N° 1869

ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

N° 457

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2018-2019

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale

Enregistré à la Présidence du Sénat

le 11 avril 2019

le 11 avril 2019

 

 

 

DÉLÉGATION PARLEMENTAIRE AU RENSEIGNEMENT

 

 

 


 

RAPPORT


relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2018

 

TOME II

 

Par

Mme Yaël BRAUN-PIVET,

Députée

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Déposé sur le Bureau de l’Assemblée nationale

par Mme Yaël BRAUN-PIVET

 

             Présidente de la délégation.

 

 

Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Christian CAMBON

 

 

Premier vice-président de la délégation.

 

 

 


 


—  1  —

 

SOMMAIRE

___

Pages

ACTES DU COLLOQUE  « Dix ans de contrôle parlementaire du renseignement: L’exigence démocratique est-elle satisfaite ? »

I. PROGRAMME DU COLLOQUE

II. COMPTE RENDU DES DÉBATS

Discours d’ouverture de M. Richard Ferrand, président de l’Assemblée nationale

Allocution de Mme Yaël Braun-Pivet, députée des Yvelines, présidente de la commission des lois de l’Assemblée nationale, présidente de la délégation parlementaire au renseignement

Première table ronde : La loi du 9 octobre 2007 créant la DPR et l’émergence d’un contrôle parlementaire du renseignement

Seconde table ronde : Quelles sont les évolutions possibles du contrôle parlementaire du renseignement ?

Discours de clôture de M. Gérard Larcher, président du Sénat

III. LISTE DES INTERVENANTS


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   ACTES DU COLLOQUE
« Dix ans de contrôle parlementaire
du renseignement:
L’exigence démocratique est-elle satisfaite ?
 »

22 novembre 2018 – Hôtel de Lassay

 

I.   PROGRAMME DU COLLOQUE

 

8h30  Accueil du public

 

9h   Discours d’ouverture de M. Richard FERRAND,

Président de l’Assemblée nationale

 

9h15  Allocution de Mme Yaël BRAUN-PIVET, Députée des Yvelines,

Présidente de la Délégation parlementaire au renseignement 

 

9h30  1ère table ronde 

La loi du 9 octobre 2007 créant la DPR

et l’émergence d’un contrôle parlementaire du renseignement

 

Longtemps, les parlementaires n’ont été que peu associés aux questions relatives au renseignement, en dehors de quelques commissions d’enquête. On avançait alors une contradiction supposée entre la publicité des travaux parlementaires et l’existence du « secret défense ».  Jusqu’au début des années 2000, près d’une quinzaine de propositions de création d’un organe parlementaire de contrôle des services de renseignement ont été déposées, sans succès, sur les bureaux des assemblées. Il faut attendre la loi du 9 octobre 2007 pour que soit créée une Délégation parlementaire au renseignement (DPR), commune à l’Assemblée nationale et au Sénat. D’abord cantonnée au « suivi de l’activité générale et des moyens des services spécialisés », la DPR a vu s’est prérogatives renforcées en 2013 puisqu’elle est désormais chargée d’une mission de « contrôle et d’évaluation de l’action du Gouvernement en matière de renseignement ». Comment est-on passé du suivi au contrôle ? Quel regard les services de renseignement portent-ils sur dix années de contrôle parlementaire ? Vu de l’exécutif ou du législatif, quel bilan peut-on dresser des dix premières années d’existence de la délégation parlementaire au renseignement ?

 

Intervenants :

 

Mme Patricia ADAM, ancienne présidente de la DPR, rapporteure de la loi de

programmation militaire 2014-2019

M. Bernard EMIE, Directeur général de la sécurité extérieure

René GARREC, ancien sénateur du Calvados, rapporteur de la loi du 9 octobre 2007

M. Philippe HAYEZ, coordonnateur des enseignements sur le renseignement à l’école des affaires internationales de Sciences-Po Paris

M. Nicolas LERNER Directeur général de la sécurité intérieure

 

Conclusion de la table ronde par M. Christian CAMBON, Président de la Commission de la Défense et des affaires étrangères du Sénat, 1er Vice-Président de la Délégation parlementaire au renseignement

 

10h45  Pause

 

11h   2e table ronde 

Quelles sont les évolutions possibles du contrôle parlementaire

du renseignement ?

 

Regard européen

La question du contrôle et de l’évaluation parlementaire de la politique publique du renseignement est une préoccupation commune à l’ensemble des démocraties. Que nous apprennent les mécanismes de contrôle parlementaire du renseignement en vigueur à l’étranger ? La diversité des systèmes institutionnels rend-elle possible un socle de principes communs au contrôle parlementaire à l’échelle européenne ? 

 

Après une présentation des enjeux et des défis du contrôle du renseignement, cette table ronde permettra d’évoquer l’avenir du contrôle parlementaire du renseignement à la lumière de deux exemples européens : l’Allemagne et la Belgique.  

 

En Allemagne, la loi du 11 avril 1978 prévoit qu’une délégation parlementaire contrôle les activités de l’Office pour la protection de la Constitution, du Service de protection militaire et du Service fédéral de renseignement. En 1999, cette commission a vu son nom changé pour devenir l’actuel organe parlementaire de contrôle (Parlamentarisches- Kontrollgremium). Les membres de la délégation ont obtenu la possibilité d’auditionner les personnels des services de renseignement et de charger des experts indépendants de mener des enquêtes ponctuelles pour son compte. Ils sont élus au début de la législature au sein du Bundestag et sont tenus au secret vis-à-vis des autres députés. 

 

En Belgique, le comité permanent « R » est l’organe de contrôle du respect des libertés individuelles et de l’efficacité des services de renseignement. Il a été créé par la loi du 18 juillet 1991. Ses membres ne sont pas parlementaires. Ce comité contrôle le fonctionnement de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace. Le comité permanent « R » fait lui-même l’objet d’un contrôle par le Parlement à travers la commission d’accompagnement de la Chambre des Représentants de Belgique. Ainsi, les parlementaires ne contrôlent pas directement les services de renseignement mais l’organe chargé du contrôle de ces derniers.

 

Intervenants :

 

M. Hans BORN, Chef du département recherche du Democratic Control of Armed forces – (DCAF) 

M. Armin SCHUSTER, Député au Bundestag, Président de la Commission chargée du contrôle des services de renseignement, accompagné d’une délégation de députés du Bundestag composée de Dr. Konstantin Von NOTZ, Uli GRÖTSCH et Roman REUSCH

M. André FREDERIC, Député fédéral belge, Vice-Président de la Chambre des Représentants, membre de commission parlementaire d’accompagnement du Comité R

 

Jusqu’où peut aller le contrôle parlementaire ?

Périmètre du contrôle, accès à l’information, gouvernance interne, moyens alloués : le contrôle parlementaire des services de renseignement est-il arrivé à maturité ou doit-il être renforcé, et si oui, selon quelles modalités et quel calendrier ?  A quelles conditions le Parlement français peut-il exercer un contrôle efficient sur les services de renseignement ? Où se situe le point d’équilibre au vu des exigences constitutionnelles liées d’une part au respect de la séparation des pouvoirs et d’autre part aux garanties inhérentes à l’état de droit ?

 

Intervenants :

 

Mme Yaël BRAUN-PIVET, Présidente de la DPR et de la Commission des Lois de l’Assemblée nationale

M. Philippe BAS, Président de la Commission des Lois du Sénat, ancien président de la DPR

M. Pierre de BOUSQUET de FLORIAN, Coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme

M. Michel BOUTANT, sénateur de la Charente, membre de la DPR et du collège de la CNCTR

M. Loïc KERVRAN, Président de la Commission de vérification des fonds spéciaux

 

Conclusion de la table ronde par M. Jean-Jacques BRIDEY, Président de la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale, membre de la Délégation parlementaire au renseignement 

 

 

12h30   Discours de clôture de M. Gérard LARCHER,

Président du Sénat

 

 

 

***

 

 

 

 

 

 


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II.   COMPTE RENDU DES DÉBATS

 

Discours d’ouverture de M. Richard Ferrand, président de l’Assemblée nationale

M. Richard Ferrand. Madame la présidente de la délégation parlementaire au renseignement (DPR), chère Yaël, mesdames et messieurs les parlementaires de France et d’Europe, chers collègues, mesdames et messieurs les anciens présidents de la DPR, monsieur le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, messieurs les directeurs et directeurs généraux, mesdames et messieurs, bienvenue à l’Assemblée nationale.

« Un des avantages du service secret, c’est qu’on n’y est pas tracassé par les arrêtés de comptes », se réjouissait Kipling dans un classique de la littérature d’espionnage, Kim. Il ajoutait : « Les fonds sont administrés par quelques hommes qui n’ont point à produire de garants ou à présenter de comptes au visa. » Je vous rassure, c’était en 1900 et de telles conceptions n’ont plus cours dans les grandes démocraties occidentales…

La France, il est vrai, a longtemps résisté. Depuis le Secret du roi, sous Louis XV, une tradition de totale opacité s’était installée jusque dans les esprits et il allait de soi que les services ne pouvaient prospérer que dans le noir.

Les conséquences en furent pour le moins funestes, y compris pour nos services eux-mêmes. Connus exclusivement par leurs échecs, seules opérations portées sur la place publique, les services de renseignements français acquirent dans l’opinion et la classe politique une image fausse et ternie, ce qui joua d’ailleurs au détriment de leurs crédits et de leur recrutement.

Bien sûr, certains parlementaires eurent toujours une connaissance plus fine de nos services et je m’en voudrais de ne pas saluer la mémoire du sénateur Cuvinot, polytechnicien qui, après la défaite de 1870, dota la France d’un contre-espionnage digne de ce nom. Plus près de nous, Achille Peretti, qui fut mon prédécesseur à la présidence de l’Assemblée nationale, connaissait intimement les rouages du renseignement français, en tant qu’ancien du 2e Bureau, fondateur du réseau Ajax sous l’Occupation. Et si Jacques Soustelle, patron de la direction générale des services spéciaux du général de Gaulle en 1943, devint plus tard député de la Mayenne puis du Rhône, ce fut à un député de l’Allier, Henri Ribière, que fut confié le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), aux débuts de la IVe République.

Malgré ces brillantes exceptions, l’incompréhension régna longtemps entre les hommes de l’ombre et les parlementaires qui, parfois, recherchent la lumière. De l’affaire Dreyfus à l’affaire Ben Barka, une défiance s’était installée en France entre monde politique et monde du renseignement. On a peine à l’imaginer aujourd’hui, mais le programme du candidat Mitterrand, en 1981, prévoyait la suppression pure et simple du renseignement intérieur, assimilé à une simple police politique.

Que de chemin parcouru depuis, grâce à des échanges fructueux et confiants, comme ceux qui vont intervenir aujourd’hui !

Je me réjouis donc de cette rencontre qui associe hauts responsables du renseignement et parlementaires, Assemblée nationale et Sénat confondus, et ce dans un esprit d’ouverture et de pluralisme politique. De tels moments sont nécessaires à une bonne compréhension mutuelle, celle qui a rendu possible la naissance de notre délégation parlementaire au renseignement, dont nous fêtons le 10e anniversaire.

Comme le déclarait Michel Rocard à la presse le 6 mars 2008, « le renseignement est l’un des investissements les plus rentables de l’État. Il est l’une des fonctions fondamentales de la sécurité nationale de tout État de droit et constitue une condition nécessaire à la prospérité du pays ».

C’était au moment où la DPR entrait en activité, quelques mois après la loi du 9 octobre 2007, dont je veux nommer les rapporteurs : à l’Assemblée nationale, Bernard Carayon pour la commission des lois, saisie au fond, et Yves Fromion pour la commission de la défense, saisie pour avis ; au Sénat, René Garrec pour la commission des lois, et Serge Vinçon, qui n’est plus parmi nous aujourd’hui, pour la commission des affaires étrangères et de la défense.

La DPR a démontré qu’il n’y avait finalement pas d’antinomie entre les exigences de contrôle d’une société démocratique et la conservation du secret, vitale pour les services de renseignement.

Les assemblées ont ainsi fait l’apprentissage d’une nouvelle fonction, dans un cadre novateur qui associe les deux chambres du Parlement.

Son travail a permis de rassurer la communauté du renseignement en montrant ce que le contrôle parlementaire pouvait apporter, sans compromettre l’efficacité du travail effectué.

Pour ce beau résultat, je veux saluer le tact et le discernement des premiers présidents : Guy Teissier, Jean-Jacques Hyest, Jean-Luc Warsmann, Josselin de Rohan et Jean-Pierre Raffarin, qui ont connu la DPR dans cette période pionnière.

Cette première phase a rendu possible la grande réforme prévue dans la loi de programmation militaire pour 2014-2019, qui a renforcé substantiellement les compétences de la DPR. Alors que celle-ci se consacrait initialement au « suivi de l’activité générale et des moyens des services spécialisés », elle exerce maintenant une mission de « contrôle et d’évaluation de l’action du gouvernement en matière de renseignement ». Saluons Patricia Adam et Jean-Pierre Sueur pour la réussite de cette mutation, qui doit aussi beaucoup à Jean-Jacques Urvoas et à Patrice Verchère.

Par ailleurs, l’importante loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement a donné une nouvelle extension aux possibilités de contrôle de la délégation, en élargissant considérablement le périmètre des personnes susceptibles d’être entendues.

Au terme de ces évolutions, comme le montreront sans doute les travaux de la première table ronde, la DPR est progressivement devenue un acteur reconnu dans le monde du renseignement. Ainsi son rapport annuel, en trouvant la voie entre transparence démocratique et confidentialité, nous fournit non seulement de précieuses informations, mais aussi des pistes de réflexion pour améliorer l’existant.

S’il ne fallait donner qu’une preuve de son utilité, le bilan dressé par la DPR montre que les recommandations contenues dans ses rapports ont été majoritairement prises en compte : onze préconisations sur les treize formulées dans le rapport 2016 ont été complètement ou partiellement prises en compte, et vingt-quatre sur les vingt-neuf émises en 2015.

Le temps est donc certainement venu, comme l’a fait la délégation dans son rapport pour 2017, de s’interroger sur les évolutions possibles de ses compétences et des modalités de son contrôle : tel est d’ailleurs l’objet de la seconde table ronde.

Un contrôle démocratique efficace des activités de renseignement est plus que jamais nécessaire. Menaces terroristes, espionnage, prolifération des armes de destruction massive, cybercriminalité : le contexte justifie pleinement que la politique publique du renseignement demeure prioritaire, et vous savez que ses crédits progressent notablement. Une vague de recrutement sans précédent est lancée, qu’il s’agisse du renseignement extérieur ou du renseignement intérieur.

Cette évolution va de pair avec la façon dont nous concevons aujourd’hui le renseignement : comme une politique publique assumée et non plus cachée, à l’image de ce qui se passe chez nos voisins européens. Je remercie, à cet égard, nos collègues de Belgique et d’Allemagne d’avoir fait le déplacement pour nous décrire les solutions trouvées dans leurs parlements nationaux.

En France, les acquis de ces dix dernières années doivent être préservés et consolidés.

Acquis dans l’établissement de liens de confiance avec la communauté du renseignement : tout élargissement des compétences de la DPR ne peut se faire qu’au terme d’une concertation approfondie avec elle, dans le strict respect des compétences exclusives dévolues à l’exécutif et des nécessités opérationnelles. Il ne saurait être question de fragiliser la position des agents ou les opérations en cours.

Acquis dans le savoir-faire de la DPR : si certains domaines mériteraient une plus grande attention, comme le renseignement d’intérêt économique, la meilleure solution serait de formaliser cette dimension au sein de la DPR, qui comporte déjà en son sein une commission de vérification des comptes spéciaux et pourrait abriter demain d’autres structures spécialisées. D’ailleurs, dans son rapport d’activité de 2017, la DPR s’est précisément intéressée de manière approfondie à ce sujet capital.

Fort de ces acquis, il vous appartient de discuter aujourd’hui des axes possibles, sinon de réforme, du moins de progressions partagées.

Avant de laisser la parole à Yaël Braun-Pivet, je veux enfin, et surtout, rendre hommage à celles et ceux qui, quel que soit leur ministère de tutelle, par le renseignement apportent leur contribution à la sécurité publique et à la stabilité de notre pays.

Sur le territoire national ou bien en opérations extérieures, par leur professionnalisme, leur courage et leur dévouement, ils combattent le terrorisme, ainsi que toutes les autres menaces qui pèsent sur nous. Je salue l’engagement de ces femmes et de ces hommes qui, au quotidien, nous protègent. (Applaudissements.)


Allocution de Mme Yaël Braun-Pivet, députée des Yvelines, présidente de la commission des lois de l’Assemblée nationale, présidente de la délégation parlementaire au renseignement

Mme Yaël Braun-Pivet. Monsieur le président de l’Assemblée nationale, cher Richard, monsieur le vice-président de la Chambre des représentants de Belgique, monsieur le président de la commission de contrôle parlementaire du Bundestag, messieurs les députés du Bundestag, madame la présidente de la commission spéciale du Parlement européen sur le terrorisme, mesdames et messieurs les parlementaires, chers collègues, mesdames et messieurs représentant la communauté du renseignement, mesdames et messieurs représentant le corps diplomatique, mesdames et messieurs, il sera question de l’ombre et de la lumière.

Il fallait oser réunir ici à l’Assemblée nationale, lieu par excellence de la transparence, les plus hautes autorités de la communauté du renseignement, des femmes et des hommes dont la marque de fabrique est d’agir souvent dans le secret, toujours dans la discrétion.

Pour ce dixième anniversaire de la délégation parlementaire au renseignement, vous me permettrez tout d’abord de remercier le président de l’Assemblée nationale, qui a répondu positivement à ma proposition de nous réunir aujourd’hui pour une matinée inédite d’échanges et de débats autour du contrôle parlementaire du renseignement, sa genèse, son actualité et son devenir. Une rencontre comme celle d’aujourd’hui, c’est une première au Parlement. Et je sais qu’elle répond à une véritable attente.

