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Logo2003modifN° 3070

 

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 10 juin 2020

 

RAPPORT

FAIT

 

Au nom de la commission d’enquête chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques commises à la préfecture de police de Paris le jeudi 3 octobre 2019

M. Éric CIOTTI

Président

 

M. Florent BOUDIÉ

Rapporteur

 

 

Députés

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(1) La composition de cette commission d’enquête figure au verso de la présente page.

 


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La commission d’enquête est composée de : M. Éric Ciotti, président ; M. Florent Boudié, rapporteur ; Mmes Caroline Abadie, Laetitia Avia, MM. Ugo Bernalicis, Éric Diard, Jean-Michel Fauvergue, Mme Isabelle Florennes, M. Raphaël Gauvain, Mmes Séverine Gipson, Marie Guévenoux, MM. David Habib, Meyer Habib, Guillaume Larrivé, Mmes Constance Le Grip, Marine Le Pen, Alexandra Louis, MM. Jean-Michel Mis, Pierre Morel-À-L’Huissier, Mme Naïma Moutchou, M. Didier Paris, Mme George Pau-Langevin, MM. Stéphane Peu, Éric Poulliat, François Pupponi, Bruno Questel, Guy Tessier, Stéphane Trompille, Mmes Alexandra Valetta Ardisson, Laurence Vichnievsky et M. Guillaume Vuilletet

 


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SOMMAIRE

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Pages

avant-propos de M. le PrÉsident Éric ciotti

introduction

I. De GRAVES défaillances ont entravé la capacité de la DRPP à faire face aux risques de vulnérabilité interne

A. les Éléments relatifs À l’auteur de l’ATTAQUE

1. La position fonctionnelle de l’auteur de l’attaque dans le contexte des missions dévolues à la DRPP

a. Les missions générales de la DRPP au sein de la préfecture de police

b. La position fonctionnelle de l’auteur de l’attaque au sein de la DRPP

2. Un faisceau d’indices aurait dû conduire à alerter la hiérarchie de la DRPP

B. Un SERVICE DE RENSEIGNEMENT INSUFFISAMMENT PRÉPARé aux risques de vulnérabilité interne

1. Les failles dans la remontée d’information ont constitué un dysfonctionnement majeur

2. Le défaut de procédures internes de signalement au sein de la DRPP

a. L’absence de culture du signalement interne

b. Les failles du « chaînage hiérarchique » de la DRPP

C. Un déficit sérieux et ancien de prise en compte du risque de radicalisation interne

1. Les retards pris par la DRPP et la préfecture de police dans la détection du risque de radicalisation interne

a. La prise en compte du risque de radicalisation interne au sein de la préfecture de police depuis les attaques de Toulouse et Montauban en 2012

b. L’insuffisance des efforts déployés pour la sensibilisation et la formation des agents de la DRPP au risque de radicalisation interne

2. L’internalisation des enquêtes d’habilitation n’a pas permis d’atteindre le niveau de sécurité observé dans les autres services de renseignement

a. Le choix ancien d’autonomiser les enquêtes de sécurité en vue d’une habilitation

b. Les standards de sécurité des enquêtes de la DRPP étaient inférieurs à ceux des autres services de renseignement

II. L’attaque du 3 octobre 2019 s’inscrit dans le contexte d’un renforcement progressif de la prise en compte du risque de radicalisation au sein de la police nationale

A. Le risque de radicalisation interne fait l’objet d’une attention spécifique au sein de la police nationale

1. Le renforcement des outils de formation au risque de radicalisation, de traitement et de suivi des signalements depuis 2015

a. Le déploiement d’actions de formation sur le risque de radicalisation

b. La coordination assurée par l’IGPN concernant les signalements

2. La révision à la hausse des méthodes de détection de la radicalisation et du traitement des cas internes depuis l’attaque du 3 octobre

a. Les efforts entrepris par la direction générale de la police nationale pour formaliser les signalements

b. La création d’un groupe central d’évaluation

c. La création d’une section spécifique dans le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste

B. LES Évolutions observées au sein de la DRPP avant et après l’attaque du 3 octobre 2019

1. Depuis 2017, la préfecture de police de Paris avait entrepris de relever son niveau de sécurité

a. L’amélioration de la sécurité bâtimentaire et informatique

b. Le renforcement de la formation et de la sensibilisation à la détection de la radicalisation

c. Le processus de standardisation des enquêtes préalables aux habilitations et la sécurisation du recrutement

 Le recrutement

 Les enquêtes de sécurité préalables aux habilitations

 L’amélioration des enquêtes de sécurité de la DRPP a été entérinée par un protocole conclu avec la DGSI en février 2019

2. Le choc du 3 octobre a précipité plusieurs mesures de sécurisation

a. La poursuite de la protection bâtimentaire et informatique

b. La centralisation des signalements internes

c. La revue systématique des cadres

III. L’élévation générale de la prise en compte du risque de vulnérabilité interne dans les professions sensibles

A. De nouveaux outils ont permis d’améliorer la détection des vulnérabilités au sein des forces de sécurité

1. Le tournant de 2017 : une vigilance accrue adossée à de nouveaux moyens de répression

a. La création du service national des enquêtes administratives de sécurité

b. Les outils de lutte contre la radicalisation mis en place par la loi SILT

2. La réorganisation des services en charge de la lutte contre le terrorisme et la meilleure coordination de la communauté du renseignement

B. Le bilan de la radicalisation dans les services sensibles

1. Le monde du renseignement : une expertise de longue date dans la détection des vulnérabilités internes

2. Des cas de radicalisation limités dans le monde militaire

3. La question de la radicalisation des agents pénitentiaires

a. Une centaine de signalements pour radicalisation depuis 2015

b. La mise en place d’une politique de détection des agents radicalisés au sein de l’administration pénitentiaire

4. Un exemple de secteur privé sensible face au risque de radicalisation : les transports

IV. Des évolutions sont nécessaires pour renforcer le niveau de sécurité des professions sensibles face au risque de vulnérabilités internes

A. Compléter et harmoniser les procédures de recrutement et d’habilitation dans les services sensibles

1. Améliorer le contrôle des recrutements et des emplois

a. Les procédures de recrutement des services de renseignement devraient faire l’objet d’une harmonisation, afin d’en élever le niveau de sécurité globale

b. Les enquêtes administratives devraient être étendues à l’intégralité des agents des administrations exerçant une mission de sécurité

c. Les moyens de contrôle du SNEAS devraient être renforcés

d. Pour le personnel des entreprises de transports, la possibilité de recourir au SNEAS devrait être étendue

2. Renforcer les contrôles portant sur les intervenants extérieurs

a. Les administrations publiques

b. Les entreprises de transport

3. Renforcer les procédures d’habilitation et les obligations qui y sont liées

a. Le renforcement de l’enquête préalable

b. Le traitement renforcé des avis de sécurité

B. Développer une véritable culture de la vigilance aux risques de vulnérabilité

1. Définir une procédure de signalements claire et connue de tous

2. Renforcer les outils de traitement des cas de radicalisation

a. Consolider les procédures à l’encontre des agents radicalisés

b. Assouplir l’obligation de reclassement dans le secteur des transports

c. Formaliser l’adhésion aux valeurs de la République

3. Renforcer et étendre la formation au risque de radicalisation interne

C. Les propositions intéressant la DRPP

1. À court terme : rehausser le niveau de sécurité interne de la DRPP

2. À moyen terme : repositionner la DRPP au sein du renseignement intérieur

EXAMEN du rapport

Synthèse des propositions

A. Compléter et harmoniser les procédures de recrutement et d’habilitation dans les services sensibles

1. Le contrôle des recrutements et des emplois

2. Renforcer les contrôles portant sur les intervenants extérieurs

3. Renforcer les procédures d’habilitation et les obligations qui y sont liées

B. Développer une véritable culture de la vigilance aux risques de vulnérabilité

1. Définir une procédure de signalements claire et connue de tous

2. Renforcer les outils de traitement des cas de radicalisation

3. Renforcer et étendre la formation au risque de radicalisation interne

C. Les propositions intéressant la DRPP

1. À court terme : rehausser le niveau de sécurité interne de la DRPP

2. À moyen terme : repositionner la DRPP au sein du renseignement intérieur

Contributions

I. Contribution présentée par Mme George Pau-Langevin et M. david Habib, au nom du groupe Socialistes et apparentés

II. ContribUtion présentée par MM. éric Diard et éric Poulliat, co-rapporteurs de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation

III. Contribution présentée par Mme Marine Le Pen, non inscrite

ANNEXES

Comptes rendus des auditions

 


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   avant-propos de M. le PrÉsident Éric ciotti

 

 

Lorsque le groupe LR a décidé d’utiliser son « droit de tirage » pour obtenir la création d’une commission d’enquête chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques commises à la préfecture de police de Paris le jeudi 3 octobre 2019, comme le demandait une proposition de résolution du 7 octobre 2019, dont j’étais le premier signataire, il souhaitait avant tout comprendre comment un acte qualifié de terroriste par le parquet national antiterroriste avait pu se produire au sein même de la préfecture de police. L’objectif était de faire la lumière sur la succession de dysfonctionnements majeurs qui ont permis à un fonctionnaire de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) de poignarder quatre de ses collègues et d’en blesser grièvement un cinquième, dans l’enceinte de l’un des principaux services de renseignement français. Comment un agent, ayant habilitation à la protection du secret de la défense nationale et côtoyant quotidiennement des policiers spécialisés sur des questions de terrorisme, a-t-il pu passer entre les mailles des filets, alors même que ses changements de comportement, depuis plusieurs années, constituaient autant de signaux d’alerte particulièrement visibles et inquiétants ?

Compte tenu du caractère inédit de cette attaque terroriste, cette commission d’enquête nous a semblé indispensable. Outre le bilan humain dramatique, c’est la première fois qu’un service de renseignement fait l’objet d’un attentat « bleu sur bleu », c’est-à-dire venant de l’intérieur même du service. Jamais jusqu’ici une attaque terroriste ne s’était déroulée au sein d’un service censé protéger les Français contre la menace terroriste. Or, personne n’a su prévenir cette dérive, malgré des signaux évidents de radicalisation. Cette situation devait nous conduire à nous interroger sur les failles qui existent au cœur de notre système de lutte contre le terrorisme et sur la pertinence des dispositifs de détection de la radicalisation dans les services de l’État, et plus particulièrement dans les services de sécurité. 

À l’issue des six mois de travaux de la commission d’enquête et de plus de quarante auditions, dont plus du tiers concernant directement ou indirectement l’attaque à la préfecture de police, je crois me faire le porte-parole fidèle de l’ensemble des membres de la commission d’enquête en affirmant que nous avons été accablés et sidérés par les informations que nous avons recueillies, et par l’importance des failles ainsi mises en lumière.

 

Si le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a pu dire fort imprudemment et en tout cas hâtivement, quelques heures à peine après l’attaque, que celle-ci avait été commise par un agent administratif du service informatique de la DRPP qui n’avait « jamais présenté de difficulté comportementale », ni « le moindre signe d’alerte », uniquement du fait du contenu lacunaire de son dossier administratif, une enquête menée très rapidement après les faits par la directrice du renseignement de la préfecture de police auprès des collègues de l’auteur de l’attaque a mis à jour une série d’éléments, confirmés par les auditions menées dans le cadre de la commission d’enquête, qui auraient dû conduire la DRPP à prendre en compte un risque avéré de radicalisation au sein de ses services.

En effet, converti à l’islam et marié à une musulmane, l’auteur de l’attaque avait progressivement changé d’attitude au cours des dix dernières années, fréquentant assidument la mosquée (la Grande mosquée de Paris, mais aussi, dans sa ville de résidence, une salle de prière où officiait un imam au discours radical suivi par le renseignement territorial), pratiquant sa religion d’une manière plus rigoriste, allant jusqu’à ne plus faire la bise à une partie de ses collègues féminines. Ces modifications de comportements étaient connues de plusieurs agents, et avaient même suscité un échange avec sa hiérarchie, sans qu’aucune conséquence concrète n’en soit tirée. 

À ces signaux faibles, dont l’accumulation aurait dû immédiatement attirer l’attention, s’est ajoutée la tenue de propos relevant de l’apologie de l’acte terroriste au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, en janvier 2015. Mickaël Harpon s’était alors réjoui devant de ses collègues de l’attentat ayant conduit au décès de 12 personnes, en employant les termes « c’est bien fait ». Il s’en est même suivi une altercation quasi physique avec un collègue, choqué par ses propos. Son encadrement direct a été informé de cet évènement sans qu’aucune sanction ne s’en suive ni aucune remontée d’information au niveau hiérarchique pertinent. Le responsable d’une cellule de la DRPP chargée de traiter les signalements de radicalisation effectués dans les commissariats a certes été alerté de certains signes mais pas de l’incident lié à l’attentat contre Charlie Hebdo. Il s’est dès lors contenté de prendre des nouvelles auprès de collègues, sans transmettre les informations qui lui avaient été adressées.

Enfin, les auditions ont mis en lumière que les collègues de Mickaël Harpon avaient des inquiétudes quant au risque de captation et de fuite de données de sa part, alors même qu’il pouvait, au titre de son habilitation à la protection du secret de la défense nationale et dans le cadre de ses fonctions, accéder à des données sensibles notamment au contenu des postes informatiques des agents de la DRPP.

Ce manque de vigilance et ces failles de sécurité sont particulièrement préoccupantes s’agissant d’un service de renseignement. Ce faisceau d’indices aurait dû conduire à des décisions fortes et immédiates. Or, l’ensemble de ces incidents sont intervenus sans que l’agent ne fasse l’objet de mesures particulières. Il serait trop simple de faire porter la responsabilité de ces faits sur des seules défaillances individuelles. Nous sommes bien en présence d’une faillite collective d’une institution qui doit profondément se réformer. Cette absence de remontée de l’information au niveau supérieur et l’absence de prise en compte réelle et rapide de ces signaux pourtant alarmants imposent une refonte structurelle des pratiques en la matière. Les fragilités internes, liées notamment à la montée de l’islamisme, sont restées trop longtemps sous-estimées.

La commission d’enquête s’est donc attachée à proposer un ensemble de mesures destinées à assurer la mise en sécurité des services de renseignement, tant dans les processus de recrutement des personnels que dans les dispositifs de contrôle interne et les procédures d’habilitation à la protection du secret de la défense nationale. La mutation des outils employés par les terroristes doit nous conduire sans cesse à nous adapter et à améliorer nos procédures.

Cette situation est d’autant plus incompréhensible que, manifestement, la DRPP, service de renseignement dit du « second cercle », qui est notamment chargée d’un volet de la lutte contre le terrorisme à Paris et dans les départements de la petite couronne, était plus attentive aux phénomènes de radicalisation observés à l’extérieur, qu’à ce qui se tramait en son sein. Si la DRPP s’est inscrite, depuis quelques années, dans une stratégie de rattrapage, elle n’avait pas atteint, à la date de l’attentat, les standards de sécurité observés dans les autres services de renseignement français, et notamment au sein de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). L’attaque du 3 octobre a ainsi été rendue possible par la conjonction de failles individuelles et de failles collectives majeures dans l’organisation de la direction.

J’estime, pour ce qui est de la DRPP, que ce drame effroyable doit conduire à poser à nouveau la question de son positionnement en matière de sécurité intérieure. Les travaux menés par notre commission d’enquête démontrent que Mickaël Harpon n’aurait jamais dû être maintenu dans ce service sensible. L’accumulation de signes en amont du passage à l’acte terroriste aurait dû conduire à le neutraliser. Le rapport de la commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 ([1]) , qui a rendu ses conclusions en juillet 2016, préconisait de « partager les attributions de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) entre la DGSI et [une] direction générale du renseignement territorial », ce qui aurait conduit à la disparition, au sein de la préfecture de police et sous l’autorité directe du préfet de police, de toute entité chargée du renseignement. Il faut rappeler qu’il avait déjà été envisagé, au moment de la création de la direction centrale du renseignement intérieur, de lui rattacher la sous-direction chargée du terrorisme de la préfecture de police.

 

Afin de tirer les conséquences de cet acte terroriste, deux options existent. La première consiste à accroitre le degré de sécurité existant au sein de la DRPP. La seconde viserait à intégrer son service chargé de la sécurité intérieure à la direction générale de la sécurité intérieure, a minima pour ce qui concerne l’antiterrorisme. Comme les auditions de la présente commission d’enquête l’ont montré, aucune des différentes propositions de révision du champ de compétences de la DRPP ne fait l’unanimité, certains s’inquiétant de la désorganisation que cela entraînerait alors que le risque terroriste est très élevé, d’autres craignant de réduire le niveau d’information du préfet de police.

Néanmoins, même si la DRPP s’est clairement inscrite dans une stratégie de rattrapage en matière de sécurité et que des améliorations significatives ont été observées, il m’apparaît nécessaire de la décharger de l’ensemble de ses missions en matière de lutte contre le terrorisme au profit de la DGSI.

Je considère en effet que la multiplication des acteurs de renseignement a conduit à un accroissement des risques. Une organisation plus centralisée permettrait de renforcer l’efficacité de la lutte contre le terrorisme. Les travaux de la commission ont mis en évidence le niveau d’exigence de la DGSI vis-à-vis de ses agents. Chef de file de la lutte antiterroriste, d’ores et déjà compétente pour tout le territoire national, bénéficiant d’effectifs renforcés, désormais chargée de toutes les enquêtes de sécurité pour les personnels habilités du ministre de l’Intérieur, elle est la mieux placée pour veiller directement à la sécurité intérieure, à Paris comme ailleurs en France. Compte tenu de son expérience et de sa grande expertise, la DGSI devrait voir son périmètre accru en intégrant l’ensemble des missions de sécurité intérieure de la DRPP. Cela s’inscrirait dans la continuité des réformes engagées par le Président Nicolas Sarkozy dès 2008, qui visaient à rationaliser le fonctionnement de nos services de lutte contre le terrorisme et à en améliorer l’efficacité. Il n’est pas question pour autant de priver le préfet de police de tout service de renseignement, et le rôle essentiel de la DRPP en matière de renseignement territorial doit en revanche être préservé.

Évoquer ce rattachement suscite immédiatement des débats sans fin. Des motifs recevables tenant à l’efficacité de la politique de renseignement et de lutte contre le terrorisme sont évoqués. En revanche, d’autres arguments moins avouables sont régulièrement soulevés. Le fait de laisser à la main du Préfet de Police, historiquement plus de proche du Président de la République que du ministre de l’Intérieur, un outil de renseignement politique précieux concernant la capitale française et les personnalités politiques qui la fréquentent ne semble pas opportun. Cette dualité des activités et ce mélange des genres dans un grand service de renseignement ne peuvent perdurer. 

 

Plus globalement, il est indispensable de réduire les risques de radicalisation interne en prenant des mesures visant à élever le niveau de sécurité des services de renseignement et, au-delà, de l’ensemble des professions sensibles, face au risque de radicalisation interne : certaines ont déjà été décidées et sont en cours de mise en œuvre, au sein de la préfecture de police, au ministère de l’Intérieur comme au ministère des Armées, s’agissant de tous les services de renseignement et à la suite de missions d’inspection diligentées après l’attaque. Le Rapporteur de la commission d’enquête propose d’aller encore plus loin afin de développer une véritable culture de la vigilance dans tous les services sensibles.

En complément, je considère que, s’agissant des actions devant être prises pour écarter une personne radicalisée d’un service de ce type, le principe de précaution doit conduire à faire primer l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel. Tout doute sur la dangerosité d’un agent doit bénéficier à la collectivité et conduire à l’écarter.

 

Or, les risques demeurent importants. Les auditions menées par la commission d’enquête ont mis en lumière le nombre d’agents radicalisés au sein des services publics de sécurité : au 29 novembre 2019, on dénombrait, au sein du fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), 810 individus « pris en compte » exerçant ou ayant exercé une ou plusieurs professions qualifiées de « sensibles ». Or, chaque agent radicalisé peut constituer une menace de très grande ampleur.

Au sein de la police nationale, 84 signalements ont été effectués avant le 3 octobre 2019 et 110 nouvelles saisines ont eu lieu entre octobre 2019 et mars 2020. Au 4 mars 2020, 22 agents ont été écartés pour suspicion de radicalisation – dont 2 après le 3 octobre 2019 – et 97 cas étaient en cours d’enquête par les services spécialisés. Au sein plus spécifiquement de la préfecture de police, depuis 2012, 76 agents soupçonnés de radicalisation ont fait l’objet d’un signalement, dont 46 depuis le 3 octobre 2019.

Au sein des services de renseignement, 16 personnes ont été écartées de ces services depuis 2014 pour leur potentielle radicalisation ou celle de leur entourage. Depuis 2015, six habilitations ont été retirées à des agents de la direction générale de la sécurité intérieure et trois à des agents de la direction du renseignement militaire pour cause de radicalisation. En outre, une habilitation spéciale de sécurité a été retirée à un agent de la direction générale de la sécurité extérieure pour cause de radicalisation religieuse.

Au sein de l’armée, quarante militaires environ sont suivis par la direction du renseignement et de la sécurité de la défense, auxquels il faut ajouter 50 cas de gendarmes actuellement à l’étude, dont 25 ont présenté des éléments objectifs de radicalisation (16 en lien avec l’islamisme et 9 en lien avec l’ultra-droite).

S’agissant des personnels de l’administration pénitentiaire, depuis le 1er janvier 2016, 98 signalements ont été enregistrés, tandis que 17 agents pénitentiaires sont inscrits, souvent depuis plusieurs années, au FSPRT.

 

Malgré quelques progrès s’agissant de la prise en compte du risque de radicalisation dans les professions sensibles, la politique de prévention et de traitement de la radicalisation présente encore de graves lacunes : la formation des agents sur ces sujets reste encore limitée ; il n’existe pas au sein de chaque administration de référent « radicalisation interne » et de procédure de signalement interne formalisée ; certains agents n’exerçant pas une profession sensible mais travaillant au sein d’un service public de sécurité (agents administratifs par exemple) ne sont pas concernés par les enquêtes administratives ; certaines professions, notamment dans le domaine des transports, ne sont pas non plus l’objet de ces enquêtes ; enfin, si l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure permet de sanctionner un agent dont le comportement n’est pas compatible avec l’exercice de ses missions, l’absence de transmission de certaines informations sensibles et confidentielles par les services de renseignement en cas de recours devant le juge peut conduire la juridiction saisie à annuler, faute de données factuelles suffisamment précises, les sanctions prises par l’autorité administrative, ce qui a conduit à la réintégration de certains agents. L’introduction d’une forme de contradictoire asymétrique dans le cas d’un contentieux devant le juge administratif relatif à des sanctions prises à l’encontre d’un agent radicalisé me paraît nécessaire.

Les recommandations formulées par le rapporteur de la commission d’enquête vont incontestablement dans le bon sens, qu’elles concernent les procédures de recrutement et d’habilitation dans les services sensibles, le développement d’une culture de la vigilance aux risques de vulnérabilité ou le renforcement des moyens juridiques pour écarter des agents radicalisés. La proposition, notamment soutenue par certains syndicats de police, de mise en place d’un outil permettant de signaler anonymement (son nom sera néanmoins connu de son seul directeur), mais de manière étayée, le comportement d’un collègue constituant un signe de radicalisation semble particulièrement intéressante dans la mesure où elle serait un moyen, pour la hiérarchie, d’avoir une meilleure connaissance de faits qui pourraient témoigner d’un processus de radicalisation en cours, sans exposer l’auteur du signalement à l’hostilité éventuelle du collègue concerné.

 

Dans un autre domaine, au cours de l’enquête menée par cette commission, ses membres ont été frappés par la présence, dans le proche entourage de l’auteur de l’attaque, d’un imam sulfureux, aux prêches duquel il se rendait très régulièrement. Cet imam, de nationalité étrangère, a officié dans plusieurs mosquées, d’où il a été renvoyé à deux reprises pour avoir tenté de prendre le pouvoir en manipulant certains fidèles. Suivi par le renseignement territorial, inscrit au fichier des personnes recherchées (Fiche S), il a fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), qui n’a pas été exécutée, puis a été abrogée au motif que, parent d’un enfant français, il aurait apporté la preuve du fait qu’il contribuait à son éducation. Le ministère de l’Intérieur a en outre indiqué au préfet qu’il ne constituait pas un danger d’une gravité suffisante pour justifier une expulsion.

Parallèlement, dans le cadre de la déclaration de l’état d’urgence, une perquisition administrative au domicile de cet imam a confirmé une personnalité manipulatrice mais n’a pas conduit à trouver des éléments concrets de dangerosité. En revanche, elle a permis de découvrir à son domicile la somme de 11 800 euros en numéraire. Il a été poursuivi et condamné le 25 janvier 2018 à six mois d’emprisonnement avec sursis pour recel et blanchiment de fraude fiscale. À la suite de cette condamnation, il a été inscrit au fichier des personnes recherchées.

S’il appartient à l’enquête judiciaire de déterminer si l’influence de cet homme, proche de la mouvance salafiste, a joué ou non un rôle dans la radicalisation de l’auteur de l’attaque et dans son passage à l’acte, je considère qu’il aurait dû avoir quitté le territoire national depuis plusieurs années. Les critères permettant l’expulsion d’un étranger, qui varient selon la situation, notamment familiale, de ce dernier, doivent impérativement être revus afin de faciliter l’éloignement des étrangers qui constituent une menace pour l’ordre public. Très clairement cet imam n’aurait jamais dû rester en France.

Plus globalement, j’estime que tout étranger bénéficiant d’un titre de séjour inscrit au fichier des personnes recherchées, a fortiori s’il se trouve dans la catégorie S (« atteinte à la sûreté de l’État ») ou dans le FSPRT, doit être expulsé immédiatement.

Ceux qui ont participé aux travaux de la commission d’enquête ont aussi été choqués de constater que la présence de cet imam manipulateur au sein d’une salle de prière n’avait pas conduit les services de renseignement à suivre plus attentivement ce qui se passait au sein de celle-ci, voire à s’intéresser à ses fidèles, au motif que le discours qui y était tenu ne contenait pas d’appel à la violence ou de remise en cause des valeurs de la République. Il semblerait néanmoins que cet imam était notoirement salafiste et tenait un discours radical, tandis que l’imam principal, notamment chargé de l’office du vendredi, appartenait au mouvement des Frères musulmans. Dans ces conditions, une vigilance plus étroite aurait dû être de mise, ces idéologies étant de nature à menacer les principes qui régissent la société française.

 

À ma demande expresse, la commission d’enquête a inclus dans le champ de ses travaux les membres du personnel des grandes entreprises de transport, en s’appuyant notamment sur les travaux d’Éric Diard et Éric Poulliat et leur rapport d’information sur les services publics face à la radicalisation publié le 27 juin 2019. En effet, si, à quelques exceptions près, ces personnels ne font pas partie des personnels chargés d’une mission de sécurité, ils remplissent des fonctions dont dépend la sécurité de millions d’usagers. Un haut niveau de précaution doit donc aussi prévaloir dans ce secteur. Le risque zéro ne peut exister car aucune procédure interne ne peut totalement prémunir contre le risque de passage à l’acte d’un ou de plusieurs de ses personnels, mais des mesures peuvent être prises pour limiter au maximum les risques de passage à l’acte.

Ainsi, il convient de prévoir l’intégration des fonctions sensibles des métiers de la maintenance dans le champ de compétence du SNEAS, l’ouverture de la possibilité, pour les entreprises de transport de solliciter une enquête pour toute personne, salariée d’une entreprise sous-traitante ou intérimaire, amenée à intervenir sur des fonctions sensibles, et celle, dans le cadre d’un groupe, de faire émaner de la société-mère les demandes d’enquête auprès du SNEAS pour les salariés des filiales.

Le rapport de notre commission d’enquête formule 35 recommandations adaptées de nature à améliorer la lutte contre le terrorisme. Avec M. Florent Boudié, son rapporteur, la commission a privilégié des propositions opérationnelles, auxquelles elle a travaillé dans un souci constant de consensus.

Enfin, je ne peux clore cet avant-propos sans saluer le travail remarquable de tous les services qui concourent à la lutte contre le terrorisme dans notre pays. Chaque jour, ces femmes et ces hommes assurent avec efficacité et dévouement, parfois au péril de leur vie, la sécurité de notre territoire et de nos concitoyens. Au nom de tous les membres de la commission d’enquête, je tenais ici à les en remercier solennellement.

 


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   introduction

Le 3 octobre 2019, un agent administratif en charge de la maintenance informatique à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) assassinait quatre de ses collègues, en blessait un autre, au cours d’une attaque au couteau dans les locaux du service, avant d’être neutralisé par un gardien de la paix stagiaire de la préfecture de police.

Si la France a dû faire face, depuis 2015, à plusieurs attentats terroristes – les services de renseignement ont concouru à en déjouer cinquante-neuf depuis octobre 2013 ([2]) – l’attaque perpétrée le 3 octobre 2019 à la préfecture de police revêt un caractère totalement inédit : non seulement il s’agit de la première attaque dite « bleu sur bleu », c’est-à-dire commise par un agent de l’administration policière contre des membres de la police, mais jamais un service de renseignement français n’avait été jusqu’à présent directement visé par un attentat.

Le 15 octobre 2019, au lendemain d’un attentat meurtrier et exceptionnel par sa cible comme par son déroulement, l’Assemblée nationale a par conséquent décidé, sur proposition du groupe Les Républicains, la création d’une commission d’enquête visant à faire la lumière sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques commises à la préfecture de police le jeudi 3 octobre 2019.

Les quarante-et-une auditions menées par la commission d’enquête ont donné lieu à des débats riches et apaisés, marqués par l’exceptionnelle assiduité de ses membres et par leur volonté de travailler dans un esprit constructif et consensuel. Ces nombreuses auditions ont permis aux commissaires de disposer d’informations précieuses, provenant de personnes aux profils très divers. La commission d’enquête a bien sûr entendu les responsables de la préfecture de police, mais également, au secret, des collègues de l’auteur de l’attaque – que votre Rapporteur remercie particulièrement d’avoir témoigné, en dépit de l’épreuve que cela constituait pour eux –, des représentants des autres services de renseignement, de la police, des armées et de l’administration pénitentiaire, ou encore des organisations syndicales des personnels des forces de sécurité.

La diversité et la qualité de ces échanges ont nourri la réflexion de la commission et les conclusions du présent rapport.

Le travail de la commission d’enquête a été contraint par deux limites, que les personnes auditionnées et les commissaires se sont efforcés de respecter durant toute la durée des travaux. D’une part, une partie des faits liés à l’attaque est couverte par le secret de l’enquête judiciaire en cours, qui seule déterminera les responsabilités pénales. D’autre part, une partie importante des sujets qui ont intéressé les commissaires relevait de la protection du secret de la défense nationale : bien que la majorité des auditions ait été menée à huis clos pour permettre des échanges plus libres, les informations classifiées n’ont pu être transmises à la commission.

Dans le respect de ces limites, les travaux de la commission se sont structurés autour de trois grands axes, permettant d’inclure les nombreuses thématiques qu’ont abordées les commissaires et de formuler trente-cinq recommandations.

La première étape a eu pour objectif de déterminer les dysfonctionnements – le terme de « failles » a été plusieurs fois utilisé, notamment par le ministre de l’Intérieur, M. Christophe Castaner – qui n’ont pas permis d’empêcher la commission de cet attentat. Plusieurs dysfonctionnements, tant conjoncturels que structurels, semblent en effet avoir, directement ou indirectement, rendu cette attaque possible. À cet égard, la commission d’enquête a eu à cœur de comprendre, notamment, pourquoi un signalement informel datant de 2015 n’a pas été porté à la connaissance de la hiérarchie de la préfecture de police, seule à même de décider des mesures qui s’imposaient. Il s’agit là, de l’avis de tous les commissaires, et pour reprendre les mots du ministre de l’Intérieur, d’une « faille grave, [dont] toute la vérité et toutes les conséquences doivent (…) être tirées » ([3]).

En second lieu, les commissaires se sont intéressés aux procédures de détection et de suivi des cas de radicalisations internes à la police. Si l’existence de ce risque a été progressivement prise en compte par la direction générale de police nationale et la préfecture de police depuis 2015, les mesures de formation, de détection, de suivi et de traitement restaient inégales et insuffisantes. Le choc provoqué par l’attaque de la préfecture de police semble avoir accéléré le déploiement de mesures au sein de la police nationale, dans laquelle le phénomène de radicalisation interne, pour être heureusement marginal, n’en existe pas moins.

Enfin, l’étude des circonstances ayant conduit à l’attaque du 3 octobre s’est accompagnée de la comparaison des procédures de sécurité en vigueur à la DRPP avec celles des autres services de renseignement, et plus largement de services considérés comme sensibles. La capacité des organisations à repérer, suivre et traiter les cas d’agents radicalisés en leur sein est aujourd’hui une nécessité, d’autant plus centrale que l’activité du service concerné est sensible. La commission d’enquête a dressé le panorama des meilleures pratiques, pour disposer in fine d’un référentiel de mesures de sécurisation devant être généralisées. Pour ce faire, des hauts responsables du monde du renseignement lui ont fait part de leur expérience et des dispositifs de sécurité en vigueur au sein de leur administration, tout comme des responsables d’autres administrations exerçant une mission de souveraineté, des représentants des armées ou encore de l’administration pénitentiaire. Au regard de l’importance du sujet de la radicalisation pour les entreprises concernées, le secteur des transports a également fait l’objet d’une attention spécifique de la part de la commission d’enquête, de même que la question de la prise en compte des salariés de prestataires extérieurs intervenant au sein des administrations.

La volonté d’exhaustivité, de précision et d’opérationnalité a guidé les travaux de la commission et permet à votre Rapporteur de formuler plusieurs recommandations, qui ont vocation à nourrir et compléter les propositions qui seront formulées dans le Livre blanc de la sécurité intérieure, en cours d’élaboration, dont la parution est attendue dans les prochains mois. Bien que le « risque zéro » n’existe pas, les recommandations de la commission d’enquête visent à élever le niveau global de sécurité afin d’éviter que de pareils drames ne se reproduisent au cœur des services les plus sensibles de la République.

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Créée le 15 octobre 2019, cette commission d’enquête aurait dû achever ses travaux dans un délai de six mois, soit avant le 15 avril 2020. Les mesures de confinement prises à la mi-mars 2020 pour combattre la pandémie de coronavirus COVID-19, empêchaient le respect de cette date. En application de l’article 22 de la loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19 ([4]), ce délai a été porté à huit mois pour les commissions d’enquête dont les travaux étaient en cours à la date de sa publication.

 

 


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I.   De GRAVES défaillances ont entravé la capacité de la DRPP à faire face aux risques de vulnérabilité interne

A.   les Éléments relatifs À l’auteur de l’ATTAQUE

1.   La position fonctionnelle de l’auteur de l’attaque dans le contexte des missions dévolues à la DRPP

a.   Les missions générales de la DRPP au sein de la préfecture de police

Pour comprendre les fonctions exercées par l’auteur de l’acte tout au long de sa carrière professionnelle, il convient de les replacer dans le contexte des attributions générales de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) dont les compétences s’exercent dans le périmètre de Paris et des trois départements de la petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne) et celui des trois plateformes aéroportuaires de Paris-Charles de Gaulle, Paris-Orly et Paris-Le Bourget.

Constituant l’une des cinq directions de police active de la préfecture de police, la DRPP remplit une double attribution.

Elle est chargée, d’une part, d’une mission de renseignement territorial, centrée sur le renseignement d’ordre public, proche de celle exercée par les directions départementales du service central de renseignement territorial (SCRT), en vue de détecter et d’analyser les menaces qui pourraient résulter, sur la plaque parisienne, des mouvements sociaux et sociétaux.

D’autre part, elle exerce une mission de sécurité intérieure structurée en deux pôles : la lutte contre la radicalisation et le terrorisme et la gestion des risques d’agitations liées aux enjeux de politique internationale (activités des oppositions étrangères, des ambassades, …).

Dans ce contexte, les activités de renseignement relatives à la sécurité intérieure exercées par la DRPP sont proches des missions remplies par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et ses services déconcentrés dans le reste du territoire national. La comparaison avec les compétences exercées par le SCRT et la DGSI n’est toutefois que partiellement opérante. À titre d’exemple, en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme en général et l’islamisme radical en particulier, la DRPP n’a pas la charge des situations les plus préoccupantes, dites du « haut du spectre », lesquelles sont directement appréhendées par la DGSI. En outre, contrairement à la DGSI, la DRPP n’exerce pas l’activité de contre-espionnage.

La réforme du renseignement de 2008 et ses conséquences sur le service de renseignement de la préfecture de police

Jusquen 2008, deux services de renseignement étaient rattachés au ministère de lIntérieur : la direction de la surveillance du territoire (DST) et la direction centrale des renseignements généraux (RG).

La création en 2008 de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) a profondément modifié le paysage du renseignement, ce nouveau service réunissant la DST et la partie des RG en charge de la sécurité nationale, notamment le contre-terrorisme. Les autres missions des RG ont été reprises par les services du renseignement territorial et un service central en charge de la surveillance des courses et des jeux. Les RG ont ainsi été divisés en trois blocs, dont lun seulement a été intégré au nouveau service de renseignement central du ministère de lIntérieur. Enfin, en 2014, les réformes engagées sous le quinquennat précédent ont transformé la DCRI en direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Alors que le paysage du renseignement français était profondément transformé, le service de renseignement de la préfecture de police n’a quant à lui subi que peu de modifications. Si les renseignements généraux de la préfecture de police (RGPP) ont changé de dénomination en devenant la DRPP, leurs compétences n’ont pas été réellement modifiées. Elles ont toutefois évolué pour prendre davantage en compte les risques nouveaux, dont la montée en puissance du risque lié au terrorisme islamiste.

b.   La position fonctionnelle de l’auteur de l’attaque au sein de la DRPP

L’auteur de l’attaque du 3 octobre 2019, Mickaël Harpon, a occupé, durant un peu plus de seize années (2003-2019) ([5]), un emploi d’agent administratif au sein du service informatique de la DRPP. Il figurait ainsi parmi les 6 436 agents membres du personnel administratif relevant des fonctions publiques territoriale et d’État placés sous l’autorité du préfet de police ([6]).

Le service dans lequel était employé l’auteur de l’attentat était affecté aux seuls besoins de la DRPP ([7]). Mickaël Harpon y exécutait des tâches de dépannages quotidiens et figurait, selon les termes employés par la directrice de la DRPP, Mme Bilancini, parmi « les petites mains de l’informatique » ([8]). À ce titre, il était amené à intervenir pour des opérations de maintenance sur les postes informatiques des agents de la DRPP, y compris sa directrice.

L’emploi occupé par Mickaël Harpon s’insérait dans une chaîne hiérarchique courte, au sein d’une unité de petite taille, composée d’un nombre restreint d’agents. Il était ainsi directement supervisé par un « chef de section », ayant rang de commandant, et son adjoint, au sein d’une unité rattachée à la sous-direction dite des « supports », elle-même dirigée par un sous-directeur placé sous l’autorité immédiate de la directrice du renseignement.

L’ensemble des témoignages recueillis par la commission d’enquête tendent à souligner qu’il régnait, au sein du service informatique de la DRPP, un climat de type « familial », au sens où la plupart des agents concernés avaient fait venir dans cette section qui un fils, qui une cousine, qui un collègue, avec lequel il avait des affinités ([9]). Par ailleurs, la section informatique était organisée en open space, accentuant la proximité des agents entre eux.

La commission d’enquête constate que le climat professionnel qui régnait au sein de la section informatique de la DRPP a pu influer sur la capacité de discernement des collègues directs de Mickaël Harpon et de sa hiérarchie immédiate. Cette observation est cohérente avec les propos tenus devant la commission par le préfet de police, M. Didier Lallement, concernant son instruction du 7 octobre 2019, transmise à l’ensemble des directeurs de la préfecture de police, dans le but de susciter les remontées de signalement : « Ma circulaire du 7 octobre avait (…) pour but de rappeler que les problèmes ne se règlent pas au sein de petits groupes et qu’il faut passer par la hiérarchie de la préfecture de police : c’est à elle de prendre ses responsabilités en matière de suivi des cas de radicalisation. Je ne veux pas que ces questions soient traitées au niveau des services » ([10]).

Par ailleurs, si l’auteur de l’acte n’exerçait pas de missions opérationnelles liées à l’activité de renseignement, et n’avait par conséquent aucune des fonctions dévolues, par exemple, aux investigateurs en cybercriminalité (ICC), ses tâches quotidiennes lui donnaient accès au contenu des postes informatiques des agents de la DRPP. La proximité et la facilité d’accès à des informations classifiées justifiaient par conséquent son habilitation à la protection du secret de la défense nationale, à l’instar de la totalité des agents de la DRPP, quels que soient leurs statuts et leurs missions.

À ce titre, une première habilitation avait été délivrée à Mickaël Harpon le 8 juillet 2003, au niveau secret défense, avant d’être renouvelée à deux reprises en mai 2008 puis en août 2013 , conformément à la durée de validité des avis de sécurité qui était alors de cinq ans au niveau secret défense. Les règles instituées en 2011 ayant porté cette durée de validité à sept années ([11]), le renouvellement de l’habilitation de Mickaël Harpon aurait dû intervenir au mois d’avril 2020.

Selon les informations recueillies par la commission d’enquête, le dernier renouvellement de l’habilitation de l’auteur de l’acte a toutefois donné lieu, en 2013, à la procédure dite de « mise en éveil » de sa hiérarchie, consécutivement à une plainte pour violences volontaires, déposée en 2008 contre lui, par celle qui allait devenir son épouse. Retirée, cette plainte n’a toutefois pas donné lieu à une sanction judiciaire. Elle n’a par conséquent pas été jugée comme un obstacle au renouvellement de son habilitation.

Il faut observer que la procédure de « mise en éveil » répond à des caractéristiques précises, définies à l’article 25 de l’instruction générale interministérielle (IGI) n° 1300. Son déclenchement est ainsi rendu possible « lorsque l’autorité d’habilitation décide d’accorder l’habilitation sur la base d’un avis de sécurité restrictif ou en dépit d’un avis de sécurité défavorable ». La « mise en éveil » doit alors être menée par l’autorité d’habilitation, en présence de l’officier de sécurité concerné, et déboucher sur un entretien spécifique avec l’intéressé, assorti d’une attestation particulière signée par l’autorité d’habilitation, par l’officier de sécurité du service employeur et par l’intéressé.

Si les membres de la commission d’enquête ne sont pas en mesure d’établir que la procédure de « mise en éveil » a été respectée dans chacune des formes imposées par l’IGI n° 1300, votre Rapporteur observe que son déclenchement se fondait sur des éléments étrangers au risque de radicalisation de l’auteur de l’acte.

Enfin, ce point ayant été souligné à plusieurs reprises par les agents de la DRPP appelés à collaborer avec l’auteur de l’acte, la commission d’enquête observe que l’auteur de l’acte souffrait d’un handicap susceptible d’influer sur sa sociabilité. Malentendant, Mickaël Harpon communiquait de préférence en langage des signes. Il pouvait toutefois s’exprimer distinctement et à haute voix. Ses collègues soutiennent, en effet, qu’il était possible de communiquer directement avec lui grâce à son appareillage, « à la seule condition de parler distinctement et lentement ». Dès lors, Mickaël Harpon n’était pas placé dans une position d’incommunicabilité et d’isolement à l’égard de ses collègues de travail.

Linstruction générale interministérielle n° 1300 (IGI 1300) sur la protection du secret de la défense nationale

LIGI 1300 explicite et détaille les dispositions portant sur la protection du secret de la défense nationale contenues dans le code de la défense, aux articles R. 2311-1 et suivants. Pour ce faire, elle « décrit lorganisation générale de la protection du secret de la défense nationale », elle clarifie « les obligations juridiques et matérielles inhérentes à cette protection, elle précise les conditions dans lesquelles chaque ministre, pour le département dont il a la charge, met en œuvre lapplication de ces dispositions ».

Ce document, rédigé par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), a fait lobjet de plusieurs modifications. La version actuelle, issue de larrêté du 30 novembre 2011, succède à la version approuvée par arrêté du 23 juillet 2010 et à la version approuvée par arrêté du 25 août 2003.

LIGI 1300 apporte notamment des précisions sur les différents niveaux dhabilitation, permettant laccès à des documents classifiés aux personnes ayant le besoin den connaître. Elle détermine notamment en son article 24 les durées de validité maximale des avis de sécurité sur lesquels se fonde la décision doctroyer ou non une habilitation :

 cinq ans pour le niveau très secret défense ; 

 sept ans pour le niveau secret défense ;

 dix ans pour le niveau confidentiel défense.

2.   Un faisceau d’indices aurait dû conduire à alerter la hiérarchie de la DRPP

Compte tenu des informations rendues publiques par voie de presse dans les jours qui ont suivi l’attentat du 3 octobre 2019, les membres de la commission d’enquête ont porté leur attention sur les indices de radicalisation que l’auteur des faits aurait laissé percevoir durant son parcours professionnel.

 Les éléments tenant à la pratique religieuse de Mickaël Harpon

Il apparaît que Mickaël Harpon s’est converti à l’islam à la suite de son mariage religieux, lequel a vraisemblablement été célébré entre 2009 et 2011, quelques années avant son mariage civil intervenu dans le courant de l’année 2014. Selon plusieurs témoignages, la pratique religieuse de l’auteur de l’attentat semble s’être progressivement faite plus rigoureuse. Elle aurait impliqué, en particulier, des modifications de son comportement à l’égard du personnel féminin. Mickaël Harpon aurait ainsi brutalement cessé de serrer la main et de saluer par des embrassades plusieurs femmes, notamment la secrétaire de la section informatique où il était affecté. Il aurait toutefois recommencé à embrasser les femmes employées au sein de son service à l’issue d’une discussion avec deux de ses supérieurs hiérarchiques.

Si les témoignages recueillis par la commission d’enquête varient à la marge quant à l’ampleur des changements intervenus dans le comportement de Mickaël Harpon à la suite de sa conversion religieuse, ils attestent toutefois de deux points centraux : d’une part, son changement de comportement à l’égard du personnel féminin est avéré, au point d’avoir provoqué un échange avec sa hiérarchie immédiate ; d’autre part, ce changement de comportement était connu de ses collègues de travail et de plusieurs agents de la DRPP.

 L’attaque à Charlie Hebdo : « C’est bien fait ! »

Le fait le plus alarmant tient à la phrase prononcée par Mickaël Harpon à la suite de l’attentat ayant visé, le 7 janvier 2015, le journal satirique Charlie Hebdo.

Selon les informations communiquées à la commission d’enquête lors d’une audition tenue au secret, quelques jours après le 7 janvier 2015, constatant que l’un de ses collègues effectuait des recherches sur internet à propos de l’attentat terroriste ayant frappé Charlie Hebdo, Mickaël Harpon a prononcé cette phrase : « C’est bien fait ! ». Il s’en est suivi, selon les termes retenus par Mme Françoise Bilancini, dont il faut rappeler qu’elle n’était pas en fonction au moment des faits, une « altercation », une « vive querelle », voire un « accrochage » entre Mickaël Harpon et le collègue concerné, au point de provoquer « un certain émoi » au sein du service ([12]). Selon le témoignage du collègue directement impliqué dans l’altercation avec Mickaël Harpon, ce dernier lui aurait alors présenté ses excuses « quelques jours plus tard ».

Inadmissibles en tant que tels, qui plus est prononcés par un agent relevant d’un service de renseignement, les propos tenus par Mickaël Harpon au mois de janvier 2015 revêtaient une évidente gravité et justifiaient une réaction immédiate qui n’est pas intervenue.

 Des craintes de vulnérabilité psychologique

Selon le témoignage du collègue ayant participé à l’altercation du mois de janvier 2015, les propos concernant l’attentat de Charlie Hebdo auraient contribué à provoquer un climat d’inquiétude quant au risque de captation et de fuite de données de la part de Mickaël Harpon, dans la mesure où ce dernier offrait, de façon plus générale, un profil « immature » et une tendance ancienne à la provocation dans ses relations avec les autres agents du service, dénotant ce que l’on peut assimiler à une forme de fragilité psychologique.

Ce point est confirmé par Mme Françoise Bilancini selon laquelle les collègues de Mickaël Harpon, conscients que ce dernier était susceptible d’accéder à des informations sensibles, « surveillaient son travail » ([13]), sans toutefois préciser si des faits autres que les propos tenus en janvier 2015 avaient motivé cette vigilance, ni la façon dont cette vigilance se serait concrétisée au sein du service.

Au total, il apparaît que l’accumulation de plusieurs indices, allant d’un changement de comportement à l’égard du personnel féminin jusqu’à des propos faisant l’apologie d’un acte terroriste, couplés à des craintes de vulnérabilité psychologique, aurait dû conduire, à tout le moins dès le mois de janvier 2015, à alerter la hiérarchie intermédiaire et supérieure de Mickaël Harpon. Plus encore, le portrait établi par ses propres collègues de travail devant la commission d’enquête tend à démontrer que le comportement de Mickaël Harpon était incompatible avec son maintien au sein d’un service de renseignement.

B.    Un SERVICE DE RENSEIGNEMENT INSUFFISAMMENT PRÉPARé aux risques de vulnérabilité interne

1.   Les failles dans la remontée d’information ont constitué un dysfonctionnement majeur

Le collègue de travail ayant eu l’altercation avec Mickaël Harpon en janvier 2015 a précisé à la commission n’avoir signalé les propos concernant l’attentat de Charlie Hebdo à son supérieur hiérarchique direct, le commandant chef de la section informatique, qu’environ six mois après les faits, soit au mois de juillet 2015. Cette remontée extrêmement tardive d’information, qui s’apparente à un signalement oral, aurait été communiquée au commandant chef de section dans un cadre informel, probablement à l’occasion d’un déjeuner organisé en dehors des locaux de la préfecture de police.

Au terme des investigations de la commission, il est établi que le commandant chef de section de Mickaël Harpon n’a pas jugé nécessaire de transmettre à sa hiérarchie les informations qui lui ont été communiquées au mois de juillet 2015. Estimant que la situation pouvait être réglée à son niveau, au regard notamment des excuses présentées par Mickaël Harpon, le chef de la section informatique a par conséquent fait le choix d’interrompre la chaîne de remontée hiérarchique.

Dès lors, faute de transmission hiérarchique, ni son supérieur hiérarchique, sous-directeur des « supports », ni l’actuelle directrice de la DRPP, ni son prédécesseur, M. René Bailly ([14]), ni les préfets de police successifs et leurs directeurs de cabinet, n’ont eu connaissance des signes de vulnérabilité que présentait Mickaël Harpon. Il faudra attendre les entretiens réalisés par l’actuelle directrice de la DRPP, auprès des agents de son service, dans les heures qui ont suivi l’attentat du 3 octobre 2019, pour que l’ensemble des éléments soit porté à sa connaissance. C’est sur la base de ces entretiens que la directrice de la DRPP a pu établir une note, datée du 5 octobre 2019 et adressée au ministre de l’Intérieur, sous couvert du préfet de police, dont l’objet est ainsi rédigé : « Rapport sur le comportement de Mickaël Harpon au sein de la DRPP / éléments établis par son dossier administratif et les déclarations de ses collègues ». Dans cette note dont le contenu a été remis à la commission, Mme Françoise Bilancini précise que « depuis la survenance [de l’attaque], de nouveaux éléments ont été portés à [sa] connaissance, dans le cadre de discussions informelles, par des agents de [son] service, sans préjudice de la procédure judiciaire en cours » ([15]) .

Ici réside le dysfonctionnement le plus grave de l’« affaire Harpon ». En ne dépassant pas le stade du niveau hiérarchique le plus immédiat, la chaîne de l’information et du signalement a été interrompue avant d’atteindre les niveaux hiérarchiques supérieurs. Dès lors, le comportement de Mickaël Harpon est demeuré dans une « zone grise ».

Selon les informations recueillies par la commission d’enquête, il est par ailleurs établi que, accompagné d’un agent de la section informatique, le fonctionnaire impliqué dans l’altercation avec Mickaël Harpon est entré en contact avec un major de la sous-direction de la sécurité intérieure (SDSI) de la préfecture de police, responsable de la cellule de traitement des signalements externes, pour l’informer verbalement du comportement de Mickaël Harpon. Étonnamment, cette conversation n’aurait toutefois pas porté sur les propos visant l’attentat de Charlie Hebdo. Les agents de la section informatique de la DRPP se seraient bornés à mentionner les éléments tirés de la pratique religieuse de Mickaël Harpon et de son changement de comportement à l’égard des femmes, ce qu’a confirmé, lors de son audition par la commission, le major de la sous-direction en charge des radicalisations. Selon les intéressés, cet échange aurait eu lieu dans le seul but de prendre conseil auprès d’un agent habitué à traiter des signalements extérieurs, sans intention de formaliser un quelconque signalement.

Cette conversation a été suivie, au mois d’août 2015, d’un nouvel échange entre le major, un autre fonctionnaire de la SDSI et cette fois-ci le commandant chef de la section informatique, ce dernier assurant qu’« il n’y [avait] pas de sujet avec Mickaël Harpon » et qu’il entendait « régler la situation » et « arranger cela » à son niveau, sans intervention ni d’un autre service ni de sa hiérarchie. Au regard des éléments qui lui ont été communiqués, le responsable du traitement des cas de radicalisation externes de la SDSI n’a pas jugé « important » le signalement oral évoqué à l’occasion des deux échanges de juillet et août 2015 ([16]).

De l’ensemble de ces éléments, il ressort que les changements de comportement présentés par Mickaël Harpon, de même que les propos qu’il avait tenus immédiatement après l’attentat de Charlie Hebdo, avaient attiré l’attention de ses collègues, au point de susciter plusieurs échanges informels, y compris avec des agents de la DRPP extérieurs à la cellule informatique et spécialisés dans la détection et le traitement de la radicalisation islamiste. Ces démarches n’ont pourtant fait l’objet d’aucune remontée d’information au niveau hiérarchique pertinent, ce qui constitue un manquement majeur au devoir de vigilance qui doit caractériser le fonctionnement régulier d’un service de renseignement.

Votre Rapporteur fait ainsi sien le terme de « failles », utilisé par le ministre de l’Intérieur, M. Christophe Castaner, à l’occasion de son audition, le 8 octobre 2019, par la commission des Lois de l’Assemblée nationale.

 

La radicalisation : un phénomène dont la définition reste difficile

 

Comme le souligne le rapport sur les services publics face à la radicalisation des députés Éric Diard et Éric Poulliat, paru en juin 2019 ([17]), la définition du phénomène de radicalisation est peu aisée. Selon le comité interministériel de la prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), trois éléments la caractérisent : il sagit dun processus évolutif, lié à une idéologie extrémiste et qui repose sur la légitimation de laction violente.

Le risque de passage à lacte est lune des dimensions fondamentales de lappréhension de la radicalisation par les pouvoirs publics. Le site internet du CIPDR le souligne : il est impossible de contester une croyance ou une opinion tant quelle nincite pas à la haine. Le risque de passage à lacte est donc le prisme adopté par laction publique sur le sujet de la radicalisation.

Ainsi, le sociologique Farhad Khosrokhavar définit la radicalisation comme « un processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente daction, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social, ou religieux qui conteste lordre établi sur le plan politique, social ou culturel ».

2.   Le défaut de procédures internes de signalement au sein de la DRPP

 

a.   L’absence de culture du signalement interne

Dans leur rapport présenté au mois de juin 2019, les députés Éric Diard et Éric Poulliat soulignaient que la notion de signalement, appliquée aux suspicions de radicalisation, consiste « à relater à une autorité, compétente pour recueillir ce témoignage, le comportement d’une personne dont on peut raisonnablement penser qu’il traduit un basculement dans la radicalisation » ([18]). Le signalement est ainsi le point de départ de la détection de toute radicalisation. Il est donc fondamental qu’il se concrétise par l’existence de procédures permettant son expression, sa transmission et son traitement.

De ce point de vue, l’état des lieux des outils déployés au sein de la DRPP avant l’attentat du 3 octobre 2019 laisse apparaître de profondes lacunes. En effet, si le préfet Michel Cadot, en fonction à la tête de la préfecture de police de Paris du 20 juillet 2015 au 20 avril 2017, a pu affirmer, dans le cadre de son audition publique devant la commission d’enquête ([19]), avoir formalisé des instructions auprès des directeurs, sous la forme de notes régulièrement renouvelées, « afin d’adopter un système de signalement des comportements susceptibles de constituer des signaux faibles ou avérés au principe de laïcité, voire de radicalisation », ni l’ancien directeur de la DRPP, M. René Bailly, ni Mme Françoise Bilancini, ne semblent avoir eu connaissance d’une procédure de signalement interne par la voie écrite avant l’attaque du 3 octobre 2019.

Les informations communiquées par le préfet Didier Lallement, à l’occasion de son audition publique du 30 octobre 2019, confirment qu’aucune instruction portant spécifiquement sur le signalement interne des cas de radicalisation, ni aucun texte détaillant la procédure applicable en l’espèce, ne semble avoir existé avant l’attentat du 3 octobre dernier : « (…) jusqu’à présent », souligne M. Didier Lallement, « il n’existait pas de texte, à part la note de 2015 du directeur général de la police nationale sur la laïcité signalant que l’inspection générale de la police nationale est l’organisme de référence en matière de radicalisation » ([20]).

b.   Les failles du « chaînage hiérarchique » de la DRPP

À l’absence d’une procédure formalisée de signalement interne des cas de vulnérabilité et singulièrement de radicalisation, s’ajoutent les signes d’une faiblesse propre au chaînage hiérarchique de la DRPP :

en premier lieu, les agents directement concernés de la DRPP n’ont pas respecté l’obligation, faite à tout agent, de signaler tout incident à son supérieur hiérarchique direct, lequel se doit de transmettre à son tour l’information par la voie d’un rapport, en général écrit, jusqu’à atteindre l’échelon approprié ;

en second lieu, les collègues de la section informatique où était employé Mickaël Harpon ont fait le choix de s’adresser aux agents d’un service voisin, la SDSI, plutôt qu’à leur hiérarchie directe, rompant ainsi la remontée d’information à l’échelon de traitement approprié.

À cet égard, la commission observe que si le principe hiérarchique prévaut dans l’ensemble des administrations publiques, sur le fondement de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, sa portée doit revêtir un caractère central dans les administrations publiques de sécurité et a fortiori dans les services de renseignement ([21]). Ainsi, indépendamment de l’existence ou pas d’une procédure interne de signalement, les agents de la DRPP étaient tenus de porter sans délai, à la connaissance de l’autorité supérieure, tout fait survenu à l’occasion ou en dehors du service, susceptible de porter atteinte à l’intégrité du service. C’est d’ailleurs, selon les observations formulées devant la commission d’enquête par M. Jean-François Ferlet, directeur du renseignement militaire, la règle principielle appliquée au sein des forces armées : « le premier moyen de faire remonter l’information au sein des armées est le compte rendu fait à la chaîne hiérarchique », notant « un comportement culturellement ancré » qui constitue un « moyen de détection supplémentaire entre deux criblages d’habilitation » ([22]).

