour des raisons historiques, 95 % des investissements australiens en Europe étaient à Londres, et c’est depuis Londres qu’ils poussaient éventuellement un pied sur le continent. Aujourd’hui, tous les grands groupes industriels et surtout financiers australiens – leurs fonds d’investissement et fonds de pension représentent une fois et demie le PIB de l’Australie – sont en train de réévaluer leur stratégie. Ils ont compris en effet que la probabilité d’une séparation entre les deux marchés en termes d’investissements était assez élevée, et que s’ils n’anticipaient pas cette évolution en cherchant où ils pourraient se poser sur le continent, ils risquaient d’être rattrapés par la marée.

Notre principale action consiste donc à prospecter à l’étranger. Lorsque nous décelons un potentiel, un projet, à moins que l’investisseur n’ait explicitement précisé qu’il souhaitait s’installer dans la Somme, le Loiret, le quatrième arrondissement de Paris ou telle ou telle région en particulier, nous introduisons le cahier des charges du projet, avec ses principaux paramètres, dans une place de marché qui s’appelle le COSPE, le Comité d’orientation et de suivi des projets étrangers. Toutes les régions et leurs agences de développement en sont membres. J’étais justement ce matin avec M. Pitollet, des Hauts-de-France, que vous connaissez sans doute, un de nos très bons partenaires, un de ceux qui ont le meilleur taux d’impact sur les projets que nous introduisons. Toutes les régions qui le souhaitent peuvent faire une offre – pas à nous, mais à l’investisseur qui choisit celle qui lui paraît la plus pertinente. Il peut s’ensuivre un dialogue pour essayer d’améliorer, sur tel ou tel point, les concours que la collectivité, voire l’État – par exemple à travers la prime à l’aménagement du territoire – peuvent apporter. Nous nous interdisons évidemment d’orienter l’investisseur vers telle ou telle région, à moins qu’il n’ait expressément précisé dans son cahier des charges qu’il entendait s’installer à cinq encablures de l’île de Ré ou avoir vue sur la Corse… Mais ce n’est généralement pas le cas.

Ce que nous allons faire dans les prochaines semaines, et qui sera annoncé dans quelques jours, tombe sous le sens – sans doute serez-vous étonnés que cela n’existe pas. Nous allons faire en sorte d’unir trois réseaux à l’étranger pour accroître très significativement notre capacité de prospection : le réseau de Business France, dont la prospection est une des raisons d’être ; le réseau des services économiques du Trésor qui souhaite adjoindre ses forces aux nôtres ; et bien entendu, le réseau diplomatique dans la mesure où un ambassadeur a évidemment une capacité d’accès illimité aux grands comptes, voire à d’autres comptes. Si nous parvenons à faire travailler ensemble tous ces réseaux
– c’est toujours un défi en France, mais le moment est propice – nous allons accroître notre force de frappe sans que cela coûte un centime de plus au contribuable. À charge pour nous d’être capables, lorsque le projet d’investissement se matérialisera en France, de faire en sorte que le rythme, la qualité de l’accueil et de l’accompagnement soient au moins au niveau de la promesse de celui qui a prospecté l’investisseur.

Quant à notre présence à CES de Las Vegas – la plus importante après celle des États-Unis –, elle revêt une dimension un peu ambivalente. Avec la French Tech – marque qui appartient à Business France, et que nous allons décider demain en conseil d’administration de céder à l’État –, nous avons réussi quelque chose d’absolument remarquable : à un moment où l’image de la France était, à bien des égards, un peu grise, indistincte, nous avons fait émarger l’idée que nous étions une des nations de la Tech mondiale, capable de rivaliser avec les États-Unis, Israël et avec d’autres pays comparables. Notre présence à Las Vegas en est la traduction évidente.

Cela étant, nous avons intérêt à réfléchir de façon un peu plus précise à la manière dont cette présence s’organise : de nombreuses entreprises qui vont à Las Vegas peuvent devenir la proie d’acheteurs ou d’investisseurs étrangers alors même qu’elles ont été élevées dans le terreau de la French Tech française. Nous devrons travailler avec les régions pour bien sélectionner le type d’entreprises, le stade qu’elles ont atteint dans leur évolution, au moment de composer leur délégation : le CES doit être pour elles l’occasion de se développer, mais pas de se faire « avaler » à un stade extrêmement précoce et de se faire racheter à vil prix leur idée – qui est l’essentiel dans une start-up. On aurait tort de se laisser emporter par une sorte de romantisme à la française : on est très fier d’être la deuxième nation présente à Las Vegas, mais on ne mesure pas toujours les conséquences structurantes que cela peut avoir sur le tissu de nos start-up, confrontées à des difficultés de financement spécifiques qui tiennent à notre histoire.

Du reste, un certain nombre de régions, dont la Normandie qui a récemment passé un accord avec nous, ont commencé à se doter de moyens, à travers des fonds de capital-risque et des fonds d’investissement : sans être capables de relever le défi que représente la réindustrialisation du pays, elles peuvent constituer un complément très opportun. J’ai la conviction que la loi NOTRe, qui est au cœur de la stratégie que j’ai proposée au Gouvernement, a placé le curseur au bon niveau. L’État ne peut pas conduire seul le développement économique de A à Z, qu’il s’agisse du développement des exportations ou du développement de l’attractivité ; il peut, et c’est d’ailleurs ce qu’il fait aujourd’hui, créer un cadre incitatif, attractif, tout en dissuadant les investisseurs dont le comportement, les intentions ou les cibles nous paraîtraient incompatibles avec les intérêts de la Nation. C’est à l’État de se montrer défensif et offensif ; mais quand on arrive aux aspects microéconomiques, à la gestion du quotidien, ce sont les régions, et probablement un peu les métropoles, qui ont la clé du problème et qui peuvent également être des investisseurs avisés : elles seules sont à même de mesurer exactement ce que l’entreprise peut apporter au tissu local, d’apprécier la cohérence avec l’environnement économique, universitaire et de recherche. C’est vraiment à ce niveau de granulométrie que nous parviendrons à renforcer encore l’agilité du terreau économique français, qui est probablement la clé de l’avenir, avec les investissements étrangers. Mais ces derniers ne sont qu’un bonus supplémentaire par rapport à des politiques qui doivent d’abord être nationales.

M. Éric Bothorel. Vous ne m’avez pas répondu sur les administrateurs judiciaires… Est-ce à dire que vous ne voulez pas vous fâcher avec eux ?

M. Christophe Lecourtier. Effectivement… (Sourires) La fracture numérique en France existe aussi au sein des diverses professions. Le fait que vous nous avez rapporté est malheureusement une preuve, parmi d’autres, que tout le monde n’est pas encore passé dans l’âge du XXIe siècle.

M. le président Olivier Marleix. Merci, monsieur le directeur général.

 

La séance est levée à dix-sept heures quarante-cinq.

 


31.    Audition, ouverte à la presse, de M. Martin Bouygues, président-directeur général du groupe Bouygues, accompagné de M. Philippe Marien, directeur général délégué, de M. Jean-François Guillemin, secrétaire général et de M. Pierre Auberger, directeur de la communication

(Séance du mercredi 14 mars 2018)

La séance est ouverte à dix-sept heures quarante-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons M. Martin Bouygues, président-directeur général du groupe Bouygues, accompagné de M. Philippe Marien, directeur général délégué, de M. Jean-François Guillemin, secrétaire général, ainsi que de M. Pierre Auberger, directeur de la communication.

C’est essentiellement au titre d’actionnaire de référence d’Alstom que la commission d’enquête a souhaité vous entendre aujourd’hui, monsieur le président, autour de trois ou quatre questions assez précises.

Vous aurez compris qu’une partie des interrogations de notre commission d’enquête porte sur les conditions de la cession de l’activité « Power » d’Alstom à General Electric. Ma première question donc, sur laquelle il sera utile que vous nous fassiez un rappel historique, est celle de votre stratégie d’actionnaire au sein de cette entreprise. Chacun se souvient des conditions dans lesquelles votre groupe est devenu, en 2006, actionnaire d’Alstom en remplacement de l’État, à hauteur à l’époque de 21,3 % du capital, pour un montant de 1,998 milliard d’euros. On vous prêtait alors des ambitions dans le secteur nucléaire – c’est en tout cas ce que disait ouvertement la présidente d’Areva –, et vous avez pendant plusieurs années poursuivi votre montée au capital d’Alstom, jusqu’à atteindre 30,8 % du capital de l’entreprise, dans laquelle vous aurez, au total, investi 3,5 milliards d’euros.

Fin 2012, votre niveau de participation a commencé à refluer pour la première fois, autour de 29,4 %, ce qui semble avoir traduit la fin de vos ambitions dans le secteur du nucléaire, à une époque où les choix stratégiques de votre groupe se sont clairement portés prioritairement sur les télécoms et vous ont amené à céder certains actifs – Eurosport, les pylônes Bouygues Telecom et votre participation dans Cofiroute.

En 2013, vous avez enregistré dans vos comptes une dépréciation d’actifs de 1,4 milliard d’euros, du fait de la mauvaise performance des titres Alstom, ce qui a pu donner à penser, dès cette date, que vous étiez dans une logique de cession à court terme de votre participation. Il nous serait donc utile que vous reveniez sur l’histoire de cette participation dans Alstom, de vos ambitions initiales à votre désengagement final. Que s’est-il passé dans ces sept années qui vous ont vu successivement renforcer vos investissements, puis vous désinvestir du secteur de l’énergie ? Cette volonté de vous désengager était-elle effective au moment où General Electric a présenté son offre de rachat de la branche « Power » d’Alstom en avril 2014 ? On sait notamment que, fin 2013, Patrick Kron avait opté pour une stratégie d’alliance et d’ouverture de la branche transports à un partenaire russe, mais que cette option n’aurait pas eu votre faveur.

Le deuxième sujet sur lequel il sera utile de vous entendre est le prêt d’actions du groupe Bouygues à l’État, dans le cadre du protocole d’accord signé le 22 juin 2014. Une grande partie des interrogations tient au fait que ce protocole d’accord initial semblait peu orthodoxe, qu’il ne répondait pas en tout cas aux critères habituels d’un prêt de consommation. En effet, l’État vous y laissait les bénéfices des dividendes et ne rémunérait pas le prêt d’actions que vous faisiez, autant de défauts qui ont été corrigés par l’accord de prêt lui-même, signé le 5 février 2016, aux termes duquel les dividendes revenaient pendant la période du prêt à l’Agence des participations de l’État (APE) et que l’État vous rémunérait pour le prêt d’actions, selon des modalités inscrites au contrat.

Le prêt d’actions est devenu effectif du 4 février 2016 au 17 octobre 2017, avec un an et demi de retard par rapport au protocole d’accord signé au moment de la vente d’Alstom Power à GE. Cela s’explique par le fait qu’il n’a été mis en œuvre qu’après la clôture de la période d’offre publique de rachat, le 20 janvier 2016, ce qui a permis au groupe Bouygues d’empocher 1 milliard d’euros sur les 3,2 milliards issus de la vente de la branche « Power » et qu’Alstom devait répartir entre ses actionnaires. La période de prêt achevée, le 17 octobre 2017, l’État vous a restitué les actions, ce qui vous a permis de bénéficier ensuite des deux dividendes spéciaux de 4 euros par action distribuée au moment du rapprochement de la branche transport d’Alstom avec Siemens.

Certains se sont interrogés sur le fait que le prêt d’actions ait pris fin le 17 octobre 2017, alors qu’à cette date l’État connaissait déjà les termes du protocole d’accord entre Siemens et Alstom, en date du 26 septembre, et qu’il était donc au courant de la distribution des 1,8 milliard d’euros de dividendes aux actionnaires. Question que, pour ma part, je ne me pose pas : on voit mal comment l’État aurait pu prétendre engranger des dividendes alors qu’il n’avait plus aucun droit sur les actions, à moins de faire jouer son option d’achat (call), ce que ne souhaitait pas Siemens.

Quoi qu’il en soit, pouvez-vous nous confirmer que durant toute la période de prêt, c’est bien l’État, via l’APE, qui a touché les dividendes ordinaires attachés aux actions ? Pouvez-vous également nous dire combien vous avez été rémunérés par l’État pour ce contrat de prêt ?

Ma troisième question porte sur l’avenir de votre participation dans Siemens. Avec la finalisation, à l’automne prochain, de l’accord de fusion avec Siemens, votre groupe va voir sa participation passer mécaniquement de 28 % à 14 % environ – vous nous préciserez ce chiffre. S’il est logique et légitime que vous restiez actionnaire d’Alstom pour bénéficier des dividendes extraordinaires qui vous reviennent – un peu plus de 500 millions d’euros, si mes calculs sont justes –, vos décisions futures en la matière sont un élément clé pour nous permettre d’appréhender correctement ce qui reste de l’activité d’Alstom transport dans le nouvel ensemble constitué avec Siemens. Aujourd’hui, sans votre accord, Siemens ne pourrait pas conclure l’opération de rachat d’Alstom.

On peut donc imaginer qu’en bon gestionnaire – ce qui n’est plus à démontrer – vous avez d’ores et déjà pris l’assurance d’un rachat à terme de votre participation, à prix garanti, au-delà du standstill de quatre ans auquel Siemens s’est engagé.

Évidemment, les conséquences de cette hypothèse ne sont pas anodines : si le groupe Siemens vous rachetait vos parts, il atteindrait très exactement 66,66 % du nouvel ensemble, ce qui lui donnerait tous pouvoirs en assemblée générale : nous serions alors très loin de ce qui nous est aujourd’hui décrit par le Gouvernement comme une « alliance entre égaux ». Autrement dit, la question de l’avenir de votre participation est déterminante.

En dernier lieu, je souhaite revenir sur l’amende de 722 millions d’euros infligée à Alstom par le gouvernement américain. En juin 2014, Patrick Kron avait annoncé à ses actionnaires – donc à vous, entre autres, monsieur le président – que General Electric avait accepté de prendre en charge le paiement de cette amende et que le prix de rachat de 12,35 milliards d’euros incluait ce montant. Six mois plus tard, il a dû expliquer à ces mêmes actionnaires que c’était finalement à eux de payer, ce qui, à l’en croire, n’était pas si grave dans la mesure où une cession de 400 millions d’euros supplémentaires était intervenue entre-temps, ce qui équilibrait un peu les choses. Il s’agit quand même de sommes considérables, et je m’étonne qu’on puisse ainsi « balader » une assemblée générale d’actionnaires en faisant passer 722 millions d’euros d’un côté ou de l’autre de la table.

Tels sont, monsieur le président, les quelques sujets sur lesquels nous souhaitons vous entendre ; auparavant, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif aux commissions d’enquête parlementaires, je vais vous demander de prêter serment.

(MM. Martin Bouygues, Philippe Marien, et Jean-François Guillemin prêtent serment.)

M. Martin Bouygues, président-directeur général du groupe Bouygues. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, votre commission d’enquête réfléchit aux moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé. Vous examinez également les décisions de l’État en matière de politique industrielle, notamment dans le cas d’Alstom. Permettez-moi dans mon propos introductif d’aborder ces deux sujets.

Comment créer, développer et pérenniser un champion national ? Cette question, je me la pose depuis longtemps, et en permanence. C’est ma responsabilité, c’est depuis toujours mon objectif.

Bouygues est l’une des grandes entreprises qui ont conservé une identité à la fois très française, très originale et très forte. Par l’implantation de son siège social, bien sûr, mais aussi par l’importance du chiffre d’affaires réalisé en France, et enfin par son actionnariat : les deux principaux actionnaires du groupe étant les salariés français de Bouygues, et la société dont je suis l’actionnaire avec mon frère.

Bouygues est aussi un groupe très français au sens industriel du terme, car les constructeurs français exercent leur métier d’une façon qui les différencie nettement de leurs concurrents étrangers : la conception-construction, les partenariats public-privé (PPP), les méthodes de travail et notre organisation sont autant d’éléments qui nous distinguent, jusqu’à la créativité des ingénieurs, plus forte en France qu’ailleurs. Cela étant, Bouygues s’est développé depuis longtemps à l’international : nous sommes présents dans près de quatre-vingt-dix pays.

Permettez-moi de vous rappeler quelques chiffres. Bouygues a été créé en 1952. L’une de ses originalités c’est qu’en soixante-six ans, l’entreprise n’a connu que deux présidents. Il y a presque trente ans, lorsque je suis devenu président en 1989, Bouygues réalisait un chiffre d’affaires d’environ 47 milliards de francs : 38 milliards en France – soit 5,8 milliards d’euros –, et 9 milliards de francs à l’international – soit 1,4 milliard d’euros, hors inflation. Le groupe employait 70 000 collaborateurs, dont 13 000 à l’étranger. Aujourd’hui, notre chiffre d’affaires est de 33 milliards d’euros, dont 21 milliards d’euros réalisés en France, 12 milliards à l’étranger. Le carnet de commandes de Bouygues Construction et de Colas à fin décembre 2017 est pour 43 % français et pour 57 % réalisé à l’international, ce qui témoigne de notre dynamisme hors de nos frontières.

Vous le voyez, nous avons beaucoup développé notre activité, tant en France qu’à l’étranger. 115 000 collaborateurs travaillent dans le groupe, 67 000 en France, 48 000 à l’étranger. Tous nos centres de décision et nos principaux bureaux d’études sont en France.

Nous avons une autre originalité : dès ma nomination, j’ai voulu développer l’actionnariat salarié. Bouygues est la société du CAC 40 où les salariés actionnaires détiennent la portion la plus importante du capital : environ 53 000 salariés détiennent près de 18 % du capital et 24 % des droits de vote, ce qui représente, au cours actuel, environ 2,6 milliards d’euros.

Notre ambition a toujours été et reste d’être un champion national, tenant l’un des premiers rôles sur un marché mondialisé, celui de la construction au sens large. Nous sommes sur le marché mondial du BTP parmi les dix premiers groupes en chiffre d’affaires ; parmi eux, Vinci, mais également sept entreprises chinoises, dont cinq qui occupent les premières places, à croire l’étude d’un magazine américain. Ces entreprises sont soutenues massivement par l’État chinois et ne sont pas soumises aux impératifs de rentabilité qui sont les nôtres.

Je ne suis pas un financier. Je suis d’abord et avant tout un industriel, soucieux d’assurer le développement et la pérennité de l’entreprise dont j’ai la responsabilité ; et je suis évidemment, comme tout le monde, confronté au défi de la mondialisation.

Comment parvenir à mes objectifs ? Plusieurs questions se posent : avons-nous besoin de l’État ? Avons-nous besoin d’une politique industrielle ? Avons-nous besoin d’une protection ? Mes trente ans d’expérience m’ont donné en la matière des convictions fortes. Ma première conviction, simple et de bon sens, est que, pour créer et développer un champion national, il faut un socle, un ancrage national très fort avec un bon niveau de rentabilité. Ma seconde conviction est que la meilleure politique industrielle que peut mener un État est de veiller à l’impact des politiques publiques sur la compétitivité des entreprises. Et si l’État dégage des moyens d’accroître cette compétitivité grâce au niveau raisonnable de sa dette et à ses équilibres budgétaires, c’est évidemment beaucoup mieux…

Une politique publique qui garantit la compétitivité et la pérennité des champions nationaux doit, pour moi, respecter une série de principes, qui sont au nombre de douze.

Premièrement, il faut des commandes publiques ; elles sont essentielles dans certains secteurs.

Deuxièmement, une fiscalité raisonnable et compétitive.

Troisièmement, une fiscalité résolument favorable à l’innovation

Quatrièmement, un niveau des charges sociales non handicapant.

Cinquièmement, un droit du travail simple et donnant beaucoup d’importance à la négociation entre l’entreprise et ses salariés.

Sixièmement, un environnement juridique et fiscal prédictible, sûr et simple.

Septièmement, une protection juridique efficace des innovations.

Huitièmement, des infrastructures modernes.

Neuvièmement, des écoles, un système d’apprentissage, des universités ou des grandes écoles du meilleur niveau et ouvertes sur l’international.

Dixièmement, au niveau national ou européen, un régulateur de la concurrence et des régulateurs sectoriels pragmatiques, comprenant les marchés et leurs évolutions – par exemple la révolution numérique.

Onzièmement, une Commission européenne qui ne s’enferme pas dans des dogmes et qui défende avec la plus grande vigueur les intérêts européens face aux grands enjeux de la mondialisation. Je pense évidemment au dumping que la Commission doit combattre sévèrement. Elle devrait aussi réfléchir à la mise en place de financements permettant d’accompagner nos entreprises dans les projets des pays émergents, comme cela existait il y a bien longtemps en France. Elle seule peut agir efficacement au niveau mondial.

S’y ajoute un douzième principe, particulièrement important en France : pour favoriser l’émergence de champions nationaux, ou les garder, il faut des investisseurs et, parmi eux, beaucoup d’investisseurs français. Il faut en particulier quelques investisseurs français aussi puissants que les étrangers, qui détiennent des participations significatives dans nos entreprises. Eux seuls pourraient assurer une stabilité et une pérennité de nos groupes dans notre sphère nationale. Il faut enfin, et vous savez à quel point j’y suis attaché, développer un actionnariat salarié. En France, à l’exception des mesures favorisant l’actionnariat salarié, beaucoup de mesures publiques ont eu, sinon pour objectif en tout cas pour conséquence, de pénaliser ou même de faire fuir les créateurs d’entreprises ou les investisseurs… et donc l’investissement.

À mes yeux, ces douze conditions sont indispensables pour assurer l’émergence et la pérennité de champions nationaux. Vous aurez compris que, selon moi, nos entreprises ont moins besoin de protection que d’un environnement qui ne crée pas de handicaps dans la compétition. Vous me pardonnerez ma franchise, sans doute trop abrupte, mais depuis trente ans, notre pays a fait le plus souvent le contraire, avec quelques heureuses exceptions comme le crédit d’impôts recherche ou la réalisation de bonnes infrastructures. Reste que, globalement, nous avons régressé ou perdu du temps.

Un champion européen ou mondial ne se crée pas en quelques années s’il n’arrive pas à maintenir son leadership dans un environnement normal. Telle est pour moi la raison principale de la fragilité et de la disparation partielle de notre industrie. Il y en a certes d’autres : des erreurs stratégiques ont aussi été commises par certains groupes.

Je vais maintenant m’exprimer sur le dossier Alstom.

Votre commission réfléchit beaucoup aux grands événements qui ont marqué récemment la vie de ce champion national : la cession de la division « énergie » d’Alstom, le projet de rapprochement avec Siemens et donc les positions ou décisions prises par les actionnaires et l’État dans ces deux dossiers.

Un premier grand événement a beaucoup affaibli Alstom, à savoir les très grandes difficultés de 2003, qui ont conduit l’État à rentrer dans son capital. Grâce à cette présence et aux efforts gigantesques déployés par Patrick Kron, son management et tous les collaborateurs, l’entreprise a réussi à se redresser.

Je vous rappelle que nous sommes rentrés dans le capital d’Alstom en 2006, en acquérant les 21 % détenus par l’État, à un prix élevé : 2 milliards d’euros, l’État réalisant au passage une très belle plus-value : 1,2 milliard d’euros.

Pourquoi ai-je pris cette décision ? Nous nous sommes intéressés à Alstom parce que cette entreprise était avec l’État porteuse d’un grand projet : la création d’un puissant pôle nucléaire. Beaucoup des acteurs concernés, l’État, EDF, Alstom, considéraient qu’une réunion des forces et des compétences d’Areva, d’Alstom et Bouygues avait un sens et conditionnait la réussite de ce qui apparaissait à l’époque comme un enjeu majeur : la relance du nucléaire. Nous considérions aussi que, d’une façon plus générale, nous avions des choses à faire ensemble dans le domaine de l’énergie, en France comme à l’international. Bouygues souhaitait être un acteur important de cette politique industrielle, à la fois comme industriel et comme actionnaire.

Vous savez que ce projet n’a pas pu voir le jour. Malgré cela, nous sommes restés le plus important actionnaire d’Alstom, en détenant environ 29 % de son capital. Nous avions confiance dans son management, Alstom avait des atouts, son redressement était en marche ; l’accord industriel non exclusif conclu entre Alstom et Bouygues n’était pas sans intérêt.

Mais les dix ans qui ont suivi ont été marqués par des évolutions considérables dans le secteur de l’énergie.

La crise économique mondiale apparue en 2008-2009 a été très grave et longue. Elle a eu pour conséquence une baisse de la consommation d’énergie – une première depuis la seconde guerre mondiale.

Les clients ont demandé aux entreprises de fournir non seulement leurs équipements, mais aussi les financements correspondants, ce qui a automatiquement favorisé les entreprises les plus puissantes, et plus encore les entreprises puissantes disposant de forts soutiens étatiques – et je pense naturellement aux Chinois.

La catastrophe de Fukushima a stoppé en 2011 la relance du nucléaire dans le monde entier. Au même moment, beaucoup de grands pays ont pris un virage majeur dans leurs politiques énergétiques : leurs politiques publiques ont favorisé les énergies renouvelables au moyen de subventions massives. L’Allemagne, par exemple, a subventionné en 2014 les énergies renouvelables à hauteur de 24 milliards d’euros. Les grands clients d’Alstom – EDF, E.ON, RWE – ont donc connu des difficultés. Leurs appareils industriels sont toujours en surcapacité, et la baisse des prix est durable.

De nouveaux acteurs très puissants sont apparus, comme les fabricants chinois de panneaux solaires, qui ont pratiqué le dumping à grande échelle.

C’est un véritable bouleversement qu’a vécu et que vit encore ce secteur.

Or Alstom était toujours convalescente et ne disposait pas de fonds propres très importants. Elle pouvait néanmoins compter sur un carnet de commandes bien rempli, et la situation à court ou même à moyen terme était encore satisfaisante. Patrick Kron aurait pu attendre un an, deux ans, trois ans, et partir en laissant son successeur affronter la tempête. Mais il a compris – et très vite j’ai compris qu’il avait raison – que la transformation qui s’annonçait allait être aussi brutale que profonde : Alstom n’avait ni la taille critique ni les ressources financières pour s’adapter et résister durablement aux chutes de commandes prévisibles. Or, dans ce secteur, les dépenses de recherche et développement, indispensables pour rester compétitif, sont très élevées : une seule turbine exige des coûts de recherche et développement supérieurs à 1 milliard d’euros. Nous savions que cette transformation n’en était qu’à ses débuts et qu’elle allait rapidement s’amplifier.

Aujourd’hui, les marchés clés d’Alstom, celui du gaz, celui du charbon, ont connu des baisses considérables. Celui de l’hydroélectricité n’a pas échappé à ce bouleversement : les grands projets ont quasiment disparu, et ceux qui restent sont tous situés dans les pays émergents, territoires de prédilection des entreprises chinoises. C’est tout le marché mondial qui a été bouleversé, durablement et en profondeur. Et il l’est toujours.

Telles sont les raisons et les seules raisons pour lesquelles la division Énergie d’Alstom a été cédée : pour assurer la survie de cette entreprise, il fallait qu’elle rejoigne le périmètre d’un très grand groupe, et de surcroît complémentaire.

General Electric a été le premier et le seul groupe à formuler une offre crédible et complète. Seul GE présentait les garanties et les caractéristiques permettant d’assurer un avenir à Alstom : il existait notamment au sein du groupe une activité de crédit auprès de ses clients, en particulier ceux de l’énergie. Il n’y avait donc pas d’offre alternative sérieuse.

Il me semble important d’appeler également votre attention sur un point : tous les industriels du secteur étaient concernés par l’évolution du marché, tous réfléchissaient aux solutions possibles, tous pouvaient analyser la situation d’Alstom. Or force est de constater que General Electric a été le plus rapide et, surtout, a utilisé sa puissance pour bâtir le premier une offre qui mettait la barre très haut, lorsque l’on compare son prix et les performances d’Alstom à l’époque – c’est d’ailleurs aujourd’hui un sujet de débat au sein de GE.

Cela n’a pas été une décision facile. Nous étions bien conscients qu’une telle cession allait créer une grande émotion, émotion que nous partagions. Mais la dégradation du marché s’annonçait si forte et si rapide qu’il fallait anticiper et agir sans tarder.

Certains d’entre vous pensent peut-être qu’il fallait que Bouygues joue son rôle d’actionnaire, que l’on procède à une augmentation de capital afin de passer ce mauvais cap et de trouver une alliance équilibrée permettant de conserver une présence française dans l’actionnariat. Hélas, le problème était de bien plus grande ampleur que ceux qui peuvent être résolus par de telles mesures : une augmentation de capital n’aurait rien changé à l’évolution du marché et au problème de la taille d’Alstom, qui n’avait pas eu le temps de rattraper le retard accumulé pendant sa grande crise. Je le répète, aucune offre alternative crédible n’a été présentée.

Nationaliser Alstom a été une solution évoquée par certains. Là non plus, cela n’aurait rien changé à l’évolution du marché de l’énergie – je pense même que la faillite aurait été, pour le coup, certaine. La situation n’avait donc rien à voir avec celle de 2003, qui avait conduit l’État à intervenir à juste titre : ce dernier en l’espèce n’aurait rien pu changer au contexte. Car, j’y insiste une dernière fois, il s’agissait d’un problème purement industriel, d’un problème de marché : une évolution structurelle très brutale et profonde, qui conduisait nécessairement à la concentration des acteurs.

Je tiens beaucoup à rappeler précisément la position que Bouygues a prise dans cette affaire. Trop de choses inexactes ont été dites et continuent à l’être.

Avant de remettre une offre ferme, GE a souhaité s’assurer que Bouygues, le plus gros actionnaire de référence d’Alstom, soutiendrait le projet de cession. C’est une démarche classique de la part d’un acheteur qui s’engage dans une grande opération et qui ne peut prendre le risque de la voir immédiatement compromise par la position du plus gros actionnaire : c’est une évidence, mais je tiens à la rappeler. Il n’était tout simplement pas possible pour GE de remettre une offre et pour Patrick Kron de la présenter à son conseil d’administration sans que Bouygues détermine sa position. Je vous rappelle qu’il s’agissait de la plus grosse opération de croissance externe de l’histoire du groupe GE.

Nous avons signé un protocole séparé avec GE le 26 avril 2014, le jour où GE a adressé sa première offre ferme au conseil d’administration d’Alstom. Il est très important de bien comprendre la portée limitée de nos engagements. J’avais demandé à mon équipe de négociation de ne pas dépasser certaines limites. Nous nous sommes engagés à voter au sein du conseil d’administration en faveur du projet GE, à deux conditions : d’une part, qu’une majorité du conseil – composé à l’époque pour l’essentiel d’administrateurs indépendants, Bouygues ne détenant que deux sièges sur quatorze – ait émis une recommandation positive ; d’autre part, que l’attestation d’équité, c’est-à-dire la valorisation estimée de l’entreprise, soit positive.

Nous nous sommes aussi engagés à ne pas voter en faveur d’un projet alternatif, sauf si cette proposition avait la préférence de la majorité des administrateurs d’Alstom.

Enfin nous sommes engagés à ne pas solliciter d’opération alternative, démarche qui, en toute hypothèse, ne nous revenait pas, puisque nous ne contrôlions pas Alstom.

Pour ce qui me concerne, j’avais deux soucis. Premièrement, bien que l’offre de General Electric me paraisse déjà sérieuse et très attractive pour Alstom, il ne me paraissait pas envisageable de la soutenir si la majorité du conseil d’administration ne partageait pas cet avis : si une majorité hostile s’était dégagée, Bouygues n’aurait pas voté en faveur de l’opération GE. En second lieu, Bouygues se devait de soutenir la proposition la plus conforme à l’intérêt social d’Alstom. Pour cela, le jeu devait rester ouvert, et nous avons gardé la liberté de voter en faveur d’une proposition jugée meilleure par le conseil d’administration.

Je veux simplement que vous compreniez bien que les jeux n’étaient pas faits : le protocole avec GE n’avait, à ma demande, qu’une portée finalement assez limitée.

Par ailleurs, du côté d’Alstom, toutes les règles de bonne gouvernance avaient été respectées. Alstom a aussi suivi par avance les recommandations sur les cessions d’actifs significatifs qui devaient être publiées par l’AMF en 2015. Par exemple, Patrick Kron a, dès l’origine, fait de l’approbation de l’assemblée générale d’Alstom une condition de la conclusion d’un accord de cession.

Des offres alternatives avaient donc leurs chances. En avril 2014, la société Alstom n’était aucunement engagée, General Electric l’était, Bouygues avait pris des engagements limités, Alstom restait libre de rejeter l’offre et d’en choisir une autre.

Son conseil d’administration ne pouvait pas accepter l’offre de GE sans consulter les instances de représentation du personnel, sans une attestation d’équité, sans connaître la position des pouvoirs publics, sans examiner une contre-proposition, sans l’accord enfin de son assemblée générale.

Je l’ai déjà dit, aucune proposition sérieuse et crédible autre que celle de GE n’a été remise au conseil d’administration d’Alstom, bien que Siemens et Mitsubishi aient mis des offres sur la table. Sur les motivations des uns et des autres, j’avancerai plus loin quelques hypothèses. Il faut reconnaître que GE a su améliorer son offre ou prendre les engagements que souhaitait le Gouvernement français. Par exemple, il a accepté de céder à Alstom son activité signalisation, ce que Siemens ne voulait pas faire à l’époque. Comme vous l’a indiqué M. Montebourg, Siemens refusait les conditions posées par l’État français.

On me rétorquera que les autres groupes n’ont pas eu le temps et qu’ils ont été pris par surprise. Ce n’est pas vrai, et je suis bien placé pour le savoir : les très grands groupes réfléchissent en permanence aux équilibres de leurs marchés, aux stratégies possibles et aux moyens de conquérir de nouveaux territoires ; nous sommes bien entendus organisés pour répondre à toute opportunité.

Un facteur a vraisemblablement pesé du côté Siemens : obtenir l’autorisation de la Commission européenne était plus compliqué pour Siemens que pour GE, compte tenu de l’analyse concurrentielle des positions d’Alstom et de Siemens, et ce dernier pouvait craindre les engagements que lui aurait demandés la Commission : c’est un sujet de plus en plus déterminant dans ce type d’opération – hélas !

L’État est intervenu. Il était normal qu’il se mobilise et son intervention a eu des effets positifs : elle a notamment permis d’obtenir de GE la cession de son activité « Signalling » à Alstom. L’État a aussi obtenu l’implantation en France des sièges de plusieurs de ses divisions ; il a fait valoir ses intérêts stratégiques et les a protégés, par exemple, en se dotant sur la coentreprise nucléaire de droits qui sont indépendants de l’actionnariat – il n’y a pas de précédent aux garanties imposées par l’État dans cette affaire.

L’État a-t-il pris les bonnes décisions, a-t-il choisi la bonne voie dans ce dossier ? Oui, je le pense très sincèrement. Le contexte de l’époque n’offrait pas d’autre option réaliste, et les faits aujourd’hui sont là pour le démontrer. Il a eu raison d’autoriser cette opération ; mais en réalité le bouleversement que nous anticipions a été plus fort et beaucoup plus profond que nous le pensions tous à l’époque.

À la demande pressante de M. Montebourg, l’État a exigé que Bouygues lui prête, pour une période de vingt mois, 20 % des actions d’Alstom et lui consente des options lui permettant d’acquérir la propriété de ces actions. Nous l’avons accepté dans un protocole du 22 juin 2014, l’État faisant de ce prêt et de l’octroi de ces options la condition de son approbation de l’opération de cession. Pour ma part, je n’ai jamais cru que surgirait une autre solution que celle de l’intégration dans un groupe ayant les moyens de faire face durablement au bouleversement du marché. La décision concernant le prêt de titres appartient à M. Montebourg ; je n’ai pas à la commenter.

Il me reste à vous parler de l’événement le plus récent : le rapprochement entre la division « mobilité » de Siemens et Alstom recentré complètement sur son activité « transport ».

Ce projet est récent. Il consiste à réunir au sein d’une même entité – qui aurait son siège en France et serait dirigée par un français – le champion français et le champion allemand du ferroviaire ; l’objectif est de créer un champion européen armé pour être durablement un champion mondial. Siemens en serait l’actionnaire majoritaire ; le chiffre d’affaires de cet ensemble atteindrait 15 milliards d’euros et son carnet de commandes 61 milliards d’euros. Il serait présent dans le monde entier, les implantations géographiques des deux entreprises étant aujourd’hui très complémentaires.

Pourquoi est-il souhaitable de réaliser un tel rapprochement ? Certaines raisons ne sont pas sans lien avec celles qui furent à l’origine de la cession d’Alstom « Énergie » : l’impact de la crise économique sur les clients européens ; l’importance de la taille critique des entreprises dans l’industrie lourde. Ce projet entend lui aussi apporter une réponse à une évolution forte et rapide du marché. Mais la comparaison avec l’énergie s’arrête là. L’évolution dont il s’agit est d’une autre nature.

L’industrie ferroviaire européenne n’a pas vraiment à souffrir d’un revirement majeur et brutal des politiques publiques. Au contraire, les nouveaux défis de la mobilité – une mobilité propre et compétitive amenée à faire face à des besoins croissants – donnent un nouvel élan à cette industrie.

Le problème industriel est double : il tient à une évolution du paysage concurrentiel et à la révolution digitale qui touche ce secteur où les enjeux technologiques sont déterminants
– Henri Poupart-Lafarge a eu l’occasion de l’exprimer devant vous.

Je ne reviendrai que sur un point. Le leader mondial est aujourd’hui chinois. Sa création a été réalisée de manière assez simple : le gouvernement chinois, un matin, a pris son entreprise n° 1 et son entreprise n° 2 et a décidé de les réunir pour en faire un leader mondial. Tout cela s’est fait tranquillement : il n’est pas venu vous consulter, et pas davantage Commission européenne… (Sourires.) Chez nous, ce n’est pas tout à fait ainsi que les choses se passent, et c’est, je vous l’assure, un vrai problème. D’autant que cette entreprise, CRRC – China Railway Rolling Stock Corporation –, est en mesure d’accompagner ses offres industrielles de propositions de financement qu’elle seule peut offrir. Du coup, on la retrouve partout : en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud, et même à Boston, en Amérique du Nord ! Elle est également en mesure de pratiquer des prix très bas, que certains observateurs du secteur n’hésitent pas à qualifier de pratiques de dumping.

Permettez-moi une comparaison avec un secteur que je connais bien, le secteur des télécoms. Je vous rappelle que la norme GSM a été une invention européenne, qui a conquis le monde en balayant les autres normes japonaises ou américaines. Or l’industrie des télécoms est devenue… chinoise. Cherchez l’erreur ! Huawei est devenu leader mondial du secteur et réalise 70 % de son chiffre d’affaires hors de Chine. De 75 milliards d’euros en 2016, son chiffre d’affaires pourrait atteindre, selon ses propres prévisions, 150 milliards d’euros en 2020. Les équipementiers européens ont quasiment tous disparu : affaiblis par de mauvaises politiques publiques en Europe et de mauvais choix stratégiques, ils n’ont pu résister à Huawei, alors qu’avec le GSM l’Europe s’était dotée d’un avantage concurrentiel décisif. Tout cela a été détruit à la suite d’une série d’erreurs graves.

La menace qui pèse sur l’industrie européenne du ferroviaire est claire. Et il ne s’agit pas seulement de la taille du leader chinois, qui a pu se constituer très rapidement, sans avoir à subir un interminable contrôle antitrust. Il ne s’agit pas seulement non plus du problème qui résulte de la puissance que confère la profondeur du marché local chinois ou de l’avantage concurrentiel apporté par la politique d’aide à l’exportation de l’État chinois. Cette industrie doit aussi faire face à un formidable enjeu d’innovation, qui requiert de très gros moyens : l’automatisation, la digitalisation, la puissance des logiciels des systèmes de transport.

Ce projet de rapprochement vise uniquement à apporter une réponse à ces enjeux industriels. Pour moi, il faut le réussir, si l’on veut donner à l’Europe une chance de résister et, encore mieux, de gagner la compétition avec un champion européen ayant une puissance de feu technologique réelle.

En conclusion, mesdames et messieurs les députés, j’espère que mon exposé introductif vous aura été utile pour mieux analyser les deux grands événements qu’a connus Alstom et qui ont évidemment suscité commentaires et polémiques.

Chef d’entreprise, je sais combien il est difficile d’expliquer pourquoi, dans certaines circonstances, nous sommes obligés de réorganiser ou de céder un actif alors que l’entreprise est profitable.

Une entreprise n’existe et ne perdure que parce qu’elle a des clients. Alstom avait des clients malades en 2014, les nouvelles politiques publiques bouleversaient le secteur de l’énergie. Ce secteur souffre toujours beaucoup.

Aujourd’hui, dans le transport, Alstom a des clients qui voient arriver un champion chinois surpuissant, dopé par son marché national et un soutien étatique qui lui permet de pratiquer des prix très bas.

Le rôle d’un chef d’entreprise est de toujours anticiper. C’est une tâche redoutable : il est difficile de prédire l’avenir, surtout dans la période extrêmement bouleversée que nous traversons. Mais c’est la mission des chefs d’entreprise de prendre ce risque, et ce pour le bien de l’entreprise, de ses salariés, et aussi de ses actionnaires.

M. le président Olivier Marleix. Merci, monsieur le président, pour votre exposé, somme toute assez large mais il est rare d’avoir l’occasion de vous entendre vous exprimer devant l’Assemblée nationale.

J’ai du mal à croire le scénario que l’on nous raconte, selon lequel M. Kron aurait rencontré des représentants de General Electric le 23 avril 2014 à Chicago et qu’il aurait sollicité un rendez-vous avec vous pour recueillir votre accord sitôt de retour, dès sa descente d’avion. Vous êtes un homme d’anticipation : tout, dans votre vie, le montre et vous avez largement insisté sur la nécessité pour un industriel d’anticiper en permanence. Vous avez investi 2,5 milliards d’euros dans Alstom ; donc j’imagine que cette participation minoritaire est le fruit de plusieurs années de réflexion et que vous ne vous en êtes pas remis au seul M. Kron. Vous-même avez-vous cherché des solutions, notamment avec General Electric, avant le 23 avril ?

M. Martin Bouygues. Bien entendu, je vous l’ai dit, je partageais les préoccupations de Patrick Kron sur l’avenir du secteur « power » : nous étions face à un marché où avaient disparu toutes les commandes… Vous fabriquez des turbines qui sont des monstres, qui valent plusieurs centaines de millions d’euros, et vous n’avez personne pour les acheter : autant dire que vous vous retrouvez devant de grandes difficultés.

La rencontre entre M. Immelt, président de General Electric, et Patrick Kron a été décisive et les décisions ont été prises très rapidement. Patrick Kron vous l’a expliqué, c’est la vérité ; en tout cas, je n’en ai pas d’autre.

J’ai rencontré M. Immelt à Paris le 13 mars 2014. Il souhaitait connaître la position de Bouygues et donc savoir s’il pouvait obtenir notre soutien à une offre. Je le répète : c’est une démarche très classique. Il est normal, quand on s’engage dans ce genre d’opération, de savoir si les parties prenantes y ont un intérêt de principe : sinon, ce n’est pas la peine de se lancer dans un combat perdu d’avance. Notre position, sur ce point, est très claire : l’offre que General Electric, à travers son président, a faite à Patrick Kron était à tous égards une offre exceptionnelle. Et c’est bien parce qu’eux-mêmes étaient dans une grande incertitude sur leur avenir, qu’ils se sont dit qu’il y avait urgence à se concentrer et ils en ont accepté un coût qui, comme la suite de l’histoire l’a montré, s’est révélé très élevé.

M. le président Olivier Marleix. J’ai bien compris que M. Kron discutait avec General Electric ; mais, vous-même, n’avez-vous pas mené de réflexion sur l’avenir de votre participation au sein d’Alstom avant le mois de mars 2014 ? Avez-vous découvert, comme tout le monde, cette offre ou bien aviez-vous l’intention de valoriser vos actifs, de sortir de cet investissement réalisé dans les conditions qui ont été rappelées et qui n’avaient plus tout à fait lieu d’être ? Aviez-vous déjà projeté de vous retirer d’Alstom ?

M. Martin Bouygues. Pas du tout. Je suis un chef d’entreprise responsable. Je dois être à la tête d’une des rares grandes entreprises qui publie ses comptes tous les trimestres ; et, tous les trimestres, nous nous posons la question de savoir quelle est la valeur de nos actifs et de nos principales participations. Bien entendu, la valeur d’Alstom, ce que représente le potentiel d’Alstom, est une question que nous nous posions de façon permanente. Avions-nous l’intention de vendre ? Je le répète : pas du tout. Ce n’est pas ainsi que la question se posait. Et je rappelle qu’un bloc de 30 % d’une entreprise de la taille d’Alstom, ce n’est pas facile à céder, surtout quand le métier est en crise…

M. le président Olivier Marleix. Vous avez parlé d’une équipe de négociation. Situez-vous ces négociations entre le moment où M. Immelt est venu vous rencontrer et la signature du protocole ?

M. Martin Bouygues. Oui.

M. le président Olivier Marleix. Le journaliste Claude Askolovitch a écrit dans un long article de fond, il y a un certain temps, que, neuf mois avant avril 2014 – neuf mois, donc, avant la publication de la dépêche de Bloomberg, au moment de l’assemblée générale de GE à Chicago, à laquelle M. Kron était présent –, M. Kron avait envoyé Grégoire Poux-Guillaume, je crois, pour commencer à discuter de la vente de General Electric Power. C’est donc une information que vous n’avez jamais eue…

M. Martin Bouygues. C’est en effet une information que je n’ai jamais eue.

M. le président Olivier Marleix. D’autres journalistes ont écrit – je pense à un long article dans Challenges paru en mai 2014, soit à un moment où cette affaire n’avait pas encore pris la dimension affective, passionnelle, même, qu’elle a eue par la suite – que vous auriez donné plus ou moins formellement mandat à votre banque d’affaires, la banque Rothschild, pour essayer de trouver un acheteur potentiel de votre participation au capital d’Alstom.

M. Martin Bouygues. Ça fait beaucoup de suppositions… J’ai soixante-six ans : cela fait longtemps que je ne crois plus tout ce que disent les journalistes ! Honnêtement…

M. le président Olivier Marleix. On vous prête simplement une capacité d’anticipation, qui n’aurait rien de choquant en l’occurrence.

À propos du contrat de prêt, les choses sont assez claires. On notera toutefois cette évolution entre le protocole d’accord initial, un peu baroque puisqu’il précisait que l’État vous laissait les dividendes, et le prêt de consommation final qui prévoit que les dividendes reviennent bien à l’État. Les dividendes, pour la période du contrat de prêt ont-ils bien été touchés par l’État ? En connaissez-vous le montant ? En sens inverse, combien avez-vous été rémunérés ?

M. Philippe Marien, directeur général délégué du groupe Bouygues. J’ai mené avec Jean-François Guillemin ces négociations. Il n’y a pas eu d’évolution du tout entre le protocole d’accord d’origine et la signature des détails : le protocole était un protocole de principe qui ne pouvait évidemment pas être l’instrument du prêt de titres, lequel ne pouvait être effectif, vous l’avez mentionné, monsieur le président, qu’à l’issue du closing (conclusion) de l’opération de cession et de la fin de l’opération d’offre publique de rachat d’actions (OPRA), puisque tel était le souhait de l’État.

Il était prévu, en principe, qu’en rémunération du prêt, nous gardions le bénéfice des dividendes. Et en effet, dans la version finale permettant l’exécution, ce principe devait se transformer en stipulations exécutables. Dès lors que les actions sont prêtées, tous les droits afférents à ces actions appartiennent à celui qui bénéficie du prêt : du coup, les dividendes ne pouvaient être versés qu’à l’État, puisqu’il se retrouvait actionnaire. Seulement, le texte final prévoit que nous sommes indemnisés par une rétrocession – que nous avons touchée – de l’Agence des participations de l’État (APE) qui nous rembourse les dividendes avec les effets, selon une formule usuelle et qui permettait de neutraliser les incidences fiscales de cette rétrocession.

La rémunération du prêt a consisté pour nous à bénéficier des dividendes, ce qui fut le cas.

M. le président Olivier Marleix. Le protocole initial stipule que « les parties conviendront que les dividendes prêtés au titre des actions versées seront acquis à Bouygues, les parties s’engageant à convenir d’un mécanisme permettant de neutraliser les éventuels impacts fiscaux liés à ce prêt ».

M. Philippe Marien. C’est exactement ce qui s’est passé : nous avons mis en place un mécanisme par lequel l’APE a touché, en tant qu’actionnaire, comme tous les autres actionnaires, les dividendes qu’elle nous a rétrocédés, leur montant étant corrigé de l’effet de l’impôt – et cela pour 100 % des dividendes reçus.

Mme Delphine Batho. Cela a permis aussi d’éviter une dépréciation de ces actifs.

M. Philippe Marien. Les actifs de qui ?

Mme Delphine Batho. Les actifs de Bouygues dans la valorisation du groupe Bouygues.

M. Philippe Marien. Il s’agissait d’un prêt, et un prêt…

Mme Delphine Batho. La valeur de ces actions avait diminué.

M. Philippe Marien. Entre quand et quand ?

Mme Delphine Batho. Entre 2006 et 2014.

M. Philippe Marien. Au moment où nous avons prêté les titres, malheureusement, nous avions déjà passé…

Mme Delphine Batho. C’était lié à l’opération de 2014.

M. Philippe Marien. « Lié à l’opération de 2014 » ?

Mme Delphine Batho. C’était une remarque.

M. Philippe Marien. Je ne peux répondre à votre question que si je la comprends…

Mme Delphine Batho. Cet accord n’arrangeait pas seulement l’État, mais également le groupe Bouygues, voilà le sens de ma remarque.

M. Philippe Marien. De quel accord parlez-vous ?

Mme Delphine Batho. De l’accord de prêt dont il est question.

M. Philippe Marien. Nous n’étions pas du tout vendeurs de nos actions.

Mme Delphine Batho. Il y avait aussi un avantage pour Bouygues.

M. Martin Bouygues. Non, aucun avantage. Et je vous dirai qu’à titre personnel, je me bats depuis plus de vingt ans contre la pratique des prêts de titres parce que je considère que c’est de l’anticapitalisme pur. Or là, on m’a forcé la main : je n’ai pas eu le choix. Si nous ne signions pas cet accord, l’opération ne se faisait pas et nous allions au dépôt de bilan. Cela aurait été juste un cataclysme… Nous n’avons tiré de cette affaire aucun avantage financier, rien. En aucun cas cet accord n’a été une aide pour Bouygues.

Mme Delphine Batho. Vous avez tout de même touché une prime de 1 milliard d’euros grâce à cette opération.

M. Philippe Marien. Nous l’aurions eue dans tous les cas de figure, puisqu’elle provenait de la vente d’un actif par Alstom, qui a réalisé un bénéfice dont il a distribué une partie. Que nous prêtions nos actions à l’État ou que nous les gardions, cela ne changeait rien à cet égard.

M. Martin Bouygues. L’opération Alstom, depuis le début, a été pour Bouygues une opération nulle, blanche. Entre les pertes enregistrées, les frais financiers, les portages, les dividendes reçus, elle n’a jamais présenté le moindre intérêt financier.

M. le président Olivier Marleix. Je note tout de même que cette clause sur le dividende est assez exceptionnelle puisque l’idée d’un contrat de prêt de consommation est que l’usus, l’abusus et le fructus reviennent à l’emprunteur qui porte tous les risques : c’est à lui que revient logiquement le dividende. Il y a donc quelque chose d’atypique à considérer dès le départ qu’il reviendra au propriétaire.

M. Martin Bouygues. Soyons clairs : si l’emprunteur perçoit le dividende, cela signifie qu’il rémunère son emprunt. Or là, ce n’était pas le cas.

M. le président Olivier Marleix. C’est un aspect original que je me contente de noter. C’est d’ailleurs le seul aspect original de ce contrat sur lequel beaucoup de choses ont été écrites, que je ne partage pas.

Je me permets d’insister, monsieur le président, sur l’avenir de votre participation dans le nouvel ensemble constitué avec Siemens. Votre position est aujourd’hui à peu près la même que celle avec General Electric : sans vous, l’opération ne peut pas se faire. J’ai donc du mal à imaginer que vous ne cherchiez pas toutes les garanties pour sortir de cette affaire au meilleur prix.

M. Martin Bouygues. Ces garanties, nous ne les avons pas parce que Siemens ne nous les a pas données. La situation est simple : ma conviction est que cette opération va permettre de créer un champion européen. Je rappelle que même dans le secteur ferroviaire, il y a des surcapacités un peu partout en Europe ; il va donc bien falloir gérer et organiser tout cela. Ma conviction, j’y insiste, est que l’entreprise créée doit devenir un champion européen capable dans de très nombreux pays de proposer des offres sur toute la gamme, depuis le plus modeste des tramways jusqu’aux trains à très grande vitesse ; or, en la matière, le savoir-faire de la nouvelle entreprise est un atout très important.

Nous prenons notre risque d’entrepreneur et nous verrons bien ce qui se passera. Il est certain que vous allez avoir un actionnaire de référence important, Siemens, aux termes mêmes de l’accord qui a été signé, et un actionnaire minoritaire, Bouygues, avec 14 %. Avons-nous vocation à rester éternellement ? La réponse est non.

M. Philippe Marien. Pour répondre très précisément à votre question, il n’y a aucun accord de rachat à terme entre Bouygues et Siemens sur quelque titre que ce soit.

M. le président Olivier Marleix. C’est la réponse qui me rassure le plus, car la conséquence d’un tel accord pourrait être d’amener Siemens à un niveau de contrôle de 66,66 %, donc de lui donner les pleins pouvoirs sur ce nouveau champion qu’on nous présente, une fois de plus, comme le produit d’une alliance équilibrée – on a vu ce que cela a donné avec General Electric.

M. Martin Bouygues. Vous avez évoqué également Transmashholding. C’est moi qui ai amené cette société à Alstom. L’opération ne s’est donc pas faite contre moi et il n’y a eu aucun conflit à ce sujet avec Patrick Kron et Siemens. Transmashholding est un client russe de Bouygues pour lequel nous avons construit un hôtel à Ekaterinbourg, il y a assez longtemps. Il n’y a donc, j’y insiste, pas l’ombre d’une difficulté sur ce point. Quand ont été acquis les titres de Transmashholding pour permettre à Alstom d’en être actionnaire, une petite augmentation de capital a été réalisée – opération très peu dilutive. Nous n’avons pour notre part pas souhaité suivre parce que nous avions besoin d’investir dans d’autres secteurs ; notre soutien était d’autant moins nécessaire que l’augmentation de capital a été très largement sursouscrite par le marché.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Merci, monsieur le président Bouygues, d’être revenu de façon complète sur les deux fusions-acquisitions qui nous intéressent ici : la fusion entre Alstom et GE et celle entre Alstom et Siemens. Vous avez souligné qu’on jugeait la qualité d’un tel un mariage en se posant cette question simple : une autre solution était-elle possible ? Ce à quoi vous avez répondu qu’il n’y avait aucune alternative sérieuse sur la table. Qui plus est, n’étiez-vous pas confronté au dilemme du prisonnier : si vous ne fusionniez pas avec Siemens, vous courriez le risque de voir Siemens se marier dans votre dos avec Bombardier, et du coup de vous retrouver tout seul ? Vous avez rappelé que ce qui faisait la qualité d’une entreprise c’étaient aussi ses clients ; or une entreprise industrielle marche si elle a des clients ; si vous manquez un deal, vous vous retrouvez tout seul. D’où ma première remarque : non seulement il n’y avait pas d’autre solution que ce mariage, mais s’il n’avait pas eu lieu, les conséquences en auraient été gravissimes.

Vous êtes longtemps revenu sur la Chine. Aux États-Unis, la semaine dernière, le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (Committee on Foreign Investment in the United States-CFIUS) a bloqué le rapprochement entre Broadcom et Qualcomm. On entend souvent parler du danger représenté par les investisseurs chinois ou par certaines entreprises chinoises, y compris certaines financées par l’État chinois. J’entends bien ce point de vue, tout comme l’exigence de réciprocité : on peut difficilement autoriser chez nous des actes qui nous seraient impossibles à réaliser sur le marché chinois. Néanmoins, dans le contexte de la montée un peu partout du protectionnisme, n’avons-nous pas tendance à donner dans une politique un peu trop systématiquement antichinoise ? Autrement dit, le Chinois n’est-il pas devenu le grand méchant loup ? Dès qu’on voit débarquer un investisseur chinois on y voit un vrai danger pour le pays. Si je pose cette question un peu provocatrice, c’est que le sujet revient dans toutes les discussions, notamment aux États-Unis où nous étions la semaine dernière.

Enfin, vous nous avez fait part de vos convictions en matière de politique industrielle en nous détaillant les douze points qui, selon vous, déterminent la compétitivité et la pérennité des champions nationaux : c’est très utile pour nous. Vous avez déclaré que nous avions besoin d’investisseurs français, mais vous n’avez pas dit que nous avions aussi besoin d’investisseurs étrangers. Quel regard portez-vous sur l’importance, voire la nécessité, pour la France, d’être attractive pour les investisseurs étrangers ? N’y a-t-il pas une concurrence mondiale pour attirer les investisseurs et les capitaux étrangers ? Que pensez-vous de la politique actuellement menée dans ce sens, notamment via Atout France ?

M. Martin Bouygues. Il se trouve que je connais très bien les dirigeants de Bombardier : Laurent Beaudoin, le président fondateur de ce groupe, est un ami personnel depuis trente-cinq ans ; aussi, quand il s’est agi de savoir si nous pouvions faire quelque chose ensemble, j’ai pris mon avion – un Bombardier… –, j’ai emmené Patrick Kron avec moi et nous nous sommes tous retrouvés un matin, à sept heures, à l’aéroport de Montréal, pour nous parler ouvertement.

Le secteur aéronautique de Bombardier est aux prises à de très sérieuses difficultés par le fait qu’ils ont voulu se lancer dans une concurrence frontale avec Boeing et Airbus. Leur problème est très simple : ils ont obtenu des prêts très importants pour financer le développement de leur activité aéronautique ; or la garantie de ces prêts est assurée par leur activité « trains ». Autrement dit, tout montage proposé par Bombardier revenait à ce que l’opération finisse à Montréal. Il n’était pas très facile de proposer un tel schéma à Paris.

J’ai donc essayé de convaincre les dirigeants de Bombardier de l’intérêt du contraire, de leur montrer que les actifs du groupe seraient mieux valorisés s’ils montaient une opération différente. Je constate d’ailleurs que Siemens a abouti aux mêmes conclusions que moi puisque la contrainte était la même, quel que soit le partenaire avec qui Bombardier voulait contracter. Nous avons donc examiné à fond l’hypothèse d’une alliance avec Bombardier et j’ai d’autant plus pu aider Patrick Kron que, comme je viens de le souligner, j’avais des liens personnels avec les équipes de Bombardier.

En ce qui concerne l’État chinois, je ne vais pas me lancer dans des considérations antichinoises primaires mais j’appelle tout de même votre attention sur un point : je me souviens que quand la Chine a voulu acheter des rames de TGV, Siemens a dû en vendre six ou sept et, comme par hasard, on s’est arrêté là et la technologie est passée du côté chinois
– mais d’une manière assez brutale, dirons-nous. Patrick Kron, à l’époque, avait refusé de leur vendre des TGV français : il savait qu’on allait nous acheter quatre rames, pas davantage, et que le transfert de technologie se ferait ensuite à titre gracieux…

Il me semble, sans faire de procès d’intention à personne, que nous sommes tout de même pour le moins naïfs. Je constate ainsi que le dernier barrage construit en Côte d’Ivoire, le barrage de Soubré, a été réalisé par des Chinois avec un financement chinois. Or les précédents barrages avaient été construits avec des technologies Alstom, des financements majoritairement français. Les choses ont beaucoup changé : quand vous allez en Afrique, vous rencontrez beaucoup d’entrepreneurs chinois. Leur attitude est d’ailleurs parfois surprenante : ils arrivent avec des collaborateurs et les laissent sur place une fois le chantier terminé… Ils ont les financements, ils ont tout. Nous devons donc être très attentifs. Si Bouygues veut aller faire de la télévision en Chine, je ne suis pas sûr qu’il y arrive ; si je veux aller faire des télécoms en Chine, je ne suis pas sûr que je vais y arriver. Et même du BTP, je ne peux pas. Soit, mais eux, leur interdit-on d’en faire chez nous ? Non.

Qu’on ait voulu aider la Chine de Mao à sortir de ses grandes difficultés en menant une politique très ouverte et très libérale, c’est très bien ; mais, à un moment donné, il faut savoir refermer un peu les portes et rééquilibrer les rapports. Or il me semble que ce n’est pas le cas. Je vous ai parlé de Huawei : ce sont des gens que je connais bien. Je vais chez eux depuis quinze ans : j’ai vu leur activité exploser. Je suis allé chez Nokia : je les ai vus mourir. Alstom, Ericsson, toutes ces entreprises ont énormément souffert. Et que fait Huawei ? Huawei a été un fournisseur public important en Chine. À quelle marge, à quel coût ? Vous n’en avez pas la moindre idée ni moi non plus. Mais je constate tout de même que cela les a formidablement aidés. La Chine possède par ailleurs des universités qui forment chaque année des millions d’ingénieurs très compétitifs.

Il ne faut donc pas sous-estimer la puissance chinoise. J’ai beaucoup de respect pour la Chine ; je suis très admiratif du parcours qu’elle a accompli parce que je fais partie de la génération qui a connu la Chine de Mao. Ma première visite à Pékin, j’avais une vingtaine d’années coïncidait avec la fin de ce système. J’ai vu ce bouleversement incroyable. Bouygues a une position très solide à Hong Kong – mais seulement à Hong Kong, car nous ne pouvons pas franchir la frontière. Nous sommes probablement le premier entrepreneur dans le secteur du BTP, ou le deuxième, selon les années. Nous construisons cet immense pont qui va de Hong Kong à Macao, mais nous nous arrêtons à la frontière…

Pour ce qui est des investisseurs, n’oubliez pas qu’en France le financement des retraites n’est pas fait de la même manière que dans les pays anglo-saxons. Ce n’est pas une critique, seulement un constat. Du coup, les sommes considérables accumulées pour payer les retraites futures dans les pays anglo-saxons, la France ne les a pas puisqu’elle a fait un choix différent : le financement de nos retraites ne se fait pas par capitalisation mais par répartition.

Il ne faut pas sous-estimer le fait qu’il y a peu d’investisseurs en France. J’ai connu l’époque, avant 1990, où les banques françaises avaient dans leurs bilans des lignes d’investissements très importantes : elles étaient alors les grands partenaires financiers de toute l’industrie française. Aujourd’hui c’est presque un crime ! Ou alors, elles ont de telles pénalisations dans leurs ratios de bilan qu’elles n’ont aucun intérêt à investir. Qui donc est investisseur en France ? Les Français qui ont de l’épargne ; or il y a de l’épargne en France, c’est une réalité. Tout ce qui peut constituer un levier significatif, comme l’épargne salariale, doit être une piste à envisager. Cela présente beaucoup de risques, beaucoup de dangers, mais également beaucoup d’avantages. Depuis trente ans, nous avons beaucoup travaillé au sein du groupe Bouygues sur cette question : c’est un vrai sujet de société sur lequel il y a beaucoup à dire. Il faut être vigilant, il faut garder un investissement français significatif en France parce que si nous n’avons affaire qu’à des investisseurs étrangers, un jour ou l’autre, ils partiront avec les actifs.

Mme Natalia Pouzyreff. Je tiens avant tout à saluer non seulement votre discours, mais encore votre pratique de l’actionnariat salarié, pratique vertueuse à bien des égards et notamment en termes de dialogue social, et qui permet de structurer un capital et d’éventuellement le protéger face à des intérêts extérieurs.

J’en reviens au cas d’Alstom. Quand avez-vous été informé pour la première fois du projet de rapprochement avec General Electric ?

Ensuite, en tant qu’actionnaire, même si vous aviez prêté vos actions à l’État, quelle est votre appréciation du fait qu’en juin 2014, GE était censé payer l’amende de quelque 720 millions d’euros et qu’en décembre 2014, lors du conseil d’administration, il est apparu que c’était à Alstom de supporter cette dette ?

Enfin, le projet en cours de rapprochement avec Siemens, autorisé par les autorités européennes, ne témoigne-t-il pas d’une évolution bienvenue de la part de la Commission européenne sur le rapprochement, jusque-là interdit, entre groupes européens au nom d’une législation antitrust ?

M. Martin Bouygues. Sur ce dernier point, je suis heureux de voir que l’Europe a bougé ; le seul problème, c’est qu’il a fallu des cadavres pour que cela bouge… C’est quand même un peu dommage.

Nos premiers contacts avec General Electric datent de fin février, début mars 2014
– c’est la date certaine.

En ce qui concerne l’amende, Philippe Marien va vous répondre.

M. Philippe Marien. La séquence que vous avez décrite, madame la députée, est parfaitement exacte : dans les négociations qu’Alstom a menées avec GE, Alstom étant parfaitement informé du risque encouru, il était par principe prévu que GE assumerait la charge de cette éventuelle amende et il en a été tenu compte dans la détermination du montant de l’offre proposée. Or il se trouve que la justice américaine a explicitement exigé que cette amende soit bien à la charge d’Alstom. Du coup, il devenait formellement impossible à GE d’honorer l’accord dans lequel il s’était engagé à la prendre à sa charge.

L’assemblée générale a été parfaitement informée des conditions de cette affaire – elle a du reste approuvé l’opération à plus de 99 % des voix. Patrick Kron a expliqué que, d’un côté, en effet, l’amende était à la charge d’Alstom et que, de l’autre, Alstom avait négocié auprès de GE une augmentation du prix de l’opération avec le transfert d’un certain nombre d’actifs ; grâce cet aménagement, que vous avez qualifié de « baroque », monsieur le président, de l’accord initial, le management d’Alstom a réussi in fine à protéger les intérêts des actionnaires, ce qui explique qu’ils se soient prononcés en faveur de l’opération. Ces deux opérations parallèles ont été réalisées afin de compenser le mieux possible le fait que GE ne pouvait plus assumer, comme c’était initialement prévu, la dette en question, le DoJ en ayant décidé autrement.

Mme Natalia Pouzyreff. Quelle a été l’ampleur de la compensation ?

M. Philippe Marien. La compensation a été très large. Il faut en outre savoir qu’il y a eu un certain nombre d’ajustements entre les principes initiaux et le closing de l’opération. Certes, quelques centaines de millions d’euros, c’est beaucoup d’argent dans l’absolu mais la somme devient relativement marginale quand on la rapporte à une opération de 10 milliards d’euros. C’est aussi pourquoi les actionnaires, j’y insiste, l’ont approuvée.

M. Martin Bouygues. Vous avez évoqué l’idée, monsieur le président, selon laquelle la justice américaine aurait fait pression sur Patrick Kron ; en tout cas, je l’ai souvent entendu.

M. le président Olivier Marleix. Vous posez les questions, monsieur le président, avant même que je ne le fasse (Sourires), mais votre réponse sera forcément utile.

M. Martin Bouygues. En tout cas je n’ai pas été le témoin de telles pressions. L’idée qu’il y ait une espèce de grand complot et que General Electric ait instrumentalisé la justice américaine pour dépecer la pauvre France d’un de ses actifs me paraît assez farfelue et témoigne surtout d’une profonde méconnaissance de la justice américaine.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Tout à fait !

M. Martin Bouygues. Vous n’allez pas voir un procureur, aux États-Unis, avec une lettre au Père Noël, en lui demandant de vous donner ce que vous souhaitez… Ce n’est pas ainsi que les choses se passent. La justice américaine est très indépendante, mais également, je vous le rappelle, très efficace et très dure.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Y compris vis-à-vis des boîtes américaines.

M. Martin Bouygues. En effet. Et en l’occurrence elle a fait son travail, tout simplement.

M. le président Olivier Marleix. Pour votre parfaite information, nous avons rencontré, la semaine dernière, avec Mme Pouzyreff, vice-présidente de la commission, et le rapporteur, le procureur qui a instruit l’affaire Alstom, ainsi que d’autres procureurs auprès de l’Attorney général, qui suivent les affaires de corruption internationale. Entre autres questions, il est apparu qu’un vice-président d’Alstom, depuis le mois de février 2013, était enfermé dans un pénitencier américain pour des faits de corruption imputables à l’entreprise Alstom et que M. Kron a plaidé coupable. Nous n’avons pas encore obtenu de réponse à ce sujet, mais il n’est pas impossible qu’il ait lui-même été l’objet de poursuites et qu’il ait lui-même fait l’objet d’un accord de non-poursuite temporaire. Conclure un accord de non-poursuite quand vous risquez plusieurs années de prison, c’est un élément de contexte qui peut peser… Nous ne sommes donc pas totalement dans la fantasmagorie.

Il faudra que la justice américaine soit plus attentive, à l’avenir, si elle veut soigner son image : on relève à tout le moins une concordance des dates très gênante dans cette affaire. Je ne dis pas qu’il y aurait un lien de cause à effet, mais M. Macron, lorsqu’il était ministre de l’économie, a déclaré ici même qu’il avait eu le sentiment que cette affaire avait pesé sur la décision de M. Kron.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Il n’a pas exactement dit cela…

M. le président Olivier Marleix. Si !

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Non.

M. le président Olivier Marleix. Il a affirmé ne pas en avoir la preuve mais avoir le sentiment qu’il pouvait y avoir un lien.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Nous le vérifierons en nous reportant au compte rendu.

Nous étions ensemble, vous l’avez dit, lors de ce rendez-vous avec les procureurs américains ; or l’enquête a été lancée bien avant qu’il n’y ait le moindre projet de fusion.

M. Martin Bouygues. C’est Alstom qui est poursuivi, pas M. Kron, ce qui fait tout de même une grosse différence.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. J’ai l’impression de ne pas avoir participé au même rendez-vous avec les procureurs américains…

M. Jean-François Guillemin, secrétaire général du groupe Bouygues. Je relisais, ce matin, le plea agreement signé avec la justice américaine, qui précise: « This agreement does not close or preclude the investigation or prosecution of any natural person including any officers, directors, employees, agents or consultants of the defendant. » Autrement dit, cet accord ne met à l’abri aucune personne physique. La thèse selon laquelle il y aurait eu une négociation pour mettre Patrick Kron à l’abri est totalement fausse, puisque l’accord réserve expressément la possibilité de poursuivre les personnes physiques.

J’ai malheureusement eu, au cours de ma carrière, à mener quelques contentieux aux États-Unis et je vous assure que si la justice américaine avait eu des raisons de condamner un dirigeant français…

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Elle l’aurait fait.

M. Jean-François Guillemin.… elle l’aurait fait sans l’ombre d’une hésitation.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Bien sûr !

M. Jean-François Guillemin. Et force est de reconnaître que la justice américaine n’a pas poursuivi les principaux dirigeants d’Alstom alors qu’elle s’était expressément réservé la possibilité de le faire, comme c’est indiqué dans le plea agreement.

Mme Sarah El Haïry. Que représente Alstom pour vous, aujourd’hui, monsieur le président-directeur général ?

M. Martin Bouygues. Pour moi, Alstom est une entreprise de matériel ferroviaire. Il faut absolument que nous réussissions l’accord en cours car il permettra de créer un champion européen. C’est la tâche à laquelle nous sommes attelés. Les équipes d’Alstom vont devoir mener une négociation très longue et très compliquée à Bruxelles. Je rappelle que nos amis chinois ont déjà un cheval de Troie qui est italien. Cela va nous poser cette grande difficulté.

Je voudrais vous faire passer un message, vous avez d’ailleurs abordé la question : il faut que la Commission européenne soit plus réaliste qu’elle ne l’est. Il faut qu’elle comprenne que ce comportement d’ayatollahs de la concurrence a forcément ses limites : si c’est pour détruire des entreprises européennes, honnêtement, je n’en vois pas l’intérêt, cela n’a aucun sens.

Mon souhait est d’aider Henri Poupart-Lafarge, remarquable manager que je connais d’autant mieux que son père a été mon propre collaborateur pendant vingt-cinq ans. Je peux vous assurer qu’il gère remarquablement bien l’ensemble Alstom ; il est très apprécié par Siemens – ce qui va faciliter les choses. Maintenant, il faut que cette fusion réussisse. Les dix-huit mois à venir vont être déterminants. Mon seul souhait est de les aider dans cette opération.

M. le président Olivier Marleix. J’ai découvert hier, sur le site de l’Autorité des marchés financiers (AMF), à propos de l’OPRA, que les honoraires versés aux intermédiaires – cabinets d’avocats, banques conseil, cabinets de communication, etc. – qui ont accompagné la vente de GE « Power » représentait une somme de l’ordre de 300 millions d’euros, payés par les actionnaires d’Alstom. On peut imaginer que le montant est similaire du côté de l’acquéreur, censé être encore plus motivé, soit un total de 600 millions d’euros payés à des intermédiaires. M. Montebourg a estimé que, pour cette opération, tout le monde était loué sur la place de Paris : il n’était pas une agence de communication qui n’ait été mobilisée, pas un cabinet de lobbyistes qui n’ait été engagé… Ces sommes, prises dans la poche des industriels, ne vous semblent-elles pas atteindre des montants extravagants ?

M. Philippe Marien. Vous avez parfaitement raison : ce sont effectivement des montants proprement gigantesques. Une partie est composée par les commissions des banques d’affaires et l’autre par les honoraires des avocats. Or l’essentiel des sommes dépensées concerne les avocats, et l’essentiel de la partie avocats, les seules questions de concurrence.

M. Martin Bouygues. Bruxelles !

M. Philippe Marien. Pour obtenir l’autorisation de Bruxelles, il a fallu fournir des dizaines de milliers de documents qui ont été envoyés, analysés, plaidés… La partie concurrentielle, j’y insiste, est monumentale. Pour la fusion avec GE « Power », il a fallu fournir quelque 32 000 documents ; pour la partie transports, on en sera à une quinzaine de mille…

Martin Bouygues le rappelait : il s’agissait pour GE de sa plus grosse acquisition. Ces montants considérables sont malgré tout conformes avec ce qui se pratique habituellement, ce qui n’est une bonne nouvelle ni pour l’industriel ni pour l’actionnaire. La rémunération des banques d’affaires n’a rien de surprenant en soi : on ne fait pas ce genre d’opérations sans banques d’affaires. Mais les frais d’avocats sont énormes et, pour l’essentiel, correspondent aux négociations avec les autorités de concurrence.

M. le président Olivier Marleix. Messieurs, nous vous remercions pour vos réponses.

 

La séance est levée à dix-neuf heures vingt.

 


32.    Audition, ouverte à la presse, de M. Martin Vial, commissaire aux participations de l'État, directeur général de l’Agence des participations de l’État

(Séance du jeudi 15 mars 2018)

La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Chers collègues, nous recevons aujourd’hui M. Martin Vial en sa qualité de commissaire aux participations de l’État. Nommé à cette fonction le 24 août 2015, il dirige à ce titre l’Agence des participations de l’État (APE). Il est accompagné de MM. Marc de Lépinau, secrétaire général de l’APE, et Jack Azoulay, directeur des participations « Industrie ».

M. Vial a une longue expérience de l’administration et des cabinets ministériels. Il a été directeur général puis président du groupe La Poste, de 1997 à 2002. C’est donc un habitué des auditions parlementaires. En 2003, il a rejoint le secteur privé pour diriger le groupe Europ Assistance jusqu’en 2014.

Monsieur le directeur général, notre commission d’enquête a auditionné trois de vos prédécesseurs à l’APE : M. Bruno Bézard, qui a connu la création de cette structure en 2004, votre prédécesseur direct, M. Régis Turrini, dont le passage à l’APE aura été plutôt bref, et M. David Azéma. Chacun nous a exposé, à sa manière et à la lumière de son expérience, les missions et la doctrine de l’APE. Vous vous êtes déjà personnellement exprimé sur ces thèmes, notamment devant des commissions parlementaires, mais vous comprendrez qu’il s’agit d’un exercice obligé et qu’il serait bon que vous précisiez une fois encore cette doctrine. De vos propos passés, il ressort que l’État doit se comporter en tant qu’actionnaire « avisé et de long terme ». Je ne suis pas totalement convaincu que cette position clairement affirmée corresponde tout à fait à ce qui s’est passé lors de la cession de la branche « énergie » d’Alstom à General Electric (GE) ni au rapprochement en cours avec Siemens
– précisons que le dossier de la vente à GE des activités de l’énergie était bouclé à votre arrivée à l’APE.

Parallèlement au mémorandum tripartite entre l’État, General Electric et Alstom SA, signé le 21 juin 2014, l’État a conclu une convention de prêt d’actions avec Bouygues. Nous avons appris que les intérêts payés par l’État à Bouygues revenaient à un reversement complet par l’APE des dividendes perçus d’Alstom. C’est assez surprenant : selon certaines jurisprudences, il ne s’agit alors pas d’un contrat de prêt de consommation d’actions. Pouvez-vous nous en dire plus et nous indiquer le montant du dividende perçu et celui des intérêts versés par l’APE ?

Nous aimerions aussi que vous nous expliquiez comment l’État a agi pendant cette période soit en tant qu’actionnaire emprunteur des actions de Bouygues soit en vertu de l’action de référence, la golden share, dont il dispose dans la coentreprise, ou joint-venture, GEAST. Il semble y avoir eu quelque flottement, le représentant de l’État au conseil d’administration de la joint-venture étant parti au cabinet du ministre de la défense sans être remplacé pendant un certain temps. Qu’en fut-il de cette période de vacance ? Quand le représentant de l’État a-t-il enfin été remplacé ?

Et pourquoi l’État n’a-t-il pas exercé ses options d’achat sur les actions prêtées par Bouygues ? Il serait alors devenu actionnaire du nouvel ensemble. Est-il vrai que c’est parce que Siemens ne voulait pas que l’État soit présent au capital ?

Pouvez-vous aussi nous expliquer comment sont choisis les conseils de l’APE ? La Cour des comptes a fait un certain nombre d’observations, elle a notamment relevé qu’il n’y avait pas toujours eu d’appels d’offres. Certes, les banques d’affaires trouvent que leur rémunération est misérable mais… c’est bien ce que nous espérons ! Dans le dossier Alstom, deux études ont été successivement menées : l’une réalisée par le cabinet Roland Berger Strategy Consultants : l’autre par l’agence AT Kearney. Quoique celle-ci était financée par l’APE, le ministre compétent, à l’époque Arnaud Montebourg, semble ne pas avoir eu connaissance de la commande. Pouvez-vous nous préciser à quelle date cette étude livrée au mois de décembre 2012 avait été commandée ? Et le ministre en a-t-il eu connaissance ?

Vous gérez une participation de 11 % de l’État dans Airbus, dont la capitalisation boursière est de 76 milliards d’euros. Vous le savez, une opération de lutte anti-corruption est engagée par le Serious Fraud Office britannique, au titre du Bribery Act, et une enquête est ouverte par le parquet national financier. Le département de la justice américain devrait également en ouvrir une. L’APE suit-elle ce dossier ? Et s’assure-t-elle que la loi dite « de blocage », qui remonte à 1968, est mise en œuvre de façon pertinente ? J’entends par là non un blocage complet mais le fait de s’assurer que des informations stratégiques ne sont pas pillées. Sont déjà intervenues, chez Airbus, une réorganisation de la direction et une réorganisation en profondeur du réseau commercial. Ce qui se passe est de nature à préoccuper la représentation nationale.

Qu’en est-il, enfin, de la privatisation annoncée d’Aéroports de Paris (ADP) ? L’État détient 50,63 % de son capital, qui représente 18 milliards de capitalisation boursière. L’entreprise a rapporté environ 126 millions de dividendes à l’État pour le dernier exercice, ce qui n’est pas rien. La privatisation annoncée suscite donc un certain nombre d’inquiétudes, d’autant qu’ADP est très clairement un opérateur d’importance vitale au sens du décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable, dit « décret Montebourg ». Le dispositif de contrôle des investissements étrangers en France doit, le cas échéant, pouvoir s’appliquer. Que pouvez-vous nous dire de ce dossier ? S’il s’agit pour l’État de passer sous le seuil de 50 % du capital, cela suppose une modification législative – un arbitrage devrait être rendu ces jours-ci. Le foncier est également un enjeu du dossier. En 2005, le législateur avait accepté la sortie du domaine public de ce foncier éminemment stratégique, mais on imagine mal que l’État puisse demain en perdre le contrôle. Se pose aussi la question de la pertinence du montage lui-même. Avec le recul, la privatisation des sociétés d’autoroutes qui, à court terme, se traduisait par une entrée d’argent intéressante, n’est pas aujourd’hui considérée comme une opération d’une pertinence considérable à long terme. Je pense que personne ne souhaite rééditer l’exercice.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par des commissions d’enquêtes de déposer sous serment. Je vous demande donc, monsieur le directeur général, de jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Martin Vial prête serment.)

M. Martin Vial, commissaire aux participations de l’État, directeur général de l’APE. Avant de répondre à vos questions, monsieur le président, je voudrais, sans répéter les propos tenus devant la commission des affaires économiques de votre assemblée, vous dire quelle est ma conviction quant au rôle de l’État actionnaire, qui peut être d’une sensibilité légèrement différente de celle de certains de mes prédécesseurs.

Tout d’abord, je réaffirmerai – je pense que cela a déjà été dit à diverses reprises – que la création de l’APE a marqué un progrès considérable de ce point de vue. Ce rôle de l’État actionnaire s’est lui-même amélioré, enrichi, depuis la création de l’agence en 2004, dont l’évolution a connu plusieurs étapes.

Le fondement même de la création de l’agence était l’incarnation , au sein de l’État, d’un rôle de défense et de promotion des intérêts patrimoniaux de celui-ci, distinct du rôle de tutelle que peuvent exercer certains ministères techniques dans les domaines des transports, de la culture, de la défense, de l’énergie, etc. Il s’agissait aussi, évidemment, de distinguer ce rôle d’autres plus transversaux : l’État est acheteur, l’État est client, l’État prélève l’impôt, l’État est, de façon générale, régulateur. La création de l’APE en 2004 a permis d’incarner cette fonction patrimoniale ; c’était une première étape clé. La deuxième est intervenue en 2010, lorsque ce service à compétence nationale a été extrait de la direction générale du trésor, dont la fonction régulatrice, notamment dans le domaine financier mais pas seulement, pouvait entrer en conflit avec le rôle d’actionnaire. Deux autres étapes importantes sont intervenues. En 2014 a été formalisée pour la première fois une doctrine de l’État actionnaire, une doctrine d’investissement relative à l’état et à l’évolution du portefeuille, et, à l’été de cette même année, des dispositions législatives prises par voie d’ordonnances ont acté un certain nombre d’évolutions pour donner à l’État actionnaire un rôle plus banalisé au sein des organes de gouvernance des entreprises du portefeuille et préciser par la loi un certain nombre de règles en matière de cessions et de respiration du portefeuille. Ces quatre étapes majeures ont permis à l’État actionnaire de jouer un rôle significatif, notamment dans la politique industrielle, objet principal de votre commission d’enquête.

Aujourd’hui, l’APE gère un portefeuille d’une valeur d’environ 100 milliards, dont un peu plus de 70 milliards de participations dans des entreprises cotées. Cette gestion est assez active. Depuis la création de l’APE, nous aurons cédé environ 30 milliards d’actifs. Au cours des trois dernières années, l’activité a été plus intense : nous avons cédé environ 10 milliards d’actifs et investi 11,5 milliards. La performance du portefeuille a été fortement affectée, jusqu’en 2016, par le poids des participations énergétique – EDF, Areva et ENGIE –, qui ont subi l’effet de la baisse des cours des matières premières à partir de 2014 et jusqu’en 2016. En 2017, au contraire, nous avons très largement surperformé le CAC40. Notre rendement actionnarial, qui prend en compte le rendement du portefeuille et la croissance de valeur, a été de l’ordre de 18 % en 2017, tandis que celui du CAC40 était d’un peu moins de 10 %. Très schématiquement, nous sommes l’un des plus gros gestionnaires d’actifs publics au monde et, dans bien des domaines, nous avons beaucoup progressé – je ne répéterai pas les propos tenus devant la commission des affaires économiques.

Avant de répondre à vos questions, monsieur le président, j’indiquerai que l’État est intervenu dans des évolutions significatives de secteurs industriels.

Dans le secteur de la défense, l’État a favorisé et a promu la création du champion européen franco-allemand KNDS (Krauss-Maffei Nexter Defense Systems), fruit du rapprochement de Nexter et de KMW (Krauss-Maffei Wegmann), entreprise allemande privée, concurrente dans le domaine des munitions et armes terrestres. En outre il faut signaler - même si je me suis totalement déporté sur les questions de défense depuis le mois de juin dernier - que l’État, à travers le ministère de la défense et l’APE, participe aux négociations sur le possible rapprochement de Naval Group et Fincantieri.

Dans le domaine de l’industrie spatiale, nous avons promu et permis la création d’Airbus Safran Launchers (ASL), à travers le rapprochement entre Airbus, Safran et Arianespace, pour constituer cette filière industrielle.

Dans l’énergie, à travers la restructuration d’AREVA, nous avons été acteurs des rapprochements entre EDF et Framatome et entre AREVA, pour la partie éolienne et offshore, et Siemens. Nous avons aussi négocié l’entrée annoncée il y a quelques semaines des industriels japonais Mitsubishi Heavy Industries (MHI) et Nuclear Fuel Limited (JNFL) au capital d’Orano, la nouvelle AREVA, qui se consacre au cycle du combustible nucléaire.

Dans l’aéronautique, nous avons soutenu l’acquisition de Zodiac par Safran et approuvé, en qualité d’actionnaire puisque nous ne participons pas à la gouvernance d’Airbus, l’acquisition de Bombardier CSeries, cette activité de construction d’appareils monocouloirs, intervenue à l’automne dernier.

Dans le domaine de la construction navale civile, nous sommes toujours à la manœuvre dans la restructuration du capital de STX et nous avons annoncé il y a quelques semaines la signature du contrat d’acquisition des titres détenus par le Coréen STX en vue de mettre en œuvre l’accord approuvé au mois de septembre dernier par le gouvernement italien et le gouvernement français pour faire entrer Fincantieri dans le capital de STX.

Dans l’automobile, après le sauvetage remarquablement réussi, depuis 2014, de PSA, nous avons toujours considéré que cette entreprise devait participer à des opérations de consolidation pour devenir plus forte sur ce marché mondial de l’automobile où la concentration et la taille sont des éléments majeurs. L’État actionnaire et le Gouvernement ont donc soutenu l’acquisition d’Opel par PSA au printemps 2017.

Dans le secteur de l’électronique, deux opérations sont très importantes pour l’avenir de Thales : très récemment, Thales a pris le contrôle de Gemalto, et, il y a deux ans, Thales a acquis Vormetric, pour devenir l’un des leaders de la cybersécurité. En tant qu’actionnaire présent dans la gouvernance de toutes les entreprises du portefeuille-  sauf Airbus pour laquelle les accords intergouvernementaux et avec l’entreprise ne permettent pas aux États actionnaires d’être membres des organes de gouvernance–, notre préoccupation permanente est que leur stratégie de moyen et long terme assure leur pérennité, de sortir de situations difficiles et, surtout, de faire en sorte que ces groupes – pour la plupart, de très grands groupes internationaux – aient tous les atouts pour se développer dans une compétition mondiale,

Cela m’amène évidemment au sujet d’Alstom. Même si j’ai reconstitué a posteriori ce qui s’était passé avant mon arrivée, je parlerai davantage de ce qui s’est produit depuis le mois d’août 2015 jusqu’à maintenant.

Dès mes premières semaines à la tête de l’APE, nos échanges avec l’entreprise et avec les autres actionnaires ont montré que le bilan d’Alstom Transport avait été assaini dans le cadre des accords consistant à sortir l’activité énergie d’Alstom et à la céder à General Electric mais qu’il était très clair que l’avenir d’Alstom passait par une ou des opérations de consolidation. Pendant deux ans et demi, nous avons donc systématiquement cherché avec le management et les autres actionnaires quelles étaient les possibilités de consolidation. Elles s’articulaient toujours autour des mêmes acteurs : Siemens, Bombardier et Ansaldo STS (Signalling and Transportation Systems), dont l’actionnaire majoritaire est désormais Hitachi, notamment. En ce qui concerne la signalisation, il y avait aussi un possible rapprochement avec Thales. Je ne mentionne pas d’autres acteurs, en quelque sorte en deuxième rang,. Pendant cette période, la société a étudié à diverses reprises des partenariats, rapprochements et acquisitions possibles avec Siemens, Bombardier et Hitachi, mais, jusqu’au printemps 2017, cela n’a pas abouti.

Vous m’avez interrogé, monsieur le président, sur les études commandées par l’APE. L’étude d’AT Kearney a été commandée à l’automne 2012 et, en effet, rendue au mois de décembre 2012, suivant un processus classique. Puis il y eut une étude du cabinet Rolland Berger Strategy Consultants, rendue en 2014. Ces rapports n’étaient pas totalement convergents – heureusement, d’une certaine façon. Ces cabinets proposaient des solutions dans des voies qui pouvaient être stratégiquement différentes. En revanche, ils s’accordaient sur le fait que la situation financière d’Alstom, avant scission, n’était pas viable. Les différentes solutions proposées, dont les représentants de ces cabinets vous parleront mieux que moi, reposaient sur scission et rapprochements, notamment avec Siemens et Bombardier. Jamais l’APE ni nos collègues de la direction générale des entreprises (DGE) ne commandent d’études dont les résultats ne sont pas communiqués au ministre. Je le dis de façon très claire : les études que nous commandons sont communiquées au ministre et/ou à son cabinet.

M. le président Olivier Marleix. Selon vous, l’étude d’AT Kearney a donc été livrée au ministre Montebourg.

M. Martin Vial. Je n’étais pas en fonction à l’époque. Oui je crois qu’elle a effectivement été transmise au cabinet du Ministre.

M. le président Olivier Marleix. L’inverse serait très anormal.

M. Martin Vial. Absolument.

Quant aux modalités de recours au conseil, vous avez souligné à juste titre, monsieur le président, que l’APE avait la réputation de mal payer au regard des tarifs habituellement pratiqués par les entreprises privées. Deux procédures sont possibles. La possibilité nous est donnée par les règles applicables aux marchés publics, notamment les directives européennes, de recourir au secret. En général, cela concerne des entreprises cotées car la mise en concurrence publique d’un conseil – qu’il soit stratégique, bancaire ou juridique – aurait un impact majeur sur le cours de l’action et sommes soumis à la règlementation du régulateur des marchés boursiers, l’AMF.. Nous recourons donc très fréquemment, quoique pas systématiquement, à cette procédure de secret, légale et admise tant par les textes européens que par la Cour des comptes pour protéger les entreprises concernées. Il existe aussi une procédure de marché recourant à un appel d’offre public. Je renvoie là aux pratiques du ministère de l’économie et des finances, avec des marchés-cadres passés par le secrétariat général du ministère, dans lesquels nous pouvons nous inscrire, des marchés-cadres que nous mettons en place, etc.

M. le président Olivier Marleix. Les deux études en question ont-elles été commandées dans le cadre de la procédure secrète de gré à gré ?

M. Martin Vial. Oui.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Est-ce l’APE ou le cabinet du ministre qui a commandé l’étude du cabinet Roland Berger Strategy Consultants ?

M. Martin Vial. Parfois, nous commandons aussi des études avec la DGE. Nous vérifierons et nous vous donnerons la réponse.

En ce qui concerne Alstom, nous retrouvons la préoccupation de l’État actionnaire : accompagner, soutenir, promouvoir, parfois stimuler des réflexions et des mouvements stratégiques majeurs qui permettent aux entreprises de se consolider et d’être plus fortes.

La doctrine d’investissement, en effet, est en train d’évoluer. Celle formalisée en 2014 marquait un grand progrès mais la vérité est qu’elle avait tendance à expliquer le présent, pas forcément le futur. Quatre lignes directrices étaient fixées, que j’ai exposées devant la commission des affaires économiques à l’automne dernier : premièrement, l’investissement dans les entreprises stratégiques relevant de la souveraineté nationale, essentiellement la défense et le nucléaire ; deuxièmement, l’investissement dans les entreprises ayant un rôle majeur ou déterminant dans la vie économique et sociale du pays, notamment de grandes entreprises de service public mais aussi de grandes entreprises de l’énergie ou des télécommunications, telles Orange ou ENGIE, au rôle majeur dans leurs secteurs ; troisièmement, l’investissement dans les entreprises ayant un rôle important dans la croissance économique française et européenne, catégorie très large qui permet de nombreux investissements et dont relèvent notamment ceux faits dans le secteur automobile ; quatrièmement, le sauvetage d’entreprises qui présentent, en cas de faillite, un risque systémique, catégorie dont relève notre intervention en faveur de la banque Dexia.

La difficulté est que cette doctrine n’est plus totalement adaptée à notre environnement, qui a évolué depuis quelques décennies, notamment celui du secteur public. La dérégulation mondiale intervenue depuis les années quatre-vingt a notamment entraîné, dans le secteur des utilities, une mise en concurrence et la suppression des monopoles. Le mouvement s’est fait en deux temps : une vague de création de concurrents, puis une vague de consolidation. On l’observe d’ailleurs avec le mouvement opéré cette semaine en Allemagne entre E. ON, RWE et Innogy : ces mouvements de consolidation et de spécialisation se poursuivent. La dérégulation a complètement changé le cadre dans lequel évoluent les grandes entreprises françaises de l’énergie, de distribution de l’énergie, de transport, de télécommunications, de La Poste. Ensuite, la disruption numérique transforme profondément les modèles économiques des entreprises, et cela vaut pour tous les secteurs. Il importe que les entreprises les plus anciennes soient de plus en plus agiles et se transforment, notamment – mais pas seulement – du fait de la disruption numérique. Or si la moyenne d’âge des entreprises qui composent le Nasdaq est de vingt-cinq ans et celle des sociétés du CAC40 légèrement supérieure à cent ans, celle des entreprises présentes dans notre portefeuille est encore plus élevée, car nombre d’entre elles sont des entreprises historiques importantes dans la vie économique et sociale française. Les transformations en question sont souvent synonymes de besoin de fonds propres, d’alliances, d’acquisitions, mais l’État n’a pas vocation à accompagner systématiquement ces évolutions capitalistiques. C’est enfin une question d’environnement des finances publiques. Les finances publiques nous imposent en effet, aujourd’hui, d’être plus sélectifs dans l’immobilisation de l’argent public qu’il y a trente ou quarante ans. En 1995, la dette publique représentait un peu plus de 55 % du produit intérieur brut (PIB). Aujourd’hui, elle avoisine les 100 %.

Le ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire a expliqué à diverses reprises, très clairement, que l’État devait être dorénavant plus sélectif et qu’il y avait en fait trois domaines d’intervention légitimes de l’État en tant qu’actionnaire : toujours le domaine de la souveraineté, essentiellement à travers la défense et l’énergie nucléaire ; ensuite, les grandes entreprises de service public national et des entreprises de service public local, dans lesquelles l’État n’ayant, pas d’autre levier suffisant autre qu’actionnarial pour s’assurer que ces missions de service public sont correctement remplies ; enfin, les entreprises au secours desquelles l’État vient pour que ne soient pas mis en danger l’économie nationale ou un secteur entier de celle-ci. Hors ces domaines, l’État n’a pas vocation à investir massivement ni à rester actionnaire. En revanche, il doit investir dans l’innovation, notamment l’innovation de rupture, d’où la création du fonds pour l’innovation au début de cette année 2018, fonds doté de 10 milliards et dont les revenus assureront de façon permanente le financement de l’innovation de rupture – les modalités d’utilisation de ces ressources sont à l’étude. Je suis absolument convaincu que nous allons inscrire notre action dans ce cadre.

Je ne peux répondre, monsieur le président, à votre question sur ADP, non que je veuille cacher une information mais parce qu’aucune décision n’a été prise par le Gouvernement. Le Gouvernement l’a indiqué : les décisions définitives seront présentées au Parlement au cours du printemps. Le ministre de l’économie et des finances aura l’occasion de s’exprimer mieux que moi à ce propos – je crois que vous l’auditionnez dans quelques jours.

J’en viens à nos relations avec Bouygues et au dénouement de l’opération que vous avez évoquée. En effet, un contrat de prêt faisait partie de l’accord relatif à la cession de la branche énergie d’Alstom conclu en 2014 et mis en œuvre au début de l’année 2016. Aux termes du contrat, l’État avait toute la jouissance des actions pendant la durée du prêt. C’est à ce titre qu’il a proposé à l’assemblée générale des actionnaires la nomination de deux représentants au conseil d’administration : l’un, Olivier Bourges, au début de l’année 2016 ; le second, Pascal Faure, était le représentant de l’État au sein du conseil d’administration d’Alstom à l’été 2016. Voilà pour la gouvernance.

Le contrat de prêt prévoyait en effet que l’État jouissait des dividendes pendant cette période, car le prêt était rémunéré à hauteur du montant des dividendes. Je n’ai pas en tête le montant précis des dividendes reçus, mais nous vous le communiquerons immédiatement après cette audition. Le contrat n’est évidemment pas contraire aux règles du commerce. Nous avions la jouissance des titres et des revenus liés à ces titres ; par ailleurs, nous disposions d’options d’achat des titres, avec trois fenêtres possibles pour les exercer. J’insiste sur le fait que l’État n’a pas mis un seul euro dans cette opération. Grâce au contrat de prêt, nous avons été actionnaires d’Alstom jusqu’à l’automne 2017 sans avoir déboursé un euro. Si l’État avait levé ses options, il aurait fallu payer à Bouygues l’achat de ces titres, mais il était très clair, dans le cadre de l’accord entre Siemens et les actionnaires d’Alstom, que Siemens ne voulait pas que l’État soit présent dans le nouvel ensemble – quelque jugement que l’on porte sur cette position, c’était très clair, dès le départ. C’est la raison pour laquelle nous avons négocié pour que Siemens prenne de très importants engagements, sur lesquels nous pourrons revenir si vous le souhaitez. Je rappelle, en particulier, que le rapprochement entre l’activité de transport de Siemens et Alstom Transport s’opère dans le cadre d’une entreprise française, dont le siège est à Paris, qui est cotée à Paris, avec un dirigeant français et quatre administrateurs indépendants dont trois sont français. Un certain nombre d’engagements sont également pris en matière d’emploi, en matière industrielle, en matière de protection des sites, dorénavant jusqu’en 2023. Il n’y aurait pas eu d’accord si nous étions restés au capital du nouvel ensemble.

Pourquoi ne pas être entré au capital d’Alstom ? Rappelons quand même que, avec les titres prêtés par Bouygues, il aurait fallu acquérir 20 % des titres  – les options finales ne portaient d’ailleurs plus que sur 15 %. Pour avoir 50 % du nouvel ensemble, il aurait fallu lancer une offre publique d’achat sur Alstom, puisqu’il aurait fallu acquérir 100 % de son capital, et débourser environ 9 milliards si l’on se réfère au cours du titre au mois de septembre 2017. Compte tenu de l’évolution de la doctrine de l’État actionnaire, nous n’avons jamais envisagé de prendre le contrôle exclusif d’Alstom.

Et pourquoi avoir laissé à Bouygues la capacité de récupérer les dividendes exceptionnels qui seront versés au moment du closing de l’opération ? La raison est assez simple : l’APE ne fait jamais de spéculation. Jusqu’à l’été 2017, le cours de l’action Alstom n’a jamais dépassé 30 ou 31 euros. Il est monté un peu au-dessus de 35 euros après l’annonce du rapprochement entre Siemens et Alstom, mais c’est précisément parce qu’il intégrait les perspectives positives liées au versement de dividendes exceptionnels et les perspectives de création de valeur. Nous n’avons pas fait le choix de spéculer, c’est-à-dire d’acheter un titre à 35 euros au mois de septembre ou d’octobre 2017 pour le revendre un an ou un an et demi plus tard, au moment du closing, à un cours par définition incertain. Observons d’ailleurs que le cours du titre oscille depuis le début de l’année entre 33 et 34 euros – hier, il était de 33,50 euros. En tout état de cause, par définition, lorsque l’entreprise verse un dividende, le cours du titre baisse systématiquement du montant du coupon le jour qui suit le détachement de celui-ci – ensuite, le titre reprend sa vie normale, mais, je le redis, nous n’avons pas vocation à spéculer.

Avec ce rapprochement, le choix que nous avons proposé et que le Gouvernement a décidé était de construire un grand champion européen. Quelles ont été les motivations de l’Etat ?

Première motivation : les différentes opérations de rapprochement qui avaient été envisagées depuis trois ans n’avaient pas abouti. Au printemps 2017, les rumeurs, d’une part, les informations obtenues par la direction d’Alstom, d’autre part, faisaient apparaître que les négociations avaient repris entre Bombardier et Siemens, et qu’elles en étaient à un stade assez avancé. D’après ce que nous savions, le rapprochement allait donner naissance à deux entités, l’une contrôlée par Bombardier et dédiée au matériel roulant, l’autre contrôlée par Siemens et centrée sur la signalisation.

Lorsque nous avons eu vent de ces discussions, nous avons, en effet, redemandé à la direction d’examiner la possibilité de discuter avec Siemens – je précise que c’était la position du conseil d’administration d’Alstom – et de vérifier, bien sûr, que les autres hypothèses n’étaient pas possibles.

Il se trouve que le calendrier s’est accéléré pendant l’été 2017. Au mois d’août 2017, la direction d’Alstom et celle de Siemens ont mené des discussions plus approfondies. Dès le début du mois de septembre, nous sommes nous-mêmes entrés en discussion avec Siemens pour examiner les conditions d’un éventuel rapprochement et les engagements que Siemens serait disposé à prendre vis-à-vis du nouvel ensemble.

Avec un chiffre d’affaires de l’ordre de 7 milliards d’euros, Alstom représentait le quart du chiffre d’affaires de China Railway Rolling Stock Corporation (CRRC). Rappelons que tout ce mouvement s’est accéléré sous la pression chinoise. Dans beaucoup d’industries chinoises, des entreprises de très grande taille ont fusionné et se sont développées sur le marché intérieur avant de partir à l’assaut des marchés internationaux. CRRC, lui-même issu de la fusion de très grands opérateurs chinois, illustre ce phénomène de façon très spectaculaire. Contre toute attente, CRRC a gagné des contrats très importants dans le domaine du transport aux États-Unis, ce qui a surpris tous les acteurs du secteur.

Au cours de la même période, la situation de Bombardier s’est considérablement dégradée. La cession de Cseries témoigne de la difficulté du groupe à sortir d’une situation difficile,  de mon point de vue, la cession du contrôle ayant été réalisée à des conditions plutôt favorables pour Airbus. La faiblesse de Bombardier rend le concurrent chinois encore plus menaçant. CRRC, qui est déjà le leader en Europe dans le matériel roulant et leader mondial dans la signalisation, continue à se développer.

Voilà la vision que nous avons de cette opération et de son dénouement. Comme vous le savez, elle est soumise aux autorités de la concurrence et le closing, c'est-à-dire la dernière étape de la cession, pourrait s’en trouver légèrement décalé par rapport aux prévisions. M. Poupart-Lafarge pourra vous en parler mieux que moi. Les engagements pris par Siemens étant valables à partir de la date effective de la fusion, ils pourraient ainsi courir jusqu’au début de 2023.

J’en viens pour terminer à votre question concernant Airbus. Nous avons été informés que de graves manquements à la conformité avaient été observés. Ils ont donné lieu à des enquêtes judiciaires sous la supervision du Serious Fraud Office (SFO) britannique, mais aussi à des procédures judiciaires en Allemagne et en France. Dans cette affaire, l’APE, en tant qu'actionnaire, n'est pas l'interlocuteur privilégié du conseil d'administration et de la direction d'Airbus. Ces manquements ont été relevés, sur déclaration volontaire de la part de la direction d'Airbus, par les organismes qui garantissent les ventes d’Airbus à l’exportation : la direction du Trésor en France ; les garants privés qui, en Allemagne et en Angleterre, assument la même fonction. En premier lieu, ce sont les assureurs, les garants à l’export, qui ont été informés et qui ont eux-mêmes saisi la justice, en dehors d’Airbus.

Depuis lors, nous avons des contacts réguliers avec le conseil d’administration d'Airbus, dont nous ne sommes pas membres, pour obtenir des informations sur la mise en œuvre des mesures qui ont été prises. Le SFO a demandé de faire toute la lumière sur l’implication des différents niveaux hiérarchiques dans ces défauts de conformité, et la procédure retenue relève de la seule responsabilité du conseil d'administration d'Airbus. Pour notre part, nous n’avons pas accès au contenu des informations issues de cette procédure. Les membres du conseil administration ont débattu de ces événements mais aucun rapport formel n’a été fait par Airbus à l'État, si ce n'est dans le cadre de contacts que nous avons avec le président du groupe.

M. le président Olivier Marleix. S’agissant du bon usage, on peut quand même se demander si quelqu’un se préoccupe de la mise en œuvre de la loi de blocage…

Cela étant, merci beaucoup, monsieur Vial, pour vos explications. Je voudrais revenir sur plusieurs points. Le premier concerne la vente de l’activité transport d’Alstom à Siemens. Ma préoccupation principale est que, dans ce genre d’affaire, le politique ne soit pas seulement chargé de faire une espèce de service après-vente d’opérations imaginées par des banques d'affaires. En l’occurrence, le politique serait très mal payé pour le faire. Que ces opérations aient une logique industrielle pour quelqu'un, je n’en doute pas. Même si c’était un peu cher, GE a pu absorber un concurrent. Siemens doit aussi y trouver un intérêt.

En tout cas, trois ans après, on voit ce qui reste de la parole donnée par l’État en 2014 et en 2015 : rien. Le ministre de l'économie avait signé un document où figurait un très beau montage, mais l’État n’a finalement pas repris les actions Bouygues et il n’est donc pas entré définitivement au capital. Du coup, Alstom fait ce qu'il veut et il se désengage à son tour des trois sociétés conjointes. GE fait aussi ce qu’il veut, à quelques réserves près, celles qui avaient été imposées par l’État dans le plus grand secret, ce qui rend leur respect assez difficile à contrôler.

Je fais allusion aux lettres d’engagements des investisseurs qui restent secrètes. Les actionnaires peuvent éventuellement y avoir accès, à travers les notices publiées par l'Autorité des marchés financiers (AMF). Il y a paradoxe formidable dans ce pays : l'actionnaire, via les notices de l'AMF, est mieux informé par l'entreprise que la représentation nationale ne l’est par le ministre de l'économie. Fermons cette petite parenthèse qui donne une idée de notre peu de moyens de contrôle. Quoi qu’il en soit, GE fait ce qu’il veut, notamment avec le site Hydro de Grenoble, qui était pourtant une entreprise tout à fait modèle, et avec les sous-traitants de Belfort. Les sujets d'inquiétude sont réels.

