N° 2435

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le  20 novembre 2019.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES SUR LA PROPOSITION DE LOI

visant à lutter contre le mitage des espaces forestiers en Île-de-France (n° 2152)

PAR Mme Aude LUQUET

Députée

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 Voir le numéro : 2152.


SOMMAIRE

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Pages

Introduction

I. ProtÉger et mettre en valeur la forÊt francilienne, particuliÈrement menacÉe par la pression fonciÈre

A. MalgrÉ son caractÈre urbain remarquable, l’ÎledeFrance est Ègalement une région boisÉe

B. Les particularitÉs de l’Île-de-France et les enjeux attachÉs À la protection des espaces forestiers franciliens justifient la mise en place d’un outil de protection spÉcifique À la région

II. L’utilisation, À titre expÉrimental, du droit de prÉemption de la Safer de l’Île-de-France avec l’objectif de protection et de mise en valeur de la forÊt a démontrÉ l’intÉrÊt du dispositif et la nÉcessitÉ de le pÉrEnniser

A. Les sociÉtÉs d’amÉnagement foncier et d’Établissement rural (Safer) : des outils au service de la restructuration des exploitations agricoles, progressivement dotÉs de prérogatives en matiÈre de gestion forestiÈre

B. L’expÉrimentation du droit de préemption de la Safer de l’Île-de-France avec un objectif de protection et de mise en valeur de la forÊt constitue un succÈs

TRAVAUX DE LA COMMISSION

I. DISCUSSION GÉNÉRALE

II. EXAMEN DES articles

Article 1er (article L. 143-2-1 du code rural et de la pêche maritime)

Article 2

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES


   Introduction

Si la préservation de notre patrimoine forestier prend, à l’aune du changement climatique, une importance particulière, l’inquiétude quant à l’état des forêts françaises est ancienne : en 1787, le comte d’Essuiles déplorait en ces termes les atteintes portées aux espaces forestiers : « Nous allons dire une vérité fâcheuse : hormis les forêts dans lesquelles le Roi chasse habituellement et qui sont conservées en bon état, toutes celles qui lui appartiennent dans le Royaume, tout comme celles des communautés laïques ou ecclésiastiques sont mal tenues : la plupart livrées au pillage des hommes et à la dévastation des bestiaux ; plusieurs même absolument détruites, et leur sol en friche ou en labour » ([1]).

Mitage forestier, phénomène de « cabanisation », pollution : les menaces sur la forêt française, si elles ont changé de visage, demeurent d’actualité.

Dans ce contexte, la forêt francilienne apparaît comme particulièrement exposée, notamment au phénomène de mitage forestier, qui consiste en la vente de parcelles de petite taille à des particuliers, souvent à des prix très élevés, en vue de donner aux biens ainsi acquis un usage non conforme à leur vocation naturelle ou à leur classement dans les documents d’urbanisme locaux.

Afin d’endiguer le phénomène, la société d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) de l’Île-de-France a été dotée, dans le cadre d’une expérimentation d’une durée de trois ans, d’un droit de préemption sur les parcelles de petites tailles, destiné à lui permettre d’agir pour la protection des espaces boisés comme elle le faisait pour les terres agricoles.

Les particularités de la forêt francilienne justifient la mise en œuvre d’outils spécifiques concourant à sa préservation : soumise à une pression foncière sans comparaison avec le reste du territoire, caractérisée par le multi‑usage, elle constitue le « poumon vert » de la région la plus densément peuplée du pays.

La présente proposition de loi propose de pérenniser ce dispositif dont l’efficacité contre le mitage forestier a été démontrée. Elle constitue un rouage, modeste mais essentiel, dans le renouvellement de notre conception des enjeux forestiers, qui requièrent toute notre attention, à l’heure où les forêts produisent, au niveau mondial, la moitié de l’oxygène que nous respirons et où la déforestation ravage, dans certaines régions du monde, une part essentielle de ce patrimoine.


I.   ProtÉger et mettre en valeur la forÊt francilienne, particuliÈrement menacÉe par la pression fonciÈre

A.   MalgrÉ son caractÈre urbain remarquable, l’Île‑de‑France est Ègalement une région boisÉe

La forêt couvre, dans la région Île-de-France, environ 261 000 hectares (ha), soit un taux de boisement de 21 %. L’Île-de-France est donc, malgré son caractère urbain remarquable, aussi forestière que bien d’autres régions françaises.

La répartition spatiale de la forêt est, dans la région, très hétérogène : quelques très gros massifs forestiers comme ceux de Fontainebleau, de la vallée de la Seine et de Rambouillet côtoient une forêt d’une plus faible densité, dispersée sur le territoire rural de la grande couronne.

 

http://www.saferidf.fr/website/datadev/article/image/1024554751130462016/carte_foret_idf.png

Figure 1 Emprise de la forêt francilienne en 2012 (source : institut d’aménagement et d’urbanisme (IAU), fichier mode d’occupation des sols (MOS))

La proportion de forêt publique autour de Paris est très importante : elle est estimée à environ 90 % de la surface forestière totale. Tel n’est pas le cas des départements de la grande couronne sur le territoire desquels le taux de forêt privée peut aller jusqu’à 67 %.


Les espaces forestiers assument trois fonctions principales :

– une fonction économique (production de bois et le développement des filières sylvicoles) ;

– une fonction écologique (préservation des ressources naturelles et de la biodiversité) ;

– une fonction sociale (lieu permettant la pratique d’activités de loisir ou sportives).

En Île-de-France, la forêt de production est largement majoritaire, 253 000 ha y étant consacrés soit 97 % des surfaces (contre 95 % en moyenne au niveau national). Les feuillus occupent donc 86 % de la superficie de la forêt régionale, les conifères étant réduits à une superficie plus marginale.

B.   Les particularitÉs de l’Île-de-France et les enjeux attachÉs À la protection des espaces forestiers franciliens justifient la mise en place d’un outil de protection spÉcifique À la région

La pérennisation du dispositif dans le cadre de la région ÎledeFrance, sans l’étendre pour le moment à l’ensemble du territoire, se justifie par la situation spécifique et les menaces particulières auxquelles la forêt francilienne est exposée Le Conseil constitutionnel admet la limitation du champ d’application d’un dispositif législatif ou réglementaire à une ou plusieurs parties du territoire national à condition que cette rupture d’égalité soit justifiée par une différence caractérisée (voir encadré).

L’exemple de la décision du Conseil constitutionnel relative à la taxe annuelle sur les locaux à usage de bureaux

 

La décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 1989 (n° 89-270 DC) illustre la jurisprudence du Conseil qui examinait la contestation de l’instauration – uniquement en Île-de-France – d’une taxe annuelle sur les locaux à usage de bureaux.

Le Conseil constitutionnel a considéré que l’instauration de cette taxe ne constituait pas une violation du principe d’égalité (article 2 de la Constitution) du « fait que ce dispositif soit propre à la région Île-de-France » dans la mesure où «  [s’y] posent avec une acuité particulière des difficultés spécifiques. »

La pression foncière d’une agglomération de plus de 12 millions d’habitants fait peser sur la forêt francilienne une menace spécifique. L’Île‑de‑France, qui ne représente que 2,2 % du territoire métropolitain concentre 19 % de sa population, soit 1 006 habitants au kilomètre carré (km2), ce qui en fait la région la plus peuplée et la plus densément peuplée du pays, générant une très forte pression sur les espaces agricoles et naturels. L’Île-de-France est la seule région dont la quasi-totalité (98,8 %) du territoire correspond à une aire urbaine.

Dans cette région, qui est la plus urbanisée de France, 72 % du territoire sont des terres et des bois, sous influence périurbaine.

Les contraintes et les menaces pesant sur la forêt francilienne sont spécifiques :

– plus que les autres forêts françaises, la forêt francilienne est multifonctionnelle : espace de production et de protection de la biodiversité, elle constitue également un indispensable espace de loisirs pour une population urbaine ;

– ensuite, la forêt francilienne est caractérisée par un morcellement trois fois plus important qu’à l’échelle nationale : le compte de propriété moyen est de 1 hectare ([2]).