Aussi, mes remerciements s’adressent aux représentants des services du premier cercle comme du deuxième cercle, venus en nombre ce matin, qu’il s’agisse de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la direction du renseignement militaire (DRM), de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), de TRACFIN, de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), du service central du renseignement territorial (SRCT), de la gendarmerie nationale ou du tout récent bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP), ainsi qu’à M. le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, cher Pierre de Bousquet. Je n’oublie pas non plus le groupement interministériel de contrôle (GIC), dont le directeur est également présent ce matin, ainsi que des représentants de l’Académie du renseignement.

Je veux aussi souhaiter la bienvenue à nos collègues parlementaires venus d’Allemagne et de Belgique : cher Armin Schuster, président de la commission du Bundestag chargée du contrôle des services de renseignement, et cher André Frédéric, vice-président de la Chambre des représentants de Belgique et membre de la commission parlementaire d’accompagnement du Comité R. Nous avons eu de premiers échanges très intéressants lors du dîner de travail qui nous a réunis hier.

Merci également à Nathalie Griesbeck, députée européenne et présidente de la commission spéciale du Parlement européen sur le terrorisme, de votre présence parmi nous ce matin. Sur ce sujet aussi, il est important de développer le dialogue interparlementaire entre les parlements nationaux et le Parlement européen.

Mesdames et messieurs, la création de la délégation parlementaire au renseignement par la loi du 9 octobre 2007 est considérée comme une avancée démocratique significative qui a marqué une rupture avec le passé. Cela n’allait pas de soi, comme l’a rappelé Richard, et il aura fallu toute la détermination et l’opiniâtreté des parlementaires de l’époque. Beaucoup sont parmi nous aujourd’hui, à l’instar d’Alain Marsaud, à l’origine de l’amendement qui a conduit le gouvernement d’alors à déposer le projet de loi portant création de la DPR, et je les en remercie.

René Garrec, rapporteur du projet de loi au Sénat, et Bernard Carayon, rapporteur à l’Assemblée nationale, se rappellent certainement combien il ne fut pas simple de convaincre de la nécessité d’instaurer en France, comme c’était déjà le cas depuis longtemps dans la plupart des pays européens, un contrôle externe sur les services de renseignement.

Un contrôle nullement motivé par une quelconque défiance à l’égard des services, mais simplement guidé par une exigence au regard du fonctionnement même de notre démocratie, conformément à l’article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, aux termes duquel « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». 

Vous le savez, notre délégation parlementaire au renseignement est singulière à plus d’un titre. D’abord, sa gouvernance est originale si on la compare à d’autres organes parlementaires : sa composition est très restreinte – seulement huit membres –, elle est bicamérale, et la loi prévoit une présidence alternée chaque année entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Ensuite, liée par le secret de la défense nationale, elle tient ses réunions à huis clos et ne fait aucune publicité de ses travaux à l’exception de son rapport d’activité pour sa partie publique. La DPR est donc très discrète, à l’instar des services qu’elle contrôle. Mais cela ne doit surtout pas masquer la réalité du travail parlementaire. Je vous l’assure, le contrôle parlementaire des services de renseignement, ce n’est pas une légende !

Tout ne s’est pas fait en un jour. Je veux d’ailleurs saluer ce qui a été accompli collectivement depuis dix ans par les députés et sénateurs de tous bords qui se sont investis pour façonner ce contrôle parlementaire, lequel a sensiblement évolué en une décennie. Nous le verrons d’ailleurs au cours de la première table ronde.  Parmi eux, je veux citer Patricia Adam, Jean-Michel Boucheron, Jacques Myard et Philippe Nauche qui ont fait le déplacement aujourd’hui, et je les en remercie, ainsi que les sénateurs et anciens sénateurs qui ont participé à la DPR depuis sa création.

À l’origine, la DPR avait des prérogatives limitées, et reconnaissons que son action relevait davantage du suivi que du contrôle. C’est avec la loi de programmation militaire de décembre 2013 qu’elle a pris une dimension nouvelle : son droit à l’information a été étendu et son pouvoir d’audition renforcé.

La loi de programmation militaire votée en 2013 a aussi entraîné l’intégration de la commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS) au sein de la DPR, dont elle devient une formation spécialisée. La CVFS, composée de quatre des huit membres de la DPR, est l’unique instance chargée du contrôle externe des fonds spéciaux qui répondent à des règles de gestion dérogatoire du droit commun. Je veux saluer le travail accompli par Loïc Kervran, qui préside actuellement la CVFS, pour son implication et celle de ses collègues dans l’accomplissement de sa fonction.

La lecture des rapports d’activité de la DPR permet de se rendre compte de sa montée en puissance. Le contrôle parlementaire a gagné en densité, accompagnant la montée en puissance des services de renseignement, qui ont vu leur organisation et leur cadre juridique profondément transformés.

L’intensification, la diversification des menaces et la multiplication des attentats terroristes qui ont frappé notre pays ont installé durablement le sujet du renseignement au cœur du débat public. La question du contrôle des services de renseignement a en conséquence elle aussi pris une acuité particulière ces dernières années.

Depuis dix ans, pas moins d’une dizaine de lois sont venues définir ou préciser le cadre juridique applicable aux services de renseignement. Bien sûr, la loi de 2015 sur le renseignement, la plus emblématique, a fixé des règles à des activités qui étaient jusqu’alors au mieux dans l’a-légalité, au pire dans l’illégalité. Et depuis 2015, plusieurs textes ont été adoptés sur la surveillance des communications internationales, sur la sécurité dans les transports collectifs de voyageurs au plan national comme européen, ou encore sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.

La place accrue du renseignement dans notre société, ce sont des faits très concrets.

D’abord, l’augmentation des effectifs des services, qui sont passés d’environ 15 000 agents en 2013 à plus de 18 500 en 2017, à contre-courant de la diminution du nombre d’agents dans la fonction publique. Certains services comme TRACFIN ont même vu leur effectif bondir de plus de 60 % sur la période récente.

Ensuite, l’augmentation des moyens budgétaires alloués à la communauté du renseignement. En fonds normaux et en exécution budgétaire, nous sommes passés de 1,27 milliard d’euros en 2014 à quasiment 1,5 milliard d’euros en 2017. Les recettes en fonds spéciaux ont également cru ces dernières années. De 60 millions d’euros en 2013, elles ont connu un pic en 2015 à plus de 93 millions d’euros.

Enfin, le développement des techniques d’interception qui pose un nouveau défi de taille aux services, celui du tri dans la masse d’informations collectées et de leur analyse.

Depuis dix ans, la montée en puissance du Parlement fait écho à cette montée en puissance du renseignement dans notre société. Ma conviction, c’est qu’en démocratie, l’affirmation du rôle du Parlement est indispensable pour apporter des garanties convaincantes aux citoyens quant au respect des règles du jeu auxquelles les services de renseignement doivent se soumettre.

Face à une opinion publique ébranlée par les révélations d’Edward Snowden, face à une opinion publique au moins autant fascinée qu’angoissée par ce que la technologie rend désormais possible et face à une opinion publique méfiante à l’idée d’une surveillance massive et généralisée, le Parlement peut et doit jouer son rôle d’aiguillon. Mais comment ? Avec quels outils ? Avec quels moyens ?

Chacun comprend que les nécessités de la défense et de la sécurité nationales justifient que l'État se dote de services spécialisés afin de protéger les intérêts fondamentaux de la nation. Cependant, compte tenu des pouvoirs parfois exorbitants du droit commun attribués à ces services, la représentation nationale doit pouvoir suivre leur fonctionnement pour s’assurer du respect des principes inhérents à l’État de droit.

C’est dans le prolongement du passionnant colloque qui s’était tenu au printemps dernier au Conseil d’État que j’ai ainsi souhaité avec mes collègues de la DPR que nous puissions prendre le temps, détachés de l’actualité immédiate, d’une réflexion commune et ouverte sur la dimension parlementaire du contrôle des services de renseignement.

La question posée ce matin est de déterminer si le dispositif de contrôle parlementaire instauré il y a dix ans et renforcé il y a cinq ans est arrivé à maturité ou s’il doit encore évoluer, et si oui comment ?

C’est à l’aune d’un faisceau d’indices que l’on pourra juger du point d’équilibre du contrôle parlementaire, fondé à mes yeux sur trois critères principaux.

D’abord, le respect de la séparation des pouvoirs, telle qu’elle est définie par nos institutions. Jusqu’où le Parlement peut-il aller sans empiéter sur les prérogatives constitutionnelles de l’exécutif ? En matière de contrôle parlementaire, comparaison n’est pas raison : on ne saurait transposer en France des mécanismes de contrôle parlementaire en vigueur dans des pays où les équilibres institutionnels sont très éloignés des nôtres. En revanche, nous avons souhaité éclairer nos débats d’expériences européennes – en l’occurrence allemande et belge –, afin d’échanger sur des bonnes pratiques. La clé, c’est de définir le moment opportun du contrôle. Dans un espace européen de plus en plus intégré, où la coopération entre les services de renseignement est appelée à se renforcer, il s’agit de faire correspondre un socle et des principes minimums de contrôle parlementaire communs aux différents États membres.

Ensuite, il y a le degré de confiance entre le Parlement et les services. La confiance exclut-elle le contrôle ? Je ne le crois pas. Au contraire, ma conviction est que le contrôle a beaucoup à gagner d’une connaissance réciproque entre le contrôlé et le contrôleur. En dix ans, les mondes éloignés du renseignement et du Parlement ont fait des pas de géant l’un vers l’autre pour apprendre à mieux se connaître. Et cela n’a en rien nui au contrôle. Bien au contraire, les craintes qui avaient entouré la création de la DPR ont disparu et, après dix ans d'existence, le rôle et l'utilité de la délégation parlementaire au renseignement sont largement reconnus. En démocratie, in fine, le contrôle parlementaire protège les services, en ce sens qu’il certifie la régularité et la conformité aux principes de l’État de droit.

Enfin, il y a la question des moyens. Là, des marges de progression importantes existent. La délégation parlementaire au renseignement a certes vu ses pouvoirs renforcés, mais ses moyens humains et financiers demeurent trop limités pour lui permettre d’exercer la plénitude de ses prérogatives. Or il y va de la crédibilité de notre contrôle, face à la tentation de multiplier les organes parlementaires sur des sujets qui relèvent du périmètre de la DPR. C’est une question qu’il appartient au Parlement et à lui seul de régler, mais on ne saurait en tout état de cause envisager un nouveau renforcement du contrôle parlementaire du renseignement sans poser préalablement la question de notre capacité réelle à contrôler. Le renforcement de nos moyens est à mes yeux un préalable à tout renforcement de nos prérogatives.

Je voudrais pour conclure souligner l’importance de notre rencontre, face à l’enjeu démocratique majeur en lien avec les sujets que nous allons aborder tout au long de la matinée.

Bien sûr, le Parlement n’a pas le monopole du contrôle démocratique du renseignement. Les juridictions, les autorités administratives indépendantes, les organisations non gouvernementales (ONG), les médias et aussi les citoyens directement, il revient à chacun de réaliser sa part du contrôle.

Mais le Parlement, parce qu’il représente la souveraineté nationale, doit être irréprochable dans l’accomplissement plein et entier de sa mission.

Et je veux souligner combien le contrôle parlementaire prend des formes très diverses, notamment au travers des députés et des sénateurs qui siègent dans des organes de contrôle non parlementaires. C’est le cas, par exemple, de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) et de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), deux autorités administratives indépendantes pour lesquelles, en outre, le pouvoir de nomination du Président de la République est encadré par l’article 13 de la Constitution. Il prévoit que la désignation des présidents de ces organes ne s’exerce qu’après avis des commissions compétentes de chaque assemblée, et ce en raison de leur importance pour la garantie des droits et des libertés.

C’est tout cela qui contribue à satisfaire l’exigence démocratique dont nous allons parler ce matin.

Après dix ans d’existence, la délégation parlementaire au renseignement est en quelque sorte à la croisée des chemins. J’attends de nos échanges qu’ils nous éclairent collectivement sur les chemins souhaitables et possibles au service d’un contrôle parlementaire non pas théorique, mais bel et bien effectif et utile.

Cela suppose que le format de notre rencontre laisse une large part au dialogue et au débat. C’est pourquoi nous n’avons pas souhaité d’interventions liminaires. J’ai bien conscience que nous allons à contre‑courant des habitudes, mais je fais confiance à Ali Laïdi, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chroniqueur à France 24, qui connaît bien le sujet du renseignement, pour mettre tout son talent au service de la modération de nos tables rondes.

Nos débats donneront lieu à des actes qui seront joints au rapport d’activité 2018 de la DPR.

Voilà, mesdames et messieurs, ce que je souhaitais vous dire en introduction à ce colloque. (Applaudissements.)

J’invite maintenant Ali Laïdi à vous présenter les participants à notre première table ronde.

 

 


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Première table ronde : La loi du 9 octobre 2007 créant la DPR et l’émergence d’un contrôle parlementaire du renseignement

Modérateur : M. Ali Laïdi

M. Ali Laïdi. Avec cette première table ronde, nous reviendrons sur la création de la DPR, sur ses deux temps, le suivi jusqu’en 2013, puis le contrôle, l’état des lieux, les relations entre la DPR, la représentation nationale et les membres des services de renseignement. Après la pause, la seconde table ronde portera sur l’avenir et le renforcement éventuel des pouvoirs de la DPR.

Notre première table ronde réunit : Patricia Adam, ancienne présidente de la DPR, rapporteure de la loi de programmation militaire 2014-2019 ; Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE) ; René Garrec, ancien sénateur du Calvados, rapporteur de la loi du 9 octobre 2007 ; Philippe Hayez, coordonnateur des enseignements sur le renseignement à l’école des affaires internationales de Sciences Po Paris, et Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI). Elle sera conclue par Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, premier vice-président de la délégation parlementaire au renseignement.

Mesdames, messieurs, comme sur un plateau de télévision, je vous poserai des questions qui appellent des réponses assez courtes.

René Garrec, vous étiez le rapporteur de cette loi, il y a dix ans. Pouvez-vous nous rappeler le contexte ? Le premier texte que vous avez reçu était assez succinct.

M. René Garrec. Cela semble déjà bien loin. Le texte initial que nous avions reçu était effectivement très bref. En en prenant connaissance, j’ai pensé qu’il fallait créer quelque chose, faire en sorte que la démocratie avance en permettant au Parlement de faire son travail sans perturber les services de renseignement, qui avaient besoin de considération et qui étaient très suspicieux à notre égard. Le Parlement est un système très ouvert, comme je l’avais dit un peu maladroitement en séance publique. Le sénateur – je ne voudrais pas gêner mes collègues députés – s’empare souvent longuement de ce qu’il connaît, mais parfois très longuement de ce qu’il connaît mal. Or nous connaissions mal les services de renseignement. À l’époque, il fallait leur faciliter la vie en leur garantissant le secret et trouver un point de rencontre par un premier texte qui serait un premier pas. Tel était notre état d’esprit.

M. Ali Laïdi. D’un point de vue humain, vos premières relations avec les responsables des services étaient-elles empreintes de froideur, voire de méfiance ?

M. René Garrec. Je connaissais quelques-uns de leurs membres, notamment Pierre de Bousquet de Florian, ici présent, avec qui j’avais travaillé quand j’étais président de conseil régional et lui patron de la mission régionale, avant qu’il fasse une grande carrière, ainsi que quelques autres. Après la fin de la guerre d’Algérie, tous les officiers avaient régulièrement des réunions avec des responsables proches des services, car on craignait que la guerre, terminée là-bas, ne bascule sur l’Hexagone. Une fois par mois, nous nous assurions qu’on n’allait pas faire exploser des pylônes ou mettre à mal la télévision régionale. Puis les officiers qui avaient vécu la guerre d’Algérie ont achevé leur carrière.

M. Ali Laïdi. La glace a fondu rapidement…

M. René Garrec. Tout à fait.

L’article unique du texte disait : « Le Parlement peut être informé ». Pour une commission parlementaire, cela ne suffit pas. Avec le député Bernard Carayon, nous sommes convenus d’aboutir rapidement à un texte qui soit, si possible, adopté dans les mêmes termes par les deux assemblées. Nous estimions qu’une commission parlementaire devait « recueillir » des renseignements. Le mot a hérissé le ministre qui m’a dit que le recueil était impossible. Je lui ai répondu que recueillir, c’était aller voir au-delà des services, c’est-à-dire les hautes autorités administratives, voire les commissions existant dans d’autres pays. Le Parlement ne peut se contenter d’attendre qu’on lui ouvre la porte. Il doit faire son travail. Après de nombreux débats, nous avons abouti, mais non sans difficulté.

M. Ali Laïdi. Vous avez donc ajouté le suivi à l’information.

M. René Garrec. Nous voulions suivre et recueillir des informations, dans le souci d’aider les services. Il était ancré dans notre esprit que le renseignement, c’est un pan de la vie nationale, de sa sécurité et de sa défense. Il fallait aider ces services à mieux fonctionner et leur donner les moyens financiers de le faire en leur laissant la marge de sécurité des fonds spéciaux pour aller plus loin et plus tranquillement. Nous étions pleins de bonne volonté. Cependant, en tant que commission parlementaire, nous n’en entendions pas moins recueillir des renseignements.

M. Ali Laïdi. Entre 1979 et 1999, il y avait eu 14 tentatives en ce sens. Il y avait donc un passif.

M. René Garrec. Un lourd passif ! Mon collègue Alain Marsaud, par exemple, avait rédigé un texte. Le déclencheur fut l’examen de la loi sur la sécurité intérieure, au cours duquel sont ressortis la proposition de loi Marsaud à l’Assemblée et la proposition de loi Peyronnet au Sénat. Auparavant, le vieil espoir avait toujours buté sur le secret-défense.

M. Ali Laïdi. Patricia Adam, vous avez connu la DPR avant 2013 et après. Quand vous la découvrez, quel est votre sentiment ?

Mme Patricia Adam. J’y suis arrivée après avoir passé quinze ans de ma vie de parlementaire à la commission de la défense, où les services de renseignement étaient totalement méconnus. Il n’y avait jamais eu d’audition des responsables des différents services, en particulier ceux qui dépendent du ministère de la défense. C’était très nouveau pour moi.

