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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 6 juin 2019
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUêTE (1)
sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite en France
Mme Muriel ressiguier
Présidente
M. Adrien MORENAS
Rapporteur
Députés
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(1) La composition de cette commission d’enquête figure au verso de la présente page.
La commission d’enquête sur la lutte contre les groupuscule d’extrême droite en France est composée de : Mme Muriel Ressiguier, présidente ; M. Adrien Morenas, rapporteur ; M. Éric Diard, Mme Émilie Guerel, M. Thomas Rudigoz, Mme Laurence Vichnievsky, vice-présidents ; MM. Christophe Arend, Meyer Habib, Mme Véronique Hammerer, M. Régis Juanico, secrétaires ; MM. Belkhir Belhaddad, Francis Chouat, Mme Coralie Dubost, MM. M’jid El Guerrab, Pascal Lavergne, Stéphane Mazars, Ludovic Mendes, Thierry Michels, Jean-Michel Mis, Pierre Morel-À-L’Huissier, Stéphane Peu, Bruno Questel, Mme Valérie Thomas, M. Jean-Louis Touraine, Mme Michèle Victory, M. Sylvain Waserman.
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SOMMAIRE
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Pages
Avant-propos de Mme Muriel Ressiguier, présidente de la commission d’enquête
3. Le risque pour la paix sociale
1. Des groupes organisés et préparés
2. Une volonté de paraître respectable
3. Une faculté inquiétante à agir
4. Des liens avec le Rassemblement national
1. Une attention particulière doit être portée à une meilleure éducation civique et aux médias
b. Renforcer les moyens budgétaires et humains de l’OCLCTIC et des services de renseignement
d. Augmenter les moyens de la justice et mieux former les magistrats
e. Établir des liens plus étroits entre l’administration et les associations
1. Les acteurs du numérique ont une grande responsabilité qu’il leur faut désormais assumer
a. Renforcer les obligations des plateformes numériques
b. Développer l’intervention des pouvoirs publics dans la régulation de la haine en ligne
c. Élaborer des procédures plus rapides pour fermer des sites internet particulièrement violents
d. Surveiller plus étroitement les financements en ligne des groupuscules d’extrême droite
2. Mieux lutter contre les contenus de haine
A. Un rÉseau hÉtÉroclite et mouvant aux effectifs constants dans l’ensemble
1. Des mouvances nombreuses, instables et souvent rivales
a. Un environnement atomisé en perpétuelle recomposition
2. Un effectif et une implantation territoriale marqués par une grande stabilité
b. Continuité dans l’implantation territoriale
3. Un profil jeune, guidé par une certaine idée de l’ordre
a. Des militants jeunes, issus de milieux socio-culturels divers
4. Des connexions internationales et nationales difficiles à quantifier
a. Des velléités de rapprochements transnationaux
b. Des liens difficiles à caractériser avec le Rassemblement national
a. Un financement « low cost »
b. De nouveaux leviers offrant la perspective d’un changement d’échelle
1. L’absence de suivi par l’État des infractions en fonction de l’idéologie de leurs auteurs
2. Un travail statistique engagé par la sphère académique
3. Des groupes qui se livrent à des infractions diverses
a. Un risque avéré lié à la potentielle dérive violente de certains groupuscules
b. Un danger émanant aussi d’individus plus ou moins isolés
C. Une influence multiforme et croissante de la propagande d’extrême droite
b. Une propagande amplifiée par une nébuleuse composée d’acteurs divers et qui s’internationalise
2. Une action de diffusion et de banalisation des thèses d’extrême droite qui porte ses fruits
II. renforcer les moyens du suivi et la connaissance du phénomène
A. renforcer les moyens des services de renseignement
2. Un suivi effectué par différents services, ce qui suppose un effort de coordination et d’échange
4. Des capacités opérationnelles qui doivent poursuivre leur montée en puissance
a. Renforcer les moyens humains et budgétaires
b. Renforcer les moyens techniques et juridiques
B. AmÉliorer le suivi et la connaissance du phÉnomÈne
2. Encourager le développement de la recherche sur les radicalités politiques
III. renforcer la Politique d’entrave administrative et judiciaire
A. une politique qui doit reposer sur la mobilisation de tous les instruments disponibles
1. Surveiller, punir ou dissoudre
3. La politique d’entrave administrative s’exerce dans des limites strictes
a. Les libertés de manifestation et de réunion bénéficient d’une protection très forte
c. Mieux accompagner les élus locaux
B. LA dissolution Administrative : une procédure utile dont le cadre juridique doit Être renforcÉ
a. Une procédure fondée sur une liste restreinte de motifs qui ont évolué au cours du temps
b. Une utilisation qui touche largement les groupuscules d’ultra-droite
c. Une procédure qui désorganise véritablement les groupes
2. Une procédure dont le cadre juridique doit être renforcé et modernisé
ii. Des stratégies de contournement
b. Simplifier l’imputation au groupuscule des agissements de ses membres
c. Moderniser les motifs de dissolution
3. Soumettre les associations à des exigences accrues en matière de transparence
a. Une défaillance systémique de suivi des associations
b. Créer un registre numérique dématérialisé recensant les informations relatives aux associations
c. Renforcer le suivi des comptes des associations
C. Renforcer l’arsenal de lutte contre les reconstitutions de groupuscules dissous
2. Alourdir les sanctions en cas de reconstitution.
a. Renforcer la peine encourue
c. Faire un usage plus régulier de la saisie
IV. mieux Lutter contre la haine
A. favoriser une meilleure prise en compte et connaissance du phénomène haineux
1. Une priorité de politique pénale dont la mise en œuvre se heurte à d’importantes difficultés
2. Améliorer les conditions de l’accueil des victimes et de l’enregistrement de leurs plaintes
a. Améliorer l’accueil des victimes dans les commissariats et les gendarmeries
3. Renforcer la formation et la spécialisation des magistrats sur ces thématiques
4. Valoriser le rôle des associations qui luttent contre la haine
B. Mieux lutter contre la diffusion de la propagande haineuse
1. Renforcer les obligations des plateformes
a. Un statut juridique inadapté qui appelle une réforme d’ensemble à l’échelle européenne
i. Le régime de l’hébergeur appliqué aux grandes plateformes est inadapté
ii. L’approche par l’autorégulation promue par la Commission européenne ne saurait suffire
2. Mieux responsabiliser les intermédiaires du financement de la propagande haineuse
a. Mieux encadrer l’usage des plateformes de financement participatif
b. Mieux réguler la publicité programmatique qui finance des sites de haine
a. Une plateforme aux missions larges et aux moyens très limités
d. Des signalements aux hébergeurs en voie de « systématisation »
e. Des effectifs qui limitent également l’ouverture de procédures judiciaires
C. Faciliter et renforcer les poursuites contre les auteurs haineux
1. Faciliter l’identification des auteurs
2. Basculer les propos haineux dans le code pénal
a. Un cadre dont l’inadaptation à l’ère d’internet a entraîné plusieurs ajustements
c. Il importe de lever les obstacles procéduraux qui favorisent l’impunité des délinquants racistes
3. Redonner toute sa portée au délit de provocation à la haine
a. Un délit dont la jurisprudence a considérablement réduit le champ
b. Une jurisprudence en contradiction avec l’esprit de la loi
4. Renforcer la répression de la gestuelle haineuse
a. Un cadre juridique qui ne permet pas de réprimer de manière satisfaisante la gestuelle haineuse
b. Renforcer et faciliter la répression des gestes haineux et connotés
5. Mieux réprimer les formes modernes de l’antisémitisme
D. LutteR contre la radicalisation et Éduquer
Synthèse des recommandations de la commission d’enquête
Personnes entendues par la commission d’enquête
Déplacements effectués par la commission d’enquête
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Avant-propos de Mme Muriel Ressiguier, présidente de la commission d’enquête
INTRODUCTION DE L’AVANT-PROPOS.......................... 11
CONCLUSION DE L’AVANT-PROPOS............................ 45
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« La fraternité républicaine n’est pas seulement une expression, elle a besoin d’être soutenue par des actes, d’être alimentée par la mémoire d’un passé effrayant et l’hommage rendu à ceux qui se battent pour le meilleur » ([1]). Dans son audition du 21 mars 2019, Maître Christian Charrière-Bournazel évoquait l’indispensable effort de mémoire vis-à-vis des crimes de la Shoah et de l’éducation des jeunes générations au souvenir de ces faits historiques, de la réalité du génocide des juifs et de la Résistance.
La République, notre espace d’harmonie sociale, n’est pas figée pour toujours en effet. Elle est en chantier permanent, pour s’adapter à la société actuelle, et pour se défendre face aux attaques contre elle.
La France insoumise a fait usage, en vertu de l’article 141 du règlement de l’Assemblée nationale, de son droit à créer une commission d’enquête afin que celle-ci fasse un état des lieux « sur l’ampleur du caractère délictuel et criminel des pratiques des groupuscules d’extrême droite, ainsi que d’émettre des propositions, notamment relatives à la création d’outils visant à lutter plus efficacement contre les menaces perpétrées à l’encontre de nos institutions et de leurs agents ainsi qu’à l’égard des citoyennes et des citoyens » ([2]).
Deux raisons imposaient la création d’une telle commission : d’une part la recrudescence d’agressions commises par ces groupuscules d’extrême droite, partout en France, à l’encontre de lycéens, d’étudiants, d’associations, de citoyens, d’élus ; d’autre part, la résonnance croissante de leurs idées racistes, antisémites, sexistes et homophobes dans la société, accompagnée d’une faculté inquiétante à agir, notamment par l’organisation de camps d’été où se tiennent des cours d’auto-défense qu’on pourrait apparenter à une formation paramilitaire.
Nous avons constaté dès le départ combien le sujet dérangeait. La présidente regrette l’absence de certains groupes politiques tout au long des travaux de la commission d’enquête. Les Républicains n’ont ainsi nommé qu’un seul membre sur les cinq sièges qui leur revenaient de droit ; celui-ci n’a participé qu’à la seule réunion inaugurale pour contester l’existence même de cette commission d’enquête.
Par ailleurs, la présidente déplore l’attitude du groupe UDI, Agir et Indépendants dont les deux représentants, MM. Meyer Habib et Pierre Morel-A-L’Huisser, se sont illustrés autant par la rareté de leur présence que par leur volonté de perturber les travaux de la commission d’enquête, heureusement sans succès. Ces attitudes sont contre-productives et la présidente regrette que face à un sujet qui dépasse les querelles partisanes, l’ensemble des groupes de la représentation nationale ne se sente pas concerné.
À ce sujet, la présidente tient à réagir à la contribution du groupe UDI, Agir et Indépendants au rapport.
Elle a répondu à la lettre de M. Meyer Habib par un courrier en date du 15 février 2019 en ces termes :
M. Morel-A-L’Huissier, quant à lui, argumente dans sa contribution l’absence d’objectivité de la commission d’enquête.
Précédemment dans les travaux de la commission, le député de la Lozère s’était inquiété auprès de la Présidence de l’Assemblée nationale de l’absence d’impartialité de la commission d’enquête, particulièrement au regard d’une plainte en dénonciation calomnieuse déposée par M. Richard Roudier contre Mme Ressiguier. La présidente tient à déclarer que par une lettre de réponse du 12 avril dont elle a été mise en copie, M. Richard Ferrand explique que cette plainte n’interfère pas avec les travaux de la commission, puisqu’elle n’entre pas dans le champ du mandat de celle-ci. En outre, il a été porté à la connaissance de la présidente que cette plainte a été classée sans suite par le procureur de Montpellier.
Pour répondre à tous ceux qui se sont demandé pourquoi la Ligue du Midi n’avait pas été auditionnée, la présidente apporte ici quelques précisions. Cette décision a été prise par le rapporteur, dans l’attente d’informations complémentaires sur la plainte déposée par M. Richard Roudier, qui sont finalement parvenues via un courrier de la Présidence de l’Assemblée. Finalement, le rapporteur a également estimé que l’audition de la Ligue du Midi n’apporterait rien de plus à la commission et à son rapport et que les mesures préconisées les concerneraient également.
Les groupuscules d’extrême droite justifient une attention étroite de la part des pouvoirs publics en raison de leurs caractéristiques propres. L’élément central qui les rassemble est l’utilisation de la violence physique ou symbolique. Toutes ces organisations agissent en menaçant régulièrement l’ordre public. Concrètement, ces menaces vont se traduire par des violences physiques sur les personnes, du harcèlement, des menaces, l’enregistrement et la diffusion d’images de violence ; les destructions, dégradations, détériorations ; l’apologie des crimes, et la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence ; l’injure et la diffamation. Certains groupes s’organisent en camps d’été au cours desquels leurs membres peuvent notamment apprendre le maniement des armes. Certains d’entre eux s’arment et se préparent à une guerre civile qu’ils croient imminente, qui opposeraient un « nous » et un « eux » (les musulmans, les juifs, d’autres minorités).
La mouvance « ultra » de l’extrême droite va utiliser cette violence au nom des idées qui leur sont communes. On retrouve chez tous ces groupes l’identité comme thème central, qui va être dévoyée vers un fantasme de communauté exclusive et menacée par l’étranger, celui-ci pouvant être non national ou extra européen. Si on retrouve des nuances certaines de pensée entre les nationalistes révolutionnaires, les identitaires, les nationaux-socialistes, la mouvance skinhead, toutes ces branches ont en commun le rejet des étrangers, ainsi que l’incitation à la haine raciale, homophobe et sexiste. Le rejet total de la République fait également partie de leur corpus idéologique. Les idées de ces groupes ne sont pas des opinions, ce sont des délits.
La présidente est donc en désaccord avec les propos tenus par M. Laurent Nuñez en audition, selon lesquels : « La violence des divers groupuscules obéit à des dynamiques très semblables. Ce sont en réalité les deux faces d’une même pièce, même si les idéologies sont à l’opposé ». Elle ne partage pas la position du rapporteur selon laquelle les propositions formulées dans le rapport ont une portée qui dépasse l’ultra-droite. En effet, cela amènerait à considérer que tous les groupuscules extrémistes diffusent la même incitation à la haine raciale. Or seuls les groupuscules d’extrême droite ont ce trait caractéristique.
Dans ces conditions, il paraît évident qu’on ne peut, sur le constat et la réponse des pouvoirs publics, assimiler les groupuscules d’extrême droite aux groupuscules d’extrême gauche ou à d’autres groupes extrémistes. Les critiques sur ce fondement sont, du point de vue de la présidente, infondées.
Plusieurs personnes auditionnées devant la commission d’enquête peuvent appuyer cette affirmation. M. Jean-Yves Camus a ainsi affirmé qu’il existe « une différence de nature idéologique [entre extrême gauche et extrême droite] en ce qui concerne l’identité et l’immigration ». Il a par ailleurs expliqué que les extrêmes n’agissaient pas en commun. M. Nicolas Lebourg a lui déclaré, en parlant des spécificités de l’extrême droite, que la violence y est « conjoncturelle », une « violence d’opportunité, de l’impulsivité ». Il affirme également : « Pour une grande part, il s’agit de violences racistes provoquées par une mauvaise rencontre pour la victime. Ces violences augmentent à partir de 2013, moment où se manifeste une violence homophobe […] On relève aussi des violences matérielles sans victime directe, avec le cas particulier des profanations de cimetières, qui concerne essentiellement l’Est de la France ». Enfin selon lui, « on constate depuis 2015 un changement notable, la tentation terroriste ». Pour finir, il n’y a pas de véritable passerelle entre l’extrême gauche et l’extrême droite. M. Nicolas Lebourg, étudiant la formation des groupuscules d’extrême droite, s’est exprimé de la manière suivante : « Des groupes disent s’être fondés avec de nombreux militants venant de la gauche mais l’analyse des fichiers des militants montre que c’est faux, qu’il s’agit à la base, de militants d’extrême droite ». M. Stéphane François confirme cette thèse en disant : « Il est difficile de parler de perméabilité entre gauche et droite […] il n’y a pas de confusion ».
Dès lors, une réponse spécifique des pouvoirs publics est nécessaire. Sur internet, la priorité doit aller à la protection des victimes des contenus haineux de ces groupuscules et à la modération qui est la responsabilité des réseaux sociaux sous la surveillance des pouvoirs publics. La lutte contre les groupuscules d’extrême droite appelle aussi une vigilance particulière dans la manifestation de leurs idées dans la rue et dans leurs médias. Elle touche ainsi à des problèmes plus généraux qui concernent le combat contre le racisme, l’antisémitisme et toute forme de discrimination. Cette politique publique doit également traiter avec une écoute particulière les plaintes des victimes. Enfin, elle doit s’accompagner d’un effort certain vers l’éducation aux médias, pour tous les publics, jeunes comme seniors.
C’est pourquoi notre groupe parlementaire a fait le choix de fixer le périmètre exclusivement sur les groupuscules d’extrême droite. Face aux demandes répétées de certains commissaires d’enquête d’élargir le périmètre de la commission, pourtant validée par la commission des lois, aux groupuscules d’extrême gauche, la présidente ne peut que les inviter à créer leur propre commission d’enquête sur le sujet, s’ils en éprouvent la nécessité.
La présidente se félicite du travail réalisé ensemble par les membres de cette commission. Respectant toute l’étendue du périmètre durant les six mois qu’elle a duré, les auditions ont permis de porter un éclairage précis du risque que font courir les groupuscules d’extrême droite à la paix sociale.
En collaboration avec le rapporteur, la présidente a pour ce faire organisé les auditions de cette commission d’enquête en interrogeant l’ensemble des parties prenantes. Les pouvoirs publics dans leur diversité ont ainsi été auditionnés : le ministre de l’intérieur, la garde des Sceaux, l’ancien secrétaire d’État chargé du numérique, ainsi que le secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur ; mais aussi des responsables administratifs : le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur, la directrice des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice, le délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), l’ancien préfet de police de Paris et le préfet de l’Hérault ; enfin les services de renseignement intérieur (SDAO, SCRT, DGSI, DRPP, TRACFIN). Des avocats ont pu apporter leur témoignage sur le fonctionnement de la justice et la pénalisation des actes répréhensibles des groupuscules. Les représentants des réseaux sociaux, Google, Facebook et Twitter, ont quant à eux témoigné devant la commission d’enquête de leur politique de lutte contre la haine sur Internet. Des victimes ont également apporté leur témoignage devant les commissaires d’enquête. Des associations de défense des droits de l’homme sont par ailleurs venues apporter un éclairage complémentaire sur la lutte contre la diffusion des discours de haine et de discrimination. Des chercheurs ont été entendus afin de faire profiter la commission d’enquête de leur recul historique et sociologique sur les extrêmes droites et la mouvance d’ultra-droite en particulier. Enfin, nous avons décidé d’auditionner des responsables de certains groupuscules afin de mieux comprendre leur organisation, leurs motivations ainsi que leurs modes d’action.
La présidente tient à préciser qu’elle a donné son accord au rapporteur qui proposait de ne pas rendre publics les comptes rendus des auditions des représentants des groupuscules d’extrême droite. Elle considère pour sa part qu’il est important de montrer le vrai visage de l’ultra-droite, bien évidemment en le dénonçant publiquement et en attaquant en justice chaque fois que c’est possible. C’est là un débat de fond quant au moyen le plus efficace possible de lutter contre ces groupuscules ; mais nous ne le trancherons pas ce jour. Seuls les extraits du compte rendu de l’audition d’Yvan Benedetti concernant les propos négationnistes qu’il a tenus, et qui font l’objet d’une procédure d’article 40 du code de procédure pénale, sont annexés au rapport.
Par ailleurs, trois déplacements ont été organisés. La commission d’enquête a pu s’entretenir avec les acteurs de terrain à Lille et Lyon, qui ont été particulièrement confrontés au problème de la présence et des agissements des groupuscules en centre-ville et dans leurs régions. Les membres de la commission ont pu voir lors des déplacements à quel point les victimes des agissements des groupuscules d’extrême droite étaient bien souvent livrées à elles-mêmes, avec des procédures longues ou n’aboutissant pas. La commission d’enquête a également pris le parti de voyager en Allemagne, afin de comparer la manière dont nos voisins d’outre-Rhin prennent un problème qui, ainsi que l’a rappelé le rapporteur, a une importance numérique plus massive.
Le propos s’articule en deux parties. La première partie s’attache à caractériser la menace que représentent les groupuscules d’extrême droite et à considérer leur stratégie de défense et de quête de respectabilité (I). La deuxième partie livre les recommandations personnelles de la présidente à l’issue des travaux de la commission d’enquête, en envisageant à la fois de quelle manière les outils à disposition des pouvoirs publics peuvent être mieux utilisés ou perfectionnés, et de quelle façon faire évoluer le droit pour responsabiliser les plateformes et mieux lutter contre la diffusion des discours de haine (II).
I. Les groupuscules d’extrême droite représentent une menace réelle à la République qu’il ne faut pas sous-estimer
A. La menace des groupuscules d’extrême droite est à considérer sur un triple plan : le risque terroriste, le risque de violences, le risque pour la paix sociale
1. Le risque terroriste
La menace terroriste ne concerne à l’heure actuelle qu’une petite fraction des militants des groupuscules d’extrême droite. Elle ne doit toutefois pas être prise à la légère. Des projets d’attentat sont parfois déjoués : ainsi un groupuscule violent avait-il ciblé Jean-Luc Mélenchon et Christophe Castaner ([3]).
Le risque terroriste existe sous deux aspects.
La première possibilité est celle de groupes aux effectifs très réduits (environ une dizaine de personnes), de type survivaliste. Le passage à l’acte potentiel s’inscrit dans une vision de la société belliciste : ces groupes se considèrent en guerre contre le péril étranger, et comptent riposter. Ils se positionnent notamment en réaction aux attentats islamistes que la France a connus ces dernières années.
Le deuxième risque consiste dans la figure de celui qu’on nomme « loup solitaire », sans qu’il le soit véritablement. La capacité d’un individu seul à passer à l’acte réside dans les contacts qu’il a entretenus précédemment avec des groupes. C’est par exemple le cas de Maxime Brunerie qui a fréquenté les milieux d’ultra-droite (en particulier le groupuscule Unité radicale) avant de commettre sa tentative d’assassinat contre le président de la République Jacques Chirac le 14 juillet 2002. Plus récemment, un habitant d’Aix-en-Provence, néo-nazi, a été interpellé le 29 mai 2019 : il avait déclaré sur les réseaux sociaux envisager de faire « un carnage » au cours du dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) à Marseille le 3 juin ([4]).
On s’attardera dans cette section spécifiquement sur les violences physiques et les violences contre les biens.
Les violences commises par les groupuscules d’extrême droite ont atteint un degré d’intensité préoccupant. Plusieurs personnalités politiques, du groupe parlementaire La France insoumise et d’autres groupes, sont visées régulièrement par des menaces de mort et de viol. Ainsi qu’il a été rappelé dans l’exposé des motifs précédant la proposition de résolution qui a été à l’origine de cette commission d’enquête, pour les seules années 2017 et 2018, on a pu constater les faits suivants :
– le 30 juin 2017, dégradation du local de l’association réseau accueil insertion Hérault (RAIH) à Montpellier par des membres de la Ligue du Midi ([5]) ;
– le 16 mars 2018, attaque du lycée autogéré de Paris par des individus armés de barres de fer se réclamant du Groupe union défense (GUD), faisant des saluts nazis et proférant des insultes homophobes, et blessant deux élèves ([6]) ;
– le 22 mars 2018, à la faculté de droit de Montpellier, un commando extrémiste d’une dizaine de personnes cagoulées et armées de matraques et de bâtons ont frappé des étudiantes et des étudiants qui occupaient un amphithéâtre pour protester contre la loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants ([7]) ;
– le 26 mars 2018 à Lille, agression d’étudiants en marge d’une assemblée générale par un groupe de militants d’extrême droite ([8]) ;
– le 28 mars 2018, attaque de six étudiantes et étudiants sur le campus universitaire de Strasbourg par un groupe d’individus agissant au nom du Bastion social ([9]) ;
– le 6 avril 2018, plusieurs personnes cagoulées, habillées de noir, casquées, armées de bâtons et de barres de fer ont tenté de s’introduire dans l’université de Tolbiac à Paris pour passer à tabac les jeunes qui occupaient le bâtiment ([10]) ;
– le 10 mai 2018, agression d’étudiantes et d’étudiants mobilisés du site Malesherbes de l’université Paris-Sorbonne par un groupe d’une vingtaine de personnes afin de tenter de lever le blocage ([11]) ;
– le 8 septembre 2018, devant le bar « L’Opiddum » ouvert par le Bastion social à Clermont-Ferrand, agression violente de quatre passants par des militants et sympathisants ; ils ont notamment infligé 60 jours d’interruption temporaire de travail à l’une de leurs victimes ([12]).
Du recensement de ces différentes agressions, on peut retenir qu’elles concernent l’ensemble du spectre des groupuscules d’extrême droite, aussi bien les petites organisations que les structures plus grosses telles que Génération identitaire ou la Ligue du Midi. Cette violence se caractérise aussi bien par des agressions physiques que par des destructions de biens (comme dans le cas de la dégradation du local de l’association RAIH).
À l’aune de ces menaces, la présidente ne peut que se féliciter de la dissolution du Bastion social, décidée par le président de la République par décret en conseil des ministres le 24 avril 2019.
Par leur violence, les membres des groupuscules sont susceptibles de nuire gravement à l’ordre public, comme en témoigne l’investissement de certains membres de groupuscules dans les événements du 1er décembre 2018 à Paris, particulièrement autour de l’Arc de Triomphe. A été confirmée la présence dans les parages d’Yvan Benedetti, porte-parole du Parti nationaliste français, et qui se considère comme président de l’Œuvre française, groupe pourtant dissous en 2013 notamment suite à l’assassinat du militant Clément Méric ([13]). Le groupe des Zouaves Paris s’est également rendu responsable de violences ce jour-là ([14]).
3. Le risque pour la paix sociale
On examinera successivement la contestation des institutions de la République et la commission d’actes et de discours à caractère haineux.
Les groupuscules d’extrême droite ont en commun, ainsi qu’il a été indiqué, une détestation des institutions républicaines, notamment dans ses dimensions de laïcité et d’intégration. Ce faisant, certains groupuscules n’hésitent pas à usurper les fonctions régaliennes, prérogatives de l’État. Génération identitaire en est le parfait exemple : au col de l’Échelle en avril 2018, ils ont fermé symboliquement la frontière franco-italienne, en dissuadant les migrants venus d’Italie de pénétrer sur le territoire ([15]). Ils portaient dans cette opération des blousons bleus dont la couleur est proche de celle de l’uniforme des forces de l’ordre. Un autre exemple significatif est leur action en Méditerranée avec le bateau C-Star en juillet 2017, au cours de laquelle ils ont repéré des embarcations de migrants, et une fois que ceux-ci avaient été interpellés, ont coulé les navires ([16]). Enfin, ils se sont également rendus responsables de patrouilles dans les métros de certaines grandes villes, en particulier à Lille, contre les délinquants. Cette usurpation de fonctions publiques est aux yeux de la présidente inadmissible et à condamner avec fermeté.
L’autre aspect, la commission d’actes et de discours à caractère haineux, est également l’autre point de rassemblement des idéologies de cette mouvance. Sur ce sujet, les groupuscules empruntent des théories à relent xénophobe, telles que le grand remplacement auquel ils adhèrent tous, soit pour le constater, soit pour l’ériger en programme politique. Leurs idéologues ont été plusieurs fois condamnés par la justice pour des motifs de discrimination raciale ou antisémite, tels Alain Soral ou Renaud Camus. Ensuite et surtout, à l’intérieur de ces groupes, à la tête comme à la base, on retrouve chez nombre d’adhérents un racisme et un antisémitisme à peine voilés. Les exemples sont multiples : Steven Bissuel, président du Bastion social, a ainsi été condamné pour une caricature antisémite qu’il avait diffusée sur son compte Twitter ([17]). Un reportage intitulé « Generation Hate » diffusé en décembre 2018 par la chaîne Al Jazeera laisse voir certains militants de Génération identitaire présents dans le bar identitaire La Citadelle à Lille évoquer leur haine islamophobe, jusqu’à imaginer aller faire un carnage dans une mosquée ([18]).
B. Ces organisations sont structurées, préparées à se défendre par tous les moyens légaux, et ont des liens avec des partis politiques traditionnels
1. Des groupes organisés et préparés
La galaxie des groupuscules d’extrême droite est faite de structures plus ou moins élaborées. Nombre d’entre elles sont d’une dimension réduite, tout au plus une dizaine de personnes. Toutefois les plus importantes, telles que Génération identitaire, disposent d’une force de frappe certaine qui va se matérialiser ponctuellement par des opérations de grande envergure. À preuve, pour l’opération du col de l’Échelle en avril 2018, Génération identitaire a disposé de deux hélicoptères, de drones, de renforts venus de l’étranger (Allemagne, Italie, Hongrie, Danemark, Autriche), tout en communiquant massivement sur les réseaux sociaux. Pour leur opération en Méditerranée avec le bateau C-Star, ils ont été capables de lever plus de 150 000 euros via la plateforme de financement participatif WeSearch, utilisés pour la location du navire.
Par ailleurs, l’organisation des groupuscules d’extrême droite se donne à voir dans la maîtrise d’internet, et ce à plusieurs niveaux. Tout d’abord, les sites d’information de la fachosphère donnent une caisse de résonnance très importance à leurs idées. Ainsi que l’a déclaré au cours de son audition M. Tristan Mendès France, enseignant au Celsa, maître de conférences associé à Paris Diderot, Égalité et Réconciliation est le premier blog politique français, avec une audience comprise entre 5 et 7 millions de visiteurs par mois. Plusieurs autres ont une influence décisive dans le milieu de l’ultra-droite : Riposte laïque, Boulevard Voltaire, Polémia, Fdesouche ou encore Novopress. Les groupuscules d’extrême droite trouvent dans ces sites parfois une tribune pour leurs dirigeants et à tout le moins une plateforme où leurs idées délictueuses sont exprimées.
Plus encore, de nombreux groupes utilisent les réseaux sociaux pour leur propagande. Leur action peut très bien être ouverte au grand public, comme les pages Facebook de Génération identitaire (aujourd’hui fermées) ou de la Ligue du Midi. Cependant, ils peuvent avoir envie d’évoluer sur les réseaux de manière semi-clandestine, en formant des groupes fermés sur des réseaux alternatifs, tels que VKontakte, réseau social russe. On trouve sur cette plateforme de nombreuses mouvances de la galaxie de l’ultra-droite : Égalite et Réconciliation, la communauté de Démocratie participative, mais également des organisations comme Blood & Honour avec ses différentes branches nationales, et même des groupes se revendiquant de Combat 18, organisation néo-nazie armée dont le président de la République vient récemment d’annoncer la procédure de dissolution le 20 février 2019 lors du dîner du CRIF.
Enfin, les groupuscules d’extrême droite ont déjà manifesté à plusieurs reprises la volonté de se coordonner. En audition, le ministre de l’intérieur M. Christophe Castaner a ainsi rappelé que durant l’automne dernier, M. Yvan Benedetti a tenté de constituer un rassemblement de diverses tendances de l’ultra-droite, « une nationale de la lutte », dans le contexte du mouvement social des Gilets jaunes. Un autre exemple peut être fourni par la rencontre l’été dernier à Montpellier entre la Ligue du Midi, Génération identitaire et le Bastion social, aujourd’hui dissous. Par ailleurs, cette volonté de coordination existe également à l’échelle continentale : l’opération du col de l’Échelle a ainsi été menée par de nombreux militants venus de l’Europe entière. Il est à noter d’ailleurs que l’auteur de l’attentat de Christchurch en Nouvelle-Zélande a payé sa cotisation et fait un virement de 1 000 euros à Génération identitaire.
Dans ces conditions, la présidente ne peut souscrire aux propos du rapporteur selon lesquels « le paysage de l’ultra-droite est caractérisé par une grande fragmentation et des reconfigurations permanentes qui ne permettent pas de valider la thèse de groupes de plus en plus organisés ».
2. Une volonté de paraître respectable
Une particularité récente des mouvements d’ultra-droite réside dans leur volonté de paraître respectables dans le champ politique et militant traditionnel. De manière significative, Génération identitaire se considère elle-même comme un lanceur d’alerte, sorte d’équivalent de Greenpeace à l’opposé du spectre politique, ce malgré toutes les actions répréhensibles et les affaires en cours qui la concernent.
Il en est de même pour la Ligue du Midi. Ses responsables, la famille Roudier, s’attachent à asseoir leur légitimité dans le débat public, en se posant en lanceurs d’alerte contre les dangers de l’immigration et pour la défense de l’identité locale et nationale. Pourtant, il convient de rappeler que Martial Roudier a été condamné à quatre ans de prison en juin 2013, dont deux ans avec sursis, pour avoir poignardé un jeune militant de la mouvance « antifasciste » ([19]). Le même Martial Roudier présidait également, la même année, le comité de soutien à Esteban Morillo, l’auteur du coup fatal porté au militant Clément Méric. Olivier Roudier a été condamné en décembre 2017 à un mois de prison ferme en première instance par le tribunal correctionnel de Montpellier pour dégradations de biens publics en réunion, ainsi qu’à 1 500 euros de préjudice matériel et à 500 euros de préjudice moral à payer à l’association RAIH, pour la dégradation de leurs locaux ([20]).
La présidente tient ici à rectifier la chose suivante : contrairement à ce qui a été dit en audition, ce n’est pas Richard Roudier mais son fils Olivier qui a été condamné en 2012 à de la prison ferme pour avoir réalisé des saluts nazis et proféré des insultes racistes ([21]).
Par ailleurs, la Ligue du Midi, comme d’autres groupuscules comme Génération identitaire, vérifient l’assertion du ministre de l’intérieur M. Christophe Castaner lors de son audition, qui expliquait que les groupuscules aujourd’hui ont une particularité : « ils sont bien accompagnés juridiquement et ils n’hésitent pas à multiplier les procédures, devant la justice et avec un avocat, mais aussi par des changements d’adresses et de présidents ».
3. Une faculté inquiétante à agir
Au cours des investigations de la commission d’enquête, un certain nombre d’interrogations ont émergé vis-à-vis de l’efficacité de la lutte contre les groupuscules d’extrême droite, notamment au vu des faibles condamnations de certains membres coupables d’exactions ainsi que de la faculté à agir dont ils disposent.
Le cas d’Yvan Benedetti est ainsi éclairant. De tous les auditionnés devant la commission d’enquête, il est celui qui a le passé judiciaire le plus fourni. Il a ainsi été condamné à 5 000 euros d’amende avec sursis par le tribunal correctionnel de Paris pour avoir participé le 29 septembre 2012 à une manifestation interdite à Paris ([22]). Le 17 avril 2013, lui et huit autres militants sont interpellés et placés en garde à vue pour avoir tenté de forcer la permanence lyonnaise du Parti socialiste (à l’époque du Mariage pour tous) ; M. Benedetti sera mis en examen pour rébellion et violence volontaire sur personnes détentrices de l’autorité publique, ainsi que pour provocation à la discrimination ([23]). Il a également été poursuivi en février 2015 pour apologie de terrorisme et antisémitisme à la suite de plusieurs tweets faits après les attentats de Paris ([24]). Il a également été condamné en décembre 2015 à 5 000 euros d’amende et 2 500 euros de dommages et intérêts pour avoir traité l’ancien préfet du Rhône, Jean-François Carenco, d’« agent officiel de l’anti-France à Lyon » ([25]). Le président auto-proclamé du groupe dissous l’Œuvre française a été condamné en juillet 2018 en première instance par le tribunal correctionnel de Lyon pour « maintien et reconstitution de ligue dissoute » à 80 jours amende à 50 euros ([26]). Dans cette affaire, le ministère public a requis en appel le 7 mai 2019 6 mois de prison avec sursis et la privation des droits civiques, civils et de famille ([27]).
Il est également à rappeler que devant la commission d’enquête lors de son audition, M. Benedetti a tenu sous serment des propos négationnistes. La commission d’enquête, par l’intermédiaire du rapporteur et de la présidente, a décidé de communiquer au procureur ces propos en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale.
Il en est de même pour le groupe Génération identitaire. En octobre 2012, des militants ont occupé le chantier d’une mosquée à Poitiers ([28]). Ils ont notamment déployé sur le toit des banderoles indiquant « Souviens-toi de Charles Martel ! » et « Gaulois, réveille-toi, pas de mosquée chez toi ! ». En juillet 2017, à bord du bateau C-Star, des militants patrouillent en Méditerranée pour repérer des embarcations de migrants, les dénoncer aux autorités puis les couler une fois vides. Au col de l’Échelle en avril 2018, ils ferment symboliquement la frontière franco-italienne en dissuadant des migrants venus d’Italie de venir en France. En octobre 2018, des membres de Génération identitaire prennent d’assaut le siège de SOS Méditerranée ([29]). En mars 2019, ils occupent la caisse d’allocations familiales à Bobigny ([30]).
Par sa manière d’exploiter les zones grises du droit, par sa volonté de court-circuiter la République et par ses messages incitant à la xénophobie, le groupe Génération identitaire semble répondre, aux yeux de la présidente, au critère de dissolution mentionné dans le 6° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ([31]).
Un dernier exemple concerne la Ligue du Midi dans l’affaire RAIH, dans laquelle la provocation à la haine raciale n’a pas été retenue comme circonstance aggravante. Or la mission d’aide aux jeunes migrants isolés dont s’occupait l’association RAIH n’est pas étrangère aux dégradations dont leur local a fait l’objet.
4. Des liens avec le Rassemblement national
Les auditions de la commission d’enquête ont confirmé que les groupuscules d’extrême droite ont bien des liens avec le Rassemblement national.
Lors de son audition M. Nicolas Lebourg, historien, chercheur à l’université de Montpellier, a évoqué le fait qu’« aujourd’hui, les radicaux ne sont pas dans le parti : ils sont prestataires de services ». Ces actions vont passer par l’aide à l’organisation d’événements, notamment par des actions de communication, de soutien logistique ou en assurant le service d’ordre.
Il est donc possible de caractériser ces liens : si la stratégie de « dédiabolisation » voulue par Marine Le Pen à partir de son accession à la présidence du parti en 2011 a conduit à l’écartement de nombreux radicaux, ils restent en gravitation autour du Rassemblement national.
Certains anciens membres de Génération identitaire sont même devenus des collaborateurs de personnalités du parti : Damien Lefèvre, plus connu sur les réseaux sociaux sous son pseudonyme de Damien Rieu, est devenu le collaborateur parlementaire de Gilbert Collard. Il comparaîtra le 11 juillet devant un tribunal pour « activités exercées dans des conditions de nature à créer dans l’esprit du public une confusion avec l’exercice d’une fonction publique », suite à l’affaire de la fermeture de la frontière franco-italienne au col de l’Échelle en avril 2018 ([32]).
Les liens interpersonnels entre certains des militants des groupuscules d’extrême droite et des responsables RN ont été montrés par le documentaire « Generation Hate » de la chaîne Al Jazeera. On y voit notamment des membres de la section de Lille de Génération identitaire converser avec des députées européennes affiliées au RN dans le bar associatif identitaire de La Citadelle.