On voudrait que ce précédent ne se répète pas avec Siemens. Il y a un standstill, un délai durant lequel Siemens s’engage gentiment à rester au même niveau dans le capital. Hier, nous avons auditionné Martin Bouygues. Si d’aventure la participation de Bouygues, dont l'État n'a pas finalement pas voulu, revenait à Siemens, ce groupe aurait 66,66 % du capital, c'est-à-dire le contrôle. Inutile de dire que l'alliance entre égaux, que l’on nous vend, aurait à peu près la même valeur que celle qui devait unir Alstom à GE. Les discours politiques de l'époque font tristement sourire.

Avez-vous eu des discussions avec Bouygues, comme vous en aviez les moyens dans le cadre de ce contrat de prêt d’actions ? Vous avez décidé de ne pas racheter les actions détenues par Bouygues, mais avez-vous discuté avec ses dirigeants pour savoir ce qu’ils avaient l'intention d’en faire ?

D’après vos dires, l’État a réduit de quatre à trois le nombre des secteurs prioritaires sur lesquels l’APE doit concentrer ses prises de participation. En conséquence, certaines entreprises qui gèrent des infrastructures portuaires ou aéroportuaires correspondent un peu moins au cœur de cible alors que ce secteur représente environ 25 % de votre portefeuille en nombre, soit vingt-cinq entreprises sur une petite centaine. Est-ce que cela signifie que vous pouvez vous orienter vers un désengagement total de ce secteur dont ADP est l’un des fleurons ?

Vous avez évoqué les moyens limités de l'État comme une donnée à prendre en compte pour l'avenir. Dans ce contexte, pensez-vous qu’il est quand même utile que l'État se dote de leviers non capitalistiques pour intervenir dans la vie économique ? À cet égard, le renforcement de la législation sur le contrôle des investissements étrangers en France (IEF)
– pour ne pas parler du décret Montebourg – ne pourrait-il pas constituer un élément utile, concourant à ces leviers ?

On observe que l'État est désormais obligé de vendre pour acheter. Est-ce seulement sous la pression budgétaire ou faut-il y voir aussi la conséquence d’une contrainte européenne ? Depuis Maastricht, il me semble que l’État ne peut plus faire croître le montant global de ses participations. L’APE subit-elle une contrainte européenne particulière dans ce domaine ?

M. Martin Vial. Avant de répondre à votre première question concernant l'avenir du capital de la nouvelle entité Alstom, je voudrais revenir aux engagements pris par Siemens et qui valent jusqu'à l'hiver 2022-2023, c'est-à-dire quatre ans après le closing. La nouveauté réside dans l’existence d’un comité de suivi où l’État est présent. Le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, a indiqué qu’il prendrait la présidence de ce comité qui va se réunir pour la première fois avant la fin du mois. Les organisations syndicales allemandes et françaises de Siemens et d'Alstom participent à ce comité de suivi qui aura ainsi – autre nouveauté par rapport aux pratiques antérieures – un rôle permanent d'alerte si les engagements formalisés par Siemens ne sont pas tenus. Autre moyen de s’assurer du respect des engagements : trois administrateurs français indépendants, en dehors du directeur général français, siégeront au conseil de la nouvelle Alstom. Ce dispositif est plus fort, me semble-t-il, que ceux qui ont pu être montés dans le passé.

Faut-il renforcer la législation sur les IEF ou les actions spécifiques, les deux leviers qui existent en dehors d’une prise de participation importante au capital ? Ma réponse est oui. Le décret sur les IEF, qui a été amendé en 2014, élargit la portée de l'autorisation de l'État pour des prises de contrôle d’entreprises françaises par des entreprises étrangères. Il est important que l'application des engagements pris dans le cadre du décret IEF soit confortée. Je suppose que c’est l’une des préoccupations qui seront traduites dans la législation mais je laisse le ministre s’exprimer sur cette question.

La législation actuelle permet d’avoir des actions spécifiques dans les entreprises dans lesquelles l'État est actionnaire, mais elles ne peuvent être déclenchées qu’en cas de franchissement de seuil à la baisse très significatif. Je préconiserais d’accroître le pouvoir de ces actions spécifiques dans les domaines qui relèvent de la souveraineté – sécurité, défense – qui ne recoupent pas ceux des IEF.

Ces deux instruments doivent pouvoir être renforcés et la question de ce renforcement fait partie du débat tout à fait légitime mené dans votre commission.

Je reviens au capital de la nouvelle entité Alstom et aux actions détenues par le groupe Bouygues. Pendant une période limitée, le groupe Bouygues reste au capital, en vertu d’une clause de maintien. Il deviendra un actionnaire normal du nouvel ensemble sans obligation de rester durablement au capital. Par le passé, il n’avait pas non plus l’obligation de se maintenir au capital d’Alstom, au point d’avoir proposé une option de cession de ses titres.

S'agissant du secteur portuaire et aéroportuaire, vous avez raison de souligner que la plupart de ces infrastructures sont des établissements publics. En 2016, les aéroports de Lyon et de Nice ont été privatisés et, en 2016, le capital  de celui de  Toulous a été ouvert minoritairement à un actionnaire privé.. Dans ce type d’activité, nous considérons que l'État, en sa qualité de régulateur, a tous les leviers en main pour faire en sorte que les missions de service public aéroportuaire soient totalement assurées. La direction générale de l'aviation civile (DGAC) fixe le cahier des charges qui s'impose aux opérateurs, quel que soit leur actionnariat. Elle délivre les slots disponibles pour les compagnies aériennes sur ces plateformes aéroportuaires. La DGAC fixe les conditions d'exploitation – horaires d'ouverture, objectifs de qualité de service et autres – par le biais des contrats de régulation économique (CRE), les contrats pluriannuels de performance des aéroports. Le ministère de l'intérieur maîtrise tout ce qui relève des dispositifs de sûreté qui s'imposent aux exploitants aéroportuaires. Le bon exercice du service public ne dépend donc pas de la détention du capital de ces entreprises par l’État.

L'État est-il obligé de vendre pour acheter ? Non. La seule contrainte, qui n’est pas négligeable, est que le compte d'affectation spéciale, à partir duquel nous faisons toutes nos opérations de cession et d'investissement, ne peut jamais être à découvert, fort heureusement. Pour réaliser un investissement, il faut que ce compte dispose des fonds disponibles. Or, nous sommes le seul gestionnaire d'actifs – publics et privés – qui ne dispose pas des dividendes venant des participations gérées. En application de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), adoptée par le Parlement en 2002, les dividendes de nos participations sont versés directement au budget général de l’État. Aucune règle européenne ne nous impose un niveau de participation.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Merci, monsieur Vial, pour votre exposé complet. J’avais une remarque et deux questions.

La remarque m’est inspirée par les réactions concernant les banques d’affaires. Au cours de nos auditions, on peut parfois donner le sentiment que la politique industrielle de notre pays serait, en fait, conduite et motivée par les banques d’affaires. Or, d’audition en audition, et la vôtre le confirme aujourd’hui, un certain consensus commence à émerger sur le fait qu’il n’y avait pas une quantité d’autres solutions pour Alstom. Le groupe Alstom était-il viable tout seul à l’époque ? Peu de gens répondent par l’affirmative. Je ne voudrais pas que l’on laisse penser que la politique de fusions-acquisitions n’est menée que par les banques d’affaires. C’est un peu comme si vous engueuliez le curé qui est en train de marier deux personnes consentantes. Je voudrais qu’on évite de prendre les banques d’affaires comme bouc émissaire. Non pas que j’aie un intérêt dans l’histoire, mais parce que l’on commence à entendre, d’audition en audition, que les solutions de rechange aux fusions Alstom-GE et Alstom-Siemens étaient inexistantes. Nous l’avons entendu encore hier de la part de M. Bouygues.

Ma première question concerne les études et les conseils. Nous aimerions avoir le détail des études des cabinets Roland Berger et AT Kearney. Qui les a commandées ? À quelle date ? Combien ont-elles coûté ? Combien de jours de mission ont-elles totalisé ? Quelles étaient les parties prenantes ? Ces études soulèvent de vraies questions de transparence. Il règne une sorte d'opacité autour de la commande de ces études et nous avons du mal à obtenir des informations. Si vous pouviez nous aider, cela nous serait utile.

Ma deuxième question concerne l’étude intitulée L’impossible État actionnaire ? rédigée par David Azéma – que nous avons reçu – pour l'Institut Montaigne. Dans le passage qu’il consacre à « la protection d’intérêts stratégiques contre la mainmise de puissances étrangères », l’auteur explique : « C’est typiquement la logique qui préside, en affichage, au maintien de participations publiques au sein d’Airbus, de Thales, de DCNS, de STM ou encore de Safran. Pourtant des contre-exemples existent d’entreprises françaises tout aussi essentielles pour notre défense et notre sécurité nationales, comme Dassault Aviation ou ATOS depuis le rachat de Bull, où l’État n’a pratiquement aucun poids au capital. On notera également que de nombreux États, au premier rang desquels nos plus importants alliés au sein de l’Orgnisation du Traité de l’Atlantique nord (OTAN) – les États-Unis et la Grande-Bretagne –, ne jugent absolument pas nécessaire d’être au capital de leurs fournisseurs militaires. Dans ce domaine, le renforcement du dispositif législatif et réglementaire existant, et son élévation au niveau européen pour éviter le soupçon de protectionnisme entre États membres, ne conduiraient pas à renoncer à toute action vis-à-vis des États tiers. Le recours à la batterie d’instruments utilisés par l’exécutif américain, comme le recours à des proxy boards, serait aussi efficace que la détention de capital. »

Partagez-vous cette remarque sur les limites de l’État actionnaire quand il s’agit de protéger les intérêts stratégiques ? N’a-t-on pas un peu trop tendance, en France, à considérer que participation vaut contrôle, alors qu’en réalité d’autres instruments sont parfois tout aussi – voire plus – efficaces et sont employés par nos partenaires commerciaux, y compris dans des domaines militaires ?

M. Martin Vial. Nous allons vous fournir tous les éléments relatifs aux contrats passés avec Roland Berger et AT Kearney. Votre commission a été destinataire de ces études, mais votre question porte sur les conditions dans lesquelles elles ont été commandées et les modalités de leur utilisation.

Quoi qu’il en soit, je tiens à vous assurer qu’il n’y a pas de pratiques secrètes. Si secret il y a, il est lié au fait que nous ne voulons pas avoir une quelconque influence sur les cours de bourse des sociétés concernées. Au passage, je signale que notre position dans la gouvernance d’entreprises – ce qui n’était pas le cas pour Alstom à cette époque –, nous place en position d’initiés et nous empêche de réaliser certaines opérations. Nous sommes extrêmement pointilleux sur nos responsabilités d’acteur de marché. En ce qui concerne Alstom, à partir du moment où nous avons eu connaissance du rapprochement avec Siemens à l’été 2017 nous ne pouvions plus lever d'option jusqu'à ce que l’information soit rendue publique.

Je partage votre point de vue sur le rôle des conseils. Fort heureusement, l'APE ne suit pas forcément les conseils qui lui sont prodigués. Dans certains cas, nous les suivons parce que nous les trouvons pertinents ; dans d'autres, nous pouvons avoir d’autres considérations et une vision stratégique différente de celle qui nous est proposée. Les banques d'affaires viennent souvent nous proposer, des opérations de rapprochement dans lesquelles elles sont impliquées. Dans nombre de cas, nous rejetons ces propositions, considérant qu'elles ne présentent pas d'intérêt en tant qu’actionnaire.

Quel levier peut utiliser l'État pour peser sur les entreprises qu'il juge stratégiques, pour empêcher des opérations hostiles qui pourraient aboutir au transfert à l’étranger d’emplois et de centres de décision ou de recherche de grandes entreprises françaises, même si ces dernières peuvent avoir une présence internationale importante ?

La comparaison avec les États-Unis est très intéressante mais le président américain n'a pas, au-dessus de lui, une instance équivalente à la commission européenne. Il vient d’empêcher l'acquisition de Qualcomm par Broadcom sans en référer à qui que ce soit. Lorsque l'État français veut empêcher une opération engagée par un groupe étranger, ce qui est extrêmement rare, il doit agir dans le cadre du décret sur les IEF et dans le respect des directives européennes. D'ailleurs, la réglementation elle-même ne se fait que dans le cadre de directives européennes.

Il est pertinent de dire que la Commission européenne doit appliquer les règles de la concurrence aux bornes de l’Union. Un mouvement se dessine en ce sens, que je vous laisse le soin d'apprécier. Souvenez-vous comment, il y a quelques années, la Commission avait empêché Schneider de fusionner avec Legrand. Il serait quand même paradoxal d'empêcher la création de grands champions européens, tout en laissant de grands champions américains, chinois ou indiens faire leurs emplettes ici sans avoir à respecter la même contrainte concernant la concentration sur le territoire européen. La prise de conscience est lente, et la question ne sera sans doute pas traitée avant l’arrivée de la prochaine Commission. Il est probable qu’aucune mesure opérationnelle n’interviendra en 2018. Pourtant, l’échelon européen est le bon niveau pour accroître la protection.

Il est exclu de fermer le marché français de l’industrie, des services ou de la banque, au contraire,  mais  il s’agit de ne pas être naïf. Certains fonds d'investissement anglo-saxons ont une puissance de feu équivalente à une ou deux fois le PIB français. Il faut préserver une attractivité absolument indispensable tout en veillant à la bonne promotion des intérêts économiques français et européens.

Quelles sont les limites de l’État actionnaire quand il s’agit de protéger les intérêts stratégiques ? Il ne faut pas surestimer le poids de l'État lorsqu'il est actionnaire à 15 % ou 20 % d’une entreprise. Il ne faut pas le sous-estimer non plus : s'il est le premier actionnaire, il est, par définition, l’actionnaire de référence de l'entreprise et il lui offre beaucoup de tranquillité par rapport à des opérations hostiles. À titre d’exemple, je citerais l’attaque lancée à l’automne dernier par le fonds activiste britannique The Children Investment Fund (TCI) sur le groupe Safran dont il était actionnaire. Critiquant le projet de rachat de Zodiac Aerospace par Safran, TCI a agité diverses menaces relatives à l’équipe de direction de Safran . Signalons au passage que les fonds activistes apprécient les scissions qui leur permettent d’essayer de tirer le maximum de ce que l’on appelle la somme des parties. Si l'État n'avait pas été là avec les salariés – qui pèsent aussi de façon importante –, je ne sais pas jusqu'où aurait pu aller cette attaque de TCI. Même quand il ne dispose pas d’une minorité de blocage, l’État actionnaire peut apparaître comme un élément de stabilité.

Il y a cependant d’autres leviers : la législation sur les IEF ; la golden share dans les cas très particuliers relevant de la sécurité ou de la défense nationale. Nous devons aussi créer d’autres procédures au plan européen pour nous donner plus de marge de manœuvre dans ce domaine.

M. Julien Dive. Je voudrais vous faire passer de l'air ou du fer à la route, en vous interrogeant sur la filière automobile, l’un de ces fleurons de notre industrie que cette commission d'enquête voudrait protéger. J'aimerais, en particulier, avoir votre éclairage sur Renault.

Il y a quelques semaines, nous avons reçu M. Carlos Ghosn que j’ai interrogé notamment sur l'accélération du rapprochement de Renault avec Nissan et Mitsubishi d'ici 2022, dont il avait fait état. De son côté, le ministre de l'économie a annoncé récemment qu'il n’était pas question que l’État français cède ses parts. Or j'ai constaté que l'APE avait cédé 5 % de ses actions dans Renault. Rappelons que Nissan détient 15 % du capital de Renault et qu’il n'a pas de droit de vote. Cependant, si Nissan parvenait à obtenir 25 % du capital, il aurait des droits de vote. Pouvez-vous nous éclairer sur les raisons de cette cession d’actions et sur la présence future de l'État au capital de Renault ?

Mme Sarah El Haïry. Ma question s’inscrit dans la continuité de celle de mon collègue Dive. Comment peut-on maintenir le savoir-faire des sous-traitants des groupes dans lesquels l'État est actionnaire ? Quand l'État se désengage, avons-nous les moyens de protéger ces sous-traitants ? Avons-nous des rapports et des données chiffrées objectives sur les conséquences d’un tel désengagement sur le tissu industriel ? Si ce n'est pas le cas, comment organiser cette veille ? Si c'est le cas, existe-t-il des dispositifs bien concrets pour accompagner l'écosystème autour des entreprises dont l'État actionnaire veut se désengager afin de protéger nos petits fleurons, comme j'aime les appeler ?

Mme Natalia Pouzyreff. J'aimerais savoir quel processus est en place pour prendre les décisions concernant l'avenir des participations l'État et les autorisations d’investissement des sociétés étrangères ? Prenons le cas du groupe ADP qui sera bientôt privatisé : pouvez-vous nous décrire le processus en place ou revenir sur des exemples antérieurs comme celui de Peugeot ?

M. Éric Girardin. J’aimerais revenir sur votre doctrine en matière d'investissements, dont vous avez dit qu’elle avait évolué. À l’occasion de ce changement de doctrine, avez-vous décidé de prendre en compte, comme critère d’intervention, la prévention de problèmes que pourraient traverser de grandes entreprises industrielles françaises, quel que soit leur secteur d’activité ? À vous entendre, j’ai plutôt eu l’impression que vous n’interveniez qu’en cas de franchissements de seuil important à la baisse dans des entreprises appartenant aux domaines que vous avez cités.

M. Martin Vial. Monsieur Dive, l'État a acquis 4,7 % du capital Renault au printemps 2015 pour pouvoir disposer de la minorité de blocage lors de l’assemblée générale, et s’opposer ainsi à une résolution du conseil administration visant à ne pas tenir compte des droits de vote doubles. En vertu d’une disposition adoptée l’année précédente, les actions détenues depuis plus de deux ans possèdent un droit de vote double. S’il obtient l’aval de l’assemblée générale, le conseil d’administration peut cependant refuser d’appliquer cette disposition.

L’APE et le ministre de l'économie de l’époque, Emmanuel Macron, avaient indiqué à la direction et au conseil d’administration de Renault qu’il était impossible que la loi votée un an auparavant ne s’applique pas à l'une des grandes participations historiques de l'État. La direction et le conseil d’administration de Renault n’ayant pas donné suite à cette demande, l'État avait augmenté le niveau de sa participation. Le ministre de l'économie avait alors indiqué qu'il s'agissait d'une montée transitoire, n’ayant d’autre but que de faire respecter les droits de vote doubles.

Au cours de l'été et de l’automne 2015, des négociations ont eu lieu entre l'État, votre serviteur et le vice-président de Nissan, à propos du plafonnement de l’utilisation des droits de vote doubles détenus par l’État. Nissan considérait que ces droits de vote représentaient un risque – non avéré de notre point de vue – d'intervention indirecte de l'État français chez lui. La négociation visait aussi à stabiliser les accords signés en 2002 entre Renault et Nissan. Aux termes d’accords formellement signés début 2016, nous avions indiqué à nouveau que nous allions ramener la participation de l’État à son niveau initial de 15 %.

La cession des titres a pris plus de temps que prévu pour deux raisons principales. Tout d’abord, le cours de l'action de Renault a connu des fortunes diverses pendant une période assez prolongée, et nous ne voulions pas que la vente des titres entraîne une moins-value. Ensuite, certaines opérations nous ont placés dans une position d’initiés, nous interdisant d’intervenir sur les actions. À l’automne dernier, une fois ces deux contraintes levées, nous avons cédé ces titres – 4,7 % du capital – en réalisant une légère plus-value par rapport à notre prix de revient, et nous sommes revenus à notre participation initiale de 15 %.

Aux termes des négociations menées avec Nissan et le conseil d’administration de Renault à l’automne 2015, nous avons gardé la capacité d'utiliser nos droits de vote doubles lors des assemblées générales extraordinaires, ce qui nous assure une minorité de blocage effective . Rien ne peut se faire sur le capital de Renault sans que l'État ne donne son accord. 

Il a donc  les moyens de s’opposer à une opération qu’il désapprouverait.

Qu’en est-il des relations avec Nissan ? Renault détient 43 % de Nissan. Une reconfiguration de capital substantielle – une baisse de la participation de Renault dans Nissan et une hausse de celle de Nissan dans Renault – aurait entraîné une activation des droits de vote de Nissan dans Renault. Ce n'est pas à l’ordre du jour.

M. Julien Dive. Même sans baisse de Renault dans Nissan, cela ne pourrait-il pas être le cas en application du droit japonais ?

M. Martin Vial. C'est le droit français qui s'applique. Dans le cas de participations croisées, c'est la participation la plus faible qui voit ses droits de vote inactivés. Il faudrait donc que la participation de Renault dans Nissan arrive à peu près au même niveau que celle de Nissan dans Renault pour que les droits de vote de Nissan soient activés. Ce n’est pas à l’ordre du jour. Le cabinet du ministre a démenti une rumeur de marché aussi fausse que surprenante : non, l'État n'a pas l'intention de céder ses 15 % dans Renault à Nissan.

Vous avez raison, madame El Haïry, il ne faut pas oublier les sous-traitants lors de ces opérations de rapprochement, de fusion, d'acquisition. La valeur des grands groupes doit beaucoup à la qualité des produits, à la productivité et à la réactivité de ces sous-traitants. Pour prendre l’exemple de Siemens, l’accord prévoit que le recours aux sous-traitants français ne soit pas modifié de manière substantielle. C’était l’une de nos exigences pendant les discussions avec Siemens.

Vous avez auditionné Pascal Faure, qui intervient pour la direction générale des entreprises (DGE) dans des opérations concernant des entreprises dont l'État n'est pas actionnaire. Pour la DGE comme pour nous, le tissu de sous-traitants est une préoccupation permanente. Dans le cadre des accords qui interviennent à la suite de ces opérations, il faut réaffirmer le rôle et la protection des sous-traitants. Ce n'est pas toujours facile parce que les entreprises ne peuvent pas engager leur politique d’achats ad vitam aeternam.

Madame Pouzyreff, nous avons déjà évoqué les prises de participation de sociétés étrangères, l’utilité du décret sur les IEF et des golden shares. En ce qui concerne ADP, je répète que je ne peux pas répondre puisque le Gouvernement n’a encore rien décidé. Quand des décisions seront prises, elles seront rendues publiques et soumises à votre assemblée.

S’agissant de PSA, lorsque l'opération de sauvetage a été réalisée en 2014, un accord a permis de faire entrer le chinois Dongfeng dans le capital aux côtés de Bouygues et de l'État. Aux termes de cet accord, l'actionnaire chinois ne peut pas prendre seul une initiative actionnariale. À moins d’une rupture du pacte d'actionnaires, il ne peut pas y avoir de prise de contrôle de PSA par Dongfeng. L’entrée de Dongfeng au capital visait à ouvrir le marché chinois au groupe PSA. L’entrée de Delta Air Lines et de China Eastern dans le capital d’Air France-KLM répondait au même genre de préoccupation. Les accords signés à ces occasions prévoient le plus souvent des clauses de standstill et de lockup, qui permettent de figer la participation au capital des nouveaux actionnaires étrangers pendant une durée importante. Dans le cas de PSA, il ne s’agit pas d’une prise de contrôle relevant du décret sur les IEF.

Mme Natalia Pouzyreff. En fait, ma question portait sur l'organisation mise en place, de façon très concrète, par l’APE, Bercy et les différents partenaires, en matière d’information, de communication, etc.

M. Martin Vial. Pour les entreprises dont l'État est actionnaire, l’APE intervient au premier chef. La direction générale du Trésor intervient au titre de l’application du décret sur les IEF. La DGE peut intervenir en application du décret sur les IEF mais aussi lorsque nous voulons avoir une vision industrielle plus large. L’APE, la direction générale du Trésor et la DGE rendent compte au ministre de l'économie et des finances. Il peut arriver que les trois directions n’aient pas une position identique sur un même dossier. Dans ce cas, le ministre et le Gouvernement procèdent à un arbitrage. Dans la mesure du possible, nous essayons de bien prendre en compte les préoccupations des uns et des autres. L’APE intègre assez spontanément les contraintes ou les préoccupations de la direction générale du Trésor, ce qui n’exclut pas l’existence de positions différentes qui doivent être arbitrées par le ministre.

M. le président Olivier Marleix. Je n’ai pas eu de réponse quant au montant annuel des dividendes versés par ADP.

M. Martin Vial. Un peu moins de 150 millions d’euros : très exactement 131 M€ en 2016, 132 M€ en 2017

M. le président Olivier Marleix. C’est l’ordre de grandeur que j’avais.

Il me reste à vous remercier pour la qualité et la précision de vos réponses.

 

La séance est levée à onze heures trente.

 


33.    Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Laporte, ancien cadre d’Alstom « Grid » et de GE Medical Systems France, et de M. Bruno Vigogne, ancien responsable de la compliance d’Alstom Power et directeur des enquêtes internes d’Alstom

(Séance du jeudi 15 mars 2018)

La séance est ouverte à onze heures trente-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Dans le cadre d’une série d’auditions visant à mieux comprendre quel aurait été l’impact de la procédure engagée par le gouvernement américain à l’encontre d’Alstom en vertu du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) sur la décision de Patrick Kron de vendre la branche « Power » d’Alstom, nous auditionnons aujourd’hui M. Pierre Laporte et M. Bruno Vigogne.

Monsieur Laporte, vous avez débuté votre carrière dans différents cabinets d’avocats, en France et aux États-Unis, en qualité de spécialiste notamment en droit des affaires et en droit de la propriété industrielle et intellectuelle. Vous avez ensuite occupé successivement des fonctions de direction juridique au sein de la branche « Santé » de General Electric, puis au sein d’Areva. Vous avez quitté Areva fin 2010 pour rejoindre un cabinet d’avocats, avant de devenir directeur juridique d’Alstom « Grid », la branche du groupe spécialisée dans le transport d’électricité. Vous avez quitté Alstom au moment du rachat de son pôle « Énergie » par General Electric.

Vous avez été interrogé en janvier dernier au sujet de l’historique de ce rachat sur France Info, je crois, qui consacrait un reportage aux pratiques anticorruption des Américains ; vous avez alors évoqué un large système de corruption touchant certaines pratiques commerciales de l’entreprise Alstom et avez également précisé que « l’immunité des dirigeants d’Alstom [dont le Président-Directeur général du groupe Patrick Kron et le directeur financier] a été négociée avec la justice américaine. ». Nous vous demanderons d’expliciter ces points.

Monsieur Bruno Vigogne, vous êtes avocat en droit bancaire et financier au sein du cabinet suisse Lenz & Staehelin. Vous êtes l’ancien responsable de la conformité d’Alstom « Power » et directeur des enquêtes internes d’Alstom. Pouvez-vous nous indiquer les dates auxquelles vous avez exercé ces fonctions ? Vous êtes spécialisé dans les enquêtes internationales anti-corruption, particulièrement dans celles menées par le Department of Justice (DoJ), le ministère de la justice américain, par le Serious Fraud Office (SFO), service britannique chargé de la lutte contre la grande délinquance financière, par la Banque mondiale ou encore par la Banque européenne d’investissement (BEI).

Votre audition revêt une grande importance pour notre commission d’enquête, dans la mesure où vous connaissez bien les entreprises General Electric et Alstom, qui nous intéressent tout particulièrement, mais aussi parce que vous avez une grande expertise en matière d’enquêtes anti-corruption.

Mes questions sont les suivantes :

Pouvez-vous nous rappeler, l’ancienneté et l’historique des faits de corruption reprochés à Alstom. M. Patrick Kron a déclaré qu’il s’agissait de faits très anciens et, en effet, le contrat pour lequel Monsieur Pierucci a été arrêté a été passé en Indonésie en 2004, époque où Alstom avait besoin pour remplir ses carnets de commandes d’aller chercher tous les contrats, y compris de petits comme celui-là ; mais le « plaider-coupable » a relevé que les opérations de corruption se sont poursuivies jusqu’à une date beaucoup plus récente que M. Kron ne le laissait entendre. Un rapport extrêmement détaillé de l’ONG Sherpa rappelle d’ailleurs l’ancienneté et la multiplicité des procédures ouvertes à l’encontre d’Alstom.

Selon vous, quand Alstom et Patrick Kron ont-ils été mis au courant que le DoJ avait lancé une enquête sur l’entreprise ? Il semblerait que M. Fred Einbinder, qui était le directeur des affaires juridiques d’Alstom de 2009 à 2010, ait été alerté début 2010 par le DoJ sur le fait qu’Alstom était dans le viseur et que l’entreprise était donc invitée à collaborer. En avril 2010, Patrick Kron se serait rendu aux États-Unis pour rencontrer un cabinet spécialisé, Winston & Strawn, chargé de procéder à une enquête interne. Élément plus surprenant enfin, devant l’ampleur des faits de corruption que révélait cette enquête interne, M. Patrick Kron aurait, semble-t-il, remercié à la fois M. Einbinder et le cabinet d’avocats qui avait fait ce travail d’enquête. Pouvez-vous nous confirmer ces informations ?

Comment pouvez-vous nous nous décrire les diligences faites par Patrick Kron pour remédier à ces mauvaises pratiques ? Il y a en effet eu des changements notables dans l’organisation d’Alstom, avec notamment une centralisation de la procédure de recrutement des consultants – puisque ce sont principalement des consultants qui ont été mis en cause dans les différentes enquêtes menées contre Alstom, comme étant les chevilles ouvrières de la corruption ; on a notamment parlé d’un cabinet ou d’une société suisse, qui finançait directement ces contrats.

Curieusement enfin, auditionné devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale en avril 2015, Patrick Kron avait refusé de répondre à toutes les questions sur le plaider-coupable d’Alstom du 22 décembre 2014, arguant de l’engagement pris devant les autorités américaines de ne pas commenter la procédure. Or, rien de tel ne figure dans le plaider-coupable. Selon vous, pourrait-il y avoir, à côté de ce plaider-coupable concernant la personne morale d’Alstom, un autre accord, sous la forme d’un non-prosecution agreement ou d’un deffered prosecution agreement, concernant les personnes physiques, M. Kron et quelques autres

Avant de vous céder la parole, je dois, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif aux commissions d’enquête parlementaires, vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, de lever la main droite et de dire : « Je le jure. »

(M. Pierre Laporte et M. Bruno Vigogne prêtent successivement serment.)

M. Pierre Laporte, ancien cadre d’Alstom « Grid » et de GE Medical Systems France. Merci de m’avoir proposé d’intervenir devant votre commission. Cette invitation m’a surprise car je ne l’avais pas sollicitée, mais je me suis en effet exprimé à la radio, de façon non préméditée mais parfaitement consentante, et je suis heureux de pouvoir témoigner devant vous de mon expérience de la prévention de la corruption chez Alstom.

J’ajouterai à votre présentation, monsieur le président, le fait que je suis aujourd’hui l’associé de Frédéric Pierucci. Je ne le connaissais pas il y a trois ans, mais j’ai passé une grande partie de ma vie à être avocat et directeur juridique dans des entreprises internationales où la question de l’exposition à la corruption était très prégnante, et j’ai toujours essayé de défendre et de protéger les dirigeants et les cadres commerciaux de ces entreprises. J’ai donc été particulièrement choqué par le traitement infligé par Alstom et par les dirigeants d’Alstom à Frédéric Pierucci. C’est pourquoi, j’ai décidé, de mon propre fait, de prendre contact avec lui et de l’aider à titre personnel.

Mon expérience de la prévention de la corruption chez Alstom date, très curieusement, de 2005, époque à laquelle j’étais directeur juridique d’Areva Transmission et Distribution (T&D).

Areva n’a aucun rapport avec la corruption chez Alstom, sinon qu’elle avait racheté à Alstom, en 2004, la division Alstom Transmission et Distribution, dont le chiffre d’affaires s’élevait à l’époque à 3 milliards d’euros environ, ce qui est assez important, et qui possédait soixante-dix usines dans le monde. Or il se trouve que les dirigeants d’Areva ont assez rapidement constaté que la société soulevait également un grand nombre de problèmes de compliance, (de conformité).

À la recherche d’un directeur juridique et compliance pour cette nouvelle entité, Areva est venu me chercher chez General Electric, où j’occupais depuis huit ans des fonctions très similaires, avec la responsabilité d’une vaste zone dont seules étaient exclues les Amériques. J’avais donc une expérience des marchés publics et de la prévention de la corruption internationale et savais quelles étaient les précautions à prendre pour s’en protéger.

Il se trouve que, quinze jours après mon arrivée, on m’a proposé d’être le signataire des contrats de consultants passés depuis une entité dédiée en Suisse, Alstom International Transmission et Distribution, rapidement rebaptisée Areva International Transmission et Distribution. N’étant pas né de la dernière pluie, j’ai opposé au directeur financier de l’époque un refus sans équivoque, prêt à renoncer à mes nouvelles fonctions. Je n’ai donc pas signé ces contrats.

Au bout de quelques mois, j’ai fait un rapport à mon président et au conseil d’administration d’Areva Transmission et Distribution, indiquant que la société était caractérisée par la pratique généralisée des cartels, héritée de l’époque d’Alstom, l’un des cartels sur le marché des coupe-circuits à isolation gazeuse ayant d’ailleurs fait l’objet d’une sanction de 996 millions par la Commission européenne. J’ai surtout mis au jour l’existence, en Suisse, d’une société des consultants – en grande majorité les mêmes que ceux d’Alstom « Power » – dont l’unique objet était de gagner des appels d’offres dans le monde. Je le dis aujourd’hui parce que je suis convaincu que les faits sont prescrits : entre 50 et 80 millions d’euros de commissions étaient versés chaque année, soit 5 à 15 % de la valeur des contrats. Je précise que ce n’est pas parce qu’on verse des commissions qu’il y a nécessairement corruption, mais, malheureusement, les faits ont démontré que c’était pourtant le plus souvent le cas.

Conformément à mes recommandations, il a été décidé de liquider cette société. Je m’en suis moi-même chargé, avec le Président-Directeur général, le directeur financier et le directeur de l’audit ; cela a pris près de dix-huit mois, le temps de résilier l’ensemble des contrats. Ma plus grande fierté est que les commerciaux les plus aguerris de l’entreprise me remercient encore d’avoir mis fin à ces pratiques et que beaucoup de gens ont dû, grâce à cette liquidation, retrouver la nuit, un sommeil plus paisible.

Pour ce qui concerne l’historique et l’ancienneté des faits de corruption chez Alstom, il est tout à fait exact qu’ils sont anciens et que M. Kron en a hérité. Lorsqu’il est arrivé en 2003, c’était M. Jean-Daniel Lainé, le secrétaire particulier de monsieur Pierre Bilger, qui était chargé de ces missions délicates. Il a ensuite été compliance officer d'Alstom « Power », puis Senior Vice President Ethics & Compliance du groupe Alstom. Aujourd’hui, tout en bénéficiant de la présomption d’innocence, il est mis en examen par le SFO, devant la Cour pénale de Londres pour des faits de corruption.

M. Kron a donc trouvé des comportements de corruption en arrivant chez Alstom en 2003, mais il n’a ni su ni voulu la combattre. Bien au contraire, dirais-je, il l’a généralisée, tout en la masquant. C’est d’ailleurs ce que le DoJ indique dans sa décision du 22 décembre 2014, pointant, à juste titre, l’absence d’une fonction compliance et d’un programme de conformité effectif au moment des faits et de la décision du DoJ (décembre 2014). En effet, ce programme de conformité n’avait rien d’effectif, c’était une pure fiction. M. Bruno Vigogne ne manquera pas de vous expliquer que des efforts ont été faits, mais ces efforts n’ont pas empêché que persistent les pratiques de corruption. C’est ce qui est le plus troublant dans ce dossier : la concomitance entre des efforts avérés et la poursuite d’un système de corruption systématique et généralisé.

Il y a là une attitude complexe qu’il convient que vous compreniez car c’est elle qui permet à M. Kron de balayer d’un revers de main les accusations à son encontre, comme il l’a fait notamment dans sa dernière tribune dans le journal Le Monde en réponse aux accusations de M. Montebourg, lesquelles sont malheureusement exactes. Même si la corruption n’est pas la seule cause ayant entraîné le rachat de la division « Énergie » d’Alstom, elle y a largement contribué en affaiblissant et en déstabilisant le groupe Alstom, en faisant une proie facile pour ses concurrents aux aguets.

Si les faits de corruption chez Alstom sont anciens, ils se sont poursuivis jusqu’à une date très récente. En témoignent différentes affaires partout dans le monde : en 2010, la Banque mondiale a radié deux filiales du groupe, Alstom Hydro France et Alstom Network Schweiz ; en Italie, la Cour pénale de Milan a mis en prison en 2008 des cadres dirigeant d’Enelpower et condamné pénalement des cadres d’Alstom ; au Royaume-Uni, Alstom International UK Ltd, qui était la société de paiement pour les opérations commerciales de la branche « Transport » – la Suisse était spécialisée dans l’énergie et l’Angleterre dans le transport –, a été condamnée une première fois en juillet 2004 pour des faits concernant l’obtention du marché du métro de Mexico, condamnation confirmée le 11 juillet 2007. Il se trouve que c’est moi qui, en tant que juriste, ai eu le privilège de défendre Areva T&D S.A. de C.V. Mexico – anciennement Alstom T&D CV de Mexico –, l’entité légale qui avait payé au nom et pour le compte d’Alstom International UK Ltd, la commission corruptive. Nous avons été condamnés en cassation après quatre ans de procès. Je suis personnellement allé remercier la commission de lutte contre la corruption du Mexique de nous avoir ainsi condamnés, en leur disant que c’était, selon moi, le meilleur moyen de convaincre les opérationnels de cesser ce type de pratique. Au Royaume-Uni encore, sept cadres sont mis en examen depuis mai 2015, et Alstom est impliquée dans des affaires au Brésil, en Tunisie, en Hongrie, en Pologne, en Indonésie, en Arabie Saoudite, en Slovénie ou en Égypte, où les paiements se sont poursuivis, d’après de DoJ, jusqu’à 2011. Je laisserai à mon collègue qui connaît mieux ces affaires le soin de vous en donner les dates exactes, sachant qu’elles courent jusqu’à une période assez récente.

Vous me demandez quand Alstom et Patrick Kron ont été mis au courant de l’enquête du DoJ : c’est en effet début 2010. Il se trouve que je connais très bien M. Fred Einbinder, avec qui j’ai beaucoup travaillé. Il est tout à fait exact que M. Kron s’est rendu avec lui aux États-Unis en avril 2010, comme il est tout à fait exact que M. Fred Einbinder a été licencié avec « un coup de pied au derrière » parce qu’il recommandait de coopérer avec les autorités américaines, ce que ne souhaitait pas M. Kron, jusqu’à ce qu’un cadre proche de lui soit arrêté.

Pour être tout à fait complet, je puis vous rapporter ce que m’a confié M. Keith Carr, l’ancien directeur juridique – general counsel – du groupe Alstom, qui, pendant dix ans, s’est trouvé aux premières loges pour observer et comprendre la mécanique de la corruption chez Alstom et qui était donc le mieux placé pour aller négocier avec le SFO et le DoJ.

M. Kron et M. Keith Carr ont rencontré le DoJ en 2013, si mes souvenirs sont bons, avant que M. Pierucci soit arrêté. Keith Carr, que j’ai vu le lendemain de son retour, m’a alors dit avoir téléphoné de l’aéroport à ses deux fils pour les prévenir qu’il était possible qu’il ne rentre pas de son voyage suivant, car le DoJ avait menacé de les arrêter. Il se trouve que Patrick Kron et Keith Carr sont retournés l’un et l’autre par la suite à plusieurs reprises aux États-Unis, sans être arrêtés ; je ne sais par quel miracle – il y a des enchaînements qui échappent à ma compréhension ou à ma connaissance.

Pour ce qui concerne ensuite les diligences faites par M. Kron pour remédier aux pratiques de corruption, je dirais qu’il n’y en a pas eu d’efficaces et effectives ! Disons plutôt qu’il a feint de construire un dispositif de compliance, avec des gens de qualité, puisque vous en avez un représentant à côté de moi, mais – et c’est là toute la complexité de la situation – cela n’a pas empêché les pratiques de corruption de continuer, et de continuer de plus belle, jusqu’au départ de M. Kron.

Vous avez évoqué la centralisation de la procédure de recrutement des consultants. Cette procédure date, me semble-t-il, de l’arrivée de M. Jean-Daniel Lainé, qui a succédé à M. Bruno Kaelin, lequel a fait de la prison en Suisse pour des faits de corruption mais est surtout l’auteur d’une note interne [disponible sur internet via le réseau Linkedin] sorte de petit manuel de la corruption à l’usage des commerciaux d’Alstom au Brésil, dont je vous recommande la lecture…

M. Jean-Daniel Lainé est donc l’instigateur de cette procédure de centralisation, dont je pense qu’elle avait deux objets. D’abord s’assurer, dans la tradition colbertiste à la française, d’une forme de contrôle sur le dispositif. À la différence de la société Siemens, où le système de corruption était extrêmement décentralisé, avec des « pertes en ligne » très importantes, la centralisation du dispositif permettait chez Alstom d’éviter ces pertes en ligne et de garantir que personne ne se servait au passage. Il s’agissait par ailleurs de garantir le respect d’un certain nombre de principes, d’ailleurs mentionnés dans la décision du DoJ, comme le fait de ne pas utiliser le dollar comme monnaie de paiement, le fait de ne pas libeller les contrats selon le droit américain ou le fait que ces contrats comportent de très importantes clauses anti-corruption, tout ceci dans l’idée de maintenir en apparence une certaine logique de qualité afin d’éviter de se faire prendre.

Vous allez entendre Bruno Vigogne qui a été compliance officer d’Alstom « Power » mais je ne pense pas, pour ma part, que M. Kron ait remédié à quoi que ce soit. Le système qu’il a instauré a laissé perdurer la corruption, ce qui explique l’extrême sévérité de la sanction : 772 millions de dollars représentent une somme considérable, qu’aucune sanction prononcée par un tribunal français n’a jamais atteinte.

J’ajoute que, parmi les faits reprochés à Alstom, la décision du DoJ mentionne de nombreuses fraudes comptables, une falsification des livres et des registres comptables, y compris dans les filiales, la création de faux rapports pour cacher les paiements illicites et la certification de l’organisation compliance par le cabinet ETHIC Intelligence, qui peut s’assimiler à une certification de complaisance eu égard à l’existence concomitante des pratiques illicites.

À mes yeux, la corruption chez Alstom était systémique, encouragée par les instances dirigeantes – on ne pouvait pas faire chez Alstom une carrière de commercial sans appliquer ces procédures – et elle est étroitement corrélée à aux processus d’organisation du groupe, qu’il s’agisse de la sélection des consultants ou des fameuses sociétés de paiement, en Suisse et au Royaume-Uni ou de la revue des grands projets par le top management.

Vous nous demandez enfin s’il pourrait y avoir eu, à côté du differed prosecution agreement concernant Alstom SA et les autres entités, un autre accord concernant les personnes physiques. Je l’ignore, et ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question mais aux intéressés. Néanmoins, comme je tiens à défendre l’un de nos concitoyens, en l’espèce mon associé, livré en pâture à la justice américaine par les dirigeants d’Alstom pour leur propre protection, je vous invite à lire le Yates Memo du 9 septembre 2015, signé par Mrs Sally Yates, à l’époque Deputy Attorney General, c’est-à-dire numéro deux du DoJ.

Ce mémorandum présente un intérêt tout particulier car il expose la doctrine du DoJ en matière de lutte contre la corruption au sein des entreprises pour ce qui regarde la responsabilité individuelle : vous savez en effet qu’en matière pénale il faut pouvoir prouver l’intention frauduleuse de celui qui a commis les faits. Or, dans une grande entreprise
– c’était notamment le cas chez Alstom –, il faut souvent une dizaine de signatures au bas mot pour pouvoir recruter un consultant ou procéder à un paiement, ce qui entraîne une dilution de la responsabilité et de la prise de décision, laquelle était évidemment chez Alstom parfaitement délibérée et contribuait à la dilution de l’élément intentionnel des infractions pénales.

Le Yates Memo indique donc que « pour être admissible à un crédit de coopération, une société doit fournir au DoJ tous les faits pertinents concernant les personnes dont la responsabilité est engagée dans l’action délictueuse » [traduction de l’anglais]. C’est là toute l’intelligence du DoJ : afin de briser la logique mafieuse à laquelle obéit la corruption au sein de l’entreprise, elle rompt la cohésion du groupe qui agit de façon structurée, en en attrapant un des membres, en le sanctionnant de façon extrêmement sévère, en interdisant aux autres de l’aider et en exigeant d’eux une coopération pleine et entière en échange de l’immunité.

Je voudrais pour conclure mentionner une autre personne ayant joué un rôle essentiel dans le système de corruption chez Alstom, je veux parler de M. Henri Poupart-Lafarge, aujourd’hui Président-Directeur général d’Alstom Transport, qui a été pendant dix ans directeur financier du groupe et peut donc, à ce titre, compter à son « crédit » l’incapacité à prévenir des fraudes, des falsifications des livres et des registres comptables pour lesquelles la société a plaidé coupable, le dit plaider-coupable ayant été approuvé par le conseil d’administration. J’ajoute, non sans une certaine ironie que, à la suite de la sanction de 772 millions de dollars infligée par le DoJ, M. Henri Poupart-Lafarge a été nommé Président-Directeur général d’Alstom en remplacement de M. Kron, des mains duquel il a reçu la Légion d’honneur ! Voilà comment on traite en France le directeur financier d’une société sanctionnée pour un montant de 772 millions de dollars… Que Bruno Vigogne, qui en est également décoré, me pardonne mais il est des légions dont je préfère ne pas être légionnaire.

M. Bruno Vigogne, ancien responsable de la compliance d’Alstom « Power » et directeur des enquêtes internes d’Alstom. Ma présentation sera plus courte que celle de Pierre, et j’emploierai sans doute des mots différents.

J’ai rejoint le groupe Alstom, après une carrière d’officier pilote dans l’armée de terre, puis d’officier de gendarmerie. C’est fort de cette expertise judiciaire, que je rejoins le groupe Alstom pour y être en charge du département compliance, ou éthique des affaires, de la branche « Énergie ».

Assez rapidement, dans le cours des entretiens de recrutement, je suis mis au courant des difficultés judiciaires que rencontre le groupe. On m’explique en février 2009, qu’il s’agit d’une affaire mineure, consécutive, comme l’a mentionné Pierre, à l’arrestation et à la mise en détention pour sept semaines du responsable compliance du groupe, en Suisse ; qu’il me faudra donc œuvrer sur deux fronts : participer à la mise en œuvre d’une meilleure politique de compliance, mais également être l’interlocuteur privilégié du procureur général suisse dans la conduite de ce dossier judiciaire.

En ce qui concerne la compliance, je découvre un groupe qui a incontestablement engagé de gros efforts – et je ne partage pas sur ce point les positions de Pierre. Il y a certes des problèmes hérités du passé, auxquels il est fait face maladroitement, mais l’arrivée de M. Lainé se traduit par une volonté manifeste d’améliorer les procédures et les recrutements, ce qui répond partiellement à votre question sur les actions engagées par M. Kron. Il a, avec M. Lainé recruté des compliance officers dotés d’une véritable expertise dans leur domaine : avec ma formation d’avocat et en tant qu’ancien officier de gendarmerie, j’en suis un exemple, mais j’ai également travaillé avec un collègue britannique issu du SFO et un collègue argentin, ancien procureur en charge des investigations fiscales. Est donc mise en place une équipe dotée d’une expertise beaucoup plus solide que celle du précédent département compliance, qui, de façon assez surprenante, était historiquement l’héritier du département qui gérait les agents et les contrats de consultant.

Nous avions été recrutés pour participer à l'instauration d’une gouvernance nouvelle, renforcer les procédures et améliorer les standards de l’entreprise, mais, très vite, l’enquête suisse va monopoliser beaucoup de notre énergie, car le procureur, extrêmement actif, conduit de multiples perquisitions et exerce une pression directe sur les employés en les convoquant et en les mettant, pour certains, en examen, à différents échelons de la hiérarchie.

En 2011, je finalise avec le directeur juridique, un accord visant à clore cette investigation, investigation qui se solde par un « succès d’estime », puisque le groupe n’est condamné qu’à une sanction de 36,5 millions de francs suisses – un montant qui se décompose en 2,5 millions d’amende et en 34 millions de restitution des intérêts ou du bénéfice mal acquis –, ce qui est finalement une assez belle victoire sur le plan du droit.

Toutefois, alors que cette première décision aurait dû, ainsi que je m’y attendais, provoquer chez les dirigeants d’Alstom une prise de conscience et un changement radical de gouvernance, cela n’a pas été le cas. Notre relatif succès judiciaire les a, au contraire, conduits à minimiser non seulement les conséquences de cette investigation mais également les raisons qui l’avaient motivée.

Malheureusement, comme c’est souvent le cas, le procureur général suisse avait, dans le cours de son enquête, émis des demandes d’entraide judiciaire internationale dans une vingtaine de pays, dont une bonne partie s’est associée aux investigations, lesquelles ont donc pris une dimension internationale. Cela a entre autres été le cas de la Banque mondiale, avec laquelle nous avons, en 2012, signé un accord qui prévoyait une amende de 2,5 millions de dollars, certes modeste au regard des moyens d’Alstom mais qui avait pour conséquences collatérales non seulement d’exclure deux entités légales du groupe des projets financés par la Banque mondiale, avec toutes les conséquences économiques – non négligeables – que cela emporte, mais également d’imposer la présence d’un moniteur pour cinq ans, chargé de renforcer la gouvernance de la société et d’améliorer nos procédures générales.

J’ai accompagné ce moniteur dans ce travail d’amélioration de procédures, tandis qu’en parallèle le groupe se trouvait sous le coup d’une multiplicité de procédures. Un accord de plaider-coupable avec la justice passe en effet par la reconnaissance de faits délictueux, qui se traduit assez immanquablement par l’ouverture de nouvelles procédures dans les pays où ils se sont produits. C’est ainsi que l’enquête suisse, qui visait des contrats signés en Malaisie, en Lettonie et en Tunisie a immédiatement débouché sur l’ouverture d’enquêtes dans ces trois pays. L’exclusion des projets financés par la Banque mondiale pour la branche hydraulique a également conduit à l’exclusion des financements d’autres banques par le jeu d’accords croisés. La BEI s’est également jointe à cette investigation. Puis cela a été le tour du SFO britannique, et enfin du Doj américain qui a ouvert sa propre procédure, laquelle s’est conclue par le paiement fin 2014 d’une amende record.

Tout ceci m’a conduit, alors que j’avais initialement été recruté comme Chief compliance officer de la branche « Énergie » à mener de front deux activités et à assurer la coordination des affaires pénales du groupe. Au plus fort de la tourmente judiciaire, les demandes d’information avaient atteint un tel niveau qu’il a fallu créer un département des investigations internes dont j’ai pris la direction et qui avait vocation à centraliser les demandes des autorités judiciaires, à rassembler les réponses et à assurer le traitement juridique de chaque procédure – tâche assez complexe lorsqu’il s’agit de faire face à de telles procédures.

L’histoire s’est donc achevée fin 2014, lorsque Alstom « Power » a été rachetée par General Electric et que j’ai été invité à poursuivre mes activités ailleurs, toute vérité n’étant pas bonne à entendre, surtout lorsqu’on veut effacer une partie de la mémoire !

J’ai donc rejoint un cabinet d’avocats, dans lequel j’exerce à peu près les mêmes fonctions et où je dirige le département conformité et éthique des affaires, mais également le département des investigations internes, puisque je défends de grands groupes industriels ou bancaires exposés à des procédures diligentées par la justice américaine. Avocat au barreau de Paris, je précise que je n’interviens pas aujourd’hui devant vous au titre de mes fonctions d’avocat mais au titre de mes anciennes fonctions chez Alstom.

Pour répondre à l’une de vos questions, les faits de corruption chez Alstom sont anciens et, comme l’a dit avec justesse Pierre, les dirigeants du groupe ont hérité de pratiques qui étaient malheureusement, à une certaine époque, monnaie courante dans la conduite des affaires. Ce que l’on constatait chez Alstom, on le constatait également chez Siemens et chez ses principaux concurrents. Je pensais naïvement qu’ils auraient la volonté d’y mettre un terme, mais le groupe a tardé à appliquer les directives de lutte contre la corruption et n’a pas tiré les enseignements de l’exemple malheureux de ses concurrents, puisque Siemens avait eu affaire avant nous à la justice américaine et en avait largement souffert.

Les pratiques reprochées à Siemens n’étaient finalement pas si éloignées de celles du groupe Alstom et le groupe n’a pas pris acte du changement qui s’opérait, pas assez vite en tout cas, sachant que certains de nos contrats de consultant sont des contrats longs, qui peuvent courir sur quinze ou vingt ans.

Pour autant, ce n’est pas parce qu’un crime ou un délit est commis dans le cadre d’un contrat signé vingt ans auparavant qu’il faut en accepter les conséquences, dans un monde où la tolérance à la corruption n’est plus la même. Je me suis donc attaché à tout faire pour corriger cela. Je crois même que le groupe était convaincu qu’il fallait le faire mais que ses dirigeants se sont révélés incapables de trancher entre leurs engagements commerciaux et leurs obligations légales.

Il faut également souligner que, dans ces années, le groupe Alstom était dans une situation commerciale difficile, toujours au bord de la rupture d’équilibre, à la suite de cette crise grave qu’il a traversée et qui a conduit en 2003 à sa nationalisation partielle. J’y insiste car, en mon âme et conscience j’affirme ne pas avoir constaté que le groupe abordait le marché avec des velléités délibérées de corruption. En revanche, dans bien des cas, notamment dans les États où les transactions commerciales sont régies par d’autres lois le client, a fortiori lorsqu’il s’agissait de la puissance publique, était en mesure d’imposer ses conditions pour l’obtention du contrat, en d’autres termes le versement d’une commission à tel ou tel décisionnaire.

Je distingue clairement la corruption active et préméditée de cette forme de corruption passive qui consiste à ne pas résister à l’extorsion. C’est dans cette seconde situation que s’est trouvé le groupe Alstom, fragilisé par ses difficultés financières. Que cette incapacité à résister ait été volontaire ou non est un autre débat. Quoi qu’il en soit, ces pratiques anciennes ont perduré jusque très récemment.

En ce qui concerne la procédure américaine, le DoJ a informé Alstom de ses intentions au début de l’année 2010. J’étais le collaborateur direct de M. Einbinder, et nous avons travaillé de concert en toute transparence sur ce dossier dès cette époque-là. Très rapidement, le DoJ nous a invités à collaborer, ce qui, dans le cadre d’une procédure judiciaire américaine, signifie ouvrir ses archives et ses livres de compte, et se soumettre à une investigation en profondeur, conduite par un tiers indépendant, le plus souvent un cabinet d’avocats, en l’occurrence Winston & Strawn.

M. Einbinder et moi-même étions d’avis qu’il était dans l’intérêt de la société de coopérer à cette investigation, ce qui impliquait de nous soumettre aux diligences et aux questions de nos avocats américains. Tous ne partageaient pas notre avis, estimant que cette procédure était trop intrusive et n’était pas nécessaire. Deux points de vue s’opposaient donc : celui de l’ancien directeur juridique, favorable à une coopération, et celui des autres cadres dirigeants, qui y étaient opposés.

M. Einbinder est donc remercié pour ses services, et un autre directeur juridique est nommé, avec lequel je vais travailler, puisqu’au bout du compte c’est au groupe et à son président qu’il appartient de prendre la décision finale, laquelle est donc, dans un premier temps, de ne pas coopérer.

Lorsque vous ne coopérez pas à une enquête américaine, vous vous exposez à en subir les conséquences, et l’on vous fait rapidement comprendre que ce n’est pas parce que vous ne coopérez pas que la machine judiciaire s’arrête. La force de frappe du DoJ est telle qu’il est difficile pour une entreprise de lutter à armes égales, surtout quand ses salariés sont obligés de voyager et de se rendre sur le territoire américain. C’est ainsi que M. Pierucci est arrêté et placé en détention.

On imagine dès lors la pression qui pèse sur le groupe, dont les salariés de la branche commerciale sont dans l’obligation de se déplacer à l’étranger. Cela m’amène, après une analyse et une cartographie des risques, à émettre une note recommandant aux personnes potentiellement visées par le DoJ d’éviter les déplacements à l’étranger, ce qui revient à immobiliser nos ventes.

La société se trouve finalement prise entre deux feux. D’une part, la paralysie d’une partie de ses commerciaux, d’autre part la pression judiciaire du DoJ. C’est d’autant moins tenable que les arrestations se multiplient et que, outre Frédéric Pierucci, quatre autres cadres sont arrêtés aux États-Unis. Ces cadres vont plaider coupable. Ce qui nous amène à revoir notre stratégie de défense, pour accepter finalement une coopération totale, et à signer, à la fin de l’année 2014, ce deal que certains considèrent comme catastrophique.

À titre personnel, je considère que c’est un moindre mal au regard des menaces qui pesaient sur la société et ses salariés, sachant que la quasi-totalité des cadres dirigeants et des responsables échappaient aux poursuites et que, si le montant acquitté était énorme, il aurait pu être plus important encore.

Sur les diligences faites par M. Kron pour remédier au problème de corruption, ma position diverge de celle de Pierre Laporte. Outre le recrutement de profils mieux adaptés pour gérer les questions de compliance, le département de M. Lainé a souhaité, au regard du traumatisme qu’avait éprouvé la société, solliciter un audit indépendant réalisé par un cabinet suisse et un cabinet anglais, que j’ai accompagnés et qui nous ont aidés à revoir nos procédures de façon à s’assurer qu’en cas d’éventuelle reprise des paiements à certains consultants la société ne serait pas exposée à de nouveaux risques. Je reste convaincu aujourd’hui que ces audits ont été menés de façon très sérieuse. Ils n’ont porté toutefois que sur les procédures existantes, que nous avons considérablement améliorées et consolidées. Cela garantissait donc que les paiements effectués ou les nouveaux consultants appointés par Alstom dans la période 2012-2014 ne présentaient guère de risques pour la société.

Le niveau d’exigence auquel M. Lainé a hissé ces procédures en quelques années est tel que le cabinet ETHIC Intelligence, qui a certifié les programmes de compliance d’Alstom a été assez élogieux dans ses conclusions, considérant que les standards adoptés par la société étaient en ligne avec les meilleures pratiques au monde. Reste que tout ceci ne vaut pas pour les affaires relevant d’un passé plus ancien, causes des problèmes rencontrés par Alstom.

M. Kron a également durci le niveau de commissions, régulièrement revues à la baisse. Le compliance officer que j’étais participait aux discussions avec les forces de vente qui nous proposaient des consultants. Encore une fois, consultant ne veut pas dire corruption. L’activité de lobby reste légale, on trouve des milliers de lobbyistes à Bruxelles, les États-Unis sont emplis de lobbyistes. L’activité de lobbying est morale sous réserve qu’elle n’influence pas les conditions de la vente. C’est ce que recherchait Alstom, à savoir trouver sur le marché des experts capables d’accompagner ses projets, capables de démonter les arguments de la concurrence, qui pouvaient expliquer que nous n’avions pas la bonne technologie, les bons réseaux, le bon service de maintenance, en fait tous les arguments négatifs de nos concurrents qu’il fallait contrebalancer. C’était l’activité principale du lobbyiste.

Toutefois, c’est là où je rejoins Pierre Laporte, cette activité de lobbyiste a été par le passé – je ne garantis d’ailleurs pas que ce ne soit plus le cas – parfois contournée pour faire passer des faits corruptifs. L’activité a été dénaturée mais, quand je l’ai encadrée ces dernières années, je n’ai jamais eu connaissance d’éléments indiquant que de la corruption avait lieu au travers des lobbyistes que je contrôlais. Chaque fois que j’avais un doute sérieux, j’exerçais un droit de veto et la société, même si c’était difficile, le respectait. Mais cela ne s’appliquait pas par le passé.

Incapable de distinguer le bon grain de l’ivraie, M. Kron, dès lors que, pour tout le monde, l’activité de consultant était à un tel niveau de risque et était perçue comme corruptive, a finalement pris la décision de mettre un terme à cette activité. Je dois le porter à son crédit, même si j’aurais souhaité que cette décision soit prise bien plus tôt, ce qui aurait évité beaucoup de peine à beaucoup d’entre nous.

M. Pierre Laporte. Je me permets d’ajouter que cette décision de M. Kron a été prise sous la contrainte du DoJ.

M. Bruno Vigogne. Il a donc été décidé que les activités commerciales ne seraient plus supportées par des activités de lobbying, et M. Kron a mis un terme à tout recrutement de lobbyistes.

M. Pierre Laporte. … Le 17 janvier 2014.

M. Bruno Vigogne. C’est à son crédit mais c’est tout de même tard dans les procédures pénales.

En ce qui concerne la dernière question, à savoir s’il y a eu des accords pour protéger d’autres personnes morales, je ne suis pas la bonne personne pour y répondre. Même si je suis une signature de l’accord avec le DoJ, je n’ai pas connaissance de garanties visant à protéger M. Kron ou quiconque dans le cas des procédures, notamment américaines.

M. le président Olivier Marleix. Vous avez dit que ce n’était pas un si mauvais accord, que vous aviez réussi notamment à protéger les managers.

M. Bruno Vigogne. Lorsqu’un projet est sous investigation, une dizaine de personnes sont identifiées comme étant les exécutants du projet : des responsables de vente, des responsables de projet, des financiers etc. Ces personnes se voient malgré elles prises dans une tourmente judiciaire. Indépendamment des faits, honnêtes ou malhonnêtes, qu’ils auraient ou non commis, leur nom se trouve associé à cette procédure. J’ai dit que l’accord a été bon parce que ces personnes qui étaient, contre leur fait, associées à ces procédures judiciaires, n’ont pas été condamnées ; l’accord avec le DoJ n’ayant pas été au-delà des personnes qui ont plaidé coupable. À aucun moment, les directeurs financiers, juridiques, commerciaux qui ont participé à ces projets, qui ont fait l’objet d’enquêtes et dont la réputation a été entachée de potentiels faits de corruption, n’ont été personnellement condamnés.

M. le président Olivier Marleix. Est-ce que l’accord protège nommément des acteurs ?

M. Bruno Vigogne. Pas du tout. Au contraire, il dit que les gens qui ont plaidé coupable vont faire l’objet de procédures individuelles, séparées.

M. le président Olivier Marleix. Dans ses communiqués, Alstom parle parfois de plaider-coupable, parfois de deferred prosecution agreement, ce qui n’aide pas à la compréhension.

M. Bruno Vigogne. C’est un peu technique. Deux sociétés différentes font l’objet de la procédure américaine : Alstom SA, qui fait l’objet d’un DPA, et Alstom Network Switzerland, la société de paiement en Suisse, qui, elle, a fait l’objet d’un plaider-coupable aux États-Unis. Deux sociétés étaient poursuivies et, de façon additionnelle, les individus. Je suis signataire du plaider-coupable.

M. le président Olivier Marleix. Les accords passés devant le DoJ, qu’il s’agisse de plaider-coupable, de DPA ou autre, donnent lieu à une sanction publiée. Par conséquent, si l’on ne trouve que ces deux documents-là, c’est qu’il n’y en a pas d’autres. Qu’en est-il, à votre connaissance ?

M. Pierre Laporte. C’est une affaire que je suis depuis longtemps et j’ai constaté que, lorsqu’il a été interrogé par l’Assemblée nationale sur une question, je crois, de M. Myard, M. Kron a déclaré : « j’ai pris vis-à-vis des autorités américaines l’engagement de ne pas faire de commentaire sur cette affaire » et « j’ai signé des accords avec les autorités américaines de ne pas commenter cette affaire ». Je ne sais pas à quoi il fait référence. Il semblerait opportun de le lui demander.

M. le président Olivier Marleix. Je suis bien d’accord, c’est un sujet de questionnement pour nous parce que cela ne figure pas dans le plaider-coupable dont M. Vigogne est signataire. À Washington, nous avons posé la question au procureur adjoint et au responsable des affaires internationales auprès de l’Attorney général, qui nous ont clairement répondu qu’ils ne voyaient pas à quoi M. Kron faisait allusion, et de même que rien ne s’opposait à ce qu’il s’exprime devant les autorités de son pays.

M. Pierre Laporte. Vous verrez que M. Kron manie avec beaucoup d’aisance l’expression par omission et je vous invite à vous préparer à ce type d’élocution.

M. le président Olivier Marleix. L’amende pour mensonge est limitée à 100 000 euros, ce qui est peu, mais, à la différence de ce qui passe à la commission des affaires économiques, quand on s’exprime devant une commission d’enquête, le mensonge est puni d’amende.

M. Bruno Vigogne. Le type de clauses auquel vous faites référence impose aux signataires d’un accord de ne pas remettre en question ses fondements, de ne pas dire, par exemple, dans une contestation ultérieure, avoir signé l’accord sous la contrainte et d’en contester les termes.

M. le président Olivier Marleix. Cela n’interdit pas tout commentaire sur l’accord.

Pouvez-vous préciser la date de la note que vous avez rédigée pour signaler à plusieurs cadres d’Alstom qu’ils ne devaient plus se rendre aux États-Unis ? M. Kron figurait-il sur cette note ?

M. Bruno Vigogne. Je n’ai plus accès à mes correspondances de la société, mais c’est dans les jours qui ont suivi l’arrestation de Frédéric Pierucci. Pierre doit en avoir une copie puisque je lui envoyais tout ce qui avait trait à son département. Dans cette note, j’identifiais une trentaine ou cinquantaine de personnes potentiellement « à risques », en leur indiquant la marche à suivre, les cabinets d’avocats américains à contacter, en leur rappelant leurs droits et obligations s’ils étaient arrêtés au cours de voyages et questionnés par les autorités américaines. L’analyse des risques avait été faite en amont, la diffusion a été décidée plus tard. M. Kron ne faisait pas partie des personnes concernées mais il était au courant de la diffusion de cette note.

M. Pierre Laporte. La note a été diffusée en mars 2013. Je tire mon information d’un article fort bien écrit du 27 mai 2014 dans Mediapart. C’était juste avant l’arrestation de Frédéric Pierucci. Frédéric a demandé à M. Keith Carr s’il pouvait aller aux États-Unis. Il était en réunion avec M. Kron à Singapour et a quitté Singapour pour se rendre aux États-Unis où, malgré les assurances du directeur juridique, il a été arrêté.

M. le président Olivier Marleix. Combien de réunions, et à quelles dates, ont eu lieu en présence de M. Kron aux États-Unis avec le DoJ ?

M. Bruno Vigogne. Je ne peux pas vous répondre. Je me rendais aux États-Unis une à deux fois par mois, mais pour traiter avec nos avocats américains. J’étais souvent accompagné du directeur juridique. M. Kron ne voyageait pas avec moi pour traiter de ces sujets-là. Il faisait probablement des voyages, mais différents des miens.

M. le président Olivier Marleix. N’avez-vous signé avec lui, en présence du DoJ, le plaider-coupable ?

M. Bruno Vigogne. Non, car j’ai donné pouvoir à nos avocats américains pour signer en notre nom l’accord avec le DoJ. Je ne me suis pas déplacé cette fois-là aux États-Unis.

M. le président Olivier Marleix. Il n’y a pas eu de rencontre physique entre les procureurs et M. Kron ?

M. Bruno Vigogne. Il y a forcément eu des discussions avec le directeur juridique mais je n’en faisais pas partie. Keith Carr est certainement le mieux placé pour répondre à cette question.

M. Pierre Laporte. La réunion dont je vous ai parlé entre M. Carr et M. Kron, avec le DoJ, m’a été relatée par M. Carr lui-même. En revenant le lendemain matin, il avait indiqué qu’on lui avait dit, à lui et à M. Kron, que le DoJ était en mesure de les arrêter et de les mettre en prison. Au cours de cette réunion, M. Kron aurait expliqué toutes les bonnes choses qui, selon lui, avaient été faites depuis son arrivée en 2004, et il a été interrompu par le procureur du département de la justice, qui lui a dit : « C’est la corruption que vous avez maintenue qui m’intéresse et non les bonnes choses que vous avez faites ! »

M. le président Olivier Marleix. Avec Mme Pouzyreff, nous avons rendu visite à Frédéric Pierucci dans sa prison. Je suis un peu surpris de la situation dans laquelle le groupe Alstom l’a placé. Il était couvert par un contrat d’assistance juridique, qui lui a permis de faire appel à un cabinet d’avocat, mais ce cabinet d’avocats était aussi en charge de la défense d’Alstom en général. Son avocat a donc dû se retrouver dans un conflit d’intérêts ; il ne pouvait adopter une stratégie minimisant la responsabilité de M. Pierucci en le présentant comme un tout petit élément d’un rouage plus important sans accabler l’entreprise, ce qu’il ne pouvait pas faire si elle était par ailleurs son client. Pouvez-vous nous éclairer là-dessus ?

M. Bruno Vigogne. Je n’ai pas participé à la sélection de l’avocat de Frédéric, Pierucci mais il nous appartenait, de façon générale, de proposer des avocats à tous les employés qui faisaient l’objet d’une procédure, en Amérique ou ailleurs.

Je me suis toujours attaché à ce qu’il y ait une très grande indépendance car les intérêts de l’employé peuvent être divergents de ceux de l’entreprise, et des conflits peuvent en résulter.

En Suisse, la situation était devenue à un tel point critique qu’il était difficile de trouver des pénalistes qui ne soient pas en conflit les uns avec les autres car nous avions épuisé une grande partie des avocats pénalistes capables de représenter nos salariés, et je me suis toujours attaché à maintenir cette séparation. Les honoraires de ces avocats ont toujours été supportés par l’entreprise, indépendamment de leurs conclusions, même si la défense de l’individu était en opposition avec l’intérêt de l’entreprise, jusqu’au moment où l’individu reconnaît avoir eu sciemment une conduite en opposition avec les intérêts de l’entreprise. C’est le cas de Frédéric Piérucci. La loi interdit à l’entreprise de supporter les frais judiciaires d’un employé qui plaide coupable, il nous était donc impossible de maintenir notre support. Le paiement des honoraires des avocats pouvait donc s’arrêter.

M. le président Olivier Marleix. Dans la mesure où, depuis lors, la société Alstom a elle-même plaidé coupable, on pourrait imaginer que ce qu’il reste d’Alstom aujourd’hui pourrait réparer en droit ce « lâchage » et prendre en charge la défense de M. Pierucci. Est-ce que ce serait orthodoxe ?

M. Pierre Laporte. Frédéric Pierucci était employé par une société qui a été rachetée par General Electric. Le contentieux de Frédéric est donc aujourd’hui avec le groupe General Electric, qui exerce toute sa rigueur et n’a nullement l’intention, pour le moment, d’être clémente envers lui. Quant à Alstom, je pense que c’est à M. Henri Poupart-Lafarge qu’il faudrait poser la question, mais plusieurs centaines de milliers d’euros sont réclamés par son avocat, qui a agi en situation de conflits d’intérêts. Par ailleurs, l’assurance « directors and officers », qui joue normalement dans ce genre de situation, non pour payer la pénalité mais pour payer les honoraires d’avocat, n’a pas été actionnée par le groupe Alstom et je trouve cela incompréhensible.

M. le président Olivier Marleix. Les frais d’avocat des dirigeants étaient pris en charge directement par une société qui, elle, n’a pas été vendue à GE.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. C’est une bonne chose, messieurs, de vous recevoir aujourd’hui, après notre séjour, la semaine dernière, aux États-Unis, où nous avons rencontré un certain nombre d’acteurs, procureurs, avocats, institutions, ambassade…

Monsieur Laporte, j’ai trois questions pour vous, et un commentaire. Ma première question porte sur le lien entre la corruption et la fusion-acquisition. Vous avez dit à l’instant que les poursuites pour faits de corruption ont largement contribué à affaiblir le groupe Alstom et à rendre la proie docile au concurrent. Est-ce que, pour vous, les deux sujets sont liés ? En d’autres termes, considérez-vous que le DoJ a poursuivi Alstom dans le but de favoriser la fusion avec GE ?

Si c’est le cas, comment expliquez-vous que l’enquête du DoJ ait commencé bien avant que l’idée même de fusionner avec GE apparaisse ? Sur quoi vous appuyez-vous, éventuellement, pour mettre en cause l’indépendance des procureurs américains, qui enquêteraient alors sur des faits de corruption pour des raisons économiques, dans le but de favoriser une acquisition par GE ?

Ma deuxième question porte sur M. Kron. Je suis très impatient qu’on le reçoive parce que, jusqu’à présent, il n’a pas eu l’occasion de se défendre et nous avons entendu beaucoup de choses sur lui. Vous avez dit tout à l’heure qu'il avait généralisé ce système de corruption et en même temps l’avait masqué, et qu’il avait feint de mettre en place des organisations de compliance. Ce sont des accusations graves ; sur quelles bases factuelles reposent-elles ? Et si elles sont prouvées, comment expliquez-vous qu’il n’ait jamais été poursuivi ni par la justice américaine, puisqu’on a vu qu’il n’était pas protégé par un rapport particulier, ni même par la justice française ? Si « M. Kron a généralisé ce système de corruption et en même temps l’a masqué, et a feint de mettre en place des organisations de compliance », j’imagine que notre justice est capable de poursuivre ce genre de faits. Pourquoi le DoJ, qui est, dans vos propos, d’une particulière sévérité, s’arrête-il à Pierucci ? Pourquoi ne remonte-t-il pas d’un cran et reste-t-il au niveau inférieur ? De deux choses l’une : soit la justice, à la fois américaine et française, ferme les yeux sur des preuves factuelles qui mettent en cause un homme qui a « généralisé un système de corruption et en même temps l’a masqué et a feint de mettre en place des organisations de compliance », soit le dossier manque de preuves.

Ma dernière question porte sur la lutte contre la corruption. Je reprends vos propos sur France Inter, en janvier : « Les Américains ont une politique de lutte contre la corruption qui est publique, systématique et extrêmement sévère. Le problème est que les dirigeants des grands groupes européens, et de certaines sociétés françaises en particulier, comme Alstom, ainsi que nos dirigeants politiques, n’ont pas pris la mesure de ce risque. Ils sont dans l’ignorance des méthodes américaines. Or, aujourd’hui, quand vous faites des affaires sur les marchés internationaux, il faut s’en prémunir. » Faut-il se prémunir des attaques de la justice américaine ou de la corruption ?

Vous avez également dit, tout à l’heure, qu’aucun tribunal français n’avait jamais prononcé une peine de ce niveau. Vous avez raison. Quelles sont les dernières grandes opérations anticorruption en France d’un niveau comparable, que ce soit pour des entreprises françaises ou étrangères ? Comment expliquez-vous que la justice française ne poursuive pas des faits de corruption dans la même mesure que les Américains ? Serions-nous laxistes ou est-ce la justice américaine qui est trop sévère ?

Enfin, un commentaire. Vous avez dit que vous défendiez un citoyen qui a été livré aux Américains par des dirigeants pour se protéger eux-mêmes. Je rappelle juste que ce citoyen a plaidé coupable de faits de corruption et que, par ailleurs, nous avons soixante compatriotes français derrière les barreaux aux États-Unis aujourd’hui, dont cinquante-neuf dont on n’a pas parlé. Je ne veux pas d’une tolérance à géométrie variable. Pour la délinquance ou la criminalité ordinaire – les cinquante-neuf autres –, c’est tolérance zéro, c’est normal qu’on emprisonne. En revanche, pour la délinquance en col blanc, les actes de corruption, c’est tout de suite moins normal, plus inhumain, plus injuste, plus sévère. Ce qui fonde la confiance des Français dans leur justice, c’est la conviction que la sévérité est la même pour tous, qu’il n’y a pas deux justices mais une seule. Je pense, personnellement, qu’en minimisant les actes de corruption ou en se permettant de juger de la sévérité de la justice des autres, on perd un peu de crédibilité quant à notre réelle volonté politique de lutter contre la corruption et d’y mettre les moyens en France.

D’ailleurs, vous avez parlé, monsieur Vigogne, de coopération. On se cache souvent derrière la loi dite de « blocage », en disant : « Il ne faut pas coopérer avec la justice américaine parce que c’est interdit dans le droit français, nous avons une loi de blocage. » Je rappelle – nous avons posé la question la semaine dernière à nos amis américains – qu’il n’existe aucun équivalent de la loi de blocage française aux États-Unis, c’est-à-dire que, si nous souhaitions poursuivre une entreprise américaine en France, l’entreprise en question ne pourrait pas se cacher derrière une loi de blocage américaine. C’est un argument qui nuit à l’image que nous donnons sur notre réelle volonté de coopérer avec nos alliés dans la lutte contre la corruption.

Je terminerai donc par un proverbe : avant d’aller regarder la brindille dans la soi-disant sévérité de l’œil de notre voisin américain, on devrait regarder la poutre dans notre propre œil, c’est-à-dire dans nos limites et notre absence, parfois, de volonté de lutter aussi sévèrement contre la corruption.

M. Pierre Laporte. Les liens entre la corruption chez Alstom et l’opération d’acquisition sont complexes. Je pense que la réalité est multifactorielle et qu’il n’y a pas une relation univoque et singulière entre le problème de la corruption chez Alstom et l’acquisition par General Electric. Cette complexité rend la compréhension de la situation difficile et permet à certains de se cacher derrière la multiplicité des faits et des situations pour dire que la corruption n’a pas joué de rôle !

Il y a bien sûr un lien parce que, quand la direction générale d’une entreprise est assaillie de toutes parts par des enquêtes qui émanent d’autorités judiciaires de très nombreux pays, cela canalise énormément d’énergie et, à la fin, les dirigeants sont très absorbés par ces affaires. Je pense que la multiplicité des affaires de corruption touchant le groupe Alstom a beaucoup déstabilisé la direction générale. Elle l’a conduit à changer deux fois de directeur juridique puisque, avant M. Einbinder, une directrice juridique américaine était déjà partie. Avoir des tensions avec un directeur juridique américain, c’est un sujet sérieux, ce n’est pas anodin. Les raisons de ces tensions n’étaient pas elles-mêmes anodines puisque M. Einbinder, avocat américain, avait une exposition personnelle dans les risques auxquels faisait face l’entreprise. Cette corruption a fragilisé, a affaibli la société.

Il se trouve que j’ai travaillé huit ans chez General Electric, où j’ai eu pendant six ans et demi un poste de responsabilité qui m’a amené à rencontrer environ trois fois par an l’état-major de la direction juridique, soit aux États-Unis soit à Bruxelles, et je peux vous raconter deux anecdotes qui me semblent intéressantes.

Tout d’abord, une trentaine d’anciens du DoJ travaillent chez General Electric. Je ne porte aucun jugement, c’est certainement de bonne guerre pour la défense des intérêts du groupe General Electric et vous pouvez imaginer que c’est une source d’information non négligeable. Tous les cas de corruption que nous constations sur les marchés – et il se trouve que j’étais responsable juridique de l’ensemble du monde sauf les Amériques – étaient remontés, et nous faisions ainsi remonter plusieurs cas de corruption de la part de nos concurrents par semaine. Il existait chez General Electric une politique très systématique de suivi de ces questions, qui nourrissait la réflexion et la stratégie du groupe.

J’ai assisté à une réunion avec le directeur juridique du groupe General Electric et son staff à Bruxelles. Je me souviens très bien, parce que ça m’avait frappé, et ce d’autant plus rétrospectivement, qu’il y avait été dit qu’il faudrait à peu près dix ans pour arriver à mettre à genoux Alstom et Siemens, sur les fondements de la lutte contre la corruption. C’est exactement ce qui s’est passé. J’avoue que j’en suis amusé, même si c’est triste, parce que je suis quand même Européen avant tout. Malheureusement, ces pratiques existent et certains dirigeants ont manqué de prudence. Je ne suis pas cynique mais pas naïf non plus ; je suis réaliste, simplement. Il faut se prémunir contre les polices étrangères, certes, mais aussi contre la corruption et je suis intimement persuadé que l’on peut faire des affaires à l’international sans corrompre, mais cela requiert beaucoup de perspicacité, beaucoup de travail et beaucoup de précaution.

Comment expliquer que l’enquête du DoJ soit aussi ancienne, ayant commencé en 2010 ? La réponse vous a été partiellement donnée mais, comme les faits sont complexes, je me permets de vous la redonner sous un autre angle. Je pense que ce sont les procureurs suisses qui ont saisi le DoJ des faits du cas d’Alstom. Le procureur suisse a été saisi de l’affaire Alstom en Suisse qui a donné lieu à la sanction dont a parlé Bruno Vigogne, par un rapport d’un cabinet d’expertise comptable qui a exercé son obligation en application de l’équivalent de l’article 40 du code de procédure pénale français, à savoir une obligation de signalement. Ce cabinet, qui est connu, avait été frappé par le caractère suspicieux d’un paiement chez un consultant, et avait estimé nécessaire de le reporter. C’est ce qui a mis le feu aux poudres et a fait que le DoJ a été saisi. Je ne sais pas pourquoi c’est aussi ancien, il faut le demander au DoJ. C’est une enquête qui a duré longtemps, qui a été longue et fastidieuse, tout simplement parce les faits de corruption sont en général cachés et qu’il est très difficile de les déceler. Ces faits sont parfois même indécelables, parce que c’est l’excès de rémunération d’un consultant, dont vous ne savez pas ensuite ce qu’il va faire de l’argent. Ces faits sont extrêmement difficiles à prouver.

Ce qui légitime la lutte contre ces pratiques, c’est, d’abord, de ne pas exposer les individus et, ensuite, de ne pas exposer les entreprises à des risques aussi colossaux, puisque vous avez vu le résultat économique.

J’ai dit en effet que M. Kron avait généralisé ces pratiques, avait contribué à les masquer, mais j’ai bien parlé d’un système. Je n’ai jamais dit que M. Kron avait personnellement corrompu ; je m’en garderai bien car je n’ai aucune preuve. En revanche, je sais très bien que tout le travail que j’ai fait par exemple chez Areva Transmission et Distribution a été audité quand Areva T & D a été racheté par Alstom. J’ai même assisté au rapport d’audit, où il a été constaté que nous avions éradiqué la pratique. Nous l’avons éradiquée en 2005. Alstom ne l’a éradiquée qu’en 2014, soit neuf ans après. J’ai dit qu’il avait feint de mettre en place une organisation de compliance et je maintiens ma déclaration parce qu’il y a eu cette concomitance ou, puisque vous êtes un député de la République en marche et pour employer un vocabulaire que vous comprendrez peut-être mieux, cet « en même temps »…

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Ne vous sentez pas obligé, je comprends très bien le vocabulaire français en général…

M. Pierre Laporte. Le problème de l’« en même temps », c’est qu’il devient schizophrénique quand vous faites en même temps une chose et son contraire. On peut faire en même temps des choses qui ne sont pas contradictoires et, dans ce cas, c’est tout à fait positif ; c’est, dans la pensée ricœurienne, la capacité de concilier des choses qui sont quelquefois difficilement conciliables mais pas nécessairement opposées. Ce qui caractérise la situation d’Alstom, c’est le fait d’avoir concomitamment mis en place et communiqué de façon très positive sur une organisation qui, certes, a fait des progrès, tout en maintenant des pratiques qui ont été stigmatisées. Je ne dis rien – c’est dans mon éthique de communication – qui ne soit déjà public ; tout ce que je vous dis, je vous invite à le lire dans la décision du département de la justice américaine.

Pourquoi, ensuite, l’ancien directeur financier, l’ancien Président-Directeur général, l’ancien directeur de l’audit, l’ancien directeur éthique et compliance, et l’ancien directeur juridique n’ont pas été mis en cause personnellement ? Vous savez que, pour être mis en cause pénalement, il faut avoir participé personnellement aux faits de corruption, avoir eu soi-même une intention délictueuse dans chaque opération, et mettre en place ou entretenir un système qui permet de corrompre n’était pas, en tant que tel, interdit par la loi française. Je n’ai pas connaissance que ces individus aient commis personnellement de tels actes, et c’est certainement pourquoi le département de la justice américain s’est concentré sur les individus desquels l’entreprise, comme vous l’a expliqué Bruno Vigogne, a communiqué tous les e-mails, dont Frédéric Pierucci, qui a plaidé coupable parce que l’on ne pouvait pas être cadre commercial chez Alstom sans utiliser ce système de paiement des consultants dont on a vu la dérive. Cette dérive, je considère qu’elle est généralisée, eu égard au nombre de cas qui vous a été cité et dont vous pouvez trouver la liste dans la très bonne étude de l’organisation non gouvernementale qu’a nommée M. Marleix tout à l’heure.

J’ai effectivement dit, dans ma déclaration à la radio, que les Américains avaient une lutte publique. Il se trouve que j’en ai fait mon métier, parce que ma carrière de directeur juridique a été largement bouleversée par des pratiques de différentes entreprises et que, comme j’ai compris que, pour monter, il fallait y participer, avec un risque important, j’ai préféré faire un autre métier, et je suis donc aujourd’hui, notamment mais pas uniquement, conseil en matière de prévention de la corruption. Je suis un grand lecteur des décisions du département de la justice et je vous invite d’ailleurs à les lire, parce que je pense que c’est une politique qui est bien faite, dans le sens où elle est efficace et publique. Le DoJ explique très clairement que sa politique vis-à-vis de la criminalité en col blanc est la même que celle vis-à-vis de la mafia et des groupes mafieux des quartiers américains, et qu’il utilise donc les mêmes méthodes de recherche de preuves ainsi que les mêmes méthodes en termes de sanctions et de traitement des individus. C’est exactement ce qu’on observe à l’égard de notre ancien collègue.

Je réitère ma déclaration à la radio que beaucoup de dirigeants français n’ont pas pris la mesure du risque. Je ne souhaite à personne qu’il arrive ce qui arrive à Frédéric Pierucci et je pense qu’une grande partie du problème a été l’entretien d’un certain nombre de cadres dans l’ignorance. Je ne sais pas si vous avez lu l’intégralité du dossier mais les extraits des e-mails montrent que c’est par ignorance que ces e-mails ont été écrits, parce que quelqu’un d’un tout petit peu éduqué sur ces sujets n’aurait jamais écrit ce qui a été écrit.

Est-ce que vous me prêtez l’intention de corrompre et de nous protéger des Américains ? Pour l’intention de corrompre, je ne suis pas la bonne personne mais je crois en effet qu’il faut se protéger, et ce d’abord des attaques des autorités des pays étrangers, parce qu’il n’y a pas de raison que les autorités judiciaires et policières d’autres pays que le nôtre fassent la justice pour nos entreprises, même si, en l’occurrence, sur le dossier Alstom, je ne pense pas du tout qu’il y ait eu un complot et je conteste même l’utilisation souvent très abusive de l’expression « effet extraterritorial » de la loi américaine car, si vous lisez les décisions du département de la justice, vous constaterez que beaucoup des faits ont été commis aux États-Unis par des entités légales américaines, avec des comptes en banque américains… Il ne s’agit donc pas de l’effet extraterritorial du droit américain. Mais il me semble légitime de se protéger contre les attaques de qui que ce soit quand on fait des affaires, même si vous êtes coupable, parce que l’objectif est de ne pas se retrouver dans des situations qui vous retirent votre liberté.

Enfin, pour répondre à votre question, qui était un peu, je pense, une provocation, il se trouve que j’ai fait une carrière de trente-deux ans de juriste dans des groupes totalement internationaux, que j’ai participé à des groupes qui faisaient plusieurs dizaines de milliards de chiffre d’affaires, qui vendaient des centrales nucléaires, des équipements de toutes sortes, j’ai connu des enquête du SFO, de la Securities and Exchange Commission (SEC), de la Federal Energy Regulatory Commission et bien d’autres, et aucune enquête pénale portant sur des faits sur lesquels j’avais travaillé n’a jamais abouti. J’ai quitté le groupe Areva parce que je pensais qu’il était plus opportun, pour un directeur juridique, de ne pas y être, et je crois que j’ai bien fait compte tenu de la situation de plusieurs dirigeants actuellement. J’ai quitté le groupe Alstom pour les mêmes raisons. Je pense donc que quiconque essayerait de jeter quelque discrédit que ce soit sur ma personne concernant ce sujet est assez malvenu.

Il y a bien soixante Français en détention aux États-Unis, vous avez raison, cela m’a été confirmé par le ministère des affaires étrangères. Il se trouve que je suis personnellement très attaché à la lutte contre la criminalité en col blanc, extrêmement dévastatrice parce qu’elle attaque les fondamentaux de notre société. Je suis issu d’un milieu d’entrepreneurs et très attaché à la liberté d’entreprendre, et je pense que le comportement des dirigeants d’Alstom a considérablement terni l’image de la France et de l’industrie française dans le monde et qu’à ce titre ils sont condamnables et portent sur eux un profond déshonneur.

Frédéric Pierucci a plaidé coupable pour ne pas passer quarante ans en prison. Ayant plaidé coupable, il doit purger sa peine et ce que je vous demande, mesdames et messieurs les députés, à titre personnel puisque, comme je vous l’ai dit, j’aide Frédéric, c’est de bien vouloir m’aider à le faire revenir en France. Il y a pour cela deux possibilités. La première est d’obtenir son transfèrement du centre de détention américain vers un centre de détention français. Il ne s’agit pas d’obtenir un passe-droit mais de lui permettre de purger sa peine en France. Je vous présenterai Frédéric quand il reviendra, vous verrez quelle est la trempe de ce personnage. Vous ne l’avez sans doute vu que pendant quelques heures. Son intention n’a jamais été d’échapper à sa peine puisqu’il s’est lui-même constitué prisonnier et est retourné de son propre chef aux États-Unis. L’autre option serait d’obtenir une grâce et je crois que le Président Macron, que vous devez connaître, se rend aux États-Unis au mois d’avril. Je vous demande de bien vouloir intercéder pour qu’éventuellement une grâce puisse être obtenue pour Frédéric, qui, je vous le rappelle, a une épouse et quatre enfants, dont deux ont moins de onze ans.

M. le président Olivier Marleix. À propos d'un transfèrement, l’Ambassadeur de France aux États-Unis nous a indiqué qu’il avait sollicité du Président de la République, à l’initiative de la magistrate de liaison de l’ambassade, une lettre à la signature du Président Macron au Président Trump pour demander le transfèrement de Frédéric Pierucci malgré le refus premier du DoJ. Cette lettre était dans un circuit de signatures la semaine dernière, quand nous étions à Washington.

Je serais curieux de connaître la réponse de M. Vigogne à la dernière question de notre rapporteur. Est-ce les Américains qui en font trop ou nous qui n’en faisons pas assez en matière de lutte contre la corruption ?

M. Bruno Vigogne. Rétrospectivement, je m’interroge toujours sur le fait que ce groupe industriel n’ait fait l’objet de procédure judiciaire sérieuse en France. J’ai rencontré à de nombreuses reprises des procureurs et des juges à travers le monde et ils me disaient systématiquement que les groupes français bénéficiaient d’une certaine indulgence de l’État français et que, puisque l’État ne faisait rien, en France, pour lutter contre la corruption, ils allaient prendre le problème à leur compte. Ce message a été beaucoup relayé aux États-Unis, en disant : « Impunité en France mais vos pratiques à l’extérieur seront poursuivies et condamnées. ». Ma conviction la plus profonde est que, si l’État français s’était montré plus dur bien plus tôt vis-à-vis d’Alstom, eh bien, aujourd’hui, en vertu du principe que les mêmes faits ne peuvent être poursuivis dans d’autres juridictions dès lors qu’ils le sont dans un pays, la société aurait été probablement condamnée, en tout cas aurait eu l’obligation de changer ces pratiques. Ainsi la justice française n’aurait pas laissé la main à d’autres autorités.

Mme Natalia Pouzyreff. Nous sommes bien d’accord, et c’est d’ailleurs le sens qu’a pris notre travail, par rapport à ce qu’il était au départ. Il n’est pas question de se voiler la face. Nous devons monter en puissance et garantir que la justice française juge les faits de corruption.

M. Pierre Laporte. On ne peut que se féliciter, madame, de ce que vous venez de dire. L’un des grands mérites de cette affaire, et le mérite qu’on peut attribuer à M. Kron, un peu à l’instar de M. Cahuzac, c’est qu’il aura fait évoluer la législation, les mentalités. On lui doit d’avoir fait prendre conscience à la France que les pratiques généralisées de corruption ne sont plus admissibles.

M. le président Olivier Marleix. Une dernière question pour M. Vigogne. Vous avez évoqué la difficulté de discerner un vrai consultant qui vous aide à comprendre le contexte d’un deal, de quelqu’un qui se rend coupable de corruption. La limite est que l’on n’influence pas les conditions de la vente. Je suis assez sidéré de voir que, dans un dossier comme la vente de la branche « Power » d’Alstom, les actionnaires d’Alstom ont payé 300 millions d’euros d’honoraires de conseils en tous genre. J’imagine que GE avait ses propres intervenants, banquiers d’affaires, boîtes de communication, avocats… et donc on a peut-être aussi 300 millions d’euros de ce côté-là. Un total de 600 millions distribués pour un deal certes important de 12 milliards, mais ce sont des montants colossaux et, quand on regarde la cartographie des intervenants sur la place de Paris, on a le sentiment que tout le monde était neutralisé, que plus personne n’était vraiment en mesure de contester cette démarche car tous ceux qui auraient pu porter une voix différente étaient partie prenante dans l’affaire. Où est la limite entre le vrai lobbying, l’officiel, et ce qui peut aller au-delà, dans la rémunération d’intermédiaires ? Notre article 433-2 du code pénal n’est pas très souvent utilisé, avec une peine d’amende d’ailleurs plafonnée à 75 000 euros, ce qui est très loin des 600 millions que j’ai évoqués. Quels éléments vous permettent d’appréhender cette frontière ?

M. Bruno Vigogne. Il faut bien distinguer deux activités différentes dans la question que vous posez : l’activité de lobbying qui résulte des conditions de la vente à General Electric et l’activité de lobbying traditionnelle, qui consiste, par exemple, à accompagner la vente de turbines à gaz d’une centrale au sein du groupe Alstom.

En ce qui concerne la première partie de la question, je n’ai pas participé à la sélection des cabinets qui ont conduit ce travail préparatoire, mais j’imagine aisément, vu la taille du deal, qu’il a fallu solliciter de nombreuses expertises différentes et les meilleures de chacune des expertises. C’est certainement pour cela qu’ont concouru les meilleurs cabinets de la place de Paris, et ce dans tous les domaines, ce qui fait qu’il est de fait difficile d’en trouver de même niveau d’excellence, de même rayonnement international qui puisse vous amener une opinion différente que celle pour laquelle ils ont été initialement sélectionnés.

S’agissant de la sélection des lobbyistes qui ont accompagné les affaires d’Alstom, ceux-là ont été sélectionnés sur des critères objectifs, qui étaient, par exemple, leur expertise dans la turbine à gaz : chercheurs, spécialistes du marché, compétents et reconnus dans leur pays, et capables de justifier de la prestation. C’est là que le problème s’est posé : comment justifier de la prestation d’un lobbyiste. Pendant longtemps, et encore en 2008, les lobbyistes d’Alstom étaient payés sur une base de success fees, c’est-à-dire un peu comme un agent immobilier, à qui personne ne demande la justification de son travail. Si l’acheteur achète le bien en question, il justifie de fait ses honoraires. C’était à peu près sur ces principes qu’étaient rémunérés les lobbyistes d’Alstom. Les commissions payées pouvaient excéder 5 % du prix d’un contrat. Pour un contrat d’un milliard d’euros, la commission pouvait donc atteindre 50 millions. Avec 50 millions, vous avez potentiellement la capacité de corrompre beaucoup de décideurs.

C’est la question que se posait le département auquel j’appartenais. J’étais d’avis qu’aucune action de lobbying ne justifie le paiement de plus de quelques millions d’euros. C’est le salaire d’une vie, ça a un impact sur le prix de vente, donc sur la marge. Il fallait rompre avec cette logique de pourcentage. Ce que nous avons fait, et encore une fois, je rends hommage à Jean-Daniel Lainé et à nos équipes qui ont travaillé là-dessus. La rémunération du lobbyiste doit être proportionnelle à l’effort engagé. Le lobbyiste devait nous démontrer qu’il avait une équipe qui le soutenait, parce que les lobbyistes ne sont pas que des individus mais aussi des sociétés constituées, avec parfois vingt personnes, et nous démontrer l’effectivité du travail produit. Cette effectivité se traduisait par des rapports, des éléments d’analyse, un travail quantifiable. Ce que vaut le rapport fourni, 1 million, 2 millions, la question reste ouverte mais, en tout cas, au travers de cette documentation que nous appelions les « preuves de service », le lobbyiste devait nous fournir son calendrier, les rendez-vous auxquels il assistait, les interventions qu’il faisait auprès de tel département technique pour rencontrer des ingénieurs-conseils, pour travailler sur le volet environnemental… Il devait donc justifier son travail et ce travail était contrôlé par nos services pour déterminer s’il justifiait le paiement prévu par le contrat. Malheureusement cette disposition s’est mise en place tardivement et les projets qui ont fait l’objet des investigations et des décisions de justice ne répondaient pas à ces exigences.

Encore une fois, je pense que l’immense majorité des lobbyistes faisaient un travail parfaitement honnête mais, comme ils n’avaient aucune obligation de documenter leur travail, une partie congrue de ceux-ci poursuivait d’autres objectifs et ils ont contaminé l’ensemble de la profession et jeté le discrédit sur elle.

D’où les objectifs que nous avons fixés : justification du travail, réduction des rémunérations… Ce fut une lutte acharnée parce que ce n’était pas dans la culture de l’entreprise de s’opposer à des lobbyistes sur leur rémunération. C’était un travail éreintant, violent, auquel j’ai participé, pour revenir à des rémunérations qui restent, certes, importantes mais ne permettent plus d’actionner des leviers de corruption. Si vous payez un million d’euros à une personne et effectuez ce paiement en quatre ou cinq années, vous limitez le risque, et je connais aujourd’hui peu de personnes qui décideraient de se mettre en danger personnel pour un paiement de 100 000 ou 200 000 euros. Une personne ou homme politique qui sollicite un paiement corruptif s’attend à recevoir plusieurs millions. En jouant sur ces deux volets, les preuves de service rendu, d’un côté, et le fractionnement et la limitation des paiements, de l’autre, vous réduisez considérablement votre exposition.

M. Pierre Laporte. Je me permets une petite réponse à votre point sur le fait que tous les conseils étaient, finalement, mobilisés. Il se trouve que c’est la stratégie de General Electric que d’utiliser systématiquement tous les conseils sur une place de façon qu’ils ne puissent pas être utilisés par d’autres.

Enfin, puisque j’ai fait de la prévention de la corruption mon métier, je me propose de vous offrir, à l’Assemblée nationale, une formation sur la prévention de la corruption et les mécanismes corruptifs. Je le fais auprès de plusieurs institutions françaises publiques, ayant développé en trente ans une certaine expertise dans ce domaine, et je le ferai gratuitement pour vous si ça ne dépasse pas quelques heures !

M. le président Olivier Marleix. Nous interrogerons le déontologue pour savoir si nous pouvons accepter cette formation gratuite…

En attendant, je vous remercie l’un et l’autre pour vos témoignages.

 

La séance est levée à treize heures trente.


34.    Audition, ouverte à la presse, de M. Hakim El Karoui, ancien associé, et de M. Romain Lucazeau, principal au sein du cabinet Roland Berger

(Séance du jeudi 15 mars 2018)

La séance est ouverte à quatorze heures quarante-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons M. Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger, et M. Romain Lucazeau, actuellement principal au sein de ce même cabinet.

Messieurs, votre audition nous est apparue pleinement justifiée après qu’Arnaud Montebourg a fait état, lorsque nous l’avons auditionné, du travail d’analyse qu’il avait demandé à votre cabinet sur l’avenir d’Alstom, à l’époque où il était ministre du Redressement productif. Baptisé « Projet ALMA », votre rapport lui a été remis le 19 février 2014 et il exposait les différentes solutions qui s’offraient à Alstom.

Nous aimerions que vous nous rappeliez les conditions et la date exacte de cette commande puisque vous avez remis votre rapport peu de temps avant que l’agence de presse Bloomberg n’annonce dans une dépêche que Patrick Kron avait décidé de s’entendre avec General Electric (GE). Quelles informations aviez-vous eues ? Il est évident que les projets étaient déjà dans l’air. Arnaud Montebourg nous a parlé des rencontres qu’il avait eues, notamment avec M. Patrick Kron et Mme Clara Gaymard, un peu en amont de cette annonce et de la commande qu’il vous avait passée. Vous nous préciserez si le commanditaire, au-delà du ministre, était formellement l’Agence des participations de l’État (APE), la direction générale du Trésor (DGT) ou la direction générale des entreprises (DGE).

Avec qui et comment avez-vous travaillé pour effectuer cette analyse ? Avez-vous pu travailler avec le management d’Alstom ou d’autres interlocuteurs tels que les banques conseil du groupe ? Il me semble, monsieur El Karoui, que vous êtes un ancien collaborateur de Rothschild, la banque retenue par Alstom pour la cession de sa branche énergie.

Saviez-vous qu’une autre étude avait été réalisée par le cabinet A.T. Kearney sur le même sujet, un an et demi auparavant, à la fin de l’année 2012 ? Cette étude vous avait-elle été remise ? Arnaud Montebourg nous a affirmé que, pour sa part, il n’en avait pas eu connaissance, ce qui ne favorise pas notre compréhension du fonctionnement des services de Bercy.

Sans en faire un commentaire ligne à ligne, vous nous résumerez votre analyse de l’époque. Votre conclusion était plus ouverte et moins alarmiste que celle d’A.T. Kearney, même si vous signaliez qu’à brève échéance, Alstom serait obligé de revoir ses jeux d’alliance dans les domaines de l’énergie et du transport.

Avant de vous donner la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Hakim El Karoui et M. Romain Lucazeau prêtent successivement serment.)

M. Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger. Monsieur le président, je vais essayer de répondre à vos questions dans l'ordre chronologique.

Formellement, notre client était la DGCIS, que l’on appelle désormais la direction générale des entreprises (DGE). Nous avions répondu à un appel d'offres restreint, procédure utilisée par cette administration quand elle ne veut pas faire savoir à tout le marché que l'État s’intéresse à tel ou tel sujet très confidentiel. En l’occurrence, le sujet était vraiment très confidentiel. Quand il y a eu une fuite, Patrick Kron est devenu vert de colère : à un moment où la situation d’Alstom n’était pas extraordinairement bonne, le fait que l'État s'intéresse aux perspectives stratégiques du groupe était un signal envoyé au marché. Or il ne fallait pas envoyer de signal au marché.

Je n’ai pas le texte de l'appel d'offres mais je peux vous dire que l’on ne nous avait pas demandé d’envisager toutes les options stratégiques possibles pour Alstom. La consigne était de s’intéresser à la manière de renforcer le groupe. À dessein, nous n’avons donc pas étudié l’idée de vendre tout ou partie d'Alstom. Nous avons cherché des sources de capitaux et l’une des options envisagées consistait à ouvrir le capital des filiales. Dans la partie des activités du transport, un processus de ce type était d’ailleurs en cours avec une entreprise russe. Considérant que la Russie était un marché d’avenir dans ce domaine, Alstom avait noué un partenariat avec une entreprise russe. En quelque sorte, nous avions pour mission de répondre à deux questions : dans quel état est Alstom et que faut-il faire pour renforcer le groupe ?

Pour votre information, j’indique que nous avions déjà travaillé avec la DGCIS sur le groupe PSA, en 2012, dans les mêmes conditions. C'était peu après l'arrivée de Monsieur Montebourg au Gouvernement. Au mois de juin, il avait découvert la fermeture de l’usine d'Aulnay et, très vite, il avait décidé de trouver une autre solution. Il nous avait alors demandé de faire une analyse stratégique : regarder la situation de l'entreprise, questionner en profondeur l'alliance avec General Motors, étudier toutes les autres alliances possibles et imaginables avec des constructeurs européens, américains et du monde émergent. Évidemment, il n’avait pas été question de s’interroger sur la vente de PSA. L'étude sur Alstom avait donc un périmètre à peu près identique à celle sur PSA. Il fallait trouver les moyens de renforcer le groupe Alstom sans le diluer dans une autre entité ni le couper en deux.

Avec qui avons-nous travaillé ? Compte tenu de la sensibilité du sujet pour Alstom et de la qualité des relations entre l'État et Patrick Kron, nous n'avons pas travaillé avec le management. Nous avons travaillé avec les clients et les prestataires ; nous avons utilisé des bases de données payantes ; nous nous sommes aussi appuyés sur l'expertise du cabinet qui compte des spécialistes dans nombre de métiers différents. Notre travail a donc été fondé sur notre expérience et sur des entretiens effectués avec des clients ou des partenaires d'Alstom, mais nous n’avons pas eu de contacts avec la direction du groupe.

Nous connaissions l’existence de l’étude du cabinet A.T. Kearney qui avait eu à répondre à une question un peu différente. Notre client ne nous avait pas donné cette étude pour une raison simple : il voulait avoir un regard neuf, non biaisé, sur le sujet. Nous l’avons eue après la remise de nos travaux.

Voilà les réponses que je peux apporter à vos trois questions de contexte.

J’en viens au fond. Vous avez eu notre étude qui a suscité beaucoup d’agitation, notamment dans les médias, parce que tout le monde voulait connaître les informations dont disposait l'État. Nous ne l’avons évidemment jamais donnée aux médias, et, côté gouvernement, M. Montebourg ne l’a pas transmise non plus. Petite précision chronologique : nous avons commencé le travail fin novembre/début décembre. Nous avons réalisé cette étude dans un contexte assez précis. Le ministre du Redressement productif
– qui voyait très régulièrement M. Kron, notamment pour des questions de soutien à l'exportation – s’inquiétait de la situation d’Alstom.

Notre travail, qui a duré environ deux mois, s’est terminé par un entretien avec Monsieur Kron. Nous lui avons exposé nos conclusions, sans la présence de membre de la DGCIS ou de représentant de l'État, histoire d'avoir un regard informé et probablement contradictoire. La réunion s'est relativement bien passée, ce n'est que plus tard qu'il nous a traités de « stagiaires d'HEC », au moment où l’existence de notre étude a été dévoilée dans la presse. Comme je n’ai pas fait HEC, je ne me sens pas concerné. (Sourires.) D’ailleurs, Romain Lucazeau n’a pas fait HEC non plus !

Sur le fond, nous avions conclu que l'entreprise était dans une situation qui n'était pas bonne, que son activité et surtout sa situation financière se dégradaient. Dans ces grandes entreprises industrielles, de véritables paquebots dont les carnets de commandes se remplissent pour des années, le sujet important c'est la situation financière et non pas le chiffre d'affaires. L'entreprise était présente dans quatre grands métiers : l'énergie thermique, l’énergie renouvelable, le transport et la distribution d'électricité. Elle n’avait pas le même positionnement concurrentiel sur tous ses marchés qui, en outre, évoluaient selon des cycles différents. Quoi qu’il en soit, il apparaissait très clairement qu’Alstom rencontrait des difficultés financières qui allaient s’accroître, comme le montraient ses flux de trésorerie négatifs.