L’extrême morcellement de la forêt francilienne constitue un obstacle à sa mise en valeur et accélère sa dégradation. Le mitage forestier, c’est-à-dire le phénomène de ventes de parcelles de petite taille à des particuliers, souvent à des prix très élevés, en vue de donner aux biens ainsi acquis un usage non conforme à leur vocation naturelle ou à leur classement dans les documents d’urbanisme locaux, y est particulièrement aigu.

La situation particulière de l’Île-de-France a justifié, par le passé, la mise en place de dispositifs spécifiques pour l’aménagement de son territoire et de protection des espaces les plus fragiles :

– le schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF) coordonne ainsi les documents d’urbanisme locaux et couvre la presque totalité du territoire régional, outil dont ne disposent pas les autres régions françaises ;

– l’agence des espaces verts (AEV) est un établissement public régional. Les autres régions disposent de conservatoires des espaces naturels (CEN) qui sont des associations et non des établissements publics ;

– l’Île-de-France est la seule région dans laquelle, à la demande de l’État et de la région, la SAFER a mis en place, depuis 2000, des conventions de surveillance et d’intervention foncières avec les collectivités locales. Dans ce cadre, deux tiers des communes franciliennes ont placé leur territoire sous la surveillance de la SAFER.

Un récent arrêt Conseil d’État ([3]), enfin, laisse penser que la pérennisation locale d’une expérimentation n’est pas incompatible avec le droit en vigueur « dans l’hypothèse où les dérogations sont expérimentées en raison d’une différence de situation propre à la portion de territoire ou aux catégories de personnes objet de l’expérimentation et n’ont, de ce fait, pas nécessairement vocation à être généralisées au-delà de son champ d’application, la différence de traitement instituée à titre expérimental [devant] être en rapport avec l’objet de l’expérimentation et ne pas être manifestement disproportionnée avec cette différence de situation » ([4]).

Pour l’ensemble de ces raisons, il semble conforme au droit en vigueur et nécessaire de doter l’Île-de-France d’outils spécifiques permettant de protéger et de développer son patrimoine et son potentiel forestier.

La mise en œuvre expérimentale du droit de préemption de la SAFER d’Île‑de‑France avec l’objectif de protection et de mise en valeur de la forêt, que cette proposition de loi permettra de pérenniser, répond pleinement à cet objectif et a démontré son efficacité comme en témoignent les éléments de bilan que la seconde partie du présent rapport recense.

 


II.   L’utilisation, À titre expÉrimental, du droit de prÉemption de la Safer de l’Île-de-France avec l’objectif de protection et de mise en valeur de la forÊt a démontrÉ l’intÉrÊt du dispositif et la nÉcessitÉ de le pÉrEnniser

A.   Les sociÉtÉs d’amÉnagement foncier et d’Établissement rural (Safer) : des outils au service de la restructuration des exploitations agricoles, progressivement dotÉs de prérogatives en matiÈre de gestion forestiÈre

Les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) sont des sociétés anonymes, sans but lucratif, chargées de missions d’intérêt général et placées sous la tutelle des ministères de l’agriculture et de l’alimentation et des finances, dont la création remonte aux lois d’orientation agricole de 1960 et 1962. Il leur revenait initialement, aux termes de l’article 15 la loi n° 60-808 du 5 août 1960 d’orientation agricole, « d’acquérir des terres ou des exploitations agricoles librement mises en vente par leurs propriétaires, ainsi que des terres incultes, destinées à être rétrocédées après aménagement éventuel » afin, notamment, « d’améliorer les structures agraires, d’accroître la superficie de certaines exploitations agricoles et de faciliter la mise en culture du sol et l’installation d’agriculteurs » ([5]).

Le législateur a élargi leurs missions : elles « œuvrent prioritairement à la protection des espaces agricoles, naturels et forestiers » et « concourent à la diversité des paysages, à la protection des ressources naturelles et au maintien de la diversité biologique » en acquérant « dans le but de les rétrocéder, des biens ruraux, des terres, des exploitations agricoles ou forestières » ([6]).

En ce qui concerne les biens ruraux, les SAFER disposent d’un droit de préemption important. Néanmoins, en principe, ce droit de préemption ne peut être exercé sur les parcelles classées en nature de bois et forêts au cadastre ([7]). Le 6° de l’article L. 143-4 du code rural et de la pêche maritime énonce néanmoins quatre exceptions, qui sont d’appréciation stricte :

– si la cession – vente ou aliénation à titre gratuit – porte sur des biens mixtes, regroupant des surfaces boisées et d’autres parcelles non boisées dépendant de la même exploitation agricole ;

– s’il s’agit soit de semis ou plantations sur des parcelles de faible étendue dont la commission communale d’aménagement a décidé la destruction dans le cadre du remembrement, soit de semis ou plantations effectués en violation de la réglementation des boisements ;

– si ces parcelles ont fait l’objet d’une autorisation de défrichement ;

– si elles sont situées dans un périmètre d’aménagement foncier en zone forestière.

B.   L’expÉrimentation du droit de préemption de la Safer de l’Île-de-France avec un objectif de protection et de mise en valeur de la forÊt constitue un succÈs

Dans le prolongement des premières assises régionales du mitage, organisées par l’État, la région et la SAFER en septembre 2016, l’article 46 de la loi n° 2017-257 du 28 février 2017 relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain, codifié à l’article L. 143-2-1 du code rural et de la pêche maritime, a ouvert à titre expérimental, pour une durée de trois ans et dans le cadre de la région Île-de-France, la possibilité pour la SAFER de l’Île-de-France de préempter les ventes de biens boisés dès lors que leur superficie est inférieure à trois hectares, dans un but de protection et de mise en valeur de la forêt (voir la partie examen des articles du présent rapport).

Ce dispositif répondait aux attentes des élus de l’Île-de-France, confrontés à un phénomène de mitage des espaces forestiers comparables à celui des espaces agricoles.

Si l’expérimentation n’est pas encore arrivée à son terme, le bilan de sa mise en œuvre du 28 février 2017 au 31 octobre 2019, transmis à votre rapporteure par la SAFER, est suffisamment probant pour justifier la pérennisation d’un dispositif ayant largement fait ses preuves.

Depuis février 2017, la SAFER de l’Île-de-France a motivé notamment par l’objectif de protection et de mise en valeur de la forêt 198 préemptions (soit 39 % des 510 préemptions exercées au total). Ces actions ont été fréquemment motivées par plusieurs objectifs légaux, mais dans 107 cas le principal objectif invoqué était la protection et la mise en valeur de la forêt. Ainsi, en l’absence de cette disposition, dans ces 107 cas, soit environ 20 % des préemptions de la SAFER, celle-ci n’aurait pas pu empêcher la vente des parcelles et l’accroissement du mitage forestier qui en aurait résulté.

Les 198 ventes sur lesquelles la SAFER est intervenue représentent une surface totale d’environ 105 hectares de foncier forestier. La surface moyenne de ces ventes s’élève à 5 289 m2. Ces surfaces modestes sont cohérentes avec la vocation du dispositif, destiné à éviter l’émiettement et le mitage résultant de la vente de parcelles de moins de 3 hectares.

Il ne faut pas s’étonner que seules 24 % des préemptions réalisées avec l’objectif forestier aient donné lieu, jusqu’à présent, à une acquisition. En effet, lorsque la SAFER intervient dans le cadre de son droit de préemption, elle peut émettre, si le prix de la parcelle est jugé trop élevé, une contre-offre. Le propriétaire du bien préempté est alors tenu, dans un délai de six mois, d’accepter celle-ci, d’annuler la vente ou de contester ce prix. Ce n’est qu’à l’expiration de ce délai que le sort de la parcelle est connu. La SAFER de l’Île-de-France estime que deux tiers des dossiers instruits en révision de prix aboutissent à un retrait de vente, ce qui permet d’éviter le mitage.

L’efficacité du dispositif repose sur son caractère préventif. Une fois la parcelle vendue, illégalement défrichée et artificialisée, il est particulièrement difficile, pour les communes, d’intervenir.

Figure 2 : Carte de synthèse de l’ensemble des préemptions réalisées avec l’objectif de mise en valeur de la forêt (28/02/2017 – 31/10/2019) ; Données et réalisation : SAFER IDF.