II. Les acteurs en présence doivent prendre leurs responsabilités dans la lutte contre les discours et actes haineux des groupuscules d’extrême droite, ce qui passera par un renforcement des outils à la disposition des pouvoirs publics mais également par une évolution du cadre légal
A. Que ce soit au niveau de la prévention, de la surveillance ou de la répression, les outils à la disposition des pouvoirs publics doivent être renforcés
1. Une attention particulière doit être portée à une meilleure éducation civique et aux médias
L’éducation à l’information et aux médias est une priorité qui a été pointée par de nombreuses personnes auditionnées devant la commission d’enquête. « L’éducation à l’image, aux médias, est évidemment le nerf de la guerre, notamment pour les générations qui arrivent », a fait valoir M. Tristan Mendès France. Quant à M. Mounir Mahjoubi, ancien secrétaire d’État au numérique, il a affirmé que « L’éducation et l’information sont la base de toutes les solutions ».
Cette sensibilisation au décryptage de l’information, à la prévention des théories du complot, est une action qu’il faut entreprendre d’abord vis-à-vis des plus jeunes. M. Mario Stasi, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), a ainsi affirmé en audition que « Si l’éducation [des plus jeunes] est si importante, c’est parce qu’il est très compliqué de faire le même travail avec des jeunes de 17-20 ans quand rien n’a été entrepris avec eux auparavant ». Le sujet est d’autant plus crucial, selon M. Mendès France, qu’un fossé est apparu entre les générations dans la maîtrise des espaces de communication. Les jeunes générations se sont constituées en ligne un vivier de références que ne possèdent pas les femmes et hommes politiques et le reste de la population. Il y a un véritable effort de compréhension à faire vis-à-vis de ces usages nouveaux apparus sur les réseaux sociaux. Un exemple à cet égard est la culture du mème, reprise à son compte par l’extrême droite, qui a ses propres codes difficilement déchiffrables pour les personnes extérieures (par exemple : le mème Pepe The Frog). Il est donc nécessaire que les pouvoirs publics s’intéressent de plus près aux nouvelles cultures émergentes sur internet et accroissent les efforts de sensibilisation aux médias pour les jeunes.
Recommandation n° 1 : Former véritablement les jeunes générations en leur donnant les outils nécessaires pour ne pas succomber à la propagande raciste, antisémite, sexiste et homophobe.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 32 du rapport)
De manière significative également, il apparaît nécessaire de sensibiliser les seniors à l’éducation aux médias, ainsi que l’a suggéré en audition Mme Audrey Herblin-Stoop, directrice des affaires publiques de Twitter France. Alors qu’ils sont un public oublié dans l’éducation à l’information, les études montrent que ce sont les seniors qui propagent le plus d’informations fausses en ligne, notamment en les repartageant ([33]). À ce titre, la présidente recommande la mise en place de campagnes de sensibilisation audiovisuelles ainsi que le soutien aux associations en pointe sur ces questions.
Recommandation n° 2 : Donner davantage de moyens à l’éducation aux médias des seniors, dont les études montrent que ce sont eux qui propagent le plus de fausses informations en ligne, notamment en les repartageant.
Proposition portée par la présidente
Enfin, la présidente et le rapporteur se rejoignent sur la possibilité évoquée par M. Mounir Mahjoubi de demander aux plateformes d’allouer une partie de leur espace publicitaire disponible à la sensibilisation sur les comportements à risques, les contenus violents et le harcèlement. Ce qui a déjà été fait en matière de protection des données personnelles pourrait ainsi être étendu.
Recommandation n° 3 : Demander aux plateformes d’allouer une partie de leur espace publicitaire disponible à la sensibilisation sur les comportements à risques, les contenus violents et le harcèlement.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 21 du rapport)
Néanmoins, la présidente exprime un désaccord avec le rapporteur dans sa recommandation d’étendre le champ d’action du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) à la radicalisation identitaire et à d’autres formes de radicalisation : le rapporteur cite en effet l’anarchisme, l’antisionisme et le mouvement vegan.
Elle s’interroge également sur l’opportunité de la mise en place d’un cahier du citoyen et du vivre ensemble, promu par le rapporteur, qui recenserait les apprentissages de l’élève dans l’éducation à la citoyenneté. Un cahier de ce type ne lui semble pas le meilleur instrument d’éducation civique des élèves. La mise en œuvre de ce dispositif risquerait de faire peser une charge trop importante sur les équipes pédagogiques sans pour autant garantir l’efficacité escomptée. Il serait souhaitable d’associer à la réflexion le monde enseignant et les associations concernées.
2. Il convient de renforcer les moyens de connaissance, de surveillance et d’investigation judiciaire des pouvoirs publics concernant les agissements des groupuscules d’extrême droite
a. Améliorer la connaissance du phénomène par un état des lieux plus fidèle et des synthèses de données statistiques
L’administration ne dispose pas de statistiques précises concernant les agissements délictueux des groupuscules d’extrême droite. Parce qu’ils sont susceptibles de causer des troubles à l’ordre public, la présidente recommande vivement de donner les moyens aux services opérationnels d’élaborer des statistiques notamment sur les faits de violence, de destruction ou de dégradation de biens, d’injure, de diffamation et de provocation à la haine raciale, à la discrimination ou à la violence, imputables à la mouvance d’ultra droite. À ces fins, la présidente recommande de s’inspirer de ce qui se fait en Allemagne avec le rapport annuel de l’Office fédéral de protection de la constitution. Comme l’a exprimé M. Nicolas Lebourg en audition : « Il faudrait adapter le modèle allemand à la France car il n’y a aujourd’hui aucun thermomètre de l’extrême droite dans notre pays ». Ce rapport évalue sur un rythme annuel les différentes menaces qui pèsent sur l’ordre constitutionnel allemand, dont les groupuscules d’extrême droite. Leur analyse se fonde sur des statistiques relatives à la criminalité à motivation politique, imputable à l’extrême droite. Si les statistiques politiques sont interdites en France, on pourrait imaginer élaborer des données pour les groupuscules extrémistes violents par exemple. De plus, on pourrait avec cette parution annuelle tracer un suivi précis des structures qui apparaissent et disparaissent, du nombre de militants impliqués dans les différentes mouvances ainsi que des évolutions idéologiques.
Recommandation n° 4 : Élaborer un rapport annuel au Parlement, dans la même logique que le rapport annuel de l’Office fédéral de protection de la constitution allemand, sur la menace des groupuscules d’extrême droite.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 4 du rapport)
En outre, la France souffre aujourd’hui d’un déficit criant de recherche académique sur le sujet de l’ultra-droite. Selon M. Nicolas Lebourg, « aucune structure universitaire ne travaille aujourd’hui sur l’extrémisme en France ». Ajoutant que « l’université française fuit ces questions », il estime indispensable la création d’une « structure de recherche prenne, apte à vous informer par le biais d’un rapport annuel ». La présidente suit cette recommandation : alors que ce champ de recherche bénéficie de peu de financements en France, il ne faut pas que les chercheurs délaissent le sujet ou en soient réduits à partir à l’étranger pour trouver des subsides.
Recommandation n° 5 : Créer une structure de recherche pérenne d’étude sur l’ultra-droite.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 5 du rapport)
La quête de l’information doit également passer par l’échelon européen. Les groupuscules d’extrême droite, ainsi qu’il a été indiqué, ont des ramifications trans-nationales – il en est ainsi de Génération identitaire par exemple. Certains groupes participent à des actions avec des militants venant d’autres pays d’Europe. Il est donc nécessaire pour les services de renseignement des pays de l’Union européenne de se coordonner en érigeant comme priorité le partage d’informations sur la menace que représentent les groupuscules d’extrême droite.
Recommandation n° 6 : Par une coopération renforcée des services de renseignement de l’Union européenne, progresser sur le suivi des groupuscules à l’échelle européenne, particulièrement en ce qui concerne leur action sur internet, afin de mieux comprendre comment ils communiquent, se coordonnent, agissent ensemble et bénéficient de financements et de soutiens croisés.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 2 du rapport)
Enfin, la présidente reprend à son compte la proposition du rapport Amellal-Avia-Taïeb de création d’un observatoire de la haine en ligne. Cet observatoire est d’ailleurs mis en chantier actuellement par la DILCRAH et le CIPDR. Par la production d’outils statistiques et d’analyses régulières, il constituerait l’outil adéquat pour surveiller une production haineuse sur internet qui évolue très rapidement et qui a encore une trop grande visibilité.
Recommandation n° 7 : Créer un observatoire de la haine en ligne.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 20 du rapport)
b. Renforcer les moyens budgétaires et humains de l’OCLCTIC et des services de renseignement
Pour la présidente, les moyens budgétaires et humains doivent être redimensionnés notamment au bénéfice de l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) et de sa plateforme PHAROS (Plateforme d’Harmonisation, d’Analyse, de Recoupement et d’Orientation des Signalements). Relevant de la direction centrale de la police judiciaire du ministère de l’intérieur, ce service a la charge de coordonner la mise en œuvre opérationnelle de la lutte contre les cybercriminels. Il va notamment procéder, à la demande de l’autorité judiciaire, à tous les actes d’enquêtes et aux travaux techniques d’investigations. L’OCLCTIC va notamment exploiter la plateforme PHAROS, qui permet à chaque internaute de signaler un contenu illicite auquel il aurait été confronté. Il va également pouvoir signaler des contenus haineux aux hébergeurs afin qu’ils les retirent et ouvrir des procédures judiciaires à l’encontre des auteurs.
Or, la délégation qui s’est déplacée dans les locaux de l’OCLCTIC a pu constater à quel point les moyens dédiés à la lutte contre les contenus de haine sont limités pour cet organisme. Sur un effectif de 24 personnes, seuls six fonctionnaires composent la cellule « discrimination ». Le nombre de signalements enregistrés par la plateforme concernant la haine en ligne est relativement faible : ainsi en 2018 PHAROS a enregistré 14 310 signalements à ce titre. Plus encore, la faiblesse des moyens se traduit dans le petit nombre de signalements effectués aux plateformes pour le retrait de contenus. Ainsi depuis le 1er janvier 2019, 207 signalements aux hébergeurs ont été faits pour des messages de haine. Enfin, le nombre d’ouverture de procédures judiciaires est également faible : pour l’année 2018, 49 fiches ont été transmises aux services d’investigation judiciaire, alors que 9 475 signalements ont été classés.
À la faiblesse des moyens s’ajoute également un périmètre des missions de l’OCLCTIC qui n’a cessé de s’élargir : l’organisme traite aujourd’hui de la pédopornographie, du terrorisme, des escroqueries ainsi que des incitations à la haine raciale, de l’antisémitisme, de l’homophobie et du sexisme.
Dans ces conditions, la présidente recommande d’augmenter les moyens budgétaires, techniques et humains de l’OCLCTIC et de la plateforme PHAROS. Il faut également en accroître la notoriété auprès des citoyens.
Recommandation n° 8 : Augmenter les moyens budgétaires, techniques et humains de l’OCLCTIC et de la plateforme PHAROS. Accroître la notoriété de celle-ci auprès des citoyens.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 25 du rapport)
À propos des moyens budgétaires et humains pour les services de renseignement, plusieurs observations ont été formulées en audition. Le général Jean-Marc Cesari, sous-directeur à l’anticipation opérationnelle (SDAO), a ainsi déclaré avoir demandé un « renforcement de toute la chaîne de renseignement de la gendarmerie, en accordant la priorité aux échelons territoriaux », ajoutant que « la capacité d’analyse de l’échelon départemental, en particulier, mériterait d’être renforcée ».
En conséquence, la présidente préconise un renforcement des moyens budgétaires et humains dans les services de renseignement. Les recrutements en particulier doivent correspondre aux besoins nouveaux nés du big data. Interrogé en audition, le ministre de l’intérieur, M. Christophe Castaner, a expliqué : « Nous avons des problèmes pour certains profils, liés aux règles de recrutement des titulaires et des contractuels, et aux niveaux de rémunération. Dans le secteur du big data, l’instabilité professionnelle est chronique, y compris dans le privé : on reste six mois à un an dans un poste, puis on bouge. Ce n’est pas la culture que nous recherchons dans les services de renseignement. C’est donc une petite difficulté. Mais nous commençons malgré tout à intéresser des gens de qualité ». Le recrutement d’analystes propres à prendre en charge la masse d’informations du big data semble donc être une priorité.
Recommandation n° 9 : Recruter du personnel dans les services de renseignement pour pouvoir faire face au travail de surveillance des contenus de haine, démultipliés par le big data.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 3 du rapport)
c. Mieux former les membres des forces de l’ordre à l’accueil des victimes et à la prise en compte des plaintes
Des difficultés de dépôts de plainte, voire des refus de plainte, ont été rapportés à la commission d’enquête pour des victimes d’agissements des groupuscules d’extrême droite. Ainsi que l’exprime Maître Sophie Mazas : « Quand [nos concitoyens] se rendent au commissariat pour porter plainte et qu’on enregistre une main courante, c’est un problème ! » Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, et M. Castaner, ministre de l’intérieur, ont déclaré avoir eu des remontées de terrain sur de telles situations. L’ancien secrétaire d’État au numérique, M. Mounir Mahjoubi, ajoute également à propos des plaintes en ligne : « Si une personne qui a été victime d’un raid dépose plainte auprès d’un agent qui n’a pas encore été formé et sensibilisé à ce problème, il se peut que celui-ci ne sache pas comment gérer la demande dont il est saisi ».
Il est vrai que ces situations sont difficiles à gérer. Le ministre de l’intérieur a évoqué en ces termes la réaction des forces de police dans certaines situations : « Mais cela arrive aussi car les procédures sont tellement compliquées que l’on n’ose pas forcément les utiliser. Ainsi, en cas d’insulte, il faut être en mesure de prouver les faits. Le policier peut donc par réflexe répondre qu’un unique témoignage face à un autre ne donnera rien, sauf des heures de procédures ».
Dans ces conditions, la présidente recommande en premier lieu de mieux former les forces de police à l’accueil des victimes d’actes racistes, antisémites, sexistes et homophobes et à la meilleure façon de traiter leurs plaintes. À cet égard, elle salue l’action de la LICRA qui dispense dans les écoles de formation de la police et de la gendarmerie des interventions sur la manière de recevoir une plainte. Elle préconise en particulier, comme l’a recommandé M. Frédéric Potier de la DILCRAH, de cibler les fonctionnaires de police sur le terrain depuis quinze ou vingt ans qui n’ont pas bénéficié d’une telle formation.
Recommandation n° 10 : Mieux former les personnels des forces de police à la réception des plaintes pour des agissements de discrimination, de haine et de violence. Cibler en priorité les fonctionnaires en service depuis plus de quinze ans.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 16 du rapport)
Par ailleurs, ainsi que le suggérait lui-même le ministre de l’intérieur en audition, la présidente recommande la diffusion d’une circulaire aux agents de la police et de la gendarmerie rappelant l’obligation d’enregistrer les plaintes et la meilleure manière de recevoir les victimes d’agissements de discrimination, de haine et de violence.
Recommandation n° 11 : Rédiger une circulaire à l’attention des fonctionnaires pour les informer et les sensibiliser à l’acceptation des plaintes pour des faits de discrimination, de haine et de violence.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 16 du rapport)
Cette circulaire pourrait s’accompagner d’un audit sur la manière dont les forces de l’ordre accueillent les plaintes des victimes de discrimination. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, a évoqué la perspective d’adapter en France la méthode du rapport Macpherson en Grande-Bretagne. Publié en 1999 à la suite de l’« affaire Stephen Lawrence », il contenait de nombreuses recommandations pour une meilleure appréhension des actes racistes par les forces de l’ordre. La présidente estime qu’une telle évaluation pourrait être précieuse d’enseignements.
Recommandation n° 12 : Effectuer un audit sur la manière dont les forces de l’ordre accueillent les plaintes des victimes de discrimination, à la manière du rapport Macpherson.
Proposition portée par la présidente
d. Augmenter les moyens de la justice et mieux former les magistrats
Du côté de l’institution judiciaire, il a été porté à la connaissance de la commission d’enquête que les affaires mettant en jeu des actions à caractère raciste, antisémite, homophobe et sexiste sont des contentieux complexes. Ainsi que l’a dit Maître Sophie Mazas, le problème « tient sans doute aussi à la formation des magistrats. Nous avons pu constater que le parquet s’était heurté pour la qualification juridique [dans l’affaire de l’association RAIH] à de grandes difficultés s’agissant d’une matière très technique ». Ce type d’affaire engage des procédures particulièrement longues, et il peut être difficile pour le parquet de retenir la circonstance aggravante de provocation à la haine. M. Mario Stasi a lui aussi évoqué une formation « insuffisante » des magistrats, expliquant que « dans certaines régions de France, les magistrats du parquet ont pu, dans certaines affaires, laisser passer les délais de prescription ». La présidente préconise donc un renforcement des moyens de la justice et un accroissement des efforts de formation des magistrats aux enjeux des affaires de racisme, d’antisémitisme, de sexisme et d’homophobie. De ce fait, les juges utiliseraient peut-être davantage tout l’éventail de sanctions dont ils disposent, comme la dissolution judiciaire ou la saisie des biens comme peine complémentaire à la dissolution.
Recommandation n° 13 : Augmenter les moyens de la justice et faciliter le travail des parquets pour pouvoir mener des investigations plus conséquentes. Accroître les efforts de formation des magistrats aux questions des affaires de racisme, d’antisémitisme, de sexisme et d’homophobie.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 6 du rapport notamment)
e. Établir des liens plus étroits entre l’administration et les associations
L’amélioration du système d’accueil et de traitement des plaintes pour discrimination ne peut se faire sans un lien plus étroit avec les associations de défense des droits de l’homme. Une communication plus poussée pourrait être mise en place de la part de l’administration pour faire savoir au public que les personnes victimes de discrimination peuvent s’adresser aux associations.
Par ailleurs, la présidente préconise que les associations de défense des droits de l’homme soient davantage consultées dans la rédaction des textes administratifs (notamment des circulaires) traitant des questions de racisme et de discrimination.
Recommandation n° 14 : Renforcer les liens entre l’administration et les associations d’aide ; par une campagne de communication faire savoir au public que les personnes victimes de discrimination peuvent s’adresser aux associations de défense des droits de l’homme.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 19 du rapport)
Recommandation n° 15 : Davantage associer le monde associatif dans la rédaction des circulaires traitant des questions de racisme et de discrimination.
Proposition portée par la présidente
Enfin, la présidente tient à saluer la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) dans la coordination qu’elle met en place avec les associations. Cette délégation étant un outil que les acteurs connaissent et apprécient dans la politique de lutte contre l’incitation à la haine, la présidente propose qu’elle puisse se voir dotée de moyens supplémentaires, afin d’augmenter ses capacités de subventions et de financements de projets.
Recommandation n° 16 : Renforcer les moyens de la DILCRAH, afin d’augmenter ses capacités de subventions et de financements de projets.
Proposition portée par la présidente
En dernier lieu, la présidente manifeste son inquiétude vis-à-vis des propositions du rapporteur relatives au renforcement du contrôle des associations. Elle a notamment des réserves vis-à-vis de la création d’un registre numérique dématérialisé recensant les informations relatives aux associations. En effet, elle craint que ce fichier se superpose aux nombreux autres qui existent, tout en laissant la possibilité pour les autorités judiciaires ou les services de renseignement, pour les besoins d’enquête, de consulter les bases de données d’adhérents. Cette possibilité offerte au renseignement risque notamment d’être attentatoire à la liberté d’association. Il existe potentiellement aussi un risque de fichage des adhérents des associations. De la même façon, l’obligation de publication et de certification des comptes pour toute association se portant candidate à une aide publique, en supprimant le seuil de 153 000 euros, fait craindre des difficultés certaines pour les petites structures qui n’auront peut-être pas les moyens d’avoir recours à un expert-comptable.
3. Alors que la dissolution administrative est un outil efficace, son cadre juridique pourrait être amélioré ainsi que celui de la pénalisation de la reconstitution de groupes dissous
Pour la grande majorité des acteurs interrogés en audition, la dissolution administrative des groupuscules d’extrême droite est un outil efficace.
Tout d’abord, elle désorganise les groupuscules. Selon Lucile Rolland, cheffe du service central du renseignement territorial (SCRT), « quand un groupement ou une association sont dissous, cela les gêne. Même si, à terme, ils essaient de faire autre chose, ils se rendent compte qu’ils doivent faire attention à ne pas tomber sous le coup du délit de reconstitution de ligue dissoute, et ils savent qu’ils sont surveillés de près ». Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI) abonde en ce sens : « Les organisations historiques de type néonazi, skinhead et identitaire sont en difficulté depuis cinq ou dix ans. Elles le sont, d’abord, parce que la série de dissolutions administratives qui ont été prononcées en 2013 à la suite du meurtre de Clément Méric a porté un coup, fort à ces groupuscules : ils ont été désorganisés et toute forme de reconstitution de ces structures est punie sur le plan pénal, ce qui conduit à beaucoup plus de prudence – cela nécessite d’ailleurs de la vigilance de la part de nos services ».
Par ailleurs, les services de renseignement ont indiqué ne pas être gênés par les dissolutions dans le suivi ultérieur des membres des groupuscules. Ainsi, Françoise Bilancini, directrice du renseignement à la préfecture de police (DRPP), a expliqué que « nous ne craignons pas du tout que les dissolutions nous gênent sur le plan opérationnel parce que, de toute façon, nous continuons à travailler sur les individus. Nous le faisons parce que, notamment à l’ultra-droite, les groupes ont la capacité de faire le phénix et de revenir malgré les vicissitudes ».
De ce fait, deux modifications du cadre juridique pourraient être envisagées, l’une tenant à l’encadrement de la dissolution administrative, l’autre à la pénalisation de la reconstitution de groupes dissous.
De nombreux acteurs nous ont décrit le caractère quelque peu obsolète de certaines dispositions de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, qui est la base juridique de la dissolution administrative des groupuscules. Il en est ainsi en particulier du 1° de cet article, qui permet de dissoudre des associations ou des groupements de fait « qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ». La rédaction du présent article du code de la sécurité intérieure date d’une loi de 1936 prise dans le contexte de l’émergence de ligues factieuses d’extrême droite, qui se sont particulièrement illustrées dans les événements du 6 février 1934, au cours desquels il s’en est fallu de peu que l’Assemblée nationale soit investie par des groupes. Aujourd’hui, le juge administratif utilise cette notion de manière extensive, mais il conviendrait probablement de nettoyer ces dispositions. À cet égard, les services de renseignement ont souhaité qu’on y intègre l’organisation ou la participation à des actions violentes en groupe. La présidente souscrit à cette idée qui est également portée par le rapporteur.
Recommandation n° 17 : Actualiser le code de la sécurité intérieure en son article L. 212-1, notamment en modifiant l’expression « manifestations armées ». Moderniser les formulations, par exemple en incluant l’organisation ou la participation à des actions violentes en groupe.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 9 du rapport)
Par ailleurs, Laurent Nuñez et les services de renseignement nous ont également fait part de la difficulté de lier le comportement d’individus membres d’une structure à la structure elle-même dans la perspective d’une dissolution. Cette possibilité est d’autant plus difficile que les individus arrêtés affirment souvent avoir agi de leur propre initiative, les groupes rejetant délibérément la responsabilité sur leurs membres. La présidente recommande ainsi de donner la possibilité d’engager des procédures de dissolution à l’encontre de structures qui n’auraient pas mis un terme aux agissements de leurs membres se livrant à des actes qui tombent sous le coup de la loi et qui justifient une dissolution.
Recommandation n° 18 : Lier davantage dans le texte le comportement d’individus, membres d’une structure, et la structure elle-même dans la perspective d’une dissolution. Donner la possibilité d’engager des procédures de dissolution à l’encontre des structures qui n’auraient pas mis un terme aux agissements de leurs membres se livrant à des actes qui tombent sous le coup de la loi et qui justifient une dissolution.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 8 du rapport)
Par ailleurs, Maître Christian Charrière-Bournazel a fait une suggestion intéressante en ce qui concerne la lutte contre la reconstitution de groupes dissous : « Il y a une ambiguïté en ce qui concerne l’association ou le groupement qui incite à la haine et qui n’est pas, dans le code pénal, assimilé aux groupes de combat ». Parce que la loi pénale est d’interprétation stricte, la présidente propose donc d’étendre à ces associations l’article 431-17 du code pénal qui pénalise l’organisation du maintien ou de la reconstitution d’un groupe de combat dissous. Une telle évolution aurait pour principale conséquence d’accroître les sanctions actuellement présentes dans l’article 431-15 pour la seule participation au maintien ou à la reconstitution d’un groupe dissous. La reconstitution d’associations ou de groupement dissous pour incitation à la haine ou provocation à la violence raciste, antisémite, xénophobe ou homophobe serait ainsi puni explicitement de 7 ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende.
Recommandation n° 19 : À l’article 431-17 du code pénal, étendre la pénalisation de la reconstitution de groupes dissous aux associations ou groupements qui incitent à la haine, en prévoyant les mêmes peines que pour la reconstitution des groupes de combat.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 14 du rapport)
B. Une évolution du cadre juridique peut paraître souhaitable afin de responsabiliser les acteurs du numérique et de lutter plus efficacement contre la propagation des discours de haine
1. Les acteurs du numérique ont une grande responsabilité qu’il leur faut désormais assumer
a. Renforcer les obligations des plateformes numériques
La recrudescence des propos racistes, antisémites, sexistes et homophobes sur internet a inquiété l’ensemble des acteurs interrogés. Pour enrayer le phénomène, il paraît indispensable aujourd’hui de responsabiliser davantage les hébergeurs et fournisseurs d’accès à internet : ils ne peuvent pas aujourd’hui ignorer les contenus qu’ils publient sur leur plateforme et que leurs algorithmes permettent parfois de rendre encore plus visibles.
À ce titre, la présidente estime indispensable, comme le propose également le rapporteur, d’encourager l’élaboration d’une règlementation européenne plus exigeante concernant la coopération des plateformes dans la lutte contre les contenus de haine en ligne.
La proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne, actuellement en discussion, peut être inspirante tout en prenant garde à ne pas reproduire ses erreurs. De nombreux acteurs d’internet critiquent la définition imprécise du « contenu terroriste », le manque de proportionnalité d’un texte qui viserait tous les hébergeurs, quelle que soit leur taille, ainsi que le recours à des filtres automatisés allant à l’encontre du principe selon lequel « une intervention humaine doit modérer un contenu humain ». Sous ces réserves importantes, un règlement européen relatif à la prévention de la diffusion de contenus haineux en ligne pourrait permettre d’imposer des obligations de retrait plus rapides pour les hébergeurs à l’échelle du continent et de leur donner des bases juridiques plus précises pour modérer les contenus haineux.
Dans ce texte, il importe tout particulièrement de parvenir à une définition commune du caractère haineux des contenus.
Recommandation n° 20 : Encourager l’élaboration d’un règlement européen plus exigeant concernant la coopération des plateformes. Ce texte comporterait un accord sur une définition commune du caractère de haine des contenus.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 21 du rapport)
A minima, au niveau national, il semble judicieux de proposer une grille d’analyse aux plateformes sur le concept de « contenu haineux » pour être clair sur les définitions, afin de les guider dans leur politique de modération.
Recommandation n° 21 : Élaborer pour les plateformes une grille d’analyse sur la manière d’interpréter le concept de « contenu haineux ».
Proposition portée par la présidente
Les exigences nouvelles qui seraient imposées aux plateformes dans leur responsabilité vis-à-vis des contenus pourraient être généralisées dans la création d’un nouveau statut propre aux réseaux sociaux, qui s’insérerait entre les obligations imposées aux hébergeurs et celles imposées aux éditeurs.
Recommandation n° 22 : Créer un nouveau statut juridique pour les réseaux sociaux, qui s’insérerait entre les obligations imposées aux hébergeurs et celles imposées aux éditeurs.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 21 du rapport)
Maître Charrière-Bournazel nous a ainsi alertés lors de son audition : « Il faut savoir, pour ce qui concerne l’internet, qu’il est très difficile d’obtenir spontanément, de la part des fournisseurs d’accès ou d’hébergement, la suppression d’un message à caractère antisémite, agressif, haineux, etc. ». Si la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique prévoit la culpabilité de la plateforme dès lors qu’elle a été informée de l’existence d’un contenu illicite, qu’elle a reçu l’ordre de le supprimer mais qu’elle n’a pas obéi, il est difficile pour les victimes d’assigner la personne morale réellement responsable en justice. La présidente rejoint donc Maître Charrière-Bournazel en préconisant de rendre obligatoire pour les hébergeurs et les fournisseurs d’accès à Internet le fait de faire apparaître, tout de suite après leur nom, le nom de la personne morale ou physique qui est responsable dans chaque pays.
Recommandation n° 23 : Obliger les fournisseurs d’accès et d’hébergement à faire apparaître, tout de suite après leur nom, le nom de la personne morale ou physique qui est responsable dans chaque pays.
Proposition satisfaite en grande partie par la recommandation n° 26 du rapport
La présidente est également favorable, dans l’esprit de la proposition de loi portée par Laetitia Avia, à l’accroissement des sanctions financières pour les plateformes lorsque leur responsabilité est en jeu.
Recommandation n° 24 : Alourdir les sanctions financières pour les plateformes lorsque leur responsabilité est mise en cause à raison des contenus qu’elles diffusent.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 21 du rapport)
En ce qui concerne l’identification des auteurs de contenus répréhensibles, la présidente est partisante, tout en étant soucieuse de préserver le pseudonymat sur internet, de rendre obligatoire une procédure de validation lors de l’inscription des utilisateurs sur les plateformes, a minima sous la forme d’un numéro de téléphone ou d’une adresse courriel.
Recommandation n° 25 : Rendre obligatoire pour toutes les plateformes numériques lors de l’inscription de l’utilisateur une procédure de validation, a minima sous la forme d’un numéro de téléphone ou d’une adresse courriel.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 26 du rapport)
b. Développer l’intervention des pouvoirs publics dans la régulation de la haine en ligne
Les pouvoirs publics doivent s’attacher à surveiller la bonne exécution des obligations des plateformes et sanctionner leurs carences. La coopération avec les plateformes ne peut être fondée uniquement sur le bon vouloir des opérateurs, particulièrement en ce qui concerne les retraits de contenu. La proposition de loi Avia confie cependant pour le moment un rôle de médiateur aux GAFA quand un utilisateur conteste la décision de retrait ou de non-retrait de contenu. La présidente propose que ce rôle de médiation soit confié à une organisation indépendante.
Recommandation n° 26 : Confier le rôle de médiateur dans les situations de retrait de contenu à une organisation indépendante, au lieu de laisser ce rôle aux GAFA.
Proposition portée par la présidente
Un groupe de contact réunit déjà le ministère de l’intérieur et les plateformes sur les questions de terrorisme. La présidente préconise d’élargir ce groupe de contact aux contenus de haine sur internet. Elle recommande également d’associer le ministère de la justice et le ministère de l’éducation nationale, qui apporteraient leur expertise notamment sur la pénalisation des discours de haine et sur la protection des jeunes publics.
Recommandation n° 27 : Élargir le groupe de contact entre les plateformes et le ministère de l’intérieur, qui était auparavant focalisé sur le terrorisme, à la haine sur internet. Associer aux travaux le ministère de la justice et le ministère de l’éducation nationale.
Proposition portée par la présidente
Par ailleurs, la présidente recommande de renforcer les liens entre les hébergeurs et les fournisseurs d’accès à internet d’une part, et les institutions judiciaires, d’autre part. Cette relation plus étroite pourrait passer par des protocoles de fonctionnement commun et d’échanges d’informations.
Recommandation n° 28 : Favoriser les liens entre les plateformes et les institutions judiciaires par la rédaction de protocoles de fonctionnement et d’échanges d’informations.
Proposition portée par la présidente
Les évaluations de la politique de modération des plateformes sont loin d’être sans défaut. La commission d’enquête a ainsi eu connaissance des campagnes de test mises en œuvre par la Commission européenne pour vérifier l’application du code de bonne conduite signé avec les plateformes en mai 2016 ([34]). Les résultats enregistrés sont positifs avec des progrès réguliers. Toutefois, la présidente rejoint l’avis du rapporteur sur les doutes qu’il émet concernant la méthodologie de ces tests. En effet, les plateformes sont informées à l’avance du test ainsi que des ONG chargées d’effectuer les signalements tests. Une campagne inopinée réalisée en 2018 par l’ONG européenne EGAM vient confirmer ces doutes, en étant beaucoup moins favorable pour les GAFA ([35]). La présidente préconise donc de renforcer les garanties sur la sincérité et la fiabilité des évaluations que mène la Commission européenne sur les opérateurs dans leur lutte contre les contenus de haine sur internet.
Recommandation n° 29 : Renforcer les garanties sur la fiabilité de l’évaluation des opérateurs dans leur lutte contre les contenus de haine sur internet.
Proposition portée par la présidente
c. Élaborer des procédures plus rapides pour fermer des sites internet particulièrement violents
Enfin, à l’encontre des sites de la fachosphère particulièrement violents, il conviendrait d’être plus réactif, surtout lorsqu’ils ciblent une personne en particulier. À ce titre, la présidente suit une des préconisations du rapport Amellal-Avia-Taïeb, en recommandant que soit créée une procédure plus simple et rapide, contrôlée par le juge, pour bloquer des sites incitant à la haine. Ce système serait semblable à la procédure applicable pour les jeux en ligne illégaux. Il s’agirait concrètement d’élargir les cas de saisine du juge des référés en intégrant les menaces de mort ou d’agression pour incitation à la haine raciale.
Recommandation n° 30 : Améliorer le cadre législatif pour accroître la réactivité des pouvoirs publics face à des sites particulièrement violents, notamment lorsqu’ils ciblent des personnes en particulier. Concrètement, élargir les cas de saisine du juge des référés.
Proposition portée par la présidente
d. Surveiller plus étroitement les financements en ligne des groupuscules d’extrême droite
Sur le volet du financement de la mouvance d’ultra-droite, la présidente relève que les revenus publicitaires constituent une source de revenus importante pour les sites diffusant des contenus de haine. Une étude de l’entreprise Storyzy pour la DILCRAH a ainsi révélé que 26 % des sites de haine affichent de la publicité ; la régie publicitaire de Google jouait le rôle d’intermédiaire pour plus de la moitié de ces contenus. Or, les entreprises qui missionnent une régie publicitaire pour diffuser leurs contenus ne savent pas toujours sur quels sites ceux-là vont être placés. Pour la présidente, il importe donc de responsabiliser ces régies publicitaires afin qu’elles évaluent systématiquement la destination des contenus dont elles ont la gestion. Une initiative inspirante, dans un autre domaine, est la charte « follow the money » signée entre le ministère de la culture et de la communication et les acteurs de la publicité en mars 2015. Elle avait pour but d’assécher les revenus des sites de piratage. Une telle charte pourrait être signée pour assécher les revenus publicitaires des sites véhiculant des propos de haine. Par ailleurs, elle rejoint le rapporteur en souhaitant que soient encouragées les campagnes de dénonciation publique des annonceurs dont les contenus sont publiés sur les sites diffusant des contenus de haine.
Recommandation n° 31 : Imposer une plus grande transparence aux intermédiaires de la publicité ; étendre la charte « follow the money » afin d’assécher les revenus publicitaires des sites diffusant des contenus de haine ; promouvoir et encourager les initiatives de dénonciation publique en pointant du doigt les annonceurs dont les contenus sont visibles sur des sites diffusant des contenus haineux.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 23)
De plus, les plateformes de financement participatif pourraient être astreintes à des obligations de déclarations de soupçon en cas de suspicions d’origine illicite des financements qui transitent par elles. Elles ne sont actuellement pas soumises à de telles déclarations.
Recommandation n° 32 : Soumettre les plateformes de financement participatif à des obligations de déclarations de soupçon quant à l’origine des financements qui transitent par elles.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 22)
2. Mieux lutter contre les contenus de haine
En premier lieu, la présidente est en accord avec le rapporteur pour modifier le droit afin de pénaliser plus lourdement la propagande haineuse. Tout d’abord, ainsi que l’a déclaré la garde des Sceaux en réponse au questionnaire adressé par la commission d’enquête : « toutes les infractions à la loi sur la liberté de la presse supposent, pour être établies, d’avoir été commises par le truchement d’un des moyens de diffusion ou publicité dont l’article 23 dresse une liste exhaustive ». Il en résulte par exemple que le salut nazi ou la « quenelle », lorsqu’elle exprime un antisémitisme, ne peuvent être poursuivies que si elles sont diffusées, par exemple prises en photo sur un site internet ou un imprimé. Ainsi que le dit elle-même la ministre de la justice, « la quenelle, en elle-même, hors de tout discours public accompagnant sa commission, paraît ne pas pouvoir être incriminée au visa de ces incriminations [prévues par la loi sur la presse] ». Par conséquent, la présidente recommande d’ajouter les « gestes » à la liste des moyens de communication qui sont énumérés à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
En outre, le port ou l’exhibition d’uniformes, insignes ou emblèmes rappelant ceux d’organisations ou de personnes responsables de crime contre l’humanité est déjà puni par le code pénal, l’article R. 645-1 prévoyant une amende de 1 500 euros, doublée en cas de récidive. La présidente suit la position du rapporteur en recommandant que cette contravention devienne un délit qui puisse inclure l’exécution de gestes comme le salut nazi.
Recommandation n° 33 : Pour renforcer et faciliter la répression des gestes haineux, ajouter les « gestes » à la liste des moyens et modes de communication des délits de presse énumérés à l’article 23 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse ; élever la contravention prévue à l’article R. 645-1 du code pénal au rang de délit et étendre ce délit à l’exécution de gestes rappelant ceux d’organisations ou de personnes responsables de crime contre l’humanité.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 29)
La répression des discours racistes, antisémites, homophobes, et sexistes est aujourd'hui assurée par la loi de juillet 1881 sur la presse. Ce faisant, ainsi que l’a rappelé Maître Charrière-Bournazel en audition, les personnes tenant de tels propos sont protégées par les garanties procédurales du droit de la presse. Cette configuration juridique a été récemment illustrée avec le procès d’Alain Soral en avril 2019. Condamné à un an de prison ferme en première instance pour des propos négationnistes, le parquet a fait appel de la condamnation du polémiste parce que le tribunal avait prononcé un mandat de dépôt alors que le droit français ne le prévoit pas pour les délits de presse ([36]).
Ces personnes devraient être jugées comme des délinquants de droit commun, et de ne plus bénéficier de protections spéciales pour l’expression d’idées qui ne sont pas des opinions, mais des délits. La présidente suit ainsi la proposition du rapport de faire rentrer dans le code pénal les dispositions concernant les discours racistes, antisémites, homophobes et sexistes, qui sont présentes actuellement dans la loi de 1881 sur la presse.
Recommandation n° 34 : Faire rentrer dans le code pénal les dispositions concernant les discours racistes, antisémites, homophobes et sexistes, qui sont présentes actuellement dans la loi de 1881 sur la presse.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 27)
Si cette solution n’était pas retenue, les délais de prescription pour ce type de délits devraient être allongés. Le délai actuellement pour des atteintes à caractère raciste, antisémite, homophobe et sexiste est d’un an. La présidente propose de suivre les recommandations de Maître Charrière-Bournazel en portant la durée de prescription à 6 ans, qui ne courrait qu’à partir du moment où le propos a été retiré de son support de diffusion – afin de prendre en compte les contenus de haine sur internet. Elle préconise également que les peines soient aggravées en cas de récidive.