Les flux de trésorerie permettent de financer l'activité et la R&D qui est aussi vitale que coûteuse : une grande turbine coûte un milliard d'euros. Ces difficultés s'expliquaient par des enjeux de marché sur lesquels je vais revenir. Elles s’expliquaient probablement aussi par des retards pris dans l’exécution des contrats, ce que le management avait un peu de mal reconnaître. En gros, l’entreprise s’engageait à fournir et à installer du matériel en dix-huit ou vingt-quatre mois et, dans les faits, la livraison prenait plutôt vingt, vingt-deux, vingt-six ou même trente mois. Ces décalages d'activité n’étaient pas compensés sur le plan financier. À cela s’ajoutait un mélange de problèmes de coûts et de compétitivité sur certains segments. Les coûts d'Alstom étaient relativement élevés sur ses sites de production européens et particulièrement français, notamment dans le domaine du transport.

En entrant dans le détail, on pouvait observer que la situation était assez différente d’un métier à l’autre. La croissance des marchés était assez forte sur la partie « Grid », la haute tension continue, les réseaux intelligents – où la valeur ajoutée est plus élevée –, l'éolien offshore, les métros, les tramways et évidemment la signalisation qui est la pépite du secteur transport. Le problème est qu’Alstom n’était pas forcément très bien positionné sur ces marchés.

Sur d'autres marchés aux volumes très importants, comme celui des turbines pour centrales à charbon, l'entreprise n’était plus très bonne. Vue de France et d'Europe, cette technologie pouvait apparaître dépassée, mais elle occupait encore à l’époque une place majeure en Chine et en Inde.

Le groupe Alstom était pour ainsi dire sorti du marché des turbines à gaz puisqu’il arrivait bon dernier dans le classement des quatre acteurs. Il était très en retard, voire quasiment absent de l’éolien. Il était très loin d'ABB et de Siemens pour le « Grid ». Il arrivait en troisième ou quatrième position, suivant les sujets, pour le matériel roulant. Rappelons qu’à l’époque, les deux groupes chinois présents sur le marché du matériel roulant réalisaient un chiffre d’affaires deux ou trois fois plus élevé que celui du premier groupe occidental. Dans le domaine de la signalisation, le groupe Alstom n’était pas mauvais mais il restait derrière Siemens et Thales.

Ces constats racontent une histoire très simple que les évolutions ultérieures ont rendue encore plus claire. Pour les équipementiers des secteurs de l’énergie et du transport, les grands marchés de fournitures ne sont plus en Europe ni aux États-Unis. Ces marchés sont en Chine et en Inde. Les Chinois et les Indiens ont ouvert leur marché à la concurrence, les premiers ayant toujours une meilleure vision stratégique. Tous les groupes occidentaux sont allés sur ces marchés, y compris Alstom qui a fabriqué une usine d’équipements hydrauliques en Chine. Des groupes chinois sont apparus assez rapidement. Même si la direction le nie, il y a eu alors des transferts de technologie, ne serait-ce que par la copie. Chaque acteur occidental a obtenu en fait une part assez réduite de ces énormes marchés. Plus les Occidentaux intervenaient, plus les Chinois montaient en compétence, grâce à l’expérience et à la copie des technologies. Finalement, le marché s’est fermé, un domaine après l’autre. Les capacités installées par ces entreprises ont cessé de croître.

Le modèle économique est très simple, c'est celui de Gillette : on vend la turbine peu cher, mais on vend la maintenance très cher. En gros, l’équipementier réalisait une marge de 5 % sur la turbine et de 20 % sur la maintenance. Tous les mouvements stratégiques des groupes occidentaux ont été motivés par la volonté d’acquérir des bases installées. General Electric (GE) voulait, lui aussi, acheter des bases installées dans l'énergie. Dans les transports, compte tenu des capacités de production, il n’y avait de la place que pour deux acteurs en Europe alors qu’ils étaient trois.

Dans ce contexte d’après-crise de 2008, plusieurs phénomènes se sont conjugués. Le marché global était plutôt en attrition. Le marché local de ces grandes entreprises occidentales, d’où elles avaient tiré leur force, affichait une croissance très faible, voire négative. Tous ces groupes étaient donc à la recherche d’activités à marges élevées, mais ils se sont trouvés confrontés à de nouveaux venus dans les services, qui étaient précisément en train de faire baisser les prix. Alstom avait ainsi acheté une entreprise de Floride qui travaillait sur la base installée de GE et en faisait baisser les coûts de maintenance.

Pour le groupe Alstom, les difficultés étaient donc structurelles. Il en rencontrait d’ailleurs une autre, d’ordre capitalistique. Alors que ces entreprises consomment beaucoup de capital, le groupe Alstom avait un problème d’actionnaire de référence. Entré sur des perspectives de synergies industrielles liées à un rapprochement avec Areva, qui n’a pas eu lieu, le groupe Bouygues est resté mais il n’est jamais monté au capital. Sa stratégie consistait alors à essayer de limiter les besoins en capitaux de l'entreprise ce qui, de son point de vue, s'expliquait très bien. Du coup, la dynamique de créativité capitalistique de l'entreprise était légèrement grevée. Le groupe Alstom avait les moyens de financer ses projets mais il manquait d'argent frais pour investir et acheter.

En tenant compte de ces contraintes, nous avions étudié les moyens de renforcer Alstom. Nous avions imaginé des scénarios où les filiales faisaient des acquisitions et levaient des fonds plutôt que le groupe lui-même. Nous avions laissé de côté Siemens et GE, même si nous avions tout de même établi un modèle pour calculer les conséquences de tels rapprochements, notamment en termes de pertes d'emplois. Nous avions écarté ces possibilités de nos recommandations, dans la mesure où les groupes Siemens et GE étaient beaucoup plus gros qu'Alstom. Un rapprochement de ce type aurait entraîné la vente d’Alstom, ce qui ne correspondait pas à la commande que nous avions reçue.

Dans le domaine des turbines, nous avions envisagé l'acquisition de MAN qui fabriquait des turbines diesel, et nous nous étions aussi intéressés aux turbines de Rolls-Royce. Dans l'éolien offshore – un très mauvais business, complètement subventionné en France –, nous avions regardé Areva et Gamesa qui souffraient d'à peu près les mêmes difficultés. Dans le domaine du « Grid », il y avait des possibilités de coopération. Dans les transports, il existait un partenariat avec le russe Transmashholding (TMH). Sinon, il y avait de plus petits acteurs polonais ou espagnols. Nous avions évoqué Thales pour la signalisation, étant donné l’existence d'une situation cocasse, voire grotesque, comme l'industrie française sait en construire : deux acteurs français, dont l’État est actionnaire, se font concurrence au lieu de fusionner ou de créer une société conjointe détenue à parts égales. Nous nous étions arrêtés là.

Nous avons achevé nos travaux le 15 février. Je pense que le jour où nous avons remis notre rapport, Patrick Kron prenait un petit-déjeuner avec Jeff Immelt au Bristol. Tout cela n’était pas complètement fortuit mais, en tout cas, nous n’en savions rien. Au mois d’avril, au moment où l’existence de notre rapport a été divulguée par Bloomberg, le sujet est reparti. Au cours de cette étape, je n’ai jamais parlé avec la banque conseil d'Alstom, qui est traditionnellement Rothschild. En fait, Rothschild travaille avec Martin Bouygues sur tous les sujets qui le concernent : les télécoms, le BTP, ses participations financières ou industrielles.

M. le président Olivier Marleix. La fragilité d’Alstom réside dans sa trésorerie très faible, voire négative. Au moment où vous avez réalisé votre étude, étiez-vous au courant de la procédure engagée par le gouvernement américain ?

M. Hakim El Karoui. Nous l’avons appris.

M. le président Olivier Marleix. Rétrospectivement, cette amende de 722 millions d’euros vous paraît-elle être un élément de nature à la modifier significativement la situation de l'entreprise ?

M. Hakim El Karoui. Je connais la thèse de Jean-Michel Quatrepoint qui a fait un livre sur ce sujet. Très sincèrement, je pense que le problème d'Alstom, et d’ailleurs des autres grands équipementiers occidentaux, est structurel. Ils ont construit des capacités pour des marchés en croissance. Dans ces métiers, le renouvellement technologique n’est pas très important. Une fois que l'Europe et les États-Unis ont été équipés, ils sont allés sur les marchés émergents où ils affrontent désormais la forte concurrence des groupes chinois.

M. le président Olivier Marleix. J’ai bien compris mais ma question est celle-ci : vous êtes patron d'Alstom en 2014, vous avez une trésorerie négative et vous prenez 722 millions d’euros d'amende, que faites-vous ? Quel choix avez-vous ?

M. Hakim El Karoui. Quand on est en difficulté vitale, on fait appel au marché, on fait une augmentation de capital. Souvenez-vous de l’affaire Kerviel pour la Société Générale. Les dirigeants de la banque ont fait, en vingt-quatre heures, une augmentation de capital de 5 ou 6 milliards d’euros. Ils étaient sûrs qu’elle serait souscrite, la seule difficulté concernait le prix.

M. le président Olivier Marleix. Vous pensez que l’actionnaire de référence aurait suivi ?

M. Hakim El Karoui. Si la vie de l’entreprise avait été en jeu, il aurait été obligé de suivre pour une raison très simple : dans le cas contraire, il aurait tout perdu. Ils auraient fait une petite augmentation de capital, à l'échelle d'Alstom qui valait 12 milliards d’euros. Ils auraient pu faire une augmentation de capital de 300 ou 400 millions d’euros et compléter avec un emprunt gagé sur cette opération. L’augmentation de capital aurait été faite à un niveau un peu inférieur au cours de bourse, pour intégrer la perte de valeur correspondant aux 722 millions d’euros d’amende.

M. le président Olivier Marleix. Quel était le niveau de la trésorerie en 2013 ?

M. Hakim El Karoui. Nous avions travaillé sur des documents publics, sur les rapports d'activité. Nous n’avions donc pas le chiffre à date et même pas le chiffre à fin 2013. Nous n’avions que le montant à fin 2012. Nous avions discuté avec les fournisseurs et les clients qui se rendaient compte que le groupe avait des difficultés. Les flux de trésorerie étaient négatifs, mais je ne crois pas que la trésorerie elle-même était négative.

M. le président Olivier Marleix. De mémoire, vous l’aviez évaluée autour de 1,5 milliard d’euros.

M. Hakim El Karoui. Nous avons eu des relations assez viriles avec le management d'Alstom pendant toute cette période. Ma position ici n’est certainement pas de la défendre. Je vous dis que ce nous pensons et ce que nous pensions.

Dans le pire des cas, ce problème d’amende pouvait se régler par un appel au marché, faisant apparaître une valeur décotée de l'entreprise. Pour tous les actionnaires, qu’ils soient de référence ou pas, c'est toujours mieux qu’une faillite. Franchement, je ne crois pas que, comme d’aucuns le prétendent, cette situation ait déclenché l’opération avec GE, une grande entreprise américaine, dans le but de trouver un accord avec la justice américaine. En revanche, l’amende – je ne sais pas à quel niveau elle était évaluée à l’époque – a pu jouer un rôle d’accélérateur dans la recherche de l’accord qui s’est fait d’une manière un peu surprenante.

M. le président Olivier Marleix. On dit que l’amende devait être d’un montant d’environ un milliard de dollars. GE a participé, aux côtés d’Alstom, aux dernières discussions avec le Department of Justice (DoJ), qui auraient permis de faire baisser l’amende à 772 millions de dollars. Si l’on ajoute les frais d'avocat, Alstom devait quand même sortir un petit milliard de dollars. Même sans adhérer à des thèses « complotistes », comme dirait notre rapporteur, on voit que le rapport entre le niveau de la trésorerie et le montant de l’amende était problématique. Cela dit, je comprends bien vos propos sur les difficultés structurelles de l’entreprise.

Il serait intéressant que vous nous racontiez votre entrevue avec Patrick Kron car, au-delà de l’anecdote, cet échange peut nous aider à comprendre la situation. Dans quel état d'esprit était-il ? Vous semblait-il déjà totalement fermé quand vous l’avez vu pour lui soumettre vos idées ? Il avait déjeuné avec M. Immelt quelques jours auparavant. A-t-il manifesté un semblant d’intérêt ou avez-vous senti que tout était déjà joué ?

M. Hakim El Karoui. Il se trouve que je n’ai pas participé à l'entrevue avec M. Patrick Kron car j’étais retenu à l’étranger. Ce sont mes collègues, les spécialistes des différentes activités d’Alstom, qui l’ont rencontré. Ils m’ont raconté qu’ils avaient déroulé les supports de présentation que vous avez, et que M. Kron avait commenté sans manifester de désaccord de fond ni sur le diagnostic ni sur les perspectives. En revanche, il trouvait totalement illégitime que nous ayons été chargés de travailler sur le sujet.

M. le président Olivier Marleix. Vous n’avez eu aucun contact avec le groupe Bouygues, l’actionnaire de référence ?

M. Hakim El Karoui. Non, en effet.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Merci pour cet éclairage sur votre mission. Il faut dire que votre rapport a été énormément cité au cours de nos auditions…

M. Hakim El Karoui. Mais personne ne l’a lu !

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. … c’est donc l’occasion d’expliquer certaines choses. Pour commencer, sur la méthode : vous avez débuté vos travaux en novembre 2013, terminé votre étude le 15 février 2014 et remis votre rapport le 19 février 2014. Est-ce exact ? Nous éprouvons quelques difficultés à obtenir des informations, ne serait-ce que tout à fait basiques et factuelles sur le sujet.

M. Hakim El Karoui. C’est exact. J’ajoute que nous avons rencontré Patrick Kron début février.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Le commanditaire officiel de l’étude est la DGCIS. La demande est-elle venue directement du cabinet ou de M. Montebourg ?

M. Hakim El Karoui. Il faut poser la question à M. Montebourg. Il est le commanditaire politique ; le cabinet du ministre n’a pas la capacité de contractualiser avec des cabinets de conseil.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Qui étaient les principaux destinataires de votre rapport, le 19 février ?

M. Hakim El Karoui. Le client, qui était la DGCIS, le cabinet, forcément, et très probablement l’APE. Même s’il ne s’agissait pas d’une participation de l’État, l’État se trouvait connaître le sujet.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. M. Montebourg faisait-il partie du comité de pilotage ? Avez-vous eu des réunions régulières avec le cabinet ?

M. Hakim El Karoui. À coup sûr, nous avons fait une restitution finale auprès de M. Montebourg. Nous avons dû rencontrer le cabinet, qui était notre principal interlocuteur, pour un point de situation intermédiaire.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Pour éviter toute spéculation, pouvez-vous nous dire qui étaient les conseillers en charge de cette question ?

M. Hakim El Karoui. Je me souviens que M. Gilles Rabin travaillait sur la partie du transport mais je ne me rappelle plus la composition exacte du cabinet de pilotage.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. J’imagine que les rencontres avec le cabinet de pilotage étaient fréquentes.

M. Hakim El Karoui. Cela a été rapide, puisque nous avons travaillé durant deux mois seulement. Après une réunion de lancement, nous nous sommes retrouvés, je crois, le 22 décembre, avant la dernière réunion de restitution.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. M. Montebourg a expliqué à plusieurs reprises que votre rapport disait qu’Alstom n’était pas en situation d’urgence et que le statu quo pouvait perdurer.

Pourtant, on lit dans votre rapport qu’« Alma pourrait se retrouver dans une position critique de liquidités d’ici à 2016, avec une forte volatilité liée aux prépaiements ». Pensez-vous que ce que l’on en dit à l’extérieur reflète le contenu de votre rapport ?

M. Hakim El Karoui. Ce que nous disons, le client l’interprète, en fonction de son appréciation.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Pour le dire autrement, est-ce qu’Alstom pouvait continuer seule, « stand alone », sans qu’il soit urgent de trouver une solution ? C’est une idée qui ressort souvent lors de nos auditions. Alstom pouvait-elle continuer longtemps ainsi ?

M. Hakim El Karoui. Clairement, non.

Mais dire qu’Alstom ne pouvait pas rester « stand alone », ce n’est pas la même chose que de dire qu’Alstom ne pouvait pas faire bouger son capital. Ce que nous avons écrit, c’est qu’Alstom devait se renforcer pour atteindre une taille critique.

Il lui était possible de le faire filiale par filiale – une voie que nous avons
explorée –, y compris en ouvrant le capital de ses filiales – ce qui allait être fait sur le transport. Avec l’argent ainsi levé, Alstom pouvait réinvestir pour se renforcer, filiale par filiale.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Vous avez recommandé un certain nombre d’options stratégiques : achat de MAN Diesel ou de Rolls Royce ; partenariat avec Areva ou Gamesa ; consolidation dans le secteur du « Grid » ; développement d’une offre compétitive avec les pays émergents grâce à un rapprochement avec TMH ; rapprochement avec Thales ; consolidation avec Bombardier.

On ne trouve pas trace d’un rapprochement avec GE. Vous avez dit que ce n’était pas la commande que vous aviez eue. Vous a-t-on donné l’instruction de ne pas étudier cette option ?

M. Hakim El Karoui. Non, nous l’avons étudiée, et elle figure dans notre présentation. Nous l’avons écartée pour une raison simple : le brief précisait qu’Alstom devait rester française. Ce n’était pas le cas si Alstom fusionnait avec des entreprises dont le chiffre d’affaires était de 85 milliards pour Siemens, ou de 120 milliards pour GE.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Certains disent que votre rapport était défavorable à une telle option. L’avez-vous vraiment étudiée ? L’avez-vous écartée parce qu’elle ne faisait pas sens d’un point de vue rationnel ou parce qu’on vous l’a demandé, au motif que ce n’était pas la commande et qu’Alstom devait rester française ?

M. Hakim El Karoui. La question que nous nous sommes posée est celle de l’intérêt social de l’entreprise Alstom. Pouvait-on considérer qu’il était dans l’intérêt d’Alstom de disparaître, dans le cas d’une vente à GE ou à Siemens ? C’est une appréciation politique.

Nous nous en sommes tenus à une analyse technique de la situation, savoir ce qui se passerait si l’on procédait à une vente de tout ou partie d’Alstom. Il faut savoir que Siemens et GE faisaient figure de géants face à Alstom, dont le chiffre d’affaires s’élevait alors à 20 milliards. C’est toute l’histoire de la Compagnie générale d’électricité, la CGE, qui était aussi grosse que ses alter ego en 1985 ; après qu’on l’a cassée, Siemens et GE sont devenus cinq à six fois plus gros qu’Alstom.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur l’option qui a été choisie ? Pensez-vous que c’était la bonne ou estimez-vous que l’on n’aurait pas dû même l’envisager ?

M. Hakim El Karoui. Il faut aborder la question de deux manières : comment le marché a-t-il évolué depuis ? Quelles étaient, a posteriori, les options alternatives ?

Le marché s’est effondré beaucoup plus rapidement que prévu. D’abord, il n’est pas reparti en Europe ; ensuite, les énergies renouvelables sont montées en puissance très rapidement, tandis que la filière charbon s’arrêtait d’un coup – ce qui explique les difficultés actuelles de la branche « Énergie » de GE. Le fait d’accéder à une base installée ou d’atteindre une taille critique n’a pas permis de compenser cette contraction très importante.

La situation est différente dans le domaine du transport, puisque le marché se porte bien, en Europe et dans le monde. Toutefois, des acteurs concurrentiels sont apparus – un fait nouveau que nous avions bien analysé. Les Chinois se sont installés sur les marchés émergents, avant d’arriver en Europe de l’Est. Ils seront demain en Europe de l’Ouest – ils ont équipé quatre villes américaines l’année dernière. Les acteurs ont fusionné, décuplant ainsi leur force de frappe financière. On sait comment ils procèdent : en plus de ne pas être chers, ils offrent des financements gratuits à trente ans – avec, au passage, des distorsions de concurrence absolues, contre lesquelles personne ne fait rien.

L’analyse ex post des marchés confirme le fait qu’Alstom avait besoin de se renforcer. Mais avec qui ? Aurait-on pu conserver la « francité » d’Alstom ? Nous avons participé, dans un deuxième temps, à l’équipe de conseil qui a été montée au moment du deal, lorsque GE est entré officiellement dans la danse. Nous nous y occupions des aspects stratégiques, aux côtés des banques Citigroup et La Compagnie financière du Lion et du cabinet d’avocats Cleary Gottlieb. Le but était de tester les options industrielles alternatives.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Y a-t-il eu, sur la table, une offre crédible ?

M. Hakim El Karoui. L’objectif stratégique de l’État était de trouver une offre industrielle crédible. Siemens a manifesté très rapidement son intérêt, en signant dans les vingt-quatre heures un document non engageant. Nous avons entamé alors un long travail avec le management, qui n’était pas vraiment acquis à l’idée d’une offre alternative, et avec l’État, par la voix de M. Montebourg, qui s’est donné du temps avec le décret ; nous avons consulté certain nombre d’interlocuteurs.

Ce sont les Français qui se sont montrés les plus rapaces. Chacun était prêt à prendre une petite partie d’Alstom, à un prix forcément décoté, avec des conditions de gouvernance ultra favorables, comme EDF, ou encore Thales, qui entendait racheter et prendre le contrôle de la branche « Signalisation ». Pour qui croit au patriotisme économique, la coopération avec les groupes industriels français a été peu satisfaisante !

Des discussions se sont engagées avec tous les grands acteurs du marché, hormis ABB, avec qui la coopération passée avait laissé un mauvais souvenir.

Siemens a effectué une Due diligence très sérieuse. Mitsubishi (MHI) est d’abord apparu comme un junior partner, puis les offres ont été séparées. Siemens proposait un échange – swap –, en donnant la branche « Matériel roulant » mais en gardant la branche « Signalisation » – un business qui fait trois fois plus de marge et qu’elle considérait, avant de finir par le céder, comme son cœur, ouvrant des perspectives avec la voiture connectée. MHI, de son côté, prenait la branche « Énergie ».

Il est apparu que MHI était prêt à regarder l’ensemble du business et à entrer avec 50 % des parts dans l’ensemble des filiales, sans en prendre le contrôle. Les Japonais estimaient Alstom complémentaire sur le plan des marchés – MHI demeurait en Asie et au Japon, un marché complètement fermé, tandis qu’Alstom restait européen – et des produits, Alstom étant jugé très bons sur certaines technologies. Toutefois, MHI était engagé avec Siemens et M. Shunichi Miyanaga, qui disait n’avoir qu’une parole, attendait d’être libéré de son engagement par M. Joe Kaeser. Celui-ci n’a jamais voulu laisser MHI aller vers Alstom, et a toujours dit qu’il voulait garder la branche signalisation.

Juste avant la réunion des ministres à l’Elysée, nous avons rencontré, avec Arié Flack de la CFL et Charles-Henri Filippi de Citigroup, Joe Kaeser. Dans sa dernière offre, Siemens était toujours majoritaire sur la branche « Signalisation ». Si bien que le jour de la décision politique, il n’y avait pas d’offre sur la table.

Pour être tout à fait transparent avec vous, je dirai que l’on peut s’interroger sur la date qui a été choisie pour la décision politique.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Pensez-vous que deux ou trois mois de plus auraient permis de faire émerger une offre alternative ?

M. Hakim El Karoui. Disons que le jour de la décision politique, il n’y avait pas de solution alternative qui valait – et je ne parle même pas de l’acceptation par le management. La seule offre, qui proposait une combinaison Siemens-MHI, ne fonctionnait pas. Je ne peux pas répondre autrement à votre question.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. La fuite de votre rapport dans la presse a eu des conséquences économiques et boursières importantes. Comment M. Patrick Kron a‑t‑il réagi ? Avez-vous une idée de qui a pu faire fuiter le rapport ?

M. Hakim El Karoui. Je crois savoir que, sous le coup de la fureur, M. Kron a usé d’un vocabulaire assez fleuri auprès de M. Boris Vallaud. Certes, cela donnait un signe de faiblesse, mais était-ce aussi dramatique ? Je n’en suis pas sûr. Dans cette pièce se trouvaient des acteurs de premier plan ; c’est du théâtre, on prend des postures.

Je ne sais pas qui a fait fuiter le rapport. Ce n’est pas nous.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Vous avez expliqué que vous n’aviez travaillé ni avec le management ni avec l’actionnaire Bouygues, et que vous vous étiez fondés uniquement sur des données publiques. Ne pas être en mesure de confronter sa vision avec ce que pensent l’actionnaire ou le management, ne pas pouvoir glaner des chiffres dans l’entreprise rend, à mes yeux, la tâche de conseil plus difficile.

M. Hakim El Karoui. Il est toujours préférable de parler au management. Mais il s’agissait là d’une entreprise cotée, avec des marchés identifiés, sans beaucoup de produits. Nous nous étions livrés à un exercice assez similaire avec PSA : nous avions écrit que la boîte ferait faillite au mois de mars 2014 ; nous nous sommes trompés d’un mois par rapport à ce qu’a dit le management lorsqu’il a rencontré Arnaud Montebourg, en juillet 2012. Compte tenu de « la qualité » des relations entre l’État et Alstom, rencontrer le management n’aurait servi à rien.

M. le président Olivier Marleix. Est-ce parce qu’il vous semblait qu’il n’y avait pas de mariage entre égaux possible que vous n’avez pas développé le scénario Siemens ?

M. Hakim El Karoui. Dans le brief, l’entreprise restait française et les conséquences sociales devaient être limitées. Un mariage avec Siemens – une entreprise européenne avec des capacités de production européennes – aurait entraîné la perte de plusieurs milliers d’emplois.

Mme Natalia Pouzyreff. On voit deux logiques s’affronter : celle de l’État, qui souhaite préserver la nationalité de l’entreprise et l’emploi ; celle de l’entreprise cotée, dont les décisions appartiennent au management, qui doit arbitrer entre plusieurs partenariats. GE a fait une offre bien meilleure, voire assez attractive, et le président s’en est bien sorti, puisqu’il est parti avec un bonus. Je voudrais avoir votre avis sur cette présentation un peu simpliste.

M. Hakim El Karoui. Ce n’est pas simpliste ! Il y a bien une logique politique dans un cas et une logique d’entreprise dans l’autre.

Il se trouve que, quelques années avant, Alstom avait été sauvée par l’État. L’exécutif qui se retrouve face à un nouveau cas, sept ou huit ans après le débouclage du précédent, ne peut que se demander ce qui s’est passé.

Autre constante, dans l’histoire économique, on socialise les pertes et on privatise les bénéfices. Il faut absolument que l’État soit là lorsque l’on a besoin de lui mais quand le risque n’est pas vital, ou que l’on dispose d’autres solutions, son intervention n’est pas considérée comme légitime.

Monsieur Montebourg avait fait du patriotisme économique et de l’intervention dans le secteur industriel un marqueur de sa politique. Il était tout à fait logique qu’il s’engage dans ce sujet. Par ailleurs, le ministre voyait Alstom tous les quatre matins, pour des raisons de garanties à l’export ou de soutien – tous ces contrats sont politiques. Cela a ajouté une autre dimension à l’affaire. Oui, c’est un choix politique.

M. Damien Adam. Les Chinois sont devenus les grands ennemis après la fusion récente des deux géants, qui a donné naissance au groupe CRRC. En 2014, que pouviez-vous dire de l’émergence de ces entreprises chinoises et des perspectives à cinq ou dix ans ?

M. Hakim El Karoui. Comme souvent, et c’est aussi le cas dans l’aérien, les Chinois ont découpé le territoire en deux, entre le Nord et le Sud. En 2014, ils étaient déjà les équipementiers de la Chine dans le transport et, pour une grande part, dans l’énergie. Nous avions écrit noir sur blanc qu’il existait une menace chinoise sur les marchés émergents : les coûts sont beaucoup plus bas, les capacités de financement infiniment plus attractives, la corruption des acheteurs sans complexe – les Américains n’attaquent jamais les Chinois sur ce point.

La nouveauté, c’est que les acteurs s’entendent désormais sur les marchés extérieurs : ils ne se font plus concurrence et arrivent avec une surface financière démultipliée, ce qui permet aux banques de développement chinoises de consentir des prêts imbattables, de baisser considérablement le coût de la transaction, et même celui de l’exploitation.

Tout était écrit, et on ne peut pas parler de « révolution chinoise » depuis 2014. Plus généralement, nous perdons, vis-à-vis d’eux, trois grands monopoles : le marché – disposer d’un marché domestique dans des domaines aussi stratégiques que ceux de l’énergie ou du transport protégeait les entreprises – ; l’avance technologique – que l’on conserve encore un peu dans la grande vitesse et la signalisation ; la surface financière – l’acteur chinois dans le « Grid » réalise un chiffre d’affaires de 250 milliards de dollars !

M. Damien Adam. Vous avez travaillé sur le dossier PSA. N’avez-vous pas envisagé l’option qui aurait consisté à allier Alstom à un Chinois, en en faisant la base occidentale ou européenne de l’entreprise ?

M. Hakim El Karoui. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes dossiers. Dans l’automobile, on ne trouve pas l’équivalent des acteurs mondiaux chinois du transport ferroviaire ou des grands équipements d’énergie, mais des acteurs capitalistiques, des personnes qui ont su investir, dans Volvo ou récemment dans Daimler. Pour PSA, nous avions deux options, l’Indien Tata ou le Chinois Dongfeng. Nous nous trouvions davantage dans la logique du mariage entre égaux, d’autant que les Chinois avaient encore un intérêt à accéder au marché européen et à la technologie de PSA. Dans les domaines de l’énergie et du transport ferroviaire, ils sont déjà meilleurs.

M. Romain Lucazeau, principal au sein du cabinet Roland Berger. Par ailleurs, l’automobile est une plateforme où tout est intégré. Vous devez maîtriser un certain nombre de technologies critiques ou les acheter à des sous-traitants, qui sont ceux de vos concurrents.

Dans le cas du marché ferroviaire, la situation est différente. Il existe trois grands blocs de taille inégale : les équipements au sol, les plateformes mobiles et le contrôle-commande, que l’on appelle aussi la signalisation. Pour les deux premiers, les technologies sont arrivées à maturité et sont progressivement maîtrisées, même pour la grande vitesse, par les pays émergents. Reste donc le contrôle-commande, qui procède de technologies intelligentes – automatisation, capacité à détecter où se trouve le train… –, qui s’achètent séparément. Lorsque vous êtes un acteur de taille importante, vous pouvez continuer, le temps de vous développer sur des marchés comme le matériel roulant, à vous équiper chez des acteurs comme Thales ou Alstom.

M. Hakim El Karoui. C’est comme dans l’aéronautique : ce sont Safran et Rolls- Royce qui fabriquent les moteurs du C919 chinois.

Mme Sarah El Haïry. Commander ce rapport, dans le cadre d’une procédure spécifique et sans que le management ne soit intégré à l’étude, n’a-t-il pas contribué à créer du flou, un doute ? Lorsque nous avons commencé à travailler sur le sujet, les éléments n’étaient pas clairs et je me demande encore comment ce rapport a été élaboré.

M. Hakim El Karoui. Il est assez traditionnel qu’une société de conseil effectue les Due diligence d’une entreprise cotée. Si le client veut faire une offre amicale et que le management est d’accord, celui-ci ouvre ses livres. Il reste néanmoins contraint par des questions de partage d’information et doit très vite le dire aux marchés.

Il est toujours préférable de parler au management, mais ne pas pouvoir le faire permet de se faire une image plus neutre de la situation. On se contente alors des données publiques, qui doivent – c’est une obligation de l’entreprise – être fiables et actualisées. On épluche aussi les notes d’analystes des banques, qui suivent de très près les entreprises, interrogent au quotidien les patrons et les directeurs financiers. Les informations disponibles sont d’assez grande qualité.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Pour avoir travaillé dans le secteur, je sais qu’il existe des OPA hostiles mais aussi des situations de fusion-acquisition où les discussions se font à l’amiable, où les données peuvent être échangées pour voir si l’alliance est possible.

Je suis un rationnel, et je comprends mal que l’on ait bridé votre réflexion et votre curiosité en indiquant que certaines options – dont celle qui s’est réalisée – ne pouvaient être étudiées.

M. Hakim El Karoui. Peut-être n’ai-je pas été clair ? Nous avons analysé toutes les options. Nous n’avons pas recommandé la fusion avec Siemens ou avec GE. Le rapport contient des éléments d’information. Nous nous sommes efforcés de modéliser ce qu’entraîneraient de telles fusions, en analysant leurs conséquences aussi bien capitalistiques – la perte de contrôle – que sociales.

Mme Natalia Pouzyreff. Il a souvent été dit qu’une fusion avec GE impliquait moins de licenciements qu’une fusion avec Siemens.

M. Hakim El Karoui. Effectivement, il y avait moins de chevauchements.

M. le président Olivier Marleix. La situation d’Alstom paraissait également intenable du point de vue de sa composition capitalistique. Il s’agissait d’une entreprise sans contrôle, avec un actionnaire de référence à 30 %, qui n’était pas un investisseur financier et ne souhaitait plus accompagner le développement.

L’État aurait pu identifier un peu plus tôt cette situation et prendre ainsi les devants. Nous travaillons à inciter le Gouvernement à procéder ainsi pour les situations similaires. Plus généralement, que pensez-vous de cette absence de contrôle ?

M. Hakim El Karoui. C’est l’un des drames du capitalisme français. Il n’y a plus de capital français dans l’industrie. On trouve encore deux ou trois entreprises avec du capital familial, comme Eramet. Bouygues détenait 30 % du capital dans Alstom, ce qui est rarement le cas des entreprises du CAC 40. Des entrepreneurs individuels sont encore derrière des entreprises récentes, dans le luxe ou les télécoms.

Dans le cas de PSA, la famille avait disparu. Pour Renault, l’État est l’actionnaire de référence de Renault. Dans le cas d’Airbus, les États français et allemand sont descendus au capital ; ils conservent des golden shares sur des sujets de souveraineté, mais ils ne sont plus les actionnaires de référence. Dans l’industrie aéronautique, Dassault continue de jouer un rôle important ; il détient plus de 20 % de Thales et est présent sur toute la chaîne de valeur de l’industrie de défense. L’État n’est plus présent dans Safran.

Si l’État est convoqué sur tous ces sujets, c’est pour une raison très simple : il n'y a pas d’autre actionnaire. On le retrouve dans tous les secteurs – énergie, automobile, défense. La question s’est posée pour Alstom et on lui a prêté des actions. La raison est toujours la même : il n’y a pas d’actionnaire français pour ce type d’activités industrielles.

Mme Natalia Pouzyreff. Si ce n’est Dassault, Bouygues et quelques autres.

M. Hakim El Karoui. Ils sont de moins en moins nombreux. Cela doit nous amener à nous interroger sur « le rôle de pompier » joué par l’État. Dans le cas de PSA, cela s’est très bien passé. On a oublié que le constructeur automobile allait droit à la faillite et qu’il risquait d’être racheté à la casse. L’État a sauvé PSA, sa « francité » ; je pense qu’il sortira très vite du capital.

Fondamentalement, nous devons nous demander comment on mobilise du capital, de l’equity, pour la grande industrie française. Autrefois, cela fonctionnait car il y avait des participations croisées, et quelques grands groupes – dont la CGE –, jouaient un rôle essentiel. Tout cela est terminé, les banques sont sorties du capital, contrairement à ce qui se passe en Allemagne, et celui-ci est désormais détenu par des fonds. Ce ne sont pas des fonds agressifs, ni dans leur éthique ni dans leur volonté de retour sur investissement, mais ils veulent de la stabilité.

M. le président Olivier Marleix. Messieurs, nous vous remercions.

 

La séance est levée à quinze heures cinquante-cinq.

 


35.    Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Lioliakis et de M. Laurent Dumarest, Partners au bureau de Paris d’A.T. Kearney

(Séance du jeudi 15 mars 2018)

La séance est ouverte à seize heures cinq.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons M. Nicolas Lioliakis et M. Laurent Dumarest, Partners au cabinet A.T. Kearney.

Notre commission d’enquête a tenu à vous entendre en raison du rapport fait par votre cabinet, à la demande de l’Agence des participations de l’État (APE), sur la situation d’Alstom. Il s’agissait plus particulièrement d’envisager l’hypothèse du retrait de l’actionnaire de référence, à savoir Bouygues, et qui l’est toujours aujourd’hui dans ce qui reste d’Alstom.

Ce rapport a été livré au mois de décembre 2012 et nous avons appris ce matin qu’il avait été commandé à l’automne 2012, ce que vous nous préciserez.

Nous souhaitons avoir quelques éléments sur la commande qui vous a été passée. Nous avons découvert en effet l’existence de votre mission lors de l’audition de M. David Azéma. Arnaud Montebourg, alors ministre chargé de l’économie, c’est-à-dire le patron de M. Azéma, n’en avait pas eu connaissance, quant à lui. Vous comprendrez que cela suscite quelques interrogations de notre part.

Vous nous indiquerez donc qui vous a passé commande, à qui vous avez précisément remis ce rapport et quels ont été vos interlocuteurs. Avez-vous travaillé avec Alstom, avec l’actionnaire de référence ; le cœur du sujet étant le désengagement de l’actionnaire de référence ? Avez-vous travaillé également avec la banque conseil de cet actionnaire de référence, en l’occurrence la banque Rothschild ?

Ensuite, nous souhaiterions connaître les tenants et les aboutissants de votre réflexion qui est très orientée sur l’emploi, ce qui est intéressant. Avez-vous reçu une commande sur ce point particulier ?

Vos conclusions soulignent la pertinence de la solution de rapprochement avec General Electric (GE) et l’intérêt de la solution Mitsubishi, mais montre la fragilité de la capacité financière de ce dernier à porter l’opération. Contrairement à ce qui a été dit, votre rapport et celui du cabinet Roland Berger sur le même sujet ne sont pas en totale contradiction.

Pour l’anecdote je note, qu’à l’époque, vous aviez encore à l’esprit la solution avec Areva, champion français intégré du nucléaire, ce qui montre que votre travail est désormais un peu daté.

Il est intéressant de regarder vos conclusions en matière d’impact sur l’emploi puisqu’elles nous donnent des informations que nous n’avons pas encore forcément sur le rapprochement entre Alstom « Transport » et Siemens « Transport ». À l’époque, vous penchiez davantage pour l’option General Electric que pour Siemens, en raison des impacts sur l’emploi dans le scénario qui aurait impliqué Siemens.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance le 17 novembre 1958, je dois maintenant vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité.

(M. Lioliakis et M. Dumarest prêtent successivement serment.)

M. Nicolas Lioliakis, président d’A.T. Kearney pour la France. Mesdames, messieurs les députés, je suis président d’A.T. Kearney pour la France depuis deux ans. En tant que Partner au service des institutions financières, je n’ai en outre aucune espèce de perspective sur ce dossier ni sur les filières industrielles françaises. Je vais donc céder la parole à mon collègue Laurent Dumarest qui a cette compétence et qui a surtout instruit le dossier qui vous intéresse.

M. Laurent Dumarest, senior partner du département énergie d’A.T. Kearney. Je suis Senior Partner, chez A.T. Kearney, chargé à Paris de nos activités dans les industries de process et l’énergie depuis de nombreuses années. J’ai effectivement piloté ce projet pour l’APE. Je pourrai donc répondre assez précisément à vos questions, à la fois sur les modalités d’appel d’offres, la réalisation du travail, nos interlocuteurs et les résultats.

Un appel d’offres nous a été adressé directement par l’APE, le 23 octobre 2012. Il s’agissait d’une procédure d’urgence, c’est-à-dire qu’on nous demandait d’y répondre en trois jours, soit le 26 octobre. Manifestement, une demande avait été faite à l’APE d’instruire de manière préventive le dossier.

L’étude a démarré le 5 novembre. Elle a été menée en quatre semaines. Nous avons alors rendu nos conclusions. Une première réunion a eu lieu le 3 décembre à la direction de l’APE, puis une synthèse a été présentée, le 12 décembre, à M. David Azéma, le responsable de la gestion des participations de l’État, à laquelle assistaient les personnes responsables de l’étude au sein de l’APE. À l’époque, il s’agissait de Mme Solenne Lepage, pour la partie « Transport » et de Mme Claire Cheremetinski pour la partie « Énergie ».

Puis, à la demande de M. Azéma, nous avons présenté cette étude le 18 janvier 2013 à plus d’une vingtaine de personnes importantes, à Bercy. Je n’ai malheureusement pas la liste des participants :  il y avait des représentants à la fois de l’APE et des cabinets des deux ministères de tutelle, soit le ministère du redressement productif – il s’agissait de membres de la Direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services (DGCIS) devenue depuis la Direction générale des entreprises (DGE) – et celui de l’économie et des finances.

Nous avons procédé à cette étude dans un contexte assez particulier puisque notre contrat comportait la mention « Secret ». Cela ne signifiait pas d’intervention ou de contact avec la société Alstom, son actionnaire Bouygues, ou sa banque conseil Rothschild. Il s’agissait d’un travail comme on peut en faire lorsqu’on réalise du diligence strategic en externe. C’était donc ce qu’on appelle une mission extérieure : on a fait une analyse à partir du marché, de nos bases de données internes et de la connaissance d’Alstom – contexte stratégique, concurrents etc. Nos principaux interlocuteurs étaient les représentants de l’APE, avec lesquelles nous avions une réunion hebdomadaire.

Voilà pour le processus. Cela répond-il à vos questions, monsieur le président ?

M. le président Olivier Marleix. Tout à fait !

M. Laurent Dumarest. J’en viens à l’objectif. Je reprends quelques éléments de l’appel d’offres tel qu’il était rédigé – c’était une lettre d’une page. Il s’agissait d’estimer le risque, dont l’APE avait été avertie – par l’Élysée, par Matignon, ou quelqu’un d’autre – d’un désengagement de l’actionnaire Bouygues. Il fallait évaluer les avantages et les inconvénients d’un éventuel changement d’actionnariat, et notamment son impact pour l’industrie française et pour l’emploi en France, et voir si des scénarios alternatifs étaient possibles. L’État n’étant pas actionnaire d’Alstom, il s’agissait d’une étude par anticipation qui visait à mieux comprendre les enjeux de la situation pour pouvoir prendre, le cas échéant, des décisions préalables.

Nous avons d’abord caractérisé chacun des métiers d’Alstom – le métier de l’énergie avec en fait plusieurs sous-métiers et le métier du transport. Puis nous avons étudié les acquéreurs qui pouvaient envisager de reprendre Alstom dans sa configuration de l’époque. Nous en avons identifié deux susceptibles de prendre cette participation dans une optique d’acquisition : General Electric (GE) d’une part, et Siemens d’autre part. Nous avons donc évalué les conséquences possibles d’un rapprochement soit avec General Electric, soit avec Siemens. Cela consiste à regarder ce que l’on peut appeler des synergies, les éventuels recouvrements entre les entreprises – nous montons beaucoup de projets de fusion-acquisition –, les domaines dans lesquels cela permet de construire un avantage compétitif au niveau mondial et de renforcer l’entreprise. Mais cela peut montrer aussi que le rapprochement ne rapportera pas grand-chose. Les conséquences peuvent être à la fois positives ou négatives. Il y a un intérêt stratégique et une question de faisabilité.

Dans une deuxième phase, nous nous sommes demandé quels pourraient être les scénarios alternatifs possibles dans l’intérêt de la France. Nous en avons examiné plusieurs, pas forcément identiques pour les deux métiers – « Transport » et « Energie » –, qui n’ont pas de synergies directes ni sur le plan technologique, ni sur le plan de la production, ni sur le plan des compétences. En outre, les clients sont différents, tout comme les zones géographiques couvertes, et l’influence de la commande publique n’est pas la même.

Après avoir regardé quels étaient les impacts potentiels du rapprochement dans les deux cas – avec un risque d’éclatement des deux métiers pour Siemens comme pour General Electric –, nous avons essayé de voir si des solutions alternatives étaient possibles. Nous nous sommes demandés si en matière d’énergie, cela pouvait avoir du sens de se rapprocher d’Areva. L’hypothèse avait déjà été examinée plusieurs années auparavant. En réalité, la situation d’Areva ne permettait pas de l’envisager. Par ailleurs, si ces métiers sont complémentaires, le renforcement des positions respectives au niveau mondial aurait été faible.

Nous avons également envisagé la possibilité d’une alliance avec un acteur chinois, comme PSA l’avait fait, c’est-à-dire une alliance minoritaire de nature à sécuriser l’accès au plus grand marché du monde dans l’énergie, tout en conservant le contrôle de l’entreprise. Enfin, nous avons analysé un schéma permettant, le cas échéant, de constituer un acteur national français capable de consolider progressivement l’industrie du transport, en visant des acquisitions de taille moyenne, pour éviter les recouvrements.

La synthèse de notre rapport était la suivante : il n’y a pas de solution miracle, les différents scénarios présentant chacun des conséquences positives et négatives. Nous n’avons recommandé de rapprochement ni avec GE, ni avec Siemens. Nous avons essayé de voir s’il y avait des solutions alternatives.

Surtout, nous avons conclu que cette étude avait pour avantage d’anticiper des choses et permettrait donc, éventuellement, de savoir quelles mesures prendre pour préserver l’intérêt de l’entreprise. Voilà le résumé de la philosophie du projet. Bien sûr, je peux entrer dans le détail, si vous le souhaitez.

M. le président Olivier Marleix. Notre commission d’enquête joue, si je puis dire, le rôle de médecin légiste sur Alstom, afin de comprendre si l’État a anticipé ou non. Il apparaît que tel a été le cas. Grâce à une analyse de très bonne qualité, il a eu beaucoup de cartes en main pour imaginer de nombreux scénarios. Pourtant il n’a rien fait. Les ministres de l’économie successifs, que ce soit M. Montebourg ou M. Macron, nous ont dit qu’ils avaient été pris par le temps, qu’ils avaient découvert l’affaire de la vente de la branche « Énergie » à General Electric par une dépêche de Bloomberg. Cela montre un dysfonctionnement des services de l’État. Celui-ci sera ainsi obligé de recommander, et donc de repayer, une étude à un cabinet concurrent pour examiner toutes les solutions, ce qui est assez surprenant. M. Montebourg a repassé une commande parce qu’il n’avait pas eu connaissance de votre étude – mais ça, c’est notre problème, pas le vôtre. Tout cela explique nos interrogations.

Au-delà des trois réunions de présentation de vos conclusions, avez-vous ensuite été associés à des réunions de travail sur les différents scénarios ?

M. Laurent Dumarest. Non, pas du tout. Bien sûr, nous étions à la disposition des équipes de l’APE, mais nous n’avons pas été amenés à travailler directement sur ce dossier dans les mois qui ont suivi, en tout cas jusqu’au moment de l’opération de 2014 et la prise de contrôle par General Electric de l’activité « Énergie ». En revanche, l’APE nous a demandé de travailler en 2016 sur le métier du transport, là encore dans un modèle d’appel d’offres avec une étude approfondie visant à identifier de manière plus précise les scénarios possibles dans ce domaine d’activité.

M. le président Olivier Marleix. Vous n’avez pas évoqué le scénario Mitsubishi. Or j’avais le souvenir que votre analyse montrait que celui-ci n’était pas totalement farfelu, en termes de complémentarité, sur un certain nombre d’activités. Ce sont les capacités financières plus contraintes de Mitsubishi par rapport à celle de General Electric qui en faisaient une solution moins crédible.

Vous avez dit avoir identifié General Electric et Siemens. On n’avait pas besoin de vos compétences pour parvenir à cette conclusion – vous apportez évidemment des éléments de précision beaucoup plus fins. Pouvez-vous nous en dire plus s’agissant du scénario Mitsubishi qui est un peu le plan B qu’a essayé de faire émerger M. Montebourg ?

M. Laurent Dumarest. Je n’ai pas un souvenir détaillé des éléments qui nous avaient conduits à ne pas le retenir comme un scénario favorable. Nous avions positionné chacun des scénarios, y compris l’acquisition par un fonds de private equity, qui n’avait pas paru particulièrement pertinent. Je pourrai vous adresser plus de détails. Sur le plan du transport, il n’y avait pas beaucoup d’éléments intéressants, si je me souviens bien.

M. le président Olivier Marleix. La commande qui vous a été passée par l’APE portait uniquement sur l’éventuel désengagement de l’actionnaire de référence ?

M. Laurent Dumarest. Absolument. L’objet de la mission tient en quelques lignes : « évaluer d’un point de vue stratégique et financier les avantages et inconvénients du changement possible d’actionnariat, tant pour l’entreprise que pour l’industrie française et l’emploi en France, et proposer et évaluer des scénarios alternatifs réalistes pour Alstom pris dans son ensemble ou ses branches d’activité prises individuellement. Elle devra également évaluer les contraintes pesant sur l’évolution de l’actionnariat d’Alstom au regard des règles en matière de concentration et de droit de la concurrence et conclura l’analyse par des recommandations d’action. ». Cette mission, assez courte dans le temps, a permis d’examiner de nombreux scénarios et de les qualifier, mais nous ne sommes pas non plus restés à travailler trois mois sur le sujet. Il a fallu assez vite trier, voir quels étaient les critères que pouvaient avoir des investisseurs, des entreprises externes par rapport à Alstom, et ensuite identifier des scénarios alternatifs possibles.

Au regard d’un acquéreur externe, la question était de savoir si les actifs d’Alstom dans chacun des métiers pouvaient représenter une valeur stratégique. Nous nous sommes « mis dans les chaussures » d’un acquéreur potentiel en regardant où il existait des contraintes techniques, notamment les sites industriels. On sait, par exemple, que, dans le domaine du transport, les sites en matériel roulant sont en Europe dans des situations de surcapacités. On sait donc que les scénarios de nature à améliorer l’utilisation des capacités de production en Europe passent par des consolidations avec des acteurs qui ne sont pas directement européens. Voilà le genre de raisonnement que nous tenions.

M. le président Olivier Marleix. Le risque de cession de la participation détenue par Bouygues était-il un risque clairement identifié dont les commanditaires étaient informés ?

M. Laurent Dumarest. Que le groupe Bouygues pourrait vouloir céder sa participation est une hypothèse d’entrée de l’étude, sur laquelle nous n’avions pas d’éléments de jugement nous-mêmes.

M. le président Olivier Marleix. Sur l’activité du transport, vous avez été conduits à retenir le scénario de GE parce que son impact sur l’emploi, de l’ordre de 1 600, était inférieur à celui de Siemens, évalué à 6 000. Il y a trois ans, nous en étions à 2 050 emplois délocalisés, et entre 340 et 570 emplois en termes de restructuration. Vous avez eu depuis lors, en 2016, l’occasion de retravailler à la demande du Gouvernement sur ce sujet. Avez-vous affiné ces chiffres ou êtes-vous toujours sur les mêmes valeurs ?

M. Laurent Dumarest. Ce travail d’analyse stratégique visait à identifier des scénarios de croissance s’agissant de métiers aux dynamiques totalement différentes. Le transport connaît une croissance mondiale régulière, avec, à l’intérieur, des choses très différentes les unes des autres : des métiers comme le matériel roulant qui se « commodifie », c’est-à-dire où tout le monde fait à peu près la même chose et où les prix sont très tirés vers le bas et peu rentables, et d’autres métiers, comme la signalisation, qui est en croissance, ou la maintenance, en croissance également, mais difficilement accessible… La question était de savoir s’il était possible d’élaborer un plan de croissance autour de cette activité du transport devenue seule. Après avoir examiné de nombreux scénarios, nous avons proposé de renforcer les actifs d’Alstom par des acquisitions de taille moyenne tout en faisant des efforts d’amélioration de la compétitivité sur un certain nombre de métiers où c’est de toute façon nécessaire. Telle est l’orientation générale du travail réalisé avec l’APE.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Merci, pour votre éclairage.

Une fois votre rapport remis, des discussions ont eu lieu pour essayer de trouver une alternative à GE. À l’époque où le deal a été passé, y avait-il pour vous une alternative à ce scénario ou bien la solution de GE était-elle la seule possible, comme l’a affirmé hier Martin Bouygues quand nous l’avons auditionné ?

Alstom aurait-il pu continuer à rester seul ? Était-ce pour vous une option possible ?

Enfin, vu que vous avez ouvert la porte sur votre seconde mission, la partie du deal avec Siemens, quel regard portez-vous sur celui-ci ?

M. Laurent Dumarest. J’éviterai de porter des jugements sur des choses sur lesquelles je n’ai pas tous les éléments.

Je commencerai par votre deuxième question et l’appréciation que l’on pouvait porter en 2012 sur la société Alstom. Il y avait, comme je le disais, deux métiers très différents. Dans l’énergie, Alstom est un acteur relativement petit par rapport aux plus gros mondiaux – environ 10 % de la taille de GE dans la partie énergie seulement. On constatait, en outre, un certain nombre de faiblesses structurelles : une gamme de turbines ne couvrant pas l’ensemble des besoins des différentes industries, et des soucis techniques, d’innovation, de renouvellement sur certaines parties de cette gamme.

Le marché des turbines, en 2012, n’allait encore pas trop mal au niveau mondial, même s’il existait déjà des marchés très matures. Ainsi, les marchés européens n’étaient plus du tout en croissance. En tout état de cause, de 2012 à aujourd’hui, le nombre de turbines vendues par an a été divisé par deux. C’est donc une industrie où les métiers traditionnels d’Alstom, dont la partie turbo-alternateurs et turbines, sont en très grande difficulté. Comme cela pouvait être anticipé en 2012, il fallait effectivement agir. Je ne peux répondre à la question de savoir ce qui se serait passé si Alstom était resté seul. En tout cas, le groupe aurait forcément connu cette dégradation du marché extrêmement rapide et importante dans ses cœurs de métier.

En effet, l’activité nucléaire a été globalement très ralentie dans le monde après Fukushima. Quant à l’hydraulique, le marché est extrêmement mature, avec très peu de croissance : il y a des projets dans les pays émergents mais plus beaucoup de gros projets. Du fait de la transition énergétique, l’essentiel des nouvelles productions depuis cinq ans dans le monde sont des capacités renouvelables, hors hydraulique, c’est-à-dire de l’éolien et du solaire photovoltaïque. Areva commençait à l’époque à se positionner sur l’éolien offshore. Mais cette technologie ne s’est pas révélée très compétitive ; elle est en tout cas très coûteuse comparée à d’autres énergies renouvelables comme le solaire photovoltaïque, dont les coûts ont très vite baissé ces dix dernières années, au point qu’il n’y aura bientôt plus besoin de subventions.

En 2012, j’étais convaincu qu’il fallait faire quelque chose, que l’entreprise ne pouvait pas continuer toute seule et, en tout cas, qu’il fallait qu’elle fasse des choix.

Dans le transport, la situation était totalement différente. Dans ce métier, l’entreprise était d’une taille moyenne. Le leader mondial est un groupe chinois qui pèse de 30 à 35 milliards d’euros de chiffre d’affaires, contre 5 milliards pour Alstom en 2012 et 6 milliards environ aujourd’hui, 7 milliards pour Siemens. Dans ce secteur, ça pouvait donc éventuellement continuer et c’est pourquoi un scénario de constitution d’un acteur européen autour d’Alstom était logique.

Si Alstom était resté seul, peut-être serait-il en très grande difficulté dans l’énergie, et obligé de procéder des restructurations ? Cela fragiliserait de ce fait sa partie transport. On ne peut pas l’affirmer mais, en tout cas, le marché va très mal et GE n’aurait probablement pas fait, aujourd’hui, l’acquisition qu’il a réalisée en 2015, à un moment où il pensait qu’il y avait encore un potentiel de développement et de croissance. Avec Alstom, GE a essentiellement acheté des compétences sur des turbines pour les énergies fossiles, charbon et gaz. Or la tendance est à la suppression des centrales à charbon dans le monde ; on essaie d’éviter d’en construire de nouvelles.

Je ne sais pas si GE était la seule alternative possible. Dans l’énergie, on sait que le scénario Areva ne fonctionnait pas – et il a été très vite éliminé. Le scénario avec un partenaire minoritaire chinois n’était pas facile à mettre en place. En outre, il apparaissait à l’époque comme un peu trop disruptif. Un scénario Siemens aurait probablement été assez compliqué également ; il a été, je crois, tenté mais il était assez difficile à réaliser dans l’énergie, encore plus probablement que dans le transport.

Siemens et Alstom ensemble, cela crée une entreprise qui, au niveau mondial, passe largement devant Bombardier. Cela permet un renforcement dans les métiers de la signalisation, où Siemens est assez fort. Dans un scénario différent, la signalisation d’Alstom aurait pu se rapprocher de celle de Thales mais a priori cela ne convenait pas à Thales. S’agissant des matériels roulants en Europe, de nombreuses usines, qui font à peu près la même chose, ne tournent pas à pleine capacité. Cela va forcément soulever une question de compétitivité industrielle. Dans ce métier, en effet, les donneurs d’ordres, les opérateurs, c’est-à dire les grandes sociétés de transport, comme la SNCF ou la RATP, en France, mais partout en Europe et dans le monde, tirent très fortement les prix vers le bas, et, comme on est en surcapacité, on ne gagne pas d’argent. Cela implique forcément d’agir sur les coûts.

La signalisation est un métier de croissance, dans lequel on peut investir et où les deux entreprises seront fortes ensemble et pourront sans doute gagner des parts de marché. La maintenance est également un métier en croissance. Mais il n’est pas facile parce que les concurrents sont les opérateurs eux-mêmes. Ce sont des industriels et pas seulement des transporteurs. Tel est le cas de la SNCF, par exemple. En outre, les équipementiers font eux aussi de la maintenance. Mais c’est un métier dans lequel il y a quelque chose à faire.

Autre point que nous avions anticipé en 2012 et qui n’est pas encore complètement traité : des positions de domination trop forte du marché pourraient conduire les autorités de la concurrence à demander des remèdes, c’est-à-dire des désinvestissements de certaines parties du métier. C’est possible notamment dans le métier des trains à grande vitesse, où Siemens et Alstom ensemble ont consolidé une position de parts de marché qui devient très élevée au niveau mondial.

M. le président Olivier Marleix. J’ai toujours autant de mal à comprendre qu’autant d’anticipation ait été suivie de si peu d’effets… Quand il a découvert la vente par la fameuse dépêche de Bloomberg, le ministre de l’économie a mis en place un groupe de travail dans l’urgence, auquel participait le patron de l’APE, qui était toujours M. Azéma. Avez-vous été sollicités pour participer à ce groupe de travail ?

M. Laurent Dumarest. Non.

M. le président Olivier Marleix. C’est dommage car c’est bien le sujet. C’est même surprenant. Roland Berger a continué, en effet, de participer, par le biais d’Hakim El Karoui, à cette task force.

Une dernière question un peu provocatrice : n’est-ce pas vous, au fond, qui avez donné l’idée à tout le monde, notamment à GE, de racheter Alstom ? L’intérêt de GE pour Alstom existait-il déjà au moment où vous avez réalisé votre étude ?

M. Laurent Dumarest. La réponse est très claire : nous n’avons pas donné l’idée à GE car nous n’avons eu de contact avec aucune entreprise sur ce dossier. Les conditions de confidentialité étaient d’ailleurs très renforcées et nous n’en avons parlé qu’aux personnes de l’APE.

Oui, bien sûr, GE a pu avoir l’idée de lui-même. C’est un groupe de très grande taille qui veut encore grandir dans l’énergie. On peut comprendre sa volonté car il était au fond assez peu présent en Europe. Alstom faisait donc forcément partie, et depuis longtemps, des entreprises qu’il regardait de près. Vous le savez, les grands groupes ont des équipes dont la mission consiste à étudier les opportunités de croissance.

GE était parfaitement conscient de la situation de l’actionnariat d’Alstom. Au passage, le travail que nous avons mené, GE pouvait le faire tout seul, avec ses propres équipes ou avec sa banque d’affaires. Les banques d’affaires suggèrent beaucoup plus ce genre d’opérations que les cabinets de conseil en stratégie.

M. le président Olivier Marleix. Messieurs, merci d’avoir répondu à nos interrogations sur ce rapport mystère.

 

La séance est levée à seize heures quarante-cinq.


36.    Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Baud-Berthier, directeur des enquêtes et statistiques sectorielles de la Banque de France

(Séance du mercredi 21 mars 2018)

La séance est ouverte à seize heures trente.

M. le président Olivier Marleix. Chers collègues, nous recevons aujourd’hui M. Christophe Baud-Berthier, directeur des enquêtes et statistiques sectorielles de la Banque de France. Dans le rapport publié au mois d’août dernier sur la balance des paiements de 2016, vos services, monsieur le directeur, mettaient en avant un double phénomène : d’une part, une nouvelle dégradation de la position extérieure de la France, à -351 milliards d’euros à la fin de l’année 2016 contre -344 milliards d’euros à la fin de l’année 2015, dégradation largement imputable au solde des transactions courantes, débiteur de 19 milliards d’euros, contre 9,6 milliards en 2015 ; d’autre part, un dynamisme accru des investissements directs à l’étranger (IDE), mais avec un encours des IDE sortants de 1 195 milliards d’euros résolument supérieur à celui des IDE entrants, de 662 milliards d’euros. Pourriez-vous tout d’abord, monsieur le directeur, nous confirmer et nous expliquer ces chiffres un peu paradoxaux ? Par ailleurs, disposez-vous d’ores et déjà de données statistiques actualisées pour l’année 2017 ?

Nous avons reçu le 14 mars dernier le directeur de général de Business France qui nous a dépeint l’image d’une France attractive, avec une hausse de plus de 16 % des projets d’investissements étrangers en France créateurs d’emplois, passés de 962 en 2015 à 1 117 en 2016. Évidemment, ces statistiques ont un point de vue très microéconomique. Quelle analyse êtes-vous donc en mesure de nous livrer ?

En fait, ce qu’on appelle aujourd’hui investissements directs étrangers, au sens du Fonds monétaire international (FMI), englobe des réalités économiques assez différentes, à la fois des projets de développement ou de création d’une activité en France mais aussi des fusions-acquisitions et rachats d’entreprises françaises. La Banque de France est-elle en mesure de les distinguer ?

La Banque de France paraît définir le pays d’origine d’un investissement selon deux méthodes, l’une consiste à retenir le pays de contrepartie immédiate, l’autre consiste à considérer l’investisseur ultime, c’est-à-dire le véritable pays d’origine de l’IDE. Or les statistiques de 2015 montrent une part croissante des investissements français dans les encours des IDE en France : 6,7 % en 2015, contre à peine 3,5 % en 2010. Le phénomène est a priori assez surprenant. Vous pourrez sans doute nous expliquer cette évolution ?

D’un point de vue plus global, les IDE en France semblent de plus en plus se diversifier au cours des dernières années.

Confirmez-vous que notre pays accueille de plus en plus d’investisseurs des pays d’Asie ou du Moyen-Orient ? Cette tendance va-t-elle s’accélérer au cours de la prochaine décennie ? Selon la presse, le montant des liquidités disponibles autour de la planète serait supérieur à 10 000, voire 15 000 milliards d’euros ! Un chiffre évidemment très impressionnant au regard duquel nos plus grosses entreprises font figure de petites PME régionales.

Quid d’un renforcement en France mais aussi à l’échelle de l’Union européenne des dispositifs de contrôle des investissements étrangers en France ? Un projet de règlement européen est en cours d’élaboration. Avez-vous des statistiques à ce propos ? Les secteurs stratégiques sont-ils particulièrement la cible de l’investissement direct étranger ? Et, depuis le décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable, dit « décret Montebourg », observez-vous une perte d’attractivité de la France pour les investisseurs étrangers ?

Votre audition se déroulant devant une commission d’enquête, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment.

(M. Christophe Baud-Berthier prête serment)

M. Christophe Baud-Berthier, directeur des enquêtes et statistiques sectorielles de la Banque de France. Merci infiniment, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, de faire appel à la Banque de France pour vous éclairer sur la question des IDE. C’est effectivement la Banque de France qui traditionnellement élabore la balance des paiements. De ce fait, elle est notamment chargée de l’évaluation des investissements directs.

Selon la stricte définition du Fonds monétaire international (FMI), qu’appliquent tous les pays du monde pour l’élaboration de la balance des paiements, les investissements directs sont des prises de participation d’une entreprise résidente dans une entreprise non-résidente. Autrement dit, c’est moins la notion de nationalité qui est prise en compte que celle de résidence. Quelle que soit la forme juridique de l’entreprise qui a une activité en France, nous comptabilisons toutes les opérations dont les contreparties sont non-résidentes. Nous ne nous intéressons pas aux opérations purement domestiques ni à ce qui se passe entièrement à l’étranger.

La notion d’investissement direct recouvre les prises de participation réalisées à partir de 10 % ; les investissements immobiliers, les acquisitions d’actifs immobiliers au sens tangible du terme ; les bénéfices réinvestis dans les filiales étrangères ; les prêts intra-groupe entre filiales résidentes et non résidentes ; les crédits commerciaux entre une entreprise résidente et une entreprise non-résidente.

La France est au dixième rang pour l’accueil des investissements directs. Sans grande surprise, ce sont les États-Unis, première économie du monde, relativement ouverte, qui attirent le plus les investissements directs. Nous parlons là du stock global à la fin de l’année 2016, en nous fondant sur les statistiques de l’Organisation pour la coopération et pour le développement économique (OCDE) – les chiffres 2017 pour la France sont prêts, je pourrai en faire état.

Au-delà des États-Unis, les Pays-Bas et le Luxembourg occupent une place connue et singulière, disproportionnée par rapport au poids économique réel de ces pays qui ont su attirer les holdings qui contrôlent des activités dans d’autres pays.

La part de la Chine a bien sûr beaucoup progressé ces dernières années ; c’est désormais le quatrième pays de destination des investissements directs. Ensuite vient le Royaume-Uni, mais d’autres pays européens figurent évidemment parmi les seize premiers. Nous nous comparons souvent à l’Allemagne. Effectivement, du point de vue de l’accueil des investissements directs, nous sommes assez proches. Mais si l’Allemagne est au neuvième rang, il ne faut pas perdre de vue le fait que l’économie allemande est moitié plus importante que l’économie française.

Si l’on considère non les investissements entrants mais les investissements sortants, la position relative de la France est un peu meilleure : c’est le reflet d’une internationalisation poussée des entreprises françaises, notamment les plus grandes. Nous n’en retrouvons pas moins les mêmes pays dans les premiers rangs du classement : les États-Unis, tout d’abord, puis les Pays-Bas et le Luxembourg, et les autres pays que nous avons déjà cités. L’Allemagne est à 1 336 milliards d’euros, soit un stock d’un montant très proche de celui du stock d’investissements français. Le tissu économique allemand est constitué notamment de petites et moyennes entreprises (PME) et d’entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui restent peut-être plus localisées sur le territoire national tout en exportant beaucoup, tandis que les entreprises françaises de grande taille se sont beaucoup implantées à l’étranger et vendent depuis leurs filiales.

À la fin de l’année 2017, selon nos estimations, le stock des investissements directs français à l’étranger était de 1 210 milliards d’euros, tandis que le stock des investissements directs des étrangers en France était de 731 milliards d’euros, soit un solde net positif de 480 milliards d’euros. Au fil des ans, ces deux chiffres ont augmenté parallèlement, accompagnant le mouvement d’internationalisation des entreprises françaises ou étrangères en France. Au cours de la période la plus récente, nous constatons tout de même une attractivité plus marquée de la France.

C’est dans l’industrie manufacturière que les investissements sont les plus importants, qu’il s’agisse des investissements français à l’étranger ou des investissements étrangers en France. En deuxième position arrivent, aussi bien pour les investissements sortants que pour les investissements entrants, les activités financières et d’assurance, mais cela inclut les holdings. Nous essayons évidemment de caractériser les investissements, mais il nous est parfois difficile d’attribuer un secteur d’activité à la holding recensée comme étant l’investisseur en France. Les activités immobilières sont également importantes ; il y a d’ailleurs davantage d’investissements étrangers dans l’immobilier domestique que d’investissements français dans l’immobilier à l’étranger.

Quant aux pays partenaires, selon la méthodologie officielle du Fonds monétaire international, c’est la contrepartie immédiate qui est normalement retenue comme critère de définition des investissements directs, mais le concept d’investisseur ultime, en tout cas aux yeux de la Banque de France, est plus intéressant sur le plan économique : dans cette catégorie, sans grande surprise, les États-Unis sont le premier pays investisseur en France. Viennent ensuite l’Allemagne, la Suisse, le Royaume-Uni.

Vous signaliez tout à l’heure, monsieur le président, la montée en puissance relative des pays moyen-orientaux ou orientaux, mais ils restent pour l’instant à un rang relativement modestes : si nous agrégeons les investissements de la Chine et de Hong Kong en tant qu’investisseurs ultimes, nous parvenons à un stock d’un montant de 10 milliards d’euros. C’est presque équivalent à ce que les entreprises françaises peuvent y détenir, et très modeste par rapport aux 118 milliards d’euros investis par les États-Unis et aux 83 milliards d’euros investis par l’Allemagne.

Après les stocks, considérons les flux, à l’évolution évidemment un peu plus erratique. En 2017, les investissements français à l’étranger se sont élevés à 52 milliards d’euros, et les investissements étrangers en France à 46 milliards ; l’évolution est relativement faible par rapport à l’année antérieure, mais se traduit toujours par un solde net positif, qui accroît d’autant le poids des investissements français à l’étranger.

Ce stock d’investissements à l’étranger produit évidemment des revenus, sous la forme des dividendes perçus par les groupes français, ou versés par les filiales aux groupes étrangers. Le solde net est très largement positif : ce sont environ 40 milliards d’euros qui, chaque année, confortent la balance des paiements française, soit à peu près le montant de la facture pétrolière ou de la charge d’intérêts de la dette publique.

Les investissements directs sont bien sûr de nature multiple. Les investissements entrants sont créateurs d’emplois et de croissance sur le territoire national, ils dépendent de l’attractivité de notre pays aux yeux des investisseurs internationaux. Les investissements sortants peuvent contribuer, d’une certaine manière, au maintien de la compétitivité externe dans le cadre d’une répartition internationale du travail. Ils peuvent aussi refléter, parfois, une certaine insuffisance de compétitivité-coût qui incite les entreprises à s’implanter à l’étranger plutôt que de se développer sur le territoire national. En termes macro financiers, le solde positif que nous dégageons sur les investissements directs compense, certes partiellement mais tout de même, un endettement public externe très important. D’une certaine manière, il réduit notre dépendance financière vis-à-vis de l’étranger.

Le détail de la balance des paiements française pour l’année 2017 sera commenté par le gouverneur de la Banque de France le 10 avril prochain.

M. le président Olivier Marleix. Pouvez-vous nous préciser le poids relatif des différentes catégories que vous avez énumérées – prises de participation à partir de 10 %, investissements immobiliers, bénéfices réinvestis, etc. – dans l’ensemble des IDE ?

M. Christophe Baud-Berthier. Les investissements étrangers en France se composent à peu près de 50 % de prises de participation, 8 % d’investissements immobiliers et environ pour un tiers de prêts intra-groupe et créances commerciales. Au sein des investissements français à l’étranger, le poids des investissements immobiliers est bien moindre : 2 %. En revanche, la part des encours commerciaux et prêts intra-groupe est à peu près identique. La part des investissements en capital est légèrement différente.

Signalons aussi que les prises de participation étrangères en France concernent plutôt des entreprises cotées – à hauteur de 20 % du total des entreprises acquises – alors que les investissements français se font plutôt dans des entreprises non cotées. Cela peut avoir un impact sur la valorisation des investissements.

M. le président Olivier Marleix. Je suis surpris que les monarchies pétrolières ne figurent pas parmi les investisseurs étrangers recensés par vous.

M. Christophe Baud-Berthier. Ces monarchies et leurs fonds souverains prennent assez peu de participation à cette hauteur. Elles sont plus enclines à des investissements d’un niveau moindre, dits « de portefeuille ».

La part détenue par les non-résidents sous cette forme peut être significative. Une récente étude de la Banque de France sur les entreprises cotées, notamment celles qui composent l’indice CAC40, montrait qu’environ 45 % de leur capital étaient détenus par des non-résidents sous la forme, dans la très grande majorité des cas, d’investissements de portefeuille représentant moins de 10 % du capital. Seule une dizaine d’entreprises du CAC40 – certes, c’est tout de même significatif – sont détenues majoritairement par des non-résidents.

M. le président Olivier Marleix. Avez-vous des chiffres sur les fusions et acquisitions internationales en France ? J’ai vu, il y a quelques semaines, que l’on se félicitait d’avoir battu un nouveau record. Qui établit les données en la matière ? Si l’on distingue les fusions et les acquisitions, observe-t-on les mêmes évolutions ?

M. Christophe Baud-Berthier. Les chiffres proviennent souvent des cabinets spécialisés qui servent d’intermédiaires pour ce type d’opérations. Les montants sont fréquemment bien supérieurs à ce que nous comptabilisons, pour notre part, comme de véritables investissements directs. La communication financière peut l’emporter, en effet, sur la rigueur comptable : lorsque l’on annonce un deal, on a tendance à citer des sommes très importantes qui ne correspondent pas toujours aux investissements réalisés dans les faits. Notre approche est très comptable, si je puis dire, autrement dit très précise, ce qui explique que nos chiffres soient inférieurs : en flux, les investissements étrangers qualifiés de directs s’élèvent à une cinquantaine de milliards d’euros par an – c’est moins que ce qui est annoncé parfois dans la presse.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Merci pour l’éclairage très complet que vous nous avez apporté.

À la page 4 du document sur lequel vous vous êtes appuyé, on voit que notre position nette s’est dégradée en 2017, le solde passant à 480 milliards d’euros. Comment expliquez-vous la réduction du stock d’investissements directs en France ? Est-ce une simple anomalie statistique ou bien un signe préoccupant ?

À la page 9, il est dit que les « investissements entrants sont créateurs d’emplois et de croissance » : il est important de le rappeler, car on a tendance à avoir un regard assez négatif sur les investissements étrangers. Avez-vous des éléments statistiques plus précis ? En nombre d’emplois créés et en points de croissance, que représente, par exemple, un investissement de 1 million d’euros en France ?

La Chine ne figure qu’au douzième rang des « investisseurs ultimes », page 6, avec 10 milliards d’euros en 2016, Hong Kong compris. Le président Marleix a rappelé que les médias parlent beaucoup des investisseurs du Golfe, mais c’est également vrai des Chinois. Le bruit médiatique sur les velléités d’investissement de ces pays correspond-il à une réalité qui ne serait pas visible statistiquement ou seulement un effet de surmédiatisation par rapport aux investissements provenant d’autres pays ? Est-ce un peu symbolique, en fait, ou au contraire un véritable enjeu en matière d’investissement, en flux comme en stock ?

M. Christophe Baud-Berthier. Dans l’approche servant à l’élaboration de la balance des paiements, c’est la valeur des actifs que nous retenons. Je pourrai néanmoins vous transmettre des études – réalisées par l’INSEE, sauf erreur de ma part – sur les entreprises détenues par des non-résidents : on y trouve notamment une évaluation du nombre d’emplois concernés, assez significative.

Selon nos recensements, les investissements en provenance de la Chine et de Hong Kong restent modestes en France. Deux hypothèses sont envisageables : soit nous évaluons mal ces investissements, soit ils ne sont pas tournés vers notre pays. C’est probablement un peu les deux à la fois. Le concept d’investisseur ultime nous conduit à remonter toute la chaîne des structures qui investissent en France, mais on a parfois des difficultés à en suivre les méandres : derrière des entités localisées aux Pays-Bas ou au Luxembourg, il peut y avoir des investisseurs chinois que nous n’avons pas réussi à identifier comme tels. Il est vrai aussi que la Chine et Hong Kong n’investissent pas tant que cela chez nous : ils se tournent davantage vers d’autres pays asiatiques et, en Europe, plutôt vers l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Il en est de même pour les pays du Golfe : les montants que nous enregistrons restent assez faibles. Certaines opérations relativement ponctuelles attirent l’attention des médias, par exemple lorsqu’un Chinois achète un vignoble en Bourgogne, ou quand un pays étranger soutient un important club sportif français, mais cela représente des sommes unitaires relativement faibles, en tout cas sans comparaison avec d’autres investissements.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. La baisse du solde net des investissements étrangers en 2017 correspond-elle à une évolution attendue ou non ? Même si les performances passées ne présagent jamais le futur, faut-il y voir un signe ?

M. Christophe Baud-Berthier. Ce n’est pas un signe inquiétant. On observe une quasi-stabilisation des investissements étrangers en France et une légère baisse des flux entrants.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, ce phénomène est en grande partie le résultat de la valorisation des participations détenues par des acteurs étrangers. Les évolutions boursières, en ce qui concerne les sociétés cotées, peuvent influer sur la valeur des actifs détenus. Les évolutions de change ont également joué en 2017 : la valeur des actifs libellés en euros dépend aussi de la parité avec la devise des investisseurs non-résidents. C’est également vrai pour les actifs français à l’étranger : toutes choses étant égales par ailleurs, ils se sont un peu dépréciés compte tenu de la hausse de l’euro, par exemple quand ils sont libellés en livres sterling. Ces raisons, un peu techniques, ne traduisent pas un désengagement à l’égard de la France.

N’oublions pas que le terme d’investissements « étrangers » désigne en fait, je l’ai dit, des opérations réalisées par des non-résidents : dans certains cas, il peut s’agir de structures que l’on qualifierait de françaises si l’on raisonnait en termes de nationalité. Les flux ne sont pas toujours très faciles à appréhender : certains canaux sont utilisés par des entreprises françaises pour investir dans notre pays, et qui se voient, du coup, qualifiées d’étrangères.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Vous avez évoqué des investissements étrangers, assez emblématiques, dans des vignobles et des terres agricoles. Des Chinois ont récemment acheté un grand nombre d’hectares dans la Beauce, ce qui a fait couler beaucoup d’encre : certains y ont vu un enjeu en matière de sécurité alimentaire et de maîtrise de nos approvisionnements. Au-delà de ce cas assez spécifique, avez-vous des chiffres concernant les investissements étrangers dans des biens fonciers et immobiliers ? Est-ce un phénomène qui prend de l’ampleur ou bien des investissements assez anecdotiques en réalité – nous ne sommes pas en train de nous faire racheter complètement – même s’ils peuvent défrayer la chronique ?

M. Christophe Baud-Berthier. Il n’y a pas vraiment eu de hausse dans la période récente, mais l’immobilier constitue un secteur important. Cela représente 8 % du stock global, ce qui est significatif et bien supérieur à ce qu’il représente dans les investissements français à l’étranger dans ce domaine, où l’immobilier ne dépasse pas 2 % du total.

S’agissant des terres agricoles, je ne pourrai pas vous donner des chiffres très précis. Les opérations que vous avez mentionnées ont toutefois été recensées : en valeur, elles sont très faibles par rapport au reste. À notre connaissance, les acquisitions de terres agricoles restent très modestes.

M. Frédéric Reiss. Merci pour votre présentation, qui nous a donné une idée des investissements étrangers en France. Les 40 milliards d’euros de revenus qu’ils dégagent sous forme de dividendes correspondent grosso modo, avez-vous dit, à la charge de la dette publique en France ou à notre facture pétrolière.

Les prévisions de croissance de la Banque de France sont plutôt optimistes : elles s’élèvent désormais à environ 1,9 %. La consommation des ménages progresse, mais la vigueur des entreprises mérite également d’être soulignée. Mais les prévisions de croissance sont toujours assorties d’un bémol : les taux d’intérêt restent relativement bas. Cette situation favorable est-elle appelée à durer ? Quelles seraient les conséquences s’ils devaient changer ?

Mon prédécesseur à l’Assemblée nationale, François Loos, s’est longtemps intéressé à notre commerce extérieur. Cela fait de nombreuses années que l’on s’inquiète des difficultés rencontrées en la matière, mais il semblerait qu’il y ait aujourd’hui quelques signes positifs. Envisagez-vous une évolution favorable dans les années à venir ?

M. Christophe Baud-Berthier. Je pense que vous avez souvent entendu le Gouverneur de la Banque de France rappeler qu’il est indispensable de maîtriser la dette car les taux d’intérêt ont, bien sûr, vocation à remonter un jour. Quand ? C’est là une question à ne jamais poser à un banquier central… Mais il est évident que cela se produira à un moment donné. La charge de la dette augmentera alors, et les revenus des investissements directs ne suffiront plus pour faire face. D’où la nécessité de réduire le poids de la dette.

Le commerce extérieur est un autre point de vigilance et même d’inquiétude pour nous, qui élaborons la balance des paiements. La situation actuelle reflète un défaut de compétitivité de l’économie française. Le Gouverneur commentera très prochainement les chiffres pour 2017, qui ne sont pas bons. Ils témoignent d’une nouvelle dégradation de notre balance commerciale : on observe certes un redressement des échanges de services, mais il reste de nombreux points noirs. Selon nous, il faut se mobiliser pour améliorer l’environnement général des entreprises et leur compétitivité, et ainsi bénéficier du climat international qui est extrêmement favorable en matière de croissance.

M. le président Olivier Marleix. Je voudrais revenir sur ma question relative aux projets de renforcement des mesures de contrôle dans notre pays et au niveau européen. A‑t‑on constaté une corrélation entre les mesures déjà adoptées en France, avec le décret dit Montebourg, ou dans d’autres pays, comme l’Allemagne, qui a renforcé son dispositif l’année dernière, et l’attractivité sur le plan des investissements directs étrangers ?

M. Christophe Baud-Berthier. Pas vraiment. Le pays qui accueille le plus d’investissements directs au monde est par ailleurs considéré comme ayant un dispositif relativement sérieux de contrôle. En France, l’adoption de mesures plus restrictives n’a pas véritablement modifié la courbe ascendante que l’on connaissait jusque-là. Il n’y a donc pas de lien direct. Cela ne signifie pas que certaines opérations ne se sont pas déroulées, mais on ne peut pas parler de coup d’arrêt ou de signal ayant conduit les investissements étrangers à se détourner.

M. le président Olivier Marleix. Au-delà de cette approche statistique, qu’en est-il de vos échanges avec vos homologues de la zone euro ou d’autres banques centrales ? On voit beaucoup de pays se réarmer en adoptant des dispositifs de contrôle un peu plus solides : est‑ce un sujet d’inquiétude ? Le Gouvernement vous a-t-il interrogé avant d’élaborer ses propres projets dans ce domaine ?

M. Christophe Baud-Berthier. Nous n’avons pas été consultés. L’inquiétude serait probablement plus vive s’il s’agissait des échanges de biens, c’est-à-dire si des dispositions visaient à rendre plus difficiles ou plus onéreuses les exportations de certains biens ou services : cela aurait sûrement un impact négatif global. Mais en ce qui concerne les investissements directs, au sens strict du terme, nous n’avons pas d’inquiétudes à l’heure actuelle.

Mme Laure de La Raudière. Vos graphiques laissent penser que les mesures adoptées en France n’ont pas eu d’impact sur la croissance des investissements étrangers qui s’est poursuivie. Il faudrait néanmoins réaliser une comparaison dans le temps avec d’autres pays : la courbe évolue peut-être différemment à l’étranger et nous pourrions être en train de décrocher, en réalité. Qu’en est-il exactement ?

M. Christophe Baud-Berthier. Ces chiffres n’apparaissent pas, en effet, mais nous pourrons vous les communiquer si besoin est. Dans les principaux pays concernés, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou la Suisse, on constate une évolution graduelle assez proche de ce que connaît la France. La nouveauté tient à l’apparition des pays émergents dans le paysage, notamment le Brésil, la Russie et la Chine. Le poids relatif des investissements chinois est modeste en France, mais nous sommes partis de presque rien il y a vingt ans. Par ailleurs, les pays asiatiques ont capté une part importante des investissements étrangers.

M. le président Olivier Marleix. Il me reste à vous remercier pour ces différents éclairages.

 

La séance est levée à dix-sept heures dix.


37.    Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères

(Séance du mercredi 21 mars 2018)

La séance est ouverte à dix-sept heures trente-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons à présent M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères.

Monsieur le ministre, notre commission d’enquête s’intéresse au rachat d’entreprises françaises, notamment Alstom et Alcatel, par des groupes étrangers, européens ou non. En tant que parlementaire, puis ministre de la défense, vous vous êtes montré particulièrement actif dans le soutien apporté aux entreprises industrielles françaises pour qu’elles mènent à bien leurs négociations internationales à l’exportation. Si c’est au ministre de l’Europe et des affaires étrangères que nous nous adressons aujourd’hui, nous n’excluons donc pas de solliciter la mémoire de celui qui fut, pendant cinq ans, ministre de la défense.

Différents volets de la diplomatie économique sont au cœur des réflexions de notre commission d’enquête.

Le premier d’entre eux concerne la place qu’occupe actuellement votre ministère dans le secteur économique. Au cours de son histoire, le Quai d’Orsay n’a pas toujours classé au rang de ses priorités les relations d’affaires des entreprises françaises avec l’étranger. Des progrès évidents ont été accomplis au cours des dernières années, notamment grâce au rattachement, à l’initiative de Laurent Fabius, des services du commerce extérieur. Ainsi constate-t-on, en parcourant l’organigramme du Quai, qu’au sein de la Direction générale de la mondialisation, créée il y a moins de dix ans, se trouve désormais une Direction des entreprises, de l’économie internationale et du tourisme, qui abrite même une Mission de soutien aux secteurs stratégiques. Sans anticiper la question sur ce sujet que ne manquera pas de vous poser notre rapporteur Guillaume Kasbarian, il serait intéressant que vous nous indiquiez ce qui, selon votre ministère, relève de ces secteurs stratégiques.

Le Quai est également copilote d’un opérateur de l’État, Business France, dont nous avons récemment entendu le directeur. Il serait également intéressant que vous nous disiez comment s’organise la coopération entre vos services et ceux de Bercy, qui ambitionnent également de jouer un rôle dans la promotion économique de nos territoires à l’étranger.

Deuxièmement, nous souhaiterions connaître – et nous faisons ici appel à votre double expérience – votre sentiment sur le contrôle des investissements étrangers en France dans les secteurs stratégiques, actuellement exercé par une sous-direction de la direction générale du Trésor. Or, j’ai parfois le sentiment que, si le ministère de la défense ne sonne pas l’alerte, il ne se passe pas grand-chose dans le cadre de cette procédure de contrôle. Le ministère des affaires étrangères y est-il associé, notamment pour identifier et connaître les entreprises qui se portent acquéreuses de nos fleurons ?

Nous souhaiterions vous entendre également sur le projet de règlement européen, en cours d’élaboration. Celui-ci est la réponse à une initiative française que le Président de la République avait appelée de ses vœux et qui a pris la forme d’une lettre des ministres de l’économie français, allemand et italien. J’ai cru comprendre, cependant, que ce projet de règlement était moins intégrateur que ne le souhaitait initialement la France, puisque les États membres resteront compétents pour juger de ce qui relève de l’ordre public et de la sécurité nationale. Pouvez-vous nous présenter la ligne défendue par la France dans le cadre de l’élaboration de ce projet de règlement ?

Troisième volet de la diplomatie économique : la défense des intérêts des entreprises françaises, ainsi que de leurs salariés, lorsque celles-ci rencontrent de graves difficultés à l’étranger. Cette question prend, depuis quelques années, une forme nouvelle, sous l’effet de la force déstabilisatrice de la législation anglo-saxonne, principalement américaine, à portée extraterritoriale. Ne sommes-nous pas désarmés, notamment au plan juridique, à cause d’une perception trop faible de ces dispositifs ? Je fais allusion non seulement aux procédures anticorruption, mais aussi au contrôle par les États-Unis du respect des embargos, qui sont pourtant parfois prononcés de manière unilatérale par ce pays. J’ai à l’esprit l’amende record de près de 9 milliards de dollars infligée à BNP Paribas en 2014 et celle de 772 millions de dollars infligée à Alstom, mais je pourrais citer également Alcatel, Technip…

Dans ces différents dossiers, nous nous sommes aperçus qu’il existait un véritable flottement dans la mise en œuvre de ce que l’on appelle la loi dite « de blocage », qui est censée interdire à une entreprise française de communiquer, fût-ce dans le cadre d’une procédure juridictionnelle, toute information sensible, notamment commerciale, à une autorité étrangère sans l’autorisation du Gouvernement. Depuis la loi « Sapin 2 », la mise en œuvre de la loi « de blocage » est confiée à l’Agence française anticorruption (AFA), mais nous n’avons pas réussi à comprendre qui jouait ce rôle auparavant – et votre haussement de sourcils, monsieur le ministre, me conforte dans cette appréciation.

J’ai cité les dossiers « Alcatel » et « Alstom », pour le passé ; aujourd’hui, la situation d’Airbus est un sujet de préoccupation puisque la réorganisation du management et du réseau commercial mondial de l’entreprise a débuté.

Au-delà des entreprises elles-mêmes, leurs collaborateurs peuvent faire les frais de ces procédures. Dans l’affaire Alstom, le ministre de l’économie d’alors, Arnaud Montebourg, et Mme Revel, qui était à l’époque Déléguée à l’intelligence économique, nous ont dit ne pas avoir eu connaissance que le vice-président d’une filiale de cette entreprise, Frédéric Pierucci, avait été arrêté aux États-Unis dans le cadre d’une procédure anticorruption. Mme Revel nous a eu connaissance de cette information trois ans après avoir quitté ses fonctions ! La pression exercée – peut-être à bon droit, du reste – par la justice américaine sur un citoyen français, cadre dirigeant d’une entreprise qualifiée de stratégique par le Gouvernement, était pourtant un signe précurseur qu’il importait de ne pas rater pour comprendre les menaces qui pesaient sur l’entreprise Alstom. Le fait que ni le ministre de l’économie ni la Déléguée à l’intelligence économique n’aient eu accès à cette information nous interpelle. À votre connaissance, monsieur le ministre, même si vous n’occupiez pas les mêmes fonctions à l’époque, cette information est-elle remontée jusqu’à l’exécutif par le réseau consulaire et, dans l’affirmative, qu’en est-il advenu ?

Avant de vous donner la parole, je vais vous demander, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment.

(M. Jean-Yves Le Drian prête serment.)

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Monsieur le président, mon exposé liminaire me permettra sans doute de répondre à une partie de vos questions ; je reviendrai ensuite sur celles auxquelles je n’aurais pas répondu. Toutefois, certaines d’entre elles ne relèvent pas de mes compétences, ni actuelles ni passées et, comme j’ai prêté le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, je ne peux pas inventer et je dois être sûr de ma mémoire.

Comment concilier, d’une part, une politique d’attractivité qui bénéficie à nos territoires et à notre économie et, d’autre part, la préservation de notre autonomie stratégique, au plan national et au plan européen ? Cette question est au cœur des inquiétudes que peuvent susciter les investissements étrangers au sein de notre économie. Ces inquiétudes, qui sont à l’origine de votre commission d’enquête, soulèvent, au fond, la question de l’équilibre que l’État doit assurer entre ouverture et protection afin d’assurer la défense de nos intérêts économiques. La conviction du Gouvernement est que les investissements étrangers sont bons pour notre économie – d’où l’exigence d’ouverture dont je parlais à l’instant –, mais selon des conditions qu’il revient à la puissance publique de définir et d’adapter, en tenant compte des évolutions de l’économie internationale : cette exigence de protection ou, pour être plus précis, de souveraineté doit se concevoir et se pratiquer à l’échelle nationale et à l’échelle européenne.

Pour apprécier correctement l’enjeu que représentent, pour notre économie, les investissements étrangers, il faut les resituer dans la cohérence d’ensemble de notre politique commerciale, qui doit être placée sous le signe de la réciprocité. Pour ce faire, il faut tenir les deux bouts du raisonnement et prendre en compte nos intérêts défensifs et nos intérêts offensifs, autrement dit la garantie de notre souveraineté et la capacité de projection de nos entreprises : les investissements français suscitent parfois eux-mêmes des inquiétudes, y compris de la part de nos partenaires européens, et font ainsi écho à nos propres inquiétudes lorsque des investissements ont lieu chez nous. Prenez, par exemple, les investissements français en Italie, où l’on craint parfois qu’ils ne portent atteinte à certains secteurs stratégiques. Voyez l’offensive de Vivendi sur Mediaset et Telecom Italia : nous n’avons naturellement pas la même vision de la nature de cet investissement, des deux côtés des Alpes. Lorsque des mesures sont prises par des partenaires européens que nous estimons abusivement protectionnistes et qui menacent nos investisseurs nationaux, nous les critiquons. Nous le faisons parce qu’il est dans notre intérêt précisément que nos entreprises puissent investir à l’étranger, notamment en Europe, où elles trouvent des relais de croissance qui profitent à notre économie, donc à notre souveraineté.

Les chiffres sont éloquents. Le stock des investissements français était estimé, fin 2016, à près de 1 200 milliards d’euros : ils ont quasiment doublé en dix ans, Cela fait de la France le sixième investisseur dans le monde, derrière les États-Unis, la Chine, le Royaume-Uni, le Japon et l’Allemagne et juste devant le Canada. Pour être plus précis, la zone euro concentre 45 % du stock français d’investissements à l’étranger et l’Amérique du nord 20 %. Ces investissements produisent des revenus équivalents à 67 milliards d’euros annuels, constitués majoritairement, à hauteur de 58 milliards, de dividendes. Le solde entre ce montant et les revenus d’investissements étrangers rapatriés depuis la France correspond à une recette nette pour l’économie française de 42,7 milliards en 2016, qui contribue donc positivement à nos comptes extérieurs et compense ainsi une partie de notre déficit commercial.

En ce qui concerne les investissements directs étrangers (IDE) dans notre pays, la France occupe aujourd’hui le septième rang mondial, avec un stock qui s’élevait à près de 700 milliards fin 2016, ce qui nous place derrière les États-Unis, la Chine, le Royaume-Uni, Singapour, le Canada et l’Allemagne. Le flux d’IDE s’est élevé à 28 milliards d’euros en 2016, en ligne avec la moyenne depuis 2000. Au plan sectoriel, plus des deux tiers du stock d’IDE concernent le secteur des services et un quart l’industrie. Ces investissements proviennent de manière prépondérante d’autres économies avancées, même si le poids des pays émergents progresse peu à peu – ceux-ci représentaient seulement 3 % des IDE en 2016.

À cet égard, la position de la Chine fait l’objet de nombreux débats – et j’imagine que votre commission y porte un intérêt particulier. Encore très faible jusqu’à récemment, le stock d’IDE chinois augmente sensiblement en France, ce qui correspond à un effet de rattrapage au regard des dimensions de l’économie chinoise. Ce stock s’élève aujourd’hui à 8 milliards d’euros si l’on considère l’investisseur ultime, ce qui reste faible par rapport au stock. En 2016, les flux d’origine chinoise correspondaient à 2 % des flux totaux, soit 1,4 milliard. Sur ce sujet, le Président de la République a exprimé, lors de son déplacement en Chine, une position claire et parfaitement comprise de notre partenaire, en identifiant deux déséquilibres : la faiblesse de l’investissement chinois en France et l’importance du déficit commercial de notre pays à l’égard de la Chine, qui s’élève, de mémoire, à 30 milliards d’euros, soit la moitié de notre déficit global.

Les investissements étrangers en France produisent des effets bénéfiques. Les capitaux étrangers choisissent notre pays en raison de la qualité de notre main-d’œuvre et de nos infrastructures : entre 2006 et 2016, ils ont permis de sauvegarder environ 30 000 emplois par an en moyenne et réalisent chaque année, selon une estimation de Business France, près de 150 milliards d’euros de valeur ajoutée. L’exemple de l’usine Toyota à Valenciennes en montre l’intérêt et l’effet bénéfique.

Je souhaite maintenant aborder quelques-uns des points que vous avez évoqués, monsieur le président.

Quelques mots pour commencer de la consolidation industrielle européenne, qui est à la marge de votre commission d’enquête mais qui lui est tout de même très liée. Ces dernières années et encore récemment, plusieurs opérations majeures de consolidation industrielle ont été effectuées. Certains y voyaient des actes hostiles ; tel n’était pas mon cas. Lorsque deux entreprises européennes se rapprochent pour créer un champion mondial, j’y vois un acte fort de souveraineté : comme je le dis souvent, dans le domaine industriel, singulièrement dans le cas des consolidations industrielles européennes, un plus un font plus que deux. Je pense notamment au secteur de la défense : dans le cas du rapprochement entre Nexter et KMW, par exemple, nous partions d’une situation où deux entreprises se faisaient la guerre à l’export, doublonnaient leurs efforts de R&D et mettaient en tension leur tissu de sous-traitance. Nous avons réussi à les marier à 50-50 ; grâce à ce rapprochement, les entreprises se sont nettement renforcées, leurs gammes de produits se complètent, leurs technologies s’enrichissent et leurs capacités à l’exportation se sont considérablement accrues. Ainsi, Nexter, la partie française, a vu son chiffre à l’exportation augmenter de 20 % depuis cette consolidation, qui n’est effective que depuis l’année dernière. Ces consolidations, lorsqu’elles sont bien faites, ont donc des effets très positifs.

Nous avons vu également, certes moins souvent, des entreprises extra-européennes faire l’acquisition d’entreprises nationales. Bien évidemment, ces opérations sont regardées de très près. Dans ce cadre, le dispositif IEF (Investissements étrangers en France), qui s’applique à l’investissement d’une entreprise étrangère sur notre territoire, est un levier précieux.

La France possède, dans le cadre des exceptions prévues par le droit européen, un dispositif national de contrôle des investissements étrangers dans certains secteurs. La prise de contrôle par un investissement étranger dans des sociétés françaises exerçant certaines activités est ainsi soumise à autorisation préalable des autorités françaises. Il s’agit des activités participant à l’exercice de l’autorité publique, des activités de recherche, de production ou de commercialisation d’armes, de munitions, de poudres et substances explosives et des activités de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale, telles que les technologies duales, la cryptologie, etc. Le décret du 14 mai 2014, dit décret Montebourg, y a ajouté notamment l’eau, l’énergie, les communications électroniques, la protection de la santé publique et les activités d’importance vitale telles que définies par le code de la défense.

Du point de vue européen, plusieurs éléments doivent être pris en compte.

En premier lieu, la politique de concurrence européenne a été avant tout conçue pour lutter contre les monopoles et les abus de position dominante. L’Union européenne doit accomplir une révolution intellectuelle afin que cette politique, tout à fait justifiée, ne soit pas un obstacle à l’émergence de champions européens.

En deuxième lieu, il ne faut pas minimiser le caractère clivant de ces questions. Notre vision de la politique industrielle nous semble parfaitement fondée, mais d’autres États membres en ont une vision tout à fait différente, notamment parce qu’ils ont une culture politique et économique plus libérale que la nôtre ; je pense aux pays nordiques ou anglo-saxons.

En dernier lieu, dans le domaine spécifique de la défense, je suis bien placé pour le savoir, tous les États membres ne partagent pas notre attachement à l’autonomie stratégique de l’Union européenne. Cela étant, même si les habitudes sont profondément ancrées, la prise de conscience de ces enjeux progresse : l’Allemagne, en particulier, a évolué sur la question en constatant les investissements de la Chine dans le secteur des machines-outils ou encore des batteries de voiture électrique, deux secteurs stratégiques pour son industrie.

J’en viens à l’évolution de la réglementation nationale. Le 16 février dernier, le Premier ministre a prononcé un discours fondateur, qui fixe les orientations du Gouvernement sur le sujet. La protection des entreprises stratégiques constituera un axe majeur du projet de loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), qui sera soumis au Conseil des ministres le 2 mai. Il s’agit d’être vigilant et d’avoir les moyens d’une intervention si cette dernière s’avère nécessaire. Plusieurs mesures sont à l’étude.

Premièrement, le renforcement du régime de contrôle des investissements étrangers en France par la création d’un régime de sanctions mieux proportionnées, en étendant le contrôle à de nouveaux domaines, notamment l’espace, l’intelligence artificielle, et les semi-conducteurs.

Deuxièmement, l’élargissement, dans le respect du droit européen, des possibilités de création de « golden shares » dans les entreprises stratégiques pour accroître les possibilités de contrôle de l’État actionnaire. Ce dispositif est déjà utilisé, par exemple, chez Thales.

Enfin, l’amélioration de la stabilité du capital des entreprises cotées, notamment par des mesures visant à développer l’actionnariat salarié et les fondations actionnaires ou à renforcer le rôle des comités d’entreprise dans les offres publiques d’achat (OPA) en portant d’un à deux mois le délai qui leur est accordé pour rendre un avis. Le ministre de l’économie et des finances pourra certainement vous préciser le contenu de ces orientations.

À l’échelle européenne, les choses avancent à notre initiative. C’est la preuve que l’engagement du Président de la République pour une Europe qui protège est suivi d’effets. En septembre dernier, à la suite des conclusions du Conseil européen de juin, la Commission a soumis au Conseil et au Parlement européen un projet de règlement sur le filtrage des investissements directs étrangers. Cette proposition vise à autoriser explicitement les États membres, sur le principe du volontariat, à établir des dispositifs de contrôle des investissements étrangers dans leur pays sur la base de l’ordre public. Elle tend également à instituer un mécanisme de partage des informations au niveau européen avec la Commission. C’est une avancée décisive, qui marque un changement d’état d’esprit.

La dynamique insufflée au sein du Conseil par la présidence bulgare nous permet d’envisager l’adoption du règlement avant les prochaines élections européennes. Ce sera un signal politique fort dans le cadre de l’agenda du Président de la République en faveur d’une Europe souveraine, car la souveraineté de l’Europe passe par la sauvegarde de ses intérêts économiques majeurs. Il est vrai qu’il n’y a pas de posture intégrée, mais il sera désormais possible aux pays membres d’adopter – c’est souhaitable – un dispositif de protection analogue au nôtre, qui sera ainsi une référence, et de bénéficier d’un échange d’informations.

Par ailleurs, l’idée que la politique industrielle est un élément de la souveraineté européenne progresse, à notre initiative, mais l’Allemagne en reconnaît peu à peu la nécessité. Ainsi a-t-on fixé l’objectif de porter la part de l’industrie dans le PIB européen à 20 % d’ici à 2020 ; le Président Juncker en a fait une priorité. Une série d’outils ont été créés, y compris dans le domaine de la défense : la création du Fonds européen de défense est un élément significatif de cette prise de conscience, ce à quoi vient s’ajouter la reconnaissance de la primauté industrielle dans l’effort de recherche : les discussions sur le prochain Cadre financier pluriannuel seront l’occasion d’intégrer cette priorité qui doit permettre de renforcer notre base industrielle.

Tels sont, monsieur le président, les éléments que je souhaitais vous communiquer dans mon introduction. Je vais maintenant m’efforcer de répondre à certaines de vos questions.

En ce qui concerne le rôle du ministère des affaires étrangères dans le contrôle des investissements, le dispositif, au sens strict du terme, de contrôle des investissements étrangers relève d’abord des compétences du ministre de l’économie et des finances, qu’il exerce en lien avec les ministères techniques concernés, notamment le ministère de la défense, et en bonne relation avec le ministère des affaires étrangères. Nous ne sommes pas partie prenante de l’instruction des IEF, mais nous contribuons à la prise de conscience des enjeux que représentent les investissements étrangers, d’abord parce que nous assurons une veille approfondie des grandes tendances économiques en matière de politique industrielle des États, ensuite parce que nous sommes directement impliqués lorsque des décisions d’investissement affectent positivement ou négativement les relations bilatérales. À cet égard, la Direction générale de la mondialisation, qui comprend une direction des entreprises, assure ce travail de veille s’agissant des investissements internationaux, en alertant, en impulsant et en suivant en particulier les grands contrats.

Vous avez évoqué, et j’en suis très heureux, la réorganisation de Business France. De fait, lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai fait plusieurs constats. Tout d’abord, notre déficit commercial est très significatif – en raison, en grande partie, de la désindustrialisation de notre pays depuis plusieurs années – et il augmente sensiblement, puisqu’il est passé de 45 milliards à 60 milliards, malgré – ou peut-être à cause – de la reprise économique. En tout cas, on ne peut pas laisser perdurer ce déficit ni accepter cette situation, qui est due en partie à la désindustrialisation et à l’absence d’une véritable culture de l’exportation dans notre pays, sauf dans les grands groupes – je vais y revenir. La réforme de Business France, que j’ai initiée et que le Premier ministre a rendu publique il y a peu de temps, vise à développer cette culture indispensable. Actuellement, en France, seulement 125 000 entreprises exportent, parmi lesquelles bon nombre de mono-exportateurs ou des primo-exportateurs. C’est très insuffisant ; nous nous sommes donc fixé pour objectif d’atteindre le chiffre de 200 000 entreprises exportatrices à la fin du quinquennat, ce qui ne sera pas facile.

Nous devons, à cette fin, développer, en partenariat avec les régions, qui exercent la compétence économique, l’accompagnement de Business France. Ainsi les entreprises auront un seul interlocuteur sur les territoires : les régions, qui pourront déléguer cette compétence à un seul outil, afin d’éviter la dispersion des acteurs. Le même raisonnement vaut pour les pays d’accueil. Nous avons, là aussi, clarifié les responsabilités. L’entreprise exportatrice aura également un seul interlocuteur : l’ambassadeur, coresponsable de l’ensemble de l’organisation avec la chambre de commerce internationale, Business France ou un autre outil. Il doit y avoir une unité d’action dans chaque territoire, en fonction des choix et de l’appréciation de l’ambassadeur et de Business France. Nous nous doterons ainsi d’un guichet unique à l’entrée et d’un guichet unique à la sortie. Ce dispositif a été, je crois, plutôt bien accepté par les différents acteurs. Le but est de renforcer la culture de l’exportation et de faire en sorte que, dans les territoires cibles, les entreprises bénéficient des meilleures informations, des meilleurs réseaux et des meilleurs relais, jusqu’à présent trop dispersés.

Quant aux grands contrats, j’en suis directement la mise en œuvre en essayant d’insuffler ce que j’avais appelé, dans mes fonctions antérieures, l’esprit d’une Équipe de France de l’exportation. L’aboutissement de ces grands projets, de nature civile et militaire, qui sont actuellement au nombre d’une trentaine, nécessite que le ministre des affaires étrangères et, parfois, le Président de la République se mobilisent. Ainsi, lors de chacun de mes déplacements, non seulement je rencontre les entreprises présentes dans le territoire, mais je me préoccupe aussi de la bonne avancée des grands projets, par exemple ceux qui sont liés au nucléaire – au Japon, en Chine, en Inde, récemment – à la ville durable ou aux transports. Chacun de ces projets doit faire l’objet d’une mobilisation et d’un pacte d’entreprise : le ministère des affaires étrangères doit établir un lien les entreprises concernées, l’ambassadeur jouant un rôle très important de relais.

Voilà comment les choses fonctionnent. Il est parfois nécessaire d’effectuer plusieurs déplacements pour que ces projets aboutissent. Les engagements sont parfois pris par les responsables politiques ou économiques lors d’un déplacement du Président de la République ; mais celui-ci ne se rend pas dans les pays majeurs plusieurs fois par an. Il faut donc veiller à ce que les engagements soient pris ou inciter à ce qu’ils soient honorés. C’est une partie, assez passionnante, de la mission qui m’a été confiée. Vous avez bien voulu rappeler que j’ai une certaine expérience de ces questions ; j’essaie d’en tirer le meilleur parti. Nous devons nous doter d’un dispositif de simplification cohérent ; j’y travaille.

Vous m’avez demandé, à propos des procédures anticorruption, comment nous étions informés. Je ne peux pas répondre à une partie de votre question, car je n’occupais pas les fonctions qui sont les miennes aujourd’hui lors du lancement de la procédure visant M. Pierucci.