D’emblée se sont posées les questions de la confiance et de la connaissance réciproques. Après des élections entraînant l’apparition de nouveaux élus et de plusieurs nouveaux membres au sein de la délégation, on s’interrogeait sur notre capacité à respecter la confidentialité, voire le secret des informations qui nous étaient fournies. Au début, il n’était pas évident d’obtenir des réponses. Il fallait parfois insister. La relation s’est construite peu à peu. Puis l’élaboration de la loi de 2015 nous a pris beaucoup de temps et a nécessité beaucoup d’auditions. Elle a presque fait l’objet, de la part des services de renseignement et du Parlement, d’une élaboration partagée. Tout le monde y avait intérêt, en particulier les services de renseignement, car cette loi les reconnaissait comme un véritable service public, certes particulier car obéissant à certaines règles, ce qui représentait pour eux une protection.

Compte tenu de la méconnaissance du sujet par un grand nombre de membres du Parlement, il m’est vite apparu nécessaire de demander à chacun des services de renseignement lié au ministère de la défense et même à la DGSI de venir s’exprimer devant la commission de la défense. Cela n’a pas été facile. Il fallait les rassurer en leur disant qu’il y avait des règles et qu’il y aurait un compte rendu qu’ils pourraient valider. Pourtant, en tant que présidente de commission, j’ai eu la surprise de voir les directeurs des services se « lâcher ».

M. Ali Laïdi. C’est-à-dire ?

Mme Patricia Adam. Ils sont allés plus loin que je ne le pensais dans leurs réponses à des parlementaires très intéressés d’entendre s’exprimer pour la première fois les responsables des services. Sans donner de noms, ils ont donné des exemples concrets qui ont permis à mes collègues de prendre conscience de la nature des missions confiées aux services et de leur action concrète sur le terrain. C’était nouveau. C’était un grand pas.

M. Ali Laïdi. Passe-t-on ainsi quasi naturellement du suivi au contrôle ?

Mme Patricia Adam. Cela s’est fait au fil du temps. N’oublions pas que la loi a été conçue avant les attentats, alors que beaucoup d’intervenants extérieurs croient qu’elle l’a été en raison du terrorisme qui a frappé notre pays. Il y avait une volonté politique continue des parlementaires, quelles que soient les majorités, d’aller vers plus de contrôle. Je le dis ici, à l’Hôtel de Lassay : on parle beaucoup du contrôle parlementaire, mais on l’exerce rarement. Dans ce domaine, au moins, une délégation a pour rôle majeur d’exercer un contrôle, ce qui devrait être le cas dans beaucoup d’autres domaines.

M. Ali Laïdi. Vous veniez de la commission de la défense. Approche-t-on de la même façon un service de sécurité comme la DGSI et un service secret comme la DGSE ?

Mme Patricia Adam. Nous étions avant les attentats, et les relations entre les deux services étaient parfois un peu compliquées. Chacun gardait son domaine de compétence. Les échanges, même s’ils existaient, n’étaient pas aussi importants qu’ils le sont aujourd’hui, après les attentats que nous avons vécus. Alors que nous aurions dû avoir une bonne connaissance les uns des autres, les relations entre la commission de la défense et la DGSE étaient inexistantes.

M. Ali Laïdi. Rédige-t-on une loi portant création de la DPR de la même façon pour la DGSE et la DGSI, dont les métiers sont différents ?

Mme Patricia Adam. La question s’est posée, puisque des débats ont eu lieu entre la commission de la défense et la commission des lois, alors présidée par Jean-Jacques Urvoas. En tant que présidente de la commission de la défense, compte tenu des relations régulières que nous avions avec l’état-major et avec le ou les ministres pour tout ce qui concernait l’international et la sécurité de notre pays à l’extérieur de nos frontières, le secret et le laisser-faire à l’égard des services de la DGSE étaient pour moi non pas naturels, mais procédaient de la confiance à la fois en ces services et en l’exécutif. En matière de protection de l’État souverain, j’avais une grande confiance et un grand respect pour ces services. Pour autant, et nous avons eu ce débat avec la commission des lois, les libertés publiques et l’exercice de ces services méritaient un contrôle parlementaire. Il fallait que la confiance s’établisse et elle s’est établie peu à peu.

 J’avoue avoir beaucoup protégé les services de la DGSE dans nos débats, parce que je comprenais bien que nous traitions de domaines sensibles, difficiles, et d’éléments complètement interdits, méconnus et rigoureusement secrets dont il était difficile de parler. Je mettais des barrières. La loi a donné beaucoup plus de pouvoir au Premier ministre, qui, in fine, donne les autorisations. La commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), auparavant, mais surtout la CNCTR, autorité administrative, aujourd’hui, ont aussi fourni des éléments qui ont rassuré les premiers ministres successifs sur les autorisations à donner. Je crois qu’aujourd’hui nous sommes arrivés à une autre étape, mais c’est aux députés de le dire. La confiance existe, mais au début, ce n’était pas évident.

M. Ali Laïdi. Bernard Émié, quelle est, pour votre service, la mémoire de ces premières relations avec le Parlement ? D’évidence, nos parlementaires ne connaissaient pas ce monde-là.

M. Bernard Émié. Il est toujours compliqué pour le patron d’un service secret de s’exprimer en public, surtout devant des caméras. Comme l’indiquait Patricia Adam, il y avait une méconnaissance et un peu de méfiance, laquelle a été levée par la connaissance. Le fait que les chefs de service de la DGSE aient eu des contacts et participé avec d’importants parlementaires comme Mme Adam, qui présidait la commission de la défense, à l’élaboration de la loi dans un dialogue confiant, a joué un rôle considérable.

Dans la mémoire du service, les lois de 2013 et de 2015 ont été considérées comme protectrices, car elles ont apporté un cadre juridique, une reconnaissance et une protection aux activités de renseignement. Au début, les gens du service s’inquiétaient de ce qu’on allait leur demander, puis ils se sont apprivoisés. Au vu du dialogue qui prévaut aujourd’hui, et en écoutant M. Garrec parlant des origines, nous avons changé de planète et atterri sur la planète Mars du contrôle, du dialogue, de la confiance. Comme DGSE, je passe une partie de ma vie avec des parlementaires, membres de la DPR, d’abord, mais aussi de commissions qui m’invitent à venir m’exprimer devant eux, souvent en duo avec le DGSI ici présent. Je le salue chaleureusement, car il est mon cousin germain premier dans le monde du renseignement.

Dans la mémoire du service, il y a initialement une appréhension – que viennent-ils faire dans nos affaires ? – puis la reconnaissance de nous avoir fixé un cadre protecteur. De temps à autre, nous sommes en désaccord sur certains sujets, mais nous avons toujours des débats féconds, directs, francs, opérationnels, donc positifs. Comme Mme Adam l’a dit, souvent les parlementaires réclament un contrôle mais ne l’exercent pas toujours pleinenment. Pour ma part, je dis à mes amis de la DPR : venez me voir plus souvent, auditionnez-moi, je suis à votre disposition, rendez-moi visite, afin que je vous explique ce que je fais. J’entends être transparent à leur égard.

M. Ali Laïdi. Vous les rencontrez souvent ?

M. Bernard Émié. Je passe ma vie à les voir ! Tous ces parlementaires sont, je ne dirai pas des amis, pour ne pas risquer d’être accusé de collusion, mais des partenaires que je respecte, à qui je dois le maximum d’explications et de transparence, et avec lesquels je veux avoir une relation de confiance. Je veux que les parlementaires comprennent que le haut fonctionnaire que je suis, à la disposition de l’exécutif mais prêt à répondre aux demandes du législatif, répond aux exigences de la démocratie. Je représente un service qui respecte chacune de ces exigences.

M. Ali Laïdi. Vous insistez sur vos relations de confiance avec les parlementaires. Est-ce aussi le cas aussi de vos équipes ? Au-delà du premier cercle, quelle est la vision des femmes et des hommes qui travaillent pour la DGSE ?

M. Bernard Émié. Ils ont une vision plus lointaine. Je le rappelle, je représente le seul service secret et spécial de l’État français. Dès lors, la plupart de mes agents n’ont aucune raison d’avoir des contacts avec les parlementaires et il n’y a pas de raison que leur identité soit connue et révélée. Nous sommes dans un autre monde. En revanche, mes grands directeurs ont une appréhension très positive. Je réalise un travail avec la DPR. Les membres de la CVFS, dont je salue le président, ceux de la CNCTR, dont je salue les parlementaires membres ici présents, sont des personnalités avec lesquelles certains de mes collaborateurs travaillent. Lorsque le sénateur Michel Boutant, ici présent, demande des précisions dans le cadre des avis émis par la CNCTR, mes collaborateurs sont à sa disposition pour lui expliquer pourquoi je formule telle ou telle demande qui sera ensuite soumise à la décision du Premier ministre. Nous avons un flux constant de dialogue, et pas seulement une fois par an, mais plutôt une fois par semaine.

M. Ali Laïdi. Nicolas Lerner, quelle est la mémoire de vos agents sur la relation avec le Parlement ?

M. Nicolas Lerner. J’aurai quelques scrupules à vous parler de mémoire du haut de mes bientôt quatre semaines à la tête de la DGSI. Toutefois, depuis quatre semaines, j’ai passé beaucoup de temps à rencontrer des agents afin d’évoquer avec eux non seulement la DPR mais plus généralement leur activité.

Ce qui me frappe, après quatre semaines et après avoir entendu évoquer ce matin les notions de secret, de transparence et de contrôle, c’est évidemment l’attachement de l’ensemble des agents de la DGSI à la notion de secret ou, plus précisément, de droit d’en connaître. Une information peut être partagée avec ceux qui ont vocation à l’avoir. Les agents y sont très attachés, parce que le secret ou le droit à en connaître est la garantie de l’efficacité et de la confiance que nos partenaires placent en nous. C’est aussi la garantie qu’ils nous livrent des informations qui nous seront ensuite opérationnellement utiles. Enfin, notamment dans le contexte que nous connaissons depuis 2015, c’est la garantie de la sécurité des agents. Si vous consultez l’organigramme de la DGSI, vous verrez qu’il comporte beaucoup de lettres, de sigles et de chiffres. Il faut être initié pour le comprendre. Les agents s’identifient souvent par leur prénom. Nombre de notes et de papiers sont signés d’un prénom et d’un nom de service. La place du secret est importante.

Me frappe aussi, et je le ressens quotidiennement, la pleine intégration de la dimension de contrôle, non seulement par la hiérarchie – Bernard Émié faisait référence à la DPR dont je n’ai pas encore eu l’occasion de rencontrer les membres – mais aussi par les agents dans leur activité quotidienne. Chacun conçoit qu’en démocratie l’activité du renseignement ne peut se faire sans contrôle. De plus, et Bernard Émié l’a dit, le contrôle est une forme de garantie et de réassurance pour l’agent. Savoir que son activité s’inscrit dans un cadre légal de mieux en mieux défini est une garantie pour lui-même, comme elle l’est pour sa hiérarchie.

Le contrôle est intégré et, chez la quasi-totalité des agents, souhaité. Il est absolument partout. Il est d’abord hiérarchique. Il ne faut pas minimiser la place et le poids pris aujourd’hui par le contrôle hiérarchique dans l’activité d’un service de renseignement. Dans le cloisonnement qui est le nôtre, entre l’agent qui propose une action à sa hiérarchie et l’autorité décisionnaire, il y a souvent deux, trois, voire quatre strates de décision. Le contrôle hiérarchique est fort, un contrôle interne qui est allé croissant ces dernières années avec la montée en puissance de nos inspections générales : l’inspection générale de la sécurité intérieure (IGSI) pour ce qui concerne mes services, l’inspection des services de renseignement (ISR) et un contrôle politique à différents stades – mise en place d’une technique de renseignement, validation d’une stratégie ou d’une doctrine opérationnelle sur telle ou telle affaire. Au fil des lois successives, l’apparition de contrôles extérieurs exercés par des instances extérieures indépendantes pèse aussi lourdement sur l’action de nos fonctionnaires.

À cela s’ajoute le contrôle parlementaire, sur lequel j’ai eu l’occasion d’échanger pour préparer ce colloque, avec en creux le terme de confiance, ou d’apprentissage réciproque de la logique de chacun, celle du contrôle parlementaire et celle de l’action opérationnelle de nos services. Je crois pouvoir dire que nous avons avec la DPR des relations confiantes. Les agents sont conscients que la logique du secret est pleinement intégrée par la DPR et par les instances de contrôle au sens large. Nos travaux et les différentes productions que nous avons eus à connaître en retour, qu’il s’agisse de la protection économique ou du contrôle sur les fonds spéciaux, sont, pour la méthode, respectueux de nos méthodes de travail, et extrêmement pertinents sur le fond, comme cela a été dit par le président de l’Assemblée nationale. Je suis frappé par le fait que les propositions faites ont été suivies d’effet, ce qui veut dire que nous avons aussi à apprendre du regard extérieur désormais exercé par la DPR.

M. Ali Laïdi. Bernard Émié, ce contrôle des autorités administratives et du Parlement mobilise-t-il des moyens ?

M. Bernard Émié. Je rebondirai d’abord sur ce qu’a dit Nicolas au sujet du contrôle interne. Il existe aussi à la DGSE, où ont été créées une inspection générale et une mission d’audit interne dirigée par un contrôleur des armées. Patricia Adam sait que ce sont des gens très sérieux qui ne vous passent rien. Il existe donc un contrôle hiérarchique interne, un contrôle politique, un contrôle légal, la CNCTR, beaucoup d’autorités administratives indépendantes. Tout cela demande des moyens. Nous remplissons beaucoup de dossiers, beaucoup de formulaires, beaucoup de justificatifs. Il y a des allers et retours, on nous demande des compléments d’information. Pour certaines directions de la DGSE, cela peut représenter jusqu’à 10 % du temps des agents, chiffre que j’ai déjà indiqué lors du colloque au Conseil d’État. Il faut éviter que les contrôles saturent l’activité des agents et trouver un équilibre. Oui, des moyens, des hommes, des femmes et de l’argent sont consacrés à cela.

Madame la présidente, dans ces lois sur le renseignement, j’ai apprécié non seulement la protection des agents et la sécurisation des missions, mais aussi la diffusion d’une culture de renseignement dans l’État, chez les parlementaires, parmi les cadres supérieurs de l’État et du secteur privé, qui n’existait pas suffisamment. Or nous vivons dans un monde compétitif, où le renseignement joue un rôle de plus en plus important, où les moyens utilisés par les autres sont extrêmement importants. Avoir un peu alerté notre opinion publique, à commencer par nos parlementaires, sur cette culture du renseignement a été un des résultats importants de cet appareil législatif.

M. Ali Laïdi. Nicolas Lerner, je vous pose la même question. Bernard Émié fait état de la mobilisation de 10 % de ses agents.

M. Bernard Émié. De certaines directions !

M. Ali Laïdi. Qu’en est-il pour vous ?

M. Nicolas Lerner. Je ne suis pas en mesure de fournir de chiffre, mais l’évaluation de Bernard Émié me semble cohérente. Un agent intègre la logique du contrôle dans son activité quotidienne, ce qui prend du temps. J’évoquais les différents niveaux hiérarchiques. Avant qu’une note de renseignement produite par un agent soit intégrée dans notre fichier de souveraineté, elle est lue, relue, contrôlée et, in fine, validée à l’échelon national. Nous considérons qu’un document versé au fichier de souveraineté, donc de nature à faire grief, doit répondre à un certain nombre de règles méthodologiques. Cette chaîne représente nécessairement du « temps agent ». De même, la mise en place d’une technique de renseignement doit être proposée à sa hiérarchie par un agent en charge d’un dossier, puis validée par une instance dédiée au sein de la direction, qui a aussi pour vocation de veiller à l’application de la doctrine et à l’unicité de celle-ci. De même en ce qui concerne l’application des dispositions de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT), qui a beaucoup fait parler d’elle à l’époque. Souvenons-nous des reproches qui nous étaient adressés il y a un an : la pérennisation de l’état d’urgence, l’état d’exception permanent. Pourtant, avant qu’une visite domiciliaire, ou une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance (MICAS), soit mise en œuvre à l’initiative d’un service, une proposition est formalisée puis soumise à une série de validations hiérarchiques. L’ensemble des mesures prises sur le fondement de la loi SILT, qu’elles proviennent du Tarn-et-Garonne, de Strasbourg ou de Bretagne, sont validées à l’échelon central avant retour au service territorial. Tout cela prend du temps, de l’énergie mais c’est la garantie d’une application doctrinale unique et du respect des principes fixés par le législateur.

M. Ali Laïdi. René Garrec, à l’écoute des premières interventions, estimez-vous avoir atteint l’objectif fixé en 2007 d’avoir un suivi puis un contrôle ?

M. René Garrec. Tout à fait ! Nous nous étions battus pour obtenir le droit pour la commission de recueillir quelques informations et nous avions conclu que c’était un premier pas. Nous n’étions pas allés très loin. Je constate avec plaisir qu’on a beaucoup avancé et que tout ce que nous espérions à l’époque a été réalisé.

M. Ali Laïdi. Patricia Adam, même question.

Mme Patricia Adam. Mon expérience est plus récente mais, pour avoir échangé tout à l’heure avec la présidente, je constate que la voie tracée par les plus anciens est poursuivie. Le sens n’est pas perdu et la culture du renseignement est beaucoup plus partagée. Néanmoins des efforts restent à faire pour que l’ensemble des parlementaires, à quelque commission qu’ils appartiennent, soient plus avertis. La DPR n’est pas suffisamment connue et donc reconnue par les pairs au sein de l’Assemblée. La question des moyens est essentielle. Un demi-poste pour l’Assemblée nationale, ce n’est pas possible.

M. Ali Laïdi. Ce sera l’un des thèmes de la seconde table ronde.

Philippe Hayez, vous êtes un ancien des services et vous enseignez à Sciences Po. Ce que vous avez entendu aujourd’hui, l’auriez-vous entendu il y a dix ans ?

M. Philippe Hayez. Certainement pas ! La délégation parlementaire au renseignement créée en 2007 est un enfant du miracle. J’appartiens à l’ère préhistorique et, au début des années 2000, ce contrôle n’existait pas. Ce miracle résulte de la conjonction de plusieurs faits.