Recommandation n° 35 : Allonger la durée de prescription en ce qui concerne les atteintes à caractère raciste, antisémite, homophobe et sexiste à 6 ans. La prescription ne courrait qu'à partir du moment où le contenu est retiré de son support de diffusion. Par ailleurs, rendre les peines plus élevées en cas de récidive.
Proposition portée par la présidente
Enfin, Maître Arié Alimi, membre du bureau national de la Ligue des droits de l’homme, nous a expliqué que la jurisprudence a progressivement exigé que soit établie une exhortation à la haine pour caractériser des discours répréhensibles selon la loi du 29 juillet 1881. « Jusqu’à un passé récent, les juridictions avaient une appréciation assez large de cette notion. Il fallait que le site internet, le directeur de la publication ou l’auteur d’un article incitant à la haine demande explicitement au public de commettre des actes ou de manifester cette haine à l’égard de certaines personnes. Or nous sommes confrontés à des propos beaucoup plus subtils, car c’est ainsi que procèdent ceux qui appellent à la haine sur internet ou sur Twitter. Cette “exhortation explicite” est donc de plus en plus difficile à établir, ce qui neutralise ce texte majeur en matière de lutte contre les appels haineux et racistes ».
À titre d’exemple, un arrêt de la Cour de cassation rendu le 9 janvier 2018 à propos d’un dessin représentant l’ancienne garde des Sceaux Mme Christiane Taubira sous les traits d’un singe, n’a pas retenu la provocation à la haine raciale. Dans cet arrêt, les juges ont estimé que le dessin, s’il pouvait constituer une injure raciale, ne contenait pas d’appel ou d’exhortation discriminatoire, haineuse ou violente, même sous une forme implicite.
Dans ces conditions, la présidente recommande de supprimer la notion d’exhortation introduite par la jurisprudence pour caractériser les propos haineux et racistes.
Recommandation n° 36 : Supprimer de la jurisprudence la notion d’exhortation à la haine, difficile à apprécier pour des juridictions confrontées à des propos de plus en plus subtils.
Proposition portée avec le rapporteur (recommandation n° 28)
La présidente souhaite également réagir à la recommandation n° 30 du rapport, appelant à mettre en œuvre la définition de l’antisémitisme adoptée par l’Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah.
L’antisémitisme n’a pas sa place dans notre République. Selon les chiffres du ministère de l’intérieur, les actes antisémites ont augmenté de 74 % en 2018. La haine contre les juifs fait toujours partie de l’ADN de certains groupuscules d’extrême droite : à preuve, les propos négationnistes affirmés par Yvan Benedetti lors de son audition, niant la réalité de la Shoah en criant au complot. On rappellera également la condamnation de Steven Bissuel pour la diffusion d’une caricature antisémite, et les multiples procès d’Alain Soral, polémiste dont l’audience avec son site Égalité et Réconciliation est importante.
Nous devons lutter contre l’infusion de ces idées nauséabondes dans la société. Cependant, il est pour le moins aventureux de mettre un signe égal systématique entre antisionisme et antisémitisme, ce à quoi tend la définition de l’Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah. En effet, un peu partout dans le monde, des individus et des associations, notamment juives, fondent leur opposition à l’idéologie sioniste sur des convictions éthiques et politiques.
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Pour conclure, la présidente tient à remercier les commissaires d’enquête avec lesquels elle a travaillé dans une volonté trans-partisane d’écoute, de respect et d’échange. L’objet de nos travaux était d’une actualité brûlante : le président de la République a ainsi annoncé le 20 février 2019 au dîner du Crif avoir entamé des procédures pour la dissolution de Bastion social (dissous depuis), Blood & Honour et Combat 18. Surtout, les groupuscules ont continué leur œuvre de nuisance, en occupant par exemple une caisse d’allocations familiales.
La lutte contre les pratiques délictuelles des groupuscules d’extrême droite est loin d’être achevée. Elle nécessite une vigilance permanente. Aujourd’hui, nous manquons de recherche académique, de statistiques et de comparaisons fines dans le temps qui permettraient de faire un état des lieux plus précis ; nous avons une carence au niveau de l’éducation aux médias qui concerne aussi bien les jeunes que les seniors ; nous devons nous doter d’un cadre juridique plus contraignant pour les géants du numérique dans leur politique de modération. Mais nous ne partons pas non plus de zéro. En effet, nous disposons déjà de nombreux outils, en termes de renseignement, de possibilités d’investigation judiciaire, de police administrative. Nous pouvons perfectionner ces outils et faire en sorte que les acteurs se les approprient pleinement.
Pour finir, la présidente affirme sa volonté de continuer à travailler avec tous ceux qui le souhaitent, dans une démarche républicaine et trans-partisane, afin de combattre les pratiques délictueuses des groupuscules d’extrême droite.
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La commission d’enquête sur la « lutte contre les groupuscules d’extrême droite en France » a été créée par l’Assemblée nationale le 11 décembre 2018, à l’initiative du groupe La France insoumise qui a fait usage à cet effet du « droit de tirage » que le deuxième alinéa de l’article 141 du Règlement de l’Assemblée nationale reconnaît à chaque président de groupe d’opposition ou de groupe minoritaire ([37]), une fois par session ordinaire.
Aux termes de l’article unique de la résolution qui l’a créée ([38]), la commission avait pour mission de « faire un état des lieux sur l’ampleur du caractère délictuel et criminel des pratiques des groupuscules d’extrême droite, ainsi que d’émettre des propositions, notamment relatives à la création d’outils visant à lutter plus efficacement contre les menaces perpétrées à l’encontre de nos institutions et de leurs agents ainsi qu’à l’égard des citoyennes et des citoyens ».
Le champ de la commission a été contesté en tant qu’il cible les menaces et activités délictuelles et criminelles émanant d’une partie seulement du spectre politique.
À cet égard, M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur a apporté la clarification suivante : « nous luttons avec la même vigueur contre tous les extrémismes et toutes les violences. Quelle que soit l’idéologie qui sous-tend les actes ultra-violents, un cocktail Molotov reste un cocktail Molotov, des abribus détruits restent des abribus détruits, les blessures commises restent des blessures commises. La violence des divers groupuscules obéit à des dynamiques très semblables. Ce sont en réalité les deux faces d’une même pièce, même si les idéologies sont à l’opposé. Ces groupes ont parfois les mêmes modes opératoires, les mêmes techniques de dissimulation, les mêmes procédés pour faire déraper une réunion ou une manifestation. Il n’y a pas de méchants ultra-violents ou de gentils ultra-violents. Il y a une mouvance ultra qui nous préoccupe et, en tant que républicains, nous devons unir nos efforts pour les stopper ».
De fait, cette approche ciblée a confronté les investigations de la commission à d’importants écueils méthodologiques.
Tout d’abord, ainsi que l’a souligné M. Pascal Perrineau, professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris, l’extrême droite est un « concept mou, comme le sont d’ailleurs le libéralisme ou le socialisme, l’extrême gauche, la gauche ou la droite. Au fil des deux derniers siècles, par strates successives, s’est constituée une extrême droite plurielle ». « Méfions-nous », a-t-il alerté, « de ceux qui parlent de la gauche, de la droite, de l’extrême droite. Sur le plan intellectuel, il est bien plus pertinent de parler des gauches, des droites, des extrêmes droites ». Évoquant un « champ sociologique » qui « se caractérise plus par son hétérogénéité que par son homogénéité », M. Joël Gombin, sociologue, a souligné que la notion d’extrême droite « fait l’objet de vifs débats et de nombreuses définitions. Dans son travail de référence, le chercheur néerlandais Cas Mudde en citait 26 ; on en compte sans doute trois ou quatre fois plus aujourd’hui ».
Quant à la notion de « groupuscule », elle n’est ni juridique, ni scientifique. M. Jean-Yves Camus, directeur de l’observatoire des radicalités politiques de la fondation Jean-Jaurès, en a proposé la définition suivante : « petit groupe qui réunit de quelques dizaines à quelques centaines de personnes qui se situent en marge du spectre politique et pour lesquelles les élections et les voies ordinaires de la vie démocratique ne sont pas une priorité. Les groupuscules peuvent revêtir diverses formes juridiques. Certains, comme la Dissidence française, sont des partis politiques enregistrés, avec les avantages afférents, d’autres sont des associations de fait, ou des associations régies par la loi de 1901 ».
Enfin, le rapporteur souhaite lever le malentendu ou la confusion dont témoigne l’intitulé même de la commission d’enquête.
Si l’on peut légitimement combattre l’extrême droite sur le terrain politique, ce combat étant d’ailleurs au cœur de l’engagement politique du rapporteur, l’État, lui, ne mène pas, à proprement parler, de politique de « lutte contre les groupuscules d’extrême droite ». Il importe de ne pas confondre « lutte politique » et « politique de lutte ». En effet, dans un pays comme la France, où, comme l’a souligné le ministre de l’intérieur, « la police des idées n’est pas la règle qui doit s’appliquer », l’extrême droite n’est pas interdite, pas plus que l’extrême gauche. La constitution de groupes ou associations d’extrême droite et l’appartenance à de tels groupes ou associations ne constituent donc pas des infractions en tant que telles et, ainsi que l’a rappelé le ministre de l’intérieur, « il n’est pas question bien sûr de dissoudre un groupe au seul titre de son idéologie, aussi fétide qu’elle soit ». La Constitution comme le droit international l’interdisent et l’on peut s’en réjouir car il s’agit là d’une garantie collective fondamentale.
Il appartient au contraire à l’État de prévenir toutes les atteintes à l’ordre public et de réprimer toutes les infractions auxquels les individus ou les groupes peuvent se livrer, et ce, indépendamment de leur appartenance politique.
De fait, si les services de renseignement assurent effectivement un suivi de groupes ou individus positionnés à l’extrême droite comme à l’extrême gauche du champ politique, ce n’est pas en raison de ce positionnement politique mais en tant que ces groupements ou individus prônent ou se livrent à des agissements violents visant à déstabiliser l’État, à menacer ses institutions ou à porter atteinte à sa sûreté et à celle de nos concitoyens.
Afin de bien marquer cette distinction fondamentale, les services du ministère de l’intérieur qualifient d’ultras et non d’extrêmes les cibles de leur suivi. Ainsi que l’a souligné M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), « la nuance est qu’un groupe ultra partage ou propage des idées extrêmes et recourt à la violence pour tenter de les imposer, de les défendre, de les faire avancer ». Dans cette logique, le rapporteur a pris le parti de privilégier la terminologie de « groupuscules d’ultra-droite » dans l’ensemble de son rapport.
Il en va de même dans la mise en œuvre de mesures de police administrative à l’égard d’associations ou groupements de fait. M. Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques, a indiqué que le ministère de l’intérieur ne se livre « à aucune analyse du positionnement de ces associations ou de ces groupements sur l’échiquier politique. Par conséquent, » a-t-il précisé, « nous ne tenons aucun compte des catégories et sous-catégories politiques ou idéologiques – ultragauche, ultra-droite – dans lesquelles peuvent par ailleurs être rangés ces groupes et ceux qui les composent, et analysons les faits qui nous sont soumis par les services de renseignement exclusivement sous l’angle de leur qualification juridique ».
Enfin, sur le plan judiciaire, selon les termes du ministère de la justice, « la lutte contre les groupuscules d’extrême droite passe par la lutte contre l’ensemble des comportements et propos susceptibles d’être générés par ces derniers, qui tombent sous le coup de la loi en tant que tels et non en tant qu’ils émanent de groupuscules » ([39]).
Les différents services de l’État se tenant à l’écart du suivi des courants de pensée, fussent-ils extrêmes, dans la prévention des troubles à l’ordre public et la répression des violations de la loi, ils ne produisent pas non plus de « statistiques politiques » des infractions commises, pas plus qu’ils n’affectent de ressources spécifiques à la thématique de l’extrême droite. La commission s’est par conséquent heurtée à la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, d’évaluer « l’ampleur du caractère délictuel et criminel des pratiques des groupuscules d’extrême droite » et d’identifier ou d’isoler les moyens consacrés spécifiquement à son champ d’étude.
De fait, les outils de politique publique évoqués dans le cadre des travaux de la commission n’étant pas exclusivement ciblés sur l’ultra-droite, l’essentiel des propositions formulées pour les améliorer ont par construction une portée qui dépasse le champ de cette dernière.
Ces précisions sur les difficultés sémantiques, juridiques, méthodologiques et philosophiques posées par le champ retenu étant faites, dans le délai de six mois qui lui a été imparti pour l’étudier, la commission a procédé à de très nombreuses auditions dont la liste est annexée au présent rapport. Ses travaux lui ont permis d’échanger avec environ 80 personnes au total.
Elle a entendu plusieurs membres du Gouvernement : le ministre de l’intérieur, la garde des Sceaux, le secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur, l’ancien secrétaire d’État chargé du numérique. Elle a auditionné les représentants des administrations chargées des différents volets de politique publique ayant à connaître de l’action de groupuscules d’ultra-droite : l’ensemble des responsables des services chargés du renseignement ; la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ) du ministère de l’intérieur, la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice, la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), des préfets ainsi que des élus locaux. La commission a également recueilli le témoignage de représentants de groupuscules, d’universitaires, d’avocats, de victimes, de représentants des principaux réseaux sociaux ainsi que d’associations de défense des droits de l’homme.
Dans un souci de transparence, la commission a choisi de tenir par principe ses auditions publiquement. Par dérogation, compte tenu de la confidentialité des informations qu’ils étaient susceptibles de lui livrer, la commission a fait le choix d’entendre les responsables des services de renseignement à huis clos. Elle a également retenu ce format pour certaines victimes exposées et pour les représentants de groupuscules dont l’audition devait permettre de mieux cerner l’idéologie, les objectifs, les effectifs et les modes d’action sans pour autant leur offrir de tribune politique. Conformément à cette doctrine, la commission a pris le parti de ne pas publier le compte rendu de ces dernières.
L’un de ces représentants, M. Yvan Benedetti, porte-parole du Parti nationaliste français, a tenu, au cours de son audition, des propos d’une extrême gravité, dont la commission a jugé qu’ils relevaient du délit de contestation de crime contre l’humanité. La présidente et le rapporteur ont annoncé publiquement avoir, en application de l’article 40 du code de procédure pénale, saisi le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris tout en condamnant avec la plus grande fermeté les propos en question. Dans une logique de transparence, la commission a fait le choix de les rendre publics.
La commission a complété ses auditions par des questionnaires écrits adressés aux ministres de l’intérieur et de la justice, à la secrétaire générale du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), à des universitaires ou encore à des associations spécialisées dans l’éducation au numérique.
Enfin, la commission a effectué plusieurs déplacements. Elle s’est rendue dans les locaux de l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) ainsi qu’à Lille et à Lyon afin d’y dresser un état des lieux de la présence locale de l’ultra-droite, des problèmes posés et des moyens mis en œuvre par les autorités locales pour y faire face. Elle s’est également déplacée à Berlin pour y rencontrer diverses parties prenantes du dossier et faire le point avec elles sur la politique menée par l’Allemagne dans le champ d’étude de la commission.
Sur la base des informations et témoignages ainsi recueillis, le rapporteur s’est tout d’abord attaché, dans la première partie du présent rapport, à dresser un panorama des groupuscules d’ultra-droite ainsi qu’un état de leurs activités criminelles et délictuelles.
Dans son exposé des motifs, la proposition de résolution du 8 novembre 2018 précitée indiquait que les groupuscules d’extrême droite « se structurent et prennent de l’ampleur », « créent un réseau aux ramifications nationales ». Elle évoquait également une « inquiétante recrudescence d’actes de violence qui visent souvent à se substituer à l’État de droit ». Le rapporteur s’est attaché à analyser ce diagnostic sur la base des données dont il a eu connaissance.
Ces données indiquent en premier lieu que le paysage de l’ultra-droite est caractérisé par une grande fragmentation et des reconfigurations permanentes qui ne permettent pas de valider la thèse de groupes de plus en plus organisés, structurés et puissants, tandis que le nombre total des adhérents ou sympathisants apparaît constant au cours du temps en dépit des évolutions démographiques.
Selon le ministre de l’intérieur de l’intérieur, « en termes de nombre, le socle militant de l’ultra-droite en France n’a pas vraiment évolué depuis ces dix dernières années. Les réunions militantes, les camps d’été, les rassemblements de voie publique ont tendance à se maintenir et ne connaissent pas de regain d’intérêt militant. Les dissolutions de l’Œuvre française, de Troisième Voie, des Jeunesses nationalistes et des Jeunesses nationalistes révolutionnaires réalisées en 2013, ont même donné un coup d’arrêt à l’ultra-droite nationaliste issue de ces mouvements, qui peinent encore aujourd’hui à mobiliser leurs troupes » ([40]).
En deuxième lieu, si ces groupuscules et leurs membres sont susceptibles d’être les auteurs d’actes répréhensibles, l’évolution du volume et de la gravité de ces faits ne peut être mesurée avec exactitude pour les raisons évoquées précédemment. L’émergence d’une nouvelle tentation terroriste d’ultra-droite doit toutefois être prise en compte avec sérieux.
En troisième et dernier lieu, la visibilité des contenus véhiculés par les forces d’extrême droite connaît effectivement, pour sa part, une hausse impressionnante et très inquiétante. Portée par le développement des nouveaux outils de communication, la propagande des groupuscules parvient à imposer des points de vue radicaux dans le débat public.
Les trois parties suivantes du rapport sont consacrées à l’analyse des différents volets de politique publique ayant à connaître des agissements de groupuscules d’ultra-droite. Sont successivement abordées :
– la politique de suivi par les services de renseignement et la connaissance du phénomène (deuxième partie) ;
– la politique d’entrave administrative et judiciaire des groupuscules d’ultra-droite et de leurs membres. Il s’agit en particulier d’analyser le cadre de la dissolution administrative, mesure de police administrative la plus radicale et la plus emblématique de l’action menée à l’encontre des groupuscules d’ultra-droite, et celui de la lutte contre la reconstitution des groupes dissous (troisième partie) ;
– enfin, la politique de lutte contre la haine et la propagande haineuse qui implique à la fois de mieux appréhender la dimension haineuse des infractions, de lutter contre la diffusion des contenus haineux, de se donner les moyens de poursuivre et de punir fermement leurs auteurs, mais aussi d’améliorer l’éducation et la lutte contre la radicalisation (quatrième partie).
L’exposé des motifs de la proposition de résolution précitée affirmait qu’« aucune réponse globale n’est apportée par les pouvoirs publics » et que face à la « recrudescence d’actes de violence » évoquée précédemment, « l’inaction relève de l’inconscience ».
Le rapporteur souhaite d’emblée souligner que loin de se montrer inactive ou inconsciente, la majorité et le Gouvernement qu’elle soutient ont engagé une action particulièrement vigoureuse et ambitieuse dans l’ensemble de ces différents volets.
L’accroissement des moyens alloués aux services de renseignement doit permettre d’améliorer le suivi des menaces contre l’ordre républicain.
En matière de prévention et de répression des troubles à l’ordre public que peuvent en particulier occasionner des groupes ultras lors de manifestations, il convient de saluer en particulier les apports de la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations.
En outre, le 20 février 2019, lors du dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), le président de la République a annoncé avoir « demandé au ministre de l’intérieur d’engager des procédures visant à dissoudre des associations ou groupements qui, par leurs comportements, nourrissent la haine, promeuvent la discrimination ou appellent à l’action violente : Bastion social, Blood & Honour Hexagone et Combat 18 pour commencer ». Conformément à cette annonce, le 24 avril dernier, le chef de l’État signait sept décrets de dissolution à l’encontre du Bastion social et des différentes sections locales qui le composaient.
En ce qui concerne la lutte contre la haine que contribuent à propager les groupuscules d’ultra-droite et qui constitue, d’après l’ensemble des interlocuteurs entendus par la commission, l’un des défis majeurs posés par leur action aujourd’hui, il convient de souligner que le Gouvernement a engagé depuis mars 2018 un ambitieux plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme.
Ce plan vise à améliorer la détection et la poursuite des actes de haine par l’expérimentation d’un réseau d’enquêteurs spécialisés, à mieux former les élèves des écoles de police et de gendarmerie, à renforcer l’action de la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (PHAROS) par le doublement des moyens de la cellule consacrée aux discours de haine et de discrimination et à mieux prendre en charge les victimes à travers le développement de la plainte en ligne.
Il s’accompagne d’une proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet ([41]) dont les dispositions doivent permettre des avancées majeures dans la lutte contre la propagation des contenus haineux en ligne.
S’agissant de la lutte contre les nouvelles formes d’activisme en ligne auxquels se livrent les groupuscules d’ultra-droite, on peut également saluer les apports des lois organique et ordinaire du 22 décembre 2018 relatives à la lutte contre la manipulation de l’information mais aussi de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes qui permet de réprimer le cyber-harcèlement, mode d’action très caractéristique de ces groupuscules.
On ne peut à cet égard que s’étonner que l’appel à un renforcement de la lutte contre les groupuscules d’ultra-droite, dont témoigne la création de la commission d’enquête, ne s’accompagne pas d’un soutien affirmé aux mesures qui y concourent.
Quoi qu’il en soit, sur chacun des volets précédemment évoqués, le présent rapport formule diverses recommandations destinées à améliorer encore le cadre d’action.
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I. Une nÉbuleuse aux effectifs globalement stables dont la propagande bÉnéficie d’une chambre d’Écho croissante
Le paysage de l’ultra-droite se caractérise par son atomisation et la recomposition permanente de ses différentes formations, le nombre total des adhérents ou sympathisants de cet ensemble étant pour sa part marqué par une grande constance au cours du temps (A).
Si les groupuscules d’ultra-droite et leurs membres peuvent se livrer à une grande diversité d’actes criminels et délictuels dont il n’est pas possible de mesurer l’ampleur et l’évolution, l’émergence avérée d’une nouvelle tentation terroriste d’ultra-droite est très préoccupante et doit être prise en compte avec sérieux (B).
Enfin, si leurs effectifs et leurs activités militantes sont marqués par une certaine constance, la propagande des groupuscules d’ultra-droite bénéficie pour sa part d’une chambre d’écho en pleine expansion. Amplifiées par l’utilisation agile des nouveaux outils de communication, les thèses de l’ultra-droite se diffusent largement et tendent à se banaliser (C).
A. Un rÉseau hÉtÉroclite et mouvant aux effectifs constants dans l’ensemble
Les individus actifs de l’ultra-droite sont répartis en une multitude d’associations ou de groupements de fait dont les intitulés, le périmètre, ou encore les priorités idéologiques témoignent d’un véritable éparpillement (1).
Au total pourtant, les éléments recueillis indiquent que l’étiage et la présence de ces groupuscules d’une région à l’autre sont stationnaires (2).
La question des interactions de ces groupes marginaux avec leurs équivalents dans d’autres pays ainsi qu’avec des formations politiques établies en France et y participant à la vie démocratique ne peut pas recevoir de réponse univoque (3).
Enfin, si les moyens financiers de ces groupes apparaissent globalement très limités, de nouveaux leviers de l’économie numérique pourraient leur offrir un changement échelle (4).
1. Des mouvances nombreuses, instables et souvent rivales
Les groupuscules d’ultra-droite forment, selon les termes choisis par M. Jean-Yves Camus, directeur de l’observatoire des radicalités politiques de la fondation Jean-Jaurès, « si l’on aime se référer à Deleuze, un réseau ; sinon […] une nébuleuse ».
a. Un environnement atomisé en perpétuelle recomposition
Parmi différentes catégorisations possibles des divers courants de l’ultra-droite, le rapporteur retient celle présentée par M. Laurent Nuñez. Le secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur distingue « plusieurs familles : les néo-nazis et les skinheads, les néo-populistes, les ultra-nationalistes, les identitaires » et, « dans cette dernière », place « ceux que l’on appelle les survivalistes, qui, dans la clandestinité, se préparent au cas où notre pays tomberait dans l’islamisme ».
D’autres auditions permettent de compter les « néo-fascistes » au sein de la première famille, les « national-populistes » entre la deuxième et la troisième et les « nationalistes réactionnaires » au sein de la troisième. Le classement à l’ultra-droite des « catholiques traditionalistes », des « monarchistes » et des « néo-païens » ne peut pour sa part être soutenu que dans une certaine mesure.
Le caractère disparate de tels mouvements fait l’objet d’un consensus parmi les personnalités entendues. Cet état de fait complique d’autant leur étude, tant par les universitaires que par les autorités.
Ainsi, M. Christophe Castaner, ministre de l’intérieur, a-t-il rappelé qu’« ils ont chacun leurs réseaux, leurs groupes et leurs sous-groupes ». D’après M. Jean-Yves Camus, « à toute période, ces groupuscules forment un environnement instable, une mouvance extrêmement difficile à cerner. Ils se créent, disparaissent, se multiplient par scission, plutôt pour des querelles de personnes que pour des motifs politiques. Il s’agit donc d’un “bouillon de culture” éminemment instable ».
Cette caractéristique est renforcée par l’absence de permanence parmi les individus qui composent ces structures, bien décrite par Mme Lucile Rolland, cheffe du service central du renseignement territorial (SCRT) : « ce qu’il faut surtout savoir, c’est qu’une des caractéristiques des groupuscules d’extrême-droite, qui les distingue des groupuscules de l’autre bord, est qu’ils font face à un problème récurrent de chef : le chef n’est en effet jamais chef ad vitam aeternam, car il y en a toujours un autre qui veut être chef à sa place. Ce phénomène entraîne systématiquement des dissensions, voire des scissions – au-delà de dix membres, les scissions sont fréquentes –, qui rendent la comptabilité difficile, d’autant que les groupuscules issus de ces scissions vont fusionner avec d’autres, et ainsi de suite ».
b. En dépit d’un socle commun, des mouvances marquées par des sensibilités diverses et des rivalités écartant la perspective d’un front uni
Le positionnement des groupuscules d’ultra-droite les uns par rapport aux autres a été résumé comme suit par le ministre de l’intérieur : « ils ne s’apprécient pas nécessairement les uns les autres, tout en présentant une ou plusieurs caractéristiques communes ».
Fondamentalement, quatre axes de pensée et d’action sont largement partagés par les militants et les sympathisants de l’ultra-droite française, à savoir la violence, la haine et l’opposition envers la République et l’extrême gauche.
● Les groupuscules étudiés par la commission glorifient la violence, le ministre de l’intérieur, M. Christophe Castaner, évoquant même une « adoration » de cette dernière.
Le secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur a estimé que la violence « est souvent intrinsèque à leur idéologie, à leur propagande, aux thématiques de leurs réunions ou de leurs entraînements. Il leur arrive de porter la violence aux nues. Elle est souvent un moyen de recrutement et d’identification au sein du groupe ». M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI) observe par ailleurs « un culte de la préparation physique, notamment chez les plus jeunes, [via] des entraînements collectifs en forêt avec usage d’armes à feu ». Il n’existe cependant pas forcément de corrélation entre le degré d’engagement politique et la propension à la violence. D’après M. Nicolas Lebourg, historien, chercheur à l’université de Montpellier : « l’on peut avoir les convictions de l’extrême droite radicale et être non violent, cependant qu’un membre de l’extrême droite modérée peut être tout à fait violent ».
● Les membres de l’ultra-droite ressentent et expriment en outre un fort sentiment de haine. Le ministre de l’intérieur a notamment énuméré « la haine de l’autre, la haine des immigrés, la haine des personnes de confession juive, la haine homophobe, la haine de l’État, la haine des francs-maçons » en indiquant qu’il « pourrai[t] être plus long encore », car, en effet, ce sentiment haineux peut aussi être profondément islamophobe, antiféministe et misogyne.
− S’agissant du rejet des individus issus de l’immigration, M. Jean-Yves Camus note que « [l]es groupuscules dont nous parlons […] restent ethno-différentialistes et considèrent que certaines populations, en raison de leur origine ethnique ou de leur religion, ne sont pas assimilables à la nation française. Elles doivent en être empêchées, voire obligées de quitter le territoire national – c’est la théorie de la “remigration”. Ce sont par exemple les travailleurs migrants qui non seulement, selon ces groupes, coûteraient plus cher qu’ils ne rapportent, mais seraient un facteur de dissolution nationale. Par le métissage, ils opèrent ce que certains appellent le “grand remplacement”, c’est-à-dire la modification du substrat culturel et ethnique de la population ».
L’adhésion des militants de l’ultra-droite à cette thèse dite du « grand remplacement » ([42]) a été confirmée au cours des auditions. Néanmoins, toutes les personnes qui se sont exprimées à ce sujet n’en donnaient pas la même définition, les unes insistant sur sa soi-disant programmation tandis que les autres la présentaient comme un constat.
Le responsable d’un groupuscule entendu a évoqué la substitution progressive de populations extra-européennes à la population française historique, ce dont attesterait « le fait que Mohamed soit le nom le plus donné en Seine-Saint-Denis ». Un autre a indiqué qu’il s’agissait d’« un terme littéraire pour expliquer ce qui est en train de se passer, à savoir un véritable génocide ethnique des Français historiques et des Européens ». Un autre enfin a estimé que l’immigration massive est le résultat d’une politique « dont les ficelles sont tenues en haut lieu ».
− L’antisémitisme, parfois dissimulé derrière l’antisionisme (expression d’un antisémitisme moderne qui consiste en la négation du droit à l’État d’Israël d’exister), est également un trait marquant du registre de l’ultra-droite française mais il n’apparaît pas partagé par tous.
− Pour M. Jean-Yves Camus, la phobie de l’islam est également « au cœur du logiciel idéologique de pratiquement tous ces groupuscules ». Cette haine s’inscrit en particulier dans une logique de repli identitaire : pour M. Nicolas Lebourg, elle peut accompagner « l’idée […] que l’islam, par le biais de l’islamisme, pose un défi planétaire et qu’il faut retourner par fierté identitaire culturelle et de couleur de peau, au catholicisme dans des formes particulières ». De fait, un groupuscule auditionné a comparé les religions musulmane et juive à des mouvements totalitaires dangereux pour l’Europe.
− L’homophobie et la misogynie sont également très caractéristiques de ces mouvements. La commission a ainsi été témoin de propos rappelant les femmes, au premier de leur rôle, la procréation, et assimilant la mise en place du mariage pour tous à un comportement à la fois factieux et dangereux. Dans le manifeste Les Clans du futur, le principal ouvrage idéologique des Brigandes, on peut notamment lire une dénonciation du « triomphe de la décadence » qui se manifesterait notamment par « la mafia des pédomanes ». Par ailleurs, un article de l’Obs, de septembre 2016, reprend des propos de M. Joël Labruyère, leader de ce groupe, selon lequel « les enfants adoptés par les homos deviennent des petits esclaves sexuels » ([43]).
● L’opposition à la République, à ses institutions et ses autorités constitue un autre marqueur idéologique important de ces groupuscules.
Comme l’indique M. Jean-Yves Camus, « tous ont en commun une même détestation de la République et de ses institutions, ainsi des présidents de la République successifs, pour ce qu’ils sont et pour la fonction qu’ils incarnent. Certains, comme les monarchistes, le théorisent ; les autres ressentent une sorte d’allergie viscérale envers tout ce qui peut rappeler la forme républicaine de gouvernement. Ils ont donc au moins le sentiment d’appartenir à une même famille, à une communauté militante, ce qui les rend capables d’entreprendre ensemble certaines actions limitées, contre ceux qu’ils détestent en commun encore plus qu’ils ne se détestent entre eux ».
À cet égard, s’exprimant au sujet du mouvement dit des « Gilets jaunes », le secrétaire d’État auprès du ministère de l’intérieur a jugé que « la mouvance ultra s’intéresse à l’une des dimensions du mouvement en cours : sa revendication consistant à mettre à mal nos institutions, à s’en prendre à la République, à appeler à la démission du président de la République, à porter atteinte aux élus. Cette dimension peut s’inscrire dans un climat insurrectionnel et, de ce fait, incite les ultras à s’infiltrer dans les manifestations et à s’agréger au mouvement en vue de mettre à bas le système, puisque c’est l’un des objectifs des ultras de tous bords ».
● Enfin, l’opposition violente à l’égard des groupes d’ultragauche a été présentée comme « inhérente » aux groupuscules d’ultra-droite par le secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur. Pour M. Nicolas Lebourg, « Face à la gauche, tous les éléments de droite qui se radicalisent et cherchent à passer à une action plus directe ne peuvent pas se tourner vers les partis électoraux ; il faut donc leur offrir un sas, leur montrer qu’on est le plus radical, le plus efficace, le plus déterminé ».
Toutefois, dans des circonstances très spécifiques, les auditions ont montré qu’une convergence a pu récemment se faire jour entre ces adversaires dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes : « au cours des derniers week-ends, » a souligné M. Nicolas Lerner, « on en est revenu à l’opposition classique entre ultra-droite et ultragauche, mais ma conviction personnelle, c’est qu’à Paris, le 1er décembre, l’ultra-droite et l’ultragauche étaient unies pour s’en prendre aux forces de l’ordre et aux institutions. Sur certains ronds-points et lors de certaines réunions, les membres de ces deux mouvances ont même pu entrer dans une logique conspirative ».
En raison de la diversité de leurs sensibilités sur le plan idéologique et des rivalités qui les traversent, les groupuscules d’ultra-droite ne font pas bloc. Dès lors, si des rapprochements peuvent se produire occasionnellement, il s’agit surtout de rencontres ponctuelles et de circonstance.
Le ministre de l’intérieur rappelle que, récemment encore, « il y avait […] des rassemblements possibles », mais note d’emblée que ces événements « sont de plus en plus rares ». « Il y a un éclatement » a-t-il précisé, « qui fait qu’il n’y a pas aujourd’hui une “holding” de tête [...] qui pourrait prendre l’initiative d’organiser un rassemblement et de prendre la main. Il y a eu des tentatives. Il y a notamment eu, à l’automne dernier, un rassemblement à Rungis où [Yvan Benedetti] a tenté de constituer une grande “nationale” de la lutte dans le cadre du mouvement social dit des “Gilets jaunes”. Cette volonté existe, mais elle n’est pas constituée aujourd’hui, en termes d’efficacité ». Le ministre apporte l’explication suivante : « les groupuscules d’extrême droite n’existent, au fond, que parce qu’ils sont rivaux. Ils le sont entre eux – l’histoire, y compris contemporaine, montre cette réalité –, ce qui peut provoquer certains affaiblissements ».
Cet avis est partagé par M. Jean-Yves Camus : « dans un si petit milieu, dans une ville donnée il y a en effet des contacts personnels, des affiliations multiples, des alliances éphémères, des réunions publiques communes. Mais n’imaginons pas l’émergence d’un front commun. Au bout de quelques mois le naturel revient au galop, les querelles d’ego et d’argent reprennent le dessus. […] Il n’y a pas d’horizon de constitution d’un front commun de ces groupuscules ».
2. Un effectif et une implantation territoriale marqués par une grande stabilité
Toute appréciation quantitative de cette nébuleuse, dont les contours sont par définition difficiles à tracer, est délicate.
D’abord, tous les groupuscules ne sont pas constitués en association et, même dans cette hypothèse, leurs effectifs sont rarement communiqués.
Ensuite, le périmètre mouvant des groupes d’ultra-droite rend complexe la prise en compte du phénomène des éventuelles appartenances multiples.
Enfin, la relation des individus concernés avec les groupuscules va de la sympathie de principe à la prise de responsabilités, en passant par la participation occasionnelle à des événements ou le relais public d’un discours militant sans assumer de fonction au sein du groupe.
Par conséquent, seule une fourchette est susceptible d’être affichée. Il ressort des travaux de la commission que ses bornes ne montrent pas d’évolution particulière et font l’objet d’un consensus :
− d’après M. Nicolas Lebourg, « l’effectif total de ces groupuscules, quelque 2 500 personnes, est demeuré le même depuis des décennies en dépit de l’évolution de la démographie française. Un rapport des renseignements généraux brosse un portrait de toute la famille des extrêmes droites en 1987 : l’estimation, pour l’extrême droite radicale activiste, était de 2 500 personnes […]. Les nombres sont les mêmes aujourd’hui : les dernières synthèses faites par les services de renseignement recensent entre 2 000 et 3 000 personnes » ;
− pour M. Jean-Yves Camus, « autant les groupes bougent, autant le nombre de personnes impliquées, militants et sympathisants du premier et du deuxième cercle, reste stable depuis dix ans. Je l’évalue à 3 000 personnes environ » ;
− au sein de cet ensemble, M. Nicolas Lerner repère « d’abord un noyau d’un millier de militants susceptibles de se livrer à des faits de violence, des activistes sur lesquels nous avons réuni des éléments montrant qu’ils sont déjà passés à l’acte ou qu’ils pourraient le faire » et « ensuite […] 1 000 à 2 000 sympathisants susceptibles de participer à des rassemblements, à des démonstrations, d’approuver des contenus sur les réseaux sociaux sans pour autant être en capacité de passer à l’acte » ;
− enfin, M. Michel Delpuech estime à environ 400 à 500 le nombre d’individus qui « sur la plaque parisienne, gravitent dans ces différents groupuscules ».
Pour tenter d’expliquer cette stabilité, Mme Lucile Rolland, cheffe du SCRT, évoque le fait que « la stratégie d’entrave » menée par les autorités, en particulier la politique de dissolution, « porte ses fruits » et observe que « d’une façon générale, ces individus sont relativement jeunes et, même si cela ressemble à un cliché, force est de constater que, passé un certain âge, rares sont ceux qui continuent à s’impliquer, parce qu’ils ont un travail et une famille et qu’il est compliqué de rester motivé en permanence. L’engagement des cadres, en général, est viscéral : ils continuent jusqu’à leur mort ; mais, en dehors d’eux, le turnover est assez important ».
Le rapporteur note que les chiffres recueillis lors du déplacement à Berlin sont d’une toute autre ampleur, étant précisé que les catégories retenues en Allemagne ne recoupent pas totalement celles que la France utilise. En effet, les dernières données publiées par l’office fédéral de protection de la Constitution ([44]), service de renseignement rattaché au ministère fédéral de l’intérieur, font état d’un total potentiel de 24 000 personnes. Parmi celles-ci, 12 700 manifestent une propension à la violence, 6 050 sont membres d’un parti d’extrême droite, 6 300 membres d’une structure parallèle à un ou des partis et 12 900 appartiennent à un groupe organisé de manière plus lâche.
b. Continuité dans l’implantation territoriale
La répartition géographique des militants et sympathisants de telles structures ne présente pas non plus de changement majeur.
La remettant dans une perspective historique, M. Nicolas Lebourg juge qu’elle « n’a pas varié depuis les années 1930 : le couloir rhodanien, Lyon, Marseille, et aussi Nice, une ville déjà très importante pour le Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot et qui reste un cœur vivant de l’extrême droite française. Je citerai aussi l’extrémité septentrionale de la Flandre ainsi que la Bretagne et là, Nantes plutôt que Rennes, car Nantes est traditionnellement un lieu important pour les radicalités politiques ».