 

La très grande majorité des préemptions a été effectuée à la demande des collectivités territoriales (180 sur 198). Les dix-huit préemptions restantes ont été mises en œuvre à la demande de forestiers et autres propriétaires privés. Cette faible part des préemptions à la demande des forestiers privés s’explique par une communication restreinte de la part de la SAFER sur ce dispositif provisoire, de crainte qu’il ne soit pas pérennisé. La SAFER de l’Île-de-France devrait donc, une fois le dispositif durablement inscrit dans le droit, faire un effort de promotion, à destination, en particulier des forestiers privés.

Le directeur général de la SAFER a indiqué à votre rapporteure que les interventions en préemption menées avaient été bien accueillies par les différents acteurs agissant sur le territoire en matière forestière – collectivités territoriales, propriétaires forestiers, syndicats agricoles et forestiers, associations environnementales. Les représentants de la forêt privée sont systématiquement approchés par la SAFER lors des enquêtes de préemption et lors de la rétrocession des biens. La préfecture de la région Île-de-France a par ailleurs indiqué à votre rapporteure avoir consulté les présidents du Centre régional de la propriété forestière Île-de-France Centre-Val de Loire (CRPF) et de Fransylva Île-de-France qui se sont dits favorables à la pérennisation d’une mesure perçue comme efficace et utile.

Les objectifs fixés dans le cadre de l’expérimentation – amélioration de la structure des propriétés forestières en préservant les forêts franciliennes du mitage, de la pression foncière et de l’étalement urbain – ayant été atteints, il est essentiel d’assurer la pérennisation du dispositif sans attendre l’expiration du délai de trois ans.

Au-delà de cette proposition de loi, d’autres enjeux liés à la préservation et à la gestion des espaces forestiers devront faire l’objet de l’attention du législateur. Tel est notamment le cas du phénomène de « cabanisation », qui consiste en la construction, sans autorisation d’urbanisme, d’un habitat permanent ou provisoire dans des zones le plus souvent agricoles ou naturelles, particulièrement problématique en Île-de-France et face auxquels les collectivités sont aujourd’hui démunies.

 


   TRAVAUX DE LA COMMISSION

I.   DISCUSSION GÉNÉRALE

Au cours de sa séance du mercredi 20 novembre 2019, la commission a ensuite examiné la proposition de loi visant à lutter contre le mitage des espaces forestiers en Île-de-France (n° 2152), sur le rapport de Mme Aude Luquet.

M. Mickaël Nogal, président. Nous reprenons nos travaux avec l’examen d’une proposition de loi du groupe du Mouvement Démocrate et apparentés visant à lutter contre le mitage des espaces forestiers en Île-de-France, dont Mme Aude Luquet est la rapporteure.

Mme Aude Luquet, rapporteure. Monsieur le président, Monsieur le ministre, mes chers collègues, je veux commencer par rappeler que c’est mon collègue Jean-Noël Barrot qui est à l’initiative de cette proposition de loi dont j’ai l’honneur d’être aujourd’hui rapporteure.

Cette proposition de loi peut, au premier abord, paraître modeste et exclusivement technique – elle sera d’ailleurs examinée en procédure d’examen simplifiée en séance publique – mais, pour en saisir pleinement les enjeux, il faut la considérer dans un cadre plus global, celui d’une urgence écologique et d’un changement du regard porté sur la forêt. En effet, comme le souligne l’accord de Paris sur le climat, les forêts et les arbres jouent un rôle essentiel, agissant comme des puits de carbone et absorbant l’équivalent de 2 milliards de tonnes de dioxyde de carbone chaque année.

Dans ce cadre international brossé à grands traits, la forêt française se présente comme la troisième d’Europe, occupant 30 % du territoire national et captant chaque année près de 70 millions de tonnes de CO2. Avec près de 140 variétés d’arbres différentes, elle compte parmi les plus diversifiées d’Europe.

Changeons encore d’échelle pour descendre au niveau régional, celui qui nous intéresse aujourd’hui : à bien des égards, la situation des forêts franciliennes, fortes de leurs 260 000 hectares, distingue l’Île-de-France des autres régions. Comment ne pas voir une menace spécifique dans la pression foncière qu’une agglomération de plus de 12 millions d’habitants fait peser sur les espaces naturels qui l’environnent ? Comment ne pas penser qu’une région qui représente 2,2 % du territoire métropolitain et concentre 19 % de sa population, soit 1 006 habitants au kilomètre carré, nécessite la mise en œuvre d’outils spécifiques pour garantir la préservation de ses forêts ? Une forêt qui, par ailleurs, se caractérise par des usages plus variés que sur le reste du territoire, puisqu’elle est un espace de production et de protection de la biodiversité, mais également un indispensable espace de loisirs pour une population urbaine. Une forêt, enfin, trois fois plus morcelée qu’à l’échelle nationale, avec un compte de propriété moyen s’y élevant à un hectare.

L’ensemble de ces éléments de contexte explique le phénomène de mitage particulièrement fort qui pèse sur les forêts de la région Île-de-France. Comme vous le savez, le mitage consiste en la vente de parcelles de petite taille à des particuliers, souvent à des prix très élevés, en vue de donner aux biens acquis un usage non conforme à leur vocation naturelle ou à leur classement dans les documents d’urbanisme locaux.

Face à ce phénomène, les collectivités territoriales étaient jusqu’à présent impuissantes. Pour remédier à cette situation et offrir une solution préventive, l’article 46 de la loi n° 2017-257 du 28 février 2017 relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain, codifié à l’article L. 143-2-1 du code rural et de la pêche maritime, a ouvert à titre expérimental, pour une durée de trois ans et dans le cadre de la région Île-de-France, la possibilité pour la société d’aménagement foncier et d’établisssement rural (SAFER) de l’Île-de-France de préempter les ventes de biens boisés dès lors que leur superficie est inférieure à trois hectares et que les communes sont dotées d’un document d’urbanisme. Ces préemptions sont motivées par un nouvel objectif, celui de la protection et de la mise en valeur de la forêt.

Les résultats de cette expérimentation sont très positifs : 198 préemptions de la SAFER ont été motivées notamment par l’objectif nouvellement créé, et dans 107 cas il s’agissait du principal objectif invoqué. En d’autres termes, en l’absence de ce dispositif, dans 107 cas, les collectivités et la SAFER se seraient trouvées impuissantes face à une vente contribuant à accroître le mitage.

J’ai pu constater, au cours des auditions que j’ai menées, que dispositif était salué par l’ensemble des acteurs et des observateurs : collectivités territoriales, SAFER, propriétaires privés, préfecture et associations environnementales.

Tous sont donc favorables à la pérennisation d’un outil qui a fait ses preuves, ce qui constitue l’objet de la présente proposition de loi. Le dispositif de celle-ci prévoit une pérennisation dans des conditions légèrement différentes de celles de l’expérimentation, puisqu’elle supprime la condition de zonage qui limitait l’action de la SAFER au territoire des communes dotées d’un document d’urbanisme. Dans les faits, cette condition n’entrave nullement l’efficacité de la SAFER, puisque cette restriction concerne à peine une trentaine de communes. Il me semble plus conforme à l’esprit de l’expérimentation de pérenniser le dispositif dans les conditions de celle-ci, afin d’éviter tout effet de bord que nous n’aurions pas eu l’opportunité d’identifier. Je vous proposerai un amendement en ce sens.

Une seconde question a fait l’objet de toute notre attention : pérenniser le dispositif pour la seule région Île-de-France ne risquait-il pas de constituer, aux yeux du Conseil constitutionnel, une rupture d’égalité devant la loi ? La situation particulière de l’Île‑de‑France, sur laquelle j’ai insisté en introduction, a justifié, par le passé, la mise en place de dispositifs spécifiques pour l’aménagement de son territoire et la protection des espaces les plus fragiles – je pense par exemple au schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF) ou à l’agence des espaces verts (AEV), qui est un établissement public régional et non une association. L’Île-de-France est, par ailleurs, la seule région dans laquelle la SAFER a mis en place, depuis 2000, des conventions de surveillance et d’intervention foncière avec les collectivités locales.