Le premier, évoqué par Bernard Émié et Patricia Adam, est la culture française du renseignement. Nous venons de très loin. Dans les années 1980 et 1990, dans une espèce de dépression collective, on considérait que la France avait un problème avec son renseignement et était victime d’un certain fatalisme. Pourtant, dès les années 1990, une figure bien connue, un grand prédécesseur de Bernard Émié, l’amiral Lacoste, nonobstant ses déboires personnels, a pris son bâton pour dire que la France avait besoin d’un service de renseignement. Parallèlement, des universitaires, dont certains présents dans la salle, ont commencé à s’intéresser au renseignement en le considérant non comme une matière sale mais comme ayant sa place dans la République. Je veux citer aussi tous les responsables politiques qui, dans les années 1990, ont investi dans le renseignement à contre-cycle. Alors qu’après la chute du Mur, nos principaux alliés désarmaient, la France, grâce à la sagesse des uns et des autres, continuait à investir et à recruter. Nous sommes arrivés à une certaine maturité au début des années 2000, avec une culture du renseignement de plus en plus admise. Je veux mentionner aussi l’intérêt personnel de Michel Rocard pour ces questions, quand il était Premier ministre. Il convient aussi de faire le lien historique entre la DPR en 2007 et la commission de vérification des fonds spéciaux qui, issue d’une première loi votée en 1991, a commencé à entrer dans une logique d’acceptation d’un rôle pour le Parlement. M. Kervran pourra dire ici que ce n’est pas rien que le contrôle des fonds spéciaux.

La deuxième raison, moins irénique, c’est le fait que dans le contexte du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne, certains acteurs ont commencé à porter un regard sur la conformité de l’effort de renseignement au regard des droits de l’homme et des libertés publiques. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a joué un rôle important en s’intéressant aux régimes de renseignement d’un certain nombre de nos voisins et en condamnant, dès les années 1970, certains États, en particulier le Royaume-Uni, aux pratiques jugées non conformes aux standards européens. Selon les standards européens, le renseignement doit être fondé sur la loi – nous avons attendu 2015 pour que ce soit pleinement le cas. Or le Parlement, qui est à la source de la loi, y a sa place, ce qui aurait heurté le général de Gaulle, Michel Debré, Roger Frey ou Pierre Messmer. La France se trouvait sous l’épée de Damoclès d’une condamnation, nous sentions bien qu’il fallait se mettre aux normes.

La troisième raison, évoquée par le sénateur René Garrec, est le contexte antiterroriste : les attentats de New York, mais surtout – les prédécesseurs de M. Lerner et de M. Emié s’en souviennent – une menace qui se rapproche du continent, avec les attentats de Madrid, en 2004, et les attentats de Londres, en 2005. Le gouvernement français et le ministre de l’intérieur de l’époque se mobilisent pour mettre à niveau et renforcer notre posture antiterroriste et donner des pouvoirs supplémentaires aux services. Une excellente émission diffusée à la télévision il y a quelques semaines retrace d’ailleurs cette longue histoire. Le livre blanc sur la sécurité intérieure publié en 2006 était un grand document, à mes yeux. Ce faisant, naturellement, une idée de contrepartie s’est instaurée. Le climat antiterroriste dont nous sortons à peine a joué un rôle très important. D’une certaine manière, cela a permis au renseignement, instrument ancien de puissance publique et qui le demeure, de devenir, aux yeux des parlementaires comme aux yeux des citoyens, un instrument de service public. Dès lors, sans citer la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) qui m’est chère, il est normal, s’agissant d’une politique publique, qu’elle ait des objectifs, des moyens, et qu’elle soit évaluée, ce qui est le rôle de la DPR.

Voilà le miracle de la DPR, tel que je le comprends en observateur extérieur.

M. Ali Laïdi. Miracle de sa création et miracle aussi de son évolution ?

M. Philippe Hayez. Nous n’avons pas de la DPR une visibilité complète, ce qui fait partie du principe de son habilitation au secret. Comme tout citoyen, je fais l’hypothèse que toute l’action de la DPR n’est pas connue publiquement. La présidente de la DPR rappelait que son rapport comporte une partie publique et une partie qui ne l’est pas. Par définition, on ne peut observer les effets qu’elle produit. D’autres diront sans doute que la délégation, qui n’est pas une commission parlementaire, a un rôle croissant mais modeste. C’est du moins l’apparence qu’elle donne vue de l’extérieur, ne serait-ce que par ses moyens. Les responsables des services ont confirmé la grande effectivité de son rôle, dans le dialogue, la confiance, la vigilance. Elle fait partie de la « trame du contrôle ». Elle n’a pas le monopole du contrôle. Elle a un rôle premier, puisqu’elle est à l’origine de la loi qui fonde le contrôle des autres. Je considère qu’il y a encore des marges de progrès mais qu’il n’y a pas à rougir de ce qui a été créé en 2007.

M. Ali Laïdi. René Garrec, quand vous recevez, en 2007, ce texte succinct, avez-vous le réflexe de regarder ce que font nos amis étrangers ?

M. René Garrec. Nous avons regardé ce qui faisait partout ailleurs, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, et que nous n’avons pas beaucoup aimé, mais aussi en Belgique et en Allemagne, qui nous convenait mieux, et nous avons pensé qu’il fallait s’orienter vers de tels systèmes. Nous souhaitions mettre une instance en place immédiatement et qu’elle s’améliore au fil du temps. Il fallait d’abord que les gens se connaissent et que les membres des services puissent rencontrer des parlementaires sans craindre que ceux-ci aillent raconter ce qu’ils avaient appris en sortant dans la rue, malgré les cinq ans de prison et les 100 000 euros d’amende prévus par le code pénal. Nous tenions à acter l’autorisation de rencontrer des membres d’autres services, au-delà des deux ministres qui étaient nos seuls interlocuteurs dans le texte d’origine. Nous avons pu voir ce qui se passait dans les pays voisins et rencontrer des universitaires, dont beaucoup se passionnent pour cette matière. Je ne pensais pas que ça fonctionnerait aussi bien.

M. Ali Laïdi. Patricia Adam, quand vous étiez à la DPR, rencontriez-vous des gens au-delà des services ?

Mme Patricia Adam. Bien entendu ! On n’utilise jamais suffisamment les universitaires spécialisés dans ce domaine comme dans d’autres. Comme cela avait été fait précédemment, nous sommes allés à la rencontre de nos homologues européens, anglais, belges, allemands. Nous avions beaucoup de contacts avec nos collègues parlementaires allemands et belges. Malheureusement, l’actualité a conforté l’intérêt qui était le nôtre. Le côté américain m’intéressait peu, parce que nous n’étions pas dans la même dimension. Ce n’était pas l’Europe. Je pensais que cela ne nous apporterait pas grand-chose de plus qu’alimenter notre curiosité. Or la co-construction de cette loi par les commissions des lois et de la défense de l’Assemblée et du Sénat, ainsi qu’avec les services, a intéressé les Américains, qui sont venus nous voir. J’ai pensé que cela prouvait que ce que nous étions en train de faire n’était pas si mal que cela.

M. Ali Laïdi. Bernard Émié, échangez-vous avec vos collègues des services de renseignement étrangers pour savoir quels sont leurs rapports avec leurs parlements respectifs ?

M. Bernard Émié. Ce sont des sujets qu’on traite. Dans une vie antérieure, j’ai été ambassadeur à Londres. Je reçois nombre de parlementaires venus faire du parangonnage avec le fonctionnement des services britanniques. Je constate que nous avons encore un peu de retard par rapport aux moyens consacrés par le parlement britannique, qui n’est pas très riche non plus, à sa structure équivalente. Par ailleurs, quand nous comparons la manière dont nous sommes en contact, les relations avec les Britanniques sont incontestablement un peu plus anciennes et très fluides. Je sens le dialogue très confiant, avec des mécanismes un peu différents. Il faut dire que la culture du renseignement en Grande-Bretagne n’a rien à voir avec ce qu’elle est en France. Le parlement et l’exécutif britanniques sont beaucoup plus sensibilisés à ces questions.

Quant à mes collègues allemands, le président du Bundesnachrichtendienst (BND), que je vois en permanence et qui était à Paris encore récemment, agit lui aussi dans un cadre légal extrêmement strict. Je crois pouvoir dire, sous le contrôle de nos amis parlementaires allemands ici présents, que dans leur pays, le dialogue et le contrôle sont extrêmement prégnants. Cela garantit aussi l’action de son service, et ce qu’il m’en dit est très positif.

Toutefois nos systèmes sont différents. Il importe de considérer l’histoire du renseignement en Allemagne et d’où il vient, d’où vient le renseignement en Grande-Bretagne et d’où il vient en France, ce que M. Hayez a rappelé. C’est à l’aune de ces histoires que l’on peut comprendre le comportement de nos parlements vis-à-vis des services au fil des années.

M. Ali Laïdi. Nicolas Lerner, auriez-vous une ou deux demandes à faire à la DPR pour améliorer encore vos relations avec le Parlement ?

M. Nicolas Lerner. Je ferai d’abord une offre de services. Soucieux de m’inscrire dans la continuité absolue de mon prédécesseur, je souhaite que nous ayons rapidement des échanges.

Monsieur Hayez, j’ai été sensible à ce que vous avez appelé la « trame du contrôle ». Sans faire offense à ses compétences ou aux missions qui lui sont propres – la seconde table ronde évoquera leur évolution –, il me semble qu’un des rôles de la DPR est de prendre un peu de hauteur afin d’évaluer l’efficacité des dispositifs de contrôle mis en place par le Parlement. Différentes instances exercent, chacune dans son domaine, une compétence de contrôle, mais aucune n’a de vision globale de l’activité des services de renseignement. Cela est d’ailleurs cohérent avec la logique retenue par le législateur lors de l’élaboration de la loi SILT, qui a prévu des dispositions à durée déterminée. Cela me convient, car c’est la garantie, pour le Parlement, d’une clause de rendez-vous démocratique sur l’application des dispositions qu’il a votées, et, pour nous, à échéance de deux ans, de revenir devant le Parlement afin d’évaluer ces dispositions et de présenter des demandes opérationnelles. Nous attendons donc de la DPR une vision globale de l’efficacité des contrôles sans qu’à aucun moment l’opérationnel ne souffre de la multiplication des contrôles souhaités, assumés et légitimes.

M. Ali Laïdi. Bernard Émié, êtes-vous satisfait de la loi et quelles sont vos attentes ?

M. Bernard Émié. Un fonctionnaire est, par principe, satisfait d’une loi ; il est là pour l’exécuter. Je peux donc difficilement répondre à la question. Comme Nicolas, je fais de l’offre de services. Les parlementaires ici présents savent que je suis à leur disposition avec mes directeurs pour répondre à leurs questions ou à leurs demandes d’audition. Je suis là aussi pour les acculturer au maximum à ce que nous faisons, car il faut dédramatiser, dédiaboliser, expliquer, faire comprendre pourquoi nous avons besoin de tels moyens ou de tels personnels, afin de conforter le ressenti démocratique de ceux qui votent non seulement la loi, mais aussi les budgets, sans lesquels il n’y a pas de service de renseignement. Je suis heureux que le président de la commission de vérification des fonds spéciaux, ici présent, homme exigeant et compétent de par sa vie antérieure comme de par sa vie actuelle, nous apporte son expertise. Les recommandations faites dans ses rapports, souvent reprises par l’exécutif, nous permettent de mieux fonctionner, de sorte que c’est du « gagnant-gagnant ». Je ne me sens pas subir des contrôles comme un petit garçon mal élevé, je me sens comme le directeur général d’un grand service encore plus efficace grâce à eux.

Quant aux moyens, en Grande-Bretagne, la commission compétente dispose d’une bonne dizaine d’administrateurs contre un demi chez nous. Il y a peut-être une marge à trouver entre les deux. Par ailleurs, et ce sera l’objet de la deuxième table ronde, le rapport de la DPR pour 2018 fait, pour partie, une série de recommandations à mon sens tout à fait acceptables et nécessaires pour renforcer sa capacité à exercer sa mission, mais ce sera au législateur d’en décider. Je suis reconnaissant au président de l’Assemblée nationale et à la présidente de la commission des lois d’avoir souhaité, après que Mme Adam a indiqué qu’elle avait eu à cœur de protéger la DGSE dans l’élaboration des lois sur le renseignement, que les évolutions interviennent dans le cadre d’un dialogue avec les services et avec l’exécutif.

Je rappelle que je dépends de la ministre des Armées. C’est elle, la responsable politique devant le Parlement ; c’est elle qui me donne des instructions sur ce sujet. J’ai mon opinion, mais l’arbitrage entre le directeur du renseignement militaire, le directeur du renseignement et de la sécurité de la défense et le DGSE est opéré par le pouvoir exécutif.

M. Ali Laïdi. Je donne maintenant la parole à Alain Marsaud.

M. Alain Marsaud. Mesdames, Messieurs, je reprendrai le mot « miracle » employé par Philippe Hayez. Si cette délégation et ce contrôle parlementaire existent, c’est grâce à une visite à Lourdes et à Fatima la même journée. En 2006, avec un certain nombre de collègues, dont Jacques Myard, maire de Maisons-Laffitte, nous avons jugé utile la mise en place d’une instance qui existait déjà presque partout, sauf au Portugal et dans un autre pays. Nous sommes allés faire la cour à Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, pour le persuader d’avancer dans ce domaine, et il nous a donné carte blanche. C’est ainsi que j’avais été nommé rapporteur d’un projet de création d’une commission de surveillance des services de renseignement.

Nous sommes allés rencontrer nos collègues d’outre-Atlantique et d’ailleurs. Je me souviens de la commission de contrôle du renseignement aux États-Unis, où le président de la commission du Sénat ou de la Chambre des représentants dispose d’une trentaine de collaborateurs pour opérer cette surveillance, dont des membres de la CIA, du FBI, de la NSA et d’autres. Nous avons été impressionnés et l’exemple américain nous était apparu extrêmement tentant à imiter, même si nous avions très bien que nous ne pourrions pas mettre en œuvre autant de moyens. Nous avons avancé rapidement et avec optimisme jusqu’aux élections législatives de 2007 où j’ai été battu. Le projet était donc mort-né. Bernard Carayon m’a succédé, homme au demeurant très estimable mais qui n’avait pas la même appréciation que moi de la place de l’exécutif. Il voulait privilégier les droits de l’exécutif par rapport au Parlement, alors que je voulais mettre en place un véritable contrôle des services de renseignement. Nous nous en sommes expliqués ensemble. Très protecteur des services de renseignement, il craignait de voir des abus commis par le Parlement à l’encontre des services. La loi de 2007 a ainsi prévu un contrôle a minima.

Dieu merci, nous avons assisté à l’évolution de cette loi. Elle va beaucoup mieux mais il y a encore une marge. Je ne sais pas si Lourdes et Fatima ont été efficaces, mais nous avons avancé. Beaucoup reste à faire. Je sais que Bernard Émié et Nicolas Lerner, que je connais moins, sont tout à fait désireux de voir le Parlement jouer son rôle auprès de leurs services. Lorsque, en 2006, nous avons auditionné tous les chefs de service du renseignement et, à l’époque, des renseignements généraux, il y avait l’unanimité pour voir le Parlement entrer dans les services de renseignement, afin de réaliser une belle avancée démocratique.

M. Ali Laïdi. Je remercie les intervenants de la première table ronde, que j’appelle Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, premier vice-président de la délégation parlementaire au renseignement, à venir conclure.

M. Christian Cambon. Madame la présidente de la commission des lois et monsieur le président de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, monsieur le préfet, messieurs les directeurs, chers collègues, je vous prie de bien vouloir excuser mon retard, lié à la visite du chef du gouvernement afghan, mais j’ai assisté à une bonne partie de la table ronde où a été soulignée la nécessité d’un contrôle parlementaire des activités de renseignement. Je salue Patricia Adam et mon ami René Garrec, qui a joué un rôle essentiel dans cette affaire. Je remercie Yaël Braun-Pivet de cette belle initiative. Cet anniversaire méritait d’être marqué. Je salue au passage mes collègues allemands et belges avec lesquels nous avons eu un échange passionnant.

Je rappellerai que la question du contrôle parlementaire a émergé assez tardivement et de manière incidente. C’est en 2001, à la faveur d’un contrôle des fonds spéciaux dans un contexte de critique de leur utilisation, que l’on a pris conscience de la nécessité d’organiser ce contrôle. L’idée est devenue plus explicite en 2006, à l’occasion de l’examen du projet de loi relatif à la lutte contre le terrorisme. Auparavant, la question était éludée. Dans le contexte de la guerre froide et de la décolonisation, il était peut-être malséant pour les parlementaires de s’inquiéter de ces sujets. On considérait qu’ils n’étaient pas suffisamment sûrs pour pouvoir évoquer ces thématiques.

Par ailleurs, le privilège de l’exécutif, qui a toujours été attaché à son domaine réservé incluant les questions régaliennes, notamment la diplomatie et la défense, n’était pas très favorable à voir un Parlement un peu timide examiner directement et plus complètement le cœur du métier : les services de renseignement.

La loi de finances pour 2002, qui crée la commission de vérification des fonds spéciaux, et la loi de 2007, qui a été longuement évoquée, brisent un tabou et réalisent une première étape que l’on peut qualifier de raisonnable. Elle tient compte de la crainte de l’exécutif de voir le Parlement interférer avec les opérations en cours et de mettre partiellement en danger la vie de certains agents. En outre, elle s’appuie sur des décisions du Conseil constitutionnel, notamment celle de 2001, après sa saisine sur l’article relatif à la commission de vérification des fonds spéciaux. Étape raisonnable aussi parce qu’elle tient compte, disons-le, de la faible connaissance et de la faible expérience des parlementaires en matière de contrôle du renseignement et en matière de renseignement en comparaison avec d’autres pays comme le Royaume-Uni. De même, il était nécessaire de tenir compte de la notion fondamentale du secret de la défense nationale.