En tout état de cause, nous effectuons, en lien avec le ministère de l’économie et des finances, une veille active qui repose notamment sur des contacts réguliers avec les entreprises et les magistrats de liaison présents dans nos ambassades les plus importantes. Ce travail de veille doit être accompagné d’un dispositif de prévention de la corruption. La France a pris, à cet égard, des engagements importants : les normes OCDE ont été transposées en droit interne et la loi Sapin 2 a créé l’Agence française anticorruption AFA.

Il est peut-être encore trop tôt pour juger de son efficience, car elle vient de se mettre en place, mais cette agence, chargée de mieux détecter et de prévenir la corruption, est dotée de pouvoirs de sanction. Des obligations de vigilance sont applicables aux grands groupes, qui devront mettre en œuvre des procédures de détection et de prévention des faits de corruption et de trafic d’influence. Il s’agit donc d’un outil très utile de clarification et de performance.

Je précise que nous suivons attentivement la situation de M. Pierucci – je sais que vous-même avez pris des initiatives le concernant. Il bénéficie de la protection consulaire et reçoit, à ce titre, des visites régulières de notre consulat général. M. Pierucci a déposé une demande de transfèrement vers la France, qui a été instruite très favorablement par les autorités françaises compétentes mais que les autorités américaines, souveraines en la matière, ont malheureusement refusée. Vous avez raison de souligner les difficultés que peuvent créer les actions parfois intempestives de certaines autorités, singulièrement outre-Atlantique.

S’agissant de la loi dite « de blocage », vous avez raison de souligner l’aspect néfaste des sanctions unilatérales, qui sont contraires au droit international quand elles sont imposées à des acteurs économiques pour des opérations qui ne peuvent pas être rattachées à la juridiction de l’État qui les adopte. Ces pratiques sont condamnables et doivent être poursuivies devant les instances compétentes, en particulier au regard des règles de l’OMC. Vous avez souligné qu’il existe un dispositif national et un dispositif européen – la loi « de blocage » de 1968 et le règlement européen de 1996 – qui visent à assurer nos entreprises contre l’effet extraterritorial des sanctions.

Je ne suis pas convaincu de leur performance. Je constate, dans le cadre de mes fonctions actuelles, que la tentation de l’extraterritorialité – tentation surtout américaine, et qui ne se justifie pas toujours par le rattachement de l’entreprise concernée au sol américain, ou alors indirectement – doit être contrée par un dialogue franc et ferme avec les autorités américaines, de préférence en anticipant, même si cela n’aboutit pas toujours. Je prends un exemple. Si, au mois de mai prochain, le Président Trump ne donne pas suite à la mise en œuvre du JCPOA (Joint comprehensive plan of action), c’est-à-dire l’accord sur le nucléaire iranien, nous risquons de rencontrer ce type de problèmes qui, du reste, se posent déjà. En effet, l’accompagnement bancaire d’un certain nombre d’entreprises françaises voulant exporter en Iran est parfois difficile. Nous nous efforçons d’y remédier dès à présent, grâce à un dispositif bancaire d’accompagnement. Je n’en dis pas plus pour l’instant car, si ce dispositif est en bonne voie, il n’est pas encore tout à fait abouti ; Bruno Le Maire et moi y travaillons de manière très consensuelle. Il nous faut également alerter nos partenaires des risques ou des inconvénients majeurs que pourrait représenter une absence d’articulation des sanctions. Nous devons en effet nous efforcer de faire en sorte que celles-ci, lorsqu’elles sont prononcées – je pense au cas de l’Iran –, soient le plus possible harmonisées. Cela nécessite un travail régulier. Ainsi je rencontre non seulement mon homologue américain, mais aussi le secrétaire américain au commerce lors de chacun de mes déplacements à Washington. Notre dialogue est parfois musclé, mais il nous paraît indispensable pour aborder ces questions de la meilleure manière, tenter d’obtenir une homogénéité des mesures envisagées en cas de sanctions et éviter une « extraterritorialité intempestive ».

M. le président Olivier Marleix. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour vos réponses. Je ferai une remarque et je vous poserai une question sur les procédures extraterritoriales anticorruption et la mise en œuvre de la loi de 1968.

Le problème, me semble-t-il, relève davantage de la pratique que du droit. Lorsque, avec le rapporteur et Natalia Pouzyreff, nous nous sommes récemment rendus aux États-Unis, nous avons pu observer que la procédure normale de sollicitation par les autorités américaines du bureau d’entraide internationale du ministère de la justice n’est pas toujours réalisée dans les délais qui conviendraient : elles commencent leur travail d’investigation sans que le ministère de la justice soit forcément immédiatement saisi. Seul le réseau diplomatique peut avoir l’information.

Or, en France, la coordination entre votre ministère, celui de la justice – qui n’est pas le mieux placé pour apprécier l’enjeu stratégique d’une procédure anticorruption contre une entreprise française – et Bercy n’est pas suffisante pour déceler les premiers signes avant-coureurs de l’ouverture d’une procédure de ce genre. Nous avons donc intérêt à mieux la contrôler, avec un objectif un peu paradoxal. D’un côté, il nous faut accompagner l’entreprise française dans le cadre de la procédure des autorités américaines, lorsque cette procédure est légitime : l’entreprise ne doit pas se cacher derrière la loi « de blocage », de sorte que ces autorités se sentent interdites d’intervenir ; le dossier Alstom a sans doute été compliqué par le fait que son dirigeant, M. Kron a, pendant des années, fait la sourde oreille et refusé de travailler avec les autorités américaines. De l’autre, les entreprises françaises doivent savoir pouvoir compter sur la force d’action de l’État pour les protéger de demandes éventuellement abusives, en arguant, le cas échéant, de la loi de 1968. Nous devons nous interroger sur la pratique gouvernementale face à des procédures que nous subissons au lieu de les gérer et de les accompagner convenablement.

Par ailleurs, le projet de mécanisme européen me semble fragilisé par le fait qu’il est construit sur la base du volontariat. En effet, il y aura deux types d’États membres : d’une part, ceux qui, comme la France ou l’Allemagne, se seront dotés d’un dispositif de contrôle et seront invités à faire un rapport sur sa mise en œuvre à la Commission européenne, et, d’autre part, ceux qui auront décidé de ne rien faire. Or, notre régime de contrôle des IEF est différent selon que l’investisseur provient d’un pays membre de l’Union européenne ou d’un un pays tiers. On peut donc craindre qu’un investisseur issu d’un pays tiers n’utilise un faux nez dans un États membres qui aura prudemment décidé de ne pas se doter d’un mécanisme de contrôle pour réaliser une opération en France, par exemple. N’y a-t-il pas là un trou dans la raquette ?

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Il y a probablement un « trou dans la raquette », mais auparavant, il n’y avait même pas de raquette, si j’ose dire… Le dispositif n’est certes pas totalement satisfaisant, mais il marque tout de même un progrès considérable. Au demeurant, si le recours à d’un faux nez représente un risque, les pays qui ont des entreprises performantes ont tout intérêt à adopter le dispositif. On peut donc penser que le mouvement se généralisera progressivement. Nous pouvons, dans ce cadre, faire valoir nos références et nos normes en la matière. C’est, en tout cas, ce à quoi nous allons nous employer. Du reste, sans doute la présidence bulgare accélère-t-elle le processus parce que la Bulgarie y voit son intérêt. Oui, il y a des « trous dans la raquette », et il y en aura toujours. Mais, au regard de la conception extrêmement libérale qui prévalait jusqu’alors, c’est un progrès.

M. Guillaume Kasbarian. Monsieur le ministre, merci d’avoir développé une vision conquérante et offensive de notre industrie, et rappelé qu’il est important que nos industries exportent et qu’elles soient attractives aux yeux des investisseurs français et étrangers, à plus forte raison dans une époque où les tentations protectionnistes sont grandes, en Europe ou ailleurs.

J’interroge régulièrement les personnes que nous auditionnons sur leur définition d’une entreprise stratégique : avant de savoir comment on protège nos fleurons industriels, il est bon de savoir quels types d’entreprise on souhaite protéger. Mais existe-t-il une réponse européenne à cette question ? Les différents États européens n’ont-ils pas des divergences sur l’appréciation de ce qui est stratégique pour chacun, et peut-on dès lors s’accorder sur un socle commun d’intérêts stratégiques partagés au niveau européen ?

Je partage entièrement votre vision positive de la création de grands champions européens, comme c’est le cas avec la fusion entre Alstom et Siemens. Mais n’y a-t-il pas parfois, venant des autorités européennes de régulation de la concurrence, des blocages qui vont à l’encontre de cet intérêt commun que nous avons à créer des champions industriels ? Cette fusion Alstom-Siemens ne risque-t-elle pas de se heurter à certains de ces blocages, qui peuvent freiner, ralentir ou rendre plus cher l’accord qui a été trouvé ? Comment peut-on réussir à lever ces obstacles et à convaincre nos partenaires européens qu’il est important de se doter de tels champions ?

Ma troisième question porte sur la Chine. Les investisseurs chinois font l’objet de beaucoup de questions chez nous comme à l’étranger. Certains membres de notre commission se sont rendus aux États-Unis il y a deux semaines, et nous avons pu constater que c’était un sujet de préoccupation récurrent, à Washington comme à San Francisco, chez les institutionnels comme chez les investisseurs : beaucoup redoutent les investissements chinois qui pourraient être pilotés par l’État ou qui émaneraient d’investisseurs privés pas forcément bien intentionnés.

Je me fais l’avocat du diable, mais cette peur collective et croissante de la Chine ne risque-t-elle pas de nous entraîner dans des guerres commerciales dont nous risquons, à terme, de payer les pots cassés ? N’est-ce pas déjà ce qui se passe avec les tarifs de l’acier et cette guerre économique que se livrent Washington et Pékin ? Cette peur de la Chine est-elle rationnelle ? Vous l’avez rappelé et la Banque de France nous l’a dit tout à l’heure, les stocks d’IDE de la Chine en France sont assez faibles – vous avez parlé de 8 milliards d’euros, la Banque de France nous a parlé de 10 milliards d’euros. Le fait de pointer sans cesse ce pays du doigt ne risque-t-il pas de pénaliser nos exportations, de freiner la signature de grands contrats ou, plus globalement, de dégrader nos relations bilatérales ?

Enfin, ma dernière question porte sur l’extraterritorialité de certaines procédures juridiques, notamment dans les cas de corruption. Comment peut-on faire, non pour se défendre contre les procédures américaines, mais pour être, nous aussi, offensifs ?

On reproche souvent à la justice américaine de s’intéresser de trop près aux entreprises étrangères soupçonnées de corruption, c’est-à-dire d’actes graves ; en réalité, ne devrait-on pas plutôt nous reprocher à nous-mêmes de ne pas nous saisir nous-mêmes de ces sujets et de laisser, du coup, l’initiative aux Américains ? Faire preuve d’intransigeance envers les actes délictueux ou criminels, en particulier en matière de corruption, même quand ils sont commis par un grand groupe industriel, même quand ils sont commis par des cadres haut placés, ne serait-il pas de nature à améliorer la coopération judiciaire internationale ? En d’autres termes, ne serait-on pas mieux armé pour lutter contre les procédures américaines si nous nous montrions plus offensifs en matière de lutte contre la corruption ?

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Je reviens juste un instant sur la diplomatie économique : lorsque le Président de la République va en Inde, il signe pour 13 milliards de dollars de contrats – je ne parle pas des annonces mais des signatures fermes –, dont une bonne partie sont liés aux moteurs d’avions. Cela a nécessité antérieurement plusieurs déplacements, dont deux de ma part.

Par ailleurs, nous avançons sur le nucléaire : deux réacteurs seront peut-être validés d’ici la fin de l’année, sur un ensemble prévisionnel de six réacteurs – qui deviendrait le plus important ensemble d’EPR au monde. Le voyage du Président de la République a été l’occasion de nous accorder sur les normes, et il nous reste un an pour finaliser le projet. Si je ne me rends pas en personne en Inde d’ici là pour arrêter un calendrier et pousser le projet, si nous n’agissons pas ensemble, avec tous les acteurs concernés, nous n’aboutirons pas. Et sans doute faudra-t-il que le Président de la République retourne en Inde au moment de la validation définitive du projet. C’est ainsi que se gèrent les grands projets civils ou militaires, et c’est également ainsi que cela se passe avec la Chine, ce qui m’amène à répondre à l’une de vos questions ; cette commission d’enquête étant publique, je m’exprimerai avec précaution.

Le principe de base dans les relations entre la France et la Chine doit être celui de la réciprocité, ainsi que l’a déclaré le Président de la République, en janvier dernier, à Xian, en particulier dans le bon usage de la Nouvelle route de la Soie, car la route de la Soie peut aussi bien être appréhendée dans une logique positive que considérée comme un vecteur d’hégémonie.

La logique positive, c’est lorsqu’il s’agit de favoriser les échanges entre la Chine et le reste du monde, en améliorant la connectivité ferroviaire, portuaire et maritime, et en développant les flux commerciaux. Jusque-là, ça va. À ceci près, et nous ne manquons pas de rappeler régulièrement aux Chinois, qu’une route, cela doit aller dans les deux sens. S’il doit y avoir du gagnant-gagnant, il ne faut pas, pour être clair, que ce soit toujours le même qui soit gagnant-gagnant…

À cette réserve près, qui me rend néanmoins sensible à ce que vous dites, il n’y a aucune raison d’exagérer les motifs d’avoir peur, si toutefois la réciprocité – des investissements mais également des normes – est bien réelle. Le décret sur les investissements étrangers en France doit être appliqué de manière vigilante : les Chinois ne font pas que dans le club Méditerranée, ils s’intéressent également à des domaines plus sensibles. Le Président de la République a été très ferme là-dessus.

Je vous livrerai également une autre réflexion personnelle. La Chine se fait désormais le nouveau leader du multilatéralisme, dans le domaine stratégique, aux Nations unies, dans le domaine du climat. Et dans le même temps, les États-Unis tournent le dos au multilatéralisme en se retirant de l’UNESCO et vraisemblablement de l’accord sur l’Iran, ou en contestant les normes de l’OMC. Il s’agit là d’une situation tout à fait étonnante, contre laquelle il faut mettre en garde les États-Unis eux-mêmes, sinon nous assisterons à une substitution, ce qui nous ramène à l’aspect stratégique lourd de la route de la Soie.

Pour certains théoriciens chinois, la route de la Soie est appelée à devenir le modèle économique mondial en 2049, cent ans après l’arrivée de Mao Zedong au pouvoir. Cette date est rappelée en permanence, celle qui verra une nouvelle organisation du commerce international, qui se substituera progressivement aux normes du multilatéralisme actuel. D’une certaine manière, la route de la Soie utilise le multilatéralisme pour s’imposer, et demain, la norme sera celle d’un monde organisé autour de l’Empire du Milieu…

Ce n’est pas dans l’intérêt des États-Unis ; et de notre côté, nous, Européens, devons riposter en devenant les tenants d’un multilatéralisme audacieux, quitte à développer un partenariat réciproque avec la Chine pour éviter de tomber dans une inversion totale des normes, avec une route de la Soie érigée en modèle hégémonique.

Il faut définir ce qu’est le stratégique au niveau européen, avez-vous dit. Effectivement ; pour l’instant, il n’est défini qu’au niveau de chaque État. Peut-on l’envisager demain ? Je le pense, et je parle par expérience : l’utilisation dans les textes des mots « souveraineté européenne », « stratégie européenne », « enjeu stratégique européen » est désormais admise, alors que c’était encore impossible il y a quatre ou cinq ans. Un changement qualitatif s’est donc opéré. Certes, nous n’en sommes encore qu’au stade des mots, mais les mots ont du sens dans les débats européens ; nous sommes en train de passer à une nouvelle échelle – peut-être pas aujourd’hui, en tout cas demain, que nous avons déjà en France une idée de ce que peuvent être ces enjeux stratégiques, dans lesquels il faut évidemment intégrer la dimension « cyber ».

Dans cette perspective, il est évidemment essentiel de voir émerger des champions industriels européens, tant vis-à-vis de la Chine que vis-à-vis des États-Unis. Il y a encore peu de temps, la Commission et les autorités européennes consacraient toute leur attention à éviter constitution de positions dominantes sur le marché européen. Peu importait, à la limite, en somme que telle ou telle entreprise de premier plan passe contrat avec un partenaire d’outre-Atlantique, dès lors qu’une autre entreprise européenne sur le même secteur l’empêchait d’être en position dominante. C’est en train de changer : on appuie désormais la constitution de champions européens, comme celui qui émergera de la fusion entre Alstom et Siemens.

Dans ce type d’accords, la France veille naturellement à ce que ses propres intérêts stratégiques soient préservés et sanctuarisés, dans le respect des règles fixées par l’UE. Lors du rapprochement entre General Electric et Alstom – j’étais à l’époque ministre de la défense –, nous avons ainsi veillé à identifier, puis à sanctuariser, tout ce qui avait trait à la défense. De même, lors de la fusion entre Nokia et Alcatel-Lucent, nous avons fait en sorte que des enjeux stratégiques majeurs pour la sécurité nationale n’échappent pas à notre souveraineté.

Je suis donc un farouche partisan de la constitution de champions européens. À cet égard, l’alliance avec Fincantieri est une bonne solution, dès lors qu’elle préserve nos propres intérêts y compris nos intérêts stratégiques : si nous voulons un jour construire un nouveau porte-avions, Saint-Nazaire sera le seul endroit possible ; il n’est pas imaginable de le faire à l’étranger.

Pour ce qui concerne enfin notre position par rapport à l’extraterritorialité du droit américain, nous devons certes être exemplaires face à la corruption, mais je suis preneur de toute proposition offensive.

Madame Dominique David. L’administration Trump estime à 1 400 milliards de dollars les liquidités détenues à l’étranger. La réforme fiscale qu’elle a engagée a pour objectif de faire revenir cet argent aux États-Unis, pour doper les investissements dans l’économie réelle et créer des emplois. Peut-être le désengagement Ford du site de Blanquefort, proche de ma circonscription, est-il un des premiers dommages collatéraux de cette réforme et de cette volonté de relocaliser l’industrie américaine.

Les dispositions fiscales américaines concernant les brevets sont une véritable menace pour notre industrie. Il est probable que les entreprises américaines cherchent dans les prochains mois à investir massivement dans des acquisitions en Europe, ce qui peut être mortifère pour nos savoir-faire, nos technologies et même notre souveraineté. Pour le dire autrement, nous risquons d’assister, quasiment impuissants, à une redistribution de la propriété industrielle et à une consolidation sans précédent des secteurs industriels au niveau mondial. Mme Laetitia de la Rocque, secrétaire générale de l’International Fiscal Association France (IFA), que nous avons auditionnée ce matin en commission des finances, nous a confirmé la popularité de cette réforme auprès des multinationales américaines. Cette situation ne doit-elle pas nous inciter à organiser plus rapidement encore la riposte européenne dans ce qui ressemble de plus en plus à une guerre économique ?

Mme Laure de La Raudière. Monsieur le ministre, quelle serait votre réaction si, alors que vous êtes en train de négocier un grand contrat avec un de nos partenaires étrangers, l’une des entreprises de ce pays manifestait sa volonté de racheter l’un de nos actifs stratégiques au sens du décret Montebourg – je pense notamment aux fabricants de microprocesseurs ou à toute la cyber infrastructure ?

Mme Marie-Noëlle Battistel. Monsieur le ministre, je vous rejoins sur ce que vous avez dit sur la nécessité de parvenir au bon équilibre entre attractivité et protection, entre ouverture et défense de notre économie mais aussi de notre souveraineté.

Ma question a trait à la filière hydroélectrique française, qu’il s’agisse de la fabrication des turbines – aujourd’hui par GE-Alstom – de la production d’électricité et des barrages hydroélectriques. Or ceux-ci jouent un rôle stratégique dans la réussite de la transition énergétique comme dans la gestion de la ressource en eau et ses différents usages. Quel regard portez-vous sur l’éventuelle ouverture à la concurrence de ce secteur ? Souhaite-t-on véritablement protéger ce fleuron stratégique ? Pose-t-on les bonnes questions avant qu’il ne soit trop tard pour préserver cette filière ?

Vous avez parlé de réciprocité, mais qu’en est-il en pratique de la réciprocité entre les pays européens ? Il ne me semble pas qu’elle existe.

Enfin, nous avons des champions industriels français : faut-il les affaiblir au prétexte qu’ils sont dans une position dominante – ce qui est d’ailleurs de moins en moins le cas ?

M. Éric Bothorel. Vous avez parlé de réciprocité, alors que la commission des affaires économiques a précisément examiné, hier, une proposition de loi transposant une directive sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués, qui participe également du renforcement de notre souveraineté. Considérez-vous la réciprocité comme un préalable, comme un objectif, ou peut-elle être sujette à gradation ?

Au sujet de la Chine, nous pourrions évoquer les usines de lait de Carhaix, qui prouvent que les Chinois ne font pas que des investissements de nature à nous effrayer. Et au regard de la manière dont les Américains taxent les produits étrangers, il me semble qu’il ne faut oublier personne lorsqu’on évoque la propension des uns et des autres à imaginer que le gagnant-gagnant soit toujours au bénéfice du même…

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Madame Battistel, la filière hydroélectrique n’est pas réellement de ma compétence. Même si je considère que c’est évidemment un enjeu stratégique, mieux vaudrait interroger sur le sujet le ministre de l’économie, en particulier pour ce qui concerne l’ouverture à la concurrence. Il me semble d’ailleurs qu’il a répondu à vos préoccupations lors de la séance des Questions au Gouvernement, il y a quelques jours.

Mme Marie-Noëlle Battistel. C’est précisément parce que je n’ai pas obtenu de réponse que je vous interroge.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Quant à la réciprocité, je n’en ai parlé qu’au sujet de la Chine ; nos relations avec les États-Unis ou nos partenaires européens ne posent pas de problème de fond en termes de réciprocité.

Madame de La Raudière, il peut effectivement arriver que nous négociions un grand contrat avec un pays partenaire tandis que, dans le même temps, une de ses entreprises locales tenterait de s’en prendre à l’un de nos actifs stratégiques. Il n’y a pas de négociation envisageable sur des investissements qui toucheraient à notre souveraineté dans un domaine stratégique, mais cela n’a rien de contradictoire avec le fait de conclure des accords commerciaux avec le même pays, y compris pour les pays avec lesquels nous sommes particulièrement amis : l’Inde, par exemple, est pour nous un partenaire majeur, mais si d’aventure une entreprise indienne voulait mettre la main sur telle ou telle entreprise française stratégique, nous ne manquerions pas, quelles que soient nos relations de confiance, de lui opposer une fin de non-recevoir.

Madame David, la réforme fiscale américaine est en effet un danger et la bataille va se jouer dans le champ des brevets. D’une manière générale, nous devons rester très attentifs à préserver le multilatéralisme, et singulièrement, même si ce n’est pas très bien vu dans l’opinion publique, les garanties apportées par l’OMC. Car c’est la seule réponse, jusqu’à ce que les Américains prennent conscience – mais ce n’est sans doute pas pour demain – que s’ils ont à gagner à court terme à se comporter comme ils le font, ce n’est pas de leur intérêt sur le long terme.

En guise de riposte, il faut davantage d’Europe dans tous les domaines. La taxe sur les opérateurs du numérique fait partie de ce dispositif, le fait que nous puissions saisir l’OMC également ; nous devons être les porte-parole et les garants de cette organisation, qui peut être le bon moyen d’éviter demain les tendances protectionnistes américaines.

M. le président Olivier Marleix. Vous n’avez pas répondu, monsieur le ministre, à la question de savoir si, oui ou non, lors de l’arrestation de M. Pierucci, le 13 avril 2013, les réseaux consulaires ont donné l’alerte ? Si d’aventure le vice-président d’une société américaine se faisait arrêter en France, j’imagine mal que l’ambassade des États-Unis à Paris n’en soit pas informée et ne transmette pas l’information à Washington dans les plus brefs délais. Si vous n’avez pas la réponse aujourd’hui, peut-être pourriez-vous nous la communiquer ultérieurement.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Je vais me renseigner, mais je vous rappelle que je n’étais pas au Quai d’Orsay à l’époque.

M. le président Olivier Marleix. Nous le savons, mais c’est au ministre en charge des affaires étrangères que nous nous adressons aujourd’hui.

Par ailleurs, nous nous sommes rendus il y a quinze jours en Pennsylvanie, avec Natalia Pouzyreff, vice-présidente de notre commission d’enquête, pour rencontrer Frédéric Pierucci. Il ne conteste pas sa condamnation, puisqu’il a plaidé coupable. En revanche, ce qui est plus contestable, vu de l’extérieur, c’est qu’il n’ait pas été inclus par ses anciens employeurs dans l’accord de plaider-coupable qui a permis aux autres dirigeants d’Alstom de se protéger, alors qu’ils étaient sans doute plus impliqués que lui dans les faits de corruption qui lui ont été reprochés et qui sont à l’origine de l’amende de 772 millions de dollars. Il nous paraît injuste qu’il ait été le seul à payer à titre personnel.

Condamné à trente mois de prison, M. Pierucci a effectué l’essentiel de sa peine aujourd’hui. Dans le cadre d’une convention qui régit les relations carcérales entre la France et les États-Unis, il a présenté une demande de transfèrement qui, malheureusement, a été rejetée par le DoJ. Nous avons, avec Guillaume Kasbarian, rencontré l’ambassadeur Gérard Araud, qui soutient l’idée que le Président de la République française puisse écrire à son homologue le président Trump pour demander ce transfèrement.

Je me permets d’insister auprès de vous, afin que vous appuyiez cette démarche. Le président Macron doit se rendre en visite d’État aux États-Unis le 24 avril prochain ; c’est sans doute notre dernière chance de permettre à M. Pierrucci de finir de purger sa peine en France.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères. J’ai bien entendu le message.

M. le président Olivier Marleix. Monsieur le ministre, nous vous remercions

 

La séance est levée à dix-huit heures cinquante-cinq.


38.    Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Sapin, ancien ministre

(Séance du jeudi 22 mars 2018)

La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Chers collègues, nous recevons aujourd’hui M. Michel Sapin, qui a exercé de nombreuses fonctions gouvernementales, sous les présidences de François Mitterrand – il fut ministre délégué chargé de la justice et ministre l’économie et des finances – et de Jacques Chirac, ainsi, évidemment, que tout au long du quinquennat de François Hollande. M. Sapin a notamment été nommé ministre des finances et des comptes publics le 2 avril 2014, puis ministre de l’économie et des finances le 30 août 2016. Votre audition, monsieur le ministre, est d’un grand intérêt pour nous, compte tenu de la richesse de votre expérience gouvernementale mais aussi de votre incontestable capacité d’analyse et de la distance et du recul que vous savez prendre.

Nous aimerions tout d’abord vous entendre sur la « pratique » de la politique industrielle, en particulier sur le dispositif de contrôle des investissements étrangers en France (IEF) : entre les ministres compétents, le Premier ministre et le Président de la République, comment se prennent les décisions, notamment dans les moments de crise, tels ceux où une entreprise en difficulté doit être soutenue, ou ceux où une grande entreprise risque d’être rachetée ?

Quel regard portez-vous sur la procédure de contrôle des investissements étrangers en France pilotée par la direction générale du trésor ? Mon sentiment, en caricaturant peut-être un peu la réalité et en la comparant à la pratique américaine, est que, sur les principaux dossiers, comme celui d’Alstom, nous faisons un peu les choses à l’envers. Aux États-Unis, on commence « en bas », on va voir le bureau au Trésor, chaque ministre donne son avis dans le cadre d’une procédure entièrement traçable, et, au bout du compte, c’est le président des États-Unis qui tranche. En France, parfois, lorsqu’il s’agit de dossiers sensibles, on va d’abord chercher l’onction élyséenne. Éventuellement, si le dossier est un peu moins sensible, on se contentera de celle du ministre, ce qui n’est déjà pas négligeable. Et puis, ensuite, on s’arrange pour construire pour l’autorisation. Du moins est-ce mon sentiment au regard des travaux de notre commission d’enquête mais j’aimerais connaître votre propre analyse.

Comment percevez-vous le rôle des banques d’affaires, organisatrices de ces mariages ? Avez-vous le sentiment que l’État a suffisamment la capacité d’anticiper les conséquences des deals proposés ?

Que pensez-vous de la proposition du gouvernement Philippe d’organiser des réunions sur le contrôle des IEF au niveau du conseil de défense et de sécurité nationale, en formation économique, pour mieux analyser et évaluer ces investissements et les décisions que l’État peut prendre ?

Le rattachement de l’intelligence économique à Bercy, non plus à Matignon, vous paraît-il être une bonne idée ? Vaut-il mieux être au cœur de l’action, qui se trouve sans doute à Bercy, ou préférer une logique plus interministérielle ?

Le second sujet qui nous intéresse est la lutte contre la corruption. Vous-même êtes à l’origine de la loi du 9 décembre 2016 sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique, dite « Sapin II », qui vise à faire de la législation française l’un des meilleurs standards européens et internationaux en la matière. Et il nous a été dit que notre dispositif juridique était effectivement tout à fait au-dessus de la moyenne – les Américains le reconnaissent aujourd’hui. Ce n’est évidemment pas sans lien avec les sujets que nous traitons. Regardons les cessions de grandes entreprises françaises : Alstom, Alcatel, Technip, Lafarge. Je ne prétends pas qu’il y ait forcément un lien de cause à effet mais, chaque fois, une procédure anti-corruption américaine ou de violation d’embargo est venue compliquer la situation et l’entreprise s’est trouvée fragilisée. Ainsi, en 2013, lorsque Patrick Kron a décidé d’entrer en contact avec la justice américaine, Alstom risquait une amende de près de 1 milliard de dollars et sa trésorerie avoisinait difficilement 1,5 milliard d’euros. C’était une véritable épée de Damoclès. En 2016, trois entreprises françaises figuraient sur la liste des dix entreprises ayant subi les plus lourdes pénalités depuis l’origine de la législation américaine. Comment expliquez-vous la vulnérabilité particulière de nos entreprises face à ces procédures ?

Avec notre collègue Natalia Pouzyreff et notre rapporteur Guillaume Kasbarian, je suis allé il y a quelques jours à Washington. Les Américains nous félicitent : en droit, nous sommes encore plus exigeants qu’eux. Cependant, dans la pratique, ils n’ont pas encore vu grand-chose. C’est évidemment normal, il faut sans doute un peu de temps, mais, selon vous, quel changement cela suppose-t-il ? Dans la difficile coopération entre les États-Unis et la France sur ces questions, les Américains ont un peu de mal à comprendre la faiblesse de nos moyens – je m’adresse à l’ancien ministre délégué chargé de la justice. Ils ont également du mal à comprendre que le garde des Sceaux, auquel le parquet est directement rattaché, ne puisse donner d’instruction à celui-ci.

Notre commission d’enquête s’intéresse en particulier aux conditions du rachat du pôle « énergie » d’Alstom par General Electric en 2014.

Lorsque la vente s’est conclue, vous étiez de nouveau à Bercy. Nous connaissons la légende d’un gouvernement mis devant le fait accompli en apprenant la décision de Patrick Kron par une dépêche de l’agence Bloomberg, le 24 avril 2014. Arnaud Montebourg a quand même indiqué avoir, en réalité, compris les intentions de General Electric mais aussi entendu leurs dénégations dès le mois de février. Dès alors, il avait commandé une étude au cabinet Roland Berger. M. Azéma nous a révélé d’une manière qui nous a davantage troublés l’existence d’une étude commandée bien plus tôt, dès le mois d’octobre 2012, au cabinet AT Kearney, qui examinait l’hypothèse d’une cession des parts détenues par Bouygues. Cette commande avait été passée à l’Agence des participations de l’État (APE) par Matignon ou l’Élysée – il ne s’en souvenait pas exactement –, sans que le ministre de l’économie, M. Montebourg, en soit informé. Avez-vous vous-même entendu parler de cette étude au moment où la crise Alstom a fait l’actualité ?

Que pouvez-vous nous dire, du coup, du processus de décision au sein de l’État en ce qui concerne spécifiquement ce rachat ? En réalité, l’État n’avait-il pas déjà donné sa bénédiction ? Et avez-vous participé à l’élaboration des lettres d’engagement rédigées dans le cadre de ce rachat ? Le cas échéant, ces documents sont-ils identiques au protocole d’accord qui avait été signé le 21 juin 2014 ?

Au mois d’octobre 2016, à l’occasion de l’opération de sauvetage du site de Belfort d’Alstom par l’État, vous avez affirmé que l’État prenait ses responsabilités de manière efficace. Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur ce qui a suivi votre départ, notamment la fusion prochaine d’Alstom Transport avec Siemens ? L’État a-t-il vraiment fait preuve d’anticipation ? Avons-nous vraiment pu croire M. Kron quand, en 2014, il a vendu aux actionnaires d’Alstom l’idée de se débarrasser de la branche énergie présentée comme un peu poussive sur un marché à terme en déclin, indiquant que finalement, l’avenir, c’était le transport ? M. Kron expliquait avec beaucoup de conviction que, si celui-ci ne représentait qu’un tiers de l’activité, il faisait en revanche les deux tiers de la profitabilité de l’entreprise, et qu’il fallait constituer le champion français et européen du secteur. Nous voyons ce qu’il en est ! L’État a-t-il réellement pu croire qu’Alstom Transport tout seul, notamment face à Siemens, arriverait à survivre sans alliance, alors que M. Kron avait lui-même tenté d’en nouer une quelque temps auparavant ?

Et l’État prend-il selon vous ses responsabilités quand il décide de ne pas exercer son option d’achat sur les titres prêtés par Bouygues et met finalement à mal tout le Meccano construit en 2014 ? N’acquérant pas les parts de Bouygues, l’État n’entre pas dans le capital d’Alstom. L’État n’étant pas au capital d’Alstom, Alstom se désengage des trois joint-ventures créées à l’époque. Il ne reste ainsi aujourd’hui, trois ans plus tard, quasiment plus rien de tout du château de cartes construit à l’époque.

Cette audition se déroulant devant une commission d’enquête, je vous demande, monsieur le ministre, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Sapin prête serment.)

M. Michel Sapin, ancien ministre. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je réponds très volontiers à la convocation de votre commission d’enquête. Vos questions sont vastes, monsieur le président. Légitimement, elles procèdent d’une réflexion qui embrasse un champ large. Il me faut cependant essayer d’éviter de faire des réponses trop longues. Je me permettrai de commencer par la fin, par les questions les plus précises.

J’ai été ministre de l’économie et des finances à partir du mois d’août 2016. J’ai donc, avec Christophe Sirugue, exercé la plénitude des fonctions d’un ministre de l’économie entre le mois d’août 2016 et le mois de mai 2017, période au cours de laquelle des décisions ont dû être prises et des négociations ont pu être menées sur les questions de cette nature : les alliances capitalistiques, etc. C’est principalement STX qui nous a préoccupés et cela a abouti. Vous n’avez pas posé de questions à ce propos mais je suis prêt à répondre si vous le souhaitez, j’ai tous les documents que vous souhaitez.

Un accord a été conclu quelques jours avant l’élection présidentielle, aux termes duquel l’accord définitif devait être soumis au gouvernement suivant – cela paraissait tout à fait légitime si l’on voulait respecter le rythme démocratique. L’accord définitif est-il aussi protecteur des intérêts stratégiques et des entreprises que le premier accord ? Mon sentiment est qu’il présente de ce point de vue au moins la même qualité. Cependant, comme vous avez accès à tous les documents, vous pouvez vous-même comparer non pas seulement le niveau de participation capitalistique mais les accords entre actionnaires – très important dans ces alliances entre entreprises. Souvent secrets, ils sont beaucoup plus décisifs que le niveau de participation. Un actionnaire peut être majoritaire tout en ayant renoncé à une partie de ses prérogatives, tandis qu’un actionnaire dont les titres ne représentent que le tiers du capital peut avoir obtenu un droit de veto sur des décisions stratégiques – emploi, transferts de technologie, transferts d’activité. Je n’ai pas les documents finaux de l’accord avec Fincantieri – je n’ai pas de raison de les avoir – mais, pour votre part, vous pouvez en obtenir communication et comparer les deux accords. Je pense que nous n’avons pas à rougir et, au bout du compte, la décision qui a été prise de travailler avec Fincantieri me semble la bonne. Et une alliance élargie à d’autres aspects de la construction navale, en particulier dans le domaine militaire, me paraît être la bonne solution.

Revenons à Alstom. Je m’en suis préoccupé lorsque j’étais ministre du travail. Il s’agissait de voir quelles pouvaient être les conséquences en termes d’emploi et de qualité du dialogue social au sein de l’entreprise. Comme je n’étais que ministre des finances entre les mois d’avril 2014 et d’août 2016, c’est évidemment Arnaud Montebourg, dans un premier temps, et Emmanuel Macron, dans un deuxième temps, qui avaient la pleine la responsabilité des décisions de caractère industriel et, tout particulièrement, des négociations sur ces sujets. Cela ne m’a pas empêché d’avoir une opinion et de réfléchir au sujet.

Vous m’avez posé des questions très précises pour savoir s’il y avait eu tel ou tel document. Objectivement, je n’ai pas eu connaissance de ces documents. Je ne sais pas s’ils ont existé ou non. Que des études, en 2012, aient été demandées par les uns ou les autres à l’APE, que dirigeait alors David Azéma, ne paraît pas anormal. Que le ministre de l’économie n’en ait pas été informé, cela me paraît un peu étrange. Cela me paraît même étrange de la part de celui qui avait la direction de l’APE et qui était sous l’autorité du ministre en question, mais bon… Cela me paraît étrange, voilà.

Je termine sur les questions les plus précises mais je rebondirai sur les modalités de l’élaboration et de la prise des décisions à l’intérieur de l’appareil de l’État – un vrai sujet, ici comme ailleurs.

Le rapprochement entre Alstom et Siemens était une possibilité examinée depuis longtemps, y compris – vous le savez bien – au moment du rapprochement avec General Electric puisque l’autre branche de l’alternative était précisément Siemens, certes dans la partie énergétique, mais il y avait quand même déjà, à l’époque, une réflexion sur leur complémentarité ou leur concurrence, sur ce que cela pouvait apporter en termes d’efficacité à la branche transports.

Les choses vont vite. Vous avez dit, monsieur le président, qu’en l’espace de trois ans, tout le dispositif avait été détricoté : c’est parfaitement exact. En trois ans, il est vrai que les rapports de force internationaux dans un domaine peuvent évoluer. En particulier, la montée en puissance des partenaires et concurrents, pas tant japonais que chinois, est devenue une réalité beaucoup plus pressante. Ils ne sont pas apparus sur le marché en trois ans, mais pendant très longtemps, peut-être trop longtemps – je m’adresse aux uns et aux autres –, on a considéré que les Chinois n’étaient bons que parce qu’ils étaient moins chers. Tout d’un coup, on s’est aperçu que les Chinois pouvaient être bons parce qu’ils étaient meilleurs, y compris technologiquement. Il ne s’agit plus simplement, pour les entreprises, de faire des calculs sur le coût des facteurs de production, mais d’être capable d’affronter une concurrence internationale. Que l’on veuille donc, dans ce secteur où la France a toujours été très bonne et reste excellente, construire un champion européen, donc mondial, pour pouvoir affronter des concurrents eux-mêmes mondiaux, cela ne me gêne absolument pas ; c’est dans la logique des choses, et c’est une bonne manière de faire. Je n’ai donc pas été choqué, je le dis ici très clairement, par le rapprochement entre Alstom et Siemens au moment où il est intervenu et dans les conditions dans lesquelles il s’est produit.

Quant à la participation de l’État dans Alstom, grâce aux 20 % du capital détenus et prêtés par Bouygues, je pense que sa nécessité, en 2014, était avérée, et qu’elle a eu des effets bénéfiques. La question se posait tout à fait différemment – peut-être les interlocuteurs les plus techniques vous l’ont dit – dès lors qu’on était dans le cadre de rapprochement avec Siemens. Je ne suis donc pas non plus choqué par le fait que l’État n’ait pas exercé ses options : c’était une condition posée par les acteurs, en particulier Siemens, pour que le rapprochement aille à son terme.

L’État aurait pu, prétend-on compte tenu de l’évolution du cours, réaliser un gain. Je vous le dis très clairement : je considère comme légitime que l’État soit acteur des Meccano industriels ; je crois, pour l’efficacité de la politique industrielle – et au-delà même des questions de souveraineté et de sécurité –, que l’État ne doit jamais se priver de cette possibilité d’être présent au capital, mais l’État n’est pas là pour spéculer. Vraiment, toute cette polémique à propos de la possibilité d’un gain de tant de milliards en agissant en bon spéculateur me paraît sans intérêt pour juger de la pertinence de la présence de l’État au capital d’une entreprise. En revanche, si l’on me demande dans quelle mesure rester présent aurait permis telle ou telle décision du nouveau groupe, cela me paraît une bonne question. Cela étant, une condition était mise au rapprochement, lequel me paraissait une bonne chose
– je le dis tout de suite, même si c’est de l’extérieur –, et je n’ai rien à dire sur ce volet de l’action du gouvernement actuel.

Je réponds maintenant plus largement à vos questions. Il est évidemment plus compliqué de répondre sur les processus. Vous avez dit, monsieur le président, que j’avais un peu d’expérience de l’État, et que j’avais maintenant un peu de distance, au bon sens du terme. Il faut essayer d’en tirer profit, mais, même avec cette distance, c’est un peu compliqué. Faisons la différence entre les entreprises au capital desquelles l’État est présent et les entreprises dont il n’est pas actionnaire.

Dans le premier cas, c’est un actionnaire qui joue son rôle, maintenant par le biais de l’APE, y compris lorsqu’il s’agit de prendre d’autres décisions que des décisions stratégiques ou des décisions de souveraineté : quelle doit être la rémunération du président-directeur général ? que décider dans tel ou tel domaine sans aucun caractère stratégique ? L’État est très présent, il peut même être extrêmement présent. Parfois, les dirigeants de ces entreprises peuvent le trouver presque trop présent ou trop tatillon, il faut donc toujours veiller à un bon équilibre, mais l’État est vraiment présent : présent du point de vue technique, présent par le biais de l’APE, en lien avec la direction du budget, la direction générale du trésor et les ministres concernés. J’emploie le pluriel parce que, du mois d’avril 2012 jusqu’au mois d’août 2016, nous avions un ministre de l’économie de plein exercice et un ministre des finances de plein exercice mais pas de ministre de l’économie et des finances. La situation était donc un peu particulière puisque s’exerçait sur l’APE une double tutelle du ministère de l’économie, pour la stratégie industrielle, et du ministère des finances, pour la stratégie capitalistique. Ministre des finances, j’étais en quelque sorte responsable de la gestion d’un capital dont l’État était lui-même propriétaire et les points de vue peuvent être divergents selon que l’on considère les choses du point de vue de la stratégie industrielle ou du point de vue capitalistique. Peut-être fait-on preuve de plus de prudence lorsque l’on gère les biens de l’État et de plus de dynamisme et de volonté lorsque l’on assume la responsabilité de la stratégie industrielle. Tout cela est tout à fait légitime, et cette contradiction entre ces visions peut permettre de prendre des décisions de qualité.

Lorsque l’État est présent au capital, il est donc extrêmement présent dans la gestion de l’entreprise, en commençant par le niveau technique. L’État figurait déjà au capital de STX, par le biais de l’APE et par le biais de DCNS. Nous étions donc présents à tous les moments et de nombreuses discussions techniques ont précédé les discussions au niveau politique.

Qu’en est-il lorsque se posent, à propos d’entreprises totalement privées, mues par des stratégies d’actionnaires privés, qui ont leur légitimité, des questions liées à l’intérêt général ou l’intérêt national ? La plupart du temps, ce sont de grands groupes qui sont concernés. Je n’évoque donc pas la question des investissements étrangers dans le cadre de petites opérations, parfois traitées sans que le ministre en soit informé autrement que sous la forme de statistiques : « Il y a eu tant d’opérations, pour tel montant, nous avons réagi de telle ou telle manière sur tel ou tel aspect, en exerçant les pouvoirs qui sont ceux de la direction générale du trésor, parce qu’il nous a semblé qu’un intérêt fondamental était en jeu. » Le document est signé par la directrice générale du trésor ou par le chef du bureau concerné.

Je parle de dossiers plus stratégiques. Je ne sais si c’est là une spécificité française, mais il existe une tradition de relations directes entre les niveaux les plus élevés de l’exécutif et les très grandes entreprises. Je ne trahis pas là un secret, et je ne considère pas que ce soit anormal, mais il est vrai que, lorsque Bouygues ou Total, par exemple, envisage une certaine évolution de son capital, qui sera forcément sur la place publique et que se poseront forcément et légitimement des questions de stratégie globale et d’intérêt national, les présidents-directeurs généraux ont très naturellement des relations avec le cabinet du Premier ministre, et parfois avec le Premier ministre ou le Président de la République.

Le ministre de l’économie et le ministre des finances sont-ils cependant complètement exclus ? Non. Objectivement, je ne sais pas dans quel ordre les choses se font, mais c’est à peu près concomitant. Disons-le : très souvent, lorsque le Président de République ou le Premier ministre avait ce genre de rendez-vous, il avait, en tout cas de mon temps, la gentillesse de demander une petite note au ministre concerné. Parfois même, il demandait au ministre d’être présent à l’entretien pour permettre une bonne information des uns et des autres. Voilà comment je le perçois.

Vous avez décrit de manière simple, et évidemment conforme à une réalité, le modèle américain. Cependant, n’y a-t-il vraiment jamais aucune relation directe entre un très grand patron américain et le président des États-Unis avant qu’aucune décision ne soit prise dans l’administration ? Je ne suis pas suffisamment connaisseur pour répondre mais je ne ressens pas comme une espèce de « muraille de Chine » parfaitement hermétique entre la plus haute responsabilité de l’exécutif américain et les plus hautes responsabilités dans le monde économique américain.

Vous m’avez interrogé sur les banques d’affaires. Je reviens toujours à cette différence importante pour comprendre le fonctionnement de l’État. L’APE a des banques d’affaires à ses côtés, qui peuvent se retrouver face à d’autres banques d’affaires ou à côté d’elles, qui jouent, elles, le rôle de conseil d’investisseurs privés dans des entreprises où l’État est en situation de décision ou de codécision, indépendamment du niveau de la participation – avec 20 % du capital et des droits de vote double, on a la même capacité de décision que l’actionnaire qui en détient 50 %. L’APE dispose d’un portefeuille de banques d’affaires auxquelles elle peut s’adresser, en évitant, bien entendu, les conflits d’intérêts. Il faut éviter qu’une banque d’affaires se retrouve, d’une manière ou d’une autre, des deux côtés d’un deal. Nous sommes dans le monde des affaires et des conseils financiers, juridiques, stratégiques peuvent être nécessaires aux entreprises concernées.

Que le conseil de défense et de sécurité ait à se prononcer sur certains investissements, voilà qui me paraît légitime. C’était déjà parfois le cas.

Citons seulement l’exemple du secteur nucléaire. Dans le cadre de la restructuration de la filière incluant EDF, Areva et New Areva, il paraît légitime que le secteur militaire ait pu émettre un avis sur les alliances tout aussi légitimement envisagées, sous la formation de participations au capital, avec des investisseurs étrangers, chinois ou japonais. Il s’agissait notamment de l’accès des actionnaires à un certain nombre de données et d’activités.

Le débat sur le rattachement de l’intelligence économique à Bercy ou à Matignon est un vieux débat. Dès qu’une action est très importante, il semble qu’elle doive être rattachée à Matignon, du fait de sa dimension interministérielle. Il est même parfois question de rattacher la direction du budget elle-même aux services du Premier ministre… Mais le Premier ministre ne saurait s’occuper de tout. Aussi ne suis-je pas étonné que, pour des raisons d’efficacité, l’intelligence économique ait été rapatriée dans le ministère concerné, à Bercy ; cela n’empêche d’ailleurs en rien le Premier ministre de trancher par des arbitrages. Je trouve ce nouveau rattachement plutôt bon, pourvu que la transparence sur les sujets les plus importants soit assurée vis-à-vis du Premier ministre et du président de la République.

J’en termine par la lutte contre la corruption. Beaucoup des dispositions économiques et financières de la loi Sapin II concernent le champ de votre commission d’enquête. Trois d’entre elles sont très visibles. La première est celle qui concerne la lutte contre la corruption au niveau international et transnational. Pour les situations de corruption sur le territoire français, c’est la loi Sapin I qui contient les dispositions correspondantes.

Cela est très important, y compris du point de vue de la défense de la souveraineté française, comme, d’une certaine façon, de la défense des intérêts de notre économie et de nos entreprises. Car il ne s’agit certes pas de défendre un comportement répréhensible de leur part, mais de s’assurer du moins que les modalités d’application de la peine qu’il est nécessaire de prononcer contre ce comportement répréhensible ne portent pas atteinte à nos intérêts économiques.

La deuxième disposition de la loi Sapin II qui peut vous intéresser est celle qui concerne les lanceurs d’alerte, pour qui le texte a créé un statut unifié. Il est souvent fait référence à eux en matière de fraude ou d’évitement fiscal, c’est-à-dire la situation consistant à se soustraire de manière anormale à ses obligations fiscales, mais par des moyens légaux. Le domaine sanitaire est parfois concerné lui aussi. Mais les lanceurs d’alerte peuvent également agir dans le domaine des intérêts stratégiques de notre pays. Précisons cependant que tout le monde ne saurait bénéficier de ce statut et que les motifs invoqués doivent être des motifs d’intérêt général, non de règlement de comptes personnel. L’intérêt général doit être mis en cause par le silence, volontaire ou involontaire, d’une entreprise.

La troisième disposition concerne la transparence imposée à la représentation d’intérêt, couramment appelée lobbying. Vous m’interrogiez sur la manière dont les entreprises prennent contact avec les administrations. Souvent, leurs premiers pas, ou leur accompagnement, sont pris en charge par des lobbyistes ; les entreprises peuvent aussi avoir, en leur sein, des services capables de faire valoir des arguments auprès d’autorités publiques.

C’est pourquoi je trouve bon que le statut de transparence, qui existait déjà pour l’Assemblée nationale et pour le Sénat, ait été étendu à tout l’appareil de l’État. Les difficultés d’adaptation à cette transparence viennent plutôt de cet appareil d’État, qui ne s’est guère enthousiasmé en leur faveur, tandis que les lobbyistes l’ont jugé préférable au non-dit qui entourait leurs activités, en raison de la forme de reconnaissance professionnelle que ce statut apporte.

J’en viens à la lutte contre la corruption transnationale. Le premier motif qui nous animait était un motif de moralité pure : il y a des situations parfaitement anormales où l’arsenal juridique très réduit dont disposait la France ne permettait pas de poursuites dans de bonnes conditions et, partant, de condamnations. Force est de constater que, bien qu’existât une incrimination de corruption transnationale d’agent public à l’étranger, introduite dans notre droit, si ma mémoire est bonne, en 2004, aucune condamnation définitive n’avait été prononcée sous ce chef contre une personne morale par une juridiction française. Pourtant, au même moment, et parfois pour les mêmes entreprises, des condamnations très sévères tombaient à l’étranger, souvent aux États-Unis.

Nous étions donc désarmés, et montrés du doigt comme tels, par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), qui nous classait très mal du point de vue de la législation, ou encore par des organisations non gouvernementales (ONG) sérieuses, telles que Transparency International. Voilà qui était préjudiciable, y compris pour nos propres entreprises. Les plus grandes d’entre elles l’avaient compris et nous engageaient à défendre leur image en adoptant une législation adéquate. La France ne pouvait en effet avoir la réputation de ne pas réagir face à des problèmes de cette nature.

La deuxième raison qui nous animait tenait à la souveraineté. Le point fut beaucoup débattu à l’Assemblée nationale au cours de l’examen du projet de loi. Qu’une autre justice que la nôtre soit celle qui condamne nos propres entreprises pour leurs agissements répréhensibles, cela me choque. Se rendre aux États-Unis, comme je l’ai fait avant de présenter ce projet de loi et comme vous l’avez fait dans le cadre de cette commission d’enquête, nous prémunit contre ceux qui crient, en ce domaine, à l’« impérialisme américain », pour reprendre une expression qui avait cours lorsque j’étais adolescent.

Car il s’agit d’une vision simpliste. Les procureurs américains que j’ai rencontrés m’ont au contraire encouragé dans ma démarche, dans l’espoir avoué de ne plus avoir à diligenter eux-mêmes les poursuites.

Prenons, à ce propos, l’exemple de Total. La justice américaine a fini par nommer elle-même, au sein de l’entreprise, un agent en charge de la vérification de la conformité, ou compliance officer. Ce contrôle des autorités américaines, à l’exclusion des autorités françaises, présente un aspect choquant. À l’inverse, des entreprises néerlandaises poursuivies pour les mêmes chefs d’accusation avaient pu tirer argument de l’existence d’un dispositif performant aux Pays-Bas pour que ce soit la justice de leur pays qui prenne les décisions qui s’imposaient. Soit dit en passant, le produit des amendes était ainsi tombé dans les caisses du fisc néerlandais…

Il ne faut certes pas être naïf, car les États-Unis ont parfois une démarche intéressée, y compris dans le fonctionnement de leur justice. Mais, dans la plupart des cas, ils attendent seulement une bonne coopération.

J’en viens à la mise en œuvre de la législation. Deux étapes sont à distinguer. D’abord, la loi impose aux entreprises françaises des obligations, notamment celle d’établir un plan de prévention de la corruption ; l’Agence française anticorruption (AFA) vérifie ces plans et leur mise en œuvre. Ensuite – c’est ce qui est nouveau – l’AFA sanctionne les entreprises dès lors que les mesures prises sont insuffisantes. En pratique, elle est désormais entrée dans le dur du sujet et les entreprises le savent : pour avoir déjà animé des séminaires sur le sujet, je m’en rends compte.

S’agissant des poursuites pénales, l’incrimination légale pour les engager existait, mais jamais une condamnation n’avait été prononcée. Semblable à la transaction pénale, quoiqu’un peu plus complexe, la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) s’est révélée un bon outil pour punir, dans des conditions qui préservent toutefois les intérêts fondamentaux des entreprises – je ne parle pas de la responsabilité individuelle des personnes.

Comment l’application de la CJIP est-elle devenue réalité ? Il a fallu pour cela seulement un ajout accessoire, à savoir l’élargissement de son champ, par voie d’amendement, au blanchiment de la fraude fiscale. Elle s’est alors appliquée à des blanchisseurs avérés et habituels implantés de l’autre côté des montagnes…

En matière de corruption, le procureur de Nanterre vient d’en homologuer une. La procédure est publique. C’est une première pour ce chef d’accusation. Dans l’affaire concernée, EDF est la victime : ses fournisseurs coupables d’agissements contraires à la loi ont accepté la CJIP. Il ne s’agit encore que de petits chiffres et de petites affaires, mais c’est un précédent. Le parquet national financier souhaite un recours plus fréquent à cet instrument.

On voit en tout cas que nous avons des armes à notre disposition, et qu’elles sont efficaces. Cela vaut pour ce qui concerne Airbus : les autorités britanniques, allemandes et françaises agissent de concert et une seule décision sera prise, puisque cette société a des activités dans les trois pays et doit y répondre devant la justice. Les mécanismes transactionnels sont également de même nature d’un pays à l’autre. Les États-Unis l’ont vu, eux qui s’y intéressent pour des raisons stratégiques…

M. le président Olivier Marleix. Votre propos montre, s’il en était besoin, que la longévité aux affaires nourrit l’expérience et une bonne appréciation des sujets – je le dis à l’adresse des partisans d’une limitation du nombre de mandats électifs successifs…

La transparence des représentants d’intérêt est une question qui n’est pas dépourvue de lien avec le contrôle par l’État des investissements étrangers. Au fond, qui intervient comme représentant d’intérêt ? J’ai été un participant relativement assidu aux débats relatifs à la loi Sapin II ; nous avons notamment passé une demi-journée à nous demander si les évêques ou les associations d’élus pouvaient être considérés comme des lobbyistes. Comme législateurs, nous avons en définitive préféré exclure expressément les catégories nous semblant ne pas devoir entrer dans le champ de la définition de ce qu’est un représentant d’intérêt.

J’ai été surpris à la lecture d’un décret d’application de la loi Sapin II, signé le 9 mai 2017, qui traite de cette question. Ses articles 2 et 3 font référence à l’article 24 de la loi, article renvoyant à un décret, tandis que son article premier, plus surprenant, au prétexte de définir la notion d’« entrée en relations », fait en réalité sortir du jeu économique d’influence les acteurs effectuant moins de dix « entrées en relations » par an, ou ne se consacrant qu’à mi-temps à la représentation d’intérêt. Or, comme un professeur de droit me le faisait observer l’autre jour, un banquier d’affaires sait fort bien se contenter de deux entrées en relations par an…

Selon mon analyse de cet article premier, et selon celle des services de l’Assemblée nationale, l’interprétation proposée par le décret se révèle ainsi, à certains égards, contra legem.

M. Michel Sapin. Tous les textes de loi demandent des décrets d’application, lesquels ont parfois un impact plus important que la loi elle-même. Cela est si vrai qu’a contrario, l’absence de décrets d’application laisse la loi sans application aucune. C’est pourquoi j’ai porté une attention maximale aux décrets de la loi Sapin II. Je voulais en effet faire paraître tous les textes d’application avant de quitter mes fonctions, tout simplement parce que je sais comment fonctionne la machine de l’État : une priorité chasse l’autre, d’autres sujets apparaissent et beaucoup de retard peut être pris. Or, un retard, en ces matières, aurait été préjudiciable.

Le décret du 9 mai 2017 fut pris le dernier jour où je pouvais encore valablement le signer. S’il fut ainsi le dernier que j’aie signé, vous imaginez aisément qu’il fut aussi l’un des plus débattus au sein de l’État. Pour qu’il soit édicté, le président de la République a dû rendre un arbitrage. Sa teneur aurait pu être bien pire…

D’un point de vue juridique, les dispositions en cause furent en effet très disputées. Le Conseil constitutionnel en avait été saisi, au motif qu’à trop réglementer une profession, on finit par porter atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie. Je crois, monsieur le président, que cette question avait précisément été soulevée à l’occasion d’un recours de votre groupe politique contre cette loi.

Nous nourrissions des inquiétudes quant à la décision du Conseil constitutionnel. En définitive, il a validé ces dispositions législatives, en les assortissant toutefois d’une interprétation restrictive, à savoir que les conditions concrètes de mise en œuvre n’attentent pas à la liberté du commerce et de l’industrie.

Tel est le contexte général dans lequel fut rédigé le décret du 9 mai 2017. Un tel décret n’aurait pu exonérer des catégories entières de possibles représentants d’intérêt, car seule la loi pouvait le faire. Ce débat législatif devrait d’ailleurs continuer sur ce sujet, dans le cadre du prochain projet de loi relatif à un plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE). Des débats sont notamment en cours, non au sujet des évêques, mais de l’exonération d’associations en lien avec l’Église. Pour ma part, je crains qu’on ouvre à cette occasion une brèche où beaucoup d’autres voudront s’engouffrer, chacun arguant qu’il n’est pas un marchand de soupe.

C’est pourquoi je sollicite tout particulièrement votre attention quant au risque d’un détricotage du texte. Le décret avait donc pour fin, non d’exonérer des catégories, mais de préciser les conditions d’application : une déclaration d’intérêts générale tous les deux ans suffit-elle, ou bien en faut-il une à chaque fois qu’une rencontre a lieu, en précisant le lieu, le sujet abordé, les participants et le type d’amendement proposé ? Il y avait ici un équilibre à trouver entre deux extrêmes. Il me semble que c’est ce que fait l’arrêté paru le 10 mai 2017.

Je partage ensuite la préoccupation de créer davantage d’obligations et j’aurais voulu qu’on soit plus strict. Les ministres se plient cependant aux arbitrages rendus. Du moins le principal a-t-il été fait : un statut transparent de représentant d’intérêt a été adopté et un décret est édicté, qui en permet la mise en œuvre.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Je reviens à la question de la corruption dans la vie économique. Après le traitement de l’affaire Alstom par le Department of Justice, et ses conséquences sur les choix stratégiques de l’entreprise, certaines interrogations se sont exprimées au sujet de l’extra-territorialité du droit américain.

Nous nous sommes rendus aux États-Unis dans le cadre de la mission. Tous nos interlocuteurs ont été unanimes à saluer la loi Sapin II comme un texte de référence, permettant de hisser la France au plus haut niveau des standards internationaux en matière de lutte contre la corruption et de transparence de la vie économique. C’est une très belle avancée et un beau signal envoyé par la France.

Il est en effet important de protéger l’image de nos grands groupes, qui peuvent ainsi montrer qu’ils acceptent de se plier à des règles de lutte contre la corruption. Car je partage, monsieur le ministre, votre perception de la justice américaine : quand une entreprise s’est adonnée à des actes de corruption, l’appareil judiciaire n’hésite pas à la poursuivre. Ce n’est pas une question de puritanisme ; cela procède d’un souci de protection de l’intégrité des marchés américains. Une entreprise qui opère aux États-Unis doit montrer que la transparence est assurée chez elle et qu’elle ne trempe pas dans la corruption, y compris sur ses marchés étrangers.

À vous qui avez une longue expérience de l’État, je souhaiterais poser quatre questions.

Premièrement, considérez-vous qu’il y ait des « trous dans la raquette » ? Nourrissez-vous des regrets que la loi Sapin II ne soit pas allée plus loin sur le terrain de la lutte contre la corruption, de l’extraterritorialité du droit et de la réciprocité avec nos partenaires, ou bien considérez-vous que nous soyons au maximum ? Envisagez-vous des ajustements à moyen ou long terme ?

Deuxièmement : souvent évoquée, la loi du 26 juillet 1968 dite de blocage fait‑elle encore sens ? Les entreprises ne l’utilisent-elles pas pour éviter de coopérer avec la justice étrangère, alors qu’elle est très peu invoquée en France ? Cette loi n’est-elle pas à retravailler, voire à abroger ?

Troisièmement, y a-t-il une réelle volonté politique de mise en œuvre de la loi, y compris pour les cadres des grandes entreprises ? Ne critique-t-on pas l’extraterritorialité du droit aux États-Unis et le puritanisme américain pour masquer la faible volonté politique de s’attaquer à la question en France ?

Quatrièmement, la question des moyens alloués n’est-elle pas à envisager, lorsqu’on s’intéresse à la mise en œuvre de la loi ? N’observe-t-on pas une asymétrie des moyens entre les juges et enquêteurs français et américains, asymétrie qui justifierait qu’on passât à la vitesse supérieure parce que nous n’aurions pas la même capacité de poursuivre que nos partenaires commerciaux ?

M. Michel Sapin. Je crois que la volonté politique de s’attaquer à la corruption dans la vie économique est aujourd’hui partagée. J’ai ainsi constaté, lors des débats sur la loi Sapin II, qu’il existait un parfait consensus non seulement sur son objectif – personne n’est favorable à la corruption – mais aussi sur la volonté d’y consacrer des moyens efficaces, même si l’on peut toujours surenchérir sur tel ou tel point. En ce qui concerne les chefs d’entreprise et les conseils d’administration, cet impératif est désormais très bien intégré. Des décisions sont même prises en matière d’organisation ou de gouvernance qui font de la compliance un sujet stratégique fondamental parce qu’il y va de la défense des intérêts de l’entreprise et de son image et parce qu’il n’est pas interdit à des chefs d’entreprise ou aux représentants des actionnaires d’être sensibles à l’égalité et à la morale.

Ensuite, la question qui peut se poser est celle de l’application de ces principes au niveau opérationnel. On connaît le raisonnement : il faut bien conquérir des marchés face à des concurrents qui ne sont pas des enfants de chœur… Il est donc nécessaire que la volonté centrale, de l’État et des entreprises, passe outre ces réticences, au demeurant compréhensibles de la part de personnes qui sont payées en fonction du nombre de marchés obtenus. Mieux les plans de lutte contre la corruption seront conçus par les entreprises, plus les personnels seront formés, plus ils subiront une pression morale et non plus exclusivement commerciale de leur hiérarchie, et plus les acteurs locaux comprendront que la situation a évolué. En outre, cette démarche progresse globalement au niveau international, même chez ceux qui sont le plus souvent soupçonnés d’agir ainsi. Je crois donc que nous sommes engagés dans une spirale positive.

Existe-t-il des trous dans la raquette ? Vous savez, puisque vous avez eu la gentillesse de citer la loi Sapin, que j’ai une expérience de vingt-cinq ans dans ces domaines. Je suis de ceux qui considèrent qu’il n’existe pas de monuments législatifs parfaits et immuables. Sur certains points, des améliorations seront donc peut-être nécessaires mais, puisque cette législation a été adoptée, commençons par l’appliquer et appliquons-la suffisamment longtemps pour pouvoir en juger. Surtout, ne succombons pas à un mal, hélas ! fréquent, quelle que soit la majorité, qui consiste à revenir sur ce qui a été fait en adoptant une nouvelle disposition avant même que la précédente ait pu être appliquée. Les entreprises se sont saisies de ce sujet à bras-le-corps ; elles ont besoin de temps, de même que leurs conseils. Si j’avais un conseil à donner, ce serait donc de privilégier la stabilité et la visibilité dans l’application. Dans quelques années, bien entendu, il faudra faire le point et, s’il est besoin d’aller plus loin dans certains domaines, libre au législateur de le faire. Vous avez souligné – et cela m’a fait plaisir non seulement pour moi, mais aussi pour mon pays – la perception positive que l’on a à l’étranger de la loi Sapin II. Jouons donc sur le fait que la France a adopté les bons standards et que ses entreprises ont compris l’enjeu : leur développement en bénéficiera.

Sur la loi de blocage, je n’ai pas d’opinion très arrêtée. Elle était, je crois, légitime, elle a pu être utile, mais j’ai le sentiment qu’elle est perfectible. J’évoquais à l’instant la nécessaire stabilité de la législation. En l’espèce, nous avons le recul suffisant pour envisager de la perfectionner. Le contexte a changé : les marchés ont évolué avec l’ouverture des économies et la mondialisation. Je n’ai aucun conseil à donner, mais il ne me paraît pas illégitime de s’intéresser à une éventuelle évolution de la loi de blocage.

Enfin, s’agissant des moyens, votre question est forcément pertinente. Les magistrats concernés, en particulier le parquet national financier – Mme Houlette et ses troupes –, ont beaucoup de travail et réclament, à juste titre, des moyens supplémentaires. Dans le cadre de la loi Sapin II, cette question ne concernait que l’AFA. Puisque j’avais l’avantage d’être également ministre des finances, j’ai donc veillé à ce que les moyens alloués, dans le budget pour 2017, à cette agence dotée de compétences très larges soient à la hauteur des besoins. Peut-être faudra-t-il, à terme, que ses compétences évoluent. Je pense en particulier à la dimension internationale, qui est absolument décisive : l’AFA doit établir des liens de confiance avec ses interlocuteurs étrangers. Mais il me semble qu’elle dispose actuellement de moyens suffisants. Quant à la justice française, l’évolution de ses moyens est certainement nécessaire. Mais, lorsque j’étais ministre de la justice, en 1991, c’était déjà le cas.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Il ressort de nos nombreuses auditions qu’il nous faut trouver un équilibre entre ouverture du marché et préservation de nos entreprises stratégiques. Encore faut-il définir la notion d’entreprise stratégique. Je souhaiterais évoquer, à cet égard, l’hydroélectricité, qui représente une part importante de l’activité de General Electric-Alstom, puisque cette entreprise produit des turbines. Cette filière d’excellence française, portée par des opérateurs historiques à forts capitaux publics, est, à mon sens, un enjeu majeur pour la réussite de la transition énergétique ainsi que pour la gestion des usages de l’eau et de la ressource en eau ; elle représente donc un intérêt stratégique. Or, on nous oppose le droit européen et l’ouverture à la concurrence. La loi sur la transition énergétique a créé des outils susceptibles d’offrir des solutions alternatives dans le cadre de cette ouverture à la concurrence, mais on nous oppose également le droit français, notamment la première loi Sapin. Pensez-vous que celle-ci constitue un obstacle insurmontable ?

M. Hervé Pellois. Vous avez évoqué l’Agence des participations de l’État (APE) et son rôle dans la politique industrielle. Lorsque vous étiez ministre des finances, l’État a vendu et acheté des participations – dans le second cas, parce qu’il a dû jouer le rôle de pompier de service et venir au secours d’entreprises en difficulté. Estimez-vous que cette agence joue pleinement son rôle et qu’elle en a les moyens ? Que pensez-vous du projet de consacrer une partie du produit de la vente des participations de l’État au financement de la politique industrielle d’innovation ? Cet outil peut-il nous permettre de faire éclore de nouvelles entreprises stratégiques ?

Mme Natalia Pouzyreff. Tout d’abord, la loi de blocage est très peu appliquée, elle semble plutôt inopérante et n’a pas d’équivalent aux États-Unis. Dès lors, vous paraît-il pertinent de la maintenir ?

Ensuite, nous partageons l’idée selon laquelle il faut encourager les entreprises à se montrer plus vertueuses et à se placer éventuellement sous la protection de la juridiction française. Pensez-vous qu’un dispositif d’immunité analogue à celui dont ont bénéficié les exilés fiscaux pourrait inciter des patrons d’entreprise à témoigner, sachant qu’ils ne seraient pas inquiétés à titre personnel ?

M. Michel Sapin. S’agissant du secteur hydroélectrique – dont vous êtes bien placée, madame Battistel, pour connaître les enjeux –, les règles de transparence et de concurrence doivent évidemment être respectées. Leur application empêche-t-elle pour autant nos grandes entreprises nationales – je pense notamment à EDF –, d’être présentes dans ce secteur ? Je ne crois pas. La question est principalement européenne. Nous sommes là, me semble-t-il, à la croisée des chemins. Disons, pour simplifier, que la politique de la concurrence européenne avait pour principale préoccupation de favoriser la concurrence dans chaque pays. Ainsi la Commission européenne s’inquiétait de savoir si tel ou tel regroupement risquait de nuire à la concurrence au sein du marché concerné de chaque pays. Or, actuellement, le problème est de savoir si la concurrence internationale permet à des champions nationaux ou européens de se battre, y compris sur le marché national ou européen. Qu’il s’agisse de secteurs qui relevaient jadis du service public ou d’autres secteurs, il faut absolument que la Commission et les gouvernements – dont elle est, en définitive, l’émanation de la volonté – évoluent sur ce point. Nous avons en effet besoin de pouvoir nous battre, sur le territoire européen comme à l’extérieur, à l’aide de grandes entreprises, notamment dans le secteur de l’énergie, qui soient en mesure d’offrir les services nécessaires aux populations et de conquérir des marchés à l’extérieur. Ma réponse n’est pas catégorique, vous l’aurez noté. Mais, dans le débat actuel, les dispositions de la loi sur la transition énergétique devraient permettre aux entreprises françaises de faire valoir leurs qualités.

L’Agence des participations de l’État, créée il y a un peu plus d’une dizaine d’années, fonctionne plutôt bien. Pour ce que j’en sais, elle s’est professionnalisée : certains de ses collaborateurs connaissent véritablement le monde de l’entreprise. Mais votre question, monsieur Pellois, portait surtout sur l’évolution du portefeuille de l’APE. Cette évolution me paraît tout à fait légitime : les raisons pour lesquelles l’État entre au capital d’une entreprise peuvent ne plus être valables dix ans, cinq ans, voire – on l’a constaté avec Alstom – trois ans plus tard. Il m’est arrivé, du reste, de prendre la décision de diminuer les participations de l’État dans une entreprise – dans Engie notamment, et cette action s’est poursuivie au cours des derniers mois. Que la gestion du capital de l’APE se caractérise par une certaine fluidité ne me gêne pas du tout.

Le Gouvernement souhaite vendre certaines de ses participations au profit d’un fonds consacré à l’innovation. Qui peut être contre un tel fonds ? Bien entendu, il faut en examiner les modalités. S’agit-il, pour l’État, de prendre, par l’intermédiaire de l’APE, des participations dans chacune des entreprises concernées ? S’agit-il d’apporter à ces entreprises un autre type d’aides, telles que des prêts ? Cela relèverait alors d’une tout autre logique, analogue à celle que nous avons privilégiée en créant ce que tout le monde s’accorde à juger comme un très bel outil : la Banque publique d’investissement. De mon point de vue, il ne faut pas multiplier les outils. Si l’État veut augmenter sa participation dans BPI, qui est actuellement de 50 % – l’autre moitié provenant de la Caisse des dépôts et consignations –, pour renforcer les moyens d’action de la Banque publique et favoriser ainsi l’innovation grâce à des prises de participation ou à des prêts de toutes natures, je n’y verrai que des avantages. Ensuite, les dossiers doivent être examinés au cas par cas, qu’il s’agisse de se désengager ou de s’engager.

Enfin, je comprends que vous m’interrogiez à nouveau sur la loi de blocage, car j’ai répondu, tout à l’heure, de manière un peu évasive. Mais je ne me sens pas en mesure de vous donner un avis suffisamment précis sur cette question. Mon sentiment est que nous avons besoin d’un outil juridique de cette nature. La loi de 1968 est-elle adaptée aux conditions actuelles ? Je n’ai pas de raison de vous dire qu’elle est intouchable. Vous avez relevé vous-même qu’elle était peu utilisée et qu’elle n’avait pas d’équivalent dans d’autres pays. Une évolution me semble donc nécessaire, mais la légitimité d’une telle loi n’est pas contestable. Au reste, ce n’est pas parce qu’elle est peu utilisée qu’elle est inutile. On pourrait même suivre le raisonnement inverse : peut-être n’est-elle pas utilisée parce qu’elle représente une menace suffisamment dissuasive, auquel cas elle serait un très bon outil. Mais n’ayant pas eu à appliquer cette loi, je n’en connais pas tous les tenants et les aboutissants.

M. le président Olivier Marleix. Vous avez en tout cas le mérite d’en avoir confié l’application à l’AFA. Elle a ainsi une petite chance d’être plus effective à l’avenir qu’elle ne l’a été dans le passé.

Mme Natalia Pouzyreff. Je me permets de vous rappeler ma seconde question : que pensez-vous de la création d’un éventuel système d’immunité destiné aux chefs d’entreprise ?

M. Michel Sapin. Vous ne m’en voudrez pas de vous répondre ainsi, mais je crois que c’est une mauvaise idée. La corruption et la fraude fiscale, ou l’exil fiscal, ne sont absolument pas de même nature. Dans le second cas, il s’agit, pour une personne, d’éviter le paiement de l’impôt ; cette personne doit être poursuivie et condamnée – du reste, le mot « repenti » me paraît, en l’espèce, impropre. Les procédures que nous avons utilisées et qui ont été remplacées depuis par un autre outil beaucoup plus efficace – l’échange automatique d’informations – ne relevaient pas d’une loi particulière. Il s’agissait d’appliquer la loi et toute la loi à des personnes présumées de bonne foi dès lors qu’elles se signalaient aux services compétents. La loi prévoit des pénalités de 40 % en cas de bonne foi et de 80 %, voire davantage, en cas de mauvaise foi. Nous avions donc annoncé que les personnes qui se signaleraient se verraient appliquer le taux de 40 %, sachant qu’elles devaient par ailleurs s’acquitter de la totalité des droits de succession, des droits de mutation, de l’impôt sur le revenu et, le cas échéant, de l’ISF. Mais nous avions ajouté qu’à compter du 1er janvier 2018 – date à laquelle devait entrer en vigueur, y compris en Suisse, l’échange automatique d’informations –, elles seraient présumées de mauvaise foi et se verraient appliquer, à ce titre, une pénalité de 80 %. Ce dispositif a été suffisamment efficace pour que l’État perçoive, chaque année, plus de 2 milliards de recettes supplémentaires et que la base fiscale s’accroisse, pour l’avenir, de 40 milliards.

M. le président Olivier Marleix. Nous vous remercions, monsieur le ministre, pour la qualité et la franchise de vos réponses.

 

La séance est levée à onze heures cinq.

 


39.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Clara Gaymard, co‑fondatrice du fonds de dotation « Raise » et ancienne présidente de la filiale française du groupe américain General Electric (GE)

(Séance du jeudi 22 mars 2018)

La séance est ouverte à onze heures vingt.

M. le président Olivier Marleix. Nous accueillons Mme Clara Gaymard, qui possède une solide expérience de l’administration, acquise notamment au sein de l’ex- Direction des relations économiques extérieures (DREE), puis comme présidente de l’Agence française des investissements internationaux (AFII).

En septembre 2006, vous rejoignez, madame, General Electric (GE), d’abord pour assurer la présidence France puis celle de la région Europe du Nord-Ouest ; à partir de 2009 enfin, vous êtes en charge chez General Electric International des grands comptes publics, puis du secteur « Gouvernements et villes ». Votre audition est évidemment importante pour nous, puisque vous êtes, pour ce qui concerne General Electric, la mémoire du rachat de la branche « Power » d’Alstom par General Electric, sur lequel nous nous sommes beaucoup penchés.

Nous aurions aimé dans un premier temps, puisque vous avez eu au sein du groupe des responsabilités au niveau mondial, que vous nous rappeliez ce qu’était la stratégie de rachat et la stratégie de développement international de General Electric avant 2014 et avant que le groupe s’intéresse au rachat de d’Alstom. Ce rachat était-il une opération isolée ou s’inscrivait-il dans une logique préalable de fusions-acquisitions ? Lors de votre précédente audition devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée, on vous a beaucoup interrogée sur l’avenir d’Alstom, mais vous avez assez peu eu l’occasion de développer ce qu’étaient les objectifs de General Electric et la logique de cette acquisition d’Alstom.

En second lieu, nous souhaiterions vous entendre sur le contexte de ce rachat. Je ne vous cache pas que je commence à considérer comme une fable cette histoire de la dépêche Bloomberg du 24 avril par laquelle tout le monde aurait subitement découvert l’intention de General Electric de racheter à Alstom sa branche « Power ». Le ministre Arnaud Montebourg nous a dit vous avoir rencontrée dès le mois de février, à l’occasion d’un déplacement du Président de la République française aux États-Unis, et avoir alors échangé avec vous sur ce sujet. Des articles de presse documentés et anciens font état de discussions antérieures entre M. Poux-Guillaume et General Electric, ainsi que de contacts entre banques conseils travaillant pour Bouygues, qui souhaitait – ce n’était déjà plus un secret – se désengager de sa participation dans Alstom.

Pour compléter ce contexte, pouvez-vous revenir sur les contacts que vous avez vous-même eus avant cette opération ? Outre Arnaud Montebourg, quels autres contacts avez-vous eu au niveau gouvernemental ? Quels étaient vos interlocuteurs à Bercy, à Matignon, à l’Élysée, en amont et au cours de l’opération ? Nous voudrions tout particulièrement comprendre le déroulement de la procédure d’autorisation donnée par le ministre de l’économie au titre des investissements étrangers en France, procédure administrative gérée par un bureau de la sous-direction du Trésor, mais peut-être pas seulement par ce bureau.

M. Poupart-Lafarge nous a également communiqué la liste des conseils dont Alstom s’était entouré pour cette opération : y figurent dix cabinets d’avocats, une banque conseil – la banque Rothschild – ainsi que deux cabinets de lobbying et de communication – Publicis et DGM. Quels sont les conseils dont GE International s’est entouré de son côté pour conclure ce deal ? Une note de l’Autorité des marchés financiers (AMF) indique que le rachat de sa branche énergie a représenté pour les actionnaires d’Alstom un coût de 300 millions d’euros, ce qui inclut 0,2 % de taxe sur les transactions financières, le reste devant donc correspondre aux honoraires des conseils, des avocats, des banques et des communicants. Pouvez-vous nous dire ce que cette opération a coûté de son côté à General Electric ?

Pouvez-vous également revenir sur les démarches que vous avez personnellement menées pour accompagner ce projet puisque, avant le décret « dégainé » par Arnaud Montebourg selon sa propre expression, au moment de la vente, la cession de la branche Power d’Alstom entrait déjà dans le champ du contrôle des investissements étrangers, tels que définis par le décret Villepin et la législation en vigueur ? Des contacts avaient-ils été déjà pris pour s’assurer que le Gouvernement ne s’opposerait pas à ce rachat ? Et quel a été le contenu de votre dialogue avec l’État ?

L’État a posé au rachat un certain nombre de conditions, qui ne sont pas totalement publiques – les lettres d’engagement n’ayant pas été publiées – mais pour partie détaillées sur le site de l’AMF. Quels ont donc été les principaux points de discussion avec l’État, hormis les sujets de préoccupation que représentaient les contrats de suite avec EDF pour l’entretien de nos cinquante-huit réacteurs nucléaires et les autres marchés en cours, à quoi s’ajoutent également des dispositions concernant les brevets, le maintien en France de plusieurs sièges sociaux et, moins habituelles en matière de contrôle des investissements étrangers, des dispositions portant sur la création de mille emplois en France. Concernant ce dernier engagement, nous avons par ailleurs cru comprendre que, s’il figurait dans l’accord rendu public le 22 juin 2014 et signé par M. Immelt, M. Kron et le ministre de l’économie Arnaud Montebourg, il n’avait pas été repris en tant que tel dans l’autorisation d’investissement accordée par le Gouvernement aux termes du code monétaire et financier. Il s’agirait donc d’une sorte de disposition contractuelle établie en marge de la décision d’autorisation de rachat.

Enfin, nous aimerions avoir votre regard sur la situation trois ans après. Vous avez quitté General Electric, et certains commentateurs considèrent qu'une fois le travail accompli, le groupe aurait décidé de se passer de vos services. Pour aller jusqu’au bout de la franchise, n’avez-vous pas le sentiment, au regard du profil plus opérationnel et plus orienté vers le business de votre successeur, que General Electric vous aurait recrutée avant tout pour votre connaissance de l’administration et des pouvoirs publics, et pour faire de vous qui aviez été l’ambassadrice des investissements étrangers en France l’ambassadrice des investissements de General Electric dans notre pays ?

J’ai relu ce matin le compte rendu de vos auditions devant la commission des affaires économiques ; trois ans après, le mot « alliance » fait évidemment quelque peu sourire, puisque le montage imaginé à l’époque aura entretemps fait long feu : l’État ne sera pas actionnaire d’Alstom et Alstom se sera désengagé des trois joint-ventures. Il ne reste aujourd’hui plus grand-chose de ce que les ministres nous présentaient alors comme une alliance, voire une « alliance entre égaux », pour les plus audacieux d’entre eux.

John Flannery lui-même, qui pourtant a suivi de près le rachat à vos côtés, a eu l’occasion de déclarer aux actionnaires de General Electric qu’il avait trouvé l’acquisition d’Alstom décevante quant à ses performances. Pour notre part et compte tenu des licenciements importants annoncés par General Electric, notamment en Europe, nous avons les plus grandes inquiétudes sur ce que sera le sort d’Alstom, une fois passée la période de protection qui avait été négociée par le Gouvernement.

Vous témoignez devant une commission d’enquête. Avant de vous céder la parole, je vais donc vous demander, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment.

(Mme Clara Gaymard prête serment.)

Mme Clara Gaymard, co-fondatrice du fonds de dotation « Raise » et ancienne présidente de la filiale française du groupe américain General Electric (GE). Je suis heureuse de l’occasion qui m’est donnée aujourd’hui de présenter devant votre commission la vision et les éléments qui ont soutenu la décision de General Electric d’acquérir les activités énergie d’Alstom en 2014, puis de répondre à vos questions.

Je suis Clara Gaymard, j’ai été présidente de GE France de septembre 2006 à février 2016, et c’est aujourd’hui en cette qualité que je m’exprime devant vous. Vous le comprendrez donc : je ne m’exprimerai que sur les sujets relatifs à cette période où j’étais en fonction chez General Electric.

Lors des discussions relatives à l’acquisition de la branche « Énergie » d’Alstom en 2014, GE était non seulement l’une des plus grandes entreprises mondiales, mais elle était déjà un partenaire historique de la France où elle comptait plus de dix mille collaborateurs, dont sept mille travaillant dans le secteur industriel, un effectif important et tout à fait comparable à la masse salariale des grands industriels français.

GE comptait alors huit sites de production en France, et jouait, à plus d’un titre, un rôle majeur dans le développement industriel majeur dans le pays. D’abord, en ayant racheté, en 1999, l’activité de turbines à gaz d’Alstom, située à Belfort. Cette activité de GE a ensuite été dirigée pendant des années par des leaders d’Alstom, et ce sont les employées d’Alstom qui en ont fait, au sein de GE, le siège européen pour l’activité « Thermal Power » ; GE était alors le seul producteur en France de turbines à gaz de grande puissance.

GE était également implantée en France avec son centre mondial d’excellence pour les activités de santé, à Buc ; le site du Creusot Thermodyn, spécialisé dans les turbomachines, pour la branche Oil and Gaz ; celui de Condé-sur-Noireau en Normandie, qui est un acteur mondial des infrastructures énergétiques, ou encore celui de Fougerolles, en Haute-Saône, spécialisé dans la transmission de puissance, ainsi que les sites de Nancy, Massy et Belfort, suite au rachat de Converteam en 2011, par la branche « Power. »

GE avait par ailleurs de nombreux clients français : Air France, EDF, GDF-Suez
– ancien Engie –, Total, Airbus ; et elle et accompagnait de nombreuses PME françaises dans le développement de leurs activités, en investissant dans leurs capacités de production

Enfin et surtout, GE était – et reste – un partenaire industriel majeur de la France, grâce à son partenariat avec Safran Aircraft Engines – anciennement Snecma –, la filiale de Safran. Nous parlons ici d’un des partenariats technologiques et d’un des succès commerciaux les plus importants de l’histoire. Pour rappel, il est né de la proposition de Safran à GE de collaborer en vue de produire un nouveau moteur destiné au marché très porteur des moyens courriers. À l’époque, aucune des deux entreprises ne disposait d’un positionnement fort dans cette activité, mais en mutualisant les technologies, les connaissances et les capacités de production, GE et Safran sont parvenues à créer la gamme de moteurs commerciaux la plus vendue dans l’histoire de l’aviation. Ce partenariat a contribué au succès phénoménal d’Airbus, le fleuron de l’industrie européenne et, en 2014, plus de vingt mille moteurs CFM étaient opérationnels, tandis que onze mille autres avaient été commandés et attendaient d’être livrés. Cela représentait plus de trente mille emplois à travers le monde, dont plus de dix mille en France – et beaucoup plus aujourd’hui.

Cette année-là, le partenariat était en cours de renégociation pour les quarante-cinq années suivantes, dans la perspective du lancement du nouveau moteur LEAP, qui à l’époque s’appelait le LEAP-X, et c’est dans ce contexte qu’Arnaud Montebourg est venu, en février 2014, saluer le partenariat Safran-GE à la Chambre de commerce, à Washington.

Implantée sur le territoire français depuis cent vingt-cinq ans et la création de sa première filiale française, GE a su démontrer au fil des années qu’elle était un partenaire et un investisseur fiable dans le pays.

J’en viens aux raisons qui ont poussé Alstom à entamer des discussions avec GE en 2014, en vue d’un éventuel rapprochement. Si Alstom a fait appel à GE, c’est parce que ses dirigeants étaient conscients de l’évolution du secteur mondial de l’énergie. Depuis la fin des années deux mille, le secteur de l’énergie était en effet en profonde mutation. Jusqu’alors, le secteur avait toujours connu une croissance parallèle à celle du PIB mais, en Europe, cette corrélation a cessé en 2008, date à partir de laquelle la croissance du secteur s’est déportée vers les régions émergentes, lesquelles demandaient aux constructeurs des facilités de paiement.

Pour réussir dans ce nouvel environnement, il fallait disposer de plusieurs atouts, au premier rang desquels des investissements permanents, sur le plan tant financier que technologique. Les entreprises devaient être en mesure d’investir à grande échelle et sur de longues périodes ; le portefeuille de produits énergétiques devait être varié et disponible partout dans le monde, afin de pouvoir répondre aux nouveaux besoins des clients, dans toutes les régions du monde, sachant que 70 % des nouveaux besoins en énergie émanaient des pays émergents, ce qui impliquait de disposer de capacités locales.

Alstom avait conscience que l’entreprise ne pouvait faire face seule à cette évolution. Comme ils l’ont déclaré, les dirigeants d’Alstom savaient qu’ils n’avaient ni la taille suffisante sur certains segments-clés ni la surface financière leur permettant d’être compétitifs et de continuer à investir, en conséquence de quoi Alstom avait d’ailleurs déjà engagé certaines actions de restructuration et de réorganisation. La solution passait par l’adossement de l’entreprise à un partenaire d’envergure mondiale, et Patrick Kron a eu l’occasion de l’exposer publiquement : il avait envisagé nombre de solutions, nationales et internationales, afin d’assurer la survie de l’entreprise dans ce contexte nouveau et difficile.

Pourquoi Alstom a-t-elle choisi GE ? Parce que GE était un leader mondial dans le secteur de l’énergie et que son projet était le mieux adapté à Alstom. Les deux entreprises étaient complémentaires à plus d’un titre – et c’est essentiel dans le cadre d’un partenariat industriel –, en termes d’activités, de technologie et de géographie.

Leurs produits étaient complémentaires : Alstom avait une compétence très forte dans la technologie des turbines à vapeur, dans l’éolien en mer, dans l’hydro et dans la haute tension, tandis que GE était un leader incontesté dans les turbines à gaz, l’éolien terrestre et l’automation en matière de service et de maintenance. Géographiquement, Alstom était très présent en Europe, en Chine et en Inde, GE l’était dans le reste du monde, principalement au Moyen-Orient, aux États-Unis et en Afrique.

Ces éléments de complémentarité étaient bien plus nombreux que les éventuels recoupements, et les autres partenaires potentiels ne pouvaient, à l’époque, se prévaloir d’un avantage identique. Par ailleurs, les deux entreprises se connaissaient très bien grâce à l’alliance dans le secteur des turbines à gaz sur le site de Belfort que j’évoquais au début de mon exposé. Cette relation entre GE et Alstom remontait à 1928, c’est-à-dire à la naissance d’Alstom, à la suite de la fusion des activités industrielles lourdes de Thomson Houston Electric Company. Alstom et GE était donc proches de longue date. Lorsque vous vous rendiez sur le site de Belfort – ce qui m’arrivait fréquemment – vous constatiez déjà la proximité quasi familiale entre Alstom et GE : sur la terrasse du dernier étage du centre technologique de Belfort, vous aviez, à votre gauche, le bâtiment de production des turbines à gaz de GE et, à votre droite, le bâtiment de production des turbines à vapeur d’Alstom ; entre les deux se situait la cafétéria, où les collaborateurs d’Alstom et de GE se retrouvaient pour le déjeuner. Les dirigeants, le management, les employés de GE et d’Alstom se respectaient et partageaient une même vision du secteur, les deux entreprises disposaient de la même culture de l’excellence en matière d’ingénierie et de technologie.

Pour Alstom, le projet de fusion avec GE allait faire naître dans le secteur de l’énergie une entreprise compétitive au plan international, disposant des ressources et des compétences nécessaires pour conquérir de nouveaux marchés. Le marché mondial de la production énergétique était à l’époque un marché de volatilité et d’opportunité où il fallait saisir toutes les chances, y compris sur les marchés compliqués. Pour réussir, les entreprises devaient avoir une taille critique, être solides financièrement, disposer d’une capacité d’innovation et être implantées partout dans le monde.

Comme il a été dit à plusieurs reprises, Patrick Kron estimait qu’Alstom ne pouvait faire face seul à ces défis, et c’est dans ce contexte qu’il s’est rapproché de GE. Permettez-moi ici de faire un bref rappel chronologique de la manière dont ce projet a pris forme et de ce qui a amené le Gouvernement français à retenir l’offre de General Electric.

Au mois de février 2014, le PDG d’Alstom, Patrick Kron, s’est entretenu avec Jeffrey Immelt, alors PDG de GE, pour discuter d’un projet industriel commun. Les relations entre GE et Alstom étaient depuis fort longtemps des relations de confiance, et les deux patrons se connaissaient bien. GE a donc fait une première offre à Alstom, le 21 avril 2014. Elle portait sur la branche énergie ; c’était une offre non contraignante et amicale, il appartenait au conseil d’Alstom de l’étudier et de la retenir, ou non. GE et Alstom avaient ensemble fixé pour son étude une période de trois mois.

Bien qu’il tînt à respecter la confidentialité demandée par Alstom, Jeffrey Immelt souhaitait informer le gouvernement français de cette offre et, dès la formalisation de celle-ci, il avait donc programmé de venir en France dans les plus brefs délais pour en informer le Président de la République, François Hollande. Si ma mémoire est bonne, il est arrivé en France, le lendemain de la formalisation de l’offre, mais n’a pu être reçu par le Président de la République que le 28 avril. Entretemps, une fuite permettait à Bloomberg de dévoiler l’offre, le 24 avril, mais la dépêche concernait une information erronée puisqu’elle évoquait une offre portant sur l’ensemble d’Alstom et non sur la seule branche « Énergie ». Cette fuite a évidemment complexifié la situation, en donnant à ce projet de fusion le retentissement médiatique que vous connaissez.

Comme je le rappelais, GE est un acteur historique et un investisseur majeur de l’économie française, et la France était à l’époque son troisième partenaire sur le marché mondial, en termes d’effectifs, d’investissements et d’exportations. Il était donc hors de question pour Jeffrey Immelt de mettre en danger la présence de GE en France, en contournant le Gouvernement sur l’acquisition d’Alstom, sachant par ailleurs que, dans toute son histoire, GE n’a jamais fait aucune acquisition à l’international en opposition ou en conflit avec l’entreprise acquise ou avec les gouvernements locaux. Partager le projet et dialoguer de manière constructive avec le Gouvernement étaient donc pour GE une priorité absolue.

C’est dans ce contexte qu’a eu lieu la première réunion entre Jeffrey Immelt, le Président de la République François Hollande, et le ministre de l’économie Arnaud Montebourg, le 28 avril 2014. Ce rendez-vous a permis à GE de présenter l’offre initiale faite à Alstom, qui, je le rappelle, engageait GE mais pas Alstom. Lors de ce rendez-vous, plusieurs points ont été soulevés par le Président de la République et le ministre de l’économie : premièrement, l’importance de placer les échanges dans une démarche constructive et de long terme ; deuxièmement, la priorité accordée par le Gouvernement à l’emploi et à l’investissement en France ; troisièmement, l’aspect stratégique du secteur énergétique et la volonté du Gouvernement de maintenir les centres de décision sur le sol français ; enfin, la nécessité que la France soit mieux représentée dans la gouvernance mondiale de GE.

En réponse aux attentes exprimées par le gouvernement, GE a fait évoluer son offre une première fois et s’est engagé par écrit, dans une lettre que Jeffrey Immelt a adressée au Président de la République le 29 avril, à augmenter le nombre d’employés de GE en France, à y implanter les sièges mondiaux des activités « Grid » – réseaux – hydro-éolien en mer et turbines à vapeur, à développer le site de Belfort pour en faire le siège européen de l’activité énergie thermique de GE et le siège mondial des turbines 50, à collaborer étroitement avec l’État, EDF et Areva, afin de garantir la souveraineté de la France dans le secteur nucléaire, et à nommer enfin un dirigeant français de premier plan au sein du conseil d’administration de GE. Sébastien Bazin a ainsi été nommé par la suite au conseil, et vient d’être renouvelé.

Le gouvernement ayant aussi demandé à GE d’examiner des solutions qui permettraient de renforcer Alstom Transport, GE a réfléchi, dès la fin avril 2014, à créer dans le domaine de la signalisation une co-entreprise avec Alstom, accompagnée d’un partenariat stratégique, proposition qui figurait également dans la lettre de Jeffrey Immelt au Président de la République. Ensuite, GE a travaillé durant un mois, en lien constant avec l’APE, pour concrétiser les engagements contenus dans cette lettre.

Le 28 mai 2014, Jeffrey Immelt a présenté les termes de sa nouvelle offre au Président de la République, en présence d’Arnaud Montebourg et de Ségolène Royal, ministre de l’écologie du développement durable et de l’énergie. Lors de ce nouveau rendez-vous, le Gouvernement a accueilli avec satisfaction les instruments proposé par GE mais fait une demande supplémentaire concernant la pérennisation de l’activité de transport d’Alstom et la création de trois co-entreprises, afin d’assurer le maintien des filières stratégiques. GE a donc décidé de retravailler son offre une nouvelle fois et de reporter sa date de validité de six semaines, au 23 juin 2014. Ce délai permettait par ailleurs au conseil d’administration d’Alstom, d’évaluer les offres concurrentes, notamment celle proposée par Siemens et Mitsubishi.

GE a utilisé ce délai pour préciser à nouveau un certain nombre de points.

Jeffrey Immelt a écrit une seconde lettre au Président de la République et au ministre de l’économie, le 20 juin 2014, pour apporter les éléments de réponse suivants : la création de trois co-entreprises, l’une dans les réseaux, basée en France, avec 50 % plus une voix plus pour GE et 50 % moins une voix pour Alstom ; une autre dans les énergies renouvelables, dont le siège mondial serait en France, avec 50 % plus une voix plus pour GE et 50 % moins une voix pour Alstom ; enfin, pour respecter le caractère souverain de l’activité nucléaire et l’importance stratégique de l’activité vapeur en France, une co-entreprise à 50 % plus deux voix pour GE et 50 % moins deux voix pour Alstom, l’activité nucléaire mondiale, incluant la technologie Arabelle et l’activité vapeur en France.

Afin de répondre aux préoccupations de l’État dans ce domaine, l’offre améliorée assurait des droits préférentiels à l’État français en matière de gouvernance. De plus, l’offre prévoyait que l’État conserve la propriété industrielle de la technologie des turbines à vapeur pour l’activité nucléaire dans une société distincte, ce qui lui permettait d’offrir des licences à des tiers, dans le cas où GE ne pourrait pas livrer des turbines Arabelle à Areva et EDF. Enfin, GE s’était engagé dans cette nouvelle offre à garantir la maintenance des installations nucléaires d’EDF en France.

Lors de ce dernier rendez-vous à l’Élysée, le 28 mai, le Gouvernement avait également demandé à GE de préciser les solutions permettant de renforcer Alstom Transport, en tant qu’entreprise autonome. GE a répondu à cette demande en proposant, au-delà d’une co-entreprise, de vendre la totalité de son activité de signalisation à Alstom Transport et de signer un accord de partenariat qui englobait la coopération commerciale, les achats, les services, la fabrication, la technologie et le financement. Grâce au transfert de l’activité de signalisation de GE, Alstom Transport disposerait ainsi de la taille, de la solidité financière et de l’apport commercial et technologique lui permettant de continuer sur ce marché. Enfin, GE s’était engagé à créer en trois ans mille emplois nets en France dans le secteur industriel, à compter de la clôture de l’opération.

Vous le voyez, les discussions avec le Gouvernement ont été continues, et denses. GE a écouté et entendu les demandes légitimes du Président de la République et du ministre de l’économie, ce qui a finalement abouti à l’annonce par Arnaud Montebourg, le 20 juin 2014, du choix du Gouvernement de retenir l’offre de GE, après qu’il a jugé celle de Siemens et Mitsubishi trop risquée compte tenu des règles européennes en matière de concurrence et de concentration.

Le projet de GE permettait la création d’un champion mondial de l’énergie en France. Il reposait sur un portefeuille de produits énergétiques diversifiés aptes à répondre aux différents besoins des clients, sur des investissements permanents en faveur de la technologie, enfin sur un déploiement mondial offrant la capacité de réaliser des projets partout dans le monde. General Electric disposait non seulement des meilleurs atouts industriels et financiers pouvant permettre à Alstom de se recentrer sur les activités transport mais son offre apportait également la meilleure garantie du maintien de sa souveraineté à l’État. Avec le recul, je suis intimement persuadée que ce rapprochement fut positif à la fois pour General Electric, pour Alstom et pour la France.

M. le président Olivier Marleix. Au-delà du cas Alstom, notre commission d’enquête cherche à éclairer la manière dont se prennent les décisions. Selon le code monétaire et financier, l’autorisation de rachat d’une entreprise étrangère n’appartient ni au Président de la République ni au Premier ministre mais au ministre de l’économie. Et, si le Gouvernement entend aujourd’hui modifier la loi, en souhaitant faire examiner ces offres étrangères par un conseil de défense restreint, réuni en formation économique, c’est sans doute pour remédier au fait que ce qui se passe dans la pratique ne correspond pas à ce que disent les textes.

Je m’étonne en effet que le premier contact de M. Immelt ait eu lieu avec le Président de la République et non avec le ministre de l’économie. Arnaud Montebourg était-il présent lors de la première réunion de travail, le 28 avril et y avait-il eu avec lui des contacts antérieurs ?

Mme Clara Gaymard. Oui, comme je viens de le dire. Le 28 avril étaient présents le Président de la République et Arnaud Montebourg. C’était d’ailleurs lui qui animait principalement la discussion. Le fait que nous ayons été reçus à l’Élysée s’explique sans doute par l’importance d’Alstom, sachant que Jeffrey Immelt avait également sollicité un rendez-vous auprès du ministre de l’économie et du Premier ministre, dont j’ai oublié de mentionner la présence mais qui, si mes souvenirs sont bons, était également là.

M. le président Olivier Marleix. Et que s’était-il passé avant ? En février, à Washington, vous aviez rencontré Arnaud Montebourg ; lui-même avait également eu l’occasion de s’entretenir avec Patrick Kron, pour l’interroger sur les rumeurs de la mise en vente de la branche « Power », lui faisant savoir qu’il ne le laisserait pas faire. Quand ont eu lieu, à votre connaissance, les premières discussions ? Pouvez-vous nous dire au moins celles auxquelles vous avez participé ?

Mme Clara Gaymard. C’est très simple. D’ailleurs, Arnaud Montebourg l’a confirmé : lorsqu’il est venu à Washington dans le cadre de la manifestation organisée par le Président de la République autour de l’attractivité française, j’ai demandé à le rencontrer et nous nous sommes retrouvés au bar de l’hôtel. Sous le sceau de la confidentialité, je lui ai appris que nous avions été approchés par Alstom, en vue d’un rapprochement. Je lui ai demandé s’il y voyait un obstacle. Il m’a répondu par la négative, au motif que General Electric était une belle entreprise, qu’il respectait, tout en me précisant avoir besoin de réfléchir à d’autres hypothèses.

Nous sommes convenus de le revoir si un accord était trouvé. J’ai omis de mentionner que je suis allée le voir le jour de l’annonce, après être rentrée en avion des États-Unis. Il m’a d’ailleurs accueillie très amicalement en me disant : « Toi, au moins, tu m’as dit la vérité ».

M. le président Olivier Marleix. Avez-vous été informée de la teneur de la première réunion entre Patrick Kron et Arnaud Montebourg le 24 avril, au moment de la publication de la dépêche de Bloomberg ? C’est au cours de cette réunion que M. Montebourg a indiqué à M. Kron qu’il ne le laisserait pas vendre.

Mme Clara Gaymard. Arnaud Montebourg me l’a raconté, mais ce n’est pas à moi de la commenter…

M. le président Olivier Marleix. Certes, mais quand le ministre de l’économie
– disposant de la signature pour autoriser, ou non, la vente – indique qu’il ne l’autorisera pas, cela ne vous inquiète-t-il pas ? À ce moment, pensez-vous que cela va enrayer le processus ?

Mme Clara Gaymard. Il me semble avoir été très claire dans mon propos introductif : il n’est pas dans la culture de Jeffrey Immelt, ni dans celle de General Electric, de construire des projets contre l’avis des gouvernements. Quand Arnaud Montebourg nous a dit qu’il souhaitait trouver des alternatives, nous avons prolongé le délai initial de trois mois, afin qu’Alstom puisse analyser les offres alternatives.

Si le Gouvernement était hostile à cette acquisition – sur le principe ou le contenu – il était hors de question de ne pas laisser cette liberté à Alstom et de procéder par la force. C’est la raison pour laquelle les discussions ont été particulièrement intenses : nous avons discuté pendant plus de quatre mois. Nous avons laissé au Gouvernement le temps de choisir entre les deux offres et de prendre sa décision.

M. le président Olivier Marleix. Le 28 avril, quels étaient les participants à cette première réunion à l’Élysée ?

Mme Clara Gaymard. Cela s’est passé il y a quatre ans… J’ai prêté serment. Je ne voudrais pas faire d’erreur… Je ne suis pas sûre de me souvenir de l’ensemble des personnes présentes : le Président de la République, Arnaud Montebourg et Jean-Pierre Jouyet étaient là. Je crois que le Premier ministre n’était présent que la deuxième fois. Mais tout cela est vérifiable. Nous avons assisté à trois rendez-vous et les tours de table étaient différents à chaque fois. À la dernière réunion, à peu près tout le monde était présent, mais nous étions moins nombreux à la première. Je peux le vérifier si vous le souhaitez mais j’ai quitté General Electric il y a quatre ans et ne suis pas certaine de retrouver les informations…

M. le président Olivier Marleix. Volontiers, je vous remercie. Qui étaient les conseils de General Electric pour cette opération ? Nous souhaitons comprendre comment s’organise ce type d’opération.

Mme Clara Gaymard. Nous avons beaucoup travaillé avec nos conseils. Assez traditionnellement, deux banques d’affaires étaient présentes à nos côtés : la Banque Lazard
– avec Jean-Louis Girodolle – et le Crédit Suisse – avec François Roussely. Notre conseil en communication était Havas.

M. le président Olivier Marleix. Y avait-il des cabinets d’avocats ?

Mme Clara Gaymard. Oui, le cabinet Bredin Prat.

M. le président Olivier Marleix. Quelle structure de General Electric a rédigé et fait signer les contrats de tous ces conseils ?

Mme Clara Gaymard. Cela a été négocié et payé par GE International, et non GE France.

M. le président Olivier Marleix. Avez-vous eu connaissance de ces contrats ?

Mme Clara Gaymard. Non. Les contrats ont été signés par GE International.

M. le président Olivier Marleix. La Bank of America, banque traditionnelle de General Electric, est-elle intervenue dans cette opération ?

Mme Clara Gaymard. Je ne sais pas. Elle a certainement donné des conseils à General Electric aux États-Unis, mais je ne travaillais qu’avec les conseils en France.

M. le président Olivier Marleix. Il serait intéressant de le savoir car c’est à ce moment que Bank of America a fait une offre de recrutement au patron de l’Agence des participations de l’État (APE), en charge des discussions avec vous. Ma question n’est donc pas totalement anodine… Avez-vous une idée du montant total des honoraires que General Electric a consacrés à cette opération ?

Mme Clara Gaymard. Non. Je ne pourrais pas vous donner un chiffre exact.

M. le président Olivier Marleix. Trois ans après, quel est votre regard sur les engagements pris par General Electric ?

Mme Clara Gaymard. Il m’est difficile de m’exprimer à ce sujet car j’ai quitté General Electric et me suis engagée à ne plus me mêler de ce qui s’y passait.