De l’avis de Mme Lucile Rolland, « on peut pratiquement dire que le berceau, qui est la région lyonnaise, s’étend à la région Auvergne-Rhône-Alpes. Ensuite, la majorité des individus que nous suivons se situent plutôt en Normandie, dans les Hauts-de-France et dans le Grand-Est ».
La commission s’est rendue à Lyon et Lille, des auditions préalables ayant fait état de l’importance relative de la présence de l’ultra-droite sur leur territoire et dans leurs environs.
Dans le « berceau » lyonnais, le service zonal du renseignement territorial (SZRT) a indiqué être confronté à une ultra-droite d’une particulière virulence. Après la création du mouvement identitaire, en 2002-2003, la ville est très vite devenue une place centrale de ces mouvances, qui ont très tôt manifesté une nette volonté d’appropriation du cinquième arrondissement. Ce désir d’emprise s’est traduit par la ferme détermination d’y disposer d’un local.
De fait, la plupart des groupuscules d’ultra-droite connus y est implantée, pour un total d’environ 400 personnes : le Renouveau français, dont l’idéologie dérive d’une certaine conception de la religion, des suprémacistes, les ethno-différentialistes du Groupement de recherche et d’étude de la civilisation européenne (GRECE), des nationaux-socialistes qui organisent des concerts et des rassemblements, spécialement au nord du département de l’Isère, les royalistes, les identitaires, avec la branche dite de la Traboule mais aussi celle du paganiste Pierre Vial, dont le siège social a été transféré à Forcalquier, la mouvance identitaire, le courant négationniste et révisionniste de Jean Plantin, les conspirationnistes, apparus un peu plus tard, ainsi que Riposte laïque et Résistance républicaine. Le Bastion social et les identitaires ont été présentés comme étant dans une phase de « rétraction » : le premier décline dans la région lyonnaise, les seconds se cachent et n’extériorisent plus leurs activités, même sur les réseaux sociaux.
À Lille, où l’ultra-droite occupe en particulier un bar associatif dénommé La Citadelle, M. Michel Lalande, préfet de la région Hauts-de-France, préfet de la zone de défense et de sécurité Nord, préfet du Nord, a souligné pour sa part que l’extrême-droite « n’occupe pas une part significative de son emploi du temps ».
3. Un profil jeune, guidé par une certaine idée de l’ordre
a. Des militants jeunes, issus de milieux socio-culturels divers
En raison de leur manque d’ouverture, le recrutement des groupuscules d’ultra-droite semble essentiellement se faire parmi les proches et les semblables. Il emprunte deux vecteurs principaux : d’une part, selon M. Nicolas Lerner, « des solidarités de type familial – un père, un grand-père, un oncle –, relationnel, scolaire, universitaire » et, d’autre part, les réseaux sociaux.
Le milieu social des recrutements peut varier en fonction de l’orientation idéologique de chaque groupe. Par exemple, d’après M. Stéphane François, la tendance identitaire est de plus en plus représentée au sein des « jeunes gens de bonne famille encore à cheval sur les principes religieux », susceptibles d’avoir participé à la « Manif pour tous ».
On retrouve fréquemment un clivage socio-culturel entre les militants de base et les dirigeants. La plupart des premiers sont de milieux populaires ou modestes. Relativement jeunes, ils réduisent leur engagement au fur et à mesure qu’ils avancent dans leur vie familiale et professionnelle.
M. Stéphane François a expliqué que, « pour ce qui est de l’encadrement, généralement, mais pas toujours, […] le leader a fait des études et il est plutôt issu, sinon de la grande bourgeoisie, du moins de la classe moyenne. L’un des leaders radicaux les plus connus est Serge Ayoub, chef des skinheads depuis les années 1980 ; son père était membre de l’état-major et sa mère magistrate. Contrairement à ses troupes, ce n’est donc pas franchement un prolétaire. Généralement, le niveau culturel des chefs est assez fort ; ainsi, M. Vardon est-il titulaire de deux masters. On lit beaucoup, chez les ultras ; avec l’ultragauche, la droite radicale est sûrement l’un des milieux où l’on trouve le plus grand nombre d’éditeurs ».
Par ailleurs, pour M. Nicolas Lebourg, « l’homme d’extrême droite est un homme qui, refusant ce qu’il considère être le désordre créé par les institutions, pense qu’il faut donner un grand coup de désordre pour remettre de l’ordre ». Le général de brigade Jean-Marc Cesari, sous-directeur de l’anticipation opérationnelle (SDAO), a insisté sur le goût des membres de ces groupuscules pour les techniques de combat et les armes.
b. La question sensible de la présence de membres ou anciens membres des forces armées ou de sécurité intérieure au sein de groupuscules
Les choses peuvent prendre une tournure plus radicale. Évoquant le groupe des Barjols, M. Jean-Yves Camus a indiqué qu’ils « s’auto-intitulent “patriotes” et partent du principe que l’État, la police, la gendarmerie et l’armée sont défaillants quand il s’agit de protéger les citoyens face à la menace terroriste que constitue l’islam radical. Ils ont donc la tentation de prendre la place de ces institutions, et ce d’autant plus facilement qu’un certain nombre de leurs membres ont servi dans la police, la gendarmerie et l’armée et, tout en n’étant plus en activité, s’estiment encore en droit de s’approprier la violence légitime et en quelque sorte de reprendre du service pour faire ce travail ».
De fait, certaines opérations ont effectivement été menées avec l’intention affichée de se substituer aux autorités publiques dans l’exercice de leurs compétences régaliennes, tandis que les travaux de la commission ont soulevé la question de la participation à des mouvements d’extrême droite de certains membres actifs, de réserve ou retraités des forces armées et de sécurité intérieure.
M. Nicolas Lerner a confirmé qu’une telle observation « est avérée », avant de préciser que « ces six à douze derniers mois, […] cette tendance est en déclin ». M. Bruno Dalles, directeur du service de traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN) a donné plusieurs exemples : des militaires et anciens militaires s’étant engagés dans la rébellion au Donbass, en Ukraine, d’autres ayant tenté de se charger du service d’ordre du mouvement dit des « Gilets jaunes », et un groupe baptisté Task force La Fayette parti combattre Daesh avec des motivations proches de l’extrême droite. Le directeur de TRACFIN a également précisé que son service, en lien avec la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), « travaille sur les militaires et anciens militaires susceptibles de s’engager dans des actions militaires et des actions violentes ».
Un article du 9 avril 2018 paru dans Mediapart faisait état d’un rapport que la DGSI aurait transmis à son autorité de tutelle pour alerter du nombre croissant de membres de forces de l’ordre ayant rejoint des groupes d’auto-défense créés après les attentats de 2015. Interrogé sur ce point, le ministère de l’intérieur a indiqué n’avoir « pas vocation à confirmer ou non l’existence d’une note de renseignement classifiée. Sur le fond, l’implication éventuelle de membres ou d’anciens membres des forces de l’ordre ou de militaires dans des groupes d’ultra droite fait l’objet d’un suivi, et le DGSI s’est exprimé sur le sujet lors de son audition ».
Le rapporteur se félicite de ce suivi. Il importe en effet que les autorités soient extrêmement attentives à cette question qui revêt une importance et une sensibilité toutes particulières.
Recommandation n° 1: accorder une importance particulière au suivi des membres ou anciens membres des forces armées ou de sécurité intérieure impliqués dans des groupes d’ultra-droite.
4. Des connexions internationales et nationales difficiles à quantifier
a. Des velléités de rapprochements transnationaux
Il est avéré qu’une partie au moins des groupuscules d’ultra-droite présents en France entretient des contacts avec des structures d’idéologie comparable, établies à l’étranger. De tels rapprochements sont favorisés par les moyens de communication numérique (selon des modalités évoquées dans le C du I du présent rapport).
D’après Mme Lucile Rolland, ces interactions se produisent notamment avec des mouvements installés en Allemagne, en Grèce et en Belgique. Le ministre de l’intérieur a apporté sur cette question le commentaire suivant : « des solidarités internationales existent. Elles permettent aussi de contribuer aux formations [dispensées notamment dans les universités d’été]. […] Il y a effectivement des temps de formation qui peuvent se tenir un peu partout, en Europe en particulier – en Espagne ou en Allemagne ». Le ministre a également précisé que M. Yvan Benedetti, porte-parole du Parti nationaliste français (PNF), « construit son discours de puissance interne à ses réseaux par ses relations avec les mouvements étrangers. […] Il y a aussi un ancrage du Parti nationaliste français (PNF) au Moyen-Orient, qui est confirmé au regard des déplacements de certains de ses responsables. On voit que des rencontres sont organisées, notamment une conférence internationale qui porte le doux nom de New horizons et qui est dédiée aux “penseurs indépendants” – ils sont, en gros, antisionistes, révisionnistes, conspirationnistes ou anti-impérialistes ».
En complément de « participations croisées » à des rencontres physiques, évoquées par le secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur, les skinheads se sont inspirés de leur équivalent britannique, la mouvance identitaire française a essaimé en Allemagne et su coordonner certaines opérations intitulées Defend Europe en Méditerranée et dans les Alpes, et le Bastion social s’est fortement inspiré de CasaPound, établi en Italie, ainsi qu’avec des organisations en Espagne (Hoggar), Allemagne et Autriche.
Toutefois, ni ces échanges, ni l’existence d’un proto-parti européen baptisé Alliance for peeace and freedom n’indiquent l’émergence d’une structuration de grande ampleur sur notre continent : M. Nicolas Lerner a jugé « les capacités de ces mouvements à se coordonner à l’échelle européenne […] extrêmement limitées ».
b. Des liens difficiles à caractériser avec le Rassemblement national
Lors de plusieurs auditions, certains membres de la commission d’enquête ont abordé la question de l’éventualité de relations entre le Front national (FN), devenu Rassemblement national (RN), et les groupuscules d’ultra-droite, ou à tout le moins une fraction d’entre eux. Le rapporteur n’est pas en mesure d’apporter une réponse univoque à cette question.
M. Joël Gombin, sociologue, rappelle que « le Front national appartient bien au champ de l’extrême droite », mais qu’« il est différent des autres [acteurs de ce champ] par sa taille, son nombre d’adhérents, son audience, au point qu’il polarise le champ : tous les autres acteurs doivent se positionner, de façon négative ou positive, par rapport à lui ; l’inverse n’est pas vrai. La relation est donc asymétrique ».
D’un côté, depuis 2011, Mme Marine Le Pen n’accepte plus la double appartenance et des militants ne respectant pas cette consigne ont été écartés du parti. Pour M. Jean-Yves Camus, « il est possible que certains, à la base conservent des contacts interpersonnels. Mais en tout cas le Front national n’est plus, comme il le fut en 1972 et au milieu des années 1990, la maison commune dans laquelle tous les militants de groupuscules avaient au moins un pied ».
De l’autre, la Ligue des droits de l’Homme estime, par la voix de M. Christian Payard, responsable du groupe de travail sur les extrêmes droites, que, « derrière le cadre officiel, le Rassemblement national, on retrouve ainsi Génération identitaire, qui a des amis au sein de ce dernier et des liens avec lui ».
La commission a notamment eu connaissance de la présence de membres de l’ancien Front national de la jeunesse (FNJ) à certains concerts de rock anticommuniste (RAC), une scène abritant notamment des néonazis et des skinheads.
M. Nicolas Lebourg estime pour sa part que les sympathisants des groupuscules, au lieu de militer au sein du RN de manière classique, lui servent de « prestataires de services, si bien qu’ils n’entachent pas le parti directement ». Ils peuvent alors apporter leur concours pour l’organisation de certains événements, en matière de communication, de logistique, de service d’ordre, etc.
Enfin, M. Nicolas Lerner a précisé que « certains membres de ces groupes appartiennent effectivement à un parti politique […] mais [que] c’est un fait relativement marginal. Ces individus peuvent être des sympathisants mais il est extrêmement rare qu’ils soient engagés dans un parti de manière active », ce parti n’étant d’ailleurs pas nécessairement le RN.
5. Un financement à bas bruit auquel les nouveaux outils numériques pourraient donner une nouvelle dimension
a. Un financement « low cost »
« Le financement constitue très probablement le point faible de ces groupuscules », a estimé le ministère de l’intérieur ([45]). Exclus du bénéfice des subventions publiques pouvant être accordées aux partis investis dans le jeu électoral, ils sont contraints à s’autofinancer via les cotisations des membres, des activités commerciales, à l’image de l’organisation de concerts, de la tenue d’un bar associatif, ou encore de la fourniture de prestations de services d’ordre et font appel aux dons des militants.
Le secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur a évoqué un financement « à bas bruit » et, rejoignant l’analyse de Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces, écarté l’hypothèse selon laquelle des puissances étrangères leur attribueraient une aide financière massive.
TRACFIN a conduit une étude importante sur Génération identitaire à la suite des opérations de blocage du col de l’Échelle menées en avril 2018 : ont été analysées la localisation des comptes en banque, les individus ayant demandé leur ouverture et les mouvements de fonds. Son directeur, M. Bruno Dalles, fournit la même conclusion : « il n’y a quasiment pas de financements étrangers des groupuscules d’extrême droite, en particulier de Génération identitaire. Il s’agit principalement de micro-financement et de financement de proximité : les cotisations des adhérents forment la majeure partie de leur budget. […] Les paiements sont souvent difficiles à caractériser car la part des versements en espèces est importante ». Quant aux recherches d’autofinancement, elles « passent par des appels aux dons sur des sites internet et des ventes de vêtements, d’autocollants, de banderoles, de drapeaux, souvent à l’effigie des identitaires dans le but de percevoir un petit chiffre d’affaires ». M. Bruno Dalles a évoqué un budget d’environ 300 000 euros par an et « très peu de salariés et de permanents ».
Pour M. Jean-Yves Camus, de manière générale, « il s’agit de politique low cost : un site internet, une réunion annuelle dans des locaux habituels à des conditions tarifaires certainement préférentielles, cela ne coûte pas cher. L’essentiel de la propagande se fait sur internet et depuis les années 1990, le nombre de revues papier a diminué drastiquement ».
Les analyses de TRACFIN tendent également à rejeter trois hypothèses : une complicité de certaines banques, l’usage de crypto-monnaies − principalement en raison du risque d’escroquerie − et le recours à des montages boursiers ou financiers. En définitive, le service estime que « les modes de financement des groupes d’extrême droite montrent qu’ils n’ont pas le même degré d’organisation et de structuration que certains groupuscules d’extrême gauche », tout en précisant que « cela ne veut pas dire que la menace n’est pas de même niveau ».
b. De nouveaux leviers offrant la perspective d’un changement d’échelle
Plusieurs personnes auditionnées ont indiqué que l’utilisation des plateformes de financement participatif en ligne (crowdfunding) pourrait néanmoins renforcer les capacités d’action des groupes d’ultra-droite et leur permettre de franchir certains seuils critiques. L’utilisation de ces « cagnottes » serait en « explosion » d’après TRACFIN.
À titre d’illustration, à l’été 2017, Génération identitaire a été en mesure de lever 200 000 dollars, soit plus de 150 000 euros, sur la plateforme WeSearchr − aujourd’hui fermée − pour la location d’un bateau destiné à empêcher des associations de fournir une aide à des migrants quittant la Libye. D’après certains journaux, des donateurs appartenaient au Ku Klux Klan.
L’appel aux dons par le biais d’internet permet ainsi de donner une dimension internationale au financement de ces groupes comme en témoigne également le don effectué par l’auteur des attentats de Christchurch en faveur de Génération identitaire.
M. Tristan Mendès France, enseignant au Celsa, a expliqué que des chaînes YouTube de militants ou activistes d’extrême droite parvenaient ainsi à récolter des fonds pour faire progresser leur visibilité ou alléger certains frais de justice : « il s’agit quasiment de salaires », a-t-il observé.
Enfin, certains sites de propagande d’extrême droite peuvent trouver dans la publicité programmatique une source de financement complémentaire. Les entreprises qui y ont recours ignorent fréquemment quelles pages hébergeront in fine les bannières dont elles paient la diffusion et peuvent donc ne pas avoir conscience de financer par ce biais des sites haineux très fréquentés ([46]).
B. Des activitÉs criminelles et dÉlictuelles difficiles à quantifier mais marquÉes par une nouvelle tentation terroriste
La commission ne dispose pas d’éléments permettant de chiffrer l’évolution des diverses infractions commises par les groupuscules (1), mais ses travaux permettent de faire état d’une nouvelle tentation terroriste en réaction aux attentats terroristes islamistes qui ont touché notre pays (2).
1. L’absence de suivi par l’État des infractions en fonction de l’idéologie de leurs auteurs
L’État n’effectue aucun suivi des infractions en fonction des motivations idéologiques de leurs auteurs. Les statistiques politiques, tout comme les statistiques ethniques, sont proscrites.
Ainsi que le souligne le ministère de la justice, « qu’il s’agisse des victimes ou des auteurs, les fichiers informatiques sur lesquels sont construites les bases statistiques du ministère de la justice ne renseignent pas sur les opinions politiques des personnes. En effet, hors les cas prévus par la loi, la constitution de fichiers, sans le consentement exprès de l’intéressé, contenant des données personnelles portant notamment sur “les opinions politiques, philosophiques ou religieuses”, au même titre que sur les origines raciales ou ethniques ou encore l’orientation sexuelle, constitue un délit réprimé à l’article 226-19 du code pénal » ([47]).
Comme indiqué précédemment, le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ), M. Thomas Campeaux, a lui aussi clairement exclu toute « analyse du positionnement [des] associations ou […] groupements sur l’échiquier politique » et toute prise en compte des « catégories et sous-catégories politiques ou idéologiques » par l’administration.
Pour ces raisons, cette dernière n’est donc évidemment pas en mesure de produire des chiffres qui isoleraient les faits commis par les groupuscules d’extrême droite.
2. Un travail statistique engagé par la sphère académique
Néanmoins, un travail de suivi comprenant une approche par l’idéologie a pu être engagé par la sphère académique. Le rapporteur salue notamment les études menées dans le cadre du programme Violences et radicalités militantes dans l’espace public en France des années 1980 à nos jours (VIORAMIL). Piloté par l’Agence nationale de la recherche, ce projet a permis de commencer à constituer une base de données qui devrait être complète au début de l’année 2021.
À partir des « indications très partielles et partiales » du programme VIORAMIL, M. Nicolas Lebourg « dénombre 412 faits violents commis par l’extrême gauche et l’ultragauche, et 546 par l’extrême droite et l’extrême droite radicale entre 1986 et 2017. La proportion de violences politiques est donc d’environ un tiers de l’ensemble des faits de violences militantes, dont quelque 60 % pour l’extrême droite ».
On peut noter, à titre de comparaison, que l’Allemagne, pour la seule année 2017 comptabilise, 19 467 faits de délinquance ou de criminalité imputables à l’extrême droite.
3. Des groupes qui se livrent à des infractions diverses
Parmi les agissements relevant des groupuscules d’extrême droite, ont été en particulier cités :
– des actes de violences volontaires tels que des dégradations de locaux d’opposants ou d’associations pro-migrants, des profanations de cimetières ;
– la participation à des manifestations de voie publique pour y commettre des exactions, ce qui a notamment pu être constaté dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes. M. Michel Delpuech a indiqué à cet égard que la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) « a pu établir que des individus appartenant à la mouvance de l’ultra-droite avaient commis des faits ou s’étaient mal comportés lors de l’une des manifestations des Gilets jaunes », le secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur précisant que des membres « du Bastion social, des Zouaves Paris ou du Parti nationaliste français » ont été impliqués ;
– des rixes, en particulier avec l’extrême gauche. En région parisienne, M. Michel Delpuech évoque une « volonté d’en découdre, de rechercher l’affrontement avec l’adversaire, à travers des fights et des rencontres destinés à aller “casser du gaucho” qui lui-même veut “casser de l’ultra-droite” » ;
– des cas d’outrage et de rébellion contre les forces de l’ordre ;
– des actes, agressions et propos à caractère antisémite, raciste, sexiste ou homophobe, dans le contexte d’une hausse globale de 74 % des premiers en 2017 ([48]), et d’une forte progression de ces derniers, depuis 2013 selon M. Nicolas Lebourg.
En outre, ainsi que l’a souligné M. Nicolas Lebourg, « on constate depuis 2015, un changement notable : la tentation terroriste, question sérieuse », même si, a-t-il précisé, dans une perspective historique, « on est loin » des « grosses périodes “chaudes” du terrorisme d’extrême droite sous la Ve République », en 1962 et à la fin des années 1970.
a. Un risque avéré lié à la potentielle dérive violente de certains groupuscules
M. Patrick Calvar, ancien directeur général de la sécurité intérieure, a indiqué avoir identifié l’émergence d’un risque terroriste d’ultra-droite après les attentats qu’a connus notre pays à partir de 2015, évoquant, tout comme Nicolas Lebourg, des « enfants du 13 novembre ». « Quand j’ai dit qu’il fallait prendre garde aux réactions de l’ultra-droite, » a-t-il précisé, « c’est qu’Anders Behring Breivik avait commis des attentats en Norvège, et nous savions que, même si les cibles de Breivik n’étaient pas les mêmes que les leurs, des individus pouvaient se lancer dans une tuerie de masse sur notre sol si la capacité de résilience de la société française face au terrorisme islamiste venait à faire défaut ».
De fait, la garde des Sceaux a indiqué que « plusieurs procédures ont [...] été ouvertes en 2017 et 2018 par la section antiterroriste du parquet de Paris pour des chefs d’association de malfaiteurs terroriste, apologie du terrorisme, détention d’armes ou d’engins explosifs ou incendiaires, visant des membres de l’ultra-droite soupçonnés de fomenter de tels passages à l’acte violents ».
En octobre 2017, dix membres du groupuscule clandestin OAS ont été arrêtés. En juin et octobre 2018, seize individus appartenant au groupe Action des forces opérationnelles (AFO) ont également été interpellés au motif qu’ils auraient cherché à commettre des violences à l’encontre de personnes de religion musulmane. Enfin, en novembre de la même année, les forces de l’ordre ont interpellé six personnes, affiliées au groupuscule Les Barjols, soupçonnées d’avoir eu connaissance ou d’avoir pris part à un projet d’attentat contre le président de la République.
Ce terrorisme d’ultra-droite cible donc en particulier les représentants des pouvoirs publics et les personnes de confession musulmane.
Les militants d’OAS et d’AFO se présentent, selon M. Nicolas Lebourg, comme traumatisés par les attentats de 2015 : « Logan Nisin, le chef du groupe OAS, a d’ailleurs pour première réaction, après le 13 novembre, de vouloir se réfugier en Hongrie, chez un certain M. Orbán qui lui paraît rassurant. […] Ces gens sont aussi liés par l’obsession de la guerre d’Algérie, le sentiment que, depuis le 7 janvier 2015, nous en vivons la “troisième mi-temps” ».
Le rapport de la commission d’enquête du Sénat sur la menace terroriste ([49]) indiquait qu’au 1er février 2018, 611 personnes étaient détenues pour terrorisme. Parmi elles, 505 appartenaient aux réseaux djihadistes et 28 à l’extrême droite activiste.
Pour le ministère de l’intérieur, les trois affaires précitées « illustrent les capacités opérationnelles des groupuscules qui utilisent un panel d’armes qui vont du plus artisanal (un couteau en céramique) au plus sophistiqué (du TATP) » ([50]).
M. Jean-Yves Camus a invité à « relativiser le degré de menace », estimant que « ces groupes ne sont pas les mieux organisés. On a dit qu’AFO était un groupe clandestin mais je n’ai jamais vu un groupe clandestin qui possède un site internet sur lequel on peut télécharger pratiquement tout un disque dur ! ». Le politologue a par ailleurs avancé que « bien entendu, ni par leur ampleur, ni par leur nature, [ces individus] ne représentent un danger comparable à celui du terrorisme de groupes islamistes dont ils n’ont ni le financement, ni le fonctionnement, ni les bases arrière ».
Le rapporteur estime pour sa part que le risque de terrorisme d’ultra-droite doit être pris très au sérieux comme en attestent les récents attentats de Christchurch (Nouvelle-Zélande) contre des mosquées ou de Pittsburgh (États-Unis) contre une synagogue.
M. Nicolas Lerner a d’ailleurs appelé l’attention de la commission sur une « tendance récente, qui est sans doute le point de préoccupation le plus fort au cours des six ou douze derniers mois », à savoir « l’apparition d’une frange que l’on peut essayer de qualifier de “néo-populiste” à potentialité ou tendance violente ». Cette tendance est d’autant plus préoccupante que, comme l’a souligné le DGSI, « ces militants ont pour caractéristique de ne pas être connus des services de renseignement ».
Quant à Patrick Calvar, il a rappelé que, « dans un entretien avec le journal Le Monde, il y a presque un an, Mme Cressida Dick, directrice de Scotland Yard, plaçait la montée du terrorisme d’ultra-droite au nombre de ses trois préoccupations principales » et que « des actions violentes ont été commises contre des musulmans au Royaume-Uni, en particulier l’attaque de la mosquée de Finsbury Park à Londres ».
b. Un danger émanant aussi d’individus plus ou moins isolés
Il a été indiqué par le secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur que « les services de renseignement n’écartent pas la possibilité qu’un individu de la mouvance ultra puisse passer à l’action de manière un peu isolée sur le modèle d’Anders Breivik ». Ce risque a été confirmé MM. Nicolas Lerner et Patrick Calvar. M. Jean-Yves Camus estime même que « ceux ou celles qui pourraient passer à l’action violente le feront moins parce qu’un groupuscule le leur aura demandé qu’en rupture avec un groupuscule établi qui les encadre ».
« Nous sommes toujours confrontés au risque de voir émerger des loups solitaires nourris par la propagande diffusée par les groupuscules, notamment sur internet », a également alerté le secrétaire d’État Laurent Nuñez. À cet égard, M. Jean-Yves Camus a évoqué des « publications [qui] manifestent une tendance à la radicalisation et prédisent l’arrivée rapide d’une guerre ethnique dans laquelle les Français “de souche” devront prendre les armes pour défendre leurs biens, leurs personnes et leur identité face à la vague d’abâtardissement culturel qui les menace ».
De manière plus générale, les auditions conduites par la commission ont très largement confirmé la visibilité très préoccupante donnée à la propagande haineuse des groupuscules d’ultra-droite par les nouveaux moyens de communication.
C. Une influence multiforme et croissante de la propagande d’extrême droite
Pour M. Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), les groupuscules d’ultra-droite sont entrés dans « une stratégie d’occupation du terrain et des réseaux sociaux. Ils sont à la recherche de la plus grande exposition médiatique possible. Ce ne sont plus des groupuscules qui se réunissent dans des arrière-salles pour fomenter d’obscurs complots ; ils cherchent désormais à apparaître en première ligne, en première page des journaux et sur internet ».
De fait, si leurs effectifs et la participation à leurs réunions militantes (camps d’été, rassemblements de voie publique, etc.) sont marqués, selon les informations recueillies par la commission, par une certaine stabilité, les groupuscules d’ultra-droite ont massivement investi internet et l’ensemble des plateformes numériques. Leur propagande y bénéficie d’une visibilité et d’une audience que M. Olivier Métivet, chef de la division des faits religieux et des mouvances contestataires au SCRT, a qualifiées de « sur-résonance ». (1)
La propagande de ces groupuscules se caractérise par ailleurs par de nouvelles stratégies de substitution à un État jugé défaillant dans l’exercice de certaines de ses missions et par une action culturelle visant à propager et banaliser leurs thèses, lesquelles rencontrent un écho croissant au sein de la population. (2)
1. Une influence et une visibilité démultipliées par l’utilisation de toute la palette des nouveaux outils de communication
a. Une propagande servie par l’exploitation agile, efficace et innovante de tout le spectre des outils numériques et médiatiques
M. Mounir Mahjoubi, ancien secrétaire d’État chargé du numérique, a évoqué « une influence multiforme et croissante de l’extrême droite en ligne », influence « qui touche des cibles nouvelles, notamment les jeunes », avec pour certains groupuscules « des audiences de plusieurs centaines de milliers voire plusieurs millions de personnes, les rapprochant ainsi des médias qui, jusqu’à présent, produisaient l’impact le plus fort sur les Français. » M. Frédéric Potier observe également « une explosion de la visibilité des sites de ces groupuscules. Pour ne citer que les plus connus, Égalité et Réconciliation compte 8 millions de vues par mois, et l’on dénombrait jusqu’à 900 000 visiteurs par mois sur le site de Démocratie participative, avant que ne soient engagées des procédures judiciaires pour obtenir son blocage ».
Comme l’a également relevé le délégué interministériel, n’ayant pas accès aux médias traditionnels, les groupuscules d’extrême droite ont été les premiers à investir les espaces de liberté qu’offrent le numérique et ses différentes plateformes. Les mouvances d’ultra-droite y ont développé une présence particulièrement active et organisée. Elles utilisent de façon extrêmement agile l’ensemble de ces nouveaux territoires pour y diffuser leurs idées, recruter, notamment chez les plus jeunes générations, renforcer leurs communautés, se mobiliser en vue d’actions spécifiques, mutualiser et échanger avec d’autres mouvances entre lesquelles s’établissent des passerelles.
L’ancien secrétaire d’État chargé du numérique et le spécialiste des nouvelles cultures numériques, M. Tristan Mendès France, ont souligné et illustré la capacité impressionnante des mouvances d’extrême droite à épouser les codes et les techniques les plus innovantes des différentes plateformes pour y importer leurs idées et élargir leur sphère d’influence.
Leur activisme numérique présente la caractéristique de se déployer sur l’ensemble des plateformes, des moins visibles ou alternatives ([51]) aux plus populaires ([52]). Ils investissent également certains forums ou espaces collaboratifs très prisés des jeunes générations tels Agoravox ou Jeuxvideo.com pour y créer des niches et utilisent les messageries privées cryptées comme Telegram ou WhatsApp, parfois comme des outils de diffusion à grande échelle. Mme Muriel Domenach, secrétaire générale du CIPDR, relève que « les organisations d’extrême droite se tournent vers la plateforme de discussion préférée des fans de jeux vidéo, Discord. [...] Alors que les géants de l’internet durcissent leurs politiques de lutte contre les contenus haineux, les organisations d’extrême droite se déplacent vers des messageries de plus petite taille où règnent la confidentialité et l’anonymat » ([53]). Comme l’a souligné M. Mounir Mahjoubi, « hélas, la fachosphère a été la plus innovante en la matière. [...] À chaque fois [ses membres] ont adopté les pratiques les meilleures et les plus récentes de chacune des plateformes ».
Ces mouvances livrent par ailleurs une véritable guerre de l’information ou de la désinformation. Elles maîtrisent parfaitement l’ensemble des techniques et outils permettant de manipuler l’opinion et d’amplifier la visibilité et la résonance de leurs contenus, des informations qu’elles jugent pertinentes ou qu’elles peuvent fabriquer : utilisation d’une galaxie de comptes ou faux comptes Twitter alimentés par des individus ou des bots, comme des comptes d’attaque et d’amplification ; grande capacité à activer et optimiser à leur profit les algorithmes et les procédés d’indexation des moteurs de recherche et réseaux sociaux pour faire « remonter » certains contenus ; recours à l’« astroturfing » qui permet à quelques individus de rendre un contenu viral en créant l’illusion d’un phénomène de masse spontané. Cette capacité de coordination et d’amplification peut également être mise au service de l’organisation de raids ou attaques en meute, particulièrement virulents et agressifs, à l’encontre de personnes identifiées comme ennemies.
Pour illustrer la parfaite maîtrise des nouveaux codes qui caractérise ces mouvances, M. Tristan Mendès France a insisté sur l’utilisation extensive et très efficace des mèmes, motifs ou images chargés idéologiquement qui se diffusent de manière virale. Très prisés par les jeunes générations et très caractéristiques de la culture de l’extrême droite en ligne, ces mèmes font l’objet d’une utilisation qui est emblématique de la « guerre sémiologique », pour reprendre la terminologie employée par le spécialiste des nouvelles cultures numériques, qu’elle y mène.
Ainsi, comme l’a souligné M. Mendès France, une « minorité agissante et bruyante » parvient-elle à démultiplier sa visibilité et son influence dans ces différents espaces et à les rendre « toxiques ». Mme Audrey Herblin-Stoop, directrice des affaires publiques de Twitter France, a indiqué que moins de 1 % des comptes représenterait, selon les estimations du réseau social, la majorité des comptes signalés pour abus. Une étude du Monde du 2 avril 2017 indiquait que 6 % des utilisateurs du forum Blabla 18-25 ans généraient à eux seuls 50 % des messages favorables à l’extrême droite ([54]).
Cette minorité d’activistes fait preuve d’une réactivité et d’une capacité de mobilisation exceptionnelles sur tous les sujets potentiellement polémiques. Il s’agit de créer le « buzz » autour d’un sujet ou événement d’actualité lié à une thématique chère à l’extrême droite et de remporter la bataille de l’attention. Mais il s’agit aussi de créer cet événement, ou, pour reprendre l’expression d’un représentant de groupuscule, le « happening médiatique » qui pourra susciter la polémique et faire parler de lui. Comme l’a souligné M. Frédéric Potier, « cette stratégie médiatique très pensée donne lieu à des actions “coup de poing”, comme l’occupation en 2012 de la mosquée en construction de Poitiers, le refoulement de migrants dans les Alpes à l’été 2017 ou encore, il y a une dizaine de jours, l’occupation de la caisse d’allocations familiales (CAF) de Bobigny par Génération identitaire ».
Pour remporter complètement la bataille de l’attention, l’objectif ultime est, comme l’ont confirmé MM. Mounir Mahjoubi et Tristan Mendès France mais aussi certains représentants de groupuscules entendus, d’atteindre les médias traditionnels pour, in fine, influer sur l’agenda politique. Les auditions de représentants de groupuscules ont montré que cette stratégie est tout à fait assumée. Il s’agit, selon les termes utilisés par l’un d’eux, de « mettre un sujet en lumière », de « faire en sorte que les médias s’en emparent » pour obliger les politiques à « faire le travail derrière ».
b. Une propagande amplifiée par une nébuleuse composée d’acteurs divers et qui s’internationalise
Les groupuscules d’ultra-droite sont des membres actifs d’une nébuleuse plus large d’activistes numériques, souvent qualifiée de « fachosphère », « réacosphère », « réinfosphère » ou « patriosphère ». Cet écosystème composite et hétéroclite, dont il est difficile de tracer les contours et les connexions, repose sur une galaxie de sites, de blogs, de pages, de comptes ou de chaînes alimentés sur les différents réseaux sociaux, de groupes actifs sur des forums et des services de messagerie. Cette nébuleuse est animée par des acteurs politiques divers, des militants et de simples internautes parmi lesquels on retrouve toutes les familles du courant de pensée de l’extrême droite en France.
Sur le fond, parmi les messages véhiculés par cette nébuleuse, ainsi que l’a souligné M. Mendès France, « on trouve pêle-mêle, de façon cumulée ou non, un discours antisystème, complotiste, anti-migrants, raciste – évidemment –, antimusulmans, antisémite, négationniste, mais aussi et surtout un discours, qui tient une place prépondérante, antiféministe, anti-LGBT et masculiniste, de façon très radicale, un discours assez traditionnellement anti-médiatique, anti-élite et anti-Europe – celle-ci étant considérée comme très faible – et un discours favorable aux régimes forts et populistes, ce qui est également propre à l’extrême droite ».
S’il n’y a pas d’unité d’action en ligne de toutes les composantes de cette nébuleuse, M. Tristan Mendès France a souligné qu’il existait des convergences ou associations opportunistes, des partenariats ponctuels entre individus ou groupes qui ne partagent pas les mêmes agendas idéologiques mais qui peuvent se coordonner pour une action spécifique en fonction des sujets, des enjeux et de l’actualité.
À cet égard, M. Stéphane François, évoquant une « mécanique professionnelle ou semi-professionnelle du “troll” d’extrême droite » et la présence importante de contenus issus du Bloc identitaire et de groupuscules identitaires sur Facebook, a indiqué à la Commission que des membres de groupuscules, « parfois payés par certains partis politiques d’extrême droite, passent leurs journées à diffuser leurs thèses et arguments sur les réseaux sociaux ».
Par ailleurs, pour M. Tristan Mendès France, « la nébuleuse dont nous parlons [...] n’a plus de frontières, et les partenariats qui se tissent peuvent être transnationaux ». Ces partenariats ont conduit M. Mounir Mahjoubi à évoquer l’émergence d’« une internationale de l’extrême droite, une internationale de la fachosphère, qui va de l’alt-right américaine à certains pro-Brexit en passant par certains nationalistes d’Europe de l’Est et d’Italie, dont l’action est parfois synchrone même si je ne peux pas prouver qu’elle soit coordonnée. Je n’en ai pas les preuves et ne puis vous dire que l’État français en a les preuves. Mais nous ne pouvons cependant que constater que sur certains sujets, ils arrivent à hisser très haut certains contenus au même moment ».
M. Frédéric Potier a corroboré ce constat : « les échanges entre groupuscules français, allemands ou encore russes sont nombreux sur certains sites et plateformes. […] L’ISD – Institute for Strategic Dialogue – institut de recherche britannique, a publié une série d’études sur les groupuscules à l’occasion d’élections, comme les élections nationales en Suède ou en Italie ou les élections régionales en Allemagne et en Bavière. Ce think tank a montré qu’il y a une stratégie visant à influencer le résultat des élections en appelant à soutenir un candidat ou en diffusant des messages de haine destinés à attaquer des partis politiques. La nébuleuse n’est pas simplement franco-française, elle est aussi internationale et assez difficile à repérer en raison de sa relative discrétion ».
« On voit également », a ajouté M. Tristan Mendès France, « que différents acteurs, de différentes natures, viennent jouer dans cet écosystème. Il y a des acteurs étatiques – on a de forts soupçons d’ingérence de la part d’agences pro-russes qui chercheraient à soutenir ou à accentuer la visibilité de certaines propagandes qui font irruption dans la fachosphère ». Si l’ancien secrétaire d’État a indiqué qu’il était difficile de prouver la manipulation des acteurs de la fachosphère française par des puissances étrangères, M. Tristan Mendès France a relevé que l’ambassade russe à Londres utilise sur Twitter des mèmes (en particulier Pepe The Frog, mème très emblématique de l’extrême droite) pour communiquer et faire des clins d’œil à la fachosphère européenne !
Ont également été évoqués comme de nouveaux acteurs importants de cette « internationale émergente de la fachosphère » des milliardaires américains, comme la famille Mercer, qui soutient les mouvances d’extrême droite un peu partout en Europe ([55]). M. Mounir Mahjoubi a ajouté que ces entrepreneurs souhaitaient également « financer partout dans le monde des universités qui formeraient des gens convaincus que les peuples doivent se replier sur eux-mêmes, et qu’il faut faire tomber les grandes nations libérales ».
2. Une action de diffusion et de banalisation des thèses d’extrême droite qui porte ses fruits
a. De nouvelles stratégies de propagande marquées en particulier par la thématique de la substitution à un État jugé défaillant
Les auditions conduites par la commission d’enquête font apparaître de nouvelles tendances ou méthodes d’action propagandiste des groupuscules d’ultra-droite. Le rapporteur retient en particulier la rhétorique et la mise en scène d’une substitution à un État jugé défaillant dans l’exercice de certaines de ses missions. Les groupuscules d’ultra-droite se présentent désormais volontiers non comme des agresseurs mais comme des défenseurs, protégeant de la « racaille », des migrants, de l’islam, du retrait de l’État providence, des méfaits du « globalisme », etc.