Le dispositif législatif a prévu un certain nombre de garde-fous en créant deux instances distinctes avec un nombre limité de membres, un champ de compétence restreint, notamment pour la commission de vérification des fonds spéciaux, portant uniquement sur une soixantaine de millions d’euros par an, et, pour la DPR, une capacité d’information cantonnée, avec un accès filtré, aux personnels, à leur enceinte, à leur production, et une publicité des travaux limitée. C’étaient les bonnes conditions pour une improbable greffe de deux cultures très différentes, la culture des services secrets et la culture des parlementaires orientée vers le contrôle, la délibération publique.

Cette étape est dépassée. Le succès de la greffe est admis.

Il n’y a pas eu de rejet parce que le contexte a considérablement changé. Les menaces ont évolué. La menace terroriste implique, de manière ô combien dramatique, notre territoire national. L’utilisation de techniques de renseignement plus intrusives n’était plus possible en dehors du cadre légal défini par le Parlement. Cela a conduit ce dernier, par petites touches à partir de 2006 et de manière plus complète avec les lois de juillet et novembre 2015, et par un nombre conséquent d’autres textes, à en fixer le cadre.

Il n’y a pas eu de rejet non plus parce que le Parlement a voté un accroissement assez conséquent des moyens dédiés aux services de renseignement. On a autorisé l’augmentation du nombre d’agents de 3 000, sans compter les 1 500 agents supplémentaires annoncés jusqu’en 2025 dans le cadre de la loi de programmation militaire, pour le seul ministère des armées.

Absence de rejet, aussi et surtout, et cela a été bien évoqué au long de la discussion de la première table ronde, parce que la pratique du contrôle parlementaire tel qu’il a été mis en œuvre par nos prédécesseurs, Philippe Bas, que je salue, mais aussi la présidente Braun-Pivet à qui je vais succéder au 1er janvier 2019 par le jeu de l’alternance entre l’Assemblée nationale et le Sénat, est fondée sur une confiance réciproque et une prise de responsabilité étendue bien au-delà des dispositions législatives. Pour comprendre les exigences du travail des services, il convient d’en connaître un peu mieux que ce qui était autorisé jusqu’à présent. On peut ainsi mieux appréhender les besoins et légiférer à bon escient.

La redevabilité est une exigence constitutionnelle et démocratique. Il était utile que le contrôle puisse s’accroître en même temps que les moyens, qu’il s’agisse de l’accroissement mesuré des modalités d’information ou de l’habilitation des parlementaires chargés du contrôle. Cela s’est aussi traduit par un approfondissement du contrôle et de la publicité qui, à partir de 2013, sont passés de rapports étiques à des rapports plus documentés.

Tout cela n’a été rendu possible que parce que les services de renseignement ont joué le jeu de la transparence vis-à-vis de la représentation parlementaire. J’en prendrai pour exemple la récente visite que la présidente, quelques-uns et moi-même avons faite au siège de la DGSE, il y a quelques semaines. Nous avons été surpris par la confiance qui nous était témoignée dans la visite des différents services et dans le dialogue que nous avons eu avec différents personnels. Cette confiance nous honore et nous devons en rester dignes.

De son côté, notre représentation doit exercer ses fonctions de manière responsable, consciente des enjeux de sécurité nationale, en renonçant au traditionnel défaut d’exposition médiatique auquel les parlementaires aiment de temps à autre sacrifier. Il nous est parfois reproché une forme de connivence avec les services de renseignement. Il n’en est rien. Il y a seulement la volonté de respecter le rôle de chacun et d’exercer les contrôles que la loi nous impose.

Nous voulons faire reconnaître les services de renseignement comme des services publics à part entière mais aussi comme des services spécifiques répondant à des sujétions particulières. Le contrôle doit être complet et s’exercer dans des conditions compatibles avec l’exercice de leurs activités opérationnelles, pour ne pas mettre en danger la vie et la sécurité des agents.

Le Parlement doit jouer un rôle encore plus actif, ce qui suppose un cadre législatif rénové. Cela a motivé la présentation par Philippe Bas, François-Noël Buffet et moi-même d’une proposition de loi au moment de l’examen de la loi de programmation militaire, destinée à envoyer un signal au gouvernement, lequel nous a répondu. Notre proposition de loi est devenue un amendement adopté par l’Assemblée nationale, assorti de la promesse de remettre sur le chantier en 2019 ou en 2020 un texte allant un peu plus loin, pour faire en sorte que le contrôle s’exerce dans les meilleures conditions possible.

De même, comme cela a été dit ce matin, il faut des moyens plus adaptés, ce qui passe par le renforcement des équipes mais aussi par un droit de tirage du Parlement sur les services de l’inspection des services de renseignement pour nous aider à réaliser des études pour le compte de la DPR. Comme l’a dit Patricia Adam, les effectifs à la disposition des présidents en exercice sont d’une modestie qui n’a échappé à personne.

C’est pourquoi le contrôle du renseignement doit, à mon sens, répondre à trois principes : l’indépendance, la confiance et la permanence, ce qui, a contrario, nous permettra d’éviter trois écueils : la dépendance mutuelle, la connivence et l’intermittence, qui sont la négation même du contrôle. C’est la voie étroite sur laquelle nous nous sommes engagés. Le contrôle n’est pas une fin en soi, c’est avant tout la recherche d’une meilleure efficacité du service dans l’intérêt national, dans l’intérêt des libertés, en tenant compte non seulement du respect de la vie privée de nos concitoyens mais aussi de la nécessité collective d’assurer la meilleure sécurité pour notre pays et pour notre territoire. (Applaudissements.)

M. Ali Laïdi Nous faisons une courte pause avant la deuxième table ronde.

 

 

 


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Seconde table ronde : Quelles sont les évolutions possibles du contrôle parlementaire du renseignement ?

M. Ali Laïdi. Nous abordons la deuxième table ronde.

Avant d’aborder les perspectives pour la DPR et la question de ses moyens, nous porterons un regard européen sur le renseignement.

Regards européens

Je donnerai d’abord la parole Hans Born, chef du département recherche du Democratic Control of Armed Forces (DCAF), pour décrire les grands principes des contrôles européens.

Puis nous ouvrirons le débat entre les intervenants suivants : Yaël Braun-Pivet, députée des Yvelines, présidente de la DPR ainsi que de la commission des lois de l’Assemblée nationale : Philippe Bas, sénateur de la Manche, président de la commission des lois du Sénat, ancien président de la DPR ; Pierre de Bousquet de Florian, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme ; Michel Boutant, sénateur de la Charente, membre de la DPR et du collège de la CNCTR ; Loïc Kervran, député du Cher, membre de la DPR et président de la commission de vérification des fonds spéciaux. Cette table ronde sera conclue par Jean-Jacques Bridey, président de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, membre de la DPR.

Entre les questions aux intervenants, je donnerai la parole à Armin Schuster, député au Bundestag, président de la commission chargée du contrôle des services de renseignement, et à André Frédéric, vice-président de la Chambre des représentants de Belgique, membre de la commission parlementaire d’accompagnement du Comité R.

Intervention de M. Hans Born Chef du département recherche du Democratic Control of Armed forces – (DCAF) 

M. Hans Born. Mesdames, messieurs, je souhaite d’abord remercier M. Richard Ferrand, président de l’Assemblée nationale, et M. Gérard Larcher, président du Sénat, pour l’invitation qui m’a été faite d’assister et d’intervenir à l’occasion du colloque sur « Les dix ans de contrôle parlementaire du renseignement ».

Je voudrais également saluer les membres de l’Assemblée nationale et du Sénat, les représentants des autres États européens, les dirigeants des services de renseignement, ainsi que les experts ici présents. En particulier, je suis heureux de retrouver M. Loïc Kervran, président de la commission de vérification des fonds spéciaux, qui nous a fait l’honneur d’une visite au DCAF à Genève, en décembre dernier. Je salue aussi la présence du professeur Philippe Hayez, qui a soutenu à maintes reprises le travail fourni par la DCAF.

Je commencerai par féliciter la France pour ce dixième anniversaire du contrôle parlementaire des services de renseignement. À l’exception de l’Allemagne où le contrôle parlementaire du renseignement existe depuis les années 1950, force est de constater que cette action est relativement jeune dans la plupart des pays européens : 1989 pour le Royaume-Uni, 1991 pour l’Autriche, 1996 pour la Norvège, 1997 pour l’Italie et 2001 pour les Pays-Bas, mon pays. Dans la presque totalité des pays européens, le contrôle des services de renseignement est relativement récent. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’échanger sur les meilleures pratiques et les enseignements tirés au niveau du continent.

Dans ma brève présentation, je traiterai trois questions importantes liées au contrôle parlementaire des services de renseignement en Europe.

Premièrement, existe-t-il des principes communs aux pays européens ?

Les services de sécurité et de renseignement rendent un service précieux à une société démocratique en garantissant la sécurité nationale et le libre arbitre de l’État. Étant donné que les services travaillent dans la clandestinité, ils sont en porte-à-faux avec le principe d’une société ouverte. Compte tenu de ce paradoxe – défendre une société ouverte par des moyens secrets, l’ombre et la lumière –, les services de renseignement doivent faire l’objet d’une responsabilité démocratique et d’un contrôle. Dans tous les pays européens, les services de renseignement sont placés sous un contrôle parlementaire et public.

Au sein des démocraties en Europe, on trouve plusieurs principes communs : les services de renseignement doivent respecter les mêmes normes de qualité que les autres fournisseurs de services publics ; la norme standard ou, à défaut, les fonctions de contrôle parlementaire applicables aux services gouvernementaux, doivent aussi s’appliquer aux services de renseignement. Par exemple, la fonction parlementaire de contrôle budgétaire ou législatif doit aussi s’appliquer aux services de renseignement.

Deuxièmement, quelles sont les modalités de contrôle parlementaire des services de renseignement en Europe ?

La plupart des États européens ont des commissions parlementaires ou des agences spécialisées responsables de la surveillance de divers aspects du travail des services de renseignement. Ces entités sont divisées en trois catégories : commissions parlementaires générales, commissions parlementaires spécialisées, instances spécialisées non parlementaires.

Dans de nombreux États, des commissions parlementaires générales sont compétentes pour surveiller certains aspects du travail des services de renseignement. En France, en Allemagne ou en Belgique, c’est la commission parlementaire générale pour la sécurité, la justice, la défense ou les affaires étrangères.

Le deuxième modèle, ce sont les commissions parlementaires spécialisées. Dans la mesure où, dans beaucoup de pays européens, les commissions parlementaires générales ont de trop larges attributions, il a été décidé de créer des commissions spécialisées pour les services de renseignement. C’est le cas de tous les parlements d’Amérique du Nord et d’Europe, à l’exception du Canada et de la Suède.

Le troisième modèle, ce sont les instances spécialisées non parlementaires. Pour assurer un contrôle efficace, il faut des experts. C’est pourquoi un nombre croissant d’États ont créé des instances spécialisées non parlementaires pour superviser les services de renseignement, souvent considérées comme experts en la matière. Ces commissions non parlementaires sont des entités permanentes, établies légalement, qui réalisent une surveillance régulière à plein temps. Elles sont nommées par le parlement, auquel elles rendent compte. De telles commissions existent en Belgique, en Allemagne, en Grèce, aux Pays-Bas, en Norvège, en Suède, en Suisse et, en dehors de l’Europe, au Canada.

J’en arrive à ma question : quelles sont les meilleures pratiques en Europe ?

Elles sont nombreuses mais, faute de temps, je me limiterai à deux exemples. En premier lieu, les commissions de contrôle des services de renseignement ont besoin d’avoir accès aux informations classifiées relatives à leur mandat. Elles doivent donc disposer de l’autorité nécessaire pour obtenir les informations. En second lieu, il est de pratique courante pour les agences de renseignement et pour l’exécutif de partager avec le Parlement les informations touchent à la sécurité nationale, de manière non seulement réactive mais aussi proactive.

En conclusion, j’insisterai sur le besoin de rencontres internationales ou de coopération entre les entités de contrôle d’agences de renseignement, notamment par l’organisation de conférences internationales pour échanger les expériences de meilleures pratiques. (Applaudissements.)

M. Ali Laïdi. Nous en arrivons donc à notre deuxième table ronde.

Yaël Braun-Pivet, commençons par un sujet que nous avons commencé à évoquer lors de la première table ronde : la DPR a-t-elle les moyens de sa mission ?

Mme Yaël Braun-Pivet. C’est toute la question ! Quand on a la responsabilité d’un contrôle, il faut être en capacité de l’assumer. En tant que parlementaire, il est vital, à mes yeux, de pouvoir remplir la mission qui m’est confiée. J’ai découvert que j’appartenais à la DPR après avoir été élue à la présidence de la commission des lois. Je rejoins les intervenants de la première table ronde qui ont souhaité que la DPR soit davantage connue des Français, des gouvernants et de l’ensemble des parlementaires, puisque j’en ignorais l’existence. Quand j’ai pris ces responsabilités au sein de la DPR, d’abord en tant que vice-présidente, au côté de Philippe Bas, puis en tant que présidente, j’ai pris la mesure de la responsabilité qui nous incombe en tant que parlementaires avec l’exercice de ce contrôle. Par conséquent, les moyens qui nous sont offerts pour exercer la mission qui nous est dévolue sont un sujet central.

M. Ali Laïdi. Quels sont-ils aujourd’hui, concrètement ?

Mme Yaël Braun-Pivet. Nous avons accès à un certain nombre de documents précisément listés. Notre droit à l’information n’est pas illimité, il est contraint. Nous pouvons nous interroger sur cette contrainte. Faut-il étendre notre droit à l’information, voire revendiquer un droit à l’information totale ? Nous avons des difficultés en termes de moyens humains. Ceux dont nous disposons ne nous permettent pas d’assurer notre mission telle que nous souhaiterions le faire.

M. Ali Laïdi. Un demi-poste ?

Mme Yaël Braun-Pivet. À l’Assemblée nationale, un demi-poste. Au Sénat, il y a trois administrateurs, mais à qui sont assignées aussi d’autres fonctions. Je ne sais pas ce que cela représente exactement en équivalents temps plein, mais ils ne sont pas si éloignés de nous. En outre, s’agissant d’une délégation bicamérale, nous avons peu d’interactions entre nos administrateurs. Il faudrait peut-être envisager une mise en commun des moyens humains de nos deux assemblées. En tant que présidente de la DPR, je pourrais faire beaucoup plus appel aux administrateurs du Sénat. La coordination des moyens humains pourrait être accrue.

M. Ali Laïdi. Quand on entend dire que certaines commissions, à l’étranger, disposent d’une quinzaine de collaborateurs, on comprend qu’il y a de la marge.

Mme Yaël Braun-Pivet. Oui et non. Il y a de la marge en termes de moyens humains, mais je rejoins les propos de Nicolas Lerner sur l’étendue du spectre du contrôle parlementaire. Il ne faut pas croire que la DPR soit seule à assumer cette mission. Des parlementaires siègent au sein de la CNCTR et de la CNI, et certains autres contrôles ne sont pas effectués directement par la DPR. Adoptée il y a un peu plus d’un an, la loi SILT, dont parlait également Nicolas Lerner, prévoit la mise en place d’un contrôle parlementaire assuré par moi-même, en qualité de présidente de la commission des lois, par un membre de l’opposition et par un membre de la majorité. Dans ce cadre, nous effectuons, entre autres, un suivi des MICAS, des visites domiciliaires. Le contrôle parlementaire a de multiples visages. La DPR doit avoir une vision d’ensemble plutôt que de chercher à se substituer aux autres autorités qui effectuent le contrôle de façon parfois beaucoup plus approfondie dans des domaines plus ciblés.

M. Ali Laïdi. Philippe Bas, avez-vous été limité dans vos recherches d’informations faute de moyens ?

M. Philippe Bas. Nous n’avons entrepris de recherches qu’en fonction des moyens que nous avions. Le contrôle parlementaire du renseignement est une nécessité dans une grande nation démocratique ayant des intérêts mondiaux. Le terrorisme, l’espionnage économique, sont des sujets vitaux. Le premier sujet pour le contrôle parlementaire, c’est de s’assurer de l’efficacité de ce type de service. Le deuxième sujet est le respect des droits fondamentaux, du secret de la vie privée et des libertés individuelles. Cela fait deux motifs assez puissants, avec une limite normale : si nous voulons que ces services soient efficaces, nous ne pouvons pas mettre leurs méthodes de travail sur la place publique. C’est la raison pour laquelle tous les grands pays démocratiques mettent en place des systèmes de contrôle différents du contrôle parlementaire ordinaire.

Chez nous, on a commencé un peu tardivement et dans des conditions qui ne visaient pas principalement à vérifier l’efficacité des moyens et du fonctionnement des services de renseignement, mais à faire en sorte que les fonds spéciaux ne soient pas utilisés à d’autres fins que des fins de défense nationale ou de diplomatie. C’était en 2001. Le contrôle portait donc sur l’utilisation politique d’une partie des fonds spéciaux à laquelle on voulait mettre fin, à l’époque. C’est progressivement que le Parlement français, avec l’accord du Gouvernement, s’est décidé à exercer un contrôle sur le bon emploi des fonds et, au-delà, sur le bon fonctionnement de nos services spéciaux. Je crois que ce système n’est pas arrivé à maturité. Il a commencé de manière assez pudique. On parlait plus de suivi que de contrôle. On insistait sur la nécessaire confiance entre le Parlement et les services spéciaux.

En effet, si le contrôle n’exclut pas la confiance, il faut que nous franchissions un palier. C’est ce que nous avons souhaité au Sénat avec mon collègue Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, François-Noël Buffet et quelques collègues qui se sont mobilisés pour renforcer le contrôle tout en offrant toutes les garanties nécessaires au respect du secret. Cette étape, il va nous falloir la franchir rapidement.

Je souscris pleinement à ce que disait Yaël Braun-Pivet, il y a des institutions chargées d’exercer le contrôle. Quand nous avons fait la loi sur le renseignement, nous avons créé la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, au sein de laquelle le Parlement est représenté. Il y a le Conseil d’État. On a organisé des voies de recours pour ceux qui estiment qu’on a posé des micros chez eux en dehors de tout cadre légal. Seul le système de contrôle parlementaire n’a pas progressé. D’une manière générale, dans notre Ve République, on se dit toujours favorable au contrôle, mais on a un peu plus de mal à passer aux travaux pratiques. C’est une spécificité de nos institutions. En y mettant le temps nécessaire, on parviendra à améliorer les choses.