Dans une décision du 29 décembre 1989, Le Conseil constitutionnel a considéré que l’instauration d’une taxe annuelle sur les locaux à usage de bureaux ne constituait pas une violation du principe d’égalité du « fait que ce dispositif soit propre à la région Île‑de‑France » dans la mesure où « [s’y] posent avec une acuité particulière des difficultés spécifiques », ce qui semble pouvoir être transposé, par analogie, à la situation des forêts franciliennes.

Le Conseil d’État a par ailleurs indiqué, dans un arrêt du 6 novembre dernier, que la pérennisation locale d’une expérimentation n’était pas incompatible avec le droit en vigueur « dans l’hypothèse où les dérogations sont expérimentées en raison d’une différence de situation propre à la portion de territoire ou aux catégories de personnes objet de l’expérimentation et n’ont, de ce fait, pas nécessairement vocation à être généralisées au-delà de son champ d’application », ce qui va dans le même sens.

Cette proposition de loi, au dispositif modeste mais essentiel, technique mais opérationnel, est l’occasion pour la commission des affaires économiques d’entamer un cycle de réflexion sur les grands enjeux forestiers, qui sera poursuivi le 11 décembre prochain lorsque la commission sera consultée, en vertu de l’article 13 de notre Constitution, sur la nomination à la tête de l’Office national des forêts de M. Bertrand Munch.

Je vous propose donc de pérenniser le droit de préemption de la SAFER d’Île‑de‑France, dont la mise en œuvre expérimentale, depuis bientôt trois ans, a permis d’intervenir sur une surface totale d’environ 105 hectares de foncier forestier. Ce chiffre peut paraître modeste, mais il faut replacer cet outil dans un ensemble plus large de politiques publiques et de démarches privées destinées à la préservation de la forêt et souligner que la vente des petites parcelles constitue un enjeu important pour l’avenir des massifs. À l’heure où les enjeux climatiques et environnementaux sont devenus primordiaux, et dans un contexte régional où 98,8 % du territoire correspond à une aire urbaine, je pense sincèrement que chaque hectare compte et que cette proposition de loi constitue une réponse adaptée au mitage des forêts franciliennes.

M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Je voudrais d’abord remercier le groupe MODEM, en particulier M. Jean-Noël Barrot et Mme Aude Luquet, d’avoir présenté cette proposition de loi importante et attendue, à laquelle je vous indique d’ores et déjà que le Gouvernement donnera un avis favorable.

Je ne reviens pas sur l’enjeu que représente la forêt française, qui pour nous constitue un formidable puits de carbone. Il va falloir continuer à réfléchir à son organisation : comme vous le savez, l’État a d’ores et déjà pris un certain nombre de décisions. J’ai réuni le Conseil supérieur de la forêt et du bois (CSFB) il y a quelques semaines. J’ai demandé à la profession de s’organiser et de me rendre un rapport en mars prochain. Parallèlement, le Gouvernement a décidé de mettre 16 millions d’euros sur la table pour répondre immédiatement à l’urgence. Le Premier ministre a proposé la candidature de M. Munch pour diriger l’Office national des forêts, qui reste un organisme public. Nous allons pouvoir reprendre le cours des choses sereinement avec ce nouveau directeur général.

Madame la rapporteure, votre proposition de loi est essentielle, car elle vise à pérenniser une expérimentation en cours. L’intérêt de votre texte réside précisément dans cette pérennisation, qui revêt une importance particulière pour le Gouvernement. La SAFER d’Île-de-France a transmis en fin de semaine dernière des éléments d’évaluation qui n’évolueront pas ou peu d’ici à la fin 2020, échéance prévue par la loi.

On peut légitimement s’interroger sur l’opportunité de légiférer avant la fin de l’expérimentation. C’est une interrogation que plusieurs parlementaires ont soulevée et que vous avez peut-être entendue lors de vos auditions, Madame la rapporteure. C’est pourquoi j’aimerais revenir rapidement sur l’historique de cette mesure.

Jusqu’en 2017, la SAFER d’Île‑de-France, comme ses homologues, ne pouvait intervenir que sur des parcelles agricoles ou naturelles. La plupart des parcelles boisées étaient exclues du champ d’application de son droit de préemption, à l’exception de quelques cas très limités. Les élus d’Île-de-France demandaient depuis longtemps que la SAFER soit autorisée à étendre sa protection aux espaces boisés, car ces derniers sont autant concernés par le phénomène de mitage que les espaces agricoles : c’est un constat que tout un chacun a pu dresser. Il est en effet fréquent de voir de petites parcelles boisées défrichées et construites illégalement dès qu’elles sont vendues. L’extrême morcellement de la forêt francilienne contribue à sa dégradation et freine sa mise en valeur. Or c’est précisément l’inverse qu’il faut faire : il faut impérativement l’améliorer et la mettre en valeur autant que possible.

Ce sujet avait été débattu, à l’Assemblée nationale, à l’occasion de l’examen de la loi sur le statut de Paris et l’aménagement métropolitain, promulguée le 28 février 2017. Ainsi, une expérimentation de trois ans a été lancée afin de donner à la SAFER d’Île-de-France la possibilité de préempter des parcelles forestières, à trois conditions : qu’elles soient d’une surface de moins de trois hectares ; qu’elles soient situées dans une zone agricole ou une zone naturelle et forestière délimitée par un document d’urbanisme ; que son objectif soit la protection et la mise en valeur de la forêt. Ce droit de préemption inhabituel pour une SAFER ne peut primer les droits de préemption et de préférence prévus par le code forestier. La SAFER a ainsi la possibilité d’intervenir sur une grande partie des ventes qui menacent les terrains boisés et de lutter contre l’extension de l’urbanisation sur les bois périurbains. Elle concourt également à la restructuration parcellaire.

Deux ans après le lancement de cette expérimentation, nous pouvons dresser un bilan positif de cette mesure. Depuis février 2017, la SAFER d’Île‑de‑France a exercé son droit de préemption à 510 reprises ; 198 préemptions, soit 39 % d’entre elles, ont été notamment motivées par l’objectif de protection et de mise en valeur de la forêt, ce qui va totalement dans le sens de votre proposition de loi. Les 198 ventes sur lesquelles la SAFER est intervenue représentent une surface totale d’environ 105 hectares de foncier forestier. Ce chiffre, comme celui de la surface moyenne d’intervention – 5 289 mètres carrés par vente – témoigne du type de biens visé par les préemptions, à savoir des parcelles de très petite taille. Les préemptions à la demande des collectivités publiques – communes et leurs groupements, départements, régions – sont, et de loin, les plus nombreuses. Ainsi, 180 préemptions demandées par des collectivités ont été réalisées par la SAFER d’Île-de-France dans un but de protection des espaces boisés. La surface moyenne est de 3 140 mètres carrés par vente. Les interventions à la demande de propriétaires sont peu nombreuses – on a recensé seulement 18. Cela montre que le travail mené avec les propriétaires forestiers reste à étoffer. Il convient de communiquer à ce sujet avec la SAFER et les représentants des forestiers. Le centre régional de la propriété forestière (CRPF) ou le syndicat des propriétaires forestiers d’Île-de-France sont systématiquement consultés dans le cas de préemptions à la demande de forestiers.

D’une manière générale, les interventions en préemption menées par la SAFER en forêt ont été bien accueillies par les acteurs du territoire, que ce soient les collectivités locales, les propriétaires forestiers, les syndicats agricoles et forestiers ou les associations environnementales. L’utilité de ce dispositif expérimental a été largement reconnue puisqu’il a permis, de toute évidence, d’éviter des défrichements illégaux et des artificialisations. Cette reconnaissance suppose des contacts systématiques avec les représentants de la forêt privée lors des enquêtes de préemption et au stade de la rétrocession des biens. La représentation des instances forestières au sein des comités techniques départementaux de la SAFER est bienvenue.

Compte tenu des aspects positifs de l’expérimentation, de l’accord des représentants de la forêt privée et du Centre national de la propriété forestière (CNPF), qui sont les premiers concernés, je suis favorable à la proposition de pérennisation de la mesure en Île-de-France dans les conditions qui ont été fixées lors de l’expérimentation. Cette pérennisation ne concerne que l’Île-de-France, en raison de son fort caractère périurbain et de la pression foncière que l’agglomération de 12 millions d’habitants fait peser sur les espaces naturels les plus fragiles, situation objective qu’on ne trouve pas ailleurs. Son extension au‑delà de l’Île-de-France n’est, à ce stade, pas envisagée.