M. le président Olivier Marleix. Vous n’employez plus le terme « alliance » pour parler du rapprochement entre Alstom et General Electric, alors que vous l’employiez régulièrement à l’époque.

Mme Clara Gaymard. C’était la plus grosse acquisition de l’histoire de General Electric – qui en a pourtant réalisé beaucoup. Jeffrey Immelt était convaincu qu’elle ne pourrait réussir que s’il s’agissait d’une alliance, fondée sur le respect du savoir-faire, de la technologie et de la qualité humaine des personnels d’Alstom. Il ne voulait pas réaliser une absorption, mais véritablement une alliance. C’est la raison pour laquelle nous avons utilisé et répété ce terme et c’est sur cette base que la démarche de rapprochement a été construite. Vous ne pouvez pas réussir un adossement de ce type sans respecter profondément tous les apports d’Alstom.

M. le président Olivier Marleix. Jeffrey Immelt, comme John Flannery, l’a regretté : cette acquisition aurait pris beaucoup trop de temps – sans doute du fait de la procédure européenne. Mais, en réalité, elle s’est conclue en à peine trois mois, entre l’annonce du 24 avril – le premier rendez-vous avec le Président la République – et le 21 juin – l’accord est donné. Tout cela a donc été extrêmement rapide, même si le bouclage final, le 4 novembre, a été un peu plus long.

Une telle rapidité a compliqué la lecture de l’affaire : il paraît assez peu crédible qu’une entreprise centenaire rentre dans une telle alliance en trois mois. De l’extérieur, on a eu l’impression d’une décision prise dans la panique. Il eût été plus clair de dire que des contacts avaient été pris un peu plus tôt par Alstom – à l’été 2013, M. Poux-Guillaume serait allé discuter pour la première fois avec General Electric.

La menace que représentait l’amende en cours de négociation avec le Department of justice (DoJ) américain a également donné le sentiment que l’alliance n’était pas scellée dans la sérénité, mais le couteau sous la gorge. On parlait à l’époque d’un milliard de dollars ! Lors de son audition, M. Vigogne a estimé qu’Alstom s’en était finalement bien sorti, à 772 millions.

Mme Clara Gaymard. C’est votre interprétation des faits.

M. le président Olivier Marleix. Je ne suis pas le seul à faire cette analyse…

Mme Clara Gaymard. Ce n’est pas ce que j’ai vécu. La réalité, c’est que Patrick Kron a cherché d’autres partenaires – il l’a dit publiquement. Au mois de février, le rendez-vous a eu lieu au Bristol et, effectivement, pour la première fois de son histoire, GE a fait une offre extrêmement rapide, à la demande de Patrick Kron qui estimait qu’Alstom était mort si GE ne faisait pas d’offre et que cela se savait. Du point de vue des affaires, c’est un raisonnement tout à fait légitime

L’offre a été faite en un temps record, sans forcément connaître tous les tenants et aboutissants. Mais nous connaissions Alstom depuis très longtemps. Quand on est concurrent – et partenaire par ailleurs – pendant des années, on se connaît de façon assez intime.

La réussite de cette alliance passait par la confiance et le dialogue avec le Gouvernement. La fuite de Bloomberg a complètement perturbé le processus que nous souhaitions mettre en œuvre : nous voulions qu’une fois l’offre ferme transmise par GE, les discussions puissent commencer ; nous pensions qu’il était important pour la survie d’Alstom que GE s’engage sur une offre ferme quoi qu’il arrive.

Ensuite – j’y insiste – Alstom pouvait refuser : Alstom avait le choix et pouvait analyser d’autres offres. Mais à partir du moment où nous faisions une offre, évidemment, nous allions voir les autorités pour en discuter. C’est d’ailleurs pour cela que j’avais évoqué le sujet avec Arnaud Montebourg dès la première rencontre, en lui faisant confiance pour garder cette information confidentielle. J’ai bien fait de le faire.

M. le président Olivier Marleix. C’est donc M. Kron qui a fait la première démarche, en faisant appel à General Electric. À quelle date ?

Mme Clara Gaymard. Le 12 ou le 14 février.

M. le président Olivier Marleix. N’y a-t-il eu qu’un seul rendez-vous ?

Mme Clara Gaymard. Oui, il n’y a eu qu’un seul rendez-vous. D’ailleurs, Patrick Kron tenait à la confidentialité absolue de cet entretien, pour assurer la survie de son entreprise en cas de réponse négative. Après ce premier rendez-vous, il a été convenu que chacun travaillait de son côté et que General Electric revenait avec une offre le plus rapidement possible. Encore une fois, cette offre n’engageait que General Electric.

M. le président Olivier Marleix. De son côté, selon vous, GE ne s’était auparavant jamais intéressé – même à l’état de projet embryonnaire – à Alstom ? Pourtant, vous l’avez rappelé, jusqu’en 2011 – soit peu de temps avant –, GE avait une importante politique d’acquisitions en France.

Mme Clara Gaymard. Alstom n’était pas à vendre…

M. le président Olivier Marleix. Mais on savait que l’actionnaire de référence n’était plus très motivé par l’énergie.

Mme Clara Gaymard. Certes, mais il ne possédait qu’un tiers des actions. Alstom n’était donc pas à vendre. En 1999, quand Alstom a acheté les turbines d’ABB, General Electric a racheté ses turbines à gaz et le site de Belfort. Patrick Kron connaissait donc particulièrement bien le pôle Énergie de General Electric. Avant son rachat par GE, Belfort était le pôle européen des turbines à gaz 50 Hertz. Il est aujourd’hui le pôle mondial. Les deux entreprises se connaissaient bien, mais Alstom n’était pas à vendre, il n’y avait donc pas de raison de l’approcher.

M. le président Olivier Marleix. Mais la perte d’intérêt de l’actionnaire de référence n’était un secret pour personne : Bouygues avait renoncé à ses projets d’une alliance du béton et du nucléaire courant 2010 et avait en revanche des projets importants dans le secteur des télécoms, avec le rachat d’un opérateur concurrent. Il était clairement dans une stratégie de désengagement : cela aurait pu donner des idées à General Electric.

Mme Clara Gaymard. La vérité, c’est que nous n’avons discuté qu’avec Patrick Kron. C’est normal, c’était le dirigeant de l’entreprise, même si Patrick Kron l’a sans doute ensuite fait avec l’accord de son actionnaire principal. Mais, initialement, et très rapidement, nous n’avons discuté qu’avec Patrick Kron.

M. le président Olivier Marleix. Pourquoi ne nous avez-vous pas dit pour quelles raisons vous aviez quitté vos fonctions chez GE si rapidement après ?

Mme Clara Gaymard. Ce n’était pas si rapide que cela : je ne suis partie qu’en janvier 2016. Les négociations ont été très longues au niveau européen, alors qu’elles avaient été rapides avec le gouvernement français. La Commission européenne a mis dix-huit mois à prendre sa décision ; ce n’était pas prévu à l’origine.

Je suis partie car c’était le bon moment pour moi : j’avais un projet entrepreneurial, j’en avais fait part à Jeffrey Immelt. Il m’a demandé de rester jusqu’à la fin des négociations. Je suis ensuite partie et j’ai créé Raise avec mon associé Gonzague de Blignières. J’avais envie de cette aventure entrepreneuriale et c’était le bon moment à la fois pour GE et pour moi de prendre ce risque de devenir start-upeuse.

M. le président Olivier Marleix. Vous avez consacré toute votre carrière au service public et à la défense des intérêts économiques de notre pays. N’avez-vous pas le sentiment d’avoir participé au démantèlement d’un géant, d’un fleuron français ? Considérez-vous, comme certains, que les entreprises et les actionnaires n’ont pas de passeport et que la nationalité est désormais secondaire s’agissant des investissements – sauf pour les Chinois, qui ont très mauvaise presse ?

Mme Clara Gaymard. Je suis contente que vous me posiez cette question. Je vais parler en mon nom personnel, en enlevant ma casquette General Electric. Je suis à moitié étrangère – ma mère est danoise –, mais ma carrière est la preuve de mon amour immodéré pour mon pays. Je lui dois une reconnaissance exceptionnelle : en tant que femme, je n’aurais pas pu avoir cette carrière, en même temps que ma vie de famille, si je n’étais pas née en France. Je ne parle pas d’être née au Soudan ou ailleurs, mais en Italie, en Allemagne ou même en Espagne. En conséquence, j’ai toujours essayé d’aider mon pays. Vous le savez, j’ai travaillé vingt-cinq ans dans l’administration et je rencontrais de grands patrons du monde entier pour les convaincre de venir s’implanter en France quand j’étais ambassadrice déléguée aux investissements internationaux. Croyez-moi, c’était plus facile à certaines époques qu’à d’autres… Je suis assez fière d’avoir multiplié par deux le nombre de projets et d’emplois créés en France pendant cette période.

Le patriotisme économique est important et j’y suis attachée : il ne faut pas être naïf, il faut savoir se défendre. Mais je considère qu’il s’agit avant tout à faire en sorte que les choses se passent en France, qu’on y trouve les meilleurs centres de recherche, les technologies les plus avancées, qu’on y recrute les meilleurs chercheurs, ingénieurs, salariés et ce que le monde compte d’intelligence, quels que soient les secteurs – énergie, en l’occurrence, mais aussi santé ou intelligence artificielle.

Si Alstom avait eu la capacité d’avoir un destin seul, le Gouvernement aurait effectivement pu se battre pour conserver la nationalité française de l’entreprise. Patrick Kron aurait très bien pu prendre sa retraite, laisser les choses se faire et le désastre annoncé se produire. À titre personnel, je trouve qu’il a été extrêmement courageux de décider de s’adosser à un groupe étranger et de réaliser cette alliance avec GE. Cela avait tout son sens et l’histoire lui donne raison.

J’ai rejoint General Electric car cette entreprise était présente en France depuis longtemps : elle avait fait grandir, avait donné une surface internationale, augmenté le chiffre d’affaires et permis l’expansion mondiale de tous les sites qu’elle avait rachetés. Elle avait amélioré la rentabilité des entreprises concernées, mais surtout créé des emplois en France. J’étais donc en parfaite cohérence avec mes convictions quand l’acquisition d’Alstom s’est annoncée. J’y étais de surcroît favorable. À mon petit niveau, j’ai essayé d’y contribuer estimant qu’elle contribuait à la création d’un pôle mondial du renouvelable – qui est une réalité aujourd’hui. Je ne dis pas que la conjoncture économique est bonne, mais je ne sais pas ce que serait devenu Alstom s’il n’était pas entré dans cette alliance.

Vous pouvez ne pas être d’accord avec moi, mais c’est ma conviction profonde. Le patriotisme économique est important, tout comme l’attractivité française. Cela a constitué le combat de toute ma vie. Mais l’attractivité, c’est aussi d’attirer les meilleurs chez nous, quelle que soit leur nationalité !

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Je vous remercie pour vos réponses. Je partage totalement votre point sur le patriotisme économique. D’un point de vue économique, être patriote, ce n’est pas être dans l’irrationalité. Il faut trouver l’équilibre entre l’amour de son pays, l’attachement à ses technologies et à ses savoir-faire d’une part, et, d’autre part, la logique et la rationalité économique – on ne prend pas des décisions uniquement sur la base d’un passeport, mais également en fonction de l’efficacité d’une stratégie économique.

Nous travaillons depuis cinq mois et beaucoup s’étonnent de la vitesse et de la qualité des négociations, de l’impact de la procédure mise en œuvre par le département de la justice américain – certains allant jusqu’à évoquer un complot américain. Il est toujours bon d’en revenir à une vision plus « business » : y avait-il des alternatives ? Alstom pouvait-il continuer seul, sans difficultés de trésorerie ? Probablement pas…

Par ailleurs, d’autres types de rapprochement, avec d’autres acteurs, étaient ouverts. Vous n’avez donc pas réalisé cette acquisition contre Alstom ou qui que ce soit d’autre. Si aucune offre alternative n’a réellement émergé, c’est peut-être simplement qu’il n’y avait pas d’alternative… Le coq peut toujours faire « cocorico » seul, mais comment fait-on s’il n’existe pas d’alternative ?

Vous l’avez également souligné, on ne fait jamais d’acquisition contre un gouvernement. Lors de mon déplacement à San Francisco, les entrepreneurs que j’ai rencontrés m’ont dit la même chose : quand le gouvernement français montre trop les dents, les investisseurs s’en vont. Là-bas, l’exemple de Dailymotion est revenu dans toutes les discussions : nous étions si fiers de ce fleuron industriel français, de nationalité française, dirigé et géré par des Français, que nous avons refusé qu’il soit racheté par des étrangers, en bloquant toute acquisition. Quel panache, quel style mais, au final, où est la fierté du coq aujourd’hui ? Dans l’expression « patriotisme économique », il y a deux mots : « patriote » et « économie ». L’un ne va pas sans l’autre.

Du fait de votre longue expérience au sein d’un groupe américain en France, quels enseignements avez-vous tiré des relations avec l’administration et le gouvernement français ? Quelle était la perception de la politique française par les Américains ?

En stock, les États-Unis sont les principaux investisseurs en France. Nous avons besoin de ces investissements directs étrangers (IDE). Ma deuxième question prend donc le contre-pied de nos débats précédents : si on ne cherche pas à s’en prémunir, mais à les attirer, on doit s’interroger sur ce qui freine encore les IDE : qu’est-ce qui empêche des investisseurs étrangers de choisir la France ? Quels blocages faut-il lever pour que la France redevienne attractive et attire les investisseurs étrangers, au lieu de les faire fuir ?

Mme Clara Gaymard. Contrairement à ce que vous pouvez penser, le regard de General Electric sur l’administration française a été assez positif. Bien sûr, il y a eu les soubresauts liés à l’annonce de Bloomberg, bien sûr Arnaud Montebourg souhaitait trouver une solution européenne contre celle de General Electric, mais les discussions, tant au niveau politique qu’avec l’Agence des participations de l’État, ont toujours été cordiales, extrêmement franches, et reposaient sur la confiance. En réalité, General Electric ne s’est jamais senti l’accusé puisqu’il venait proposer une acquisition. Les demandes du Gouvernement – des pôles mondiaux, des centres de recherche, des créations d’emplois – étaient, aux yeux de Jeffrez Immelt, si je peux parler en son nom, légitimes, même si le Gouvernement aurait incontestablement préféré, ce qui est tout à fait normal, qu’Alstom puisse continuer à voler de ses propres ailes. Mais dans la mesure où ce n’était pas le cas, les discussions avec l’administration étaient cordiales et très solides sur le plan technique. Quand on en est venu à la question des joint-ventures, de la souveraineté sur la partie nucléaire, les discussions ont été extrêmement techniques, solides, pour trouver une solution qui protège les intérêts du Gouvernement français. Il y avait beaucoup d’écoute. Jeffrey Immelt a dit à plusieurs reprises qu’il s’agissait des meilleurs conseils qu’il avait eus. Donc, mis à part les aspects médiatiques qui n’étaient vraiment pas prévus, il n’y a pas de mauvais souvenirs.

Quant à votre question relative aux investissements étrangers en France, je me demande toujours ce qu’est un investissement français et ce qu’est un investissement étranger. Quand vous regardez aujourd’hui qui détient les actions du CAC 40, vous remarquez que la statistique varie sans cesse. On passe de 50 à 60 % selon les jours et selon les entreprises détenues par des investisseurs étrangers. Est-ce le siège social en France qui compte ou la nationalité du dirigeant ? Je ne sais plus très bien ce qu’est la nationalité d’une entreprise mondiale. Et quand on regarde – c’est mon métier aujourd’hui – quels sont les investissements dans les jeunes entreprises et dans les PME françaises, on voit qu’elles s’internationalisent très rapidement pour conditionner leur réussite. Je prendrai l’exemple d’une acquisition sur laquelle Raise s’est placée et qui s’appelle Babilou. C’est une entreprise française qui conçoit des crèches en entreprise et qui réussit magnifiquement. Son dirigeant a fait une acquisition en Allemagne et est allé s’installer là-bas pendant trois ans avec femme et enfants. Cela reste une très belle entreprise née en France, qui se développe à l’international. Je m’interroge donc sur ce que veut dire la nationalité de l’entreprise. Ce qui est important, c’est que les centres de décision et les centres stratégiques soient en France, pour en assurer la pérennité.

Qu’est-ce qui manque à l’attractivité française ? D’abord, beaucoup de progrès ont été faits. Le tempérament entrepreneurial français joue énormément aujourd’hui. Sans faire de politique, je crois que le climat politique aujourd’hui joue aussi beaucoup dans l’image de l’attractivité française. Ce qui manque, c’est d’être dans les tout premiers, dans les secteurs qui comptent, c’est-à-dire le digital, l’intelligence artificielle, la robotique, bref dans ce qui va déterminer notre avenir. L’urgence, la priorité, c’est de permettre à la France d’avoir des licornes françaises qui naissent dans ces secteurs-là, et des licornes mondiales qui viennent s’implanter sur le sol français et utilisent notre capacité intellectuelle, nos cerveaux, la qualité de notre main-d’œuvre et de notre formation. Tout est loin d’être parfait. Il reste beaucoup de choses à faire en matière d’éducation. L’urgence, à mes yeux, c’est vraiment de gagner. On a perdu le combat du e-commerce, même si rien n’est jamais perdu, on a perdu le combat des GAFA, mais leur survie n’est pas éternelle. Aujourd’hui, d’autres enjeux se placent sur de nouvelles technologies qui émergent et il n’y a aucune raison que la France n’y prenne pas sa part.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Ma question concerne l’activité hydroélectrique du site de Grenoble et le plan social qui est engagé. Estimez-vous qu’il n’y ait pas d’autre solution et que ce secteur stratégique en matière d’énergies renouvelables ne puisse pas être préservé d’une meilleure façon au lieu d’être démantelé à ce point ?

Mme Clara Gaymard. Je vous l’ai dit dans mon propos liminaire, je ne peux parler pour General Electric que pendant la période où j’étais en responsabilité chez General Electric. Donc je m’abstiendrai sur ce point. La seule chose que je constate, parce que, comme vous, je lis les journaux, c’est que le marché hydroélectrique sur le plan mondial est en très forte baisse.

M. le président Olivier Marleix. Madame, nous vous remercions.

 

La séance est levée à douze heures vingt-cinq.

 


40.    Audition, ouverte à la presse, de M. David de Rothschild, président de Rothschild & Co, M. Grégoire Chertok et M. Nicolas Bonnault, associés gérants, et Mme Caroline Nico, directrice de la communication

(Séance du jeudi 22 mars 2018)

La séance est ouverte à quatorze heures trente-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Nous recevons Monsieur David de Rothschild, président de la Banque Rothschild & Co. Il est accompagné de deux associés gérants, Messieurs Grégoire Chertok et Nicolas Bonnault, et par Madame Caroline Nico, directrice de la communication.

Monsieur de Rothschild, votre établissement, très réputé, s’est hissé en 2017 au rang de leader mondial dans le domaine des fusions-acquisitions. Ce succès résulte de la qualité et de réactivité de vos équipes, mais également de votre présence dans quarante pays à travers le monde.

C’est votre rôle en matière de fusions-acquisitions qui intéresse particulièrement notre commission d’enquête. La loi française prévoit la libre circulation des capitaux. Mais l’article L. 151-3 du code monétaire et financier organise un régime d’autorisation préalable pour les investissements étrangers réalisés en France (IEF) dans une activité qui, même à titre occasionnel, participe à l’exercice de l’autorité publique ou relève de l’ordre public, de la sécurité publique ou des intérêts de la défense nationale – ce que l’on appelle par facilité de langage les « secteurs stratégiques ». Ce régime d’autorisation est confié au ministre de l’économie.

Nous souhaitons comprendre comment, en pratique, ce régime d’autorisation des IEF est mis en œuvre dans notre pays. C’est un mécanisme ancien : la loi relative aux relations financières avec l'étranger date du 28 décembre 1966. Elle a été modifiée pour la dernière fois le 9 décembre 2004 et a été complétée par des décrets, le premier en 2005 – dit « Villepin » – et le second en 2014 – dit « Montebourg ».

Comment un établissement comme le vôtre intervient-il lorsqu’il est chargé d’établir un deal avec une entreprise relevant de ces secteurs stratégiques ? Quelles contraintes spécifiques intégrez-vous ? Comme en matière de concurrence, le décret de 2014 prévoit la cession d’une partie de l’activité : l’opération n’intéresse donc pas que les avocats, mais également le banquier que vous êtes.

De manière plus concrète, pourriez-vous nous expliquer selon quelles modalités vous êtes intervenus dans le dossier de la vente de la branche « Énergie » d’Alstom à GE. Vous avez accompagné à la fois Alstom et son actionnaire de référence comme banque conseil et avez très tôt été intéressé au deal – probablement dès l’origine. Avec qui avez-vous travaillé sur ce dossier ? Comment réussit-on à boucler une telle opération en si peu de temps ?

Étiez-vous le conseil habituel d’Alstom ? N’étiez-vous pas dans une situation compliquée – conseil d’une entreprise, mais également de son actionnaire de référence ? Ils pouvaient avoir des intérêts divergents : celui de Martin Bouygues était de se retirer, celui d’Alstom aurait pu être de continuer à vivre dans son unité.

Le Gouvernement de l’époque a souhaité explorer des pistes alternatives – avec Mitsubishi ou Siemens. Avez-vous eu l’occasion de travailler sur ces scénarios pour le compte d’Alstom ? Ou bien votre mission ne portait-elle que sur la vente à GE ?

De façon plus théorique cette fois, quel regard portez-vous sur le développement des procédures de contrôle des investissements étrangers ? Avec l’amplification de la mondialisation, l’accroissement du volume des liquidités en circulation dans le monde, les États qui conservent quelques ambitions en matière de souveraineté – certains espèrent que c’est encore le cas de la France –, cherchent des moyens – de préférence non capitalistiques – pour garder le contrôle de leurs entreprises « stratégiques ». L’Allemagne y a recouru en 2016. Les États-Unis ont été précurseurs avec le Committee on foreign investment of the United States (CFIUS). Ils réfléchissent actuellement à un projet de loi bi-partisan destiné à muscler leur dispositif – le Foreign Investment Risk Review Modernization Act (FIRRMA). De même, l’Europe imagine un mécanisme de screening, qui marque un changement de philosophie. Enfin, le Gouvernement français souhaite renforcer son dispositif – tant dans son champ que dans ses modalités de sanction.

Ce mouvement vous semble-t-il problématique, de nature à décourager les investisseurs et à freiner l’attractivité d’un pays – les statistiques semblent démontrer que les investissements directs étrangers (IDE) y sont insensibles –, ou relève-t-il d’une nécessaire régulation du capitalisme, dès lors que les règles sont prévisibles ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(MM. David de Rothschild, Grégoire Chertok et Nicolas Bonnault prêtent serment)

M. David de Rothschild, président de Rothschild & Co. Je présenterai notre établissement en quelques mots, ferai ensuite des observations générales et laisserai mes voisins traiter les sujets techniques, si vous en êtes d’accord. Grégoire Chertok a en effet la responsabilité de l’ensemble des activités de banque d’affaires en France, et Nicolas Bonnault est un expert chevronné sur les questions industrielles.

Nous avons trois métiers, dont deux ne concernent pas notre réunion – les activités de banque privée et de private equity (investissements directs en français). La banque d’affaires est notre troisième métier. C’est celui qui vous intéresse aujourd’hui.

Nous avons démarré nos activités en France en 1982, après un épisode historiquement intéressant puisque tout venait d’être nationalisé en France, y compris les banques. Le Gouvernement avait fixé le seuil de nationalisation des banques à cinq milliards de francs de dépôts de résidents. Il s’est aperçu que nous n’en avions que deux milliards et demi et a donc fait voter un deuxième texte abaissant le seuil à un milliard… Mais il s’agit d’une anecdote historique.

Depuis, nous avons fait du chemin : nous comptons 3 500 employées, dont un peu plus de 1 000 en France. Nous sommes installés dans une quarantaine de pays et disposons d’une cinquantaine de bureaux. Nous sommes heureux – et sans doute l’êtes-vous également – d’être la seule banque exerçant ces métiers et disposant d’un rayonnement international dont le siège social est à Paris et qui est cotée à la Bourse de Paris. Je suis peut-être d’un patriotisme primaire, mais je suis fier de cet ancrage français.

Au-delà de l’aspect émotionnel, cet ancrage signifie également que nous accompagnons depuis des décennies les entreprises françaises dans leur développement domestique et international : c’est le cas pour Casino, devenu le premier distributeur brésilien. Nous avons également soutenu Engie – ex-Suez-Gaz de France – dans de nombreuses opérations. Nous travaillons pour Publicis. Nous avons largement favorisé le développement d’Atos, devenue une grande entreprise – elle ne l’était pas quand l’actuel président en a pris la responsabilité. Nous avons notamment participé au rapprochement entre Atos et Siemens. Nous avons aussi contribué à faire d’Essilor un champion mondial grâce à sa fusion avec Luxottica.

Nous ne travaillons pas que pour les grandes entreprises, mais également avec de moyennes entreprises ou des start-up. N’en doutez pas, le génie français existe ! Je ne dis pas cela parce que nous sommes à l’Assemblée nationale. Pendant dix-huit ans, j’ai été maire de Pont-l’Evêque, commune du Calvados, j’ai vu nos artisans travailler et j’ai pu comparer nos savoir-faire avec ceux d’autres pays. Objectivement, la France possède de précieuses compétences. Quand quelque chose dysfonctionne dans notre pays, il faut toujours s’interroger : est-ce un problème global ou individuel ?

Je le disais, nous travaillons pour des start-up et commençons à explorer les activités « tech », aussi bien en France qu’à l’étranger. Comme beaucoup, nous allons bientôt disposer d’un bureau à Palo Alto, au centre de la Silicon Valley.

La France est au cœur de notre développement. Les entreprises françaises sont notre fonds de commerce et la clé de notre succès. Je le dis pour ceux qui croiraient que nous pensons d’abord aux affaires et à l’argent : depuis trente ans, nous n’avons jamais conseillé une entreprise étrangère dans le cadre d’une opération hostile en direction d’une société française.

Nous restons très modestes, mais vous l’avez rappelé, depuis trois ans, nous figurons parmi les deux ou trois premières banques mondiales en nombre de transactions – transactions que nous réalisons non pas en notre nom propre mais pour le compte des entreprises pour lesquelles nous travaillons.

Notre métier est particulièrement lié à la conjoncture économique et au climat politique. Pendant de nombreuses années, à partir de 2007-2008 et de la crise des subprimes, notre chiffre d’affaires a été de 30 à 35 % inférieur à celui des deux dernières années. La volatilité est donc considérable : il faut la gérer avec attention.

Un banquier d’affaires n’est pas un décideur, sauf pour ce qui concerne son propre destin. Il n’est pas non plus un lobbyiste. C’est un conseiller et il doit s’entourer d’une équipe solide. J’enfonce quelques portes ouvertes, pardonnez-moi : quand on est face à un dossier, il faut d’abord analyser le secteur, comprendre l’entreprise, étudier sa situation financière, peser ses forces et ses faiblesses, connaître l’actionnariat et son évolution éventuelle. Il faut aussi comprendre sa gouvernance. On peut alors étudier la faisabilité du projet qui nous est confié. Les modalités d’exécution sont nombreuses : le client attend donc de nous une évaluation des risques. Le risque-récompense (risk-reward) en vaut-il la peine ? Quelle option le conforte ?

Pour conclure, je vous ferai part d’une opinion personnelle à laquelle vous n’êtes nullement tenu d’adhérer. Mais elle me semble intéressante car, même si elle concerne Alstom, elle peut être appliquée à d’autres situations. Je comprends parfaitement que l’éclatement d’un grand groupe français emblématique comme Alstom puisse interpeller, d’autant plus que l’entreprise avait plusieurs métiers et que sa restructuration a créé des combinaisons complexes.

Alstom Transport aurait sans doute pu survivre seul. Mais dans un monde qui se globalise, les concurrences sont complexes. Dès lors qu’il ne s’agit pas de brader une entreprise française, sa consolidation n’est pas dépourvue d’intérêt. L’opération, qui s’est traduite par un mariage avec Siemens, a permis à Alstom Transport de devenir une entreprise de tout premier plan dans le secteur. On peut être europhile ou europhobe – c’est une affaire individuelle – mais il n’est pas neutre d’avoir créé une entreprise franco-allemande solide dans le domaine des transports, dans laquelle la partie française est significative. Certes, les Allemands détiendront une part plus importante du capital que les Français, mais le directeur général est un Français et un homme très estimé. Les Allemands veulent qu’il reste à son poste. Le siège social est toujours à Paris et l’entreprise est cotée à la Bourse de Paris.

Je ne considère pas avoir traité le dossier, mais c’est un exemple intéressant de ce qu’on peut faire lorsqu’une entreprise française juge qu’elle doit grandir, qu’elle a du mal à grandir seule et doit s’adosser avec un groupe. Cela peut impliquer qu’à un moment donné, la majorité du capital ne soit pas entre des mains françaises. Malgré tout, des mariages de ce type ressemblent bien plus à une union qu’à une cession.

Notre industrie est très régulée. Du fait de la taille de notre établissement, nous dépendons de l’autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). Par ailleurs, comme toute entreprise cotée, nous sommes contrôlés par l’Autorité des marchés financiers (AMF). Ainsi, dans le cadre de notre rapprochement avec la banque marseillaise Martin Maurel, nous avons dû transmettre, par l’intermédiaire de l’AMF, des volumes colossaux de documents à Francfort. Par conséquent, sur le plan international, notre conformité – ou compliance – doit être particulièrement structurée et s’appuyer sur un service juridique extrêmement solide. Dans une banque comme la nôtre, les comptes rendus au comité d’audit ou au comité des risques représentent entre neuf cent et mille pages…

Nous sommes habitués à cette discipline et cela se traduit également dans nos comportements. Au fond, tout métier comporte un risque financier et un risque de réputation. Dans nos activités, le risque financier est limité par un ensemble de checks and balances, si vous me permettez cet anglicisme. Mais le risque de réputation peut être mortel, car nous signons avec nos clients un engagement éthique : ils s’engagent à tout nous dire et savent que nous n’allons rien répéter. En cas de faute de réputation, la perte de confiance des clients – et donc la perte de clients – est très rapide.

Les hasards de la vie font que l’établissement que je préside porte mon nom ; la faute de réputation est alors d’autant plus lourde…

M. Grégoire Chertok, associé gérant de la Banque Rothschild & Co. Dans quelles conditions sommes-nous intervenus sur le dossier Alstom-General Electric ? Avec qui avons-nous travaillé sur ce dossier, compte tenu de nos liens avec les deux entreprises
– Alstom d’une part et son actionnaire Bouygues, de l’autre ?

Vous avez raison, dans le passé et pendant d’assez nombreuses années, nous avons travaillé à la fois pour les groupes Bouygues et Alstom. Traditionnellement, notre maison accompagne ses clients sur le long terme : nous travaillons pour le groupe Bouygues depuis vingt et un ans et pour Alstom depuis 2004. Nous soutenons Bouygues dans tous ses métiers : construction, routes, téléphonie, médias. Nous travaillions pour le groupe Alstom avant l’entrée du groupe Bouygues dans son capital. Nos relations avec Patrick Kron sont par ailleurs antérieures à son arrivée à la tête du groupe Alstom : il était précédemment président du groupe Imerys, client historique de Rothschild – à une époque lointaine, nous étions l’un des actionnaires d’Imerys, qui s’appelait alors Imetal.

Mais, sur cette opération spécifique – le mariage entre la branche « Énergie » d’Alstom et General Electric –, nous ne sommes intervenus que pour le compte d’Alstom, pas pour celui du groupe Bouygues. En outre, il y avait avec nous un autre établissement bancaire.

Enfin, dans cette opération, il n’y avait pas d’intérêts divergents entre les deux entreprises, le groupe Bouygues ayant immédiatement et très clairement indiqué dès le premier accord qu’en tant qu’administrateur et actionnaire d’Alstom, il se rangerait aux décisions de la majorité du conseil d’administration, en particulier à celle des indépendants.

Je vais maintenant passer la parole à Nicolas Bonnault. Il va vous expliquer plus précisément ce que nous avons fait pour le compte d’Alstom et répondre à votre question sur les offres alternatives.

M. Nicolas Bonnault, associé gérant de la Banque Rothschild & Co. Pour commencer, je reviendrai sur la chronologie de cette opération. Nous avons été informés par Patrick Kron de son intention d’ouvrir des discussions avec General Electric à la fin du mois de mars 2014. Plus précisément, nous avons commencé à travailler pour lui le 25 mars. Les discussions ont été intenses pendant un mois, jusqu’à la fuite du 24 avril.

Il a souvent été dit que Patrick Kron et Alstom voulaient se vendre en catimini à General Electric. Mais, dans ce genre d’opération, il est tout à fait normal que les premières discussions se fassent dans le plus grand secret. C’est indispensable tant pour l’entreprise que pour les marchés. Personne ne peut prendre le risque de la déstabilisation… Par expérience, nous savons tous que beaucoup de ces négociations peuvent ne pas aboutir. C’est le risque que courait Alstom lors des discussions préliminaires avec General Electric. Durant cette période d’un mois, les discussions ont parfois été interrompues : juste avant le week-end de Pâques 2014, nous sommes ainsi tous rentrés chez nous, pensant que le deal ne se ferait pas.

Ce n’est que dans les quelques jours qui ont précédé la fuite de Bloomberg – le 24 avril – que les discussions ont repris. Elles étaient en train d’aboutir lorsque les informations ont fuité. Patrick Kron n’avait aucune intention de mettre tour le monde devant le fait accompli et de signer un accord définitif avec General Electric. Cette opération devait être soumise – et l’a finalement été – à l’approbation du conseil d’administration. Avant cette fuite, l’intention de Patrick Kron était par ailleurs bien évidemment d’en informer le Gouvernement en temps utiles. La fuite a pris tout le monde par surprise, mais les accords négociés avec General Electric laissaient la possibilité à d’autres parties intéressées de faire une offre à Alstom. C’est ce qui s’est passé avec Siemens et Mitsubishi.

Après cette première phase de discussions bilatérales dans lesquelles nous avons assisté Alstom au quotidien, nous avons travaillé aux côtés d’Alstom face à l’APE – et à ses conseils – qui s’était organisée pour analyser les mérites de l’offre de General Electric et des offres successives de Siemens et Mitsubishi présentées au conseil d’administration d’Alstom. En conséquence, si notre mandat portait à l’origine sur General Electric, il a naturellement été étendu à l’analyse de l’offre de Siemens.

M. le président Olivier Marleix. Pour un observateur extérieur, ce délai d’un mois pour arriver à une offre de 12,3 milliards d’euros est assez surprenant. Cela laisse imaginer que GE avait préparé son offre bien plus tôt que ne le laisse penser la dépêche Bloomberg et la phase finale de ces discussions. Cette hypothèse est-elle fantaisiste ?

M. Nicolas Bonnault. GE avait sûrement travaillé en amont mais, quand nous avons commencé à discuter avec eux fin mars, les discussions partaient de zéro. Certes, un mois pour conclure cette opération, c’est court, mais c’est un mois avant la fuite qui a provoqué l’annonce de l’opération.

M. le président Olivier Marleix. Mme Gaymard, que nous avons auditionnée ce matin, nous a clairement indiqué que l’offre – non contraignante – de GE date du 21 avril, ce qui signifie que le montant de 12,3 milliards d’euros était établi à cette date.

M. Nicolas Bonnault. Tout à fait. Cela étant, Alstom était une entreprise cotée et il existait des références de valorisation. En conséquence, l’évaluation d’Alstom était relativement aisée. Je ne dirais pas que nous avons beaucoup dormi durant ce mois de travail, mais ce ne sont pas des délais inhabituels pour des opérations de ce type.

M. le président Olivier Marleix. Vous avez participé à des réunions avec l’APE. Pourriez-vous être plus précis ? Combien de réunions ont eu lieu ? Quel était le contenu des discussions ? C’est important pour nous car ce mécanisme de contrôle des investissements étrangers, dans un secteur aussi important et sensible que celui dans lequel travaillait Alstom – le nucléaire civil en France – est très peu transparent, y compris pour la représentation nationale. On ne sait que ce que le Gouvernement veut bien nous en dire ponctuellement et c’est en général assez peu crédible. Or nous souhaitons analyser la pratique au regard du droit.

M. Nicolas Bonnault. Je serai incapable de vous dire à combien de réunions nous avons participé… Les contacts ont été intenses. L’APE s’était dotée de conseils. Comme à notre habitude, nous avons travaillé avec nos alter ego. Peu après l’annonce, le projet de General Electric a été présenté à l’APE, ainsi que les différentes activités d’Alstom. Je rappelle que l’État n’était pas actionnaire d’Alstom. Il nous fallait donc lui exposer la stratégie de la société. En outre, General Electric et l’État – représenté par l’APE – ont très longuement discuté des engagements de GE et des futures joint-ventures. Nous n’étions alors pas présents.

M. le président Olivier Marleix. Quelle est votre analyse de l’offre alternative de Siemens ?

M. Nicolas Bonnault. Les deux offres étaient difficilement comparables. Celle de General Electric portait sur l’ensemble des activités d’Alstom dans l’énergie. Celle de Siemens était à la fois partielle et conjointe avec Mitsubishi. Plus précisément, Siemens proposait de reprendre l’activité liée aux turbines à gaz – services à forte marge – et laissait à Alstom les secteurs du renouvelable, de la transmission d’électricité – activités dites de « grid » – du transport et des turbines à charbon – dont vous imaginez les perspectives dans le contexte actuel. Il était prévu que Mitsubishi rentre au capital de certains de ces actifs.

Il s’agissait plus d’un démantèlement d’Alstom que de l’adossement d’Alstom Énergie à Siemens. Les activités liées aux turbines à gaz auraient été acquises par Siemens et les autres activités seraient restées chez Alstom, mais au sein d’une entreprise plus petite, toujours confrontée aux mêmes défis, en partenariat avec un groupe japonais.

Même sans rentrer dans le détail des considérations financières, les deux offres étaient donc très différentes sur le plan de la stratégie du groupe. Elles étaient de ce fait très difficilement comparables. C’est pourquoi le conseil d’administration d’Alstom a penché pour l’offre de General Electric.

M. le président Olivier Marleix. Un double mouvement d’allers-retours avait également été évoqué pour les activités de transport : cela figurait-il dans la même offre ?

M. Nicolas Bonnault. La proposition de Siemens à l’époque était différente de celle que le groupe a faite plus récemment à Alstom. En 2014, Siemens a proposé de vendre ses activités Matériel roulant à Alstom. À aucun moment Siemens n’a mis sur la table la vente à de l’ensemble de son activité ferroviaire, y compris la signalisation ferroviaire, activité à plus forte croissance et à plus forte marge.

Tout au plus Siemens a-t-il proposé à Alstom une joint venture dont il aurait eu le contrôle dans l’activité de signalisation ferroviaire. Il n’a jamais fait de proposition de transaction globale portant à la fois sur le matériel roulant et la signalisation ferroviaire.

M. le président Olivier Marleix. La signalisation ferroviaire ne pouvait donc en aucun cas faire l’objet d’une joint venture ?

M. Nicolas Bonnault. Siemens a proposé de créer une joint venture dont il aurait été majoritaire.

M. le président Olivier Marleix. On aurait alors créé deux champions européens. Il restait à Alstom ses activités dans l’énergie renouvelable, c’est bien cela ?

M. Nicolas Bonnault. Alstom aurait conservé le renouvelable et la distribution d’énergie. Il aurait également été présent dans le matériel roulant ferroviaire.

M. le président Olivier Marleix. J’imagine que cette solution ne pouvait pas convenir à l’actionnaire de référence ?

Monsieur Nicolas Bonnault. Comme à l’ensemble des actionnaires.

M. Grégoire Chertok. Quel est notre point de vue sur le renforcement des dispositifs de contrôle ? David de Rothschild l’a clairement expliqué dans son propos liminaire : compte tenu de notre attachement à l’ancrage français de nos grands groupes, nous ne sommes absolument pas opposés à l’existence de cette réglementation, ni à son élargissement ou son adaptation, probablement nécessaires du fait de l’évolution du périmètre et des enjeux des secteurs stratégiques. Le monde et la technologie évoluent très vite ; l’arrivée massive des technologies numériques bouleverse complètement la donne sectorielle. Ces décrets peuvent être utiles.

Comme vous, nous constatons que certains de nos grands concurrents n’hésitent pas à les utiliser. Ainsi, encore récemment, l’administration Trump a opposé son veto à l’offre de Broadcom sur Qualcomm. Il n’y a donc pas de raison de ne pas se doter d’outils similaires.

Cependant, il nous semble que ces instruments ne constituent pas l’alpha et l’oméga de la politique à mener en la matière.

Pour les entreprises françaises, il est, en particulier, absolument nécessaire de privilégier des actionnaires de long terme. L’actionnariat salarié les rend moins volatiles et moins fragiles. Le capitalisme familial a les mêmes vertus. Nous connaissons de très beaux exemples de grandes entreprises françaises cotées qui sont ainsi à l’abri des aléas et de la volatilité des marchés où règne malheureusement souvent le diktat du cours terme. Il faut également citer les fonds souverains à la française, et le fléchage de l’assurance-vie, sans oublier les protections juridiques et statutaires, à l’instar de ce que l’on a appelé les « bons Breton » – ces protections juridiques sont intéressantes dans la panoplie de l’entreprise, mais cette dernière ne peut pas se reposer uniquement sur elles.

Il faut réfléchir à ces questions à la maille européenne. Il nous semble que la Commission européenne doit intégrer la notion de champion européen dans sa politique et ses analyses antitrust. La création de tels champions a été à plusieurs reprises empêchée par sa doctrine. Pourtant, dans un monde de plus en plus global, au sein duquel nos grands concurrents préparent les batailles commerciales à venir en favorisant l’émergence de géants, en particulier en Asie, nos champions ne peuvent naître qu’à l’échelle de l’Europe.

J’apporte toutefois une nuance, car il ne faut pas céder aux excès du protectionnisme : la France a besoin d’investissements étrangers pour soutenir sa croissance, et le développement de ses emplois. Tout doit être affaire de nuance, de discernement et de jugement.

M. le président Olivier Marleix. L’existence d’entreprises non contrôlées résulte de la faiblesse structurelle du capitalisme français. Ces entreprises ne posent-elles pas un problème particulier ? Un actionnaire de référence à 30 % n’est pas toujours passionné par son entreprise. Après le mouvement d’allers-retours de nationalisations en privatisations, beaucoup d’entreprises françaises, y compris certaines très grandes, ne se sont jamais vraiment stabilisées en termes d’actionnariat. Ne s’agit-il pas d’une faiblesse structurelle ?

Je crains que l’on crée de nouvelles situations de ce type avec de futures privatisations partielles. Vous serez peut-être amenés à conseiller l’Agence des participations de l’État (APE) lors de telles opérations. Si l’on ramenait, par exemple, la part de l’État dans Aéroport de Paris (ADP) de 50 % à 30 %, voire 10 %, il faudrait ouvrir le capital, ce qui pourrait progressivement créer une entreprise à la structure fragile. Quel est votre sentiment sur cette particularité assez française ?

M. David de Rothschild. Ce que vous dites est indiscutable. La complexité actuelle a plusieurs causes. Au fond, une grande entreprise très performante, qui n’a pas d’actionnariat de contrôle n’est pas en danger : ainsi, on n’imagine pas une offre publique d’un géant chinois sur Total – l’hypothèse relèverait de la fantaisie ou du roman. Pour des entreprises un peu plus fragiles ou un peu plus petites, les choses sont peut-être différentes.

De façon générale, il faut se demander pourquoi il n’y a pas d’actionnariat, car, finalement, quand une entreprise est de relativement bonne qualité, elle attire toujours des investisseurs, et l’on peut au moins constituer un noyau.

En tout cas, je ne sais pas comment ce sujet se traite par le droit. Comment légiférer là-dessus ?

En se plaçant hors de l’industrie, si l’on considère l’exemple du groupe LVMH, du groupe Pinault ou, pendant une longue période, des Riboud dans Danone, on peut parler d’un actionnariat de référence, à la fois en capital et en image, avec des gens de très grand talent qui développaient considérablement leur entreprise. Il y a une question de taille, de qualité de l’entreprise, mais aussi de talent des dirigeants. Certaines entreprises, même petites, se sont développées sans jamais être attaquées parce qu’elles étaient, d’une certaine façon, meilleures que les autres.

M. le président Olivier Marleix. Je n’imaginais pas que l’on puisse répondre à cette situation par le droit. Je m’interrogeais sur le rôle que vous joueriez si vous étiez amenés à être le conseil de l’APE lors de futures privatisations partielles.

M. David de Rothschild. Nous avons acquis une grande expérience en matière de privatisations dans les années 1980. Cela s’est un peu fait par hasard : nous n’en avions jamais fait auparavant. Nous avons, par exemple, transformé Deutsche Telekom, service de l’État allemand, en société indépendante. Aujourd’hui, cette activité est moins centrale dans notre maison, et nous prenons particulièrement garde au rôle que nous pouvons jouer dans tel ou tel type de privatisation, afin qu’il ne puisse donner lieu à aucune méprise et qu’il soit clair que nous avons été choisis dans le cadre d’une compétition transparente.

En tout état de cause, si nous devions conseiller l’APE, nous essayerions de rendre un service intelligent.

M. Grégoire Chertok. La situation française est un peu intermédiaire au regard de cette question. Le capital des grandes sociétés britanniques est, par exemple, beaucoup plus dispersé. Elles sont donc potentiellement beaucoup plus vulnérables que les grandes entreprises françaises. Le capitalisme allemand compte beaucoup moins de sociétés cotées et de nombreux groupes familiaux. Les sociétés allemandes sont donc moins exposées que les nôtres.

Deux facteurs combinés rendent les entreprises fragiles : un actionnariat extraordinairement morcelé, et une sous-évaluation. Les entreprises qui bénéficient de dynamiques porteuses et celles dont les résultats correspondent aux normes de rentabilité de leur industrie sont beaucoup moins vulnérables que les autres. L’ensemble de l’environnement de compétitivité de l’économie française joue aussi un rôle clé.

Je pense que la présence des actionnaires de référence, qu’ils soient familiaux ou salariés, constituent un facteur de protection. Elle ne signifie pas que les entreprises ne peuvent pas se marier, mais qu’elles ne peuvent pas se marier contre leur gré, ce qui est déjà extrêmement important. Je suis certain que, dans le cadre d’éventuelles privatisations, l’APE aura à cœur d’assurer un ancrage pour ces entreprises grâce à des capitaux de long terme.

Enfin, nous observons aujourd’hui que les nouvelles grandes entreprises, c’est-à-dire notamment toutes celles qui naissent dans l’ère technologique, se financent durablement non plus par la bourse, mais directement grâce à des capitaux longs venant de fonds de pension, de compagnies d’assurances, de caisses de retraite, qui deviennent de sérieuses alternatives.

M. le président Olivier Marleix. La façon dont la procédure américaine anticorruption avait pu peser sur M. Patrick Kron a suscité de nombreuses interrogations. Je ne vais pas insister sur le poids psychologique, mais je souhaite avoir votre avis sur la menace financière que cette procédure faisait peser sur l’entreprise. À l’époque, on évoquait une amende de près d’1 milliard d’euros.

La lecture des rapports des cabinets Roland Berger et A.T. Kearney laisse, par exemple, penser que la principale faiblesse d’Alstom était sa trésorerie, avec des flux de trésorerie négatifs, qui ouvraient des perspectives assez compliquées à l’horizon 2016. Je crois me souvenir que le stock de trésorerie s’élevait à environ 1,5 milliard, en 2014.

Cela corrobore l’analyse selon laquelle le risque que représentait une amende d’1 milliard était bien un sujet de préoccupation. Quel était le montant de la trésorerie disponible d’Alstom en 2014 ? Confirmez-vous le chiffre que nous donnons ?

M. Nicolas Bonnault. Je ne peux pas vous citer ce chiffre de mémoire. Ce risque était effectivement connu. On pouvait le lire dans les comptes 2013-2014 d’Alstom. Le montant final de l’amende s’est élevé à 772 millions payés par Alstom et non par General Electric. Je n’ai vu, à aucun moment, la menace du Departement of justice (DoJ) comme une incitation à conclure un deal avec General Electric. À aucun moment cette menace n’a pesé sur les discussions.

De plus, sur le plan financier, Alstom avait la capacité de faire face à une amende
– ils y ont d’ailleurs fait face. Le groupe avait également la capacité de vendre des actifs et de mobiliser ses propres ressources. À aucun moment dans les discussions, cette menace n’a été considérée véritablement comme étant une épée de Damoclès sur Alstom.

M. le président Olivier Marleix. Vous n’avez aucune idée du montant de la trésorerie disponible ?

M. Nicolas Bonnault. Non !

M. le président Olivier Marleix. S’il s’agit bien d’1,5 milliard, cela devait tout de même poser un problème à Alstom de devoir sortir 1 milliard, d’autant que le délai normal de règlement des amendes au département de la justice américain n’est que de quelques semaines ? La meilleure preuve étant qu’Alstom a demandé des délais de paiement et ne les a obtenus que grâce à l’engagement de General Electric qui lui a servi de caution.

M. Nicolas Bonnault. Je crois qu’il est assez usuel d’obtenir des délais de paiement. Sans cette caution de General Electric, un délai aurait tout de même pu être accordé à Alstom.

Le chiffre relatif à la trésorerie se trouve dans les comptes d’Alstom de la fin de l’année 2014, que je ne connais pas par cœur et que j’ai oubliés. Vous avez sûrement raison, si vous donnez ce chiffre, mais au-delà de la trésorerie effectivement disponible à une date précise, il faut tenir compte de la capacité d’emprunt, et de la possibilité de mobiliser des actifs et d’obtenir des délais de paiement. Je ne peux que répéter que le risque d’une amende n’a pas été vu comme un risque vital pour la société.

M. le président Olivier Marleix. D’autant moins qu’il y avait une solution de rachat. En fait, Alstom a payé son amende avec le produit du rachat.

Les observateurs ont été troublés par la débauche de moyens mis en œuvre par les deux entreprises pour accompagner cette fusion. Côté Alstom, on avait dix cabinets d’avocats, M. Henri Poupart-Lafarge m’a parlé d’une banque conseil, mais vous m’avez dit qu’il y en avait une seconde : vous n’étiez pas seuls ?

M. Nicolas Bonnault. Pour l’opération General Electric, il y avait effectivement deux banques : Bank of America Merrill Lynch, et nous-mêmes. Pour l’opération Siemens, nous étions seuls.

M. le président Olivier Marleix. Il y avait aussi deux agences de communication : DGM et Publicis.

Côté General Electric, on comptait trois banques conseils – Lazard, Crédit Suisse, et Bank of America –, l’agence de communication Havas, et je ne cite pas les avocats.

Finalement, une telle surabondance de moyens permet-elle encore à l’État et aux actionnaires de prendre des décisions éclairées ? Si un actionnaire minoritaire, un concurrent, ou qui que ce soit s’estime lésé, reste-t-il encore quelqu’un sur la place de Paris pour faire valoir des intérêts contraires, lorsque l’on a, à ce point, ratissé large ? Par amitié pour certaines personnes, je n’ai cité que quelques noms, mais cette situation pose tout de même un certain nombre de questions.

On peut aussi s’interroger sur le coût de l’opération pour Alstom. Le Canard enchaîné a donné un chiffre. Une notice de l’Autorité des marchés financiers (AMF) donnait ce coût global qui comprend un peu de fiscalité, à l’époque, il y avait les 0,2 % de la taxe sur les transactions financières, mais, finalement, cela ne va pas chercher loin, ce n’est que 25 millions d’euros. (Sourires.) En plus, il faut compter la rémunération de tous les conseils. Cela représente finalement beaucoup d’argent. Si on imagine que, de son côté, General Electric a mis autant d’argent sur la table, cela fait un total de près de 600 millions d’euros pour ce deal.

Cette débauche de moyens n’est-elle pas une façon de rémunérer au-delà d’une mission et de travaux incontestablement effectués, une espèce d’influence sur la décision elle-même ? Ce serait plus problématique. Quelle est votre analyse sur ce sujet ?

M. David de Rothschild. D’une manière générale, comment tout cela se passe‑t‑il ? Nous avons appris à considérer que le client est maître – et il ne s’agit pas d’une façon de ma part de botter en touche. Évidemment, nous ne sommes jamais gênés d’être le seul banquier conseil – cela ne vous étonnera pas. Nous n’avons jamais poussé au recrutement d’un compétiteur, mais nous les avons toujours accueillis de façon amicale, parce que l’intérêt du client n’est pas de voir ses serviteurs se battre – ce point est absolument capital.

Ensuite, il faut presque toujours dans le monde complexe qui est nôtre, faire appel à des juristes. Il est donc vrai que sur cette opération, que j’ai regardée de loin, les chiffres sont considérables. Vous ne m’avez pas posé la question, ce qui est très élégant de votre part, mais je peux vous dire que sur ces 300 millions, notre part est très très faible. Nous ne rougissons pas lorsque vous évoquez ce chiffre.

J’ai dressé un tableau général. En l’espèce, il y avait aussi des circonstances particulières.

M. Grégoire Chertok. Reste-t-il encore quelqu’un sur la place de Paris pour faire valoir des intérêts contraires ? Oui ! Malheureusement, allais-je dire, il reste beaucoup d’autres intervenants. Notre métier est très concurrentiel, et les banques sont nombreuses. Il en restait suffisamment pour conseiller Mitsubishi, Siemens et l’État français – ou d’autres encore.

Il n’est pas inusuel que des entreprises s’entourent de plus d’une banque conseil pour des opérations de cette complexité et de cette ampleur. C’est la norme.

Je ne ferai pas de commentaire s’agissant des montants. J’ai cru comprendre que les procédures antitrust ont été très longues et très lourdes, et qu’elles expliquaient une bonne part de ces dépenses.

M. David de Rothschild. L’expérience montre que même lorsque les conseillers sont nombreux, in fine, les décisions sont prises par le management et le conseil d’administration.

Les conseillers disent ce qu’ils pensent – parfois ils disent la même chose, parfois non –, mais, fondamentalement, le ou les conseillers, aussi nombreux soient-ils, ne se substituent jamais au processus de décision finale. Lorsqu’il s’agit d’une décision qui implique l’État, celui-ci exprime aussi son point de vue, quel que soit le nombre de conseillers.

Vu de votre siège, monsieur le président, cela fait sans doute un peu désordre, cela fait beaucoup de monde et d’argent, mais, dans les faits, je ne crois pas que cela obère le pouvoir de décider, car ceux qui le détiennent ne sont absolument pas prêts à l’abandonner à des conseillers. S’il le faut, on nous rappellera que nous sommes des serviteurs, distingués, certes, mais des serviteurs, et non des décideurs. Au besoin, ce rappel sera fait, et c’est comme cela que ça doit être.

M. Grégoire Chertok. Je me permets d’ajouter un derrière éclairage sur ce point : il y a de très nombreuses transactions qui ne se font pas.

Sur la totalité des transactions que les banques d’affaires étudient ou dans lesquels elles interviennent comme conseil chaque année, celles qui ne se font pas sont plus nombreuses que celles qui aboutissent. Je parle de transactions pour lesquelles les enjeux financiers et le nombre de conseillers sont aussi élevés que celle dont nous parlions.

M. le président Olivier Marleix. Nous cherchons à comprendre comment est donné l’accord ministériel que la loi prévoit pour les investissements étrangers.

J’ai été surpris par la procédure décrite devant nous, ce matin, par Mme Clara Gaymard. En France, on commence par aller voir le Président de la République et, ensuite, on travaille avec le bureau compétent de Bercy. Aux États-Unis, la démarche est à peu près inverse : on commence par s’adresser à l’administration – CFIUS, bureaux du trésor, départements ministériels compétents –, puis le Président américain prend une décision éclairée par les avis précédents. Rien d’étonnant finalement de la part des Français à ce qu’ils donnent un rôle central au Président de la République pour la prise de toute décision. Cela vient néanmoins troubler un peu la clarté du process.

J’ai été surpris d’apprendre qu’une banque comme la vôtre n’était pas inscrite au répertoire des représentants d’intérêts. Est-ce que cela signifie que vous n’entrez jamais en relation avec les pouvoirs publics en vue d’obtenir une décision de leur part ?

M. David de Rothschild. Évidemment, nous avons des conversations avec l’État, mais nous ne vendons pas. Le représentant d’intérêt fait le tour de toutes les administrations pour obtenir le maximum de soutiens ; nous travaillons pour nos clients sur des opérations un peu complexes qui nécessitent de dialoguer.

M. Nicolas Bonnault. Les décisions individuelles ou les actions en vue d’obtenir une décision individuelle de l’administration ne sont pas considérées comme des actions de représentation d’intérêt…

M. le président Olivier Marleix. Il s’agit de l’interprétation choisie par un décret dont nous parlions, ce matin, avec M. Michel Sapin. Ce dernier considère visiblement lui aussi qu’il s’agit d’un décret tout à fait contra legem.

Durant les débats parlementaires de la loi dite « Sapin 2 », nous avons consacré une demi-journée à cette question : qui est représentant d’intérêts ? Il a fallu négocier âprement pour déterminer s’il fallait inclure l’imam, l’évêque, les associations d’élus… J’ai moi-même posé une question sur le cas de l’inspecteur des finances pantouflant dans une banque d’affaires, par exemple, qui appellerait ses anciens collègues. On m’avait répondu qu’il serait évidemment considéré comme un représentant d’intérêts. L’intention du législateur était donc assez précise, même si le décret du 9 mai 2017 a habilement permis d’exonérer certaines personnes. Il y a aussi une question d’interprétation du décret. Les textes entendent ne pas inclure parmi les représentants d’intérêts la personne qui sollicite une autorisation dont l'attribution constitue un droit, mais, à mon sens, cela vise seulement les cas où l’administration a compétence liée.

 

M. Nicolas Bonnault. Pour notre part, nous ne pouvons que nous inscrire dans le cadre du décret en vigueur et des lignes directrices publiées par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Pour des opérations qui nécessitent une décision individuelle, comme les investissements étrangers en France, l’interprétation actuelle consiste à considérer que les actions de ceux qui cherchent un agrément ne constituent pas des représentations d’intérêt.

M. David de Rothschild. Permettez-moi de vous donner un exemple d’une situation qui deviendrait compliquée si nous devions être représentants d’intérêts.

Imaginons que nous ayons pour client une société X préparant une fusion ou une opération importante. Quel est le premier devoir qui s’impose à nous ? Le secret. Dès lors que nous travaillons avec des entreprises cotées, toute fuite constitue un délit d’initié. La cybercriminalité est désormais l’un des problèmes obsédants pour les maisons comme la nôtre. Si vous m’interrogiez sur la liste de mes préoccupations, je placerais aujourd’hui en tête, ce que je n’aurais jamais fait il y a cinq ou dix ans, cette question : « Comment être sûrs que nous protégeons les données des clients ? » Nous avons à leur égard une très forte responsabilité morale. La seconde question préoccupante serait la suivante : « Comment éviter tout délit d’initié lors de la préparation d’un projet de fusion de deux entreprises ? »

Si la société X venait nous voir au mois de septembre, nous aurions dans les mois qui suivent des conversations avec l’État. Sur un dossier complexe, nous l’aurions même rencontré à plusieurs reprises. Au début de l’année suivante, si nous étions représentants d’intérêts, nous devrions déclarer ces conversations avec l’État ainsi que les sujets abordés. Mais alors, comment concilier l’impératif de transparence auquel doivent répondre les représentants d’intérêts, et les règles du secret qui s’appliquent à une opération impliquant une entreprise cotée ? La déclaration publique, d’un côté, est totalement contraire aux règles édictées, de l’autre, par l’AMF et les marchés.

Personne n’est contre la transparence qui est indispensable pour des raisons éthiques. En revanche, la transparence appliquée à un métier comme le nôtre devient très rapidement un nid à embrouilles. C’est tout simplement la vérité ! Je serais ravi d’être un représentant d’intérêt ; ce n’est pas le sujet. Je dis seulement que si la plupart des banques n’ont pas fait ce choix, ce n’est pas un hasard.

Évidemment, nous serons extrêmement attentifs à nos actions afin de pouvoir répondre à des questions qui nous seraient posées : nous tenons la liste des visites ou des contacts avec l’État. Mais, l’exemple théorique que je vous ai donné montre la contradiction entre, d’une part, le droit boursier, la protection du secret des affaires et celle contre les risques engendrés par la cybercriminalité, et, d’autre part, une espèce de transparence un soupçon naïve dans son approche.

M. le président Olivier Marleix. Il y a de nombreuses années, votre banque d’affaires a traité le rachat de Volvo par les Chinois. Le débat sur les investissements étrangers en Europe et aux États-Unis se focalise beaucoup sur les investisseurs chinois. La représentation que nous nous faisons du poids de ces investissements est d’ailleurs souvent excessive, car même s’ils ont beaucoup progressé, leur part reste encore infime. Je crois qu’ils représentent 2 % des investissements étrangers en France. De plus, force est de constater que, jusqu’à présent, ces investissements ont souvent eu lieu en Europe parce que les Chinois étaient appelés à la rescousse. Aujourd’hui, vos activités dans le monde vous permettent-elles d’avoir un regard particulier sur cette question ?

M. David de Rothschild. Je ferai une réponse un peu générale, si vous le voulez bien.

M. Chertock et M. Bonnault vous le diraient : il est intéressant tant sur le plan du business que de la psychologie, de constater que les clients qui cherchent aujourd’hui un acheteur ou qui veulent quelque chose qui nécessite de faire un tour relativement large du marché demandent systématiquement si nous avons une implantation en Chine et si nous pouvons parler à des Chinois.

Il s’agit d’un mouvement qui s’est extraordinairement développé. Si l’on a aujourd’hui une ambition mondiale – avec un « m » minuscule, car la majuscule serait un peu arrogante –, il faut avoir une implantation en Chine. Nous avons des bureaux à Hong Kong, à Shanghai et à Beijing, et nous avons des gens qui font de la banque là-bas.

Autant il faut favoriser la consolidation européenne en demandant à la Commission d’être plus business et moins bureaucratique, autant il faut avoir conscience que nous ne sommes pas dans une relation de réciprocité avec la Chine.

Je prends notre exemple. Cela n’a aucun intérêt, mais je vous le donne tout de même : nous pouvons représenter les Chinois dans le monde entier, mais nous ne pouvons pas faire une opération domestique en Chine.

Les Chinois sont heureux d’acheter en Afrique ou en Europe. En même temps, il traverse des périodes difficiles avec une économie qui marche moins bien.

On ne peut pas ne pas s’intéresser au problème chinois : il faut une compétence, il faut aller voir sur place, mais il faut savoir que c’est plus simple quand eux achètent que lorsque c’est nous qui voulons acheter. Il y a un problème d’opacité, c’est compliqué. C’est nécessaire, et ce n’est pas un long fleuve tranquille.

M. le président Olivier Marleix. Je vous remercie pour votre présence et vos réponses à nos questions.

 

La séance est levée à quinze heures quarante-cinq.


41.    Audition, à huis-clos, de M. Laurent Nunez, directeur général de la sécurité intérieure, et de M. Jean-Philippe Couture, sous-directeur de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI)

(Séance du jeudi 22 mars 2018)

 

 

Cette réunion s’étant tenue à huis clos, aucun compte rendu n’a été publié.

 


42.    Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Pierre Floris, délégué interministériel, et de M. Marc Glita, délégué interministériel adjoint aux restructurations d’entreprises

(Séance du mercredi 28 mars 2018)

La séance est ouverte à seize heures vingt.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons cet après-midi, M. Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d’entreprises, et son adjoint, M. Marc Glita.

Monsieur Floris, votre fonction est récente puisque le décret n° 2017-1558 qui a institué un délégué interministériel aux restructurations d’entreprises date du 13 novembre 2017, quelques jours à peine avant que notre commission d’enquête ne débute ses travaux.

Votre nomination étant intervenue en décembre dernier, nous avons, bien sûr, conscience qu’il est encore un peu tôt pour vous interroger sur un premier bilan. Nous serions en revanche heureux que vous nous présentiez votre mission. Si l’on s’en tient aux termes de l’article 2 du décret, vous êtes chargé « d’animer, de coordonner et d’optimiser l’accompagnement par l’État des restructurations d’entreprises, et notamment des entreprises industrielles ».

Pouvez-vous nous donner des précisions sur les moyens alloués à cette mission ? Le décret prévoit que vous pouvez vous appuyer sur plusieurs directions de Bercy, dont la Direction générale des entreprises (DGE). Qu’en est-il ?

Nous aimerions également savoir comment le délégué interministériel que vous êtes se positionne dans un paysage administratif qui a déjà évolué à plusieurs reprises : les commissaires au redressement productif ont été mis en place en 2012. Un comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) est également en place depuis 1982. Êtes-vous désormais en charge de son pilotage ?

Nous souhaiterions savoir à quel moment vous intervenez : est-ce dans le cadre des contrats de revitalisation, après la fermeture d’une entreprise, ou beaucoup plus en amont lorsque des difficultés de trésorerie sont identifiées par la Banque de France dont le réseau d’alerte fonctionne assez bien, ou encore au moment des procédures de redressement ?

Sur quelle durée suivez-vous les dossiers ? Au-delà des contrats de réindustrialisation, des contrats de sites, suivez-vous des restructurations passées ? Vous avez peut-être observé que notre commission d’enquête est particulièrement attentive aux engagements pris par General Electric lors du rachat d’Alstom. Ce sujet est-il susceptible d’entrer dans le champ de votre mission ?

Plus largement, vous avez une expérience plus que solide dans le monde industriel. Quel regard portez-vous sur les relations entre l’État et ce secteur ? L’État semble naviguer entre deux écueils : on lui reproche tantôt de se montrer trop intrusif, tantôt de ne pas suffisamment anticiper – cette critique a été entendue notamment lors de la cession d’Alstom ? Comment voyez-vous la mission de pilotage de la politique industrielle qu’exerce l’État – si tant est qu’elle soit encore légitime à vos yeux, ce que, à titre personnel, j’espère ?

Avant de vous donner la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.

(M. Jean-Pierre Floris et M. Marc Glita prêtent successivement serment.)

M. Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d’entreprises. Je suis très heureux d’être devant vous. J’ai pris mes fonctions au milieu du mois de décembre 2017, et les objectifs de la mission sont au nombre de trois.

Le premier objectif consiste à coordonner la réponse de l’État en matière de restructuration d’entreprise dans tous les secteurs, sauf le secteur bancaire.

Le deuxième objectif consiste à vérifier si les engagements des entreprises à l’égard de l’État sont tenus – vous avez cité l’exemple du dossier General Electric. S’ils ne le sont pas, il nous revient d’entamer la négociation sous l’autorité de M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, et de Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail, les deux ministres dont je dépends.

Le troisième objectif consiste à anticiper les problèmes. Ils concernent soit des entreprises que leur propre stratégie a mises en difficulté, soit des entreprises confrontées à des mutations technologiques – ce qui suppose de mener une politique par filières.

Le premier objectif concerne le suivi des restructurations. Cette action se fonde sur une « philosophie » de base : pour les entreprises que je qualifierai de traditionnelles, les restructurations sont malheureusement une nécessité. Il faut s’adapter à l’évolution des technologies et, sauf croissance exceptionnelle – mais ce qui n’est pas le cas dans l’économie européenne –, on est amené à procéder à des restructurations.

Mon souhait, évidemment partagé par tous, est que ces restructurations se fassent à temps pour que les entreprises maintiennent leur compétitivité et puissent gagner des parts de marché. Je souhaite également, lorsque ces entreprises sont amenées à faire des restructurations, et si elles raisonnent sur le long terme, que leurs investissements de long terme – ceux qui préparent l’avenir, que ce soit en faveur de nouveaux produits ou de nouvelles technologies – se réalisent sur notre territoire. Je souhaite enfin que les mesures sociales d’accompagnement permettent de ne pas fragiliser le tissu social. Nous voulons que l’économie marche bien et que la cohésion sociale soit préservée – et nous entendons favoriser des réponses qui réalisent une synthèse de ces deux impératifs.

Je travaille avec une équipe réduite, même si elle est d’une extraordinaire qualité. J’ai deux adjoints : M. Marc Glita, jeune ingénieur des Mines – en tout cas, jeune par rapport à moi –, et une adjointe à mi-temps, qui s’occupe des restructurations au ministère du travail, Mme Évelyne Trotin. Marc Glita est l’adjoint le plus ancien puisqu’il a « préfiguré » la mission. Nous avons l’appui d’un autre ingénieur des Mines – encore plus jeune que Marc Glita – dans l’équipe centrale.

J’entends travailler en réseau, comme cela est d’ailleurs indiqué dans la description de ma mission. Je souhaite que les différents services de l’État travaillent sur notre initiative sans même qu’il y ait besoin d’instaurer un quelconque rapport hiérarchique : le conseiller social de la ministre du travail, le responsable des restructurations à la DGE, ainsi que le CIRI siègent à notre comité de pilotage. Autrement dit, tous les services de l’État, qui travaillent sur les restructurations sont coordonnés par le délégué interministériel. C’est vrai, en particulier, des commissaires au redressement productif (CRP) ; lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai reçu plusieurs courriers de préfets me suppliant de ne surtout pas changer le fonctionnement des CRP parce qu’ils estimaient que leur travail était utile. Même s’il est spécifiquement indiqué qu’ils dépendent de mon autorité, j’ai souhaité, avec Marc Glita, qu’ils restent au sein de la DGE qui elle-même travaille avec moi. Indépendamment de mes objectifs personnels, je n’avais pas envie de m’embarrasser de problèmes administratifs : si quelque chose marche, il faut le consolider. Nous travaillons parfaitement ainsi.

Deuxième objectif : je suis chargé, par délégation du ministre – ce dernier intervient, bien sûr, comme il l’entend, lorsqu’un sujet devient particulièrement sensible sur le plan politique –, de vérifier le respect des engagements pris par une entreprise à l’égard de l’État. La DGE, qui dispose des moyens humains pour ces analyses, me transmet des éléments.

Le troisième objectif concerne les entreprises qui peuvent avoir des difficultés. Le CIRI constitue évidemment une source d’information prioritaire, puisque celles de plus de quatre cents personnes qui rencontrent des problèmes de financement s’adressent traditionnellement à lui.

Pour ce qui concerne les problèmes de filières, nous devons demander des analyses à la DGE et nous appuyer sur leurs travaux d’analyse. Je dois aussi travailler avec Philippe Varin, qui dirige le conseil national de l’industrie, et les organisations par filière.

Je considère que j’effectue un travail en réseau d’animation d’équipes. Si j’ai fait le choix de travailler pour l’administration ou, disons, entre l’administration et le politique, alors que je n’ai jamais été qu’un industriel, c’est parce que je crois qu’il y a en ce moment une réelle opportunité pour la France. Je suis très sensible à l’évolution actuelle des esprits, en particulier celle des rapports sociaux. Je constate avec grand plaisir que la plupart des syndicats ont une vision de plus en plus réaliste des choses : si on leur parle de la nécessité de restructurer les entreprises, lorsque c’est nécessaire, de le faire à temps, de le faire bien, avec une vision sociale, je pense que nous parvenons à partager une même vision.

Lorsque nous nous intéressons aux entreprises qui rencontrent des difficultés, nous sommes amenés à rencontrer les dirigeants et les organisations syndicales : dans 95 % des cas, je trouve leur attitude très responsable. Elles nous fournissent des éléments très pertinents. Nous devons développer cette tendance.

Je pense aussi que l’évolution politique en France – et ce n’est pas seulement lié à l’élection présidentielle – amène aujourd’hui tous les responsables politiques à avoir une attitude beaucoup plus responsable.

Comme je me suis battu durant toute ma vie pour développer les affaires – j’ai aussi eu à en restructurer beaucoup – et que je considère que, dans celles que j’ai dirigées, je n’ai parfois pas suffisamment investi en France, j’ai voulu contribuer et aider les équipes à réussir. Voilà mon état d’esprit.

Quand intervenons-nous ? Nous essayons de le faire le plus en amont possible. Dans la tradition française – et j’ai de la pratique en la matière puisque j’ai fait une grande partie de ma carrière chez Saint-Gobain –, lorsque vous voulez restructurer, vous commencez par aller voir les services de l’État pour ne pas trop être embêté par la suite : on passait par à peu près tous les ministères, plus les services du Premier ministre, et éventuellement ceux de l’Élysée. Peut-être, à terme, pourrait-on se concentrer sur les entreprises… Cela leur faciliterait la vie et éviterait des démarches inutiles.

Lorsque les entreprises rencontrent des difficultés, les CRP, les élus locaux et les préfectures font remonter l’information. Nous essayons aussi de travailler sur les signaux faibles. Avant mon arrivée, certains CRP avaient planché sur un programme un peu pilote pour analyser les risques de défaillances ou de difficultés d’entreprises en fonction de l’évolution du chiffre d’affaires et d’autres informations techniques. La direction du Trésor se penche aussi sur ce sujet : elle dispose d’informations provenant de la Banque de France, qui ne sont pas nécessairement accessibles à tout le monde.

Peu m’importe, vraiment, qui est à l’origine des systèmes que nous utilisons. Le plus important, c’est de travailler en amont, et ensemble.

Lorsque les entreprises sont en difficulté, notre rôle est de chercher des solutions d’avenir. Autrement dit, nous devons discuter avec des repreneurs potentiels et faire en sorte que leurs plans soient les plus corrects possibles, dans le respect de la double contrainte économique et social dont j’ai parlé.

Ces plans doivent fonctionner économiquement. Cela paraît une évidence, mais il faut être intransigeant sur la qualité des business plans. Même si l’on sait que tout ne se passe jamais exactement comme le business plan l’a prévu, il faut au moins que l’on comprenne pourquoi l’entreprise pourra marcher dans le futur, alors qu’on a eu des problèmes dans le passé. Si cette analyse n’est pas faite froidement, et qu’elle ne suscite pas un niveau relativement élevé de confiance, il n’y a aucune chance que cela marche.

Il faut aussi s’assurer de sérieux des dirigeants qui veulent reprendre l’entreprise. Nous avons malheureusement trop d’exemples de gens qui ne connaissent pas assez bien le business, et qui vont dans le mur, ou bien d’individus peu fréquentables qui vous promettent de reprendre tout le monde, moyennant quelques dizaines de millions, puis prennent l’argent et laissent la boîte en jachère. Il faut être très vigilant sur ces deux aspects.

Lorsque les entreprises sont en redressement judiciaire, nous devons travailler avec les entreprises pour que leur plan soit le mieux bouclé possible – mais, bien sûr, ce n’est pas nous qui jugeons.

Ça, c’est le travail en amont, mais il ne doit pas en rester là. Nous vérifions que les choses se mettent en place comme prévu. S’agissant des contrats de revitalisation, nous travaillons sur deux aspects : pour les plans sociaux, il faut vérifier que l’argent est bien dépensé par les boîtes pour réindustrialiser, redynamiser, etc. Pour les plans plus particulièrement consacrés à des territoires, nous sommes également impliqués. Notre mission auprès des entreprises s’étale donc sur une assez longue période.

Depuis leur création, les commissaires au redressement productif ont traité environ 2 900 dossiers d’entreprise.

Les vingt-deux commissaires au redressement productif travaillent en permanence sur un flux d’environ cinquante dossiers. Au niveau central, nous nous traitons de manière assez approfondie, une quarantaine de dossiers et nous intervenons sur quarante à cinquante autres – selon l’importance politique d’un dossier, on peut être alerté sur tel ou tel point et intervenir sans forcément entrer de manière très approfondie dans le sujet.

La DGE organise aussi un suivi des plus petits dossiers traités par les commissaires au redressement productif. Suivant une tradition déjà en vigueur avant ma nomination, nous nous réunissons toutes les semaines avec trois ou quatre CRP. Les principaux dossiers régionaux sont donc revus au niveau central.

La question de l’implication de l’État dans le monde de l’industrie est très difficile.

Comme vous, je suis très attaché au développement de l’industrie – en fait, je devrais plutôt parler de « redéploiement » de l’industrie, puisque sa part dans le PIB français a chuté : nous sommes très loin des Allemands… Cela dit, vous connaissez les chiffres mieux que moi : on voit tout de même une petite reprise positive.

Nous n’avons pas de ministère de l’industrie en tant que telle, même si nous en constituons, en quelque sorte, une partie significative, mais la politique industrielle est une politique globale : c’est une politique de confiance dans les affaires, une politique fiscale, une politique de formation ; c’est aussi un consensus social qui renvoie à la responsabilité de tous les acteurs économiques et politiques – je peux en parler pour avoir beaucoup travaillé à l’étranger, en particulier avec des entreprises allemandes ; c’est encore la législation sur la fiscalité des transmissions d’entreprises. Enfin, et c’est un impératif, il faut que les entreprises soient performantes et qu’elles gagnent de l’argent. Nous avons constaté qu’il existait un décalage entre les marges des entreprises françaises, et des entreprises allemandes ; il est en train de se résorber. C’est très important parce que l’on sait que les entreprises qui se lancent dans des acquisitions sont en général les plus rentables de leur secteur.

Dès lors que nous savons que les consolidations sont inéluctables, nous devons veiller à ce que les entreprises françaises soient rentables. Il faut qu’elles aient des produits à vendre, et des équipes efficaces – sachant que, sans cohésion sociale, elles n’auront pas d’équipes efficaces et elles ne parviendront pas à dégager de bonnes marges. Il faut aussi que les Français aient l’audace de se déployer à l’international. Je suis heureusement frappé par le fait que les Français parlent bien les langues étrangères et qu’ils n’hésitent pas à se déplacer. Nous n’avons pas de handicap structurel par rapport à l’Allemagne – s’il y en avait un, ce serait en matière de formation, ce qui justifie les efforts consentis en ce moment en la matière.

Il reste ensuite à veiller à ce que l’administration ne soit pas trop tatillonne. J’ai récemment rencontré un certain nombre de vos collègues alors que je défendais le crédit d’impôt recherche. Je ne suis pas vraiment partisan des subventions, mais je suis favorable au crédit d’impôt recherche. L’un de vos collègues, par ailleurs entrepreneur, qui partageait mon opinion sur les subventions, m’a dit : « J’avais une entreprise moyenne, mais je n’ai jamais voulu demander le crédit d’impôt recherche parce que ça déclenchait systématiquement un contrôle fiscal, et le contrôle fiscal, ça pompe des ressources telles que ça me revient plus cher que ce que je peux gagner avec le crédit d’impôt recherche ! ».

Le problème n’est évidemment pas le même dans les grandes entreprises pour lesquelles j’ai toujours travaillé finalement. On a l’habitude des contrôles fiscaux, mais leurs conséquences pour les structures moins grosses sont évidemment plus fortes. Il faut vraiment que l’administration ne soit pas tatillonne.

J’ai plaisir à travailler avec le ministère du travail, car je peux m’adresser à eux directement s’agissant des dossiers sur lesquels nous avons une position claire, et leur dire : « N’emmerdez pas les gens plus que nécessaire ! » Notre administration ne doit pas donner une mauvaise image de notre pays par rapport l’Allemagne ou à d’autres pays européens. Bien sûr, il ne faut pas généraliser : il y a beaucoup de gens très bien dans l’administration française – mes propres adjoints en sont issus – et je pense qu’il y en a de plus en plus. Il reste toutefois très important que nous gardions tous un état d’esprit positif à l’égard les affaires, et que nous soyons là pour aider.

Le CIRI ne dépend pas hiérarchiquement de moi, mais de la direction générale du Trésor. Il est cependant entendu que nous suivons ses dossiers – principalement Marc Glita et son collaborateur. Nous participons à leurs réunions et ils participent aux miennes. Lorsqu’un dossier devient sensible politiquement ou qu’il peut avoir une certaine visibilité, j’interviens en appui. Ce matin, par exemple, j’avais deux réunions avec le CIRI. Nous nous voyons plusieurs fois par semaine.

Soyons clairs : mon objectif n’est pas de bâtir une administration. Je me suis méfié de l’administration toute ma vie : ça coûte cher… En clair, si quelque chose marche, c’est très bien, et, du fait de ma mission, je dois me sentir responsable des réponses de l’administration, y compris celles du CIRI : s’il y a un problème, je dois intervenir. Tout cela repose sur une relation mutuelle de confiance. Pour l’instant, tout se passe bien.

M. le président Olivier Marleix. Pour résumer, le travail de veille et le premier traitement se font au niveau local avec le réseau des commissaires au redressement productif, et vous êtes le niveau central d’animation…

M. Jean-Pierre Floris. Sur les dossiers les plus sensibles. Même si l’entreprise en compte que cinquante-cinq personnes, comme en ce moment dans les Hautes-Pyrénées.

M. le président Olivier Marleix. C’est aussi la réalité du territoire français. Dans beaucoup de départements, il ne reste plus beaucoup d’entreprises de plus de cinquante salariés : dans la Meuse ou de la Lozère, elles se comptent sans doute sur les doigts d’une main.

Vous avez évoqué la vérification des engagements pris à l’égard de l’État. Pensiez-vous principalement aux contrats de revitalisation ? Les engagements pris au titre du contrôle des investissements étrangers, lorsque l’État conditionne un investissement au respect d’un certain nombre d’obligations, entrent-ils également dans le champ de votre mission ? Nous avons également vu émerger une nouvelle espèce avec des engagements contractuels en termes d’emplois. L’engagement de la création de 1 000 emplois, pris dans le dossier Alstom-General Electric, fait par exemple l’objet d’un suivi assez original : pour la première fois, l’État a fait désigner un cabinet d’expertise, Vigeo, qui effectue ce travail au frais de General Electric tout en rendant compte régulièrement à l’État. De quoi s’agit-il exactement ?

M. Jean-Pierre Floris. La description de ma mission n’est pas particulièrement claire sur ce point : ne sont évoqués que les engagements des entreprises vis-à-vis l’État. J’ai déduit des discussions que j’ai pu avoir avant de prendre mon poste et du décret, que n’étaient concernés que les engagements pris lors de grosses opérations. Nous suivons le dossier General Electric : même si la DGE est chargée de le décortiquer, c’est nous qui discutons avec l’entreprise. Nous rencontrons Mme Corinne De Bilbao, présidente de General Electric France, et de M. Jérôme Pécresse, président-directeur général de General Electric « Énergies renouvelables ». Si j’occupe toujours mes fonctions, nous serons aussi amenés à vérifier que les engagements du dossier Alstom-Siemens se mettent en place.

Nous intervenons en appui des contrats de revitalisation, mais disons que je ne m’en sens pas responsable…

M. le président Olivier Marleix. Le rapporteur de la commission d’enquête et moi-même avons rencontré, la semaine dernière, à Belfort, les représentants des salariés d’Alstom et de General Electric. On sent quand même une espèce de malaise lié aux engagements en termes d’emplois, demandés par l’État pour trois ou quatre ans – quatre ans dans le cas de General Electric. Pendant ce délai, une « cloche de verre » protège l’effectif, et c’est tant mieux, mais on sent aussi que le nouvel employeur n’a pas les coudées franches pour expliquer aux salariés ce que sera la nouvelle organisation et où se trouveront les fameuses synergies. Les salariés ont fini par comprendre que le mot « synergie » était positif pour les acteurs boursiers, mais parfois beaucoup moins pour eux-mêmes. Ils attendent donc ces synergies avec une certaine appréhension.

Cette période contractuelle a le mérite d’assurer une protection de l’emploi pendant un certain temps, mais elle présente le défaut de seulement retarder un moment qui semble inéluctable. N’est-il pas possible d’améliorer les choses ? Ne devrait-on pas profiter de cette période « cloche de verre » pour commencer une restructuration douce au lieu de laisser monter les angoisses face à l’inéluctable ?

M. Jean-Pierre Floris. Question difficile… Il faut être transparent. C’est vrai pour tout. J’insiste beaucoup pour que les patrons expliquent exactement aux salariés la situation de l’entreprise, et que les syndicats aient la même information que les dirigeants – dans le respect de la nécessaire confidentialité s’entend –, sinon le contrat de confiance est rompu. C’est la seule façon de réussir, si nous travaillons tous ensemble, dans la même direction, avec une vision partagée.

Soyons clairs : je n’ai rien contre les fusions d’entreprises. Pour consolider les positions dans un monde global, avec la menace des entreprises chinoises ou américaines, il faut constituer des leaders européens, et si possible français. Pour que ces leaders soient français, il faut que les patrons français soit bons et que les entreprises d’origine française dégagent des marges. C’est seulement comme cela que nous serons ceux qui prennent et non ceux qui se font prendre. J’ajoute que, malgré l’ouverture des frontières, il faut aussi protéger à l’intérieur du territoire les entreprises qui ont du potentiel.

Il est vrai que, parfois, certaines entreprises lancées dans ces opérations de fusion manquent de transparence lorsqu’elle procède à ce genre d’opérations.

Vous avez raison de considérer que s’il faut restructurer, il vaut mieux le faire au départ. Il faut aussi pouvoir montrer au salarié quel en est l’avantage. Moi aussi, j’ai vendu des histoires de synergie, mais dans les synergies, théoriquement, il n’y a pas que les coûts. Si l’environnement concurrentiel change, si votre portefeuille de produits s’élargit, vous pouvez vendre davantage, parfois avec de meilleures marges. À long terme, les entreprises en bénéficient. Je sais par expérience personnelle que lorsque vous êtes dans un secteur exposé à la concurrence, il faut être parmi les leaders, et avoir une base de coûts excellente ; sinon vous êtes mort. Vous devez être en mesure d’expliquer à tout le monde que vous travaillez pour obtenir la base de coûts optimale, et pour avoir une position sur le marché suffisamment importante, sinon vous allez vous faire écraser par les clients.

Dans les différents métiers que j’ai pratiqués chez Saint-Gobain, j’ai pas mal travaillé pour l’industrie automobile. Dans ce secteur, pour gagner de l’argent, il faut être fort. Il faut pouvoir dire à un client qui veut changer les conditions de paiement : je ne suis pas d’accord, j’arrête de vous livrer… Si vous êtes un petit, vous êtes contraint de tout accepter et vous ne gagnez pas d’argent. Si vous êtes fort et que vous apportez des solutions technologiques, vous pouvez gagner de l’argent et développer les affaires.

Les concentrations d’entreprises doivent être justifiées, mais il faut être transparent. Cela dit, il est vrai que, parfois, pour faire un deal, on peut être amené à raconter des choses qui ne sont pas forcément vraies. Vous avez tout à fait raison.

Ajoutons que la vie est faite d’ajustements permanents. Pendant toute ma carrière dans l’industrie, j’ai négocié en permanence. Vous négociez les contrats avec le client, et lorsqu’un client ne veut plus vous acheter ce qui était prévu, vous renégociez… Lorsque d’un accord est passé entre un groupe et l’État, nous veillons à ce que ce contrat soit respecté. Toutefois, si le groupe n’arrive pas à remplir sa part pour telle ou telle raison, parfois indépendante de sa volonté, il faut renégocier… Je n’ai pas de bonne réponse : d’un côté, je trouve normal que l’État impose des conditions en termes d’emplois à préserver, et refuse par exemple les licenciements secs ; mais si nous sommes trop intransigeants pendant la durée de l’accord, l’entreprise pourrait, sitôt arrivée la date d’expiration, présenter un gros plan de licenciements de mille personnes… C’est comme dans un contrat commercial : si un gars vous demande quelque chose, vous renégociez pour allonger la sauce et ne pas vous retrouver avec une catastrophe sociale à la sortie. J’ai une vision pragmatique des choses.

En résumé, je suis favorable aux opérations de recentrage, mais il faut les expliquer, et je trouve normal que l’État fasse le maximum pour empêcher que les emplois français ne soient sacrifiés, en particulier les emplois très qualifiés qui garantissent l’avenir des entreprises.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Ma première question a trait aux engagements demandés aux repreneurs d’entreprises en termes de création ou de maintien d’emplois pendant un nombre d’années déterminé. Quelle est la valeur juridique réelle de ces engagements ? Certes, des sanctions sont prévues en cas de non-respect, mais les engagements sont-ils solides au niveau européen ? S’ils ne sont pas respectés mais ceux-ci tiennent-ils vraiment au niveau européen ? Sont-ils seulement tenables dans un contexte où les retournements de marché peuvent être assez violents ? Ne se tire-t-on pas une balle dans le pied en les imposant ? Regardez en combien de temps BlackBerry a disparu et ce qui s’est passé depuis 2014 sur le marché d’Alstom : il a suffi de deux ou trois ans pour que le marché se retourne totalement, au point de contraindre le repreneur à se déclarer incapable d’honorer ses engagements.

Ma deuxième question a trait aux moyens de contrôle du respect de ces engagements – ou plutôt aux moyens d’accompagnement et de conseil. On a souvent tendance à prendre la liste des engagements d’un repreneur et à vérifier si ceux-ci ont été tenus ou pas, selon une logique binaire. Avez-vous les moyens de jouer, au-delà du contrôle, un véritable rôle de conseil tout au long de la durée des engagements pour aider le repreneur à lever certains freins au recrutement, par exemple, du fait de la rareté des compétences ou de l’absence des formations appropriées sur le territoire ?

Ma dernière question a trait à votre rôle d’anticipation des restructurations. J’ai le sentiment qu’on arrive souvent un peu tard, une fois les dés jetés, le plan social annoncé dans les médias, bref, au moment où on est arrivé au bout de tout ce que les dirigeants pouvaient faire pour sauver la boîte. Fait-on tout ce qu’on peut pour anticiper au mieux ce genre de situation ? J’imagine qu’on fait des prédictions pour les grosses boîtes, mais en fait-on aussi pour les PME ? Que fait-on pour identifier le plus tôt possible les potentielles difficultés des entreprises, les potentiels problèmes de leur business model et les potentiels risques de marché et risques concurrentiels ? On pourrait alors les alerter de ces risques, les accompagner et les conseiller et non pas leur donner des coups de bâton quand ça ne va pas. Cela permettrait d’éviter d’arriver en bout de course, au moment où les médias se saisissent du sujet et font un gros titre sur un grand plan social dans une boîte industrielle.

M. Jean-Pierre Floris. J’ai passé toute ma vie dans l’industrie ; je ne suis pas venu à ce poste pour jouer au père Fouettard. Je suis au contraire obnubilé par le résultat. Vis-à-vis des investisseurs étrangers, nous devons nous montrer très business friendly. Et quand je dis qu’il ne faut pas que l’administration soit tatillonne, je veux dire qu’il faut aider les gens à prendre des risques et à investir.

S’agissant des engagements imposés en matière d’emplois, il faut distinguer le cas des grands groupes de celui des petites sociétés.

Dans le cas des grands groupes, les objectifs fixés sont clairs et je ne suis pas du tout opposé à la méthode consistant à imposer des garanties d’emplois. À titre personnel – la décision finale revenant au ministre –, je suis toujours dans une position de négociateur. Je ne suis pas un technocrate, même si je n’ai rien contre les gens de l’administration : je suis là pour aider les entreprises, avec une vision sociale qui est celle du capitalisme rhénan. Quand de boîtes viennent vous expliquer que, du fait du retournement de conjoncture, elles ne peuvent plus exporter, il faut les écouter et essayer de voir de quels moyens de négociation vous avez face au client ou au fournisseur. Le gars en face de vous est tenu par une obligation qui vous semble peut-être un peu absurde mais qui, légalement, n’en a pas moins une certaine signification. À vous de négocier pour obtenir quelque chose qui vous semble plus favorable à l’économie française. Le point que vous soulevez est extrêmement important, monsieur le rapporteur, et nous essayons effectivement de le prendre en compte ; reste à le vendre politiquement.

Pour les grandes entreprises, les engagements en matière d’emplois sont assortis d’une contrainte financière ; le problème se pose davantage pour les plus petites tailles où le vrai risque, c’est que l’entreprise ne tienne pas. Un repreneur peut venir raconter des histoires, promettre de maintenir les cent cinquante emplois de l’entreprise en échange de X millions d’euros ; et par la suite, l’entreprise se plante, le gars s’est payé sur la bête et vous vous retrouvez avec une entreprise dans une situation encore plus difficile qu’avant. Dans un cas pareil, vous n’avez aucun moyen de l’aider : la boîte est à nouveau au tapis et elle passe en redressement judiciaire. Il faut donc être très vigilant. On essaie donc, tant au niveau central qu’à celui des commissaires au redressement productif, de ne pas accepter de business plan qui ne soit pas raisonnable. Mais cela se sent : il suffit de cuisiner cinq minutes certains patrons de boîtes en difficulté sur leur chiffre d’affaires, leur fonds de roulement et leur génération de cash pour s’apercevoir qu’ils ne connaissent même pas leurs chiffres clés… Comment voulez-vous gérer une boîte dans ces conditions ? Il y a des gars qui vous baratinent sur de grandes stratégies : il ne sert à rien de les écouter. Disons-le : il y a des patrons qui ne font pas l’affaire, il ne faut donc pas s’engager avec ces gens-là. Tout à l’heure, nous étions avec une de vos collègues élue en Haute-Savoie à propos d’un malfrat qui a piqué des millions ainsi et qui « plante » les boîtes.

Comme je l’ai dit, nous essayons d’anticiper les restructurations. Je ne dis pas que nous le faisons bien, mais un gros travail a été entrepris avant mon arrivée avec la Direction du Trésor pour identifier les boîtes qui sont sur une mauvaise tendance. C’est plus difficile à faire pour les petites que pour les grandes. Nous essayons de mettre en place un système d’alerte pour intervenir le plus en amont possible. Pour les grosses entreprises, nous avons les informations par le CIRI. Il s’agit généralement d’entreprises en situation très difficile ; heureusement, dans de nombreux cas les restructurations se font sans douleur et nous parvenons à dialoguer avec les entreprises. Si leur plan économique est correct, nous l’acceptons. Nous regardons où elles comptent investir dans le futur et ce qu’elles comptent faire en termes d’accompagnement et de revitalisation. Il faut parfois que les salariés acceptent de se déplacer, ce qui peut poser des questions d’équilibre du territoire et autres.

Pour moi, la clé reste dans la formation – et je sais que les élus y sont très sensibles. La formation doit être dispensée au plus près des entreprises pour mettre les gens au boulot : il faut accepter de dépenser plus d’argent pour maintenir des centres de formation dans les zones rurales. Sinon, ce sont les grands centres urbains qui attirent les jeunes : ils viennent s’y former puis ils y restent. Autant je suis contre les aides publiques qui font gaspiller un argent fou à tout le monde, autant je soutiens qu’il faudrait dépenser beaucoup plus d’argent pour former les gens dans les territoires. Car même dans les territoires perdus, on manque de gens qualifiés. Sinon, c’est un cercle sans fin : sans personnels qualifiés, les boîtes ne se développent pas et crèvent encore plus vite.

M. Benoit Simian. Monsieur Floris, vous avez parlé de la fusion Alstom-Siemens : très intéressé aux problématiques de mobilité et inquiet de la montée en puissance du Chinois CRRC, je me réjouis de voir enfin en Europe un grand « Airbus du rail ».

Vous êtes venu récemment en Gironde à propos de Ford Aquitaine Industries et je vous remercie de votre implication dans ce dossier. Le 27 février dernier, la direction du groupe Ford a annoncé sa décision de ne pas réinvestir sur le site de Blanquefort, menaçant ainsi près de 900 emplois. Le constructeur américain s’est malgré tout engagé devant le ministre de l’économie à chercher une solution viable et pérenne pour le maintien de l’emploi sur le site et les négociations sont en cours. Cette décision n’est pas sans susciter des inquiétudes chez les salariés. Le site de Ford Blanquefort est une usine performante, un excellent outil industriel en très bon état, avec d’un personnel hautement qualifié, reconnu à l’échelle européenne pour ses transmissions. Le mettre en péril semble inconcevable, compte tenu des investissements publics conséquents injectés au cours de ces dix dernières années. Si on met tout bout à bout, cela représente quand même plusieurs dizaines de millions d’euros – on frôle même les plus de 100 millions d’euros si on prend en compte le chômage partiel et les formations.

M. Jean-Pierre Floris. Certains disent 620 millions et nous 50… Ce qui fait déjà beaucoup.

M. Benoit Simian. C’est déjà trop ! L’entreprise Ford Blanquefort a amélioré avec les salariés sa compétitivité de plus de 8 %. La décision de Ford me semble guidée par une politique nationaliste : en fait, ce site est en concurrence avec le site américain de Detroit où Ford souhaite réimplanter la production. On nous dit que la différence de coûts de production entre les États-Unis et la France est importante. Avez-vous eu plus d’informations à ce sujet ? On nous dit aussi que Ford a importé ces derniers mois plus de 10 000 boîtes de vitesses via la Belgique sur son site de Valence en Espagne de façon à prévenir toute éventuelle fermeture du site de Ford Blanquefort.

Je vous sais très investi dans ce dossier. Où en êtes-vous dans les négociations avec Ford Europe ? Vous avez parlé d’être business friendly. Je suis sur la même longueur d’onde et cela me fait plaisir de vous entendre dire cela, mais comment faire payer Ford, compte tenu de l’argent public dont il a bénéficié, tout en garantissant la pérennité du site de Blanquefort ?

M. Jean-Bernard Sempastous. Je voudrais apporter un témoignage quant à la manière dont sont perçus le rôle et la mission de M. le délégué interministériel dans les Hautes-Pyrénées. Ce département jadis fortement industriel se retrouve avec à peu près 9 000 emplois industriels pour une population de plus de 200 000 habitants – ce qui fait peu. L’intervention du délégué interministériel a été d’autant mieux perçue que la pérennité d’une entreprise de cinquante employés relève plus du symbole que de l’efficacité industrielle du département ; mais avoir affaire à quelqu’un qui connaît le monde de l’entreprise et qui ne sort pas du sérail de l’administration est encourageant pour les entreprises…

M. Jean-Pierre Floris. Il ne faut pas tout de même être contre l’administration !

M. Jean-Bernard Sempastous. Certes, mais je reprends vos propos et je les partage. Si je salue l’efficacité de vos services, je voudrais émettre quelques critiques. Votre rôle est d’intervenir pour éteindre le feu. Ne pourrait-on pas prévoir votre présence davantage en amont plutôt que de vous faire venir lorsqu’il n’y a plus rien à faire ? Votre rôle est aussi d’accompagner les entreprises et les salariés. Je suis très impressionné par l’optimisme des salariés qui, bien qu’ils vivent des situations très difficiles, écoutent nos conseils de façon finalement assez positive. Il faudrait aussi que l’État fasse preuve de souplesse et qu’il ne vienne pas compliquer votre rôle ni celui que peut jouer le préfet pour accompagner les entreprises.

M. Julien Dive. Je remercie M. Floris de son propos, tout comme je le remercie de sa collaboration lorsqu’il s’agit d’aborder les problèmes de nos territoires. J’ai eu l’occasion récemment de venir à Bercy pour évoquer le cas de Nestlé et notamment celui des deux usines situées dans mon village.

Je parlerai de l’État stratège et de la place de l’État aux côtés des territoires. Ma région des Hauts-de-France est celle qui a créé le plus d’emplois industriels en 2017 – ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Mais c’est celle qui avait subi le plus de destructions d’emplois au cours de ces dernières décennies. C’est une région où 34 % des jeunes déclarent vouloir rejoindre l’industrie et où 90 % des salariés de l’industrie expriment leur satisfaction d’y travailler.

Pourtant, la France reste dernière du classement des pays les plus compétitifs de la zone euro. Entre 2012 et 2017, 150 000 emplois industriels ont été supprimés. J’aimerais donc recueillir votre avis sur le rôle de l’État stratège : considérez-vous que la politique de soutien à l’emploi et aux entreprises ne doit être concentrée qu’à Bercy ? Je pense qu’elle devrait aussi être la priorité de plusieurs ministères – transports, environnement, énergie, recherche – à l’image de ce qui se fait dans des pays comme le Japon. Pensez-vous que l’État doit mieux intégrer l’industrie dans sa logique d’aménagement du territoire en accompagnant notamment les territoires dans l’implantation de projets ? Les zones semi-périphériques sont en effet les plus à même d’accueillir des industries. Enfin, que pensez-vous de la fiscalité sur la production ? On compte en France 153 taxes qui pèsent sur la production, ce qui fait un différentiel de 71 milliards d’euros par rapport à l’Allemagne, première puissance industrielle d’Europe. Doit-on revoir la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), qui pèse beaucoup sur nos entreprises ?

M. Jean-Pierre Floris. Le dossier Ford est particulier. Il est facile de dire après coup qu’on aurait pu déceler le problème avant ; je considère Ford comme un interlocuteur de mauvaise foi, car il nous a baladés pendant des années. Ford justifie sa décision par une comparaison de coûts mais, lors du dernier comité de suivi, les dirigeants de Ford ont eux-mêmes reconnu que le coût des facteurs en France était légèrement inférieur à celui des États-Unis. La différence de coût ne vient donc que de la taille de l’entreprise. Or, la décision de construire une très grosse usine de boîtes de vitesses – capable d’en produire 900 000 par an et non 100 000 comme Bordeaux – date de plusieurs années. Si l’on avait « titillé » Ford plus tôt pour avoir ces informations, la chose aurait été annoncée.

Cela étant, nous essayons de travailler avec Ford dans une certaine confidentialité. Le prochain comité de suivi devrait se tenir au début du mois de mai – le préfet est en train d’en fixer la date. L’essentiel est de trouver un avenir pour ce site. Nos moyens de pression sur Ford sont finalement assez limités, à moins de les emmerder – pardonnez-moi l’expression – sur d’éventuels plans de sauvegarde de l’emploi (PSE). Nous recherchons activement des solutions d’avenir et les compromis possibles. Après m’être montré, vous l’avez remarqué, lors du dernier comité de suivi, je leur passe maintenant un peu plus la pommade et vais discuter avec eux pour essayer de trouver une solution. La diplomatie consiste à alterner coups de bâton et gentillesses…

J’ai fait la même chose avec Bosch. L’usine de Rodez était coincée. J’ai dû sérieusement secouer les dirigeants parce qu’ils n’avaient même pas le courage d’y venir. Le directeur général de Bosch France avait besoin de demander l’autorisation à l’Allemagne pour que son directeur de site se déplace à la préfecture ! Depuis, on a trouvé une solution, on a fait copains, je l’invite à manger et on organise des réunions… Toute ma vie, c’est ça : on arrête une vision et un objectif, et après on se débrouille. Ce qui compte, c’est de ne pas changer d’objectif en fonction du résultat. Dans mes fonctions antérieures, lorsqu’on prenait une décision d’investissement, qu’on faisait un plan de rationalisation ou qu’on lançait un programme de recherche-développement, on se fixait des objectifs, on inscrivait des dépenses, mais on le faisant avant, et non en fonction des derniers résultats qu’on trouvait… Sinon, on se faisait systématiquement empapaouter !

Cela dit, Ford est un mauvais exemple : c’est une entreprise qui n’est pas responsable et dont les dirigeants mentent.

M. Benoit Simian. Ils ne sont pas business friendly

M. Jean-Pierre Floris. Tout simplement pas business honest. Dans notre monde occidental, le business suppose d’être honnête et transparent, et ils ne le sont pas. Je partage votre vision : il faut de temps en temps les engueuler… Mais nous sommes bien obligés de faire avec. Nous n’allons pas nationaliser Ford – de toute manière, on ne saurait pas le faire.

Sur l’État stratège, vous avez soulevé des points très importants, à commencer par celui de la compétitivité de la France par rapport aux autres pays. Les écarts de coûts salariaux sont réels : lors de la visite du candidat Emmanuel Macron dans une de mes usines pendant la campagne présidentielle, je lui avais montré la différence de coûts salariaux et de revenu net pour des personnes faisant le même boulot dans plusieurs pays européens. On s’est alors aperçu que la France restait le pays où le coût était le plus élevé. On me dit que depuis, la France est un peu moins chère que l’Allemagne, mais dans le cas de mon entreprise, elle était encore 10 % au-dessus. Le temps de travail joue, ainsi que les charges sociales. En termes de revenu net, le Français ne gagne pas plus que l’Allemand. Au niveau des petits salaires, le Français gagne beaucoup plus que l’Espagnol ou l’Italien, parce que l’impôt démarre beaucoup plus bas dans les autres pays. Ensuite, vous avez raison de souligner l’importance des charges : dans des pays qui se disent libéraux comme l’Allemagne, les grandes entreprises paient l’énergie moins chère. Nous nous étions aperçus chez Saint-Gobain – et je l’ai constaté ensuite chez Verallia dont j’étais président – que les entreprises allemandes électro-intensives paient mon cher leur énergie électrique que pour les entreprises françaises, alors que nous avons des centrales nucléaires… Cependant, avec l’évolution des coûts salariaux, on devrait se rattraper. Du côté de l’énergie également, les coûts devraient aussi converger car l’Allemagne a tout de même beaucoup dépensé pour les énergies renouvelables : elle va bien être obligée de chercher de l’argent et donc d’accorder des subventions un peu moins importantes. Reste la fiscalité qu’il faut effectivement simplifier.

Pour moi, le facteur le plus important est la formation qui favorise la disponibilité en personnel qualifié. Je fais du business avec l’Allemagne depuis trente ans. Dans les entreprises que j’ai dirigées, je suivais mes coûts assez sérieusement. Je n’ai jamais embêté les dirigeants de mes filiales allemandes sur le nombre d’apprentis qu’elles avaient dans leurs usines. À la fin, on en embauchait 90 % : il faut vraiment qu’une boîte soit en mauvais état pour ne pas prendre de gens qualifiés. C’est ce qui nous manque en France. Tout le monde fait des efforts et vous avez raison de dire que l’État et les régions doivent y participer. Il faut partout faire de la formation, mettre les gens au travail – c’est l’urgence absolue pour que les gens vivent bien – et donc leur donner des formations concrètes dans les entreprises. Il faut aussi que les entreprises dispensent une formation avec un peu plus de culture générale pour que les gens puissent s’adapter aux évolutions technologiques. Je suis ravi de toutes les initiatives prises au profit de l’innovation, mais n’allons pas croire que l’on va tirer un trait sur la vieille industrie et ne plus faire que de l’innovation : tout le monde n’a pas le niveau technique suffisant pour cela.

Notre vision industrielle doit consister non seulement à innover, mais aussi à moderniser à marche forcée notre outil industriel traditionnel. Ce qui préservera l’emploi, ce sont les investissements. Si, en raison des évolutions de marché, vos ventes chutent, vous allez faire de la rationalisation, mais si vous investissez en France au lieu de le faire en Pologne et que cela rende votre usine française très compétitive, on ne vous cherchera pas trop de poux dans la tête avec le PSE, pour peu que vous traitiez les gens correctement. La notion d’industrie 4.0 vaut aussi pour la vieille industrie – dans laquelle j’ai travaillé toute ma vie et que j’ai essayé de moderniser pour y rendre les méthodes de travail efficaces.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Je vous remercie de vos éclaircissements.