On retrouve cette approche dans les maraudes sociales ou distributions de soupe populaire organisées par le Bastion social, qui viseraient à pallier les insuffisances de l’État providence, ou d’un État providence qui ferait passer les « autres » avant les « nôtres ». Comme l’a souligné M. Christophe Castaner, ministre de l’intérieur, « ces acteurs vont sur le champ de la “solidarité” pour porter leur discours de haine et de violence ».
Les actions de propagande du mouvement Génération identitaire sont également très caractéristiques de cette thématique montante du « groupuscule qui protège », à commencer par les opérations de blocage du col de l’Échelle en avril 2018, dont l’objectif était de mettre en scène les lacunes supposées du contrôle de l’immigration et des frontières. Des militants de Génération identitaire ont également organisé des « patrouilles de sécurisation » ou des « maraudes anti-racaille » dans le métro de plusieurs grandes villes de France, en particulier Lille. Dans le même esprit, comme indiqué précédemment et grâce au financement participatif, à l’été 2017, des militants du même mouvement ont organisé une vaste campagne de propagande visant à dénoncer le rôle jugé néfaste de certaines ONG qui faciliteraient la traversée de migrants en Méditerranée. Cette campagne a trouvé un très fort écho médiatique.
On peut également citer la « philosophie » du groupe des Barjols, dont l’action repose sur l’idée que l’État, la police, la gendarmerie et l’armée sont défaillants quand il s’agit de protéger les citoyens face à la menace terroriste que constitue l’islam radical.
M. Jean-Yves Camus a estimé que ce type d’actions allait « se multiplier, de la part de gens qui s’arrogent le droit de remplacer l’État qu’ils considèrent en faillite dans l’exercice des missions qui sont les siennes. »
Cette stratégie s’inscrit par ailleurs dans une démarche de normalisation, de banalisation ou de « dédiabolisation ».
M. Stéphane François a ainsi souligné la dimension « contre-culturelle » du Bastion social et le côté « sympathique » qu’on peut lui trouver : « ils ont copié les Italiens de CasaPound avec des groupes de rock, ils ont un côté sympathique et la volonté d’attirer des jeunes ». Pour M. Nicolas Lebourg, « Fabrice Robert qui, après la dissolution d’Unité radicale, expliquait aux militants : “Il faut faire peur à l’adversaire, pas à nos grands-mères”, avait tout compris de la nécessité de normalisation. Bien entendu, toute personne qui [...] a le sens de l’État, comprend la provocation qu’a été le blocage du col de l’Échelle par Génération identitaire, mais les citoyens “classiques” jugent la chose avec bien plus de légèreté : cette provocation paraît acceptable car elle est faite sans violence, par des gens à visage découvert. Ces dernières années, les identitaires ont voulu rompre avec la culture de l’extrême droite radicale ». Ces militants ont abandonné le flight jacket, le blouson classique de l’extrême droite, le foulard dissimulant les traits et la casquette : « on agit à visage découvert, on assume, on dit son nom, on a une doudoune bleue, on est sympathique… et cela permet effectivement d’aller beaucoup plus loin, car cela rend la propagande bien plus efficace ».
b. Une action culturelle de diffusion et de banalisation des idées d’extrême droite qui porte ses fruits
Pour M. Stéphane François, les années 2000-2010 se caractérisent par un « basculement des mentalités », une partie croissante de la population étant « sensibilisée » aux thèses de l’extrême droite, et la consécration d’une stratégie fondée sur « l’action culturelle ».
« Depuis les années 1960, en France et ailleurs en Occident, certains, à l’extrême droite ont théorisé une action culturelle : on cesse de militer en créant des groupuscules activistes qui ne servent pas à grand-chose et l’on s’attache à diffuser et à banaliser les idées relatives à la culture et à la race blanche ». Pour M. Stéphane François, si « pendant longtemps, cette stratégie n’a pas très bien marché », aujourd’hui, « on y est » et « la théorie du “grand remplacement” est complètement dans cette logique ».
M. Nicolas Lebourg a confirmé cette analyse en relevant que la thèse du grand remplacement, issue d’anciens membres des Waffen SS, qui dans les années 1950, ont développé une théorie selon laquelle les juifs provoquent la destruction de l’Europe par le métissage, et ainsi le remplacement de la population pour imposer la « dictature juive mondiale » par le biais de l’Organisation des Nations unies, est aujourd’hui devenue mainstream : « en supprimant, ces dernières années, la dimension antisémite du discours, on l’a rendu mainstream ».
M. Nicolas Lebourg a souligné la nouveauté que constitue cette « continuité entre le mainstream et l’underground » : « l’idée du “grand remplacement” et celle d’une troisième mi-temps de la guerre d’Algérie sont des idées puissantes dans la société française actuelle ; ce lien n’existait pas auparavant ».
Pour M. Stéphane François, « il importe d’en avoir conscience pour lutter contre ces discours, car les thèses racistes entrent en résonance avec les attentats islamistes, et les mentalités ont basculé ». « La volonté de banalisation de ces idées est patente » a-t-il relevé, « et, à partir du moment où elle a lieu, cette propagande fait que des actes délictueux deviennent moins graves aux yeux de certains ». Et d’ajouter : « dans les années 1970 le plasticage d’un magasin Daniel Hechter ne correspondait à aucune demande sociale. Je ne suis pas sûr qu’il en irait ainsi maintenant si une mosquée était plastiquée ».
Pour Mme Valérie Igounet, combattre ces personnes nécessite de bien cerner les messages qu’elles diffusent, les angles qu’elles adoptent, la façon dont ils sont reçus. Or, « dans le contexte actuel, sans qu’il y ait adhésion franche à ces thèmes, il y a plus de tolérance, ils paraissent moins offensants ». M. Pascal Perrineau a partagé le constat de « la diffusion et l’admissibilité croissantes de leurs thèses dans des couches de plus en plus larges de la population » et souligné « l’impact du renouvellement des générations à cet égard. Les jeunes sont beaucoup plus sensibles aux thèses conspirationnistes que la catégorie des plus de 65 ans, lesquels sont aussi plus réticents à voter pour le Front national : des tabous sont tombés ».
De fait, ainsi que le souligne M. Pascal Perrineau, « les choses ont changé sur le plan électoral bien sûr, mais aussi, même si les militants ne sont pas plus nombreux qu’auparavant, parce qu’il y a une chambre d’écho qui est plus importante qu’auparavant ».
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II. renforcer les moyens du suivi et la connaissance du phénomène
Le suivi des groupuscules d’ultra-droite relève au premier chef des services de renseignement intérieur dont les moyens doivent être augmentés à cet effet (A).
La connaissance des groupes subversifs pourrait être utilement renforcée grâce à la production de données objectives, dans les champs de compétence respectifs de l’autorité publique et de la recherche universitaire (B).
A. renforcer les moyens des services de renseignement
Il importe de souligner au préalable la difficulté de porter une appréciation sur l’adéquation aux besoins des capacités affectées aux services de renseignement dans le domaine précis de la lutte contre l’ultra-droite. Les services du ministère de l’intérieur, dont la mission est de prévenir les troubles à la sécurité et à l’ordre public sans considération de l’idéologie politique de ceux qui les occasionnent, ont indiqué ne pas être en mesure d’identifier et d’isoler les fonctionnaires et les moyens dédiés spécifiquement à la thématique de l’ultra-droite. Sur la base des informations qu’il a pu recueillir, le rapporteur souhaite formuler les observations et préconisations suivantes :
– le renseignement s’intéresse exclusivement à la protection de l’ordre public, sans considération de l’opinion politique de chacun (1) ;
– la multiplicité des administrations chargées de cette mission implique d’importantes démarches de coordination, tant au niveau national qu’européen (2) ;
– l’importance de la menace islamiste ne doit pas faire reculer la vigilance quant à celle d’ultra-droite, cette dernière étant largement nourrie par la première (3) ;
– Enfin, les ressources humaines et budgétaires ainsi que les moyens juridiques et technologiques des services compétents doivent être renforcés (4).
1. Un suivi qui ne porte pas tant sur la radicalité des opinions politiques que sur la radicalité des comportements
Les services de renseignement ont une double fonction : d’une part, ils concourent à la prévention des actes portant atteinte à la sûreté de l’État ou à la permanence des institutions de la République et, d’autre part, ils participent à la surveillance des individus et groupes d’inspiration radicale susceptibles de recourir à la violence contre les personnes et les biens et, donc, de menacer la sécurité nationale. Comme l’a souligné M. Nicolas Lerner, les services de renseignement se tiennent « à l’écart du suivi des courants de pensée, fussent-ils extrêmes, dès lors qu’ils ne se matérialisent pas par des atteintes à la loi ou par un recours ou une incitation à la violence ».
Par conséquent, l’attention portée aux groupuscules de l’ultra-droite ainsi qu’à leurs membres ou à leurs sympathisants s’inscrit dans le cadre plus global du suivi de l’ensemble des mouvements subversifs qui ne respectent pas les principes démocratiques et pourraient recourir à des moyens d’action illégaux.
C’est pourquoi il est difficile d’appréhender les moyens humains et financiers engagés dans le champ d’investigation de la commission d’enquête.
2. Un suivi effectué par différents services, ce qui suppose un effort de coordination et d’échange
Comme l’a souligné M. Patrick Calvar, « le renseignement est une chaîne qui implique complémentarité et coordination ».
La France ne dispose pas d’une administration unique chargée du renseignement intérieur. Cette mission est partagée entre :
− la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ;
− le service central du renseignement territorial (SCRT), rattaché à la direction centrale de la sécurité publique (DCSP) au sein de la direction générale de la police nationale (DGPN) ;
− la sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO), placée sous l’égide de la direction des opérations et de l’emploi (DOE) et relevant de la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) ;
− la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) pour la ville de Paris et les départements dits de la « petite couronne ».
Travaillant désormais sous la tutelle directe du ministre de l’intérieur et non de la DGPN, la DGSI a succédé en 2014 à la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), elle-même née en 2008 de la fusion de la direction de la surveillance du territoire (DST) et de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG).
Cette réorganisation récente et cet éclatement ont engendré des critiques de la part de certains observateurs, estimant que le suivi avait perdu en qualité. M. Nicolas Lebourg, par exemple, a jugé que « la réforme des services de renseignement fait que, depuis quelques années, les rapports de la DGSI sont très confus sur les lisières idéologiques ».
M. Nicolas Lerner souligne pour sa part que « l’action des différents services de renseignement ne se recoupe pas », que les différences entre leurs méthodes de travail réduisent fortement le risque qu’une information ou un fait demeure non repéré et que les échanges entre leurs responsables respectifs sont constants.
Premièrement, le SCRT, la SDAO et la DRPP sont chargés d’anticiper et de prévenir les actes violents ou contraires à la loi que les groupuscules peuvent commettre lors de manifestations sur la voie publique et dans leurs activités d’agitation politique.
De son côté, la DGSI est compétente en matière de lutte contre les menaces tournées vers les institutions républicaines, réprimées en tant qu’infractions d’atteinte à la sûreté de l’État au sens des articles 410-1 à 414-9 du code pénal. Elle est aussi chargée, selon son directeur, de « détecter, prévenir et réprimer si nécessaire, ou en tout cas proposer à la justice de réprimer, toutes les formes d’action susceptibles de revêtir la qualification de terrorisme », définie à l’article 412-1 du même code.
Deuxièmement, le fait d’avoir des canaux de recueil et des procédures de traitement différents permettrait de diminuer le risque qu’une menace spécifique reste ignorée de l’État. Les antennes des services précités ne sont pas implantées de la même manière dans le pays, ce qui offrirait au ministère un maillage particulièrement fin. Le statut militaire de la SDAO lui donne également une sensibilité particulière à certains enjeux. Ces complémentarités sont précieuses aux yeux de M. Nicolas Lerner, qui a déclaré : « je considère que ce qui constitue aussi la force du système français est d’avoir des services de renseignement ayant leurs spécificités et leurs propres grilles d’analyse ».
Troisièmement, les échanges sont décrits comme permanents et fluides. Le SCRT et la SDAO, qui relèvent de la police et de la gendarmerie nationales, seraient utilement alimentés par le réseau de droit commun de ces dernières, et partageraient, de manière systématique, leurs informations avec leurs homologues des premier et second cercles de la « communauté du renseignement ». Ces échanges quotidiens fonctionnent également dans l’autre sens : M. Nicolas Lerner a précisé que « certaines informations que [la DGSI] recueill[e] peuvent ainsi avoir une utilité pour la prévention des troubles à l’ordre public et des violences. Il va de soi que ces informations sont livrées en temps réel à l’échelon territorial, à l’autorité préfectorale et aux services de renseignement ».
Cette collaboration, présentée comme très fluide, doit aussi être effective avec les services judiciaires disposant d’une compétence antiterroriste.
M. Frédéric Potier, DILCRAH, a estimé que « nous pouvons progresser encore dans le suivi des groupuscules sur internet, et notamment au niveau européen, puisqu’ils se parlent, se coordonnent, agissent ensemble et, probalement, bénéficient de financements ou de soutiens croisés à l’approche des échéances électorales, même si je n’en ai pas la preuve ».
M. Nicolas Lerner a quant à lui indiqué que « les échanges entre services de renseignement européens sont quotidiens, comme en matière de terrorisme sunnite. Les formes qu’ils revêtent [...] garantissent une fluidité de l’information ».
Le rapporteur insiste sur l’importance d’une bonne coordination entre les administrations chargées, dans chaque pays de l’Union européenne, du renseignement intérieur et salue les impulsions françaises et les avancées récentes en la matière. Le 26 septembre 2017, dans le discours de la Sorbonne, le Président de la République avait appelé de ses vœux la constitution d’un réseau au sein duquel les services de renseignement des différents États pourraient dialoguer et échanger et favoriser l’émergence d’une culture européenne du renseignement. Cette proposition a connu une première concrétisation le 5 mars 2019 avec l’inauguration du « collège du renseignement ».
Recommandation n° 2 : garantir la coordination entre les différents services chargés du renseignement au plan national comme européen.
3. Un suivi qui aurait été, un temps, un peu affaibli par la priorité consacrée au terrorisme islamiste
M. Laurent Nuñez a affirmé que l’ultra-droite « demeure une thématique prioritaire pour les services de renseignement » et « qu’elle n’a jamais été abandonnée. Les attentats qui ont frappé notre pays ont certes fait de la menace terroriste une priorité, mais cela n’a jamais détourné nos services du suivi des mouvances d’ultra-droite et d’ultragauche ».
Certaines informations dont la commission a eu connaissance indiquent cependant que la thématique de l’ultra-droite a pu, provisoirement, faire l’objet d’un suivi moins attentif compte tenu de la priorité accordée au danger djihadiste à la suite des attentats de 2015, ce qui serait tout à fait compréhensible dans un contexte où les moyens manquaient.
M. Patrick Calvar, qui était alors en poste a déclaré : « étant donné le contexte, nous étions focalisés sur le terrorisme islamiste et y consacrions 99 % de notre temps ».
M. Frédéric Potier a quant à lui indiqué que « pour répondre aux attaques terroristes et à la montée de l’islamisme radical, beaucoup des ressources et des meilleurs éléments sont partis suivre ces questions. La lutte contre les groupuscules d’extrême gauche et d’extrême droite a peut-être été un peu délaissée. Je ne cible bien sûr personne, mais vous livre une tendance à l’œuvre ces dix dernières années, qui s’explique d’ailleurs très bien. À nous focaliser sur le terrorisme islamiste, il ne faudrait pas risquer de passer à côté de la violence identitaire et suprémaciste ».
Le rapporteur juge l’expérience allemande particulièrement instructive à cet égard. Lors du déplacement à Berlin, M. Hans-Georg Engelke, secrétaire d’État auprès du ministre fédéral de l’intérieur, a en effet expliqué que les services de renseignement intérieur se sont concentrés sur le terrorisme salafiste après le 11 septembre 2001 et que ce regard trop étroit les a empêchés de voir émerger la cellule clandestine nationale-socialiste (Nationalsozialistischer Untergrund ou NSU), qui a été coupable du meurtre de dix individus d’origine turque et grecque en 2001. Le secrétaire d’État a reconnu que c’était « un des plus grands échecs de l’histoire de l’État de droit allemand que de ne pas avoir découvert la NSU à temps ; les services s’intéressaient […] aux organisations, mais insuffisamment aux personnes, qui peuvent d’ailleurs être isolées ».
4. Des capacités opérationnelles qui doivent poursuivre leur montée en puissance
a. Renforcer les moyens humains et budgétaires
Comme l’a souligné M. Laurent Nunez, « les effectifs et les moyens budgétaires des services de renseignement ont considérablement augmenté au cours des dernières années, notamment depuis 2015 ».
Interrogé sur les moyens des services de renseignement, M. Christophe Castaner a apporté la réponse suivante : « Nos services de renseignement essaient de suivre l’ensemble du spectre [...]. Cela suffit-il ? Je n’aurais pas la prétention de vous dire que oui… Cela dépend du nombre de personnes mobilisées. Mais je vous donne néanmoins une indication : suivre quelqu’un vingt-quatre heures sur vingt-quatre comme dans les films, c’est bien, mais cela mobilise vingt-quatre personnes ! En conséquence, nous faisons en fonction des moyens dont disposent nos services ». Quant à M. Jean-Marc Cesari, il a indiqué avoir demandé un « renforcement de toute la chaîne de renseignement de la gendarmerie, en accordant la priorité aux échelons territoriaux ». « La capacité d’analyse de l’échelon départemental, en particulier, mériterait d’être renforcée », a-t-il précisé.
Par conséquent, compte tenu de l’ampleur et de la multiplicité des menaces, le rapporteur appelle à un renforcement substantiel des moyens budgétaires et humains des services de renseignement. Il se félicite vivement de l’engagement du Gouvernement de créer, au cours du quinquennat, 10 000 postes de policiers et gendarmes nationaux dont 20 % seront affectés au renseignement. De surcroît, il salue l’augmentation du budget de la DGSI de 20 millions d’euros en 2019. Il importe qu’une part conséquente de ces moyens soit affectée au renforcement du suivi des mouvances ultras.
En ce qui concerne le profil des agents de la communauté du renseignement, les autorités ont besoin de pouvoir compter sur des personnes dotées des savoir-faire et compétences adéquats ce qui suppose une adaptation des modes de recrutement et de gestion des ressources humaines.
« Lorsque j’ai pris mes fonctions », a indiqué M. Patrick Calvar, « l’effectif comptait 3 % de contractuels ; la proportion était passée à 17 % quand je suis parti. Les services doivent avoir les compétences et les outils nécessaires mais même quand ils les ont, des difficultés restent à régler. Il faut acculturer, intégrer, faire travailler en synergie, proposer des carrières – car à quoi bon avoir un élément de valeur pendant trois ans et le perdre ensuite ? – et payer les recrues à leur juste valeur. Cette révolution culturelle est en marche et se poursuit mais il faut du temps ».
Ce constat rejoint en partie celui du ministre de l’intérieur : « Nous avons des problèmes pour certains profils, liés aux règles de recrutement des titulaires et des contractuels, et aux niveaux de rémunération. Dans le secteur du big data, l’instabilité professionnelle est chronique, y compris dans le privé : on reste six mois à un an dans un poste, puis on bouge. Ce n’est pas la culture que nous recherchons dans des services de renseignement. C’est donc une petite difficulté. Mais nous commençons malgré tout à intéresser des gens de qualité », ajoutant aussi que « la pratique [des réseaux sociaux par les groupuscules à potentialité violente] est générationnelle, et à ce titre le recrutement d’effectifs plus jeunes est un atout. De même, les formations sur le sujet sont en augmentation ».
Le général de brigade Jean-Marc Cesari a particulièrement insisté sur les besoins en capacités d’analyse : « nous enregistrons une croissance annuelle à deux chiffres du volume de renseignements et de fiches qui nous est transmis par nos capteurs. Ce flux réclame une grande capacité de discernement et d’analyse. Nombre de spécialistes vous diront d’ailleurs que c’est le principal défi que doivent relever tous les services de renseignement. Bien souvent, nous avons les informations. Toute la difficulté réside dans leur traitement et dans leur analyse : ne pas passer à côté d’une menace, faire les bons rapprochements et les bonnes déductions pour les mettre à la disposition des décideurs ».
b. Renforcer les moyens techniques et juridiques
Le renforcement des capacités d’analyse passe aussi par l’acquisition d’outils de traitement du big data.
« Ne vous y trompez pas, » a alerté M. Patrick Calvar, « aujourd’hui, la clé de la sécurité, c’est la cybernétique ». Et d’ajouter, au sujet des réseaux sociaux : « c’est là que doit porter l’effort : il faut surveiller tous ces discours de haine pour déterminer qui y est particulièrement réceptif, permettre qu’un clignotant s’allume, signalant “celui-là peut basculer dans la violence” ».
Compte tenu de leur importance stratégique, on ne peut que regretter, comme l’a fait l’ancien DGSI, qu’il n’existe pas de solutions européennes en matière de technologies d’analyse du big data.
En outre, ainsi que l’a souligné M. Christophe Castaner, si « nous disposons d’outils juridiques et d’algorithmes – quelques expérimentations encadrées et autorisées sont en cours – », « certains pays sont dotés d’algorithmes dont l’efficacité est bien plus redoutable que les nôtres : trois mots-clés dans un échange suffisent pour déclencher un hit, qui est ensuite analysé. Il faut donc à la fois l’information, mais aussi le croisement de différentes informations pour en tirer la bonne conclusion ».
À cet égard, se reposera, à brève échéance, la question du cadre juridique du renseignement et donc de l’utilisation des nouvelles techniques de renseignement rendues possibles par l’évolution technologique. Les possibilités d’action des services de renseignement ont été considérablement renforcées par la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, à la satisfaction générale des représentants de ces services entendus par la commission. Une évaluation de cette loi est prévue d’ici à 2020 ([56]). À l’occasion de cette échéance, le Gouvernement et le Parlement pourront dresser un bilan du cadre juridique actuel et débattre ensemble des évolutions qui apparaîtraient nécessaires.
Recommandation n° 3 : poursuivre l’effort de recrutement, de formation et d’adaptation de la gestion des ressources humaines dans les services de renseignement ; amplifier la dynamique budgétaire au profit de ces unités ; prévoir l’affectation de moyens conséquents pour le suivi des mouvances ultras ; envisager, lors de l’évaluation de la loi du 24 juillet 2015, l’éventuelle adaptation des moyens juridiques et technologiques du renseignement.
B. AmÉliorer le suivi et la connaissance du phÉnomÈne
Le rapporteur a retenu deux axes d’amélioration en ce domaine :
– obliger le Gouvernement à rendre compte au Parlement et à nos concitoyens, dans un rapport annuel, de l’état de la menace posée par les groupes subversifs violents et de l’action des pouvoirs publics en la matière, en adaptant la pratique du Gouvernement fédéral allemand (1) ;
– pour compléter cette approche, encourager les programmes universitaires portant sur le suivi des radicalités politiques (2).
1. Créer un rapport annuel inspiré du rapport de l’office fédéral de protection de la Constitution allemand
La lutte contre les menaces extrémistes occupe une place toute particulière en Allemagne, où la Cour constitutionnelle fédérale a dégagé la notion de démocratie combative, capable de se défendre ([57]). Cette notion définit les efforts de toute la société afin de tourner la page du national-socialisme et, après la réunification proclamée le 3 octobre 1990, celle du communisme.
La combinaison de cette orientation fondamentale avec la pratique d’un haut degré de transparence de la part du Gouvernement vis-à-vis du Parlement et des citoyens s’illustre notamment dans la production d’un rapport annuel par l’office fédéral de protection de la Constitution, le service de renseignement intérieur. Une délégation de la commission d’enquête a été reçue par des représentants de ce service. Doivent ici être soulignées leur grande disponibilité et la richesse de leurs explications, qui témoignent de l’excellence des relations franco-allemandes en ce qui concerne cette priorité politique commune.
Ce rapport, ainsi que l’a rappelé M. Jean-Yves Camus, « traite non pas des groupuscules d’extrême droite, mais de l’ensemble des menaces pesant sur l’ordre constitutionnel, qu’elles émanent de l’extrême droite, de l’extrême gauche ou des mouvements islamistes », ainsi que du terrorisme motivé par d’autres idéologies que le djihadisme, du contre-espionnage, de la lutte contre les tentatives de sabotage et du risque particulier que représente l’église de scientologie.
En s’inspirant librement de cet exemple, le rapporteur préconise qu’un rapport annuel faisant état de la menace posée par les groupes subversifs violents dont les agissements visent à déstabiliser l’État, à menacer ses institutions ou à porter atteinte à sa sûreté soit remis à l’Assemblée nationale et au Sénat. Sa rédaction serait confiée aux administrations compétentes des ministères de l’intérieur et de la justice.
Interrogés à ce sujet par la commission, la garde des Sceaux et le ministre de l’intérieur s’y sont montrés ouverts. La première a déclaré : « À titre personnel, je ne vois que des avantages à ce qu’il y ait davantage de transparence dans ce domaine. […] Spontanément, je vous dirai que je suis très favorable à ce que nous puissions avoir le plus d’éléments d’information possible sur ces sujets ». D’après le second, « un rapport annuel de l’exécutif au Parlement, comme vous l’avez observé en Allemagne, pourrait faire partie de vos préconisations. Le Gouvernement y serait-il hostile ? Non, le sujet est suffisamment sensible pour le justifier ».
Une approche allemande très spécifique, liée à un contexte historique particulier et qui ne va pas sans comporter quelques biais
Depuis 2001, le Gouvernement fédéral allemand établit des statistiques relatives à la criminalité à motivation politique ([58]). Les derniers chiffres de l’office fédéral de la police judiciaire sont ceux de 2017. Leur lecture se fait sur plusieurs niveaux : d’une part, au sein de chaque fraction du spectre politique, est distingué un sous-ensemble relatif à l’extrémisme et, d’autre part, dans chacune de ces catégories, est proposée une classification selon les types de faits. Sur un total de 39 505 faits recensés, 9 752 étaient en 2017 imputables à la gauche et à l’extrême gauche, 1 647 à une idéologie étrangère, 1 010 à une idéologie religieuse et 6 514 étaient inclassables. Les 20 520 faits relevant de la droite, dont 19 467 relevant de l’extrême droite, se répartissaient comme suit :
– Actes violents 1 054 (5,4 %)
Homicides 0 (0 %)
Tentatives de meurtre 4 (0,02 %)
Coups et blessures 904 (4,6 %)
Incendies 42 (0,2 %)
Utilisation d’explosifs 5 (0,03 %)
Troubles à l’ordre public 10 (0,05 %)
Interventions dangereuses
dans les transports 13 (0,07 %)
Séquestrations 2 (0,01 %)
Vols 3 (0,02 %)
Extorsions 21 (0,1 %)
Rébellions et outrages 50 (0,3 %)
Agressions sexuelles 0 (0 %)
– Actes non violents 18 413 (94,6 %)
Dégradations de biens 1 317 (6,8 %)
Menaces diverses 336 (1,7 %)
Délits de propagande 11 894 (61,1 %)
Profanations de tombes 5 (0,03 %)
Autres, dont incitations
à la haine raciale 4 861 (25 %)
Comme l’a indiqué à la commission M. Frédéric Potier, si le modèle allemand, « qui consiste à lier les actes à des tendances politiques, est intéressant, il pose une question de méthodologie et donne des résultats pas toujours limpides. En attribuant systématiquement une croix gammée taguée dont on n’identifie pas l’auteur à l’extrême droite, la proportion des actes antisémites imputés à l’extrême droite atteint 90 %. Nous ne procédons pas à ce type d’analyse, dont je ne suis pas certain qu’elle nous donnerait une meilleure connaissance du phénomène. Les actes antisémites dont on ne connaît pas les auteurs, comme les lettres anonymes de menace ou les agressions, sont nombreux et ne peuvent être imputés directement à l’extrême droite ou à d’autres nébuleuses ».
Il importe de préciser que la conception française du pluralisme des courants d’opinion et d’une compétence des autorités chargées de la protection de l’ordre public excluant toute prise en compte de l’affiliation politique des auteurs de crimes ou délits invite à ne pas reproduire à l’identique l’approche allemande. Le rapporteur n’estime pas souhaitable que les autorités publiques se livrent à une analyse et à une classification du positionnement politique des auteurs d’infractions et des groupes subversifs violents.
Recommandation n° 4 : prévoir la remise annuelle d’un rapport au Parlement par les ministères de la justice et de l’intérieur, présentant les groupes subversifs violents, leurs effectifs, fournissant des statistiques relatives aux actes criminels et délictuels commis par ces groupes et présentant les mesures d’entrave et les condamnations dont ils ont fait l’objet par les autorités administrative et judiciaire.
En revanche, le rapporteur estime que la recherche universitaire pourrait être encouragée à effectuer une analyse complémentaire intégrant la dimension idéologique et politique du sujet.
2. Encourager le développement de la recherche sur les radicalités politiques
Au cours de son audition, M. Nicolas Lebourg a déclaré qu’« il n’y a aujourd’hui aucun thermomètre de l’extrême droite dans notre pays ». Le rapporteur partage ce constat et l’exemple allemand montre l’utilité d’un suivi statistique qui doit, en France, reposer sur la complémentarité entre le travail de renseignement et l’approche universitaire ([59]).
La faiblesse de la recherche académique relative aux groupuscules d’ultra-droite a été soulignée par l’ensemble des universitaires entendus par la commission. Alors que, comme l’a relevé M. Jean-Yves Camus, ce thème est « considéré comme tout à fait légitime en Allemagne, aux États-Unis et dans d’autres pays », M. Nicolas Lebourg a estimé que « l’université française fuit ces questions ».
La prorogation du programme VIORAMIL, évoqué précédemment, pourrait à cet égard s’avérer particulièrement opportune. Ce programme pourrait utilement se nourrir du rapport annuel évoqué précédemment et réciproquement.
Tout en rappelant que chacun doit rester dans son rôle et ne pas essayer d’exercer une influence sur l’autre partenaire, MM. Joël Gombin et Frédéric Potier ont également recommandé une collaboration plus étroite entre les services du ministère de l’intérieur et les chercheurs.
Recommandation n° 5 : en complément du rapport annuel sur la subversion politique violente, encourager la constitution d’équipes universitaires publiques sur cette thématique ; encourager la collaboration entre la recherche et les services de police et de renseignement.
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III. renforcer la Politique d’entrave administrative et judiciaire
« Nous utilisons toute la palette des entraves judiciaires et administratives dont nous disposons pour gêner ces groupes, les déstabiliser dans leur fonctionnement », a affirmé le ministre de l’intérieur devant la commission.
Au plan judiciaire, cette politique passe par la répression de tous agissements des groupuscules et des individus qui les composent, dès lors que ces agissements tombent sous le coup de la loi.
La politique d’entrave administrative, qui comprend différentes mesures dont la plus radicale est la dissolution, vise pour sa part à prévenir les troubles à l’ordre public occasionnés par l’activité de ces groupuscules.
Le rapporteur estime que cette politique doit reposer sur la mobilisation offensive de tous les instruments disponibles (A).
En ce qui concerne la dissolution administrative, mesure de police administrative la plus radicale et la plus emblématique de la lutte contre les agissements des groupuscules d’ultra-droite, le rapporteur appelle à un renforcement et à une modernisation de son cadre (B).
Il importe enfin de renforcer fortement l’arsenal de lutte contre les reconstitutions d’associations dissoutes (C).
A. une politique qui doit reposer sur la mobilisation de tous les instruments disponibles
Dans la mise en œuvre de la politique d’entrave administrative et judiciaire des groupuscules d’ultra-droite, il apparaît qu’un arbitrage est effectué entre les intérêts liés à la surveillance de ces groupes et la volonté de les entraver par des poursuites judiciaires ou des mesures de police administrative (1).
Au-delà, les activités des groupuscules et de leurs membres doivent être poursuivies activement lorsqu’elles tombent sous le coup de la loi (2) ou faire l’objet d’entraves administratives dans les limites strictes qui encadrent ces mesures (3).
1. Surveiller, punir ou dissoudre
Pour que les éventuelles infractions commises par les groupuscules ou leurs membres soient poursuivies et pour que l’autorité administrative puisse procéder à une éventuelle dissolution, il faut que les services de renseignement transmettent les informations dont ils disposent à la justice en vue de la poursuite des agissements tombant sous le coup de la loi et à la DLPAJ en vue de la constitution d’un dossier tendant à la dissolution administrative.
Comme l’a expliqué M. Laurent Nuñez, « dans certains cas, [le] travail de renseignement peut conduire les services de police mais aussi de gendarmerie à procéder à une judiciarisation. S’ils considèrent que les éléments matériels recueillis sont suffisamment probants, ils saisissent un juge plutôt que d’aller vers une procédure administrative de dissolution ou d’entrave. Quand les éléments matériels laissent à penser que des individus sont sur le point de commettre une action violente, on en vient à l’entrave judiciaire qui permet de les mettre hors d’état de nuire ».
Il apparaît donc qu’un arbitrage entre mesure de police administrative et « judiciarisation » est parfois nécessaire. Mais un arbitrage doit parfois aussi être opéré entre l’impératif de surveillance et la mise en œuvre d’une entrave, qui peut partiellement entraver cette surveillance. Cela relève d’une stratégie sur laquelle la commission d’enquête ne dispose évidemment d’aucune visibilité lui permettant d’en apprécier la pertinence.
Comme l’a indiqué, M. Thomas Campeaux, les services de renseignement « apprécient en opportunité. Bien entendu, il est possible, je suppose – même si, de ce fait, cela ne m’est pas directement rapporté – que l’on choisisse de ne pas engager la procédure de dissolution de certains groupements ou associations pour pouvoir continuer à observer leur activité et suivre les individus plus facilement. Ce choix relève de la stratégie de lutte contre ces agissements ».
Ainsi, de l’avis du directeur des libertés publiques et des affaires juridiques, « la dissolution d’une association ou d’un groupement de fait ne peut pas desservir l’action des services de renseignement, puisque ce sont précisément ces services qui nous proposent la mesure de dissolution ».
Selon M. Nicolas Lebourg, « s’agissant de dissolution, l’exécutif a souvent été assez enthousiaste, mais les archives montrent que les préfets et les services de police ou de renseignement le sont nettement moins ». Il existe en effet une crainte de perdre la trace de membres des groupuscules qui font l’objet d’une étroite surveillance de la part des services de renseignement. Par exemple, M. Nicolas Lebourg a expliqué que « lorsque l’État envisage de dissoudre l’Œuvre française dans les années 1970, les services de police font valoir qu’ils surveillent ce mouvement, savent ce que font ses membres, où ils sont et souhaitent que l’on ne les fasse pas s’égailler dans la nature ».
Interrogé sur l’utilité de la dissolution, M. Patrick Calvar a insisté sur sa portée politique tout en disant comprendre « que l’on préfère avoir un pot de miel autour duquel tous ces gens se rassemblent plutôt que de les remettre dans la nature. [...] Dissoudre a un sens sur le plan politique, mais je comprends l’opinion technique exprimée par mes collègues. Cela étant, vous retrouverez les groupes dissous, sous un autre nom, sur les réseaux sociaux…»
M. Laurent Nuñez a indiqué que « dès lors que des contenus constituent des incriminations pénales ou portant atteinte à la sécurité publique, ils sont exploités et communiqués à l’autorité judiciaire pour mise en œuvre de l’action publique » ([60]), suggérant une forme d’automaticité de la communication à l’autorité judiciaire. Évoquant la surveillance des sites internet, M. Nicolas Lerner a pour sa part indiqué qu’« un service de renseignement doit toujours faire un arbitrage entre deux stratégies : laisser les échanges se développer, afin d’enquêter dans la durée ou immédiatement fermer ces sites et faire cesser ce qui relève de la propagande, pour éviter qu’elle ne se propage et ne touche d’autres personnes ».
2. Les activités des groupuscules et de leurs membres doivent être poursuivies activement lorsqu’elles tombent sous le coup de la loi
L’appartenance à un groupuscule d’ultra-droite ne constitue pas une infraction en tant que telle. L’action judiciaire peut porter tant sur les agissements individuels des groupuscules que sur leur action collective, dès lors qu’ils correspondent à des qualifications pénales.
a. Les agissements individuels des membres des groupuscules peuvent être poursuivis sur différents fondements
Les actes délictuels et criminels pouvant être rattachés à des membres de groupuscules d’ultra-droite recouvrent une grande diversité d’infractions qu’il s’agit de présenter sans prétendre à l’exhaustivité.
La garde des Sceaux a rappelé qu’« à titre individuel, chaque individu s’expose à des peines d’emprisonnement ou d’amende dans la limite des maxima prévus pour chaque infraction ».
Les membres de groupuscules peuvent en particulier se livrer à des actes de violences volontaires. Le code pénal appréhende ces actes de manière différenciée en fonction de la gravité du préjudice causé à la victime (violences ayant entraîné ou non une incapacité de totale de travail, violences mortelles), de la qualité de personne vulnérable de la victime et des conditions dans lesquelles les violences ont été commises. Constituent notamment des circonstances aggravantes l’usage d’une arme, l’existence d’un guet-apens, la préméditation, la dissimulation du visage.
D’une particulière importance pour appréhender certains agissements des groupuscules d’ultra-droite, constitue une circonstance aggravante, aux termes de l’article 132-76 du code pénal, le fait de commettre une infraction à raison de l’appartenance ou de la non-appartenance de la victime à une prétendue race, une ethnie, une nation, ou à raison de son sexe, de son orientation sexuelle ou de son identité de genre vraie ou supposée. Cette circonstance aggravante générale suppose que le crime ou délit soit « précédé, accompagné ou suivi de propos, écrits, images, objets ou actes de toute nature » visant cette appartenance. Depuis l’adoption de la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté, elle concerne désormais tous les crimes et délits punis d’un an d’emprisonnement. C’est ainsi que tout fait délictuel ou criminel d’atteinte aux biens – tel que le vol – ou d’atteinte aux personnes – tel que les violences volontaires – peut désormais entraîner une aggravation de la peine encourue s’il est établi qu’il a été commis à raison d’un mobile raciste, xénophobe, antisémite ou homophobe, par exemple. Au regard de la typologie des infractions commises par les membres de groupuscules d’ultra-droite, ces aggravations sont un outil de lutte indispensable, à condition qu’elles soient retenues (voir sur ce point le A du IV du présent rapport).
Poursuite de membres du Bastion social pour violences volontaires
Faits du 27 avril 2018 : à Marseille, sept membres ou sympathisants du groupe collaient des affiches en face des locaux de la gendarmerie de Marseille dédiés aux logements des militaires. Une rixe éclatait avec un gendarme (qui venait d’indiquer aux colleurs d’affiches qu’ils n’avaient pas autorisation de coller des affiches) et l’un de ses amis d’origine antillaise. Ces derniers subissaient des coups violents entraînant six jours d’incapacité totale de travail (ITT).