Enfin, il faut observer que des fragilités dans la chaîne hiérarchique de la DRPP avaient semble-t-il été constatées par le passé :

 son ancien directeur, M. René Bailly, a souligné avoir procédé à la réorganisation des bureaux de la DRPP dans le but de rapprocher les sous-directeurs des agents placés sous leur autorité, et ainsi de resserrer davantage le chaînage hiérarchique au sein du service. Dans le cadre de ce remaniement, les bureaux de l’unité informatique dont relevait l’auteur de l’attentat avaient été rapprochés du sous-directeur en charge des moyens ([23]);

 dans le même esprit, la lettre de mission adressée par le préfet de police Michel Cadot à Mme Françoise Bilancini, en vue de sa prise de fonction au mois d’avril 2017, lui confiait l’objectif de « professionnaliser » et de « moderniser » le fonctionnement de la DRPP, en s’appuyant notamment sur son expérience acquise au sein de la DGSI ([24]). La commission denquête n’a toutefois pas pu avoir communication de cette lettre dont le contenu est classifié.

C.   Un déficit sérieux et ancien de prise en compte du risque de radicalisation interne

 Au fil de ses auditions, la commission d’enquête a progressivement acquis la conviction que la DRPP était insuffisamment préparée à la prise en compte des risques liés à la vulnérabilité du personnel et, plus particulièrement à la radicalisation. Alors que l’une des missions de la DRPP consistait à repérer les personnes susceptibles de présenter des risques de radicalisation sur la plaque parisienne, de façon à neutraliser les éventuels passages à l’acte, le service de renseignement de la préfecture de police n’avait manifestement pas intégré cette même vigilance dans son fonctionnement interne.

1.   Les retards pris par la DRPP et la préfecture de police dans la détection du risque de radicalisation interne

a.   La prise en compte du risque de radicalisation interne au sein de la préfecture de police depuis les attaques de Toulouse et Montauban en 2012

Deux moyens sont mis à la disposition des policiers pour signaler un soupçon de radicalisation chez lun de leurs collègues : le signalement peut être transmis par lintermédiaire de la plateforme publique du centre national dassistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR), qui est à la disposition de tout citoyen, ou auprès de la hiérarchie par la voie dun rapport écrit ou oral. Si la voie écrite est traditionnellement préférée, pour des raisons évidentes de traçabilité et de précision, les différents services auditionnés par la commission ont souligné prendre en compte tout signalement oral.

Ces moyens sappliquaient au sein de la préfecture de police en général et de la DRPP en particulier. Il serait par conséquent abusif daffirmer que le risque de radicalisation interne était un « impensé » de la préfecture de police avant lattaque du 3 octobre 2019. Pour autant, sa prise en compte ne se traduisait pas par la mise en place dune cellule ou dun service spécifiquement chargé de le traiter. En effet, les cas de radicalisation interne repérés en amont de lattaque une trentaine avait été signalée avant le 3 octobre étaient traités selon la même procédure que les signalements externes, par des cellules tournées, par nature, vers le risque de radicalisation en général et non vers le risque spécifique à la préfecture de police.

À cet égard, le préfet de police Bernard Boucault, en poste du 31 mai 2012 au 9 juillet 2015, a signalé à la commission d’enquête avoir instauré une réunion hebdomadaire, nommée groupe d’évaluation de la menace terroriste (GEMT), qui rassemblait la DRPP, la direction régionale de la police judiciaire (DRPJ), la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), ainsi que la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et le service central du renseignement territorial (SCRT). Cette cellule était chargée de l’examen et du suivi des individus radicalisés les plus problématiques. En outre, le dispositif des groupes d’évaluation départementale (GED), créé par le plan national de lutte contre la radicalisation d’avril 2014 ([25]), avait été transposé au sein de la préfecture de police. Il a pris la forme d’une réunion bimensuelle, placée sous la présidence du directeur de cabinet du préfet de police, et associant la DRPP, la DRPJ et la DSPAP, ainsi que le Parquet au besoin. Ce groupe est chargé d’examiner les cas de radicalisation transmis par les différents services qui le composent, par les administrations et par le CNAPR. Il détermine le niveau de suivi devant être appliqué à chaque cas, au regard des informations transmises par les services de renseignement.

Si l’objectif de ces groupes était le suivi des individus radicalisés au sens large, les cas d’agents de la préfecture de police pouvaient y être examinés lorsqu’un risque de radicalisation était relevé. Ainsi, jusqu’à très récemment, les cas de radicalisation internes à la préfecture de police étaient toujours traités lors de réunions restreintes, dirigées par le préfet ou dans le cadre du groupe d’évaluation de la menace terroriste (GEMT). Pour ces quelques cas, des procédures disciplinaires ont été mises en œuvre. Toutefois, votre Rapporteur observe que l’objectif premier de ces instances était le suivi et le traitement du risque de radicalisation au sens large et en provenance de l’extérieur.

Enfin, la prise en compte des cas de radicalisation parmi les fonctionnaires de la préfecture de police s’articulait avec le dispositif de suivi des policiers radicalisés de l’inspection générale de la police nationale (IGPN), opérationnel depuis 2015, qui centralise les signalements, réunit l’ensemble des directeurs et vérifie les renseignements (voir infra).

Le traitement des signalements de radicalisation externe à la DRPP

Deux cellules ont été évoquées devant la commission denquête comme étant chargées du traitement en première instance des signalements pour radicalisation, avant leur examen dans le cadre du GEMT et des GED.

La première cellule, dont lexistence est antérieure à 2015, est chargée du traitement des signalements recueillis par le CNAPR.

Une autre, créée en 2015, est chargée du traitement des signalements en provenance des commissariats de Paris et des départements de petite couronne.

Avant 2015, ces derniers cas n’étaient pas traités, faute de structure dédiée au sein de la préfecture de police. Ainsi, 300 à 400 signalements étaient en souffrance lors de la création de cette cellule.

Les membres de la commission denquête relèvent que, lors de sa création, la cellule en charge du traitement des signalements en provenance des commissariats bénéficiait de moyens humains et matériels particulièrement faibles.

Pendant les neuf premiers mois de son existence, trois agents seulement la composaient, alors quils devaient rattraper un retard très important. En outre, lagent qui en a pris la responsabilité à compter du mois de février 2015, celui-là même que les collègues et le commandant chef de la section informatique de Mickaël Harpon ont consulté aux mois de juillet et août 2015, navait bénéficié d’aucune formation spécifique à la radicalisation avant sa prise de poste. Il en a bénéficié par la suite.

Cette cellule est désormais composée dune cinquantaine dagents.

Aucune de ces deux cellules nest cependant chargée du traitement des signalements portant sur des agents de la préfecture de police, corroborant le constat du Rapporteur selon lequel la radicalisation a été longtemps envisagée à la préfecture de police comme un risque principalement externe.

b.   L’insuffisance des efforts déployés pour la sensibilisation et la formation des agents de la DRPP au risque de radicalisation interne

Des actions de formation et de sensibilisation à la détection et à la prévention de la radicalisation ont été menées au sein de la préfecture de police, particulièrement depuis 2015.

Tous les anciens préfets de police auditionnés par la commission d’enquête ont détaillé les actions de sensibilisation mises en place pendant qu’ils étaient en poste. Le préfet Bernard Boucault a notamment indiqué que « des référentiels ont été conçus avec l’aide de la DRPP et diffusés aux agents de la préfecture de police dans le cadre d’actions de formation pour leur permettre de disposer d’outils utiles » ([26]) . Le préfet Michel Cadot a souligné que des formations avaient été conçues dès 2016, immédiatement après la série d’attentats de 2015, d’abord à destination des agents de la préfecture de police, puis en direction des policiers des commissariats, ainsi que d’autres fonctionnaires extérieurs recevant du public. Enfin, le préfet Michel Delpuech a instauré, à compter du mois de septembre 2018, des sessions de formation portant sur la laïcité en direction des nouvelles recrues et lancé la rédaction d’un guide de la laïcité à destination des fonctionnaires de la préfecture de police, sans pouvoir toutefois achever sa rédaction avant son départ au mois de mars 2019.

L’IGPN était impliquée dans ces formations. À ce titre, en 2018, 183 cadres ont par exemple bénéficié de sessions de sensibilisation animées par le service d’inspection.

Toutefois, ces formations semblent majoritairement avoir été pensées pour l’appréhension du risque terroriste en provenance de l’extérieur, et non pour la prise en compte du risque de radicalisation interne. Les intitulés des formations communiqués par le préfet Didier Lallement dans sa contribution écrite à la commission d’enquête semblent en tout cas l’indiquer : « Le policier confronté à la menace terroriste », par exemple. Seul un module d’accueil portant sur la laïcité et l’obligation de neutralité des fonctionnaires de police, dispensé à tous les gardiens de la paix prenant leurs fonctions, ainsi qu’un séminaire ayant rassemblé 111 participants, co-organisé par la préfecture de police et l’ENA, sur le thème « Regards croisés sur la radicalisation », semblent concerner, bien qu’indirectement, le risque de radicalisation interne. Le contenu précis de ces formations n’ayant pas été porté à la connaissance de la commission d’enquête, il ne lui est pas possible d’affirmer si ces formations comportaient des éléments relatifs, par exemple, à la détection des signaux faibles.

Quoi qu’il en soit, la commission d’enquête observe que la prise en compte du risque terroriste était principalement tournée vers l’appréhension de la radicalisation comme phénomène extérieur à la préfecture de police de Paris et non comme une menace de vulnérabilité interne.

En outre, ces formations n’étaient pas suivies par l’intégralité des agents de la préfecture de police : les fonctionnaires de la DRPP auditionnés par la commission et ne travaillant pas directement sur le sujet de la radicalisation y compris ceux exerçant une mission d’encadrement de proximité n’avaient jamais bénéficié d’une formation à la détection de ce risque. C’est en particulier le cas du commandant chef de la section où était affecté Mickaël Harpon. Ces formations semblent par conséquent avoir été essentiellement réservées à l’encadrement supérieur, ainsi qu’aux personnes directement confrontées à cette problématique dans le cadre de leurs missions.

Les lacunes structurelles de la DRPP et de la préfecture de police de Paris s’étendaient à la sécurité bâtimentaire et informatique

Selon M. René Bailly, ancien directeur de la DRPP, laccès aux bureaux de sa direction n’était protégé, jusquen avril 2017, que par des portes magnétiques et pouvait se faire par des escaliers très facilement accessibles au public. Il nexistait donc pas de circuit daccès sécurisé pour les fonctionnaires de la DRPP. Les locaux du service étaient par ailleurs répartis sur trois étages, avant que M. René Bailly nobtienne leur regroupement dans le but d’établir un management de proximité plus étroit.

Au regard des changements dampleur conduits par la nouvelle directrice de la DRPP (voir infra), la sécurité informatique semblait également présenter, à cette période, des lacunes importantes.

En outre, s’il apparaît que plusieurs services traitent effectivement de la radicalisation externe au sein de la préfecture de police, il n’y existe pas de référent « radicalisation » au sens du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR). Ce dispositif semble pourtant avoir fait ses preuves dans d’autres organisations. Les référents « radicalisation » sont des agents de leur administration, chargés d’une double mission : ils sont formés pour assurer une mission de prévention et de formation et sont le point de contact des agents pour la remontée des signalements au GED ou aux services de police et de gendarmerie. Ils rendent compte de leur activité à l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) pour le volet de lutte contre la radicalisation, et au secrétaire générale du CIPDR au sujet des actions de formation et de prévention.

Le déploiement des référents radicalisation 

 

Les référents radicalisation ont été créés sur le fondement dune instruction du Premier ministre du 13 mai 2016, demandant aux services déconcentrés de lEtat de désigner un « référent pour la prévention de la radicalisaion ». Leur action est pilotée par le CIPDR.

Ces référents ont été massivement déployés dans les administrations. Selon les données communiquées par M. Frédéric Rose, secrétaire général du CIPDR, lors de son audition et dans le cadre dune contribution écrite :

 chaque service départemental du renseignement territorial dispose dun référent radicalisation ;

 un « référent évaluation technique » est présent dans chaque formation administrative ou groupement de gendarmerie, soit 152 au total ;

 au sein des préfectures, 101 référents radicalisation ont été désignés ;

 les agences régionales de santé (ARS) disposent de 17 référents régionaux et de 101 référents départementaux ;

 30 référents académiques et 101 référents départementaux constituent le réseau de prévention de la radicalisation au sein de l’Éducation nationale ;

 le réseau sportif sest doté de 118 référents au sein des directions départementales de la cohésion sociale et des directions régionales de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale. Il en existe aussi dans les fédérations et les établissements de formation sportive, ainsi que dans les centres de ressources, dexpertise et de performance sportive (CREPS) et à lInstitut national du sport, de lexpertise et de la performance (INSEP). Ainsi, plus de 200 référents ont été désignés dans le réseau sportif ;

 tous les parquets disposent de référents radicalisation ;

 chacune des neuf directions interrégionales de ladministration pénitentiaire dispose dun référent.

2.   L’internalisation des enquêtes d’habilitation n’a pas permis d’atteindre le niveau de sécurité observé dans les autres services de renseignement

a.   Le choix ancien d’autonomiser les enquêtes de sécurité en vue d’une habilitation

Pour mémoire, lattribution dune habilitation à la protection du secret de la défense nationale repose sur un processus en plusieurs temps et fait intervenir de nombreux acteurs ([27]) :

 lautorité demploi doit établir une demande dhabilitation pour ceux de ses personnels dont les missions justifient une habilitation à la protection du secret de la défense nationale. Cette demande déclenche une procédure dhabilitation ;

 un dossier est ensuite constitué et comprend notamment la notice individuelle de sécurité 94 A, par laquelle la personne communique les renseignements relatifs à sa vie privée et professionnelle ;

 le service enquêteur mène une enquête administrative, dite enquête de sécurité, dont lobjectif est de déceler les vulnérabilités du candidat, et formule un avis de sécurité ([28]) transmis à lautorité dhabilitation ;

 enfin, lautorité dhabilitation ([29]) prend la décision dhabiliter ou non la personne, sans toutefois être liée par lavis du service enquêteur.

S’agissant des personnels civils (personnels des administrations et des entreprises), les enquêtes d’habilitation sont confiées à la DGSI ([30]) qui dispose par ailleurs, en son sein, d’un service spécifique l’inspection générale de la sécurité intérieure pour les enquêtes visant son propre personnel. Enfin, la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) est le service enquêteur pour les habilitations du personnel militaire, tandis que la DGSE dispose, compte tenu de ses missions, d’une organisation intégrée pour le suivi et l’habilitation de ses agents ([31]).

Dans ce contexte, la DRPP fait exception à la règle définie à l’article 24 de l’instruction générale interministérielle n° 1300 selon laquelle les enquêtes de sécurité des personnels civils sont diligentées par « le service enquêteur du ministère de l’intérieur », à savoir la DGSI. Elle bénéficie, en effet, dune dérogation fondée sur la lecture combinée de lIGI 1300 et du décret n° 2014-445 du 30 avril 2014 relatif aux missions et à lorganisation de la direction générale de la sécurité intérieure dont larticle 3 dispose que « le service chargé, sous lautorité du préfet de police, de missions de renseignement intérieur [la DRPP] concourt à lactivité de la direction générale de la sécurité intérieure qui peut se saisir, concurremment avec lui ou de manière exclusive, de toute question traitée par ce service ».

De cette disposition, il a été conclu que la DRPP pouvait concourir aux missions confiées à la DGSI en tant que « service enquêteur du ministère de l’intérieur » et, à ce titre, les assumer directement pour le compte de ses propres agents. Cette interprétation est soutenue par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) dont la responsable, Mme Claire Landais, a pu indiquer à la commission d’enquête que « la combinaison de ces textes [plaide] pour que la DRPP puisse agir au profit de la DGSI pour une partie des enquêtes » ([32]).

Votre Rapporteur n’est toutefois pas convaincu par cette interprétation juridique. En effet, si elle n’a pas été censurée par le juge, la lecture combinée des deux textes réglementaires paraît peu robuste. Les responsables auditionnés par la commission d’enquête semblent d’ailleurs porter un jugement nuancé sur la solidité juridique de la compétence confiée à la DRPP pour la conduite de ses propres enquêtes de sécurité.

Ainsi, Mme Claire Landais souligne que, sur le plan strictement réglementaire, « il y avait une discordance par rapport à ce qui était écrit dans lIGI 1300 » ([33]). Dans le même sens, Mme Françoise Bilancini, a indiqué à la commission denquête quelle et son adjoint avaient « constaté immédiatement [après sa prise de fonction] quil y avait un problème juridique et un risque de fragilisation » ([34]). Ce constat a justifié la conclusion, en février 2019, d’un protocole de consolidation entre la DGSI et la DRPP. Enfin, M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, estime que « pour des raisons juridiques et en raison de ce précédent » quest lattaque du 3 octobre 2019, il conviendrait dinternaliser le traitement des procédures dhabilitation au sein de la DGSI ([35]).

Au total, votre Rapporteur estime que la volonté de conserver à la DRPP des prérogatives dérogatoires du droit commun, pour la conduite des enquêtes de sécurité visant ses propres agents, a pu l’emporter sur une lecture rigoureuse des dispositions de l’instruction générale interministérielle n° 1300.

b.   Les standards de sécurité des enquêtes de la DRPP étaient inférieurs à ceux des autres services de renseignement

Les conditions juridiques dans lesquelles les enquêtes préalables aux habilitations ont été maintenues dans le giron de la DRPP interrogent d’autant plus que leur intensité atteignait un niveau de sécurité inférieur aux services de renseignement comparables.

En effet, selon les informations recueillies par la commission d’enquête, les enquêtes préalables aux habilitations réalisées par la DRPP se sont longtemps bornées à un simple criblage ([36]). De la même façon, les enquêtes portant sur le renouvellement des habilitations étaient conduites de façon relativement superficielle, se limitant également à un criblage de fichiers. Ce constat est partagé par Mme Françoise Bilancini selon laquelle « même si cela nétait pas illégal, [elle avait] considéré que le criblage était insuffisant pour les personnels dun service de renseignement » ([37]).

Ainsi, votre Rapporteur constate que le protocole conclu au mois de février 2019 entre la DRPP et la DGSI visait précisément à élever les standards de sécurité appliqués par le service de renseignement de la préfecture de police, lesquels étaient nettement moins exigeants que dans d’autres services de renseignement auditionnés par la commission d’enquête. Il constate également la survenance tardive de ce protocole compte tenu de l’ancienneté des risques de vulnérabilité tenant, en particulier, à la radicalisation islamiste.

 L’exemple de la procédure appliquée au sein de la DRSD

La procédure appliquée par la DRSD, le service enquêteur du ministère des Armées, pour le recrutement de ses propres agents, semble à l’inverse particulièrement complète. Articulée avec lenquête de recrutement, lenquête de sécurité se déroule de la manière suivante :

la procÉdure de recrutement et d’habilitation à la drsd

Enquêtes de sécurité

Enquête de recrutement

Étude formulaire 94 A

Entretien Direction RH

Interrogation des fichiers ascendants et collatéraux

Entretiens employeurs

Empreinte numérique

 

Visite domiciliaire

 

Entretien avec un inspecteur de sécurité

 

Entretien psychologique

 

Interrogation des services partenaires

 

 

Recrutement

Entretien avec lofficier de sécurité

 

Formation initiale comportant désormais un module « radicalisation »

 

Source : commission d’enquête, à partir de la contribution écrite de la DRSD.

La spécificité de ce dispositif tient, en particulier, à la capacité d’enquêter de manière très poussée sur lenvironnement de lindividu.

La mission conduite par linspection des services de renseignement (ISR) à la suite de l’attentat du 3 octobre 2019 ([38]) désignerait d’ailleurs ce dispositif comme l’un des plus robustes de la communauté française du renseignement.

Cette indication, communiquée par M. Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense, dans le cadre de son audition ([39]), na toutefois pas pu être vérifiée par la commission denquête qui na pas eu accès aux conclusions de la mission confiée à lISR en raison de son caractère classifié.

En outre, lensemble des agents de la DRSD fait lobjet dun criblage régulier, en sus de lenquête nécessaire à chaque renouvellement dhabilitation.

Enfin, selon la contribution écrite transmise par M. Éric Bucquet, tout agent de ce service de renseignement présentant une vulnérabilité ou un comportement inapproprié ferait lobjet dune enquête interne, dont le but est de déterminer sil peut rester ou non au sein du service.

Cette procédure semble conduire à des résultats convaincants. Selon M. Éric Bucquet, « toute personne suspecte de radicalisation serait automatiquement écartée, son habilitation retirée et elle sortirait immédiatement de lenceinte » ([40]). Le cas ne sest toutefois pas présenté jusquà présent.

Ce haut niveau de précaution et cette forte imprégnation de la culture de la vigilance tranchent avec les pratiques de la DRPP, telles que décrites à la commission denquête par plusieurs de ses agents.

En effet, la conversion de Mickaël Harpon, consécutive à son mariage religieux, na donné lieu à aucune vérification. Si la conversion nest en aucun cas un signe de radicalisation, sauf à développer une conception discriminante contraire à nos principes, elle doit toutefois « appeler lattention, [...] ne serait-ce que pour comprendre dans quelles circonstances elle a eu lieu », selon M. Laurent Nuñez, secrétaire dÉtat auprès du ministre de lIntérieur ([41]), et ainsi déclencher, dans les services les plus sensibles, des mesures de vérification.

 

Votre Rapporteur partage les propos du secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur dans la mesure où tout changement dans le comportement d’un agent relevant d’un service exposé, quel qu’il soit, doit éveiller l’attention de la chaîne hiérarchique, dans le but de réduire les risques liés à la vulnérabilité du personnel et, plus spécifiquement, à la radicalisation.

 La singularité de la procédure appliquée au sein de la DGSE

Dans le cadre de son organisation intégrée, la DGSE dispose de son propre service enquêteur pour les habilitations de ses agents. Les enquêtes menées sont très complètes et portent notamment une attention particulière à lactivité numérique ainsi quà lévaluation psychologique des candidats, afin de vérifier que ces derniers seront en mesure dobserver le secret inhérent à leurs activités.

Ces enquêtes, dont le champ dépasse les informations demandées dans le formulaire 94 A rempli par chaque candidat à lhabilitation (dans les services de renseignement, mais également dans toute administration ou organisation privée), aboutissent à la délivrance dune habilitation spéciale de sécurité (HSS) ([42]). LHSS peut alors être retirée à tout moment, dès lapparition dune vulnérabilité ou encore dès lors quil est constaté que lagent na pas respecté lobligation de transparence à laquelle il est tenu (voir infra), entraînant son exclusion du service.

Cette double habilitation est spécifique à la DGSE. Selon Bernard Émié, son directeur, elle instaure « un outil efficace de vigilance et de retrait le cas échéant » ([43]). Aussi, votre Rapporteur estime que la logique selon laquelle des informations à la fois plus précises et nombreuses pourraient être demandées aux agents des services de renseignement, comparativement au reste des personnes habilitées, serait cohérente avec la sensibilité extrême des informations qu’ils manient et l’intérêt des puissances étrangères ou des forces intérieures nocives à tenter de « retourner » leur personnel.

Lenjeu des ressources humaines dans les services en charge des enquêtes dhabilitation

La dynamique de croissance des effectifs dans les services de renseignement fait peser de nouvelles tensions sur la capacité des services enquêteurs à réaliser rapidement et efficacement les enquêtes de sécurité préalables aux habilitations.

La DRSD pourrait atteindre 400 000 demandes denquêtes de sécurité en 2020, contre 150 000 en 2014. Si les effectifs chargés de réaliser ces enquêtes ont augmenté, le risque dune surcharge de ces services, dont lactivité est très minutieuse, reste présent.

Un constat similaire est dressé par la DGSI : le nombre dhabilitations a fortement augmenté depuis 2015, tandis que le service chargé des enquêtes de sécurité n’était que partiellement renforcé. Son renforcement, entamé il y a deux ans, nest pas terminé à ce jour. Par conséquent, 5 800 procédures dhabilitation sont actuellement en attente de traitement au sein de la DGSI.

 


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II.   L’attaque du 3 octobre 2019 s’inscrit dans le contexte d’un renforcement progressif de la prise en compte du risque de radicalisation au sein de la police nationale

Tant la direction générale de la police nationale (DGPN), à la suite des attentats qui ont frappé la France depuis 2015, que la préfecture de police depuis 2017 ont entrepris de relever leur niveau de vigilance quant au risque de radicalisation parmi les forces de sécurité intérieure. Au sein des deux administrations, ces efforts de sécurisation se sont amplifiés et accélérés après l’attaque du 3 octobre 2019.

A.   Le risque de radicalisation interne fait l’objet d’une attention spécifique au sein de la police nationale

L’attention particulière portée depuis 2015 au risque de radicalisation des agents de la police nationale s’est traduite par la mise en place d’une coordination et d’un suivi accrus des cas repérés. Depuis l’attaque de la préfecture de police, la détection et le traitement de la radicalisation chez les agents de police ont été réaffirmés comme des priorités.

1.   Le renforcement des outils de formation au risque de radicalisation, de traitement et de suivi des signalements depuis 2015

a.   Le déploiement d’actions de formation sur le risque de radicalisation

Le secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) estime que des progrès importants ont été accomplis ces dernières années au sein de la police nationale en matière de formation à la détection et au signalement de la radicalisation, dont il juge l’offre « très étoffée » ([44]):

 dans le cadre de la formation initiale, les commissaires bénéficient de deux journées consacrées à ce thème depuis 2014 (316 élèves ont été formés), les officiers de trois conférences sur une durée de dix heures (350 officiers formés), tandis que 10 571 gardiens de la paix ont été formés depuis 2017 ;

 dans le cadre de la formation continue, 90 commissaires et officiers ont suivi une session de trois stages sur une période d’une année depuis 2016, 150 fonctionnaires de police (toutes catégories) ont suivi un stage de cinq jours et 12 800 gardiens de la paix ont été formés depuis 2016 grâce à la diffusion d’une mallette pédagogique ;

 enfin, 420 officiers ont suivi une conférence de quatre heures dans le cadre d’un stage obligatoire pour accéder au grade de commandant et 41 gardiens de la paix ont suivi un stage optionnel pour accéder au grade de brigadier.

b.   La coordination assurée par l’IGPN concernant les signalements

Dans le cadre des circulaires du ministre de l’Intérieur des 21 avril 2011 et du 19 novembre 2014, l’inspection générale de la police nationale (IGPN) a tout d’abord été désignée « service référent national » pour la police sur les questions de neutralité ([45]).

Cette désignation s’est accompagnée de la création, en mars 2015, d’un groupe de suivi de la radicalisation interne ([46]). Présidé par l’IGPN, il est chargé de l’identification, de l’évaluation et du traitement des cas de radicalisation parmi les agents de la police nationale, y compris ceux de la préfecture de police. Piloté au niveau central, il réunit l’ensemble des services concernés, à savoir l’UCLAT, le SCRT, la DGSI, la direction des ressources et des compétences de la police nationale (DRCPN) ainsi que la direction centrale du recrutement et de la formation (DCRFP). La préfecture de police a rejoint ce groupe plus tardivement, en 2016 ([47]). Le rattachement du groupe de suivi à l’IGPN se justifie par la façon dont la radicalisation est traditionnellement traitée parmi les fonctions de souveraineté et, plus largement, dans la fonction publique. Les services concernés sont en effet contraints de traiter ce phénomène sous l’angle disciplinaire, en raison du flou juridique qui entoure la notion de radicalisation ([48]). Il convenait par conséquent de confier cette problématique à l’autorité habituellement en charge des questions disciplinaires.

Outre l’identification et l’évaluation des cas de radicalisation, ce groupe de suivi est chargé d’améliorer les criblages en amont du recrutement, de conseiller et d’accompagner la hiérarchie, ainsi que d’assurer la bonne prise en compte et le suivi des cas signalés.

Les services de police ont su s’approprier ce dispositif : selon les données écrites communiquées par le directeur de cabinet du préfet de police, M. David Clavière, ainsi que par Mme Françoise Bilancini, à la date du 14 janvier 2020, 76 signalements étaient parvenus à l’IGPN depuis 2012, dont 46 ont été formulés après l’attaque du 3 octobre, via les saisines du préfet de police ou de ses directions.

Jusqu’à l’attaque de la préfecture de police, et pour l’ensemble de la police nationale, le groupe de suivi procédait en moyenne à l’évaluation de la dangerosité d’une trentaine des signalements ([49]). Ces examens ont donné lieu à plusieurs décisions dont cinq révocations, une série de licenciements, des refus de titularisation et une mise à fin de stage.

2.   La révision à la hausse des méthodes de détection de la radicalisation et du traitement des cas internes depuis l’attaque du 3 octobre

a.   Les efforts entrepris par la direction générale de la police nationale pour formaliser les signalements

À la suite de l’attaque de la préfecture de police, la DGPN a rappelé l’importance de la vigilance sur le risque de radicalisation interne dans le cadre d’une instruction en date du 25 novembre 2019. Elle y souligne notamment l’existence du guide interministériel de prévention de la radicalisation élaboré en mars 2016 et la nécessité d’établir les signalements sur la base des indices de radicalisation qui y sont décrits.

Elle précise, en outre, la procédure interne à suivre : tout service de la DGPN ou de la préfecture de police recevant des informations allant dans le sens d’une radicalisation doit systématiquement procéder à un signalement, par le biais d’une « grille de signalement-vigilance ».

Ce modèle permet de disposer des principales informations administratives et des éléments de suspicion. Le service concerné doit alors transmettre le signalement à sa direction par la voie hiérarchique, lequel est ensuite transmis à l’IGPN par la voie d’une adresse fonctionnelle.

Chaque signalement est également communiqué à l’état-major permanent (EMaP), placée sous la responsabilité de la DGSI et chargé de centraliser les signalements concernant des agents publics radicalisés exerçant des missions de souveraineté ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense.

Le lien avec l’EMaP permet ainsi à la DGSI de faire jouer son droit d’évocation, c’est-à-dire sa capacité à se saisir d’un objectif relevant d’un autre service, en fonction de son degré de dangerosité.

Bilan du phénomène de radicalisation au sein des forces de police

Au sein de la police nationale, une accélération importante des signalements a eu lieu après lattaque du 3 octobre 2019 :

– avant lattaque, 84 signalements avaient eu lieu. Parmi eux, 56 avaient été classés après levée de doute et 28 étaient en cours de traitement ;

– après lattaque, 105 nouvelles saisines ont eu lieu.

Au 27 janvier 2020, 106 signalements étaient en cours de traitement, dont :

● 44 à la préfecture de police (PP) ;

● 36 à la direction centrale de la sécurité publique (DCSP) ;

● 11 à la police aux frontières (PAF) ;

● 6 parmi les compagnies républicaines de sécurité (CRS) ;

● 3 à la police judiciaire (PJ) ;

● 3 au service de la protection (SDLP) ;

● 3 à la direction des ressources et des compétences de la police nationale (DRCPN).

La commission de larticle L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, permettant de muter ou de radier un agent dont le comportement est incompatible avec ses missions, a été saisie le 27 janvier au sujet dun gardien de la paix. La procédure est en cours.

La préfecture de police a également vu une hausse des signalements à la suite de lattaque du 3 octobre :

● depuis 2012, il y avait eu 76 signalements ; 33 de ces dossiers sont clôturés au 14 janvier 2020 ;

 depuis le 21 mars 2019 (date de la prise de fonction du préfet Lallement), 50 signalements ont été recensés ;

● depuis le 3 octobre 2019, 46 signalements ont été reçus. 44 sont en cours de traitement.

Sur ces 46 signalements :

– sept agents ont été désarmés ;

– quatre demandes de suspension, dont trois validées par le DGPN, ont été formulées.

b.   La création d’un groupe central d’évaluation

À la suite de l’attaque du 3 octobre, le DGPN a demandé, par la même note du 25 novembre 2019, la création d’un groupe d’évaluation central (GEC) qui constitue une nouvelle cellule de suivi et de traitement des cas de radicalisation au sein de la police nationale. Les cas signalés à la préfecture de police sont traités au sein de cette cellule, de la même manière que ceux concernant l’ensemble des fonctionnaires de la police nationale.

Ainsi, les signalements dans la police nationale sont traités de la manière suivante :

 le chef de service dont relève le policier ou l’agent concerné adresse le signalement au DGPN, qui est chargé de saisir l’IGPN. Concernant les agents de la préfecture de police, le chef de service adresse son signalement au préfet de police, qui l’adresse ensuite à l’IGPN ([50]). Cette dernière apprécie le signalement et l’oriente vers le service de renseignement adapté (la DRPP ou le SCRT) ;

 l’IGPN peut également signaler au service concerné les mesures conservatoires ou de vigilance pouvant être mises en place, et peut adresser une note à la direction d’emploi demandant une enquête pré-disciplinaire ;

 après réception des signalements, l’IGPN les complète par des informations sur l’environnement et la carrière des agents concernés. La direction des ressources humaines de la police, ainsi que les services de renseignement, sont mis à contribution dans ce but ([51]).

Tous les services concernés participent à la réunion mensuelle du GEC pour partager les résultats des vérifications menées et décider de la suite à donner aux signalements. Le GEC se tient ainsi sous la présidence de l’IGPN et en présence du SCRT, de l’UCLAT, de la DGSI, de la direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale (DCRFPN), de la direction des ressources et des compétences, de la DRPP, et de la direction des ressources humaines de la préfecture de police.

Si le GEC conclut à une radicalisation avérée, sans incompatibilité du comportement de l’agent avec ses missions, le suivi en renseignement se poursuit aussi longtemps que nécessaire et l’agent fait l’objet de points réguliers. Il est également inscrit au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Le GEC peut, le cas échéant, recommander une procédure disciplinaire.

Dans l’hypothèse où le GEC conclurait à une radicalisation incompatible avec l’exercice des missions de l’agent, ce dernier est inscrit au FSPRT et le GEC propose de lancer une procédure disciplinaire ou de saisir la commission paritaire prévue à l’article L.114-1 de code de la sécurité intérieure (CSI).

Préalablement à la mise en œuvre de cet article, « lorsque l’autorité ministérielle investie du pouvoir de nomination […] considère que les éléments recueillis par le GED [en l’espèce, le GEC], placé sous l’autorité du préfet, sont suffisamment précis et circonstanciés pour attester de la radicalisation, elle saisit le SNEAS ». Le service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) est saisi une dernière fois afin de produire un document de synthèse. Cette précaution, non prévue par l’article L. 114-1 du CSI, figure dans le guide élaboré par le SGDSN pour « assurer la cohérence de [l’]instruction avec l’instruction du SGDSN et pour la fourniture d’un document de synthèse » ([52]).

Le SNEAS rend un avis concluant à la comptabilité ou à l’incompatibilité du comportement de l’agent avec l’exercice de ses missions, en motivant ses conclusions. Un rapport est ensuite rédigé en vue de la saisine de la commission de l’article L. 114-1 du CSI, avant que l’autorité investie du pouvoir de nomination (pour les policiers et agents de la DGPN et de la PP, l’IGPN) ne saisisse effectivement la commission paritaire. L’IGPN rend ensuite compte au DGPN ou au préfet de police des mesures mises en œuvre par le GEC.

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Source : instruction du 25 novembre 2019 du DPGN relative à la procédure de signalement dans le cadre de la vigilance contre la radicalisation au sein des services de police.

La procédure de saisine de la commission paritaire prévue à larticle L. 114-1 du code de la sécurité intérieure

Le IV de larticle L. 114-1 du code de la sécurité intérieure tel que modifié par larticle 11 de la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT, prévoit que « lorsque le résultat de lenquête fait apparaître que le comportement dun fonctionnaire occupant un emploi participant à lexercice de missions de souveraineté de lEtat ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense est devenu incompatible avec lexercice de ses fonctions, ladministration qui lemploie procède à son affectation ou à sa mutation dans lintérêt du service dans un emploi comportant lexercice dautres fonctions. » Sil est lui impossible de mettre en œuvre cette mesure daffectation ou de mutation dans lintérêt du service, ou « lorsque le comportement du fonctionnaire est incompatible avec lexercice de toute autre fonction eu égard à la menace grave quil fait peser sur la sécurité publique », ladministration radie la personne des cadres à la suite dune procédure contradictoire.

Lobjectif de cette procédure est de permettre de muter ou de radier des cadres des fonctionnaires ou des agents contractuels de lEtat dont lattitude ne permet pas dengager une procédure disciplinaire mais dont lenquête administrative a montré que le comportement est incompatible avec lexercice de missions de souveraineté de lEtat ou relevant du domaine de la sécurité et de la défense. Cette procédure sinscrit donc dans une logique a priori, contrairement à la procédure disciplinaire qui nécessite une faute préalable.

Dans les faits, cette commission paritaire est restée lettre morte jusqu’à une date très récente. Installée le 3 juillet 2018 à la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP), elle n’a été saisie d’aucun dossier avant le 27 janvier 2020, date à laquelle un premier cas lui a été communiqué par la DGPN, sur recommandation du GEC ([53]).

c.   La création d’une section spécifique dans le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste

Le FSPRT a été créé par un décret non publié du 5 mars 2015, à la suite de l’attentat ayant visé Charlie Hebdo, et pour faire suite aux signalements qui étaient parvenus via le numéro vert du CNAPR depuis sa création, en avril 2014.

Le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation

 à caractère terroriste

Selon la contribution de lUCLAT, au 29 novembre 2019, 21 630 individus sont inscrits au FSPRT, dont 9 058 sont suivis par les services. Une baisse du nombre de fiches actives a récemment été observée, en raison dune rationalisation et dune recentralisation, sous leffet dune part de la mise en place dune nouvelle doctrine GED du 14 décembre 2018 qui précise les critères dinscription et supprime les statuts en veille, et dautre part de la diminution des signalements reçus.

Parmi les personnes inscrites au FSPRT, au 29 novembre 2019, 810 individus pris en compte exercent ou ont exercé une ou plusieurs professions sensibles. Tous statuts confondus (pris en compte, attribué – poursuite de l’évaluation, dossiers clôturés), 1 857 individus exerçant ou ayant exercé une fonction dangereuse sont inscrits au FSPRT.

Rien n’empêche l’inscription d’un policier, d’un gendarme ou d’un militaire au sein du FSPRT. Toutefois, pour des raisons de sécurité, ces personnes n’y étaient pas toujours inscrites ([54]). Leur accès à un fichier où elles étaient elles-mêmes inscrites était à l’évidence problématique.

À la suite de l’attaque de la préfecture de police, l’UCLAT a été saisie d’une demande du ministre de l’Intérieur en vue de créer un espace sécurisé au sein du FSPRT, destiné au suivi des agents du ministère inscrits au fichier. Les personnels de sécurité semblent être prioritairement visés. Seule la DGSI aura accès à ce répertoire des policiers radicalisés ([55]). Si cet espace sécurisé était en cours de construction au moment où la commission d’enquête a conduit ses travaux, il devrait être dès à présent opérationnel.

Trois agents relevant de la police nationale font actuellement l’objet d’une inscription au FSPRT (aucune de ces trois personnes ne travaille à la préfecture de police). Ce chiffre pourrait être amené à croître dans les semaines à venir en raison de la mise en place de la section sécurisée et de l’examen des nouveaux signalements.

B.   LES Évolutions observées au sein de la DRPP avant et après l’attaque du 3 octobre 2019

Si des mesures de rattrapage ont manifestement été déployées depuis la prise de fonction de Mme Françoise Bilancini à la tête de la DRPP, en vue d’accroître son niveau global de sécurité, l’attaque de la préfecture de police a conduit l’institution à accélérer sa sécurisation, preuve que des failles persistaient.

1.   Depuis 2017, la préfecture de police de Paris avait entrepris de relever son niveau de sécurité

a.   L’amélioration de la sécurité bâtimentaire et informatique

L’arrivée en 2017 de Mme Françoise Bilancini à la tête de la DRPP a conduit au relèvement progressif de plusieurs dispositifs de sécurité. Cette dynamique nouvelle au sein du renseignement s’est inscrite dans la continuité de la lettre de mission reçue de l’ancien préfet de police, M. Michel Cadot, laquelle insistait sur la nécessité de « moderniser » et « professionnaliser » le fonctionnement de la DRPP.

La protection physique des locaux de la DRPP est l’une des tâches à laquelle s’est attelée Mme Françoise Bilancini à son arrivée à la préfecture de police. Elle a notamment veillé à ce que la direction dispose de nouveaux locaux et a durci les conditions d’accès.

Ces travaux ont été inscrits, dès 2018, au budget de la préfecture de police ([56]) et visaient, en particulier, l’attribution de locaux permettant leur mise aux normes de l’IGI 1300. Cette dernière pose, en effet, les principes de sécurité applicables aux lieux protégés ainsi qu’aux informations et supports classifiés. Elle fixe à cet égard quatre types de sécurité : des dispositifs de protection (obstacles), des dispositifs de détection et d’alarme, des moyens d’intervention articulés sur des procédures et des consignes préétablies et un ou plusieurs dispositifs de dissuasion (indications) ([57]). Dès lors, selon la définition retenue par l’IGI 1300, « un dispositif de sécurité satisfaisant a pour objectif, en retardant l’intrusion (aucun obstacle n’étant infranchissable), de permettre la mise en œuvre des moyens d’intervention, alertés et guidés par les dispositifs de détection avant que les informations ou support classifiés ne soient compromis » ([58]).

Les locaux de la DRPP sont désormais reconnus comme zone protégée en application de l’article 413-7 du code pénal et de l’IGI 1300. L’objet de cette classification est « d’assurer aux lieux intéressant la défense nationale, qu’il s’agisse de services, d’établissements ou d’entreprises, publiques ou privées, une protection juridique contre les intrusions, complémentaire de la protection physique » ([59]). L’IGI 1300 définit la zone protégée comme « tout local ou terrain clos délimité, où la libre circulation est interdite et l’accès soumis à autorisation afin de protéger les installations, les matériels, le secret des recherches, des études ou des fabrications ou les informations ou supports classifiés qui s’y trouvent. Les limites sont visibles et ne peuvent être franchies par inadvertance » ([60]).

Si, dans les faits, les locaux de la DRPP étaient déjà considérés comme une zone protégée, manquaient l’arrêté et les pièces annexes qui permettent de confirmer, en termes juridiques, ce statut de zone protégée. Pour y remédier, Mme Françoise Bilancini a engagé, dès 2017, un travail de stabilisation des locaux et de l’implantation des services, d’anonymisation des organigrammes, afin de pouvoir acter ce statut de zone protégée. La validation de ces démarches et du statut des locaux de la DRPP est intervenue peu de temps avant « l’affaire Harpon ».

Le renforcement de la sécurité des systèmes d’information figurait également dans la lettre de mission de Mme Françoise Bilancini. Pour ce faire, un ingénieur des systèmes de sécurité a été recruté, ainsi que deux assistants locaux de sécurité des systèmes. En outre, les règles de comportement concernant l’accès au réseau ont été durcies, notamment concernant l’utilisation de clés USB ([61]). Le nouveau système d’information permettra à terme d’automatiser et de renforcer le contrôle des accès et des pouvoirs des administrateurs de poste, ainsi que le cloisonnement des différents services. En outre, un important projet de mutualisation des moyens, en co-construction avec un service de renseignement partenaire, est en cours au sein de la DRPP.

Enfin, une lettre mensuelle de sensibilisation aux enjeux et aux règles de la sécurité des systèmes d’information (SSI) est désormais adressée aux agents de la préfecture de police. Des tests sont également organisés, par exemple par l’envoi aux agents de faux courriers électroniques piégés dans le but de mesurer leur capacité à adopter les comportements appropriés face à un message suspect. L’objectif de ces différentes mesures est de renforcer l’appréhension par les agents de la DRPP des risques numériques.

b.   Le renforcement de la formation et de la sensibilisation à la détection de la radicalisation

Si des formations à la détection de la radicalisation existaient avant 2017 (voir supra), elles ont été étendues et consolidées depuis l’entrée en fonctions de Mme Françoise Bilancini. L’ensemble des nouveaux arrivants à la préfecture de police, qu’ils soient appelés à travailler ou non sur les phénomènes de radicalisation, suivent désormais un module de formation consacré à ces questions.

Ce changement témoigne d’une évolution importante dans l’appréhension de la radicalisation : la capacité à la détecter n’est plus réservée aux personnes dont c’est le cœur de mission et n’est plus centrée sur la radicalisation externe. Cette compétence relève désormais des capacités transversales qui doivent être détenues par chacun des agents, de façon à appréhender le risque de radicalisation au sein même de l’administration.

c.   Le processus de standardisation des enquêtes préalables aux habilitations et la sécurisation du recrutement

Les processus de recrutement ont fait l’objet d’une mise à niveau depuis 2017: les candidats souhaitant intégrer le service de renseignement sont désormais interrogés sur les métiers du service par un jury constitué de cadres de la direction. En outre, des responsables des ressources humaines, qui ont à leur disposition le dossier du candidat, sont également présents. Ils veillent en particulier à recruter des profils exempts de sanctions préalables.

Par ailleurs, un psychologue intervient désormais dans le processus de recrutement. Il est chargé d’évaluer la capacité des candidats à travailler sous le secret. Cette intervention permet, d’une part, de détecter les candidats pour qui cette contrainte serait rédhibitoire et, d’autre part, de déterminer l’emploi qui leur conviendra le mieux, notamment en fonction de leur résistance au stress ([62]).

À la suite de cette première phase, le candidat est soumis à l’enquête de sécurité préalable à son habilitation dont les standards ont également été revus à la hausse.

La nomination de Mme Françoise Bilancini à la tête de la DRPP a conduit au renforcement progressif des enquêtes de sécurité. Alors qu’elles ne consistaient initialement qu’en un simple criblage des personnels de la DRPP, elles comportent désormais un entretien individuel. Pour ce faire, un service d’enquête a été constitué dont les membres sont formés selon des normes précises. Ainsi, chaque fonctionnaire appelé à intégrer la DRPP, et donc à être habilité, est interrogé par deux agents.

Des vérifications sont également menées sur l’environnement relationnel de la personne. Cette méthode semble porter ses fruits. Selon les informations communiquées à la commission d’enquête, plusieurs personnes se seraient vues refuser une affectation à la DRPP à la suite de la découverte de vulnérabilités. Cette procédure rapproche le déroulement des enquêtes préalables de la DRPP de celui des autres services de renseignement.

En outre, Mme Françoise Bilancini a dès sa prise de fonction engagé le renforcement des équipes chargées des enquêtes d’habilitation : les agents en charge des enquêtes de sécurité ont vu leur formation améliorée, afin de leur permettre de détecter les signes de vulnérabilité dès la phase de recrutement. Lors de son audition, M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur et ancien DGSI, a indiqué aux membres de la commission qu’il avait, dans le cadre de ses anciennes fonctions, accompagné la DRPP dans le renforcement de sa compétence à conduire les enquêtes de sécurité préalables aux habilitations, tout autant que pour renforcer les enquêtes post-habilitation ([63]) .

Enfin, les possibilités de rétro-criblage ouvertes par la loi SILT ont été utilisées dès avant l’attaque du 3 octobre 2019 : un réexamen des habilitations attribuées aux membres du personnel affectés à des missions particulières avait ainsi été engagé. Cette mesure est également élargie aux personnels d’entretien accédant aux locaux de la DRPP. Ces mesures, compte tenu des effectifs de la DRPP, ont toutefois fait l’objet d’une mise en œuvre progressive.

 

Le développement des possibilités de rétro-criblage

La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) a complété larticle L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, en ouvrant la possibilité de mener des enquêtes administratives sur des personnes déjà en poste. Ce dispositif, nommé rétro-criblage, saccompagne de la possibilité daffecter ou de muter la personne dans un autre emploi, ou de précéder à sa radiation des cadres.

Le SNEAS a été saisi dans ce sens de demandes de rétro-criblage de la part de ladministration pénitentiaire et de lIGPN.

Ce protocole, dont la commission d’enquête n’a pu avoir communication en raison de son caractère classifié, vise à consolider les enquêtes de sécurité de la DRPP et aligner leurs standards sur ceux de la DGSI. Il constitue donc un progrès par rapport à la situation antérieure : la DRPP se chargeait déjà de ses propres enquêtes, mais sans validation de leur niveau de qualité par un service tiers. Aussi, selon Mme Claire Landais, secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale, « la DGSI, en concluant ce protocole, reconnaissait la nécessité pour elle d’avoir une vision de la façon dont elles étaient traitées et la qualité de travail de la DRPP » ([64]). En outre, la DRPP réalisait ces enquêtes sans base juridique plus solide que la lecture combinée des deux articles précédemment évoqués de l’IGI 1300 et du décret 2014-445 du 30 avril 2014 (voir supra).

Ce protocole souligne que l’élévation de la qualité des enquêtes menées par la DRPP était devenue indispensable. Il a également entériné la reconnaissance par le DGSI des capacités techniques et professionnelles de la DRPP à mener des enquêtes d’une qualité égale à celles de la DGSI. Il prévoit, pour ce faire, que l’ensemble des agents chargés des habilitations bénéficient « d’une formation, d’une période d’immersion au sein du service des habilitations de la DGSI » et « que l’ensemble des avis rendus par la DRPP est communiqué mensuellement à la DGSI » ([65]).

2.   Le choc du 3 octobre a précipité plusieurs mesures de sécurisation

a.   La poursuite de la protection bâtimentaire et informatique

En révélant plusieurs failles, l’attaque du 3 octobre 2019 a conduit à l’accélération des mesures de sécurisation bâtimentaire de la préfecture de police, notamment dans le but de réduire les risques d’intrusions ([66]).

L’attaque a en effet démontré que la menace pouvait non seulement provenir de l’extérieur mais également de l’intérieur des services de la préfecture.

À cet égard, les propos tenus par le préfet Didier Lallement lors de son audition publique du 29 octobre 2019 sont particulièrement forts : « Lorsque j’ai été prévenu de l’attaque, j’ai (…) pensé que nous étions attaqués de l’extérieur et j’ai immédiatement demandé de sécuriser la périphérie de la préfecture. Nous n’avions pas de dispositif destiné à faire face à une tuerie de masse à l’intérieur même de nos locaux. Nous sommes en train de prendre des dispositions en ce sens ». Il ajoute : « (…) la préfecture de police accueille un public nombreux, je veux m’assurer de l’étanchéité des systèmes de circulation des fonctionnaires et du public. L’enceinte de la préfecture de police est très vaste et compte de multiples accès (…). Pour bien comprendre d’où l’on part, il faut tout de même rappeler que (…) la caserne de la Cité, qui date du XIXe, n’a jamais été conçue comme un système bouclé (…) ».

Votre Rapporteur observe que l’attentat du 3 octobre 2019 a par conséquent marqué l’élaboration d’une nouvelle doctrine de mise en sécurité de la préfecture de police de Paris.

À ce titre, Mme Françoise Bilancini a souhaité instaurer une « surcouche » de sécurité autour du service de renseignement de la préfecture de police : « les fonctionnaires entrés avec une carte d’agent dans le bâtiment de la préfecture de police devront, pour pénétrer dans [le] service, être munis d’un badge [qu’elle sera] la seule à délivrer. Seront autorisés à entrer principalement les fonctionnaires de la DRPP et les visiteurs appartenant à la police ou à un autre service de renseignement. Les personnels d’entretien ne peuvent accéder aux locaux que dans des plages horaires restreintes et avec un badge supplémentaire » ([67]).

En outre, les personnels d’entretien de la DRPP feront prochainement l’objet d’un nouveau criblage, celui effectué en 2017 étant obsolète, compte tenu du renouvellement partiel des équipes. Enfin, les travaux d’aménagement et de sécurisation engagés en amont de l’attaque, à l’image de l’installation de sas et de portes doubles, se poursuivent.

b.   La centralisation des signalements internes 

À la suite de l’attaque du 3 octobre 2019, la DRPP a procédé à une réorganisation semble-t-il complète et inédite du dispositif de remontée et de traitement des signalements de radicalisation.

En effet, à la suite de sa circulaire du 7 octobre 2019, complétée par une seconde instruction du 10 janvier 2020, le préfet de police Didier Lallement a instauré un nouveau dispositif de traitement des signalements internes dont il a précisé les contours devant la commission d’enquête : « Depuis 2012, il y a eu soixante-trois signalements. Ils ne faisaient pas l’objet d’une procédure particulière mais depuis le 7 octobre, j’ai mis en place un groupe ad hoc au sein de la préfecture de police chargé de les examiner » ([68]).

Aussi, depuis le 7 octobre 2019, chaque direction et service de la préfecture de police doit adresser l’ensemble des signalements, par la voie hiérarchique, à la mission information et renseignement (MIR) du cabinet du préfet de police, sous la forme la plus précise possible. À l’issue de leur recensement, la MIR est chargée de les transmettre à l’IGPN afin qu’ils soient étudiés par la suite en GEC (voir supra).

En parallèle de l’action de l’IGPN, un groupe de suivi interne à la préfecture de police, piloté par le directeur de cabinet, est chargé du suivi de ces situations. Ce groupe prend également la décision, sur la base des signalements qui lui sont transmis, de procéder à des rétro-criblages.

Selon les informations rassemblées par la commission d’enquête, cette procédure, instaurée après l’attentat du 3 octobre 2019, constitue la première formalisation par la préfecture de police et donc par la DRPP d’un système global de remontée et de traitement des signalements internes.

Cette réorganisation du processus de remontée et de traitement des signalements s’est accompagnée de rappels à destination des agents de la préfecture de police quant aux signes et changements de comportement individuels pouvant révéler un processus de radicalisation, ainsi que sur la nécessité de signaler à sa hiérarchie l’ensemble des cas.

c.   La revue systématique des cadres

Avant l’attaque du 3 octobre dernier, une revue des cadres avait été engagée par Mme Françoise Bilancini. Elle a toutefois été amplifiée après l’attaque du 3 octobre et a donné lieu, depuis cette date, au retrait et au refus respectivement de trois et une habilitations, dans le cadre d’une enquête qui n’était pas achevée au moment où la commission d’enquête a conduit ses travaux ([69]).

Cette revue sera poursuivie et étendue à environ 800 personnes, soit l’effectif approximatif de la DRPP. Ainsi, non seulement les agents remplissant une mission opérationnelle, mais également ceux appartenant à un service support, devraient prochainement faire l’objet de cette revue.

Enfin, après l’attaque, le psychologue de la DRPP et les spécialistes de la radicalisation ont procédé à des nouvelles actions de sensibilisation des personnels en charge des enquêtes de sécurité quant aux signes de radicalisation.

Au total, l’analyse des mesures prises par la préfecture de police, et singulièrement par la DRPP, avant puis après l’attentat du 3 octobre 2019, démontre qu’au moment des faits, l’une comme l’autre se sont placées dans une logique de rattrapage des standards de sécurité, tant sur le plan de la sécurité physique et juridique des bâtiments que sur celui de la prise en compte des risques de vulnérabilités internes.

De ce point de vue, votre Rapporteur estime que ces mesures, révélatrices de la nécessité d’élaborer d’une nouvelle doctrine sécuritaire, sont intervenues tardivement compte tenu de l’exposition de la France, dès 2012 ([70]) et de façon plus significative encore à partir de l’année 2015 ([71]), au risque terroriste, particulièrement islamiste.

 


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III.   L’élévation générale de la prise en compte du risque de vulnérabilité interne dans les professions sensibles

Les pouvoirs publics accordent aujourd’hui une attention particulière au risque de radicalisation dans les professions dites sensibles.

Ainsi, depuis octobre 2017, au sein du FSPRT, 12 domaines professionnels sont répertoriés comme « sensibles » en raison notamment, soit de la nature même de l’activité exercée, soit du fait que du public soit accueilli. Il s’agit des transports terrestres, des transports aériens, des transports maritimes et fluviaux, des activités privées de sécurité, de l’enseignement, des services publics de sécurité (douanes, police, gendarmerie, administration pénitentiaire, pompiers…), des services publics relevant du ministère des Armées (militaires et civils du ministère des Armées), des entreprises stratégiques, des grandes entreprises publiques, du secteur nucléaire, des centrales électriques ainsi que des sites SEVESO.

Au 29 novembre 2019, on dénombrait au sein du FSPRT :

– 810 individus « pris en compte » exerçant ou ayant exercé une ou plusieurs professions qualifiées de « sensibles », auxquels s’ajoutaient 1 857 individus tous statuts confondus (dont clôturés) (cf supra) ;

– 831 mentions relatives aux professions sensibles exercées ou ayant été exercées par les individus « pris en compte » ([72]), parmi lesquelles les plus fréquemment citées concernent les transports terrestres (357 mentions, soit 42,9 % des mentions relatives aux professions sensibles), le transport aérien (167 mentions, soit 20,1 % des mentions précitées) et les activités privées de sécurité (91 mentions, soit 10,9 % des mentions précitées) ([73]).

A.   De nouveaux outils ont permis d’améliorer la détection des vulnérabilités au sein des forces de sécurité

L’année 2017 a vu la mise en place de nouveaux outils permettant de mieux détecter et gérer la radicalisation au sein des professions sensibles avec, en particulier, la création d’un service interministériel chargé des enquêtes administratives le service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) et la possibilité de procéder à un rétro-criblage pour des agents déjà en poste en vue de prononcer, le cas échéant, leur radiation dans le cadre d’une procédure spécifique en cas de radicalisation avérée.

1.   Le tournant de 2017 : une vigilance accrue adossée à de nouveaux moyens de répression

a.   La création du service national des enquêtes administratives de sécurité

Dès leur rapport de décembre 2015 sur le contrôle de l’accès aux points d’importance vitale (PIV), l’inspection générale de l’administration (IGA), le conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) et le conseil général de l’économie (CGE), soulignaient la nécessité de créer un service à compétence nationale chargé de l’ensemble des enquêtes administratives. Avec un objectif stratégique : uniformiser des pratiques jusqu’ici très disparates et construire une doctrine d’ensemble des enquêtes administratives ([74]).

C’est sur le fondement de cette recommandation, reprise dans des travaux du SGDSN, que l’ancien ministre de l’Intérieur, M. Bernard Cazeneuve, a décidé, à l’automne 2016, de créer un service à compétence nationale rattaché au directeur général de la police nationale.

Dès après la série d’attentats terroristes de 2015, en effet, plusieurs dispositions avaient été adoptées par le Parlement nécessitant le déploiement de capacités de grande échelle dans la conduite des enquêtes de sécurité.

La loi du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs ([75]) avait créé l’article L. 114-2 du code de la sécurité intérieure selon lequel les décisions de recrutement et d’affectation concernant les emplois en lien direct avec la sécurité des personnes et des biens, au sein d’une entreprise de transport public de personnes ou d’une entreprise de transport de marchandises dangereuses, peuvent être précédées d’enquêtes administratives « destinées à vérifier que le comportement des personnes intéressées n’est pas incompatible avec l’exercice des fonctions ou des missions envisagées. L’enquête précise si le comportement de cette personne donne des raisons sérieuses de penser qu’elle est susceptible de commettre un acte portant gravement atteinte à la sécurité ou à l’ordre publics ».

La loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale ([76]), avait étendu cette procédure aux grands évènements ([77]).

C’est par conséquent pour répondre à la mise en œuvre de ces enquêtes de sécurité que le décret du 27 avril 2017 ([78]) a créé un nouveau service de compétence nationale dénommé « service national des enquêtes administratives de sécurité ».

Auditionnée par la commission d’enquête, Mme Carine Vialatte, cheffe du SNEAS, précise que : « Le SNEAS participe (…) à la mission de prévention des atteintes à la sécurité et à l’ordre public. Il constitue le moyen opérationnel le plus adapté au traitement homogénéisé d’un volume important d’enquêtes administratives ; les procédures d’enquête applicables jusqu’alors n’étaient, en effet, plus appropriées aux enjeux actuels » ([79]).