M. Ali Laïdi. Yaël Braun-Pivet, on a le sentiment que vous n’utilisez pas, à la DPR, l’ensemble du potentiel déjà mis à votre disposition.

Mme Yaël Braun-Pivet. Nous nous y attachons néanmoins. Nous avons conscience de l’importance de notre rôle dans une société démocratique. Les règles de gouvernance de la DPR font que les responsabilités doivent être rapidement assumées, puisqu’elles prévoient un changement de présidence tous les ans. Nous avons essayé de pallier cet état de fait en maintenant Loïc Kervran deux ans à la présidence de la commission de vérification des fonds spéciaux. Nous pouvons donc, à moyens constants, remédier quelque peu à la situation.

Toutefois, après avoir beaucoup débattu au sein de la DPR, avec Philippe Bas, des nécessaires évolutions, je souhaitais, et c’est un peu la raison d’être du moment qui nous réunit aujourd’hui, commencer par regarder dans le rétroviseur. Qu’avons-nous fait ? Que souhaitions-nous à l’origine ? Comment avons-nous évolué depuis dix ans ? Quels étaient les fondamentaux de notre action ? Quels étaient les facteurs d’instauration de la confiance réciproque avec les services, laquelle n’allait pas de soi ? Il fallait d’abord prendre ce temps de réflexion entre nous pour définir les bonnes pistes d’évolution de la DPR. Nous sommes tous d’accord pour franchir un palier, mais lequel et pourquoi ? Pour ce faire, il faut une large concertation entre nous et avec les services, parce que nous ne pouvons avancer seuls. La confiance ne se décrète pas, elle s’est gagnée avec le temps et il faut la préserver précieusement. La nécessaire évolution de la DPR doit s’opérer dans ce cadre.

M. Ali Laïdi. Loïc Kervran, le fait d’avoir été reconduit pour une seconde année vous a-t-il donné un peu plus d’assise, ou de vision, donc une meilleure expertise ?

M. Loïc Kervran. Je dirai d’abord quelques mots de la CVFS, sous‑organe de la DPR dont il convient de saisir les spécificités. J’en vois deux principales. Premièrement, cette commission a pour vocation de faire du contrôle sur pièces et sur place. Nous sommes quasiment toutes les semaines dans les administrations centrales, dans les directions zonales de la DGSI et dans les postes à l’étranger de la DGSE pour effectuer des contrôles. Nous différons légèrement de la délégation parlementaire au renseignement qui procède beaucoup plus par auditions. Deuxièmement, dans un certain nombre de services, nous sommes les premiers et les derniers à regarder ce qui a été fait des fonds spéciaux. Certains services ont des systèmes de contrôle interne mais pour d’autres, la Cour des comptes et les dispositifs internes n’interviennent pas. L’accès à l’information est donc essentiel pour nous.

Il est capital de comprendre ces spécificités. Notre dispositif est très dérogatoire, puisque nous sommes habilités ès-qualités au secret défense. Jamais la loi relative au secret de la défense ne nous a été opposée dans nos travaux. Nous avons donc un avantage concurrentiel par rapport à certains autres organes de contrôle parlementaire.

Je suis persuadé que la CVFS, formation plus restreinte, peut montrer la voie de certaines évolutions nécessaires. Nous avons essayé de le faire par l’apport de quelques modifications dans le cadre de la loi de programmation militaire, notamment le transfert du financement des activités de contrôle de la CVFS des fonds spéciaux vers les fonds du Parlement. Jusqu’à présent, le contrôle des fonds spéciaux était financé sur les fonds spéciaux, ce qui peut paraître paradoxal. Le Parlement assume désormais, financièrement et plus profondément, le caractère parlementaire de ce contrôle.

L’autre évolution que vous souligniez, c’est le choix de mettre fin à une présidence tournante annuelle, ce qui m’a permis d’être reconduit dans ma fonction pour la deuxième année consécutive et ce qui autorise une certaine continuité. Il y a une courbe d’apprentissage. Deux grandes compétences sont nécessaires : la connaissance des services, exercice quotidien d’acculturation qui est loin d’être terminé, car ils sont nombreux et d’une grande complexité, et des connaissances en matière d’audit et de contrôle. Nous rejoignons ainsi la question des moyens.

M. Ali Laïdi. Michel Boutant, vous présentez la particularité d’être à la fois membre de la DPR et de la CNTCR. Quelle est votre vision des informations provenant des deux instances ?

M. Michel Boutant. Pour être complet, je siège également à la CVFS, c’est-à-dire au sein des trois instances de contrôle du renseignement, ce qui fait de moi, et c’est un laïque qui vous le dit, une sorte de « trinité » du contrôle du renseignement.

Ces instances ont chacune un rôle extrêmement différent et complémentaire. Quand je siège à la DPR, je mesure la nature macroscopique du contrôle que nous exerçons. Nous avons des collaborateurs de très grande qualité mais, pour faire un travail d’investigation plus approfondi, nous manquons de temps d’administrateur.

M. Ali Laïdi. Donc de moyens ?

M. Michel Boutant. Donc de moyens. Nous pouvons le dire très tranquillement devant le président du Sénat et les représentants du président de l’Assemblée nationale…

J’ajoute que nous avons le droit d’en connaître, mais pas sur les affaires en cours. Nous ne voudrions surtout pas mettre dans l’embarras les services que nous sommes censés contrôler.

Loïc Kervran venant de parler de la CVFS, j’évoquerai plutôt la CNCTR, la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, dont l’intitulé est explicite. Fruit de la loi sur le renseignement du 24 juillet 2015, elle fait suite à la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), à une époque où, pour surveiller quelqu’un, on avait surtout recours aux écoutes téléphoniques, pour dire les choses simplement. Mais les techniques ont évolué, et sont précisées dans la loi de 2015. De même, sont précisés les motifs pour lesquels un des six services du premier cercle est autorisé à placer quelqu’un sous surveillance selon l’une des techniques prévues.

L’une des particularités de la CNCTR est de comprendre neuf membres, dont quatre parlementaires – deux sénateurs et deux députés. S’agissant de contrôle démocratique, il convient d’indiquer que la pluralité des pensées politiques est représentée : la droite, la gauche et les autres. La CNCTR compte aussi une personnalité qualifiée, un ingénieur en communications dont nous avons besoin parce que les choses se sont compliquées, et des magistrats de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif. Comme nous sommes censés vérifier les demandes qui nous sont soumises pour être ensuite présentées au Premier ministre, qui les valide ou non, la présence de juristes est extrêmement importante. Nous sommes donc secondés par une équipe de dix-sept personnes qui comprend de nombreux juristes.

M. Ali Laïdi. Donc, votre travail nourrit la DPR à 100 % ?

M. Michel Boutant. Il y a une sorte d’échange entre les uns et les autres. La CNCTR produit également un rapport annuel dont peut se nourrir aussi bien le coordonnateur national du renseignement que la DPR, la commission des lois ou la commission de la défense du Sénat ou de l’Assemblée nationale.

M. Ali Laïdi. Pierre de Bousquet de Florian, vous avez entendu les premières interventions et celle de la première table ronde faisant état de besoins en moyens et d’élargissement des compétences de la DPR. Vu de l’exécutif, quels sont vos sentiments ?

M. Pierre de Bousquet de Florian. Privilège de l’âge, j’ai dirigé il y a quinze ans, et pendant cinq ans, un service de renseignement, la direction de la surveillance du territoire (DST), entre la création de la première mouture de la commission de vérification des fonds spéciaux et 2007. C’était l’embryon du contrôle parlementaire. Je me souviens avec émotion de la première visite des parlementaires à la DST, conduite par René Galy-Dejean et dont Jacques Myard faisait partie. Avec un petit carnet annoté au crayon et un paquet de factures, je leur indiquais ce que nous avions fait avec les fonds spéciaux. Il y en avait d’ailleurs très peu. Mon carnet était contresigné par mon adjoint, ce qui était une nouveauté car, antérieurement, seul le directeur gérait cette affaire.

Je suis reconnaissant à Alain Marsaud d’avoir dit que la première délégation parlementaire au renseignement avait été créée, il y a dix ans, non pas malgré la réticence des services de renseignement, mais avec leurs encouragements unanimes. Je me rappelle aussi que, vers 2004 ou 2005, ma collègue britannique, patronne du MI5, m’avait invité à Londres à assister à une de ses auditions annuelles par la commission britannique de contrôle des services de renseignement. J’avais été impressionné par le contenu des échanges et par leur caractère libre, favorable à l’établissement d’une relation de confiance et de nature à conforter la place du renseignement, déjà forte en Grande-Bretagne, au sein de ces institutions.

Tout cela a beaucoup progressé. Philippe Bas a parlé d’une évolution timide. Cette timidité s’est peu à peu effacée. Les parlementaires se sont acculturés à un ensemble de politiques qu’ils ne connaissaient pas ou peu. Ils ont bien compris les enjeux des services de renseignement. La confiance est aujourd’hui pleinement établie. Ils soutiennent les besoins et représentent une forme de garantie et de sécurité. Le président Cambon a dit qu’il fallait éviter à la fois la dépendance, la connivence et l’intermittence. Nous avons atteint un tel équilibre.

J’ajoute que, depuis l’instauration de ce contrôle parlementaire, nous n’y avons jamais décelé la moindre intention politique ou politicienne. Le contrôle s’est toujours effectué avec, comme première préoccupation, les intérêts supérieurs de l’État au cœur du domaine régalien, le renseignement étant, avec la défense et les affaires étrangères, de nature profondément régalienne.

On peut faire plus, principalement en exploitant ce qui est permis par la loi, car la délégation parlementaire est un peu coincée par les moyens qui lui sont consacrés. Parmi les pistes d’amélioration, je vois un travail thématique qui, faute de spécialistes, ne peut aujourd’hui être très poussé. Cette réflexion m’est venue après avoir été auditionné l’année dernière au sujet du renseignement économique, à l’initiative de Philippe Bas qui souhaitait moins évoquer l’activité générale des services que mettre l’accent sur des points particuliers. Un des éléments du rapport fait par la DPR sur ce thème nous a conduits à construire une doctrine du renseignement économique qui n’existait pas. Dans le cadre de l’échange noué avec la délégation, nous avons établi une doctrine qui a été validée en Conseil national du renseignement et qui cadre beaucoup mieux l’action des services dans ce domaine. Cela n’a pas été sans influence sur la relation avec la CNCTR, qui butait aussi sur l’appréhension de l’intérêt économique supérieur du pays, pour lequel les services demandaient des techniques de renseignement. Au-delà de la protection évoquée ce matin, nous tirons bénéfice du déploiement de l’intelligence collective. Sur bien d’autres sujets, si la DPR avait quelques autres moyens pour s’adjoindre des spécialistes, on pourrait aussi progresser.

Quant aux documents qui sont fournis à la délégation, s’ils sont bien plus nombreux qu’au début, nous pourrions lui en fournir encore un peu plus.

Cela étant, il y a tout de même quelques lignes rouges.

M. Ali Laïdi. Nous y reviendrons.

Nous allons ouvrir une parenthèse et inviter Armin Schuster à venir s’exprimer.

Intervention de M. Armin Schuster, Député au Bundestag, Président de la Commission chargée du contrôle des services de renseignement

M. Armin Schuster (interprétation). Monsieur le président, monsieur le préfet, messieurs les directeurs généraux, chers collègues, chère madame Braun-Pivet, chers collègues du Parlement français, mesdames et messieurs, je ne m’aventurerai pas à m’exprimer en français. Bien que je vienne d’une région proche de de l’Alsace, tout près de la frontière française, je tiens, sur ce sujet sensible, à utiliser les mots justes. C’est pourquoi je préfère m’exprimer dans ma langue maternelle et m’en remettre aux interprètes.

Mesdames, messieurs, mes collègues Konstantin von Notz, Roman Reusch et Uli Grötsch m’accompagnent, soit presque la moitié de notre instance.

Nous tenons d’abord à vous remercier de l’honneur que vous nous témoignez en nous ayant conviés à ce colloque. Pour évoquer la perspective européenne, vous auriez pu inviter bien d’autres personnes. Que vous ayez choisi des Allemands nous emplit de fierté.

Nous ne saurions toutefois nous ériger en modèles. Les Allemands ont derrière eux quarante ans d’histoire de contrôle parlementaire des services de renseignement stricto sensu. Engagée par Konrad Adenauer, cette construction ne tient pas du miracle : elle est le fruit de la douloureuse expérience de l’histoire allemande. C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous comparer réellement. Ce matin, on a parlé de la fierté des Anglais à l’égard de leurs services de renseignement. Pour les Français, les services de renseignement sont un élément ordinaire de l’architecture de sécurité. En Allemagne, nous devons nous attacher à réduire la méfiance. À cet effet, le contrôle parlementaire est extrêmement précieux.

Chez nous, en Allemagne, le contrôle parlementaire est exercé en fonction de notre histoire mais aussi en fonction des évolutions récentes. C’est pourquoi je vous sais gré de m’avoir invité. Les présidents Schäuble et Ferrand ont conclu, à l’Assemblée nationale, un accord parlementaire franco-allemand pour le renforcement de la coopération entre les deux assemblées. Dimanche dernier, le président Emmanuel Macron a pris la parole devant le Bundestag, à Berlin. Cela traduit bien l’étroitesse de nos relations. Je souhaite qu’elles le soient tout autant entre nous et notre homologue, la DPR, chère madame Braun-Pivet.

Je ne m’étendrai pas sur la mission du contrôle parlementaire, car je souscris à tout ce que vous avez dit. Telle est précisément notre raison d’être, telle est la raison pour laquelle nous faisons ce que nous faisons.

En Allemagne, le contrôle parlementaire doit être vu à travers le prisme du fédéralisme. Je parle pour les trois services de renseignement de l’État central, intérieur, extérieur et militaire, mais nous avons seize Länder dotés de leurs propres services de renseignement intérieur et leurs propres contrôles parlementaires. Dès lors, vous imaginez combien le contrôle est poussé, en Allemagne.

Au Bundestag, il existe deux grandes instances, l’instance de contrôle politique, aux attributions étendues, que je préside, et une sous-commission de la commission du budget, qui assure le contrôle financier des services de renseignement. Ma propre instance est composée de neuf membres, dont quatre ici présents, issus, en tout cas depuis que j’y suis, de tous les partis politiques et élus à la majorité absolue au Bundestag. Ses membres sont élus par leurs collègues députés et ont besoin d’une majorité, au même titre qu’un chancelier ou une chancelière. Les quelque 700 députés du Bundestag font confiance aux neuf personnes que nous sommes pour accomplir cette tâche ! Ils ne sont pas toujours enchantés que nous soyons les seuls à savoir certaines choses. Aussi avons-nous parfois de petites querelles avec eux…

Nous nous réunissons une à deux fois par mois, voire plus désormais, presque de façon hebdomadaire, le mercredi après-midi – je ne devrais même pas le dire ! – durant cinq à six heures, à huis clos, dans un sous-sol qui ressemble à un bunker. Vous avez peut-être la même expérience. À chaque réunion, trois points sont examinés. Le premier point porte sur des sujets d’actualité sur lesquels le gouvernement fédéral doit faire rapport, comme les affaires Novichok et Skripal, ou des actions de piratage contre le gouvernement. Le deuxième a trait aux résultats de nos contrôles structurels permanents et à des bilans d’étape. Pendant notre réunion, un des membres, qui n’est pas parmi nous, m’a envoyé trois sujets pour l’ordre du jour de la réunion de la semaine prochaine. Chaque membre a en effet le droit de proposer des sujets, qui sont traités sauf avis majoritaire contraire, cas que je n’ai jamais rencontré. Ce mode de fonctionnement est fixé par la loi elle-même. Le gouvernement doit nous informer des événements importants en matière de renseignement et répondre à nos demandes en cas d’événements graves, comme ce fut le cas pour les attentats terroristes à Berlin. Le cas échéant, nous pouvons mettre en place une task force pour mener une enquête approfondie durant plusieurs semaines.

Nous recevons des documents de tous niveaux de classification. Nous avons accès à tous les services. Nous avons le droit d’interroger tous les membres des services de renseignement et nous le faisons. Nous visitons les services de renseignement au moins une fois par an, voire plus en fonction des circonstances.

Il y a également des limites, nécessaires au maintien de la confiance avec les services de renseignement. Le gouvernement n’est pas tenu de nous informer si nous enfreignons la règle de la tierce partie. Si un service de renseignement allemand reçoit une information importante d’un service de renseignement français et si le service français ne valide pas la communication de cette information, nous ne la communiquons pas. Il y va de la protection des sources, surtout pour des opérations en cours. Et puis il y a le domaine réservé de l’exécutif. Il y a parfois une discussion au sujet de l’étendue de son champ, mais nous arrivons toujours à un résultat. C’est un travail intensif.

M. Emié qualifiait tout à l’heure notre cadre légal de « strict ». Je dirai plutôt que nos contrôles sont intensifs et approfondis, compte tenu de notre histoire et de notre expérience des événements récents. Nous avons connu le terrorisme d’extrême droite du NSU dans toute l’Allemagne, marqué par une série d’assassinats. Nous avons connu l’attentat de Breitscheidplatz, au centre de Berlin. Nous avons connu un problème avec notre service de renseignement extérieur.

À la lumière de ces expériences récentes, nous avons compris que les services de renseignement peuvent être aveuglés par leur tâche et que cet aveuglement peut s’emparer du gouvernement. Dès lors, il convient de s’accorder sur le point de savoir ce que peut faire un service de renseignement, ce qu’il doit faire et ce qu’il ne doit pas faire. Nous représentons les citoyens. Les services doivent assurer un travail de qualité. On doit en déduire la norme de qualité pour une action de qualité. Notre mission de contrôle vise à concilier et améliorer la confiance des citoyens, la responsabilité du gouvernement et la capacité du service de renseignement.