Quatre individus étaient identifiés et interpellés le 26 juin 2018, dont Jérémy Palmieri et Clément Duboy, membres fondateurs de l’antenne marseillaise du groupe (à ce titre sous la surveillance de la DGSI). Les deux autres étaient mis hors de cause.
Le 29 juin 2018, Jérémy Palmieri et Clément Duboy étaient condamnés par le tribunal correctionnel de Marseille à la peine de six mois d’emprisonnement avec mandat de dépôt. Le tribunal ne retenait pas la circonstance aggravante liée à la race et requalifiait les faits en violences volontaires avec ITT inférieure à huit jours, en réunion.
À la suite de l’appel formé par le parquet compte tenu de l’abandon de cette circonstance aggravante, la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirmait par arrêt du 1er octobre 2018 la peine de six mois d’emprisonnement infligée à Clément Duboy et condamnait Jérémy Palmieri à la peine de quatre mois d’emprisonnement. La cour ne retenait pas la circonstance aggravante liée à la race.
Faits du 27 mai 2018 : un couple circulant en voiture dans le centre-ville d’Aix-en-Provence (Monsieur Bouchareb et son épouse Mme Houmas) était agressé par plusieurs individus.
Quatre personnes de la mouvance étaient interpellées et déférées en vue d’une comparution immédiate pour violences volontaires ayant entraîné une ITT inférieure à huit jours, aggravées par trois circonstances (en réunion, alcool et en raison de l’appartenance religieuse), dégradations, outrages et rébellion. Trois d’entre elles étaient placées en détention provisoire, la quatrième sous contrôle judiciaire.
Le 30 mai 2018, le tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence condamnait Clément Duboy à la peine de douze mois d’emprisonnement dont huit assortis d’un sursis avec mise à l’épreuve pendant deux ans, avec obligation de travail, de soins, interdiction de rencontrer les victimes et interdiction de séjour à Aix-en-Provence pendant trois ans. Les autres prévenus, qui contestaient les faits, étaient relaxés, les deux victimes étant dans l’incapacité de les reconnaître.
Les membres des groupuscules se livrent fréquemment aux infractions spéciales à la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse, en particulier la provocation à la haine ou à la discrimination raciste, antisémite, homophobe, à raison du genre etc., l’apologie ou la contestation de crime contre l’humanité. Ils peuvent également être poursuivis, entre autres, pour outrage, apologie de terrorisme, provocation au terrorisme.
Procédures concernant Génération identitaire
Le 29 mars 2019, une plainte était déposée par la caisse d’allocations familiales de Seine-Saint-Denis à la suite de l’intrusion de 19 personnes sur le toit du bâtiment se revendiquant du mouvement et déployant des banderoles hostiles aux étrangers. Les 19 mis en cause étaient poursuivis pour le délit d’entrave concertée à l’exercice de la liberté du travail (articles 431-1 et 431-2 du code pénal), et l’un d’eux pour délit de transport d’armes de catégorie D (un poing américain, une matraque télescopique et un aérosol lacrymogène), à l’audience du 14 novembre 2019 du tribunal correctionnel de Bobigny.
À la suite de la diffusion d’un reportage dans lequel on pouvait voir des membres du groupe flamand de Génération identitaire commettre des violences à l’encontre de personnes non encore identifiées en raison de leurs origines supposées et tenir des propos pouvant relever de la provocation à la haine raciale, le procureur de la République de Lille décidait d’ouvrir une enquête préliminaire, confiée à la sureté départementale du Nord. Quatre personnes ont été placées en garde à vue le 29 janvier 2019 sous les qualifications de violences volontaires aggravées, provocation à la commission de crime, provocation à la haine et à la discrimination et apologie du terrorisme. À l’issue, deux mis en cause ont fait l’objet d’un placement sous contrôle judiciaire et d’une convocation à l’audience du 10 mai 2019 sous la qualification de violences volontaires sans incapacité en réunion pour les deux premiers et un autre sous celle de violences volontaires sans incapacité avec arme. L’enquête se poursuit, par ailleurs, sur les chefs de provocation à la commission de crime, provocation à la haine et à la discrimination et apologie du terrorisme.
Les poursuites pénales engagées à l’encontre des membres des groupuscules peuvent permettre d’affaiblir la dynamique collective de ces groupes.
C’est notamment le cas des mesures de contrôle judiciaire. D’après la ministre de la justice, « les mesures de surveillance ou de contrôle pouvant être ordonnées par les magistrats judiciaires à l’égard des membres de ces groupuscules revêtent une importance particulière dans le suivi des groupuscules d’extrême droite et sont prononcées dès que nécessaires. Ainsi, peut-être ordonnée dans le cadre d’un contrôle judiciaire ([61]) l’interdiction faite à un mis en examen d’entrer en contact avec telle ou telle personne, de se livrer à une activité en lien avec celle d’un groupuscule ou de fréquenter des lieux où ceux-ci sont susceptibles de se déployer. Dans des cas moins graves, des mesures semblables peuvent être prises par le procureur de la République au titre d’alternatives aux poursuites sur le fondement de l’article 41-1 du code de procédure pénale. À titre de condamnation peuvent également être imposées des mesures telles que l’interdiction de séjour, à titre de peine complémentaire ([62]) ».
b. Le droit pénal permet aussi d’appréhender le caractère collectif des infractions des membres de groupuscules
La notion de groupuscule n’est pas définie en tant que telle par le droit. Les groupuscules sont généralement des associations ou des groupements de fait. Or, une association peut commettre des infractions mais les actes délictuels ou criminels de ses membres ne peuvent lui être systématiquement imputés.
Toutefois, la garde des Sceaux a rappelé que « la notion même de groupuscules peut trouver une qualification juridique à travers les infractions autonomes de participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires ou de dégradations de biens ([63]), voire d’association de malfaiteurs ([64]). La circonstance aggravante de bande organisée ([65]) peut également servir à qualifier pénalement l’action concertée de ce type de groupements. Certains groupuscules ont ainsi pu préparer des actions violentes qui s’apparentent à des actions de type terroriste ».
Comme indiqué en introduction, on peut également saluer l’apport de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes qui permet de réprimer le cyber-harcèlement exercé par plusieurs individus à l’encontre d’une seule victime, ce type de « raid numérique » constituant un mode d’action très caractéristique des groupuscules d’ultra-droite.
Enfin, comme l’a rappelé la garde des Sceaux, « les infractions commises par des individus peuvent également être rattachées à des groupuscules dans les hypothèses où le groupement, doté de la personnalité morale, peut voir sa responsabilité pénale engagée sur le fondement de l’article 121-2 du code pénal. Les personnes morales peuvent voir leur responsabilité pénale engagée en raison des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants » ([66]).
c. Les groupuscules peuvent également faire l’objet d’une procédure de dissolution judiciaire dans des cas qui s’avèrent rares
Les travaux de la commission indiquent que la procédure de dissolution judiciaire à l’encontre de groupuscules d’ultra-droite reste une pratique rare. M. Nicolas Lerner, DGSI, a indiqué à propos du groupuscule AFO, soupçonné de plusieurs projets d’attentats, que « ce groupe n’a pas été dissous, mais [que] l’information judiciaire en cours pourrait permettre d’aboutir à une dissolution judiciaire ».
Mme Nicole Belloubet a rappelé que « sur le plan civil, une action en dissolution d’une association ayant un objet illicite peut être introduite par voie d’assignation devant le tribunal de grande instance du ressort du siège social de l’association, à l’initiative du ministère public ou de tout intéressé ».
En effet, l’article 3 de la loi de 1901 prévoit que « toute association fondée sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs, ou qui aurait pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement, est nulle et de nul effet ».
Cette disposition s’applique non seulement à l’objet déclaré de l’association mais aussi à son objet réel si l’association l’a dissimulé ou s’il s’agit d’un groupement de fait. Dans un arrêt du 23 février 1972, la Cour de cassation a en effet estimé qu’« il importe peu que les statuts de l’association lui aient assigné d’autres buts présentant un caractère licite, dès lors que son objet essentiel est illicite » ([67]).
Son utilisation reste cependant rare, notamment parce que, ainsi que l’a souligné la garde des Sceaux, la « jurisprudence en a fait une appréciation relativement stricte au regard de la valeur constitutionnelle de la liberté d’association ».
Outre l’illicéité de son objet, il existe d’autres motifs de dissolutions judiciaires d’une association :
– l’inexécution de ses obligations par un membre ou une mésentente grave entre membres paralysant le fonctionnement de l’association ;
– le recours illicite à la forme associative (par exemple pour tenter de contourner des dispositions fiscales) ;
– la condamnation pénale de l’association ([68]).
Dans ce dernier cas, il s’agit d’une sanction pénale prise à titre complémentaire. La garde des Sceaux a insisté sur le fait que « cette mesure suppose en effet qu’une infraction ait été commise pour le compte de la personne morale par ses organes ou représentants et que la personne morale ait été créée ou détournée de son objet pour commettre les faits incriminés ».
La dissolution judiciaire est complexe à mettre en œuvre en raison notamment de la difficulté à imputer à une association les faits commis par ses membres, difficulté qui caractérise également la procédure de dissolution administrative.
d. Les nouvelles actions de propagande consistant à se substituer à l’autorité publique doivent être poursuivies de manière plus offensive
Les informations dont la commission dispose montrent que les autorités peinent parfois à caractériser certains actes correspondant à de nouvelles formes d’activisme. Il en va ainsi notamment lorsque des membres de groupuscules prétendent, en particulier dans le cadre d’actions de propagande, se substituer à l’autorité publique.
Comme indiqué précédemment, en avril 2018, Génération identitaire a ainsi mené une opération visant à bloquer la frontière franco-italienne dans les Hautes-Alpes. Cette nouvelle forme d’action a, selon les propos de M. Nicolas Lerner, « questionné notre droit » : « Des militants se considéraient de manière péremptoire comme des artisans de l’application de la loi républicaine selon le principe que tout citoyen assistant à la commission d’un crime ou d’un délit est fondé à appréhender celui qui le commet ([69]). Au ministère de l’intérieur, nous avions la conviction que le fait de se parer de vêtements bleus peu éloignés des uniformes des forces de l’ordre et d’aller rechercher la commission d’un délit posait question au plan juridique. La direction des affaires criminelles et des grâces a ensuite établi la liste des infractions dont ils s’étaient rendus coupables, notamment l’usurpation de qualité. C’est le sens de l’enquête préliminaire qui a été ouverte ».
Les infractions évoquées par le DGSI sont prévues aux articles 433-12 et 433-13 du code pénal qui sanctionnent respectivement :
– « l’immixtion dans une fonction publique », passible de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ;
– « l’exercice d’une activité ou l’usage de document créant la confusion avec une fonction publique », passible d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende ([70]).
Cependant, le « flottement » lié au questionnement sur le cadre juridique applicable a entraîné un délai d’intervention qui a été à l’avantage de Génération identitaire et lui a permis de mener une opération de communication de grande ampleur.
Comme l’a indiqué la garde des Sceaux, à la suite de cet événement, « le ministère de la justice a souhaité rappeler dans le cadre d’une dépêche diffusée le 4 mai 2018 les principales infractions susceptibles d’être retenues en cas d’incidents dans ce contexte ».
M. Yohan Tourbier, brigadier-chef au service départemental du renseignement territorial (SDRT) du Nord, spécialiste du suivi de l’extrême-droite rencontré par la commission lors de son déplacement à Lille a pour sa part apporté des éléments troublants sur les modalités d’organisation par des militants de Génération identitaire de « patrouilles de sécurisation » ou de « maraudes anti-racaille » dans le métro de la ville. Selon les informations communiquées, des militants se rendaient en groupe dans le métro, vêtus du même K-way jaune, en ayant pris soin de prévenir les services de police et de convoquer la presse, en s’assurant qu’il y avait plusieurs policiers du service interdépartemental de sécurité des transports en commun (SISTC) dans la même rame qu’eux. Il ne se passait rien en présence de ces policiers, l’opération étant à visée purement médiatique. L’organisation d’une « escorte policière » pour accompagner l’opération de propagande des membres d’un groupuscule dont l’action crée une « confusion avec une fonction publique » ne peut qu’interroger.
Recommandation n° 6 : rappeler précisément aux autorités les infractions dont relèvent les actions de propagande consistant à se substituer à l’État et les poursuivre de manière plus systématique.
3. La politique d’entrave administrative s’exerce dans des limites strictes
S’il revient à l’autorité de police administrative de prévenir les risques de troubles à l’ordre public pouvant résulter de l’activité des groupuscules et de leurs membres, cette action s’exerce dans des limites très strictes.
a. Les libertés de manifestation et de réunion bénéficient d’une protection très forte
Les groupuscules, assimilés à des associations, peuvent librement se réunir et organiser sur la voie publique des manifestations à la condition, dans le second cas, de les avoir déclarées préalablement ([71]). Le rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public est constitutif du délit d’attroupement ([72]).
En ce qui concerne la liberté de manifester, ainsi que l’a rappelé le DLPAJ, « la liberté étant le principe et l’interdiction l’exception, on ne peut procéder à une mesure d’interdiction que lorsque l’on n’a pas d’autre moyen d’empêcher la survenue de troubles à l’ordre public dont la probabilité est avérée que d’interdire la manifestation. Du point de vue de l’autorité responsable du maintien de l’ordre, cela va dépendre de l’anticipation du nombre de personnes susceptibles de participer à la manifestation, de l’objet de cette manifestation, des circonstances dans lesquelles elle se déroule, de la possibilité d’avoir affaire à des mouvements contestataires donc, éventuellement, à des oppositions violentes et des combats ; cela va dépendre également des moyens à la disposition de l’autorité de police pour maintenir l’ordre public ». Il est donc très difficile pour l’autorité de police administrative d’interdire une manifestation à titre préventif.
La liberté de réunion est également entourée de garanties très fortes posées en particulier par la jurisprudence dite Benjamin du Conseil d’État de 1933. M. Thomas Campeaux a rappelé que « le préfet ou l’autorité de police administrative au sens plus large ne peut interdire la tenue d’une réunion ni, donc, fermer provisoirement un lieu de réunion que s’il peut établir que vont s’y dérouler des événements entraînant probablement des troubles à l’ordre public et qu’il n’a pas d’autre moyen de les empêcher ».
La capacité d’intervention des pouvoirs publics est d’autant plus restreinte que ces réunions ont lieu dans des lieux privés.
Dans ce cas, le suivi par les services de renseignement et les actions de police administrative sont particulièrement contraints, ainsi que l’explique Mme Lucile Rolland : « Le problème, c’est que, pour interdire la tenue d’une manifestation quelle qu’elle soit, trois conditions doivent être réunies : que nous soyons au courant, qu’un responsable puisse être identifié et que nous ayons à l’avance un certain nombre d’informations sur son déroulement. À cet égard, les concerts sont des événements très problématiques pour nous : ce n’est pas parce que l’on sait que le genre de musique programmée a toutes les chances d’attirer un certain type de public que les autorités administratives peuvent l’empêcher. Il faut pour cela qu’elles aient réuni suffisamment d’éléments pouvant caractériser le fait qu’il y aura des infractions de type appel à la haine ou appel au meurtre, ou des infractions plus banales tenant à des violences entre personnes. C’est d’autant plus compliqué que le concert se déroule dans un espace privé, prêté ou loué par un particulier ».
Pour autant, les services de renseignement ne sont pas impuissants. « Lorsque nous avons affaire à des messages réitérés, » a précisé Mme Rolland, « nous saisissons alors la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur pour faire interdire les spectacles à venir ou demander la dissolution du groupe incriminé. Ces deux méthodes ne mettent pas spécialement en lumière l’action des forces de l’ordre, mais cela ne signifie pas que nos services n’ont rien entrepris ».
La question de l’accès aux armes
La fascination des groupuscules d’ultra-droite pour la violence encourage la participation de certains de leurs membres à des activités comme la chasse, le tir sportif ou l’airsoft. Selon la DGSI, cela concerne particulièrement les proches de la nouvelle tendance néo-populiste, représentée entre autres par Les volontaires pour la France ou Les barjols, précités.
Les règles d’acquisition, de détention et de port d’arme, prévues par les articles L. 311‑2 à L. 317-12 du code de la sécurité intérieure, sont particulièrement strictes. L’autorisation préalable délivrée, selon les cas, par le préfet de département ou le ministre de l’intérieur, s’appuie sur une enquête administrative qui implique la consultation de plusieurs bases de données, dont le fichier national des personnes interdites d’acquisition et de détention d’armes (FINIADA).
Certes, le suivi d’un individu par un service de renseignement ou sa mention dans le fichier des personnes recherchées (notamment via une fiche S) ne sont pas un critère suffisant pour que l’autorité administrative décide une interdiction d’accès ou un retrait d’arme. Toutefois, les préfets prennent de plus en plus systématiquement de telles mesures dès lors que des éléments matériels le justifient, dans les conditions fixées par la loi, comme l’ouverture de procédures judiciaires à l’encontre d’individus dangereux ou la condamnation de ces derniers pour des infractions de droit commun.
En tout état de cause, l’acquisition d’armes peut se faire en dehors du cadre légal. À cet égard, M. Stéphane François a insisté sur le fait que « des armes de chasse dont on peut ensuite très facilement modifier le calibre » peuvent se trouver sans peine dans des « bourses aux collections » et que « dans les campagnes, toutes les armes de chasse n’ont pas été déclarées ». S’agissant de la capacité des groupuscules à « acquérir des armes ou [à] fabriquer des armes par destination, notamment des engins explosifs », Mme Lucile Rolland a indiqué être « au regret de constater qu’il suffit d’aller sur internet pour trouver toutes les informations nécessaires ».
On peut également relever que les membres de groupuscules peuvent faire l’objet d’interdictions administratives de stade. Ainsi, comme l’a indiqué à la commission Mme Martine Aubry, maire de Lille, Aurélien Verhassel, leader de la branche flamande de Génération identitaire, a-t-il fait l’objet d’une interdiction administrative de stade pour hurlements racistes visant des joueurs noirs.
b. La fermeture administrative de locaux ne peut être envisagée que dans des conditions très limitées
Eu égard aux exigences de la jurisprudence relative à la liberté de réunion, M. Thomas Campeaux a rappelé qu’il « est très difficile, voire impossible, de prononcer autrement que ponctuellement [...] la fermeture administrative de locaux pour prévenir des troubles à l’ordre public ».
Certaines autorités de police administrative font usage d’autres outils permettant de fermer temporairement des établissements, en particulier les règles applicables aux établissements recevant du public (ERP) ([73]).
Le ministre de l’intérieur a indiqué « qu’aux termes de cette police spéciale, un contrôle du respect par les établissements recevant du public du règlement de sécurité peut être réalisé en cours d’exploitation ; s’il apparaît que l’état des locaux présente un danger pour les personnes qui l’occupent, notamment en raison des carences sur le plan de la sécurité incendie, la commission de sécurité peut émettre un avis défavorable à la poursuite de l’exploitation et le maire prononcer la fermeture de l’établissement ([74]) jusqu’à ce qu’il soit remédié aux anomalies constatées » ([75]).
En cas d’inaction, des poursuites pénales ont vocation à être engagées sur le fondement des articles L. 1521 et suivants du code de la construction et de l’habitation.
L’autorité administrative peut également être conduite à fermer des débits de boissons, en particulier en cas d’atteinte à l’ordre public, à la santé, à la tranquillité ou à la moralité publiques ou en cas d’actes criminels ou délictuels ([76]).
Néanmoins, les associations ne sont pas soumises aux obligations imposées aux débits de boissons lorsqu’elles ouvrent un bar permanent exclusivement réservé à leurs membres, dès lors que cette ouverture n’a pas pour but de réaliser de bénéfices et que les boissons proposées appartiennent aux groupes 1 et 3 de la classification officielle des boissons ([77]).
C’est sous ce statut qu’a été ouvert le bar La Citadelle à Lille, évoqué précédemment. Lors du déplacement d’une délégation à Lille, les membres de la commission ont été alertés sur la capacité des groupuscules à utiliser la législation à leur avantage. Le préfet de la région Hauts-de-France, M. Michel Lalande, a fait part des difficultés juridiques rencontrées pour fermer un tel établissement : « les gérants étant assez malins, les services de la préfecture n’ont pu établir en droit que La Citadelle est autre chose qu’un club privé – à ce stade. La requalification du lieu en débit de boissons n’ayant pu être faite, il n’est pas question de commettre un abus de pouvoir. Par ailleurs, une association loue le local, une autre l’exploite ».
c. Mieux accompagner les élus locaux
Lorsque les menaces de trouble à l’ordre public sont avérées, l’autorité de police administrative, c’est-à-dire le maire dans la commune, doit pouvoir faire usage de l’ensemble des outils à sa disposition et avoir une connaissance précise du cadre juridique.
Au cours du déplacement d’une délégation en Allemagne, les membres de la commission se sont vu remettre un guide élaboré par une fondation à l’attention des élus locaux. Cette brochure présente les moyens juridiques et pratiques pour lutter contre les actions de groupes politiques radicaux et violents et le comportement à adopter à leur encontre.
Lors de leur rencontre avec des élus du cinquième arrondissement de Lyon, les membres de la commission ont été sensibles à l’isolement dont ils ont souffert dans leur lutte contre les violences commises par des groupuscules d’ultra-droite. L’actualité récente a montré qu’il arrive parfois que des groupuscules décident brusquement de se réunir dans un village sans que les autorités municipales aient pu s’y préparer ([78]).
Le rapporteur préconise donc que soit également mis à disposition des élus locaux français un guide méthodologique recensant les différentes situations auxquelles ils pourraient être confrontés et les mesures qu’ils peuvent prendre.
Recommandation n° 7 : mettre à disposition des élus locaux un guide méthodologique présentant les instruments juridiques mobilisables par l’autorité administrative et des conseils pratiques pour prévenir les troubles à l’ordre public susceptibles d’être causés par des groupes radicaux violents.
B. LA dissolution Administrative : une procédure utile dont le cadre juridique doit Être renforcÉ
La dissolution administrative est une mesure de police administrative visant à prévenir les troubles à l’ordre public provoqués par une association ([79]). Si cette procédure, largement utilisée pour dissoudre des groupuscules d’ultra-droite, s’avère utile (1), son cadre juridique mérite néanmoins d’être modernisé et renforcé (2). En complément, il serait souhaitable de soumettre les associations à des exigences de transparence renforcées (3).
1. Une procédure utile, très marquée par l’objectif de lutte contre les agissements des groupuscules d’ultra-droite
a. Une procédure fondée sur une liste restreinte de motifs qui ont évolué au cours du temps
Article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure
L’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure prévoit que « sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait :
1° qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ;
2° ou qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ;
3° ou qui ont pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ;
4° ou dont l’activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine ;
5° ou qui ont pour but soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration ;
6° ou qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ;
7° ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger ».
Ce texte, qui existe depuis la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées, a été codifié en 2012 à l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ([80]). Sa genèse s’inscrit dans le contexte particulier des troubles politiques qui ont marqué les années trente. Comme l’a souligné M. Thomas Campeaux, « après l’affaire Stavisky, la journée du 6 février 1934 et la tentative de ligues factieuses d’investir le Palais Bourbon pour empêcher l’investiture du gouvernement Daladier, le législateur met un certain temps à légiférer, conscient qu’il est de porter atteinte à la liberté d’association proclamée par la loi de 1901 » ([81]).
La dissolution administrative peut s’appliquer tant aux associations qu’aux groupements de fait. M. Thomas Campeaux a en effet souligné que « le législateur a souhaité ne pas être limité par le fait que des individus auraient évité de créer une association pour ne pas encourir la dissolution administrative ».
Les trois premiers motifs ont été énoncés en 1936. Les autres ont été ajoutés au gré d’événements historiques pour répondre aux nécessités de la préservation de l’ordre public.
Le quatrième motif, ajouté à la libération en 1944, renvoie aux groupements vichystes qui n’avaient pas tous été dissous ou s’étaient reconstitués.
Le dispositif a été complété par un cinquième motif en 1951, qui présente, selon le DLPAJ, un caractère pour partie obsolète (le rassemblement d’individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi) et pour partie encore pertinent (l’exaltation de la collaboration).
Le sixième motif est issu la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme.
Enfin, le septième et dernier motif a été ajouté en 1986 à la suite de la vague d’attentats qui avait touché la France et concerne les associations qui se livrent à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme.
En pratique, la procédure de dissolution administrative s’opère en plusieurs phases. Les services de renseignements réunissent les éléments permettant de caractériser les acticités de l’association. Il revient ensuite à la DLPAJ, au sein du ministère de l’intérieur, de rédiger le projet de décret de dissolution afin d’en garantir la légalité.
L’association reçoit un avis de dissolution dans le cadre d’une procédure contradictoire au cours de laquelle elle peut faire valoir ses observations. Au terme de cet échange, la dissolution est actée par la publication d’un décret en conseil des ministres signé par le président de la République.
Liquidation d’une association dissoute
Lorsqu’une association est dissoute, ses biens sont transmis conformément aux statuts qui fixent librement les règles de liquidation et de dévolution des biens. Les statuts, ou l’assemblée générale lorsqu’elle est amenée à se prononcer sur la transmission des biens, peuvent prévoir que les apports effectués par certains membres leur soient restitués.
Une fois les créances récupérées, les dettes payées et les apports éventuellement restitués, il reste un patrimoine (bonus de liquidation) à transmettre. Celui-ci peut être transmis conformément aux statuts ou, à défaut de disposition statutaire, suivant les règles déterminées en assemblée générale : à une ou plusieurs autres associations, à une collectivité territoriale, un établissement public ou un groupement d’intérêt public, à une fondation, un fonds de dotation, un syndicat, une société, un groupement d’intérêt économique.
b. Une utilisation qui touche largement les groupuscules d’ultra-droite
Lors de son audition, M. Thomas Campeaux a présenté le nombre de dissolutions intervenues depuis 1936 selon leurs motifs en rappelant que « la répartition entre les différentes catégories dépend des circonstances historiques et de la nature même des différents motifs ».
Les dissolutions administratives intervenues depuis 1936 et leur fondement
La DLPAJ évalue à une dizaine le nombre de dissolutions d’associations ou de groupements de fait pour provocation à des manifestations armées dans la rue en application du 1° de l’article L. 212-1.
Elle recense quatorze associations ou groupements de fait dissous en application du 2° du même article, c’est-à-dire au motif qu’ils présentaient le caractère de groupes de combat ou de milices privées.
Une quinzaine d’associations ou de groupements de fait ont été dissous au motif qu’ils avaient pour objectif de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement (3° de l’article L. 212-1).
On ne compte que quatre dissolutions, intervenues dans l’immédiat après-guerre, d’associations ou de groupements de fait ayant eu pour but de faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine, sur le fondement du 4° du même article.
Seules deux associations ou groupements ayant eu pour but soit de rassembler des individus qui ont fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration ont fait l’objet d’une dissolution administrative (en application du 5°).
Le motif de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence prévu par le 6° de l’article L. 212-1, a servi de fondement à la dissolution de vingt et une associations ou groupements de fait.
Enfin, dix associations ou groupements de fait ont été dissous, surtout ces dernières années, pour des motifs liés au terrorisme, en application du 7° du même article.
Historiquement, les groupuscules d’extrême droite ont été spécifiquement ciblés par plusieurs des motifs de dissolution administrative qui correspondent aux types d’infractions que leurs membres sont susceptibles de commettre. En particulier, comme l’indique M. Nicolas Lebourg, « l’extrême droite était directement visée dans les premières moutures du texte. » De fait, selon l’historien, elle « représente à elle seule quelque 40 % des dissolutions prononcées sur cette base juridique ».
Le rapporteur se félicite vivement que le 24 avril 2019, conformément à l’engagement pris le 20 février lors du dîner annuel du Conseil représentatif des organisations juives de France (CRIF), le président de la République ait signé sept décrets de dissolution à l’encontre du Bastion social et des différentes sections locales qui le composaient.
Tableau des dissolutions prononcées depuis le 1er janvier 1999
(hors décrets abrogés ou annulés)
Nom du groupement ou de l’association |
Date du décret de dissolution |
Fondement de l’article L. 212-1 du CSI |
Unité radicale
|
Décret du 6 août 2002 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Elsass Korps
|
Décret du 19 mai 2005 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Tribu Ka |
Décret du 28 juillet 2006 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Jeunesse Kemi Seba |
Décret du 15 juillet 2009 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Forsane Alizza |
Décret du 1er mars 2012 |
2° : groupe de combat ou milice privée 3° : atteinte à l’intégrité du territoire |
Jeunesses nationalistes révolutionnaires |
Décret du 12 juillet 2013 |
2° : groupe de combat 6° : provocation à la haine raciale |
Troisième Voie
|
Décret du 12 juillet 2013 |
2° : groupe de combat 6° : provocation à la haine raciale |
Œuvre française |
Décret du 25 juillet 2013 |
5° : exaltation de la collaboration 6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Jeunesses nationalistes |
Décret du 25 juillet 2013 |
5° : exaltation de la collaboration 6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Retour aux sources |
Décret du 14 janvier 2016 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence 7° : provocation à des actes de terrorisme |
Le retour aux sources musulmanes |
Décret du 14 janvier 2016 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence 7° : provocation à des actes de terrorisme |
Association des musulmans de Lagny-Sur-Marne |
Décret du 6 mai 2016 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence 7° : provocation à des actes de terrorisme |
Association fraternité musulmane Sanabil (les Épis) |
Décret du 24 novembre 2016 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence 7° : provocation à des actes de terrorisme |
Association Rahma de Torcy-Marne-la-Vallée |
Décret du 4 mai 2017 |
6° : provocation à la haine raciale et 7° : provocation à des actes de terrorisme |
Association Assouna de Marseille |
Décret du 31 août 2018 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence 7° : provocation à des actes de terrorisme |
Association centre Zahra France |
Décret du 20 mars 2019 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence 7° : provocation à des actes de terrorisme |
Association parti anti-sioniste |
Décret du 20 mars 2019 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence 7° : provocation à des actes de terrorisme |
Association fédération chiite de France |
Décret du 20 mars 2019 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence 7° : provocation à des actes de terrorisme |
Association France Marianne télé |
Décret du 20 mars 2019 |
6° : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence 7° : provocation à des actes de terrorisme |
Association les petits reblochons |
Décret du 24 avril 2019 |
1° : manifestations armées dans la rue 6°: provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Association Lugdunum |
Décret du 24 avril 2019 |
1° : manifestations armées dans la rue 6°: provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Association cercle Frédéric Mistral |
Décret du 24 avril 2019 |
1° : manifestations armées dans la rue 6°: provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Association Bastion social |
Décret du 24 avril 2019 |
1° : manifestations armées dans la rue 6°: provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Association cercle Honoré d’Estienne d’Orves |
Décret du 24 avril 2019 |
1° : manifestations armées dans la rue 6°: provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Association solidarité Argentoratum |
Décret du 24 avril 2019 |
1° : manifestations armées dans la rue 6°: provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Association Arvernis |
Décret du 24 avril 2019 |
1° : manifestations armées dans la rue 6°: provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence |
Source : ministère de l’intérieur
c. Une procédure qui désorganise véritablement les groupes
Comme l’a indiqué le DGSI, si les organisations historiques de type néonazi, skinhead et identitaire sont « plutôt déclinantes depuis 5 ou 10 ans », c’est « d’abord parce que la série de dissolutions administratives qui ont été prononcées en 2013 à la suite du meurtre de Clément Méric a porté un coup fort à ces groupuscules ». De l’avis de M. Lerner, ces groupes « ont été désorganisés et le fait que la reconstitution soit punie sur le plan pénal les conduit à beaucoup de prudence ».
Cette analyse a été confirmée par le ministre de l’intérieur. « Je sais qu’il y a un débat », a-t-il précisé. « Certains ont considéré que ces dissolutions n’ont servi à rien. Je pense à celles de L’Œuvre française et des Jeunesses nationalistes révolutionnaires. Ce que j’ai pu voir est qu’il y a eu une véritable efficacité : ces mesures ont totalement perturbé un système. Même s’il a pu se reconstituer sous d’autres formes, ce n’est pas du tout avec la même ampleur et la même puissance ».
La dissolution administrative expose en effet les membres du groupe dissous à des poursuites pénales en cas de reconstitution. Ainsi que l’a indiqué Mme Lucile Rolland, cheffe du SCRT, « quand un groupement ou une association sont dissous, cela les gêne. Même si à terme ils essaient de faire autre chose, ils se rendent compte qu’ils doivent faire attention à ne pas tomber sous le coup du délit de reconstitution de ligue dissoute, et ils savent qu’ils sont surveillés de près. Cela crée de la lassitude ».
En outre, comme l’a observé M. Patrick Calvar, « une mesure ne doit pas être uniquement envisagée en fonction de son utilité mais aussi en tenant compte de sa portée politique ». Le rapporteur estime que la dissolution constitue également, selon les termes employés par M. Christophe Castaner, une « affirmation politique » qui doit aussi être « défendue comme telle ».
2. Une procédure dont le cadre juridique doit être renforcé et modernisé
a. Une procédure exigeante dont la mise en œuvre est complexifiée par les stratégies de contournement des groupes
La procédure de dissolution comporte plusieurs étapes pouvant chacune soulever des difficultés. La dissolution est un acte administratif dont la légalité peut être contestée devant le Conseil d’État au moyen d’un recours pour excès de pouvoir.
Or ce risque est élevé, comme l’a expliqué M. Christophe Castaner : « Une dissolution, pour pouvoir être prononcée, nécessite une enquête et des éléments de preuve, factuels et établis solidement. Il y a là, d’ailleurs, une particularité des groupes que nous suivons : ils sont bien accompagnés juridiquement et ils n’hésitent pas à multiplier les procédures, devant la justice et avec un avocat, mais aussi par des changements d’adresses et de présidents. Ce sont des ruses qui permettent de contourner le droit et de faire obstacle à l’efficacité de nos dispositifs, et peut-être aussi de les fragiliser. Je parle d’expérience. Il y a des changements de présidents dont on n’a pas forcément connaissance. Vous devez notifier au président de l’association le projet de dissolution et on vous explique qu’il a changé, à la suite d’une assemblée générale ; vous vous appuyez alors sur le fait que cela n’a pas été publié et que l’on n’a donc pas informé la préfecture, mais cela fait naître, quelque part, un risque juridique. Ces acteurs savent parfaitement le faire : nous avons en face de nous des gens qui sont juridiquement solides, si je peux utiliser un euphémisme ».
Pour limiter les risques en cas de contestation du décret de dissolution, l’autorité administrative a indiqué préférer s’appuyer sur deux des sept motifs prévus par l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. À ce propos, le secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur, a précisé que « dix-sept des dix-huit dissolutions prononcées depuis 2002 l’ont été sur le fondement du 6° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, qui vise les discours d’incitation à la haine ou à la violence. Cette disposition demeure efficace mais elle l’est d’autant plus que l’on peut l’accoler à un autre motif de dissolution ».
Le risque contentieux, s’il doit être anticipé, ne doit pas devenir un frein disproportionné à l’action administrative. Il est donc indispensable de clarifier le cadre juridique existant.
ii. Des stratégies de contournement
Le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques, M. Thomas Campeaux, a indiqué qu’il « n’est pas toujours évident d’imputer au groupement lui-même ou à l’association, lorsqu’elle existe, les agissements qui permettent de les dissoudre. En effet, la jurisprudence est très claire sur ce point : une somme d’agissements individuels ne constitue pas des agissements imputables au collectif. Au-delà des faits qui peuvent nous être soumis par les services de renseignement, nous devons donc prouver l’imputabilité au collectif, c’est-à-dire à l’association ou au groupement. Nous réfléchissons au moyen de faciliter cette imputabilité, mais cette réflexion est toujours en cours ».
De fait, dans le cadre des différentes procédures en cours concernant des groupuscules d’ultra-droite, le rapporteur relève que la plupart de leurs membres sont poursuivis sans que la personne morale de l’association ne soit mise en cause.
Par exemple, le 29 mars 2019, une plainte a été déposée par la caisse d’allocations familiales de Seine-Saint-Denis à la suite de l’intrusion de dix-neuf personnes sur le toit du bâtiment pour délit d’entrave concertée à l’exercice de la liberté du travail. L’association n’est pas poursuivie bien que les membres de Génération identitaire aient déployé, dans le cadre de cette opération, une banderole mentionnant son nom et son logo.
Cette difficulté donne lieu à une stratégie rodée de la part de ces groupuscules qui jouent avec les frontières de la légalité. Mme Lucile Rolland a souligné que les groupuscules « recommandent à leurs membres ou à leurs sympathisants qui participent à des actions violentes de ne jamais se réclamer du groupe – Génération identitaire, Bastion social – s’ils sont interpellés mais de prétendre avoir agi à titre individuel ». Il arrive en revanche que les groupuscules financent ensuite la défense juridique de leurs membres.
Dans la même logique, M. Laurent Besse, commissaire divisionnaire, chef-adjoint du renseignement territorial du Nord, rencontré à Lille, a indiqué à la commission qu’à la suite de la diffusion du reportage Generation Hate, « Aurélien Verhassel a été mis sur la sellette par la direction de Génération identitaire qui n’a pas envie de se faire interdire nationalement ».
b. Simplifier l’imputation au groupuscule des agissements de ses membres
La procédure de dissolution exige de parvenir à faire échec à ces stratégies de contournement et à rattacher des agissements individuels à une personne morale – l’association ou le groupement de fait.
Le rapporteur estime qu’une solution à cette difficulté pourrait consister, ainsi que l’a proposé le ministre de l’intérieur, à « prévoir la possibilité de dissoudre les associations en question à raison de leur inaction ou de leur abstention à faire cesser de tels agissements, cette abstention devant être regardée comme cautionnant lesdits agissements » ([82]).
Recommandation n° 8 : afin de faciliter l’imputation à des associations des infractions commises par leurs membres, prévoir la possibilité de dissoudre les associations en question à raison de leur inaction ou de leur abstention à faire cesser de tels agissements.
c. Moderniser les motifs de dissolution
Pour M. Laurent Nuñez, « la rédaction de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, notamment de ses 1° à 5° issus de la loi du 10 janvier 1936, fait référence à des circonstances datées et souffre d’un défaut de qualification juridique qui pourrait justifier une modernisation de ces dispositions législatives ».
M. Nicolas Lerner considère également que « “l’appel à des manifestations armées dans la rue” renvoie à des pratiques des années 1930. Aujourd’hui, si un groupuscule d’ultragauche ou d’ultra-droite appelle à commettre des violences en groupe, que ces violences soient ou non dirigées contre la République, que ce groupe soit ou non armé, il me semble que l’on peut poser la question de sa dissolution, même s’il n’appelle pas précisément à des “manifestations armées dans la rue”. Or, juridiquement, il est aujourd’hui très difficile d’agir sur la seule base de l’appel d’un groupe d’ultragauche ou d’ultra-droite à aller s’en prendre violemment à un autre groupe à la sortie d’un bar. Je fais partie de ceux qui estiment qu’un tel appel pourrait être de nature à justifier la dissolution d’un groupe ».