À ce titre, le SNEAS est appelé à conduire les enquêtes administratives pour cinq grandes catégories de profils :

 s’agissant des emplois participant à l’exercice des missions de souveraineté de l’État ([80]), les enquêtes réalisées par le SNEAS concernent le recrutement, la nomination ou l’affectation des fonctionnaires et agents de la police nationale (cadets de la République, adjoints de sécurité, gardiens de la paix, officiers de police, commissaires de police et personnels techniques et scientifiques) ([81]), des militaires de la gendarmerie nationale (gendarmes adjoints volontaires, sous-officiers, officiers, réservistes) ([82]), des militaires des armées ([83]), ainsi que des personnels de l’administration pénitentiaire ([84]) ;

 s’agissant de l’utilisation de produits et matériels dangereux ([85]), le SNEAS donne un avis, sur saisine des préfectures, concernant la détention et l’acquisition d’armes par les particuliers ; il examine si leur comportement laisse craindre une utilisation dangereuse de ces armes pour eux-mêmes ou pour autrui ;

 s’agissant des emplois en lien direct avec la sécurité des personnes et des biens au sein d’une entreprise de transport public de personnes ou d’une entreprise de transport de marchandises dangereuses soumise à l’obligation d’adopter un plan de sûreté ([86]), les enquêtes administratives réalisées par le SNEAS visent à la fois les décisions de recrutement et d’affectation ;

 s’agissant des « grands évènements exposés, par leur ampleur ou leurs circonstances particulières, à un risque exceptionnel de menace terroriste » ([87]), leurs organisateurs ont l’obligation de saisir le SNEAS pour autoriser l’accès de toute personne, à l’exception des spectateurs et des participants, aux établissements et aux installations chargés de les accueillir. Dans ce cadre, le SNEAS est appelé à examiner le comportement et les agissements d’un spectre large d’individus chargés de la maintenance, de la logistique et ou encore de la sécurisation ([88]) ;

 s’agissant, enfin, des étrangers ([89]), le SNEAS est appelé à mener des enquêtes administratives de sécurité pour le compte de l’office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ([90]), de façon à apprécier si le comportement des demandeurs d’asile ou des personnes protégées est compatible avec la délivrance ou le renouvellement d’une protection internationale ([91]).

Au-delà de ces cinq catégories de profils, le SNEAS devrait voir son champ de compétences étendu, sur une période allant de 2020 à 2022 ([92]), aux domaines suivants :

 l’agrément des agents de police municipale (2020) ;

 le port d’armes des agents de sécurité privée et l’acquisition, la détention et l’usage d’explosifs civils (2020) ;

 l’accès aux points d’importance vitale (2020) et l’accès aux zones protégées aéroportuaires (2021) ;

 l’acquisition de la nationalité française (entre 2021 et 2022) et la délivrance, le renouvellement et le retrait d’un titre de séjour (calendrier non encore arrêté) ([93]).

Pour accomplir sa mission, le SNEAS comprend actuellement 37 agents et 5 réservistes. Compte tenu de l’évolution de ses compétences, l’effectif cible est fixé à 67 agents. Enfin, le SNEAS s’appuie, pour mener ses enquêtes, sur l’application ACCReD ([94]) de traitement de données à caractère personnel ([95]). Conçue pour gérer un volume important de criblages, cette application permet la consultation simultanée de fichiers ou la mise en relation avec des fichiers.

 

Lapplication ACCReD

Dans le cadre de cette application, le SNEAS peut procéder à la consultation directe des fichiers suivants :

le traitement dantécédents judiciaires (TAJ) ;

le fichier des « Enquêtes administratives liées à la sécurité publique » (EASP) ;

le fichier « Prévention des atteintes à la sécurité publique » (PASP) ;

le fichier « Gestion de linformation et prévention des atteintes à la sécurité publique » (GIPASP) ;

le fichier des personnes recherchées (FPR) ;

le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) ;

le fichier des objets et véhicules volés (FOVeS) ;

le système informatique national du système dinformation Schengen (N-SIS II1) ([96]) depuis le décret du 21 octobre 2019 modifiant le décret du 3 août 2017.

Cette application permet, par ailleurs, une mise en relation, cest-à-dire une consultation indirecte de certains fichiers. Concrètement, cela signifie que le SNEAS sollicite le service de renseignement gestionnaire, lequel va consulter son fichier et donner les informations quil estime pertinentes au regard de lenquête.

Dans ce cadre, le SNEAS peut être destinataire des informations :

du fichier « centralisation du renseignement intérieur pour la sécurité du terrtoire et des intérêts nationaux » (CRISTINA) de la direction générale de la sécurité intérieure ;

du fichier « Gestion du terrorisme et des extrémismes à potentialité violente » (GESTEREXT) de la DRPP.

Le décret du 21 octobre 2019 prévoit également laccès aux informations du fichier SIREX (système dinformation de la recherche et de lexploitation du renseignement de contre-ingérence) de la DRSD et de celui de la DGSE ([97]). Toutefois, la mise en relation nest pas encore techniquement opérationnelle pour ces deux fichiers.

Mme Carine Vialatte a précisé, devant la commission d’enquête, les différentes formes que pouvaient prendre les enquêtes administratives mises en œuvre par le SNEAS. Ainsi, la notion de « “criblage” est un terme opérationnel qui désigne la consultation d’un ou de plusieurs fichiers afin de vérifier si une identité y est enregistrée. Juridiquement, cette opération est qualifiée d’enquête administrative. Cependant, l’enquête administrative de sécurité ne se réduit pas à la simple consultation de ces fichiers. Elle conduit, chaque fois que nécessaire, à la saisine des services émetteurs et enquêteurs ou d’autorités ou d’institutions administratives ou judiciaires, aux fins d’investigations plus poussées. C’est à l’issue de cette phase de vérification complémentaire, et d’une phase d’analyse, que l’analyste-enquêteur rédige et propose un avis. L’enquête administrative peut ainsi consister en un simple criblage, notamment lorsque l’identité est totalement inconnue de l’ensemble des fichiers consultés dans ce cas, l’enquête s’arrête là , ou en un criblage suivi d’investigations complémentaires, le tout aboutissant, après analyse, à l’émission d’un avis. » ([98])

Le nombre d’enquêtes réalisées par le SNEAS suit une forte progression. En 2017, 91 798 enquêtes ont été réalisées en 5 mois. Ce chiffre s’établissait, en 2018, à 318 464 enquêtes, à l’issue desquelles 317 979 avis « sans objection » et 485 avis d’incompatibilité ont été émis par le SNEAS. En 2019, 409 018 enquêtes ont été réalisées, à l’issue desquelles 407 329 avis sans objection et 508 avis d’incompatibilité ont été émis.

Sur l’ensemble des enquêtes réalisées en 2019 :

 9 902 portaient sur le secteur du transport public de personnes et de marchandises dangereuses ;

 les autorisations d’acquisition et de détention d’armes ont donné lieu à 234 936 enquêtes et à 217 avis d’incompatibilité ;

 pour le recrutement des fonctionnaires et des agents de la police nationale, 17 511 enquêtes ont été menées et 19 avis d’incompatibilité ont été émis ;

 pour le recrutement des militaires de la gendarmerie nationale, 25 146 enquêtes ont été menées et 9 avis d’incompatibilité ont été émis ;

 pour le recrutement des agents de l’administration pénitentiaire, 6 322 enquêtes ont été menées et 107 avis d’incompatibilité ont été émis ;

 pour le recrutement des militaires, le SNEAS n’a pas encore émis d’avis puisqu’il n’a été saisi qu’au mois de décembre, mais le service doit réaliser 3 840 enquêtes ;

 enfin, dans le cadre des grands événements, 111 361 enquêtes ont été menées et 73 avis d’incompatibilité ont été émis.

b.   Les outils de lutte contre la radicalisation mis en place par la loi SILT

L’article 11 de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) a donné de nouveaux outils de détection de la radicalisation, en prévoyant la possibilité de mener des enquêtes administratives pour des agents déjà en poste.

 Les enquêtes portant sur les agents déjà en poste

Dans sa nouvelle rédaction, larticle L. 114-1 du code de la sécurité intérieure précise quil « peut également être procédé à de telles enquêtes administratives en vue de sassurer que le comportement des personnes physiques ou morales concernées nest pas devenu incompatible avec les fonctions ou missions exercées (…) » ([99]).

Lorsque l’enquête fait apparaître que le comportement de la personne bénéficiant d’une décision d’autorisation, d’agrément ou d’habilitation est devenu incompatible avec le maintien de cette décision, il est procédé à son retrait ou à son abrogation. En cas d’urgence, l’autorisation, l’agrément ou l’habilitation peuvent être suspendus, sans délai, pendant le temps nécessaire à la conduite de la procédure.

De même, lorsqu’il résulte de l’enquête que le comportement d’un agent public occupant spécifiquement « un emploi participant à l’exercice de missions de souveraineté de l’État ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense » est « devenu incompatible avec l’exercice de ses fonctions », l’administration procède, dans l’intérêt du service, à l’affectation ou à la mutation de la personne dans un autre emploi.

En cas d’impossibilité de mettre en œuvre une telle mesure ou lorsque le comportement du fonctionnaire est incompatible avec l’exercice de toute autre fonction, eu égard à la menace grave qu’il fait peser sur la sécurité publique, il est procédé à sa radiation des cadres.

La mise en œuvre de ce nouvel outil reste toutefois limitée. Ainsi que Mme Carine Viallate l’a indiqué à la commission d’enquête, le SNEAS a été saisi, pour des agents déjà en poste, de trois cas par l’inspection générale de la police nationale (dont deux concernent des personnels qui travaillent à la préfecture de police) et de 59 cas par l’administration pénitentiaire ([100]).

 L’organisme paritaire de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure

Le IV de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, dans sa version issue de la loi SILT, prévoit que « ces décisions interviennent après mise en œuvre d’une procédure contradictoire. À l’exception du changement d’affectation, cette procédure inclut l’avis d’un organisme paritaire dont la composition et le fonctionnement sont fixés par décret en Conseil d’État ».

Le décret du 27 février 2018 portant application de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure ([101]) détaille cette procédure, codifiée aux articles
R. 114-6-1 à R. 114-6-6 du même code ([102]).

L’organisme paritaire a été constitué par deux arrêtés du Premier ministre en date du 22 juin 2018 ([103]) et installé le 3 juillet 2018 ([104]).

Son champ de compétence est rappelé dans un guide diffusé par le cabinet du Premier ministre le 24 octobre 2019, confirmant son application à l’ensemble des militaires, à l’exception des réservistes ([105]), ainsi qu’aux seuls agents publics, fonctionnaires titulaires ou contractuels, qui occupent un emploi participant à l’exercice de missions de souveraineté de l’État ou relevant du domaine de la sécurité et de la défense ([106]).

Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Jacques Reiller, président de l’organisme paritaire, a précisé les spécificités de cette procédure qui la distinguent des procédures disciplinaires « classiques », malgré de grandes similitudes en matière procédurale : « La nouvelle procédure, dite de l’article L. 114-1 du code de la sécurité, n’est ni un ersatz ni un succédané des procédures disciplinaires classiques, et ce n’est pas davantage, comme peuvent le redouter certains, une menace pour celles-ci ; elle n’a pas pour objet de les cannibaliser. Elle répond à un besoin spécifique qui doit gouverner leur usage. La procédure vise à tirer les conséquences de l’incompatibilité du comportement d’un agent titulaire ou contractuel, occupant un emploi participant à l’exercice de missions de souveraineté de l’État ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense, avec l’exercice de ses fonctions, constatée à l’issue d’une enquête administrative. » ([107])

Dès lors, deux situations peuvent se présenter :

 Premier cas de figure : le comportement de l’agent est susceptible d’être qualifié de faute professionnelle ou de manquement à ses obligations déontologiques. L’administration peut alors engager, à l’encontre de l’agent, une procédure disciplinaire « classique » ([108]). Dans ce cas de figure, les fautes prises en compte sont à la fois celles commises à l’occasion et en dehors des fonctions, dès lors que les faits en cause sont, soit d’une gravité telle qu’elle les rende incompatibles avec les fonctions effectivement exercées par l’intéressé, soit susceptibles d’avoir un retentissement important sur la réputation ou le bon fonctionnement du service. Elles servent alors de fondement pour sanctionner un agent engagé dans un processus de radicalisation, à la condition que les faits soient matériellement établis, y compris, le cas échéant, sur le fondement d’une note des services de renseignement, dont le juge administratif admettra le caractère probant, dès lors qu’elle est suffisamment précise et circonstanciée, versée au débat contradictoire et non sérieusement contestée ;

 Second cas de figure : l’agent ne peut être écarté du service par la voie d’une procédure disciplinaire. La nouvelle procédure de l’article L. 114-1 précité est alors applicable. L’impossibilité de recourir à une procédure disciplinaire classique peut recouvrir plusieurs catégories de situations : soit le comportement de l’agent ne constitue pas une faute disciplinaire d’une gravité suffisante pour aboutir à une sanction du deuxième groupe (déplacement d’office) ou du quatrième groupe (révocation) ; soit son comportement est insusceptible d’être pris en compte disciplinairement parce que les faits ont été commis complètement en dehors du service ou n’ont pas de retentissement important sur ce dernier.

Le guide précité, relatif à la mise en œuvre des dispositions du IV de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure et de l’article L. 4139-5-1 du code de la défense, souligne la différence et la complémentarité de ces deux procédures : « l’intérêt de ce dispositif est de prévoir une procédure de police administrative distincte de la voie disciplinaire même si ces deux procédures peuvent être de nature à aboutir au même résultat : la mutation ou la sortie du service. Ces deux procédures obéissent à des logiques distinctes. La procédure disciplinaire tire les conséquences d’un comportement qui a constitué une faute. Elle s’inscrit dans une logique punitive et intervient a posteriori. La procédure administrative des articles L. 114-1, IV du code de la sécurité intérieure et L. 4139-15-1 du code de la défense vise à écarter un agent dont le comportement est devenu incompatible avec ses fonctions. Elle s’inscrit dans une logique d’anticipation et intervient a priori » ([109]).

Là-encore, la mise en œuvre des dispositions de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure est à ce stade relativement limitée. À la date de la rédaction du présent rapport, l’organisme paritaire ne s’était toujours pas réuni depuis son installation au mois de février 2018. Selon les indications de son président, il a toutefois été saisi pour la première fois, le 27 janvier 2020, par la DGPN, concernant la situation d’un brigadier-chef de police.

2.   La réorganisation des services en charge de la lutte contre le terrorisme et la meilleure coordination de la communauté du renseignement

Depuis 2014, la communauté du renseignement a connu plusieurs transformations. La direction centrale du renseignement intérieur a été transformée, à partir d’avril 2014, en direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), devenant une direction générale à part entière du ministère de l’Intérieur. Le renseignement territorial a été réorganisé autour de deux pôles : le service central du renseignement territorial (SCRT) a pris la suite, au sein de la police nationale, de la sous-direction de l’information générale (SDIG), à partir de mai 2014, tandis qu’une sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO) était créée au sein de la gendarmerie nationale, en janvier 2014.

Compte tenu de la complexité du paysage des services de renseignement français, leur coordination est devenue une préoccupation majeure à partir des attentats de 2015.

Ainsi, en mai 2015, M. Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieure, affirmait devant la commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, que « s’il est indispensable d’accorder davantage de moyens à nos forces de sécurité, un tel effort resterait pour autant insuffisant si nous ne réformions pas en parallèle la façon dont nos services coordonnent leur action. Je serai très clair sur ce point : les services doivent tourner la page de la culture du cloisonnement et systématiser les échanges d’informations. Le caractère diffus de la menace rend absolument nécessaire une telle évolution, ce dont les services sont d’ailleurs parfaitement conscients » ([110]).

Plusieurs rapports parlementaires ont élaboré, ces dernières années, des propositions en ce sens. La commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes ([111]) recommandait de développer la coordination des services de renseignement en renforçant le rôle de l’UCLAT et en augmentant ses effectifs de 20 à 25 %. De même, la commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 ([112]) recommandait de renforcer les prérogatives du coordonnateur national du renseignement et de créer une agence nationale de lutte antiterroriste, rattachée directement au Premier ministre, en charge de l’analyse de la menace, de la planification stratégique et de la coordination opérationnelle.

 Les dispositifs de coordination nationale

Compte tenu des évolutions mises en œuvre au cours de la dernière période, de nombreux interlocuteurs auditionnés par la commission d’enquête ont souligné la variété des outils favorisant la coordination des services de renseignement et la meilleure diffusion de l’information.

Au niveau stratégique, cette coordination est assurée par la coordination nationale du renseignement, devenue la coordination nationale du renseignement et de la lutte antiterroriste depuis le décret du 14 juin 2017 (CNRLT) ([113]). Placée sous l’autorité directe du Président de la République, elle est chargée de l’informer, en temps réel, de l’évolution de la menace terroriste visant le territoire national et les intérêts français à l’étranger. Elle assure également la coordination entre les services de renseignement du premier et du second cercles. Le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, M. Pierre de Bousquet, a souligné devant la commission d’enquête l’ampleur de ses missions : « Il ne s’agit pas d’une instance d’action opérationnelle, laquelle relève de l’exclusive responsabilité hiérarchique et politique des ministres concernés. Comme son nom l’indique, elle assure la coordination de l’ensemble des services de renseignement et de ceux concourant à l’action de renseignement, tant du premier que du second cercle. Son rôle est de nature institutionnelle : elle s’attache à l’orientation en matière de renseignement, au conseil et à la représentation de la communauté du renseignement. » ([114])

Par ailleurs, en tant que chef de file du dispositif de lutte antiterroriste sur le territoire national (LAT) ([115]), la DGSI se voit transmettre les informations collectées par l’ensemble des services de renseignement qui concernent la sécurité nationale ou qui mettent en cause des ressortissants français ou résidents à l’étranger. Depuis juin 2015, elle accueille en son sein une cellule de collaboration opérationnelle interservices, dite cellule « Allat », qui regroupe les représentants de l’ensemble des dix services de renseignement impliqués dans la lutte contre le terrorisme. Opérant vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, la cellule « Allat » est un outil de criblage qui vise à synthétiser le renseignement opérationnel sur la menace terroriste sur le territoire national.

Au niveau opérationnel, l’UCLAT assure une coordination des services de renseignement dans plusieurs domaines, à l’instar du recueil des signalements reçus par le centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CPRMV), du suivi et de la gestion du FSPRT, du suivi territorial en lien avec les préfectures ou encore du suivi de la problématique des sortants de prison. L’UCLAT a été intégrée à la DGSI au 1er janvier 2020, consolidant son rôle de chef de file de la LAT.

Compte tenu de ces différentes évolutions, le dispositif national de coordination opérationnelle de la lutte anti-terroriste s’organise à trois niveaux :

 la coordination stratégique et institutionnelle assurée par la CNRLT se concrétise par la réunion bimestrielle des chefs de services de renseignement et de police judiciaire à laquelle participe également le parquet national antiterroriste ;

 le comité de pilotage opérationnel (CPO), présidé par la DGSI, rassemble, selon un rythme bimensuel, les responsables spécifiquement en charge de la prévention et de la lutte antiterroriste. Le CPO supervise et coordonne le suivi des dossiers les plus sensibles dans une logique d’entrave, et s’appuie sur l’EMaP ;

 concernant les échanges d’informations opérationnelles liées au suivi d’individus, le dispositif de prévention de la radicalisation et du terrorisme au niveau local est fondé sur un partage des informations au niveau des GED présidés par les préfets. Les échanges d’information peuvent aussi se faire au niveau national via la cellule de criblage interservices « Allat ».

 

Les groupes d’évaluation départementaux (GED)

Créés par une instruction de la garde des Sceaux et du ministre de lIntérieur du 25 juin 2014, les GED réunissent au moins toutes les deux semaines, sous lautorité du préfet de département, les antennes territoriales des services de sécurité et de renseignement. Peuvent y être associés par le préfet, en tant que de besoin, dautres services susceptibles dapporter une aide dans le suivi des individus.  

Les GED ont notamment pour mission, sous la présidence des préfets de département :

 dorganiser le décloisonnement interservices de linformation au niveau du département considéré comme le premier échelon opérationnel pertinent, dans le respect des règles de confidentialité ;

 de sassurer que chaque individu signalé pour radicalisation potentiellement violente fasse lobjet, en premier lieu, dune évaluation puis, si l’évaluation menée conclut à cette nécessité, dun suivi sécuritaire dans la durée (avec inscription au FSPRT) par un service désigné chef de file.

Les GED valident également les stratégies opérationnelles et les mesures administratives nécessaires en vue dentraver les individus radicalisés ou les personnes morales liées, en collaboration étroite avec le procureur de la République.

À ces mesures structurelles, s’ajoute l’élaboration d’une stratégie transversale de la communauté nationale du renseignement. En effet, comme l’a rappelé M. Pierre de Bousquet devant la commission d’enquête, « parmi les avancées d’ordre institutionnel enregistrées depuis deux ans et demi en matière de coordination, on peut citer l’élaboration, l’été dernier, d’une nouvelle stratégie nationale du renseignement. La refonte du plan national d’orientation du renseignement est en cours ; elle devrait aboutir durant le premier semestre de l’année prochaine. Un certain nombre de doctrines communes à tous les services ont été élaborées, notamment en matière de lutte anti-terroriste. D’autres évolutions sont nées sous notre impulsion, par exemple la transformation du bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP) en service à compétence nationale, ou encore la création d’un certain nombre de plateformes interservices, désormais opérationnelles. On peut encore citer la création d’une unité de suivi des personnes sortant de prison. Toutes ces initiatives de la coordination nationale du renseignement se traduisent par des articulations nouvelles. »

 Le cas de la coordination entre le renseignement territorial et la DRPP

S’agissant plus spécifiquement du lien entre le renseignement territorial et la DRPP, compétents respectivement pour la grande et la petite couronnes parisiennes, la coordination se matérialise par la participation du SCRT à une réunion hebdomadaire consacrée à la prévention du terrorisme. Présidée par le préfet de police, elle associe, par ailleurs, la DGSI, la DRPP, la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) et la section anti-terroriste de la préfecture de police (SAT).

Au niveau local, les quatre services départementaux du renseignement territorial (SDRT) de la grande couronne participent à des réunions zonales « Île-de-France », organisées par la DRPP sur des thèmes spécifiques. Les services concernés sont appelés, dans ce cadre, à transmettre l’intégralité de leur production écrite à la DRPP, au titre de son rôle de coordination zonale en Île-de-France. Par ailleurs, un protocole spécifique concernant la radicalisation permet aux SDRT d’échanger directement sur des dossiers opérationnels avec la DRPP. Enfin, l’article R. 236-16 du code de la sécurité intérieure autorise les agents de la préfecture de police affectés dans les services chargés du renseignement à accéder au fichier de prévention des atteintes à la sécurité publique (PASP). Les services du SCRT et de la DRPP inscrivent ainsi dans ce même fichier les individus pouvant porter atteinte à la sécurité publique ([116]).

 

 

Le cas de Mickaël Harpon pose la question de la coordination des services de renseignement

 

Les auditions conduites par la commission denquête ont confirmé que Mickaël Harpon assistait régulièrement aux prêches dun imam exerçant au sein dun lieu de culte localisé dans le département du Val d’Oise, en dehors du périmètre d’intervention de la DRPP.

 

Inscrit au FPR pour des raisons indépendantes de sa pratique religieuse, l’imam est classé par les services de renseignement dans la catégorie des fondamentalistes rigoristes, à tendance salafiste. Jugé intriguant et impliqué dans la déstabilisation de plusieurs lieux de culte, maîtrisant parfaitement la langue française, l’imam avait attiré l’attention du renseignement territorial depuis plusieurs années et suscité des remontées d’informations de la part de ce service. L’observation de ses prêches ne révélait toutefois ni appel à la haine ou à la violence, ni risque détecté de passage à l’acte violent, qui auraient justifié un suivi plus poussé. Il est à noter que si la DRPP est destinataire des notes rédigées par le renseignement territorial, comme cela a été confirmé devant la commission d’enquête, aucun lien n’était alors établi entre l’imam et Mickaël Harpon.

 

Pour des raisons là aussi indépendantes de son appartenance à une mouvance fondamentaliste, ce même imam, de nationalité étrangère, avait fait lobjet, en juin 2015, dun arrêté portant refus de renouvellement de son titre de séjour, assorti dune obligation de quitter le territoire français (OQTF). La décision d’éloignement était motivée par la cessation de la vie commune avec son épouse de nationalité française. La commission d’enquête observe que l’OQTF n’a toutefois pas été exécutée, au motif que l’intéressé avait fait la preuve, dans le cadre d’un recours gracieux et en tant que parent d’un enfant français, qu’il s’acquittait de ses devoirs de père, notamment financiers. L’OQTF a ainsi été abrogée, conformément aux dispositions applicables du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.

Sur ce fondement, l’autorité administrative a pris la décision de délivrer à la personne concernée un titre de séjour valable jusqu’au mois d’avril 2020, en sa qualité de parent d’enfant français. À l’occasion de son audition du 8 octobre 2019 ([117]) par la commission des Lois, M. Christophe Castaner, ministre de lIntérieur, a précisé que cette décision avait été prise après avis de la commission du titre de séjour du département concerné ([118]).

 

Il faut observer que l’article L. 313-11-6 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) dispose que, sauf si sa présence constitue une menace pour l’ordre public, la carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale » est délivrée de plein droit « à l’étranger ne vivant pas en état de polygamie, qui est père ou mère d’un enfant français mineur, à condition que la communauté de vie n’ait pas cessé depuis le mariage, que le conjoint ait conservé la nationalité française ».

 

L’article L. 511-4 du CESEDA précise quant à lui les personnes qui ne peuvent pas faire l’objet d’une OQTF, parmi lesquelles « l’étranger ne vivant pas en état de polygamie qui est père ou mère d’un enfant français mineur résidant en France, à condition qu’il établisse contribuer effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant (…) depuis la naissance de celui-ci ou depuis au moins deux ans ».

 

Enfin, en application de l’article L. 521-2 du CESEDA, si l’étranger, ne vivant pas en état de polygamie, est père d’un enfant français mineur résidant en France, et qu’il établit contribuer effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant depuis la naissance de celui-ci ou depuis au moins un an, il ne pourra pas faire l’objet d’une mesure d’expulsion, à moins que cette mesure constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat ou la sécurité publique.

 

C’est par conséquent en application de ces dispositions que l’imam fréquenté par Mickaël Harpon a pu se maintenir sur le territoire national.

 

Votre Rapporteur s’étonne que la chaîne des contacts d’un ministre du culte relevant d’une mouvance fondamentaliste, dont le passé témoignait de pratiques visant à déstabiliser l’organisation de lieux de culte, n’ait pas fait l’objet d’investigations plus poussées. À cet égard, la question qui se pose à la puissance publique est celle de l’intensité de la vigilance exercée à l’encontre des mouvements religieux fondamentalistes et des lieux de culte reconnus ou informels qui en sont le théâtre en ce qu’ils sont un foyer potentiel de dérives radicales.

 

Enfin, votre Rapporteur observe que la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie a ouvert la possibilité de mener des enquêtes administratives dans les cas où l’autorité administrative envisage de refuser la délivrance ou le renouvellement d’un titre de séjour, afin d’apprécier si le comportement de l’intéressé est compatible avec le maintien sur le territoire national. Il est par conséquent souhaitable que la mise en œuvre pratique de cette disposition soit accélérée (voir infra).

B.   Le bilan de la radicalisation dans les services sensibles

1.   Le monde du renseignement : une expertise de longue date dans la détection des vulnérabilités internes

Comme semblent le signaler les conclusions du rapport de l’inspection des services de renseignement (ISR) remis au Premier ministre à la suite de l’attentat du 3 octobre 2019, si les services de renseignement disposent d’outils opérationnels permettant de faire face à ce type de menaces, les bonnes pratiques relevées dans plusieurs services ne sont pas étendues à tous. Dans ce contexte, la mission d’inspection a comptabilisé 16 personnes écartées des services de renseignement depuis 2014 pour leur potentielle radicalisation ou celle de leur entourage, aucun nouveau cas n’ayant été enregistré depuis le 3 octobre 2019 ([119]).

De façon générale, les auditions menées par la commission d’enquête des responsables de la DGSI, de la DGSE, du SCRT, de la DRSD et de la DRM ont montré que le risque de radicalisation des agents du renseignement est dûment pris en compte, comme en témoignent les procédures de contrôle mises en place, notamment au moment du recrutement ou de l’habilitation au secret défense.

 Les dispositions spécifiques à la DGSE

Le contrôle du recrutement de ses agents est ainsi un enjeu essentiel pour la DGSE. En effet, ce service, qui comptait 5 700 agents en 2010, en compte désormais 7 000 et devrait atteindre un effectif 7 800 agents en 2025, compte tenu de la trajectoire fixée par la loi de programmation militaire, soit un recrutement annuel de 600 à 700 personnes.

La DGSE comprend un service de sécurité, dirigé par un directeur adjoint directement rattaché au directeur général, dont la mission est d’assurer le contrôle des personnels, des emprises et des réseaux. Le service de sécurité assure toutes les enquêtes administratives, de sécurité et d’habilitation lors du recrutement des agents, ainsi que le suivi de ceux-ci pendant toute leur carrière, et il peut être amené, en cas de doute, à mener des enquêtes plus approfondies.

La DGSE comprend également un réseau d’officiers de sécurité, insérés au niveau des différentes entités de direction de la DGSE. Ce réseau permet de détecter les signaux faibles et de faire remonter les informations, son animation étant assurée par le service de sécurité qui conduit également les séances de sensibilisation et de formation.

Enfin, la DGSE dispose de son propre service enquêteur, directement rattaché au directeur général, et qui agit uniquement pour le compte du service, tant pour le recrutement que pour le suivi des agents. La DGSE est ainsi sa propre autorité d’habilitation. Lors du recrutement, le service enquêteur de la DGSE réalise les enquêtes de sécurité pour vérifier qu’un agent peut, sans risque pour la défense, la sécurité nationale et la DGSE, accéder à des informations et à des supports classifiés dans l’exercice de ses fonctions. Cette enquête de sécurité comprend une évaluation psychologique, notamment pour déterminer la capacité des candidats à s’adapter aux contraintes très spécifiques de la DGSE.

Lors de son audition par la commission, le directeur général de la sécurité extérieure, M. Bernard Emié, a précisé que le service portait une attention très forte « aux vulnérabilités potentielles ». Cela concerne notamment « les liens des candidats avec l’étranger et leur relation à la religion » ([120]). Ces points sont abordés directement ou indirectement au cours des entretiens individuels au travers d’un questionnaire de sécurité. Ces entretiens peuvent durer plusieurs heures et permettent d’évaluer les candidats et d’en apprécier la transparence.

Comme votre Rapporteur l’a évoqué précédemment, la DGSE a la particularité d’avoir un système de double habilitation, la procédure d’enquête aboutissant à la délivrance de l’habilitation au secret de la défense nationale et d’une habilitation spéciale de sécurité ([121]). Selon son directeur général, la DGSE dispose, avec cette habilitation spécifique, « d’un instrument statutaire très efficace contre les fautes de comportement ou le manque de transparence ». Cette habilitation spéciale de sécurité (HSS) est indispensable pour travailler au sein de la DGSE et son retrait, décidé en conseil de direction et notifié aux agents, peut intervenir en cas de faute, de manquement aux obligations, de modification de situation, de signe de radicalisation, d’entourage signalé. Dès lors que le retrait de l’HSS est prononcé, l’agent est placé dans l’incapacité immédiate de travailler à la DGSE : « sanctionné par une suspension administrative de quatre mois et il quitte ipso facto ses fonctions, dans le quart d’heure » ([122]).

Pour les militaires, l’enquête préalable permet également de délivrer à la fois une habilitation spéciale de sécurité et une habilitation au niveau requis (confidentiel défense, secret défense ou très secret défense). La perte de cette habilitation entraîne pour ces agents le retour dans les armées.

Huit agents se sont ainsi vu retirer leur HSS depuis 2015.

En outre, le « principe de transparence » est une obligation inscrite dans le statut de la DGSE selon une portée précisée à l’article 7 du décret du 3 avril 2015 précité : « les fonctionnaires de la DGSE sont tenus d’informer l’administration des modifications affectant leur situation personnelle. Le défaut d’information peut entraîner le retrait de l’habilitation à exercer des fonctions à la DGSE ».

 

Aussi, qu’il s’agisse d’une liaison, d’un divorce, d’une séparation ou d’une conversion à une religion, l’agent se voit imposer une obligation statutaire de se signaler. Le manquement à cette obligation de signalement peut entrainer l’exclusion du service.

Enfin, si les dispositions de l’IGI 1300 relative à la protection du secret de la défense nationale imposent une fréquence de réévaluation des habilitations qui varie de cinq ans pour le très secret défense à dix ans pour le confidentiel défense, la DGSE est systématiquement plus exigeante, les enquêtes étant réévaluées tous les cinq ans au maximum et dès qu’un élément nouveau apparaît.

 Les dispositions appliquées à la DGSI

La problématique du contrôle des agents recrutés se pose également avec une acuité particulière pour la DGSI, compte tenu des importants recrutements intervenus ces dernières années et programmés dans les années à venir. Ainsi, plus de 1 000 agents ont été recrutés depuis 2014 et plus de 1 260 recrutements supplémentaires devraient intervenir dans le cadre du plan de renfort quinquennal.

Les procédures d’habilitation pour l’ensemble des agents de la DGSI sont confiées à l’inspection générale de la sécurité intérieure ([123]). Cette inspection générale, propre à la DGSI et bien identifiée des agents, est destinataire d’éventuels signalements, que ceux-ci soient oraux ou écrits, la DGSI disposant d’une série de canaux de saisine interne garantissant l’anonymat des personnels.

L’ancien directeur central du renseignement intérieur, M. Bernard Squarcini ([124]), a indiqué à la commission d’enquête qu’au sein de la direction de la surveillance du territoire (DST) avait été mis en place un système de double habilitation : une habilitation secret défense et une habilitation propre au service, qui pouvait être retirée de façon discrétionnaire dès lors qu’une faille ou une vulnérabilité était détectée.

Lors de son audition par la commission d’enquête, le directeur général de la sécurité intérieure, M. Nicolas Lerner, a insisté sur la culture de contrôle de ses propres agents qui prévaut au sein de la DGSI : « La DGSI est héritière de la direction de la surveillance du territoire (DST) ; elle est particulièrement sensible et attachée à sa propre sécurité, avant même l’émergence des enjeux de radicalisation. La principale menace, pour la DGSI, est la pénétration par un service de renseignement adverse. C’est pourquoi, historiquement, nous avons bâti des procédures pour répondre et parer à ce type de risque, qui n’est pas théorique (…). Ce risque demeure très important pour nous, en tant que service de renseignement. Cette culture et ces procédures aboutissent chaque année au retrait de dix à quinze habilitations ; ce processus est assez largement rôdé. » ([125])

Depuis 2015, six agents se sont ainsi vus retirer leur habilitation, « dans un contexte de radicalisation réelle ou supposée », suite à la mise au jour de relations « qui semblaient incompatibles avec un maintien au sein du service ».

 Les dispositions appliquées à la DRSD

Comme évoqué par votre Rapporteur précédemment, chaque membre du personnel, y compris les stagiaires, fait l’objet d’une enquête au moment du recrutement qui entraîne de facto une enquête d’habilitation au niveau secret défense. La DRSD fait partie des services de renseignement qui ont mis en place un entretien systématique avec un psychologue pour toutes les personnes qui intègrent le service, quelle que soit leur fonction, administrative ou opérationnelle.

La DRSD n’a pas eu à procéder à des retraits d’habilitation pour cause de radicalisation et par conséquent aucune mutation en dehors du service pour ce motif n’a été prononcée. Dans l’hypothèse d’une mutation forcée, aucune procédure spécifique à la mobilité n’est en revanche mise en œuvre.

 Les dispositions propres à la DRM

L’ensemble des personnels de la DRM est habilité secret défense, l’autorité d’habilitation étant le directeur du renseignement militaire. Celui-ci rend sa décision après avoir reçu un avis de sécurité de la DRSD qui procède aux contrôles préalables nécessaires.

M. Jean-François Ferlet, directeur du renseignement militaire, a précisé à la commission d’enquête que la DRSD émettait régulièrement des avis restrictifs : « Je peux vous donner un exemple précis. Quasiment tous mes analystes travaillant sur un pays particulier en parlent la langue et, en général, ces gens-là, dont le profil est plutôt "Sciences Po" et INALCO ([126]) ont été amenés, durant leurs études, à séjourner un an dans le pays en question. Pour la DRSD, cela constitue un facteur de vulnérabilité : elle considère, en effet, qu’ils ont pu être approchés ou recrutés par un service de renseignement. Encore une fois, cela ne repose pas sur des faits avérés mais un séjour d’une année, par exemple en Chine, suffit à rendre l’individu non pas suspect – ce serait beaucoup dire – mais susceptible d’être vulnérable. Dans ce cas, l’avis est automatiquement restrictif. Il convient donc de faire preuve d’un peu de bon sens et de jugement, sinon, la DRM ne recruterait plus personne ! » ([127]) En cas d’avis restrictif, le directeur a toutefois la possibilité de délivrer une habilitation secret défense pour un an. Cela permet, au bout de cette année, de reprendre les enquêtes et de conserver une surveillance resserrée sur une personne jugée vulnérable.

M. Jean-François Ferlet a également indiqué à la commission d’enquête qu’en application des directives données par le Premier ministre à la suite des préconisations du rapport de l’ISR, un entretien systématique avec un psychologue doit être mis en place au sein de son service et ce avant le recrutement. Le recours à ce type d’entretien était jusqu’à présent réservé aux recrutements dans des domaines particulièrement sensibles.

Au total, entre 2010 et 2017, la DRM a connu trois cas de radicalisation ayant entraîné des retraits d’habilitation ainsi qu’une exclusion du service. Ces cas de radicalisation avérée constituent cependant des exceptions, la plupart des retraits d’habilitation étant dus à ce qui est perçu comme la vulnérabilité excessive d’un agent vis-à-vis de services de renseignement étrangers.

2.   Des cas de radicalisation limités dans le monde militaire

La détection de la radicalisation est un enjeu majeur pour les forces armées qui procèdent à de nombreux recrutements : ainsi, chaque année, l’armée de terre recrute près de 15 000 personnes, tandis que l’armée de l’air et la marine procèdent au recrutement de respectivement 3 000 et 3 500 personnes.

Selon les informations communiquées à la commission d’enquête, les cas de radicalisation détectée restent toutefois très limités. Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense, a indiqué que ses services avaient été destinataires d’environ 500 signalements en 2019. Une première levée de doutes a permis de réduire à 150 le nombre des cas pour lesquels des investigations complémentaires étaient nécessaires et moins de 30 cas ont finalement nécessité « l’utilisation d’une technique de renseignement », les personnes concernées relevant d’un profil du « bas du spectre », c’est-à-dire représentant une menace terroriste estimée comme faible ([128]).

Deux militaires d’active font actuellement l’objet d’une inscription au FSPRT et d’un suivi de niveau 3, soit un suivi ponctuel, nécessitant un point de situation tous les 6 mois au sein d’un groupe d’évaluation départemental (GED).

Enfin, le nombre de militaires suivi par la DRSD pour suspicion de radicalisation affiche une baisse. Les chiffres communiqués à la commission d’enquête sont à comparer avec les données établies, en juin 2016, dans le cadre d’un rapport d’information de la commission de la défense de l’Assemblée nationale ([129]), lequel citait les propos de M. Jean-François Hogard, directeur de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), affirmant suivre en priorité « une cinquantaine de dossiers de radicalisation » parmi les militaires.

Selon les responsables militaires auditionnés par la commission d’enquête, plusieurs facteurs pourraient expliquer la moindre exposition à la radicalisation du personnel des forces armées.

En premier lieu, l’institution militaire accorde une place centrale à la discipline, à la hiérarchie et aux valeurs républicaines et laisse que peu de place à des comportements incompatibles avec le service de la Nation et la laïcité. La vie en collectivité permet, en outre, de repérer très rapidement les changements de comportements, comme l’a rappelé le colonel Maxime Do Tran, chef de bureau des affaires réservées au cabinet du chef d’état-major de l’armée de terre, lors de son audition : « Le militaire ne vit jamais seul, il vit au sein d’un groupe et d’une structure de commandement. Le premier témoin, susceptible de déceler un changement de comportement, est donc le chef de groupe, qui vit 24 heures sur 24, ou presque, avec chacun. » ([130])

En second lieu, l’armée a déployé plusieurs outils de détection des militaires présentant des signes de radicalisation.

D’une part, avant le recrutement, chaque candidat fait l’objet d’un contrôle élémentaire mené par le centre national des habilitations de défense (CNHD), au sein de la DRSD. Cette enquête permet d’évaluer l’intégrité et le degré de confiance pouvant être accordé à tout candidat à l’engagement dans les armées, et à toute personne devant pénétrer dans les « zones protégées ». Les candidats font également l’objet d’une surveillance et d’une attention par les centres d’information et de recrutement des forces armées (CIRFA). En outre, la marine met en œuvre, pour ses candidats, un pré-criblage effectué par la gendarmerie maritime ([131]).

S’agissant des signalements de cas de radicalisation, chacune des armées a mis en place un « référent islam radical ». En outre, les officiers de sécurité, présents dans chacune des entités relevant du ministère, comme au sein des industries de la défense, font office de référents locaux et de conseillers du commandement dans ce domaine. Au sein des formations de l’armée de terre, ce rôle est également assuré par les officiers de protection du personnel.

Les signalements, effectués par la chaîne de commandement vers les « référents islam radical », en coordination avec les interlocuteurs locaux de la DRSD, remontent vers l’échelon central, qui saisit, si nécessaire, la DRSD. Celle-ci mène alors une enquête à charge et à décharge.

M. Éric Bucquet a souligné deux spécificités de la chaine de signalement au sein des forces armées permettant, selon lui, un véritable contrôle des comportements suspicieux : le contact quotidien de l’encadrement avec les militaires et une enquête exhaustive concernant à la fois l’individu suspecté et son environnement familial : « Tout d’abord, l’encadrement est au contact, et rencontre chaque matin les personnels. Les officiers et les sous-officiers étant sensibilisés par la DRSD, tout ce qui est anormal lui est signalé. L’officier de sécurité, qui est souvent le numéro 2 du régiment, recueille les informations et contacte le poste local de la DRSD. Je rappelle que nous bénéficions d’un maillage territorial important puisque nos unités sont présentes partout. Ces échanges remontent ensuite à la direction centrale, à Paris, et, en fonction des éléments dont nous disposons, nous prenons en compte le cas (…). Ensuite, à travers les enquêtes exhaustives que nous réalisons sur nos personnels. J’insiste sur ce point : nous nous intéressons certes à la personne mais, aussi, à son environnement familial. C’est probablement une autre grande différence avec ce qui est en vigueur à la DRPP : nous nous intéressons à l’individu, à son épouse, à ses enfants, à ses ascendants, à ses amis. Nous essayons donc d’élargir le spectre au maximum. La visite domiciliaire permet également d’obtenir des informations sur la personne : nous regardons où elle vit, si elle habite par exemple à proximité d’une mosquée salafiste ».

Si la personne contrôlée présente un profil suspect à l’issue de l’enquête, l’armée procède le plus souvent au non-renouvellement du contrat s’il s’agit d’un contractuel ([132]). En 2019, 5 contrats n’ont pas été renouvelés en raison d’une potentielle radicalisation. Dans le domaine des habilitations (qui concernent des militaires, des personnels civils, les industries de défense et les personnes liées), la DRSD peut être amenée à ne pas attribuer ou à retirer une habilitation à des fins de lever le doute ou de façon définitive. En 2019, 5 autres militaires ont fait l’objet d’une telle mesure.

Aucun dossier n’a, en revanche, été soumis au conseil prévu par l’article L. 4139-15-1 du code de la défense pour le personnel militaire ou à la commission paritaire de l’article L.114-1 du code de sécurité intérieure pour des personnels civils relevant du ministère des Armées.

En tout état de cause, toute suspicion de manque de loyauté ou tout changement de comportement préoccupant donne lieu à la mutation du militaire concerné, s’il a accès à l’armement, vers un poste qui l’en éloigne.

Par ailleurs, lorsqu’un militaire est écarté, la DRSD fait part de ses soupçons à la DGSI, plus précisément, à la cellule « Allat » et à l’EMaP. Une discussion est également conduite avec les GED de manière à ce que la situation soit connue de tous les services partenaires. La DRSD adresse à ces derniers une note de renseignement indiquant les risques que présente ou non un militaire qui a quitté l’armée.

 La situation à la gendarmerie nationale

La gendarmerie nationale semble connaitre également un nombre limité de membres du personnel radicalisés. Le général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, a ainsi indiqué à la commission d’enquête que le nombre de signalements restait stable depuis 2015, soit entre 35 et 40 cas de gendarmes signalés chaque année. Des hausses ponctuelles du nombre de signalements ont toutefois été constatées après les attentats de 2015 et d’octobre 2019, ainsi qu’après chaque session de formation continue des référents ([133]).

Parmi les 130 000 personnels d’active et de réserve de la gendarmerie nationale, cinquante cas sont en cours d’étude, dont vingt-neuf liés à une idéologie extrémiste à contenu religieux et vingt-et-un à une idéologie extrémiste à contenu politique ([134]). Les enquêtes réalisées ont révélé des éléments objectifs de radicalisation dans vingt-cinq de ces cinquante cas. Seize sont en lien avec l’islamisme, ce qui a conduit à une inscription au FSPRT, et neuf avec l’ultra-droite.

Le général André Pétillot, chef de cabinet du directeur général de la gendarmerie nationale, a néanmoins précisé que l’inscription au FSPRT n’impliquait pas que ces seize militaires étaient radicalisés mais signifiait qu’une enquête approfondie était menée : « Nous procédons à une inscription au FSPRT lorsque nous considérons qu’il y a suffisamment d’éléments objectifs pour chercher à avoir une connaissance complète de l’environnement et éventuellement pour mettre en œuvre des techniques de renseignement. Cela ne veut pas dire que toutes ces personnes seront considérées, au bout de la procédure, comme radicalisées. Dans certains cas, l’hypothèse de la radicalisation finit par être écartée à l’issue des vérifications qui sont menées, de la manière la plus approfondie possible et en liaison étroite avec tous les services de renseignement. L’inscription au FSPRT n’est pas synonyme d’une certitude de radicalisation, mais cela veut dire que l’on dispose d’éléments suffisamment nombreux et inquiétants. » ([135])

Plusieurs dispositifs de vérifications et de contrôle ont été mis en place pour détecter les personnes présentant des signes de radicalisation.

Au moment du recrutement, conformément à l’article L. 114-1 du code de sécurité intérieure, une enquête administrative, comprenant notamment la consultation de fichiers, est conduite et un entretien est mené, en fonction du statut de l’intéressé, avec un psychologue et un référent de recrutement. Chaque année, 25 000 dossiers font l’objet de tels contrôles pour le personnel d’active et de réserve. S’agissant des habilitations, une enquête est effectuée par la DRSD pour les militaires et par la DGSI pour les personnels civils.

Par ailleurs, lorsque des personnes sont mutées à des postes sensibles, un rétro-criblage est systématiquement réalisé par le SNEAS. Depuis le 3 octobre 2019, 168 gendarmes ont fait l’objet d’un rétro-criblage. Le directeur général de la gendarmerie nationale a indiqué à la commission que le processus de mutation n’est pas allé jusqu’à son terme pour l’un d’entre eux mais que les faits « reprochés n’ont pas été considérés comme suffisamment graves pour que l’on envisage un renvoi de l’institution » ([136]).

Le dispositif de remontée d’information mis en place en 2013 a été l’objet de directives écrites en 2015.

Ainsi, un référent, présent dans chaque groupement de gendarmerie  c’est-à-dire dans chaque département  a pour mission de faire remonter tous les signalements à la direction des opérations et de l’emploi (DOE).

Au niveau central, a été créé un comité interdisciplinaire qui se réunit chaque semaine sous l’autorité du chef de cabinet du directeur général de la gendarmerie nationale. Cette instance est composée de membres de la DOE, qui est destinataire de l’ensemble des signalements, de la direction des personnels militaires (équivalent d’une direction des ressources humaines) et de l’inspection générale de la gendarmerie nationale, qui est notamment amenée à diligenter des enquêtes dès lors que des gendarmes sont mis en cause. Ce comité, qui est chargé d’assurer un suivi, décide quelles orientations il faut prendre, en s’appuyant en particulier sur l’ensemble des services de renseignement susceptibles d’apporter des éléments complémentaires sur les cas examinés. Le comité de suivi détermine ensuite les mesures individuelles pertinentes pour les personnels militaires, et, en lien avec la DRH du ministère de l’Intérieur, pour le personnel civil.

Le repérage des signaux, y compris faibles, de radicalisation, est facilité au sein de la gendarmerie, comme dans l’armée, par la vie en caserne comme l’a rappelé le colonel Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie : « les gendarmes travaillent et habitent dans des casernes. Ces logements leur sont concédés par nécessité absolue de service. La détection des comportements déviants est plus facile dans ces conditions. Personne n’est à l’abri d’un phénomène de radicalisation et de conséquences telles que le drame de la préfecture de police, mais cette communauté de vie et de travail nous permet de déceler plus facilement les comportements problématiques » ([137]).

S’agissant du traitement des cas de radicalisation, le général Christian Rodriguez a indiqué à la commission d’enquête qu’une procédure pénale peut être déclenchée quand sont commises des infractions de droit commun (par exemple, la consultation sans motif légitime de fichiers administratifs ou judiciaires) et que quatre dossiers sont à ce titre en cours de traitement.

L’éviction de personnels  sous contrat ou en période probatoire dont le comportement serait incompatible avec le maintien au sein de la gendarmerie peut être également être mise en œuvre. Il arrive que certaines personnes quittent l’institution de leur propre initiative, quand elles estiment ne plus pouvoir concilier leur métier avec leurs convictions radicales. En outre, comme dans l’armée, la procédure prévue à l’article L. 4139-15-1 du code de la défense permet la radiation des cadres ou la résiliation du contrat d’un militaire dont le comportement est devenu incompatible avec l’exercice de ses fonctions en raison de la menace grave qu’il fait peser sur la sécurité publique. Le général Christian Rodriguez a précisé à la commission d’enquête que deux gendarmes avaient quitté l’institution de leur propre initiative et que deux dossiers étaient en cours d’établissement dans le cadre de la procédure de l’article L. 4139-15-1 du code de la défense.

Enfin, un gendarme peut se voir retirer son habilitation, ce qui conduit à une mutation, dès lors qu’il occupe un poste pour lequel il est nécessaire d’être habilité. Deux dossiers sont actuellement examinés.

3.   La question de la radicalisation des agents pénitentiaires

a.   Une centaine de signalements pour radicalisation depuis 2015

Le risque de radicalisation des agents pénitentiaires est un enjeu majeur pour l’administration pénitentiaire compte tenu de la présence de détenus radicalisés, estimés à 1 400, dans les prisons françaises, au contact quotidien des surveillants.

Alors que 2 400 personnes sont recrutées chaque année par les concours de surveillant pénitentiaire, M. Sébastien Nicolas, secrétaire général du Syndicat pénitentiaire - Force ouvrière direction, a souligné que la faible attractivité du métier peut conduire au recrutement de jeunes qui n’ont pas forcément les compétences ou les connaissances suffisantes pour contrer le prosélytisme de détenus radicalisés : « Malheureusement, dans un système de recrutement de masse où il faut tout faire pour saturer le plafond d’emplois, sinon l’année suivante ce plafond diminue, les présidents de jury reçoivent des consignes pour recruter un maximum de candidats. Le problème, ce n’est pas d’avoir une moyenne de trois ou cinq sur vingt, mais de recruter des candidats qui n’ont pas forcément le bagage suffisant pour mettre à distance les théories complotistes ou les postures radicales que pourraient éventuellement leur souffler des personnes détenues. » ([138])

Selon les informations recueillies par la commission d’enquête, l’administration pénitentiaire a recensé, entre 2015 et mars 2020, un total de 99 signalements au titre de la radicalisation, dont 20 ont fait l’objet d’une remontée postérieure à l’attentat du 3 octobre 2019.

Le directeur de l’administration pénitentiaire, M. Stéphane Bredin, relativise toutefois le nombre important de signalements transmis depuis le mois d’octobre : « La quasi-totalité des vingt signalements postérieurs nous sont parvenus dans les quinze jours qui ont suivi l’attentat. Depuis novembre, trois ou quatre signalements s’y sont ajoutés, pas davantage. Comme de nombreuses autres administrations, les services déconcentrés ont brutalement fait remonter tout ce qu’ils avaient dans leurs fonds de tiroir, car tout le monde a été saisi d’effroi. En réalité, les dossiers transmis depuis octobre ne sont pas nécessairement les plus inquiétants ; au contraire, ce sont bien souvent des cas qui ne nous avaient pas été signalés car les faits semblaient peu corroborés ou trop anciens. Nous les avons pour la plupart déjà classés. » ([139])

Selon les éléments transmis à la commission, parmi les 99 signalements recensés depuis 2015 ([140]) :

 33 sont aujourd’hui clôturés (signalements injustifiés, agents ayant quitté l’administration pénitentiaire, signalement sans lien avec la radicalisation mais relevant du disciplinaire) ;

 3 ont été mis en veille (les investigations menées laissent à penser que le signalement n’est pas justifié, mais une surveillance est néanmoins maintenue pendant une période de 6 mois renouvelable) ;

 64 sont en cours d’investigations pour déterminer la réalité d’une radicalisation et, le cas échéant, son niveau.

Sur ces 64 signalements, 17 concernent des individus inscrits au FSPRT, soit une augmentation de 7 inscriptions par rapport au bilan effectué en juin 2019 par la mission d’information relative aux services publics face à la radicalisation ([141]).

Cette augmentation importante s’explique par la nouvelle compétence du service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) qui peut traiter des intervenants en détention depuis le décret du 30 décembre 2019 ([142]). Jusqu’à cette date, la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) n’était prévenue de l’inscription d’un intervenant au FSPRT que si un service partenaire avait connaissance d’un fait dont la gravité justifiait qu’il soit porté à la connaissance de son directeur. À la suite des signalements qui ont été transmis depuis le mois d’octobre, la DAP et les services partenaires ont croisé leurs renseignements et identifié les sept cas supplémentaires.

Sur les 17 individus inscrits au FSPRT, trois sont suivis par la DGSI car ils sont suspectés de se situer dans le « haut du spectre » de la radicalisation, les quatorze autres se situant au bas de l’échelle. Selon la direction de l’administration pénitentiaire, certains d’entre eux restent inscrits au FSPRT en vertu du principe de précaution et bien que le renseignement territorial considère qu’ils n’ont plus à y figurer.

Compte tenu de l’absence de faute professionnelle commise par les agents soupçonnés de radicalisation dans le cadre de leurs fonctions, peu de procédures disciplinaires ont été engagées. Ils sont donc mutés sur des postes peu sensibles comme l’a précisé M. Stéphane Bredin : « Les agents inscrits au FSPRT ne se voient pas interdire des postes spécifiques mais sont purement et simplement retirés de la détention. Cela peut prendre deux formes. La première possibilité consiste à les muter dans des établissements ou des quartiers sans enjeu sécuritaire, tels qu’un quartier de semi-liberté ou réservé aux peines aménagées, lieux dédiés à de très courtes peines et présentant un niveau de sûreté minimal. La deuxième possibilité est de les affecter à des fonctions administratives. Par exemple, un des agents dont j’ai parlé n’est plus employé en détention depuis plusieurs années ; il travaille à l’heure actuelle au bureau de la gestion de la détention, qui se trouve dans les services administratifs de l’établissement dans lequel il demeure affecté. » ([143])

b.   La mise en place d’une politique de détection des agents radicalisés au sein de l’administration pénitentiaire

L’administration pénitentiaire a mis en place plusieurs outils permettant de lutter contre la radicalisation, tant des détenus que des surveillants.

 L’évolution la plus importante est l’accroissement du rôle dévolu au renseignement pénitentiaire.

Le bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP), créé en 2003, a d’abord eu pour mission d’assurer une surveillance des détenus dits difficiles, avant de voir sa mission étendue, après les attentats de Londres et de Madrid en 2005, aux phénomènes de radicalisation. La loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale ([144]) a doté le bureau de pouvoirs étendus à travers l’accès à certaines techniques de renseignement. Il est devenu, depuis le 1er février 2017, un service de renseignement relevant du « second cercle » de la communauté du renseignement ([145]).

Par un arrêté du 29 mai 2019 ([146]), le BCRP a été transformé en un service à compétence nationale, dénommé « service national du renseignement pénitentiaire » (SNRP), rattaché au directeur de l’administration pénitentiaire. Il est chargé « de rechercher, collecter, exploiter, analyser et diffuser les informations et renseignements susceptibles de révéler des risques d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ainsi qu’à la sécurité des établissements pénitentiaires, des établissements de santé destinés à recevoir des personnes détenues et des services pénitentiaires » ([147]).

Trois finalités de renseignement ont été initialement assignées au renseignement pénitentiaire :

 la prévention du terrorisme ([148]) ;

 la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées ([149]) ;

 la prévention des évasions et le maintien de la sécurité au sein des établissements pénitentiaires ([150]).

Depuis le 15 juin 2019, le renseignement pénitentiaire est structuré sous la forme d’un service à compétence nationale, organisé en un réseau réparti selon trois échelons : un échelon central, dix cellules interrégionales du renseignement pénitentiaire (CIRP) et des délégations locales du renseignement pénitentiaire en établissement. Le SNRP comptait 294 agents en 2019, auxquels s’ajoutent 143 correspondants locaux du renseignement pénitentiaire en établissement et en service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP).

Cette montée en charge du renseignement pénitentiaire s’est accompagnée d’un renforcement de ses moyens. Ainsi, la loi de programmation et de réforme pour la justice du 23 mars 2019 ([151]) prévoit la création de 35 postes en 2020 ([152]) et permet au SNRP d’utiliser différentes techniques de renseignement à l’endroit des intervenants en détention.

Le renseignement pénitentiaire est présent, depuis 2017, dans les GED qui se réunissent sous l’autorité des préfets. Lorsqu’un individu inscrit au FSPRT est incarcéré, c’est le renseignement pénitentiaire qui devient chef de file pour son suivi. Il entretient par ailleurs des échanges permanents avec les autres services de renseignement grâce au CPO, qui évoque l’ensemble des dossiers sensibles, et à l’EMaP, chargé de suivre l’évolution des dossiers évoqués en CPO. Les échanges entre services ont également été facilités par la mise en place, au sein du SNRP, d’un officier de liaison du SCRT.

Par ailleurs, depuis le 30 décembre 2019 ([153]), le SNRP a vu sa compétence élargie aux personnels de l’administration pénitentiaire.

Cette réorganisation s’est traduite par la création d’un bureau des affaires réservées au sein du SNRP, qui a compétence exclusive pour traiter et instruire les signalements de personnels ou d’intervenants transmis par les services déconcentrés de l’administration pénitentiaire, à l’exclusion de ceux des SPIP. Ce bureau prépare notamment les travaux d’une commission administrative qui traite de manière systématique tous les signalements. Cette instance, présidée par le directeur de l’administration pénitentiaire ([154]), se réunit actuellement toutes les semaines afin de traiter le stock des signalements transmis du fait de l’extension des compétences du SNRP.