Je voudrais prendre la parole à la suite de la parution ce matin d’un article dans Le Canard enchaîné – journal que j’ai toujours apprécié –, assez long et détaillé, ayant trait à notre commission d’enquête, paru sous le titre : « Le double jeu de Macron dans la vente d’Alstom à General Electric ». Je ne ferai pas de politique mais rappellerai cinq éléments factuels, aisément vérifiables dans les comptes rendus de l’ensemble de nos auditions et qui permettront d’éclairer les citoyens et les journalistes qui nous regardent.

Premièrement, aucune audition de notre commission d’enquête ne laisse à penser que l’Agence des participations de l’État (APE) aurait effectué une commande de rapport auprès du cabinet de conseil A.T. Kearney pour le compte de l’Élysée et sur commande directe d’Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée. La procédure de commande de ce rapport ne comporte aucune surprise. Aucune de nos auditions ne nous a permis d’avérer que la commande de ce rapport venait d’Emmanuel Macron. Je ne sais donc sur quel fait s’appuie le propos du Canard enchaîné.

Deuxièmement, contrairement à une idée répandue, le rapport d’A.T. Kearney ne sélectionne pas une unique option miracle, celle de General Electric, mais étudie sur le même plan trois scénarios possibles : Areva, Dongfeng et une activité de transport autonome. C’est d’ailleurs ce que nous ont dit les représentants d’A.T. Kearney quand ils sont venus témoigner.

Troisièmement, il est difficile de croire que M. Montebourg n’ait pas été au courant de l’existence du rapport A.T. Kearney avant 2017, pour deux raisons assez simples : la première, c’est que son propre cabinet était présent lors de la restitution du rapport A. T. Kearney le 18 janvier 2013 – comme nous l’a indiqué A.T. Kearney ; la seconde, c’est que le cabinet Roland Berger était lui aussi au courant de l’existence de l’étude du cabinet A.T. Kearney pendant qu’il effectuait sa mission. Il avait même demandé à y accéder, mais on le lui avait refusé ; autrement dit, l’existence de ce rapport n’était pas secrète. Ces deux éléments figurant dans le compte rendu, de deux choses l’une : ou bien le cabinet de M. Montebourg n’a pas communiqué à ce dernier pas ce qu’il faisait, ou bien M. Montebourg avait connaissance de l’existence de ce rapport avant 2017.

Quatrièmement, contrairement à ce qu’a affirmé M. Montebourg, le rapport du cabinet Roland Berger souligne bien la situation d’urgence dans laquelle se trouvait Alstom avant son rapprochement avec General Electric. On entend souvent dire qu’il n’y avait pas d’urgence et qu’Alstom aurait pu rester seul. Le compte rendu comme la page 2 du rapport de Roland Berger, font clairement état d’une urgence quant à la situation d’Alstom, et notamment des difficultés de trésorerie et des besoins de financement du groupe. D’ailleurs, quand on a interrogé Roland Berger, il nous a dit très clairement qu’Alstom ne pouvait pas à l’époque rester tout seul et que le statu quo n’était pas possible.

Enfin, cinquième fait, Roland Berger n’avait pas la liberté totale de recommandation. Dans sa commande, le cabinet de conseil avait explicitement instruction d’écarter certaines recommandations, dont la fusion avec General Electric. Autrement dit, on compare deux rapports qui ne sont pas exactement comparables : dans celui de A. T. Kearney, tous les scénarios ont pu être étudiés et toutes les recommandations étaient libres ; dans celui de Roland Berger, la commande – le brief – excluait délibérément certains scénarios.

Tous ces éléments sont disponibles dans nos comptes rendus, les auditions sont publiques et visibles sur le site de l’Assemblée nationale et je tiens à disposition l’ensemble des citations sur un document que j’ai rédigé à la suite de la parution de cet article.

M. le président Olivier Marleix. La défense a bien fait son travail. (Sourires.) Sur le premier point, c’est M. David Azéma qui, lors de son audition, avait émis un doute quant à la provenance de la commande. Il n’était pas très affirmatif sur cette dernière. C’est depuis ce moment-là que nous avons cherché à comprendre.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. C’est exactement ce que je suis allé chercher, vous avez raison de le souligner, monsieur le président. Vous avez posé à M. Azéma une question claire et précise : qui a commandé le rapport d’A. T. Kearney ? La réponse de M. Azéma fut la suivante : « Je pense qu’il a été commandé six ou huit mois auparavant. Je ne sais pas si la demande est venue du ministère de l’économie, de l’Élysée ou de Matignon. En tout cas, il y a eu consensus pour demander d’examiner à froid, si je puis dire, le sujet Alstom. » Il n’est donc mentionné nulle part dans le compte rendu que M. Azéma ait dit que M. Macron avait commandé un rapport.

M. le président Olivier Marleix. C’est exact. Dont acte… Son propos n’était pas très clair non plus.

M. Julien Dive. Monsieur Floris, je voulais vous poser une autre question à la suite de votre propos. Vous avez tout à fait raison de parler de modernisation de l’équipement industriel. Vous dites qu’il faut le faire à marche forcée : cela dépend sans doute des secteurs. Je voudrais recueillir votre avis sur le rétablissement du suramortissement dans l’industrie, notamment dans la robotique et le numérique.

M. Jean-Pierre Floris. J’y suis favorable. La robotique permet aux entreprises d’être plus compétitives et d’éliminer les travaux pénibles ; le numérique permet d’utiliser l’intelligence artificielle et l’analyse de données. Ce ne sont pas de grandes innovations : cela fait des années qu’on utilise des programmes d’amortissement accéléré. Cela va dans le bon sens, mais vous avez un choix politique à faire. On n’a qu’une somme d’argent à donner : faut-il l’allouer à des aides directes ou aux amortissements accélérés ? Compte tenu de mon expérience et de ma sensibilité, je suis assez favorable à la seconde piste, qui a le mérite d’être directe et incitative. Après, il faut voir comment on peut développer ces filières en France. L’emploi et la compétitivité à long terme, ainsi que la prise de pouvoir d’entreprises françaises à l’échelon européen, exigent ces investissements ; encore faudrait-il que les robots soient français. Dans ma vie, je n’ai pas acheté beaucoup de robots français.

M. Julien Dive. Il y a des robots franco-suisses…

M. Jean-Pierre Floris. Certes. Au Portugal, j’ai visité une usine super-automatisée de bières, dont les robots sont fabriqués au Portugal car on y trouve de petits entrepreneurs assez audacieux. Nous devons donc encourager les grandes entreprises à susciter des vocations autour d’elles. Quand je vendais des pièces automobiles, les constructeurs français me soutenaient qu’il leur fallait de la fabrication low cost. J’ai donc fait venir Luc Chatel lorsqu’il était secrétaire d’État à l’industrie pour qu’il fasse pression sur les constructeurs d’automobiles et les empêche de dire des bêtises pareilles ! Il faut essayer de susciter un tant soit peu de patriotisme économique chez les grands dirigeants.

M. le président Olivier Marleix. Monsieur Floris, je vous remercie.

 

La séance est levée à dix-sept heures trente.

 

 

 


43.    Audition, à huis-clos, de M. Hervé Guillou, président-directeur général, et de M. Fabien Menant, directeur des affaires publiques et européennes de Naval Group

(Séance du mercredi 28 mars 2018)

 

 

Cette réunion s’étant tenue à huis clos, aucun compte rendu n’a été publié.

 


44.    Audition, à huis-clos, de M. Denis Ranque, président du Board d’Airbus, et de M. John Harrison, Group General Counsel

(Séance du jeudi 29 mars 2018)

 

 

Cette réunion s’étant tenue à huis clos, aucun compte rendu n’a été publié.

 


45.    Table ronde, ouverte à la presse, sur le financement de l’économie, avec la participation de M. François Perret, directeur général de Pacte PME ; Mme Marie-Anne Barbat-Layani, directrice générale, M. Nicolas Bodilis-Reguer, directeur des affaires institutionnelles, et M. Pierre Bocquet, directeur du département banque de détail de la Fédération bancaire française (FBF) ; M. Bernard Cohen-Hadad, président de la commission « financement », et M. Jean-Lou Blachier, vice-président délégué de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) ; Mme Marie-Noëlle Duval, déléguée générale de Medef Accélérateur, M. Jules Guillaud, chargé de mission à la direction des affaires publiques du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), et M. Jean-Philippe Girard, président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) ; Mme Colette Neuville, présidente-fondatrice de l'Association de défense des actionnaires minoritaires

(Séance du jeudi 29 mars 2018)

La séance est ouverte à  quatorze heures vingt.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur, président. Merci à tous d’être présents à cette table ronde sur le financement de l’économie.

M. Olivier Marleix, président de la commission d’enquête, empêché, vous prie de l’excuser. Nous organisons aujourd’hui une table ronde sur le financement de l’économie. L’objet de la commission d’enquête porte sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, notamment dans les cas de rachat d’Alstom, d’Alcatel Lucent et de STX France. Notre objectif est double : d’une part, dresser le bilan de la politique industrielle passée pour déterminer ce qui a plus ou moins bien fonctionné ; d’autre part, formuler des recommandations pour la politique industrielle de demain.

Je vous rappelle que les témoignages devant les commissions d’enquête se font sous serment. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

(M. Nicolas Bodilis-Reguer, Mme Marie-Anne Barbat-Layani, M. François Perret, M. Bernard Cohen-Hadad, M. Jean-Lou Blachier, M. Jules Guillaud, Mme Marie-Noëlle Duval, M. Jean-Philippe Girard et Mme Colette Neuville prêtent successivement serment.)

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur, président. Dans un premier temps, je vous propose de vous présenter.

M. Nicolas Bodilis-Reguer. Je suis le directeur des affaires publiques de la Fédération bancaire française.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. Je suis la directrice générale de la Fédération bancaire française. Cette organisation professionnelle représente les 347 banques actives sur le territoire français. Toutes les banques, qu’elles soient mutualistes, commerciales, d’origine étrangère ou française, sont représentées par la Fédération.

M. François Perret. Je suis directeur général de PACTE PME, réseau fondé en 2010 avec l’ambition de faire mieux coopérer les grands comptes et les PME françaises. Il rassemble une cinquantaine de grands comptes publics et privés ainsi qu’une trentaine d’organisations professionnelles membres.

M. Bernard Cohen-Hadad. Je suis président de la commission « Financement » de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) et président de la CPME de Paris-Île-de-France, qui représente 7 000 entreprises en Île-de-France.

M. Jean-Lou Blachier. Je suis vice-président délégué de la CPME. Je suis également chef d’entreprise d’une entreprise industrielle. Il y a peu, j’ai commis un rapport intitulé « Réindustrialiser par l’innovation » que m’a commandé Emmanuel Macron.

M. Jules Guillaud. Je représente la direction des affaires publiques du Mouvement des entreprises de France (MEDEF).

Mme Marie-Noëlle Duval. Je suis déléguée générale de « MEDEF Accélérateur d’investissement » (MAI), une plate-forme créée par le MEDEF pour former, orienter et accompagner des petites et moyennes entreprises qui sont à la recherche de financements.

M. Jean-Philippe Girard. Je suis chef d’entreprise en Côte-d’Or, d’une entreprise que j’ai créée en 1989. Elle génère un chiffre d’affaires d’un peu plus de 100 millions d’euros, dont plus de 60 % à l’export, et emploie 445 personnes.

Depuis cinq ans, je préside l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) qui compte près de 17 000 entreprises dont 98 % de PME. Je préside également le Salon international de l’alimentation (SIAL). Je siège au comité exécutif du MEDEF et, dans les semaines qui viennent, j’assumerai la présidence du Comité stratégique de la filière alimentaire, sous la responsabilité de M. Philippe Varin, président du Conseil national de l’industrie.

Mme Colette Neuville. Je suis présidente-fondatrice de l'Association de défense des actionnaires minoritaires (ADAM), une structure qui réunit quelques milliers d’actionnaires individuels, même s’ils ne cotisent pas tous, mais également une quinzaine de fonds, notamment de hauts fonds ou de gros fonds d’investissement français avec lesquels je travaille pour améliorer la gouvernance et défendre les actionnaires minoritaires dans les sociétés cotées. Je suis, par ailleurs, administratrice de sociétés cotées : d’abord, je l’ai été de Paribas de 1995 à 2000, d’Eurotunnel et d’Atos et, dix-huit mois durant, de SFR. J’ai donc deux angles de vue.

Mme Natalia Pouzyreff. Hier, j’ai posé une question au Gouvernement qui portait sur la faculté offerte par la prochaine loi « PACTE » d’accélérer l’investissement pour faire croître nos PME et pour que des PME deviennent des entreprises de taille intermédiaire (ETI). Il convient d’investir dans l’outil industriel et, pour ce faire, d’avoir une meilleure visibilité sur les commandes. À ce titre, je serai preneuse de rapports sur le sujet.

Je remercie Mme Neuville de sa présence. Son combat de longue haleine a permis de faire reconnaître les droits des actionnaires minoritaires.

Lors d’un voyage qui nous a amenés aux États-Unis, nous avons rencontré des responsables de la Security Exchange Commission (SEC). Grâce à un tel organisme, tout actionnaire américain, petit ou grand, peut défendre ses droits et peut lancer des procédures pour différents griefs, de corruption ou autres. Pensez-vous que l’Autorité des marchés financiers (AMF) bénéficie des mêmes prérogatives et couvre le même périmètre d’intervention ?

Mme Colette Neuville. Je ne peux vous répondre de manière aussi précise que je le souhaiterais car la réponse nécessiterait quelques études comparatives entre les compétences respectives de la Security Exchange Commission et de l’AMF.

L’Autorité des marchés financiers exerce une compétence assez étendue mais néanmoins au droit boursier. Dès que l’on sort du droit boursier pour répondre à des questions relevant du droit des sociétés, on doit s’adresser aux tribunaux. Dans de nombreuses affaires dont je me suis occupée, une étape se déroule devant l’AMF. La procédure y est moins formaliste et chronophage que devant la justice. Arrivé au point où l’on invoque des droits qui relèvent du droit des sociétés et non des règlements de l’AMF, on se présente devant les tribunaux, sachant que la procédure peut durer dix voire quinze ans.

Au titre de la protection des minoritaires, je fais prévaloir la prévention plutôt que la réparation. La réparation de préjudices est totalement illusoire. Il en va de même aux États-Unis avec les class actions ou actions judiciaires collectives. Y compris lorsque la class action aboutit à des sanctions très lourdes, elle n’est jamais à la mesure du préjudice. La mesure est lourde pour celui qui paie, mais extrêmement légère, voire négligeable pour chacune des personnes dédommagées.

La vraie protection des minoritaires ainsi que leur participation au développement des entreprises ne passent pas par des formations destinées à se préparer à des batailles rangées entre dirigeants et minoritaires ou entre majoritaires et minoritaires. Aboutir à un litige de réparation reste un constat d’échec. Si je le fais, c’est dans un objectif de prévention, pour que cela serve d’exemple et empêche d’autres cas similaires d’advenir dans une société. Le rôle des actionnaires minoritaires consiste bien davantage à participer pleinement à la vie de la société, à se tenir informés, ce qui n’est pas toujours le cas, et à jouer le rôle de partenaires et de contre-pouvoir, indispensable à l’efficacité. Qu’il soit politique ou d’une société, un exécutif qui fonctionne sans contre-pouvoir, un jour ou l’autre, commet des erreurs ou des abus. Des contre-pouvoirs sont donc nécessaires ; pour autant, ils ne doivent pas se manifester par une obstruction ou une opposition systématique, mais, au contraire, se traduire par un partenariat musclé, compétent et attentif. C’est ainsi que je perçois le rôle des actionnaires minoritaires.

Mme Sarah El Haïry. Je suis ravie d’assister à cette audition qui s’inscrit dans un esprit participatif.

Le financement participatif est-il fiable et porteur ? Permet-il de répondre aux besoins ? Je souhaiterais obtenir un éclairage sur le financement de l’économie sociale et solidaire en prenant en compte les contraintes qui s’attachent, par exemple, aux fonds de dotations ou à certaines structures, les sociétés coopératives et participatives (SCOP) par exemple, au moment de leur création. Si l’on pousse la réflexion, disposez-vous d’éléments concrets susceptibles de renforcer l’attractivité du financement spécifique à l’économie sociale et solidaire ?

M. Jean-Philippe Girard. J’ai plusieurs participations dans des sociétés d’économie ou dans des sociétés cotées, mais également plusieurs actions dans l’économie sociale et solidaire, suite à des opérations de crowdfunding.

Il est intéressant de voir ce qui s’est passé ces trois dernières années. Chaque modèle répond à une demande très spécifique. Le crowdfunding met habituellement en jeu de petits projets, qui ont besoin de cash et de soutien. J’ai accompagné plusieurs entreprises. Lorsque les sommes oscillent entre 5 000 euros et 30 000 euros, le dispositif fonctionne plutôt bien. Il rencontre un engouement, les gens s’intéressent à l’entreprise, au dirigeant ou à la dirigeante. Une véritable empathie entoure le projet.

D’un côté, il y a les start-up ; de l’autre, les créations d’entreprises, les reprises et ce volet, nouveau, du crowdfunding, qu’il convient d’intensifier. C’est le premier pas dans l’entreprise, le premier pas vers la création d’un projet d’entreprise, c’est la réalisation d’un rêve, c’est le moyen d’aller au bout d’une idée. Je suis un fervent défenseur du crowdfunding qui répond à ce que nous ne savons plus très bien faire, nous qui finançons des projets plus structurés et de montants plus élevés.

En Côte-d’Or, je me suis positionné aux côtés de Go’Up, qui est un générateur d’entreprises sociales. Dans un premier temps, j’ai voulu comprendre s’il s’agissait d’une économie concurrentielle à l’économie classique. Je me suis aperçu que l’économie sociale et solidaire était en train de trouver sa place, car elle répond à des demandes auxquelles ne pourrait pas répondre une société classique. Actuellement, nous travaillons sur l’intégration de salariés en difficulté dans le secteur du jardinage et de l’enfance, dans une crèche. Nous travaillons sur plusieurs projets, dont une conciergerie solidaire.

À Dijon, un projet de conciergerie ne peut aboutir, parce qu’il n’est pas rentable. En passant par une entreprise solidaire, nous arrivons à financer et à dynamiser ce projet. Le concept de crowdfunding offre une réponse intéressante à l’entreprise et à sa vocation. Mme Neuville l’a dit, il y a une vocation de l’entreprise. Une société cotée diffère d’une société solidaire, qui, elle-même, diffèrera d’une société de financement participatif. Je plaide pour ces différentes strates qui permettent d’aller au bout d’un projet et de trouver des financements originaux.

M. Bernard Cohen-Hadad. Plus globalement, nos petites et moyennes entreprises ont pour principal interlocuteur les établissements financiers, c’est-à-dire les banques. Il faut replacer les choses dans la maison centrale. Au cours de la crise financière, la relation a pu être mouvementée, voire douloureuse, mais nous en sommes sortis. C’est ainsi que, depuis deux ans, nous assistons à un grand mouvement de financement et d’accompagnement de nos PME. Reconnaissons que la colonne vertébrale du financement de nos PMI dans les territoires est constituée par les établissements financiers.

Par ailleurs, nous disposons d’une palette d’outils de financement qui permet à l’entrepreneur de faire appel, en fonction de l’état de sa situation de développement ou d’accompagnement, à tel ou tel mode de financement : Bpifrance, le crowdfunding, le financement participatif, dont le private equity, le capital-investissement qui a fortement progressé et qui est très présent dans les territoires. C’est important, surtout lorsqu’il s’agit d’un complément de financement.

Nos entreprises ont également besoin de sens : trouver des financements éthiques y participe. Ce que l’on appelle la responsabilité sociale des entreprises (RSE) fait partie d’un engagement de la part de nos entrepreneurs. Ils sont de plus en plus responsables dans les territoires, car, au-delà du développement économique, l’emploi est un enjeu.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. Je compléterai les propos de M. Cohen-Hadad par quelques chiffres.

Aujourd’hui, le bilan des banques fait apparaître 963 milliards d’euros d’encours de financement des entreprises à comparer au crowdfunding, qui joue, certes, un rôle utile de complément, mais qui ne représente que… 300 millions d’euros. Les 963 milliards d’euros passent par la colonne vertébrale constituée par les établissements bancaires et les interlocuteurs des PME-TPE au quotidien. En termes de flux annuels, 300 milliards d’euros de nouveaux crédits aux entreprises sur le territoire français sont portés par les banques à un rythme de progression annuelle des entreprises de 5,4 %.

Nous retrouvons une forte dynamique du crédit, qui commence d’ailleurs à être jugée excessive par nos autorités de contrôle puisque le Haut Conseil de stabilité financière (HCSF) considère que les entreprises s’endettent trop rapidement.

Nous ne partageons pas totalement cette analyse. Nous estimons que nous sortons d’une période longue au cours de laquelle les entreprises ont probablement sous-investi bien qu’il soit très difficile d’évaluer le sous-investissement. Aujourd’hui, les indicateurs de confiance des chefs d’entreprise repartent à la hausse. Les banques notent une progression des demandes de crédits, notamment d’investissement.

J’ajoute que, parmi des différents crédits accordés aux entreprises, les crédits à l’investissement sont les plus dynamiques – ce qui est très heureux. Nous enregistrons à ce titre 963 milliards d’euros d’encours, auxquels s’ajoute une progression globale annuelle de l’ordre de 5,4 %. Les crédits d’investissement aux entreprises croissent à un rythme annuel de 6,8 %. Nous étudions attentivement le taux d’accès à ces crédits. Le taux de réponses positives aux demandes de crédits d’investissement des entreprises sur le territoire français atteint les 95 %.

Après une période difficile de dix ans, la croissance des encours des crédits aux entreprises, notamment des crédits d’investissement, reprend. Nous y voyons des perspectives de développement pour nos clients.

Les banques ont tout intérêt à ce que les particuliers et les entreprises connaissent une situation de prospérité et de développement car le développement de leur propre business en dépend. La situation est positive. On ne se repose pas sur nos lauriers !

Le financement de l’économie, notamment des PME, a été défini par la Fédération bancaire française (FBF) comme étant sa priorité stratégique n° 1. Nous nous attachons grandement à améliorer l’aspect qualitatif des relations avec les entreprises comme leur accompagnement. Nous avons conjointement travaillé avec la Confédération des petites et moyennes entreprises pour inciter les chefs d’entreprise à dialoguer avec leur banquier, à le rencontrer pour lui expliquer la situation et l’inviter à visiter l’entreprise. Parallèlement, les banquiers se sont engagés – c’est l’un des engagements pris collectivement par la profession – à proposer au moins un entretien annuel à tous les chefs d’entreprise. Cela semble aller de soi, mais quand on s’adresse à des responsables de petites entreprises, ceux-ci sont très occupés et n’ont pas le temps de prendre rendez-vous avec leur banquier. Nous essayons donc de les persuader de l’intérêt de ces rencontres, d’autant que le crédit est abondant et les taux d’intérêt extrêmement bas. Nous proposons d’ailleurs des taux d’intérêt de crédits aux entreprises qui figurent parmi les plus bas de la zone euro. C’est un indicateur qu’il importe de relever.

Nous bénéficions d’une politique monétaire favorable. De plus, la qualité de la transformation de cette ressource en crédits est particulièrement bonne en France, puisque nous bénéficions du dynamisme des encours de crédits le plus élevé de la zone euro. C’est l’un des rares domaines, je me plais à le signaler, où nous sommes meilleurs que l’Allemagne ! Puisque nous parlons d’industrie stratégique, le secteur bancaire en est une qui ne fonctionne pas trop mal, et ce au bénéfice des entreprises qui trouvent des financements dans de bonnes conditions. Cela ne signifie pas que le crédit doive tout faire. Bien entendu, il y a de la place pour tout le monde. Je pense que le MEDEF s’exprimera sur son initiative « MEDEF Accélérateur d’investissement », dont la Fédération bancaire française est partenaire.

Pour l’heure, le processus PACTE se poursuit, notamment au Parlement, dans le cadre de la préparation de la loi ; l’un de ses objectifs étant d’améliorer l’accès aux entreprises en fonds propres. D’une certaine manière, nous pouvons nous permettre le luxe de ne parler que de financements en fonds propres parce que le financement des entreprises par le « crédit » fonctionne bien. Il est très important d’assurer un bon fonctionnement de cette partie liée aux crédits. Hélas, sur ce sujet, de multiples contraintes réglementaires sont à l’œuvre, sur lesquelles je n’entre donc pas dans le détail.

Il convient ici de rappeler, me semble-t-il, les fondamentaux du financement des entreprises, notamment du financement de leurs investissements. Bien évidemment, il est utile d’avoir de nombreux intervenants. Nous avons évoqué le crowdfunding. De nombreux établissements bancaires ont créé soit des partenariats avec des fonds d’investissement, soit des entités qui font du crowdfunding, dans la mesure où cela permet de rechercher des financements plus complexes qui ne correspondent pas au type de projets financés par le crédit. Fondamentalement, le secteur bancaire reste l’interlocuteur numéro un des PME et de leurs représentants.

M. François Perret. Je joins ma voix à ceux qui se réjouissent du caractère actif du financement bancaire, mais également de la diversification des sources de financement pour les entreprises. C’est une bonne nouvelle, mais elle entraîne une responsabilité, une exigence particulière pour faire mieux comprendre, tant aux entrepreneurs qu’aux épargnants les moyens de se repérer dans cette offre foisonnante de financements.

S’agissant des entrepreneurs, se pose la question de la culture financière des dirigeants d’entreprise. Sur ce point, on peut faire état de progrès, tout en observant cependant que les dirigeants de PME ont des difficultés à se retrouver dans cette offre. L’un des moteurs de la croissance des PME réside dans la capacité de leurs dirigeants à comprendre qu’ils doivent ouvrir leur capital. L’ouverture du capital est un sujet majeur pour continuer à développer l’entreprise et à moderniser l’outil productif dans un contexte marqué tout particulièrement aujourd’hui par les annonces du Président de la République en matière de stratégie sur l’intelligence artificielle visant à enclencher plus fortement la dynamique de transformation numérique.

Je rappelle que les entreprises françaises se situent seulement au seizième rang en matière de numérisation et qu’un effet boule de neige est fort à craindre. En effet, ce retard dans le domaine de la numérisation est susceptible de se doubler d’un retard de développement en matière d’intelligence artificielle. Il est essentiel de faire de la pédagogie auprès des chefs d’entreprise, comme le font déjà les banques et les autres acteurs financiers, pour les aider à se repérer dans ce foisonnement.

Rappelons à cet égard que l’un des principaux sujets de la prochaine loi PACTE vise à sensibiliser les épargnants à l’importance de financer les entreprises françaises. Nous partons de très loin puisque nous connaissons leur aversion au risque ; c’est ainsi qu’à peine 30 % des épargnants comprennent la nécessité d’orienter le flux d’épargne, pourtant abondant, vers les entreprises. Un travail de pédagogie auprès des chefs d’entreprise et des épargnants serait utile. Probablement, conviendrait-il de prévoir un effort d’accompagnement en ce sens.

Mme Barbat-Layani a évoqué l’initiative « MEDEF Accélérateur d’investissement ». Je voudrais plaider en faveur de la convergence des initiatives. Un entrepreneur confronté à l’offre bancaire – l’offre désintermédiée, le crowdfunding et l’ensemble des dispositifs qui se présentent –, en fonction de son profil de croissance, peut hésiter. Cela pose la question de la responsabilité des acteurs du monde économique et financier, censés proposer une offre d’accompagnement qui soit claire et globale. Lever des fonds suppose aussi obtenir des débouchés commerciaux et monter en compétence, ce qui reste l’un des grands sujets de l’économie française.

Il faudrait associer les accompagnements financiers et non financiers en faveur des entreprises.

Mme Anne-Laure Cattelot. Mesdames, messieurs, je suis députée du Nord, d’un territoire qui a vécu une phase de désindustrialisation, mais où l’industrie reste encore bien présente.

Je lance une salve de questions, auxquelles je vous demanderai de répondre le plus directement possible.

Premièrement, on parle souvent de la désuétude de notre appareil productif, notamment des PME. De ce constat, trois questions découlent :

La culture des entrepreneurs liée à leur capacité d’investissement et à la faculté d’intégrer du capital au sein de leur entreprise.

La question de l’actionnariat familial. La France compte de nombreuses PME et TPE dont l’appareil de production est, certes, de qualité, mais assez désuet. Elles sont à capitaux familiaux, fondées sur une histoire et une gouvernance particulières qui rendent encore plus complexe l’entrée de capitaux.

Les transmissions et la dégradation de nombre d’entreprises industrielles actuelles et à venir.

Autre sujet, très différent : nous sommes devenus des champions du software en matière numérique, mais dès qu’il s’agit de progresser sur le hardware, les développements se font à l’étranger, notamment dans les pays nord-américains. Que peut-on faire en matière de financement pour lever « les tickets » nécessaires et faire en sorte que le développement intervienne en France et en Europe ?

Troisièmement, nous avons pris des initiatives visant à rediriger l’épargne des particuliers vers les entreprises. Un exemple existe dans ma région. Il s’agit du Livret Rev 3 – pour « troisième révolution industrielle » – qui permet aux épargnants de contribuer au développement des entreprises, notamment des PME industrielles des Hauts-de-France en matière de troisième révolution industrielle, notamment d’anticipation de la transition écologique pour les questions de production. Quelle est la place des banques ? Pour l’heure, seul le Crédit coopératif s’est engagé dans cette démarche. Les banques sont-elles prêtes à s’engager vers de tels dispositifs, car il s’agit de l’amorce d’une nouvelle dynamique ? Selon vous, les épargnants sont-ils prêts à investir au sein des entreprises ? Quel produit allez-vous développer ?

J’en arrive à la réorientation des dispositifs publics. Quel regard portez-vous sur le développement d’outils de financement portés par les régions : subventions, avances remboursables et autres ? La dynamique d’avances remboursables n’est pas toujours pertinente par rapport à la dynamique de crédit existante. Que faut-il faire ? Quelles sont vos suggestions ?

Ces questions sont très ciblées sur la dynamique de transformation de TPE et de PME en entreprises de taille intermédiaire (ETI).

L’activité d’un acteur présent autour de la table porte sur les liens avec les grands groupes. La France compte des filières exemplaires, telles que l’aéronautique qui figure parmi vos partenaires. J’évoquerai l’industrie ferroviaire qui se structure actuellement en prévision de la bataille internationale : Bombardier, Alstom, etc. Rappelons que la commission travaille également sur les fusions, d’Alstom-Siemens, par exemple. Quel est le lien de ces fusions avec les grappes de PME qui sont directement liées à l’industrie ferroviaire ? Elles ont actuellement la capacité de livrer les gros sites français, mais dès lors qu’elles doivent exporter, ces entreprises ferroviaires envisagent davantage de s’allier avec des PME à l’étranger pour rediriger leurs productions

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. Les questions sont nombreuses…

Je vais vanter le processus PACTE et les travaux entrepris à ce titre, qui ont abouti à 17 propositions. Nombre d’entre elles croisent un certain nombre des sujets que vous avez mentionnés.

La désuétude de l’appareil productif, la culture des entrepreneurs, les modes de financement des transmissions, l’ouverture du capital font partie des points évoqués par les 17 propositions. S’agissant du financement de la transition numérique des entreprises, nous avons proposé de maintenir ou de réintroduire la possibilité d’un amortissement accéléré des dépenses de numérisation des entreprises. À une époque, le MEDEF avait soutenu un processus, au même titre sans doute que la CPME, d’amortissement accéléré des investissements des entreprises qui a pris fin il y a environ un an. Dans l’idéal, il conviendrait de le remettre en place dans un cadre de finances publiques contraint. Nous avons pensé qu’il pourrait être réintroduit pour les dépenses de transformation numérique des entreprises dont on comprend qu’elles sont essentielles. Je ne peux m’exprimer au nom du MEDEF, mais je connais certaines des actions qu’il mène. C’est ainsi que le MEDEF a mis en place un diagnostic numérique destiné aux entreprises ; il est utile pour mettre en lumière les actions de numérisation qu’elles sont susceptibles d’entreprendre.

Nos propositions visent également à inciter les entreprises à ouvrir leur capital. Dans le cadre du PACTE, nous insistons sur le développement des produits qui permettent d’orienter l’épargne vers l’investissement en fonds propres dans les entreprises. Encore faut-il qu’il y ait des entreprises dans lesquelles investir et que cette démarche d’ouverture du capital puisse intervenir, notamment en introduisant au moins un administrateur indépendant dans les conseils d’administration. Pour de nombreuses petites entreprises, ce serait l’occasion d’avoir un conseil qui les aiderait à se poser la question de la transmission. En tout cas, c’est ce que pensent les réseaux bancaires qui les connaissent bien. De nombreuses entreprises arrivent en phase de transmission en France et doivent s’y préparer. Ce peut être l’occasion pour l’entreprise de se projeter sur des marchés extérieurs. Nous croyons à la nécessité d’accorder quelques avantages, probablement de nature fiscale, aux entreprises qui s’engageraient dans ce type de démarche.

S’agissant des financements liés au numérique, hardware et software, je signale que l’investissement en informatique numérique des banques est très pénalisé par la réglementation bancaire. Depuis un certain temps déjà, nous demandons que soit modifié le traitement prudentiel des investissements des banques elles-mêmes. Cela peut paraître anecdotique mais dans la mesure où le secteur bancaire est le plus gros donneur d’ordres en matière numérique sur le territoire français, une telle mesure provoquerait une accélération de la numérisation des banques, ce qui ne serait pas négligeable.

Au-delà de notre propre paroisse, il y va de l’intérêt des entreprises elles-mêmes. Nous avons récemment réalisé un travail dont nous pourrons vous communiquer les éléments portant sur le financement des dépenses d’investissement qui ne sont pas toujours qualifiées comme telles, car il s’agit souvent de charges. Ce défaut d’imputation comptable ne permet pas de mobiliser des crédits d’investissement qui sont plus avantageux en termes de taux et bien plus faciles d’accès par les entreprises. Cela fait partie des sujets auxquels nous pouvons réfléchir.

Le financement de la transition écologique est un axe fort de la place de Paris et des banques. Nous insistons fortement sur un sujet qui relève de la réglementation internationale, le green porting factor qui est une manière d’inciter les banques à décarboner leur bilan et donc à investir davantage dans les financements « verts », qui constituent déjà l’un de nos points forts. Les banques françaises représentent 25 % des émissions mondiales de green bonds, en français « obligations environnementales », ce qui est bien supérieur à notre part de marché en tant que banques dans le monde.

Que peuvent faire les régions ? L’axe majeur passe par les fonds propres, c’est-à-dire les fonds régionaux dans lesquels les banques prennent des « tickets » car le rééquilibrage vers plus de fonds propres est certainement souhaitable dans le financement des entreprises au titre de la diversification qui a été évoquée.

J’en viens à la question des filières. Vous avez évoqué la filière aéronautique et la filière ferroviaire que je connais moins bien. La Fédération a signé en 2012 un accord avec le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) afin de favoriser le financement des sous-traitants de rang 2, 3, etc. Il avait été souhaité que les grands donneurs d’ordres, des sociétés comme Airbus par exemple, donnent une plus grande visibilité de leurs commandes à ces sous-traitants, permettant ainsi de débloquer le financement bancaire demandé.

M. François Perret. J’ai été interpellé sur le sujet de la relation entre les grands groupes et les PME, mais j’interviendrai sur quelques points que vous avez évoqués, et d’abord sur le financement de l’immatériel. Le sujet a été bien abordé dans le dernier rapport de l’Observatoire du financement des entreprises publié en octobre 2017 ; il était fléché sur la question du financement de la transformation numérique. Globalement, le rapport fait apparaître que le système financier, notamment bancaire, est très à l’écoute du marché et du besoin qui peut s’exprimer en termes de financement de l’immatériel.

Le rapport pointe, parallèlement à la prise de conscience croissante des PME, la progression du nombre des entreprises qui se présenteront au guichet bancaire ou auprès d’autres acteurs financiers pour être financées. Nous ne sommes pas sûrs qu’au moment où cette demande se développera, l’offre sera en mesure de suivre. Prenons donc garde aux risques de désajustement, d’autant que, je le rappelle, nous enregistrons un retard sur le plan numérique et que la France accuse également un retard en matière de robotique. Sur tous les sujets liés aux nouvelles technologies, dès lors qu’il y a une impulsion au plus haut niveau de l’État et alors que les organisations professionnelles sont également mobilisées, on peut penser que les entrepreneurs seront de plus en plus demandeurs. Il convient, par conséquent, de s’assurer que nous serons en mesure de répondre à une telle demande malgré les contraintes qui pèsent sur les acteurs financiers.

J’en viens à la question posée sur la relation entre les grands groupes et les PME. Vous citez à juste titre l’exemple de la filière aéronautique comme un peu plus mature que les autres. L’ensemble des grands acteurs que sont Airbus, Safran ou Thales participent au dispositif PACTE PME ; à ce titre, ils ont la possibilité d’engager des actions positives en faveur des petites et moyennes entreprises.

L’initiative PACTE PME est une initiative « transfilière ». Un certain nombre d’acteurs sont conscients de la nécessité de nouer une relation très collaborative et d’aller de l’avant au sein de la filière ferroviaire. Depuis le mois d’octobre, nous avons monté chez Alstom un nouveau dispositif que nous avons appelé « Destination ETI ». Il a précisément pour vocation d’accompagner une trentaine de PME, dont un tiers est issu du secteur ferroviaire avec l’ambition de les faire monter en compétence, y compris pour les aider à amorcer le virage à l’international. Les discussions que j’ai pu avoir avec la Fédération des industries ferroviaires (FIF) m’amènent à penser que, sur les 1 400 entreprises du secteur ferroviaire, guère plus de 10 à 15 % sont capables aujourd’hui de l’amorcer. Pendant longtemps, elles ont été à l’abri car elles obtenaient des commandes des grands acteurs français. Mais le terrain de jeu s’est déplacé à l’international et dorénavant l’enjeu pour ces PME est leur capacité à s’y projeter. Nous les aidons modestement à notre niveau pour une dizaine d’entre elles, mais la prise de conscience est très forte, notamment chez Alstom, à la SNCF et à la RATP, de leurs responsabilités en la matière.

M. Bernard Cohen-Hadad. Les chiffres du capital-investissement pour les Hauts-de-France ou l’Île-de-France ne sont pas les meilleurs. Cela peut se comprendre pour l’Île-de-France qui ne compte que peu d’industries ou de petites industries. Quant à la région des Hauts-de-France, vous connaissez sa situation.

Peut-être le temps est-il venu de tourner la page de l’opposition entre petites et moyennes entreprises et les grands groupes. Sans doute, est-ce l’un des intérêts de la loi PACTE. Au travers des différentes auditions, nous avons vu que l’on pouvait progresser dès lors que l’on s’écoutait et que l’on réfléchissait ensemble sur des problématiques communes et riches. Cela me semble important. En tout cas, la CPME est très demandeuse de ce type d’encouragement de travailler ensemble, « en meute » comme disent les Allemands. Nous avons tout à y gagner, même avec les établissements financiers. Nous sommes placés devant une problématique de réussite nationale. Il faut que chacun y participe à sa mesure, dans le respect de ses sensibilités.

Vous nous avez tendu la perche en évoquant l’épargne des Français. Nous sommes demandeurs – et pas depuis le mois de janvier – d’une orientation de l’épargne vers les PME. Je le demande au nom de la CPME depuis 2010. Nous avons largement œuvré avec les assureurs mais aussi avec les banques.

Nous devons progresser sur deux pistes prioritaires.

D’une part, il convient d’augmenter le plafond du plan d’épargne en actions PME. Nous n’étions pas favorables à ce produit tel que « marketé ». Nous avons besoin d’un plan d’épargne en actions PME clair, orienté et proposant un plafond plus élevé afin de répondre aux attentes de nos investisseurs – sauf contre-ordre. Le nombre d’actionnaires s’élève à plus de 3,5 millions en France, pour l’essentiel il s’agit de petits actionnaires. Il est important de souligner.

D’autre part, il faut nous attacher à réfléchir à la nécessité de mettre en place un produit d’épargne long, qui ne serait pas un produit d’optimisation fiscale, mais un produit à destination des petites et moyennes entreprises dans les territoires. Cessons de proposer des produits qui offrent la possibilité de « s’en mettre plein les poches », excusez-moi l’expression. Essayons de travailler en prospective, surtout quand il s’agit de l’industrie et de nos PME. Aidons les PME à la transmission, au développement et au franchissement de nouveaux seuils.

Mon dernier point portera sur le rôle du capital investissement dans les entreprises patrimoniales. Je préfère le terme « patrimonial » à celui d’« actionnariat privé » ou encore « individuel » Elle me semble plus noble. Elle correspond à une réalité. Il ne faut pas dévaloriser la transmission par l’héritage, qui fait également partie de la transmission de nos savoir-faire. Je pourrais vous citer l’exemple d’une entreprise familiale située à Saumur, et dont le président est François Asselin. Cette entreprise travaille le bois à l’international, notamment aux États-Unis et se porte très bien parce qu’elle est issue d’une belle famille de compagnonnage. Il faut encourager ces savoir-faire.

Cela étant, j’apporterai un bémol. Depuis plusieurs années, la relation de nos entrepreneurs vis-à-vis du capital investissement a évolué. Le private equity a modifié sa mentalité et ses modes d’intervention. Ils sont moins agressifs qu’auparavant quant à la gouvernance. Avant, lorsqu’un investisseur signait un chèque à l’entreprise, il avait « une prétention » à vouloir la diriger. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. C’est cette évolution des mentalités qui encouragera nos entrepreneurs à se tourner vers le capital d’investissement. En Île-de-France, beaucoup de ces entrepreneurs, hommes et femmes, lesquelles réussissent bien, font appel au capital investissement soit pour se développer à l’international, soit en transmission ou en rachat d’entreprise. Cela se passe extrêmement bien. Encore faut-il que leur projet entrepreneurial soit respecté. C’est essentiel.

M. Jean-Philippe Girard. Les termes de convergence et de complémentarité sont importants. Nous devons nous soucier de ce que fait l’autre dans chacune de ses actions afin d’éviter toute redondance.

L’ANIA représente 16 800 entreprises, dont 98 % sont des TPE et des PME, présentes sur l’ensemble du territoire français, et souvent dans les zones rurales. Elles sont les acteurs des communautés de communes et des villages.

Trois critères déterminent la santé de l’entreprise : premièrement, son caractère innovant. Le crédit d’impôt recherche (CIR) et le financement de l’innovation sont des éléments clés, plus encore pour les petites et moyennes entreprises qui, pour l’heure, n’ont pas les moyens suffisants pour innover. Deuxièmement, la modernisation. On peut la concevoir sous son aspect industriel, c’est-à-dire la modernisation de l’outil de production, mais ce peut être également la modernisation numérique. Nous voyons bien que toutes les entreprises qui ont une réponse claire sur ces sujets sont en bonne santé. Troisièmement, ces entreprises sont en pleine forme quand elles sont innovantes, modernes et internationales. Ces trois critères permettant à l’entreprise en développement de croître et d’être rentables sont déterminants.

À Bercy, M. Macron a lancé l’idée du suramortissement. Sa mise en place a mis près de six mois avant de décoller car les entrepreneurs y croyaient peu. D’un seul coup, les entreprises ont pensé que c’était peut-être là l’occasion d’optimiser leur investissement. L’accompagnement à l’innovation, à la modernisation et à l’international sont trois mesures clés. Chacun y procède différemment, mais de manière efficace.

La réflexion a été lancée au cours du tour de table relatif à « MEDEF Accélérateur ». Aujourd’hui, bien qu’il y ait de l’argent, que les taux soient très favorables, les entreprises sont hésitantes à investir, à aller plus loin ou plus vite. Nous avons évoqué les entreprises familiales et patrimoniales, elles hésitent à ouvrir leur capital. Voilà donc de multiples questions auxquelles nous avons peu de réponses à offrir. Nous avons lancé une réflexion.

Nous avons constaté que nos chefs d’entreprise sont très pris par leur entreprise et sont insuffisamment formés aux nouveaux outils financiers. L’idée de « MEDEF Accélérateur » est de former les entreprises – avec vous – aux nouveaux outils financiers de court, moyen et long termes, au haut et au bas de bilan, à l’ouverture de capital, au prêt in fine. Je peux en témoigner car je l’ai vécu dans ma propre entreprise. Chaque étape de financement est souvent différente et nécessite des moyens différents – en tout cas, elle constitue un moment clé.

Par ailleurs, nous nous sommes interrogés sur la manière dont nous pourrions orienter les entreprises qui réclament des financements. L’offre est très large. Nous invitons les entreprises qui souhaitent emprunter entre 250 000 euros et 100 millions à entrer leurs données sur un site qui leur propose des réponses. À elles de décider si elles veulent prendre contact.

Nous avons enfin constaté que le chef d’entreprise est un peu seul et que l’accompagnement était nécessaire. Je l’ai vécu par le passé. J’étais très impliqué dans le monde bancaire. Les banques jouent un rôle d’accompagnement dans le dispositif PACTE PME, toutes les actions mises en place sont très intéressantes. Un chef d’entreprise est souvent seul pour décider d’ouvrir son capital ou d’emprunter un montant élevé. Il se demande s’il ne prend pas un risque et s’il pourra l’assumer. Il faut vraiment que nous jouions un rôle d’accompagnement. Voilà pour cette plate-forme MEDEF qui est numérique, aisée d’accès, multicritère. Elle peut permettre à un chef d’entreprise ou à un directeur financier d’être aiguillé et accompagné dans sa stratégie.

On parle beaucoup de stratégie d’entreprise, de stratégie commerciale. Depuis deux ans, je défends cette idée au MEDEF : il faut insuffler aux dirigeants une stratégie financière. Il faut que le chef d’entreprise intègre, outre sa stratégie commerciale, une stratégie financière, prenant en compte ses besoins au cours des cinq prochaines années, ses investissements au regard des recrutements… Quand le chef d’entreprise aura rendez-vous avec sa banque, cela se passera donc plus facilement.

Mme Colette Neuville. J’interviens sur l’ouverture du capital – ouvrir le capital signifiant faire appel à des actionnaires.

Je souligne une différence essentielle entre les grandes ou très grandes entreprises et les petites et moyennes entreprises. Chez ces dernières, il y a généralement coïncidence entre le pouvoir et la propriété. C’est ainsi que dans les entreprises patrimoniales, le propriétaire et les actionnaires détiennent le pouvoir alors que la dissociation entre pouvoir et propriété caractérise les grandes entreprises, autorisant, de fait, les restructurations, les opérations de fusion-acquisition, etc., ce qui explique que les grandes entreprises se découpent à la tronçonneuse et se reforment différemment quelques années après. Cela parce que ceux qui décident ne sont pas les propriétaires.

Peut-être ne serai-je pas politiquement correcte en le formulant, mais, après tout, les idées évoluent au fur et à mesure que les faits révèlent les inconvénients. Dans les grandes entreprises, la règle – et ce ne sont ni le MEDEF ni l’Association française des entreprises privées (AFEP) qui me contrediront puisque nous discutons actuellement de la révision du code à la lumière du projet de loi PACTE – impose la présence d’au minimum 50 % d’administrateurs indépendants.

Un administrateur indépendant est un administrateur qui ne doit avoir aucun intérêt d’aucune sorte dans l’affaire avec pour résultat qu’un tel administrateur n’a, effectivement, aucun intérêt dans l’affaire ! Il ne raisonne pas comme une personne qui en aurait. S’agissant d’Alstom, par exemple, Bouygues et ses salariés ont des intérêts dans l’affaire. J’ai discuté plusieurs fois avec les responsables de Bouygues. Ils raisonnent dans l’intérêt de leur affaire, car il s’agit de son argent et de l’argent de ses salariés. C’est ainsi qu’il a essayé de se sortir d’Alstom dès lors qu’il lui a semblé évident que l’alliance Areva-Alstom ne tiendrait pas. Dès lors, il fallait qu’il retire les quelques milliards d’euros investis dans Alstom dans l’intérêt de son entreprise pour s’en servir plus utilement ailleurs. C’est ce qu’il est en train de faire. Dans le cadre d’une offre publique de rachat d’actions, Bouygues en a récupéré 30 %. Pour le reste, je pense qu’un arrangement a dû être passé avec Siemens pour que cette société puisse sortir du capital de la nouvelle structure dans quatre ans. Cela pour dire que les entreprises patrimoniales – les petites entreprises, mais également les quelques grosses entreprises encore existantes – sont intéressées à leur patrimoine et imaginent des stratégies qui serviront son intérêt. De l’autre côté, il y a les entreprises où le pouvoir et la propriété sont dissociés. Aujourd’hui, les personnes qui essayent de réunir pouvoir et propriété sont les activistes. Une action ce sont du pouvoir et de la propriété ; quand on ouvre le capital, on doit aussi ouvrir le pouvoir.

Je vous rejoins, madame la députée, quand vous parlez d’administrateurs indépendants dans les petites et moyennes entreprises. Oui, il faut des administrateurs indépendants pour essayer de montrer aux personnes qui raisonnent en cercle fermé tous les aspects de la question, les financements ou les stratégies qu’elles n’ont pas forcément perçus parce qu’elles vivent dans leur milieu, souvent assez fermé.

Dans les grandes entreprises, c’est tout le contraire qui se produit : aujourd’hui, il y a trop d’administrateurs indépendants. On se félicite d’avoir imposé 40 % de femmes
– aujourd’hui, les femmes se sont transformées en quotas… Je pense que les femmes doivent y arriver à la force du poignet et sans doute aurions-nous eu des difficultés à y parvenir sans quotas. Que l’on ait des femmes, d’accord, mais pourquoi allons-nous chercher des femmes étrangères qui n’assistent pas aux conseils d’administration ? Les conférences se font par téléphone. Par expérience, nous savons que les personnes qui participent aux réunions par téléphone sont là pour toucher des jetons de présence et non pour taper du poing sur la table ou essayer de remettre en cause des décisions qui nous ont été présentées la veille au soir ou le matin même dans des dossiers que nous n’avons pas eu le temps de lire !

Dans les grandes entreprises comme Alcatel, Pechiney, Lafarge, Alstom, que l’on retrouve dans des fusions entre « égaux », la France se retrouve sur un strapontin, faute d’avoir suffisamment réfléchi à l’avance au sein des conseils aux stratégies préventives à ces dépècements qui se renouvellent tous les ans. C’est ainsi que chaque année, la France perd un ou deux de ses fleurons, faute d’avoir anticipé et permis que l’entreprise tienne son rang face à une concurrence internationale de plus en plus dure. Donc, oui aux administrateurs indépendants, oui à l’ouverture du pouvoir dans les petites et moyenne entreprises, car il faut ouvrir les fenêtres. Pour les autres, il faudrait plutôt faire le contraire.

Nous évoquons la proposition de loi PACTE, dont certaines mesures favorisent l’ouverture du capital. Hier soir, je n’ai pu me rendre à la réunion organisée à Bercy parce que j’avais du travail. Des journalistes m’ont néanmoins demandé ce que je pensais du changement de législation sur le retrait obligatoire. Je leur ai demandé de m’informer. Ils m’ont répondu qu’ils ne disposaient pas du texte, mais que le seuil du retrait obligatoire serait abaissé de 95 à 90 %. Autrement dit, lorsqu’une entreprise ouvrira 30 % de son capital en bourse, elle aura le droit « d’exproprier » 10 % de ces 30 %. Croyez-vous que cela donne vraiment envie aux gens d’entrer dans le capital quand ils savent que l’on a le droit de les exproprier à hauteur de 10 % du capital total ? Suivant le pourcentage mis en bourse, suivant le pourcentage de flottant, 10 % du capital total peuvent être expropriés. Le risque pris est augmenté d’autant. Il ne s’agit encore que d’une proposition de loi. De grâce, saisissez-vous du sujet et expliquez que cela s’inscrit exactement à l’opposé de l’effet recherché.

Cela fait vingt-cinq ans que je me bats pour que l’on n’abaisse pas le seuil du retrait obligatoire. J’ai mené mes précédentes batailles avec le sénateur Marini. Jusqu’à maintenant, j’avais obtenu gain de cause, et le seuil de 95 % avait été maintenu. Le législateur est revenu à la charge pour l’abaisser à 90 %. J’ai été consultée sur le sujet. J’ai répondu que c’était possible dans le seul cas où l’opération intervient dans la foulée d’une offre publique. Une offre publique est lancée, elle se déroule. À l’issue de la réouverture de l’offre publique, il faut se rendre à l’évidence, le prix a été plébiscité par le marché. La règle du droit des sociétés obéit avant tout à la loi de la majorité. Dans une telle hypothèse, la majorité est d’accord. Il n’y a rien à dire, à la condition toutefois qu’une juste indemnité soit versée, car il s’agit d’une expropriation qui ne se justifie pas par une cause d’utilité publique. Ce n’est pas la société qui recevra les actions expropriées, mais l’actionnaire majoritaire. Chaque fois que ce dernier versera une indemnité inférieure à la valeur de l’actif net réévalué, il s’enrichira d’un montant indu car l’actionnaire est propriétaire de l’actif net réévalué, il est propriétaire de sa quote-part de l’actif net réévalué. Payer le titre de l’actionnaire minoritaire à un prix moindre l’appauvrit au profit de l’actionnaire majoritaire.

Je propose d’accepter 90 % dans le seul cas où l’opération fait suite à une offre publique, à condition que l’indemnité soit au moins égale à l’actif net réévalué, afin que l’actionnaire que l’on sollicite aujourd’hui pour entrer dans une société ne se dise pas qu’il prend le risque d’être volé de 10 % au moins de son investissement.

L’expérience montre que les introductions se font quand la bourse est haute et que les retraits obligatoires s’effectuent lorsque la bourse est basse. Voilà trente ans que j’observe ces phénomènes, je suis en mesure de vous livrer des statistiques. Telle est la réalité.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur, président. Madame Neuville, vous constaterez que notre commission d’enquête est composée de nombreuses femmes. Elles sont très impliquées dans les sujets industriels. Nous avons d’ailleurs réalisé une vidéo sur l’industrie cette semaine, dans laquelle les femmes étaient à l’honneur. C’est un sujet qui passionne les femmes. Et nous n’avons pas besoin d’établir des quotas pour y parvenir !

Je vous remercie, madame, pour votre franc-parler. Je crois que vous êtes de Chartres. Il se trouve que je suis député d’Eure-et-Loir. Ce franc-parler est partagé par les Chartrains, il est le bienvenu en commission ! (Sourires.)

Mme Anne-Laure Cattelot. Quel est votre avis sur les fonds capital-retournement industriel qui n’ont pas été évoqués et la qualité de cet outil pour la réindustrialisation de ces fonds ? Quel est votre avis sur le financement et la réindustrialisation par l’innovation ? Nous disposons du crédit impôt recherche (CIR) et du projet de fonds pour l’innovation de rupture. On a parlé de suramortissement pour la robotique, mais il semble que l’innovation de process ne bénéficie pas du dispositif adapté. Il s’agirait d’un outil assez simple pour l’ensemble des PME qui n’imaginent pas solliciter un crédit d’impôt recherche, une innovation de rupture en lien avec les liens de recherche. Peut-être sont-elles simplement capables d’investir dans l’outil de production, de la robotique ou autres.

Ma dernière question s’adresse à M. Girard sur le thème agricole et agroalimentaire en lien avec les banques. Nous avons évoqué le taux de réponses positives aux entreprises ; il avoisine les 95 % pour les PME. Qu’en est-il des exploitants agricoles, des acteurs économiques à part entière, qui veulent diversifier leurs activités soit par diversification de leurs productions en mettant en œuvre un process industriel ou artisanal de diversification, soit sur la base de productions d’énergie possibles sur leur exploitation ? Je pense que les taux de réponses positives chutent malheureusement, sans doute en raison de trésoreries problématiques, mais quand on voit les business plans et la volonté de relancer le secteur agricole et alimentaire, le sujet est intéressant.

M. Jean-Philippe Girard. Nous sortons de négociations commerciales. Vous avez dû entendre mes interventions sur les négociations de 2018 qui se sont très mal passées. Des États généraux ont été mis en place pour recréer de la valeur au niveau de l’agriculture, éleveurs et producteurs, redonner du sens et changer d’état d’esprit. Or, rien n’y fait. Cela fait cinq ans que tous les mois de septembre je suis optimiste quant au changement d’attitude et cela fait cinq ans que cela se passe mal, et de plus en plus mal !

Une loi est en préparation, elle est bienvenue. J’ai même demandé que l’on renforce les sanctions. Vous avez entendu parler du SRP, de l’encadrement des promotions…Tout cela a pour unique objectif une juste et meilleure rémunération de l’agriculteur, sans oublier la multitude de TPE et PME dans le secteur alimentaire qui souffrent du manque d’oxygène. Le MEDEF a réalisé une comparaison des marges industrielles françaises qui se sont restaurées, voire sont en progression, à l’exception de la filière alimentaire dont les marges sont encore en diminution alors que les entreprises exportent.

Dans moins d’un mois, j’assumerai des responsabilités sur un contrat stratégique de filières. Nous accompagnons plus facilement des entreprises et des exploitations en bonne santé qu’en mauvaise ou en moyenne santé. Dès qu’une entreprise est cotée 4, 4+ ou 5 par la Banque de France, c’est plus compliqué. Il faut donc trouver des solutions, par la garantie, par exemple. Vous avez évoqué l’importance des régions. Si, demain, Bpifrance abonde à 50 % et les régions entre 20 % et 30 %, l’appréhension du risque ne sera pas la même. Il nous faut donc engager ce travail en dynamique avec les banques qui sont très présentes sur le territoire et qui viennent en accompagnement. Mais, aujourd’hui, le secteur agricole et alimentaire est peu attractif, parce que les sociétés sont peu rentables et résilientes. Si elles ont traversé la crise de 2008, elles ont des difficultés à réinvestir, voire elles craignent de réinvestir car elles ont peur de l’avenir. Si nous ne les engageons pas dans un projet à moyen ou à long terme, à trois ou cinq ans, elles ne réinvestiront pas et mourront.

Je suis né dans le Jura. Il y a trente ans, un agriculteur pouvait vivre avec cinquante vaches et cinquante hectares. On ne vivait pas très bien, mais on vivait de sa production. Aujourd’hui, il faut cinq à six fois plus, pour vivre dignement de son exploitation, il faut entre 250 et 300 hectares et entre 250 et 300 têtes de bétail. Le 11 octobre dernier à Rungis, Emmanuel Macron a évoqué cet aspect des choses.

Mais nous ne pouvons écarter tous les agriculteurs qui ne répondent pas à ce modèle. Il faut donc lancer progressivement un plan d’accompagnement, un plan de transformation et de modernisation. De nombreux agriculteurs ont aujourd’hui changé d’angle, ils se sont lancés dans des circuits courts. Des initiatives multiples et intéressantes sont possibles. Tout ce qui se passe est bien et bienvenu. Les décisions prises dans les cantines, dans les restaurations collectives donnent un peu d’oxygène, offrent des perspectives d’avenir à ce secteur qui en a besoin.

On parle de la fierté agricole, de la fierté de métier. Pour autant, la situation ne s’est pas améliorée, au contraire, elle s’est détériorée. Il faut réinjecter de l’argent imaginer un fonds d’accompagnement, un fonds de reconversion et notamment trouver des clés et surtout accompagner ceux qui vont évoluer, car on ne peut éternellement se plaindre. De nombreuses personnes s’engagent dans de belles initiatives, mais connaissent des difficultés à les financer.

En Côte-d’Or, nous avons lancé un projet intitulé « Futur 21 », 21 pour l’indicatif du département et pour le XXIe siècle. Nous nous sommes interrogés sur l’agriculteur et l’agriculture de demain dans un département comme la Côte-d’Or. Nous avons travaillé avec de jeunes agriculteurs, éleveurs et producteurs. Les idées qu’ils ont pour se transformer eux-mêmes, car ils sont conscients qu’ils ne pourront pas durer s’ils ne changent pas, sont extrêmement intéressantes. Le crowdfunding est l’exemple de leur mobilité. Aujourd’hui, des investisseurs prennent le chemin de la ferme à la faveur d’un micro-crédit et ils y retournent en tant que consommateurs pour acheter des produits. Cela crée un lien social extrêmement fort et évitera à terme la désertification.

Ce secteur se situe à un moment clé. Après cette audition, je rencontrerai le président Philippe Varin pour mettre en place le conseil stratégique de filière. Notre filière n’est pas celle de l’aéronautique, de l’automobile, du numérique, elle est celle de l’agriculture et de l’alimentation, qui est formée de 500 000 agriculteurs et de 17 000 entreprises. L’une produit en une heure ce que l’autre produit en un an. Cela pour vous dire les différences de taille des différentes entreprises, mais pas un seul n’est à écarter. Ils ont leur rôle social et sociétal. Nous allons y travailler et nous allons vous solliciter, car nous allons présenter un plan d’accompagnement et de financement du secteur par région, par bassin, par métier.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur, président. Merci de votre intervention positive et pleine d’optimisme pour l’avenir ! C’est agréable à entendre.

M. Jean-Lou Blachier. Quand M. Macron, alors ministre de l’économie, m’a demandé un rapport sur le thème « Industrialiser par l’innovation », j’ai jugé que ce serait intéressant pour le chef d’entreprise et l’industriel que je suis. En effet, dans le domaine de l’industrie aujourd’hui, la situation est plutôt difficile. Depuis près de cinquante ans, en effet, l’industrie perd ses emplois, de la force et de la valeur.

Lorsque M. Macron m’a demandé de réaliser ce rapport, je me suis demandé comment nous allions pouvoir démontrer que cet élément dynamique, à savoir l’innovation, était présent dans l’industrie. J’ai choisi deux régions test et j’ai rencontré les différents acteurs dans le domaine de l’innovation. Cela m’a permis de constater qu’en amont des fonds permettent aux entreprises de faire naître des projets, mais qu’il en existe très peu en aval. Nous finançons les entreprises pour qu’elles se développent. Mais lorsqu’elles ont besoin de vendre leurs produits et de se développer, elles sont obligées de solliciter à l’étranger des fonds qui leur permettront de grandir. C’est extrêmement dommage pour notre économie et pour l’industrie en général.

Le crédit impôt recherche a nettement aidé nos entreprises et nous ne pouvons qu’y trouver avantage. Le suramortissement, également évoqué, a malheureusement été abandonné alors qu’il s’agissait d’un outil intéressant. Les entreprises, notamment industrielles, l’ont fortement regretté. Aussi, conviendrait-il de trouver des systèmes équivalents. Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) est en mutation, il sera intéressant d’observer les suites qui y seront données.

Madame Cattelot, j’aurai le plaisir de vous remettre ce rapport qui contient douze propositions. La France compte environ 4 000 ETI, contre trois fois plus en Allemagne, 10 000 environ en Italie et autant au Royaume-Uni. Le but premier de ce rapport a été d’imaginer les voies et moyens de faire grandir nos entreprises, car c’est là un véritable enjeu. Si nous avions plus d’entreprises de taille intermédiaire, nous créerions plus d’emplois. Le directeur général de KPMG France a déclaré que si nous parvenions à créer 1 500 ETI supplémentaires, nous créerions vraisemblablement un million d’emplois supplémentaires. Il faut que tous ensemble nous réfléchissions à la façon d’aider les PME à devenir des ETI de demain.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur, président. Ma première question porte sur la croissance des entreprises. Nous avons beaucoup d’entrepreneurs en France qui sont animés par un esprit entrepreneurial, qui créent des sociétés et qui se lancent dans l’aventure – c’est une bonne chose. Mais se pose la question de les faire grossir et de déterminer le ticket d’investissement associé à ces entreprises.

Notre commission d’enquête s’est rendue aux États-Unis voilà trois semaines. Nous avons interrogé des investisseurs français, également des investisseurs américains pour comprendre en quoi leur fonctionnement différait. L’un d’eux nous a dit que l’on investissait en France un milliard sur mille entreprises. Alors que l’on crée de vraies licornes aux États-Unis, il estimait qu’en France on créait un troupeau de ponycorns. Nous créons des start-up que nous ne parvenons pas à faire grossir et qui restent de taille trop modeste. Selon lui, la France n’a pas conscience des moyens nécessaires aux entreprises pour agir sur une scène et un marché plus larges. Partagez-vous ce constat ?

Ma deuxième question porte sur le Choose France. Les propos tenus dans cette commission sont assez protecteurs, marqués par la nécessité de se défendre des investisseurs étrangers. Mais cet avis n’est pas partagé par tous. Je suis très content qu’il y ait des collègues de la majorité avec moi pour le dire : nous avons une vraie ambition d’accueillir les investisseurs étrangers et de faire de la France une terre d’accueil d’investisseurs étrangers qui sont non seulement créateurs d’innovation, mais aussi d’emplois sur notre territoire. Par exemple, l’entreprise danoise Norsdisk ou la société Worverk Thermomix se sont implantées à Chartres, en Eure-et-Loir. Nous sommes donc convaincus de la nécessité d’être attractifs aux yeux des investisseurs étrangers. C’est une image politique que nous souhaitons mettre en avant. Selon vous, qu’est-ce qui fait défaut aujourd’hui pour attirer des investisseurs étrangers en France ? Ma question n’est pas défensive, tout au contraire, elle est offensive : comment accueillir plus d’investisseurs étrangers et comment créer les conditions de leur accueil pour développer l’innovation et l’emploi en France ?

Ma troisième question porte sur un aspect un peu plus défensif, sur le contrôle de certains actifs stratégiques ou certaines technologies stratégiques et sur le processus que l’on imposerait éventuellement à des personnes qui souhaiteraient reprendre une entreprise considérée comme stratégique en France. Nous essayons en parallèle de nous mettre à la place de l’entrepreneur et de l’investisseur. C’est ainsi que nous nous interrogeons sur ce qui est susceptible de le freiner dans sa volonté d’investir en France dans ce parcours de contrôle s’il se fait contrôler par Bercy ou le process de contrôle.

Les investisseurs étrangers qui investissent dans certaines technologies ou certains secteurs en France sont contrôlés. Si l’on se place du point de vue de l’investisseur, qu’est-ce qui peut dans ce processus de contrôle le rebuter, le freiner, le décourager ? Vous avez l’occasion ici d’alerter la représentation nationale sur les dangers et les risques de certaines procédures de contrôle vis-à-vis d’investisseurs étrangers.

M. Jean-Lou Blachier. Si vous le permettez, je vous raconterai une histoire qui m’est arrivée il y a un an lorsque je rédigeais ce rapport sur la réindustrialisation par l’innovation. En visitant l’Institut Lafayette qui a pour particularité de recevoir des étudiants français et américains qui font des recherches dans différents domaines, j’ai rencontré un étudiant américain qui a inventé une pile électrique destinée à durer cent ans. Étonné, j’ai demandé au président de l’Institut si le projet est sérieux. Il m’a répondu qu’il l’était, que les études avaient été réalisées, mais qu’il fallait que ce chercheur trouve une entreprise industrielle pour travailler avec lui. Ce jeune Américain recherchait une entreprise fabriquant des pacemakers, parce que le produit proposé était adapté aux stimulateurs cardiaques en raison de la faiblesse de l’intensité de la pile. Ayant été médiateur des marchés publics pendant trois ans, j’avais été en rapport avec la société, leader européen des pacemakers. J’ai appelé son président, M. Baxter, pour lui demander s’il serait intéressé à rencontrer ce jeune Américain. Il le fut effectivement. Je les ai donc mis en rapport. Cela intéressait d’autant plus M. Baxter que les porteurs de pacemaker ont très peur que les piles s’arrêtent. Aussi, bien avant que les piles soient usées, ils demandent à subir une petite opération chirurgicale qui engendre des traumatismes, des problèmes de coût pour la sécurité sociale… M. Baxter cherchait donc une solution destinée à les rassurer.

Pour résumer, le jeune chercheur américain n’a pas réussi à trouver de financements aux États-Unis, il a trouvé une possibilité de travailler avec une entreprise française. Cela pour dire que les Américains sont parfois frileux. Et M. Baxter est extrêmement content et que sa société œuvre avec ce jeune chercheur pour réaliser un nouveau produit.

Il convient de réfléchir à la façon de financer le développement de l’entreprise, c’est-à-dire l’aval du projet, mais aussi mettre en rapport le chercheur et l’industriel pour arriver à faire évoluer cette industrie. J’ai eu à connaître de multiples exemples de cette sorte au cours de l’année où j’ai rédigé ce rapport. Il faut arriver à se faire rencontrer le chercheur, l’industriel et le financeur.

M. Jean-Philippe Girard. Je voudrais réagir à la notion de ponycorn et de licorne. Le sujet me passionne dans l’agroalimentaire et le numérique. C’est un enjeu colossal pour l’information consommateurs, le blockchain, tout ce qui générera le futur.

J’ai monté deux fonds. Nous ne rencontrons pas trop de difficultés à la première levée. Le dispositif est plutôt ouvert parce que le projet est sympathique et qu’il est porté par des business angels. Dans 90 % des cas, le projet prend un peu de retard par rapport au business plan. Le porteur de projet revient alors devant nous pour une seconde levée. Nous avons alors un comportement très français : on commence à appréhender le risque et l’on a un peu peur ensuite parce que le projet n’est pas au rendez-vous du business plan. C’est alors que la moitié des porteurs du projet ne suit plus. Ensuite, on rencontre des problèmes à trouver des relais en deuxième et troisième levées. En Bourgogne, une dizaine de projets ont pris du retard ou n’ont pas été entièrement au rendez-vous de la technologie. Dès lors, comment préparer les business angels, les banques, les fonds à ces deuxième et troisième levées ? Dès lors que l’on participe à la première levée, il faut se poser la question de savoir si l’on est capable de prévoir d’autres versements sur la durée. Si c’est le cas, nous serions mieux armés pour révéler certaines pépites.

Sur votre question « Choisir la France », je vous raconterai une anecdote. J’organise tous les six mois un petit-déjeuner auquel j’invite les trente premiers groupes alimentaires français et étrangers en France. La première année, j’ai pris peur, parce que les trente premiers représentaient 105 milliards d’euros, sachant que l’agroalimentaire représente 180 milliards d’euros et 17 000 entreprises. Recevoir des groupes étrangers en France est d’ailleurs quelque chose d’extraordinaire, cela les marque à vie ! Je le dis, car j’ai eu des retours intéressants de ces rendez-vous. Je vous invite à lire l’article récent sur la société Barilla qui explique dans Les Échos les raisons pour lesquelles elle pourrait rester et investir en France et celles qui militeraient pour son départ. Elle constate que son retour sur investissement est insuffisant en France en raison de la guerre des prix qui dégrade son compte d’exploitation.

Lorsque j’ai organisé ce petit-déjeuner, nous avions procédé à un tour de table des trente groupes, dont nous avons tiré des données chiffrées : dans le meilleur des cas, la France occupe la cinquième place en Europe et souvent la septième. Un groupe mondial qui cherche un site d’implantation d’une usine ne choisira jamais la France. Nous ne figurons jamais sur le podium. Il nous faut donc travailler au thème de l’attractivité pour redonner confiance. C’est essentiel. Le pays reste attractif. Vous parliez d’optimisme, monsieur le rapporteur, je le suis. Un cap est donné et je vois la confiance revenir, les gens changent d’attitude.

J’en viens aux groupes étrangers. Dans ma propre entreprise, je suis sollicité ; il ne se passe pas six mois sans qu’un fonds, sans qu’un conseil, sans qu’un groupe m’approche pour savoir comment l’entreprise se porte, comment se dessine l’avenir – j’ai bientôt soixante ans ! Un jour, François Rebsamen, alors ministre, m’avait demandé : « Mais que faire ? », ce à quoi je lui avais répondu qu’il l’apprendrait toujours le lendemain. En effet, quand des négociations sont en cours, tant que la signature n’est pas intervenue, il n’y a pas de communication. Il nous faut donc créer des événements mettant la réussite à l’honneur. Les dégâts seront moindres, car les tentations sont grandes face à l’argent. Un fonds chinois m’a contacté, riche de 500 millions d’euros, qui ne sait pas comment dépenser en Europe. Ils vont acheter. Si nous ne sommes pas animés par l’idée de la réussite française, si les entreprises n’ont pas envie de défendre la signature « France », ce sera compliqué de ne pas vendre. Il n’est pas facile de ralentir les échanges de capitaux.

M. Bernard Cohen-Hadad. M’adressant à des parlementaires, je relève que le meilleur signal pour les investisseurs passe par la stabilité normative. Moins il y a de lois modifiant les règles, plus on s’inscrit dans la durée, plus la confiance est grande et plus nos investisseurs investissent. Moins de lois, surtout fiscales et rétroactives, qui viennent perturber le fonctionnement de l’entreprise, plus on s’inscrit dans le sens de stabilité et de confiance.

Il convient par ailleurs de monter en dimension. À chaque barreau de l’échelle, la palette de financement doit proposer des petits, des moyens et des gros « tickets. Cela a pris du temps car pour les investisseurs, investir 3,5, 5 ou 20 millions d’euros revient parfois aussi cher en gestion qu’investir 200 millions d’euros. Il est important de reconnaître qu’il existe une rentabilité de l’écosystème de financement des PME. C’est pourquoi la palette de financement doit être ouverte. Les banques comme Bpifrance jouent le jeu de l’accompagnement de même que le private equity à tous les échelons afin que les entreprises gravissent les différents les seuils et grossissent.

Je rappelle que 40 % des investisseurs sont étrangers. Il existe une appétence du capital européen et international pour nos entreprises et nos savoir-faire, ces pépites, qu’elles soient licornes ou non, et qui peuvent accéder à une autre échelle. Il convient toutefois d’être attentif à nos objectifs de savoir-faire stratégique. Cela fait partie de notre gouvernance et relève de ce que l’on appelle « l’intelligence économique », il faut protéger nos entreprises qui ont su investir pour qu’elles ne soient pas pillées en raison d’une trop grande transparence et afin qu’elles ne soient pas mises en défaut.

Enfin, je rappelle, parce qu’elle n’a pas été citée, la bourse des PME Euronext dont je suis l’un des administrateurs. Elle fonctionne bien, mais pas aussi bien que nous le souhaiterions. Si les entreprises veulent lever des capitaux rapidement et sur le long terme, il faut qu’elles entrent en bourse. De telles décisions ne se prennent pas seul, mais en partenariat avec les établissements financiers. Si une entreprise veut être présente à l’international et concurrencer le marché outre-Atlantique, il faut expliquer la nécessité des small cap et des mid cap, ce qui permet ensuite à l’entreprise d’accéder à une autre dimension. Cela fait partie de la pédagogie. Encore faut-il un signal fort pour que cette bourse des PME, qui existe mais qui est encore laissée de côté – le terme de bourse est trop associé au risque – puisse accompagner les entreprises à small cap et mid cap. Nous assistons à de belles réussites, il y a de belles pépites. Malheureusement, on n’en parle pas assez !

M. François Perret. J’apporterai quelques précisions et recommandations qui vont dans le sens de la croissance des PME et de l'attractivité des territoires.

« Je crois que nous nous endormons sur un volcan », craignait déjà Tocqueville, votre célèbre prédécesseur. Aujourd'hui, nous traversons une embellie conjoncturelle qui pourrait nous rendre aveugles sur la réalité structurelle de nos entreprises. Faisant le lien entre la conjoncture et la structure, depuis plusieurs mois, je m’inquiète du fait que l'on puisse être en haut de cycle et que soient à l'œuvre les premiers retournements d'une politique monétaire qui se révèle extrêmement accommodante depuis 2015. En effet, le 26 octobre dernier, une première inflexion a été donnée par la Banque centrale européenne (BCE), son président ayant annoncé la réduction du montant de ses rachats d'actifs dans l'économie.

À mon sens, l'hypothèse d'une remontée des taux d'intérêt n'est absolument pas à exclure en 2018, notamment au cours du second semestre quand les rachats d'actifs diminueront de façon nette avant de prendre fin. Une telle situation expose particulièrement l'économie et les entreprises françaises car beaucoup de nos entreprises ont investi à la faveur de taux bas – ce qui est une bonne chose – mais elles se sont aussi lourdement endettées. Je rappelle que l'endettement des sociétés non financières se situe en France à hauteur de 130 % du PIB, là où il n'est que de 90 % en Allemagne. Ma première recommandation est donc d'appeler à la prudence face à ce risque de remontées des taux. Prudence d'abord, bien sûr, dans la préparation à venir des budgets. Un premier effort a été fait dans le cadre de la loi de finances 2018 mais qui risque cependant d'être insuffisant en cas de retournement. Prudence ensuite face au risque en entreprises, car nous savons que 65 % de la dette des entreprises françaises ont été contractés à taux variables, ce qui, en cas de retournement de la conjoncture, les placerait dans une position de fragilité accrue.

Dans le prolongement des propos de M. Cohen-Hadad, je n'ai ni le souhait ni l'envie de renvoyer le législateur au chômage technique, mais il est vrai que la stabilité normative doit être rappelée comme une vertu et une exigence forte. Nous en sommes encore très loin. Je ne reviens pas sur le stock des 10 500 lois et des 400 000 textes répertoriés récemment par Alain Lambert, je parle du flux d'une quarantaine de lois qui sont promulguées chaque année. Je me tourne aussi vers le Gouvernement, car on sait que plus de 70 % des textes sont d'origine gouvernementale. C'est extrêmement important, car si l'on veut faire croître nos entreprises, il ne faut pas ajouter des obligations aux obligations. Or, cette année pourrait être qualifiée d'annus horribilis tant est forte l'avalanche législative et réglementaire qui est en train de s'imposer à nos PME, en particulier aux entreprises de moins de cinquante salariés qui n'ont pas la capacité de comprendre tous les textes qui les concernent.

Je citerai trois ou quatre exemples que vous avez tous en tête : le règlement général des données personnelles applicable au 25 mai prochain ; les formalités associées à l'application des ordonnances travail et de leurs trente décrets d'application ; la préparation du prélèvement à la source au 1er janvier 2019 ; les obligations du devoir de vigilance de la loi Sapin 2 ; les plans de mobilité associés à la formation professionnelle.

Mettez-vous à la place d'un dirigeant d'une entreprise de moins de 50 salariés, a fortiori de moins de dix salariés, qui ne dispose pas d’un département juridique, qui n'a pas de visibilité sur le sens même de ces textes qui sont parfois extrêmement longs et pas toujours très compréhensibles. Ce deuxième point de vigilance doit aussi être pris en considération.

Enfin, si l'on veut envoyer des signaux aux entreprises en matière fiscale, il faut le faire vite, avant le retournement conjoncturel et il faut aller très vite dans le respect des engagements pris par le Président de la République de supprimer le CICE au profit d’une baisse de charges sociales. Je regrette que cela n'ait pas été fait dès 2018 alors que le contexte des finances publiques était un peu moins contraint. J'espère que cela pourra être fait en 2019 à hauteur de ce qu'a annoncé le Gouvernement, car le coût du travail est évidemment un point central pour relancer la compétitivité de notre économie.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur, président. Vous avez raison de souligner la question de la stabilité normative. Vous proposez de nous mettre à la place du dirigeant, c'est ce que nous faisons en circonscription au moyen d'ateliers qui reposent sur une initiative appelée « Fiers de nos industries ». La semaine dernière, à Chartres, j'ai rencontré dans ce cadre une vingtaine d'industriels qui me disaient la même chose que vous, à savoir la nécessité de ne pas aller trop vite en raison du nombre élevé de textes qui arrivent. Ils nous ont également demandé de nous « mettre à leur place » et ont rappelé que l'application opérationnelle en entreprise n'est pas simple. Tout cela nous l'entendons, nous le comprenons. Nous compatissons, nous éprouvons beaucoup d'empathie pour le monde de l'entreprise et nous faisons en sorte que la législation soit la plus simple et la plus lisible possible. Dans le même temps, nous avons pris l'engagement de mettre en œuvre le plus rapidement possible notre programme, ce que vous avez souligné. Nous n'avons pas l'éternité devant nous pour appliquer nos engagements. Cela est vrai pour le pouvoir législatif comme pour l'exécutif. Voilà pourquoi, nous allons très vite – nous sommes très loin du chômage parlementaire, je peux vous l'assurer !

Nous avons la volonté d’appliquer notre programme le plus rapidement possible dans l’intérêt de la compétitivité de la France, des emplois et de notre territoire. Il est vrai que cela crée un embouteillage législatif et peut perturber les chefs d'entreprise qui doivent ensuite assimiler les textes et les appliquer. Nous sommes là pour les expliquer et faire en sorte que cela se passe le mieux possible sur le terrain. Mais comprenez aussi l'attente des Français pour que les choses changent et qu'elles changent vite.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. Je voudrais répondre par un exemple à la question relative à Choose France. Depuis l'annonce du Brexit, nous avons beaucoup travaillé sur l'attractivité de la place de Paris qui est un exemple parmi d'autres d'attractivité des entreprises. Je rejoins ce qui a été dit d'une manière générale, nous voyons apparaître des problématiques de stabilité et de complexité réglementaires, ce qui, je l'avoue, est un peu ambigu quand on s'adresse au législateur ou au Gouvernement, car nous aimerions d'abord simplifier et ensuite stabiliser. L'ordre des facteurs est à respecter.

Dans ce cadre, la question de la stabilité fiscale ne doit pas être négligée. Un exemple fâche : en toute fin d'année dernière, le secteur bancaire a été soumis, comme d'autres d'ailleurs, à une surtaxe sur l'impôt sur les sociétés, qui a représenté une facture supplémentaire de 1,5 milliard d'euros pour les banques au moment même où les recettes fiscales augmentaient. On s'interroge donc sur la nécessité de cette décision qui ne passe pas tout à fait inaperçue auprès des investisseurs étrangers au moment où ils choisissent un lieu de localisation. Notre discours national mérite plus de cohérence. Il est plus facile d’affirmer notre volonté d’attirer des investisseurs étrangers et de grands opérateurs financiers qui auront un effet considérable sur le développement économique et sur les emplois induits, mais si l'on s'engage à baisser le taux de l'impôt sur les sociétés et que deux mois plus tard on décide une surtaxe de l'impôt sur les sociétés payée par les banques à hauteur de 1,5 milliard d’euros, il ne faut pas trop s'étonner si les premiers choix de localisation portent sur l’Allemagne. À un moment donné, il faut s'assurer d'une cohérence forte.

Pour autant, il ne faut pas désespérer, car nous avons réalisé des progrès considérables en termes d'attractivité en mettant en place un programme de réformes extrêmement convaincant, avec une volonté réelle d'attaquer le niveau des dépenses publiques. En termes de crédibilité retrouvée en matière fiscale, il n'échappe à aucun investisseur français ou étranger que la maîtrise des dépenses publiques est un facteur clé. Cela dit, tout le monde anticipe une augmentation des impôts en France, ne serait-ce d'ailleurs que pour faire face à l'augmentation de la charge de la dette qui s'avérera inéluctable au moment où les taux d'intérêt remonteront. Si nous n'utilisons pas la période faste que nous traversons pour réduire les dépenses publiques et assurer leur maîtrise à long terme, les investisseurs français ou étrangers comprendront la nécessité de payer davantage à terme.

Pour ce qui est du développement des entreprises, l'un des éléments majeurs est de permettre aux entreprises d'accumuler leurs résultats pour améliorer leurs fonds propres. Nous avons beaucoup parlé d'ouverture du capital afin de trouver des fonds propres à l'extérieur. Toutefois, l’une des premières sources de financement des entreprises est la capacité d'autofinancement et la possibilité de conserver une partie de ses résultats. Ce qui renvoie à l'aspect fiscal qui ne doit pas être négligé. Nos collègues des banques étrangères, réunis au sein d'un groupement spécifique de notre Fédération, soulignent que le désavantage de Paris par rapport à Francfort tient à la complexité réglementaire et à l’instabilité fiscale, mais surtout à l'importance et à l’instabilité des charges sociales. Cela vaut d'ailleurs au-delà du secteur financier ; dans le secteur industriel, je rappelle que les charges sociales des ingénieurs sont plafonnées en Allemagne. En France, le non-plafonnement des charges sociales des salaires des personnels à haute valeur ajoutée, tels que ceux des ingénieurs ou des financiers, a un effet très net. Coe-Rexecode a mené une étude pour le MEDEF il y a un an et demi ou deux ans, qui montrait que l’employeur payait deux ingénieurs en France pour un coût qui permettait d’en embaucher trois en Allemagne. Chacun perçoit que nous avons quelques problèmes à résoudre !

Bien sûr, nous estimons que la France présente d'autres éléments d'attractivité : la qualité des formations ; un territoire qui permet de rayonner facilement vers d'autres clientèles ; la qualité des acteurs financiers déjà présents sur le terrain – je parle de l’attractivité de la place de Paris – le choix fait par les autorités européennes de localiser l'autorité bancaire européenne à Paris qui est un signal fort : c’est ici que cela se passe.

Nous allons capitaliser ces éléments, mais il faut tenir compte de la nécessité d’inverser une perception d'instabilité réglementaire et fiscale née d'une expérience négative de plusieurs années. Les choses vont dans la bonne direction, chacun le reconnaît, mais les acteurs attendent de voir. Nous affirmons être engagés dans de nombreuses réformes ; ils le constatent. Nous leur disons que nous allons stabiliser la fiscalité. Pour autant, le track record n'est pas excellent ; reste à crédibiliser les engagements qui sont pris.

Dès lors, quels sont les éléments dissuasifs dans le processus de contrôle des investissements dans les actifs stratégiques ? D'une manière générale, décréter que tous les actifs seraient stratégiques aurait pour effet de bloquer les investissements étrangers potentiels. Ce ne serait pas un bon signal, mais ce n'est pas ce qui est fait. Par ailleurs, il faut reconnaître que tous les pays, y compris des pays très libéraux comme les États-Unis, ont des systèmes de contrôle des investissements étrangers. Pour avoir vécu des exemples d'investissement dans des entreprises très stratégiques, nous ne sommes pas perçus comme un pays qui maltraite les investisseurs étrangers : les obligations sont claires, les acteurs n'ont pas le sentiment que l'on cherche à les coincer au dernier moment et les processus de contrôle sont connus. Pour autant, des dispositions portent parfois sur le cantonnement d'un certain nombre d'activités. Les investissements étrangers, relevons-le, sont très élevés en France. Ne donnons pas le sentiment de verrouiller nos industries de manière excessive, veillons à la clarté des décisions si nous voulons modifier les textes visant les investissements étrangers.

Il faudra recourir à une grande transparence dans les processus et les interférences de l'administration. Les investisseurs américains sont habitués dans leur pays à subir des procédures parfois très strictes sur des investissements stratégiques, du moins cela se passe dans une grande transparence aux États-Unis.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur, président. Merci de cet éclairage. Je souscris entièrement à vos propos sur la nécessité d'une action transparente, prévisible et claire. C'est ce que les investisseurs attendent de l'objet du contrôle, de son calendrier, des risques encourus, du lieu où cela se passera et des modalités de la gouvernance. La transparence est de nature à rassurer les entreprises et les investisseurs qui ne veulent pas entrer dans une obscure boîte noire.

Le salaire annuel d'un ingénieur à San Francisco est de 200 000 dollars. L'argument de la France pour attirer les investisseurs consiste à leur dire que les ingénieurs en France ne coûtent pas très cher. Je sais que l'on entend souvent que nous aurions beaucoup de charges et que les ingénieurs seraient chers, mais le contexte américain – seulement 4,5 % de chômage à San Francisco – n'est pas le même qu'en France. Du point de vue de la compétitivité internationale, nous n'avons pas à rougir des salaires en France et du point de vue de la compétition mondiale, nos talents sont rémunérés moins que d'autres marchés.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. Je parlais du coût pour l'employeur et de la comparaison avec l'Allemagne. Le secteur financier est sensible à ce sujet, car, avec le Brexit, les choix de localisation se feront entre pays continentaux, notamment entre la France et l'Allemagne. D'ailleurs des opérateurs s'installeront en France, en Italie, en Allemagne et au Luxembourg. Nous nous dirigeons vers un univers multipolaire.

Nos acteurs sont capables d'accompagner les PME. Alternext est une filiale d'Euronext. C'est l’un des points forts de la place de Paris. D'ailleurs, il faut être attentif au financement de la recherche et de l'analyse financière des PME. Pour des raisons de réglementation, le financement de la recherche doit être externalisé. Ce qui laisse entière la question de savoir si nous serons capables de maintenir le bon niveau de recherche et d'analyse des PME. Ce n'est pas négligeable en termes de financement. Pour que les investisseurs puissent investir dans les entreprises, encore faut-il qu'ils aient accès à l'information. Il existe toujours une tension entre une demande croissante de publications de comptes et les efforts menés pour attirer les investisseurs. Il convient de trouver un juste milieu. Prenons garde au financement de la recherche et à l'analyse financière de la recherche sans quoi nous pourrions assister à une régression dans ce domaine.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur, président. Nous arrivons au terme de nos travaux. Deux heures sont un temps trop court pour aborder l’ensemble des sujets. J'espère que nous nous reverrons lors de la discussion du projet de loi PACTE.

Je vous remercie chaleureusement de vos éclairages.

Je laisse le mot de la fin à Mme Cattelot.

Mme Anne-Laure Cattelot. J'entends bien vos remarques sur le rythme législatif. Au-delà de l'attente citoyenne, les réformes que nous sommes en train de faire génèrent une attente du monde économique. Dans cette perspective, et en particulier dans le cadre du premier projet de loi de finances de la nouvelle majorité, nous avons fait le choix de retenir une programmation pluriannuelle sincère. Selon moi, elle est censée être la ligne par laquelle nous pouvons augmenter la visibilité et les perspectives du monde économique et financier, d'où par exemple les perspectives sur l'impôt sur les sociétés. J'entends les remarques sur la décision qui a été particulièrement difficile pour nous de rattrapage fiscal des groupes bancaires en fin d'année dernière alors que nous avions engagé une convergence des taux de l'IS. C'est toutefois une décision prise à la suite d'une injonction européenne, vous connaissez cette affaire mieux que moi. Il s'avère que la décision est prise et que nous avons désormais la pleine maîtrise de notre budget pour cette nouvelle année. Nous ne reprenons pas une demi-année comme en 2017, mais un exercice budgétaire plein s’ouvre devant nous. Avec un impôt sur les sociétés qui convergera vers le taux moyen européen, ce qui je pense est un élément fondamental.

Pour revenir sur la partie équilibre, l'Alliance Industrie du Futur a établi récemment une position conjointe de l'industrie, indiquant qu'il y avait un cadre budgétaire contraint, que le monde industriel s'y sentait lié et qu'il avait pour attente que l'État soit raisonnable dans sa dépense publique et puisse fournir un cadre plus stable. Il ne fallait pas demander un allègement portant à la fois sur les taxes et les charges, mais essayer d'aller vers des mesures qui seraient stables pour les années à venir.

L'État ne doit pas trop s'affaiblir car l'attractivité est assurée aussi par des infrastructures et les facilités du service public. Un ingénieur qui vient des États-Unis, sera moins bien payé, mais il bénéficiera de l'école publique, des transports, etc. Le service public reste une donnée positive que l'on mettre en avant. Une entreprise qui arrive à besoin de trouver autour d'elle une logistique performante. C'est aussi notre force et c'est ce jeu d'équilibre que nous allons mener avec la liberté donnée à l'entreprise et des services publics costauds. N'oublions pas aussi la simplification et le droit à l'erreur institué récemment selon un champ assez large : fiscale ou RH. Effectivement tout cela doit être bien compris par les entreprises, les représentations patronales aideront à cette compréhension des nouvelles réformes que nous mettons en œuvre.

 

La séance est levée à seize heures dix.


46.    Audition, ouverte à la presse, de M. Keith Carr, directeur juridique du Groupe LafargeHolcim, ancien cadre d’Alstom et de General Electric

(Séance du jeudi 29 mars 2018)

La séance est ouverte à seize heures trente.

M. Keith Carr s’exprime en anglais. Ses propos font l’objet d’une interprétation consécutive.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous auditionnions aujourd’hui M. Keith Carr dans le cadre d’une série d’auditions visant à mieux comprendre l’éventuel impact de la procédure engagée par le gouvernement américain à l’encontre d’Alstom en vertu du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA).

Précédemment, nous avons auditionné M. Bruno Vigogne, chief compliance officer chez Alstom SA, et M. Pierre Laporte, ancien juriste du groupe Alstom.

Monsieur Carr, vous êtes juriste et avocat de formation. Vous avez débuté votre carrière dans un groupe britannique d’ingénierie puis dans un cabinet d’avocats comme spécialiste des activités de redressement d’entreprises.

En 1995, vous êtes entré chez ABB pour devenir directeur juridique pour toutes les activités britanniques d’ABB dans le secteur de l’énergie. Après la fusion de certaines de ces activités avec Alstom, vous avez pris en charge la direction juridique et les contrats de l’activité turbines à gaz d’Alstom pour le monde. Cette activité était basée à Baden en Suisse.

En 2004, vous avez été nommé directeur juridique adjoint de la branche « Énergie » d’Alstom, donc d’Alstom « Power », puis directeur juridique en 2005.

Le 1er avril 2011, vous êtes devenu directeur juridique de l’ensemble du groupe Alstom et ainsi rapportiez directement à M. Patrick Kron. Vous étiez en poste au moment du rachat de la branche « Énergie » d’Alstom par General Electric et avez été signataire du plaider coupable d’Alstom du 22 décembre 2014.

Vous êtes ensuite devenu un des directeurs juridiques de General Electric et vous êtes actuellement directeur juridique du groupe LafargeHolcim.

Notre commission d’enquête souhaiterait vous entendre sur quatre thèmes.

Premier sujet : nous aimerions que vous dressiez une chronologie précise et factuelle de la procédure du Foreign Corrupt Practices Act et des échanges entre Alstom et le Department of Justice (DoJ).

Quand avez-vous été informé que le DoJ avait lancé une enquête sur Alstom ? M. Laporte et M. Vigogne, anciens cadres d’Alstom, ont indiqué que M. Kron en avait été informé au début de l’année 2010. Confirmez-vous cette date ? Par qui et comment en a-t-il été informé ?

M. Fred Einbinder était directeur juridique du groupe Alstom de juillet 2006 à janvier 2011 ; vous l’avez donc remplacé. Selon M. Laporte, M. Einbinder aurait été licencié assez brutalement parce qu’il recommandait de coopérer avec les autorités américaines, ce que ne souhaitait pas M. Kron. Quelle était alors votre position quant à la nécessité ou non de coopérer avec le DoJ ?

Quand l’entreprise a-t-elle finalement accepté de coopérer avec le DoJ ?

Comment s’est déroulée cette coopération ? Combien de réunions ont eu lieu entre M. Kron et le DoJ aux États-Unis ? À quelles dates ? M. Laporte nous a parlé d’une réunion de travail qui est intervenue dès 2013. Est-ce exact ?

Quelles sont les dispositions personnelles des accords avec le DoJ concernant M. Kron, M. Poupart-Lafarge, M. Lainé, M. Marie et vous-même, dispositions qui auraient protégé de poursuites ou qui, au contraire, auraient réservé la possibilité de poursuites ?

Au cours de ces discussions avec le DoJ, avez-vous eu recours à la loi dite « de blocage » ?

Quel est le montant des frais d’avocats qui ont été à la charge d’Alstom, liés à la procédure dite de discovery avec le DoJ ?

La deuxième série de questions porte sur le fond et sur les faits de corruption chez Alstom.

En 2011 et en 2012, vous avez participé à une procédure avec la Banque mondiale qui s’est traduite en 2011 par le paiement d’une amende de 36,5 millions de francs suisses.

Des investigations ont été menées en profondeur par un cabinet américain, Winston and Strawn, qui ont pointé des phénomènes de corruption chez Alstom. Qui a commandé ces investigations ?

Quelles ont été les mesures prises par M. Patrick Kron pour remédier à ces mauvaises pratiques, connues de lui en 2011 et en 2012 ?

Par ailleurs, vous avez été juriste pendant vingt ans, puis chez General Courser d’Alstom Power, la division la plus sévèrement condamnée par la DoJ. Aviez-vous constaté un problème de corruption dans les appels d’offres ? Connaissiez-vous le rôle d’Alstom Prom devenu Alstom International Network ? Cette entité juridique servait à rémunérer les consultants ; elle était l’entité par laquelle s’organisait la corruption. Quand a-t-elle été fermée et qu’avez-vous fait pour remédier à la problématique de corruption chez Alstom ?

Vous avez été le juriste de M. Philippe Joubert, Président d’Alstom « Power » pendant de longues années et Président d’Alstom International Network. Quel rôle a joué M. Joubert dans la conception du système de paiement des consultants ?

Le troisième axe de nos questions porte sur le cas de Frédéric Pierucci.

M. Bruno Vigogne, ancien cadre d’Alstom, que nous avons auditionné, a mentionné une note diffusée au début de l’année 2013 dans laquelle il identifiait une trentaine ou une cinquantaine de personnes potentiellement « à risque », en indiquant la marche à suivre, les cabinets d’avocats américains à contacter, en leur rappelant leurs droits et obligations s’ils étaient arrêtés au cours de voyages et questionnés par les autorités américaines. Avez-vous eu connaissance de cette note ? Cette note a-t-elle été diffusée avant ou après l’arrestation de M. Pierucci ? Étiez-vous personnellement considéré comme « à risque » ?

Selon M. Laporte, M. Pierucci vous aurait demandé, peu avant son arrestation à New York, alors qu’il était à Singapour, s’il pouvait se rendre aux États-Unis, et vous lui auriez donné une réponse positive. Confirmez-vous ces faits ?

Quel était l’état des négociations avec le DoJ avant l’arrestation de Frédéric Pierucci, en avril 2013 ? Il semble que vous soyez allé le lendemain à New York rencontrer le DoJ, est-ce exact ?

Pourquoi Alstom n’a-t-il pas fait jouer l’assurance directors and officers du groupe au profit de Frédéric Pierucci ? Le directeur des assurances rapportait directement. Or, Frédéric Pierucci nous a indiqué qu’il vous avait téléphoné au moment de son arrestation et que vous lui avez fourni un avocat d’Alstom et non un avocat fourni par l’assurance directors and officers, ce qui a lui causé ensuite des difficultés pour se défendre. Est-ce exact ?

Le dernier volet de questions porte sur les discussions avec General Electric.

Votre nom est mentionné à plusieurs reprises dans la presse pour avoir été l’un des premiers négociateurs avec General Electric pour la partie Alstom, avec un autre cadre d’Alstom, M. Poux-Guillaume, qui dirigeait la division « Grid » d’Alstom. Est-ce exact ?

À quelle date les premiers contacts ont-ils été pris entre Alstom et General Electric relatifs à la vente d’Alstom « Power » à General Electric ?

Il a été dit que General Electric avait participé aux dernières réunions entre Alstom et le DoJ. La caution de General Electric a semblé nécessaire après le plaider coupable, donc après le 22 décembre. Pouvez-vous nous confirmer les faits ? La caution de GE aurait été nécessaire pour permettre à Alstom d’obtenir des délais de paiement exceptionnels de l’amende, celle-ci ayant été payée après le rachat de la branche « Power », c’est-à-dire fin 2015, soit un an après avoir été prononcée.

M. Kron a annoncé à ses actionnaires que l’amende serait payée par General Electric. M. Kron a-t-il pu penser que le DoJ accepterait le paiement de l’amende par un tiers et non par Alstom ? Des conseils ont-ils préconisé cette hypothèse qui s’est rapidement avérée impossible aux yeux du DoJ ?

Je vous rappelle que les témoignages devant les commissions d’enquêtes se font sous serment. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander, monsieur Carr, de prêter serment.

(M. Keith Carr prête serment en français.)

M. Keith Carr, directeur juridique du Groupe LafargeHolcim, ancien cadre d’Alstom et de General Electric. (Interprétation de l’anglais.) Merci de votre invitation.

Monsieur le président, votre exposé liminaire était exact, excepté le fait que j’étais directeur juridique de General Electric Power et non de la société General Electric en tant que telle.

Merci de m’avoir donné l’occasion de vous fournir des renseignements sur ces sujets et d’utiliser les services d’un interprète.

Je ne me souviens pas précisément de la date exacte à laquelle M. Kron a été informé du lancement d’une enquête par le Département de la Justice américain ; je crois qu’il s’agit du début de l’année 2010.

Le Department of Justice ne nous a pas invités à coopérer à l’enquête, nous avons été cités pour coopérer. À l’époque, M. Fred Einbinder était directeur juridique ; je n’étais donc pas directeur juridique et n’en ai pas informé M. Kron.

S’agissant de votre commentaire sur le licenciement assez brutal de M. Fred Einbinder pour non-coopération, à ma connaissance, nous nous sommes pliés aux termes de la citation. Notre cabinet d’avocats a produit les documents nécessaires afférents à cette citation. Ainsi que je l’ai compris par la suite, M. Einbinder était d’avis de coopérer davantage, au-delà des termes de la citation.

M. Kron a décidé de me nommer aux fonctions de directeur juridique à la place de M. Einbinder, car M. Kron souhaitait de plus amples renseignements sur le déroulement de l’enquête. À partir de ma nomination, nous avons coopéré pleinement avec le DoJ. La définition du terme « coopérer » avec le Department of Justice était assez floue. Nous pourrions dire qu’avant ma nomination, nous avons coopéré selon les termes et les obligations imposées par la citation. Après avoir fait appel à un nouveau cabinet d’avocats, il nous a été enjoint de participer plus activement à l’enquête, de fournir de nouveaux documents et de les classifier. Cela été défini comme une meilleure coopération.

Je n’étais pas au courant de réunions entre Patrick Kron et le Department of Justice. Il n’y a pas eu de réunions entre moi-même et le DoJ. En outre, je ne me suis pas rendu aux États-Unis pour participer à une quelconque réunion.

Vous avez évoqué des dispositions personnelles des accords du DoJ concernant MM. Kron, Poupart-Lafarge, Lainé, Romain Marie et de moi-même. À ma connaissance, de tels accords n’existent pas.

S’agissant de la loi de blocage, toute communication de documents devait être validée, ce qui fut fait par nos services juridiques en France.

M. le président Olivier Marleix. Par quelle autorité française faisiez-vous valider les documents transmis ? S’agissait-il du ministère de la Justice ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Il me semble qu’avant de produire ces documents aux États-Unis, il fallait que des autorités judiciaires – dont je ne connais pas le titre exact – en valident la communication.

Je n’ai pas en mémoire le montant exact des frais qui revenaient à la charge d’Alstom liés à nos conseils juridiques, mais il s’agit de dizaines de millions de dollars.

Le deuxième thème que vous souhaitez aborder porte sur les faits de corruption chez Alstom. Même s’il est exact qu’un accord ait été passé en 2012 avec la Banque mondiale, la somme de 36,5 millions de francs suisses ne concernait pas une procédure avec la Banque mondiale mais une procédure engagée par l’Avocat général de la Confédération helvétique.

J’ai compris que votre question concerne les enquêtes menées par le cabinet américain Winston and Strawn sur d’éventuels faits de corruption. Pendant près d’un an, ce cabinet composait le service juridique auprès du Department of Justice en charge de cette question. Par la suite, ce cabinet fut remplacé par le cabinet d’avocats Patton Boggs. Nous avons utilisé les conclusions des enquêtes menées par les deux cabinets pour remédier à des anomalies en lien avec des procédures ou des personnes physiques, voire d’autres encore. À partir de 2010, un observateur a été désigné en conformité avec les dispositions émises par la Banque mondiale. Il avait pour mission de suivre nos efforts de mise en conformité.

Par ailleurs, j’ai participé à deux réunions avec le Department of Justice pour débattre des mesures à prendre pour combattre une possible corruption. Une cinquantaine de mesures de vigilance ont été engagées. Elles portaient sur des comportements à identifier et sur l’octroi de contrats à des parties tierces. Alors en fonction, je rapportais à M. Patrick Kron, mais également au conseil d’administration. Au cours de réunions du conseil d’administration, nous avons débattu de l’ensemble des actions engagées et des efforts d’amélioration en cours. Tant Patrick Kron, le conseil d’administration que le comité exécutif étaient informés des actions que nous souhaitions entreprendre, auxquelles ils ont donné leur accord.

S’agissant de la régularité des appels d’offres, je n’ai personnellement pas constaté de faits de corruption. Il convient de garder à l’esprit qu’Alstom disposait d’un réseau de consultants externes pour l’aider dans ses démarches commerciales. Le groupe traitait des affaires dans 70 pays et employait plus de 90 000 personnes, mais n’avait pas mis en place de système de contrôle dans tous les pays où il souhaitait mener des activités commerciales.

Cela l’avait amené à employer des consultants externes pour l’assister. Avec le recul, je relève que certains des contrôles que nous avons instaurés ne se sont pas révélés totalement efficaces. Selon moi, les mesures prises par Alstom Prom n’ont pas été mises en place pour éviter des poursuites ou des problèmes liés à la corruption, elles étaient destinées à se prémunir contre la corruption.

Au début des années 2000, Alstom a sollicité des conseils juridiques pour contrôler les consultants externes, avec pour effet la mise en place d’un système central qui devait être respecté dans tous les pays où Alstom menait des activités. C’est ainsi qu’aucune décision ne pouvait être prise sans que le siège réalise un audit préalable et sans qu’il valide les opérations souhaitées. Alstom Prom était géré ou surveillé par notre département « Conformité » afin de s’assurer que tout conseiller employé soit contrôlé et agréé par le département d’audit préalable. Il fallait également que ce conseiller soit efficace dans son travail et que l’ensemble des services rendus soient certifiés par le département d’Alstom Prom.

Je ne connais pas les dates exactes de la fermeture d’Alstom Prom, mais celle-ci a fait partie de la procédure de plaider coupable. Je crois que les activités de la société ont été alors interrompues. Je ne connais pas exactement les suites qui ont été données.

Alstom a décidé de ne plus utiliser de parties tierces comme consultants commerciaux, car la société avait constaté que si leurs conseils étaient fondés, des problèmes se posaient néanmoins.

Depuis 2011, en tant que directeur juridique, j’ai constaté que les intentions et les mesures de la société visaient à une amélioration constante de la conformité. C’est ainsi que nous avons triplé les effectifs alloués au département « Conformité » pour atteindre un effectif de 35 employés. Nous avons également mis en place des systèmes et des opérations de contrôle.

J’en arrive au rôle de M. Philippe Joubert dans la conception du système de paiement des consultants. Je pense qu’il n’a joué aucun rôle. Avant 2009, le réseau international disposait déjà du département « Conformité ». Il réalisait du reporting séparé, incluant Interlegal. La validation et le contrôle des paiements faisaient partie des standards de conformité.

J’en viens au troisième thème portant sur le cas de M. Frédéric Pierucci.

Vous vous êtes référé à une note diffusée en 2013 dans laquelle M. Bruno Vigogne mettait en avant une trentaine ou une cinquantaine de personnes qui étaient identifiées potentiellement « à risques ». J’étais au courant de cette note, qui a circulé après l’arrestation de M. Frédéric Pierucci.

M. Pierucci a souhaité se rendre aux États-Unis. J’ai pris conseil auprès de notre équipe de juristes qui m’a informé que les enquêtes diligentées par les autorités américaines se situaient soit à un stade préliminaire, soit à un stade intermédiaire. J’ai informé M. Pierucci qu’à ce moment précis de l’enquête, le Department of Justice ne pouvait prendre de mesures à l’encontre ni de la société ni des individus. Il n’en demeure pas moins qu’à la surprise de la société et des avocats extérieurs un mandat d’arrêt a été délivré sous scellés à l’encontre de M. Pierucci.