La « provocation à des manifestations armées » prévue par le 1° de l’article L. 212‑1 du code de la sécurité intérieure : un motif daté et inadapté
Il n’existe pas de définition en droit positif de la « provocation à des manifestations armée dans la rue », de sorte que, selon le ministre de l’intérieur, « il est difficile de qualifier certaines violences ou exactions de "manifestations armées dans la rue", les violences étant parfois commises dans des lieux ouverts aux publics (restaurants, cafés…) et pas nécessairement dans la rue et la présence d’armes, même par destination, n’étant pas toujours établie ».
Le juge administratif a retenu une définition souple de la notion de « rue », comme l’admet M. Thomas Campeaux, « la jurisprudence a parfois été assez accommodante et bienveillante, en appréciant chacun de ces termes (“provocation”, “manifestation armée” et “rue”) dans les circonstances de l’espèce pour qualifier des situations qui, spontanément, pouvaient susciter quelques interrogations. Par exemple, dans la décision Simeoni ([83]), le Conseil d’État a considéré que le lieu privé dans lequel s’étaient déroulés les agissements incriminés – il s’agissait d’une cave viticole dont l’invasion a marqué le début du mouvement nationaliste corse contemporain – pouvait être assimilé à “la rue”, au sens des dispositions de la loi du 10 janvier 1936, dès lors que les auteurs de ces agissements en avaient fait la publicité, avaient occupé ce lieu par la force et invité le public à s’y rendre pour y tenir des manifestations et s’opposer à l’autorité ».
Outre cette acception large des termes « dans la rue », la jurisprudence a permis de préciser la notion de « provocation à des manifestations armées » :
– pour qu’il y ait provocation à des manifestations armées, il faut non seulement qu’il y ait eu des manifestations violentes mais aussi que celles-ci résultent d’une invitation explicite des adhérents à se rendre armés, sur les lieux de la manifestation. Les seuls agissements violents de membres d’un groupement de fait, commis par exemple par son « service d’ordre », n’entrent pas dans le champ du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ([84]) ;
– la « provocation » recouvre en particulier la diffusion de tracts invitant à l’affrontement avec les forces de l’ordre ([85]), la diffusion de tracts ou consignes données aux militants et la revendication de la responsabilité de manifestations violentes ([86]) et la diffusion d’articles dans des journaux appelant à la violence ([87]) ;
– le caractère violent est accepté à titre de motivation lorsque les violences ont eu lieu sous le contrôle et dans le cadre des orientations définies par l’association ([88]).
Face à la complexité de cette jurisprudence, le rapporteur préconise une nouvelle rédaction du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure permettant de dissoudre les associations et groupements de fait, qui appellent à commettre des violences en groupe. L’appel à commettre des violences en groupe, qui correspond à la pratique actuelle des groupuscules, lui semble justifier pleinement une dissolution administrative.
Recommandation n° 9 : modifier le 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure afin de permettre la dissolution d’une association ou d’un groupement de fait sur le motif de l’appel à commettre des violences en groupe.
3. Soumettre les associations à des exigences accrues en matière de transparence
a. Une défaillance systémique de suivi des associations
M. Bruno Dalles, directeur général de TRACFIN, a indiqué à la commission qu’« il existe un problème global qui touche toutes les mouvances radicales, y compris celles qui sont liées au terrorisme : il s’agit, pour dire les choses poliment, d’une défaillance systémique du suivi du contrôle des associations. TRACFIN bien sûr n’est pas opposé à la liberté associative mais il faut bien constater que le statut actuel des associations conduit à un manque de transparence. Manque de transparence sur les structures et les membres dirigeants des associations. Qui est président ? Qui est trésorier ? Il y a certes une obligation de déclaration en préfecture mais le registre national des associations n’est pas à jour. Il n’est pas numérisé et il comporte très peu d’informations qu’on puisse utiliser efficacement ».
Le registre national des associations
Constitutionnellement garantie, la liberté d’association s’accompagne d’obligations peu nombreuses. L’article 5 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association prévoit un devoir de déclaration, sous peine d’une amende de cinquième classe, doublée en cas de récidive, des éléments suivants :
− le titre et l’objet de l’association ;
− le siège de ses éventuels établissements secondaires ;
− les noms, professions et domiciles et nationalités de ceux qui, à un titre quelconque, sont chargés de son administration ;
− dans les trois mois, tous les changements survenus dans leur administration, ainsi que toutes les modifications apportées à leurs statuts.
Ces déclarations sont enregistrées au répertoire national des associations (RNA) tenu par le greffe des associations en préfecture. Ce répertoire recense l’ensemble des associations nationales à l’exception des associations dont le siège est en Alsace-Moselle, régies par le droit local. Sont ainsi recensées, à ce jour, plus de 2,77 millions d’associations dont 1,67 million sont dites « actives », dans la mesure où elles ont effectué une déclaration dans les cinq dernières années. Les données de ce répertoire sont accessibles à toutes les administrations d’État et aux collectivités locales depuis 2017 (arrêté du 14 octobre 2009 portant création du répertoire national des associations modifié).
Les particuliers peuvent accéder à ces données, soit au greffe du département siège de l’association, soit sur le site de la DINSIC ([89]).
Selon les informations transmises par le ministère de l’intérieur, des réflexions sont en cours afin de l’améliorer. Sont ainsi prévues une plus grande dématérialisation des procédures, une simplification de leur consultation pour les administrations habilitées, grâce à un moteur de recherche, ainsi qu’une intégration des associations dont le siège est fixé dans les départements de Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin.
b. Créer un registre numérique dématérialisé recensant les informations relatives aux associations
Le rapporteur juge utile de prévoir, comme l’a suggéré M. Dalles, la création d’un registre numérique dématérialisé recensant les informations relatives aux associations. Le registre du commerce et des sociétés pourrait devenir un registre du commerce, des sociétés, des métiers et des associations et remplir cet office.
Ainsi que l’a précisé le directeur général de TRACFIN, « un fichier numérisé faciliterait le lancement des requêtes : si l’identité de chaque président ou trésorier d’association était recensée, nous pourrions voir si les mêmes personnes apparaissent dans différentes associations à différents titres. Aujourd’hui, nous devons utiliser le registre national du ministère de l’intérieur et interroger chaque préfecture pour obtenir des données qui ne sont pas toujours à jour ».
Par ailleurs, comme l’a indiqué M. Dalles, « si l’on adhère à une association, c’est que l’on adhère à la cause qu’elle défend, et ce n’est pas la même chose d’adhérer à la Société protectrice des animaux ou à Génération identitaire ». Il serait donc utile d’établir également une base de données des adhérents des associations. Cette liste n’aurait pas vocation à être publiée mais pourrait être consultée par les autorités judicaires, en cas d’enquête judicaire, ou les services de renseignement, dès lors qu’ils auraient reçu une déclaration de soupçon.
Recommandation n° 10 : créer un fichier centralisé, actualisé au rythme des déclarations en préfecture, des présidents et trésoriers associatifs et le rendre accessible, sous forme numérique, à l’autorité judiciaire lorsque les besoins d’une enquête le justifient et aux services de renseignement dès lors qu’ils auraient reçu une déclaration de soupçon.
c. Renforcer le suivi des comptes des associations
Une meilleure connaissance des circuits de financement des associations implique deux évolutions, portant sur la publication de leurs états financiers et sur leur certification pour celles qui se portent candidates à une aide publique. Le but, d’après TRAFCIN, est de « savoir si les flux financiers correspondent à ce qui est déclaré ou si des mécanismes visent à les masquer » et de disposer « des capteurs qui lui permettront de détecter des opérations anormales et, éventuellement, des déclarations de soupçon ».
D’abord, la publication des comptes, dont est aujourd’hui exemptée la majorité des associations, pourrait être rendue obligatoire. M. Bruno Dalles s’y montre favorable, « en introduisant peut-être une progressivité en fonction du volume de leur activité financière […]. Veillons cependant à ne pas fixer des seuils trop bas, parce que les groupes que nous visons sont des microstructures avec de faibles volumes d’activité ».
Ensuite, pour éviter que des subventions publiques ne facilitent des projets portant atteinte à la sécurité nationale, il peut être envisagé d’imposer un contrôle de la situation financière, par un commissaire ou un expert-comptable, de l’ensemble des associations candidates à ces concours, en supprimant la règle selon laquelle cette pratique ne s’applique que pour les aides de plus de 153 000 euros. Cette recommandation figurait déjà dans le rapport Tendances et analyse des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme en 2017-2018, publié par TRACFIN en novembre 2018.
Recommandation n° 11 : rendre obligatoire la publication des comptes des associations, le cas échéant en fonction de certains seuils, et supprimer dans l’article L. 612-4 du code de commerce le montant de 153 000 euros d’aide publique qui conditionne actuellement l’obligation de certification.
C. Renforcer l’arsenal de lutte contre les reconstitutions de groupuscules dissous
Comme l’a souligné le ministre de l’intérieur, un autre écueil majeur de la procédure de dissolution est que « nous dissolvons un groupe mais que les individus qui le composent peuvent continuer à agir individuellement. Ils ne peuvent pas reconstituer le groupe, sans quoi ils s’exposent juridiquement à des poursuites pour reconstitution de ligue dissoute, mais on est confronté à une réalité qui est que quand on a dissous [...], on ne peut pas imaginer que cela s’arrête là. Les individus qui portent ces idées, qui les pensent et qui sont peut-être toujours prêts à un passage à l’acte, même s’ils sont affaiblis, vont continuer à agir ».
Comme indiqué précédemment, la reconstitution d’association dissoute constitue une infraction pénale sanctionnée par des peines d’amende et d’emprisonnement qui varient selon que l’association peut être ou non désignée comme un « groupe de combat ».
Extraits du code pénal
Art. 431-15. – Le fait de participer au maintien ou à la reconstitution, ouverte ou déguisée, d’une association ou d’un groupement dissous en application de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
Lorsque l’association ou le groupement maintenu ou reconstitué est un groupe de combat au sens de l’article 431-14, la peine est portée à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros d’amende.
Art. 431-17. – Le fait d’organiser le maintien ou la reconstitution, ouverte ou déguisée, d’un groupe de combat dissous en application de la loi du 10 janvier 1936 précitée est puni de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende.
1. Renforcer le suivi des membres des groupuscules dissous et le partenariat entre les services du ministère de l’intérieur et les parquets
a. La lutte contre les reconstitutions suppose un suivi renforcé des anciens membres du groupe dissous
La sanction pour reconstitution est prononcée au regard d’un faisceau d’indices, dont la nature n’est pas définie en droit positif, permettant d’évaluer la similarité de l’association concernée avec une association dissoute (nom, logo, identité des membres, publications, etc.).
Mme Nicole Belloubet a indiqué qu’« il s’agit d’une infraction peu fréquente en pratique, non seulement parce que son champ d’application est limité (la dissolution de groupuscules d’extrême droite est rare), mais aussi en raison des difficultés de preuve qu’elle peut soulever ».
Comme l’a précisé M. Thomas Campeaux, « cela demande un travail de suivi très attentif, qui peut certes être engagé dans le champ du renseignement administratif mais qui, pour déboucher sur une procédure judiciaire, doit nécessairement, à un moment, faire l’objet d’une enquête judiciaire, qu’il y ait une enquête préliminaire ou que le groupement en question fasse l’objet d’une information judiciaire […]. Pour engager ces procédures judiciaires, il faut mener, je le répète, un travail d’enquête assez lourd et procéder à un suivi méticuleux des individus eux-mêmes, sachant que les responsables des groupements et associations dissous sont tout aussi capables que vous et moi de lire la loi et d’essayer d’échapper à la sanction – je ne saurais dire s’il est très facile de le faire, mais on peut imaginer des façons de maquiller une reconstitution ».
Recommandation n° 12 : renforcer les moyens du suivi des membres de groupuscules dissous.
b. Elle implique également un partenariat renforcé entre l’autorité judiciaire et les services de renseignement
Les informations collectées par les services de renseignement dans le cadre de leur suivi des groupuscules dissous doivent permettre de poursuivre pénalement les individus qui organiseraient ou participeraient à la reconstitution de leur association.
Mme Catherine Pignon a précisé à cet égard que « la poursuite d’infractions relatives à la reconstitution d’association dissoute suppose que l’autorité judiciaire dispose d’éléments suffisants pour établir que les agissements de l’association se sont poursuivis ou renouvelés. Il est donc important qu’il y ait un partenariat et des échanges étroits entre les services. Les services de renseignement, en particulier, sont à même d’apporter des éléments judiciarisables permettant aux magistrats du ministère public de disposer de suffisamment d’éléments de preuve pour caractériser le délit. Ce point sera l’un de ceux qui seront abordés avec les magistrats référents. Il faut être effectivement vigilant sur l’ensemble des signaux qui peuvent permettre de caractériser le renouvellement des agissements de telles associations, en dépit de la condamnation intervenue ».
Le renforcement des interactions entre la justice et les services de renseignement est l’une des pistes d’amélioration actuellement engagée par le Gouvernement.
Recommandation n° 13 : renforcer le partenariat et les échanges entre l’autorité judiciaire et les services de renseignement en matière de lutte contre la reconstitution de groupuscules dissous.
2. Alourdir les sanctions en cas de reconstitution.
La dernière procédure en date concernait la reconstitution de l’Œuvre française, dissoute en 2013 à la suite de la mort du militant d’extrême gauche, Clément Méric. Les deux individus concernés, MM. Yvan Benedetti et Alexandre Gabriac, ont été condamnés respectivement à 80 et 50 jours amendes, alors même que, selon les informations transmises par écrit par la garde des Sceaux, « les réquisitions du parquet dans l’affaire [...] étaient [...] exemplaires (six mois de prison avec sursis) ». Cette peine apparaît largement insuffisante pour réprimer ce qui constitue, sans conteste, un « bras d’honneur » à la République, M. Yvan Benedetti se présentant obstinément, notamment à titre principal sur son compte Twitter, comme le « président envers et contre tout de l’Œuvre française ».
Il s’agit donc également de renforcer l’arsenal des sanctions pouvant être prononcées à l’encontre d’individus coupables de reconstitution d’un groupuscule dissous.
a. Renforcer la peine encourue
En premier lieu, le rapporteur estime souhaitable d’aligner le régime de sanction prévu par l’article 431-15 du code pénal qui sanctionne « le fait de participer au maintien ou à la reconstitution, ouverte ou déguisée, d’une association ou d’un groupement dissous » sur celles prévues à l’article 431-17 qui sanctionne « le fait d’organiser le maintien ou la reconstitution, ouverte ou déguisée, d’un groupe de combat dissous ». La peine encourue passerait alors de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende à sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende.
Recommandation n° 14 : aligner les sanctions prévues en cas de participation au maintien ou à la reconstitution d’une association ou d’un groupement dissous sur les sanctions prévues à l’article 431-17 du code pénal, à savoir sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende et inciter par une instruction de politique pénale l’autorité judiciaire à se montrer ferme sur les cas de reconstitution.
b. Introduire une interdiction provisoire de fonder ou de participer au bureau d’une nouvelle association
Le rapporteur souhaite que l’on puisse interdire aux personnes ayant fait l’objet d’une condamnation pour participation au maintien ou à la reconstitution d’une association dissoute de fonder ou de participer au bureau d’une autre association pour une durée pouvant aller jusqu’à cinq ans. Cette sanction pourrait être ajoutée à la liste des sanctions pouvant être prononcées à titre complémentaire prévue à l’article 431-18 du code pénal.
Ce dispositif s’inspire de la faillite personnelle ([90]) ou de l’interdiction de gérer ([91]) qui peuvent être prononcées par le juge commercial à l’encontre des dirigeants de fait ou de droit des personnes morales (dont les associations).
Le rapporteur est conscient de l’atteinte qu’une telle mesure pourrait porter au principe constitutionnel de la liberté d’association mais estime que les garanties apportées par la procédure judiciaire et le motif d’intérêt général qu’elle poursuit la justifient pleinement.
Recommandation n° 15 : prévoir, pour les personnes condamnées pour participation à la reconstitution ou au maintien d’une association ou d’un groupement de fait dissous, une sanction pénale complémentaire d’interdiction de fonder une autre association ou de participer au bureau d’une autre association pour une durée pouvant aller jusqu’à cinq ans.
c. Faire un usage plus régulier de la saisie
Le juge pénal peut également avoir recours à l’ensemble des sanctions prévues par le droit, telles que la saisie des biens. Cette sanction est d’ores-et-déjà prévue, à titre complémentaire, dans le cadre des dissolutions judiciaires prononcées par le juge pénal ([92]).
Interrogé par le rapporteur sur ce point, le ministre de l’intérieur s’est montré favorable à ce qu’il y soit fait plus régulièrement recours. « Tout ce qui peut permettre de favoriser une saisie », a-t-il observé, « me paraît aller dans le bon sens. Il faut frapper, à mon avis, par la dissolution et le message politique mais aussi par la neutralisation des moyens. Cela rendra plus efficace la lutte dans la durée, en cas de reconstitution de ligues ».
— 1 —
IV. mieux Lutter contre la haine
Le renforcement de la lutte contre les actes et propos haineux, qui n’est pas le propre des groupuscules d’ultra-droite mais constitue une manifestation majeure de leur activité, implique une mobilisation de plusieurs volets de politique publique :
– une meilleure appréhension, connaissance et prise en compte du phénomène (A) ;
– un renforcement de la lutte contre la propagation des contenus haineux, laquelle implique en particulier une plus grande responsabilisation des différents intermédiaires contribuant à cette propagation (B) ;
– la création d’un cadre propice à la poursuite des auteurs de contenus ou gestes haineux (C) ;
– le renforcement de l’éducation à la citoyenneté et la lutte contre la radicalisation (D).
A. favoriser une meilleure prise en compte et connaissance du phénomène haineux
Sur le plan judiciaire, la lutte contre la haine raciste, xénophobe, antisémite, homophobe, sexiste passe par la répression des infractions spéciales à la loi relative à la liberté de la presse et, comme indiqué précédemment, la prise en compte de circonstances aggravantes lorsque le mobile de l’infraction est fondé sur des considérations racistes, xénophobes antisémites ou sexistes.
Il s’agit là d’une priorité de politique pénale dont la mise en œuvre se heurte à d’importantes difficultés (1). Afin de favoriser une meilleure appréhension des infractions à caractère haineux, il convient d’améliorer les conditions de l’accueil des victimes et de l’enregistrement de leurs plaintes (2), de renforcer la formation et la spécialisation des magistrats sur ces thématiques (3), de valoriser et mieux faire connaître le rôle des associations qui concourent à la lutte contre la haine (4) et de se doter d’un outil d’observation au périmètre cohérent et permettant de fédérer les ressources en la matière (5).
1. Une priorité de politique pénale dont la mise en œuvre se heurte à d’importantes difficultés
Le ministère de la justice diffuse depuis de nombreuses années des directives régulières, par voie de dépêches ou circulaires, invitant les parquets à la plus grande fermeté en matière de lutte contre les infractions présentant une dimension haineuse et discriminatoire. Ainsi, le 4 avril 2019 a été diffusée une nouvelle circulaire relative à la lutte contre les discriminations, les comportements et les propos haineux rappelant le traitement ferme et dynamique que ces comportements exigent. Comme l’a souligné la garde des Sceaux cette circulaire appelle « spécifiquement à une mobilisation renforcée face à la multiplication des actes racistes, antisémites et homophobes commis ces derniers mois dans l’espace public et face à la recrudescence des propos haineux, facilitée par le développement d’internet ».
La stabilité d’ensemble au cours des dernières années et la diminution depuis 2015 du nombre des infractions à caractère raciste ayant donné lieu à condamnation dans un tel contexte de multiplication et de recrudescence des actes et propos haineux ne peuvent qu’interroger sur l’efficacité du cadre juridique actuel et de sa mise en œuvre.
Évolution des Infractions à caractère raciste ([93]) (fondées sur l’ethnie, la nationalité, la religion etc.) ayant donné lieu à condamnation
Année |
2012 |
2013 |
2014 |
2015 |
2016 |
2017 |
Infractions ayant donné lieu à condamnation en matière de racisme |
596 |
492 |
548 |
586 |
577 |
565 |
Source : ministère de la justice - SDSE - exploitation du casier judiciaire national - traitement PEPP ; données 2017 provisoires
De fait, les travaux de la commission d’enquête indiquent que de nombreux freins font obstacle à une répression satisfaisante de ces actes.
En premier lieu, comme l’a souligné Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces, « il est vrai que, pour un ensemble de raisons, dont parfois la réticence de la personne concernée à déposer plainte elle-même, le nombre de plaintes en la matière est relativement faible ». La commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dénonce de manière récurrente « un phénomène massif de sous-déclaration du racisme » ([94]). Et lorsque la victime souhaite déposer plainte, encore faut-il que les conditions d’un enregistrement satisfaisant de sa plainte soient réunies.
2. Améliorer les conditions de l’accueil des victimes et de l’enregistrement de leurs plaintes
a. Améliorer l’accueil des victimes dans les commissariats et les gendarmeries
Plusieurs interlocuteurs entendus par la commission d’enquête ont appelé à une amélioration de la politique d’accueil des victimes et d’enregistrement des plaintes, qui passe en particulier par un effort de formation supplémentaire des agents de la police et de la gendarmerie nationales.
Des cas de refus d’enregistrement de plaintes ou d’orientation de la victime vers une simple main courante ont été signalés par plusieurs personnes entendues par la commission et l’existence ponctuelle de tels cas a été reconnue par la garde des Sceaux ([95]) et le ministre de l’intérieur, ce dernier indiquant à juste titre que « ce n’est pas un problème massif, mais [...] un problème symbolique grave ».
Il s’agit donc tout d’abord de rappeler fermement que l’article 15-3 du code de procédure pénale fait obligation à la police judiciaire de recevoir les plaintes des victimes d’infractions, y compris lorsque ces plaintes sont déposées dans un service territorialement incompétent, celui-ci étant alors tenu de les transmettre au service compétent.
En outre, comme l’a souligné le délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT, il importe également de renforcer la capacité des agents à « bien détecter les circonstances aggravantes, quand les victimes subissent une agression pour ce qu’elles sont […]. Un effort de formation a été engagé dans les écoles de police et de gendarmerie. Un jeune gendarme originaire de Bretagne ou un policier originaire […] du Sud-Ouest ne connaît pas forcément tous les codes culturels, tous les signes religieux ou vestimentaires, pas plus que toutes les dates des différentes fêtes religieuses. Or cela est primordial, car sans la présence de ces éléments au procès-verbal, les magistrats auront beaucoup de mal à pouvoir retenir la circonstance aggravante. Le cas échéant, la peine encourue sera amoindrie ce qui peut blesser la victime et créer chez elle un sentiment d’incompréhension. Cet effort de formation en direction des policiers et des gendarmes est important. Il concerne aussi la haine anti-LGBT et l’homophobie. Même si nous avons fait beaucoup de progrès ces derniers temps, il nous en reste encore beaucoup à faire. Nous avons bien intégré le flux, c’est-à-dire les nouveaux gendarmes, policiers et magistrats, mais ce qui est plus long à couvrir, c’est le stock, les personnels qui sont en fonction depuis quinze ou vingt ans, qui n’ont pas bénéficié d’une telle formation au cours de leur scolarité ».
De manière plus générale, le ministre de l’intérieur, ayant souligné que la « perte de repères peut frapper partout, y compris dans la police », a estimé qu’il était « essentiel de sensibiliser et de former nos forces de police et de gendarmerie au racisme et à l’antisémitisme. La formation existe ; elle doit être renforcée. Ainsi, de bonnes pratiques se développent : tout fonctionnaire de la préfecture de police de Paris visite le Mémorial de la Shoah ; dans les Bouches-du-Rhône, les fonctionnaires visitent le camp des Milles. Ce sont vraiment des moments nécessaires », a-t-il précisé, en indiquant qu’il s’agit de l’une de ses deux priorités en tant que ministre de l’intérieur, « à côté de l’égalité femmes-hommes, sur laquelle la sensibilisation et la formation sont aussi absolument indispensables ».
Au-delà de l’effort de formation évoqué précédemment, il serait utile, ainsi qu’il l’a lui-même suggéré, que le ministre de l’intérieur demande aux directeurs généraux de la police et de la gendarmerie nationales de réaffirmer l’importance de ces enjeux au travers d’une circulaire d’information et de sensibilisation de nos forces de sécurité intérieure.
Recommandation n° 16 : engager un effort supplémentaire de formation des agents de la police et de la gendarmerie nationales en matière de lutte contre les infractions haineuses ; rappeler, par une circulaire d’information et de sensibilisation, l’importance de ces enjeux et l’obligation d’enregistrer systématiquement toutes les plaintes.
b. Développer rapidement et selon des modalités adaptées aux infractions haineuses la plainte en ligne
Comme l’a souligné Mme Nicole Belloubet, « la loi de réforme de la justice du 23 mars dernier a par ailleurs consacré la possibilité pour les victimes de propos racistes ou antisémites ou de violences qui, pour diverses raisons, ne veulent pas franchir la porte d’un commissariat ou d’une brigade de gendarmerie, de déposer plainte en ligne, ce qui facilite leurs démarches. La mise en œuvre effective de la plainte en ligne nécessite toutefois le développement de solutions techniques numériques préalables ». Dans le cadre d’un travail conjoint que le ministère de la justice et le ministère de l’intérieur sont en train de conduire, la garde des Sceaux a indiqué avoir demandé « à ce que ces travaux aboutissent prioritairement, concernant ce contentieux en particulier, de sorte que les premiers dépôts de plaintes en ligne en matière de discrimination, de propos et de comportements haineux, puissent intervenir à compter du premier semestre 2020 ».
La mise en œuvre de la plainte en ligne revêt une importance capitale pour lever les obstacles évoqués précédemment. C’est pourquoi il importe de se donner les moyens de tenir ce calendrier étant précisé que les premières expérimentations indiquent qu’un effort particulier est nécessaire pour adapter le dispositif aux spécificités des infractions à caractère haineux ou discriminatoire.
Le premier bilan de l’expérimentation de la pré-plainte en ligne appelle un effort d’adaptation du dispositif aux spécificités des infractions haineuses
« À l’origine, la pré-plainte en ligne réservait le dispositif aux seuls faits constituant des atteintes aux biens commises par un auteur inconnu. Le décret n° 2018-388 du 24 mai 2018 prévoit désormais que les déclarations en ligne contre un auteur inconnu, peuvent également porter sur les faits constitutifs de discrimination et du délit de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, de diffamation ou d’injure à l’égard d’une personne à raison de son origine ou de son appartenance ou de sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion ou à raison de son sexe, de son orientation sexuelle ou identité de genre ou de son handicap.
Une expérimentation avait été mise en œuvre le 3 juillet 2018 pour une durée de douze mois. Un premier retour d’expérience des directions concernées a été effectué en novembre 2018, sur la période du 3 juillet au 14 novembre 2018 au cours de laquelle, 9 617 pré-plaintes en ligne « discrimination » ont été déposées (police nationale/gendarmerie nationale).
Le premier retour d’expérience permet de mettre en évidence un nombre anormalement élevé de « pré-plaintes en ligne non finalisées » dans la mesure où il s’avère bien plus important (76 %) que celui constaté pour la pré-plainte en ligne dédiée aux atteintes aux biens (36 %). Sans que des conclusions définitives puissent être encore formulées, les analyses effectuées à partir d’échantillonnages de pré-plaintes en ligne déposées pour des faits discriminatoires démontrent que le dispositif, initialement prévu pour traiter les atteintes aux biens n’est pas adapté à des infractions plus complexes. Trop peu des pré-plaintes en ligne déposées pour des faits discriminatoires aboutissent donc concrètement à une plainte.
L’ensemble des directions police nationale/gendarmerie nationale concernées se réuniront à la fin de l’expérimentation prévue fin juin 2019 pour établir, notamment à partir du résultat des missions de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l’inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) mandatées sur le sujet, le bilan complet de l’expérimentation et étudier les autres pistes visant à améliorer la prise en charge des victimes de discriminations » ([96]).
Recommandation n° 17 : développer rapidement et selon des modalités adaptées aux infractions haineuses la plainte en ligne.
3. Renforcer la formation et la spécialisation des magistrats sur ces thématiques
M. Mario Stasi, président de la LICRA, a appelé l’attention de la commission d’enquête sur l’insuffisante formation à la prévention des délits racistes de nombre de magistrats.
« Ce qui me préoccupe, » a-t-il indiqué, « c’est de constater que la formation des magistrats est insuffisante et que, dans certaines régions de France, les magistrats du parquet ont pu, dans certaines affaires, laisser passer les délais de prescription. J’insiste donc sur le fait qu’il faut que la formation initiale et continue des magistrats soit beaucoup plus poussée qu’elle ne l’est aujourd’hui ».
Cette insuffisance est particulièrement criante en ce qui concerne les spécificités et subtilités techniques de l’application de la loi sur la liberté de la presse, ce dont l’« affaire » de l’appel du parquet contre le mandat d’arrêt délivré, sans base légale, à l’encontre d’Alain Soral témoigne de manière assez lamentable.
Le rapporteur relève avec satisfaction le lancement, à travers le plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, de l’expérimentation d’un réseau d’enquêteurs et de magistrats spécifiquement formés à la lutte contre la haine.
Enfin, comme l’a indiqué la garde des Sceaux, s’agissant de la haine en ligne, « la question peut se poser – ce sera certainement le cas lors de la discussion de la proposition de loi portée par Laëtitia Avia – de savoir si nous pouvons donner une compétence concurrente sur ces questions-là [...] à tel ou tel parquet au niveau national ».
Recommandation n° 18 : engager un effort supplémentaire de formation des magistrats sur ces thématiques ; créer des chambres pénales spécialisées dans le traitement des infractions (actes et propos) relatives au racisme, à la discrimination, à l’antisémitisme, en ligne et hors ligne.
4. Valoriser le rôle des associations qui luttent contre la haine
Dans le domaine de la lutte contre la haine, le rapporteur souhaite souligner l’importance du rôle des associations, dont les diverses actions en matière de formation des policiers et des gendarmes, d’éducation, de signalement de contenus illégaux, d’accompagnement et d’information des victimes doit être salué.
Comme l’a souligné M. Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats du barreau de Paris, « il faut aussi faire savoir au public que les personnes victimes peuvent s’adresser à des associations : la DILCRAH, association d’État, la LICRA, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), SOS Racisme et autres. Les associations sont nombreuses et elles œuvrent dans un esprit totalement bénévole. [...] Ces associations sont prêtes à prendre la défense de ces personnes, soit en les défendant individuellement, soit en usant du droit que leur donne la loi pour agir en leur nom quand elles ont plus de cinq ans d’existence et que leur objet est précisément de se battre contre toute forme de racisme et d’antisémitisme ».
Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces, a rappelé que la circulaire précitée du 4 avril 2019 « appelle l’attention des magistrats du parquet sur l’accompagnement des victimes par les associations d’aide aux victimes d’infractions pénales, qui travaillent sur les instructions des magistrats du ministère public ». « Il est recommandé », a précisé Mme Pignon, « qu’elles soient quasiment systématiquement visées de manière à ce qu’elles puissent relayer et accompagner les personnes qui ont déposé plainte dans la suite de leur parcours judiciaire ».
À cet égard, M. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, a regretté que le ministère de la justice n’associe pas davantage le monde associatif aux réflexions préalables à l’élaboration de ses circulaires.
Recommandation n° 19 : mieux valoriser et faire connaître le rôle des associations de lutte contre la haine en matière d’éducation, de formation et d’accompagnement des victimes.
5. Se doter d’un outil d’observation au périmètre cohérent et permettant d’éviter les doublons et de fédérer les ressources
Eu égard à la difficulté de prendre précisément la mesure des contenus haineux sur internet et de comprendre précisément leurs modalités de propagation, le rapport ([97]) de Mme Laetitia Avia et de MM. Karim Amellal et Gil Taieb a préconisé la mise en place d’un observatoire de la haine en ligne, chargé en particulier d’élaborer des outils statistiques, sous la forme d’un baromètre mensuel et d’un rapport annuel, ainsi que des études destinées à orienter l’action publique. Le rapport préconise que l’observatoire regroupe des experts et universitaires de tous horizons et qu’il soit placé son l’égide de l’autorité qui pourrait être chargée de la régulation de haine en ligne.
M. Frédéric Potier a indiqué que la DILCRAH travaillait à la création d’un tel observatoire avec le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) ainsi que des chercheurs, notamment de Sciences-Po. « Je crois qu’un tel organisme manque beaucoup », a-t-il précisé. « Nous n’avons pas les moyens, seuls, de gérer un tel observatoire ; d’ailleurs, je pense qu’il faut le faire avec une perspective associative et institutionnelle. En tout cas, [...] c’est un projet sur lequel nous souhaitons avancer assez rapidement dans les prochains mois ».
En ce qui concerne le champ de cet observatoire, Mme Muriel Domenach, secrétaire générale du CIPDR, a précisé qu’un tel dispositif aurait vocation à s’intéresser, au-delà de la cyber-haine, au cyber-harcèlement, à la désinformation en ligne, à l’extrémisme violent, au cyber-terrorisme, ainsi qu’aux interactions entre radicalités d’extrême droite et islamiste ([98]).
Pour M. Séraphin Alava, professeur en sciences de l’éducation, qui pilote le rapport mondial de l’Unesco sur les liens entre radicalisation et médias sociaux, « la création d’un observatoire de la cyber-haine n’a de sens que s’il y a une ouverture à la lutte contre les théories du complot et aux luttes contre les cyber-discriminations ». « Il faut construire un observatoire de la citoyenneté numérique », a-t-il précisé, « pour non seulement produire des recherches sur ces domaines, mais aussi produire des outils pour lutter contre la cyber‑radicalisation » ([99]).
Le rapporteur juge la création d’un nouvel outil de mesure et de compréhension des mécanismes, particulièrement évolutifs et complexes, de production et de propagation de la haine en ligne utile. Il juge également pertinent l’élargissement du champ de l’observation au cyber-harcèlement, à la cyber-discrimination, à la désinformation en ligne et à la cyber-radicalisation.
Il partage néanmoins l’observation de l’association Génération numérique selon laquelle « séparer les sujets selon qu’ils sont cyber ou non relève d’une dichotomie dépassée » ([100]). Il lui semble en outre particulièrement utile de ne pas limiter le champ d’un tel observatoire à la haine en ligne mais d’étudier précisément les interactions entre la prolifération des discours de haine en ligne et les comportements haineux et violents dans le monde réel.
Le rapporteur relève qu’un grand nombre d’organes ont des missions et prérogatives qui recoupent en partie celles d’un tel observatoire, en particulier :
– la plateforme PHAROS, principal dispositif de centralisation des contenus illicites circulant sur internet. En tant que telle, elle aurait naturellement vocation à fournir des informations à un tel observatoire ;
– le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), déjà chargé d’une mission de lutte contre la désinformation et dont la proposition de loi portée par Mme Laetitia Avia prévoit de renforcer les missions en matière de régulation de la haine en ligne. Le CSA dispose de ses propres services d’études et a mis en place un groupe de réflexion prospective, le CSA Lab ;
– la DILCRAH ;
– le CIPDR ;
– la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui produit chaque année un rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie ;
– la commission nationale informatique et libertés (CNIL) à laquelle la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 a confié la mission de conduire une réflexion sur les enjeux éthiques et les questions de société soulevées par l’évolution des technologies numériques. En 2017, la CNIL a conduit dans ce cadre une réflexion sur les algorithmes et l’intelligence artificielle ;
– le Défenseur des droits ;
– le Conseil national du numérique, chargé en particulier d’informer et de conseiller le Gouvernement sur les questions relatives au numérique.
Dans ces conditions, le rapporteur souhaite que la création d’un nouvel organe n’entraîne pas de redondances avec les missions des structures existantes. À titre d’illustration, l’efficacité du dispositif PHAROS reposant notamment sur l’identification par les internautes d’un point d’entrée unique des signalements adressés aux pouvoirs publics, il serait contre-productif que l’observatoire propose au grand public un dispositif de signalement redondant. La création de cet observatoire doit même être l’occasion de s’interroger sur les éventuels doublons ou chevauchements entre ces différentes structures et de fédérer davantage leurs ressources et travaux.
Recommandation n° 20 : se doter d’un outil d’observation de la haine au périmètre cohérent permettant d’éviter les doublons et les redondances avec d’autres outils et structures existants et de mieux fédérer les ressources.
B. Mieux lutter contre la diffusion de la propagande haineuse
Le renforcement de la lutte contre la propagation des contenus haineux implique en particulier une plus grande responsabilisation des différents intermédiaires contribuant à cette propagation à commencer par les grandes plateformes numériques (1) mais aussi certains intermédiaires du financement de la propagande haineuse (2). Il passe aussi par une meilleure utilisation et un renforcement de l’efficacité des outils judiciaires existants (3) ainsi qu’un accroissement des moyens de la plateforme PHAROS (4).
1. Renforcer les obligations des plateformes
a. Un statut juridique inadapté qui appelle une réforme d’ensemble à l’échelle européenne
i. Le régime de l’hébergeur appliqué aux grandes plateformes est inadapté
Comme l’a relevé M. Mounir Mahjoubi, « nous ne pouvons continuer, en 2020, à faire fonctionner l’internet européen selon des règles qui datent de 2000 ». Le régime de responsabilité des « hébergeurs », catégorie à laquelle sont aujourd’hui assimilés l’ensemble des réseaux sociaux et plateformes de partage tels que Facebook, Twitter, YouTube, Instagram, Snapchat, n’est plus du tout adapté au traitement de la prolifération des contenus illégaux en ligne, en particulier les contenus haineux. L’élaboration de ce régime, par une directive de 2000 ([101]), transposée en droit français par la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, est d’ailleurs antérieure à l’émergence de ces grands acteurs.
Le régime d’irresponsabilité sous condition des hébergeurs
La loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004, qui a transposé la directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique, a prévu un régime de responsabilité atténuée pour les intermédiaires techniques à l’égard des contenus illicites qu’ils stockent ou acheminent, par opposition aux éditeurs de sites dont le régime de responsabilité est analogue à celui des éditeurs de presse.
Les hébergeurs sont définis comme « les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ».
L’irresponsabilité sous condition des hébergeurs à l’égard des contenus illégaux mis à disposition du public
Leur responsabilité civile et pénale ne peut être engagée s’ils n’avaient pas effectivement connaissance des contenus illicites stockés ou si dès le moment où ils en ont eu connaissance, ils ont agi promptement pour retirer ces contenus ou en rendre l’accès impossible.
Afin de ne pas ériger le fournisseur d’hébergement en juge du licite et de l’illicite, le Conseil constitutionnel a apporté à cette disposition une importante réserve d’interprétation dans une décision du 10 juin 2004. Le Conseil a précisé que la responsabilité d’un hébergeur ne saurait être engagée sur cette base s’il n’a pas retiré un contenu qui ne serait pas « manifestement illicite ».
L’absence d’obligation générale de surveillance
L’article 6-I-7 consacre l’absence d’obligation générale des hébergeurs de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent et de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites.
Dans deux arrêts du 12 juillet 2012, la Cour de cassation a jugé qu’il ne pouvait être enjoint aux hébergeurs de bloquer la réapparition d’un contenu retiré une première fois en raison de son caractère illicite, car cela équivaudrait à leur imposer une obligation de surveillance générale.