Madame la rapporteure, permettez-moi de saluer votre travail, les auditions que vous avez menées, ainsi que de remercier M. Barrot pour cette proposition de loi présentée par le groupe MODEM, que le Gouvernement appuiera.

M. Mickaël Nogal, président. Je vais à présent donner la parole aux orateurs des groupes.

M. Frédéric Descrozaille. Je voudrais faire part de mes réserves et interrogations au sujet de ce texte. J’ai bien noté, Madame la rapporteure, que 107 préemptions sur 198 n’auraient pu avoir lieu en l’absence de l’expérimentation, et que deux tiers d’entre elles se sont traduites par une absence de vente – autrement dit, concrètement, par un gel des mutations, ce qui ne me semble pas satisfaisant. D’une certaine manière, ce dispositif ne protège pas tant les forêts que les conditions d’urbanisation dans des zones très densément peuplées. On pourrait donner l’impression que l’on se satisfait de cette mesure, largement approuvée, au demeurant, par les représentants de l’État, la région et les opérateurs. Il y a de réelles raisons de voter ce texte, mais je regrette qu’on nous le soumette avant la fin de l’expérimentation. J’y vois une forme de précipitation alors même que nous avons tendance à surlégiférer.

De surcroît, cela ne nous permet pas de nous interroger sur les conditions de la valorisation des espaces boisés, dont la propriété reste morcelée. De nombreux petits propriétaires sont découragés de vendre du fait du droit de préemption de la SAFER, mais qu’advient-il de ces espaces, comment sont-ils valorisés ? La filière de la forêt, en France, valorise mal la matière première. Le secteur aval est particulièrement éclaté : le nombre de métiers du bois est bien trop élevé, la partie construction et la partie ameublement ne se parlent pas. Mal unifiée par sa partie aval, la filière ne sait pas valoriser ses espaces boisés – ce n’est pas le rôle de la SAFER de gérer l’espace consolidé. On n’a pas de solution pour valoriser les espaces : on bloque, en quelque sorte, les conditions dans lesquelles la pression foncière peut s’exercer sur les forêts, mais on maintient un grand nombre de petits propriétaires et une filière, à mon sens, mal consolidée.

M. Nicolas Turquois. Personne n’ignore les propriétés et les atouts de notre patrimoine forestier, dont les enjeux transcendent nos frontières. Moins connu mais tout aussi essentiel, le patrimoine forestier francilien se distingue par un usage multifonctionnel, allant du loisir à l’exploitation économique, tout en étant un espace de préservation et de promotion de la biodiversité. Il constitue un bien à protéger, mais aussi à valoriser, d’autant plus qu’à l’heure où nous parlons, certaines régions du monde sont dévastées par la déforestation, tandis que les forêts produisent près de la moitié de l’oxygène que nous respirons. Véritable écosystème dans lequel une pluralité d’acteurs et de filières interagissent au quotidien, il est encadré par le droit forestier, qui a vocation à pérenniser nos ressources sylvestres. Parmi ces acteurs, je citerai bien sûr l’Office national des forêts (ONF), pour lequel notre commission auditionnera prochainement M. Bertrand Munch, dont la nomination est proposée par le Président de la République. J’aurai plaisir à m’exprimer à cette occasion en tant que rapporteur. Parler de notre patrimoine forestier, c’est également souligner le rôle essentiel de la Fédération nationale des communes forestières, du Centre national de la propriété forestière, de l’Institut pour le développement forestier, de l’Union de la coopération forestière française ou encore de la Fédération nationale des entrepreneurs des territoires.

Nous le voyons, nos espaces forestiers représentent un potentiel environnemental et économique considérable. Il importe donc que nous prenions ensemble les mesures nécessaires pour les préserver. C’est tout le sens de la proposition de loi du groupe MODEM que nous examinons aujourd’hui, qui vise à lutter contre le phénomène de fragmentation des parcelles forestières en Île-de-France. Le mitage forestier résulte de la multiplication des ventes de parcelles de taille réduite, qui trouve elle-même son origine dans la forte pression foncière que subit la région avec, in fine, un détournement de l’utilisation naturelle des sols. La forêt francilienne, caractérisée par un morcellement trois fois plus élevé qu’à l’échelle nationale, doit recevoir une attention spécifique. Elle a déjà fait l’objet de plusieurs mesures spécifiques ; je pense notamment à la stratégie régionale adoptée fin 2017 pour valoriser le potentiel de la filière de la forêt et du bois en Île-de-France avec, notamment, le lancement, il y a deux ans, du plan vert d’Île‑de-France, qui ambitionne de créer 500 hectares de nouveaux espaces verts et boisés d’ici à 2021.

La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui représente donc une avancée majeure pour la région la plus peuplée de France, qui peut compter sur 261 000 hectares de forêts et un taux de boisement de 21 % de sa superficie. C’est pourquoi la solution consistant à pérenniser, dès le 1er mars 2020, l’expérimentation permettant à la SAFER d’Île-de-France de préempter les parcelles de moins de trois hectares est un choix que le groupe MODEM et apparentés soutient sans aucune réserve. Au vu des résultats concluants des deux premières années d’expérimentation, il apparaît essentiel que la SAFER puisse, dans les conditions limitatives existantes, acquérir des parcelles boisées de taille réduite par préférence à tout autre acquéreur possible. Le principal apport de ce mécanisme a trait à sa dimension préventive car, une fois la parcelle vendue, illégalement défrichée et artificialisée, il est extrêmement difficile pour les communes d’intervenir. L’importance de la pérennisation du dispositif est d’autant plus forte que les objectifs poursuivis sont la protection, la mise en valeur de la forêt francilienne et la lutte contre la très forte artificialisation des sols dans cette région.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, il me semble que la proposition de loi fait écho au texte que nous venons d’examiner sur le foncier en zone urbaine non tendue. En effet, le foncier, qu’il soit constitué de champs, de forêts ou de zones urbanisées, devient un enjeu public que nous devons protéger de l’accaparement au profit d’une gestion au service de l’intérêt général. Je crois que ces deux textes préfigurent l’attention particulière que nous devons porter au foncier, et je me réjouis qu’on débatte de ce sujet. Monsieur le ministre, vous avez affirmé qu’il n’était pas envisagé, pour l’instant, d’étendre le dispositif, mais, au‑delà du mitage forestier, d’autres enjeux se posent, qui ont été évoqués par M. Frédéric Descrozaille, comme celui du morcellement. Il faudra réfléchir à la gestion du foncier en milieu forestier.

Mme Mathilde Panot. Je remercie M. Jean-Noël Barrot et Mme Aude Luquet de cette proposition de loi, qui me semble en effet importante, et que le groupe La France insoumise votera. En effet, en Île-de-France, l’artificialisation des sols est un sujet très préoccupant à l’heure de l’urgence écologique. Toutefois, il ne faut pas prendre le sujet de la forêt française uniquement par le petit bout de la lorgnette.

Je mène une « commission d’enquête » parlementaire et citoyenne sur cette question, et je constate – vous le savez tout comme moi, Monsieur le ministre – que notre forêt se trouve à un carrefour, tout comme l’agriculture l’a été à une certaine période. Nous devons lui porter de l’attention et exprimer, par un choix démocratique, ce que nous voulons en faire. La forêt est l’objet d’un mouvement d’industrialisation aux conséquences dramatiques. Alors que la surface boisée augmente dans notre pays, c’est la question de la malforestation qui se pose de plus en plus désormais.

L’industrialisation rampante emporte trois séries de conséquences. Premièrement, la monoculture se développe, qui porte essentiellement sur les pins de Douglas. Deuxièmement, les monocultures exigent un recours accru et régulier aux pesticides, selon le modèle de l’agriculture industrielle. Troisièmement, cela soulève un problème majeur quant au stockage du carbone. Dans les forêts françaises, la grande majorité du carbone est stockée dans le sol. Lorsqu’une monoculture fait l’objet d’une coupe rase, tout le carbone contenu dans le sol est libéré, ce qui a des conséquences très préjudiciables. Les forêts sont un puits de carbone que nous devons impérativement préserver.