Le directeur de l’administration pénitentiaire a souligné, devant la commission d’enquête, l’évolution majeure que constitue cette extension des compétences du SNRP : « Jusqu’au 30 décembre 2019, notre administration disposait des mêmes moyens que toute autre administration civile, c’est-à-dire des pouvoirs d’investigation assez limités. (…) Auparavant, nous pouvions faire remonter par la voie interne des signalements mais, si nous voulions lever le doute – à moins de disposer d’éléments très structurés justifiant une judiciarisation, des suites disciplinaires ou l’application de l’article L. 114-1 du code de sécurité intérieure (CSI) – nous devions nous en remettre aux services partenaires pour qu’ils mènent une investigation ou assurent un suivi approfondi. (…) Désormais, le SNRP peut mobiliser toute la palette du renseignement pénitentiaire – en particulier les moyens de lutte antiterroriste – pour enquêter sur les personnels de l’administration pénitentiaire. » ([155])

Le SNRP est donc en charge du traitement de l’ensemble des signalements ([156]), pour tous les types d’intervenants en détention (personnels de l’administration pénitentiaire, aumôniers, intervenants socio-culturels, partenaires privés,…). Seuls sont exclus de son champ de compétence ses propres agents, pour lesquels les dossiers sont transmis à un service partenaire.

 Deuxième évolution majeure, le développement du criblage des agents pénitentiaires par le SNEAS.

Les candidats aux concours de l’administration pénitentiaire font l’objet, depuis plus d’un an, d’un criblage systématique, dont les résultats sont transmis par le SNEAS avant que le jury ne statue sur l’admission : le jury met une note éliminatoire à tout candidat présentant un risque. Il est notamment tenu compte des éléments qui ressortent au fichier de traitement d’antécédents judiciaires. Cela représente des milliers de criblages puisque le concours de surveillant attire près de 30 000 candidats par an.

Dans les éléments écrits transmis à la commission d’enquête, la direction de l’administration pénitentiaire précise que « les conclusions de l’enquête ne conditionnent pas en tant que telles la prise de fonctions ». En effet, « C’est l’inscription au B2 – ou éventuellement, une condamnation pénale non inscrite au B2 – qui permet d’empêcher le recrutement et non les résultats de l’enquête SNEAS. Si les surveillants pénitentiaires sont concernés par l’article L.114-1 du code de sécurité intérieure qui prévoit l’existence d’enquêtes administratives, aucune disposition ne permet de fonder le veto de l’administration en cas de conclusions défavorables de cette enquête, à la différence de ce qui existe pour les fonctionnaires actifs de la police nationale (article 4 du décret n°95-654 du 9 mai 1995). »

En 2019, le SNEAS a procédé à 6 322 enquêtes, rendu 6 204 avis sans objection et 107 avis d’incompatibilité. Sur ces 107 avis, 90 ont été motivés par des faits de droit commun, 5 par une appartenance à une mouvance contestataire violente et 12 par des liens ou une appartenance à la mouvance islamiste radicale.

En plus de ces enquêtes menées au titre du recrutement, l’administration pénitentiaire a saisi le SNEAS à la fin de l’année dernière pour qu’il réalise des enquêtes sur 59 de ses agents en poste.

 L’administration pénitentiaire a formalisé une procédure de signalement et de remontée d’information.

La remontée des informations, centralisée par le SNRP, émane soit :

 du signalement effectué par les services déconcentrés de l’administration pénitentiaire, principalement la direction interrégionale des services pénitentiaires d’emploi de l’agent concerné, matérialisé par l’envoi d’une fiche type transmise par un canal dédié ([157]) ;

 de la transmission d’informations de la part de particuliers, de services ou d’administrations partenaires (y compris les signalements déposés sur le numéro vert du centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation) ;

 de sources en relation avec le SNRP.

Il n’y a pas de référent « radicalisation » dans le réseau du SNRP, mais il existe des cellules interrégionales du renseignement pénitentiaire dans chaque direction interrégionale des services pénitentiaires, ainsi que des délégués et correspondants locaux du renseignement pénitentiaire dans tous les établissements pénitentiaires, lesquels sont susceptibles de faire remonter ou d’accompagner la formalisation d’une remontée des signalements de radicalisation.

Le directeur de l’administration pénitentiaire a souligné devant la commission d’enquête que la remontée des signalements se faisait de manière assez informelle depuis 2016, compte tenu de leur faible nombre. Selon M. Stéphane Bredin, ces signalements étaient généralement « peu structurés et rarement enrichis d’observations des chefs d’établissements et des directions interrégionales ». Cela a été aussi le cas des signalements transmis après l’attentat du 3 octobre qui se sont révélés « difficiles à traiter, faute d’éléments structurés et précis ». Par conséquent, la direction d’administration pénitentiaire a instauré une procédure systématique et une fiche de signalement détaillée qui doit être adressée aux échelons déconcentrés du SNRP avant d’être transmise au niveau central.

Pour chaque signalement d’un intervenant en détention présentant des signes de radicalisation, le SNRP effectue un contrôle préliminaire ([158]). Les agents du service chargé de cette mission sont assistés par un membre de la sous-direction des ressources humaines de la DAP, qui analyse tout élément susceptible de contrevenir au code de déontologie ou aux droits et obligations des fonctionnaires et agents de l’État. Un criblage dans le cadre de l’EMaP, mobilisant les services partenaires du SNRP, est par ailleurs effectué pour chaque dossier.

Au terme de ces investigations préliminaires, le SNRP transmet un avis à la commission ad hoc pour déterminer les suites à donner à chaque signalement.

S’agissant du suivi opérationnel des personnels de l’administration pénitentiaire soupçonnés de radicalisation, la coordination avec les services partenaires respecte le cadre fixé par le décret du 30 décembre 2019 précité qui délimite le champ d’action du SNRP en matière de prévention du terrorisme à l’enceinte des établissements pénitentiaires. Le suivi des personnels de l’administration pénitentiaire à l’extérieur de ces enceintes est donc confié aux services partenaires que sont la DGSI, le SCRT, la DRPP et la SDAO.

 Des formations destinées aux surveillants pénitentiaires ont été développées.

Dans le cadre de la formation initiale, tout agent de l’administration pénitentiaire reçoit, au sein de l’École nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP), une formation sur le phénomène de radicalisation ([159]).

La formation destinée aux personnels surveillants est d’une durée totale de neuf heures et se divise en trois modules : un module sur les processus et les signes de radicalisation ; un module sur les modes de prise en charge; et un module de travaux dirigés pour travailler sur le repérage et les grilles d’évaluation des détenus mises en place.

Selon Mme Gaëlle Verschaeve, trésorière générale adjointe du syndicat national pénitentiaire - FO Direction, « il existe donc bien une formation, même si elle reste insuffisante et difficile à compléter une fois (…) en poste, cela pour tout corps de l’administration » ([160]).

Enfin, les signes de radicalisation sont bien sûr identiques que la personne concernée soit un surveillant ou un détenu. Par ailleurs, au mois de février dernier, vient d’être ouvert à l’ENAP un bureau de formation au renseignement. Des modules de formation continue à destination des personnels de surveillance devraient donc être dispensés pour les sensibiliser aux risques et à la détection des signes.

4.   Un exemple de secteur privé sensible face au risque de radicalisation : les transports

La Commission d’enquête a fait le choix de traiter des transports publics qui n’appartiennent pas aux services publics régaliens de sécurité, mais qui constituent un secteur dans lequel la radicalisation des agents doit faire l’objet d’une attention particulière, compte tenu de l’enjeu pour la sécurité des voyageurs.

Témoigne de cette préoccupation le dispositif spécifique d’enquêtes administratives dont bénéficie ce secteur, prévu par l’article L. 114-2 du code de la sécurité intérieure ([161]). Cet article a en effet étendu le champ des enquêtes administratives aux décisions de recrutement et d’affectation concernant les emplois en lien direct avec la sécurité des personnes et des biens au sein d’une entreprise de transport public de personnes ou d’une entreprise de transport de marchandises dangereuses. Ces enquêtes sont « destinées à vérifier que le comportement des personnes intéressées n’est pas incompatible avec l’exercice des fonctions ou des missions envisagées » et précisent « si le comportement [des personnes concernées] donne des raisons sérieuses de penser [qu’elles sont susceptibles] de commettre un acte portant gravement atteinte à la sécurité ou à l’ordre publics ». Comme le rappelle le rapport d’information précité sur les services publics face à la radicalisation ([162]), l’employeur (SNCF, RATP, Keolis, …) peut également saisir le SNEAS en cas de doute sur un salarié en poste.

L’article L.114-2 du code de la sécurité intérieure prévoit deux cadres juridiques distincts :

 le cadre applicable aux personnes candidates à un emploi « sensible » ([163]), qu’elles soient extérieures à l’entreprise et souhaitent l’intégrer ou déjà présentes dans l’entreprise sur un autre emploi ([164]). Le SNEAS transmet à l’employeur, dans un délai de deux mois, le résultat de l’enquête, sous la forme d’un simple avis, non motivé, indiquant si le comportement de l’intéressé est compatible ou non avec l’emploi concerné. L’employeur n’est toutefois pas lié par un avis d’incompatibilité et reste libre de procéder au recrutement de la personne visée par l’enquête administrative ;

 le cadre applicable aux salariés en poste sur l’un de ces emplois et dont le comportement laisse apparaître des doutes sur la compatibilité avec l’exercice de ses missions ([165]). Pour ces salariés en poste, un avis simple est communiqué à l’employeur. En cas d’avis d’incompatibilité ([166]), l’employeur doit proposer au salarié concerné un emploi autre que ceux dits « sensibles ». En cas d’impossibilité de réaffecter le salarié sur un autre emploi, l’employeur engage une procédure de licenciement. Les éléments de l’avis n’étant pas transmis, l’employeur ne peut fonder sa décision que sur son sens général, l’incompatibilité valant cause réelle et sérieuse du licenciement ([167]).

En 2019, le SNEAS a réalisé 9 902 enquêtes pour le secteur des transports, soit une progression de 17 % par rapport à 2018. Il a rendu 116 avis d’incompatibilité en 2018 et 78 en 2019. Sur ces 78 avis d’incompatibilité, 63 ont été motivés par des faits de droit commun et 15 ont été motivés par des liens ou une appartenance à la mouvance islamiste radicale.

Les représentants de la SNCF, de la RATP et d’aéroport de Paris (ADP) ont salué, lors de leur audition ([168]), le dispositif mis en place par la loi de 2016. M. Jérôme Harnois, directeur maîtrise des risques, sûreté et affaires institutionnelles et membre du comité exécutif de la RATP, a ainsi dressé un bilan positif de cette procédure : « le secteur des transports publics bénéficie, ce qui est une chance, des dispositions de la loi Savary, dont nous avons vu qu’elle est perfectible, mais qui nous permet depuis 2017 de recruter de manière beaucoup plus sereine que par le passé. (…) Je pense donc que nous avons énormément avancé sur ces sujets en quelques années. Il y a cinq ans, nous n’avions aucune possibilité de savoir, lorsqu’on recrutait quelqu’un, si le comportement de cette personne était compatible avec un métier impliquant de conduire un train contenant des milliers de passagers ou un RER transportant 2 500 personnes à l’heure de pointe. Depuis 2017, d’importantes avancées ont été enregistrées. Nous comptabilisons plus de 8 000 saisines du SNEAS, ce qui est beaucoup pour une si courte période. » ([169])

Cependant, il a été soulevé, devant la commission d’enquête, les difficultés liées au délai de réponse de deux mois du SNEAS, délai peu compatible avec les tensions qui peuvent exister dans le secteur des transports en matière de recrutement. C’est le cas notamment des conducteurs de bus pour lesquels Keolis doit parfois recruter plusieurs dizaines de personnes en intérim en même temps pour assurer les lignes de transport urbain. À cet égard, M. Christophe Merlin, directeur de la sûreté de la SNCF, a indiqué que le groupe ne recrute aucun agent avant la réponse du SNEAS mais que le délai de deux mois est problématique.

 La détection de la radicalisation au sein de la SNCF

La SNCF a mis en place une série d’actions de formation et de prévention sur le risque de radicalisation. Cet arsenal comprend une charte éthique, un règlement intérieur, des kits managériaux, un kit « ressources humaines (RH) » sur la diversité, un baromètre de détection reposant sur des critères fournis par les services de l’État pour mesurer l’état de la pratique religieuse jusqu’à la dérive radicale, plusieurs formations, ainsi que la mise en place d’une « cellule conseil » permettant de recueillir les alertes des managers.

Depuis 2017, la SNCF a envoyé 4 503 demandes d’enquêtes au SNEAS pour des recrutements et reçu 29 avis d’incompatibilité (soit un taux de 0,65 %). 2 000 demandes ont été faites au titre de la mobilité interne et ont donné lieu à 5 avis d’incompatibilité qui se sont traduits par des licenciements. Enfin, 5 demandes d’enquête ont été faites pour des salariés en poste en raison de soupçons de radicalisation, pour lesquelles le SNEAS a rendu un avis de compatibilité.

En outre, M. Christophe Merlin a indiqué que 3 500 signalements de « comportements tangents ou susceptibles de constituer une amorce d’évolution dans la pratique religieuse jusqu’à la radicalisation » ont été effectués au sein de l’entreprise sur la même période. Une dizaine de ces 3 500 alertes ont fait l’objet d’une attention des services de renseignement (renseignement territorial ou DGSI) et un suivi des personnes a été engagé, sans donner lieu à une saisine du préfet pour déclencher une enquête du SNEAS ou conduire à un licenciement. En revanche, quand une transgression de la charte éthique est constatée, elle est systématiquement sanctionnée.

 

 La détection de la radicalisation au sein de la RATP

À la suite des attentats de 2015 qui ont donné lieu à un vif débat sur la capacité de la RATP à faire face au risque interne de radicalisation, celle-ci a mis en place un plan global en matière de laïcité et de lutte contre la radicalisation, intitulé « travailler ensemble ». Ce plan fixe plusieurs dispositions applicables au moment du recrutement et du stage (année dite « de commissionnement »). Il a notamment permis d’introduire dans les évaluations annuelles des angles d’appréciation relatifs au principe de laïcité et de mettre en œuvre un plan complet de formation à destination de l’encadrement supérieur, des managers de proximité, des apprentis et des tuteurs. Un volet « sanctions » a également été arrêté.

Depuis 2017, la RATP a saisi le SNEAS de 5 983 demandes d’enquête pour des recrutements, qui ont donné lieu à 165 avis négatifs, et de 2 931 demandes d’enquête pour des mobilités d’agents d’un poste non sensible vers un poste sensible, qui ont donné lieu à 6 avis négatifs et des licenciements dans la totalité des cas.

S’agissant des agents en poste, la RATP a procédé à trois demandes d’enquête : le SNEAS a donné à deux reprises un avis de compatibilité et le troisième cas est en cours d’examen. Enfin, les services de police ont fait deux à trois signalements ces dernières années pour des agents qu’elle suivait, sans qu’ils aient montré des signes de radicalisation au sein de l’entreprise.

Par ailleurs, des dispositifs renforcés s’appliquent aux agents du groupe de protection et de sécurité des réseaux (GPSR), lesquels sont porteurs d’une arme. Au-delà des enquêtes administratives du SNEAS, le renouvellement du port d’armes, effectué tous les cinq ans, fait l’objet d’une enquête des services de la préfecture de police. En cas de retrait du port d’armes, il est procédé à un licenciement, l’une des conditions essentielles de l’exercice du métier n’étant plus remplie.

 La détection de la radicalisation au sein d’ADP

Seuls les personnels titulaires d’un « badge rouge » peuvent accéder aux zones « réservées » des aéroports. Ces badges sont aujourd’hui attribués et retirés par l’autorité préfectorale, après une enquête de police. La charge de ces enquêtes doit être transférée au SNEAS au cours de l’année 2021. Sur l’ensemble des plateformes parisiennes (Orly, Roissy-Charles-de-Gaulle, Le Bourget), les titulaires de ces « badges rouges » représentent environ 92 % des personnels.

En 2019, 2 800 refus de badges rouges ont été prononcés, les plateformes aéroportuaires rassemblant 122 000 salariés, sans qu’aucun des 6 000 salariés d’ADP ne soit concerné.

Selon le rapport d’information précité sur les services publics face à la radicalisation ([170]), 80 salariés titulaires d’un « badge rouge » feraient l’objet d’un suivi régulier pour radicalisation et 29 d’un suivi ponctuel à l’aéroport de Roissy. Ce chiffre serait de 25 personnes faisant l’objet d’un suivi régulier et 5 d’un suivi ponctuel à l’aéroport d’Orly. Le rapport précité rappelle également les propos qu’avait tenus en décembre 2015, M. Augustin de Romanet, président-directeur général du groupe ADP, celui-ci ayant indiqué que près de 70 agents, sur les 85 000 qui travaillaient dans les zones sécurisées des aéroports d’Orly et de Roissy, s’étaient vu retirer leur badge après les attentats de novembre 2015 notamment « pour des faits de radicalisation » ([171]). Par ailleurs, selon les données transmises par l’UCLAT à la commission d’enquête, 167 individus travaillant dans le secteur aérien seraient inscrits au FSPRT.

Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Henri-Michel Comet, secrétaire général du Groupe ADP, a indiqué que des formations en matière de prévention de la radicalisation ont régulièrement été dispensées aux managers depuis 2016 : 337 cadres ont ainsi été formés à l’occasion de 30 sessions, 8 autres étant programmées pour l’année 2020.

 

 

 


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IV.   Des évolutions sont nécessaires pour renforcer le niveau de sécurité des professions sensibles face au risque de vulnérabilités internes

L’ensemble des services sensibles, au sens de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, et a fortiori les services de renseignement français, a entrepris, depuis 2015, de renforcer les mesures de précaution contre les risques liés à la vulnérabilité et, plus particulièrement, à la radicalisation, de leurs personnels. Les réformes engagées ces dernières années ont incontestablement contribué à renforcer leur sécurité interne, quand bien même l’attentat du 3 octobre 2019 rappelle que les services de renseignement ne sont pas à l’abri de la violence radicale, jusqu’en leur propre sein.

La commission d’enquête a toutefois acquis la conviction qu’un ensemble de mesures mérite d’être recommandé pour consolider la mise en sécurité des services de renseignement, sur une échelle qui va des procédures de recrutement des personnels jusqu’aux dispositifs de contrôle interne, en passant par les procédures d’habilitation au secret de la défense nationale. Ce constat est cohérent avec les décisions annoncées par le Premier ministre dans son communiqué du 21 janvier 2020 et prises sur la base des recommandations formulées par l’inspection de services de renseignement à la suite de l’attentat du 3 octobre 2019 ([172]).

En ce qui concerne plus spécifiquement la préfecture de police et le fonctionnement de son service de renseignement, deux constats se détachent. D’un côté, les éléments portés à la connaissance de la commission d’enquête démontrent que la DRPP s’est engagée tardivement dans une stratégie de montée en gamme de ses dispositifs de sécurité interne. De l’autre, la DRPP s’est clairement inscrite, à partir de l’année 2017, dans une stratégie de rattrapage, sans pour autant avoir atteint, à la date de l’attentat du 3 octobre 2019, les standards de sécurité observés dans les autres services de renseignement français.

Il convient toutefois d’apporter cette indispensable précision : aucune procédure interne, fusse-t-elle strictement appliquée, ne peut totalement prémunir, quelque service que ce soit, contre le risque de passage à l’acte d’un ou de plusieurs de ses personnels. Dans le cas de la DRPP, la commission observe néanmoins que les risques de vulnérabilité interne liés, en particulier, à la montée de l’islamisme, y sont restés trop longtemps sous-estimés. Cet abaissement de la vigilance a indéniablement ouvert des failles de sécurité pour le moins surprenantes s’agissant d’un service de renseignement par ailleurs soucieux de préserver des prérogatives dérogatoires du droit commun. Dès lors, la question du repositionnement de la DRPP au sein du renseignement intérieur français ne peut que se poser selon plusieurs scénarios proposés à la puissance publique, allant du simple aménagement de ses missions les plus sensibles à une réforme structurelle de plus grande ampleur.

Les enquêtes confiées par le Premier ministre à linspection des services de renseignement (ISR)

Par lettres en date du 5 octobre 2019, le Premier ministre a confié deux missions à lISR. La première visait à évaluer les mesures prises par la DRPP pour réduire les risques liés à la vulnérabilité du personnel, en particulier lorsqu’elle se rattache au phénomène de radicalisation, et s’assurer de la fiabilité de ses agents.

La seconde mission, plus générale, portait sur lensemble des services spécialisés de renseignement ainsi que le service central du renseignement territorial (SCRT), la sous-direction de l’anticipation opérationnelle de la gendarmerie nationale (SDAO) et le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP). Elle visait à mesurer les outils et les procédures de détection, de signalement et de traitement des vulnérabilités déployés dans ces services.

Les conclusions de lISR ont été rendues au directeur de cabinet du Premier ministre peu avant la fin de lannée 2019. Selon les indications de son secrétaire général, M. Christian Protar, l’ensemble des recommandations de lISR auraient été reprises par le Premier ministre, lequel a rendu publiques ses décisions le 21 janvier 2010.

Compte tenu de leur caractère classifié, les recommandations de l’ISR n’ont pas été transmises à la la commission d’enquête.

Aussi, votre Rapporteur se propose de décliner les recommandations résultant des investigations de la commission d’enquête autour de trois orientations principales : la nécessité de compléter et d’harmoniser les procédures de recrutement et d’habilitation dans les services sensibles ; le développement de la culture de la vigilance aux risques de vulnérabilité des personnels au sein de ces services ; enfin, le renforcement des contrôles internes de la DRPP à très court terme et son indispensable repositionnement au sein du renseignement intérieur à plus moyen terme.

A.   Compléter et harmoniser les procédures de recrutement et d’habilitation dans les services sensibles

1.   Améliorer le contrôle des recrutements et des emplois

a.   Les procédures de recrutement des services de renseignement devraient faire l’objet d’une harmonisation, afin d’en élever le niveau de sécurité globale

Le recrutement de personnels au sein des services sensibles est à l’évidence une première étape centrale dans la détection des vulnérabilités.

Compte tenu de leurs spécificités et de leur forte exposition au risque, les services de renseignement y veillent tout particulièrement, dans le cadre de procédures plus sécurisées que dans la plupart des autres services. Des procédures de recrutement plus approfondies sont toutefois envisageables.

Au titre des améliorations jugées nécessaires par la commission, votre Rapporteur ne peut qu’appuyer la volonté, annoncée par le Premier ministre dans sa communication du 21 janvier 2020, de systématiser et mieux formaliser les entretiens préalables à l’affectation dans un service de renseignement, y compris la décision de les compléter par des entretiens avec un psychologue et un officier de sécurité.

 

Le rôle de lofficier de sécurité

Lofficier de sécurité, dont le rôle est défini à larticle 15 de lIGI 1300, est un agent nommé par le chef du service. Il est le correspondant du haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) – cest-à-dire la personne chargée dassister le ministre dans lexercice de ses attributions de sécurité de défense et de protection du secret – ainsi que des services enquêteurs. Il est chargé de fixer les règles de sécurité que doivent mettre en œuvre les agents de son organisation, et den contrôler lapplication. Il prend également part aux actions de formation et de sensibilisation des personnels en matière de protection du secret de la défense. Il est par ailleurs chargé de la gestion des habilitations et, en liaison avec les services enquêteurs, du contrôle des accès aux zones protégées.

Les entreprises dont certains salariés sont habilités doivent également désigner un officier de sécurité.

En outre, en vue de renforcer les entretiens préalables, le recrutement au sein des services de renseignement pourrait utilement reposer sur une grille d’analyse unifiée, en vue d’apprécier le profil psychologique des candidats, de mesurer leur adhésion aux valeurs de la République et aux principes qui animent le service auquel ils postulent ([173]). En tant que principaux services enquêteurs, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) pourraient ainsi se voir confier le rôle de chefs de file des recrutements au sein des services de renseignement, notamment en élaborant un format d’entretien et une grille d’analyse communs aux services pour lesquels ils conduisent les enquêtes de sécurité préalables aux habilitations.

Proposition n° 1 : Confier à la DGSI et à la DRSD le rôle de chefs de file des recrutements dans les services de renseignement, notamment par la construction d’un format d’entretien et d’une grille d’analyse types.

b.   Les enquêtes administratives devraient être étendues à l’intégralité des agents des administrations exerçant une mission de sécurité

Les dispositions introduites par la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme ont indéniablement introduit des facteurs de sécurité supplémentaires dans le recrutement sur des emplois sensibles. C’est en particulier le cas des dispositions de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure qui prévoient la possibilité de conduire des enquêtes administratives préalables au recrutement des personnes appelées à exercer les « emplois publics participant à l’exercice des missions de souveraineté de l’État ainsi qu’aux emplois publics ou privés relevant du domaine de la sécurité ou de la défense ».

Toutefois, cette définition ne permet pas de couvrir l’intégralité des risques que peuvent présenter les recrutements au sein de certaines administrations.

Deux exemples permettent d’illustrer cette problématique.

D’une part, les agents d’une administration de sécurité n’exerçant pas eux-mêmes une « mission de souveraineté » sont exclus du champ des enquêtes administratives confiées au service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS). Ainsi, les agents administratifs de la police nationale  à l’exception de ceux bénéficiant d’une habilitation, parmi lesquels sont inclus les personnels administratifs des services de renseignement  ne font pas l’objet d’une enquête préalable de sécurité ([174]). Ils sont pourtant affectés dans des lieux à haute sensibilité, à l’image des commissariats, où ils remplissent des missions indispensables au bon fonctionnement des locaux de police.

De la même façon, les personnels civils des armées ne sont pas soumis aux enquêtes préalables de sécurité, à la différence des militaires ([175]). Ainsi, les personnels civils de la gendarmerie nationale, chargés de missions administratives, logistiques et techniques, échappent aux enquêtes conduites par le SNEAS ([176]). Il en ressort que des personnes présentes dans un même lieu sensible, accueillant parfois du public, font l’objet d’un traitement distinct lors de leur recrutement, du fait notamment de leurs différences statutaires. Au regard des impératifs de sécurité publique, une telle différence de traitement est peu compréhensible. Il faut d’ailleurs observer que des contrôles élémentaires sont conduits sur les personnels civils exerçant dans les sites militaires, en raison de leur sensibilité particulière ([177]), précisément en vue de pallier l’absence d’enquête systématique les concernant.

La commission observe que le dispositif existant offre par conséquent des failles de sécurité et juge indispensable d’étendre très significativement les enquêtes préalables aux recrutements de l’ensemble des fonctionnaires et contractuels présents dans les lieux d’exercice des administrations militaires et des administrations de sécurité exerçant une mission de souveraineté.

Proposition n° 2 : Étendre le champ des enquêtes préalables au recrutement des personnels administratifs des administrations remplissant une mission de sécurité et des personnels civils dans les armées, afin d’assurer un contrôle de l’ensemble des personnels, même non habilités.

Dans le même esprit, la réflexion devrait s’engager pour étendre de champ des enquêtes préalables concernant les agents déjà en poste, de façon à combler plusieurs failles potentielles. En effet, si cette procédure est applicable aux fonctionnaires d’État ainsi qu’aux agents contractuels ([178]), les élèves-fonctionnaires, les fonctionnaires stagiaires ainsi que les personnels administratifs en sont exclus. De la même façon, s’agissant des armées, la procédure des enquêtes administratives s’applique à l’ensemble des militaires, à l’exception toutefois des réservistes et des personnels civils travaillant pour le ministère des Armées ([179]).

Votre Rapporteur recommande par conséquent d’étendre le bénéfice de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure à l’ensemble des personnels administratifs des administrations remplissant une mission de sécurité, ainsi qu’aux personnels civils des armées.

Proposition n° 3 : Étendre la possibilité de demander une enquête administrative pour les agents déjà en poste relevant des personnels administratifs dans les administrations remplissant une mission de sécurité et relevant des personnels civils dans les armées.

c.   Les moyens de contrôle du SNEAS devraient être renforcés

Depuis sa création, l’activité du SNEAS a été fortement consolidée, tant d’un point de vue juridique que des moyens humains et techniques mis à sa disposition. Ce service est désormais l’un des acteurs centraux de la prévention des risques de vulnérabilité au sein des services publics sensibles. Une série de mesures complémentaires pourraient toutefois être prises pour améliorer le traitement des risques internes.


Tout d’abord, en vertu du code de procédure pénale, les enquêtes administratives de l’article L. 114-1 du code de sécurité intérieure peuvent donner lieu à la consultation du fichier du traitement des antécédents judiciaires (TAJ) ([180]). Toutefois, la vérification des suites judiciaires n’est pas ouverte au SNEAS. Il a donc besoin de l’accord d’un magistrat pour consulter les données à caractère personnel relatives aux procédures judiciaires en cours ou close. Pour accéder à ces éléments de procédure judiciaire, il doit adresser une demande spécifique aux services enquêteurs. La modification de cette règle permettrait de consolider la base juridique et de simplifier l’accès du SNEAS à ces informations.

Une mesure de simplification pourrait ainsi consister à modifier l’article R. 40-29 du code de procédure pénale portant sur les conditions d’accès au TAJ. À cet égard, dans le cadre de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation, dont les rapporteurs avaient proposé cette modification ([181]), le ministre de l’Intérieur, M. Christophe Castaner, avait indiqué que des travaux étaient engagés en ce sens. Ces travaux ne semblent pas avoir abouti, le SNEAS ayant soulevé cette problématique devant la commission d’enquête ([182]).

Par ailleurs, la commission d’enquête partage le souhait exprimé par Mme Carine Vialatte, cheffe du SNEAS, quant à la nécessité d’uniformiser l’accès de son service aux archives de la police nationale, de la gendarmerie nationale et de l’autorité judiciaire. Si les archives de la police nationale sont exploitables, la gendarmerie nationale et l’autorité judiciaire semblent en effet avoir développé, selon elle, « une autre interprétation » ([183]).

Proposition n° 4 : Modifier l’article R. 40-29 du code de procédure pénale pour permettre au SNEAS d’accéder à des éléments relatifs aux suites des procédures judiciaires en cours ou closes.

 

Proposition n° 5 : Autoriser le SNEAS à accéder aux archives de la police, de la gendarmerie et de la justice, en tant que de besoin.

La commission d’enquête observe, à la suite des observations formulées par M. Amin Boutaghane, chef de l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), que plusieurs améliorations pourraient être apportées s’agissant du FSPRT, en vue, d’une part, de faciliter son interconnexion avec d’autres fichiers, en particulier le TAJ et le FPR et, d’autre part, de procéder à son actualisation de façon à la fois plus simple et plus fiable. Une extension des dispositions législatives existantes serait nécessaire pour atteindre ces objectifs. De nouveaux outils technologiques pourraient également bénéficier à l’efficacité du FSPRT sur le plan, en particulier, de la reconnaissance faciale.

Proposition n° 6 : Améliorer les interconnexions et les capacités technologiques du FSPRT.

Par ailleurs, votre Rapporteur observe que le travail de recensement des missions de souveraineté de l’État ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense n’est pas achevé ([184]). La constitution de ce catalogue est pourtant indispensable à la bonne conduite des responsabilités incombant au SNEAS, de même qu’à la pleine application de l’article 114-1 du code de la sécurité intérieure, en particulier les possibilités de rétro-criblage.

Proposition n° 7 : Achever le recensement des fonctions relevant de l’exercice des missions de souveraineté de l’État et du domaine de la sécurité ou de la défense au sens de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure.

Enfin, soucieux de répondre aux difficultés apparues dans le cadre de l’« affaire Harpon », s’agissant de la non-exécution de l’obligation de quitter le territoire français visant l’un de ses contacts appartenant à la mouvance salafiste, votre Rapporteur recommande que soit accélérée la mise en œuvre du dernier alinéa de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, qui permet de diligenter des enquêtes administratives visant à s’assurer qu’une personne ayant fait une demande de titre de séjour ne représente pas une menace pour l’ordre public. Ainsi, le SNEAS pourrait, à court terme, être saisi par l’autorité administrative lorsque celle-ci envisage de refuser de délivrer ou de renouveler un titre de séjour.

Proposition n° 8 : Accélérer la mise en œuvre de la possibilité de saisine du SNEAS par l’autorité administrative pour les décisions relatives aux titres de séjour.

d.   Pour le personnel des entreprises de transports, la possibilité de recourir au SNEAS devrait être étendue

Comme votre Rapporteur l’a exposé précédemment, l’article 5 de la loi du 22 mars 2016, dite « loi Savary », offre la possibilité de saisir le SNEAS dans le cadre des recrutements et des mobilités internes, sur la base de l’article L. 114-2 du code de la sécurité intérieure. Il est également possible, pour l’employeur, de diligenter une enquête du SNEAS sur une personne déjà en poste. L’enquête vise alors à démontrer si le comportement de la personne donne des raisons sérieuses de penser qu’elle est susceptible, à l’occasion de ses fonctions, de commettre un acte portant gravement atteinte à la sécurité ou à l’ordre public.

La liste des fonctions pouvant donner lieu à une enquête du SNEAS sur le fondement de l’article L. 114-2 du code de la sécurité est déterminée par l’article R. 114-7 du même code. Si les fonctions de conducteur de véhicules de transport public collectif ou encore d’agent des services internes de sécurité de la SNCF et de la RATP y figurent, la liste ne comprend pas un certain nombre de métiers qui, bien que n’impliquant pas un contact direct avec le public, présentent des enjeux de sécurité, à l’image des métiers de la maintenance ([185]). La proposition formulée par MM. Éric Diard et Éric Poulliat, dans le cadre de leur rapport d’information sur les services publics face à la radicalisation, visant à intégrer ces métiers dans le champ des enquêtes du SNEAS, est toujours d’actualité.

Proposition n° 9 : Intégrer les métiers de la maintenance à la liste de l’article R. 114-7 du code de la sécurité intérieure.

2.   Renforcer les contrôles portant sur les intervenants extérieurs

a.   Les administrations publiques

Si les enquêtes administratives peuvent porter sur les agents des administrations publiques, fonctionnaires et contractuels, ainsi que sur les agents des entreprises de transport, un grand nombre d’emplois ne sont pas concernés. Ainsi, les salariés des entreprises prestataires de services, intervenant dans une administration ayant une mission de sécurité, ne sont pas inclus dans le champ des personnes pouvant faire l’objet d’une enquête du SNEAS.

L’exemple du ministère de l’Intérieur est à cet égard significatif. L’ensemble des services centraux du ministère ([186]) sont classés en « zones protégées », au sens de l’IGI 1300. Seuls les individus autorisés peuvent par conséquent y pénétrer. Pour obtenir cette autorisation, les personnes doivent détenir un badge dont la délivrance est soumise à des enquêtes réalisées par le service de la protection (SDLP). Toute personne entrant sur l’un de ces sites fait donc l’objet d’une enquête, y compris les prestataires extérieurs. À l’inverse la sécurisation des locaux des services déconcentrés répond à des règles variables ([187]), quand bien même des consignes ont été données pour sécuriser l’accès aux points les plus vulnérables (cabinets de préfets, services de protection civile, services des systèmes d’information et de communication,…).


Il paraît toutefois indispensable de déployer une doctrine de sécurité plus large, par exemple en conditionnant l’accès à l’ensemble des locaux des services déconcentrés par les salariés des entreprises prestataires, à un contrôle préalable réalisé par le SNEAS.

Proposition n° 10 : Subordonner l’accès des prestataires extérieurs aux services déconcentrés des administrations ayant une mission de sécurité à un contrôle préalable du SNEAS.

Dans le même ordre d’idée, il n’existe pas de criblage systématique des intervenants et des associations présentes dans les établissements pénitentiaires. Leur nombre, considérable, ne permet pas de diligenter une enquête approfondie pour chacun d’entre eux. Les préfectures réalisent une enquête sur chaque intervenant en détention, sans toutefois saisir l’EMaP pour opérer un criblage de tous les fichiers de renseignement. Les contrôles du service national du renseignement pénitentiaire sont quant à eux ciblés sur les associations intervenant au contact des profils les plus sensibles ([188]).

La commission observe qu’un effort significatif devrait être engagé de façon à ce que l’intégralité des intervenants dans les établissements pénitentiaires puissent faire l’objet d’un criblage reposant sur l’analyse des fichiers à la disposition des services de renseignement.

Proposition n° 11 : Intégrer dans le champ des personnes pouvant faire l’objet d’un criblage par le SNEAS les intervenants en établissements pénitentiaires.

b.   Les entreprises de transport

Les entreprises de transports emploient un grand nombre de sous-traitants et de salariés en intérim, y compris pour des missions sensibles. Or, il est actuellement impossible de mener une enquête sur ces salariés intérimaires et sur les salariés d’entreprises sous-traitantes. Ces personnes n’étant pas directement liées par contrat à l’entreprise de transport, ces dernières ne peuvent demander une enquête à leur sujet.

La commission d’enquête partage le souhait, exprimé par les entreprises de transport et soutenu par MM. Éric Diard et Éric Poulliat dans leur rapport d’information précité, qu’il soit possible de diligenter une enquête sur ces personnels ([189]).

Proposition n° 12 : Permettre aux entreprises de transport de solliciter une enquête du SNEAS sur les salariés des entreprises sous-traitantes et les intérimaires.

Concernant plus spécifiquement le secteur du transport aérien, deux problématiques ont été soulevées par les représentants du groupe Aéroports de Paris (ADP) devant les membres de la commission d’enquête.

En tout lieu, alors que l’accès aux sites aéroportuaires est fortement marqué par une logique géographique, les dispositions résultant de la loi du 22 mars 2016 reposent sur une logique « métiers ». La « zone réservée » des plateformes aéroportuaires d’ADP est ainsi accessible aux seules personnes ([190]) disposant d’un « badge rouge », délivré sur autorisation de la police aux frontières (PAF), tandis que la liste des missions exercées par les salariés d’ADP pouvant donner lieu à une enquête du SNEAS s’appuie sur une approche par métiers. Les enjeux de sécurité propres aux aéroports voudraient par conséquent que les enquêtes du SNEAS soient étendues à l’ensemble des personnels d’ADP exerçant leur mission en « zone protégée », que leur mission figure ou non parmi les métiers sensibles. La conjonction des logiques géographique et par métiers serait de nature à renforcer le niveau de sécurité et à prévenir le risque, pour ADP, de recruter des personnels présentant des vulnérabilités. Cette évolution semble d’autant plus logique qu’à partir de 2021, le SNEAS sera chargé des enquêtes d’accès aux zones protégées aéroportuaires ([191]).

Ensuite, le contrôle effectué sur les personnels présents sur les plateformes aéroportuaires diffère sensiblement selon leur statut. Pour ses propres salariés, ADP peut demander une enquête administrative au SNEAS. Concernant ses sous-traitants, une démarche de révision des contrats de sous-traitance a été engagée par l’entreprise : elle vise à s’assurer que les personnels de ces entreprises sous-traitantes sont formés à la détection des cas de radicalisation. Toutefois, pour les salariés des entreprises autres que sous-traitantes ([192]), ADP ne dispose d’aucun moyen pour contrôler que leurs personnels sont formés à la détection et à la prévention de la radicalisation. Il parait par conséquent indispensable de construire un standard commun de sécurité à l’ensemble des opérateurs.

Pour y parvenir, une démarche de rapprochement avec la préfète déléguée pour la sécurité et la sûreté des plateformes aéroportuaires de Paris-Charles-de-Gaulle, du Bourget et de Paris-Orly est en cours. Dans cette optique, une concertation avec les entreprises concernées, pilotée par l’État, pourrait être menée pour fixer des niveaux de sécurité respectés par toutes les entreprises présentes sur la plateforme aéroportuaire, quel que soit leur statut. Un socle minimal de sécurité pourrait ainsi être constitué de formations à la détection de la radicalisation et de sensibilisation à la nécessité de procéder à des signalements en cas de doute.

Proposition n° 13 : Concernant les plateformes aéroportuaires, compléter la logique « métiers » par une logique « géographique » pour identifier les emplois pouvant faire l’objet d’une enquête du SNEAS.

Proposition n° 14 : Mener une concertation entre l’État, ADP et les entreprises autres que sous-traitantes, dans le but d’établir un standard de sécurité minimale, comprenant le suivi obligatoire, et pour tous les salariés, de formations axées sur la détection de la radicalisation.

3.   Renforcer les procédures d’habilitation et les obligations qui y sont liées

La procédure d’habilitation constitue une phase déterminante pour identifier et écarter les personnes présentant des fragilités, que celles-ci relèvent de la radicalisation ou qu’elles soient d’une autre nature. Les enquêtes préalables revêtent par conséquent une importance stratégique. Quant à la période couvrant la durée de validité des habilitations, elle doit elle aussi faire l’objet d’une attention particulière pour en renforcer le niveau de sécurité.

a.   Le renforcement de l’enquête préalable

Dans ses décisions rendues publiques le 21 janvier dernier ([193]), le Premier ministre a annoncé le regroupement dès le deuxième trimestre 2020, au sein de la DGSI, des services en charge des enquêtes d’habilitation du ministère de l’Intérieur. Cette mesure est cohérente avec les investigations et les recommandations de la commission d’enquête.

La DGSI étant dès à présent chargée des enquêtes de sécurité pour le compte de Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) et de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DRNED), deux services de renseignement du « premier cercle », ainsi que pour l’ensemble des agents de l’État, la DRPP demeurait le seul service de renseignement, hors ceux relevant du ministère des Armées, autorisé à conduire ses propres enquêtes, dans le cadre du protocole précité de février 2019. Le dispositif annoncé par le Premier ministre mettra donc fin à une procédure dérogatoire du droit commun et permettra de standardiser l’ensemble des enquêtes d’habilitation réalisées par les services de renseignement. Votre Rapporteur se félicite par conséquent de cette avancée.

En outre, dans le cadre de la mission qui lui a été confiée à la suite à l’attentat du 3 octobre 2019, « l’ISR a constaté que des agents publics pouvaient se trouver affectés dans un service de renseignement, et y commencer leur activité, alors que les procédures d’habilitation étaient encore en cours » ([194]). Ce constat rejoint également celui établi par la commission d’enquête, quand bien même cette situation ne semble pas se produire dans les services de renseignement de « premier cercle » ([195]).

Votre Rapporteur fait par conséquent sienne la décision, prise par le Premier ministre, visant à ce que « le principe d’habilitation préalable à toute prise de fonction au sein d’un service de renseignement devienne la règle dans tous les services de renseignement, avant la fin de l’année 2020 », tout en veillant à ce que, « d’ici à cette échéance, les services [concernés mettent] en œuvre des procédures transitoires renforcées, sous la supervision du SGDSN ».

La commission d’enquête estime toutefois que cette règle doit non seulement s’appliquer dans les services de renseignement mais également dans l’ensemble des services faisant appel à des personnels habilités.

Proposition n° 15 : Ne jamais intégrer un agent pour lequel la procédure d’habilitation préalable n’est pas arrivée à son terme.

Parmi les décisions du Premier ministre prises sur les recommandations de l’ISR figure la mise en œuvre, progressive d’ici 2021, du traitement renforcé et prioritaire des demandes d’enquête préalable concernant l’ensemble des agents servant au sein d’un service de renseignement.

En effet, la charge de travail que représente, pour la DGSI et la DRSD, les enquêtes préalables aux habilitations, peut expliquer des délais parfois relativement longs. Au regard de la sensibilité particulière des services de renseignement, votre Rapporteur estime, à l’image des recommandations de l’ISR, que leurs agents devraient être prioritaires dans la réalisation des enquêtes de sécurité.

Au-delà, parmi les bonnes pratiques relevées par la commission d’enquête, figure la nécessité de prendre en compte la totalité des conséquences des résultats de l’enquête de sécurité, de façon moins binaire que l’alternative entre le fait d’accorder ou non une habilitation.

En effet, comme le souligne M. Jean-François Ferlet, directeur du renseignement militaire (DRM), il est possible de délivrer une habilitation avec un avis de sécurité d’une durée moindre que la durée normalement prévue. Cette pratique a le mérite d’appliquer un principe de prudence impliquant le réexamen de l’habilitation à brève échéance.

Aussi, votre Rapporteur recommande de recourir davantage à la possibilité d’accorder à l’avis de sécurité une durée inférieure à la durée maximale fixée par l’IGI 1300. En outre, les services les plus sensibles pourraient revoir plus fréquemment les avis de sécurité des habilitations, et ce pour l’intégralité de leurs agents. À titre d’exemple, la DGSE applique la réévaluation des enquêtes tous les cinq ans au maximum ([196]).

Proposition n° 16 : Si, lors de la délivrance ou du renouvellement de l’habilitation un quelconque doute apparaît, accorder à l’avis de sécurité une durée de validité inférieure à la durée maximale prévue.

Par ailleurs, la commission d’enquête constate que le champ d’investigation de la notice individuelle de sécurité 94 A, sur laquelle se fondent les enquêtes de sécurité préalables aux décisions d’habilitation, pourrait être élargi. Le formulaire comporte en effet de très nombreuses questions relatives à la situation personnelle et professionnelle de la personne, ainsi qu’à son entourage proche ([197]). Si ces questions sont essentielles aux services enquêteurs pour repérer d’éventuelles vulnérabilités, elles prennent insuffisamment en compte un certain nombre d’évolutions sociétales.

Le formulaire 94 A pourrait par conséquent utilement être enrichi, conformément aux recommandations formulées par la DRSD dans sa contribution écrite transmise à la commission.

D’une part, les trajectoires familiales sont aujourd’hui variées et changeantes. Il semble dès lors nécessaire d’élargir le champ des questions posées, par exemple aux anciens conjoints du candidat à l’habilitation, au nouveau conjoint du deuxième parent des enfants en cas de séparation, à ses parents… De la même façon, les informations sur la fratrie et les amis du demandeur, ainsi que sur leurs conjoints, pourraient également être utiles. Il semble en effet nécessaire de pouvoir reconstituer un arbre généalogique complet et actualisé de l’environnement propre à chaque candidat à l’habilitation, de façon à apprécier pleinement ses potentielles vulnérabilités.

D’autre part, l’activité et les relations numériques constituent désormais une composante à part entière de la vie sociale des individus. C’est la raison pour laquelle il paraît utile d’intégrer dans le formulaire 94 A des questions portant sur les réseaux sociaux utilisés, la fréquence de connexion, la nature des informations échangées, de façon à mieux appréhender les profils et repérer d’éventuels risques ou fragilités.

Proposition n° 17 : Compléter le formulaire 94 A par des questions portant sur les activités numériques et l’environnement familial élargi et recomposé, y compris passé.

La commission d’enquête a pu observer que la DRSD conduit des enquêtes parmi les plus poussées des services français de renseignement. Outre l’exploitation de la notice individuelle de sécurité 94 A, elle contrôle différents fichiers, produit une enquête de sécurité sur l’environnement familial, impose un entretien en présence d’inspecteurs de sécurité de défense, mène une enquête numérique, une enquête domiciliaire non intrusive, ainsi que des tests et des entretiens psychologiques ([198]).

Votre Rapporteur estime que ce processus, à la fois complet et exigeant, est la garantie d’un haut niveau de sécurité qui gagnerait à être dupliqué dans l’intégralité des services de renseignement.

Proposition n° 18 : Aligner les enquêtes préalables sur les plus hauts standards observés au sein de la communauté du renseignement.

b.   Le traitement renforcé des avis de sécurité

La durée de validité des avis de sécurité est fonction du niveau d’habilitation demandé et ne peut excéder cinq ans pour le niveau très secret défense, sept ans pour le niveau secret défense et dix ans pour le niveau le plus bas, à savoir le confidentiel défense ([199]).

L’avis de sécurité est l’aboutissement de l’enquête administrative menée dans le cadre de l’habilitation : à ce titre, il constitue « une évaluation des vulnérabilités éventuellement détectées lors de l’enquête et permet à l’autorité décisionnaire d’apprécier l’opportunité de l’habilitation de l’intéressé, au regard des éléments communiqués et des garanties qu’il présente pour le niveau d’habilitation requis » ([200]).

La durée maximale de validité des avis de sécurité n’est toutefois pas une borne absolue : les responsables du renseignement français interrogés par commission d’enquête soulignent que cette temporalité n’exclut en rien le déclenchement d’enquêtes, à tout moment et dès lors que de nouveaux éléments le justifieraient.

L’article 26 de l’IGI 1300 précise, en effet, que « tout changement de situation » intervenu en cours de validité de l’avis initial de sécurité, « pourra justifier un réexamen du dossier d’habilitation et, le cas échéant, la saisine du service enquêteur en vue de l’émission d’un nouvel avis ». Cette disposition repose néanmoins sur le principe dit de « transparence », lequel s’appuie tout entier sur le lien de confiance existant entre la personne habilitée et son officier de sécurité auquel il est tenu de signaler, « pendant toute la durée de son habilitation », « tout changement affectant sa vie personnelle (…), professionnelle ou son lieu de résidence » ([201]). Il est évident que cette forme d’« auto-signalement » n’est toutefois pas adaptée aux situations dans lesquelles la personne habilitée répondrait moins à des fragilités personnelles ou professionnelles qu’à une stratégie intégrée de dissimulation.

Au-delà des cas relevant du principe de transparence, l’article 31 de l’IGI 1300 précise que « la décision d’habilitation ne confère pas à son bénéficiaire de droit acquis à son maintien ». Aussi, « l’habilitation peut être retirée en cours de validité ou à l’occasion d’une demande de renouvellement si l’intéressé ne remplit plus les conditions nécessaires à sa délivrance, ce qui peut être le cas lorsque des éléments de vulnérabilité apparaissent, signalés par exemple par (…) le service enquêteur (…), le supérieur hiérarchique ou l’officier de sécurité concerné, à la suite d’un changement de situation ou de comportement révélant un risque pour la défense et la sécurité nationale » ([202]). L’efficacité de ces dispositions repose par conséquent sur la qualité et l’intensité des contrôles internes permettant d’identifier et écarter les agents présentant des fragilités, que celles-ci relèvent de la radicalisation ou qu’elles soient d’une autre nature.

Dès lors, votre Rapporteur estime que deux voies de renforcement du niveau de sécurité des habilitations méritent d’être explorées.

En premier lieu, il convient de donner toute sa force au principe de transparence dont nous venons de voir qu’il s’applique à toute personne habilitée et s’étend aussi bien aux éléments relevant de la vie personnelle (mariage, divorce, PACS, établissement ou rupture d’une vie commune, modification du lieu de résidence,…) ([203]) que professionnelle. En effet, si ce principe semble strictement appliqué dans les services de renseignement du « premier cercle », votre Rapporteur s’interroge sur son complet respect dans les services de renseignement du « second cercle » et, plus encore, dans les autres services faisant appel à des personnes habilitées pour l’exercice de missions sensibles. À cet effet, revoir à la hausse l’application du principe de transparence apparaît indispensable. Un mécanisme de sanctions disciplinaires pour manquement au devoir de transparence pourrait ainsi être inséré dans la refonte en cours de l’IGI 1300. De la même façon, l’obligation de transparence devrait être inscrite dans le règlement intérieur des entreprises privées et des administrations faisant appel à des personnes habilitées, notamment de façon à sensibiliser les agents concernés à son respect le plus strict.

En second lieu, le mécanisme d’habilitation spéciale de sécurité (HSS) appliqué au sein de la DGSE pourrait être une source d’inspiration pour les autres services de renseignement, et ce à deux points de vue.

D’une part, le mécanisme d’HSS fait partie intégrante du statut des fonctionnaires de la DGSE ([204]) et vient par conséquent s’ajouter à l’habilitation de droit commun instaurée par l’IGI 1300. Il supplante même cette dernière dès lors que le retrait de l’HSS entraîne à lui seul le retrait du service et n’a pas à être motivé par l’autorité enquêtrice ([205]).

D’autre part, l’enquête propre à l’HSS permet au service de sécurité de la DGSE de disposer d’informations plus complètes que celles contenues dans le formulaire 94 A et impose aux personnels qui en bénéficient d’informer le service de sécurité de toute évolution de leur situation personnelle, sur un ensemble de points plus larges que les sujets abordés dans le formulaire 94 A ([206]).

Proposition n° 19 : Engager la réflexion sur les services de renseignement et/ou les fonctions sensibles justifiant un mécanisme de double habilitation.

 

Proposition n° 20 : Donner sa pleine mesure au principe de transparence en systématisant la sensibilisation des personnes habilitées à son respect le plus strict, et en instaurant un mécanisme de sanctions disciplinaires en cas de manquement.

Au-delà, dans le cadre de l’application du principe de transparence, le périmètre des changements de situation soumis à l’obligation de signalement mériterait d’être aménagé, notamment en fonction de la sensibilité du service où les personnes habilitées exercent leur mission. Il apparaît en effet indispensable de définir un niveau d’information plus spécifique que celui actuellement communiqué par le biais du formulaire 94 A.

À titre d’exemple, si le détail des informations exigées des agents de la DGSE pour bénéficier de l’HSS n’a pas été communiqué à la commission d’enquête du fait son caractère classifié, le questionnaire qui leur est soumis apparaît tout à la fois plus étendu et plus approfondi que dans le cadre des habilitations de droit commun.

À ce titre, la fréquentation d’une association, d’un lieu de culte ou encore la simple amorce d’une relation personnelle sont autant d’éléments qui ne figurent pas dans la notice individuelle de sécurité 94 A mais dont la connaissance pourrait être utile aux services de sécurité.

Proposition n° 21 : Dans les services de renseignement, élargir le périmètre d’application du principe de transparence sur le fondement d’une liste commune des changements devant être signalés.

Si l’IGI 1300, dans sa version du 30 novembre 2011, prévoit des durées de validité pour les avis de sécurité de cinq ans pour le niveau très secret défense, sept ans pour le niveau secret défense et dix pour le niveau confidentiel, il n’en a pas toujours été ainsi. Dans sa version du 25 août 2003, l’IGI 1300 prévoyait des durées de validité inférieures : de trois ans pour le niveau très secret défense, de cinq ans pour le niveau secret défense et de dix pour le niveau confidentiel défense.

Évolution de la durée de validité des avis de sécurité

 

IGI 1300 dans sa version du

25 août 2003

IGI 1300 dans sa version du

30 novembre 2011

Très secret défense

3 ans

5 ans

Secret défense

5 ans

7 ans

Confidentiel défense

10 ans

10 ans

Source : commission d’enquête, à partir des versions successives de l’instruction générale interministérielle 1300.

Les dispositions relatives à la protection du secret de la défense nationale sont actuellement en voie de modification : par un décret 2 décembre 2019 relatif aux modalités de classification et de protection du secret de la défense nationale ([207]), dont les dispositions entreront en vigueur à compter du 1er juillet 2021, les trois niveaux de classification seront remplacés par deux niveaux seulement : le niveau secret et le niveau très secret ([208]).

À cette fin, l’article 1er du décret n° 2019-1271 du 2 décembre 2019 relatif aux modalités de classification et de protection du secret de la défense nationale précise que « le niveau secret est réservé aux informations et supports dont la divulgation est de nature à porter atteinte à la défense et à la sécurité nationale », tandis que « le niveau très secret est réservé aux informations et supports dont la divulgation ou auxquels l’accès aurait des conséquences exceptionnellement graves pour la défense et la sécurité nationale ».

Par ailleurs, le même article précise que « les informations et supports classifiés au niveau très secret qui concernent des priorités gouvernementales en matière de défense et de sécurité nationale font l’objet de classifications spéciales définies par le Premier ministre ». En conséquence, si le décret du 2 décembre 2019 établit deux niveaux de sécurité, le niveau très secret serait toutefois partagé en deux catégories, la plus élevée s’appuyant sur une classification spéciale.

Il faut observer que les durées de validité des avis de sécurité préalables à l’attribution de ces deux nouveaux niveaux d’habilitation n’étant pas définies par le décret du 2 décembre 2019, elles continuent de relever de l’IGI 1300 dont la modification n’est pas encore intervenue à ce stade. À ce titre, l’article 11 du décret précité prévoit des dispositions transitoires concernant les informations et supports classifiés émis avant le 1er juillet 2021 : les informations classifiées au niveau confidentiel défense seront traitées et protégées comme des informations classifiées au niveau secret ; les informations classifiées au niveau secret défense seront traitées comme des informations classifiées au niveau très secret ; enfin, les informations classifiées au niveau très secret défense seront traitées comme des informations classifiées au niveau très secret dans le cadre d’une classification spéciale.

Ainsi, sans qu’il soit possible de tirer des conclusions définitives de la réforme conduite par le SGDSN, il semblerait qu’elle tende à supprimer la classification de plus bas niveau, au profit d’une classification commune à celui-ci et au niveau intermédiaire (secret), et à maintenir le plus sécurisé (très secret), le cas échéant assorti d’une classification spéciale lorsque les informations et supports concernés le justifient.

Dans ce cadre, votre Rapporteur souligne la nécessité de revoir la fréquence des avis de sécurité en privilégiant toujours la durée de validité la plus courte. Il souhaite ainsi que la suppression du niveau de classification le plus bas ne conduise pas à un nouvel allongement de la durée de validité des avis de sécurité mais entraîne, au contraire, sa diminution. À ce titre, il recommande que la durée maximale de validité des avis de sécurité relatifs au niveau secret s’établisse à sept ans et à cinq ans au maximum pour le niveau très secret. S’agissant des habilitations au niveau très secret reposant sur la classification spéciale mentionnée à l’article 1er du décret du 2 décembre 2019, votre Rapporteur recommande d’en revenir à la périodicité de trois ans appliquée avant 2011.

Proposition n° 22 : Réduire la durée de validité respectivement à sept ans et cinq ans pour les avis de sécurité des deux niveaux de classification prévus par le décret n° 2019-1271 du 2 décembre 2019, et porter cette validité à seulement trois ans dans l’hypothèse des classifications spéciales.

La réduction de la durée de validité des avis de sécurité pose néanmoins la question des moyens qui sont attribués aux services qui en ont la charge. De ce point de vue, il faut rappeler que les ressources supplémentaires allouées ces dernières années aux services de renseignement n’ont que peu bénéficié aux équipes chargées de conduire les enquêtes de sécurité ([209]). En effet, depuis en particulier la série d’attentats de l’année 2015, plusieurs milliers de recrutements ont été affectés dans des divisions opérationnelles sans toujours faire monter en puissance les services soutiens d’habilitation, si bien que leur adaptation capacitaire est désormais un enjeu stratégique.

Proposition n° 23 : Adapter les moyens capacitaires des services chargés des enquêtes de sécurité aux besoins présents et futurs en procédures d’habilitation. 

Outre un réexamen plus fréquent de la situation des agents habilités, il convient de développer les contrôles réalisés au cours de la période de validité de l’habilitation. Dans cette optique, l’usage des rétro-criblages en cas de doute et des contrôles inopinés doit pouvoir être renforcé, en particulier dans les services du « second cercle ».