C’est pourquoi en 2016, nous avons procédé à une réforme en profondeur. Nous avons renforcé le contrôle parlementaire, parce que les députés ont estimé qu’ils n’y arrivaient plus à eux seuls. Nous avons mis en place un représentant permanent, accompagné d’une équipe de trente collaborateurs et doté des mêmes prérogatives que nous en tant que députés. Il ne peut pas s’exprimer publiquement mais seulement en interne, et participe régulièrement à nos réunions.

Nous souhaitons faire du contrôle structurel, et non pas uniquement après que la presse a dénoncé un scandale ou qu’ont été constatés des dégâts. Nous voulons faire du contrôle préventif, surfer devant la vague et non attendre qu’elle se replie sur elle-même. Nous essayons, nous tâtonnons. Depuis un ou deux ans, nous sommes dans la phase où il faut faire ses preuves, où l’on est encore scruté de près, mais nous commençons à contrôler sereinement.

Quelqu’un a dit que le BND avait une appréciation très positive du contrôle. C’est également notre perception. Le changement de perspective rendu possible par notre travail hebdomadaire rapproche les parlementaires et l’exécutif, de sorte que les conflits éventuels sont plus faciles à résoudre. Je suis heureux que la présidence du BND entende davantage notre sensibilité politique, ce qui change l’état d’esprit dans les services.

Je conclurai par un exemple qui intéressera certainement les citoyens français. Les interceptions de communications réalisées par le BND, qui allaient beaucoup trop loin, ont conduit l’instance de contrôle parlementaire à travailler activement sur cette affaire. Nous en avons tiré des conséquences dans le cadre de la loi sur le BND, à savoir que la protection des droits fondamentaux des Allemands doit également profiter aux citoyens de l’Union européenne. Cet important effet politique résulte d’un contrôle de notre instance. Notre loi protège désormais tout citoyen français contre une interception abusive et politiquement inacceptable de la part du BND. À partir d’une instance de contrôle nationale, on peut faire du droit européen. Aujourd’hui plus personne ne s’en plaint, d’autant que nous avons prouvé que beaucoup des actions commises n’avaient apporté aucune valeur ajoutée.

Nous pensons que notre contrôle est constructif parce qu’il concourt à une meilleure qualité. Or, là où il y a une meilleure qualité, il y a davantage de confiance, de protection et de légitimité des services de renseignement. Voilà pourquoi je veux dire à ceux qui représentent ici les services français. Je le dis d’autant mieux que, venant de la CDU-CSU, on ne peut me soupçonner de ne pas être aux côtés de mes services de sécurité. Le contrôle est important parce qu’il renforce notre objectif commun. Ce qui serait nuisible, ce serait de s’enfermer dans un silo. (Applaudissements.)

M. Ali Laïdi. Merci beaucoup, Armin Schuster, pour cette vision de l’Allemagne très enrichissante.

J’appelle maintenant André Frédéric, vice-président de la Chambre des représentants de Belgique, membre de la commission parlementaire d’accompagnement du Comité R.

Intervention de M. André Frédéric, Député fédéral belge, VicePrésident de la Chambre des Représentants, membre de commission parlementaire d’accompagnement du Comité R

M. André Frédéric. Monsieur le président du Sénat, madame la présidente de la délégation parlementaire au renseignement, mesdames, messieurs, je tiens tout d’abord à vous remercier pour cette invitation.

Au cours du dîner d’hier réunissant la délégation belge, composée modestement de mon collaborateur et de moi-même, la délégation allemande, importante, et nos amis français, nous avons pu échanger et mieux appréhender les pratiques des uns et des autres en matière de contrôle démocratique des services de renseignement. Nous assistons actuellement à une sorte de déclaration d’amour entre la France et la Belgique, puisque Emmanuel Macron était reçu en grande pompe par le Roi et par le Premier ministre Charles Michel il y a quelques jours, et qu’il y a une quinzaine de jours nous étions chez votre ambassadrice pour commencer à échanger sur nos pratiques.

J’essaierai d’être synthétique, en vous demandant de bien vouloir considérer que la Belgique est un petit pays doté de mécanismes constitutionnels extrêmement complexes et que je n’ai pas les deux heures qui seraient nécessaires pour vous décrire tous ses niveaux de pouvoir…

Dans les années 1980, la Belgique a été confrontée à une série de graves événements. On se souvient des tueurs du Brabant, des cellules combattantes communistes, de l’affaire Gladio, du drame du Heysel, qui a fait des dizaines de morts. De sérieux dysfonctionnements sont alors apparus du côté des services de police et des services de renseignement, que plusieurs commissions d’enquête ont d’ailleurs soulignés. Nous nous sommes rendu compte que le contrôle exercé sur ces services était très insuffisant. C’est ainsi qu’a été adoptée, le 18 juillet 1991, la loi organique de contrôle des services de police et de renseignement, qui a été élargie à l’organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM), qui définit les niveaux de la menace à laquelle nous sommes confrontés et met en place une série de processus.

Avant 1991, aucun texte de loi n’était applicable aux services, qui ne faisaient l’objet d’aucun contrôle. Il s’agit donc d’un instrument visant à concilier la nécessaire discrétion dans laquelle nos services de renseignement doivent travailler, avec les exigences de légalité et de transparence ainsi que l’obligation de rendre des comptes à nos concitoyens, dans une société démocratique.

Nous avons donc créé deux comités, le Comité P, qui surveille et contrôle les services de police, et le Comité R, qui surveille et contrôle le service de renseignement civil qu’est la Sûreté de l’État et le service de renseignement militaire, le SGRS. Le Comité P est composé de cinq membres nommés par la Chambre des représentants pour un mandat de six ans. Le Comité R, qui nous intéresse aujourd’hui, est composé de trois membres. Chaque comité dispose d’une série d’outils : un service d’enquête et un personnel administratif qui se compose de plusieurs dizaines de personnes.

Le Comité R réalise des enquêtes soit à la suite de plaintes, soit à la demande du Parlement, d’un ministre compétent – le ministre de la justice ou le ministre de l’intérieur –, soit encore de sa propre initiative. À travers ses enquêtes de contrôle, le comité examine si les services fonctionnement bien, s’ils collaborent et si le législateur doit parfaire leur fonctionnement. Les rapports annuels – j’en ai rapporté deux que je remettrai à la présidente actuelle et au futur président de la délégation – contiennent des recommandations au Parlement, dont nous essayons de tenir compte, soit en réclamant du ministre un projet de loi, soit en prenant l’initiative, en tant que parlementaires, d’une proposition de loi.

Les comités n’examinent pas seulement si les services sont efficaces mais ils vérifient que leurs interventions se déroulent de manière légitime, intègre et conforme aux normes et aux attentes justifiées d’un État de droit dans une société démocratique. Ils ne sont pas seulement un guichet de plaintes, ils sont également un observatoire qui permet de rendre compte au Parlement.

De même que chez vous, il existait au départ une méfiance entre ces comités, les services de renseignement et les parlementaires. Avec le temps, la relation est devenue extrêmement positive, mais notre schéma est fondamentalement différent du vôtre. Nous avons essayé de répondre à une question fondamentale. Nous avons mis en place un organe de contrôle désigné par la Chambre et nous nous sommes demandé : qui va contrôler le contrôleur ? C’était une question importante, car il ne servait à rien d’ajouter une couche si le contrôle démocratique ne pouvait s’exercer. Nous avons donc mis en place une commission d’accompagnement du Comité P et une commission d’accompagnement du Comité R. Avant la sixième réforme de l’État, le Comité P relevait de la Chambre et le Comité R du Sénat. Aujourd’hui, le Sénat n’étant plus ce qu’il était, le Comité P et le Comité R sont placés sous la tutelle de la seule Chambre des représentants.

Dans la commission d’accompagnement du Comité R dans laquelle je siège depuis une quinzaine d’années, nous sommes treize membres, répartis proportionnellement à la composition politique de notre petit Parlement, qui compte 150 députés. Il n’y a pas de suppléants. Nous siégeons non dans un bunker, mais à huis clos dans une salle de commission. La convocation de la commission d’accompagnement figure à notre agenda, mais son contenu reste inconnu du grand public. Nous travaillons au rythme de deux à quatre séances par mois, pendant lesquelles nous rencontrons les représentants du Comité R qui viennent nous faire rapport sur les dossiers en cours ou nous exposer le rapport annuel et ses recommandations.

Madame la présidente, il faut poursuivre nos échanges. Aujourd’hui bien plus qu’hier, nous sommes confrontés en Europe, partout dans nos États membres, à une série de nouvelles menaces. Nous avons été frappés quasiment ensemble par les terribles attentats terroristes qui ont mis en lumière que notre ennemi était commun et que, dès lors, le monde politique devait trouver un équilibre entre le renforcement des services de renseignement et le respect des valeurs fondamentales de votre République et de notre Royaume, qui sont les mêmes. Nous évoquions tout à l’heure la représentation politique. J’aime répéter que la sécurité de nos concitoyens n’est ni de gauche, ni de droite, ni du centre, elle est un droit fondamental auquel nous devons veiller.

Mesdames et messieurs, je terminerai par une question. Comment permettre aux services d’être plus efficaces face aux menaces ? Si la question des moyens à mettre en œuvre pour combattre le terrorisme peut, sous certains aspects, être considérée comme technique ou juridique, ce qui est en jeu n’est pas d’ordre technique mais touche à l’essence même de nos valeurs démocratiques. Il convient donc de prévoir des garde-fous pour garantir cette démocratie. Dans cette démocratie, il ne peut y avoir de services de police ou de renseignement sans encadrement ni contrôle. Dans le but de maintenir la confiance dans les services, les États doivent prévoir des moyens de recours pour les citoyens victimes d’actes illégaux de la part des services.

Madame la présidente, je vous remercie de nouveau. J’espère que nos échanges se poursuivront. Mais nous aurons des élections législatives le 26 mai 2019. On disait tout à l’heure qu’une des difficultés chez vous, c’était que les membres changeaient souvent. Chez nous, les partis politiques essaient d’utiliser les compétences acquises pour maintenir les députés, quand ils sont réélus, dans ce type de commission qui a toute son importance et qui requiert quand même des compétences pointues.

Je remercie celle et ceux qui, au quotidien, en Allemagne en France ou en Belgique, donnent dans l’ombre de leur temps, de leur énergie et de leurs convictions pour s’investir dans nos services de renseignement. (Applaudissements.)

M. Ali Laïdi. Nous avons entendu nos amis allemands et nos amis belges. Philippe Bas, que vous inspirent ces deux interventions ?

M. Philippe Bas. Établir des comparaisons internationales nous rend modestes et nous incite à trouver des marges de progression dans le type de contrôle que nous exerçons. Sans mettre en péril la sécurité nationale mais en la confortant, nous pouvons prévoir un système de contrôle exercé par des parlementaires qui s’y dévouent en respectant la règle du secret, lequel doit être absolu, et qui soient garants auprès des autres membres du Parlement de son effectivité et de sa profondeur. C’est un contrôle qui peut recourir à des moyens extérieurs au Parlement, nous l’avons vu pour l’Allemagne.

Notre proposition de loi reste d’actualité.

M. Ali Laïdi. Rappelez-la nous !

M. Philippe Bas. Elle vise à ne plus limiter par une liste close les documents auxquels la délégation parlementaire au renseignement doit avoir accès. Permettons néanmoins au ministre de s’opposer à la communication d’un document qui mettrait en péril une action en cours. Et permettons à la DPR non pas de porter une appréciation sur une opération mais de contrôler les méthodes mises en œuvre, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Permettons-lui d’auditionner, comme en Allemagne, en Italie ou en Grande-Bretagne, d’autres personnes qualifiées que les patrons des services de renseignement ou leurs collaborateurs en présence desdits patrons. Bref, entrons dans un nouvel âge du contrôle du renseignement qui apportera la garantie à la fois de la bonne utilisation des moyens, ce dont je ne doute pas, et du respect des libertés fondamentales. En démocratie, cela doit tout de même être une préoccupation, et je ne vois pas pourquoi on la mettrait en contradiction avec l’impératif majeur de protection des intérêts nationaux dont les services de renseignement ont la charge.

Nous ne passons pas habituellement au Sénat pour des dynamiteurs ou pour des aventuriers. Nous sommes dotés d’un certain sens de l’État et de l’intérêt national, je le dis avec une certaine humilité. Nous avons aussi d’autres préoccupations, puisque nous représentons en particulier les collectivités territoriales de la République. Mais il est important que notre devoir de contrôle, inscrit à l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, soit pleinement rempli dans le respect des intérêts fondamentaux de l’État, dont nous estimons être tout autant les gardiens que le pouvoir exécutif.

M. Ali Laïdi. Pierre de Bousquet de Florian, vous parliez tout à l’heure de « ligne rouge » ?

M. Pierre de Bousquet de Florian. Je voudrais rappeler les limites. Le président Schuster les a citées. Elles ne sont pas contradictoires avec ce que vient de dire le président Bas. Elles sont au nombre de quatre. La première est la sécurité, donc l’anonymat des agents, ce qui limite la possibilité de voir tous les agents des services, certains devant rester cachés. La deuxième, ce sont les instructions particulières que les plus hautes autorités de l’État peuvent donner au coordonnateur national du renseignement et aux chefs de service de renseignement, au Conseil national du renseignement ou en dehors – ce que notre ami allemand appelait le « domaine réservé ». La troisième concerne les liaisons internationales, la règle du « tiers service » qui a été exposée – 75 à 80 des accords bilatéraux que nous entretenons avec les services partenaires reprennent comme un impératif catégorique cette règle du « tiers service ». La quatrième limite, ce sont les opérations en cours. En 2001, à l’occasion de l’examen d’un article de la loi relative à la commission de vérification des fonds spéciaux, le Conseil constitutionnel a clairement indiqué qu’un contrôle sur les opérations en cours, de quelque façon que ce soit, serait contraire aux prérogatives constitutionnelles de l’exécutif. Ces quatre limites me paraissent être le socle minimal du contrôle pour la sécurité et l’efficacité des services.

M. Ali Laïdi. Madame la présidente, vous avez entendu nos amis belge et allemand. La DPR a de la marge. Vers où souhaiteriez-vous aller ?

Mme Yaël Braun-Pivet. J’ai davantage envie de parler d’un discours de la méthode. Il faut s’inspirer de notre pratique et regarder dans le rétroviseur, comme nous l’avons fait, ainsi que des exemples étrangers, tout en considérant que les démocraties auxquelles nous pouvons nous comparer n’ont pas des institutions identiques et que les systèmes de contrôle ne peuvent être exactement dupliqués. Il faut nous en inspirer tout en continuant à inventer notre propre modèle, comme nous l’avons fait depuis dix ans. Pour qu’il puisse exister pleinement, notre propre modèle doit reposer sur la confiance qui s’est installée entre toutes les parties : le Gouvernement, les services, nos deux assemblées. Depuis un an et demi, nous travaillons dans un climat extrêmement serein et constructif, qui est à l’honneur de nos deux assemblées. Dans ce contexte, je souhaite maintenant opérer une évolution dans la continuité et non dans la rupture.

M. Ali Laïdi. Horizon 2020 ?

Mme Yaël Braun-Pivet. Tout à fait !

M. Ali Laïdi. Loïc Kervran, puisque vous vous êtes occupé des questions financières, un autre dossier en cours est la création éventuelle d’une délégation parlementaire à l’intelligence économique. S’agit-il de dupliquer ou de renforcer la DPR ?

M. Loïc Kervran. Nous l’avons compris au cours de cette matinée, nous avons besoin de plus de moyens, et la dispersion des moyens est négative. Plutôt que de créer une autre délégation, nous aurions intérêt à confier cette compétence à la délégation parlementaire au renseignement, qui dispose d’un accès au secret de la défense nationale, situation unique et indispensable pour traiter des sujets d’intelligence économique. La DPR pourrait facilement héberger cette compétence, comme elle héberge la commission de vérification des fonds spéciaux que je préside. On pourrait imaginer qu’une personne soit dédiée aux questions d’intelligence économique.

M. Ali Laïdi. Michel Boutant, après avoir entendu toutes ces interventions, avec le recul de votre engagement au sein de la CNCTR, qu’en pensez-vous ?

M. Michel Boutant. Je reviendrai quelques instants sur les propos tenus par Armin Schuster ce matin et hier soir. Il disait : je ne peux pas, personnellement ni politiquement, être soupçonné de vouloir mettre des bâtons dans les roues des services de renseignement allemands. C’est un point de vue que je partage totalement. Il n’en demeure pas moins que le contrôle démocratique, et je tiens beaucoup à ces deux mots, a parfois quelques exigences, dont je comprends bien qu’elles peuvent gêner parfois.

J’entends les propos de Bernard Émié qui, ce matin, disait que 10 % du temps des agents de certains services sont consacrés à répondre aux questions qui leur sont posées dans le cadre de l’instruction des demandes de mise en place de techniques de renseignement pour des personnes données. Mais, pour siéger en même temps à la DPR et à la CNCTR, je me dis qu’il y a des « points d’urticaire » qu’il va falloir assouplir. Cela fait partie de l’adaptation que devra connaître cette loi. En 1978, les Allemands ont porté ce contrôle sur les fonts baptismaux. En 1999, ils l’ont enrichi. De notre côté, nous serons aussi, à un moment ou à un autre, tenus d’enrichir cette loi, de l’adapter à l’évolution des techniques de renseignement, mais aussi aux dangers qui menacent notre pays. Qui aurait soupçonné, il y a trente ans, que nous serions confrontés à une vague de terrorisme comme celle qu’ont traversée l’Europe en général et la France en particulier ? Une loi n’est pas figée pour l’éternité dans le marbre. Elle doit évoluer en fonction des circonstances, des connaissances ou des techniques dont on dispose et tenir compte des petits points de friction qui peuvent exister entre les uns et les autres.

Je terminerai par une formule latine. Nous aimons bien nos services de renseignement, nous apprenons beaucoup à leur contact, mais qui bene amat bene castigat.

M. Ali Laïdi. Pour conclure cette table ronde, la parole est à Jean-Jacques Bridey, président de la commission de la défense de l’Assemblée nationale et membre de la délégation parlementaire au renseignement.