Il faut également évoquer les enjeux économiques. L’économie du bois est, à l’heure actuelle, en souffrance. On dénombrait 15 000 scieries en 1960 et 5 000 en 1980 ; on n’en compte plus que 1 500 aujourd’hui. Les acteurs sont d’une taille croissante et présentent un caractère industriel toujours plus marqué, tandis que le nombre d’emplois en France ne cesse de décroître. À cela s’ajoute le fait que le bois est envoyé extrêmement loin, ce qui est, là encore, dramatique en termes de bilan carbone. Bien souvent, la première transformation ne se fait plus sur le territoire, ce qui nous fait perdre des savoir-faire.

La question des forêts a également une dimension sociale. Monsieur le ministre, vous le savez, un bûcheron a une espérance de vie de soixante-deux ans et demi, soit vingt ans de moins que la moyenne française, et une espérance de vie en bonne santé – ce qui est extrêmement inquiétant – de cinquante-deux ans. L’enjeu social est donc essentiel pour les hommes et les femmes qui travaillent aujourd’hui en forêt ; il est important d’en parler et de décider collectivement. S’agissant de l’agriculture, nous n’avons pas décidé ensemble des évolutions de notre modèle ; mais pour les forêts, nous pouvons encore le faire. Je pense, en particulier, à l’enrésinement : à l’heure du changement climatique, la question est de savoir si nous voulons garder des forêts diversifiées, avec une part accrue de feuillus. Si les forêts étaient restées majoritairement composées de feuillus, elles auraient stocké 10 % de carbone en plus. Nous serons de plus en plus souvent confrontés à ce problème.

Pour faire face au changement climatique, il ne faut pas tout raser et planter une seule espèce, dont on pense qu’elle sera plus adaptée, au risque d’exposer les forêts à des maladies sans cesse plus meurtrières, mais, tout au contraire, avoir une forêt diversifiée, en futaies régulières, comportant des essences et des âges différents. Cela nous assurerait que les forêts françaises pourraient s’adapter au changement climatique, qui va se manifester de manière croissante.

Enfin, la forêt subit une forme de prédation. À titre d’exemple, le principal producteur de pellets, en France, est Total. Il ne faut pas surexploiter les forêts françaises. Ce qui se passe à l’ONF est la conséquence directe d’une souffrance sociale, due notamment à la volonté de surexploiter nos forêts, ce qui est extrêmement grave : en trente ans, l’Office aura perdu 47 % de ses effectifs. Il est confronté à une souffrance extrêmement forte. Nous pouvons et devons faire autrement pour relever les enjeux, notamment écologiques.

Mme Aude Luquet, rapporteure. Je voudrais, en premier lieu, répondre aux réserves de M. Frédéric Descrozaille.

Pour commencer, cher collègue, vous regrettez que l’on souhaite pérenniser le dispositif avant la fin de l’expérimentation. Je vous répondrai que nous ne sommes qu’en première lecture ; nous serons amenés à voter définitivement cette proposition de loi après le 28 février 2020. Entamer le processus aujourd’hui nous permet d’anticiper la fin de l’expérimentation. La loi de 2017 n’avait pas prévu de période d’évaluation, afin d’éviter que le droit de préemption cesse de s’appliquer après la fin de l’expérimentation. Nous avons pour objectif d’être prêts, au 1er mars prochain, à pérenniser le dispositif, ce qui suppose qu’on ait déjà procédé à une évaluation. J’entends donc votre réserve, mais le vote de la loi interviendra finalement après la fin de l’expérimentation, ce qui paraît tout à fait logique.

J’en viens à votre deuxième réserve, relative au gel des mutations. L’enjeu est important, M. le ministre l’a reconnu. Nous sommes à peu près tous d’accord pour dire qu’il faut préserver la forêt, en partant du constat que cela n’a pas été fait suffisamment en amont. Nous sommes amenés à agir sur des forêts très dégradées. Peut-être faudrait-il mettre en balance le poids financier des mutations pour les collectivités territoriales et l’enjeu de la préservation de la forêt. Je suis une élue du sud de la Seine-et-Marne, qui comporte une surface considérable de forêts et où de nombreuses parcelles sont utilisées à des fins d’installation illégale. Les élus des communes rurales demandent instamment l’institution de dispositifs permettant d’empêcher des dépôts sauvages ou des installations illégales. Je sais qu’il est très difficile, pour les élus locaux, de trouver des solutions.

Monsieur Turquois, je vous remercie de soutenir notre proposition de loi.

M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. C’est une chance… (Sourires.)

Mme Aude Luquet, rapporteure. Comme vous dites, Monsieur le ministre !

Madame Panot, je vous remercie également du soutien du groupe La France insoumise.

Vous avez tous trois appelé à une réflexion globale, à l’instar du ministre. Nous devons changer notre façon de voir les choses et travailler, sur la base des éléments que vous nous avez apportés, avec l’ensemble des parties prenantes – ONF, propriétaires privés, associations, collectivités – afin d’avoir une vision globale de la forêt, et pas forcément dans la seule Île-de-France.

M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Je voudrais saluer la qualité des interventions des représentants des groupes, qui connaissent très bien les sujets en question. C’est important, car, comme vous l’avez rappelé, l’enjeu de la forêt devient essentiel.

Monsieur Descrozaille, vous avez raison d’être interrogatif. Comme je l’ai dit dans mon intervention liminaire, l’examen de la proposition de loi peut paraître prématuré. Toutefois, à y regarder de près, on s’aperçoit que son adoption rapide est indispensable, dans la mesure où elle va pérenniser l’expérimentation. Je suis aussi d’accord avec vous sur la nécessité d’organiser la filière – nous n’avons pas eu suffisamment l’occasion d’en discuter au dernier comité stratégique de la filière bois.

À ce propos, je commenterai les propos de Mme Panot, qui est aussi une spécialiste du sujet. L’organisation de la filière est un enjeu primordial. Si on n’arrive pas à avoir une filière plus unifiée, plus intégrée de l’amont à l’aval, on restera dans la situation actuelle. Comme Mme Panot le disait tout à l’heure, la première transformation ne se fait plus chez nous : les petites scieries disparaissent, l’aménagement du territoire est mis à mal. Notre forêt se trouve en effet à un carrefour, pour reprendre le mot de Mme Panot – c’est un constat que chacun de vous a dressé. On a encore des feuillus et des résineux, mais il faut engager une réflexion à ce sujet. Le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) estime que la forêt française devrait être un puits de carbone exceptionnel ; or elle ne l’est pas assez. Nous devons réfléchir ensemble à ce que doit devenir, demain, la forêt française, qui ne ressemblera peut-être pas à celle d’aujourd’hui.

Le Président de la République a proposé la candidature du préfet Munch pour diriger l’ONF afin que cet établissement public conserve son importance et sa capacité à orienter le cours des choses. L’Office est actuellement en souffrance de gouvernance et connaît des difficultés sur le terrain ; nous devons veiller à son devenir. Le Gouvernement s’est battu pour que l’ONF demeure un office public ; c’est absolument indispensable. Il aura aussi, demain, un rôle de coordination, de structuration, aux côtés des propriétaires privés, des associations et des communes forestières : tous ces acteurs doivent impérativement travailler main dans la main. Quand ce sera le cas, les maillons de la filière, dans leur ensemble, de l’amont à l’aval, devront davantage agir ensemble.

Monsieur Descrozaille, je comprends que vous vous interrogiez sur le gel des mutations. C’est une conséquence possible du dispositif, qui me semble toutefois positive compte tenu du constat que nous avons dressé.

Monsieur Turquois, vous avez affirmé que la proposition de loi représentait une « avancée majeure ». Je partage votre point de vue. C’est un texte important, qui en appellera sûrement d’autres. Cela étant, si nous pouvons réfléchir à la suite, le Gouvernement est totalement opposé à l’extension du dispositif au-delà de l’Île-de-France. Si une expérimentation y a été conduite, c’est à cause de la forte pression d’une agglomération de 12 millions d’habitants, et du morcellement en petites parcelles. Je ne souhaite pas, pour ma part, qu’on agisse en dehors de cette région – même si le Parlement pourra, naturellement, lancer les initiatives qu’il juge opportunes.