À la question portant sur l’état des négociations avec le DoJ avant ou pendant l’arrestation de M. Pierucci, à ma connaissance aucune négociation n’a eu lieu.

Que ce soit le lendemain ou après, je ne me suis pas rendu à New York pour rencontrer le DoJ concernant M. Pierucci.

Pourquoi Alstom n’a-t-il pas fait jouer l’assurance directors and officers ? Que la société d’assurance paye ou non, la société Alstom avait pris la décision de régler les frais d’avocat pour soutenir les employés à l’encontre desquels des poursuites seraient engagées.

Je ne pense pas qu’il existe un quelconque conflit avec l’avocat de M. Pierucci. Nos avocats extérieurs ont fait appel aux services d’un avocat très réputé aux États-Unis qui, si mes souvenirs sont bons, était, dans ses fonctions antérieures, l’un des membres les plus haut placés du ministère public du Connecticut. Même si Alstom était d’accord pour payer les frais d’avocat de M. Pierucci, le service fut rendu pour le compte et le bénéfice de M. Pierucci, en aucun cas pour la société Alstom.

J’en viens au quatrième thème relatif aux discussions engagées avec General Electric.

J’ai fait partie d’une petite équipe qui a été impliquée dans la vente d’Alstom « Power » à General Electric. Les discussions ont débuté en février 2014. Une rencontre a eu lieu entre M. Kron et M. Reimelt une ou deux semaines avant que j’aie été contacté. Mon premier contact au titre de cette opération a eu lieu au mois de février 2014.

Votre dernière remarque ne semble pas contenir de question.

M. le président Olivier Marleix. Un article du New York Times, nous a-t-on indiqué, faisait état de la présence de General Electric lors d’une discussion sur le paiement de l’amende qui est intervenue après le 22 décembre, par conséquent, après la signature du plaider coupable et du deferred prosecution agreement.

Le fait est qu’au conseil d’administration d’avril ou de juin 2014, lorsque M. Kron présente la vente à l’assemblée générale, il a expliqué à ses actionnaires que General Electric réglerait l’amende alors même qu’il en ignorait le montant. Finalement, ce sont les actionnaires d’Alstom qui l’ont payée.

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Dans le cadre des négociations menées avec General Electric, nous avons négocié le fait que General Electric rachetait la branche « Énergie », ses créances et ses dettes, ainsi que d’éventuelles amendes.

General Electric a procédé à un audit préalable sur le montant de l’amende susceptible d’être requise par le DoJ. Cela dit, personne n’en connaissait le montant exact dans le cadre des négociations qui sont intervenues entre février et avril dans la mesure où les négociations avec le DoJ n’avaient pas débuté.

Lorsque les négociations ont commencé suivant le principe juridique qu’un justiciable ne peut être puni pour les faits commis par un autre justiciable, le DoJ a été d’avis qu’il revenait à Alstom de payer l’amende et non pas à General Electric.

De nombreux débats ont eu lieu entre le DoJ, Alstom et General Electric. Dans le cadre de notre accord commercial, General Electric était convenu de prendre en charge une éventuelle amende. Pour autant, les discussions n’ont pas été favorables à Alstom et le DoJ a informé Alstom qu’il devrait payer l’amende s’il signait le plaider coupable au mois de décembre 2014.

M. le président Olivier Marleix. Il est un principe de droit assez général selon lequel une amende doit être payée par la personne qui a commis l’infraction et non par un tiers. Aussi, sur quelle analyse juridique M. Kron s’est-il fondé pour expliquer à ses actionnaires que General Electric paierait l’amende ? A-t-il fait étudier juridiquement ce point ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Alstom Prom ou Alstom SA auraient pu être des sociétés américaines. General Electric procédait à l’achat de sociétés en son nom propre. Nous avions pris en compte le fait que General Electric acceptait, dans le cadre de son évaluation, le paiement d’une éventuelle amende. Alstom et nos avocats externes
– General Electric également, mais je ne peux faire de déclaration au nom et pour le compte de General Electric – ne s’attendaient pas à ce que le DoJ oblige Alstom à payer.

M. le président Olivier Marleix. Je reviens sur quelques points.

Je relève en premier lieu une question de vocabulaire. Le terme de « négociations » avec le DoJ a pu être employé parfois de manière impropre. J’aimerais que vous précisiez la chronologie de vos discussions avec le DoJ. De vos propos, je comprends que les premières réunions sont intervenues dans le cadre d’une enquête et que « la négociation » est une discussion visant à préparer le plaider-coupable ou le deferred prosecution agreement.

Je souhaiterais que vous procédiez à la synthèse des échanges, des contacts, des réunions, des convocations avec le DoJ dès votre prise de fonctions, dès 2010.

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) J’ai pris mes fonctions début 2011. Mes premières réunions avec le Department of Justice ont eu pour objet d’expliquer que j’avais pris mes fonctions et que la société souhaitait coopérer à l’enquête. J’ai encore participé personnellement à deux autres réunions, probablement en 2012 et 2013. Elles portaient sur l’amélioration du programme interne de conformité d’Alstom et sur la manière dont les enquêtes étaient perçues par la société.

Le DoJ a mené ses propres enquêtes fondées sur la documentation et les informations que nous leur avons fournies. Ce n’est qu’à la fin de 2014 que la DoJ nous a fait connaître son souhait de clôturer cette enquête. C’est ce que j’ai appelé précédemment « la phase de négociations ».

M. le président Olivier Marleix. À partir de 2011, vous-même et M. Kron aviez connaissance d’une enquête du DoJ sur plusieurs affaires de corruption.

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) C’est exact.

M. le président Olivier Marleix. Dès 2011, sur vos conseils et vos informations, M. Kron était en mesure de comprendre que la requête se conclurait au mieux par une amende dans le cadre d’un plaider coupable ou d’un deferred prosecution agreement.

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Nous n’avons pas eu connaissance des conclusions des enquêtes. Mais pour autant que nous nous tenions informés de l’enquête, il était raisonnable de penser qu’une amende devrait être payée.

M. le président Olivier Marleix. J’ai cru comprendre que le système qui a consisté à centraliser le recrutement des consultants procédait de votre volonté de compliance et de celle de M. Kron de limiter la déperdition de biens et de vérifier les contrats de recrutement des consultants. Vous nous avez dit que, selon ce système central, toutes les décisions étaient prises par le siège. M. Kron était-il au courant et donnait-il son accord personnellement à toutes ces opérations ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Ce système a été mis en place avant ma prise de fonctions en tant que directeur général du groupe Alstom. Il a été retenu, car il était connu pour être le meilleur système susceptible de contrôler des parties tierces.

Le système n’obligeait pas le siège social à prendre des décisions sur toutes les opérations. Il permettait à nos employés situés dans des pays étrangers de proposer des consultants externes avec lesquels travailler. Ces propositions d’embauche passaient ensuite devant le département « Conformité » qui vérifiait le curriculum vitae des candidats, leurs compétences et leurs capacités. Il procédait également à un dernier contrôle avant paiement des factures fournies et s’assurait que le service rendu correspondait aux contrats et aux paiements. M. Kron était informé de ce système qui constituait la façon la plus sûre de procéder. Mais ce n’est pas M. Kron en personne qui signait, par exemple, une facture ou un contrat de travail.

M. le président Olivier Marleix. M. Poupart-Lafarge était-il également au fait de cette organisation ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Il était au courant.

M. le président Olivier Marleix. Je souhaiterais revenir sur l’avocat de M. Frédéric Pierucci. J’ai cru comprendre qu’il travaillait parallèlement pour Alstom. À un moment donné, M. Pierucci s’est trouvé dans une situation difficile dans la mesure où, pour atténuer sa responsabilité personnelle, il avait besoin de documents prouvant la responsabilité collective des dirigeants d’Alstom. Son avocat ne lui a pas fourni les éléments dont il avait besoin, car il était dans une situation proche du conflit d’intérêts.

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Je ne pense pas qu’il y avait conflit d’intérêts. Cet avocat ne travaille pas pour le compte d’Alstom. Il a été engagé pour travailler uniquement pour le compte et le bénéfice de M. Pierucci. Je ne me souviens pas du nom du cabinet d’avocats, mais l’avocat doit être Stan Tardy.

Vous avez indiqué, monsieur le président, que la documentation demandée n’avait pas été fournie à M. Pierucci. Cela m’étonne quelque peu. La position de la société était très nette : Alstom avait décidé de payer les frais d’avocat de M. Pierucci. J’avais compris que nos avocats fourniraient l’ensemble de la documentation nécessaire à la défense de M. Pierucci.

M. le président Olivier Marleix. La situation a-t-elle pu évoluer à partir du moment où M. Perucci a plaidé coupable ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Au moment de son arrestation, nous avons payé pour préparer sa défense et pour payer son avocat, nonobstant un éventuel recouvrement des frais engendrés par le contrat directors and officers.

Après que M. Pierucci a plaidé coupable pour les infractions qu’il avait commises aux États-Unis, nos avocats américains nous ont conseillé de ne plus payer les frais liés à sa défense dans la mesure où le fait même pourrait être qualifié d’infraction.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Ma question portera sur les relations avec le DoJ et la coopération avec la justice quand celle-ci s’intéresse à des faits présumés de corruption ou des faits délictueux dans une entreprise.

Monsieur Carr, vous avez une longue expérience de la coopération judiciaire avec les autorités. De tout cela, que retenez-vous ? Y a-t-il des choses que vous ne referiez pas dans le cadre de votre coopération avec la justice ? Retirez-vous de cette expérience de bonnes et de mauvaises pratiques ?

Je vous interroge à ce sujet, car la commission a pour objectif de formuler des recommandations aux entreprises qui seraient confrontées en leur sein à des faits de corruption. Cela leur permettrait de mieux aborder cette découverte ainsi que les relations avec les autorités judiciaires pour prouver qu’elles sont de bonne foi, pour coopérer ou encore transmettre les documents demandés.

Selon vous, quelles sont les bonnes pratiques que vous avez observées et, à l’inverse, les pratiques qu’il faut absolument proscrire, qui ne font que nuire à l’entreprise et qui lui font courir un risque quasiment létal ? Ce peut être la clé de ces procédures judiciaires. Que diriez-vous à des entrepreneurs qui découvriraient des faits de corruption ou des faits qui devraient être dénoncés au sein de leur entreprise ? Que leur conseilleriez-vous pour avoir des relations avec la justice les plus efficaces possible, les plus protectrices pour l’entreprise et les plus morales ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Je commencerai par les plus mauvaises pratiques, qui consistent à commettre des infractions à la loi, à détruire des documents, etc. Il est certain qu’Alstom n’a pas procédé de cette manière. Autre mauvaise pratique : le manque de transparence.

Tout au contraire, une bonne pratique consiste à partager les faits découverts avec les autorités, et cela au moment même de la découverte des actes de corruption. Une société devrait commencer par prendre en main la situation en engageant des enquêtes internes, en traitant la question, en envisageant les remèdes à mettre en place et en partageant cette information avec les autorités en charge de la réglementation.

Une telle approche devrait limiter, voire pourrait faire disparaître la nécessité d’être cité devant la justice, comme ce fut le cas d’Alstom.

M. le président Olivier Marleix. M. Kron a déclaré le 1er avril 2015 devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale qu’il n’y avait aucun lien entre les discussions menées avec General Electric et les poursuites engagées par le DoJ, notamment parce que celles-ci auraient été postérieures à la discussion avec General Electric. M. Kron cite notamment une attestation d’un avocat américain, ancien procureur auprès du Département de justice, qui déclare : « En d’autres termes, il n’y a absolument aucun lien entre les discussions ayant mené à la transaction entre Alstom et le DoJ qui ont commencé à l’automne dernier… » – autrement dit, fin 2014 – « … et les négociations qui ont été menées entre Alstom et GE, qui les ont largement précédées. » – autrement dit, en février, mars-avril 2014.

M. Kron a joué sur les mots. Il emploie le terme de « discussions » entre Alstom et le DoJ. Confirmez-vous que des échanges, des discussions, des convocations ont eu lieu à partir de 2011 ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Je ne peux parler au nom de Patrick Kron à propos de citations ou de discussions menées avec le DoJ. Ces discussions sont, en effet, intervenues à ce moment-là dans le cadre des enquêtes menées et de nos efforts de conformité.

Je le réitère, c’est fin 2014 que le DoJ et Alstom ont commencé des négociations pour trouver une solution.

M. le président Olivier Marleix. Avez-vous à l’esprit les dates des réunions de M. Kron seul avec le DoJ ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Je n’ai pas accompagné M. Kron aux réunions, ni ne me suis rendu aux États-Unis. Il serait plus opportun de lui poser cette question. Je puis simplement vous informer qu’il a eu des contacts très informels au cours d’une conférence de l’OCDE. Personnellement, je n’ai pas participé à des réunions formelles avec le DoJ et M. Kron.

M. le président Olivier Marleix. Les réunions étaient-elles organisées via un cabinet d’avocats américains ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais) Les réunions auxquelles j’ai participé avec le DoJ ont eu lieu en ma présence et en présence de notre cabinet d’avocats américain, Patton Boggs.

M. le président Olivier Marleix. Les réunions que vous évoquez se sont-elles bien déroulées en 2012-2013 ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Je pense que la réunion à laquelle vous faites référence a eu lieu dans le courant de l’année 2013. Il convient d’ajouter que Patrick Kron participait à une réunion de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) où il s’est présenté en sa qualité de président d’Alstom au chef du Foreign Corrupt Practices Act. À cette occasion, il a évoqué la question de la coopération.

M. le président Olivier Marleix. M. Vigogne nous a indiqué que le montant de l’amende de 772 millions de dollars avait été plutôt considéré comme une bonne nouvelle. Il avait craint un montant bien plus élevé, avoisinant le milliard de dollars.

Avez-vous considéré que le montant de 772 millions de dollars ne constituait pas une trop mauvaise nouvelle ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Il ne s’est agi en aucun cas d’une bonne nouvelle. À mon avis, le montant de l’amende était très élevé. Je pense que nos conseils américains n’attendaient pas qu’il soit aussi élevé.

Je ne peux pas m’exprimer au nom ou pour M. Vigogne qui a pensé qu’il s’agissait d’une bonne nouvelle. En tout cas, la société Alstom n’était pas satisfaite.

M. le président Olivier Marleix. Lorsqu’il a décidé la vente de la branche « Power » à General Electric en février, mars-avril 2014, M. Kron savait qu’une enquête était menée par le DoJ depuis au moins 2011 et qu’elle risquait de se conclure par une amende. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) De février à avril 2014, M. Kron était au courant qu’une enquête était menée et qu’il était possible qu’il devrait payer une amende.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Monsieur Carr, des éléments vous laissent-ils penser que la justice américaine ait agi et poursuivi Alstom pour d’autres raisons que les faits de corruption sur lesquels elle disposait d’éléments ? Par exemple, des sujets de nature économique auraient-ils pu influencer la justice américaine ou pensez-vous, à l’inverse, que la justice américaine et les procureurs américains sont indépendants ? Pensez-vous qu’ils ont agi et poursuivi Alstom depuis les années 2010 exclusivement sur des bases factuelles, en fonction des preuves qu’ils détenaient et d’une investigation strictement judiciaire, qui n’avait de considération autre qu’une investigation judiciaire ?

M. le président Olivier Marleix. Je rappelle que cette partie de la justice n’est pas indépendante. Il s’agit du Department of Justice c’est-à-dire un ministère.

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Je ne suis pas au courant de fondements juridiques autres ou de faits découverts au cours de l’enquête judiciaire. La procédure menée par le DoJ est totalement légale et normale. Je pense qu’aucun élément économique n’a été pris en compte.

M. le président Olivier Marleix. À quel moment le comité d’audit d’Alstom a-t-il été informé de toutes ces procédures ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Avant 2011, je pense qu’il était au courant, mais je ne puis vous l’assurer avec exactitude dans la mesure où je ne faisais pas partie de ce comité ni du conseil.

Après ma nomination, je faisais partie de ce comité d’audit comme du conseil. Le comité d’audit a été informé de toutes les enquêtes que nous avons diligentées, de l’ensemble des remèdes et des procédures mises en place. Par la suite, ces actions ont été transférées ou transmises au comité de durabilité et d’éthique. Ce comité distinct a été mis en place pour s’assurer que le travail que j’avais fourni ou que j’étais en train de mener était correct et relevait de bonnes pratiques d’un point de vue légal et de la conformité.

M. le président Olivier Marleix. J’aurais souhaité un éclaircissement sur le contrat d’assurance de protection de la direction. Il ne couvrait pas les agents pour des fautes susceptibles de recevoir une qualification pénale personnelle. Il les couvrait uniquement en cas de poursuites liées à l’activité de l’entreprise, mais sans imputation personnelle. Pourquoi donc ce contrat d’assurance n’a-t-il pas pu bénéficier à M. Pierucci ?

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Ces contrats d’assurance concernent la direction de la société, les directeurs et les directeurs adjoints, les cadres, non la société en soi. Par conséquent, ces contrats ne couvrent ni les frais liés aux enquêtes ni la défense de la société, son objet principal est de couvrir les frais de défense de la direction et des cadres de la société. Il n’en reste pas moins que le contrat d’assurance ne couvre pas les frais que je viens d’évoquer pour les cadres ou la direction de la société au moment où la culpabilité de la personne en question est constatée par un tribunal ou que la personne signe un plaider coupable, c’est-à-dire qu’il reconnaît sa culpabilité.

M. le président Olivier Marleix. Tant que la personne nie les faits, elle est protégée. Si elle plaide coupable ou si elle signe un deferred prosecution agreement, elle ne l’est plus.

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Le plaider-coupable concernait la société, non l’individu. Le contrat directors and officers couvre la personne et le paiement de ses honoraires jusqu’au moment où elle reconnaît sa culpabilité et est condamnée.

J’appelle votre attention sur le fait qu’en tant que société nous avons payé les frais de défense, d’avocats, nonobstant l’acceptation du contrat d’assurance de payer les frais engagés.

M. le président Olivier Marleix. Cela n’incite pas à la vertu. L’entreprise a notamment plaidé coupable s’agissant du contrat signé en Indonésie, même si M. Pierucci a signé imprudemment un document sans en référer à quiconque. Nous parlons du même contrat et des mêmes faits. Si des personnes ne sont plus couvertes par le contrat d’assurance dès lors qu’elles reconnaissent les faits, elles ne sont pas incitées à coopérer avec la justice, mais plutôt tentées de nier les faits. C’est tout le contraire de ce que nous souhaitons en matière de lutte contre la corruption.

M. Keith Carr. (Interprétation de l’anglais.) Je comprends votre point de vue.

M. le président Olivier Marleix. Je vous remercie, monsieur Carr, d’avoir répondu à nos questions.

 

La séance est levée à dix-huit heures.


47.    Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Kron, président de Truffle Capital, ancien président-directeur général d’Alstom, de M. Olivier Labesse, de l’agence de communication DGM et de M. Robert Luskin, avocat américain, assistés de M. Hughes Schmitt, de l’agence DGM.

(Séance du mercredi 4 avril 2018)

La séance est ouverte à dix-sept heures quinze.

M. le président Olivier Marleix. Nous recevons aujourd’hui M. Patrick Kron, ancien président-directeur général d’Alstom.

Monsieur Kron, vous avez été entendu à trois reprises par l’Assemblée nationale sur la cession de la branche « Énergie » d’Alstom, Alstom « Power », à General Electric (GE). Nous n’allons pas vous demander de dérouler à nouveau, pour la quatrième fois, le film de cette vente. Ce que nous savons, objectivement, c’est qu’il ne reste pas grand-chose du Meccano inventé à l’époque par le gouvernement.

À titre personnel, je ne cherche pas, au travers des travaux de cette commission, à savoir si la vente d’Alstom « Power » à GE était une bonne ou une mauvaise solution. Je laisserai mes collègues vous interroger à ce sujet. Je cherche plutôt à comprendre dans quelles conditions l’État, en l’occurrence le ministre de l’Économie, a pu autoriser cette opération au titre des investissements étrangers en France. La procédure suivie est pour une grande part à la source des polémiques qui ont entouré ce dossier. La nécessité d’une telle autorisation, prévue à l’article L. 151.3 du code monétaire et financier était justifiée, en raison des enjeux, qui sont loin d’être minces : il s’agit de la sécurité nationale – avec nos 58 réacteurs nucléaires – et de la défense – l’entreprise était fournisseur de nos quatre sous-marins lanceurs d’engins et du Charles de Gaulle. L’État a-t-il été en mesure de défendre ses impératifs lors de cette vente ? C’est pour moi une question centrale.

Au terme de nos investigations, qui ont débuté il y a plusieurs mois, j’ai sept questions à vous soumettre.

Premièrement, s’agissant de l’initiative de la cession à GE, vous avez livré à la représentation nationale deux versions en apparence contradictoires. Le 20 mai 2014, devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée, vous déclariez : « Lorsque j’ai vu le ministre début mars, j’avais déjà dîné avec le président de GE (…). Le président de GE ayant évoqué la possibilité d’une coopération, je l’ai prié de me donner la possibilité d’y réfléchir. » Dans cette première version, c’est donc M. Jeffrey Immelt qui prend l’initiative. Puis, le 11 mars 2015, devant la même commission, vous dites : « Pensez-vous que je n’ai pas d’abord envisagé des solutions françaises nous permettant de nous maintenir sur le siège du conducteur ? Je n’en ai pas trouvé et c’est la raison pour laquelle j’ai pris l’initiative d’entrer en contact avec des groupes comme Siemens ou GE. » Nous aimerions une clarification et une version définitive, si je puis dire.

Toujours à ce propos, plusieurs journalistes ont écrit que M. Poux-Guillaume avait été mandaté pour établir un premier contact à l’été 2013. Est-ce exact ? Bouygues aurait eu un premier contact avec GE dès l’été 2012. En avez-vous été informé ? Enfin, qui, et à quelle date, a été informé en premier, au sein du Gouvernement et de la Présidence de la République, de vos discussions avec GE ? Apparemment pas le ministre de l’économie, M. Montebourg.

Deuxièmement, pour ce qui est de la cession elle-même, M. Montebourg, ministre de l’économie, apprend par Mme Gaymard lors de la visite d’État de François Hollande aux États-Unis, les 10 et 11 février 2014, le projet de rachat d’Alstom « Power » par GE. Il vous a demandé de venir le voir pour vous interroger sur ce sujet début mars. Selon sa version, vous lui avez menti en niant ce projet. Pourquoi n’avoir pas été transparent ce jour-là ? Je me demande vraiment d’ailleurs comment vous avez pu imaginer que le ministre de l’économie vous donnerait l’autorisation de vendre au titre de la procédure d’autorisation des investissements étrangers en France, dans un secteur touchant à la défense et à la sécurité nationale, alors que, c’est ainsi qu’il raconte l’avoir vécu, vous vous étiez payé sa tête à ce point ? Cela reste un vrai mystère à mes yeux !

Ma troisième question porte sur les relations avec le DoJ, le Department of Justice des États-Unis. Devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée, le 15 avril 2015, M. Fasquelle, vice-président de notre commission d’enquête, vous a interrogé sur « les coïncidences entre le calendrier judiciaire et celui de la vente d’Alstom à GE », vous reprochant de balayer trop souvent d’un revers de main la question de l’éventuelle pression que les enquêtes auraient fait peser sur votre décision. Cette réflexion n’est pas si farfelue, puisque M. Emmanuel Macron l’a partagée devant la commission des affaires économiques. À d’autres occasions vous avez parlé de « complotisme » et même, je vous cite, d’« obscénité absurde ». En réponse à M. Fasquelle, vous avez lu une note de votre avocat, qui tend à démontrer que la vente était antérieure à l’épisode avec le Department of Justice, donc que la pression de ce dernier était matériellement impossible. Je cite : « Le Department of Justice n’a eu connaissance de l’accord envisagé entre GE et Alstom que par les informations publiées par l’agence Bloomberg le 23 avril 2014. À cette date, nous n’avions pas encore entamé la moindre discussion avec le Department of Justice sur une possible transaction….  En d’autres termes, il n’y a absolument aucun lien entre les discussions ayant mené à la transaction entre Alstom et le Department of Justice, qui ont commencé à l’automne dernier, soit en septembre 2014, et les négociations qui ont été menées entre Alstom et GE qui les ont largement précédées. » Nos collègues ont alors compris ce que vous vouliez qu’ils comprennent : l’affaire avec le Department of Justice aurait été postérieure à la vente, donc sans lien de cause à effet.

La réalité est tout autre, ce que nous aurions pu comprendre à l’époque. Nous avons auditionné M. Bruno Vigogne, ancien directeur général délégué – Ethics and Compliance Officer – d’Alstom SA et M. Keith Carr, ancien directeur juridique, et nous avons appris que c’est depuis 2010 que le Department of Justice avait ouvert une enquête pour corruption et Alstom était depuis lors « cité » pour coopérer. Vous-même ainsi que le conseil d’administration saviez donc, depuis 2010, que cela se terminerait, au mieux, par une amende. Il y a eu ensuite une phase d’investigation dite de discovery et M. Carr a participé à plusieurs réunions avec le Department of Justice. Pourquoi donc, de votre part, ce qui ressemble à un mensonge devant la commission des affaires économiques ? Je comprends que la pression morale soit difficile à évaluer. Mais pouvez-vous vraiment réfuter que la perspective d’une amende qui aurait pu approcher le milliard de dollars – elle s’est élevée finalement à 772 millions ­– était effectivement une forme de pression sur Alstom, dont le point faible était alors la trésorerie qui, de mémoire, s’élevait à 1,5 milliard d’euros ? Pourquoi, d’ailleurs, avoir demandé un délai de paiement à la justice américaine qui exige habituellement un paiement dans les dix jours si vous n’aviez pas de problème de trésorerie ? Comment expliquer une telle clémence, puisque vous avez obtenu que le paiement de l’amende soit renvoyé à la vente à GE ? Question troublante, qui me paraît nécessiter des éclaircissements. D’autre part, à partir de quand General Electric est-il présent aux réunions avec le Department of Justice ? Le DPA – deferred prosecution agreement – signé avec le Department of Justice le 22 décembre 2014 mentionne General Electric alors que l’opération de cession n’est pas terminée.

En quatrième lieu, vous n’avez pas toujours été d’une grande clarté sur l’amende, à commencer par son montant. Devant la commission des affaires économiques le 1er avril 2015 vous parlez de 600 millions d’euros. En réalité, l’amende prononcée le 22 décembre 2014 était de 772 millions de dollars – j’ai vérifié le cours du change, il n’explique pas cette différence. Dans les comptes d’Alstom, on retrouve un paiement de 722 millions d’euros. Pourquoi cette sous-estimation de 122 millions d’euros ? Vous avez d’abord annoncé à vos actionnaires que GE allait assumer le paiement de cette amende, ce qui, au passage, rendait cette cession plus intéressante qu’avec Siemens. Et puis finalement que non, que le DOJ refusait… Qui est le conseil juridique qui vous a laissé croire que vous pourriez ainsi transférer le paiement de l’amende à un autre, sans que la justice américaine s’en offusque ?

En cinquième lieu, je reviens sur le sort de M. Frédéric Pierucci. Mme Natalia Pouzyreff, vice-présidente de la commission d’enquête, et moi-même avons rencontré M. Pierucci dans sa prison en Pennsylvanie et passé près de quatre heures avec lui. D’abord, avez-vous, à titre humain, personnel, un regret à propos de la situation de ce collaborateur qui paye comme le lampiste pour les faits sur lesquels Alstom a plaidé coupable ? La différence, monsieur Kron, c’est que vous êtes ici avec nous, tandis que lui est au trou pour trente mois au total. Pourquoi avez-vous procédé à son licenciement pour « abandon de poste » alors qu’il était incarcéré ? L’avocat qui lui a été fourni par Alstom ne s’est-il pas trouvé en conflit d’intérêts ? M. Pierucci avait besoin, pour minimiser la responsabilité personnelle, de renvoyer sur celle d’Alstom, ce qui n’était pas envisageable puisque le rôle de l’avocat était de protéger Alstom. Dès les premiers jours de son incarcération, M. Pierucci a demandé à Alstom une copie du rapport que vous aviez vous-même commandé auprès du cabinet Winston and Strawn en 2010, qui aurait permis de l’innocenter sur le contrat Taharan. Pourquoi ne lui avez-vous jamais transmis ? Il nous a chargés de vous le demander.

Sixièmement, s’agissant des faits de corruption pour lesquels Alstom a plaidé coupable, vous avez déclaré le 1er avril 2015 devant la commission des affaires économiques qu’ils étaient « anciens » et « antérieurs » à votre prise de fonction. En réalité, le DPA et le plaider-coupable font référence à des faits récents. De nombreuses autres enquêtes sont ouvertes dans d’autres pays, sur la période pendant laquelle vous étiez en responsabilité, à propos de l’organisation du recrutement des consultants, organisation que vous avez vous-même mise en place. N’avez-vous pas le sentiment d’avoir été un peu négligent, ou même présomptueux en pensant que cela ne rattraperait jamais l’entreprise ?

Enfin, ma septième et dernière question porte sur le coût de l’opération qui, je l’avoue, m’a un peu surpris. Une notice de l'Autorité des marchés financiers (AMF) relative à l’offre publique de rachat d’actions, qui a permis de redistribuer aux actionnaires le produit de la cession de la branche « Power » d’Alstom, fait état pour la transaction d’un coût de 300 millions d’euros. Il s’agit de la taxe sur les opérations financières, de 0,2 % à l’époque, soit 27 millions d’euros, le reste couvrant le paiement des conseils. M. Poupart-Lafarge nous a donné par courrier la liste de ces conseils : neuf cabinets d’avocats, une banque d’affaires, Rothschild, et deux agences de communication, DGM et Publicis. Pouvez-vous nous indiquer, si vous l’avez en mémoire, la ventilation de ces « coûts » entre les différents intervenants ? J’ai également posé la question par écrit à M. Poupart-Lafarge. Pouvez-vous nous confirmer que les actionnaires d’Alstom n’ont pas été les seuls à payer pour vendre, et que l’acquéreur, GE, a au moins déboursé les mêmes sommes à ses banquiers, ses avocats, ses conseils en communication ? Dans ce cas, on arriverait à des coûts de transaction de 600 millions d’euros. Ne vous paraissent-ils pas complètement exorbitants ?

Monsieur le président Kron, vous allez vous exprimer devant une commission d’enquête, donc sous serment. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance le 17 novembre 1958, je dois maintenant vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Patrick Kron prête serment.)

M. le président Olivier Marleix. Je vous donne donc la parole pour une introduction générale, brève, comme vous me l’aviez demandé, puis pour répondre à mes questions, avant que nous engagions le débat.

M. Patrick Kron. Je m’appelle Patrick Kron, j’ai une formation d’ingénieur et, après avoir passé cinq ans au ministère de l’industrie puis quinze ans chez Pechiney, j’ai rejoint le groupe de transformation de minéraux Imerys pendant cinq ans, avant de devenir en 2003 directeur général puis, très rapidement, président-directeur général d’Alstom. À l’époque, le groupe se trouvait dans une situation critique. Ma première réunion a été avec les banquiers, qui m’ont dit que, faute d’un plan de redressement crédible et complet, ils arrêteraient de soutenir le groupe. Nous avons alors mis en place un plan très complet, avec des changements d’organisation, des cessions d’actifs, de lourdes restructurations. Ainsi, en deux ans, les effectifs sont passés de 110 000 à 60 000 personnes. Nous avons fait appel aux actionnaires par une double augmentation de capital et procédé à un refinancement global du groupe. Il fallait relever en même temps de nombreux défis. Mais, grâce à l’effort de tous, y compris de l’État, qui a pris temporairement 20 % du capital, ce plan a permis à Alstom de sortir de l’ornière et de redevenir profitable en 2006. Comme prévu, l’État a cédé sa participation et Bouygues est alors devenu l’actionnaire principal, en portant progressivement sa participation à 30 %. Au passage, le contribuable n’a pas eu à se plaindre de cette opération, puisque l’État a revendu dix-huit mois plus tard pour 2 milliards d’euros ce qu’il avait payé un peu moins de 800 millions, soit une plus-value de 150 %.

Une fois acquis ce retour à l’équilibre, Alstom a connu une phase de croissance sur des marchés porteurs. Nous en avons profité pour renforcer notre portefeuille en acquérant une société dans le domaine de l’éolien, où nous n’étions pas implantés ; pour racheter à Areva, avec Schneider Electric, les activités de réseau que nous avions été obligés de revendre pendant la crise ; pour renforcer la recherche-développement comme par exemple dans l’éolien offshore, qui a conduit à créer une nouvelle usine en France.

Ensuite, Alstom a subi l’impact de la crise économique mondiale comme nombre d’autres entreprises, même si un carnet de commandes bien rempli nous a permis de voir arriver la vague et de la subir avec un peu de décalage. Mais cette difficulté conjoncturelle s’est combinée avec des tendances de fond très négatives pour notre groupe. D’une part, le marché européen de la production d’énergie thermique – gaz, charbon, nucléaire – s’est complètement effondré. Dans ce domaine où Alstom avait une position forte, la demande a migré vers les émergents, dans un contexte de prix très dégradés et de concurrence asiatique très forte. En Europe, la demande résiduelle s’est déplacée vers les énergies renouvelables, domaine dans lequel, malgré les efforts entrepris, le groupe restait assez faible par rapport à ses concurrents. La deuxième tendance négative pour le groupe est que, dans ce nouvel environnement, les clients ne voulaient pas seulement des offres pour les centrales électriques, mais recherchaient également des financements correspondants. C’était là un désavantage concurrentiel grave par apport à General Electric, qui s’appuyait sur GE Capital, Siemens avec Siemens Bank, et les concurrents japonais et chinois appuyés par des banques qui proposaient des financements imbattables. En un mot, Alstom n’avait plus la taille critique pour se battre contre des concurrents devenus trop puissants. Nous en avons tiré la conclusion que le statu quo était dangereux, et exploré des solutions pour nous renforcer dans le secteur de l’énergie, sans renoncer à la maîtrise de ces activités. Elles n’ont pas abouti et c’est pourquoi je me suis tourné – et je vous prie de croire que cela a été douloureux pour moi qui, pendant dix ans, me suis battu pour sauver puis développer Alstom – vers l’adossement d’Alstom Énergie à des groupes ayant la taille critique pour assurer l’avenir de cette activité. Les discussions ont montré la complémentarité évidente que nous avions avec GE, dont la stratégie avait évolué vers moins de services financiers et plus d’industrie. Des fuites dans la presse, le 23 avril 2014, ont mis ce projet prématurément sur la place publique, sans que les explications nécessaires aient pu être données aux parties prenantes et avec les réactions en chaîne que vous connaissez. Ce projet, ajusté à la demande des pouvoirs publics en accord avec Alstom et GE, a été adopté par les actionnaires fin 2014 et mis en œuvre fin 2015, après approbation par la trentaine d’autorités de la concurrence concernées.

Après ce rappel historique – bref, je l’espère – je voudrais faire trois remarques. D’abord, c’est la quatrième fois que je viens – je croyais que c’était la troisième, mais, témoignant sous serment, je ne voudrais pas donner une mauvaise impression de départ... De toute façon, cela ne changera rien à mon propos. Deux années se sont écoulées depuis la réalisation de cette opération. Chaque jour passé a conforté la pertinence de l’analyse selon laquelle le statu quo faisait courir un risque au groupe. Voyez les difficultés que connaissent aujourd’hui des groupes tellement plus puissants que ne l’était Alstom Énergie. Le président de GE a d’ailleurs reconnu qu’ils avaient, au moment de la cession, largement surestimé l’évolution du marché. On imagine facilement la catastrophe que nous aurions subie si nous n’avions pas fait cette opération. Les faits m’ont donné raison sur la nécessité d’agir.

Ils m’ont donné raison également en ce qui concerne le choix du partenaire. Dans un métier comme celui d’Alstom, on ne peut pas se contenter de dire qu’on a un problème, il faut en même temps proposer la solution. Bien entendu, on la recherche dans une stricte confidentialité, sinon les clients arrêtent immédiatement d’acheter : ce qui était un problème devient un danger mortel. Contrairement à ce qui a été dit par des responsables incompétents, il ne s’agissait pas de vendre en cachette, mais de proposer une solution qui laissait à d’autres toute possibilité d’en proposer des alternatives : les accords avec GE le prévoyaient explicitement, moyennant, comme c’est habituel dans ce cas, le paiement d’une indemnité de rupture de 1,25 %. Effectivement, Siemens et Mitsubishi firent une offre alternative. Un comité d’administrateurs indépendants au sein du conseil d’administration l’a examinée attentivement et l’a rejetée à l’unanimité, considérant qu’elle était moins intéressante pour Alstom sur le plan social. Le projet de GE a ensuite été soutenu par 99 % des actionnaires et une majorité des syndicats.

Mon dernier point introductif porte sur l’incroyable rumeur – une « rumeur d’Orléans » – propagée par certains qui ne trouvaient pas d’argument rationnel pour combattre le projet. En substance – et l’on retrouvera certains de ces éléments dans les questions posées, monsieur le président – j’aurais vendu à la demande et sous la pression de la justice américaine pour me protéger de poursuites à mon encontre. Je le répète solennellement et sous serment : je n’ai jamais subi quelque pression que ce soit, je n’ai jamais été exposé à aucun chantage de quelque juridiction que ce soit. Je répète : je n’ai jamais été soumis à quelque chantage, je n’ai jamais subi quelque pression que ce soit, ni des Américains, ni d’aucune autre juridiction. Je n’ai bénéficié et continue à ne bénéficier d’aucune protection que ce soit, aucune. Ces insinuations sont infondées, elles sont insultantes à mon égard comme à l’égard de l’ensemble des administrateurs qui ont soutenu à l’unanimité ce projet pour les raisons que je viens d’évoquer.

Puisque vous avez bien voulu me le permettre, monsieur le président, je compléterai ce propos par une courte vidéo de Robert Luskin.

Est projetée une vidéo de l’avocat américain Robert Luskin dont la déclaration en anglais est sous-titrée en français dans les termes suivants :

Bonjour, mon nom est Robert Luskin. Je suis avocat à Washington et associé dans le cabinet international Paul Hastings. Je pratique le droit commercial depuis plus de 35 ans d’abord comme procureur au Department of Justice (DoJ) américain et depuis plus de trente ans comme avocat représentant de grandes entreprises. Je suis aussi professeur de droit à l’Université de Georgetown où je donne un cours sur la lutte anti-corruption. Ma spécialité est d’intervenir sur les sujets liés aux dispositions de la lutte contre la corruption mises en œuvre par le DoJ et j’ai représenté des entreprises dans quatre des dix plus importantes transactions jamais conclues avec le DoJ.

En tant qu’avocat, j’ai l’obligation éthique et professionnelle de dire la vérité et c’est ce que je fais aujourd’hui.

On m’a demandé de commenter les rumeurs malveillantes selon lesquelles le DoJ aurait fait pression sur Alstom pour vendre l’essentiel de ses actifs à General Electric en contrepartie de quoi le DoJ aurait accepté de ne pas engager de poursuites à l’encontre des dirigeants d’Alstom. Je peux dire sans équivoque qu’il n’y a littéralement aucune vérité dans ces rumeurs.

De mon expérience, tant au DoJ qu’en tant qu’avocat, je n’ai jamais vu de cas où le DoJ aurait tenté d’user de son influence pour intervenir dans une transaction commerciale. Il est aussi important de préciser qu’à cette période il n’y avait pas de discussions engagées sur une éventuelle transaction entre Alstom et le DoJ. Ces discussions ont commencé six mois plus tard. À l’époque, nous étions toujours dans le processus d’enquête avec échanges et transmissions des faits sous-jacents. Lorsque le DoJ a eu connaissance de l’opération envisagée avec General Electric, ils n’ont exprimé que deux préoccupations.

Premièrement, ils voulaient être assurés que les mesures de conformité qu’Alstom s’engagerait à prendre seraient poursuivies par General Electric.

Et deuxièmement, ils voulaient vérifier que l’opération n’avait pas été structurée de manière à soustraire les actifs d’Alstom hors de la portée du DoJ, de sorte que si une transaction était finalement conclue, Alstom et ses actionnaires seraient responsables à l’égard du DoJ de sa conduite antérieure.

Ensuite il est important de noter que la transaction intervenue avec le DoJ plus de six mois plus tard stipule clairement que personne n’a reçu quelque forme de protection que ce soit en vertu de cet accord entre Alstom et le DoJ. De plus, l’accord avec le DoJ dont les négociations ont commencé six mois après l’annonce de l’opération avec General Electric, en octobre 2014, n’était pas subordonné à la conclusion de ladite opération.

Soyons absolument clairs : Il n’y a aucun fait de nature à étayer ces rumeurs. Le DoJ ignorait l’existence de négociations entre Alstom et General Electric et n’a donc joué aucun rôle dans celles-ci. Les négociations entre Alstom et le DoJ ont commencé six mois après que l’opération ait été publiquement divulguée. À aucun moment le DoJ n’a donné quelque immunité que ce soit à aucun manager d’Alstom et ne l’a pas fait depuis.

Je voudrais également ajouter avec force qu’en tant qu’avocat autorisé à pratiquer aux États-Unis, j’ai un devoir de loyauté envers Alstom et seulement envers Alstom et non pas ses managers. Si quelqu’un m’avait proposé de sacrifier les intérêts d’Alstom afin de protéger certains de ses managers, j’aurais été éthiquement obligé de divulguer cela au conseil d’administration d’Alstom et de refuser de m’engager sans un tel schéma. Si je l’avais fait, j’aurais subi les conséquences professionnelles de tels actes et notamment me serais vu interdire d’exercer mon métier d’avocat.

M. le président Olivier Marleix. Revenons à mes questions.

Je trouve que vous contribuez vous-même à entretenir une version plus que romancée de la réalité en considérant qu’il y aurait eu un chantage des autorités judiciaires à votre égard, avec la menace de poursuites personnelles – menaces personnelles qui existent toujours, aux États-Unis et pas seulement.

Mais là n’est pas la question. Cette question, elle a été posée par Daniel Fasquelle et par d’autres lors de vos précédentes auditions à l’Assemblée nationale. D’abord, vous aviez connaissance de la procédure dès 2010-2011, avec la perspective d’une amende car c’est ainsi que se terminent toutes les affaires de corruption aux États-Unis. En 2008, Siemens avait eu une amende de 800 millions, et vous saviez très bien à partir de 2010 qu’Alstom risquait une amende qui, selon vos collaborateurs, pouvait atteindre un milliard de dollars. On n’est pas passé loin, et M. Vigogne nous a dit – sous serment comme vous – estimer qu’à 782 millions, le groupe ne s’en était pas si mal tiré.

M. Patrick Kron. C’est une opinion.

M. le président Olivier Marleix. Est-ce que la perspective d’une telle amende n’a pas constitué une pression sur votre décision, vu ce qu’était la trésorerie d’Alstom au moment où elle est intervenue ?

M. Patrick Kron. Je vais répondre aux questions, monsieur le président, mais, suite aux propos de l’avocat du groupe, interlocuteur quotidien des autorités judiciaires pour ce qui est des échanges entre Alstom et le Department of Justice, je voudrais dire que je ne romance rien : je lis la presse, les déclarations de l’ancien ministre de l’économie, M. Montebourg, qui dit en substance, outre que je suis un menteur, un traître et un corrompu, et que je n’étais plus en état de diriger l’entreprise compte tenu de la pression physique qui s’exerçait sur moi. Je vous remercie d’avoir balayé d’un revers de main cette hypothèse. Une opération de stratégie industrielle que je considère avoir, in fine, sauvé des milliers d’emplois en France et des dizaines de milliers d’emplois dans le monde serait devenue une forfaiture : je l’aurais faite pour me protéger. Dans cette forfaiture, j’ai réussi à attirer le conseil d’administration, 99,2 % des actionnaires et la majorité des syndicats ! Écartons donc cette version !

Une deuxième version, tout aussi fausse, mais moins insultante à mon égard, consiste à dire qu’il s’exerçait une pression des autorités non sur ma personne à proprement parler, mais une pression économique sur l’entreprise qui aurait conduit à la cession à GE.

Monsieur le président – et pardonnez-moi si une erreur sur le change m’a conduit à un certain moment à parler de 600 millions plutôt que de 700 millions d’euros ; cent millions, c’est beaucoup d’argent, je le reconnais, même si, sur une transaction de 12,4 milliards, c’est quand même de second ordre – croyez-vous vraiment qu’on réalise une opération de 12 milliards pour régler une amende de 700 millions ? À ce propos, M. Vigogne a estimé que nous nous en étions bien sortis ; pour ma part j’ai trouvé que nous avions été sévèrement traités. Il est vrai qu’à cette époque les amendes infligées par le Department of Justice doublaient d’une année sur l’autre. D’autre part, je rappelle qu’au moment de notre discussion avec les Américains, la trésorerie d’Alstom était de 2,3 milliards et non de 1,5 milliard ; c’est pareil, mais vous m’avez repris pour 100 millions, permettez-moi de vous reprendre pour 800 millions.

M. le président Olivier Marleix. Avec des flux négatifs.

M. Patrick Kron. Bien sûr, et j’y répondrai. Mais je voudrais terminer sur ce point. En fait, on essaye de créer un lien entre deux phénomènes indépendants : une enquête judiciaire aux États-Unis et une cession d’entreprise pour des raisons stratégiques que j’ai rappelées. Or nous avions 2,3 milliards de trésorerie, mais aussi 1,35 milliard de lignes de crédit non utilisées, ce qui est vérifiable, et nous avions annoncé la vente de certains actifs non stratégiques pour 750 millions, que nous avons perçus quelques mois plus tard. Non, non, non, nous n’avons absolument pas fait cette opération pour répondre à une pression directe sur moi-même ou je ne sais qui, ou pour des pressions économiques. Ce sont deux phénomènes indépendants, j’y reviendrai dans un instant.

J’en viens à vos questions.

Qui a pris l’initiative de la cession à GE ? Je suis venu ici trois fois, les choses sont claires : c’est moi qui ai demandé, par l’intermédiaire de M. Poux-Guillaume, à rencontrer M. Immelt, faute de solution qui nous aurait permis de garder la main sur les activités de notre secteur énergie, pour étudier la possibilité de coopérer et d’intégrer notre activité énergie au sein du groupe General Electric. C’est à mon initiative. La rencontre s’est déroulée un dimanche soir – le 9 février, à vérifier. Par le hasard de nos calendriers respectifs, j’ai rencontré le lendemain matin le président de Siemens et nous avons eu un échange du même type. Il est donc exact que j’ai eu recours à M. Poux-Guillaume, responsable des activités réseau d’Alstom, car dans une vie antérieure, il avait été en contact avec des personnes qui, chez GE, s’occupaient de stratégie ou d’acquisitions. Quant à M. Bouygues, je ne sais pas s’il a eu des contacts avec General Electric. Je ne serais pas surpris qu’il y ait des contacts entre un grand chef d’entreprise français et une grande entreprise internationale.

M. le président Olivier Marleix. Et les contacts avec M. Poux-Guillaume à l’été 2013, est-ce exact ?

M. Patrick Kron. Je ne peux pas le confirmer. À vrai dire, je n’en sais rien. Mais nous avons passé toute l’année 2013 à réfléchir aux différentes solutions possibles, et General Electric est un animal assez visible dans le secteur de l’énergie. J’ai peut-être dit à l’occasion à Poux-Guillaume : « Demande à tes collègues de General Electric ». J’ai vu tout le monde, et j’ai commencé par les solutions dans lesquelles nous aurions pu garder la main. Est-ce que vous croyez que je ne suis pas allé au Japon discuter avec Mitsubishi, que je n’ai pas rencontré tous les acteurs français ? Mais quand on discute avec GE ou Siemens, le poids relatif des partenaires n’est pas du même ordre.

Ensuite, qui ai-je informé, qui n’ai-je pas informé, demandez-vous. D’abord, M. Montebourg semble avoir dit qu’il tombait des nues et qu’il découvrait qu’Alstom avait des problèmes par le plus grand des hasards. C’est quand même bizarre ! M. Montebourg a commandé une étude au cabinet allemand Roland Berger sur la situation d’Alstom et ses perspectives. Il m’a d’ailleurs demandé – lui ou son directeur de cabinet, je ne me souviens plus – de rencontrer mes équipes. Puis, l’anecdote vaut la peine d’être racontée, quelques semaines plus tard il y a eu une fuite et un article dans Les Échos, racontant que Bercy avait commandé une étude sur Alstom. Cela a mis une pagaille noire, monsieur le président, pour ne pas utiliser un terme plus senti. Pour nos actionnaires, le cours d’Alstom a dévissé. Et ce ne fut pas le pire : ce sont surtout nos clients qui se sont dit qu’une telle étude, cela voulait dire que nous n’allions pas bien et se sont demandés s’il fallait continuer à travailler avec nous. Il faut bien voir que quand vous achetez des yaourts dans un supermarché, si un beau matin il fait faillite, vous allez acheter vos yaourts ailleurs. Mais quand vous vous engagez dans un contrat pluriannuel comprenant la maintenance sur vingt ans, que l’entreprise – en l’occurrence Alstom – ait un problème ne vous laisse pas indifférent. J’ai donc rencontré M. Montebourg début mars pour lui dire à quel point j’étais mécontent de ces fuites. Il a, contre toute évidence, nié en être l’origine. Peu importe. Je n’ai pas menti à M. Montebourg. Et puisque nous sommes entre nous, je vais vous raconter une petite anecdote sur le personnage. Le hasard – la poisse – fait que j’ai rencontré M. Montebourg après être parti d’Alstom. Après une conversation assez désagréable, en nous quittant je lui ai demandé – pardonnez les termes – « s’il avait l’intention de continuer à m’emmerder ». Il m’a répondu : « Dans cette affaire, il nous faut des boucs émissaires. » Sachez, monsieur le président, que je n’ai pas l’intention d’être le bouc émissaire de qui que ce soit.

Pour reprendre le calendrier, j’ai rencontré M. Montebourg, qui était parfaitement informé des difficultés d’Alstom. C’était tout début mars – je suis prudent, je ne voudrais pas me faire reprendre sur les dates ! Je n’ai pas, alors, fait état du dîner que j’avais eu avec M. Immelt, car ce dernier avait conclu par « je réfléchis et je reviens vers vous ». Il est effectivement revenu vers nous, de mémoire, le 13 mars, pour dire qu’il était prêt à discuter. Nous avons signé le 14 mars un accord de confidentialité avec General Electric et nous avons commencé les discussions à New York le 24 mars. Nous venions de nous mettre d’accord sur l’ensemble des éléments quand a eu lieu la fuite par l’agence Bloomberg le 23 avril. Donc, M. Montebourg a effectivement appris de Mme Gaymard que j’avais dîné avec M. Immelt le dimanche soir et que nous avions évoqué la possibilité de faire quelque chose ensemble. Il a pris acte de mon idée et il est revenu un mois plus tard en disant qu’il était prêt à y donner suite. Je n’ai pas menti ni nié l’existence d’un projet qui n’existait pas encore.

Ensuite, me demandez-vous, comment pouvais-je imaginer que le ministre de l’économie donnerait l’autorisation de cession ? Simplement parce que c’était un bon projet, monsieur le président. Par rapport à un statu quo dont on voit mieux encore aujourd’hui qu’il aurait conduit à un désastre sans nom, je ne vois pas pourquoi le Gouvernement aurait refusé ce projet. Je ne me suis pas « payé sa tête » car je ne me permettrais pas de me payer la tête d’un ministre.

M. le président Olivier Marleix. Le contrôle des investissements étrangers est un sujet d’importance. Il est d’actualité en France, en Europe et aux États-Unis également. Vous faites état de la personnalité parfois provocatrice, parfois peu agréable à votre égard, de M. Montebourg. Mais il était dans son rôle de ministre de l’économie. La loi lui confie cette mission, et c’est au cœur de notre enquête, de contrôler les investissements étrangers en France dans les secteurs stratégiques. À l’évidence, l’entretien des turbines de nos 58 centrales nucléaires, des sous-marins lanceurs d’engin (SNLE) et du Charles-de-Gaulle ne sont pas des sujets mineurs. Il était tout à fait légitime que le ministre exerce la mission que la loi lui confie.

M. Patrick Kron. Mais bien entendu, monsieur le président. Pardonnez-moi de vous interrompre, mis je ne sous-estime absolument pas le rôle de l’État dans ce dossier. Le nœud du problème vient de ce que des fuites se sont produites avant que l’on puisse organiser correctement l’information des parties prenantes, notamment du gouvernement. Je parle toujours sous serment : la dernière partie de la réunion avec M. Immelt, qui a précédé de quelques heures les fuites a été consacrée à savoir qui allait voir qui. M. Immelt allait voir le Président de la République, qui allait parler au Premier ministre, au ministre de l’économie, au président d’EDF, etc. Comprenez ce point fondamental que le jour où j’annonçais que j’étais en discussion pour la cession de l’activité « Énergie » d’Alstom, on ne vendait plus rien, c’était fini. C’est tout ou rien : ou on ne discute pas ou on offre une solution. Mon échéance pour avoir cette solution était la communication qui devait avoir lieu sur les comptes d’Alstom entre les 8 et 10 mai. On s’est fait prendre de vitesse par cette fuite, dont je ne suis évidemment pas à l’origine, qui a déclenché un psychodrame que je comprends en partie, puisque les gens n’étaient pas informés alors que notre intention était qu’ils le soient.

M. le président Olivier Marleix. Donc, vous confirmez que, lorsque vous voyez M. Montebourg début mars, vous démentez l’information que Mme Gaymard lui a donnée et vous dites qu’il n’y a pas de discussion en cours.

M. Patrick Kron. Je ne peux pas répéter les termes exacts que j’ai utilisés, je ne m’en souviens plus. Mais lorsque j’ai vu M. Montebourg, je n’avais aucune discussion en cours avec quiconque. (M. le Président marque son scepticisme.) Vous savez, monsieur le président, dîner avec quelqu’un, ce n’est pas lui donner les clés. J’avais dîné avec M. Immelt et je lui avais dit : est-ce qu’on peut faire quelque chose d’intelligent ensemble ? Il m’a répondu : j’y réfléchis et je reviens vers vous. Si l’on veut appeler cela une négociation, c’est une conception un peu large de ce qu’est une négociation.

J’en viens aux relations avec le Department of Justice. J’ai essayé de répondre aux commentaires complotistes, dont je considère en effet qu’ils sont obscènes et absurdes. Une enquête a été engagée en 2010. Est-ce que j’en étais informé ? Si je ne suis pas informé de l’ouverture d’une enquête des autorités judiciaires américaines, mieux vaut que je change de job ! Évidemment, j’étais informé.

M. le président Olivier Marleix. Je vous fais remarquer cependant que vous n’avez jamais dit à la représentation nationale que vous aviez connaissance de cette enquête ancienne.

M. Patrick Kron. C’était une enquête en cours. Je ne connaissais rien sur le fond. Quand l’enquête a été lancée, on nous a dit qu’il y avait trois filiales américaines sur lesquelles portaient des soupçons d’actes illégaux et qu’on voudrait que nous communiquions l’ensemble des informations nécessaires pour que les autorités se fassent une opinion à ce sujet. Nous avons dû livrer des centaines de milliers de documents et cela a pris un certain temps. Lorsque j’ai discuté avec GE, nous n’avions entamé aucune discussion que ce soit avec le Department of Justice.

Est-ce que j’étais au courant du risque potentiel d’une amende ? Oui bien sûr, quand une enquête est ouverte, on craint une amende si l’on est jugé coupable ou si l’on transige parce qu’on vous explique que vous l’êtes. À cette époque, peut-être que X ou Y considérait que le montant était moindre que ce qu’il anticipait, mais pour ma part, je pensais que cela nous coûterait sensiblement moins cher. Je me suis trompé, cela arrive à beaucoup de gens, dont moi.

Nous avons entrepris les discussions avec le DoJ plusieurs mois plus tard, fin septembre, ou début octobre – c’est la date indiquée par M. Luskin – à propos d’une transaction, qui a été finalement conclue. Je ne vois pas en quoi j’ai menti à la commission de l’Assemblée. Il est parfaitement clair et public, car toutes les délibérations du DoJ le sont, que des enquêtes ont commencé en 2010 et se sont étendues jusqu’à la fin de 2014.

En ce qui concerne le paiement de l’amende, vous avez l’air de considérer qu’il y a là derrière quelque chose de trouble et de bizarre. Ce n’est ni trouble ni bizarre, monsieur le président. Entre-temps, nous avions conclu une transaction avec General Electric qui devait se traduire par le versement à Alstom de pas mal de milliards. Nous avons demandé aux autorités judiciaires de décaler le paiement, ce qu’ils font très classiquement, monsieur le président, contrairement à ce qu’on dit. Des entreprises qui étaient en situation difficile ont même eu des années pour régulariser leur situation. Je ne pense pas que le DoJ ait pour objectif de mettre à terre une société dont il sollicite le versement d’une amende. Nous leur avons dit que nous allions recevoir prochainement une somme importante, que nous allions utiliser pour payer l’amende.

M. le président Olivier Marleix. Si ce n’était pas un problème, pourquoi ne pas avoir payé dans les dix jours, comme le demandait le DoJ ? Pourquoi avoir eu besoin de faire citer General Electric comme caution en quelque sorte ?

M. Patrick Kron. GE n’était absolument pas caution. Si la transaction ne s’était finalement pas faite, nous aurions trouvé un autre moyen de payer. Pendant le temps où la négociation s’est faite, notre activité commerciale a été extrêmement mauvaise, avec un cash-flow négatif – lequel, entre parenthèses, selon les accords que j’avais négociés, a été intégralement payé par GE. Nous avions donc une pression sur la trésorerie en raison de cet accord et nous avons demandé au DoJ d’attendre pour que nous les payions avec les milliards de la transaction plutôt que de devoir nous tourner vers les banques pour le faire, et il a accepté. Il est clair que si, pour une raison ou une autre, l’opération ne s’était pas faite avec GE, nous aurions dû régler l’amende comme prévu.

M. le président Olivier Marleix. Et qu’avez-vous à dire sur la présence de représentants de GE aux réunions avec le DoJ ?

M. Patrick Kron. Je n’ai pas d’informations personnelles à ce sujet. Je ne suis pas sûr qu’il y en avait, pour être franc. Mais je peux éclaircir ce point.

M. le président Olivier Marleix. C’est le Wall Street Journal qui en fait état.

M. Patrick Kron. Alors, si le Wall Street journal l’a dit… Mon avocat m’a dit qu’ils n’étaient pas présents.

M. le président Olivier Marleix. Vous avez le droit de manier l’ironie…

M. Patrick Kron. Je ne le fais pas, monsieur le président.

M. le président Olivier Marleix. …mais ce qui est certain, c’est que dans le plaider-coupable que vous avez signé le 22 décembre 2014, General Electric est cité. Mais GE n’était pas totalement étranger à cette discussion avec le DoJ, comme vous semblez le dire, de façon assez hautaine.

M. Patrick Kron. Totalement étranger, monsieur le président.

M. le président Olivier Marleix. Non, pas étranger. GE est cité dans le plaider- coupable et le DPA signés tous deux le 22 décembre.

M. Patrick Kron. Quatre accords l’ont été, monsieur le président.

M. le président Olivier Marleix. GE y est cité.

M. Patrick Kron. C’est possible. Effectivement, nous vendions cette activité d’Alstom à GE, même si au moment de la négociation avec le DOJ, l’accord n’était pas consommé.

Pour que les choses soient claires, le plaider-coupable d’Alstom SA, la société mère, portait sur deux points : une tenue incorrecte des livres comptables et des contrôles insuffisants.

M. le président Olivier Marleix. Vous ne répondez pas à la question. GE est cité dans le DPA, le deferred prosecution agreement de la société Alstom Grid du 22 décembre 2014. On évoque le fait que « la compagnie GE a l’intention d’acquérir Alstom, etc. ». GE était bien partie prenante. Le DoJ ne l’aurait pas cité dans l’accord si GE n’était pas associé, pour confirmer au moins leur intention ultérieure. C’est une chose évidente, mais qui mérite d’être dite sereinement et de façon compréhensible par tous.

M. Patrick Kron. Mais vous en tirez… Bon, OK.

Une autre question est le paiement de l’amende par les actionnaires d’Alstom. Comment peut-on imaginer que GE aurait pu payer l’amende ?

D’abord, l’amende ne constituait pas une question spécifique. L’accord entre GE et Alstom prévoyait que tous les éléments de l’actif et du passif liés à Alstom Energie relevaient de GE, tous les actifs et passifs liés à la branche Transport relevaient d’Alstom. L’affaire du DOJ entrait dans le passif lié à l’énergie qui relevait de la responsabilité de GE. Il n’y a pas eu de traitement particulier de l’amende. Il se trouve qu’à l’extrême fin de la discussion avec le DOJ, celui-ci a dit que, dans le cadre de la transaction qu’il était prêt à passer avec nous, il fallait que nous renoncions à cette clause de transfert de l’amende à GE. C’est arrivé à la dernière minute. Est-ce que cela m’a fait plaisir ? Pas vraiment. Je me suis posé la question de savoir si, oui ou non, je signais cet accord. J’avais la possibilité de ne pas le signer et de laisser la procédure se poursuivre. J’ai considéré qu’il était dans l’intérêt d’Alstom de signer.

Quel impact cela a-t-il eu sur l’accord avec GE ? Dans une opération d’un montant de plus de 12 milliards, il y a un certain nombre de plus et un certain nombre de moins. L’amende a été un gros moins ; mais il y a eu un certain nombre de plus, ce qui fait que, l’un dans l’autre, leur cumul représentait 1 % à 2 % du montant total. C’est pourquoi j’ai dit à l’assemblée générale des actionnaires que le deal n’était pas fondamentalement modifié par cet événement. Les actionnaires n’ont pas semblé m’en tenir trop rigueur, puisqu’ils ont approuvé la transaction à 99,2 %.

M. le président Olivier Marleix. Lorsque vous dites à vos actionnaires que l’amende pénale infligée à Alstom SA comme personne morale sera payée par GE au titre du poste « divers » du passif d’Alstom « Énergie », avez-vous l’assurance que ce sera possible en droit ? L’avez-vous fait vérifier par votre excellent avocat américain ?

M. Patrick Kron. Je ne sais pas qui a fait quelles vérifications – mais on reparlera des honoraires des avocats : nous n’en manquions pas ! Nous avons considéré qu’effectivement c’était possible, et mon avocat M. Luskin, excellent avocat en effet, a été tout aussi surpris que nous quand il a appris le refus des autorités d’un paiement par GE.

Or GE a déterminé le prix qu’il était prêt à payer en tenant compte des plus et des moins annexes à l’opération. Je ne sais pas quelle valeur il a attribué au risque juridique de l’amende, mais il va de soi que, quand on vend une maison, le prix n’est pas le même s’il y a une hypothèque ; dans ce cas il y avait une hypothèque. Le prix de rachat proposé par GE aurait été différent s’il n’avait pas inclus ce passif potentiel. Au total, vous pouvez soutenir, et je ne vous contredirai pas sur ce point, que les actionnaires d’Alstom SA ont, en quelque sorte, payé deux fois, c’est vrai. Mais vu le vote qu’ils ont émis, je pense qu’ils ne m’en ont pas vraiment tenu rigueur. En tout cas, l’amende n’a pas été traitée différemment de tous les actifs et les passifs liés à la branche « Énergie ». Encore une fois, j’aurais pu dire que je n’acceptais pas cette clause et que je poursuivais la procédure. Nous en avions parfaitement la possibilité dans le cadre de l’accord avec General Electric.

S’agissant maintenant de la situation de M. Pierucci, vous avez évoqué l’aspect humain. C’est très clair, le sujet est très sensible et très douloureux, pour M. Pierucci au premier chef, mais aussi pour l’ensemble de ses collègues et des dirigeants de la société, à commencer par moi-même. À partir de son arrestation, qui nous a surpris et choqués, nous avons fait tout ce qu’il était possible de faire pour l’aider à se défendre. Nous avons proposé de recourir à un avocat de très haut niveau et, contrairement à ce qui a été dit, parfaitement indépendant d’Alstom et qui n’avait à rendre compte qu’à M. Pierucci. Nous avons pris en charge les coûts correspondants. Nous avons proposé de payer la caution pour sa libération, mais les procureurs l’ont refusé. Nous avons dû interrompre cette prise en charge et mettre fin à son contrat de travail quand il a plaidé coupable. En effet, le droit des sociétés, aux États-Unis, ne permet pas de continuer à défendre et à payer un salarié quand il reconnaît qu’il est coupable de violation de la loi. Je le répète, c’est une situation très difficile, très douloureuse, très sensible. Je considère avoir, dans un cadre juridique contraint, agi au mieux de ce que je pouvais faire dans ce domaine.

M. le président Olivier Marleix. Les faits pour lesquels il a plaidé coupable sont les mêmes que ceux pour lesquels Alstom a ensuite plaidé coupable. Une fois cela fait, n’y avait-il pas moyen de lui accorder une réparation sur le paiement de ses frais et sur les conditions de son licenciement ?

M. Patrick Kron. Alstom SA a plaidé coupable pour contrôle insuffisant et pour écritures comptables fausses, puisque nous avions enregistré de manière erronée une somme qui s’est avérée correspondre au versement d’un pot-de-vin. Je le répète, j’ai fait tout ce qu’il était possible de faire pour aider M. Pierucci, que je connais et dont il est clair qu’il n’a absolument rien fait dans cette affaire pour son intérêt personnel. En tout cas, personne n’a jamais mis M. Pierucci en cause pour quelque élément que ce soit de ce type. J’ai fait ce qu’il était possible de faire. Nous ne pouvions ni maintenir son contrat de travail ni payer les frais de sa défense.

M. le président Olivier Marleix. Je comprends la décision que vous avez dû prendre dans l’urgence. D’autres entreprises ont vécu une situation similaire. Mais ce que vous ne pouviez faire dans l’urgence, vous pouviez le faire après. Vous avez signé un plaider-coupable et le DPA le 22 décembre 2014, vous êtes resté le PDG d’Alstom jusqu’en 2016. Pourquoi n’avez-vous pas essayé de régler la question de son licenciement dans de bonnes conditions avec son nouvel employeur, GE, auquel il avait été transféré si je ne m’abuse, et a posteriori, de régler la question des honoraires d’avocat ? Il me semble que cela aurait été la moindre des élégances à titre humain et personnel.

M. Patrick Kron. Il n’y a pas eu de possibilité de traiter positivement ce sujet. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Je crois comprendre qu’il y a, aujourd’hui, un contentieux juridique entre M. Pierucci et General Electric.

M. le président Olivier Marleix. Cela aurait pu être réglé à l’amiable. Vous n’êtes pas intervenu pour que ce le soit ?

M. Patrick Kron. J’ai recherché les solutions d’un accord. Il n’est pas intervenu.

Sur les questions de corruption, monsieur le président – nous parlons depuis un moment, je ne voudrais pas qu’on oublie la logique industrielle de cette opération et je m’aperçois que c’est parfois le cas…

M. le président Olivier Marleix. On ne l’oublie pas, mais je ne voudrais pas vous garder jusqu’à 23 heures. Nous découvrons des choses intéressantes sur la procédure, qu’on n’avait pas forcément évoquées jusque-là. Mais s’il faut rester jusqu’à 23 heures pour parler de choix industriels, nous le ferons bien volontiers.

M. Patrick Kron. À votre disposition.

Sur les phénomènes de corruption, je voudrais, si vous le permettez, expliquer de nouveau de quoi il s’agit. Lorsque vous faites appel à un avocat extérieur, alors que vous avez 250 juristes à l’intérieur de la société, ce n’est pas pour corrompre un juge. Quand vous faites appel à une société de communication, alors que vous avez vos propres équipes de communication, ce n’est pas pour corrompre des journalistes. Faire appel à des consultants extérieurs pour nous appuyer sur un dossier, et cela à la marge car plus de 95 % des forces en action sont celles de l’intérieur, n’est pas en soi répréhensible. Il s’agit là d’un gros projet, comme il n’y en a pas si souvent dans ce pays, et nos forces propres ne peuvent couvrir entièrement ce type de contrat. Le recours à des consultants n’a donc rien en soi d’illégal, sauf si l’on cherche à faire faire ou si on laisse faire par ces consultants des choses que l’on ne veut pas faire soi-même. C’est la raison pour laquelle nous avons mis en place un système très lourd et très centralisé pour contrôler ce qui se passait. Un contrat suspect ou sur lequel il y a eu un acte illégal, c’est un contrat de trop ; cinq, dix contrats de ce type, ce sont des contrats de trop. Mais pendant la période où j’étais à la direction générale d’Alstom, nous avons signé plusieurs dizaines de milliers de contrats pour 250 à 300 milliards d’euros.

Comment faire alors ? Nous affichons un objectif de tolérance zéro et d’application partout dans le monde, des lois et règlements relatifs au commerce international. Nous mettons en place des procédures que, jour après jour, mois après mois, j’ai renforcées. Nous vérifions, par des audits extérieurs, la moralité de la personne avec laquelle nous allons travailler, si l’argent qu’on lui verse correspond à ce qu’était sa mission. Et, je crois que M. Vigogne a eu l’occasion de le dire, on se dote de moyens de plus en plus lourds pour réaliser ces contrôles. C’est ce que nous avons fait. Y a-t-il des « trous dans la raquette » sur des dossiers anciens ? Oui. Si quelques cas plus récents ont été mentionnés, la raison en est simple : nous avons commencé à travailler sur les flux, pour ne pas créer de nouveaux problèmes, donc sur les nouveaux contrats de consultants dans tel ou tel pays. Une fois assurés que le filtre mis en place pour le recrutement de ces consultants était efficace, nous avons, dans un deuxième temps, contrôlé les paiements. Les dossiers les plus récents correspondent aux derniers paiements sur des contrats anciens, auxquels nous avons mis fin systématiquement.

M. le président Olivier Marleix. Je ne sais pas ce que vous appelez « ancien ». Nous n’avons pas la même définition. Il y a quatorze ou quinze enquêtes en cours concernant Alstom, vous plaidez coupable et il y a déjà eu trois condamnations. Pour le métro de Budapest, contrat signé en 2006 si je ne m’abuse, deux enquêtes sont en cours, au Royaume-Uni et en France. Une enquête est aussi ouverte en France pour un contrat de livraison de locomotives au Kazakhstan en 2010, en 2008 pour le projet Taharan…

M. Patrick Kron. Ce contrat, de mémoire, a été signé en 2004.

M. le président Olivier Marleix. C’est le dernier paiement, effectivement.

M. Patrick Kron. C’est cohérent avec ce que je viens de vous dire sur les paiements.

M. le président Olivier Marleix. Ce que le juge pénal retient, en France, ce sont les derniers versements, dans la limite de quinze ans. Au-delà il y a prescription. En 2007, c’était en Lettonie. Bref, tout cela n’est pas si ancien que vous semblez le dire. Cela fait un volume d’opérations assez inédit pour une seule entreprise. Je reconnais que le marché était très difficile, et qu’à une époque l’entreprise a dû se battre. Vous vous êtes battus.

M. Patrick Kron. Je vous remercie de le reconnaître, mais cela n’explique absolument pas les faits dont vous parlez. Notre politique constante a été la tolérance zéro. Je ne voudrais pas que la lecture de cette liste donne le sentiment qu’il existe un problème systémique. C’est l’inverse. Nous avons centralisé le contrôle. Quand vous avez envie de tricher, mettre la procédure de contrôle à côté de votre bureau n’est pas la chose à faire ! Dans ce cas, on a plutôt tendance à décentraliser en disant : débrouillez-vous, je ne veux rien savoir. Chez nous, c’est l’inverse. Nous avons considéré que, dès que quelqu’un voulait prendre un consultant, le risque pour la renommée d’Alstom et le risque financier étaient trop importants, et nous voulions donc pouvoir contrôler.

En ce qui concerne ensuite les coûts de la cession, même si je ne vois pas quel est le lien direct avec ce qui nous occupe, je peux dire que nous avons travaillé avec deux banques d’affaires et non une comme l’a dit mon éminent successeur Henri Poupart-Lafarge, soit la banque Rothschild et Bank of America Merrill Lynch. Nous avons eu recours à un certain nombre d’avocats car, de mémoire, la seule table des matières de l’accord entre Alstom et GE fait quarante ou cinquante pages. L’accord était complexe et, de plus, il fallait établir un dossier pour passer devant chaque autorité de la concurrence dans de nombreux pays. Cela a été coûteux. Le chiffre de 300 millions de frais figure dans un rapport de l’AMF sur l’offre publique de rachat d’actions. En fait, il s’élevait entre 250 et 300 millions, mais comme dans ce rapport les chiffres sont en milliards, on a arrondi à 0,3 milliard, ce qui donne 300 millions. De mémoire, c’était plus près de 250 que de 300 millions. Sur cette somme, l’ordre de grandeur des honoraires est de 100 millions, dont 20 % pour les deux banques d’affaires et 80 % pour les avocats. Les 150 et quelques millions qui restent correspondent à des frais de tous ordres, en majorité des impôts et taxes.

M. le président Olivier Marleix. Vous nous confirmez que General Electric a payé de son côté le même montant.

M. Patrick Kron. Ils ne l’ont pas dit, mais étant donné le nombre d’avocats que nous avions face à nous, sauf à avoir très bien négocié avec eux, ils ont payé encore plus cher. Cent millions d’honoraires c’est énorme, mais sur une opération aussi complexe de 12 milliards, je ne sais pas si c’est vraiment atypique.

M. le président Olivier Marleix. Vous n’avez pas cité les agences de communication. Elles se contentent de miettes, sans doute.

M. Patrick Kron. Vu les montants en jeu, on peut parler de miettes, en effet.

M. le président Olivier Marleix. Deux points encore. D’abord, Bouygues est devenu votre actionnaire de référence à partir de 2012. À cette époque, les espoirs de Martin Bouygues sur l’alliance entre le nucléaire et le béton ne se sont pas réalisés, il cherche à se désengager ; un nouvel acteur est entré sur le marché des télécommunications et il cherche des liquidités, vend un certain nombre d’actifs et ne participe pas à l’augmentation de capital d’Alstom que vous réalisez en 2012. Avez-vous le sentiment que Bouygues était prêt à vous soutenir durablement dans votre combat pour la survie d’Alstom ou l’attitude de votre actionnaire de référence vous a-t-elle engagé à envisager l’avenir différemment, par réalisme ? J’ai cru lire quelque part que vous aviez informé Martin Bouygues de vos intentions le 23 avril 2014, soit le jour même où l’agence Bloomberg a publié sa dépêche. Conformez-vous ces dates ?

M. Patrick Kron. Non. Monsieur le président, merci de cette clarification. Bouygues est entré au capital d’Alstom en 2006 et a été un excellent actionnaire, j’avais une relation très confiante avec Martin Bouygues. Le mythe selon lequel c’est lui qui m’a envoyé au casse-pipe est contraire à la réalité.

M. le président Olivier Marleix. Au casse-pipe ! N’employez pas des mots qui font de la réalité une sorte de fantasmagorie. Bouygues pouvait dire : je souhaite me désengager, trouve-toi un autre actionnaire de référence.

M. Patrick Kron. Tel n’a pas été le cas. M. Bouygues a été auditionné par la commission. Je n’ai pas lu les détails de ses propos, je m’en excuse, mais il a dû vous dire que, sur toutes ces opérations avec General Electric, il a déclaré dès le premier jour qu’il s’engageait à soutenir ce que le conseil d’administration d’Alstom trouverait bon et à voter dans ce sens et il l’a fait par écrit. Il voulait éviter la critique, qu’on n’aurait pas manqué de lui faire, qu’il cherchait à privilégier l’intérêt de l’actionnaire par rapport à celui de l’entreprise.

M. le président Olivier Marleix. À partir de quand l’avez-vous informé de vos contacts avec GE ?

M. Patrick Kron. Martin Bouygues a rencontré M. Immelt le 13 mars. Celui-ci, avant de revenir vers nous pour dire qu’il était prêt à discuter, voulait vérifier ce qu’il en était avec l’actionnaire principal, ce qui est classique.

M. le président Olivier Marleix. Bouygues détenait 28 % ou 29 % des actions. Cela fait quelle valeur en capital ?

M. Patrick Kron. Cela dépend à quel moment. Bouygues avait 30 % du capital. La petite augmentation de capital en 2012 pour financer l’achat de Transmashholding a fait diminuer très peu sa part. Bouygues a dû passer une provision pour dépréciation de l’actif de 1,5 milliard en 2013. En spéculant un peu, je dirai que la valeur des actions d’Alstom dans ses livres devait être de 2 à 3 milliards.

M. le président Olivier Marleix. Je souris un peu en vous entendant dire qu’il s’agit de 3 milliards, mais qu’il ne s’en occupe pas et qu’il laisse faire le conseil d’administration d’Alstom en toute confiance. Il vous laisse décider de tout, il n’a aucune idée et n’anticipe rien à propos de son choix de valorisation ou les conditions dans lesquelles il voudrait se désengager.

M. Patrick Kron. L’intérêt de qui détient 30 % du capital de l’entreprise et celui de l’entreprise vont dans le même sens. Il a eu le sentiment que l’opération avec GE était bonne pour Alstom et il l’a considérée bonne pour lui.

M. le président Olivier Marleix. Peut-être a-t-il fait cette analyse – que GE était une bonne solution pour Alstom – avant que vous n’en ayez l’idée ?

M. Patrick Kron. Je n’ai pas le monopole des bonnes idées, monsieur le président.

M. le président Olivier Marleix. Avez-vous été au courant d’une étude commandée par l’agence des participations de l’État en octobre 2012 au sujet du désengagement de Bouygues d’Alstom SA et pour voir avec qui marier Alstom ?

M. Patrick Kron. J’ai été mis au courant de l’étude de Roland Berger, puisque M. Vallaud m’a appelé à ce sujet, mais de cette première étude, non.

M. le président Olivier Marleix. Je donne maintenant la parole au rapporteur, puis à ceux qui voudront s’exprimer.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Merci de vos réponses. Mes trois questions sont de nature économique.

Il s’agit d’abord de la possibilité du statu quo pour Alstom. M. Montebourg nous a dit qu’il n’y avait pas urgence. Pourtant, ce n’est pas ce qui ressort du rapport du cabinet Roland Berger commandé par son cabinet. Au contraire, selon ce rapport, Alstom pouvait se trouver dans une crise critique de liquidités d’ici 2016, avec une forte volatilité des paiements. Donc le cash-flow se dégraderait, avec des flux de trésorerie négatifs de 500 millions d’euros par an. Cela figure aux pages 2 et 7 du rapport. Je voudrais donc savoir si, de votre point de vue, le statu quo était envisageable sur le plan économique et si Alstom pouvait rester seul.

En second lieu, y avait-il une alternative ? M. Montebourg nous a dit qu’il existait de multiples possibilités permettant d’éviter un rachat, une OPA ou une vente d’actifs, par exemple de nouer une alliance avec une entreprise nationale, notamment Thales et ses activités signalétiques dans le ferroviaire. Sur un plan théorique, les cabinets de conseil qui ont travaillé sur le dossier évoquent nombre d’options. Le rapport du cabinet Roland Berger – que nous avons auditionné – cite par exemple une alliance avec MAN Diesel ou Rolls Royce, des sociétés dans le secteur des réseaux, des offres compétitives dans les pays émergents, le rapprochement avec Areva ou avec Thales ou une consolidation avec Bombardier. Roland Berger nous a dit aussi qu’ils n’avaient pas eu la possibilité d’étudier les solutions de Siemens ou de General Electric, car pour cette commande, la directive – brief – était d’étudier uniquement des options françaises. Le deuxième rapport dont on parle souvent, le rapport du cabinet A.T. Kearney commandé auparavant par l’Agence des participations de l’État (APE) dit qu’il y a trois scénarios en interne : un scenario industriel français avec Areva, un scenario industriel émergent avec Dongfang et le scénario de la reconstitution d’une activité transport autonome. Il n’est dit nulle part dans ce rapport qu’il n’y a qu’une solution qui serait General Electric. D’un point de vue théorique, existait-il d’autres solutions, et d’un point de vue pratique, y a-t-il eu d’autres candidats à la reprise ?

Enfin, rétrospectivement, étant donné l’évolution du marché de l’énergie depuis 2014, que ce serait-il passé selon vous sur le plan économique, financier, social, en termes d’emplois, si le statu quo avait été maintenu ou une autre alliance contractée – mais à ma connaissance il n’y avait pas d’autre candidat. Faisons donc un peu d’économie-fiction.

M. Patrick Kron. Le statu quo était sans doute la position la plus confortable. D’ailleurs, on me reprochait en 2014 de m’agiter autant. Mais il aurait conduit l’entreprise dans le mur. Le pronostic vital était engagé pour la branche « Énergie », qui aurait probablement entraîné la branche transport dans sa chute. Je regardais, en préparant cette audition, les derniers documents émis par Siemens, GE etc. Ils disent en substance que le marché de l’énergie a connu des bouleversements inédits par leur ampleur et par leur vitesse. Je voyais qu’on arrivait sur un mur, et on y est arrivé encore plus rapidement que je ne l’anticipais à l’époque. Ne pas bouger aurait donc été une faute grossière et c’est très légitimement que ceux qui auraient fait l’analyse post mortem auraient demandé pourquoi un chef d’entreprise bien payé n’avait pas cette capacité d’anticipation qu’on attend de lui. Par exemple, le marché des turbines à gaz, qui comportait de gros enjeux de recherche-développement, était à l’époque de 300 à 400 unités par an ; selon Siemens, il est maintenant de 100 turbines, avec une capacité de production mondiale de 400 unités. La consolidation du secteur était nécessaire. Ce qui m’a, si je puis dire, arraché les tripes, c’est qu’Alstom a été le consolidé, pas le consolideur. Dans l’épisode précédent, Alstom avait récupéré le groupe ABB – avec des conséquences d’ailleurs qui auraient pu être fatales, mais c’est un autre problème. Cette fois, il n’était pas en position d’être le consolideur. On est, comme vous le dites, dans l’économie-fiction, mais les arguments sont imparables, la réalité incontournable. Il fallait bouger vite. Si M. Montebourg ne partage pas cette opinion, j’en suis triste.

Y avait-il une alternative ? L’accord avec GE laissait toute possibilité à qui que ce soit de faire une autre offre. C’est ce qu’on fait Siemens et Mitsubishi. On a jugé leur proposition inapplicable, car elle conduisait à découper en tranches l’activité énergie. Or si une entreprise n’a pas la taille critique nécessaire, ses fragments l’auront encore moins. Il se posait en outre de gros conflits d’intérêts. Des gens compétents et indépendants ont donc décidé contre, et je partageais cette opinion. Le cabinet Roland Berger fait toute une liste de possibilités. Mais comment se fait-il alors que ces partenaires théoriques ne se soient pas manifestés ? Il est plus facile d’écrire que de faire. Alors que nous avions un partenariat avec Dongfang, croyez-vous que je n’aie pas essayé de voir comment s’organiser, entre la Chine et le reste du monde ? Je les ai vus cent fois. Mais rien n’était possible. Ils préféraient se débrouiller seuls.

M. le président Olivier Marleix. L’étude A.T. Kearney, faite en 2012, trouve une certaine pertinence à un rapprochement avec Mitsubishi, sur les marchés et pour l’emploi car c’était la solution qui présentait le moins de doublons.

M. Patrick Kron. Je l’ai étudié, monsieur le président et je suis allé les voir, comme je suis allé voir le monde entier. Je ne parle pas ici du projet ultérieur Siemens-Mitsubishi : Siemens reprenait la partie rentable, le gaz, en arrêtant d’ailleurs la production de turbines, et Mitsubishi une participation dans nos activités résiduelles. On se serait retrouvé en concurrence avec Mitsubishi, actionnaire minoritaire d’Alstom tout en continuant à proposer lui-même les mêmes produits sur le marché : cela n’avait pas de sens. Auparavant, j’étais allé voir Mitsubishi pour essayer de monter avec eux une opération équilibrée en créant ensemble le vrai numéro trois du secteur, concurrent de Siemens et de General Electric. Cela n’a rien donné. Dans les groupes d’ingénieurs, chacun considère qu’en dehors de son pré carré, tous les autres sont moins bons.

M. le président Olivier Marleix. Pourquoi est-ce que cela a échoué ?

M. Patrick Kron. Ils ont regardé la proposition, et ont répondu qu’ils n’avaient pas envie de se marier avec nous mais de continuer seuls.

Votre troisième question reprenait un peu la première, monsieur le rapporteur : Où en serait-on aujourd’hui ? Je pense que l’entreprise aurait fait un des plans sociaux les plus dramatiques que l’on ait vu en France, qu’elle serait sans avenir. Au risque de choquer certains, je le dis de nouveau : cette opération a permis de sauver des milliers d’emplois en France et des dizaines de milliers d’emplois en Europe et dans le monde.

M. le président Olivier Marleix. Passons aux questions.

M. Daniel Fasquelle. Monsieur Kron, ce n’est pas la première fois que nous nous rencontrons. J’admire toujours autant votre talent. Peut-être avez-vous raté votre carrière : au lieu d’être capitaine d’industrie, vous auriez dû être romancier. Vous êtes très fort pour raconter des histoires. Vous le faites d’une façon qui est forcément à votre avantage, mais qui ne me convainc jamais. Vous nous avez raconté à l’époque que le mariage entre General Electric et Alstom se faisait entre égaux et ne conduirait évidemment pas à la disparition d’Alstom énergie. On allait mettre en place des co-entreprises, co-dirigées par les Français et les Américains. Comme nous le craignions et l’avions dénoncé, la réalité, c’est l’absorption d’un fleuron de l’industrie française par un groupe américain dans un secteur stratégique. Vous nous aviez dit que GE avait pris un certain nombre d’engagements à l’époque, et vous parlez d’emplois. Malheureusement, ces engagements ne sont pas respectés. Il y a tout ce qui concerne le secteur hydroélectrique, mais aussi des craintes sur l’emploi à Belfort.

Il y a donc un très grand décalage entre la jolie histoire que vous nous racontiez à l’époque, ce que vous nous racontez aujourd’hui et ce qui s’est passé en réalité. C’est un scandale et un drame pour l’industrie française que d’avoir perdu un tel fleuron, et ce drame, c’est vous qui en avez été l’acteur.

Vous nous avez aussi raconté à l’époque que grâce à la vente de sa branche « Énergie », Alstom allait avoir les moyens de développer sa branche Transport et que celle-ci resterait française. Vous disiez même que si on ne vendait pas Alstom Énergie, on ne pourrait pas sauver Alstom Transport. Qu’en est-il ? Alstom Transport est absorbée par une entreprise allemande, Siemens. Vous avez, en quelques années, démantelé un fleuron de l’industrie française vieux de cent quarante ans. C’est ce que je vous reproche. Je vous reproche encore plus de ne pas l’avoir assumé et de ne toujours pas l’assumer aujourd’hui, d’avoir fait croire aux Français que vous sauviez cette entreprise alors que vous l’avez sacrifiée.

Mais vous avez un tel talent de romancier – dans votre retraite, je vous assure, écrivez des livres – que vous nous avez encore raconté une autre histoire : la cession d’Alstom Énergie à une entreprise américaine n’a absolument rien à voir avec le fait que, dès 2010, un certain nombre d’enquêtes ont été lancées aux États-Unis contre l’entreprise, et qu’en 2013 un de ses cadres a été emprisonné. Et c’est bien sûr pure coïncidence si les enquêtes s’arrêtent le lendemain du jour où cette entreprise française a été vendue à une entreprise américaine. Cela n’a rien à voir avec le fait que c’était la cinquième entreprise étrangère déstabilisée par des actions du DoJ que General Electric rachetait. Il ne faut pas se moquer de nous, monsieur Kron. Bien évidemment, vous craigniez des poursuites qui auraient pu remonter jusqu’à vous après avoir atteint un de vos cadres, et vous craigniez très fortement de subir une amende de plus d’un milliard d’euros – même si elle a finalement été moindre. Il n’y a pas de hasard dans la correspondance du calendrier judicaire et de celui de la vente.

Je vais donc vous poser de nouveau des questions qui vous ont déjà été posées, car vous êtes cette fois, à la différence des auditions précédentes, devant une commission d’enquête et vous déposez sous serment.

Avez-vous bradé Alstom pour échapper à des poursuites qui pouvaient vous viser personnellement, cédant ainsi à un chantage exercé par les États-Unis ? Si ce n’est vous directement, le fait que les poursuites pouvaient entraîner des sanctions pour l’entreprise a-t-il une incidence sur la vente à GE, pour faire cesser les poursuites ? Si le cas était isolé, on pourrait vous croire. Mais, et vous le savez très bien, il y a beaucoup d’autres exemples aux États-Unis où le DoJ lance des enquêtes, comme par hasard, et déstabilise une entreprise étrangère qui est finalement rachetée par une entreprise américaine. Est-ce un pur hasard ?

Enfin, qui en France, au plus haut niveau de l’État, était au courant ? Je ne comprends pas que dans un secteur stratégique, l’énergie, le nucléaire, on ait fermé les yeux sur ce qui s’est passé. Qui était au courant ? Le Président de la République de l’époque ? Son conseiller spécial à l’Élysée ? M. Montebourg, évidemment était au courant. Et qui a donné le feu vert pour que cette vente se réalise et que ce fleuron industriel français disparaisse ?

M. Bastien Lachaud. Je m’associe pleinement aux questions de M. Fasquelle et à ses conclusions.

Je reviens précisément sur la chronologie. D’abord, qui prend la décision de publier un profit warning le 21 janvier 2014 ? La conséquence a été de faire s’effondrer le cours d’Alstom et de rendre la vente plus facile. Pourquoi la présentation des résultats en novembre ne l’anticipait-elle pas ? Et comment aussi l’expliquer, quand, le 19 décembre, le conseil d’administration vote une prime exceptionnelle de 4,1 millions d’euros en votre faveur – bien sûr, pour vous, quatre millions, ce sont des clopinettes – et des dividendes de quatre milliards d’euros pour les actionnaires ? Finalement, les résultats du deuxième semestre sont bénéficiaires de 340 millions d’euros ! Alors pourquoi ce profit warning à ce moment-là ? Qui l’a décidé ?

Ensuite, quelles garanties avez-vous eues, avant de vous rendre aux États-Unis le 24 mars ? Pourquoi n’avez-vous pas été arrêté comme Frédéric Pierucci, alors que le même jour, aux Îles Vierges, votre ancien vice-président pour la zone Asie était arrêté ? Comment saviez-vous que vous n’iriez pas en prison ?

Qui prend la décision d’ouvrir une data room le 3 avril ? Relève-t-elle du seul PDG ? Quelles sont les conséquences prévisibles à votre avis ?

Enfin, vous avez jugé « obscène » de mentionner la thèse que vous qualifiez de « complotiste ». Au vu des éléments dont nous disposons, je ne la trouve pas si « complotiste » que cela. Mais vous-même, ne trouvez-vous pas obscène de venir ici parmi nous et d’arborer la Légion d’honneur, alors que l’honneur voudrait peut-être que vous soyez en prison à la place de M. Pierucci ?

M. Frédéric Reiss. Ma question sera plus posée, mais j’aimerais revenir sur les événements de 2015. Vous considériez impossible toute alliance avec Siemens, vous disiez qu’elle serait contraire aux intérêts des clients, des actionnaires et des salariés d’Alstom et même qu’elle se traduirait par « un bain de sang social ». Vous ajoutiez que votre priorité était de vous assurer de la solidité d’Alstom Transport. En avril 2015, un mois plus tard, vous affirmiez que vos banquiers ne se poseraient aucune question sur l’avenir de l’entreprise, car Alstom Transport avait la taille critique requise. Que pensez-vous aujourd’hui du rapprochement scellé pour fin 2018 entre Alstom Transport et Siemens ?

Mme Anne-Laure Cattelot. Ma première question est d’ordre économique. Vous avez cédé la branche « Énergie » pour qu’Alstom Transport puisse renaître de ses cendres. Qu’avez-vous suggéré comme stratégie, comme dialogue avec l’État pour pérenniser le projet industriel d’Alstom Transport, au-delà de l’achat et de la programmation d’achat de rames de trains, qui n’étaient pas forcément attendus, ni nécessaires pour l’État français et la SNCF ?

En second lieu, Alstom a vendu des projets qu’il n’était pas capable de réaliser pour gagner des commandes face à Siemens. Je pense au métro de Lille, qui n’est toujours pas en fonction – et ce marché a été gagné quand vous étiez PDG.

Enfin, s’agissant de votre responsabilité humaine et de chef d’entreprise et de votre ex-salarié Frédéric Pierucci, je m’interroge sur la chaîne de responsabilité et de management de l’entreprise. Quels sont les cas de corruption dont vous avez été informé et quand ? Et s’agissant de M. Pierucci, vous avez dit avoir fait tout votre possible pour trouver un accord amiable. Merci de nous exposer cela en détail.

M. le président Olivier Marleix. Monsieur Kron, nous allons vous laisser répondre à cette première série de questions, sachant qu’il y en a autant ensuite.

M. Patrick Kron. Monsieur le président Fasquelle, je ne suis pas un bon romancier et je ne le deviendrai pas. Mais je suis probablement un mauvais avocat, puisque, audition après audition, vous reprenez les mêmes arguments…

M. Daniel Fasquelle. Les faits sont têtus.

M. Patrick Kron. D’abord, pour réagir à votre préalable, je ne suis pas le promoteur des joint-ventures, les co-entreprises. Elles ont été proposées par M. Montebourg et ont été acceptées par GE et Alstom, ce qui a conduit en juin 2014 à la signature d’un accord type dont M. le ministre vous a parlé. GE avait accepté ces co-entreprises car cela permettait de conserver la logique globale de l’opération et j’ai accepté car cela fournissait à Alstom une garantie de sortie dans des conditions économiques qui ne me paraissaient pas modifier l’économie générale du projet.

Pour en venir à votre question, je l’ai dit et maître Luskin l’a confirmé, je n’ai été soumis à aucun chantage. Cela ne vous convainc pas. Que voulez-vous que je fasse de plus ? Je le répète sous serment, je n’ai jamais reçu de menace ni été soumis à un chantage ou des pressions.

M. Daniel Fasquelle. Ce n’est pas la question.

M. Patrick Kron. Si, vous m’avez demandé si j’étais visé à titre personnel pour « brader » ainsi l’entreprise. Mais puisque je réponds à côté de la question, semble-t-il, permettez-vous, monsieur le président, qu’on la formule de nouveau ? En gros, je n’ai été soumis à aucun chantage, point.

M. Daniel Fasquelle. C’est un peu trop facile, cette défense, avec votre avocat américain qui fait sa petite déclaration. Je n’ai pas de raison de remettre en cause votre parole car, évidemment, on ne trouvera pas trace de poursuite particulière à votre encontre. Vous n’avez pas été convoqué ni auditionné par la justice américaine. Il n’empêche que les procédures engagées à partir de 2010, le fait qu’un de vos cadres soit mis en prison en 2013, cela a créé un climat, fait pression sur vous et, au moment où vous avez pris la décision que vous avez prise, vous ne pouviez pas en faire abstraction. Ne racontez pas d’histoire.

M. Patrick Kron. Vous donnez les réponses en posant les questions. Je ne peux que m’inscrire en faux, monsieur le président. Je n’ai subi aucune pression. L’accord que j’ai signé avec les autorités américaines, s’il actait que certaines filiales avaient été associées à des actes de corruption, reconnaissait que pour Alstom SA il s’agissait de fautes de nature comptable et d’insuffisance de contrôle interne. Je répète que je n’ai eu de cesse, pendant les douze années où j’ai eu l’honneur de diriger cette entreprise, de renforcer en permanence tous les dispositifs. Nous signons des dizaines de milliers de contrats pour des centaines de milliards d’euros dans une centaine de pays avec des acheteurs publics. Il était important de protéger l’entreprise contre des actes délictueux. C’est ce que j’ai essayé de faire.

M. le président Olivier Marleix. Monsieur Kron, vous répondez toujours à une question qui n’est pas exactement celle qui a été formulée et, ce faisant, vous la caricaturez un peu. L’enquête des autorités américaines a duré quatre ans, a été soutenue et a relevé de très nombreuses « fautes comptables » dans votre version, mais qui sont en réalité des faits de corruption. Il est donc incontestable que, dès lors, vous encouriez, y compris à titre personnel, un risque de poursuites…

M. Patrick Kron. Mais non, monsieur le président.

M. le président Olivier Marleix. Vous n’encouriez aucun risque de poursuite à titre personnel ? En tant que président d’une entreprise qui a plaidé coupable, vous ne vous êtes jamais senti concerné ?

M. Patrick Kron. Mais non, puisque, depuis que je suis entré dans cette entreprise, je n’ai eu de cesse de mettre en place des dispositifs qui la préservaient contre des actes délictueux.

M. le président Olivier Marleix. Il n’empêche que les faits délictueux ont continué et que ceux pour lesquels vous avez plaidé coupable se sont déroulés à l’époque où vous étiez PDG.

M. Patrick Kron. Je le répète, nous avions des milliers de commerciaux dans le monde entier, nous avons signé des dizaines de milliers de contrats pour des milliards d’euros de commandes. Dans un tel cas, pour s’assurer du respect des lois, on met en place des procédures, on les renforce, on se donne des moyens pour les contrôler. C’est ce que j’ai fait.

M. le président Olivier Marleix. Et vous aviez la prudence de ne jamais signer personnellement un contrat de recrutement d’un consultant. Il y avait douze ou treize signataires, mais jamais vous.

M. Patrick Kron. Ce n’était pas à moi de le faire, monsieur le président.

M. le président Olivier Marleix. Bien sûr. Je vous laisse continuer à répondre.

M. Patrick Kron. Je vous ai répondu que l’entreprise n’était pas sous pression en raison des enquêtes, dont celle du DoJ. Nous l’avons gérée, nous avons payé l’amende et, finalement, le retour aux actionnaires a été de 13,2 milliards. Si nous n’avions pas payé l’amende, la somme aurait peut-être été un peu plus élevée. Mais enfin, les actionnaires ont approuvé l’opération à 99,2 %.

Qui était au courant ? Le nombre d’études qui ont été faites prouve que le fait qu’Alstom pourrait un jour avoir des problèmes n’était pas un secret bien gardé. J’avais appelé l’attention du Gouvernement sur les difficultés. Je répète que je n’ai pas eu la possibilité de communiquer avec le Gouvernement dans les conditions où GE et nous-mêmes avions l’intention de le faire, car il y a eu une fuite. Lorsque je suis parti le 23 avril au matin pour négocier avec GE, je ne savais pas si nous aurions un deal ou pas. Finalement, dans la journée, nous avons réussi à trouver des solutions sur les points majeurs sur lesquels nous avions des désaccords.

M. le président Olivier Marleix. Vous venez de dire que vous aviez appelé l’attention du gouvernement sur la situation difficile dans laquelle se trouvait Alstom. Ce n’était pas un secret de Polichinelle et la multiplication des études le montre tout à fait.

Il y a eu un changement de majorité et de gouvernement en mai 2012 et, visiblement, ce n’est pas avec M. Montebourg que vous aviez les relations les plus privilégiées. Mme Batho, membre de notre commission d’enquête, qui ne peut être présente aujourd’hui, était membre du gouvernement. Elle dit être allée inaugurer une usine en votre présence avec le Premier ministre et M. Montebourg, et, selon elle, aucun d’eux n’était au courant de ces difficultés. Avec qui, précisément aviez-vous eu ces échanges au niveau des pouvoirs publics ?

M. Patrick Kron. Notamment avec M. Montebourg. Je lui ai parlé de la situation, sinon il n’aurait pas demandé une étude au cabinet Roland Berger. Il n’en a pas demandé pour chaque société du CAC 40.

M. le président Olivier Marleix. Et à la présidence de la République, aviez-vous des contacts sur ce sujet ?

M. Patrick Kron. Est-ce que j’ai parlé avec le secrétaire général adjoint des problèmes que j’avais ? Ce n’est pas impossible, en effet.

M. le président Olivier Marleix. À quelle période ?

M. Patrick Kron. Le problème d’Alstom n’est pas né un beau matin. Il existait et la situation s’est progressivement dégradée car le marché est devenu plus difficile.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Je peux apporter une précision sur qui était au courant. On nous fait parfois croire que personne ne savait et que le ministre avait découvert un beau matin qu’il y avait un problème dans une entreprise. Pourquoi pas… Le rapport A.T. Kearney n’a été une surprise pour personne. Cette société nous a dit clairement que le cabinet de M. Montebourg était présent lorsqu’ils ont rendu leur rapport le 18 janvier 2013. Dès lors, ou le cabinet du ministre ne l’a pas averti de ce rapport, faisait cela dans son dos ou le ministre et son cabinet étaient parfaitement au courant de ce rapport remis début 2013, après que le cabinet A.T. Kearney avait travaillé toute l’année 2012. Et déjà, à cette époque, les cabinets ministériels étaient au courant de l’existence d’un problème sinon ils n’auraient pas demandé ce rapport. Quand même, quand on est ministre de l’économie, on ne découvre pas un tel problème pour une telle entreprise deux jours avant la cession.

M. le président Olivier Marleix. C’est bien la question. Cela étant, ce n’est pas M. Montebourg qui a commandé ce rapport à A.T. Kearney en 2012. Les cabinets dont l’expérience est modeste ne portent pas grande attention aux rapports qu’ils n’ont pas commandés eux-mêmes et à ce qu’un ministre a demandé, a fortiori quand il ne les en a pas informés. Si, en 2012, vous informez les autorités au plus haut niveau de vos difficultés, notamment le secrétaire général adjoint de la Présidence de la République, que celui-ci passe commande d’un rapport sur les nouvelles options d’alliance à l’avenir pour Alstom et qu’il ne se passe rien après, cela pose problème. Pourquoi, pendant deux ans, les pouvoirs publics n’ont pas anticipé, c’est une question qui nous interpelle. Mais vous n’en avez pas la réponse.

M. Patrick Kron. Non. Encore une fois, le problème n’est pas né brutalement. Sur les cinq dernières années, Alstom avait eu, à quatre reprises un cash-flow négatif. On constatait que tous les indicateurs passaient au rouge. Cela étant, je n’ai pas dit en 2015 et je ne dis pas qu’Alstom serait mort au lendemain du jour où nous avons signé l’accord avec GE si cet accord n’avait pas existé – même si le marché s’est dégradé plus rapidement que je ne le pensais. Je dis que le pronostic vital était engagé à moyen terme. La solution la plus simple était de ne pas agir mais en tant que responsable, j’ai considéré que je ne pouvais pas le faire.

M. le président Olivier Marleix. Sur ce point, je partage votre analyse. Ce qui me gêne, c’est que des pouvoirs publics qui ont entendu ce message en 2012 n’aient rien fait. Or certains sont venus devant la commission d’enquête de l’Assemblée dire qu’ils n’avaient pas été mis au courant, que l’accord était déjà ficelé, qu’ils ne pouvaient rien faire. C’était leur responsabilité politique d’anticiper un plan B, mais pas quinze jours avant, je vous en donne acte.

M. Patrick Kron. Je voudrais mentionner un autre point, que M. Fasquelle avait aussi soulevé, mais je ne voudrais surtout pas prendre le risque de déformer ses propos. Si cette opération s’est faite à une vitesse inhabituelle, c’est qu’il ne pouvait en être autrement. En effet, dès qu’on annonce qu’on discute avec GE, on inscrit sur le front des commerciaux d’Alstom qu’ils ne sont plus en état d’être des acteurs indépendants sur la durée. Et si l’on doute de la capacité d’Alstom à assurer pendant les quelques années qui suivent, on ne prend pas de risque et on va voir le concurrent. Il y avait une tendance, et après la cession elle s’est renforcée. C’est pourquoi je maintiens que la situation aurait été horrible si nous n’avions rien fait.

On m’a interrogé ensuite sur des éléments précis de calendrier. Mon rôle, en tant que président, est d’arrêter les comptes de la société. Ils sont préparés par des équipes comptables et audités par les commissaires aux comptes. Si nous avons émis un profit warning, c’est que nous avions des inquiétudes sur ce que serait le cash-flow de l’année. Il y avait des variations importantes et nous redoutions une situation plus difficile qu’elle ne s’est révélée finalement. Selon vous, cela a rendu la vente plus facile, autrement dit, GE a acheté à un prix trop bas. Vous êtes mieux placé que moi pour commenter des résultats de vote, mais les actionnaires avaient soutenu la première opération à 99,2 % et l’offre publique de rachat d’actions à 99,9 %. Ils ne m’ont donc pas tenu beaucoup rigueur.

Quant à savoir pourquoi je n’ai pas été arrêté le 24 mars, votre question est insultante, monsieur le député. Je n’ai pas été arrêté car je n’avais aucune raison de l’être. J’étais aux États-Unis la semaine dernière. Mais sachez que les accords signés avec le DOJ ne remettent nullement en cause la possibilité de poursuivre n’importe quel cadre de la société. Cela figure explicitement dans notre plea agreement, le plaider-coupable. Alors arrêtez ce procès d’intention. Je n’ai bien entendu personnellement rien fait qui puisse me rendre coupable de ne pas avoir respecté la loi.

M. Fabien Lachaud. Et M. Pierucci ?

M. Patrick Kron. Je n’ai été l’objet d’aucune menace, d’aucune pression, chantage ou autre. J’ai proposé la vente, mais, monsieur le député, dans une entreprise on ne fait pas tout cela dans son coin, il y a des conseils d’administration, des syndicats, des actionnaires. Toutes ces opérations ont été soumises à la consultation des partenaires sociaux qui, à la majorité, ont soutenu ce projet, aux actionnaires qui l’ont soutenu à 99,2 %.

Je ne comprends pas votre question sur la data room. Bien sûr, nous avons ouvert une data room, c’est-à-dire que nous avons donné à GE accès à quelques informations précises le 3 mars. Ils en avaient besoin, sinon ils ne pouvaient pas faire d’offre, et ils l’ont faite entre le 23 et le 25 avril. Mais je vous rassure : quand Siemens, puis Siemens avec Mitsubishi, ont souhaité faire une offre, d’une part nous avons obtenu de GE un délai pour qu’ils aient le temps de la formuler, d’autre part nous avons accepté qu’un haut fonctionnaire de l’Inspection des finances, M. Prada, fasse un audit pour s’assurer que l’information qui leur était donnée soit strictement la même que celle donnée à GE dans cette fameuse data room.

M. le président Olivier Marleix. Pour satisfaire pleinement la curiosité de M. Lachaud, après le 23 avril 2013, date de l’arrestation de M. Pierucci, êtes-vous retourné aux États-Unis ? Il y avait alors une alerte indiquant à trente cadres d’Alstom de ne pas y aller. La menace pour l’entreprise était assez large.