L’obligation de mise en place d’un dispositif de signalement de certains contenus
Compte tenu de l’intérêt général attaché à la répression de l’apologie des crimes contre l’humanité, de la provocation à la commission d’actes de terrorisme et de leur apologie, de l’incitation à la haine raciale, à la haine à l’égard de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap ainsi que de la pornographie enfantine, de l’incitation à la violence, notamment l’incitation aux violences sexuelles et sexistes, ainsi que des atteintes à la dignité humaine, les hébergeurs doivent mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance ce type de données. Elles ont également l’obligation d’informer promptement les autorités publiques compétentes de toutes ces activités illicites qui leur seraient signalées.
ii. L’approche par l’autorégulation promue par la Commission européenne ne saurait suffire
Face aux demandes récurrentes, émanant notamment de la France, de remise à plat de ce régime, la Commission européenne a lancé en 2016 un « code de bonne conduite » par lequel les grandes plateformes se sont engagées, sur une base volontaire, à un effort de « modération » consistant à retirer plus promptement et plus systématiquement les contenus de haine qui leur sont signalés.
Si les plateformes entendues par la commission ont largement mis en avant les progrès enregistrés à l’occasion des campagnes de test mises en œuvre pour évaluer l’application du code, la méthodologie de ces campagnes pose question. Selon les informations transmises par la DILCRAH, les plateformes sont informées des dates auxquelles ont lieu les tests ainsi que, dans plus d’un cas sur deux, de l’identité des ONG chargées d’effectuer les signalements-tests (les « trusted flaggers »).
Il s’ensuit que les résultats pourraient être totalement biaisés par un effort de modération accru ciblé sur la période du test et les contenus signalés par des entités identifiées comme participant au test. En témoignent d’ailleurs les résultats beaucoup moins à l’avantage des plateformes obtenus lors d’un test réalisé de manière inopinée et anonyme par une ONG européenne l’EGAM (European Grassroots Antiracist Movement) : moins d’un message sur deux avait été modéré ([102]).
La politique de modération des réseaux sociaux fait par ailleurs l’objet de critiques constantes portant sur son absence de transparence. À cet égard, le rapporteur déplore que l’entreprise Twitter, qui s’illustre par les lacunes criantes de sa politique de modération, n’ait pas été en mesure de communiquer les effectifs qu’elle consacre à cette fonction, tout en rappelant constamment l’importance qu’elle accorde à la « revue humaine » au-delà de la modération technologique. On peut s’étonner que Mme Audrey Herblin-Stoop, directrice des affaires publiques de Twitter France, ait indiqué sous serment ne pas connaître l’ordre de grandeur des effectifs affectés à cette fonction avant de préciser que l’entreprise ne compte que 30 salariés en France…
iii. Il est urgent de construire, à l’échelle européenne, un nouveau régime adapté d’obligations et de responsabilités
Il est donc urgent de dépasser la distinction trop binaire entre éditeurs et hébergeurs et de construire enfin un nouveau régime européen de responsabilités et d’obligations adapté au rôle réel de ces plateformes et aux enjeux de la lutte contre les contenus illégaux dont elles favorisent la propagation.
Le rapporteur note d’ailleurs avec satisfaction que plusieurs textes européens tendent à remettre indirectement en cause ce régime. Ainsi la toute nouvelle directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique renforce-t-elle considérablement les obligations de ces plateformes en matière de lutte contre les contenus ne respectant le droit d’auteur en introduisant en particulier des obligations d’utilisation d’outils de filtrage. En outre, une proposition de règlement destiné à assurer un retrait particulièrement rapide de contenus terroristes en ligne est en préparation. Enfin, la récente réforme de la directive relative aux services de médias audiovisuels renforce les obligations des plateformes de partage de vidéos et les services de live streaming en matière de protection du public contre les contenus racistes et xénophobes.
iv. Le nouveau régime devra renforcer les responsabilités des plateformes à l’égard des problèmes posés par leurs algorithmes et leur mission de sensibilisation
Le rapporteur souhaite que le régime juridique de cette nouvelle catégorie d’acteurs, que certains avaient proposé de qualifier de « plateformes » ([103]) et pour laquelle Mme Laetitia Avia propose l’appellation d’« accélérateur de contenus », s’accompagne d’un approfondissement de la réflexion sur la régulation des algorithmes et les notions émergentes de transparence et de « loyauté » de ces derniers. L’algorithme est en effet au cœur du rôle d’intermédiation joué par ces plateformes. Il convient par conséquent de les responsabiliser davantage quant aux problèmes posés par ces algorithmes, en particulier les mécanismes d’enfermement de l’internaute dans des bulles de filtre créées par la personnalisation des contenus qui sont portés à sa connaissance ou encore la mise en avant de contenus conspirationnistes ou haineux.
Ainsi que l’a relevé M. Mario Stasi lors de son audition, « Si vous tapez “nombre de morts Shoah” sur Google, vous tombez sur le site de Faurisson ! [...] Il faut également que les jeunes qui font des recherches sur internet soient correctement orientés. Aujourd’hui, après avoir été orientés sur le site de Faurisson, ils seront amenés à lire les propos d’Alain Soral se présentant en victime d’une condamnation injuste, puisque le parquet a fait appel du mandat d’arrêt à son encontre, ce qui peut les amener à croire que ses propos négationnistes n’étaient pas entièrement faux… »
Il convient sur ce sujet de souligner l’apport de la loi contre la manipulation de l’information qui doit créer les moyens d’identifier comment les bulles de filtre peuvent provoquer l’enfermement algorithmique d’un internaute. Comme l’a souligné M. Mounir Mahjoubi, « sur les algorithmes et l’intelligence artificielle, nous n’en sommes qu’au tout début du débat politique, et nous devons veiller à ne pas nous laisser dépasser par les usages ».
Le rapporteur retient également l’idée avancée par M. Mounir Mahjoubi d’obliger ces plateformes à consacrer une part de l’espace disponible sur les écrans à faire, à travers des bannières, de la sensibilisation sur diverses questions, en particulier la haine en ligne et le cyber-harcèlement, de la même manière qu’elles utilisent une partie de cet espace pour faire de la publicité. Comme l’a très justement relevé l’ancien secrétaire d’État, « on l’a fait pour la protection des données à caractère personnel. Sur les comportements à risques, les contenus violents et le harcèlement, aucun écran ou bannière n’est prévu pour vous sensibiliser ».
Recommandation n° 21 : construire, au plan européen, un nouveau régime d’obligations et de responsabilités pour les grandes plateformes numériques ; insérer dans ce régime un volet relatif à la régulation des algorithmes ainsi que des obligations relatives à la sensibilisation du public.
b. À cadre européen constant, la proposition de loi visant à lutter contre la haine en ligne permettra des progrès majeurs dans la lutte contre la diffusion de cette dernière
Largement inspirée de la loi allemande, en application depuis le 1er janvier 2018, tendant à renforcer l’application de la loi sur les réseaux sociaux ([104]), la proposition de loi propose en premier lieu une obligation de retrait sous 24 heures, après notification, des incitations manifestes à la haine ou des injures manifestes à raison de la race, de la religion, de l’ethnie, du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap à la charge des « grands » opérateurs de plateforme en ligne ([105]).
La proposition tend à confier au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) une mission de régulation administrative de ces grandes plateformes en matière de lutte contre ces contenus.
Il est proposé de permettre à ce régulateur de prononcer à l’encontre d’un opérateur qui n’aurait pas respecté son obligation de retrait en 24 heures une sanction pécuniaire pouvant aller jusqu’à 4 % de son chiffre d’affaires annuel mondial.
Le CSA serait par ailleurs chargé de la définition de recommandations à l’attention de ces opérateurs, du suivi des obligations auxquelles ils sont soumis, et du contrôle des informations qui devront être rendues publiques sur les moyens mis en œuvre pour remplir ces obligations.
Enfin, la proposition de loi tend à simplifier et homogénéiser les systèmes de signalement, actuellement inutilement complexes, des contenus illégaux.
2. Mieux responsabiliser les intermédiaires du financement de la propagande haineuse
a. Mieux encadrer l’usage des plateformes de financement participatif
Comme indiqué précédemment, les groupuscules d’ultra-droite font un usage croissant et préoccupant des plateformes de financement participatif pour financer des actions qui peuvent revêtir un caractère plus ou moins illégal.
Le ministère de l’intérieur a précisé que « la loi permet déjà de sanctionner des appels aux dons si le motif est illégal. PHAROS, en décembre 2018, a ouvert une procédure contre le créateur d’une cagnotte Leechi dont l’objet était le “financement d’un tueur à gage pour éliminer Emmanuel Macron”, sous la qualification d’incitation à commettre un crime. La même chose est envisageable dans le cas d’appels aux dons pour le financement d’organisation terroriste, sous cette qualification ou une autre (association de malfaiteurs terroriste) » ([106]).
Se pose par ailleurs la question de la responsabilité de ces cagnottes à l’égard des actions illégales qu’elles peuvent permettent de financer et de leur régulation.
Le ministère de la justice indique pour sa part que « sur le plan civil, et sous réserve de ce que pourra décider la jurisprudence, ces plateformes pourraient au regard de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, être qualifiées d’hébergeurs. Elles auraient alors une obligation de retrait des contenus manifestement illicites qui leur seraient signalés » ([107]). Leur régime de responsabilité n’apparaît donc pas clarifié.
Pour M. Bruno Dalles, directeur de TRACFIN, « il y a un sujet de régulation de ces cagnottes. TRACFIN a alerté sur l’utilisation des cagnottes depuis longtemps, s’agissant notamment du financement du terrorisme, et cela a produit des effets en matière de régulation. Aujourd’hui, certains grands opérateurs, particulièrement défaillants il y a encore deux ans, sont désormais particulièrement coopératifs. Je citerai Leetchi, qui est devenu un partenaire de détection efficace de cagnottes présentant des risques d’illégalité, y compris celles qui sont destinées à financer la mouvance d’extrême droite ».
Lors de l’audition de la garde des Sceaux, Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces, a estimé que certains des modes d’utilisation de ces cagnottes constituaient une réalité tout à fait préoccupante. « L’une des mesures dont l’adoption serait nécessaire » a-t-elle précisé, « consisterait à soumettre ces plateformes à des obligations de déclaration de soupçon quant à l’origine des fonds. La direction des affaires criminelles et des grâces est déjà en lien avec les services de Bercy sur ce point. Un certain nombre d’établissements financiers et de professions y sont déjà assujettis ; cela peut permettre des enquêtes judiciaires sur l’origine illicite ou illégale des fonds ».
Le rapporteur souscrit à cette proposition et appelle de ses vœux un approfondissement de la réflexion sur l’encadrement et les responsabilités de ces plateformes.
Recommandation n° 22 : clarifier le régime de responsabilité des plateformes de financement participatif en ligne à l’égard des actions qu’elles permettent de financer et les soumettre à des obligations de déclaration de soupçon quant à l’origine des fonds.
b. Mieux réguler la publicité programmatique qui finance des sites de haine
M. Tristan Mendès France a également insisté à juste titre sur le problème posé par la publicité programmatique : « L’économie, notamment l’univers de la publicité, [...] est en train de basculer vers le numérique. Ainsi les entreprises utilisent de plus en plus souvent Google pour placer des publicités sur des millions de sites autour de la planète. Mais elles ne savent pas sur quels sites sont diffusées ces publicités : c’est Google qui se charge d’orienter celles-ci vers les différents sites ou blogs. Le problème, évidemment, c’est que certains d’entre eux appartiennent à des mouvances radicales d’extrême droite, très toxiques, qui promeuvent des discours de haine absolument abjects et qui, malheureusement, se financent de cette manière. Le fait que les entreprises embrassent la culture numérique est certainement une bonne chose, mais elles doivent prendre conscience que leur incombe la responsabilité d’opérer un tri entre les différents sites sur lesquels leurs publicités sont affichées, car elles peuvent financer ainsi, à leur insu, des plateformes racistes, antisémites, négationnistes ». Comme l’a confirmé M. Mounir Mahjoubi, « si le début du web ressemblait au monde physique – on y achetait réellement un espace où placer des bannières sur tel ou tel site – aujourd’hui on achète une audience sur un public identifié par le big data et on ne sait plus où vont les publicités. Il faut apporter une plus grande transparence sur ces sujets ».
D’autant que ce phénomène est loin d’être marginal : une étude réalisée par Storyzy pour la DILCRAH montre que 26 % des sites de haine affichent de la publicité, dont plus de la moitié par l’intermédiaire de la plateforme publicitaire de Google. Les efforts de Google, mis en avant lors de son audition par M. Benoît Tabaka, directeur des relations institutionnelles de Google France, ne sont à l’évidence pas du tout à la hauteur.
Interrogé sur ce sujet, M. Mounir Mahjoubi a indiqué qu’il fallait « pouvoir identifier les régies publicitaires qui ne font pas leur travail d’évaluation des sites sur lesquels leurs contenus apparaissent ».
Le rapporteur note que, sous la houlette du ministère de la culture et de la communication, a été signée en mars 2015 avec les acteurs de la publicité une charte dite « follow the money » visant à assécher les revenus publicitaires des sites de piratage. On ne peut que s’étonner qu’une telle démarche n’ait pas été étendue aux sites de haine et souhaiter qu’elle le soit.
En outre, le rapporteur souhaite que soient soutenues et encouragées les initiatives très efficaces de type « name and shame » (« désigner et dénoncer publiquement ») qui s’attachent à publier la liste des annonceurs dont les contenus sont visibles sur des sites diffusant des propos haineux.
À cet égard, ainsi que l’a illustré M. Tristan Mendès France, « des citoyens américains ont pris une belle initiative, peu après l’élection de Trump. Regroupés sous le nom de Sleeping Giants, ils ont invité les internautes à se rendre sur Breitbart News, un site d’extrême droite américain extrêmement toxique, pro-Trump, anti-migrants et raciste, qui faisait de la publicité Google, à réaliser une capture d’écran dès qu’y apparaît la publicité d’une entreprise connue, puis à la partager sur les réseaux sociaux et à interpeller ladite entreprise pour qu’elle “blackliste” ce site, comme elle en a la possibilité. Les Sleeping Giants sont ainsi parvenus à réduire les revenus de Breitbart News de plusieurs millions de dollars. Ils ont désormais une antenne en France, où ils se sont attaqués à Boulevard Voltaire, dont ils ont également, je crois, considérablement asséché les revenus publicitaires ».
Recommandation n° 23 : imposer une plus grande transparence aux intermédiaires de la publicité ; étendre la charte dite « follow the money » destinée à assécher les revenus publicitaires des sites de piratage aux sites haineux ; promouvoir et encourager les initiatives de type « name and shame » (« désigner et dénoncer publiquement ») visant à publier la liste des annonceurs dont les contenus sont visibles sur des sites diffusant des propos haineux.
3. Mobiliser davantage les outils judiciaires de retrait ou de blocage de contenus haineux en luttant plus efficacement contre leur contournement par des sites miroirs
Aujourd’hui plusieurs textes permettent au juge d’ordonner le retrait ou le blocage de sites diffusant des contenus haineux :
– l’article 6-I-8 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique permet à l’autorité judiciaire d’imposer aux hébergeurs de sites, lorsqu’ils peuvent être touchés, ou, à défaut, d’enjoindre aux fournisseurs d’accès à internet de bloquer l’accès à des contenus haineux sur le territoire national. C’est sur cette base que, le 27 novembre dernier, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris a ordonné à tous les fournisseurs d’accès à internet français de bloquer l’accès depuis la France au site democratieparticipative.biz ;
– l’article 50-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse dispose que lorsque des faits, notamment d’incitation à la haine raciale, « résultent de messages ou informations mis à disposition du public par un service de communication au public en ligne et qu’ils constituent un trouble manifestement illicite, l’arrêt de ce service peut être prononcé par le juge des référés, à la demande du ministère public et de toute personne physique ou morale ayant intérêt à agir » ;
– enfin l’article 809 du code de procédure civile, texte à portée plus générale, prévoit que le juge peut, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
Le ministère de l’intérieur indique que l’utilisation de la procédure de l’article 6-I-8 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique « est encore peu fréquente en matière de contenus haineux » ([108]). La garde des Sceaux a elle aussi indiqué que la circulaire précitée du 4 avril 2019 rappelait « aux magistrats du parquet l’existence du référé civil qui est très peu utilisé dans les faits ».
Par ailleurs, la proposition de loi présentée par Mme Laetitia Avia entend améliorer fortement l’efficacité de cette procédure :
– en rendant alternative et non plus subsidiaire la mobilisation du fournisseur d’accès à internet par rapport à celle de l’hébergeur ;
– et en facilitant la lutte contre le phénomène des sites dits « miroirs » qui permettent de contourner une première décision de retrait ou de blocage par la création d’une réplique du site visé sous une adresse différente.
Il s’agit là d’une avancée majeure car, comme l’a souligné à juste titre M. Mounir Mahjoubi, ces sites miroirs, qui apparaissent dans les minutes qui suivent l’application des décisions de justice, sont un véritable « bras d’honneur à notre démocratie ». En l’état actuel du droit, « il faut relancer un cycle judiciaire pour obtenir le blocage de ces nouveaux sites, chaque nouveau blocage suscitant un nouveau bras d’honneur avec l’ouverture de nouveaux sites miroirs ».
Pour lutter contre ce phénomène, la proposition de loi défendue par Mme Laetitia Avia propose d’habiliter l’autorité administrative, en l’occurrence l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC), à ordonner le blocage et le déréférencement de tout site renvoyant ou donnant accès à des contenus jugés illicites par une décision judiciaire définitive.
Recommandation n° 24 : inciter l’autorité judiciaire à faire un usage plus systématique de la procédure de blocage judiciaire prévue par l’article 6-I-8 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique ; améliorer l’efficacité de cette procédure en facilitant le blocage et le déréférencement des sites dits « miroirs ».
Quelle que soit la solution qui sera retenue s’agissant de l’intervention de l’autorité judiciaire dans cette nouvelle procédure, le nouveau dispositif conduira de fait à renforcer les missions de PHAROS (plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements) en ce domaine.
Compte tenu de ces nouvelles missions et des missions qui sont actuellement les siennes, le rapporteur appelle à un renforcement substantiel des moyens de la plateforme.
4. Renforcer la visibilité ainsi que les moyens techniques, humains et financiers de la plateforme PHAROS
a. Une plateforme aux missions larges et aux moyens très limités
La plateforme PHAROS constitue une unité de l’Office central de la lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ).
Cette plateforme est accessible au public via un portail ([109]) qui permet à chaque internaute de porter à la connaissance des pouvoirs publics un contenu illicite auquel il aurait été confronté. La plateforme centralise ainsi l’ensemble des signalements de contenus et comportements illicites sur internet.
Sa compétence est transversale et englobe notamment la pédopornographie, le terrorisme, les escroqueries, les incitations à la haine raciale, antisémite, homophobe, à raison du genre etc. Après avoir centralisé les signalements, les enquêteurs PHAROS les transmettent aux services d’investigation chargés d’y donner une suite opérationnelle ([110]).
Une délégation de la commission d’enquête s’est rendue dans les locaux de l’OCLCTIC le 7 mars 2019. Elle a pu y constater que, comme l’a indiqué la garde des Sceaux, « la plateforme PHAROS doit faire l’objet de recrutements supplémentaires afin de remplir au mieux les missions qui lui sont dévolues » et que « les services de PHAROS sont surtout mobilisés par les contenus terroristes et pédopornographiques » ([111]). Au sein de la plateforme, une cellule « discrimination » dont les effectifs sont limités à six fonctionnaires ou militaires traite plus particulièrement les contenus haineux, sur un effectif total de 24 personnes.
b. Un nombre de signalements relativement faible qui pourrait témoigner d’un manque de notoriété de la plateforme
Le rapporteur s’interroge sur la visibilité réelle de la plateforme et sa connaissance par le grand public. En témoigne le nombre relativement faible de contenus signalés concernant en particulier la haine en ligne ([112]). En 2018, selon les informations transmises par le ministère de l’intérieur, la plateforme PHAROS a reçu 14 310 signalements concernant la haine en ligne portant au total sur 9 599 contenus différents ([113]). Eu égard à l’ampleur de la prolifération de la haine en ligne, ce nombre peut paraître faible.
nombre annuel de signalements reçus par PHAROS au titre de la « haine en ligne »
|
SIGNALEMENTS |
|||||
2013 |
2014 |
2015 |
2016 |
2017 |
2018 |
|
Contestation de crime contre l’humanité |
50 |
105 |
204 |
169 |
121 |
254 |
Provocation publique à la haine et la discrimination raciale, ethnique ou religieuse |
7 357 |
8 539 |
18 875 |
11 982 |
7 248 |
5 093 |
Provocation publique à la haine et la discrimination à raison d’orientations sexuelles |
3 347 |
1 271 |
1 943 |
1 229 |
664 |
679 |
Provocation publique à la haine et la discrimination à raison d’un handicap |
96 |
92 |
156 |
92 |
45 |
26 |
diffusion d’images d’atteintes volontaires à l’intégrité de la personne (à caractère xénophobe) |
22 |
54 |
44 |
24 |
7 |
36 |
Apologie de crime de guerre et contre l’humanité |
347 |
383 |
766 |
813 |
417 |
214 |
Injures et diffamations xénophobes ou discriminatoires |
1 635 |
2 855 |
4 524 |
3 067 |
4 755 |
7 798 |
Diffusion de données personnelles faisant apparaître la race, l’ethnie, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses, l’orientation sexuelle ou les appartenances syndicales des personnes |
0 |
1 |
17 |
18 |
22 |
21 |
Discrimination à raison du sexe (femme) (rubrique créée en janvier 2018) |
|
|
|
|
|
164 |
Discrimination à raison du sexe (homme) (rubrique créée en janvier 2018) |
|
|
|
|
|
25 |
Discrimination à raison de l’identité de genre (rubrique créée en janvier 2018) |
|
|
|
|
|
0 |
TOTAL |
12 854 |
13 300 |
26 529 |
17 394 |
13 279 |
14 310 |
Source : ministère de l’intérieur
Contenus haineux ayant fait l’objet de signalements auprès de PHAROS ([114])
|
FICHES |
|||||
2013 |
2014 |
2015 |
2016 |
2017 |
2018 |
|
Contestation de crime contre l’humanité |
30 |
48 |
114 |
82 |
80 |
176 |
Provocation publique à la haine et la discrimination raciale, ethnique ou religieuse |
3 096 |
4 019 |
11 037 |
6 954 |
4 409 |
3 163 |
Provocation publique à la haine et la discrimination à raison d’orientations sexuelles |
859 |
577 |
783 |
635 |
420 |
366 |
Provocation publique à la haine et la discrimination à raison d’un handicap |
45 |
43 |
36 |
46 |
29 |
24 |
diffusion d’images d’atteintes volontaires à l’intégrité de la personne (à caractère xénophobe) |
16 |
26 |
21 |
20 |
7 |
28 |
Apologie de crime de guerre et contre l’humanité |
164 |
155 |
378 |
365 |
285 |
166 |
Injures et diffamations xénophobes ou discriminatoires |
957 |
1 594 |
2 504 |
1 693 |
3 528 |
5 494 |
Diffusion de données personnelles faisant apparaître la race, l’ethnie, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses, l’orientation sexuelle ou les appartenances syndicales des personnes |
0 |
1 |
10 |
12 |
10 |
19 |
Discrimination à raison du sexe (femme) |
|
|
|
|
|
120 |
Discrimination à raison du sexe (homme) |
|
|
|
|
|
20 |
Discrimination à raison de l’identité de genre |
|
|
|
|
|
0 |
TOTAL |
5 167 |
6 463 |
14 883 |
9 807 |
8 768 |
9 576 |
Source : ministère de l’intérieur
c. Des effectifs qui limitent considérablement la capacité de la plateforme à effectuer un travail de veille proactive
Selon les informations transmises par le ministère de l’intérieur, PHAROS « peut ponctuellement effectuer de la veille ciblée sur internet pour rechercher de façon active de tels contenus ».
Ces actions de veille se limitent néanmoins « aux événements les plus susceptibles de provoquer des réactions discriminatoires sur les réseaux sociaux » comme la diffusion du clip « pendez-les-blancs », la candidature de Bilal Hassani à l’Eurovision ou encore la mort de Simone Veil.
Ainsi que le souligne le ministère de l’intérieur, « seule une augmentation des effectifs de la plateforme permettrait à la cellule d’engager plus fréquemment des actions de veille proactive » ([115]).
Le renforcement de cette activité de veille supposerait également un accroissement des moyens financiers et techniques, en particulier d’intelligence artificielle.
d. Des signalements aux hébergeurs en voie de « systématisation »
La faiblesse des effectifs de PHAROS et la priorité accordée à d’autres types de contenus (terrorisme, pédopornographie) limitent également considérablement sa capacité à effectuer des signalements de contenus, en particulier haineux, aux hébergeurs.
Interrogé sur le nombre de ces signalements effectués par la plateforme, le ministère de l’intérieur n’a fourni des chiffres que pour l’année 2019. « Depuis le 1er janvier 2019, » a-t-il indiqué, « la cellule “discrimination” de PHAROS a effectué 207 signalements aux hébergeurs concernant des messages de haine, dont 14 à YouTube (1 contenu retiré sur 14). En comparaison, 31 notifications ont été effectuées à Facebook (12 retraits) et 103 à Twitter (92 retraits) ». Et le ministère de l’intérieur de préciser que « les renforts accordés à la cellule “discrimination” de PHAROS ont permis de systématiser progressivement cette pratique au cours de l’année 2018 ».
Le ministère de l’intérieur souligne que 40 % des contenus concernent des injures ou de la diffamation, infractions pour lesquelles PHAROS ne procède pas à des signalements aux hébergeurs dans la mesure où ces derniers ne peuvent retirer que des contenus manifestement illicites.
Quoi qu’il en soit, M. Benoît Tabaka, directeur des relations institutionnelles de Google France, s’est publiquement étonné de ne recevoir que très peu de signalements en provenance de PHAROS.
e. Des effectifs qui limitent également l’ouverture de procédures judiciaires
Enfin, les chiffres transmis par le ministère de l’intérieur font état d’un très faible taux de transmission des fiches mentionnées dans le tableau précédent correspondant aux signalements reçus. Ce taux s’expliquerait par « le nombre important de signalements non exploitables » ([116]), « le recoupement des signalements pour certains contenus » mais aussi, là encore, « les effectifs de la cellule spécialisée, qui ne lui permettent pas d’ouvrir plus de procédures judiciaires ».
suites données aux signalementS effectués auprès de PHAROS
SUITES DONNÉES |
2013 |
2014 |
2015 |
2016 |
2017 |
2018 |
Classement sans transmission |
4 816 |
6 134 |
14 453 |
9 662 |
8 665 |
9 475 |
Transmission sans procédure |
326 |
299 |
408 |
122 |
85 |
41 |
Transmission après procédure |
25 |
29 |
41 |
55 |
32 |
8 |
Source : ministère de l’intérieur
Par ailleurs, pour expliquer la faiblesse du taux de transmission des fiches, le ministère de l’intérieur précise qu’« en 2018, l’accent a été mis sur le signalement des contenus aux hébergeurs. L’action judiciaire de la plateforme s’est focalisée sur les contenus les plus virulents, émanant d’organisations ou d’individus coutumiers de la haine en ligne. La contrainte vient de la complexité de l’identification du ou des auteurs ».
Recommandation n° 25 : renforcer substantiellement la notoriété ainsi que les moyens financiers, techniques et humains de PHAROS ; soumettre la plateforme à l’obligation de rendre un rapport annuel d’activité permettant de s’assurer de l’adéquation de ses moyens aux enjeux.
Les raisons avancées pour expliquer la faiblesse des transmissions pour poursuites judiciaires soulèvent un problème majeur, évoqué à plusieurs reprises par les interlocuteurs entendus par la commission d’enquête, à savoir l’impunité dont bénéficient la plupart des auteurs de propos haineux. Le rapporteur estime que la priorité donnée à la lutte contre la diffusion des contenus haineux ne doit pas faire passer au second plan l’objectif de poursuivre et réprimer leurs auteurs.
C. Faciliter et renforcer les poursuites contre les auteurs haineux
Le rapporteur souhaite formuler plusieurs propositions importantes visant à mettre fin au phénomène d’impunité dont jouissent trop souvent les auteurs haineux. Il s’agit de :
– faciliter leur identification (1) ;
– renforcer la réponse pénale en basculant les propos haineux dans le code pénal (2) ;
– redonner toute sa portée au délit de provocation à la haine dont le champ a été substantiellement restreint par la jurisprudence (3) ;
– se donner les moyens juridiques de réprimer efficacement la gestuelle haineuse, à commencer par le salut nazi et ses dérivés de type « quenelle » (4) ;
– mieux réprimer les formes modernes de l’antisémitisme (5).
1. Faciliter l’identification des auteurs
Sur le plan pénal, la lutte contre les contenus illicites sur internet nécessite de pouvoir identifier les contrevenants.
À cet égard, le déplacement d’une délégation de la commission d’enquête au siège de l’OCLCTIC a permis de mettre à jour les importantes difficultés rencontrées par l’office en matière d’identification des auteurs de contenus haineux. Dans ce domaine, si les plateformes américaines répondent de manière satisfaisante aux réquisitions concernant des contenus terroristes ou pédopornographiques, il n’en va pas de même en matière de contenus haineux.
Les obstacles juridiques à l’identification rapide des auteurs
Interrogé sur cette question, le ministère de l’intérieur indique que « la loi pour la confiance dans l’économie numérique prévoit que l’autorité judiciaire peut requérir les opérateurs aux fins d’identifier les auteurs de ces actes (article 6-II). Ces derniers sont quant à eux tenus, sous la menace de se voir reprocher le délit prévu au VI du même article (un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende) de conserver les données qui sont de nature à permettre l’identification des auteurs d’infractions.
En revanche, rien ne prévoit que l’autorité administrative puisse requérir les opérateurs à cette fin. Si certains opérateurs de services de communication au public en ligne peuvent se montrer coopérants, certains sont plus réservés et estiment que le devoir de coopération ne porte que sur la nécessité de prévoir un dispositif accessible de signalement par les internautes.
Obtenir l’identité des contrevenants sous contrainte nécessite alors de saisir l’autorité judiciaire. Une simple réquisition judiciaire suffit sans qu’il soit besoin de passer par une commission rogatoire, acte qui ne peut être pris sur le fondement du code de procédure pénale que par un juge d’instruction. Elle ne peut en revanche pas être délivrée par une autorité administrative et nécessite qu’une enquête judiciaire soit ouverte.
Enfin, l’article R.642-1 du code pénal réprime de l’amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe le fait, sans motif légitime, de refuser ou de négliger de répondre soit à une réquisition émanant d’un magistrat ou d’une autorité de police judiciaire agissant dans l’exercice de ses fonctions, soit, en cas d’atteinte à l’ordre public ou de sinistre ou dans toute autre situation présentant un danger pour les personnes, à une réquisition émanant d’une autorité administrative compétente » ([117]).
La garde des Sceaux précise quant à elle que « selon la loi américaine, les plateformes américaines peuvent accepter des réquisitions directes afin d’obtenir des données de souscription (par opposition à des données de trafic ou de contenu, au sens de la Convention dite de Budapest sur la lutte contre la cybercriminalité du Conseil de l’Europe) mais refusent de donner ses éléments si l’adresse IP liée à l’auteur supposé n’est pas française, considérant alors la demande comme extraterritoriale. Certains opérateurs refusent également en matière de discours de haine de répondre, notamment Facebook, à l’inverse de Google et Twitter si l’infraction s’est déroulée sur leur plateforme. La cour de cassation française (arrêt Ciprelli du 6 novembre 2013) a précisé que ce genre de réquisitions directes à une plateforme étrangère n’avait pas de caractère contraignant » ([118]).
La garde des Sceaux souligne que la « solution à ce problème préoccupant » ([119]) réside dans les travaux actuellement menés au niveau européen dans le cadre de l’examen d’un paquet dit « E-Evidence ». Il se compose d’une directive « représentant » dont l’objectif est d’obliger les plateformes à nommer un représentant légal sur le territoire européen et d’un règlement qui détaille la typologie des données numériques, les conditions d’un accès à la preuve directement auprès des plateformes sans passer par les canaux traditionnels de la coopération judiciaire internationale, et fixe de courts délais pour la préservation et la production des données. Ces textes sont actuellement en cours d’examen devant le Parlement européen.
Comme l’indique le ministère de l’intérieur, « des cadres d’action complémentaires ont été explorés par les pays européens et doivent être poursuivis :
– le travail partenarial, bilatéral et multilatéral, au niveau national et au niveau européen, permettant de créer des relations de confiance et de diffuser les bonnes pratiques ;
– la mise en place de cadres juridiques contraignants ;
– la simplification des voies de droit internationales, car les instruments actuels ne sont pas adaptés, en raison de leur lourdeur et de leur lenteur, à la vitesse de l’Internet et au nombre de contenus illicites » ([120]).
La proposition de loi visant à lutter contre la haine sur interne tend à introduire deux dispositions importantes destinées à renforcer les obligations des plateformes en matière d’identification des auteurs :
– il est proposé en premier lieu d’imposer aux plus grands opérateurs la désignation d’un représentant légal exerçant les fonctions d’interlocuteur référent sur le territoire français pour l’application de cette loi ;
– il s’agit en second lieu d’élever le montant des amendes pénales permettant de sanctionner l’absence de conservation par les opérateurs des données d’identification et l’absence de réponse aux réquisitions judiciaires visant à obtenir les données d’identification d’auteur d’infraction.
Au-delà, comme l’a suggéré le ministère de l’intérieur, seraient utiles :
– le contrôle des sociétés offrant des services permettant de s’anonymiser (services de VPN et de proxy) ;
– l’obligation pour les hébergeurs de conserver le port source des connexions de leurs utilisateurs, cette donnée permettant de discriminer un internaute parmi l’ensemble des personnes utilisant la même adresse IP ;
– et le renforcement des contrôles des informations fournies à l’occasion de la souscription d’un abonnement mobile.
L’effectivité des deux premières mesures serait néanmoins largement dépendante de la volonté de sociétés étrangères, notamment américaines, de les appliquer.
Recommandation n° 26 : renforcer les obligations des plateformes en matière d’identification des auteurs ; imposer aux plus grands opérateurs la désignation d’un représentant légal exerçant les fonctions d’interlocuteur référent sur le territoire français ; soutenir, au niveau européen, l’adoption du paquet dit « E-evidence » ; renforcer le contrôle des sociétés offrant des services permettant de s’anonymiser (services de VPN et de proxy) ; obliger les hébergeurs à conserver le port source des connexions de leurs utilisateurs ; renforcer le contrôle des informations fournies à l’occasion de la souscription d’un abonnement mobile.
2. Basculer les propos haineux dans le code pénal
a. Un cadre dont l’inadaptation à l’ère d’internet a entraîné plusieurs ajustements
Les auteurs de propos haineux, quel qu’en soit le support, sont susceptibles de tomber sous le coup des diverses infractions prévues par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Cette loi prévoit un régime procédural spécifique qui limite considérablement les capacités de répression des comportements illicites :
– la mise en mouvement de l’action publique obéit à des règles procédurales particulières, notamment quant à l’articulation des faits visés. Les juges, par dérogation au droit commun, ne peuvent requalifier des faits mal visés dans l’acte de poursuite ([121]) ;
– le délai de prescription de l’action publique est de trois mois ;
– certaines procédures, telles que le placement en détention provisoire ou sous contrôle judiciaire de la personne mise en examen, sont exclues.
Avec le développement d’internet, le législateur a dû modifier la loi du 29 juillet 1881 à plusieurs reprises pour améliorer la répression de certaines infractions jugées d’une particulière gravité, telles que :
– la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (alinéa 7 de l’article 24) ;
– ou encore la provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap (alinéa 8 de l’article 24) ;
Ces délits se prescrivent désormais à compter d’un an, au lieu de trois mois. Depuis la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et la citoyenneté, ce régime s’applique également aux injures, diffamations et provocations contraventionnelles aggravées, lorsque ces infractions ne sont pas commises publiquement. On peut noter au passage que si la contestation de crimes contre l’humanité (prévue à l’article 24 bis) a vu son délai de prescription porté à un an, il n’en va pas de même de l’apologie de crimes contre l’humanité…
Par ailleurs, comme l’a rappelé Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, « pour diversifier et adapter la réponse pénale, la [loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice] a prévu, grâce à un amendement de Mme Laëtitia Avia, la possibilité de recourir à l’ordonnance pénale en matière d’infractions de presse, avec pour objectif de faciliter et d’accélérer le prononcé d’amendes pénales contre les auteurs de propos haineux tenus sur internet. Cette procédure de l’ordonnance pénale nous permet en effet d’avoir une procédure écrite sans audience, donc plus rapide – c’est évidemment son intérêt –, mais qui ne permet que de prononcer des amendes ».
b. Pour faciliter leur répression, l’apologie du terrorisme et la provocation au terrorisme ont été basculées dans le code pénal
La loi du 13 novembre 2014 a quant à elle inscrit à l’article 421-2-5 du code pénal l’incrimination des délits de provocation au terrorisme et d’apologie du terrorisme, antérieurement réprimés dans le cadre de la loi de 1881. Cette insertion a permis d’appliquer à ces délits les règles de procédure et de poursuites de droit commun, exclues en matière de presse, telles que la possibilité de saisies ou encore de recours à la procédure de comparution immédiate. Le délai de prescription de ces incriminations a par ailleurs été porté de un à six ans. Enfin, ce basculement a permis de mettre en œuvre des techniques spéciales d’enquête (notamment la surveillance, l’infiltration, les interceptions de correspondances émises par la voie des télécommunications, les sonorisations de lieux et véhicules, la captation de données informatiques).
Ce texte a par ailleurs été l’occasion de renforcer la répression puisque la peine, fixée à l’origine par la loi sur la presse à cinq ans d’emprisonnement, a été aggravée dans le code pénal lorsque les faits sont commis sur internet (sept ans d’emprisonnement), afin de tenir compte de l’effet démultiplicateur de ce moyen de communication ([122]).
Sans que des bilans chiffrés aient pu être transmis ni par le ministère de la justice ni par celui de l’intérieur, ce dernier relève que l’application des règles de droit commun à ces deux délits « a contribué à améliorer l’efficacité de la répression en ce domaine » ([123]).
Le rapporteur note que les asymétries qui résultent de ce transfert ponctuel rendent le cadre juridique illisible, pour ne pas dire aberrant. Comme l’indique le ministère de la justice, « aucun argument de nature juridique ne justifie la différence de traitement entre l’apologie du terrorisme désormais intégrée dans le code pénal et l’apologie de crime contre l’humanité, toujours réprimée par la loi de 1881 » ([124]). Or, si l’apologie du terrorisme est désormais considérée comme un délit de droit commun se prescrivant à six ans, l’apologie de crime contre l’humanité demeure protégée par le cadre procédural de la loi sur la presse et se prescrit à trois mois…
En tout état de cause, le rapporteur estime que les arguments qui ont présidé au transfert des délits d’apologie du terrorisme et de provocation au terrorisme vers le code pénal valent aussi pour les délits racistes.
c. Il importe de lever les obstacles procéduraux qui favorisent l’impunité des délinquants racistes
« Aujourd