Dans le cadre des auditions menées par la commission d’enquêtes, plusieurs responsables de services relevant du « premier cercle » ont expliqué utiliser cette possibilité fréquemment. M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, a notamment insisté sur la capacité de l’inspection générale de la sécurité intérieure ([210]) à mener des enquêtes discrètes et efficaces dans le cas de soupçons de radicalisation ou de changement dans la vie personnelle des agents. De la même manière, le service de sécurité de la DGSE assure « le suivi des agents pendant toute leur carrière, et il peut être amené en cas de doute à mener des enquêtes plus approfondies » ([211]). Cette pratique gagnerait à être diffusée dans tous les services employant des personnes habilitées.

Proposition n° 24 : Pour les agents habilités, renforcer l’usage du rétro-criblage et des contrôles inopinés.

B.   Développer une véritable culture de la vigilance aux risques de vulnérabilité

1.   Définir une procédure de signalements claire et connue de tous

Le cas de Mickaël Harpon le démontre : le signalement interne des signes de vulnérabilité, et tout particulièrement de radicalisation, est la clef d’une chaîne hiérarchique efficace et protectrice. Sans cette culture du risque, a fortiori indispensable dans un service renseignement, il est à craindre que la sécurité interne des services concernés soit sujette à de sérieuses failles.

Cela implique, en premier lieu, de définir une procédure de signalement claire et connue de chaque agent. Ainsi que l’a souligné le directeur général du renseignement intérieur, M. Nicolas Lerner, « il est très important que l’ensemble des agents d’une structure ait en tête les circuits de signalement qui peuvent les amener à porter une information à la connaissance de l’instance d’inspection et que ces circuits, de plus, puissent garantir parfaitement l’anonymat du signalement. C’est donc le cas à la DGSI et je ne sais pas s’il en était de même à la DRPP. Mais il est très important qu’il en soit ainsi dans l’ensemble des structures et services de renseignement. » ([212])

Cela implique, en second lieu, de porter une attention toute particulière au management de proximité, rouage essentiel dont on a vu qu’il a été défaillant dans l’« affaire Harpon ». Dès lors, des actions soutenues et répétées de sensibilisation et de formation doivent être conduites à destination de tous les agents concernés et, plus spécifiquement, de la hiérarchie intermédiaire.

Proposition n° 25 : Conduire des actions soutenues et répétées de sensibilisation et de formation des agents à la remontée hiérarchique des signalements internes pour développer la culture de la vigilance aux risques de vulnérabilité.

Comme votre Rapporteur l’a exposé précédemment, des procédures précises ont été établies dans plusieurs services publics. C’est le cas notamment de la gendarmerie nationale, au sein de laquelle le dispositif de remontée d’information, mis en place dès 2013, a fait l’objet de directives écrites en 2015. C’est également le cas des armées et de l’administration pénitentiaire.

La même préoccupation a conduit à la rédaction du guide relatif à la mise en œuvre des dispositions du IV de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure et de l’article L. 4139-15-1 du code de la défense ([213]), lequel comprend la description des circuits de signalement selon la nature du service et des fonctions exercés par les personnes faisant l’objet d’un signalement.

Aussi, votre Rapporteur estime que la diffusion d’un modèle de fiche de signalement serait de nature à permettre aux services enquêteurs de disposer d’éléments structurés et précis, ainsi qu’à consolider les dossiers en vue d’éventuels contentieux.

Proposition n° 26 : Établir un modèle de fiche de signalement afin de consolider les dossiers en vue d’un passage au contentieux.

Votre Rapporteur considère que la généralisation de référents « radicalisation » ayant une compétence spécifique en matière de radicalisation interne serait de nature à faciliter les signalements et la formalisation de ceux-ci.

À titre d’exemple, la gendarmerie nationale s’est dotée de 152 postes de « référents évaluation technique », présents dans chaque formation administrative et groupement de gendarmerie. Distinct de l’officier adjoint « renseignement », ce référent est plus spécifiquement chargé du suivi des individus radicalisés évoqués en GED. À ce titre, il organise la remontée des signalements relatifs aux personnels relevant de sa formation et dont le comportement est susceptible d’être incompatible avec la mission exercée, en raison d’une adhésion à une idéologie radicale ou extrémiste. Il constitue ainsi le point de contact unique de l’échelon central sur cette thématique.

Proposition n° 27 : Généraliser la mise en place de référents chargés de la radicalisation interne.

Plusieurs des responsables entendus par la commission d’enquête ont préconisé la mise en place d’une plateforme anonymisée ou partiellement anonymisée dédiée aux signalements internes.

M. Frédéric Lagache, délégué général du syndicat Alliance, a souligné l’importance de l’anonymisation du signalement : « est-il simple, pour un policier, de dénoncer un collègue chez qui il aurait perçu quelques changements ? Non, bien évidemment. C’est la raison pour laquelle, nous avons proposé au préfet de police le principe de l’anonymisation partielle. Si le nom du policier qui signale un collègue ne doit pas être connu de ce dernier, il n’est pas question non plus de favoriser les règlements de comptes ; son nom devra donc être connu de son directeur – et non pas de sa hiérarchie directe. Cette anonymisation a un autre avantage : si l’enquête menée démontre que le collègue ciblé n’est pas radicalisé, il devra réintégrer son service. Sans le principe de l’anonymisation, ses rapports avec le policier qui l’a signalé seraient alors compliqués. » ([214])

Le directeur général du renseignement intérieur, M. Nicolas Lerner, fait le même constat : « nous devons en permanence accroître notre niveau de vigilance et faire en sorte que le moindre signal, notamment au sein d’un service de renseignement ou, de manière plus générale, dans un service dépositaire de la souveraineté, soit rapporté, ce qui implique, comme nous l’avons fait en interne, à la DGSI, de réfléchir aux modalités de son expression. Le signalement doit être nécessairement discret car il est compréhensible qu’un collègue de travail n’ait pas envie d’en signaler un autre. De plus, le signalement ne doit pas porter préjudice à celui qui l’effectue ([215]). » La DGSI a ainsi mis en place une procédure garantissant l’anonymat des signalements qui y sont effectués.

C’est pourquoi votre Rapporteur préconise d’organiser à très court terme, en lien avec les organisations représentatives, une concertation portant sur la création d’une plateforme anonymisée ou partiellement anonymisée destinée au recueil des signalements internes pour l’ensemble des professions sensibles.

Proposition n° 28 : Mettre en place une plateforme anonymisée ou partiellement anonymisée destinée aux signalements internes des professions sensibles.

2.   Renforcer les outils de traitement des cas de radicalisation

a.   Consolider les procédures à l’encontre des agents radicalisés

Si les dispositions des articles L. 114-1 et L. 114-2 du code de la sécurité intérieure ont ouvert la possibilité de soumettre plusieurs catégories d’emplois sensibles à des enquêtes administratives, dans le but de vérifier que le comportement des personnes concernées n’est pas incompatible avec l’exercice de leurs missions, et notamment le risque de radicalisation, les sanctions qui en découlent souffrent de fragilités sérieuses lorsqu’elles font l’objet, ce qui est fréquent, d’un recours devant le juge administratif.

Dès lors que les éléments recueillis par l’enquête administrative recouvrent des informations sensibles, confidentielles, établies par exemple sous la forme de « notes blanches » et portant sur les sources de signalement ou encore les modalités de suivi des personnes concernées, il n’est pas rare que les services de renseignement refusent d’en transmettre le contenu dans le cadre d’une procédure contradictoire. La non-transmission d’éléments tangibles peut alors conduire la juridiction saisie à annuler, faute de données factuelles suffisamment précises, les sanctions prises par l’autorité administrative ([216]).

Ce risque, souligné par plusieurs des responsables auditionnés par la commission d’enquête, ainsi que par le rapport d’information du 27 juin 2019 relatif aux services publics face à la radicalisation ([217]), justifie de s’interroger sur l’aménagement du principe du contradictoire et, en particulier, sur « la possibilité d’introduire (…) une forme de contradictoire, dit ʺ asymétrique ʺ, consistant à donner au juge, mais pas au requérant, accès à certaines notes confidentielles des services de renseignement, ce qui suppose que le magistrat soit habilité au secret défense » ([218]), cette réforme ayant été proposée par le rapport précité.

À cet égard, le général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, estime que des adaptations du principe du contradictoire faciliteraient la mise en œuvre de procédures disciplinaires en matière de radicalisation : « L’utilisation dans les procédures disciplinaires d’éléments confidentiels  qu’ils soient couverts ou non par le secret de la défense nationale et qu’ils soient fournis ou non par un service de renseignement  constitue une difficulté : il est compliqué de communiquer ces éléments, mais nous y sommes obligés en application du principe du contradictoire. La proposition n° 7 du rapport d’information [relatif aux services publics face à la radicalisation] permettrait sans doute, par l’application d’une forme asymétrique du principe du contradictoire, de mieux traiter ces cas. » ([219])

Dans le même esprit, l’ancien directeur général de la sécurité intérieure, M. Patrick Calvar, a considéré devant la commission d’enquête qu’une évolution était nécessaire sur ce sujet : « Nous avons eu beaucoup de problèmes dans le nucléaire, par exemple, avec l’autorité judiciaire ou administrative, qui requérait de notre part des éléments et des précisions que nous ne pouvions dévoiler sans ʺ griller ʺ nos sources, si vous me passez cette expression. Il y aurait sans doute des propositions à formuler pour faire évoluer le cadre. Je sais par exemple que certaines requêtes soumises au Conseil d’État transitent désormais obligatoirement par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), dès lors qu’un service de renseignement pourrait être impliqué ; c’est une disposition de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Cette possibilité pourrait être étendue aux plateformes aéroportuaires, au nucléaire, aux zones sensibles. Il pourrait également y avoir un dialogue direct entre le service et le magistrat pour éclairer celui-ci dans sa décision. C’est d’ailleurs une pratique qui existe dans d’autres pays. » ([220])

L’articulation d’un dispositif reposant sur l’asymétrie de la procédure contentieuse parait toutefois extrêmement délicate compte tenu de la portée constitutionnelle du principe du contradictoire, rattaché à celui des droits de la défense, lequel résulte de l’article 16 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 ([221]). Aussi, l’hypothèse de la spécialisation des magistrats appelés à connaître de ce contentieux paraît-elle la plus adaptée pour répondre au risque évoqué plus haut.

 

La procédure de contradictoire asymétrique en matière de contentieux du renseignement

La loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement ([222]) a confié au Conseil d’État le contentieux du renseignement en premier et dernier ressort ([223]) et a créé en son sein, une formation de jugement spécialisée, dont les membres sont habilités au secret de la défense nationale pour juger ces recours.

Les affaires traitées par cette formation spécialisée suivent une procédure particulière qui concilie le caractère contradictoire de la procédure et la protection du secret de la défense nationale : les membres de la formation spécialisée ont accès à des informations confidentielles, qu’ils vérifient, mais ces informations ne sont pas communiquées aux requérants.

Les décisions rendues par cette formation spécialisée sont publiques mais ne peuvent en aucun cas révéler les éléments couverts par le secret. Lorsque la formation de jugement constate labsence dillégalité, sa décision indique au requérant ou à la juridiction de renvoi quaucune illégalité na été commise, sans confirmer ni infirmer la mise en œuvre dune telle technique ([224]). Lorsquelle constate une illégalité, elle en informe le requérant mais ne révèle aucune information classifiée ([225]).

Cette asymétrie a été validée expressément par le Conseil constitutionnel et par le droit de lUnion européenne. Elle est en effet compensée par les pouvoirs dinstruction dont disposent les membres de la formation spécialisée, qui leur permettent de se prononcer en toute connaissance et de la faculté quils ont de se saisir doffice de tous les moyens ([226]), afin de compenser lignorance dans laquelle se trouve le requérant.

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 23 juillet 2015 sur la loi relative au renseignement ([227]), affirme que le législateur a « opéré une conciliation qui nest pas manifestement déséquilibrée entre, dune part, le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, le droit à un procès équitable et le principe du contradictoire et, dautre part, les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, dont participe le secret de la défense nationale ».

Dans sa décision du 18 juillet 2013 « Kadi II » ([228]), la Cour de Justice de lUnion européenne reconnaît que « des considérations impérieuses touchant à la sûreté de lUnion ou de ses États membres ou à la conduite de leurs relations internationales peuvent sopposer à la communication de certaines informations ou de certains éléments de preuve à la personne concernée ». Le droit de lUnion européenne admet aussi lexistence de procédures similaires en matière de secret des affaires ([229]) et de pratiques anticoncurrentielles ([230]).

Si la Cour européenne des droits de lHomme na pas eu à statuer sur cette procédure, il apparaît cependant quelle est conforme aux exigences de larticle 6 en matière de procès équitable. À cet égard, le Conseil d’État cite par analogie larrêt Van Wesenbeeck ([231]), par lequel la Cour rappelle que laménagement du débat contradictoire et de ladministration de la preuve dans des cas particuliers n’était pas contraire à larticle 6§1 de la Convention lorsquil sagissait de concilier plusieurs intérêts en présence, dont la sécurité nationale.

Dès lors, deux options paraissent envisageables.

La première consiste à désigner des magistrats spécialement habilités à juger du contentieux concernant les mesures disciplinaires prises à l’encontre des agents radicalisés. Ce scénario présenterait toutefois une certaine complexité. En effet, contrairement au contentieux de la mise en œuvre des techniques de renseignement soumises à autorisation, qui relève de la seule compétence du Conseil d’État, les recours contre les décisions de radiation relèvent des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel. Ce premier scénario impliquerait par conséquent de doter chacune de ces juridictions de magistrats habilités. En outre, une telle évolution ne résoudrait pas la question du respect des droits de la défense.

La seconde option pourrait consister à créer une juridiction dûment spécialisée. L’analyse produite devant la commission d’enquête par M. Stéphane Bredin, directeur de l’administration pénitentiaire, est de ce point de vue intéressante : « Étant magistrat  financier  de profession, je suis sensible au respect des fondamentaux du métier de juge administratif tout en étant conscient de l’utilité que peut avoir la spécialisation. Je ne sais pas, toutefois, s’il faudrait aller jusqu’à instituer une juridiction spécialisée. Il ne faut pas s’attendre à un abaissement du niveau d’exigence et de protection juridique au seul motif que les juges seraient spécialisés : l’exemple des cours d’assises spécialement composées montre qu’il n’en est rien. Toutefois, il pourrait y avoir des avantages à ce que ce contentieux, qui reste rare et d’une technicité particulière  et qui renvoie à un système de preuves qui n’est pas dans l’ADN du magistrat administratif moyen  fasse l’objet d’une certaine spécialisation  en première instance ou en appel. Il est à l’heure actuelle difficile, dans ce type d’affaires, de convaincre les juges de première instance. » ([232]) Ce scénario offrirait l’avantage de préserver les droits de la défense, tout en confiant la responsabilité du contentieux concerné à des magistrats spécialement formés à ses particularismes.

Proposition n° 29 : Engager la réflexion sur une adaptation du principe du contradictoire pour le contentieux des mesures disciplinaires prises à l’encontre des agents radicalisés afin de garantir la confidentialité des informations transmises au juge. À défaut, instituer une juridiction spécialisée, en première instance ou en appel, composée de magistrats dûment habilités et formés. 

b.   Assouplir l’obligation de reclassement dans le secteur des transports

L’article L. 114-2 du code de la sécurité intérieure précise que « l’autorité administrative avise sans délai l’employeur du résultat de l’enquête ».

Dans le cadre d’une enquête réalisée pour un recrutement ou un changement d’affectation, le SNEAS transmet à l’employeur, dans le délai de deux mois, les résultats de ses investigations sous la forme d’un avis simple (non motivé). À l’inverse, dans l’hypothèse où l’enquête porte sur un salarié en poste, celui-ci est destinataire de l’avis motivé, dans le délai d’un mois. L’employeur n’est en revanche destinataire que d’un avis simple ([233]). En d’autres termes, quelle que soit l’hypothèse retenue, les entreprises concernées ne sont pas destinataires des motivations des avis du SNEAS. Dès lors, l’employeur fonde sa décision sur le seul sens de l’avis, ce dernier valant cause réelle et sérieuse de licenciement.

Or, la non-motivation des avis d’incompatibilité pour l’employeur rend en réalité inapplicable le principe de reclassement prescrit par l’article L. 114-2 du code de la sécurité intérieure, selon lequel, lorsque l’enquête fait apparaître que le comportement du salarié est incompatible avec la mission qui lui est confiée, « l’employeur lui propose un emploi autre que ceux en lien direct avec la sécurité des personnes et des biens au sein d’une entreprise de transport public de personnes ou d’une entreprise de transport de marchandises dangereuses et correspondant à ses qualifications ». Ce n’est que s’il est impossible de procéder au reclassement, ou en cas de refus du salarié, qu’une procédure de licenciement peut être engagée.

Selon les entreprises consultées par la commission d’enquête, cette obligation de reclassement est en réalité irréalisable : faute de connaître les raisons qui ont conduit le SNEAS à émettre un avis défavorable, elles préfèrent appliquer le principe de précaution et se séparer du salarié concerné. Cette application extensive de la loi donne lieu à des contentieux, peu favorables aux entreprises, étant donné qu’elles ne peuvent s’appuyer sur les motivations du SNEAS pour justifier leur décision.

Au-delà, M. Jérôme Harnois, directeur de la maîtrise des risques, de la sûreté et des affaires institutionnelles, membre du comité exécutif de la RATP, a indiqué à la commission d’enquête que les entreprises de transports demandaient expressément une évolution concernant l’obligation même de reclassement : « La loi oblige à procéder à des mesures de reclassement. Or nous ne le souhaitons pas. À travers l’Union des transporteurs publics et ferroviaires (UTP), nous souhaitons une évolution législative sur ce point, pour que ne soit pas laissée à la charge de l’entreprise la gestion d’un individu qui se serait manifestement, au vu du SNEAS, radicalisé. Telle est la position assez ferme de l’entreprise. » ([234])

Dès lors, il semblerait plus raisonnable au regard des enjeux de sécurité des emplois concernés, de placer les entreprises de transport face à une alternative plus favorable à l’application du principe de précaution :

 dans l’hypothèse où cela ne menacerait pas le secret de la défense nationale, le SNEAS pourrait communiquer aux employeurs les motivations de son avis négatif portant sur une personne déjà en poste. Dans ce cas de figure, et si la menace identifiée chez le salarié ne devait pas justifier son renvoi, l’entreprise de transport devrait assurer son reclassement. À l’inverse, si le degré de dangerosité représenté par le dossier du salarié devait empêcher toute activité au sein de l’entreprise, il pourrait être procédé à son renvoi. Pour ce faire, une procédure inspirée de celle applicable dans le cadre de la commission de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure pourrait être mise en place ;

 dans l’hypothèse où il serait impossible de communiquer au transporteur les motivations de l’avis négatif du SNEAS, sauf à remettre en cause le secret de la défense nationale, l’obligation de reclassement de l’article L. 114-2 du code de la sécurité intérieure ne s’appliquerait pas.

Proposition n° 30 : Lorsque cela ne porte pas atteinte au secret de la défense nationale, communiquer aux entreprises de transport la motivation des avis d’incompatibilité sur les personnes déjà en poste. À défaut, l’obligation de reclassement pourrait être levée.

 

 

 

c.   Formaliser l’adhésion aux valeurs de la République

Votre Rapporteur considère que la mise en place d’un outil juridique permettant de garantir l’adhésion des agents des professions de sécurité aux valeurs républicaines, notamment au principe de laïcité et à la neutralité du service public, permettrait de consolider les procédures disciplinaires engagées à l’encontre des agents présentant des signes de radicalisation.

Dans les éléments écrits transmis à la commission d’enquête, l’ancien préfet de police, M. Michel Delpuech, a préconisé de réfléchir à une « meilleure affirmation juridique de l’adhésion nécessaire à la devise et aux valeurs de la République » et a suggéré de mettre en place une procédure de type « prestation de serment ».

Certes, l’obligation de neutralité et le respect du principe de laïcité sont affirmés à l’article 25 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires ([235]). Par ailleurs, le code de déontologie de la police nationale applique ces mêmes principes en évoquant le devoir de réserve ([236]) et la loyauté au service des institutions républicaines ([237]).

En outre, plusieurs agents de services publics de sécurité prêtent déjà serment. C’est par exemple le cas des gendarmes, en application du décret du 27 septembre 2013 relatif à la prestation de serment des militaires de la gendarmerie nationale ([238]) ou encore des agents de l’administration pénitentiaire, en vertu de l’article 14 du décret du 30 décembre 2010 portant code de déontologie du service public pénitentiaire ([239]).

Votre Rapporteur propose que ces particularismes deviennent la règle pour l’ensemble des agents des professions sensibles. Non seulement l’étape de la prestation de serment revêtirait une portée éminemment symbolique marquant l’engagement solennel au respect des principes républicains, mais elle apporterait, dans l’hypothèse de sa rupture, des arguments juridiques supplémentaires dans le cadre des procédures disciplinaires.

Proposition n° 31 : Instaurer, pour l’ensemble des agents des professions sensibles, une prestation de serment affirmant leur adhésion aux valeurs de la République.

3.   Renforcer et étendre la formation au risque de radicalisation interne

La mise en place d’une forte culture de la vigilance au risque de radicalisation implique le développement des politiques de sensibilisation et de formation à l’égard des agents publics, notamment dans les secteurs sensibles.

Outre les progrès accomplis en ce domaine par la police nationale ([240]) et les avancées présentées par le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) dans les éléments écrits transmis à la commission d’enquête, attestant d’un bilan important, plusieurs personnes entendues par la commission ont considéré que la formation restait encore insuffisante dans l’ensemble des services publics de sécurité, notamment en ce qui concerne la problématique spécifique de la radicalisation des agents publics.

Ainsi, M. Christophe Rouget, secrétaire général adjoint du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, a souligné lors de son audition que la formation sur la radicalisation interne restait insuffisante : « Actuellement, personne ne sait vraiment détecter un collègue qui se serait radicalisé, personne ne connaît les signaux faibles. Nous devons par conséquent intégrer, dans les formations, initiale et continue, des modules sur cette thématique, c’est essentiel. » ([241])

M. Frédéric Lagache, délégué général du syndicat Alliance, a partagé le même constat : « Concernant les formations, initiale et continue (…), aucune d’elle n’évoque le phénomène de radicalisation et les signaux auxquels il conviendrait d’être attentifs. Aucun module n’évoque l’islam radical et les raisons amenant à une radicalisation. De telles formations sont essentielles. Seule la formation continue sensibilise les policiers au principe de la laïcité, et ce depuis 2007. Or, en Île-de-France – le secrétariat général pour l’administration de la police (SGAP) regroupe les départements du 91, 95, 78 et 77 et les deux plateformes aéroportuaires, soit quelque 10 000 collègues –, seuls 3 200 policiers ont été sensibilisés. Je précise que les agents affectés aux services de renseignement disposent, eux, d’un module complet obligatoire. » ([242])

De même, dans les éléments écrits transmis à la commission d’enquête, le syndicat UFAP-UNSa Justice constate : « le personnel ne bénéficie d’aucune formation efficace sur la question du terrorisme islamiste, de la diffusion de l’idéologie djihadiste et de l’islam radical en milieu carcéral. L’information dispensée sur le sujet reste très sommaire et engendre plus de confusion et d’interrogations qu’elle n’apporte de réponses et de moyens d’agir et de réagir. Dans cette formation, il n’existe pas de volet spécifique sur la radicalisation des agents ni sur les potentielles interférences entre les détenus terroristes islamistes ou radicalisés et les personnels en contact quotidien avec eux. »

C’est pourquoi votre Rapporteur considère qu’il est impératif de déployer plus fortement la formation à la détection du risque de radicalisation interne dans le cadre de la formation initiale et de la systématiser pour les encadrants dans le cadre de leur formation continue.

Proposition n°32 : Rendre obligatoire un module de formation à la détection de la radicalisation interne dans le cadre de la formation initiale et, s’agissant de la formation continue, veiller à ce que tous les encadrants bénéficient d’une formation adaptée dans les deux prochaines années.

C.   Les propositions intéressant la DRPP

Les meurtres perpétrés à la préfecture de police de Paris le 3 octobre 2019, par un agent de la direction du renseignement, ont mis en lumière le caractère primordial de la sécurité interne des services de renseignement. La culture de la vigilance aux risques liés à la vulnérabilité du personnel et, plus particulièrement, à la radicalisation et, de façon plus générale, l’attention portée à la fiabilité des agents du renseignement, sont des données stratégiques.

Au terme d’une réflexion nourrie de nombreuses auditions, l’objectif de la commission d’enquête consiste à relever les incohérences, les limites, voire les failles mises à jour par ses travaux, dans le but de s’interroger sur les remèdes susceptibles d’être employés, avec cette donnée fondamentale que les services de renseignement ne sont évidemment pas à l’abri de la violence radicale, jusque parfois en leur propre sein.

De ce point de vue, les constats établis par la commission sont d’une assez grande sévérité concernant le degré de préparation de la DRPP aux risques de vulnérabilité des personnels qui la composent. Plusieurs indices recueillis par la commission accréditent en effet cette thèse : un mode de recrutement parfois inadapté, particulièrement au sein de la section informatique où était employé l’auteur de l’attentat ; un dispositif d’habilitation au secret de la défense nationale, phase essentielle pour évaluer les éventuelles fragilités des candidats, très largement autonomisé ; des dispositifs de contrôle interne insuffisants compte tenu de la sensibilité des missions inhérentes à tout service de renseignement intérieur.

Les problématiques sont vraisemblablement anciennes. D’un côté, l’ancien directeur de la DRPP, M. René Bailly, a indiqué à la commission que sa nomination, en 2009, visait à « rétablir la circulation de l’information sur les ponts de l’Île de la Cité » ([243]), soulignant ainsi la nécessité de renforcer la coordination avec les autres services du renseignement intérieur. De l’autre, Mme Françoise Bilancini, directrice actuelle de la DRPP, a indiqué avoir été nommée, en 2017, dans le but d’en « professionnaliser » et d’en « moderniser » le fonctionnement ([244]), ce qui s’est traduit par plusieurs transformations d’ampleur, y compris du point de vue de la sécurisation bâtimentaire et informatique de son service.

Au total, et malgré des progrès indéniables, l’architecture et les méthodes de travail de la DRPP semblent éloignés des standards de sécurité interne observés au sein de la communauté du renseignement.

Dès lors, la commission estime que deux réflexions doivent être engagées. La première vise le renforcement, à très court terme, du niveau de sécurité interne de la DRPP. Plusieurs propositions de votre Rapporteur vont en ce sens. La seconde pose la question du repositionnement, à moyen terme, de la DRPP au sein du renseignement intérieur français.

1.   À court terme : rehausser le niveau de sécurité interne de la DRPP

La commission d’enquête estime que l’alignement de la DRPP sur les standards des autres services de renseignement est une première étape essentielle.

Elle considère que la création à très court terme d’une structure de contrôle et d’enquête interne à la DRPP est indispensable. L’intérêt d’une telle structure serait de disposer d’un moyen de contrôle proche des services, tout en étant détaché du travail opérationnel de renseignement, de façon à exercer un regard neutre sur les pratiques et les risques potentiels. Un tel service devrait pouvoir poursuivre au moins deux objectifs : veiller au comportement des agents, notamment en ce qui concerne la consultation de documents classifiés et l’obligation de transparence concernant tout changement de situation ; élaborer des pratiques et des règles de sécurité permettant de renforcer le niveau de sécurisation de la DRPP et d’orienter la DGSI, en tant que service enquêteur, quant aux habilitations devant faire l’objet d’un réexamen. Selon les informations recueillies par la commission, un travail de préfiguration d’un tel service aurait d’ores et déjà été engagé au sein de la DRPP. Votre Rapporteur ne peut qu’encourager à ce qu’il soit opérationnel à brève échéance.

En outre, la structuration d’un réseau d’officiers de sécurité pourrait utilement compléter la création d’un service de contrôle interne. Les méthodes retenues dans d’autres services de renseignement démontrent que l’existence d’un réseau d’officiers de sécurité constitue un maillon essentiel de la chaîne sécuritaire ([245]) en ce qu’il permet de détecter des signaux faibles et facilite la remontée d’informations. Ainsi, la création d’un service de contrôle interne, relayé au niveau de chaque service par des officiers de sécurité chargés d’assurer la transmission efficace de l’information, est un scénario éprouvé par les services de renseignement les plus sécurisés. Votre Rapporteur estime que ce mode de management de proximité gagnerait à être pleinement et rapidement déployé au sein de la DRPP.

Proposition n° 33 : Créer, au sein de la DRPP, une unité de contrôle interne, relayée dans chaque service par un réseau d’officiers de sécurité, chargée de veiller au respect des dispositifs de sécurité et de bonne application du principe de transparence.

Enfin, toujours dans une optique de court terme, votre Rapporteur estime que davantage de passerelles technologiques et humaines devraient être mises en œuvre entre la DRPP, la DGSI et les services de renseignement territorial des départements d’Île-de-France qui ne sont pas du ressort de la préfecture de police. Le partage et l’interaction des moyens technologiques entre services, le développement de la mobilité du personnel et la mutualisation des ressources humaines, pourraient permettre de rehausser le niveau général de sécurité et la qualité de la coopération entre services.

Proposition n° 34 : Développer les échanges technologiques et humains entre la DRPP et les autres services de renseignement intérieur (SCRT, DGSI).

2.   À moyen terme : repositionner la DRPP au sein du renseignement intérieur

Les compétences spécifiques et dérogatoires de la préfecture de police en font une administration unique dont plusieurs travaux récents interrogent la pertinence ([246]). Compte tenu des investigations qui lui étaient confiées, circonscrites aux dysfonctionnements révélés par l’attentat du 3 octobre 2019, la commission d’enquête ne saurait conclure de ces seuls travaux à la nécessité d’une refonte totale de la préfecture de police.

Toutefois, les constats établis par la commission soulèvent la question du maintien d’un service de renseignement dédié au sein de la préfecture de police. De ce point de vue, votre Rapporteur voit un lien entre la forte autonomie accordée à la préfecture de police au sein du dispositif national de sécurité publique et les transformations insuffisantes engagées par son service de renseignement pour renforcer sa sécurité interne, malgré le contexte d’affirmation de la violence radicale.

Dès lors, deux scénarios sont envisageables.

Le premier porte sur la redistribution des prérogatives exercées par la DRPP, qui serait donc supprimée, dans le prolongement de plusieurs préconisations passées ou récentes. À titre d’exemple, dans son rapport fait au nom de la commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 ([247]), notre ancien collègue, M. Sébastien Pietrasanta, préconisait, d’une part, la création d’une nouvelle direction générale du renseignement territorial, regroupant la sous-direction de l’anticipation opérationnelle de la gendarmerie nationale (SDAO), le service central du renseignement territorial (SCRT) ainsi que l’activité en matière d’information générale de la DRPP, et d’autre part, le rattachement des autres missions assurées par la DRPP, dont la lutte contre le terrorisme, à un bureau zonal de la DGSI.

A minima, le second scénario vise à recommander le transfert à la DGSI des missions de la DRPP en matière de lutte contre le terrorisme. Votre Rapporteur observe, en effet, que la nécessité d’un très haut niveau de sécurité et de coordination des services dans la lutte contre le terrorisme a justifié d’en confier le rôle de chef de file à la DGSI. Une étape supplémentaire consisterait à structurer une organisation plus intégrée de la lutte contre le terrorisme s’agissant de Paris et des départements de la petite couronne. Au fond, il ne s’agirait que d’aller au bout de la logique qui a vu les relations et la coordination s’approfondir entre la DRPP et la DGSI au cours des dernières années. Dans cette hypothèse, le renseignement général demeurerait sous le contrôle du préfet de police à l’appui des missions d’ordre public qui lui sont confiées.

Quel que soit le scénario retenu, la commission d’enquête écarte par conséquent le statu quo et sera attentive aux préconisations qui pourraient être retenues dans le cadre du Livre blanc sur la sécurité intérieure en cours de finalisation.

Proposition n° 35 : Engager le repositionnement de la DRPP au sein du renseignement intérieur, selon deux scénarios possibles, allant de la refonte totale au transfert a minima des activités de lutte contre le terrorisme vers la DGSI.

 


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   EXAMEN du rapport

La commission d’enquête examine le présent rapport au cours de sa réunion du mercredi 10 juin 2020.

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous allons procéder à l’examen du rapport de notre commission d’enquête.

Nos travaux se sont déroulés dans un climat de sérénité qui fait honneur à notre commission. Le choc puissant causé par ce drame a été durement ressenti par tous les services concourant à la sécurité nationale, particulièrement au sein de la préfecture de police (PP). Cette attaque est inédite à deux égards : d’une part, elle est la première à se dérouler au sein d’un service de renseignement, qui ne comprend que des agents habilités à la protection du secret de la défense nationale – c’était le cas de l’auteur de l’attaque – et qui, par nature, devrait être hautement sécurisé ; d’autre part, elle est la première attaque « bleu sur bleu », c’est-à-dire commise par un membre de la police contre d’autres membres de la police.

Face à l’horreur de cet événement, il nous fallait déterminer quelles failles du système de lutte contre le terrorisme et quels dysfonctionnements des processus de détection de la radicalisation islamiste ont concouru à ce que l’attaque ne puisse être évitée.

Pour comprendre le contexte très particulier qui s’est installé ces dernières années au sein de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), nous avons auditionné ses agents, sa directrice ainsi que le prédécesseur de celle-ci. Les nombreux dysfonctionnements ayant conduit à une absence de détection de la radicalisation de Mickaël Harpon ont provoqué notre sidération : malgré des évolutions assez perceptibles dans son comportement, telles que la phrase « C’est bien fait » tenue par Mickaël Harpon à propos de l’attaque de Charlie Hebdo, aucun signalement formel n’a eu lieu, aucune investigation complémentaire n’a été menée. Tous ces signaux faibles auraient pourtant dû conduire immédiatement à un signalement à la hiérarchie de la préfecture de police, au retrait de son habilitation au secret de la défense nationale et à son départ de la DRPP, voire de la PP. Ces informations n’ont toutefois pas dépassé l’entourage professionnel proche de l’auteur de l’attaque. Cette absence de remontée de la chaîne hiérarchique traduit des défaillances individuelles, mais surtout un dysfonctionnement collectif de la DRPP, incapable de créer des dispositifs de protection adaptés et aveugle au risque de radicalisation en interne.

Les auditions de représentants des autres services de renseignement nous ont permis de mesurer l’écart existant entre ces services et la DRPP, dont les dispositifs de sécurité se caractérisaient par un niveau d’exigence inférieur. Les procédures d’habilitation et de contrôle interne, insuffisantes, ont empêché l’application d’un indispensable principe de précaution.

Au regard de l’importance du sujet de la radicalisation, nous ne pouvions pas limiter notre réflexion à la DRPP et aux services de renseignement. Nous appuyant sur le rapport de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation, rédigé par Éric Diard et Éric Poulliat, nous avons élargi nos travaux aux professions sensibles – police, gendarmerie, armée, professions stratégiques concourant à la sécurité nationale, avec une attention particulière pour le secteur pénitentiaire et les transports.

Ainsi, 810 individus inscrits au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) exercent ou ont exercé une profession sensible. Des progrès ont été réalisés avec l’extension du champ des enquêtes réalisées par le service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS), mais cela reste insuffisant dans de nombreux services sensibles : faiblesse de la formation, absence encore fréquente de référents radicalisation, non-formalisation des signalements, limitation du champ des enquêtes administratives. À titre d’exemple, le recrutement des personnels administratifs des administrations remplissant une mission de sécurité et des personnels civils dans les armées ne fait pas l’objet d’enquêtes du SNEAS.

Ces constats sont partagés par les membres de la commission d’enquête, au-delà de leurs orientations politiques. Ils ont conduit à la formulation par le rapporteur de trente-cinq recommandations, toutes utiles et pertinentes : je forme le vœu qu’elles soient appliquées le plus vite possible car il y a urgence à améliorer la détection de la radicalisation.

L’une des propositions majeures de ce rapport ne recueillera pas l’unanimité : la DRPP pourrait disparaître au profit d’une organisation plus classique, ses missions de lutte contre le terrorisme étant transférées à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), tandis que le renseignement de proximité serait rattaché à la direction générale du renseignement territorial. Mon approche diffère un peu : la lutte contre le terrorisme devrait être rattachée à la DGSI afin d’unifier et de centraliser nos services de renseignement intérieur. La DGSI, qui a fait la preuve de sa qualité, de son exigence et de son professionnalisme, doit devenir l’acteur unique du renseignement intérieur, en relation avec le renseignement territorial. La multiplication des acteurs augmente en effet les risques de dysfonctionnements. Le statu quo, après ce qu’il s’est passé, ne me paraît pas pertinent.

Mickaël Harpon n’aurait jamais dû se trouver à la DRPP et l’imam de Gonesse n’aurait jamais dû rester en France : si ces deux principes de bon sens avaient été appliqués, cette tragédie aurait sans doute été évitée. Le parcours de cet imam révèle une succession de failles administratives, dont une obligation de quitter le territoire français qui n’a pas été exécutée. Il n’est pas le seul, hélas, dans cette situation, mais cela doit inviter à une prise de conscience forte. Un individu inscrit au fichier des personnes recherchées (FPR) et au FSPRT, qui se trouve en infraction avec les règles de séjour sur le territoire national, doit être expulsé immédiatement. Le principe de précaution doit prévaloir : un étranger en France qui rompt le pacte républicain et représente une menace, ou même un risque de menace, ne doit pas rester sur le territoire national. Ce principe devrait être systématique et appliqué sans exception ; c’est une des recommandations que je formule à l’issue des travaux de notre commission, même si elle ne recueillera pas l’unanimité.

Voilà, mes chers collègues, les conclusions que je tire personnellement des auditions que nous avons conduites. Nous avons rencontré des agents endeuillés, dans une institution traumatisée, et avons mesuré la force du choc subi par la DRPP. Je pense aux agents qui ont vécu ce drame et sont encore en service, et surtout aux victimes, les quatre policiers et agents administratifs de la préfecture de police qui sont tombés le 3 octobre 2019, à leurs familles et à leurs proches. Je veux également exprimer ma reconnaissance à toutes les femmes et à tous les hommes qui luttent avec force contre le terrorisme depuis plusieurs années. La menace reste plus que jamais d’actualité car nos ennemis risquent de profiter des fragilités que connaît notre pays en ce moment : il ne faut donc pas baisser la garde. J’invite ceux qui sont en charge de diriger le pays à écouter les propositions de notre commission.

M. Florent Boudié, rapporteur. Cet attentat a revêtu une portée exceptionnelle car il a frappé en plein cœur l’une des institutions les plus établies de la République. Cette attaque « bleu sur bleu » est une première sur le territoire national. Il fallait impérativement que la représentation nationale puisse analyser et comprendre les circonstances de cet attentat, raison pour laquelle nous avons débuté nos travaux dès le 15 octobre dernier. La difficulté était de comprendre l’émotion tout en faisant preuve du sang-froid nécessaire pour examiner les événements. Les défaillances ayant conduit à cet attentat sont autant structurelles que conjoncturelles ; il reviendra au parquet national antiterroriste de les qualifier juridiquement et de leur donner, le cas échéant, une suite judiciaire.

Nous avons mené un travail de contextualisation, pour comprendre comment fonctionne la DRPP dans le monde du renseignement français, et de comparaison avec les standards de sécurité et de contrôle interne appliqués dans d’autres services de renseignement. L’une des spécificités de la DRPP, c’est son autonomie. Nous avons auditionné l’ensemble des acteurs de premier plan du renseignement français – les directeurs de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et de la DGSI, les responsables du renseignement militaire –, avec les contraintes attachées à la confidentialité des informations qu’ils manipulent. Nous avons fait également le choix d’examiner l’ensemble des services publics sensibles, y compris les transports.

Je veux saluer le travail approfondi mené par nos collègues Éric Diard et Éric Poulliat dans le cadre de la mission d’information qu’ils ont conduite sur les services publics face à la radicalisation, et les remercier pour les observations très pertinentes dont ils ont fait bénéficier notre commission. Leurs travaux ont été une source d’inspiration pour notre rapport.

J’en viens à l’essentiel, c’est-à-dire aux conclusions que je tire de ces six mois d’investigations. Je me suis astreint à une règle extrêmement simple : m’efforcer de dresser, sans détour et sans fausse pudeur, l’ensemble des constats – parfois très sévères – que nous avons faits et sur lesquels nous avons échangé à de nombreuses reprises. Sans revenir sur chacune des trente-cinq recommandations que j’en ai tirées, j’en évoquerai les axes principaux.

Nous avons relevé au sein de la DRPP des failles structurelles et des failles conjoncturelles. Pour ce qui est des secondes, c’est-à-dire celles relevant de l’état d’esprit et des modalités de fonctionnement de la DRPP, je commencerai par rappeler que l’auteur de l’attaque de la préfecture de police évoluait au sein de la cellule de maintenance informatique de la DRPP et était, à ce titre, habilité à la protection du secret de la défense nationale. Au moins jusqu’en 2017, année de la prise de fonctions de la nouvelle directrice de la DRPP, les procédures d’habilitation étaient d’un standard très inférieur à ceux des principaux services de renseignement auditionnés. En outre, certains comportements de Mickaël Harpon auraient dû, en tant que tels, conduire à se poser des questions, notamment sa pratique plus rigoriste qu’auparavant de sa religion, certains aspects de son comportement avec les femmes – sur ce point, si les témoignages n’ont pas toujours concordé, certains indices auraient dû être relevés –, mais aussi et surtout le fait qu’il ait dit « C’est bien fait ! » après l’attentat de Charlie Hebdo, ce qui constituait une forme d’apologie du terrorisme. Nous estimons que, dès cette époque, c’est-à-dire dès le mois de janvier 2015, quatre ans et neuf mois avant l’attentat du 3 octobre 2019, Mickaël Harpon aurait dû être écarté de la direction du renseignement de la préfecture de police.

J’insiste sur le fait que la DRPP est un service de renseignement, qui doit à ce titre appliquer des règles de sécurité interne beaucoup plus strictes que celles d’autres services de sécurité. Or, force est de constater que l’information relative à cet événement de 2015 n’a pas dépassé le stade hiérarchique le plus immédiat. Le commandant chef de la section nous a indiqué qu’il n’avait lui-même jamais été formé à la détection des risques de vulnérabilité et de radicalisation. C’est là le dysfonctionnement le plus grave de l’affaire Harpon, parce qu’il révèle à la fois la faiblesse du chaînage hiérarchique au sein du service de renseignement de la préfecture de police et un déficit ancien de prise en compte du risque de vulnérabilité interne en général et du risque de radicalisation en particulier ; au fond, ce dysfonctionnement révèle aussi la faiblesse de la culture de la vigilance, pourtant indispensable à tout service de renseignement, vis-à-vis des menaces externes, mais aussi internes. L’attaque du 3 octobre 2019 s’inscrivait pourtant dans un contexte éminemment sensible, celui de la nécessaire prise en compte des risques de vulnérabilité et de radicalisation depuis les attentats de Toulouse et Montauban en 2012, et surtout depuis la série d’attentats ayant frappé notre pays en 2015.

En ce qui concerne les failles structurelles, nous avons constaté qu’un effort important de sécurisation interne avait été entrepris depuis l’arrivée de Mme Françoise Bilancini à la tête de la DRPP en 2017. Cet effort a consisté à accroître la sécurité bâtimentaire et informatique, et à mettre à niveau les procédures d’habilitation, notamment par la signature d’un protocole avec la DGSI. L’attaque du 3 octobre 2019 a également conduit à une nouvelle étape du renforcement des standards de sécurité, avec des mesures de sécurité bâtimentaire supplémentaires, et la formalisation des mécanismes de signalement. De ce point de vue, notre constat est sans appel, et le préfet de police a été très clair sur ce point lors de son audition : ce n’est qu’après l’attentat du 3 octobre 2019 qu’ont été formalisées des procédures de signalement internes. Je suis convaincu qu’en échappant au droit commun parce qu’elle fait partie d’une institution elle-même autonome, la direction du renseignement de la préfecture de police s’est éloignée des pratiques les plus strictes appliquées dans les autres services de renseignement, en particulier les services du premier cercle – c’est pourquoi je pose, à la fin de mon rapport, la question du repositionnement de la DRPP au sein du renseignement français.

Nous avons également recherché des informations concernant l’ensemble des services publics sensibles, à commencer par les services de sécurité, et avons fait le constat d’une montée en puissance de la sécurisation de l’ensemble des services sensibles. Témoigne de cette attention la mise en place en 2017 du SNEAS, chargé de mener les enquêtes en amont du recrutement des agents dans ces secteurs. Ce service procède à des rétro-criblages pour des agents déjà en poste, en vue de permettre leur radiation en cas de radicalisation avérée et dans le cadre d’une procédure spécifique. Si la présence d’agents radicalisés au sein de ces services reste limitée – c’est ce que nous avons constaté –, le risque n’en demeure pas moins réel. À la fin de l’année 2019, on dénombrait ainsi 810 individus « pris en compte », selon l’expression administrative consacrée, au sein du FSPRT exerçant ou ayant exercé une ou plusieurs professions sensibles, ce qui est un chiffre limité compte tenu de la masse des agents concernés, mais montrant cependant que la menace est bien réelle.

En ce qui concerne plus spécifiquement les services de renseignement, les auditions des responsables de ces services par la commission d’enquête ont montré que le risque de radicalisation des agents se traduit par des procédures de contrôle renforcées, notamment au moment du recrutement ou de l’habilitation au secret défense : depuis 2014, seize personnes ont ainsi été écartées des services de renseignement pour leur potentielle radicalisation ou celle de leur entourage.

Le rapport de la mission d’inspection des services de renseignement, demandé par le Premier ministre aussitôt après l’attentat du 3 octobre 2019, a cependant mis en évidence que, si les services de renseignement disposaient d’outils opérationnels pour faire face au risque de radicalisation, les pratiques n’étaient pas les mêmes partout et dans tous les services. Plusieurs préconisations de mon rapport visent à apporter des réponses à cette problématique, car nous estimons que le manque d’uniformité et d’unité dans les procédures de sécurité interne, notamment des services de renseignement, est l’une des raisons pour lesquelles la DRPP a failli en amont de l’attentat du 3 octobre 2019.

Au sein des forces armées et de la gendarmerie, le nombre d’agents présentant des signes de radicalisation est également limité. Pour les armées, une trentaine de militaires font l’objet d’un suivi pour suspicion de radicalisation, et deux militaires d’active font actuellement l’objet d’une inscription au FSPRT. Sur les 130 000 personnels d’active et de réserve de la gendarmerie nationale, vingt-cinq agents présentent des éléments objectifs de radicalisation, dont seize sont en lien avec l’islamisme et neuf avec l’ultra-droite. La mise en place d’enquêtes administratives au moment du recrutement, de procédures formalisées de signalement et de référents « radicalisation » témoigne de la vigilance des armées et de la gendarmerie face au risque de la radicalisation.

L’administration pénitentiaire a recensé, entre 2015 et mars 2020, quatre-vingt-dix-neuf signalements au titre de la radicalisation, dont vingt sont postérieurs au 3 octobre 2019. Plusieurs évolutions récentes ont permis d’améliorer la détection des agents radicalisés : depuis le 30 décembre 2019, le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) a vu son champ de compétences, jusque-là limité aux détenus, être étendu aux personnels de l’administration pénitentiaire, ce qui est un point très important. Par ailleurs, le SNEAS réalise des criblages systématiques pour les candidats aux concours de l’administration pénitentiaire ; cette dernière a aussi saisi le SNEAS pour effectuer le rétro-criblage de cinquante-neuf agents en poste. Enfin, une procédure de signalement et de remontée d’information a été formalisée.

Depuis la loi du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs, dite loi Savary, les entreprises de transport peuvent demander au SNEAS de réaliser un criblage des candidats à un emploi sensible, qu’ils soient extérieurs à l’entreprise et souhaitent l’intégrer ou qu’ils occupent déjà un autre emploi au sein de l’entreprise. Un criblage peut également être réalisé pour des salariés déjà en poste sur un emploi sensible et dont le comportement laisse apparaître des doutes sur leur éventuelle radicalisation. En 2019, le SNEAS a réalisé 9 902 enquêtes pour le secteur des transports et a rendu 78 avis d’incompatibilité. Parmi ceux-ci, 63 ont été motivés par des faits de droit commun et 15 par des liens ou une appartenance à la mouvance islamiste radicale – ce qui témoigne de la nécessité de faire preuve d’une vigilance particulière dans ce domaine.

Les travaux de la commission d’enquête ont montré qu’il fallait encore consolider la politique de prévention et de détection de la radicalisation et, dans ce domaine, mes propositions se déclinent autour de trois orientations principales : compléter et harmoniser les procédures de recrutement et d’habilitation dans les services sensibles ; renforcer la culture de la vigilance aux risques de vulnérabilité des personnels au sein de ces services ; enfin, s’agissant de la DRPP, à court terme, renforcer les contrôles internes, et à moyen terme, envisager son repositionnement au sein du renseignement intérieur.

En premier lieu, je plaide pour que les procédures de recrutement fassent l’objet d’une harmonisation au sein des services de renseignement, notamment par la mise en place de grilles d’analyse harmonisées et d’entretiens avec un psychologue et un officier de sécurité, réalisés avant tout recrutement.

Il est également indispensable d’étendre le champ des enquêtes administratives réalisées par le SNEAS aux personnels administratifs des administrations remplissant une mission de sécurité et aux personnels civils des armées, mais également aux prestataires extérieurs des services déconcentrés des administrations ayant une mission de sécurité, à tous les intervenants en établissements pénitentiaires et, dans le secteur des transports, aux salariés des entreprises sous-traitantes et aux intérimaires. Nos travaux ont en effet mis en évidence dans ce domaine des angles morts méritant une plus grande vigilance de la puissance publique.

Le renforcement des procédures d’habilitation paraît également indispensable, compte tenu du caractère très sensible des professions concernées. Conformément aux conclusions du rapport de l’inspection des services de renseignement et à la communication faite par le Premier ministre le 21 janvier dernier, la commission d’enquête préconise de ne plus procéder à l’intégration d’un agent sans attendre l’achèvement de la procédure d’habilitation préalable – nous avons en effet été médusés d’apprendre que cela pouvait arriver.

De même, il est souhaitable d’aligner, pour l’ensemble des services, les enquêtes préalables sur les plus hauts standards observés au sein de la communauté du renseignement. En fait, il n’y a pas de service de renseignement qui soit secondaire : chaque service – même ceux qui, comme la DRPP, ne font pas partie du premier cercle – doit suivre le standard le plus élevé afin de lui permettre de faire face au risque que représente la vulnérabilité potentielle de ses agents.

De façon générale, comme l’a montré l’audition du DGSE, il faut donner sa pleine mesure au principe de transparence, en imposant à chaque agent de signaler tout changement de situation le concernant, y compris une conversion religieuse, sous peine de sanctions immédiatement applicables. Il faut donc systématiser la sensibilisation des personnes habilitées au respect le plus strict du principe de transparence, et instaurer un mécanisme de sanctions disciplinaires en cas de manquement.

Enfin, le champ d’investigation de la notice individuelle de sécurité 94A – le document support des enquêtes de sécurité préalables aux décisions d’habilitation – pourrait être complété par des questions portant sur le mode de vie, les activités numériques et l’environnement familial élargi et recomposé, afin que soient pris en compte les nouveaux usages et les ramifications complexes des nouvelles compositions familiales.

Une deuxième série de préconisations du rapport, s’adressant en priorité à la DRPP, vise à développer une culture de la vigilance au risque de vulnérabilité et de radicalisation. Le cas de Mickaël Harpon le démontre : le signalement interne des signes de vulnérabilité, tout particulièrement de radicalisation, est essentiel en termes d’efficacité. Cela implique de définir une procédure de signalement claire et connue de chaque agent, donc formelle – ce qui n’était pas le cas à la DRPP –, notamment avec la mise en place d’un modèle de fiche de signalement, mais aussi de porter une attention toute particulière au management de proximité, qui doit bénéficier d’actions de sensibilisation et de formation ciblées. Il arrive en effet que des formations existent, mais qu’elles soient trop éloignées de la réalité. De même, la généralisation de référents « radicalisation », ayant une compétence spécifique en matière de radicalisation interne, serait de nature à faciliter les signalements.

Une plateforme intégralement ou partiellement anonymisée et dédiée aux signalements internes permettrait, j’en suis convaincu, de lever les réserves de certains agents qui craignent les conséquences pour eux-mêmes d’un signalement au sein de leur service. Sur ce point, je souhaite que s’engagent rapidement des concertations avec les représentants des services de sécurité, afin de déterminer les modalités de création et de fonctionnement d’un tel dispositif.

Enfin, il convient de consolider les procédures à l’encontre des agents radicalisés. En effet, les sanctions prises en application des articles L. 114-1 et L. 114-2 du code de la sécurité intérieure souffrent de sérieuses fragilités lorsqu’elles s’appuient sur des éléments de preuve confidentiels que les services de renseignement ne peuvent pas prendre le risque de rendre publics dans le cadre d’un contentieux. La non-transmission d’éléments tangibles peut alors conduire la juridiction saisie à annuler, faute de données factuelles suffisamment précises, les sanctions prises par l’autorité administrative. Une telle situation peut conduire à la réintégration d’un agent radié, alors même que de lourdes présomptions pèsent sur lui.

Une forme de contradictoire « asymétrique » – un sujet sur lequel nos collègues Éric Diard et Éric Poulliat ont beaucoup travaillé – a souvent été évoquée au cours des auditions. Cependant, après avoir longuement hésité, il me semble que l’instauration d’une juridiction spécialisée en première instance ou en appel, composée de magistrats dûment habilités et formés, constituerait une solution plus opérationnelle, mais aussi respectueuse du principe du contradictoire.

En outre, je suis convaincu de l’importance de l’adhésion des agents des professions de sécurité aux valeurs républicaines, notamment au principe de laïcité et à la neutralité du service public. Dans la continuité des travaux menés récemment par Éric Diard sur ce point – ainsi que d’une proposition formulée devant notre commission d’enquête par l’ancien préfet de police Michel Delpuech –, je propose de généraliser la prestation de serment pour l’ensemble des agents des professions sensibles. Non seulement cette prestation de serment revêtirait une portée éminemment symbolique marquant l’engagement solennel au respect des principes républicains, mais elle apporterait, dans l’hypothèse de sa rupture, des arguments juridiques supplémentaires dans le cadre des procédures disciplinaires.

Enfin, pour ce qui est des réformes intéressant la DRPP elle-même, le statu quo ne me paraît pas envisageable. Sur le plan conjoncturel, mais aussi structurel, ses faiblesses trouvent en partie leur origine dans le fait que son autonomie la conduit à s’affranchir des standards de sécurité s’imposant aux autres services de renseignement. En effet, si l’instruction générale interministérielle n° 1300 fait de la DGSI le service enquêteur pour les procédures d’habilitation du ministère de l’intérieur, dans le cadre d’une lecture juridique très souple de l’IGI 1300, la DRPP a préféré continuer de se charger elle-même de ses propres enquêtes d’habilitation : c’est ainsi que l’autonomie institutionnelle historique de la préfecture de police conduit à abaisser le niveau de sécurité interne.

Il faut donc modifier les choses, en procédant de manière échelonnée dans le temps. À très court terme, il est indispensable que la DRPP s’aligne sur les standards de sécurité les plus élevés des autres services de renseignement. Cette démarche, engagée par la directrice de la DRPP depuis 2017 dans une logique de rattrapage, n’était pas achevée en octobre 2019 : quand Mickaël Harpon a frappé, la DRPP n’avait donc pas encore atteint le niveau de sécurité requis.

À moyen terme, il faut que la DRPP s’interroge sur son positionnement dans le monde du renseignement français. Deux scénarios sont envisageables. Le premier s’inscrit dans la continuité de réflexions plus ou moins récentes – je pense notamment au rapport rédigé au cours de la législature précédente par nos collègues Georges Fenech et Sébastien Pietrasanta – qui préconisent la suppression de la DRPP et la redistribution de ses missions de renseignement territorial, de sécurité intérieure et de lutte antiterrorisme entre les différents services existants, en créant au besoin de nouvelles entités territoriales.

Le second scénario consiste, a minima, à clarifier les missions concernant la lutte antiterroriste dans la continuité de l’action entreprise en ce sens par plusieurs gouvernements. Dans la mesure où la DGSI est chef de file de la lutte antiterroriste, il serait cohérent de lui confier à titre exclusif la partie relevant aujourd’hui aussi des attributions de la DRPP.

Sans prétendre être un spécialiste du monde du renseignement – même si j’en sais un peu plus à ce sujet au bout de six mois de travail –, j’ai été stupéfait, comme le président Ciotti et tous ceux qui ont pris part aux travaux de notre commission, par l’état d’impréparation d’un service de renseignement français au sein d’une institution de la République particulièrement importante et exposée. Les quelques propositions que je vous fais visent à ce que des services aussi stratégiques soient mieux préparés aux risques de vulnérabilité, notamment au risque de radicalisation.

M. le président Éric Ciotti. Merci, monsieur le rapporteur, pour votre travail et vos propositions. La réflexion par laquelle vous venez de conclure votre intervention résume bien les enjeux de cette commission d’enquête.

M. Meyer Habib. J’ai été membre de plusieurs commissions d’enquête depuis que je suis parlementaire, et je tiens à vous rendre hommage, monsieur le président et monsieur le rapporteur, pour la qualité du travail que vous avez accompli dans des conditions forcément difficiles à la suite du tragique attentat du 3 octobre 2019. Vous avez su casser les postures politiques, ce qui n’est pas toujours le cas et ce qui fait honneur à la représentation nationale et à notre pays : bravo pour avoir fait ce que les Français attendent de nous !

La France est atteinte par un cancer, celui de l’islam politique, qui n’est pas toujours violent. Dans ce contexte, le doute doit toujours profiter aux Français, et toutes les administrations doivent faire preuve de la plus grande prudence dans leurs procédures de recrutement. Je rappelle que, durant le confinement, il y a eu deux attentats islamistes en France, à Colombes et à Romans-sur-Isère : alors même que le monde était arrêté, les terroristes, eux, ne l’étaient pas, ce qui montre bien que le danger est permanent. Pour ma part, je suis extrêmement inquiet pour le monde en général, et pour notre pays en particulier

Mme George Pau-Langevin. Au nom du groupe Socialistes et apparentés, je vous félicite, monsieur le président et monsieur le rapporteur, pour le travail très sérieux effectué durant les six derniers mois, ayant abouti à l’ensemble de propositions argumentées et sérieuses qui viennent de nous être présentées.

Si nous n’avons pas d’objections quant aux modifications d’organigramme et au rattachement des directions que vous proposez, nous remarquons, sans que ce soit une critique, que ce rapport se polarise sur la manière de mettre hors d’état de nuire dans les services sensibles les agents qui seraient radicalisés, sans préciser ce qu’on doit ensuite faire des personnes concernées : une fois qu’un agent a été écarté de son service, comment faire pour qu’il nuise le moins possible à l’administration et à la société en général ? Il nous semble qu’il conviendrait de réfléchir non seulement à des procédures de neutralisation, mais aussi de prévention et d’accompagnement pour les agents en voie de radicalisation. Il y a de plus en plus de gens menacés par la radicalisation : nous devons vivre avec cet état de fait, mais aussi trouver des solutions pour y remédier à moyen terme.

Le cas de Mickaël Harpon, qui était sourd, a également mis en lumière la façon dont nos administrations prennent en charge les personnes présentant un handicap et doit nous conduire à porter un regard plus attentif sur ces vulnérabilités susceptibles de dériver vers la frustration et la radicalisation – certes, on nous a répondu qu’il y avait déjà des psychologues, mais le dispositif actuel n’est pas suffisamment organisé.