M. Jean-Jacques Bridey. Dans la première table ronde, on a parlé de confiance, de passage, de dialogue, de culture, d’offre de services, et ces mots étaient partagés par l’ensemble des intervenants. Dans la seconde table ronde, on vient de parler de gouvernance, d’évolution, de pluralisme, de renforcement, d’élargissement, de continuité et de moyens, et ces termes étaient également partagés par l’ensemble des interlocuteurs. Pour reprendre vos propos, chère présidente de la DPR, nous visons tous les mêmes objectifs, nous avons tous les mêmes ambitions, non seulement pour la qualité et le rôle des services de renseignement, mais aussi pour le contrôle et l’évaluation de leur efficacité. Dix ans après la création de la délégation parlementaire au renseignement, nous avons transformé en évidence l’acquis de la bataille qui a eu lieu au Parlement pour lui donner un contenu. Aujourd’hui, elle n’est ni contestée ni contestable dans son rôle, ses missions et son activité.

Mais en vous écoutant, de même qu’en échangeant au sein de la DPR, nous sentons bien que cette évidence a un goût d’inachevé et qu’il faudrait aller un peu plus loin, plus vite. À la suite de ce colloque et lors du travail qui nous attend, nous devons réfléchir ensemble, c’est-à-dire aussi bien dans nos deux assemblées, messieurs les présidents, qu’avec l’exécutif, afin de trouver une voie satisfaisante pour le contrôle des services de renseignement. Des exemples ont été fournis par nos amis belges et allemands, que je remercie de leur participation. D’autres intervenants ont décrit la réalité des principes, des modalités, des pratiques dans le contrôle des services de renseignements. Nous voyons bien qu’il n’y a pas d’identité en Europe. En revanche, je rejoins la proposition faite ce matin de créer un réseau parlementaire afin de continuer à échanger et dialoguer avec nos pays partenaires pour approfondir ce contrôle.

Je ferais bien deux propositions, et je profite de la présence de nos deux présidents pour les présenter. Me tournant vers Christian Cambon, je dirai que nous avons réussi, dans le cadre de la loi de programmation militaire, à trouver un consensus, un accord, un équilibre entre les deux chambres et avec l’exécutif. Cet équilibre est satisfaisant, tant pour le Parlement que pour l’exécutif et nos armées. Nous l’avons fait aussi en introduisant des contrôles, des évaluations, des outils plus performants, capables de renforcer le Parlement pour le contrôle et l’évaluation de l’exécution de ces dépenses. Je propose que nous fassions exactement de même. Il y a des propositions et des réflexions ; certains insistent sur les moyens, d’autres sur la qualité des contrôles, d’autres encore sur l’élargissement du périmètre d’intervention de la DPR. Chers présidents, je propose qu’ensemble nous travaillions avec l’exécutif afin, au travers de la loi sur le renseignement annoncée pour 2020, donc demain, d’amender et d’approfondir cette loi pour renforcer les pratiques de la délégation parlementaire au renseignement. Mais cela à la condition que nous, parlementaires, puissions lui donner les moyens de bien fonctionner et d’assurer les pouvoirs qui lui seront attribués par la nouvelle loi.

Tels sont les quelques mots de conclusion et les pistes de réflexion et d’action que je voulais présenter à la suite de tous les échanges de ce matin, échanges de très qualité et de très bonne coopération entre tous les acteurs du renseignement. (Applaudissements.)

Discours de clôture de M. Gérard Larcher, président du Sénat

M. Gérard Larcher. Monsieur le président de l’Assemblée nationale, cher Richard Ferrand, madame la présidente de la commission des lois et de la délégation parlementaire au renseignement, chère Yaël Braun-Pivet, messieurs les présidents des commissions des lois et de la défense de l’Assemblée nationale et du Sénat, chers Philippe Bas, Jean-Jacques Bridey et Christian Cambon, madame la présidente de la commission spéciale du Parlement européen, monsieur le président de la commission de contrôle du Bundestag, monsieur le vice-président de la Chambre des représentants de Belgique, mesdames et messieurs les parlementaires, mes chers collègues, monsieur le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, cher Pierre de Bousquet de Florian, messieurs les directeurs des services, mesdames et messieurs, je suis très heureux de participer aujourd’hui à ce colloque sur le contrôle parlementaire du renseignement, et je remercie le président de l’Assemblée nationale de nous accueillir à l’Hôtel de Lassay.

Ce colloque est pour moi l'occasion de rendre hommage, au nom du Sénat, à l'ensemble des agents des services de renseignement pour leur action au service de la France, de la sécurité de nos concitoyens et, au-delà, de la communauté de valeurs que nous partageons avec nos partenaires au sein de l’Union européenne.

Je n’oublie pas non plus les agents morts ou blessés en mission, notamment lors de la tentative de libération de Denis Alex en Somalie en 2013 et ailleurs. Comment ne pas penser à ces femmes et à ces hommes engagés, dont la gloire parfois ne dépassera pas le cercle de leurs collègues mais qui sont pourtant au premier rang au service de notre pays ! (Applaudissements.)

Avant d’évoquer les perspectives, permettez-moi de revenir brièvement sur les origines et le bilan de la délégation parlementaire au renseignement, puisque j’en ai connu chacune des phases.

Comme cela a été rappelé, le contrôle parlementaire du renseignement est relativement récent en France.

Le renseignement a pendant longtemps été considéré dans notre pays comme relevant du « domaine réservé » de l’exécutif. Me tournant vers le président de la commission du Bundestag, je rappellerai la différence de nos histoires, mais aussi de la conception de la Constitution de la Ve République, qui donne au chef de l’État, chef des armées, une responsabilité particulière qu’on ne peut ignorer et qui s’inscrit dans la construction même des réflexions qui sont les nôtres.

La France se singularisait ainsi parmi les autres démocraties, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Belgique ou les États-Unis, où le Parlement exerce depuis longtemps un droit de regard plus ou moins étroit sur les services.

La création de la délégation parlementaire au renseignement par la loi du 9 octobre 2007, dont nous fêtons le dixième anniversaire, madame la présidente, a constitué une avancée majeure. Je n’oublie pas que notre ancien collègue René Garrec en fut le rapporteur au Sénat.

Celle-ci s’inscrit dans le cadre de la profonde réforme du renseignement, lancée à l’initiative du Président de la République Nicolas Sarkozy, qui s’est notamment traduite par la création du poste de coordonnateur national du renseignement et la reconnaissance de la notion plus large de « communauté du renseignement ».

L’objectif de cette réforme était d’améliorer la coopération et la coordination entre les différents services de renseignement, mais aussi de renforcer leur légitimité démocratique, cher Michel Boutant. Jusqu’alors, il n’y avait que des contacts ponctuels entre les commissions compétentes du Parlement et les services de renseignement, en particulier lors de l’examen du budget.

Cette situation entretenait une certaine méconnaissance réciproque entre les Parlementaires et les services. L’idée d’une délégation unique, commune aux deux assemblées, a été guidée à l’origine par le souci de favoriser la construction d’une relation de confiance avec les services de renseignement.

Par ailleurs, le nombre restreint de membres – quatre députés et quatre sénateurs – se justifiait par le souci de « professionnaliser » la délégation afin, d’une part, de renforcer son efficacité et, d’autre part, de garantir le secret de ses travaux.

Si le format de la délégation n’a pas évolué depuis 2007, le périmètre de son contrôle, de même que ses prérogatives ont été singulièrement renforcées, notamment par la loi de programmation militaire de 2013.

Alors qu’initialement le rôle de la délégation se limitait à « suivre l’activité générale et les moyens des services spécialisés », depuis 2013, l’ordonnance du 17 novembre 1958 dispose qu’elle « exerce le contrôle parlementaire de l’action du Gouvernement en matière de renseignement et évalue la politique publique en ce domaine ».

Son champ d’action et ses moyens d’information ont été sensiblement accrus au fil du temps, de même que l’épaisseur de ses rapports annuels, qui nous arrivent toujours en secret, entourés d’une multitude d’enveloppes qu’on ouvre avec beaucoup de respect. Richard Ferrand connaîtra cela bientôt.

J’ai bien entendu vos « lignes rouges ». Les opérations en cours, ainsi que les échanges avec des services étrangers, demeurent exclus de son périmètre.

Enfin, la commission de vérification des fonds spéciaux, créée en 2002 a été intégrée en 2013 au sein de la délégation parlementaire au renseignement, ce qui a été source de rationalisation.

En définitive, la création de la délégation a apporté deux changements majeurs : d’une part, il existe désormais un cadre clair, parfaitement solide au plan juridique en matière de protection du secret, pour le contrôle parlementaire du renseignement ; d’autre part, la délégation possède une vision d’ensemble de l’organisation et de l’activité des services, qu’ils relèvent de la sécurité intérieure ou de la sécurité extérieure.

Malgré les craintes qui avaient entouré sa création, force est de constater qu'après dix ans d'existence, le rôle et l'utilité de la délégation sont largement reconnus. 

Surtout, la délégation a su nouer une véritable relation de confiance avec les services. La délégation conduit ses travaux dans le cadre d'une coopération étroite avec l'ensemble des services, mais aussi avec la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme et la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).

Cela tient beaucoup à l’engagement des députés et des sénateurs qui en ont été ou qui en sont membres, et que je tiens à saluer ici. Le travail de la CNCTR représente un nombre d’heures incalculable. Comme des moines contemplatifs derrière la clôture, Michel Boutant et Catherine Di Folco réalisent un travail de bénédictin. Je tiens à rendre hommage à cette action, cher Michel Boutant. (Applaudissements.) Lorsque je procède à une nomination, je ne mesure pas toujours le nombre d’heures que cela implique…

J’en viens aux perspectives concernant le contrôle parlementaire.

Nous aussi, chers collèges belges, chers collègues allemands, nous avons vécu des attentats terroristes meurtriers, à Paris, Nice, Magnanville, Saint‑Etienne‑du-Rouvray, et dans bien d’autres lieux en France et en Europe, et les prérogatives des services de renseignement ont été sensiblement renforcées.

Depuis 2015, nous avons voté – dans un rassemblement républicain – au moins huit lois relatives à la sécurité ! En particulier, la loi du 24 juillet 2015 sur le renseignement a permis de définir un cadre juridique de l’activité des services. Plus récemment, la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme a étendu l’utilisation de techniques plus intrusives.

Le Sénat a joué un rôle important d’impulsion et de proposition pour renforcer notre arsenal législatif antiterroriste, tout en veillant à préserver l’équilibre avec le respect des libertés fondamentales.

Dans un État de droit, les citoyens ont droit à la sécurité. La sécurité est tout autant le premier des droits que la liberté. Au Sénat, l’équilibre entre la sécurité et la liberté est une exigence et une préoccupation constante. Les drames suscitent les émotions, les émotions suscitent les réactions. Nous devons être attentifs aussi au respect des libertés fondamentales, des valeurs pour lesquelles nous combattons tous ensemble dans le cadre de l’Union européenne et qu’il ne faudrait pas gommer.

Comme vous le savez, notre pays fait aujourd’hui l’objet de menaces à l’intérieur et à l’extérieur de son territoire. Le terrorisme prend des formes nouvelles. Si la lutte contre le terrorisme doit demeurer une priorité, il ne faut pas oublier pour autant les autres menaces qui pèsent sur notre sécurité. Je pense en particulier – nous y travaillons avec le Bundestrat allemand et le Sénat polonais, dans le cadre du Triangle de Weimar – aux cyberattaques à des fins de sabotage, de déstabilisation ou d’espionnage. Le cyberespace est devenu un véritable champ de bataille, où on ne trouve ni alliés ni amis. Nos secteurs stratégiques sont menacés d’un véritable pillage. Nos données personnelles sont détournées et utilisées à d’autres fins. Le fonctionnement même des démocraties est menacé par les tentatives de déstabilisation.

Il nous faut répondre à ces défis, et c'est l'objet de la loi de programmation militaire 2019-2025 que le Sénat a adoptée avec l’Assemblée nationale – le président Bridey rappelait que nous avons pu faire converger les positions - et pour laquelle nous avons œuvré à la sécurisation des ressources de nos armées et de nos services.

Le Sénat sera particulièrement vigilant lors de sa mise en œuvre au respect scrupuleux des engagements pris. Nous pourrions même être tatillons, dans certains cas.

Je rappelle que l’ensemble des effectifs et des moyens consacrés en France au renseignement reste encore relativement modeste par rapport à nos voisins allemand et britannique, sans même parler des Etats-Unis. Il est donc très important de poursuivre le renforcement, engagé ces dernières années, des effectifs et des moyens des services de renseignement. Je pense en particulier au renseignement territorial et pénitentiaire.

Mais ce renforcement doit nécessairement s’accompagner d’un rehaussement équivalent des moyens de contrôle du Parlement. Le contrôle parlementaire du renseignement demeure en effet bien en deçà des dispositifs mis en place par d'autres démocraties.

Dans son rapport annuel pour l’année 2017, la délégation a ainsi appelé de ses vœux un renforcement du contrôle parlementaire et elle a formulé des propositions pour renforcer ses prérogatives. Je pense en particulier à la possibilité pour la délégation de désigner en son sein un rapporteur ou à l’extension des informations utiles à l’accomplissement de ses missions.

Ces recommandations ont été reprises dans une proposition de loi présentée par nos collègues Philippe Bas, Christian Cambon et François-Noël Buffet, et déposée au Sénat le 11 mai 2018. Elles ont inspiré un amendement, présenté par les mêmes auteurs lors de l’examen de la loi de programmation militaire pour la période 2019-2025, qui a été adopté par le Sénat, mais cette disposition a été supprimée lors de la commission mixte paritaire.

Mais ce débat n’a pas été inutile puisque la ministre des armées, Mme Florence Parly, s'est engagée à travailler avec le Parlement au renforcement des pouvoirs de la délégation parlementaire au renseignement d’ici 2020 et un alinéa a été inséré au rapport annexé de la loi de programmation militaire en ce sens. Un anniversaire est toujours le moment non de se faire des cadeaux mais de former des vœux.

Nous devons donc travailler conjointement, Assemblée nationale et Sénat, en concertation étroite avec l’exécutif, pour trouver d’ici 2020 les voies et les moyens les plus adéquats pour renforcer le contrôle parlementaire, sans bouleverser les équilibres et sans remettre en cause le secret et la confiance qui s’est établie avec les services.

Face à la menace terroriste et aux autres menaces qui pèsent sur notre sécurité, le renforcement des prérogatives des services de renseignement est indispensable. Mais ce renforcement doit nécessairement s’accompagner d’un rehaussement équivalent des moyens de contrôle du Parlement.

Le Sénat, qui a toujours veillé à préserver l’équilibre entre la sécurité et le respect des droits fondamentaux, sera particulièrement vigilant sur cet aspect. Il en va du respect de l’équilibre des pouvoirs et d’une exigence de légitimité démocratique.

Le maître mot à retenir de cette conférence, c’est la confiance.

Confiance du Parlement à l’égard des services de renseignement – je le dis aux directeurs de services –, confiance entre les membres de la délégation parlementaire au renseignement et les services, confiance des citoyens dans l’action de leurs services de renseignement. C’est sans doute aussi aux parlementaires qui représentent, au suffrage universel direct comme au suffrage universel indirect, les citoyens de porter et de reconnaître l’action des services de renseignement. Dans un État de droit, dans un État démocratique, elle est indispensable afin de préserver les valeurs que nous avons en partage et qui nous ont conduits à construire ensemble, après un désastre absolu, le plus beau des projets, celui de l’Europe !  

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III.   LISTE DES INTERVENANTS

 

PP

Patricia ADAM, ancienne députée du Finistère a été présidente de la Délégation parlementaire au renseignement en 2012 et en 2016

 

 

Philippe BAS, Sénateur de la Manche, est président de la Commission des lois du Sénat. Il a présidé la Délégation parlementaire au renseignement en 2017.

 

 

Hans BORN est chef du département recherche du Democratic Control of Armed Forces (DCAF). Le DCAF est une fondation internationale située à Genève   dont les principaux domaines d’activité portent sur la gouvernance du secteur de la sécurité (GSS)

 

 

Pierre de BOUSQUET de FLORIAN, Préfet, est coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme.

 

 

Michel BOUTANT, Sénateur de la Charente, est membre de la Délégation parlementaire au renseignement et de la commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS). Il siège également à la Commission national de contrôle des techniques de renseignement.

 

 

Yaël BRAUN-PIVET, députée des Yvelines, est présidente de la Commission des Lois et de la Délégation parlementaire au renseignement.

 

 

Jean-Jacques BRIDEY, député du Val-de-Marne, est Président de la Commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, et membre de la Délégation parlementaire au renseignement.

 

 

Christian CAMBON, sénateur du Val-de-Marne, est Président de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, et membre de la Délégation parlementaire au renseignement.

 

 

Bernard EMIE, Ambassadeur, est Directeur général de la sécurité extérieure (DGSE).

 

 

Richard FERRAND, député du Finistère, est Président de l’Assemblée nationale.

 

 

André FREDERIC, Député fédéral belge, est vice-Président de la Chambre des Représentants de Belgique, et membre de la commission parlementaire d’accompagnement du Comité R.

 

 

René GARREC, ancien sénateur du Calvados, fut rapporteur de la loi du 9 octobre 2007 créant la Délégation parlementaire au renseignement.

 

 

Philippe HAYEZ, haut fonctionnaire, est coordonnateur des enseignements sur le renseignement à l’école des affaires internationales de Sciences Po Paris. Il est le co-auteur, avec J-C COUSSERAN, de l’ouvrage « Leçons sur le renseignement » ( ed. Odile Jacob).

 

Loïc KERVRAN, Député du Cher, est membre de la Délégation parlementaire au renseignement et Président de la Commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS).

 

 

Ali LAÏDI, Chercheur à l’IRIS, est chroniqueur à France 24, responsable du Journal de l’intelligence économique. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages parmi  lesquels « Aux sources de la guerre économique » (Armand Colin, 2012) et  « Le Jihad en Europe » (Seuil, 2002).

 

 

Gérard LARCHER, ancien ministre, Sénateur des Yvelines, est Président du Sénat.

 

 

Nicolas LERNER est Directeur général de la sécurité intérieure (DGSI)

 

 

Armin SCHUSTER, Député au Bundestag, est Président de la Commission chargée du contrôle des services de renseignement (PKGr).

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