Madame Panot, vous avez raison de souligner que la forêt française se trouve à un carrefour. Je sais que votre groupe, et vous-même en particulier, réalise un travail considérable à ce sujet. Nous devons étudier cette question sereinement, en regardant les difficultés sans détours, en parlant avec l’ensemble des représentants. Le modèle doit évoluer. Vous avez estimé que l’agriculture n’avait pas muté, et qu’il ne fallait pas rater la mutation de la forêt. Je pense, pour ma part, que l’agriculture a évolué : la transition agroécologique est désormais prise en compte par l’ensemble des filières. Peut-être les choses n’évoluent-elles pas à la vitesse que certains souhaiteraient, mais la mutation de l’agriculture a bel et bien lieu. La forêt doit à son tour évoluer. Il faudra notamment réfléchir aux moyens de communiquer avec nos concitoyens, de les interpeller. J’en discute avec mes interlocuteurs du monde forestier : sitôt qu’on coupe un arbre, certains ont l’impression qu’on détruit la forêt. Des gens aux alentours, parfois des associations, protestent et trouvent que ce n’est pas normal de couper des arbres. Il faut réfléchir à l’utilisation de la forêt, au fait de sortir les petits bois, à la mise en place d’une filière de première transformation. Aujourd’hui, des arbres partent à l’étranger et reviennent sous la forme de meubles. Nous devons travailler pour y remédier. Nous devons aussi nous organiser pour faire en sorte que la forêt française capte, demain, plus de carbone qu’aujourd’hui.

Même s’ils ne font pas vraiment partie du champ de cette proposition de loi, je veux rappeler deux sujets très inquiétants qu’il nous faudra affronter : celui, conjoncturel, des scolytes qui menacent nos arbres, et celui, plus structurel, du réchauffement climatique, que vous avez tous évoqué. Aujourd’hui, la forêt française est en souffrance à cause du dérèglement climatique.

J’ai évoqué la nomination de M. Bertrand Munch à la tête de l’ONF ; j’espère que vous ne vous y opposerez pas, car nous avons besoin d’avancer. Le Président de la République et le Premier ministre ont par ailleurs décidé, à l’issue du dernier conseil de défense écologique, de confier à Mme la députée Anne‑Laure Cattelot une mission de six mois sur l’ensemble de ces sujets. De mon côté, j’ai demandé à la filière bois et forêt de me rendre un rapport au printemps. Sur la base de ces deux rapports, nous pourrons réfléchir à la manière de réorienter la gestion économique et environnementale de nos forêts et d’en diversifier les usages.

M. Mickaël Nogal, président. Je précise que notre commission auditionnera M. Bertrand Munch le 11 décembre.

M. Frédéric Descrozaille. Madame la rapporteure, je vous remercie d’avoir donné des précisions sur le calendrier retenu pour l’examen de cette proposition de loi : je comprends parfaitement que le Parlement doive anticiper les choses pour qu’il n’y ait pas de blanc.

Il faut absolument organiser la filière : nous sommes d’accord là-dessus. Mais ce n’est pas évident, parce qu’il faut prendre en compte les propriétaires – c’est d’ailleurs la même chose pour la filière des chevaux. On ne peut pas réfléchir à la valorisation de la forêt sans impliquer les propriétaires, publics et privés.

Cette proposition de loi vise à lutter contre le mitage, et l’expérimentation qui est en cours a montré son efficacité. Mais il faut aller plus loin, réunir les propriétaires et les collectivités concernées et réfléchir à la valorisation de ces espaces. Cette proposition de loi permet de préserver ces espaces, mais ce n’est pas suffisant : il faut réfléchir aux modes de mise en valeur, pour le loisir et l’exploitation. Le morcellement actuel est problématique : avec un compte de propriété moyen à 1 hectare, on ne peut rien faire de ces espaces.

On peut pérenniser l’expérimentation en cours, mais cette proposition de loi ne remédiera pas au morcellement de la propriété. Le droit de préemption, qui bloque deux tiers des transactions possibles, est efficace, mais cela ne suffit pas.

Mme Mathilde Panot. Monsieur le ministre, je ne parlais pas de l’agriculture d’aujourd’hui : heureusement que nous sommes en train de changer ce modèle mortifère ! Je parlais de la manière dont l’agriculture a évolué au cours des dernières décennies. J’ai l’habitude de dire de façon un peu provocatrice, mais je le pense sincèrement, que personne n’a jamais décidé, au sein du peuple français, que Monsanto avait le droit de nous empoisonner. Personne n’a décidé d’aller vers un modèle d’agriculture sans agriculteurs. Pour la forêt, c’est la même chose : nous devons choisir démocratiquement ce que nous voulons pour les forêts françaises. Un débat doit avoir lieu sur ce sujet.

Aujourd’hui, les forêts françaises sont obligées de s’adapter aux besoins des gros industriels, alors que le changement climatique devrait nous amener à privilégier l’intérêt écologique par rapport à l’intérêt économique. Cette méthode, du reste, est tout aussi rentable : à de nombreux endroits, la futaie irrégulière est plus rentable économiquement que les coupes rases à répétition.

Je tiens à préciser que je n’ai pas le syndrome d’« Idéfix », car c’est souvent de cette manière qu’on caricature les écologistes, y compris ceux qui travaillent avec nous. Nous n’avons rien contre le fait de couper du bois, si c’est pour que des arbres poussent mieux. Nous n’avons rien non plus contre la valorisation économique de la forêt. Ce qui nous pose un problème, c’est la surexploitation et les coupes rases. Lorsqu’on fait une ou deux coupes rases, le sol est encore nourri, à ceci près que les aiguilles des pins de Douglas mettent cinq à dix ans pour se décomposer dans le sol. Concrètement, le sol finit par ne plus être nourri, il faut utiliser des pesticides, les sols s’érodent et on perd en biodiversité. C’est une catastrophe.

Nous devons laisser vieillir les forêts françaises et avoir une vision sur le long terme. Or les industriels sont en train de nous enfermer dans une vision à court terme.

Si nous voulons vraiment être à la hauteur, pourquoi sommes-nous en train de filialiser l’ONF ? Tous les syndicalistes sont vent debout contre cette décision et on en est au trente-quatrième suicide à l’ONF depuis 2005 ! Des fonctions entières de la forêt ont été abandonnées : je pense en particulier à la fonction sociale des agents de l’ONF. Autrefois, ils accueillaient, lors de classes vertes, les enfants des centres sociaux et ils leur faisaient découvrir la forêt. On nous prive peu à peu de cette culture de la forêt : c’est très grave et l’action du Gouvernement ne fera qu’aggraver les choses.

Par ailleurs, j’étais ce week-end dans le Morvan, et je peux vous dire que les 550 personnes qui s’opposent aux coupes rases n’ont pas plus que moi le syndrome d’Idéfix : ils ne supportent simplement plus de voir leurs forêts coupées à ras, puis replantées pour être de nouveau coupées à ras. Ce n’est pas un modèle durable. Le parc naturel régional du Morvan a essayé de réglementer ces coupes rases et on le menace à présent de lui retirer ses subventions. Ce n’est pas acceptable ! Il faut réglementer les choses. Certains Länder allemands l’ont fait, la Suisse aussi : nous pouvons faire la même chose, afin de protéger les forêts françaises.

M. Nicolas Turquois. Sauf erreur de ma part, cette proposition de loi ne concerne pas la filière bois : elle vise seulement à protéger la forêt francilienne de la pression foncière et je pense que nous devrions nous en tenir à ce sujet.

Monsieur le ministre, j’ai une question à vous poser. Lorsqu’une parcelle forestière est mise en vente, les propriétaires des parcelles limitrophes doivent normalement être les premiers à en être informés : cette règle a justement vocation à limiter le morcellement. Comment cette disposition s’articule-t-elle avec le droit de préemption de la SAFER ?

S’agissant de l’organisation de la filière, le Gouvernement envisage-t-il d’utiliser le droit de préemption de la SAFER comme un levier pour repenser la gestion de la forêt d’Île‑de-France ?