Pour améliorer l’efficacité de la sécurité intérieure, il faut non seulement revoir les relations entre ses diverses directions, mais aussi et surtout les rapports qu’elle a avec le renseignement territorial d’une part, avec les collectivités locales d’autre part : il nous semble que c’est par une action conjointe entre ces divers acteurs que nous arriverons à produire le maximum de sécurité pour notre pays.

M. Jean-Michel Fauvergue. Je vous félicite également, monsieur le président et monsieur le rapporteur, ainsi tous ceux de nos collègues qui ont pris une part active aux travaux de notre commission d’enquête.

Le ministre de l’Intérieur a réaffirmé qu’un Livre blanc ayant vocation à restructurer les forces de sécurité intérieure et les services de renseignement serait publié en juillet prochain. Il serait inadmissible que le présent rapport, notamment sa proposition n° 35 relative à la DRPP, ne soit pas pris en compte dans la rédaction du Livre blanc : par quel moyen pourrions-nous faire pression pour qu’il le soit ?

M. le président Éric Ciotti. C’est effectivement un objectif que nous partageons tous.

M. Didier Paris. Je salue la qualité du travail de notre commission d’enquête et de ce rapport. À titre personnel, j’adhère pleinement aux recommandations du rapport. Certaines portent sur le SNEAS et les problématiques d’interconnexion, un sujet qui ne date pas d’hier : en 2018, j’ai déposé avec Pierre Morel-À-L’Huissier un rapport sur les interconnexions de fichiers, dans lequel la question du SNEAS occupait déjà une place centrale. Vous vous confrontez donc à nouveau à une problématique sur laquelle nous n’avons malheureusement pas beaucoup progressé : sans doute aurions-nous intérêt à nous demander, avec l’exécutif, comment restructurer le SNEAS afin de le doter des moyens opérationnels adaptés à la réalité de ses besoins actuels.

Pour ce qui est de l’élargissement du champ de compétences du SNEAS que vous préconisez, et des difficultés qu’il a parfois à accéder aux informations élémentaires dont il a besoin pour travailler – je pense notamment aux fichiers de justice –, il nous faudrait une réforme plus en profondeur, qui permette d’aboutir à l’interconnexion de certains fichiers, en particulier du FSPRT. Il est essentiel que nous parvenions à faire bouger les lignes sur ce point, et j’espère que ce rapport y contribuera.

M. Éric Diard. Monsieur le rapporteur, je vous remercie d’avoir souligné la pertinence du rapport d’information qu’Éric Poulliat et moi-même avons déposé l’année dernière. Nous avions pour cela rencontré les ministres de l’Intérieur, de la Justice, de l’Éducation nationale, et enfin – cela n’a pas été le plus facile – des responsables du ministère des Sports. S’ils ont tous semblé très intéressés par nos préconisations, force est de constater qu’un an plus tard, rien n’a bougé – il faut reconnaître que le confinement y est peut-être pour quelque chose –, alors que sur certains sujets, il est urgent d’intervenir !

Je voudrais revenir brièvement sur certaines auditions qui m’ont particulièrement marqué. La première est celle du préfet de police Lallement : lors de l’attaque de la préfecture de police, il n’imaginait pas une seconde qu’elle ait pour origine une cause interne, c’est-à-dire qu’un agent de la préfecture puisse s’en prendre à ses collègues. Certains témoignages font état d’un recrutement par cooptation et d’une ambiance familiale, et mettent en évidence que, quand Mickaël Harpon a dit « C’est bien fait ! » au sujet de l’attentat de Charlie Hebdo, cette phrase que l’on pouvait entendre dans certains quartiers aurait dû déclencher des réactions, et pour le moins une remontée d’information, lorsqu’elle a été prononcée au sein de la préfecture de police. Françoise Bilancini a évoqué la mission qui lui avait été confiée de « professionnaliser » l’organisation des services, ce qui, en creux, met en évidence une certaine forme d’amateurisme ayant jusqu’alors prévalu. Pour sa part, le secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, qui avait été directeur de cabinet du préfet de police de Paris de 2012 à 2015, a reconnu que durant cette période, la remontée d’information à la hiérarchie se faisait simplement de manière orale : ce n’est qu’avec l’arrivée de Mme Bilancini que des procédures spécifiques ont commencé à être mises en place.

Cela dit, je vous félicite pour la qualité de ce rapport, qui a su tirer le meilleur parti des auditions que nous avons effectuées durant plusieurs mois.

La commission d’enquête adopte le rapport à l’unanimité.

 

 

 

 

 


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   Synthèse des propositions

A.   Compléter et harmoniser les procédures de recrutement et d’habilitation dans les services sensibles

1.   Le contrôle des recrutements et des emplois

Proposition n° 1 : Confier à la DGSI et à la DRSD le rôle de chefs de file des recrutements dans les services de renseignement, notamment par la construction d’un format d’entretien et d’une grille d’analyse types.

Proposition n° 2 : Étendre le champ des enquêtes préalables au recrutement des personnels administratifs des administrations remplissant une mission de sécurité et des personnels civils dans les armées, afin d’assurer un contrôle de l’ensemble des personnels, même non habilités.

Proposition n° 3 : Étendre la possibilité de demander une enquête administrative pour les agents déjà en poste relevant des personnels administratifs dans les administrations remplissant une mission de sécurité et relevant des personnels civils dans les armées.

Proposition n° 4 : Modifier l’article R. 40-29 du code de procédure pénale pour permettre au SNEAS d’accéder à des éléments relatifs aux suites des procédures judiciaires en cours ou closes.

Proposition n° 5 : Autoriser le SNEAS à accéder aux archives de la police, de la gendarmerie et de la justice, en tant que de besoin.

Proposition n° 6 : Améliorer les interconnexions et les capacités technologiques du FSPRT.

Proposition n° 7 : Achever le recensement des fonctions relevant de l’exercice des missions de souveraineté de l’État et du domaine de la sécurité ou de la défense au sens de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure.

Proposition n° 8 : Accélérer la mise en œuvre de la possibilité de saisine du SNEAS par l’autorité administrative pour les décisions relatives aux titres de séjour.

Proposition n° 9 : Intégrer les métiers de la maintenance à la liste de l’article R. 114-7 du code de la sécurité intérieure.

2.   Renforcer les contrôles portant sur les intervenants extérieurs

Proposition n° 10 : Subordonner l’accès des prestataires extérieurs aux services déconcentrés des administrations ayant une mission de sécurité à un contrôle préalable du SNEAS.

Proposition n° 11 : Intégrer dans le champ des personnes pouvant faire l’objet d’un criblage par le SNEAS les intervenants en établissements pénitentiaires.

Proposition n° 12 : Permettre aux entreprises de transport de solliciter une enquête du SNEAS sur les salariés des entreprises sous-traitantes et les intérimaires.

Proposition n° 13 : Concernant les plateformes aéroportuaires, compléter la logique « métiers » par une logique « géographique » pour identifier les emplois pouvant faire l’objet d’une enquête du SNEAS.

Proposition n° 14 : Mener une concertation entre l’État, ADP et les entreprises autres que sous-traitantes, dans le but d’établir un standard de sécurité minimale, comprenant le suivi obligatoire, et pour tous les salariés, de formations axées sur la détection de la radicalisation.

3.   Renforcer les procédures d’habilitation et les obligations qui y sont liées

Proposition n° 15 : Ne jamais intégrer un agent pour lequel la procédure d’habilitation préalable n’est pas arrivée à son terme.

Proposition n° 16 : Si, lors de la délivrance ou du renouvellement de l’habilitation un quelconque doute apparaît, accorder à l’avis de sécurité une durée de validité inférieure à la durée maximale prévue.

Proposition n° 17 : Compléter le formulaire 94 A par des questions portant sur les activités numériques et l’environnement familial élargi et recomposé, y compris passé.

Proposition n° 18 : Aligner les enquêtes préalables sur les plus hauts standards observés au sein de la communauté du renseignement.

Proposition n° 19 : Engager la réflexion sur les services de renseignement et/ou les fonctions sensibles justifiant un mécanisme de double habilitation.

Proposition n° 20 : Donner sa pleine mesure au principe de transparence en systématisant la sensibilisation des personnes habilitées à son respect le plus strict, et en instaurant un mécanisme de sanctions disciplinaires en cas de manquement.

Proposition n° 21 : Dans les services de renseignement, élargir le périmètre d’application du principe de transparence sur le fondement d’une liste commune des changements devant être signalés.

Proposition n° 22 : Réduire la durée de validité respectivement à sept ans et cinq ans pour les avis de sécurité des deux niveaux de classification prévus par le décret n° 2019-1271 du 2 décembre 2019, et porter cette validité à seulement trois ans dans l’hypothèse des classifications spéciales.

Proposition n° 23 : Adapter les moyens capacitaires des services chargés des enquêtes de sécurité aux besoins présents et futurs en procédures d’habilitation. 

Proposition n° 24 : Pour les agents habilités, renforcer l’usage du rétro-criblage et des contrôles inopinés.

B.   Développer une véritable culture de la vigilance aux risques de vulnérabilité

1.   Définir une procédure de signalements claire et connue de tous

Proposition n° 25 : Conduire des actions soutenues et répétées de sensibilisation et de formation des agents à la remontée hiérarchique des signalements internes pour développer la culture de la vigilance aux risques de vulnérabilité.

Proposition n° 26 : Établir un modèle de fiche de signalement afin de consolider les dossiers en vue d’un passage au contentieux.

Proposition n° 27 : Généraliser la mise en place de référents chargés de la radicalisation interne.

Proposition n° 28 : Mettre en place une plateforme anonymisée ou partiellement anonymisée destinée aux signalements internes des professions sensibles.

2.   Renforcer les outils de traitement des cas de radicalisation

Proposition n° 29 : Engager la réflexion sur une adaptation du principe du contradictoire pour le contentieux des mesures disciplinaires prises à l’encontre des agents radicalisés afin de garantir la confidentialité des informations transmises au juge. À défaut, instituer une juridiction spécialisée, en première instance ou en appel, composée de magistrats dûment habilités et formés. 

Proposition n° 30 : Lorsque cela ne porte pas atteinte au secret de la défense nationale, communiquer aux entreprises de transport la motivation des avis d’incompatibilité sur les personnes déjà en poste. À défaut, l’obligation de reclassement pourrait être levée.

Proposition n° 31 : Instaurer, pour l’ensemble des agents des professions sensibles, une prestation de serment affirmant leur adhésion aux valeurs de la République.

3.   Renforcer et étendre la formation au risque de radicalisation interne

Proposition n° 32 : Rendre obligatoire un module de formation à la détection de la radicalisation interne dans le cadre de la formation initiale et, s’agissant de la formation continue, veiller à ce que tous les encadrants bénéficient d’une formation adaptée dans les deux prochaines années.

C.   Les propositions intéressant la DRPP

1.   À court terme : rehausser le niveau de sécurité interne de la DRPP

Proposition n° 33 : Créer, au sein de la DRPP, une unité de contrôle interne, relayée dans chaque service par un réseau d’officiers de sécurité, chargée de veiller au respect des dispositifs de sécurité et de bonne application du principe de transparence.

Proposition n° 34 : Développer les échanges technologiques et humains entre la DRPP et les autres services de renseignement intérieur (SCRT, DGSI).

2.   À moyen terme : repositionner la DRPP au sein du renseignement intérieur

Proposition n° 35 : Engager le repositionnement de la DRPP au sein du renseignement intérieur, selon deux scénarios possibles, allant de la refonte totale au transfert a minima des activités de lutte contre le terrorisme vers la DGSI.

 


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   Contributions

 

I.   Contribution présentée par Mme George Pau-Langevin et M. david Habib, au nom du groupe Socialistes et apparentés

  1. Le 3 octobre 2019, un effet de sidération.

La tuerie survenue le 3 octobre 2019 qui a coûté la vie à quatre agents et en a blessé deux autres a plongé les agents de la préfecture, les fonctionnaires de police en général et la France tout entière dans l’effroi et la stupéfaction.

Les agents ont été « estomaqués », « sidérés », selon leurs mots par le geste et la possibilité du geste de Mickaël Harpon. Pour les agents, c’est « une blessure ».

Ce drame, d’autant plus saisissant qu’il s’est produit au sein d’une structure censée être à la pointe de la sécurité et de la protection de nos concitoyens, appelait à une enquête approfondie sur les dysfonctionnements graves qui ont pu permettre un tel carnage.

 

  1. Le travail de la commission d’enquête.

La commission d’enquête s’y est attelée et le rapport Boudié tâche dans ses propositions de remédier aux insuffisances qui y ont concouru. Les six mois de travail de la mission se sont déroulés avec le plus grand sérieux et dans une atmosphère relativement apaisée, compte tenu de la complexité et de la gravité du sujet.

Cet attentat au sein même de la Préfecture de Police constitue une première car, si les services de sécurité et notamment les services de renseignement sont organisés pour faire face à des menaces extérieures, jusque-là aucune organisation n’a été sérieusement mise en place pour contrer une menace terroriste venant de l’intérieur de l’institution, menace qui était difficilement concevable.

 

  1. Le suivi immédiat des agents de la Préfecture de Police

Si tous les agents choqués ont été reçus par la médecine préventive et/ou suivis par la Cellule d’Urgence Médico-Psychologique, si un dépliant avec tous les numéros de téléphone a été diffusé, il n’en reste pas moins que l’ambiance de travail est aux dire des personnes interrogées, « plombée ». 

Cette situation a néanmoins eu un effet positif, avec un bon suivi et une certaine libération de la parole, dans ce cadre, parce que la Préfecture de Police apparaît comme une institution « où on ne parle pas ».

 

Préconisations :

 

 

  1. Le suivi médical et psychologique de l’agent Mickaël Harpon

Dans ses préconisations actuelles, le rapport se concentre sur les aspects objectifs de contrôle et d’organisation, notamment sur le criblage nécessaire des agents en poste et sur la nécessité de détecter le plus précocement possible une évolution préoccupante d’un agent, qui suppose de l’écarter sans tarder d’un service sensible.

Mais il s’attarde peu sur la frontière ténue entre radicalisation et détresse psychologique qui mérite qu’on s’y attarde, pour anticiper et endiguer le plus efficacement possible tout ce qui peut contribuer à ce qu’un agent bascule dans la folie meurtrière ([248]).

La détresse éprouvée par Mickaël Harpon, qui n’est en rien une excuse ni même une circonstance atténuante à l’atrocité de son crime, est loin d’être un phénomène isolé.

Par ailleurs au vu du témoignage de ses collègues et des agents qui le connaissaient, le renfermement de l’agent sur lui-même apparaissait clairement sans que la hiérarchie ne soit intervenue à ce stade.

Le handicap spécifique de Michaël Harpon, s’il lui a valu une forme de bienveillance de ses collègues, jointe toutefois à des moqueries, ne lui a pas permis d’obtenir l’avancement qu’il estimait mériter, et ne semble pas avoir fait l’objet d’une prise en charge structurée. Il était cependant bien noté, sa notation avait progressé et personne n’avait pris en compte ses difficultés comportementales. Or, cette question se pose en termes de gestion de ressources humaines dans les administrations, pour lui comme pour d’éventuels autres agents affectés dans des services sensibles de ce type.

Si parfois la communication est bien mise en place pour les sujets relatifs au travail durant les temps travaillés, le salarié sourd reste souvent isolé dans les temps de pause, ne pouvant pas participer aux conversations informelles avec ses collègues qui lui demanderaient beaucoup d’efforts ([249]). Il n’existe à l’heure actuelle que très peu de structures accompagnant les salariés sourds comme leurs responsables et les DRH ([250]).

De façon plus générale, la création d’un organisme chargé d’accompagner les employés en difficulté et de faire le lien avec leurs collègues pourrait contribuer à prévenir de nombreuses souffrances et par extension de nombreuses dérives. Il est assez frappant que les responsables auditionnés ont mentionné l’existence de psychologues mais aucune démarche de prise en charge pour un employé dont le malaise était connu n’a semblé être proposée.

Les psychologues du travail actuellement en nombre très insuffisant pourraient être présents en plus grand nombre dans les préfectures et notamment la Préfecture de Police de Paris. Un soutien psychologique de qualité devrait permettre aux agents en détresse d'être écoutés et soutenus sur des difficultés professionnelles rencontrées, de prendre du recul par rapport aux difficultés vécues, et trouver des ressources pour débloquer ou dépasser les problématiques professionnelles.

 

Préconisations :

 

  1. Le suivi de la radicalisation

Les signes de radicalisation de l’agent n’ont pas été remontés clairement, alors qu’ils étaient manifestes.

La Préfecture de Police de Paris semble nécessiter un réexamen approfondi de ses usages comme de ses procédures de signalement et de contrôle de manière à ce qu’un même protocole puisse s’appliquer aux situations du même type existant sur le territoire national, et que les procédures d’enquête et de criblage bénéficient du savoir-faire acquis par d’autres directions plus spécialisées comme la DGSI.

Sur les propositions formulées sur ces points par le rapporteur, qui touchent à la vie et à la sécurité des agents qui servent notre République, ainsi que sur les questions d’organigramme, de périmètre ou de rattachement des services, notre groupe n’a guère de réserves à formuler.

Dans le Plan National de lutte contre la radicalisation en direction du grand public, une distinction est faite entre les cas enracinés qui sont pris en charge par les directions spécialisées, et les cas qui justifient surtout une prise en charge sociale. Pour les agents intervenant dans ces administrations, même si le réflexe premier est de les écarter du service sensible, il est évident qu’il faut aussi une prise en charge pour éviter que la fuite dans la radicalisation ne perdure ou ne s’aggrave.

De même que nous devons apprendre à vivre durablement avec le Covid-19, la menace terroriste et la radicalisation rampante d’une partie de la population et donc d’une partie des agents exerçant dans les administrations, au ministère de l’intérieur, dans l’administration pénitentiaire ou dans les entreprises de transport, sont des réalités durables avec lesquelles notre société doit s’organiser. Détecter et isoler les agents à la dérive est sans doute nécessaire mais il faut aussi éviter que des tensions ou des frustrations habituelles dans le travail ne nourrissent le terreau sur lequel le recours aux idéologies radicales ou intégristes puisse prospérer. Et donc mettre en place des cordes de rappel assez tôt. 

 

 

Préconisations :

 

  1. L’organisation administrative de la Préfecture de Police de Paris

Parfois considéré comme un « État dans l’État », s’agissant de la PP, les auditions ont montré que la Préfecture de Police et la DRPP notamment en son sein bénéficient de prérogatives propres et utilisent des procédures particulières, qui gagneraient à être normalisées, y compris dans son rapport aux autres acteurs institutionnels : Ministère de l’Intérieur, Ville de Paris, collectivités territoriales ([251])

Ce qui pose la question de l’organisation interne de la Préfecture de Police, qui fonctionne en tuyaux d’orgue, c’est-à-dire avec peu de communication interne, ce qui est justifié par son « histoire », et peut être la jeunesse de ses fonctionnaires.

 

Préconisations :

 

  1. Améliorer les échanges et partage d’information avec les partenaires de la prévention.

Une meilleure coopération s’impose au niveau d’une région étendue comme l’Île-de-France, entre le service employeur, à savoir la Préfecture de Police, et les services de renseignements territoriaux qui surveillaient par exemple la Mosquée de Gonesse et son imam controversé, sans savoir qu’un agent de la Préfecture de Police, et surtout un agent d’un service particulièrement sensible, s’y rendait assidument.

Suite aux auditions notamment de Philippe Blazy, maire de Gonesse, et suite aux manques constatés d’échange d’informations suivies sur le terrorisme et les personnes radicalisées entre les services préfectoraux ou de renseignement et les maires, il semble nécessaire d’accroitre cette coopération car le Maire est mieux à même d’exercer un suivi de proximité.

Des instances comme les CLSPD participent d’une coproduction partenariale de la sécurité publique, sans que bien sûr, ces échanges puissent nuire aux enquêtes ou suivis en cours, en vertu des méthodes d’échanges dits asymétriques avec l’ensemble des acteurs.

La Maire de Paris, dans son courrier au Ministre de l’Intérieur, se prononce pour un échange d’informations plus formalisé, avec signature d’une Charte, et invite aussi à une meilleure collaboration avec les maires d’arrondissement qui élaborent dans le cadre du Contrat Local de Sécurité, un Contrat Local avec une cartographie, des fiches méthodes, des groupes de travail et des réunions régulières avec tous les acteurs. Pour l’instant, les structures imaginées à cet effet, n’ont pas encore fait vraiment la preuve de leur efficacité, mais c’est une raison supplémentaire de s’y atteler.

 

Préconisations :

 

  1. Former aux valeurs de la République et de la Laïcité et les diffuser

Au-delà des mesures en termes de suivi psychologique, médical, de déradicalisation, d’organisation, les institutions publiques sont toutes confrontées à la confusion des valeurs. C’est dans cet esprit que notamment que des grandes structures comme notamment La Poste ([252]) ou l’Association des Maires ([253]) de France ont diffusé des guides et de vade-mecum pour aborder notamment la nécessaire neutralité des agents publics et des bâtiments publics en rappelant les textes, décrets qui prévalent.

 

Préconisations :

 

 

 

 

 

 


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Annexe : rappel des préconisations.

 

 

 


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II.   ContribUtion présentée par MM. éric Diard et éric Poulliat, co-rapporteurs de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation

Messieurs Éric Diard et Éric Poulliat, secrétaires de la commission d’enquête sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques commises à la préfecture de police de Paris le jeudi 3 octobre 2019, ont souhaité rédiger une contribution commune afin de poursuivre le travail conjoint qu’ils ont effectué en tant que co-rapporteurs de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation, et d’apporter leurs éclairages grâce au rapport qu’ils ont rendu public le 27 juin 2019.

MM. Diard et Poulliat se félicitent de voir que la pertinence des propositions qu’ils ont formulées dans leur rapport n°2082 a été réaffirmée par les travaux de la présente commission d’enquête.

Ils soulignent en revanche l’intérêt d’approfondir ces travaux sur le fonctionnement spécifique de la préfecture de police de Paris, qui se trouve dans un régime particulier par rapport au cadre général du renseignement et de la prévention de la radicalisation. Ils avaient justement déjà souligné dans leur rapport (pp. 53 et 57) que la préfecture de police de Paris apparaissait plus exposée que les autres services régaliens aux risques de radicalisation en interne, avec une quinzaine de signalements sur 43.000 agents.

Il aurait ainsi été préférable de concentrer les travaux sur ce champ spécifique, pour lequel la présente commission a justement été créée. Le champ d’études ayant manifestement été élargi à d’autres services publics sensibles, tels que le monde pénitentiaire ou des transports, MM. Diard et Poulliat ont souhaité apporter un certain nombre de clarifications.

Concernant les enquêtes administratives portant sur les agents déjà en poste, il est indiqué dans le présent rapport que « les possibilités de rétro-criblage ouvertes par la loi SILT ont été utilisées dès avant l’attaque du 3 octobre 2019 ». Les députés souhaiteraient apporter une précision corrective. En effet, leur rapport n°2082 indiquait déjà qu’en l’attente d’une instruction interministérielle relative au déroulé de l’enquête, le rétro-criblage prévu par la loi SILT du 30 octobre 2017 ne pouvait être effectué. Après l’attaque du 3 octobre, le ministre de l’Intérieur a confirmé, lors son audition en commission des Lois le mardi 8 octobre, que l’instruction interministérielle n’était toujours pas publiée. Elle paraitra finalement plus tard, le 24 octobre 2019.

Le dépassement du champ d’études initial de la commission s’est également porté sur l’étude de la radicalisation dans les transports publics, plus particulièrement au sujet des fonctions de maintenance, des prestataires extérieurs, des sous-traitants, filiales et des intérimaires. MM. Diard et Poulliat souhaitent donc insister sur l’angle mort que constituent ces différentes fonctions, qui échappent aux enquêtes administratives du SNEAS bien qu’elles soient essentielles à la sécurité des personnes, que ce soit dans le transport ferroviaire ou aérien. Les députés rappellent donc la nécessité de revoir la rédaction de l’article L.114-2 du Code des transports afin d’y intégrer ces différentes fonctions, qui avait été soulignée par les préconisations n° 23, 24 et 25 de leur rapport.

Le champ d’études de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation étant vaste, les députés rappellent l’intérêt qu’il y aurait de poursuivre ces travaux par des missions ultérieures ou bien par des inscriptions à l’ordre du jour de notre Assemblée afin d’y consacrer un débat complet. À toutes fins utiles, M. Diard souligne ainsi avoir déposé proposition de loi n°2707 visant à instituer une prestation de serment des agents publics afin de s’assurer de leur adhésion aux valeurs de la République en janvier dernier, qui fait justement l’objet de la préconisation n°31 du présent rapport.

Le rapporteur s’est également attardé sur le champ des procédures judiciaires et des compétences du SNEAS. MM. Diard et Poulliat rappellent donc que la proposition de la commission d’enquête visant à modifier l’article R. 40-29 du Code de procédure pénale afin de permettre au SNEAS d’accéder aux archives de police, de gendarmerie, de police et aux éléments relatifs aux suites des procédures closes ou en cours avait déjà été formulée dans leur rapport de juin 2019 (propositions n°23, 24 et 25).

Toujours dans le champ procédural, MM. Diard et Poulliat soulignent la proposition n°29 de la commission d’enquête visant à « engager une réflexion sur l’adaptation du principe du contradictoire ». Cette proposition ayant déjà été formulée en septième position de leur rapport d’information, les députés regrettent que l’année écoulée n’ait pas permis à la commission d’enquête de dépasser le stade de la « réflexion ».

Enfin, MM. Diard et Poulliat tiennent à réaffirmer le rôle fondamental des formations à la détection et à la prise en charge de la radicalisation, que ce soit pour les fonctions de sécurité et de renseignement, comme le détaille la commission d’enquête, ou pour l’ensemble des services publics, comme ils ont eu l’occasion de l’affirmer au sein de leur rapport d’information.

En conclusion, les députés soulignent que le rapport de la commission d’enquête, qui intervient tout juste un an après l’achèvement des travaux de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation, montre combien les préconisations formulées sont toujours d’actualité.

 


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III.   Contribution présentée par Mme Marine Le Pen, non inscrite

Le 3 octobre 2019 un fonctionnaire de la DRPP de la Préfecture de police assassinait quatre de ses collègues. L‘enquête fera rapidement apparaître une motivation terroriste islamiste.

La commission d’enquête de l’Assemblée nationale a mis en évidence de nombreux dysfonctionnements pouvant aller jusqu’à un manque de professionnalisme dans le fonctionnement courant de cette direction.

Comme le souligne le rapport, plusieurs pistes d’évolution du renseignement à la Préfecture de police sont à envisager comme l’avait déjà relevé la commission d’enquête de 2015 à la suite des attentats du 13 novembre de la même année ainsi que le rapport de notre Assemblée sur la radicalisation dans les services publics.

Après consultation des orientations contenues dans le projet de rapport, je souhaite préciser ma position sur quelques points.

L’absorption de la DRPP par la DGSI et donc sa disparition n’est pas une solution satisfaisante.

En matière de renseignement la DRPP ne fait pas partie du premier cercle du renseignement. Elle agit dans ce domaine au même niveau que le SCRT de la DCSP ou la SDAO de la gendarmerie nationale.

Face au terrorisme et aux extrémismes à potentialité violente, la DRPP depuis la réforme de 2008, a avant tout une mission de prévention. Cela se traduit à la différence de la DGSI par une absence de judiciarisation en propre des procédures. Ces deux directions n’agissent donc pas aux mêmes niveaux et avec la même communauté d’outils juridiques.

En outre compte tenu des spécificités de la Préfecture de Police, la DRPP englobe un champ missionnel plus large que celui de la DGSI. On peut citer la recherche et l’exploitation de l’information générale (manifestations revendicatives, rassemblements festifs, lutte contre le hooliganisme), la recherche opérationnelle au profit des autres directions actives (lutte contre les réseaux et surveillance des quartiers sensibles) et enfin lutte contre l’immigration irrégulière. De plus la DRPP dispose d’une zone d’intervention géographique incluant la petite couronne, ce qui est indispensable en termes d’efficacité opérationnelle en raison de la porosité entre Paris et ces départements.

La disparition de la DRPP par fusion-absorption par la DGSI laisserait un vide en matière de missions à Paris, la DGSI ne pouvant reprendre des missions ne relevant pas de son cœur de métier.

De par ses missions la préfecture de Police ne peut également pas se satisfaire d’un simple SCRT, comme dans le reste de la France. Cette institution multiséculaire a d’abord comme mission de protéger nos institutions avant même la lutte contre la criminalité. Cette mission fondamentale, à l’origine de la création de la Préfecture de police, se verrait considérablement affaiblie en cas de création d’un SCRT aligné sur ceux existant dans le reste de la France. À travers l’affaiblissement des moyens de la Préfecture de police, ce sont nos institutions qui deviendraient plus vulnérables.

Il convient toutefois de tirer les conclusions du drame du 3 octobre 2019 et des dysfonctionnements relevés par notre commission.

La création d’une direction zonale de la sécurité intérieure, incluant désormais Paris et la petite couronne dans son champ de compétence semble être la solution vers laquelle notre commission pourrait orienter ses travaux.

Cette solution serait en cohérence avec la qualité et fonction de Préfet de zone de défense et de sécurité de la région Île-de-France du Préfet de police.

Au quotidien, comme dans le reste de la France, le Préfet de police, Préfet de zone, serait étroitement associé et informé des actions de la DZSI à Paris et dans la petite couronne à travers notamment la tenue régulière des réunions dites de police et de sécurité.

Cette solution autoriserait dans l’intérêt de la protection des institutions de Paris-capitale le maintien de l’existence de la DRPP aux missions multiples et variées, compétente également dans les départements de la petite couronne. Cette nouvelle articulation serait cohérente avec les compétences en matière de lutte contre la délinquance du Préfet de police dans ces trois départements.

Enfin, afin de remédier aux dysfonctionnements relevés et renforcer la professionnalisation de la DRPP, deux mesures pourraient être retenues. Au moment du recrutement ou de l’affectation d’un agent dans cette direction et quel que soit le statut ou mission de l’agent, les services de la DGSI compétents dans ce domaine devraient être préalablement saisis aux fins d’avis pour habilitation. Cette procédure est justifiée, une fois encore, par la spécificité des missions de la préfecture de police et notamment de la DRPP. Des contrôles ad hoc pourront être diligentés par ces mêmes services.

Dans le même esprit, et comme je l’ai demandé lors des travaux de notre commission, le service national d’enquête administrative de sécurité (SNEAS) doit pouvoir être saisi s’agissant des fournisseurs autorisés à pénétrer dans les locaux de la Préfecture de police.

Ce même service doit voir ses compétences élargies tant dans le champ des missions que dans celui des secteurs d’activités concernés sur l’ensemble du territoire national.

 

 


—  1 

   ANNEXES

 


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Comptes rendus des auditions

Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête. Les auditions tenues au secret n’ont pas donné lieu à compte rendu. Elles ne sont mentionnées que pour information.

 

SOMMAIRE DES AUDITIONS

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Pages

Auditions du 30 octobre 2019

À 15 heures : M. Didier Lallement, préfet de police, préfet de la zone de défense et de sécurité de Paris              159

À 16 heures 30: Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement à la préfecture de police              181

 

Auditions du 6 novembre 2019

À 15 heures : M. Bernard Boucault, préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris du 31 mai 2012 au 9 juillet 2015              201

À 16 heures :  M. Michel Delpuech, préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris du 19 avril 2017 au 21 mars 2019              218

 

Auditions du 20 novembre 2019

À 14 heures 30 : M. David Clavière, préfet, directeur du cabinet du préfet de police.237

À 15 heures 30 : M. Michel Cadot, préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris du 9 juillet 20015 au 19 avril 2017              250

À 16 heures 30 : M. René Bailly, ancien directeur du renseignement de la préfecture de police              263

 

Audition du 27 novembre 2019

À 14 heures 30 : M. Jean-Yves Latournerie, préfet du Val-d’Oise d’avril 2016 à juin 2019, accompagné de M. Philippe Brugnot, directeur du cabinet du préfet du Val d’Oise              279

 

Auditions du 4 décembre 2019

À 14 heures 30 : M. Amin Boutaghane, chef de l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT)              290

À 15 heures 30 : M. Pierre de Bousquet, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme              305

À 16 heures 30 : Audition d’un responsable du renseignement territorial, au secret

 

Audition du 9 décembre 2019

À 18 heures 30 : Audition d’un commandant de la direction du renseignement de la préfecture de police, au secret

 

Auditions du 11 décembre 2019

À 14 heures 30 : Mme Lucile Rolland, directrice centrale adjointe à la sécurité publique, cheffe du Service central du renseignement territorial              317

À 15 heures 30 : M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure......331

À 16 heures 30 : Audition d’un responsable de la sécurité intérieure, au secret

 

Auditions du 8 janvier 2020

À 14 heures 30 : Audition d’un fonctionnaire de la direction du renseignement de la préfecture de police, au secret

À 15 heures 30 : Audition d’un major de la direction du renseignement de la préfecture de police, au secret

 

Auditions du 15 janvier 2020

À 14 heures 30 : M. Jean-Pierre Blazy, maire de Gonesse......................345

À 15 heures 30 : Mme Carine Vialatte, cheffe du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS)              352

 

Auditions du 21 janvier 2020

À 17 heures : M. Christian Protar, secrétaire général de l’Inspection des services de renseignement              365

À 18 heures 30 : Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police              373

 

Auditions du 22 janvier 2020

À 14 heures 30 : M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR)              382

À 15 heures 30 : M. Olivier de Mazières, préfet de police des Bouches-du-Rhône, ancien chef de l’État-major opérationnel de prévention du terrorisme              391

À 16 heures 30 : M. Frédéric Rose, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation              403

 

Auditions du 28 janvier 2020

À 17 heures : M. Bernard Squarcini, ancien directeur central du renseignement intérieur              415

À 18 heures : M. Patrick Calvar, ancien directeur général de la sécurité intérieure.431

 

Auditions du 29 janvier 2020

À 14 heures 30 : Mme Claire Landais, secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale              444

À 15 heures 30 : M. Eric Morvan, directeur général de la police nationale, Mme Brigitte Jullien, cheffe de l’Inspection générale de la police nationale, et M. Philippe Lutz, directeur central du recrutement et de la formation de la police nationale              455

À 16 heures 30 : M. Bernard Emié, directeur général de la sécurité extérieure......465

 

Auditions du 30 janvier 2020

À 11 heures : M. Jean-François Ferlet, directeur du renseignement militaire.....474

À 12 heures : M. Christophe Mirmand, secrétaire général du ministère de l’Intérieur484

 

Auditions du 5 février 2020

À 14 heures 30 : Table ronde de responsables de chaque armée..................492

À 15 heures 30 : Table ronde de représentants de syndicats de police.............500

 

Auditions du 6 février 2020

À 14 heures : Colonel Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie, capitaine Leïla Benmokhtar, secrétaire générale adjointe, et des membres du groupe de liaison              512

À 15 heures : M. Jacques Reiller, conseiller d’État, président de l’organisme paritaire prévu au IV d l’article L.114-1 du code de la sécurité intérieure              523

 

Audition du 12 février 2020

À 15 heures 45 : Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale              531

 

Audition du 18 février 2020

À 14 heures : M. Eric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense              541

 

Auditions du 19 février 2020

À 15 heures 30 : Table ronde de représentants de syndicats pénitentiaires..........551

À 16 heures 30 : M. Stéphane Bredin, directeur de l’administration pénitentiaire, et M. Benoît Fichet, adjoint à la cheffe du bureau central du renseignement pénitentiaire              566

 

Auditions du 26 février 2020

À 14 heures : M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure              578

À 15 heures 15 : Table ronde sur le secteur des transports......................596

À 16 heures 30 : Vice-amiral d’escadre Philippe Hello, directeur des ressources humaines du ministère des Armées              616

 

Audition du 5 mars 2020

À 11 heures : M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur.................625

 

 

 

 


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Audition du mercredi 30 octobre 2019

À 15 heures : M. Didier Lallement, préfet de police, préfet de la zone de défense et de sécurité de Paris.

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, la commission d’enquête sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques tragiques commises à la préfecture de police le 3 octobre dernier procède cette après-midi à la première des nombreuses auditions qu’elle sera amenée à faire. C’est avec votre audition, monsieur le préfet de police, que nous ouvrons nos travaux et nous vous remercions pour votre présence. Nous tenons à vous dire notre émotion face à la mort de quatre fonctionnaires de police. En cet instant, nous pensons à Damien Ernest, à Aurélia Trifiro, à Brice Le Mescam et à Anthony Lancelot ; nous pensons à leurs familles ; nous pensons à leurs collègues, à la grande famille des policiers. Nous exprimons toute notre considération pour ces hommes et ces femmes qui, chaque jour, assurent la sécurité des Français.

Cette commission se réunit dans le but de faire la lumière sur les dysfonctionnements dont le ministre de l’Intérieur a lui-même reconnu l’existence devant la commission des lois de notre assemblée – utiliser ce mot ne relève donc d’aucune volonté polémique. Elle poursuit un autre objectif, sur lequel tout le monde, je pense, s’accordera : formuler, à l’issue de ses travaux, des propositions susceptibles d’éviter que de tels faits se reproduisent. Nous savons qu’il s’agit d’une haute ambition dans la mesure où il n’existe pas de risque zéro en matière de terrorisme. Notre pays, depuis l’affaire Merah en 2012, l’attentat contre le journal satirique Charlie Hebdo de janvier 2015 et les attentats de Paris du 13 novembre 2015, s’est engagé dans un « long chemin tragique », selon l’expression qu’a employé l’un des patrons des services de renseignement français devant une autre commission d’enquête, dont j’étais aussi le Président, en 2015. Cette tragédie, qui a frappé le cœur de l’une des premières institutions de la République, la préfecture de police, en marque une nouvelle étape qui ne sera sans doute pas la dernière des épreuves que notre pays aura à subir, malheureusement.

Cette lucidité doit nous conduire à adopter des dispositifs qui nous protègent plus et qui nous protègent mieux. C’est cette seule motivation qui me guide, loin de toute volonté d’instruire un procès politique ou un procès judiciaire.

Depuis 2012, 263 personnes ont été tuées en France dans des attentats islamistes, plusieurs centaines ont été blessées, de Paris à Nice, en passant par Trèbes et Carcassonne. Avec M. le rapporteur, Florent Boudié, et les représentants de tous les groupes de l’Assemblée nationale, nous conduirons nos travaux dans un esprit de responsabilité et avec sérénité. Beaucoup d’auditions auront lieu à huis clos. Nous serons amenés à dégager des pistes d’amélioration face à une forme inédite d’attaque : inédite parce qu’elle a touché une des premières institutions de la République ; inédite parce qu’elle a été perpétrée par l’un des fonctionnaires travaillant en son sein, ce qui lui confère un caractère encore plus tragique.

Monsieur le préfet de police, je salue la présence à vos côtés de Mme Virginie Brunner, contrôleur général des services actifs de la police nationale. Avec les membres du bureau de la commission et M. le rapporteur, nous avons souhaité que cette première audition soit publique. Elle est par conséquent ouverte à la presse et sera diffusée sur le canal de télévision interne de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. ».

(M. Didier Lallement et Mme Virginie Brunner prêtent successivement serment.)

M. Didier Lallement, préfet de police. Cet attentat a soulevé une immense émotion que vous nous avez aidés à partager. Mes remerciements vont à la Représentation nationale, à votre président M. Ferrand et à chacun d’entre vous pour vos messages de soutien et votre participation aux obsèques de nos collègues tombés le 3 octobre. Cet attentat a eu lieu au sein de la préfecture de police, dans un endroit où nous ne pensions pas être un jour attaqués. Chacun d’entre nous, en passant là où ces meurtres ont été commis, peut revivre cette violence qui continue de marquer profondément l’ensemble des fonctionnaires. Les soutiens que nous avons reçus de la part de la Représentation nationale et d’une grande partie de la population nous ont été très précieux face à ce traumatisme.

Nos pensées vont aux victimes mais aussi à leurs familles. J’ai pris l’engagement devant les comités techniques internes de suivre leur devenir en accordant une attention toute particulière aux enfants, afin que tous les moyens d’assistance sociale et psychologique leur soient accordés, sans oublier le soutien affectif de l’ensemble de l’institution. De nombreux dispositifs ont d’ores et déjà été déployés et le Président de la République a longuement rencontré les familles, tout comme le ministre de l’Intérieur. Tout cela, bien sûr, n’empêchera pas la violence du deuil qu’elles ont à affronter.

Les fonctionnaires de la préfecture de police ont repris le chemin du travail dès après l’attentat et je dois dire que cette capacité de mobilisation des uns et des autres m’a tout particulièrement impressionné. Je tiens à les saluer devant vous, mesdames, messieurs les députés.

Sur l’attaque du 3 octobre elle-même, je pense plus utile de répondre à vos questions que de développer une longue intervention liminaire.

Les faits ont été commis par un adjoint administratif principal, c’est-à-dire un fonctionnaire n’appartenant pas à un corps des services actifs de police mais travaillant au sein de la préfecture de police. Sur les 42 000 agents de la préfecture de police, il y a environ 6 000 personnels administratifs, le reste des effectifs se répartissant entre fonctionnaires des services actifs, les policiers, et militaires de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP). Les fonctionnaires administratifs font partie de l’institution et sont nombreux à travailler parmi les 2 800 fonctionnaires du siège, sur l’île de la Cité. Il n’y avait donc pas de spécificité dans l’emploi de Mickaël Harpon. Il travaillait depuis le 2 janvier 2003 à la préfecture de police où il effectuait des tâches de maintenance informatique sous l’autorité d’un officier responsable de la section informatique de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP).

Comme tous les fonctionnaires travaillant au sein de la DRPP, il était habilité au niveau secret défense. Il a fait l’objet de nombreuses enquêtes d’habilitation au cours de sa carrière. Sa première habilitation a été délivrée le 8 juillet 2003. Elle a été renouvelée en mai 2008 puis en août 2013. Le prochain renouvellement devait intervenir en avril 2020, conformément au nouveau délai de validité de sept ans. Il suivait en quelque sorte le cheminement classique des fonctionnaires habilités au niveau secret défense au sein de la préfecture de police.

Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le président Éric Ciotti. Cette affaire a mis très vite en évidence des failles et des défaillances. Une note de Mme la directrice du renseignement de la préfecture de police, Mme Françoise Bilancini, que nous auditionnerons après vous, publiée dans la presse l’a indiqué très clairement. Il semblerait que Mickaël Harpon ait manifesté, au cours de l’année 2015, des signes de radicalisation, en déclarant que l’attentat de Charlie Hebdo était, selon ses termes, « justifié ». De tels propos tenus par un fonctionnaire appartenant à un service majeur de notre pays engagé dans la lutte contre le terrorisme islamiste auraient dû, à mon sens, immédiatement conduire à sa suspension ou à sa mutation. Je voudrais d’abord vous interroger, monsieur le préfet, sur les raisons pour lesquelles, selon vous, ses déclarations relevées par plusieurs de ses collègues n’ont pas conduit à une réaction de prudence. Pourquoi le principe de précaution n’a-t-il pas été appliqué ?

Deuxième question : il semblerait également que Mickaël Harpon ait rencontré à la mosquée qu’il fréquentait, à Gonesse, des personnes radicalisées. Selon des informations dévoilées dans la presse, il aurait à ce titre fait l’objet d’un signalement de la part d’autres services de renseignement. S’agit-il du service central du renseignement territorial (SCRT) ou de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ? Nous confirmez-vous que son profil a été transmis à la DRPP ?

Comment se fait-il que ces deux types de signaux n’aient pas été perçus alors même qu’ils concernaient une personne travaillant dans un service sensible ? Y a-t-il eu un défaut dans le croisement de ces informations ? Pour répondre à ces questions, nous serons amenés à travailler de manière plus approfondie sur la coopération entre les divers services de renseignement. Le service du renseignement territorial du Val-d’Oise ne dépend pas, en effet, de la préfecture de police.

Troisième question – et je citerai encore la presse car c’est notre seule source, avec les informations que M. le ministre de l’Intérieur a bien voulu nous donner lors de son audition devant la commission des lois –, nous confirmez-vous que depuis le 3 octobre, vingt-sept fonctionnaires ont fait l’objet d’un signalement pour radicalisation ? Ce chiffre est beaucoup plus élevé que celui qu’avait évoqué votre prédécesseur devant la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation dont nos collègues Éric Poulliat et Éric Diard ont été rapporteurs. Ces signalements auraient-ils dû être effectués plus tôt ? S’ils ne l’ont pas été, s’agit-il d’une faute ? Les critères de signalement ont-ils été resserrés depuis la tragédie de la préfecture de police ?

M. Florent Boudié, rapporteur. Je tiens tout d’abord à souligner le caractère exceptionnel des circonstances qui ont conduit à cette tragédie et à vous dire que nous pensons aux victimes, à leurs familles et à leurs collègues. C’est pour nous l’occasion de saluer le travail courageux et exigeant qui est celui des agents de la DRPP et des fonctionnaires de la préfecture de police.

Dans les mois qui viennent, nous allons nous interroger sur les dysfonctionnements qui ont conduit à ces attaques et nous essaierons de faire toute la clarté sur les faits, en notre qualité d’élus de la République. Le règlement de notre assemblée nous accorde six mois pour travailler : nous prendrons tout le temps nécessaire, en tenant compte de la double contrainte du secret de l’instruction et du secret défense. Cela nous laissera un champ suffisamment large pour analyser, évaluer et, le moment venu, pour formuler des préconisations.

Si notre commission d’enquête se réunit, c’est qu’au lendemain de l’attentat, un rapport qui n’avait pas vocation à être diffusé par la presse a établi un lien entre des signes accréditant la thèse de la radicalisation et l’acte commis par Mickaël Harpon.

Monsieur le préfet de police, nous vous remercions d’avoir accepté le principe de cette audition. Ma première question est la suivante : comment évaluez-vous le risque de radicalisation au sein de la DRPP et de manière plus générale au sein de la préfecture de police ? Avez-vous des chiffres précis à nous donner ?

Deuxième question déterminante : quelles procédures avez-vous engagées depuis le 3 octobre pour limiter les risques ? Certes, il n’y a pas de risque zéro, comme vous l’avez dit, monsieur le président, mais il nous appartient en tant qu’élus de la Républiques de les réduire au maximum.

M. Didier Lallement. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, sur les faits eux-mêmes, vous comprendrez qu’il me faut attendre les résultats de l’enquête judiciaire pour en savoir plus, notamment pour comprendre ce qui s’est passé exactement en 2015.

Sur les signalements eux-mêmes, j’ai lu dans la presse ce chiffre de vingt-sept. Aujourd’hui, le stock de signalements dont je dispose n’est pas de vingt-sept mais de quarante-huit. Dans une note du 7 octobre, j’ai tenu à demander à l’ensemble des directeurs des services de la préfecture de police d’encourager la remontée des signalements pour des raisons qui me paraissaient impératives : plus jamais, au sein de notre institution, des faits de cette nature ne doivent se reproduire.

Ces quarante-huit signalements ne sont pas tous postérieurs au 3 octobre, mais nous continuons à les examiner. Il y a des signalements depuis très longtemps à la préfecture de police qui, comme toutes les administrations, est à l’image de notre pays. Depuis 2012, il y a eu soixante-trois signalements. Ils ne faisaient pas l’objet d’une procédure particulière mais depuis le 7 octobre, j’ai mis en place un dispositif spécifique, un groupe ad hoc au sein de la préfecture de police chargé de les examiner. Un signalement est quelque chose de vivant. Son examen ne permet pas toujours de décider s’il faut ou non le clore. Un signalement peut, par exemple, concerner un fonctionnaire en congé de maladie pendant de très longs mois et il faudra attendre son retour pour le clôturer, le cas échéant.

Depuis que j’ai pris mes fonctions de préfet de police, le 21 mars, il y a eu trente-sept signalements, dont trente-trois depuis le 3 octobre. Il faut distinguer le stock du flux. Parmi les quarante-huit signalements en cours d’examen, certains sont antérieurs au 3 octobre et parmi ces quarante-huit signalements, trente-trois sont intervenus depuis le 3 octobre, même si certains ont pu être clôturés. Ce chiffre de quarante-huit représente un « delta » dans le flux des signalements.

Il est vrai – et je l’assume totalement – que j’ai encouragé les signalements de manière à lever les doutes. Tout signalement permet de s’interroger, à commencer sur le point essentiel de savoir s’il faut ou non laisser le fonctionnaire armé. Sur l’ensemble des signalements, douze ont conduit à désarmer les agents, dont sept depuis le 3 octobre. Les signalements visent à protéger les fonctionnaires de leur collègue ayant fait l’objet d’un signalement mais aussi le fonctionnaire concerné lui-même, qui bénéficie de la protection de l’administration.

Jusqu’à présent, il n’existait pas de texte, à part la note de 2015 du directeur général de la police nationale sur la laïcité signalant que l’inspection générale de la police nationale (IGPN) est l’organisme de référence en matière de radicalisation. Depuis 2015, l’ensemble des signalements de la préfecture de police sont partagés avec l’IGPN et le groupe ad hoc que j’évoquais continue à procéder de même. Les levées de doute se font après criblages et enquêtes. Si les doutes persistent, diverses suites peuvent être données. C’est à ce titre que j’ai demandé la suspension de plusieurs fonctionnaires au directeur général de la police nationale qui est l’autorité qui procède aux nominations et aux mouvements. Depuis le 3 octobre, sur trois suspensions demandées, une a été notifiée et les deux autres sont en cours d’instruction.

De la même façon, par deux fois, j’ai fait des demandes auprès du directeur général de la police nationale, pour que soit saisie la commission prévue par l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure modifié par la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT.

Il y a eu aussi, par le passé, des révocations et d’autres actes lourds.

Je souhaite que vous reteniez de mon intervention ma détermination à aller jusqu’au bout dans les signalements. Je conçois que, pour les fonctionnaires qui en font l’objet, cette procédure puisse être extrêmement désagréable mais cela fait partie des vérifications collectives que nous devons effectuer avec le fonctionnaire concerné et l’ensemble de ses collègues de manière à ce que le stade des interrogations puisse être dépassé et qu’un climat serein soit rétabli.

Un grand nombre de signalements s’avère rapidement sans objet. Nous voyons bien que des craintes s’expriment mais je tiens à ce que les criblages et les enquêtes nécessaires soient effectués de manière à dire au fonctionnaire à l’origine du signalement s’il s’est trompé ou non.

M. le président Éric Ciotti. Qu’en est-il du lien avec la mosquée de Gonesse ?

M. Didier Lallement. À ce stade, cela relève d’éléments de l’enquête judiciaire dont je ne dispose pas.

M. Éric Poulliat. Au cours des nombreuses auditions que mon collègue Éric Diard et moi-même avons menées dans le cadre de notre mission d’information sur la radicalisation dans les services publics, nous avons constaté que la lutte contre la radicalisation reposait avant tout sur la détection. Dans nos préconisations, nous avons insisté sur le développement du criblage et des enquêtes administratives de sécurité dont l’efficacité dépend de la fiabilité du renseignement.

Au sein de la préfecture de police, existent-ils un ou des référents radicalisation ? Ont-ils un rôle opérant dans la chaîne de remontée des informations ? Pouvez-vous nous donner des détails sur la façon dont les informations remontent ? Rencontrez-vous des résistances, qu’elles soient de nature corporatiste ou émotionnelle ? Nous pouvons imaginer qu’il n’est pas aisé de faire part d’un signal faible de radicalisation chez un collègue que l’on connaît depuis vingt ans.

Les sanctions appliquées pour les cas avérés ont-elles donné lieu à des contentieux ?

M. Éric Diard. Monsieur le préfet de police, je tiens tout d’abord à vous faire part de l’effroi et de la peine que nous avons ressentis après la terrible attaque du 3 octobre.

Le 11 décembre dernier, avec mon collègue Éric Poulliat, nous avons auditionné votre prédécesseur Michel Delpuech ainsi que Françoise Bilancini. Il nous a été dit que « tous les faits de jeunes dans la rue criant “Vive Daech” ou “Allahou Akbar” étaient recensés et remontés au renseignement de la préfecture de police car dans cette masse de cas pathétiques, il y a des cas intéressants ».

La note de Françoise Bilancini, que la presse a évoquée, relate une plainte contre Mickaël Harpon pour violences conjugales et une dispense de peine par le tribunal. À la suite de ces événements, le haut fonctionnaire de défense du ministère de l’Intérieur avait demandé en 2010 qu’il fasse l’objet d’une « mise en éveil » de la hiérarchie.

Pouvez-vous nous expliquer comment la préfecture de police qui prend soin de faire remonter les cas de jeunes criant « Allahou Akbar » dans la rue a pu laisser passer le cas de Mickaël Harpon qui a provoqué en 2015 une altercation dans son service, après avoir fait l’apologie de l’attentat de Charlie Hebdo ?

Il est beaucoup question de l’imam de Gonesse fiché S et de deux autres imams radicalisés d’origine guadeloupéenne. Avez-vous des éléments à nous communiquer à ce sujet ?

M. Meyer Habib. Monsieur le préfet de police, je veux vous faire part, comme le président et le rapporteur, de ma peine et de mon effroi. L’attentat du 3 octobre est l’un des plus traumatisants que notre pays ait connus, parce qu’il a touché le saint des saints de notre appareil d’État, de nos dispositifs de sécurité et peut-être même de nos systèmes de renseignement. C’est pour cette raison que nous avons besoin d’un diagnostic lucide, réaliste et sans concession. S’il y a eu des morts, c’est qu’il y a eu des failles.

Ma première question concerne le déroulement des faits et la réaction de nos forces de police. Cette tuerie a duré sept minutes, sept interminables minutes. On peut imaginer qu’il y a eu des cris d’effroi et des appels à l’aide, lorsque le terroriste s’est déplacé à l’intérieur de la préfecture de police armé d’un couteau. Pouvez-vous nous donner davantage de détails sur ce qui s’est passé au cours de ces longues minutes ? Les policiers qui ont été massacrés étaient-ils armés ? D’une manière générale, les policiers sont-ils armés lorsqu’ils sont dans leur bureau ? S’agissant de la durée de l’attaque, je souhaiterais vous faire part d’un échange que j’ai eu avec le directeur de la police de Jérusalem. Israël a été confronté, pendant plusieurs années, à ce que l’on a appelé l’« Intifada des couteaux ». Or, en moyenne, il se passait une minute et vingt secondes entre le début et la fin d’une attaque. Ne devrions-nous pas revoir notre protocole de réaction en cas d’attentat ?

Ma deuxième question concerne l’identification des fonctionnaires de police armés radicalisés. Selon vous, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné dans le cas de Mickaël Harpon ? Qu’est-ce qui explique que, bien qu’il se soit réjoui publiquement de l’attentat contre Charlie Hebdo et qu’il ait donné des signes évidents de radicalisation, son cas ne soit pas remonté à sa hiérarchie ? Je vais être plus clair : estimez-vous que, au nom du « Pas d’amalgame », il y a une tendance à l’autocensure chez certains fonctionnaires, qui pourraient craindre d’être accusés de discrimination ou d’islamophobie ? Pensez-vous que des signalements anonymes pourraient être une solution ?

Enfin, y a-t-il, selon vous, un risque d’annulation de la part du juge administratif ou de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg ? N’est-ce pas là un obstacle, qui pourrait empêcher d’écarter les individus radicalisés ?

M. le président Éric Ciotti. J’espère, monsieur le préfet de police, que vous ferez des réponses plus complètes à ces questions qu’aux précédentes.

M. Didier Lallement. Monsieur Poulliat, au sein de la préfecture de police, plusieurs personnes, et même plusieurs services, sont chargés de la prévention et de la lutte contre la radicalisation. Au sein de la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), il existe par exemple une cellule chargée d’analyser les signaux faibles qui remontent du terrain, notamment les signalements qui sont faits dans la rue. Cette cellule transmet les informations à la DRPP, pour que les faits graves soient immédiatement traités et fassent l’objet d’un suivi. La DRPP est donc aussi, par nature, un service de lutte contre la radicalisation – j’ai bien conscience qu’en disant cela, je me heurte à la réalité de l’attentat qui a eu lieu. Une division complète de la DRPP se consacre à cette question : on peut sans doute lui reprocher de s’être trop penchée sur ce qui se passait à l’extérieur, et pas assez sur ce qui se passait en son sein. D’autres personnes sont également chargées de la lutte contre la radicalisation : au sein de mon cabinet, un conseiller chargé de la prévention travaille, par exemple, sur les actions à mener en lien avec les collectivités locales. Vous le voyez, il n’y a pas un référent unique, mais de nombreuses structures et de nombreux canaux.

Vous m’interrogez sur le cas spécifique de Mickaël Harpon. Au risque de vous décevoir, monsieur le président, je ne peux pas vous l’expliquer et je me garderai de toute interprétation, tant que l’instruction n’aura pas établi les faits. Y a-t-il, dans le système policier, une tendance, sinon au secret, du moins à la discrétion ? Il y a sans doute, entre les fonctionnaires de police, une grande fraternité de travail. Je ne sais pas si elle explique le cas d’espèce, mais il est certain qu’elle joue beaucoup. Il y a toujours une réticence à aborder des questions de cette nature, parce qu’on pense qu’elles peuvent être réglées entre collègues. Le travail policier vous déconnecte un peu, non pas du monde réel, mais du monde fait d’horaires fixes et de week-ends que nos concitoyens connaissent. Dans ce contexte, la cellule de travail devient fondamentale et cela peut effectivement expliquer certaines réticences.

Ma circulaire du 7 octobre avait précisément pour but de rappeler que les problèmes ne se règlent pas au sein de petits groupes et qu’il faut passer par la hiérarchie de la préfecture de police : c’est à elle de prendre ses responsabilités en matière de suivi des cas de radicalisation. Je ne veux pas que ces questions soient traitées au niveau des services.

Monsieur Habib, vous dites que sept minutes, c’est très long, mais comme cela paraît court, quand on les vit en direct ! De nombreux fonctionnaires de police sont armés lorsqu’ils vont de leur domicile à leur lieu de travail, mais très peu le sont à l’intérieur de la préfecture de police, qui est réputée sûre – elle l’était, du moins, jusqu’à l’attentat. Lorsqu’ils arrivent, les fonctionnaires déposent généralement leur arme dans un coffre, et rares sont ceux qui la portent à la ceinture – même si j’en observe davantage ces derniers temps. Une fonctionnaire de police qui a croisé l’assassin pendant l’attaque m’a d’ailleurs dit s’en être beaucoup voulu, et s’en vouloir encore, de ne pas avoir été armée. Le fait que la plupart des fonctionnaires ne soient pas armés a représenté une difficulté. Je note toutefois que le fonctionnaire de garde qui a neutralisé Mickaël Harpon a parfaitement joué son rôle : il a fait preuve d’un grand sang-froid, en dépit de son extrême jeunesse administrative, puisqu’il n’était là que depuis six jours.