M. Patrick Kron. Je n’ai en rien modifié mon programme de voyages. Je suis allé aux États-Unis. L’idée que j’aie pu être interdit de voyage ne repose sur rien. Quant au mail recommandant à une trentaine de cadres de ne pas voyager aux États-Unis, il a suivi l’arrestation de M. Pierucci, qui a été comme un coup de tonnerre pour nous. J’ai appris après que ce mail circulait, mais si vous demandez ce que j’en pense, c’était du bon sens. Quand cette arrestation est survenue, la direction juridique a effectivement fait circuler une note indiquant aux personnes citées dans un document en cours d’examen par le DOJ – être cité, ce n’est pas être coupable – qu’il fallait lui poser la question et qu’elle dirait s’il était possible d’y aller ou non.

Mme Anne-Laure Cattelot. À propos des trente personnes dont le nom figure dans ce document, avez-vous fait des enquêtes en interne sur de possibles cas de corruption ou tout risque pour l’entreprise ?

M. Patrick Kron. Je n’ai pas de réponse précise sur ce point, mais évidemment nous avons fait des enquêtes internes. Nous avions même l’obligation d’en partager les résultats avec les autorités judiciaires. Le faire était une simple mesure conservatoire, puisque M. Pierucci avait été arrêté : nous avons voulu vérifier que tous ceux qui étaient cités, comme lui, pouvaient voyager. Ensuite, c’était au cas par cas. Encore une fois, j’ai découvert ce mail quand on en a parlé publiquement. Mais je ne suis absolument pas choqué qu’on ait envoyé un tel message. Sur les conséquences sur les voyages de ces gens-là, je ne suis pas capable de répondre précisément. Il y a quand même 100 000 personnes dans la société.

Monsieur Reiss, sur Siemens, j’ai dit, et M. Fasquelle l’a répété, que je considérais que l’opération faite pour Alstom Énergie renforçait Alstom Transport. M. Poupart-Lafarge, que vous avez entendu, partage mon avis : Cette société était totalement désendettée, elle avait les moyens de se développer. Sa situation était totalement différente de celle de la branche « Énergie », dont le pronostic vital était engagé. Ayant été dans l’action pendant trente-cinq ans, je ne veux pas être maintenant dans le commentaire. Je préfère donc laisser ceux qui sont en charge de la société expliquer ce qu’ils ont fait et pourquoi, et Henri Poupart-Lafarge l’a fait d’une manière claire et convaincante. Mon analyse était qu’il n’y avait pas de problème vital à court ou moyen terme pour Alstom Transport, vu son carnet de commandes. Si l’on pose la question d’une consolidation européenne de la branche face à une menace chinoise bien réelle, je pense en effet qu’elle est nécessaire. Sur les modalités de cette consolidation, je n’ai pas à faire de commentaire. C’est aux responsables à le faire. J’ai travaillé plus de dix ans avec M. Poupart-Lafarge, il est extrêmement compétent, il était dans cette société depuis plus de vingt ans et il a pris toutes les mesures qui convenaient pour assurer l’avenir de l’entreprise.

M. le président Olivier Marleix. Frédéric Reiss a rappelé les propos extrêmement forts que vous avez tenus sur la fusion, désormais complète, avec Siemens. Vous parliez de « bain de sang social ». De fait, rien que pour le domaine des transports, à Siemens et Alstom Transport, plus de 2 100 emplois sont menacés. L’analyse que vous faisiez hier a de quoi inquiéter pour l’avenir.

M. Patrick Kron. Trois ans se sont écoulés depuis cet « arrêt sur image » que vous rappelez. Entretemps les entreprises ont grandi, chacune a pris des engagements. Qu’il y ait des doublons dans une opération comme celle qui réunit Siemens et Alstom, c’est vrai. Aucune consolidation au niveau européen n’est facile.

Mme Cattelot m’a interrogé sur les discussions avec l’État au sujet de la pérennisation de la branche transport. Il n’y a pas de problème de pérennisation de la branche transport. Il n’y en avait pas. Après la cession, Alstom Transport se trouvait désendetté, avec un carnet de commandes important : à moyen terme l’avenir ne posait pas de problème, à long terme une consolidation a été jugée utile et elle est en cours de réalisation par mon successeur.

Pour le métro de Lille, j’ai quitté l’entreprise depuis trois ans, ne me demandez pas un project report, un état des lieux ! C’était un projet ambitieux, il était important pour Alstom et permettait notamment de se placer en vue du métro du Grand Paris, en progressant sur la conduite automatique. Où en est-on aujourd’hui ? Ne m’en veuillez pas si je ne peux pas vous répondre, je veux bien prendre sur mes épaules tous les problèmes de la terre, mais pas celui-là.

À propos de M. Pierucci, j’ai répondu. Je considère que c’est une situation terrible pour l’intéressé, mais également pour l’entreprise. Très sincèrement, je pense avoir fait tout ce que je pouvais faire pour aider M. Pierucci dans sa dépense ... je veux dire dans sa défense, dans un cadre juridique extrêmement contraint.

M. le président Olivier Marleix. Pas sur ses dépenses, malheureusement.

Mme Natalia Pouzyreff. Monsieur Kron, au fil des auditions que nous avons menées ces derniers mois, vous êtes apparu, d’une part, comme un président courageux, qui a tout fait pour sauver son entreprise, qui a cherché absolument un repreneur et l’a d’ailleurs trouvé en GE, dans une procédure certes rapide, et peut-être accélérée par le cours des choses. Contrairement à certains collègues, je ne conteste pas que GE offrait la meilleure solution à ce moment-là. L’entreprise était implantée en France et elle y employait plus de 10 000 personnes sur huit sites. C’est un élément qui compte aussi, quelle que soit la nationalité de l’employeur.

Mais d’autre part, vous apparaissez aussi comme un président aux prises avec des affaires, objet d’une procédure d’instruction en Suisse et de la part de la Banque mondiale depuis un certain temps, ce qui a d’ailleurs, nous a-t-on dit, attiré l’attention du DOJ. Vous êtes aussi le président qui a refusé de coopérer avec le DOJ et qui a sacrifié un de ses employés, peut-être même sans vergogne, sans scrupules, puisque Alstom a finalement plaidé coupable en décembre 2014. Qu’est-ce qui vous a retenu de coopérer en temps et en heure, c’est-à-dire en 2013, avant l’arrestation de M. Pierucci, avec la justice américaine ? Quels regrets pouvez-vous avoir, au vu du destin d’Alstom et surtout de la personne de M. Pierucci, qui ne bénéficie plus d’aucun soutien, qui n’a reçu aucune visite de la part de représentants d’Alstom. Il est emprisonné pour trente mois ; vous n’avez pas reçu sa famille ; il a des centaines de milliers d’euros de frais d’avocat non payés. Quels regrets pouvez-vous avoir et quelle est votre part de responsabilité ? Même si vous avez 100 000 employés, ce n’est pas tous les jours qu’un de ces employés se retrouve en prison. Quels enseignements en tirez-vous et quelles recommandations pourriez-vous faire à vos pairs ou au système judiciaire français sur la coopération avec la justice américaine par le plaider-coupable et la protection des personnes physiques ?

M. Bruno Duvergé. Pour prolonger cette question, je n’arrive toujours pas à comprendre comment M. Pierucci est devenu le seul coupable. Une entreprise de la taille d’Alstom passe des milliers de contrats ; mais vous dites aussi que les relations avec les clients sont des relations de longue durée, que, outre les contrats passagers, il y a de gros contrats, et vu le montant de l’amende infligée, on peut imaginer que les faits reprochés concernent de gros contrats. Dans une société de la taille d’Alstom, les processus de vente sont bien précis, mettent en jeu un travail d’équipe et les décisions ne sont jamais prises par un homme seul. Chacun a des responsabilités bien établies et au moment de la signature d’un contrat, on procède à la revue de ce contrat, avec les avantages et les risques. J’ai donc beaucoup de mal à comprendre comment M. Pierucci est le seul coupable dans cette affaire.

M. Daniel Fasquelle. D’abord, monsieur Kron, ce qu’on vous reproche, et c’est le même reproche qu’on faisait à M. Montebourg, c’est de ne pas avoir anticipé. S’il y avait des difficultés dans ce secteur stratégique majeur, il fallait vous tourner vers le gouvernement pour trouver une solution française ou européenne et ne pas vous mettre dans la situation dans laquelle vous vous êtes mis. Je vous renvoie dos à dos, M. Montebourg et vous : vous n’avez pas été capables de discuter, de travailler ensemble, l’État français n’a pas été un État stratège et vous-même n’avez pas été capable de construire une stratégie gagnante pour notre pays. Des différents reproches que je vous fais, c’est le plus important car c’est la perte d’un fleuron industriel français qui me rend triste.

En ce qui concerne ce qui s’est passé aux États-Unis, vous n’allez pas me convaincre. Les choses se sont passées de façon bien plus subtile que vous ne le laissez entendre. Vous n’avez pas été visé directement, mais l’entreprise a quand même été prise dans un maelstrom de menaces, de poursuites à l’égard de cadres inscrits sur une liste et qui ne pouvaient plus aller aux États-Unis comme ils le voulaient. Évidemment, Alstom ayant été vendu à GE, vous pouvez maintenant vous promener aux États-Unis tranquillement, vous ne risquez absolument plus rien.

Puis, vous n’avez pas répondu à ma question sur les complicités dont vous avez bénéficié au plus haut niveau de l’État. Cela va fâcher certains de mes collègues, mais je m’interroge depuis toujours sur le rôle de M. Macron dans cette affaire. Il a dit au cours d’une réunion à l’Élysée, et il n’a jamais contesté ce propos rapporté par un journaliste qui a fait une enquête : « On n’est pas au Venezuela », quand M. Montebourg s’est opposé à ce qu’on vende Alstom « Énergie » à GE. Autour de cette affaire, on retrouve d’ailleurs la banque pour laquelle M. Macron travaillait encore quelques mois auparavant. Un reportage très intéressant, diffusé sur La Chaîne parlementaire (LCP), montre un certain nombre de liens et pose certaines questions. Quelles étaient vos relations avec M. Montebourg – mais cela, on le sait –, avec François Hollande, avec M. Macron qui était son conseiller spécial à l’époque, et avec M. Macron ministre de l’économie, qui est celui qui a signé l’arrêt de mort d’Alstom Énergie puisqu’il a signé le décret autorisant la vente. L’État avait les moyens de s’y opposer et ne l’a pas fait, je tiens à le rappeler.

M. Patrick Kron. Madame Pouzyreff, vous avez commencé par un propos assez gentil, estimant qu’il y avait bien une logique industrielle dans cette opération. Je l’ai dit et le répète, l’évolution du marché mondial de l’énergie ne permet pas de croire qu’on avait le choix de ne rien faire. Il fallait agir. Je le dis humblement, mais je suis fier d’avoir su anticiper un certain nombre d’évolutions et d’avoir eu le courage – j’utilise ce mot, car il ne vous a pas échappé que j’ai eu droit à un certain nombre d’attaques personnelles – de conduire à son terme une évolution nécessaire.

Sur la deuxième partie de votre propos, je ne peux pas vous suivre dans votre analyse sur l’existence de problèmes de corruption partout. Il y a eu un nombre limité de dossiers susceptibles d’intéresser la justice car contraires au droit international. Je l’ai dit, un tel dossier, c’est un dossier de trop. Mais nous avons signé des dizaines de milliers de contrats et nous ne pouvons pas contrôler ces contrats autrement que par des procédures de vérification.

Mme Natalia Pouzyreff. Ma question est : pourquoi avoir refusé de coopérer avec le DOJ alors que vous savez que, dans ce cas, ils s’en prennent aux personnes physiques ?

M. Patrick Kron. Mais madame, c’est une fable que de dire que nous avons refusé de coopérer avec le DOJ. Ce n’est pas le cas. Vous me demandez quelle leçon j’en tire. Mais il n’y a pas un patron d’entreprise qui refusera de collaborer avec une autorité judiciaire qui enquête sur un problème. Dans le monde dans lequel nous vivons, c’est inimaginable. Il y a eu coopération. J’ai d’ailleurs rencontré en marge d’une conférence de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) le patron du bureau du FCPA, le Foreign Corrupt Practices Act, qui s’occupe de ces questions, pour me présenter à lui, lui dire que nous attachons la plus haute importance à ce qu’ils étaient en train de faire, que nous étions parfaitement ouverts et que nous collaborerions, que nous collaborions pleinement, enfin que j’étais à la disposition de la justice américaine pour répondre à toute question et pour les éclairer sur ce que nous faisons en matière de lutte contre la corruption.

Je voudrais aussi vous faire observer que nous avons été lourdement sanctionnés mais que, à la différence de ce qui se produit systématiquement en pareil cas, nous n’avons pas eu un monitor, c’est-à-dire un auditeur qui, à la demande des autorités judiciaires, s’installe dans un bureau à notre siège pendant cinq ans et vérifie que tout ce que nous faisons est conforme aux règles du droit international. C’est d’ailleurs repris dans le plea agreement. C’est bien qu’ils ont considéré que nous avions mis en place les mesures correctrices nécessaires.

M. le président Olivier Marleix. Je me permets de rectifier : il est écrit dans le plaider-coupable que c’est GE qui s’engage à assurer la conformité au droit et aux bonnes pratiques dans la branche énergie. Dès lors que vous aviez vendu la branche où avaient lieu les faits de corruption, il n’y avait plus de raison de vous imposer un monitor. Mais il est difficile d’en faire un argument en votre faveur.

M. Patrick Kron. Mais en 2013, quand j’ai discuté avec le patron du bureau du FCPA, je lui ai confirmé notre intention de collaborer pleinement. Le plea agreement reconnaît explicitement les efforts faits pour améliorer les règles de lutte contre la corruption. Nous avons certes eu des problèmes dans le passé, mais nous avons réussi à y mettre fin.

M. le président Olivier Marleix. Vous avez donc eu, personnellement, en 2013, des réunions avec le DOJ ?

M. Patrick Kron. Non, je n’ai pas eu de réunion avec le DoJ. J’ai rencontré, à l’occasion d’un congrès de l’OCDE à Paris, le patron du bureau du FCPA, à la cafétéria, ou sur les marches, je ne sais plus. Je l’ai salué et lui ai dit : je m’appelle Patrick Kron, vous enquêtez sur nous, je voudrais vous confirmer que je suis à votre disposition pour être auditionné à tout moment. Mais jamais je n’ai été entendu dans quelque audition que ce soit par quelque procureur que ce soit.

Bien entendu, monsieur Duvergé, nous revoyons ces contrats complexes, qui font quelques centaines de pages. En effet il y a de gros et de petits contrats. Je parlais de dizaines de milliers, de centaines de milliers de contrats. Là-dedans, de gros contrats, il y en a beaucoup : des contrats à plus de cent millions, nous en signons plusieurs milliers et dans beaucoup de pays. Je ne les revois pas personnellement, et il y a des règles de délégation qui disent qui peut s’engager et les signer, sinon ce ne serait guère efficace. Dans certains cas, un consultant doit nous accompagner. Il n’y a pas de problème si l’on ajoute une force externe à nos forces propres. S’il s’avère que le contrat avec un consultant était, en gros, un moyen de verser un bakchich à un client, il y a effectivement problème. Nous avons donc mis en place des procédures centralisées pour nous prémunir contre ce type de risque.

Absence d’anticipation, absence de stratégie gagnante ? J’ai récupéré une société en situation très difficile, je l’ai remise sur pied, avec les équipes, pas seul, j’ai accompagné son développement et lorsque la crise est arrivée – les rapports cités donnent les tendances lourdes – et que les vents ont été contraires, j’ai essayé de trouver une solution. Cela a été avec GE, mais la recherche était parfaitement ouverte. Et vous l’avez dit, cet accord a été signé dans le cadre tripartite État-Alstom- GE.

M. Daniel Fasquelle. Et M. Macron, vous ne voulez pas en parler ?

M. Patrick Kron. M. Macron était informé des difficultés d’Alstom. Je crois qu’il l’a dit quand vous l’avez auditionné en tant que ministre de l’économie. Je ne lui ai pas plus parlé du diner que j’ai eu avec M. Immelt que je n’en ai parlé à M. Montebourg.

M. le président Olivier Marleix. Je ne sais pas si vous connaissez le rapport de l’ONG Sherpa sur la corruption chez Alstom. Selon ce rapport, le sujet est plus ample que ce que vous en dites. En outre, le communiqué du DoJ dit que « le stratagème de corruption d’Alstom a été maintenu pendant des décennies sur plusieurs continents, etc. ». C’est un peu plus affirmatif que le résumé que vous en faites.

M. Patrick Kron. Quand on inflige à une société une amende de 700 millions…

M. le président Olivier Marleix. C’est une amende record qu’a infligée le DoJ.

S’il n’y a plus de questions, je vous remercie tous et je remercie M. Kron d’avoir répondu à toutes nos questions.

M. Patrick Kron. D’un mot, si à tel moment vous avez pu croire à un peu de désinvolture ou d’ironie dans tel ou tel de mes propos, sachez que cela ne correspond en rien à la perception que j’ai du sérieux de vos travaux, et croyez à ma volonté d’y apporter la contribution la plus complète.

La séance est levée à dix-neuf heures quarante.

 


48.    Audition, à huis-clos, de Mme Florence Parly, ministre des Armées

(Séance du jeudi 5 avril 2018)

 

 

Cette réunion s’étant tenue à huis clos, aucun compte rendu n’a été publié.

 

 


49.    Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des finances

(Séance du jeudi 12 avril 2018)

La séance est ouverte à neuf heures vingt-cinq.

M. le président Olivier Marleix. Mes chers collègues, nous recevons ce matin M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Monsieur le ministre, votre audition est la dernière d’un long périple d’une cinquantaine d’auditions, commencé il y a bientôt six mois. Nous avons d’abord rencontré les organisations syndicales d’Alstom, d’Alcatel, de STX et de General Electric (GE), puis les dirigeants de ces entreprises. Nous avons effectué des visites sur des sites industriels français d’Alstom, de General Electric et d’Alcatel Submarine Networks (ASN) à Calais.

Nous avions pour mission d’analyser les circonstances et les conséquences d’investissements étrangers passés ou en cours, pour lesquels la loi confie au ministre de l’économie – c'est-à-dire à vous-même et vos prédécesseurs – un pouvoir d’autorisation préalable au nom de la défense des intérêts nationaux. Nous avons ainsi étudié le cas d’Alstom : la vente de sa branche « Power » à GE en 2014, et l’intégration par une fusion-absorption de ses activités ferroviaires dans un ensemble constitué avec Siemens.

Aux termes de nos travaux, nous souhaitons vous poser des questions relativement précises, au-delà des informations que vous pourrez nous donner sur la stratégie industrielle de l’État dont vous avez déjà parlé dans d’autres enceintes.

Premier sujet : les engagements pris lors de la cession de la branche « Power » d’Alstom à GE en 2014. Cette année-là, Arnaud Montebourg monte dans l’urgence un dispositif destiné à permettre de conserver un minimum de contrôle sur Alstom. Il obtient de Bouygues le prêt de 20 % du capital d’Alstom avec une option d’achat exerçable jusqu'à la fin 2017. Il impose à GE la création de trois co-entreprises, sauvant les apparences d'un « mariage entre égaux », expression communément employée dans les cas de fusion-acquisition. Il habille le tout d'une promesse de GE de créer 1 000 emplois en France. Son successeur, Emmanuel Macron, a validé ce dispositif sur lequel il a engagé sa signature de ministre de l'économie, le 4 novembre 2014.

Trois ans après, avec le renoncement de l'État à acheter les actions de Bouygues et un prochain retrait d'Alstom des trois coentreprises, il ne reste pas grand-chose de ces engagements. Pourquoi ce renoncement puisque, hormis une golden share dans la coentreprise nucléaire GEAST, il n'y aura plus rien de français dans les trois coentreprises constituées il y a trois ans ? Quelle confiance accorder à la parole gouvernementale dans ces conditions ? Le rachat d'une partie des actions Bouygues vous aurait permis de maintenir cette alliance franco-américaine et de peser sur ses activités stratégiques et sur l'avenir des sites français.

Vous avez déclaré devant l'Assemblée nationale, il y a quelques jours, lors d’un débat sur les privatisations, qu'il était hors de question de privatiser le secteur nucléaire. C'est pourtant ce que, d'une certaine manière, vous allez faire. En tout cas, vous laissez un espace plus important aux actionnaires privés de GEAST dont l’État est totalement absent à part la golden share qu'il détiendra.

Emmanuel Macron avait lui-même repris ce montage entre Alstom et GE à son actif lors de son audition devant l'Assemblée nationale en mars 2015. Faut-il conclure qu'il n'y croyait pas, à l'époque, et qu’il s’est satisfait de la vente pure et simple à laquelle finalement nous aboutissons ?

GE ne respectera pas sa promesse de créer 1 000 emplois sur le territoire. Si je me permets d'être affirmatif, c’est que nous en étions à la création de seulement 358 emplois nets à la fin de 2017. Les accords de juin 2014 auront au moins protégé les salariés pendant trois ans, mais un plan de restructuration européen est annoncé à hauteur de 4 500 emplois. Quelles garanties pouvez-vous apporter aux salariés français, les ex-Alstom, face à ce plan de restructuration puisqu'ils ne seront plus protégés au-delà d'octobre 2018 ?

À Grenoble, GE a annoncé la suppression de 345 postes sur les 800 que compte l'activité « Hydro » avec la fermeture de l'atelier de mécanique lourde. On parle là d'une entreprise, monsieur le ministre, qui était leader mondial avant son rachat, avec 25 % des parts de marché. La fermeture de cet atelier n'est-elle pas purement et simplement contraire aux lettres d'engagement signées par GE concernant la pérennité, le maintien des savoir-faire industriels en France ? Si c’est le cas, quelle sanction allez-vous prendre ?

À Belfort, les sous-traitants de GE nous ont fait part de leurs difficultés avec l'entreprise. Alors qu’ils ont fait des investissements à la demande de GE, il semble que la voilure se réduise dangereusement pour eux, ce qui les fragilise. Êtes-vous au courant de cette situation ? Avez-vous des réponses à leur apporter ?

Deuxième sujet : le rapprochement d’Alstom avec Siemens. Si l'État n’est pas entré au capital d'Alstom, c’est parce que Siemens ne voulait pas de cet actionnaire, nous dit-on. Cette explication peut paraître un peu courte, monsieur le ministre. Nous sommes donc heureux de vous donner l'occasion de la compléter. Pourquoi avoir cédé à cet étrange desiderata ?

Dans le cadre du protocole d'accord avec Alstom, Siemens s'est engagé à ne pas dépasser 50,5 % du capital pendant une période de quatre ans après la réalisation de l'opération. Avez-vous des garanties sur ce qui se passera après ces quatre ans ? L’une des préoccupations concerne le devenir de la participation de Bouygues qui va passer de 28 % à 14 %. Si Bouygues cédait directement ou indirectement ces 14 % à Siemens, ce dernier se retrouverait à la tête de 66,67 % de l'ensemble. On serait alors très loin de l'alliance entre égaux que présente actuellement le Gouvernement puisque Siemens aurait les pleins pouvoirs en assemblée générale.

Fin 2012, l'Agence des participations de l'État (APE) avait commandé une étude sur l'hypothèse d'un rapprochement entre Alstom et Siemens. Ses auteurs avaient estimé que les doublons faisaient courir un risque de suppression de 2 500 emplois, soit 1 900 emplois directs chez Alstom et 600 dans le reste de la filière. Avez-vous fait réévaluer ce risque pour Alstom et aussi pour les sous-traitants ? Pouvez-vous nous communiquer des chiffres plus précis si ceux que je viens de citer vous paraissent erronés ?

J’en viens à une question que je pose au nom de mon collègue Ian Boucard, à la suite du déplacement que nous avons fait avec le rapporteur et quelques collègues à Belfort, sur le site d’Alstom. L'annonce de l’achat d'une centaine de rames TGV par la SNCF peut rassurer les personnels d'Alstom sur leur plan charge au-delà des quatre années. Je vous en donne acte, monsieur le ministre. Cela étant, êtes-vous en mesure de garantir aux salariés de Belfort que ce sont bien eux, et non pas d'autres salariés du groupe qui construiront ces motrices ?

Pourquoi avoir renoncé à acheter les titres Bouygues, une opération qui aurait pu être triplement intéressante pour l'État : plus-value quasi certaine, maintien du contrôle sur les coentreprises avec GE et contrôle sur l'alliance avec Siemens.

Troisième sujet : la réforme des investissements étrangers en France (IEF), qui a occupé une bonne partie de nos travaux et nous a conduits aux États-Unis afin de comprendre comment fonctionne le CFIUS (Committee on foreign investment of the United States) qui est en train de renforcer encore son dispositif dans une démarche bipartisane rassemblant des républicains et des démocrates. Nous avons également rencontré, à Bruxelles, les autorités européennes sur le projet de règlement européen.

Pour les parlementaires que nous sommes, il est très gênant de voir que, dans ces procédures, le Gouvernement nous demande de le croire sur parole quant aux garanties écrites qu’il exige des investisseurs, mais sous couvert de toutes les sortes de secrets possibles. Ces secrets sont opposés aux parlementaires français mais ils ne le sont pas aux avocats américains qui rédigent les lettres d'engagement, ce qui est assez paradoxal.

Or, comme nous le constatons dans le cas d’Alstom, ces engagements semblent peu tenus. Seriez-vous prêt à introduire, dans des conditions qui respecteraient évidemment le secret des affaires en cours et qui pourraient prendre au moins la forme d’une information a posteriori, un minimum de transparence et de contrôle parlementaire dans ces procédures ? L’administration américaine, le bureau du Trésor qui gère le CFIUS, nous a très clairement indiqué que la procédure n’aurait pas la même force sans le contrôle parlementaire. La possibilité d’un contrôle a posteriori garantit la crédibilité de cette disposition.

Seriez-vous prêt à élargir ce champ du contrôle des IEF aux terres agricoles ? Cette préoccupation a déjà été exprimée à la faveur de débats sur d’autres textes et en d’autres lieux, notamment par la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA). Pour l'instant, vous n'avez pas évoqué cette possibilité.

En janvier 2018, vous avez indiqué avoir bloqué beaucoup d'investissements étrangers. Pouvez-vous être plus précis sur votre bilan dans ce domaine ?

Quatrième sujet : le plan de privatisations et la place que pourrait y occuper le groupe Aéroports de Paris (ADP) qui appartient, à l'évidence, à un secteur stratégique pour notre pays. Vous avez abordé le sujet dans l’hémicycle, lors de la séance de questions du 4 avril, c'est-à-dire il y a quelques jours. J'avoue, monsieur le ministre, que votre réponse était probablement trop subtile pour mes propres capacités intellectuelles. Vous avez tout d’abord indiqué que vous n’envisagiez pas de réduire la participation de l'État au profit de partenaires privés, que vous ne choisiriez pas la voie d’une privatisation même partielle. Vous avez ensuite ajouté qu’il y avait deux moyens de conserver un contrôle, par le capital ou par la régulation, en précisant que vous préfériez la seconde option. Je finis par ne plus comprendre. Si vous excluez les deux moyens, cela devient un peu chinois à mes yeux.

Lors de son audition, le patron de l’APE nous a dit avoir réorienté les investissements de l’agence : les infrastructures ont été sorties des secteurs prioritaires qui sont passés de quatre à trois. Pourtant, les infrastructures représentent vingt-cinq des quatre-vingt-une participations de l'APE. Est-ce à dire que, après une éventuelle cession totale ou partielle du groupe ADP, allez-vous engager dans un plan de privatisations de tous les ports et aéroports dans lesquels l'État est présent ?

Cinquième et dernier sujet : la coordination dans notre pays des opérations menées par la justice américaine dans le cadre de la lutte contre la corruption internationale. De telles opérations ont été au cœur du dossier Alstom mais elles ont aussi été présentes chez Alcatel et Lafarge. Une procédure est en cours à la Société Générale qui a provisionné 2,2 milliards d’euros pour faire face à une éventuelle amende prononcée par les autorités américaines.

Nous en sommes arrivés à une conclusion dont le rapporteur pourrait aussi se faire l’écho : lors des poursuites contre Alstom – peut-être les choses ont-elles évolué depuis ? – il n’y avait pas de coordination interministérielle dans le suivi de ces procédures. Elles arrivent parfois au ministère de la justice ; le Quai d'Orsay et votre ministère peuvent en être informés. Dans le cas d'Alstom, votre ministère a été informé extrêmement tardivement. La loi dite « de blocage » intervient ou n'intervient pas. Quel est votre avis sur le sujet, monsieur le ministre ?

Pardonnez-moi d’avoir été un peu long mais, je le répète, il s’agit du résumé de six mois de questionnements.

Avant de vous donner la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment

(M. Bruno Le Maire prête serment.)

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Merci monsieur le président, merci mesdames et messieurs les parlementaires pour votre présence ce matin.

Nous ne sommes pas en Chine, donc je vais essayer de m'exprimer de façon peu chinoise. Nous ne sommes pas non plus outre-Atlantique, donc je me permettrais de définir notre politique industrielle à partir des intérêts français et non pas en fonction du CFIUS ou des États-Unis.

Avant de répondre aux questions que vous m'avez posées, je voudrais résumer la stratégie industrielle définie par le Gouvernement et le Président de la République.

Nous sommes totalement déterminés à développer l'industrie française et nous estimons que notre économie doit bénéficier d'une industrie forte. À la fin de l'année 2017, nous avons enregistré des créations nettes d'emplois dans le secteur industriel, ce qui n’était pas arrivé depuis bien longtemps. Cela prouve que notre stratégie n’est sans doute pas si mauvaise que cela, qu'elle tient la route et qu'elle donne des résultats concrets : des emplois sont créés dans le secteur industriel. J'entends donc continuer à suivre cette stratégie qui donne les résultats que d'autres gouvernements n'ont pas réussi à obtenir.

Cette stratégie repose sur une approche globale qui va de nos intérêts nationaux jusqu'à une vision de ce que doit être le commerce mondial, en passant par une dimension européenne. C’est sur la base de cette stratégie nationale, européenne et mondiale que nous pouvons espérer obtenir des résultats.

Au niveau national, la première des exigences est évidemment d'améliorer la compétitivité de nos industries. Tout le reste ne serait que littérature si nous ne répondions pas au besoin de compétitivité de nos entreprises industrielles. Cela se traduit par des décisions très claires prises par le Gouvernement tout d'abord dans le domaine fiscal.

On peut parfaitement reprocher au gouvernement d'avoir baissé la fiscalité sur le capital, car cela fait partie du débat démocratique. Cependant, on reconnaîtra que vouloir développer l'industrie et continuer à alourdir la fiscalité sur le capital, c'est totalement contradictoire. Si l’on veut vraiment de l'industrie, il faut un capital moins cher car rien ne consomme plus de capital que l'industrie.

Il faut également baisser l'impôt sur les sociétés, ce que nous avons fait en décidant de le ramener de 33,3 % à 25 % d'ici à 2022. Il faut pérenniser la recherche, ce que nous faisons puisque le Premier ministre a annoncé que nous allions sanctuariser l’enveloppe du crédit impôt recherche (CIR) qui représente 6 milliards d'euros par an. Sur cette question de compétitivité liée à la fiscalité et aux charges, nous sommes prêts à aller plus loin.

J'ai ouvert deux sujets de réflexion.

Premier sujet : l'allégement des charges au-dessus de 2,6 SMIC. Une industrie qui tient la route, c'est une industrie avec un haut niveau de qualification. Il est contradictoire de dire que nous voulons que notre industrie soit toujours plus technologique tout en continuant à avoir des charges lourdes sur les qualifications les plus élevées. Nous allons donc regarder très précisément ce que donnerait cet allégement de charges en termes de coût pour les finances publiques et d’avantages pour l'industrie.

Deuxième sujet : la simplification et l'allégement des prélèvements obligatoires assis sur les facteurs de production. En France, les impôts de production sont trop complexes et trop lourds. Ils pénalisent lourdement notre industrie. Si nous voulons développer l’industrie, il faut alléger ces impôts : cotisation foncière des entreprises (CFE), cotisation sur la valeur ajoutée (CVA) et autres qui représentent au total 70 milliards d'euros. Leur poids sur l'industrie est le plus élevé d'Europe et ils pénalisent la compétitivité de nos entreprises. Dans le débat public, on parle très souvent des charges sociales. Or beaucoup a été fait dans ce domaine notamment avec le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) que nous allons transformer en allégement pérenne. En revanche, on parle très peu des impôts de production qui représentent un handicap majeur pour la compétitivité de notre industrie. Le problème doit être traité.

Le sujet a été confié à un groupe de travail coprésidé par Yves Dubief et Jacques Le Pape. Il remettra ses premières orientations sur ces impôts de production au comité exécutif du Conseil national de l'industrie (CNI), le 28 mai prochain, ce qui nous donnera déjà un premier éclairage. Quoi qu’il en soit, je le redis, je ne ménagerai aucun effort pour améliorer la compétitivité de notre industrie et permettre aux ouvriers, aux ingénieurs, aux développeurs, à tous ceux qui participent au succès de l'industrie française, de travailler dans les meilleures conditions.

Deuxième élément clé de notre stratégie : le développement de la compétitivité hors coûts de nos entreprises. Les deux formes de compétitivité – coûts et hors coûts – vont de pair. Lors de débats politiques, certains caricaturent et réclament que nous misions tout sur la compétitivité hors coûts alors que beaucoup reste à faire pour améliorer la compétitivité coûts. D’autres prétendent que la compétitivité coûts est décisive alors que la compétitivité hors coûts joue sur le long terme. En fait, l’une ne va pas sans l’autre. Nous aurons une industrie puissante, qui représentera une part plus importante notre produit national brut (PNB), lorsque nous aurons amélioré nos performances mondiales dans les deux domaines.

Dans le projet de loi sur la croissance et la transformation des entreprises, des mesures tendront à simplifier la vie de nos entreprises, à alléger certaines règles et à renforcer la compétitivité hors coûts. L’un des éléments clés de la compétitivité hors coûts est l'innovation à laquelle on associe le CIR, à juste titre puisque cette mesure est un succès. Il existe néanmoins un angle mort dans l'innovation française et européenne : l'innovation de rupture. Nous n'investissons pas dans les technologies disruptives qui permettraient aux Français et aux Européens de rester dans la course technologique et de maintenir leur souveraineté technologique face à la Chine et aux États-Unis.

C’est un enjeu historique. Voulons-nous qu’à l’avenir nos satellites soient lancés par des lanceurs chinois ou américains ? Voulons-nous continuer à avoir des lanceurs européens ? Voulons-nous que les voitures autonomes soient pilotées par les technologies de guidage américaines, chinoises ou européennes ? Voulons-nous que les batteries électriques équipant nos voitures soient systématiquement produites en Chine ? Voulons-nous nous doter des moyens de financer l’innovation de rupture afin d’avoir des batteries européennes qui garantissent notre souveraineté technologique sur l'ensemble des moyens de mobilité ?

Voilà l’enjeu. Je me battrai sans relâche pour convaincre les Français que l'argent de l'État est mieux employé à financer les innovations de rupture qu'à être immobilisé par milliards dans des entreprises qui rapportent de faibles dividendes. Je reviendrai plus tard sur la question qui m’a été posée à propos des privatisations. C'est un choix politique et stratégique que je revendique. Le Fonds pour l’innovation de rupture, doté de 10 milliards d'euros et préfigurant un fonds européen, doit servir à financer ce type d’innovations et nous permettre de rester dans la course technologique.

Troisième volet de notre stratégie : la question de la formation, de la qualification et des compétences. Vous avez tous conscience de l’importance du sujet puisque vous êtes des élus locaux au contact des entreprises. C'est probablement le sujet le plus difficile et le plus essentiel. Nous ne formons pas les générations qui viennent aux qualifications et aux métiers dont nos industriels ont besoin. Il faut réorganiser la formation pour que les entreprises puissent recruter. À en croire les enquêtes d'opinion, 41 % des recrutements dans l'industrie sont jugés difficiles. Les industriels cherchent désespérément des mécaniciens, des chaudronniers, des soudeurs, des ouvriers qualifiés de maintenance, mais aussi des ingénieurs d’études ou des ingénieurs en recherche et développement. Dans un pays qui compte plus de 3 millions de chômeurs, il est désespérant de voir que nos PME industrielles ou nos grands groupes industriels cherchent des compétences qu’ils ne trouvent pas.

Sous l’autorité du Premier ministre, Muriel Pénicaud va mettre en place un plan de formation et de qualification et une réforme de l'apprentissage et de la formation professionnelle, dont les mesures visent à développer les compétences dont notre industrie a besoin.

En matière d’apprentissage et de formation professionnelle, je considère qu'il y a aussi un combat culturel à mener. Je le mènerai sans relâche pour faire en sorte que l'industrie soit perçue comme l'avenir de la France. L’industrie, ce n'est pas Zola. Zola, c'est notre mémoire, notre tradition, et nous en sommes fiers. L’industrie actuelle, c'est de la robotique, de l’intelligence artificielle, des technologies de pointe, de l'impression 3D, une chaîne de production exceptionnellement performante qui doit attirer les jeunes générations. Je connais peu de métiers qui associent autant les compétences techniques, l’imagination et l’ingéniosité. C'est dans l'industrie que l’on trouve cette alliance tout à fait singulière qui permet de créer des produits au design attractif et à l'ingéniosité convaincante.

Quatrième volet de cette stratégie : la mobilisation des filières. Avec le Premier ministre, nous avons réorganisé le Conseil national de l'industrie et nous avons arrêté une liste de dix comités stratégiques de filière : aéronautique, alimentaire, automobile, bois, chimie et matériaux, ferroviaire, industrie et technologies de santé, industrie navale et maritime, mode et luxe, nucléaire. Cette réorganisation des filières doit nous permettent d'être plus performants. Au sein du Conseil national de l'industrie se tiennent déjà les discussions sur la fiscalité productive, la politique industrielle européenne ou la French Fab – dont j'aurais d’ailleurs pu vous apporter le logo. À l’instar de la French Tech, la French Fab doit nous permettre de regrouper les savoir-faire qui donnent la qualité française reconnue dans le monde.

Cette stratégie n’a de sens que si elle s'inscrit dans une dimension européenne et internationale. Face à la Chine et aux États-Unis, nous devons regrouper nos compétences européennes, ce qui m’amène à la question qui m'était posée par le président Marleix sur la fusion entre Siemens et Alstom.

Nous avons besoin de géants industriels européens, ce qui nous conduit à faire des fusions et des rapprochements qui sont toujours difficiles et qui se heurtent parfois à des doutes et des résistances que je peux parfaitement comprendre. Survivre seul, je n'y crois pas une seconde. Prétendre que le groupe Alstom peut affronter seul le géant China Railway Rolling Stock Corporation (CRRC), je ne crois pas que ce soit responsable.

En Europe et ailleurs, nous avons tous été surpris par l'émergence de ce géant du ferroviaire chinois dont la capitalisation approche les 30 milliards d'euros. Il résulte de la fusion de deux géants du secteur, l’un venant du Nord et l’autre du Sud de la Chine. CRRC dispose de plusieurs milliers de kilomètres de lignes à grande vitesse pour expérimenter ses nouveaux outils ferroviaires. En 2016, il a emporté tous les appels d'offres lancés aux États-Unis. Actuellement, il investit massivement dans l’Est de l'Europe avant de partir à la conquête de l'Ouest du continent. Ne soyons pas naïfs. Après avoir pris une part du marché américain, les Chinois ambitionnent de prendre le marché européen.

Pour résister à cela, je pense qu’il est bon de fusionner les meilleures compétences d’Alstom et de Siemens. Vous citez, monsieur le président, une étude d’A.T. Kearney sur les doublons dont je conteste les chiffres qui remontent à 2012. En revanche, j'affirme que les doublons auraient été plus importants en cas de rapprochement entre Bombardier et Alstom. Au moment où Siemens s’est rapproché d’Alstom, il étudiait une opération similaire avec Bombardier. Si ce dernier projet était allé à son terme, Alstom se serait retrouvé isolé en Europe, ce qui nous aurait mis dans une situation extraordinairement difficile. Face à votre commission, j’aurais été moins à l'aise si j'avais eu à expliquer pourquoi l'État avait laissé faire la fusion entre Bombardier et Siemens, laissant Alstom isolé en Europe. Dans le secteur ferroviaire, qui demande une forte intensité capitalistique notamment dans la signalisation, il y a eu un mouvement de concentration qui nous a amenés à prendre cette décision.

S’agissant de la cession des parts détenues par Bouygues, je voudrais reprendre un certain nombre de chiffres pour montrer à quel point cette opération ne pouvait pas être spéculative et n’aurait certainement pas été avisée.

Lorsque l’opération était envisagée, l’État avait effectivement la possibilité de racheter 20 % des parts, détenues par Bouygues. Cette option d’achat, par définition, était au prix fixe de 35 euros. Or, le cours de l’action avant l’opération entre Siemens et Alstom était autour de 30 euros. L’opération de fusion a fait monter le cours au-dessus des 30 euros ; auparavant, il était inférieur au prix fixé dans le cadre de l’option de rachat. Si l’État avait racheté ces 20 %, immédiatement, le prix de l’action aurait diminué parce que le volume engagé sur le marché aurait entraîné une décote de l’ordre de 20 % sur un bloc d’actions aussi important, qui représente environ 1,5 milliard d’euros.

Par ailleurs, au-delà de la perte que cela aurait pu représenter financièrement pour l’État, l’opération n’aurait pas pu se faire car, sitôt que l’État aurait annoncé qu’il s’apprêtait à racheter les 20 % au tarif de rachat de 35 euros, Siemens se serait retiré.

Nous aurions donc fait une double erreur, avec un acte spéculatif qui n’est pas conforme au comportement de l’État et l’échec d’une opération que pourtant l’État voulait faire aboutir et que nous assumons totalement. C’est ce qui explique pourquoi nous n’avons pas envisagé ce rachat des parts détenues par Bouygues.

Quant à la possibilité pour Siemens de monter au capital au-delà du niveau actuel, l’accord entre Siemens et Alstom comporte une clause de standstill qui l’empêche. Si jamais Bouygues cédait ses titres – j’ai lu attentivement les déclarations qu’a faites Martin Bouygues devant cette même commission selon lesquelles ce n’est pas une hypothèse exclue, même s’il ne l’envisage pas dans l’immédiat –, cela ne se traduira donc pas par une montée de Siemens au capital.

Voilà pour l’opération entre Siemens et Alstom et les questions que vous m’avez posées à ce sujet. Je tiens à redire à quel point cette opération protège les intérêts français, nous permet de nous doter d’un géant ferroviaire de taille mondiale et évitera de voir le marché européen se faire prendre par le géant chinois sans capacité de résistance. J’ajoute également qu’un certain nombre d’engagements ont été pris par Siemens et que je préside, moi-même, le comité de suivi des engagements ; je prends donc mes responsabilités. Que ce soit sur le site de Belfort qui a vocation, comme je l’ai dit, à réaliser le TGV du futur, que ce soit sur le nombre de sites, que ce soit sur la présidence du groupe et la localisation du groupe, un certain nombre d’engagements qui ont été pris par Siemens, sur lesquels je veille personnellement.

Il est indispensable que l’Europe se dote d’une stratégie industrielle plus offensive. La stratégie de politique industrielle européenne définie au mois de septembre 2017 par la Commission européenne est insuffisante et décevante ; la France ne s’en contentera pas. Nous voulons une stratégie plus offensive, une stratégie de réalisation de champions industriels, qui peut amener à revisiter certaines règles de concurrence, une stratégie de protection qui soit beaucoup plus puissante que celle qui existe – je répondrai évidemment à vos questions au sujet du décret sur les IEF –, la possibilité de conditions de concurrence équitables comme nous ne cessons de le rappeler à nos partenaires les plus importants, nos partenaires américains, mais surtout nos partenaires chinois.

Je rappelle, pour donner un exemple très concret de ce que veut dire « une concurrence équitable », que les Chinois ont accès en France à des marchés publics auxquels, nous-mêmes n’avons pas accès en Chine ! Ce n’est pas acceptable, et la France ne peut pas se battre seule pour l’ouverture des marchés publics chinois, cela doit s’inscrire dans une stratégie industrielle européenne. Je rappelle également que, si un consommateur chinois veut bénéficier d’une prime pour l’achat d’un véhicule électrique, il faut que celui-ci soit doté de batteries chinoises – sinon, il ne touche pas la prime fiscale. Le jour où l’Europe sera capable d’expliquer à ses clients que les primes versées pour l’achat d’un véhicule propre sont réservées aux véhicules européens, j’estimerai que, oui, l’Europe est capable de se défendre, avec les mêmes armes que la Chine, mais nous en sommes extrêmement loin. Et c’est bien pour cela que je plaide pour une vision plus offensive.

Nous avons besoin d’une taxe carbone aux frontières de l’Union européenne car c’est aussi une question de réciprocité et d’équilibre, avec une vraie protection qui peut être garantie, en particulier pour nos industries énergo-intensives.

Nous avons besoin d’un fonds pour l’innovation de rupture au niveau européen. Et je souhaite que nous puissions lancer rapidement de nouveaux projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC). Leur champ est aujourd’hui limité au nano-électrique. Je propose que ces PIIEC soient ouverts sur des champs différents : les batteries, car nous savons précisément qu’il faut des investissements massifs qu’il ne sera pas possible de faire à la seule échelle nationale ; l’intelligence artificielle, comme l’a proposé le Président de la République. L’intérêt de ces fameux PIIEC est de permettre de déroger aux règles des aides d’État. Ils nous permettent donc de financer massivement certains secteurs industriels que nos concurrents chinois et nos concurrents américains ne se gênent pas, eux, pour subventionner largement. Regardez ce qui a été fait en matière spatiale, ce lanceur renouvelable : c’est formidable d’expliquer que tout cela est le fruit d’un inventeur génial et est financé par des fonds totalement privés, mais c’est faux ! Jamais ce projet de SpaceX n’aurait abouti sans les commandes publiques américaines et sans que la NASA mette des installations et des infrastructures à disposition pour essais et décollages.

Voilà donc ce que je propose. C’est ce que je ne cesse de réclamer à nos partenaires européens : une stratégie industrielle plus ambitieuse qui redéfinisse les règles du commerce mondial, dans un sens de réciprocité et d’équité, et qui nous permette de développer, de notre côté, des investissements et de l’innovation, de manière massive, y compris, je le revendique, avec le soutien des États quand c’est nécessaire.

Enfin, tout cela n’a de sens – vous m’avez interrogé sur ce sujet dont je sais, monsieur le président, qu’il vous tient légitimement à cœur – que si nous sommes capables de protéger les technologies sur lesquelles nous avons investi. Développer des technologies de pointe avec des investissements dont je redis qu’ils se chiffreront en milliards d’euros sans les protéger serait totalement absurde. Et plus on croit au libre-échange, fondé sur la réciprocité, plus il faut se doter de moyens de contrôler les investissements sur les technologies nouvelles et de rupture que nous allons développer.

Nous allons donc dans le cadre de la loi sur la croissance et la transformation des entreprises renforcer significativement le décret sur les investissements étrangers en France. Nous allons d’abord élargir son champ d’application à un certain nombre de secteurs supplémentaires ; je pense notamment à l’espace, au stockage de données, à l’intelligence artificielle, aux semi-conducteurs. Nous devons – c’est le deuxième volet du renforcement du décret – élargir la possibilité de création de golden shares dans les entreprises stratégiques dans lesquelles l’État dispose d’une participation. Nous allons enfin améliorer la stabilité du capital des entreprises cotées, notamment par des mesures visant à développer l’actionnariat salarié et des fondations actionnaires ou encore en renforçant le rôle des comités d’entreprise dans les offres publiques d’achat.

J’ai lu avec attention vos différentes remarques sur le fonctionnement même de ce décret IEF. Je voudrais rappeler la procédure et également faire une proposition dont je pense qu’elle répond aux attentes légitimes de votre commission d’enquête.

S’agissant de la procédure, nous allons prévoir désormais la possibilité pour les entreprises qui le souhaitent, notamment celles de la French Tech, de disposer d’une autorisation préalable de l’État français avant la levée de fonds et la demande d’investissement. Je comprends parfaitement les préoccupations de la French Tech, dont vous vous êtes fait l’écho et dont j’ai reçu des représentants à deux reprises. Ils nous disent : « C’est très bien de renforcer le contrôle, mais cela va faire fuir les investisseurs ! » Nous allons donc permettre à toutes les start-up, toutes les entreprises technologiques qui le souhaitent, de demander avant la levée de fonds, une autorisation préalable à l’État, si bien qu’elles pourront faire leur levée de fonds et leur demande d’investissement en toute sécurité. Avec cette extension du rescrit non seulement à l’investisseur mais à l’entreprise qui cherche un investissement, c’est une garantie forte que nous allons accorder.

En deuxième lieu, nous allons disposer d’un nouveau régime de sanctions qui sera plus progressif et donc plus efficace. Aujourd’hui, c’est tout ou rien : soit des sanctions extraordinairement lourdes, qui peuvent aller jusqu’à l’emprisonnement et la confiscation ; soit… quasiment rien. Nous allons mettre en place un pouvoir d’injonction plus graduel, avec un dispositif d’astreinte. Nous allons ouvrir la possibilité de correctifs dans le cadre de l’autorisation préalable : nous dirions à l’investisseur que l’investissement est possible mais qu’il faut faire telle ou telle correction pour nous rassurer sur ses intentions. Nous allons également prévoir des amendes fixes, dont le montant pourra atteindre jusqu’à 5 millions d’euros ou 10 % du chiffre d’affaires de la société cible – aujourd’hui, on peut se retrouver dans une situation où l’amende se résume à quasiment rien si la valorisation de l’entreprise ne vaut plus rien non plus.

S’agissant du délai d’instruction, je rappelle qu’il est fixé à deux mois. Il y a donc bien un délai d’instruction fixe, exactement comme cela peut exister au États-Unis.

Quant à la coopération interministérielle, elle est très étroite. Chaque fois, par exemple, qu’est concerné le ministère chargé du développement durable, parce qu’un investissement se fait dans le domaine des éoliennes, le ministère est saisi et, ensuite, si l’autorisation a été donnée, assure le contrôle des engagements. Il y a donc bien une procédure interministérielle.

Vous avez soulevé, monsieur le président, l’importante question du nombre de procédures en cours et des statistiques disponibles. Il est vrai que, jusqu’à présent, absolument aucune indication ni aucun chiffre n’ont été donnés au Parlement sur cette procédure du décret IEF. Je le regrette et je considère que ce n’est pas normal. Dans le cadre d’une démocratie comme la démocratie française et de l’équilibre des pouvoirs entre le législatif et l’exécutif, il est parfaitement légitime, cela a toujours été ma position, que le Parlement soit mieux informé. Je vous donne donc le nombre des dossiers reçus. En 2013 et 2014, nous étions entre 20 et 30 dossiers, avant le premier renforcement du décret IEF par Arnaud Montebourg. À partir de 2014, nous avons reçu plus de 100 dossiers. Nous sommes donc au-delà de 100 dossiers, pour vous donner l’ordre de grandeur. Il est probable qu’avec le nouveau renforcement du décret et les nouvelles procédures que nous allons mettre en place nous dépasserons ces chiffres de la centaine de dossiers reçus par la direction générale du Trésor – puisque c’est elle qui les reçoit. Voilà les éléments d’information et de transparence que je voulais communiquer à votre commission d’enquête.

Quant aux dossiers qui nous inspirent interrogations ou réserves, dans la plupart des cas, c’est par la dissuasion que la réponse se fait. Autrement dit, il n’est pas la peine de lancer une procédure de sanction, tout simplement parce que la dissuasion suffit.

Le dernier point, sans doute celui qui sera le plus important aux yeux de votre commission d’enquête et de vous-même, monsieur le président, c’est que je souhaiterais que le Parlement soit informé de manière plus régulière et sans que cela relève d’une commission d’enquête.

Je propose donc qu’un rapport sur la mise en œuvre de ce décret IEF soit remis chaque année par le Gouvernement au Parlement, avec, pour faire les choses sérieusement, deux réserves – il faudra donc réfléchir à la façon dont on met en œuvre cette procédure. La première tient évidemment au secret des affaires, car si les investisseurs ont le sentiment que nous allons divulguer publiquement toutes les informations sur certaines opérations, nous allons les faire fuir, alors que l’attractivité du pays est décisive. La deuxième tient à des règles de confidentialité qui ne sont évidemment pas négociables – j’ai eu l’occasion, monsieur le président, de vous écrire à ce propos. Sinon, ce ne seraient pas des règles de sécurité. Je parle du « confidentiel défense » et du « secret défense ». Il faut donc des règles d’habilitation, et il faut que l’on ouvre aussi le chantier de ces règles d’habilitation des parlementaires qui pourraient être concernés, faute de quoi ledit rapport ne serait pas possible. Je propose donc à votre commission de commencer à travailler dans le cadre que j’ai défini – respect du secret des affaires et de règles d’habilitation – à la remise d’un rapport annuel sur la mise en place et les procédures du décret IEF tel que nouvellement défini.

Vous m’avez également interrogé, monsieur le président, sur les privatisations et sur les opérations qui n’ont pas encore été décidées mais que j’ai proposées au Premier ministre et au Président de la République. Ce sont évidemment eux qui décideront finalement.

Si je me suis mal fait comprendre, je vais m’exprimer plus clairement sur la question d’Aéroports de Paris, devenu Groupe ADP, pour dire ce que je ne proposerai pas au Premier ministre et au Président de la République et ce, qu’en revanche, je propose. Aujourd’hui, sous le régime de la loi du 20 avril 2005 relative aux aéroports, l’État dispose de 50,6 % des parts de ce groupe industriel, au sein duquel on retrouve notamment les aéroports de Roissy-Charles-de-Gaulle et d’Orly mais aussi du Bourget et de Toussus-le-Noble, ainsi que l’héliport d’Issy-les-Moulineaux – ce sont des infrastructures importantes. Des acteurs privés, notamment Vinci, le Crédit Agricole et d’autres actionnaires privés, disposent de 49,4 % de ces parts. Or chacun doit bien avoir présent à l’esprit le fait que ces actionnaires privés ont un droit d’exploitation illimité dans le temps de ces infrastructures stratégiques.

La solution de facilité serait donc, notamment dans le cadre de la loi PACTE, une habilitation législative à réduire la part de l’État, en modifiant la loi 2005 ; elle passerait de 50,6 % à 40 %, 30 % ou 20 % du capital, ce qui donnerait aux actionnaires privés non seulement la majorité mais, j’insiste vraiment sur ce point crucial à mes yeux, un droit d’exploitation illimité sur une infrastructure stratégique en position majoritaire. C’est cette option, la plus simple juridiquement, que j’exclus et que je n’ai même pas présentée au Premier ministre et au Président de la République, parce qu’elle reviendrait à donner une infrastructure stratégique à des acteurs privés pour une durée illimitée.

S’il devait demain se produire un événement que personne ici ne peut prévoir mais que nous devons quand même envisager – une situation stratégique très tendue, une situation de conflit –, la seule possibilité pour l’État de reprendre la main sur cet actif stratégique serait la nationalisation pour des montants prohibitifs. Je rappelle qu’il n’y a qu’un seul aéroport au monde qui soit dans cet état de privatisation totale : l’aéroport d’Heathrow à Londres.

Ce que nous envisageons mais qui est, je le redis, soumis à l’arbitrage du Premier ministre et du Président de la République, c’est un système de concessions dans lequel l’État reprendrait la possession de l’ensemble d’ADP et le proposerait en concession à des acteurs privés à définir, évidemment dans le cadre d’un appel d’offres, pour que nous puissions valoriser le patrimoine de l’État, avec le maintien d’une régulation forte des pouvoirs publics sur cet actif.

Tout d’abord, les activités de souveraineté resteraient – cela va de soi, mais cela va encore mieux en le disant – dans les mains de l’État : les douanes, le contrôle aux frontières, la sécurité, la police, le trafic aérien. Il y aurait ensuite une régulation des investissements et des tarifs. J’insiste évidemment sur la régulation des tarifs puisque l’on nous reproche de risquer de refaire les erreurs commises avec les autoroutes : une durée de concession longue, sans aucune possibilité de révision des tarifs par l’État. Mieux vaux, en effet, ne pas commettre deux fois la même erreur ! Nous prévoirons donc dans le cahier des charges de cette opération un système de régulation en vertu duquel l’État gardera la possibilité de réviser les tarifs. Enfin, nous maintiendrons une double caisse, et ce sera inscrit dans la loi, entre ce qui relève des activités aéroportuaires au sens strict – vols et trafic aérien – et ce qui relève de la gestion des boutiques, des hôtels, des activités commerciales, afin de bien marquer cette distinction entre l’activité des pouvoirs publics et l’activité strictement privée.

Voilà les éléments d’information que je voulais apporter. Je rappelle que toutes ces opérations s’inscrivent de manière beaucoup plus globale dans la question de la redéfinition de la place de l’État dans l’économie française. C’est la grande question qui nous est posée aujourd’hui. Face à des bouleversements technologiques qui sont sans précédent, l’un des enjeux majeurs est de redéfinir la place de l’État dans notre économie. L’État, c’est : les services publics, la SNCF en particulier ; des activités de souveraineté nationale, comme l’énergie nucléaire ou toutes les activités militaires ; le maintien de l’ordre public économique, dans lequel s’inscrit par exemple le décret sur les IEF. Voilà, pour moi, quelle est la place de l’État dans une économie moderne. Pour le reste, l’immobilisation de 9 milliards d’euros d’actifs – c’est ce que représente la part de l’État dans ADP –, pour environ 146 millions d’euros de dividendes chaque année, je trouve que ce n’est pas de l’argent bien employé. Il vaut mieux récupérer ces actifs pour financer l’avenir de nos enfants, c’est-à-dire l’innovation de rupture.

Voilà les quelques éléments que je voulais vous donner, en réponse à vos questions. J’insiste évidemment sur la proposition qui vous est faite d’un rapport annuel sur l’application du décret sur les investissements étrangers en France. Ce serait un changement majeur et cela permettrait de mieux associer le Parlement à une politique industrielle du Gouvernement qui dépasse de loin les clivages politiques et qui nous engage tous.

M. le président Olivier Marleix. Merci, monsieur le ministre, pour les précisions importantes que vous nous avez apportées sur la question du contrôle des investissements étrangers en France. Et merci d’avoir répondu favorablement à notre souhait de procédures à l’avenir un peu plus transparentes.

J’ai le tort, sans doute, d’être un lecteur trop attentif de vos propos, car un certain nombre d’éléments m’étaient déjà connus, et j’aurais souhaité des réponses plus précises à mes questions.

En ce qui concerne les trois coentreprises d’Alstom et General Electric, pourquoi, finalement, avoir abandonné ce scénario validé par votre prédécesseur Emmanuel Macron, qui avait l’air sincèrement attaché à ce dispositif associant deux partenaires, pas tout à fait égaux mais quasiment à égalité dans deux des coentreprises ? Pourquoi aujourd’hui ce désengagement ? Sur ce sujet, vous avez évidemment travaillé en accord avec le Président de la République actuel. Qu’est-ce donc qui explique ce changement de pied entre 2014 et aujourd’hui ?

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Pardon de ne pas avoir répondu sur GE. Je rappelle que GE avait des options d’achat qu’il comptait exercer et qu’Alstom avait des options de vente. Dans ce cadre, il y avait trois coentreprises : le renouvelable ; les réseaux électriques ; le nucléaire. Les deux premières sont gérées par GE depuis 2015, même si Alstom avait une part du capital. Pour nous, cette gestion par GE est la meilleure solution industrielle car c’est un spécialiste de ces secteurs du renouvelable et des réseaux électriques, Alstom n’ayant plus d’activités dans l’énergie.

L’accord avec GE a permis de préserver les emplois dans ces coentreprises qui ont fait l’objet de restructurations massives en Europe. Je rappelle les chiffres annoncés par le président de GE il y a quelques mois : 6 000 emplois de moins chez GE partout en Europe ; 10 000 emplois en moins chez Siemens. Je reconnais bien volontiers que personne n’avait anticipé la brutalité des transformations énergétiques et du marché de l’énergie dans le monde, qui ont conduit à de telles restructurations, mais la France – comparons avec les restructurations demandées en Europe – a été épargnée, et nous veillons à ce que les engagements de GE sur les 1 000 emplois soient tenus.

Vous partez, monsieur le président, du principe qu’ils ne seront pas tenus. Moi, je pars du principe que nous devons veiller à ce qu’ils le soient. Je ne prétends pas que c’est simple, parce que le marché de l’énergie a totalement changé en l’espace de quelques années, mais j’y veille.

Le nucléaire est évidemment stratégique, mais nous gardons une forte protection. Vous l’avez d’ailleurs vous-même rappelé. Nous avons une golden share qui nous confère un siège au conseil d’administration et un droit de veto sur les décisions stratégiques, c’est le point capital. Enfin, la propriété intellectuelle de la turbine Arabelle est verrouillée dans une société ad hoc.

M. le président Olivier Marleix. Je n’ai quand même pas compris, monsieur le ministre, pourquoi l’État avait changé de pied sur ce sujet. En 2014, M. Macron nous dit que nous allons garder des coentreprises, pour peser, et, aujourd’hui, on renonce à peser. Les conséquences en sont notamment que vous n’êtes pas en mesure d’apporter des garanties sur le maintien de l’emploi dans les sites français au-delà du mois d’octobre prochain. Même si les 1 000 emplois sont créés, ensuite, il y a le plan de restructuration de 4 500 emplois que vous venez d’évoquer.

Il y a déjà eu une plainte, classée sans suite pour l’instant, sur le renoncement à de possibles plus-values sur les actions détenues par Bouygues, mais la décision de retrait d’Alstom des trois coentreprises a été prise quelques semaines après la fin du prêt d’actions. On peut donc imaginer que l’État a discuté avec Alstom de cette participation dans les trois coentreprises. La participation d’Alstom, à ma connaissance, avait été évaluée à 2,5 milliards d’euros. Ce n’est pas rien. Pouvez-vous nous garantir que ces 2,5 milliards d’euros ne seront pas reversés, sous la forme de dividendes ou de rachats d’actions, aux actionnaires ? Une fois encore, un dividende aurait échappé à l’État. Ce sont donc trois sujets centraux. Pourquoi se retire-t-on, alors que M. Macron avait signé une décision ? Quelles garanties pour l’emploi ? Est-ce que nous n’avons pas encore manqué un dividende au passage ? Je vous avais également interrogé sur l’avenir du site « Hydro » à Grenoble : n’était-il pas couvert par l’engagement pris par GE de maintenir les savoir-faire en France ?

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Monsieur le président, je suis un peu surpris de votre référence à la plainte déposée par Anticor. Je sais qu’on est en plein bouleversement politique, mais cela me surprend de votre part !

M. le président Olivier Marleix. Je pense que c’est un sujet de préoccupation pour tous les contribuables.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Je note…

M. le président Olivier Marleix. Il y avait un contrat de prêt de consommation d’actions que nous avons regardé très attentivement.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. C’est visiblement votre sujet de préoccupation à vous, pour des raisons que j’imagine assez bien…

M. le président Olivier Marleix. L’un de mes très nombreux sujets de préoccupation.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. …certainement moins dictées par l’intérêt général que par des considérations politiques. La référence dans cette commission d’enquête à une plainte d’Anticor qui a été classée, tant elle ne tenait pas la route me surprend de votre part.

M. le président Olivier Marleix. Vous aurez observé, monsieur le ministre, que beaucoup d’autres questions vous sont posées.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Et c’est vous-même qui soulevez cette question-là. Je m’interroge sur la partialité d’un président de commission qui fait référence à une plainte qui a été classée et qui avait été déposée par Anticor.

M. le président Olivier Marleix. Je relève toutes les questions qu’ont pu se poser des concitoyens, des contribuables, à propos des deniers de l’État.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Je sais bien qu’Anticor représente l’intégralité des concitoyens et des contribuables et que c’est certainement dans le sens de l’intérêt général que vous avez posé cette question…

S’agissant des 2,5 milliards d’euros, je rappelle qu’il s’agit d’entreprises privées. Les pouvoirs publics et l’État ne contrôlent pas les décisions des entreprises privées.

M. le président Olivier Marleix. Vous aviez des droits de vote doubles, monsieur le ministre, vous aviez le prêt d’actions, et vous aviez des droits de vote doubles.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Ce n’est pas le rôle de l’État de répartir les dividendes à la place d’une entreprise privée. Enfin, je rappelle que ces cessions étaient prévues, dès le départ, possibles. Et c’est Alstom qui pèse, et pas l’État. Voilà les réponses que j’ai à apporter à vos questions, mais je souhaite qu’on garde ce débat, dans le cadre d’une commission d’enquête, dans le sens de l’intérêt général et pas de l’intérêt partisan.

M. le président Olivier Marleix. Je crois, monsieur le ministre, que c’est une question qui concerne totalement l’intérêt général que celle de savoir si l’État a cherché au moins à récupérer une éventuelle plus-value ou d’éventuels dividendes, ou bien en a laissé le bénéfice à d’autres. La question que je soulève n’a pas été posée par Anticor. Cela montre une certaine cohérence de ma part : je vous pose toutes les questions, même celles qui vous ne vous plaisent pas.

La question se pose de savoir si l’État a été bénéficiaire, à travers le prêt de consommation d’actions de Bouygues, pendant une longue période, alors qu’il détenait 20 % des parts. Votre prédécesseur avait d’ailleurs demandé des votes doubles au conseil d’administration d’Alstom. Donc cette question du désengagement dans les trois joint-ventures (JV) ne concerne pas que l’entreprise privée Alstom. Elle vous concerne vous, en tant que ministre de l’économie.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Vous confondez, monsieur le président, la détention d’actions et la possibilité d’options.

M. le président Olivier Marleix. Il y a là deux sujets qui n’ont rien à voir, effectivement.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Je tiens à le souligner : si ce sont des options, ce ne sont pas des actions. Ce qui vous donne des droits, ce sont les actions : pas les options d’achat. L’État n’avait en tout et pour tout qu’une seule action. Voilà la réponse que je tiens à apporter.

Je tiens à redire également que je suis surpris que le président d’une commission d’enquête parlementaire fasse référence à des affaires judiciaires initiées par des associations qui ne me paraissent pas forcément représenter l’intérêt général.

M. le président Olivier Marleix. Pardon de vous répéter que, pendant le temps du prêt d’action – c’est tout l’objet du prêt d’action du reste –, l’État s’est totalement substitué à l’actionnaire Bouygues. Vous aviez même, dans ce cadre, obtenu des votes doubles au sein du conseil administration d’Alstom. Donc vous aviez toute latitude pour contrôler la question du désengagement des joint-ventures. C’est un sujet en soi, mais je comprends que vous ne vouliez pas vous étendre davantage sur la réponse.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Je pense avoir répondu avec suffisamment de précision, monsieur le président. Et je crois, par ailleurs, que les motivations de vos questions sont suffisamment claires pour que je n’aie pas l’occasion de m’étendre plus longuement.

M. le président Olivier Marleix. En tout cas je n’ai pas compris pourquoi l’État avait changé de pied sur ce sujet et pourquoi, après avoir mis en place des joint-ventures, il s’en retirait. Vos réponses sur ce point-là ne sont pas convaincantes. Quant à mes motivations, elles visent simplement à obtenir des réponses claires de votre part.

J’ai une autre interrogation, néanmoins. Sur l’avenir du mariage « entre égaux », ce mariage entre Siemens et Alstom, vous avez fait référence à la réponse que nous a faite Martin Bouygues, lequel nous a déclaré qu’à ce jour, il n’y avait pas d’accords passés avec Siemens pour qu’il lui revende ses actions. Mais vous-même n’avez pas de garanties sur le fait qu’au-delà des quatre ans, Siemens pourrait tout à fait se porter acquéreur des 14 % qui risquent de devenir flottants. Ainsi, Siemens pourrait passer à 66,67 % du capital. Vous n’avez pas de garantie sur ce point, n’est-ce pas ? Là aussi, je crois, c’est une question d’intérêt général, notamment pour tous les salariés d’Alstom.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. L’intérêt des salariés d’Alstom, c’est d’appartenir à une entreprise puissante qui puisse faire face à la concurrence chinoise. Et, à cet égard, je ne partage ni vos préventions ni vos préoccupations. Il serait intéressant d’ailleurs de tirer le fil de toutes vos questions et de voir ce qu’il en résulte comme doctrine économique. On serait assez surpris.

Économiquement, Siemens ayant déjà la majorité au capital, je ne vois pas tellement quel serait l’intérêt pour cette entreprise d’effectuer à prix d’or une augmentation de capital qui ne lui donnerait pas davantage de contrôle, mais qui, en revanche, lui coûterait très cher. Les garanties apportées sont données pour quatre ans. Je fais le pari que cette association entre Siemens et Alstom permettra de construire le géant mondial de la signalisation ferroviaire et renforcera Alstom. C’est beaucoup plus prudent que de laisser Alstom exposé à un rapprochement entre Siemens et Bombardier, c’est-à-dire à la constitution d’un géant ferroviaire au niveau européen ou transatlantique auquel il ne participerait pas.

Je revendique cette décision. Je pense qu’elle est bonne pour Alstom. Je pense qu’il n’y a pas de crainte à avoir. Je pense qu’il revient à l’État, qui assure la présidence du comité de suivi, de s’assurer que Siemens remplit bien les engagements qu’il a pris vis-à-vis d’Alstom.

M. le président Olivier Marleix. Merci, monsieur le ministre. Puis-je seulement observer qu’en passant de 50,1 % du capital à 66,67 %, il y a, en droit des affaires, une petite différence quant au pouvoir de l’actionnaire.

Pour le reste, évidemment, l’objet de la commission d’enquête n’est pas d’exposer ma propre doctrine, mais simplement de contrôler l’action du Gouvernement. De par la loi, le ministre de l’économie a en effet le pouvoir de donner des autorisations et d’assortir cette autorisation de conditions. La question n’est pas de savoir quelle est sa doctrine ; je ne veux pas rentrer dans le fond.

À titre personnel, je ne conteste d’ailleurs pas le choix du rapprochement avec Siemens. Je pose seulement la question des conditions dans lesquelles se fait ce rapprochement et sur les garanties que vous cherchez à obtenir à cette occasion.

Je voudrais vous poser une dernière question, qui nous renvoie à Alstom « Power ». J’ai le sentiment, après ces six mois de travail de la commission d’enquête, que le processus commence par la décision politique – en l’occurrence le mariage entre Alstom et GE. Ce n’est qu’après qu’on s’efforce de construire quelque chose. Ce n’est qu’après qu’on se préoccupe des garanties. Partagez-vous ce sentiment ? J’imagine que, dans votre carrière politique, vous avez eu l’occasion d’aller visiter l’ex-usine Alstom, devenue General Electric, à Belfort, et d’y voir à quoi ressemble une turbine Arabelle. C’est la plus puissante turbine à vapeur au monde, forte de 1 800 mégawatts et occupant plusieurs centaines de mètres. C’était – et c’est toujours, dans une certaine mesure – une innovation de rupture.

Certes, j’ai vu dans les conditions de la vente que la France a réservé les brevets, aujourd’hui détenus par une filiale suisse – si, un jour, nous nous fâchions avec les Américains… Je rappelle que la turbine Arabelle équipe nos 58 réacteurs nucléaires. C’est donc un vrai sujet. C’était aussi la garantie pour la France, qui doit être un des six ou sept pays dans le monde, à être capable de le faire, de vendre des centrales nucléaires 100 % française clés en main. Tout cela ne compte peut-être pas, mais désormais ce n’est plus le cas.

Pensez-vous réellement que demain, alors que nous nous sommes privés du savoir-faire des ingénieurs et des ouvriers d’Alstom, nous serions capables de reconstruire, ex nihilo, seulement avec le mode d’emploi que constituent les brevets, des turbines Arabelle ? Cela vous paraît-il réaliste d’insérer une telle clause dans les lettres d’engagement ? Pensez-vous réellement, au fond de vous, que, demain ou dans vingt ans, après avoir perdu tout le savoir-faire des ouvriers et des ingénieurs, la France serait capable de reconstruire, toute seule, une turbine Arabelle et les 400 mètres d’atelier nécessaires pour ce faire ?

Si je pose cette question, c’est que j’ai une vraie interrogation sur la solidité de ce qui est demandé dans les lettres d’engagement, dans le cadre de notre procédure de contrôle des investissements étrangers en France.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Moi, j’ai moins de doutes et d’interrogations que vous sur les savoir-faire français et sur notre capacité à nous réinventer, à nous renouveler, comme sur notre capacité à protéger nos brevets, nos innovations et nos savoir-faire.

Nous renforçons le décret relatif aux investissements étrangers en France. Nous élargissons son champ. Nous élargissons les possibilités de sanctions. On ne peut pas à la fois nous reprocher d’aller trop loin dans la protection, parce que nous renforçons le décret IEF, et nous expliquer que nous allons perdre toutes nos compétences et nos savoir-faire, et que nous ne défendons pas assez bien les technologies françaises.

Il faut choisir son combat, car il n’est pas possible de mener les deux à la fois.

S’agissant de GE, j’ai l’impression que vous en faites le grand méchant loup. Je rappelle que c’est dans une joint-venture de GE avec Safran que nous réalisons les moteurs d’Airbus CFM 56. Je rappelle que GE est implanté en France depuis cent ans. Je rappelle qu’il représente des milliers d’emplois. C’est un peu trop facile de faire peur aux gens en leur disant : « Attention, GE vous menace, c’est le grand méchant loup ! »

La réalité du monde économique contemporain, c’est la coopération. C’est la capacité à allier les compétences et les savoir-faire. C’est le pari que nous faisons. Et je pense que ce pari est le bon. Parallèlement, nous nous dotons des protections nécessaires en renforçant le décret sur les investissements en France, en garantissant que les technologies sont bien contrôlées et en mettant en place un dispositif de sanctions progressif.

Oui, nous croyons à ces choix-là, qui sont des choix de coopération. Car la France ne maintiendra ses technologies au plus haut niveau que si elle est capable de coopérer et de s’allier avec les meilleurs. Il y a là, on le voit bien, deux visions totalement différentes. Certains voudraient faire croire aux Français que nous pouvons, sur les technologies les plus sensibles dans le secteur industriel, nous en sortir tous seuls. Qu’en gros, rester entre nous, c’est la solution ! Je ne le pense pas. C’est au contraire en s’alliant avec les meilleurs – dans le domaine ferroviaire avec Siemens, dans le domaine de la motorisation avec GE, dans le secteur naval avec Fincantieri – que la France réussira économiquement demain, qu’elle gardera ses compétences, ses savoir-faire, ses technologies et sa puissance industrielle.

C’est ce que je crois profondément. Telle est l’option économique et l’option stratégique que nous défendons avec le Président de la République et le Premier ministre.

M. le président Olivier Marleix. Monsieur le ministre, il n’y a pas de débat sur la finalité et sur la nécessité de construire des géants européens et des alliances. La question est celle de la crédibilité de la parole politique.

Quand on entend un ministre de l’économie dire : « Avec Technip, on va faire des Airbus franco-américains ! », on a le sentiment qu’on se moque des Français et que des engagements sont pris seulement pour justifier un deal – car il y a toujours des gens qui sont intéressés à en conclure un.

J’observe que vous vantez la capacité des Chinois à se concentrer, mais, en France, on fait exactement l’inverse : on laisse en effet les banques d’affaires proposer des deals qui divisent nos entreprises et les affaiblissent. Donc, effectivement, on ne prend pas exactement les mêmes chemins.

Dans toutes les opérations que vous citez, la France s’allie, certes, mais en étant minoritaire et sans avoir de garantie sur ce qui se passera au-delà d’un délai de court terme. On comprend que cela fait les affaires du politique, mais au-delà trois ou quatre ans, nous n’avons plus beaucoup de garanties…

Quant à la question du maintien des technologies, monsieur le ministre, et de savoir si, demain, la France aura la capacité de reconstruire toute seule des turbines Arabelle, la réponse est à l’évidence non. Ce qui est écrit dans la lettre d’engagement est donc un élément de décor : ça fait bien, mais ce n’est pas très sérieux.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Je voudrais juste répondre à la remarque qui vient d’être faite, parce qu’elle est inexacte.

La France achète aussi beaucoup. Là encore, on ne peut pas nous reprocher tout et son contraire. Nous avons souvent des problèmes diplomatiques avec l’Italie, qui reproche précisément à nos industriels de trop racheter en Italie. Votre remarque me fait sourire, monsieur le président, quand je pense aux propos de nos amis italiens : « La France est trop puissante, la France rachète trop. Elle achète dans le secteur du luxe, avec Loro Piana, Gucci, et d’autres marques célèbres ; elle achète dans le domaine des télécommunications ; elle achète dans le domaine de l’industrie agroalimentaire, avec Parmalat et Lactalis. Laissez-nous simplement faire peut-être une fois une acquisition en France ! ».

S’agissant de l’Allemagne, évidemment, le mariage d’Alstom et Siemens est une opération de telle envergure qu’elle écrase tout le reste. Mais je rappelle que la France a effectué 89 opérations de rachats industriels en Allemagne au cours de l’année 2017. Elle a racheté des fleurons allemands très significatifs. PSA a ainsi racheté Opel. Et je pourrais vous citer beaucoup d’autres opérations. Donc, là encore, n’ayez pas de crainte, monsieur le président : la France est puissante et capable de faire de belles opérations. Il est faux de dire que nous vendons par appartement l’économie française. Ne jouons pas sur les peurs des Français.

M. le président Olivier Marleix. Monsieur le Ministre, puisque vous me provoquez un peu, je réponds : nous parlions des secteurs stratégiques dans lesquels la loi vous confie un pouvoir particulier. Il n’était pas question du luxe ou d’autres activités économiques.

M. Guillaume Kasbarian, rapporteur. Merci beaucoup, monsieur le ministre, pour votre exposé particulièrement clair et convaincant. J’avais trois remarques préliminaires à formuler, avant de poser deux questions : l’une portera sur l’intelligence économique et l’autre sur le fonds d’innovation de rupture.

Je commence par mes trois remarques préliminaires.

Je voulais d’abord vous remercier d’avoir développé une vision globale au sujet de la politique industrielle de la France. Je pense que beaucoup ici sont convaincus, comme moi, que, la décision de l’État en matière de politique industrielle ne peut se limiter à un simple contrôle des investisseurs étrangers en France. On a parfois tendance à vouloir restreindre la question des décisions de l’État en matière de politique industrielle au seul contrôle des investisseurs étrangers en France. Or vous avez très bien rappelé qu’il y avait un certain nombre de chantiers beaucoup plus transverses et plus importants pour la politique industrielle. Vous avez fait allusion à la culture et à l’image de l’industrie, à la formation, à la compétitivité prix et à la compétitivité hors coût, à l’attractivité de la France vis-à-vis d’investisseurs étrangers, aux blocages qui empêchent de faire grandir nos industries, à l’intelligence économique… Tous ces sujets contribuent à la prise de bonnes décisions de l’État en matière de politique industrielle.

Je voulais ensuite vous remercier d’avoir intégré cette réflexion au sein d’une concurrence mondiale, avec un marché qui évolue dans le temps. Nos entreprises, en effet, ne vivent pas dans un igloo, même peint en bleu blanc rouge ! Elles ont des concurrents ; il faut prendre en compte les stratégies mises en œuvre par certains pays, les puissances qui s’affirment. Il y a des concurrents qui deviennent extrêmement gros, dans un délai extrêmement court. C’est cette évolution du marché que vous avez totalement prise en compte dans la politique que vous défendez.

Comme vous l’avez rappelé, nous rachetons aussi beaucoup d’entreprises à l’étranger. Nous avons tendance à avoir une vision complètement décliniste, à être refermés sur nous-mêmes en pensant que toutes les entreprises françaises se font racheter. Or c’est totalement faux : nous rachetons nous-mêmes énormément. Dans ces cas-là, on en est très fier et on ne s’en plaint pas.

Le troisième remerciement que je voulais vous adresser était relatif à la transparence et aux propositions que vous avez faites par rapport à l’information du Parlement. Le fait que vous puissiez aujourd’hui divulguer des statistiques sur le contrôle des investissements étrangers en France, que vous proposiez de nous fournir un rapport et d’informer les parlementaires de ce contrôle bien existant, témoigne du respect que vous avez pour notre institution. Face aux fantasmes de ceux qui pensent qu’on ne contrôle strictement rien, nous aurons les moyens de prouver que le processus est équilibré, qu’il joue son rôle et qu’il est efficace. Donc merci pour ces propositions.

J’en viens à mes questions.

Au sujet de l’intelligence économique, on a souvent tendance à considérer que l’industrie n’est constituée que de groupes de grande taille, très connus et appartenant au CAC 40. Or nous avons noté, dans le cadre de nos travaux, qu’un certain nombre de PME et d’ETI un peu moins connues développent elles aussi des technologies sensibles, ainsi que des savoir-faire stratégiques pour notre pays. On en entend moins parler. Parfois, elles sont moins pilotées, moins surveillées, moins accompagnées. On a souvent tendance, malheureusement, à s’alarmer d’une situation problématique que lorsqu’on arrive au bout de la chaîne : lorsque toutes les options pour sauver l’entreprise ont été examinées, lorsqu’elle se retrouve en grande difficulté, ou chassée par des concurrents étrangers. Comment peut-on améliorer la gouvernance des outils à notre disposition sur l’intelligence économique pour bien suivre ces PME et ETI qui sont tout aussi importantes en termes de savoir-faire ? Comment alerter de façon prédictive et proactive l’État, de façon qu’on ne découvre pas le problème quand il se présente de façon parfois un peu médiatique ?

Ma deuxième question porte sur le fonds d’innovation de rupture. Comme vous l’avez rappelé, les cessions d’actifs auxquels vous allez procéder doivent servir à abonder un fonds de 10 milliards d’euros qui sera consacré au financement des innovations, clés de la nouvelle industrie de demain. Comment ce fonds va-t-il fonctionner, notamment en termes de gouvernance, de cibles et de montant des investissements ? Quelle sera la taille des tickets d’investissement ?

Je vous pose la question pour une raison que vous comprendrez en écoutant la petite anecdote suivante. Aux États-Unis, certains acteurs nous ont dit en effet, de façon caricaturale : En France, vous développez un troupeau de poneyscornes et non un troupeau de licornes ! Ils considèrent que nous procédons à du saupoudrage dans certaines entreprises, alors que l’enjeu, c’est de développer des grosses boîtes à l’échelle mondiale, conquérantes sur une taille de marché très importante. Comment utiliser ce fonds pour y parvenir ? Faire grandir nos industries, tout faire pour encourager leur croissance et les placer en position de concurrence sur le marché mondial, tel est l’objectif du projet de loi PACTE. Comment ce texte pourra-t-il nous aider à accompagner ces champions sur un marché de taille de taille mondiale ?

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Sur l’intelligence économique, je partage totalement votre analyse. Nombre des technologies les plus sensibles peuvent être développées en effet par de toutes petites structures économiques sur des champs très particuliers.

S’agissant ainsi de la reconnaissance vocale par l’intelligence artificielle et du développement qui peut en être fait, il y a des problèmes de traduction, car des continents entiers ne seront accessibles que si certaines start-up développent des systèmes de reconnaissance vocale, non seulement en langue anglaise et française, mais aussi, par exemple, en langue arabe. Aujourd’hui, Orange a des investissements très forts dans une toute petite entreprise qui développe cette technologie de pointe. Cela doit évidemment être protégé. Il n’y a pas que les grandes entreprises, avec des niveaux de capitalisation très élevés, qui doivent l’être.

Deux acteurs sont chargés de veiller à cette intelligence économique : le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDN) sur le volet économique qui relève de la défense nationale et du Premier ministre, et le Commissaire à l’information stratégique et la sécurité économique (CISSE).

J’ai proposé que le directeur général des entreprises (DGE) exerce cette fonction de CISSE, la séparation entre les deux fonctions ne me paraissant pas très efficace aujourd’hui, ce qui conduit à des doublons. Cela empêche en outre une plus grande réactivité et crée un échelon supplémentaire dans la chaîne hiérarchique entre le CISSE, le DGE et le ministre lui-même. Demain, le CISSE-DGE aura toute compétence sur l’intelligence économique, en liaison avec le SGDN. Je souhaite également que l’usage de ces outils d’intelligence économique fasse l’objet d’un rapport régulier au plus haut niveau de l’État, c’est-à-dire au niveau du Président de la République, dans le cadre d’un conseil de défense économique.

Vous le constatez : nous travaillons à une réorganisation en profondeur. Chacun doit prendre ses responsabilités, et le premier responsable devant être le directeur général des entreprises, puisque c’est lui qui est au contact de ces entreprises et de ces technologies les plus sensibles.

S’agissant du fonds pour l’innovation de rupture et de la taille des tickets, il y a deux aspects un peu différents. Il y a d’abord des start-up, dites « tech », qui n’ont pas besoin de tickets très importants, mais qu’il faut arriver à soutenir. Or six investissements sur dix n’aboutissent pas : ils sont faits à fonds perdus. Dans ces cas-là, injecter de l’argent public a tout son sens : il s’agit non pas d’avoir une exigence de rentabilité immédiate et à court terme mais de ne pas passer à côté de certaines technologies essentielles. Cela correspondra à une première poche du fonds pour l’innovation de rupture pour un montant global de 70 millions d’euros, car ces start-up n’ont pas besoin d’investissements forcément très élevés.

Il y aura par ailleurs des tickets plus importants pour certains secteurs à privilégier, comme l’intelligence artificielle, les biotechnologies ou le stockage de l’énergie.

Notez que tout cela s’inscrit dans une stratégie européenne. Je souhaiterais que, demain, les investissements destinés au stockage de l’énergie, dans le cadre du fonds pour l’innovation de rupture, puissent avoir comme relais un fonds européen où le soutien par des aides d’État serait possible. C’est ainsi que nous parviendrons à gagner cette bataille.

D’autres le disent beaucoup mieux que moi. Thierry Breton a ainsi expliqué récemment que nous étions en train de perdre la bataille de l’innovation de rupture au niveau européen, parce que nous ne nous dotions pas de moyens financiers suffisants, par exemple pour les supercalculateurs, pour rester au niveau de la Chine ou des États-Unis. Les montants d’investissements consacrés, notamment en Chine, à certaines technologies de rupture ou à certaines technologies qui arrivent à maturité, montrent bien que l’Europe n’a pas le choix. Aujourd’hui, eu égard aux investissements colossaux déjà consentis par la Chine sur les batteries lithium-ion, l’Europe doit ainsi se positionner sur une autre technologie pour rester dans la course.

M. le président Olivier Marleix. Monsieur Roland Lescure, vous avez la parole.

M. Roland Lescure. Merci, monsieur le président, de nous laisser la parole.

Monsieur le ministre, je tiens d’abord à vous féliciter pour votre volontarisme. Après dix mois aux manettes, vous êtes en train de montrer que le déclin industriel n’est pas une fatalité en France. On peut l’enrayer. Les chiffres commencent à le prouver. On peut même voir une industrie française qui passe en mode de conquête.

Dans ce nouveau Parlement, tout le monde n’était pas né dans les années 1970, mais, moi, je me souviens de l’équipe de football d’Italie, qui, à l’époque, remportait partie après partie grâce au système du catenaccio : cette stratégie qui vise à défendre, à défendre et à défendre et, de temps en temps, avec un peu de chances, à marquer un but… Nous ne sommes plus dans les années 1970, ni dans le monde du football ni dans l’économie mondiale. Aujourd’hui, l’économie est globalisée, et il faut pouvoir conquérir, grâce à des technologies et à de l’innovation, mais aussi grâce au volontarisme politique. Car ce dernier a un rôle à jouer dans l’accompagnement de nos industries – vous le montrez bien.

Certes, il faut aussi savoir défendre dans le football moderne comme dans l’économie moderne. Et cela aussi, vous savez le faire. Je pourrais citer des tonnes d’exemples depuis dix mois. Le plus emblématique de cette nouvelle stratégie industrielle, est sans doute ce que vous avez fait en défense et en attaque pour STX : vous avez été capable de nationaliser temporairement une entreprise pour laquelle vous considériez que le deal n’était pas là ; et vous avez ensuite, après une renégociation toute à votre honneur, permis de créer un champion européen. Dans une industrie globalisée, avec des concurrents coréens ou chinois, vous avez montré qu’on pouvait créer un champion. Je vous en remercie.

Vous avez aussi indiqué, et je m’en félicite, qu’à l’avenir, le Parlement serait informé avec plus de transparences sur ce que le Gouvernement fait quand se présentent des opérations transactionnelles en provenance de l’étranger et qui peuvent être plus ou moins porteuses. Vous le savez, j’ai passé les huit dernières années à diriger les investissements d’un grand fonds canadien de placements qui investit dans le monde entier. Je voudrais vous entendre sur la transparence que vous souhaitez faire « en amont » des transactions vis-à-vis des grands investisseurs globaux. En effet, la compétition est également mondiale en matière de capital. Or, comme vous l’avez dit à de nombreuses reprises, notamment dans le cadre de la préparation de la loi PACTE, nous manquons de capital-actions en France. Il faut donc créer plus de capital français pour soutenir et développer nos entreprises françaises. Mais, en attendant, il faut aussi pouvoir attirer du capital intelligent et de long terme. Que pensez-vous faire pour accroître la transparence sur ces règles vis-à-vis des écrans investisseurs globaux à l’aube d’opérations importantes ?

Mme Anne-Laure Cattelot. Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre exposé.

Vous avez indiqué que le nouveau fonds de rupture allait répondre au besoin de financement de l’innovation. Nous avions donc un « trou dans la raquette ». Certes, nous avons mis en place le crédit d’impôt recherche (CIR), mais nous avons du mal à trouver des financements pour l’innovation de rupture. Je vois un autre « trou dans la raquette » s’agissant de l’innovation de process et de la robotisation dans les entreprises. Avez-vous ciblé cette nécessité de renouvellement de l’outil de production français ?

Dans la stratégie globale industrielle, vous pointez les objectifs avec les industriels, via notamment les comités de filière. Mais qu’en est-il du lien avec ces opérateurs publics importants pour l’économie que sont devenues les régions ? Comment développez-vous des stratégies d’attractivité pour l’implantation d’activités économiques et industrielles dans ces territoires ?

M. Bastien Lachaud. Monsieur le ministre, vous avez parlé de transparence : pourquoi ne pas commencer tout de suite avec la question de Fincantieri ? Lorsque M. Le Drian était ministre de la défense, il n’était pas utile, il était même néfaste d’envisager un rapprochement entre Naval Group et Fincantieri. Or il semblerait que, depuis que STX est passé sous contrôle de Fincantieri, ce rapprochement soit réellement à l’ordre du jour, eu égard aux travaux des groupes de travail entre les gouvernements français et italien depuis septembre.

Le Parlement n’est informé de rien. Que pouvez-vous nous dire sur ces négociations ? Sont-elles interrompues depuis les dernières élections en Italie, le gouvernement actuel n’ayant plus n’a plus de légitimité pour agir ? Cela relève de la souveraineté nationale, eu égard au rôle de Naval Group dans notre force océanique de dissuasion.

Ma deuxième question concerne Airbus. Notre commission d’enquête a auditionné ses responsables. L’entreprise connaît une crise sans précédent et risque potentiellement de devoir payer une amende aux autorités britanniques.

Mme Natalia Pouzyreff. L’audition était à huis clos…

M. Bastien Lachaud. Ces informations figurent dans la presse, il suffit de lire Mediapart ! Airbus encourt peut-être également une amende encore plus importante des autorités américaines. Alors que l’entreprise connaît des difficultés conjoncturelles, sa structure capitalistique lui permet d’être à l’abri de toute OPA hostile du fait de l’accord qui lie les trois États – France, Allemagne et Espagne – possédant plus de 26 % du capital. La France possède un droit de rachat préférentiel sur ces actions si un des deux autres partenaires souhaitait se retirer. Mais aurait-elle les moyens et la volonté de racheter 11 % d’Airbus pour garantir la souveraineté française sur cette entreprise qui, je vous le rappelle, participe également à la force océanique de dissuasion ?

Mme Natalia Pouzyreff. Monsieur le ministre, vous estimez indispensable que l’Europe se dote d’une capacité industrielle plus offensive. Vous évoquez la nécessité de rapprochements et de consolidations entre entreprises européennes, et l’importance de pouvoir déroger au contrôle des aides publiques dans ce cas de figure. En matière de protection des actifs et des infrastructures stratégiques, le rachat du port du Pirée par des investisseurs chinois a probablement laissé des traces…

Néanmoins, les divergences idéologiques sont profondes entre la Direction générale (DG) Concurrence – qui ne reconnaît pas la notion de préférence européenne lors de ces opérations de consolidation – et les DG Industrie et Commerce – qui travaillent sur le projet de règlement européen de filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union européenne, qui préservera malgré tout les prérogatives des États membres.

Que pensez-vous de cette proposition de nouveau règlement européen ? Comment peut-on œuvrer à convaincre les États membres encore réticents d’accepter ce dispositif, qui vise simplement à consolider les informations et à harmoniser les procédures dans un cadre européen ?

Ma deuxième question concerne l’avenir d’Alcatel Submarine Networks (ASN). Là encore, peut-on envisager une consolidation entre acteurs français et européens ? Comment comptez-vous protéger cet actif stratégique et sa propriété intellectuelle ?

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Monsieur le président Lescure, sur l’attractivité, le développement du capital en actions de nos entreprises et des investissements en France, vous savez mieux que personne que nous sommes déterminés à améliorer encore l’attractivité du territoire français. Ce sera l’un des objectifs du projet de loi relatif au plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE).

Cela suppose un environnement fiscal attractif – nous l’avons mis en place lors du projet de loi de finances pour 2018 –, une procédure claire et prédictive – nous y travaillons – et un guichet unique d’entrée pour les investisseurs à la direction générale du Trésor. Ces mesures seront examinées dans le cadre du projet de loi à l’été prochain.

Madame Cattelot, bien entendu, nous travaillons étroitement avec les régions sur les projets industriels. Je souhaiterais que nous ne développions pas uniquement ces relations en période de crise. Nous l’avons fait avec le président Xavier Bertrand à la suite des difficultés liées au rachat d’Ascoval et d’Ascométal – les discussions ont alors été utiles. Mais nous devons favoriser aussi des stratégies offensives et des coopérations plus étroites avec cet acteur de référence qu’est la région. Hier, j’ai reçu le président de la région Bretagne et lui ai proposé d’avancer dans cette direction.

Monsieur Lachaud, Naval Group et STX-Fincantieri sont deux sujets très différents. Nous avons été particulièrement volontaristes concernant STX – je remercie le président Lescure de l’avoir souligné. Il fallait rétablir un équilibre entre STX et Fincantieri. En effet, à notre arrivée, l’opération – telle qu’elle avait été décidée – transférait 51 % de STX à Fincantieri et 3 % supplémentaires à la fondation « Trieste », très proche de Fincantieri, ce qui revenait à un contrôle italien à hauteur de 54 %. La négociation nous a permis d’aboutir à 50 % plus un point – correspondant à un prêt de l’APE. Comme tout prêt, il peut être retiré, ce qui améliore notre capacité de contrôle.

Par ailleurs, des engagements ont été pris sur l’emploi, les technologies, le maintien du grand bassin de carénage. Ces engagements seront contrôlés à échéance – deux, cinq, huit et douze ans. Même si l’on peut toujours le contester et se dire qu’on aurait dû en rester à la nationalisation, cet accord est indéniablement beaucoup plus protecteur que le précédent. En outre, j’ai une très grande confiance dans la capacité des Chantiers de l’Atlantique à développer leur activité et leur savoir-faire dans les années à venir.

S’agissant du rapprochement avec Naval Group, les discussions se poursuivent, mais elles ne portent que sur les synergies possibles en matière d’exportation, de recherche et de commercialisation, et uniquement pour les navires militaires de surface. Je n’exclus pas la prise de participation croisée, mais ce n’est pas l’option la plus immédiate. En outre, les difficultés politiques actuelles en Italie ne vont pas contribuer à l’accélération des discussions.

Concernant Airbus, ni le gouvernement allemand ni le gouvernement espagnol
– avec lesquels nous sommes en contact régulier – n’envisagent de monter au capital ou de vendre des actions.

Madame Pouzyreff, vous m’interrogez sur le projet de règlement européen. Je me réjouis que l’Europe prenne conscience de la nécessité de protéger nos actifs stratégiques et notre technologie. Les réticences sont très fortes. Certains ont effectivement une conception différente de la nôtre du commerce mondial : il nous faudrait être les plus ouverts possibles pour s’attirer « les bonnes grâces » des grandes puissances économiques, sans pouvoir contrôler nos propres technologies et savoir-faire.

Je ne partage pas cette vision : à mon sens, l’Europe doit s’affirmer comme puissance économique autonome, avec ses propres valeurs, et être capable de défendre ses intérêts. Je continue à plaider pour l’adoption définitive de ce projet de règlement. À l’heure actuelle, il est toujours à l’étude. Je rappelle qu’il ne porte pas sur les investissements intra-européens, mais uniquement sur ceux réalisés hors de l’Europe, et qu’il ne prévoit pas de dispositif de sanctions, celles-ci étant renvoyées au niveau national. Pour autant, c’est un geste politique important. Même s’il va beaucoup moins loin que les dispositions du décret relatif aux investissements étrangers en France (IEF), il va dans le bon sens.

Il y a quelques mois, un actionnaire chinois a racheté Kuka, une entreprise allemande leader européen de la robotique, qui possède des technologies et un savoir-faire exceptionnels. Or il est de notre intérêt de protéger ces actifs stratégiques et de ne pas les laisser partir. Je continuerai donc à défendre avec beaucoup de détermination cette Europe, moteur du commerce mondial – tous ensemble, nous sommes la première puissance économique mondiale – mais qui doit être capable de protéger ses technologies et ses savoir-faire, en matière de données, dans l’industrie, l’intelligence artificielle, le numérique.

ASN est effectivement une entreprise stratégique. Elle est cotée ; en conséquence, je m’abstiendrai d’émettre des commentaires particuliers. Mais, bien entendu, nous veillons attentivement à son avenir.

M. Denis Sommer. Je vous remercie pour cette présentation. Suite à notre rencontre sur le site de Belfort avec les organisations syndicales et la direction d’Alstom et de General Electric (GE), j’ai souhaité organiser une réunion de travail avec les représentants des organisations syndicales à l’échelle du groupe. J’ai été particulièrement frappé par leur lecture du monde et leur approche extrêmement fine des marchés. Ils ont mesuré les évolutions en Europe de l’Est, où il va falloir gérer l’après-charbon. En Pologne, par exemple, les besoins en énergies renouvelables sont immenses. Ils ont souligné par ailleurs que l’Afrique assurerait une grande part de la croissance mondiale dans les vingt prochaines années et que ses besoins énergétiques seraient donc considérables.

Ils ont aussi insisté sur le fait que General Electric était désormais un leader dans le secteur de l’énergie et que le rachat d’Alstom « Power » lui avait permis de conforter sa dimension mondiale. L’entreprise est donc, selon eux, en situation de répondre à l’évolution des marchés. L’inquiétude, qui était palpable il y a quelques années, s’est transformée en une volonté de réussir et de s’inscrire dans l’avenir de l’entreprise. Elles ne sont plus en train de réécrire l’histoire : elles avancent !

Ils ont notamment souligné les compétences du groupe dans le secteur de l’hydroélectricité, de la biomasse de l’éolien, de l’offshore. Ils savent qu’on a besoin d’une politique industrielle. Vous y avez fait référence, monsieur le ministre et vous avez raison : nous avons besoin de politiques industrielle et énergétique européennes puissantes, qui doperont notre secteur des énergies renouvelables. Construire une Europe des énergies renouvelables nous permettra par ailleurs d’atteindre les nouveaux marchés mondiaux et de concurrencer les Chinois, très présents, notamment en Afrique.

Quelle pourrait être cette politique européenne de l’énergie ? Quelle dynamique cela pourrait-il créer pour notre tissu industriel et pour les capacités industrielles et de recherche de General Electric, en France et en Europe ?

M. Damien Adam. Je suis élu de Rouen, un territoire industriel que vous connaissez bien. Je souhaiterais revenir sur un sujet qui me tient à cœur : les impôts sur la production. Les nombreuses entreprises que je rencontre soulèvent souvent cette problématique. Un rapport d’experts est en cours de rédaction. Quelles sont les prochaines étapes qui permettront de parvenir à une baisse de ces impôts ? Quelles contreparties sont envisagées pour éviter les conséquences négatives de cette mesure sur les finances publiques ? Peut-être ne seront-elles pas nécessaires ?

Mme Sarah El Haïry. Je suis pour ma part élue de Loire-Atlantique. Ma question portera naturellement sur les Chantiers de Saint-Nazaire sur lesquels vous vous êtes rendus. Comment et par qui les engagements pris par Fincantieri le 27 septembre 2017 seront-ils examinés au bout de deux, cinq, huit et douze ans ?

Je souhaite par ailleurs lever un doute : lorsque l’alliance a été annoncée, les opposants ont souligné les risques de transferts technologiques en dehors des frontières européennes. En effet, Fincantieri s’est rapproché de China State Shipbuilding Corporation pour la construction de navires de croisière de classe « Vista ». Certes, ces navires sont destinés au marché chinois. Mais le risque a-t-il bien été pesé lors des négociations ? Existe-t-il toujours ?

Enfin, l’APE a-t-elle vocation à se maintenir dans ce nouvel ensemble sur le long terme ?

Mme Stéphanie Kerbarh. La vigilance du Gouvernement concernant le respect par GE de son engagement en termes d’emplois en France s’appuiera-t-elle sur les projets d’éolien offshore ?

Concernant le fonds pour l’innovation de rupture, les filières du Conseil national de l’industrie (CNI) vont-elles définir ou identifier les technologies nécessaires à cette économie de rupture, afin de procéder à la modernisation de notre outil productif ? Vous avez indiqué que ce fonds pourrait être utilisé par des start-up travaillant dans le secteur des biotechnologies ou du stockage de l’énergie. Comment les filières industrielles seront-elles associées aux choix ? Enfin, quand sera créé le fonds européen ?

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Monsieur Sommer, j’aurai l’occasion de vous reparler directement de la politique européenne de l’énergie. Je rappellerai simplement que l’objectif européen en matière d’énergies renouvelables est de 30 % en 2030, même s’il est toujours en cours de discussion. Il s’agit évidemment de faire baisser les émissions de CO2. Dans ce cadre, le nucléaire garde une place importante. Deux points sont fondamentaux : les interconnexions – c’est capital et nous péchons encore en la matière – et une meilleure coordination. Le bilan de la politique énergétique européenne souligne tristement que la coordination n’a jamais été notre fort… Chaque État prend ses décisions et prévient les autres… quand il le juge utile.

Monsieur Adam, je vous confirme que les impôts sur la production sont les derniers qui pèsent encore sur la compétitivité prix de notre industrie. Nous avons beaucoup baissé les charges et allons pérenniser cette baisse en transformant le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en allégement définitif de charges en 2019. Je suis prêt à évoquer la question des allégements au-delà de 2,6 SMIC. Mais la priorité, ce sont désormais les impôts sur la production : 70 milliards d’euros, c’est considérable et cela nuit à la compétitivité de nos entreprises.

Le rapport, qui sera remis le 28 mai prochain, nous éclairera sur la structuration de ces impôts, sur les plus pénalisants, ainsi que sur les modalités et délais des modifications à apporter. Vous l’avez indiqué, les contours de la réforme dépendront de notre capacité à réduire la dépense publique. Je le répète ici, mais l’ai déjà dit hier avec Gérald Darmanin, le ministre des comptes publics : nous devons maintenir le cap de la baisse des dépenses et de la réduction de la dette. C’est ce qui nous permettra de dégager des marges de manœuvre pour baisser les impôts. Les miracles, les baguettes magiques, les petits pains qui tombent du ciel, cela n’existe pas, hélas ! Si l’on veut baisser les impôts, il faut diminuer les dépenses.

C’est le choix stratégique de la majorité. Nous considérons qu’il n’est pas de bonne politique de redistribuer les recettes fiscales supplémentaires disponibles, pour faire plaisir aux uns ou aux autres. Notre stratégie s’inscrit dans le cadre fixé par le Premier ministre et le Président de la République et vise, comme nous l’avons exposé hier en conseil des ministres, à baisser la dépense publique – structurelle et de longs termes – grâce à des politiques que nous réorganisons. C’est ainsi que nous pourrons dégager des marges de manœuvre qui permettront d’alléger les impôts des Français et des entreprises. Vous l’avez compris, je me battrai sans relâche pour défendre cette stratégie car nous ne pouvons pas continuer à affaiblir notre industrie, ni à Rouen, ni ailleurs.

Madame El Haïry, les engagements pris par Fincantieri seront vérifiés par l’État. Un de ses engagements fondamentaux était précisément l’absence de transfert de toutes les technologies sensibles vers l’étranger. L’APE possède 33,34 % du capital du nouvel ensemble et a vocation à s’y maintenir.

Madame Kerbarh, vous avez raison, les filières industrielles doivent pouvoir nous faire part des besoins de financement de leurs projets prioritaires. La réorganisation
– dix filières stratégiques et un Conseil national de l’industrie – permettra précisément de définir ces projets, avec l’aide de scientifiques, d’experts indépendants et d’entrepreneurs. Les responsables politiques ne décideront qu’en dernier ressort, l’instruction scientifique et professionnelle des dossiers nous permettant d’être certains d’investir dans les deux ou trois filières décisives pour l’avenir économique de notre pays.

M. le président Olivier Marleix. Nous avions également évoqué la problématique des procédures instruites par la justice américaine, au nom de l’extraterritorialité. En la matière, nos entreprises sont très souvent désemparées. Nous devons les inviter à la coopération – nous avons signé des conventions internationales de coopération judiciaire – mais aussi les protéger face à ces procédures judiciaires fondamentalement différentes des nôtres. La liste des entreprises concernées par ce nouveau phénomène ne cesse de s’allonger. Le sujet nous semble très important. Je profite de cette commission d’enquête pour vous le dire, monsieur le ministre. Peut-être faudrait-il améliorer le pilotage de leur accompagnement par les différents échelons de l’État et les ministères concernés.

M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Ce point est important. Je serais très heureux que nous puissions en reparler, s’agissant notamment de nos relations avec la justice américaine. La loi relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique date du 26 juillet 1968. Je suis ouvert à la discussion sur ce sujet.

Monsieur le président, je vous remercie, ainsi que chacun des députés présents, pour la qualité de nos échanges. Le rapport au Parlement sur les investissements étrangers en France, que j’ai précédemment évoqué, est, me semble-t-il, un geste important. Et, si l’on s’amuse à faire des comparaisons avec les Américains, le Committee on foreign investment of the United States (CFIUS) doit effectivement remettre régulièrement un rapport de ce type au Sénat américain, mais il ne l’a pas fait depuis… 2015. Nous allons donc reprendre de l’avance sur les États-Unis d’Amérique en termes de bonne coopération et de transparence !

 

La séance est levée à onze heures vingt.

 

 

 

*

*     *

 


([1]) La composition de cette commission d’enquête figure au verso de la présente page.