Mme Aude Luquet, rapporteure. Monsieur Descrozaille, je rappelle que sur les 198 préemptions, 180 ont été décidées à la demande des collectivités territoriales et 18 à la demande des propriétaires privés. Dans la mesure où il s’agissait d’une expérimentation, il y a eu peu d’information en direction des propriétaires privés : c’est ce qui explique qu’ils aient été si peu nombreux à demander l’intervention de la SAFER. Lorsque nous avons auditionné les représentants de la SAFER, ils nous ont dit que, lorsque le dispositif sera pérennisé, il conviendra d’échanger avec l’ensemble des acteurs de la filière, afin de mieux informer les propriétaires privés. Sachez en tout cas, Monsieur Turquois, que le droit de préférence des voisins est conservé.

Je laisserai le ministre répondre à Mme Panot.

M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Je confirme que le droit de préférence des voisins prime sur le droit de préemption des SAFER. Madame Panot, nous aurons d’autres occasions de débattre, mais sachez que je suis d’accord avec vous sur bien des points : nous sommes effectivement à un tournant.

Je répète que le rapport de Mme Anne-Laure Cattelot et le travail de l’ONF seront une base solide pour réfléchir à l’avenir de notre forêt. Même si nous avons de la chance qu’elle ne soit pas constituée d’une seule et même essence, j’ai été interpellé par les rapports du GIEC et nous devrons absolument agir ensemble. Le Gouvernement ne cherche en aucun cas à détruire la forêt, ni à la laisser entre les mains des industriels ; avec les parlementaires, les élus et les propriétaires forestiers, il entend au contraire rappeler que c’est la forêt qui nous sauvera du dérèglement climatique, car c’est un puits infini de carbone. Il faut faire évoluer les pratiques qui ne conviennent pas : je n’ai aucun état d’âme à ce sujet. Mais quand on donne un coup de barre, il faut un peu de temps au bateau pour tourner.

 

 


II.   EXAMEN DES articles

Article 1er
(article L. 143-2-1 du code rural et de la pêche maritime)

1.   L’état du droit

L’article 46 de la loi n° 2017-257 du 28 février 2017 relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain est issu d’un amendement du Gouvernement adopté en première lecture au Sénat et reprenant des dispositions proposées par les sénateurs Sophie Primas et Alain Richard qui avaient été déclarées irrecevables au titre de l’article 40 de la Constitution.

Codifié à l’article L. 143-2-1 du code rural et de la pêche maritime, le dispositif autorise, à titre expérimental, pendant une durée de trois ans à compter de l’entrée en vigueur de la loi, la société d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) de l’Île-de-France à préempter, en cas d’aliénation à titre onéreux, des parcelles en nature réelle de bois ou classées en nature de bois et forêt au cadastre, lorsque l’exercice de ce droit a pour objet la protection et la mise en valeur de la forêt, ce qui constituait un nouvel objectif spécifique permettant d’appuyer la préemption.

Ce droit de préemption connaît une double limite :

– il est réservé aux parcelles de moins de 3 hectares ;

– il est réservé aux parcelles situées dans des zones délimitées par un document d’urbanisme (mentionné au premier alinéa de l’article L. 143-1 du même code). Ainsi, peuvent être préemptés les biens situés dans les zones agricoles protégées (ZAP), les périmètres de protection des espaces agricoles et naturels périurbains (PAEN), les zones agricoles, naturelles ou forestières délimitées par un document d’urbanisme ([8]). En dehors de ces zones, la SAFER ne peut pas préempter les parcelles de moins de trois hectares.

En outre, ce droit de préemption ne prime ni le droit de préférence forestier des voisins (art. L. 331-19 du code forestier), ni le droit de préemption forestier de la commune (art. L. 331-22 du même code), ni celui de l’État (art. L. 331‑23 du même code). Il prime, en revanche, le droit de préférence de la commune (art. L. 331-24 du même code).

Cette préemption s’applique également, aux termes du deuxième alinéa de l’article L. 143-2-1 du code rural et de la pêche maritime aux aliénations à titre gratuit, dans les conditions définies à l’article L. 143-16 du code rural.

2.   La proposition de loi

L’article 1er de la proposition de loi modifie l’article L. 143-2-1 du code rural et de la pêche maritime pour pérenniser l’expérimentation permettant à la SAFER de l’Île-de-France d’exercer le droit de préemption issu de l’article 46 de la loi n° 2017-257 du 28 février 2017.

La rédaction actuelle de la proposition de loi supprime néanmoins la condition de zonage, ouvrant la possibilité de préempter de la SAFER à l’ensemble du territoire régional, y compris lorsque les communes concernées sont dénuées de document d’urbanisme.

3.   La position de la commission

Votre rapporteure est favorable à l’adoption de cet article, moyennant le rétablissement du critère de zonage que supprime l’actuelle rédaction de l’article, afin de pérenniser l’expérimentation dans les conditions dans lesquelles elle a été menée. Ce critère, par ailleurs, n’entrave pas l’action de la SAFER dans la mesure où seules trente communes sont dépourvues, pour l’heure, de plan local d’urbanisme.

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*     *

La commission est saisie de l’amendement CE1 de la rapporteure.

Mme Aude Luquet, rapporteure. Cet amendement, en partie rédactionnel, permet de pérenniser le dispositif dans les conditions de l’expérimentation menée depuis février 2017 par la SAFER de l’Île-de-France en rétablissant le critère de zonage que l’actuelle rédaction supprimait.

M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Avis favorable.

La commission adopte l’amendement.

Puis elle adopte l’article 1er modifié.


Article 2

L’article 2 consiste en un gage destiné à compenser les charges éventuelles créées pour des personnes publiques par la proposition de loi, proposant classiquement la création d’une taxe additionnelle aux droits pesant sur le tabac.

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*     *

La commission adopte l’article 2 sans modification.

Puis elle adopte l’ensemble de la proposition de loi modifiée.

 

 


   LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

(par ordre alphabétique)

 

Agence des espaces verts de la région d’Île-de-France

M. Philippe Helleisen, directeur général

Ministère de l’agriculture et de l’alimentation

Mme Nathalie Barbe, conseillère en charge des filières animales, du suivi des États généraux de l’alimentation et des plans de filières, de la forêt et de la performance économique des entreprises agricoles et agroalimentaires

M. Jean-Christophe Legris, chef du bureau réglementation et opérateurs forestiers

Office national des forêts (ONF)

M. Jean-Yves Caullet, président du conseil d’administration

M. Jacques Liagre, chef du département juridique

Préfecture de la région d’Île-de-France

M. Michel Cadot, préfet de la région d’Île-de-France, préfet de Paris

M. Benjamin Beaussant, directeur de la direction régionale de l’agriculture et de la forêt (DRIAAF)

Société d’aménagement foncier et d’établissement rural de l’Île-de-France

M. Pierre Missioux, directeur

 


([1]) Extrait d’un mémoire du comte d’Essuiles intitulé Observations sur la consommation des bois en France et leur reproduction (1789), cité par Michel Deveze dans « Les forêts françaises à la veille de la Révolution », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 13 n° 4, octobre-décembre 1966, pp. 241-272

([2]) Chiffre communiqué à votre rapporteure par M. Pierre Missioux, directeur de la SAFER de l’Île‑de‑France, lors de son audition du 12 novembre 2019.

([3]) CE 6 nov. 2019, req. n° 422207

([4]) Notons que cet arrêt a été rendu dans le cadre du recours de plusieurs associations contre le décret n° 2018-385 du 3 mai 2018 portant expérimentation de certaines modalités de traitement des demandes d’asile en Guyane. Néanmoins, les expérimentations, que leur origine soit réglementaire ou législative, procèdent du même article de la Constitution (art. 37-1).

([5]) Article 15 de la loi n° 60-808 du 5 août 1960 d'orientation agricole, abrogé par la loi n° 92-1283 du 11 décembre 1992

([6]) Article L. 141-1 du code rural et de la pêche maritime

([7]) Lors d’une cession de parcelles classées en nature de bois et forêts excluant le droit de préemption, il est néanmoins fait obligation au notaire rédacteur de l’acte de notifier celle-ci à la SAFER, à titre informatif.

([8]) plan local d’urbanisme ou carte communale, par exemple