Ce qui est certain, c’est que nous n’avons envisagé les questions de surveillance de la radicalisation et de sécurité qu’à l’extérieur, et non à l’intérieur de la préfecture de police. Lorsque j’ai été prévenu de l’attaque, j’ai d’ailleurs pensé que nous étions attaqués de l’extérieur et j’ai immédiatement demandé de sécuriser la périphérie de la préfecture. Nous n’avions pas de dispositif destiné à faire face à une tuerie de masse à l’intérieur même de nos locaux. Nous sommes en train de prendre des dispositions en ce sens. Dans la mesure où la préfecture de police accueille un public nombreux, je veux m’assurer de l’étanchéité des systèmes de circulation des fonctionnaires et du public. L’enceinte de la préfecture de police est très vaste et compte de multiples accès et j’ai décidé, pour des raisons de sécurité, de créer un accès réservé aux seuls fonctionnaires : il sera ouvert d’ici quinze jours. Pour bien comprendre d’où l’on part, il faut tout de même rappeler qu’une bouche de métro se trouvait, il y a quelques années encore, dans la cour de la préfecture de police… La caserne de la Cité, qui date du XIXe siècle, n’a jamais été conçue comme un système bouclé, mais nous prenons actuellement des dispositions pour limiter les risques d’attaques.

Je ne peux pas répondre sur les faits, mais je peux dire un mot de l’état d’esprit qu’il faut avoir. Je vous l’ai dit et je le répète : nous ne devons avoir aucun tabou lorsque nous interrogeons, entre fonctionnaires, les phénomènes de radicalisation, car c’est la sécurité collective et individuelle qui est en jeu. J’explique d’ailleurs aux fonctionnaires qui font l’objet d’un signalement qu’il est normal que la collectivité de travail s’interroge. Mon devoir de chef est de m’assurer que toutes les mesures de sécurité sont prises pour garantir au mieux la sécurité des fonctionnaires. Je le leur dois, en tant que responsable du dispositif.

Mme Marine Le Pen. Monsieur le préfet de police, le ministre de l’Intérieur a eu une communication pour le moins précipitée et il n’a pas pris beaucoup de recul sur les faits, puisqu’il a d’abord dit qu’il n’y avait rien à signaler au sujet de Mickaël Harpon. Et le parquet l’a contredit quelques heures plus tard. J’aimerais savoir qui a fourni ces informations au ministre de l’Intérieur, et dans quelles circonstances. Est-ce vous, monsieur le préfet de police, qui lui avez communiqué ces informations ?

J’ai un désaccord avec vous sur le périmètre de notre commission d’enquête. Vous nous avez dit que le fait que le signalement de Mickaël Harpon à sa hiérarchie n’ait pas été suivi d’effet relevait de l’enquête judiciaire. Je ne suis pas du tout de cet avis et je pense qu’il s’agit précisément d’un problème administratif : c’est un problème qui concerne le fonctionnement du système que vous dirigez. Or c’est précisément le rôle de notre commission d’enquête de déterminer ce qui a pu mal fonctionner pour qu’une hiérarchie à qui l’on a fait remonter un signal fort – car l’apologie du terrorisme ne peut évidemment pas être considérée comme un signal faible – n’ait pas donné suite.

Si nous n’obtenons pas de réponse à cette question, la commission d’enquête ne pourra pas travailler ; elle ne pourra pas faire les préconisations qui sont nécessaires pour que, à l’avenir, des signalements de ce type soient entendus par l’administration et aboutissent à la mise à l’écart des fonctionnaires concernés. Vous n’avez pas répondu de façon précise à la question de notre collègue Éric Poulliat. Avez-vous, au sein de la préfecture de police, un référent radicalisation, précisément chargé des cas éventuels de radicalisation au sein de vos services ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Monsieur le préfet de police, je vous remercie d’être parmi nous aujourd’hui. Je veux à mon tour vous faire part de la peine que nous a causée ce drame et m’associer au travail des policiers, en tant qu’élu de la nation et aussi à titre plus personnel.

Je vais essayer de vous poser des questions qui ne sont couvertes ni par le secret de l’instruction, ni par le secret défense.

Il y a quelques mois, le ministre de l’Intérieur et son secrétaire d’État vous ont demandé de réfléchir à la réorganisation de cette vieille dame qu’est la préfecture de police et de leur remettre les premières conclusions de votre travail à la mi-juillet. À ce jour, la représentation nationale n’a pas eu connaissance de ces préconisations. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

Sur le fond, la préfecture de police a un service spécialisé dans les renseignements, la DRPP, et il existe deux services de compétence nationale : la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et le service central du renseignement territorial (SCRT). Cela signifie que trois services travaillent sur des thèmes voisins. Cette organisation présente des inconvénients. Le président Ciotti les a soulignés et vous a interrogé à ce sujet. Vous n’avez pas répondu à sa question, au nom du secret de l’instruction. Je ne vais donc pas vous interroger de nouveau sur les inconvénients de cette organisation, mais sur son intérêt. Quel intérêt y a-t-il, selon vous, à maintenir un service indépendant de renseignement au sein de la préfecture de police ? Ne serait-il pas préférable de fusionner les différents services au sein de la direction générale de la sécurité intérieure ?

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le préfet, avant de vous donner la parole, je dois vous dire que nous ne pouvons pas nous satisfaire de vos réponses, ou plutôt de cette absence de réponses. Notre commission d’enquête – la Garde des Sceaux l’a précisé et nous l’entendons bien – trouve ses limites dans le respect de l’enquête judiciaire et dans celui du secret défense. Mais, après une heure d’audition, nous ressentons une très grande frustration. Vous ne nous avez pas répondu au sujet de l’organisation administrative de la préfecture de police, alors même qu’elle relève de votre compétence. Vous êtes devant la Représentation nationale et nous sommes en droit d’attendre des réponses plus précises que celles qui ont été faites à la presse. En tout cas, nous ne pouvons pas en attendre moins : il convient de respecter la Représentation nationale. Ce qui s’est passé en 2015 relève de l’organisation administrative de la préfecture de police. Nous voulons savoir comment cette administration s’organise et pourquoi les signalements qui ont été faits ne sont pas remontés. Notre collègue Jean-Michel Fauvergue vous a interrogé sur l’articulation entre deux services de renseignement majeurs de notre pays, à savoir le renseignement territorial et la DRPP. Ce qui s’est passé entre le Val-d’Oise et la préfecture de police pose un problème d’organisation qui appelle des réponses précises de votre part.

M. Guillaume Larrivé. Monsieur le préfet de police, plusieurs d’entre nous ont déjà été, hélas, président, vice-président ou rapporteur d’une commission d’enquête. Or, pour qu’un tel exercice ait une utilité, il faut que les parlementaires, comme les personnes auditionnées, fassent autre chose qu’enfiler des perles.

La question de l’articulation entre ce qui s’est ou non passé dans le Val-d’Oise et ce qui s’est ou non passé à la préfecture de police n’est pas accessoire pour nous : elle est au cœur des interrogations qui justifient la constitution même de cette commission d’enquête. La question de fond à laquelle nous voulons répondre est la suivante : comment mieux détecter des individus islamistes infiltrés au cœur de l’État et comment les mettre hors d’état de nuire ?

Au sujet de l’articulation entre le Val-d’Oise et la préfecture de police, j’aimerais vous poser une question plus générale. Il y a dix ans, le ministre de l’Intérieur de l’époque, sous l’autorité du Président de la République, avait créé ce que l’on appelle la police d’agglomération, qui est définie par une double limitation : un périmètre géographique – qui réunit Paris, les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne – et une limitation organique, puisque seules trois directions de la préfecture de police sont concernées : la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), la direction de la police judiciaire (PJPP) et la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC).

Le périmètre de la police d’agglomération, tel qu’il a été défini en 2009, n’incluait donc pas les questions de renseignement, si bien qu’il existe aujourd’hui trois blocs chargés du renseignement : la DRPP, exclusivement compétente pour la ville de Paris, sous votre autorité ; le service central du renseignement territorial qui, je crois, dépend de la direction centrale de la sécurité publique, elle-même sous l’autorité du DGPN ; et, enfin, la direction générale de la sécurité intérieure. Pouvez-vous nous confirmer que le renseignement s’organise autour de ces trois blocs, et pouvez-vous nous dire comment vous envisagez l’évolution de cette organisation ?

Il me semble que deux évolutions sont envisageables.

La première option consisterait à dire qu’en termes de compétence territoriale (ratione loci), comme d’un point de vue fonctionnel (ratione materiae), le champ de la préfecture de police, en matière de renseignement, doit s’étendre à l’ensemble des questions franciliennes.

La deuxième option, très différente, consisterait au contraire à dire que la DRPP ne se justifie plus et qu’il faut envisager une fusion de vos services, soit avec le renseignement territorial, soit avec la DGSI – soit avec les deux. On avait évoqué, dans une autre commission d’enquête, l’hypothèse d’une direction générale du renseignement national, dans laquelle fusionneraient tous ces services.

On pourrait imaginer aussi des options intermédiaires. Comprenez en tout cas que nous avons besoin, sur ces questions, d’avoir votre point de vue, éclairé par une analyse factuelle et administrative – et non judiciaire –, des éventuels dysfonctionnements survenus autour du cas Harpon. En clair, y a-t-il eu un dysfonctionnement dans les échanges entre le renseignement territorial du Val-d’Oise et la préfecture de police ? Même si cela vous pousse à prendre un petit risque, et sans vouloir vous faire sortir de votre champ, j’aimerais que vous nous disiez ce que vous pensez, au fond, de l’organisation actuelle du renseignement. Nous ne pouvons pas mener nos travaux si nous n’avons pas une parole de vérité de la part des hauts fonctionnaires de l’État, du préfet de police en particulier.

M. Didier Lallement. Être préfet de police, c’est courir un risque permanent, monsieur Larrivé…

Madame Le Pen, je ne sais pas si Mickaël Harpon a fait l’objet d’un signalement. En tout cas, je n’en trouve pas la trace administrative : seule l’enquête judiciaire pourra établir s’il y a eu, ou non, un signalement. Je n’ai trouvé, ni dans le dossier de l’intéressé, ni dans aucun autre dossier, la trace d’un signalement fait en 2015. Les propos que Mickaël Harpon aurait alors tenus sont sans doute avérés et je n’ai aucune raison de douter de ce qui est rapporté dans la presse, mais je répète que je n’ai pas de trace administrative d’un signalement. Je ne peux pas vous parler de ce qui s’est passé à cette époque, puisque je n’en trouve aucune trace.

Cela m’amène à la question que vous m’avez posée au sujet de l’intervention du ministre de l’Intérieur, peu après l’attaque. Le ministre de l’Intérieur a communiqué, au moment où il l’a fait, sur la base des informations factuelles dont nous disposions, à savoir le dossier de l’individu. Le parquet national anti-terroriste (PNAT) a évoqué le fait que Mickaël Harpon avait eu un blâme. Mais les blâmes sont effacés du dossier administratif au bout de trois ans et je n’ai pas la trace de ce blâme. Vous voyez donc bien que seule l’enquête judiciaire pourra déterminer s’il y a eu un signalement, à qui il a été fait et ce qu’il en est devenu. Je répète que je suis dans une situation de responsabilité administrative : je peux vous dire ce qui figure dans les dossiers et vous exposer les dispositifs existants. Monsieur le président Ciotti, je ne peux vous dire que ce que je sais. Je ne peux pas faire des conjectures sur des informations qui ont été rapportées dans la presse : je me dois, à ce stade, d’être extrêmement prudent.

Je répète qu’il n’y a pas un, mais plusieurs référents radicalisation. Je vous ai dit qu’il existe une cellule à la DSPAP qui s’occupe de la remontée des signaux faibles : elle travaille en externe, mais aussi en interne, en matière de sécurité publique. Il revient à chaque dispositif de faire remonter les signaux. Très franchement, je ne crois pas du tout à un système qui compterait un seul référent radicalisation, surtout dans une organisation comme la nôtre, où il importe que l’ensemble de l’encadrement et des fonctionnaires soit sensibilisé. Le système, tel qu’il existe aujourd’hui, me paraît assez pertinent. Ce qu’il faut, c’est renforcer sa capacité à se saisir de certains sujets et aider les fonctionnaires à faire des signalements. L’anonymisation pourrait effectivement être une piste : elle a d’ailleurs été suggérée par des organisations syndicales. J’ignore ce que le ministre de l’Intérieur décidera, mais il me paraîtrait tout à fait envisageable de créer une plateforme sur laquelle les fonctionnaires pourraient faire des signalements de façon anonyme, à condition de tenir compte des limites d’un tel système et de prendre les précautions déontologiques qui s’imposent.

Monsieur le député Fauvergue, le ministre m’a effectivement demandé, au moment de mon installation, de lui faire des propositions en vue de la restructuration de la préfecture de police. Je lui ai fait des propositions au début du mois de juillet, comme il me l’avait demandé. À ce jour, je n’ai eu de réponses que sur une petite partie de mes propositions, le ministre m’ayant indiqué que les autres seraient versées dans les discussions sur le livre blanc, auxquelles je crois que les parlementaires seront associés, et qui ont fait l’objet de la constitution d’un certain nombre de groupes de travail. Il ne me revient pas d’apporter des réponses à mes propres propositions, mais je peux vous en exposer l’esprit.

Vous me demandez s’il est légitime qu’il existe une direction du renseignement au sein de la préfecture de police. À vrai dire, la question est plus large et dépasse celle du renseignement : c’est celle de la pertinence du maintien de la préfecture de police au sein de la direction générale de la police nationale. Pour ma part, j’observe que les grandes agglomérations du monde, comme Londres ou New York, ont tendance à avoir des services de police intégrés. L’évolution métropolitaine de l’organisation des territoires conduit, dans la plupart des pays occidentaux, et au-delà, à ce type de constat. Faut-il démonter ce dispositif en France, sous prétexte qu’il a été créé en 1800 et que son ancienneté serait le signe de son obsolescence ? Je ne crois pas à ce type de raisonnement. Je crois que la seule question qui vaille est celle de la pertinence d’un système propre à Paris. Pour ma part, je pense que cela a une pertinence, et c’est ce qui a présidé à l’ensemble de mes propositions.

J’ai tout de même une nuance à apporter, et ce sera une façon de répondre à M. Guillaume Larrivé. Je ne crois pas qu’il soit opportun d’étendre les compétences du préfet de police. L’extension de ses compétences à la petite couronne a déjà été difficile d’un point de vue managérial et je ne crois pas à une extension à l’ensemble de la zone. Je n’ai pas d’éléments à vous donner, à ce stade, sur Gonesse. Mais si vous me demandez s’il faut améliorer la coordination entre la DRPP et le SCRT dans la grande couronne, ma réponse est évidemment oui. La DRPP joue un rôle de coordination zonale, mais j’observe que les coordonnateurs zonaux du renseignement, qui existent aussi en province, où ils sont les responsables du renseignement de la DDSP chef-lieu de la région, souffrent également de la faiblesse de cette coordination zonale. J’en ai fait l’expérience en Nouvelle-Aquitaine : il est très clair que le préfet de zone manque d’informations dans l’approche des dispositifs zonaux. Je ne verrais donc que des avantages à ce que l’échange d’informations soit amélioré, mais je ne crois pas qu’il faille toucher aux compétences du préfet de police.

Enfin, pour que le système « préfecture de police » fonctionne efficacement, il faut qu’il soit fondé sur une grande déconcentration. Je ne crois pas du tout à un système qui reposerait sur un commandement opérationnel à un niveau très élevé, dans des administrations centrales, et qui suivrait l’action du terrain de très loin. Je pense que l’action du terrain doit se faire au plus près.

M. le président Éric Ciotti. La question de l’organisation occupera une partie importante des travaux de notre commission mais, dans l’immédiat, puisqu’il s’agit de la première audition, je souhaite m’en tenir aux faits. Pouvez-vous tout d’abord définir la chaîne hiérarchique qui vous sépare du poste de Mickaël Harpon ?

Ensuite, vous dites ne pas avoir eu connaissance d’un signalement, or la presse publie la copie d’une note de Mme Bilancini, adressée au ministre de l’Intérieur sous votre couvert, qui évoque des signalements. Avez-vous eu connaissance de cette note ? Quelles remarques vous inspire-t-elle ? Que pensez-vous de cette procédure et du suivi des signalements ?

M. Didier Lallement. J’ai évidemment connaissance de cette note puisque c’est moi qui l’ai demandée. Bien évidemment, cette note existe et elle dit une chose très précise : « Dans ces circonstances, ils [les fonctionnaires concernés] n’ont jamais jugé utile de rendre compte à leur hiérarchie des faits datant de 2015. » Ainsi, et Mme Bilancini pourra vous le confirmer puisqu’elle est signataire de cette note, aucun signalement n’est remonté par la voie hiérarchique.

Il faut s’entendre sur les mots : il y a eu manifestement des échanges entre différents niveaux de fonctionnaires mais ils n’ont à aucun moment pris la forme d’un signalement, c’est-à-dire d’une transmission à un niveau hiérarchique permettant d’actionner le dispositif d’alerte. C’est à raison que le ministre de l’Intérieur a parlé de dysfonctionnements : cela me paraît assez évident.

Je ne suis pas en mesure de vous expliquer cette situation : je ne fais que la constater à ce stade. On peut toujours s’interroger sur les raisons pour lesquelles un groupe à un niveau hiérarchique subalterne considère qu’il n’a pas à faire ce signalement. Je ne veux pas me hasarder sur le terrain des hypothèses tant que l’enquête judiciaire n’aura pas établi le rôle précis des uns et des autres. Mais j’ai parfaitement connaissance de ce compte rendu, qui mentionne explicitement les choses de cette façon.

M. le président Éric Ciotti. Nous avançons et je vous en remercie, monsieur le préfet, puisque vous nous indiquez maintenant que cette note existe et qu’un signalement, en tout cas verbal, a été fait. C’est un progrès par rapport à vos précédentes déclarations qui me paraissaient s’éloigner un peu de la vérité que l’on doit à cette commission.

Pensez-vous qu’au cœur d’un service de renseignement, au cœur d’un service de lutte contre le terrorisme, un signalement administratif écrit soit nécessaire pour créer un doute et justifier l’application d’un principe de précaution ? Quand une personne travaillant au sein d’un service majeur de nos institutions se livre à une apologie du terrorisme – je le dis d’autant plus librement, monsieur le préfet, que vous n’étiez pas en poste à la préfecture de police à l’époque –, le signalement de ce type de comportement doit désormais systématiquement être pris en compte. Nous sommes au cœur de notre travail et il n’est nul besoin de s’abriter derrière d’autres considérations : notre objectif est que les failles et les dysfonctionnements évoqués par le ministre ne se reproduisent plus. Pensez-vous qu’il faut une procédure écrite, en plusieurs exemplaires, pour susciter un intérêt ou déclencher une alerte ?

M. Didier Lallement. Bien sûr que non ! À aucun moment, je ne vous ai dit une chose pareille ! Je n’ai à aucun moment dit que le signalement devait être écrit : je dis simplement que les signalements doivent remonter à la hiérarchie pour valoir signalement, sinon ils sont ce qu’ils sont, c’est-à-dire des échanges entre fonctionnaires qui n’atteignent pas le niveau hiérarchique permettant leur prise en compte collective.

Pourquoi ces échanges n’ont-ils pas donné lieu à un signalement, écrit ou oral, en 2015 ? Je ne peux pas répondre à cette question parce que je n’étais pas là, parce qu’une partie de ces interrogations sont sous le mandat judiciaire, parce qu’une partie des fonctionnaires concernés sont morts – il faut quand même le rappeler ! – et que nous n’avons donc pas l’ensemble des éléments. Il y a eu des échanges entre fonctionnaires en 2015, dont Mme Bilancini a pris connaissance postérieurement à l’attentat et dont elle m’a rendu compte. J’ai effectivement souhaité que ce compte rendu fasse l’objet d’une note au ministre. Quant à la communication de cette note à la presse, je n’en suis pas responsable !

M. Florent Boudié, rapporteur. La question qui nous importe est évidemment l’absence de chaîne formalisée de détection, qui vous contraint à vous appuyer sur les éléments d’un rapport évoquant un signalement informel en 2015. Avez-vous connaissance d’autres signalements informels ? Avez-vous eu connaissance, depuis le 3 octobre, de propos ou de comportements équivalents chez d’autres agents de la préfecture de police qui n’auraient pas été formellement signalés ?

M. François Pupponi. Première question, qui me vient à l’esprit après avoir entendu vos réponses : qui a signalé quoi en 2015 et à qui ? Vous dites qu’il n’y a pas eu de signalement hiérarchique mais la note indique que des agents de la préfecture de police ont bien signalé des faits à quelqu’un : nous avions le sentiment qu’il s’agissait de leur supérieur direct. Il y a donc bien eu un signalement.

Deuxième question, avec les précautions d’usage parce que c’est un peu délicat : lorsque vous apprenez qu’un agent du service de renseignement de la préfecture de police se convertit à l’islam, y a-t-il une procédure pour vérifier pourquoi cet agent s’est converti ? C’est son droit, qu’il n’y ait pas d’ambiguïté : il n’est pas question pour moi de stigmatiser qui que ce soit et la liberté de conscience existe dans notre pays. Mais dans un service de renseignement, cherche-t-on à savoir pourquoi et comment un agent s’est converti, quelle mosquée et quel imam il fréquente, afin de vérifier qu’il n’est pas en train de se faire « retourner » par des réseaux islamistes ? Y a-t-il une enquête minimale pour déterminer dans quelles conditions cet agent s’est converti ?

M. Stéphane Peu. L’un des objets de notre commission d’enquête étant de faire la lumière sur des dysfonctionnements possibles au sein de la préfecture de police, je voudrais prendre un peu de recul sur l’actualité et revenir sur l’assassinat du père Hamel en 2016 à Saint-Étienne-du-Rouvray. Selon certaines informations, la DRPP a, dans les trois semaines précédant l’assassinat du père Hamel, capté sur la messagerie Telegram des échanges qui montraient assez clairement les intentions du tueur, Adel Kermiche. Or les informations ainsi recueillies n’ont pas été transmises, en tout cas pas avant l’assassinat du père Hamel. Est-ce là un autre dysfonctionnement, après celui que nous venons d’évoquer sur la bizarrerie de ce non-signalement de 2015, qui en était un sans l’être tout à fait ?

M. Didier Lallement. Le plus simple est que je vous remette cette note : vous aurez ainsi l’ensemble des éléments. Mais je veux bien la lire devant la commission : « Le major [c’est-à-dire le responsable hiérarchique de premier niveau] confirme que cet échange a bien eu lieu, qu’il était informel et que ses deux collègues étaient dans la retenue [il s’agit des deux collègues à l’origine de l’échange]. Il leur demandait alors s’ils souhaitaient formaliser ce signalement, ce qui n’était pas leur intention, leur démarche s’inscrivant dans une perspective de conseil. Ils déclaraient qu’ils souhaitaient en parler à leur chef de section (…). Ce dernier serait revenu vers le major fin août début septembre (…) pour lui dire “qu’il n’y avait pas de sujet avec M. Harpon et qu’il gérait à son niveau.” »

Les mesures que j’ai prises depuis ont pour objet d’éviter que cela ne se reproduise : les signalements doivent désormais remonter à mon niveau, au cabinet du préfet. Voilà donc ce que je pouvais vous dire sur ces éléments, dont Mme Bilancini et moi-même avons pris connaissance après l’attentat. Ils corroborent ce que disait le ministre de l’Intérieur : dans l’administration, ce sont les traces écrites qui donnent des indications sur ce qui a pu se passer précédemment ; or il n’y avait rien dans les dossiers. Tout cela me paraît assez cohérent.

Comme moi, vous vous interrogez sur ce qu’il s’est passé à cette époque. S’agissait-il d’un cas d’espèce, lié à un environnement, à un groupe d’individus désirant se conduire de cette façon-là, ou bien était-ce un fonctionnement systématique de la police ? Voilà la question au cœur de mes préoccupations, et c’est pour cela que j’ai pris les initiatives que je vous ai décrites tout à l’heure, dans le but d’encourager la remontée d’informations.

Monsieur Pupponi, la conversion à l’islam ne doit pas entraîner de vérification particulière. En revanche, quand le comportement d’un fonctionnaire habilité secret défense dans un service de renseignements change, alors oui, la question doit être posée. Dans le cas de Mickaël Harpon, que je ne connaissais pas, un autre élément me paraît assez important : il était sourd-muet. Selon ses collègues, il ne répondait pas au téléphone dans le service parce qu’il n’était pas compréhensible par un tiers. Il est donc possible qu’il n’y ait pas eu d’expression d’un prosélytisme extrême puisqu’il parlait fort mal – pure hypothèse de ma part, puisque vous me demandez mon avis ; je me garderai bien de m’aventurer sur ce terrain-là.

L’analyse des faits montre qu’il s’agit peut-être d’un cas spécifique. Toutefois, je me dois d’envisager que des comportements de cette nature existent : je dois donc absolument décloisonner le système pour encourager la remontée des signalements à mon cabinet et déclencher les enquêtes nécessaires.

Enfin, concernant Saint-Étienne-du-Rouvray, je n’ai pas d’autres éléments que ceux qui ont été fournis à la Représentation nationale par le passé.

Mme Lætitia Avia. Je m’associe tout d’abord à l’ensemble des témoignages de soutien et de solidarité exprimés par mes collègues au nom de la Représentation nationale et de l’ensemble des Parisiens.

La question de la remontée des signalements pose celle de la formation et de la sensibilisation de l’ensemble des agents. Vous avez évoqué, à très juste titre, la nécessité de conjuguer le respect de la liberté de culte de chacun avec l’exigence d’efficacité dans la détection. Selon moi, cela se passe à trois niveaux : la nature des faits signalés, le processus de détection et son traitement. Avez-vous pu, à la suite de ces événements, identifier des évolutions possibles dans les processus internes de formation de l’ensemble des agents ? Vous avez évoqué en particulier une cellule qui permettrait un traitement au bon niveau en ce qui concerne l’ensemble des personnels, agents et fonctionnaires de la préfecture de police : quels éléments envisagez-vous le cas échéant d’améliorer ?

Mme Alexandra Valetta Ardisson. Mickaël Harpon était habilité secret défense et le renouvellement de son habilitation devait intervenir en avril 2020. Différentes durées existent aujourd’hui pour les habilitations défense : dix ans pour le niveau confidentiel défense, sept ans pour le secret défense – c’est celle dont bénéficiait Mickaël Harpon –, cinq ans pour le très secret défense.

Beaucoup d’événements peuvent se produire dans la vie d’un individu en cinq, sept ou dix ans : il faut vraiment s’interroger sur la durée de cette habilitation. Le but de notre commission est non seulement d’établir des responsabilités, mais aussi de trouver des pistes d’amélioration pour éviter que de tels événements puissent un jour se reproduire et que de tels dysfonctionnements perdurent. En votre qualité de préfet de police et au vu de votre expérience, trouvez-vous que la durée de ces différentes habilitations défense est pertinente et si oui, ne pensez-vous pas que des contrôles devraient être systématiquement menés pendant cette durée, afin de nous assurer de la fiabilité et de l’intégrité des agents qui en bénéficient ?

M. Didier Lallement. La durée de l’habilitation ne nous exonère pas de toute responsabilité. Il est en effet parfaitement possible qu’un agent habilité connaisse un processus de radicalisation : il ne faut donc pas attendre la prochaine enquête, dans cinq ou sept ans. Cela repose sur la détection des signaux faibles et sur la capacité de la communauté de travail à se mobiliser pour éviter des cas de ce type.

La diminution de la durée d’habilitation nous prémunirait-elle de cas de radicalisation ? Je pense que même une durée de trois ans ne nous garantirait de rien. En revanche, des éléments liés à un mariage, à un changement de comportement dans l’environnement proche, à des changements physiques peuvent constituer des signes de radicalisation qui doivent amener à des signalements. Mais là aussi, il faut s’entendre sur ce qu’est le signalement : le rôle du responsable hiérarchique dans un service de renseignement est bien évidemment d’observer et d’apprécier comment se comportent ses fonctionnaires. La sensibilisation est donc un vrai sujet.

Les événements du 3 octobre ont provoqué un séisme suffisamment significatif pour qu’un grand nombre de réticences soient aujourd’hui levées. Je ne dis pas qu’elles le sont toutes, mais ce qui paraissait impossible est maintenant présent dans toutes les têtes. Vous avez donc raison, madame Avia, il faut accompagner cela d’un dispositif de formation. Toutes les formations assurées par la direction des ressources humaines de la préfecture de police intègrent déjà une sensibilisation à ce sujet – je ne vous les relate pas mais je le ferai dans mes réponses écrites. De même, diverses initiatives ont été prises, comme l’application « police de sécurité du quotidien » sur les tablettes NEO dont disposent les fonctionnaires, qui permet d’accéder au module dit de radicalisation. De multiples voies existent aujourd’hui – fiches réflexes, formations, etc. – pour sensibiliser à cette question.

In fine, il reste le comportement de la femme ou de l’homme, le regard qu’il porte sur son environnement. La formation doit permettre d’expliquer aux policiers que signaler n’est pas dénoncer. C’est un problème de culture, que j’essaye de changer avec l’ensemble de mon encadrement et des fonctionnaires. L’idée de la plateforme anonymisée formulée par certaines organisations syndicales m’intéresse, même si nous connaissons les limites de ce type d’exercice : il ne faut pas que cela se transforme en une dénonciation systématique de certains sous prétexte qu’ils appartiennent à telle ou telle religion. Nous n’en sommes pas là pour le moment : il faut simplement s’assurer de la faisabilité de ce dispositif du point de vue de la procédure.

M. le président Éric Ciotti. Avant de passer la parole à Mme Constance Le Grip, je voudrais vous poser une question sur les indications pour le coup très précises que vous nous avez communiquées sur les trente-trois signalements qui sont remontés jusqu’à vous depuis le 3 octobre. Ils ont conduit à désarmer sept policiers depuis cette date et sans doute cinq avant, ainsi qu’à demander trois suspensions dont une, à ce stade, a été accordée par le directeur général de la police nationale (DGPN).

Quelle hiérarchie dans la gravité des faits fonde ces différentes décisions, qui vont du signalement à la suspension ? Les signalements de faits précédant le 3 octobre sont-ils comparables aux signaux qu’avait émis Mickaël Harpon ? Comment qualifieriez-vous leur degré de gravité ? Le fait que ces signalements n’aient pas été effectués plus tôt révèle-t-il une défaillance dans la remontée des signalements ?

M. Didier Lallement. Depuis 2012, il y a eu soixante-trois signalements. Le cas de Mickaël Harpon n’est pas isolé : il y avait au même moment, dans d’autres services, un ensemble de signalements. Une quinzaine de cas a donné lieu à des suites administratives : cinq révocations, un licenciement d’adjoint de sécurité, trois mutations, des refus de titularisation ; en outre, deux cas se sont traduits par des démissions. Certains de ces signalements, quoiqu’anciens, sont aujourd’hui encore « vivants », les fonctionnaires faisant l’objet de ces observations étant en congé de maladie.

L’objet de ma démarche est de resserrer les signalements. Aujourd’hui, un cas aussi grave que celui de Mickaël Harpon devrait à l’évidence faire l’objet d’un signalement immédiat : cela ne souffre aucune interrogation méthodologique.

Les signalements reçus depuis le 7 octobre portent essentiellement sur des cas de changement de comportement : changement d’apparence physique ou dans les rapports avec les collègues, comportement avec certains gardés à vue non conforme au code de déontologie de la police. Il y a assez peu de signalements portant sur des expressions prosélytes, et tous sont antérieurs au 3 octobre. Nous n’avons pas reçu de signalements récents de personnes qui se réjouiraient de la commission d’attentats.

M. le président Éric Ciotti. Aucun des trente-trois signalements n’atteint ce niveau ?

M. Didier Lallement. Pas à ma connaissance.

M. le président Éric Ciotti. Et parmi les trente-trois signalements, combien appartiennent à la DRPP ?

M. Didier Lallement. Je ne crois pas qu’il y en ait mais je vais le vérifier.

Mme Constance Le Grip. Ma question rejoint celle de notre collègue Valetta Ardisson sur l’habilitation secret défense. Quels sont les critères, les éléments de vérification pris en compte dans la procédure devant conduire à la délivrance de cette habilitation ? S’agissant du cas précis de Mickaël Harpon, avez-vous eu l’occasion, après le tragique attentat terroriste du 3 octobre, de prendre connaissance des différents éléments qui avaient été contrôlés en vue de la délivrance de l’habitation secret défense ? Si oui, quels sont-ils – documents, formations, liste d’appels téléphoniques, réseau d’amis et de connaissances, etc. ? La conversion à l’islam ne pourrait-elle être considérée comme un critère à prendre en considération dans la délivrance de l’habilitation secret défense ? Je parle bien de conversion à l’islam, et non de la religion héritée de ses parents et de ses grands-parents. Enfin, sur le stock de quarante-huit signalements en cours d’examen, et parmi les sept policiers désarmés, combien étaient titulaires d’une habilitation secret défense ?

M. Didier Lallement. Sous réserve de confirmation, il n’y a pas eu de signalement d’un fonctionnaire de la DRPP depuis le 3 octobre. Je n’ai donc pas de fonctionnaires habilités secrets défense parmi les personnes signalées.

Dans le cas de Mickaël Harpon, la conversion semble être liée à son mariage. L’enquête judiciaire établira les faits mais j’observe que c’est à ce moment-là qu’il manifeste un début de religiosité. Peu importe le fait générateur, me direz-vous ; en tout état de cause, c’est une conversion et les services doivent faire preuve de vigilance en la matière.

Mais je ne veux pas que l’on imagine que la conversion à l’islam, ou à toute autre religion, entraînerait immédiatement un signalement : ce n’est pas du tout comme cela que nous procédons et ce n’est pas l’idée que je me fais de la laïcité. Ce sont les signes de déloyauté vis-à-vis de la République qui doivent faire l’objet de signalements ; peu importe le fait générateur de la déloyauté à la République.

Mme Isabelle Florennes. Je voudrais juste deux précisions. Si j’ai bien compris, Mickaël Harpon avait fait l’objet d’un blâme : quand on appartient à un service de renseignements, un blâme peut-il faire l’objet d’un signalement ?

Par ailleurs, vous nous avez indiqué qu’il y avait une cellule « radicalisation » à la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) : cette cellule a-t-elle un périmètre plus large que la DSPAP, ou bien existe-t-il un ou plusieurs référents au sein de la DRPP ?

M. Didier Lallement. C’est le procureur national antiterroriste qui a indiqué, dans sa conférence de presse du 5 octobre, que Mickaël Harpon avait reçu, en mai 2012, un blâme consécutif à une procédure pour violences conjugales ayant donné lieu au prononcé d’une dispense de peine par le tribunal correctionnel de Nanterre, le 28 octobre 2009. Mais, comme je l’ai dit tout à l’heure à Mme Le Pen, cela ne figurait pas dans son dossier, étant donné qu’en matière administrative le blâme ne peut rester que trois ans dans le dossier d’un individu. Aussi, lorsque j’ai consulté le dossier de Mickaël Harpon après l’attentat, n’y avait‑il aucune trace de blâme. Je ne l’ai appris que grâce à la précision du procureur national antiterroriste.

Il n’y a pas de cellule de radicalisation en tant que telle à la DRPP, mais une division consacrée à la radicalisation. Si votre question porte sur l’existence d’un individu de référence au sein de la DRPP chargé de la radicalisation interne, sachez qu’il n’y en a pas. Mais la DRPP ne compte pas un grand nombre de fonctionnaires. La DSPAP en comptant, quant à elle, 20 000, le directeur ne peut pas tous les connaître. C’est pourquoi il existe une cellule spécifique pour faire remonter les informations. À la DRPP, au contraire, le directeur connaît l’ensemble de ses fonctionnaires.

M. le président Éric Ciotti. La fin de votre réponse, monsieur le préfet de police, est en soi une explication de la défaillance, en soulignant que le manquement de 2015 est d’autant plus incompréhensible.

M. Éric Diard. Monsieur le préfet de police, vous dites qu’il n’y a pas de trace du blâme. Il y en a pourtant une, puisque, lorsque l’habilitation secret défense de Mickaël Harpon a été renouvelée le 1er août 2013, il a bénéficié d’un avis favorable avec mise en éveil de la hiérarchie. Dans le secteur du renseignement, tout changement de comportement peut représenter une vulnérabilité pour le service. Cette mise en éveil de la hiérarchie ne constituait‑elle pas pour vous un premier signalement, qui laissait entendre qu’une telle personne n’avait rien à faire dans un service du renseignement, a fortiori celui de la préfecture de police ?

M. Didier Lallement. Il n’y a pas de traces administratives d’une mise en éveil de la hiérarchie dans le dossier de l’individu.

M. Éric Diard. Mais j’ai le document !

M. Didier Lallement. Quant à la réaction de la hiérarchie aux faits de 2015, encore une fois, je ne peux vous répondre.

M. Didier Paris. L’ennui avec Harpon, c’est qu’il avait été condamné, fût-ce avec une dispense de peine. Si le blâme aurait déjà dû constituer un signe d’appel, à tout le moins, en cas d’habilitation secret défense d’un agent, un minimum d’enquête devrait permettre, soit par la consultation du B2, soit par celle du fichier du traitement des antécédents judiciaires, de connaître les ennuis externes au service d’un agent. Sans doute le manque de coordination entre l’interne et l’externe pose‑t‑il problème.

Pour ce qui est de l’interne, vous avez probablement raison, monsieur le préfet de police, quand vous faites remarquer qu’il s’agit d’une matière humaine et d’une psychologie particulière – celle du signalement. Comme l’a dit Laetitia Avia, il y a un problème de sensibilisation et de formation. Vous avez dit vous‑même qu’il existait une logique particulière du groupe au sein duquel avait été exprimé des inquiétudes sur le comportement de Mickaël Harpon . La hiérarchie avait également un rôle à jouer. Tout cela constitue un maelström un peu complexe, dont il semble, à vous écouter, qu’on a fait une « tambouille » interne sans qu’il y ait eu le moindre contrôle.

Existe‑t‑il des fiches d’action précises pour dire qui contacter et, dans tel ou tel cas, la procédure à suivre ou des fiches d’information pour prévenir la hiérarchie sans qu’une action soit nécessairement déclenchée ? Si les faits sont exacts, il est tout de même frappant d’apprendre que Mickaël Harpon avait commis un délit clair d’apologie d’attentat en 2015, qui en était pourtant resté à une simple discussion interne entre un chef de section et un major. Comment agir concrètement pour favoriser les signalements ? Quelle est la portée de votre circulaire du 7 octobre ?

Mme Alexandra Louis. Si nous avons beaucoup évoqué l’identification des signes inquiétants et la remontée des renseignements, j’aimerais m’attarder sur un autre temps, qui me semble crucial, celui du recrutement des agents, essentiel pour détecter des personnes radicalisées ou en voie de radicalisation. Quelles sont les procédures existantes pour appréhender le risque de façon précise ? Selon quels critères ? Dans quelle durée ? Par ailleurs, est‑ce que depuis le 3 octobre les procédures et les critères ont été réévalués pour être plus sûrs ?

M. Stéphane Trompille. Monsieur le préfet de police, je voulais vous interroger sur la découverte d’une clé usb contenant différents documents, qui servaient à transférer des données d’un poste de travail à un autre. Cela conduit à s’interroger sur la traçabilité des différentes clés, sur leur circulation dans la préfecture de police et en dehors, et sur les risques relatifs à la dispersion d’informations classées secret défense. Quelles procédures mettre en œuvre pour protéger les données et, éventuellement, bloquer certains ports usb sur les postes des fonctionnaires ?

M. Didier Lallement. Pour ce qui est de l’habilitation, je reviens encore et toujours au seul élément administratif dont je dispose sur les faits : la note de la directrice du renseignement du 5 octobre, que je vous remettrai. Je vous en lis un autre extrait sur les suites données à la procédure de violences volontaires commises par Mickaël Harpon sur la plainte de son épouse : « Ces agissements pour lesquels un rapport avait été rédigé par l’intéressé n’avaient pas été considérés à l’époque comme étant suffisants pour motiver un retrait ou nonrenouvellement d’habilitation. Le haut fonctionnaire de défense du ministère de l’intérieur avait ainsi rendu un avis favorable à l’habilitation avec mise en éveil de la hiérarchie. » Je ne peux pas vous répondre quand vous me demandez pourquoi ce rapport ne figure pas dans le dossier de l’individu, ni pourquoi ces éléments n’ont pas fait l’objet de signalements à la hiérarchie. Mme Bilancini, qui a pris ses responsabilités à partir de 2017, n’avait pas connaissance de ces faits‑là ; par construction, moi non plus. Vous aurez l’occasion de lui demander des précisions.

Monsieur Paris, il va en effet falloir constituer des référentiels et des fiches action, selon les différentes situations, pour aider les fonctionnaires et les guider. Je vais essayer d’entreprendre ce travail avec la direction générale de la police nationale, dans la mesure où je pense que cela ne concerne pas que la préfecture de police, mais l’ensemble de la police nationale. Les fonctionnaires doivent disposer de modes d’emploi beaucoup plus pertinents. Les formations, comme celle concernant l’usage de la tablette NEO, ont une portée très générale sur le phénomène de radicalisation. Il faut mener un travail pour mieux le détecter à l’intérieur de la police, selon une série de critères. Nous devons progresser, à l’évidence.

Pour ce qui est des clés usb, je me garderais bien de m’aventurer dans un domaine qui relève de l’enquête. Cela ne me paraît pas choquant qu’un informaticien ait des clés usb pour vider des ordinateurs. La vraie question est de savoir si des informations ont circulé en dehors du périmètre de la DRPP et ont été communiquées à l’extérieur. J’attends une information du procureur national antiterroriste, pour savoir si son enquête préliminaire a révélé des éléments d’une telle nature, ce qui pourrait changer la dimension des choses. En revanche, je le répète, il ne me semble pas anormal de retrouver dans le bureau d’un membre d’une cellule informatique une clé usb, comme en ont tous ses autres collègues. Tous les informaticiens m’ont confirmé en avoir une, pour enregistrer sur des machines ne devant plus fonctionner des données de sauvegarde, qui sont par la suite effacées. Ce qui est important, bien sûr, c’est que ces données ne sortent pas et qu’elles ne soient pas transmises à l’extérieur.

Mme Marine Le Pen. Deux confirmations, s’il vous plaît, monsieur le préfet de police, et une dernière question. Tout d’abord, vous me confirmez que vous n’avez pas ouvert d’enquête interne, alors qu’un signalement interne avait été fait, sans aller jusqu’au rapport, soit par peur – on a effet appris que Mickaël Harpon avait accès aux coordonnées de tous les agents –, soit par crainte d’être accusé de faire un signalement uniquement sur la base de la religion, et qu’un signalement en provenance du Val d’Oise indiquait que ce monsieur fréquentait une mosquée, manifestement tenue par des islamistes ? Ces deux signalements n’ont pas eu de conséquences, et vous n’avez ouvert aucune enquête administrative interne pour connaître les raisons d’un tel dysfonctionnement.

Deuxièmement, vous me confirmez que, contrairement à d’autres services de l’État, il n’existe pas, au sein de la préfecture de police, un service chargé de prévenir et de lutter contre les différentes vulnérabilités et menaces, telle la radicalisation islamiste. Est-ce l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) qui dispose d’une antenne spéciale pour la préfecture de police et joue un rôle dans ce domaine ?

Enfin, qui instruit et contrôle les habilitations relevant du secret de la défense nationale au sein de la préfecture de police ?

M. Didier Lallement. Je n’ai pas lancé d’enquête interne, dans la mesure où il y avait une enquête judiciaire. Dès lors, l’ensemble des faits administratifs étant saisis dans ce cadre, je n’avais pas la matière pour lancer une enquête administrative sur des faits qui relèvent du judiciaire. Je crois avoir été assez précis sur ce point. Je vous ai donné les éléments dont je disposais : le compte rendu, que j’ai demandé à la directrice, de ce qui apparaissait après l’attentat, puisqu’elle n’en était pas informée sur le moment, compte rendu établi sur la base de conversation qu’elle a pu avoir en dehors de l’enquête judiciaire, c’est‑à‑dire sans évoquer des faits judiciaires. Je vous en ai fait loyalement état, comme c’est mon devoir et conformément au droit.

Je me suis mal fait comprendre sur le service consacré à la radicalisation. De fait, il n’existe pas un service mais des services consacrés à la radicalisation au sein de la préfecture de police. Il n’y a pas un correspondant, mais plusieurs. Il existe plusieurs niveaux dans le dispositif. Il n’y a pas une cellule chargée de la radicalisation des personnels. C’est par le biais du dispositif hiérarchique et de cellules généralistes sur la radicalisation que ces cas doivent être traités.

Les habilitations sont instruites en fonction d’un protocole signé entre la DGSI et la DRPP, par la DRPP, avant d’être transmises au haut fonctionnaire de défense du ministère de l’Intérieur, lequel délivre les habilitations sur la base de l’instruction menée par les différents services, en l’occurrence la DRPP.

M. Meyer Habib. Monsieur le préfet, vous avez déclaré que vous avez désarmé sept policiers, pour cause de radicalisation. Imaginons que ces sept policiers prennent un jour un couteau et tuent quelqu’un… Quand la radicalisation est avérée, ne faut‑il pas tout simplement suspendre les agents ? Le doute doit profiter aux citoyens et aux victimes potentielles. Cela me semble évident, même si je comprends qu’il soit parfois difficile de suspendre certains agents.

Par ailleurs, dans le cas d’une suspicion, l’anonymat me paraît très important. Il va de soi qu’il ne peut pas être total, au risque de conduire à des délations calomnieuses. En revanche, il doit y avoir un anonymat partiel. La cellule traitant les signalements devrait être très étanche pour garantir la protection de la personne qui fait un témoignage.

Enfin, je continue à penser que sept minutes au sein de la préfecture de police, c’est très long. Avec Bernard Cazeneuve, après le Bataclan, à ma demande notamment, la doctrine d’intervention a changé, pour aller au contact. Dans un endroit comme la préfecture de police, où il y a des centaines de personnes armées, face à un événement d’une telle gravité, les policiers doivent aller au contact et tuer. Sans entrer dans des détails, puisque l’audition est publique, je continue à penser que sept minutes, dans un tel cadre, c’est vraiment très long.

M. Jean-Michel Fauvergue. Monsieur le préfet de police, je voudrais revenir sur les clés usb, sachant que les renseignements dont nous disposons dans cette commission d’enquête proviennent surtout de la presse. Le bruit que des clés usb avaient été retrouvées au domicile de Mickaël Harpon a circulé : le confirmez‑vous ?

Quant aux procédures de sécurité, il s’agissait de la cellule informatique d’un service de renseignement, au saint des saints du travail antiterroriste. J’ai visité des services où l’on vous confisquait votre téléphone portable pour éviter toute fuite. Est-ce qu’il n’existe pas des procédures plus resserrées dans les services de renseignement pour éviter la fuite d’éléments, en particulier de noms et d’adresses personnelles de fonctionnaires, ce qui inquiète beaucoup depuis l’attentat de Magnanville ?

M. Didier Lallement. Monsieur Habib, lorsque je considère que le niveau de gravité peut être significatif, je demande la suspension des fonctionnaires. Vous avez raison : l’arme de fonction n’est pas le seul vecteur possible. Les demandes de suspension que j’ai faites l’ont été pour des fonctionnaires qui avaient d’ores et déjà été désarmés. Le désarmement est une mesure de premier niveau, avant l’instruction des dossiers.

Sur l’anonymat, je vous ai répondu tout à l’heure, à titre personnel. Ce n’est pas à moi, préfet de police, de prendre une telle décision, qui doit être prise au sein du ministère de l’intérieur. Je n’ai pas d’objection à la création de dispositifs de la nature de celui que vous évoquiez. Mais je pense surtout qu’il faut le même dispositif pour toute la police nationale – on reproche trop souvent à la préfecture de police d’appliquer des mesures spécifiques.

Sept minutes, c’est long, vous avez raison, à une petite réserve près : vous êtes à l’intérieur de la préfecture de police, pendant l’heure du déjeuner, avec des fonctionnaires et un agresseur qui ne porte pas de signe distinctif annonçant une agression de cette nature. Quand bien même des fonctionnaires auraient été armés et l’auraient croisé, ils auraient vu un homme couvert de sang et, quoi qu’il en soit, étant donné les règles d’ouverture du feu, il leur aurait fallu s’interroger pour savoir si c’était une victime ou un auteur. On n’est pas dans le cas de figure des attentats que vous décrivez.

M. Meyer Habib. Il avait quand même un couteau à la main, si vous me permettez…

M. Didier Lallement. Il avait effectivement un couteau, mais encore faut‑il le voir. En quelques secondes, sur un homme couvert de sang, ce n’est pas aussi évident que cela. Je ne suis pas le meilleur spécialiste de la question, mais je dis que ce n’est pas aussi simple que cela. En revanche, je suis d’accord avec vos conclusions : nous devons être plus rapides dans les protocoles. C’est notamment pour cela que j’ai mis en place un dispositif de patrouille interne. Jusqu’à présent, le port du badge était assez souple à l’intérieur de la préfecture de police – tout le monde n’en portait d’ailleurs pas. J’ai demandé que le port du badge soit systématique et qu’il y ait des contrôles à l’intérieur de la préfecture de police, aussi bien des personnels en uniforme qu’en civil, de manière à avoir en interne un dispositif de filtrage. Interviendrait‑on pour autant plus rapidement pour un événement qui se passerait au premier étage d’un bâtiment ? Peut-être. Je ne sais pas combien de temps on aurait pu gagner.

Il n’y a pas eu de coups de feu, sinon à la fin. Il faut bien vous rendre compte que personne n’entend rien. Il y a des cris à l’évidence, qui ne sont entendus qu’à proximité. L’enquête établira sans doute que des fonctionnaires, par habitude, s’enferment pour déjeuner, certainement pour ne pas être dérangés par leurs collègues. Un fonctionnaire à proximité, qui avait fermé sa porte, a entendu les cris et signalé immédiatement le problème au poste de garde. Les choses se sont ensuite enchaînées. Une partie des victimes ont aussi été croisées dans l’escalier. Encore une fois, je ne juge pas des circonstances, mais je suis d’accord avec votre conclusion : il faut être beaucoup plus rapides et avoir des modalités d’information.

Je n’ai pas connaissance d’une information sur des clés usb retrouvées au domicile de l’intéressé. La DRPP doit renforcer ses procédures. Je veux néanmoins saluer devant votre commission Mme Bilancini pour son travail. Depuis qu’elle a été nommée directrice en 2017, plusieurs procédures ont été remises en vigueur. Elle a retiré un certain nombre d’habilitations. Comme il s’agit de choses qui se sont produites avant mon arrivée, je n’en tire aucun bénéfice, mais dis tout à fait objectivement ce qu’elle a fait – elle a notamment décidé que la délivrance des habilitations est conditionnée à des entretiens, au‑delà des criblages.

Mme Bilancini aura sans doute l’occasion de vous en dire plus sur son travail tout à l’heure. Elle a véritablement changé la nature d’une DRPP qui, pour autant que je puisse en juger en 2019, n’était pas encore entrée dans une logique de service de renseignement du deuxième cercle. Mme Bilancini a véritablement rehaussé le dispositif, même si, très objectivement, son action n’a pas permis de détecter les faits de 2015 et les suites qu’elle ne pouvait pas connaître. Néanmoins, elle a modernisé les procédures et la sécurité bâtimentaire. Par exemple, avant son arrivée, aucune procédure n’assurait l’étanchéité de la DRPP. Je crois même qu’il y avait une crèche à proximité… Tout cela a été réorganisé. Je défendrai vraiment Mme Bilancini qui a fait un travail remarquable dont on peut se féliciter.

M. le président Éric Ciotti. Est-ce à dire, monsieur le préfet de police, a contrario, que ce qui avait été fait par ses prédécesseurs n’était pas au niveau de sécurité que l’on pouvait exiger ?

M. Didier Lallement. Je me garderai bien de me livrer à de telles appréciations. Je parle seulement en tant que préfet de police, en 2019, en me fondant sur le compte rendu qui m’a été fait par la DRPP en fonction, des mesures qu’elle a prises à partir de son entrée en fonction, avant mon arrivée. Si elle a pris ces mesures, c’est qu’elles n’avaient, de fait, pas été prises auparavant…

M. Guillaume Larrivé. À la suite de François Pupponi et de Constance Le Grip, je voudrais revenir sur une question qui me paraît vraiment très importante : celle des conséquences à tirer d’une information selon laquelle un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur se convertit à l’islam. Je voudrais vous faire part d’une interrogation et peut‑être, monsieur le préfet de police, d’un désaccord. Bien sûr, comme député, comme citoyen, je ne dis pas qu’une conversion à l’islam doit nécessairement entraîner la suspension et a fortiori la révocation d’un fonctionnaire. Je ne le dis pas, je ne le pense pas – cela n’aurait pas de sens. En revanche, dans la France de 2019, la conversion à l’islam n’est‑elle pas en soi un fait qui justifie, de la part de l’autorité hiérarchique au sein du ministère de l’Intérieur, que l’on procède à la collecte d’un certain nombre d’informations, pour distinguer ce qui relève de l’exercice normal, dirons‑nous, du culte musulman de ce qui relèverait, par hypothèse, de l’adhésion à ce que le Président de la République lui‑même, dans la cour d’honneur de la préfecture de police, devant les cercueils des victimes de Harpon, a qualifié d’hydre islamiste ? La caractéristique d’une hydre est bien d’avoir plusieurs têtes, et nous savons que des techniques de dissimulation existent. Monsieur le préfet de police, mon intervention est moins une interrogation que l’expression d’une position et d’un désaccord. Je pense que nous pouvons raisonnablement soutenir, parce que nous sommes républicains, que la conversion à l’islam d’un agent du ministère de l’Intérieur doit faire en soi l’objet d’une interrogation et d’une vérification, a fortiori si cet agent est employé dans un service de renseignement au cœur de la préfecture de police.

M. Didier Lallement. Comme vous le dites, Monsieur Larrivé, c’est l’expression d’une position. Je suis d’accord avec vous : la radicalité doit faire l’objet d’une meilleure prise en compte. Mais est‑ce que, dans notre société, la radicalité vient d’une seule religion ? À titre personnel, je ne le pense pas. Il y a de multiples formes de radicalité qui sont en train de monter en puissance et qui nécessitent de mener des vérifications tout au long de la carrière d’un fonctionnaire. Le vieux système que nous avons connu, qui se résumait à un examen en début de carrière, n’a plus de sens aujourd’hui.

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, monsieur le préfet de police, nous allons mettre un terme à notre audition. Pourrez-vous nous communiquer par écrit les réponses au questionnaire très précis que nous vous avons adressé, notamment sur la chaîne hiérarchique qui a structuré l’organisation de la DRPP depuis 2015 et les événements à l’origine du signalement que nous avons évoqué ? Nous vous remercions pour vos réponses, même s’il nous a parfois fallu insister un peu pour aller de façon plus précise vers la réalité des faits.

 


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Audition du mercredi 30 octobre 2019

À 17 heures 30 : Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement à la préfecture de police (audition à huis clos)

M. le président M. Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous reprenons nos travaux en accueillant Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police.

Madame la directrice, permettez-nous tout d’abord de vous adresser l’expression de notre soutien dans un moment qui est, pour vous et pour l’ensemble des agents de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), une épreuve terrifiante. Vous nous avez dit, lorsque M. le Rapporteur et moi vous avons accueillie, que vous étiez en deuil. Nous mesurons bien la violence du traumatisme que vous avez subi et nous tenons à vous témoigner notre soutien et notre reconnaissance pour votre action au service de la sécurité des Français.

À la différence de l’audition de M. le préfet de police, la vôtre se déroulera à huis clos, sans la présence de la presse, et ne sera pas diffusée sur les canaux internes de l’Assemblée nationale, afin que vous puissiez vous exprimer librement.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, madame la directrice, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Françoise Bilancini prête serment.)

Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police. Il est de tradition, lorsqu’un service ou une organisation est en cause, de commencer par présenter ce service ou cette organisation, ses structures et ses missions. Eu égard aux circonstances, je fais le choix de rompre avec cette tradition et de vous parler d’emblée des femmes et des hommes qui travaillent dans ce service, la DRPP, touché en son cœur par une attaque inédite, « bleu sur bleu », comme on dit dans notre jargon, qui est la hantise de tous les services de renseignement.

Vous parlez de ces femmes et de ces hommes, c’est évoquer la douleur, la blessure profonde qui mettra du temps à cicatriser. Pour certains, le 3 octobre, c’est déjà loin ; pour nous, c’est le présent, et pour longtemps. Chacun de nous, fonctionnaire de tout grade, technicien, contractuel, gardera en lui des éléments indélébiles de cette journée.

Des images : une scène de crime d’une violence indicible, des cercueils dans la cour du 19-août, des portraits souriants de nos disparus, accrochés dans nos locaux.

Des sons : des appels au secours, des coups de feu, la voix blanche de notre opératrice d’état-major nous annonçant le drame, les pleurs, les sanglots des familles, des enfants, des collègues.

Le goût amer des larmes refoulées, l’odeur du sang versé dans les bureaux, les fleurs, l’encens, le désinfectant.

Des étreintes, aussi, rassurantes, consolatrices, avec les épouses, les enfants, les sœurs, les amis, les collaborateurs. Et le froid du marbre gris où, pour toujours, le nom de nos quatre collègues a été gravé.

Et puis, ne nous le cachons pas, nous aurons également toujours en nous le visage de l’auteur, qui était aussi des nôtres.

Tout cela est désormais en nous, avec nous. Pourtant, dès le lendemain, les femmes, les hommes sont revenus ; hésitants, ils ont repris possession des lieux. Résilience, certes, mais aussi détermination à poursuivre leur mission au service de la République, chacun à sa place, toujours debout, présent, encore et encore, pour lutter sans relâche contre toutes les formes de menace.

Je le dis devant vous, du fond du cœur : je suis fière d’être leur chef, et nous leur devons le respect.

Après avoir évoqué ces éléments personnels, humains, je souhaite à présent revenir brièvement sur l’originalité de la DRPP au sein de la communauté française du renseignement. La compétence de la direction du renseignement de la préfecture de police couvre Paris et les trois départements de la petite couronne ainsi que les deux plateformes aéroportuaires – ce que je vous dis est couvert par le secret de la défense, mais je tiens tout de même à vous apporter cet éclairage. Pourquoi ce service est-il original ? En 2008, après la création de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) – une partie des Renseignements généraux (RG) fusionnant avec cette direction, une autre partie étant affectée à la direction centrale de la sécurité publique –, la préfecture de police a créé une direction du renseignement dont le mode de fonctionnement est demeuré particulier, car très lié à la menace parisienne.

Ce service, dont je suis à présent la directrice, présente l’avantage d’être entièrement intégré dans la structure pyramidale de la préfecture de police, au même titre que les autres directions actives de la préfecture de police et d’avoir, en outre, un fonctionnement intégré qui lui confère en quelque sorte une double attribution : l’une est proche de celle du service central de renseignement territorial (SCRT), l’autre ressemble à celle de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), même si la DRPP ne couvre pas l’ensemble du spectre des compétences de ces deux services nationaux.

Au plan du management, et c’est très important, j’ai une autorité directe sur les services territoriaux de l’agglomération parisienne, des trois départements de la petite couronne et des aéroports. Ces services dépendent directement de moi, et non pas du préfet du département ou du directeur territorial de la sécurité de proximité (DTSP), en l’occurrence, à Paris, du directeur territorial de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DTSPAP). En ma qualité de directrice d’un service actif, j’ai un pouvoir en matière de management, de recrutement, donc de choix de mes effectifs – je ne dépends pas d’une autre direction.

En matière de renseignement territorial (RT), notre mission concerne ce que j’appellerai, pour le dire vite – je pourrai entrer dans le détail si cela vous intéresse –, le renseignement d’ordre public : nous prenons en compte et analysons, au plan social et sociétal, la menace que représente l’ensemble des mouvements sociaux et sociétaux dont les revendications viennent s’exprimer à Paris. Or, on l’a constaté pendant de nombreux week-ends au cours de cette année, la contestation sociale se manifeste principalement, dans sa dureté et sa récurrence, dans la ville capitale, ce qui est normal puisqu’elle est le siège de nos institutions.

J’ouvre une parenthèse. En tant qu’elle est intégrée dans l’ensemble que forment les directions actives de la préfecture de police, notre direction ne traite pas certaines matières. Tel est le cas, par exemple, des violences urbaines, qui relèvent du service de la préfecture qui a les capteurs les plus appropriés dans ce domaine, c’est-à-dire la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP). Ainsi, mon service ne reprend pas les éléments d’un autre service pour les analyser. C’est, du reste, un reproche qui nous était adressé à l’époque des renseignements généraux, car les statistiques de la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), d’un côté, les notes d’analyse des RG, de l’autre, n’étaient pas toujours tout à fait « raccord ».

Quant à la sécurité intérieure (SI), elle relève, grosso modo, de deux pôles. Le premier, qu’on a voulu très proche du terrain de l’agglomération parisienne, est au plus près de la menace endogène, en particulier en matière de lutte contre le terrorisme. Dans ce domaine, nous couvrons le spectre large : il existe un véritable continuum de renseignement, depuis notre travail sur le communautarisme jusqu’aux faits de prévention du terrorisme, en passant par la radicalisation. Nous couvrons ainsi à la fois le bas du spectre, comme le SCRT, et le haut du spectre, comme la DGSI – je pourrai, si vous le souhaitez, vous détailler la manière dont tout cela s’articule.

Ensuite, parce que Paris est la ville capitale, qu’elle est la ville des ingérences, des ambassades et des représentants des oppositions dans de nombreux pays, un second pôle est consacré aux agitations liées à la politique internationale. Nous ne nous occupons pas de contre-espionnage, comme la DGSI, mais nous avons des capteurs ouverts sur le travail, l’ordre public des oppositions, l’activité des ambassades et de certains de leurs personnels dans la capitale, les institutions… Nous sommes en quelque sorte des primo-capteurs : nous récoltons des éléments que nous transmettons à la DGSI.

Par ailleurs, nous effectuons un travail considérable, lié à notre compétence en matière d’ordre public, sur les mouvements politiques à risque ; je pense notamment aux mouvances de l’ultragauche et de l’ultradroite. En la matière, nous exerçons une compétence particulière dès lors que les groupes en question sont essentiellement parisiens.

Voilà, brossé à grands traits, le portrait de ma direction. Pour accomplir ces différentes missions, je travaille avec environ 780 fonctionnaires, de tout grade et de tout corps, des agents administratifs mais aussi des contractuels, que j’ai souhaité recruter depuis que je suis arrivée, en 2017, afin qu’ils nous aident à développer nos capacités d’analyse, le tout au service, évidemment, du préfet de police et du ministère de l’Intérieur.

M. le président Éric Ciotti. Merci, madame la directrice. Je souhaiterais que nous abordions à présent la genèse des faits qui, hélas, intéressent notre commission et que vous avez directement connus. Nous mesurons votre émotion et, malgré la distance, nous la partageons. Certains d’entre nous étaient présents lors de l’hommage rendu aux victimes dans la cour de la préfecture de police. Pour ma part, je garderai toujours en mémoire l’image de ces quatre enfants, qui illustre la violence de cet assassinat.

Tout à l’heure, M. le préfet de police nous a indiqué que les procédures de signalement s’étaient considérablement accélérées depuis le 3 octobre dernier, en précisant que trente-trois signalements avaient été effectués depuis cette date, lesquels ont conduit à désarmer sept policiers et à transmettre trois dossiers de demande de suspension au directeur général de la police nationale (DGPN). Cette accélération traduit une volonté de resserrer les mailles du filet. Est-ce à dire, a contrario, qu’auparavant, les procédures de signalement, de façon générale, n’étaient pas assez resserrées ?

À ce propos, je souhaiterais que nous remontions d’emblée à 2015. Tout à l’heure, M. le préfet de police nous a communiqué officiellement, avec quelques difficultés, votre note dont, au demeurant, nous avions déjà pris connaissance dans la presse. L’un des objets de notre commission d’enquête est d’évaluer les raisons pour lesquelles des signalements – vous évoquez à cet égard, dans votre note, des faits datant de 2015 – n’ont pas conduit au départ de la DRPP de Mickaël Harpon.

Je souhaiterais donc que vous évoquiez les procédures de signalement, avant et après le 3 octobre. Surtout – vous pouvez en parler d’autant plus librement que vous n’étiez pas encore à la tête de la DRPP à l’époque –, je souhaiterais que vous nous donniez votre analyse de cette faille. Pourquoi des faits qui pourraient apparaître à M. Tout-le-Monde comme révélateurs d’une dangerosité n’ont-ils pas été perçus comme tels à l’intérieur d’un service dont la mission est pourtant de les détecter partout dans le pays ?

Mme Françoise Bilancini. J’ai expliqué, dans une note que j’ai adressée au ministre de l’Intérieur sous couvert du préfet de police, ce que j’avais appris, après les faits et le déclenchement de l’enquête judiciaire, au cours de conversations avec mes effectifs. De par mon mode de management, je suis assez proche d’eux. J’ai donc essayé, tout d’abord, de les faire parler, parce qu’ils vivaient cet événement de façon assez intime. Je rappelle que tout s’est passé, pour ainsi dire, dans le même bureau : certains d’entre eux sont partis déjeuner, à midi et, lorsqu’ils sont revenus, à treize heures, leurs collègues étaient décédés. Ils étaient en proie à une sorte d’hébétude.

Ce que je comprends, dans un premier temps, c’est, comme je l’ai écrit, que la conversion de Mickaël Harpon a suscité les interrogations de ses collègues. Je parle ici de personnes qui se situent en dessous du chef de section. Il faut imaginer cette section informatique, qui est toute petite…

M. le président Éric Ciotti. Excusez-moi, mais il est important que nous comprenions bien : pouvez-vous nous indiquer quels sont les échelons hiérarchiques qui vous séparaient de Mickaël Harpon ?

Mme Françoise Bilancini. Je vais éviter d’entrer dans le détail, pour ne pas révéler mon organigramme.

M. Meyer Habib. Vous pouvez : nous sommes à huis clos !

Mme Françoise Bilancini. En 2015, l’organisation n’était pas tout à fait la même qu’aujourd’hui. À cette époque, la section informatique relevait d’une sous-direction chargée grosso modo des supports, c’est-à-dire à la fois de l’informatique, de la gestion des ressources humaines, de la logistique, des finances… Depuis que j’ai pris mes fonctions, nous avons professionnalisé un peu tout cela. Surtout, nous sommes en train d’installer un système informatique, un réseau et un serveur classifiés…

M. le président Éric Ciotti. Pardonnez-moi, mais ce point mérite que nous nous y attardions quelques instants. Mickaël Harpon était membre de la section informatique, laquelle est dirigée…

Mme Françoise Bilancini. Par un commandant, un officier.

M. le président Éric Ciotti. Qui la dirigeait déjà en 2015 ?

Mme Françoise Bilancini. Oui, c’est le même. Cette section informatique est composée, non pas de techniciens, mais de policiers ou d’agents administratifs qui apprécient l’informatique. Il s’agit d’un service de proximité, et non du service informatique de la préfecture de police.

M. Meyer Habib. Ce n’est pas clair, madame.

Mme Françoise Bilancini. Il existe, au sein de la préfecture de police, une direction chargée de la logistique et de l’informatique.

M. le président Éric Ciotti. Pour toutes les directions ?

Mme Françoise Bilancini. Exactement.

M. le président Éric Ciotti. Mais la section informatique dont nous parlons est propre à la DRPP, n’est-ce pas ?

Mme Françoise Bilancini. C’est bien cela.

M. Jean-Michel Fauvergue. Cette section travaille-t-elle sur l’opérationnel ?

Mme Françoise Bilancini. Pas du tout. Elle est chargée de la maintenance informatique des ordinateurs de la DRPP. Les achats, les réseaux relèvent, quant à eux, de la direction opérationnelle des services techniques et logistiques (DOSTL) mais, pour des raisons de commodité, chacune des directions dispose de son propre petit service informatique, chargé du dépannage quotidien, lorsqu’un clavier ou une souris tombe en panne, par exemple.

M. le président Éric Ciotti. Pour reprendre la question de M. Fauvergue, il ne s’agit donc pas d’un service opérationnel qui use de techniques de renseignement ?

Mme Françoise Bilancini. Absolument pas.

M. Didier Paris. Harpon avait-il accès au contenu des ordinateurs ?

Mme Françoise Bilancini. Forcément, puisqu’il en assurait la maintenance. Mais il ne s’occupait pas d’opérationnel. Il n’était pas ICC (Investigateur en cybercriminalité) et ne procédait pas aux opérations que permettent les techniques de renseignement.

Je précise que le commandant, chef de la section informatique, avait un adjoint, qui est décédé. Tous deux dirigeaient donc cette petite section, au sein de laquelle certains collègues se sont interrogés lorsque Mickaël Harpon s’est marié avec une musulmane. Ils s’en sont donc ouverts à d’autres collègues de la direction, chargés quant à eux du traitement de la radicalisation dans la zone de compétence de la préfecture de police, et leur ont demandé, en gros, si le fait qu’il s’était converti était grave. Ces échanges ont eu lieu au cours de discussions informelles – c’est en tout cas ce que je comprends lors des entretiens informels que j’ai moi-même eus avec les fonctionnaires.

Ce n’est qu’après ce questionnement sur son mariage avec une musulmane et sa conversion qu’intervient – bien entendu, après l’attentat de Charlie Hebdo – une altercation qui l’oppose à l’une des personnes qui s’étaient précisément interrogées sur son mariage.

M. le président Éric Ciotti. De quand date ce mariage ?

Mme Françoise Bilancini. De 2014. Les personnels chargés de la radicalisation contactés par les collègues de Mickaël Harpon en parlent ensuite avec le commandant chef de la section…

M. le président Éric Ciotti. Après l’attentat de Charlie Hebdo ?

Mme Françoise Bilancini. Non, avant.

… et lui demandent s’il souhaite que ce problème soit inscrit, ce à quoi il leur répond : « Non, on va gérer cela en interne. On n’a pas de problème avec Mickaël. » Je suppose, puisque le commandant et le major travaillaient en lien très étroit, qu’ils en ont discuté ensemble.

Au cours de la conversation que j’ai eue avec les fonctionnaires de ma direction, j’apprends également qu’en 2015, Mickaël Harpon avait émis un commentaire, disons inapproprié, après l’attentat de Charlie Hebdo.

M. Meyer Habib. Quel commentaire ?

Mme Françoise Bilancini. Il a dit : « C’est bien fait ! » En l’état actuel de mes connaissances, j’ignore si l’accrochage qui a opposé Harpon et l’un de ses collègues à cette occasion a été ou non porté à la connaissance du commandant. Je pense que cela doit être dans la procédure judiciaire.

M. le président Éric Ciotti. Le commandant ne vous l’a pas indiqué ?

Mme Françoise Bilancini. Non, il dit qu’il ne se souvient pas qu’on lui ait dit cela.

M. le président Éric Ciotti. Comment cet élément remonte-t-il jusqu’à vous ?

Mme Françoise Bilancini. Il est mentionné au cours de la conversation que j’ai eue avec les collègues de Mickaël Harpon, après les faits, et juste après leur audition judiciaire – vous imaginez bien que je ne suis pas intervenue auprès de fonctionnaires impliqués dans une enquête en tant que témoins pour leur poser des questions éventuellement de nature à orienter leurs déclarations ; on aurait pu m’en faire le reproche par la suite. Donc, en gros, je les laisse parler.

M. le président Éric Ciotti. Il s’agit de plusieurs fonctionnaires, n’est-ce pas ?

Mme Françoise Bilancini. Il s’agit d’un groupe de sept ou huit fonctionnaires – mais peut-être n’étaient-ils pas tous présents dans le bureau, le soir où nous avons eu cette conversation.

M. le président Éric Ciotti. Ont-ils été tous témoins de ces faits ?

Mme Françoise Bilancini. Apparemment, non. Je comprends que l’un d’entre eux a eu une altercation avec Mickaël Harpon, altercation dont le chef de section me dit ne pas avoir été au courant dans un premier temps. Je sais, en revanche, que celui-ci a été à nouveau auditionné par la PJ sur ce fait-là, mais j’ignore ce qu’il a dit.

Ce que je veux vous faire comprendre, c’est que les fonctionnaires qui se sont interrogés – du fait de cette remarque sur Charlie, du mariage, de la conversion – affirment avoir fait remonter ces faits à la hiérarchie, c’est-à-dire au commandant chef de la section, lequel ne m’a pas dit qu’il en avait référé à un supérieur hiérarchique.

M. le président Éric Ciotti. Il vous dit même qu’il ne s’en souvient pas.

Mme Françoise Bilancini. Oui, il m’a même dit, à un moment, qu’il ne s’en souvenait pas. En tout cas, il n’avait pas le souvenir d’en avoir rendu compte. Voilà.

M. le président Éric Ciotti. C’est un peu différent : s’il dit ne pas se souvenir s’il en a ou non rendu compte, c’est qu’on le lui avait indiqué.

Mme Françoise Bilancini. On lui a indiqué qu’il y avait un questionnement par rapport à la conversion.

M. le président Éric Ciotti. Cela, on le lui a indiqué ?

Mme Françoise Bilancini. Oui. Le point sur lequel ils ne sont pas d’accord, c’est l’histoire de Charlie Hebdo. Est-ce clair ? Ce sont des propos qu’on m’a rapportés : je n’étais pas là, en 2015. Néanmoins, je comprends qu’il y a eu un certain émoi au sein de la section.

M. le président Éric Ciotti. Pensez-vous possible que, dans un service que je considère comme un service d’élite, un fait de ce type ne soit pas immédiatement porté à la connaissance de la hiérarchie ?

Mme Françoise Bilancini. Je pense que cela peut arriver, sur le temps de la réflexion. Après, c’est une question de rapports humains, de confiance dans la hiérarchie. Et puis, comme l’a évoqué le préfet de police, peut-être a-t-on une certaine réserve lorsqu’il s’agit de dénoncer quelque chose qui n’est pas clair, qui n’est pas établi. Je ne porte pas de jugement.

En revanche, si, en 2017, on m’avait dit qu’untel s’était converti, pratiquait de manière assez assidue et, en plus, avait émis sur les événements de Charlie Hebdo des commentaires qui confinent à l’apologie, il ne serait pas resté dans mon service.

M. Meyer Habib. Heureusement !

Mme Françoise Bilancini. C’est un problème de remontée de l’information. J’ignore ce dont était au courant la hiérarchie de l’époque – non pas la hiérarchie intermédiaire, mais celle de la section.

M. le président Éric Ciotti. Puisque vous évoquez la hiérarchie intermédiaire, quel est l’échelon qui se situe au-dessus du commandant chef de section ?

Mme Françoise Bilancini. À l’époque, c’était le sous-directeur des supports, au-dessus duquel se trouvaient le chef d’état-major, puis le directeur du renseignement, et la hiérarchie de la préfecture de police.

En tout cas, il est clair, pour moi, que ce n’est pas remonté au niveau du sous-directeur.

M. le président Éric Ciotti. Qui est toujours le même, aujourd’hui ?

Mme Françoise Bilancini. Non, et la structure a changé également.

Parmi les autres premiers signaux, on a dit que Mickaël Harpon n’embrassait pas les femmes.

M. le président Éric Ciotti. Est-ce avéré ?

Mme Françoise Bilancini. Non – Harpon, je le voyais, il assurait la maintenance de mon ordinateur : c’était l’une des petites mains de l’informatique. Les témoignages dont j’ai connaissance diffèrent : certains disent qu’il embrassait certaines collègues – il a toujours été très courtois, du reste. Sur ce point, l’enquête judiciaire sera plus précise que moi. En tout cas, il ressort des entretiens informels que j’ai eus avec les personnels que ce n’est pas très net : il n’embrassait pas la secrétaire de leur petit groupe, par exemple, mais il embrassait des filles d’autres services. Selon moi, ce n’est pas, dans le faisceau d’indices, un fait stable.

En revanche, le « C’est bien fait ! », après Charlie Hebdo, est incontestable.

M. Meyer Habib. Il l’a dit à l’un des collègues de sa section ?

Mme Françoise Bilancini. Oui.

M. Meyer Habib. Peut-on connaître son nom ?

Mme Françoise Bilancini. Non.

Manifestement, cette phrase a provoqué un dialogue au sein de la section. Mais – je n’excuse, ni ne pardonne –, celle-ci faisait l’objet, je l’imagine, d’une gestion de proximité, en « bon père de famille ». On a donc sans doute fait une remarque à Mickaël Harpon, il s’est excusé, et puis les choses sont rentrées dans l’ordre.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je m’étonne qu’un événement tel que celui-ci, dont vous avez dit qu’il avait provoqué l’émoi au sein de la DRPP, qui est une direction de petite taille – environ 800 personnes –, n’ait pas été connu et partagé au point de remonter jusqu’au directeur de l’époque ou à un échelon intermédiaire. Vous paraît-il crédible que cette situation ne soit à aucun moment remontée – je sais que vous n’étiez pas en poste à l’époque – jusqu’au sommet hiérarchique de votre direction ?

Mme Françoise Bilancini. Je suis incapable de répondre à votre question. Je ne sais pas.

M. Florent Boudié, rapporteur. Cela vous paraît-il crédible ?

Mme Françoise Bilancini. Oui, cela me paraît crédible.

M. le président Éric Ciotti. Si cela vous paraît crédible, c’est sans doute qu’il existait une faille majeure dans l’organisation. Le préfet de police nous a dit – en saluant votre action, du reste – que vous aviez entrepris une réforme importante. Ce faisant, il soulignait, a contrario, que jusqu’alors, le fonctionnement de la direction n’était pas parfait. Est-ce également votre sentiment ?

Mme Françoise Bilancini. Je ne vais pas critiquer des absents – ce n’est pas ma façon de faire. En revanche, je sais comment et pour quoi j’ai été recrutée. Selon la lettre de mission du préfet Cadot, j’ai pour tâche de professionnaliser et de moderniser la DRPP, et c’est ce à quoi je m’emploie.

Comprenez-moi bien, je ne cherche pas d’excuses, mais je crois que l’information n’est pas remontée plus haut que le chef de section. Sans doute les collègues, après avoir pris conseil auprès d’autres personnes, en ont-ils discuté entre eux et ont-ils décidé de gérer les choses à leur niveau. Ce qui me fait dire cela, c’est qu’ils ne craignaient pas de côtoyer ce collègue et de travailler avec lui.

Mme Marine Le Pen. C’est assez contradictoire, madame. S’ils en ont parlé avec les personnes en charge de la radicalisation, c’est qu’ils avaient des craintes.

Mme Françoise Bilancini. Oui, mais lorsque je leur ai demandé pourquoi ils n’étaient pas allés plus loin, ils ne m’ont pas répondu. Et je constate – ce sont des faits – que tous ont fait venir dans cette section des personnes qui leur étaient proches : qui un fils, qui une cousine, qui un collègue avec lequel il avait beaucoup d’affinités. Je ne juge pas ; j’apporte cette précision pour vous expliquer le mode de fonctionnement du groupe.

M. Éric Poulliat. Madame la directrice, je veux tout d’abord vous assurer de ma compassion et de mon soutien dans l’épreuve que votre direction a subie au cours des dernières semaines.

Vos propos provoquent, vous pouvez le constater, un certain émoi chez mes collègues. Comment un service chargé du renseignement peut-il connaître de tels dysfonctionnements dans la remontée du renseignement en interne ? Les collègues de Mickaël Harpon sont allés consulter les personnes chargées de la radicalisation pour recueillir leur avis ou leurs conseils, et non dans le cadre d’une procédure claire. On constate ainsi que, sans la volonté affirmée de produire un signalement, c’est-à-dire dans le cadre d’une procédure écrite, le renseignement ne remonte pas.

Je souhaiterais donc savoir si un changement est intervenu à cet égard : existe-t-il désormais une procédure claire, lisible, avec des référents en matière de radicalisation, identifiés comme tels par leurs collègues ? Par ailleurs, un simple signalement oral est-il suffisant pour que le renseignement soit traité correctement ? Enfin, avez-vous entamé des procédures de révocation ? La fameuse commission paritaire s’est-elle réunie ?

Mme Françoise Bilancini. Il existe plusieurs moyens de signaler une radicalisation, et ces modes de signalement ne sont pas interdits aux fonctionnaires de police. Un policier qui se trouve dans cette situation peut faire un signalement sur la plateforme du Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR) – qui peut même lui garantir un certain anonymat –, auprès de sa hiérarchie – pas forcément par écrit, du reste – ou auprès de ceux de ses collègues qui sont chargés de la radicalisation, lesquels, eu égard à la profession de la personne concernée, en rendront compte à leur propre hiérarchie.

M. Éric Poulliat. Précisément, cette multiplicité de moyens ne crée-t-elle pas une confusion ? Lorsque je l’ai interrogé dans le cadre de ma mission d’information sur la radicalisation dans les services publics, le préfet Delpuech nous avait indiqué qu’une quinzaine d’agents de la préfecture de police étaient soupçonnés ou suivis pour radicalisation. Selon le préfet Lallement, après que des consignes claires ont été données et une circulaire publiée, leur nombre est passé de quinze à quarante-huit. Par conséquent, lorsque l’on précise les signaux qui doivent être identifiés, auprès de qui et comment le signalement doit être fait, celui-ci remonte. Existe-t-elle actuellement une procédure clairement identifiée ?

Mme Françoise Bilancini. Les procédures sont les mêmes qu’à l’époque où vous avez entendu le préfet Delpuech. Pour prendre l’exemple que je connais le mieux, celui de la préfecture de police, nous sommes les destinataires directs de signalements transmis par les directions. La direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) et la DSPAP, par exemple, nous ont signalé de nombreux personnels. Mais il s’agit de signalements : une fois que nous les avons reçus, nous y travaillons pour déterminer s’il s’agit ou non d’un cas avéré de radicalisation. J’ajoute que nous pouvons également détecter des policiers radicalisés lorsque ceux-ci sont en connexion avec des objectifs sur lesquels nous travaillons déjà – il s’agit là de la frange haute.

Quoi qu’il en soit, il a toujours été possible d’effectuer un signalement par la voie hiérarchique. Les directions n’ont pas, en leur sein, un référent radicalisation à qui l’on adresse son signalement. Il existe, au sein de la DSPAP, une cellule qui nous fait remonter les signaux faibles, mais ceux-ci sont de tous ordres et concernent également l’extérieur : il peut s’agir d’une personne qui crie « Allahou akbar ! » dans la rue. S’agissant de la radicalisation des policiers, tous les collègues savent, quelle que soit leur direction, qu’un service est chargé de cette question – le nôtre, en l’espèce – et qu’ils peuvent recourir à la procédure du CNAPR, qui existe depuis 2015 et qui est donc bien connue et établie. Le préfet de police l’a dit, et j’étais présente lorsqu’il a reçu les syndicats, leurs représentants ont tout de suite insisté pour que les signalements soient anonymes.

Mme Marine Le Pen. Il faut se poser la question de savoir pourquoi !

Mme Françoise Bilancini. Le CNAPR permet l’anonymat. Au demeurant, que ce soit sur les cas qui ont été signalés récemment ou sur ceux qui l’avaient été auparavant, des fonctionnaires ont fait des rapports écrits. Cela dit, l’anonymat peut être préservé. On pourrait créer, auprès de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), en plus de celle qui existe déjà, une plateforme destinée aux policiers qui leur permettrait d’exprimer anonymement leurs inquiétudes concernant un collègue. Mais il faut qu’il existe un faisceau d’indices et que nous travaillions sur ces signalements. On ne peut pas, sur une simple déclaration, affirmer qu’untel est radicalisé.

M. François Pupponi. Je tiens tout d’abord à vous exprimer toute ma compassion pour ce que votre service a subi.

Quelque chose me préoccupe depuis le début de cette douloureuse affaire ; j’ai d’ailleurs interrogé le préfet à ce sujet tout à l’heure. J’ai pu m’entretenir régulièrement d’un des deux imams de la mosquée de Gonesse avec les services de renseignement territoriaux, qui le suivent depuis 2015. Je connais donc sa personnalité, je sais de quoi il est capable. Je pensais naïvement qu’au sein d’un service de renseignement, quand on apprenait qu’un agent s’était converti, ce qui est son droit, on vérifiait quelle mosquée il fréquentait et quel imam y officiait, pour s’assurer qu’il n’y avait pas de risque de radicalisation. Le préfet nous a répondu que si un agent se convertissait, c’était là son choix. Mais existe-t-il une procédure spécifique, et si oui, a-t-elle été appliquée dans le cas de Mickaël Harpon ? On aurait alors pu constater qu’il fréquentait matin et soir la mosquée de Gonesse, comme l’a confirmé l’imam fiché S qui y prêchait, un élément qui aurait dû appeler l’attention du service. N’est-il pas surprenant qu’une telle vérification n’ait pas été faite ?

Mme Françoise Bilancini. Vous posez plusieurs questions. Pour ma part, je n’ai aucun élément sur l’imam de Gonesse que vous mentionnez. Tout ce que je peux vous dire, c’est ce que je ferais si j’apprenais qu’un fonctionnaire se convertit, car la conversion est un premier signe.

Mme Constance Le Grip et M. François Pupponi. Nous sommes bien d’accord !

Mme Françoise Bilancini. Si un fonctionnaire change d’attitude, par exemple en cessant d’embrasser ses collègues femmes, en se mettant en retrait de certaines opérations, en tenant un discours prosélyte ou en faisant certains commentaires, on va alors travailler sur le cas comme pour n’importe quel autre objectif.

M. François Pupponi. Ce n’est donc pas automatique aujourd’hui ; du moins, ça ne l’était pas en 2015.

Mme Françoise Bilancini. On ne peut pas engager ce travail en raison de la seule conversion, car il faut aussi respecter la liberté de conscience de chacun.

M. François Pupponi. Cette simple vérification aurait permis de constater que l’agent fréquentait une mosquée salafiste. Il s’agissait tout de même d’un fonctionnaire des services de renseignement !

M. le président Éric Ciotti. L’objet de notre commission est de mettre en lumière les faits, et non pas de faire des commentaires. Madame la directrice, avez-vous, votre prédécesseur ou vous-même, eu connaissance d’un signalement en provenance du renseignement territorial du Val-d’Oise quant aux fréquentations de M. Harpon et à sa présence à la mosquée de Gonesse ? Il en est fait état dans Le Canard Enchaîné de la semaine dernière : le renseignement territorial aurait pris contact avec la DGSI et la DRPP. Je ne sais quel crédit accorder à cette information ; est-elle vraie ? En avez-vous eu connaissance ? C’est un élément très préoccupant.

Mme Françoise Bilancini. Je n’ai pas été informée de ce qui est relaté dans la presse.

Mme Marine Le Pen. Ce qui s’est passé à la préfecture de police a touché tous les Français, qui considèrent probablement cet événement comme l’attentat le plus grave depuis celui du Bataclan en raison de ce qu’il révèle. Parce que cette audition est à huis clos, je m’exprimerai en termes directs. En tant que députés, nous avons des contacts réguliers avec des policiers. Ces derniers nous font part d’une peur que vous avez très certainement perçue : celle d’être mal jugés par leur hiérarchie, d’être jugés islamophobes ou xénophobes. À vous entendre évoquer les faits, je constate qu’une pression idéologique pèse sur plusieurs responsables de la préfecture de police. Vous dites que le mariage de Mickaël Harpon avec une musulmane posait des problèmes à certains ; je pense plutôt que c’est sa conversion qui gênait, ce qui est tout à fait différent. Vous avez évoqué des propos inappropriés confinant à l’apologie du terrorisme. Quand toute la rédaction d’un journal est assassinée et qu’on dit « c’est bien fait », c’est purement et simplement de l’apologie du terrorisme. Notre impression est que, dans cette affaire, on prend des gants. N’y avait-il pas une peur de la hiérarchie et, peut-être, une peur de l’individu en question, chaque policier ayant à l’esprit l’attentat de Magnanville ? Vous l’avez indiqué : un signalement a été fait oralement, mais aucun policier n’a accepté de donner son nom. Or l’agent était responsable de la maintenance des ordinateurs des fonctionnaires chargés de la lutte contre l’islam radical.

Mme Françoise Bilancini. De la maintenance de tous les ordinateurs !

Mme Marine Le Pen. C’est-à-dire y compris de ceux des membres du service de lutte contre l’islam radical. Ses collègues pouvaient donc craindre que leurs coordonnées personnelles ne soient transmises à des individus enclins à s’attaquer à eux.

Tous ces éléments doivent être mis en lumière : pourquoi n’avez-vous pas ouvert d’enquête administrative ? À cette question, le préfet a répondu que c’était en raison de l’enquête judiciaire en cours. J’ai été longtemps avocate : l’enquête judiciaire n’a pas pour objet de déterminer les causes des dysfonctionnements d’une administration ; elle vise à établir les faits, à identifier le ou les coupables et, en l’occurrence, leurs liens avec un éventuel réseau. Elle ne permettra pas de comprendre pourquoi les signalements n’ont été suivis d’aucune action de la part de la hiérarchie, ni pourquoi le SCRT ou le SRT du Val-d’Oise n’ont pas informé la DRPP de la radicalisation d’un de ses membres. Pour éviter que de telles défaillances ne mènent de nouveau à un drame, il est donc indispensable qu’une enquête administrative soit menée ; pourquoi ne l’avez-vous pas réclamée ?

J’aimerais enfin que vous me confirmiez que vous n’avez à aucun moment été informée de la radicalisation de M. Harpon, et que vous êtes à l’origine des propos tenus publiquement par le ministre de l’Intérieur sur l’absence de tels éléments dans le dossier de cet agent.

Mme Françoise Bilancini. J’ai inscrit dans le rapport ce que je savais et ce que j’avais appris.

Mme Marine Le Pen. La question n’est pas de savoir ce que vous avez appris après l’événement.

Mme Françoise Bilancini. Avant les faits, je ne savais rien. Et je n’étais pas à ce poste en 2015. Je suis arrivée à la direction du renseignement de la préfecture de Paris en avril 2017 et, depuis cette date, personne ne m’avait parlé de M. Harpon.

Vous m’interrogez sur une éventuelle enquête administrative. Deux inspections sont en cours sur le fonctionnement des services et, à l’issue de la procédure judiciaire, des enquêtes administratives seront lancées sur les fonctionnaires s’il apparaît qu’il y a eu faute disciplinaire.

M. le président Éric Ciotti. Le préfet de police a en effet omis de rappeler que deux missions avaient été confiées par le Premier ministre à l’inspection des services de renseignement (ISR).

Mme Françoise Bilancini. Ces deux missions sont en cours.

Si vous voulez m’entendre dire comment j’aurais réagi, moi, Françoise Bilancini, en avril 2017 ou en janvier 2019, à de telles informations au sujet d’un agent, c’est-à-dire à une conversion, à des propos déplacés au sujet de l’attentat contre Charlie Hebdo et à une pratique religieuse potentiellement salafiste…

M. Meyer Habib. Qu’auriez-vous fait ?

Mme Françoise Bilancini. J’aurais illico déclenché un travail opérationnel sur l’individu pour que les informations soient corroborées et croisées. Si les faits s’étaient avérés, j’aurais demandé un retrait d’habilitation, puisqu’il se serait agi de mon propre service, puis engagé une procédure disciplinaire, tout simplement. Si j’avais su, j’aurais fait. Sans savoir, je ne peux pas agir. Je tiens à dire que personne au sein de mon service, aucun encadrant n’a fait preuve de lâcheté. Des retraits d’habilitation m’ont même été reprochés par les syndicats. Ils n’avaient pas pour motif la radicalisation ; ils concernaient des fonctionnaires qui fragilisaient un service de renseignement. J’ai été impitoyable à cet égard, et cela m’a valu d’être la cible de tracts syndicaux. On ne peut donc pas me faire ce reproche. Pour autant, les membres du service n’ont pas peur de moi, car ils sont venus me parler après le drame.

Je ne peux pas vous expliquer pourquoi en 2015 les propos de M. Harpon n’ont pas été transmis à la hiérarchie, mais en l’absence de remontée, il ne pouvait y avoir de réaction.

Mme Marine Le Pen. Je ne voudrais pas être désagréable, mais vous donnez le sentiment qu’il s’agirait d’un événement ayant eu lieu dans un établissement scolaire entre deux élèves.

M. Meyer Habib. Quel amateurisme !

Mme Marine Le Pen. On a le sentiment d’avoir affaire à des amateurs : aucune procédure précise ne semble avoir été appliquée, tout a été géré en interne. Cette commission s’interroge sur la nécessité de professionnaliser les procédures compte tenu de l’organisation des réseaux islamistes et de leur importance en Île-de-France. Les agents qui font des signalements doivent être protégés ; ils ne doivent pas se voir reprocher après coup que les procédures engagées n’aient finalement mené à rien. Il me semble en effet que notre objectif n’est pas tant de trouver les responsables que de suggérer des procédures permettant d’éviter que de tels drames se reproduisent.

M. le président Éric Ciotti. Parmi les trente-trois signalements transmis au préfet depuis le 3 octobre, certains émanent-ils de votre direction ?

Mme Françoise Bilancini. Non. Des procédures avaient toutefois été mises en place à la préfecture de police.

M. le président Éric Ciotti. Des signalements ont-ils été faits au sein de votre direction depuis votre prise de fonction en 2017 ?

Mme Françoise Bilancini. Oui, bien sûr.

M. le président Éric Ciotti. Pour radicalisation ?

Mme Françoise Bilancini. Au sein de ma direction, non, mais dans le ressort de la préfecture de police, oui. Certains agents ont d’ailleurs été radiés, et je continue de travailler sur ces cas très graves devenus des objectifs et pour lesquels nous n’avons pas baissé la garde.

Mme Marine Le Pen. Ce n’est pas rassurant !

Mme Françoise Bilancini. Certes, mais tout au moins, ces individus sont suivis, madame la députée.

M. Guillaume Vuilletet. Nous partageons votre émotion, madame la directrice.

Ce que vous décrivez de la réalité d’alors, et dont vous n’êtes pas comptable, traduit tout de même un cloisonnement dans l’organisation de ce service qui est assez inquiétant.

Vous avez affirmé n’avoir pas eu connaissance de la personnalité de l’imam prêchant à la mosquée fréquentée par M. Harpon. Certes, la Seine-Saint-Denis n’est pas Paris, mais il s’agit de départements limitrophes. Voilà qui pose la question du lien entre vos services et les renseignements territoriaux. Il est étonnant que ce faisceau de signaux faibles, pas si faibles d’ailleurs, n’ait pas entraîné plus de réactions.

Mme Françoise Bilancini. Je le répète : les éléments relatifs à la fréquentation par M. Harpon de la mosquée de Gonesse ne sont pas remontés à mon service.

M. Guillaume Vuilletet. J’entends bien, mais comment ces services se coordonnent-ils ?

Mme Françoise Bilancini. À Paris, le préfet de police est aussi préfet de la zone de défense et de sécurité qui recouvre toute l’Île-de-France. En 2017, le prédécesseur de M. Lallement avait souhaité créer, à côté des groupes d’évaluation départementaux (GED), qui sont les services chargés de la radicalisation dans tous les départements, une réunion « terro » pour avoir une vision zonale. Cette réunion, qui existe toujours, rassemble devant le préfet de police les acteurs de la lutte antiterroriste et de la lutte contre la radicalisation : la DSPAP pour la préfecture de police, la direction régionale de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris (DRPJ Paris), ainsi qu’un représentant du SCRT et un représentant de la DGSI. Cet espace restreint de discussion sur le thème du renseignement permet à ces deux services d’évoquer des cas de radicalisation, de prévention du terrorisme qui concernent des départements riverains de l’agglomération parisienne.

M. Guillaume Vuilletet. Assistez-vous à ces réunions ?

Mme Françoise Bilancini. Oui, bien sûr. La DRPP est le bras armé du préfet. Chacun expose ses cas. En tant que directrice du service de renseignement de la préfecture de police, je pilote le GED des aéroports. Les salariés sur lesquels nous travaillons habitent dans différents départements de la région. Nous détenons des informations sur leur activisme au sein de l’aéroport, mais nous avons besoin de connaître ce qu’ils font sur leur lieu de résidence. C’est là tout l’intérêt de cette réunion. Voilà pour ce qui concerne les relations quotidiennes avec la DGSI et le SCRT au sein de l’agglomération et de la zone.

La relation entre les services est également permanente sur le plan opérationnel. Depuis la circulaire du ministre de l’Intérieur du 14 décembre 2018, qui a consolidé le rôle de chef de file opérationnel de la DGSI en matière de lutte antiterroriste, les représentants de tous les services de renseignement, du premier et du deuxième cercle de la « communauté » ont des échanges opérationnels sur tous leurs cas au sein de l’état-major créé par la DGSI. Cette nouvelle organisation permet de croiser les renseignements et d’échanger des informations dans un cadre professionnel, protégé et limité. Il n’y a donc pas d’angle mort.

M. Guillaume Vuilletet. Cette organisation était-elle déjà en place en 2015 ?

Mme Françoise Bilancini. Non.

M. le président Éric Ciotti. Comment qualifieriez-vous la relation entre votre direction et la DGSI, dont chacun sait ici qu’elle fut assez mauvaise ? J’ai présidé la commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes créée après l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo. Nos travaux ont pointé un dysfonctionnement quant au suivi d’un des deux frères Kouachi qui était le résultat de la relation difficile entre la DGSI et la DRPP. Votre prédécesseur nous avait indiqué que les procédures avaient été considérablement améliorées, et que le point de départ était une quasi-étanchéité entre les deux directions. Où en est-on aujourd’hui ? Je rappelle que vous occupiez auparavant un poste à la DGSI.

Mme Françoise Bilancini. La réponse est dans la question… L’amélioration des relations entre la DRPP et la DGSI était inscrite dans ma lettre de mission. Il y a aujourd’hui une fluidité totale dans toutes les matières que j’ai évoquées dans ma présentation. La pratique est désormais consacrée par la circulaire qui a confié le pilotage de la lutte antiterroriste (LAT) à la DGSI ; cette direction est destinataire de tout ce que je produis.

M. Meyer Habib. Madame la directrice, l’audition se déroulant à huis clos, vous parlez avec beaucoup de sincérité, sans langue de bois. Vous dites ce que vous avez au fond du cœur. Néanmoins, je suis inquiet de l’amateurisme que j’entrevois. Comment se peut-il qu’un individu qui, en 2015, dit à propos d’un attentat au cours duquel des policiers ont été tués que c’est bien fait, se retrouve en 2019 au service de renseignement de la préfecture de police de Paris ? Je me trouvais au côté de Manuel Valls quelques minutes après le drame boulevard Richard Lenoir ; c’était absolument terrifiant. 263 personnes sont mortes tuées par l’islamisme radical : c’est la triste réalité. On dit qu’il ne faut pas stigmatiser les musulmans, et il est vrai que dans leur écrasante majorité, ce ne sont pas des terroristes, mais tous les terroristes sont des musulmans. Si on ne change pas nos procédures de A à Z, je suis très inquiet de ce qui nous attend.

Comment travaillez-vous ? Qui s’occupe des écoutes ? Combien de gens chez vous parlent l’arabe ? Y en a-t-il suffisamment ? Ces gens sont-ils fiables ? C’est le b-a ba de tout renseignement. Comment décidez-vous de mettre quelqu’un sur écoute ? Quelles sont les procédures pour mettre quelqu’un sur écoute ? On peut peut-être aller au fond des choses. Et il me tarde d’auditionner l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) pour savoir comment elle fonctionne, car nonobstant l’émotion et la colère qui nous étreignent quand on pense aux familles, aux enfants meurtris à jamais, non seulement après la tuerie de la préfecture mais aussi après la disparition des 263 tués, c’est aussi pour ça que nous sommes là.

Pour ma part, j’ai eu le triste privilège, qui a marqué ma vie, de me retrouver dans un avion après les attentats de Toulouse et de l’Hyper Casher, et je vis menacé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je le dis aujourd’hui, même si je n’aime pas parler de mon cas personnel, parce que j’ai l’impression que nous ne sommes pas prêts. Et c’est compréhensible, car nous étions en paix il y a quelque temps encore. Mais les temps changent, et la triste réalité est là : au sein de la préfecture de police, un fonctionnaire de police a massacré des Français, ses collègues. C’est arrivé, même si ce n’est pas de votre faute. Il est manifeste qu’il y a donc non pas des failles, mais des crevasses.

M. le président Éric Ciotti. Quelle est votre question, cher collègue ?

M. Meyer Habib. J’ai posé ma question, monsieur le président. Je souhaite savoir comment la DRPP fonctionne s’agissant des écoutes, combien de personnes y parlent l’arabe, suivant quelle procédure il est décidé de mettre des gens sur écoute. J’ai entendu tout à l’heure que les fonctionnaires faisaient entrer leur frère, leur sœur ou leur père dans le service, ce qui n'a pas manqué de m’inquiéter.

Mme Françoise Bilancini. Je respecte les procédures prévues par la loi, et notamment par celle du 24 juillet 2015 relative au renseignement, qui a créé la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).

M. le président Éric Ciotti. C’est une bonne loi, que j’ai votée.

Mme Françoise Bilancini. J’utilise tous les moyens qui sont mis à ma disposition dans un cadre légal. Vous avez parlé des gens qui écoutent et de ceux qui parlent : je suis bien obligée d’engager des parlants de différente nationalité, sur lesquels nous menons des enquêtes d’habilitation particulièrement pointilleuses.

Cela me pose d’ailleurs un problème connu de tous les services de renseignement : les compétences rares, notamment détenues par les linguistes maîtrisant des dialectes ou des langues particulières, sont souvent incompatibles avec l’habilitation. Nous sommes donc très embêtés à ce sujet.

Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question, monsieur le député. Si je comprends votre émotion, j’utilise tout ce qui est en mon pouvoir ainsi que toutes les techniques que la loi m’autorise à utiliser, y compris, éventuellement, à l’encontre d’un fonctionnaire de police, y compris à l’intérieur de mon service.

M. le président Éric Ciotti. S’agissant de votre service, mobilisez-vous vous-même ces techniques ou est-ce du ressort de la DGSI ?

Mme Françoise Bilancini. Non, c’est moi qui les mobilise s’agissant des fonctionnaires placés sous mon autorité. En ce qui concerne par exemple les enquêtes d’habilitation, je dispose effectivement du pouvoir de les diligenter – cela m’a été accordé, à l’issue d’une réunion interministérielle, au moyen d’un protocole – dans le ressort de la préfecture de police.

Nous avons été formés, dans cette perspective, par la DGSI : nous sommes par conséquent, depuis 2017, au carré sur ces enquêtes.

M. le président Éric Ciotti. Une procédure de contrôle interne dont la DGSI a le monopole ne s’applique-t-elle pas depuis quelques mois ?

Mme Françoise Bilancini. Non, mais la DGSI détient le monopole du répertoire des policiers radicalisés.

M. le président Éric Ciotti. C’est à cela que je faisais référence.

Mme Françoise Bilancini. Nous pourrions également remplir une telle mission, car nous pouvons mobiliser toutes les techniques de renseignement, sans quoi nous ne pourrions plus travailler.

M. le président Éric Ciotti. Y a-t-il une règle qui veut que l’on ne travaille pas sur son propre service ?

Mme Françoise Bilancini. Non, mais s’agissant des policiers les règles vont certainement évoluer : il est en effet probable que nous tendions vers un service instructeur unique.

Comme je vous l’ai indiqué tout à l’heure, je vais continuer de travailler sur certains cas de figure – qui ne se sont pas encore présentés – de fonctionnaires de police en poste au sein d’autres directions. Depuis les faits, certains ont été révoqués, et je continue d’assurer le suivi d’autres fonctionnaires, à des niveaux assez importants.

M. Jean-Michel Fauvergue. Il vous est arrivé, madame la directrice, chère Françoise, ce qui peut arriver de pire au chef d’un service opérationnel : perdre des effectifs au combat. Nous vous devons pour cette raison le plus grand respect.

Vous êtes aujourd’hui auditionnée, peu de temps après les faits, par notre commission d’enquête. J’ai été à votre place, je m’en souviens, après le Bataclan, et je sais que l’exercice n’est pas facile.

Avant d’être affectée à la tête du service que vous dirigez, vous étiez en poste à la DGSI. Est-ce que, en son sein, le renseignement qui a été donné au niveau le plus bas serait remonté ?

Mme Françoise Bilancini. Il m’est impossible de vous répondre car je ne peux m’exprimer sur un service tiers : c’est la règle entre services de renseignement.

M. Jean-Michel Fauvergue. Le secret-défense ne s’applique pas ici : le management est-il plus efficace si la publicité et la fluidité de l’information – je ne parle pas ici d’informations personnelles – permettent à celle-ci de remonter plus rapidement ?

Mme Françoise Bilancini. Je pense que cette remontée n’est rapide dans aucun service de renseignement.

M. Jean-Michel Fauvergue. Essayez-vous de mettre en place au sein de votre service les rétro-criblages qui sont menés à la DGSI ? S’ils avaient existé avant le drame, auraient-ils permis de l’éviter ?

Mme Françoise Bilancini. Je ne sais pas quel était l’état des connaissances en 2015, car rien ne figure dans le dossier.

Cependant, comme je l’ai indiqué, si j’avais disposé d’un élément supplémentaire de nature alarmante concernant l’individu en question, il m’aurait peut-être permis de libérer la parole et de conduire les fonctionnaires concernés à me confier sur le moment ce qu’ils m’ont dit après. J’aurais alors, oui, procédé à un rétro-criblage.

Qu’entend-on par rétro-criblage : porte-t-il sur l’enquête d’habilitation ou sur la procédure de recrutement ? Si j’avais été en possession d’un tel élément, je n’aurais en effet procédé qu’à un rétro-criblage de l’habilitation.

M. Jean-Michel Fauvergue. À son issue, le fonctionnaire en question ne serait donc sans doute pas resté dans ce service.

Mme Françoise Bilancini. Non.

M. Jean-Michel Fauvergue. Nous aurions donc sans doute pu alors éviter un drame.

Mme Françoise Bilancini. Oui, encore aurait-il fallu que l’information ait été remontée.

M. Jean-Michel Fauvergue. Cela signifie que si les faits s’étaient déroulés au sein d’un service de la DGSI à Paris, et non au sein de la DRPP, nous l’aurions peut-être évité. N’êtes-vous pas actuellement au sein de votre service en train de rétro-cribler l’ensemble des fonctionnaires qui y sont en poste ? Ce rétro-criblage ne doit-il pas désormais intervenir régulièrement ?

Mme Françoise Bilancini. Non : nous ne lançons le processus que s’agissant de fonctionnaires pour lesquels existe un doute dans un domaine particulier, ou au moment du renouvellement de l’habilitation.

Certaines habilitations arrivant à expiration, nous reprenons tous les dossiers concernés. En 2015, la procédure utilisée pour les habilitations dont nous parlons se résumait à un simple criblage, c’est-à-dire qu’étaient consultés tous les fichiers possibles et imaginables. À son issue, on donnait à l’habilitation des personnels en question un avis favorable, restrictif ou défavorable.

La procédure de l’instruction générale interministérielle n° 1300, c’est-à-dire les règles applicables aux enquêtes d’habilitation, ne dit pas que le criblage est insuffisant. Quand je suis arrivée en 2017, j’ai néanmoins décidé que les primo-arrivants dans mon service seraient également soumis à un entretien.

Mme Constance Le Grip. Ce n’était déjà pas mal.

Mme Françoise Bilancini. Cela signifie qu’à l’issue des criblages et de la consultation de tous les fichiers auxquels nous avons accès, le fonctionnaire ou le contractuel arrivant dans le service fait l’objet d’une enquête physique.

Il remplit sa notice, on procède au criblage et ensuite il passe un entretien : les éléments qu’il a indiqués dans sa notice peuvent nous servir à le placer le cas échéant devant ses contradictions. Telle est la procédure en vigueur actuellement.

Nous reprenons actuellement les dossiers des fonctionnaires concernés, puisque nous devons faire face à des échéances, compte tenu du fait que certaines habilitations doivent être renouvelées.

Si Harpon était toujours vivant, il aurait en 2020 fait l’objet d’une telle reprise, et peut-être effectivement qu’on aurait alors davantage creusé ces différents aspects.

M. François Pupponi. Je vous remercie pour vos réponses qui permettent vraiment de nous éclairer. Le président a rappelé que Le Canard enchaîné de la semaine dernière indiquait que les services territoriaux de renseignement avaient envoyé à d’autres services de renseignement certains signalements.

Or vous nous dîtes que vous n’en disposez pas. J’ai simplement du mal à croire que, compte tenu de vos fonctions, vous ne vous soyez pas rapprochée de ces services territoriaux de renseignement : l’avez-vous fait, et si oui à quel moment ?

Mme Françoise Bilancini. Le problème est que tout cela est dit au moment où l’enquête est lancée, après que les faits ont été commis, et que tous ces éléments sont actuellement développés dans l’enquête judiciaire.

Je n’ai pas eu connaissance avant l’affaire de notes concernant ces signalements.

Je fais partie de ces chefs qui lisent les papiers sortant de leur service ainsi que ceux qui, rédigés par des collègues, y entrent. Par ailleurs, Le Canard enchaîné n’a pas publié que des informations exactes.

Je vais être franche : j’ai évité de lire les journaux, de regarder la télévision et d’écouter la radio juste après les faits, car cela aurait été trop cruel.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez surtout bien fait de ne pas regarder la télévision.

M. Éric Diard. Je tiens à vous indiquer, madame Bilancini, que j’ai eu des remontées de la part vos services qui se sont félicités tant de votre arrivée que de la mise en place de procédures.

Je suis tout de même estomaqué : lors des différentes auditions que j’ai conduites au cours des travaux de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation, qu’ai-je entendu de la bouche des représentants des professions de souveraineté ?

Ils nous ont affirmé qu’après l’attentat de Charlie Hebdo et après ceux de novembre 2015, plus rien ne serait comme avant, qu’ils ne mettraient plus la poussière sous le tapis et que les signalements seraient désormais automatiques.

J’ai même à cette occasion été informé de cas dans lesquels les signalements étaient justifiés, comme celui d’un policier radicalisé dans un commissariat que l’on s’est contenté de désarmer et d’affecter dans un poste plus administratif.

Or les faits qui nous occupent ont eu lieu dans le saint des saints du renseignement et nous parlons de gestion « en bon père de famille » !

La lettre de mission du préfet Michel Cadot précisait pourtant qu’il souhaitait une professionnalisation du renseignement à la préfecture de police, ce qui signifie que l’amateurisme devait vraiment y régner à tous les étages : ce n’est pas vous qui l’affirmez, madame, mais moi.

J’en suis estomaqué, compte tenu des travaux de la mission d’information que je viens d’évoquer.

Je reviens sur votre audition du 11 décembre 2018, au cours de laquelle vous avez, de concert avec le préfet, déclaré qu’il existait véritablement un angle mort juridique s’agissant de la révocation des fonctionnaires de police en cas de radicalisation.

Vous aviez, à cette occasion, indiqué que l’on utilisait souvent, dans ces cas, des motifs connexes, notamment disciplinaires, afin de les révoquer.

Cet angle mort a même permis à un tribunal administratif d’imposer à la préfecture de police de réintégrer un agent qui avait été révoqué pour radicalisation, ce que vous avez confirmé. De quel outil vous faudrait-il par conséquent disposer pour permettre de révoquer plus facilement les agents radicalisés ?

Mme Constance Le Grip. Je voudrais revenir, pour comprendre les faits, comme nous essayons tous de le faire – j’ai bien conscience que vous êtes animée de la même volonté –, sur le rôle joué par le fameux commandant chef de section.

Dans la note du 5 octobre que vous avez envoyée au ministre de l’Intérieur sous couvert de M. le préfet de police, vous avez écrit que le commandant X « […] précise avoir fait savoir verbalement au sous-directeur de l’époque, le commissaire divisionnaire Y, à une date se situant entre 2014 et 2015, probablement après le mariage de M. Harpon, que ce dernier n’embrassait plus la secrétaire de la section […]. »

Les suites données à la fourniture de cette information ne sont cependant pas connues. Si j’ai bien conscience qu’une enquête judiciaire est en cours, comment peut-on – peut-être est-ce une disposition d’esprit dans laquelle vous vous trouvez vous-même, sur un plan tant personnel que professionnel – ne pas vouloir aller au bout de l’interrogation la concernant ?

Comment comprendre que ce commandant soit resté aussi passif face à toute une série de faits ou de signaux très faibles dont il n’a informé sa hiérarchie que verbalement ? Ce point ne peut-il pas être éclairci ?

Mme Françoise Bilancini. Il m’est difficile d’éclaircir des situations auxquelles je n’ai pas pris part. Effectivement, de tels faits demeurent quasiment inexplicables.

Je vous ai dit tout à l’heure qu’ils avaient fait venir leurs proches afin de faire comprendre quel était l’état d’esprit dans cette section. Le collègue en question était handicapé. Or les hommes sont les hommes : je n’exclus donc pas qu’il ait pu, compte tenu de sa situation particulière, inspirer à ses collègues un peu de pitié.

Le commandant en question affirme en avoir parlé au sous-directeur : or je ne sais pas si cette conversation a vraiment eu lieu. Comment les faits rapportés ont-ils été gérés à l’époque ? Je suis également incapable de vous le dire.

Il est certain que si l’organisation que j’ai mise en place ne garantit pas que nous ne passions pas demain à côté de quelque chose, car nous ne sommes pas infaillibles, je sais au moins que la sonnette sera tirée.

Je ne peux pas me défausser en disant : avant c’était moche, et maintenant, c’est bien. L’équipe en question travaillait sous ma supervision : nous mangions à l’occasion les gâteaux préparés par la femme du fonctionnaire en question.

Ce qui m’a désolée dans cette affaire, c’est que je suis proche des membres de cette section et de ce qu’elle est devenue. Il s’agit en effet d’un groupe qui fait désormais partie d’une entité plus importante qui est en train de développer pour notre maison un très gros projet informatique.

Je suis par conséquent très présente à leurs côtés : en termes de management, je les ai associés à des ingénieurs ainsi qu’à des techniciens qui ont été recrutés. Je ne voulais en effet pas qu’après des années d’un boulot informatique qu’ils ont fait à leur niveau, ils se sentent rejetés ou exclus au motif qu’ils n’étaient que des flics faisant de l’informatique.

Je leur ai annoncé que nous allions travailler avec des personnes différentes, et ils ont été très enthousiastes à l’idée de collaborer à ce projet. Nous prenions le café et nous parlions ; Harpon en faisait partie.

Je leur ai demandé pourquoi ils ne m’avaient rien dit quand je leur rendais visite. Je n’ai pas obtenu de réponse à cette question.

Je pense sincèrement qu’ils n’ont jamais songé une seconde qu’il pourrait basculer dans la violence. Ils le fréquentaient presque tous les jours, et tout le monde le voyait dans le couloir : il n’y avait selon eux pas de violence en lui.

Ils ont finalement admis que sa pratique religieuse était rigoureuse, mais peut-être pas radicale. S’ils avaient imaginé ce passage à la violence, en tant que père ou mère de famille, ils n’auraient pas conseillé à leurs proches de rejoindre la section.

Je suis évidemment brisée par cette histoire. Il faut cependant se placer dans le contexte de cet inexplicable, qui est finalement très humain.

M. Stéphane Peu. Je reviens sur ce que vous venez de dire, car une question me taraude : si l’on peut entendre que ses collèges n’aient pas imaginé une seconde qu’il pouvait passer à l’acte, pour autant son comportement ne posait-il pas problème au regard de la mission qui lui était confiée ?

Le signalement dont il avait fait l’objet à l’intérieur de la maison aurait dû alerter non sur le danger potentiel qu’il pouvait représenter pour ses collègues mais sur celui qu’il pouvait représenter pour le pays en tant qu’agent du renseignement ayant accès à des fichiers informatiques ainsi qu’à un certain nombre d’informations. Il communiquait en effet avec l’extérieur.

Mme Françoise Bilancini. Il faut établir que c’était le cas : pour ma part je l’ignore.

M. Stéphane Peu. Il pouvait potentiellement le faire.

Mme Françoise Bilancini. Ses collègues avaient pris en compte cet aspect et ils surveillaient son travail.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, madame la directrice, pour la spontanéité ainsi que pour la sincérité de vos réponses, qui nous ont permis de prendre la mesure du traumatisme que vous avez subi mais également celle de votre détermination et de votre compétence.

Je vous exprime une nouvelle fois, comme je l’ai fait en préambule, notre reconnaissance et notre soutien dans cette épreuve. Nous savons combien votre mission est difficile.

Comme je l’ai indiqué en ouvrant l’audition du préfet de police, nous savons que, quelle que soit l’organisation que l’on choisisse, le risque zéro n’existe pas, ce qui ne nous exonère pas d’essayer de tendre vers le risque le plus faible possible : c’est la seule volonté qui nous anime dans le cadre des travaux de cette commission d’enquête.

Je vous remercie encore, sincèrement, pour la qualité de cette audition.

 


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Audition du mercredi 6 novembre 2019

À 15 heures : M. Bernard Boucault, préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris du 31 mai 2012 au 9 juillet 2015

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous allons procéder à l’audition de M. Bernard Boucault, qui a été préfet de police de Paris du 31 mai 2012 au 9 juillet 2015.

Monsieur le préfet, vous avez été nommé au lendemain du premier attentat qui a marqué le long chemin tragique, composé d’une succession d’attentats islamistes, que connaît encore notre pays. Ce premier attentat, c’est celui qui avait frappé Montauban et Toulouse – l’attentat commis par Mohamed Merah et qui inaugurait cette période tragique dans laquelle nous nous trouvons toujours.

Nous vous avons adressé, monsieur le préfet, un questionnaire écrit comportant des interrogations précises qui seront reprises dans le cadre de la présente audition. Ces questions portent sur l’auteur de l’attaque commise le 3 octobre dernier à la préfecture de police de Paris, notamment sur les comportements qui auraient été les siens à la suite de l’attentat qui a frappé le journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Vous étiez alors préfet de police.

Ces questions ont également trait à la prise en compte du risque de radicalisation au sein de la préfecture de police, ainsi qu’à la coordination des services de renseignement – notamment entre la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), le service central du renseignement territorial (SCRT) et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Avant de vous laisser la parole, et conformément à l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires qui régit l’organisation des commissions d’enquête, je vous demande, monsieur le préfet, de prêter serment et de jurer de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.

M. Bernard Boucault prête serment.

M. Bernard Boucault, préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris du 31 mai 2012 au 9 juillet 2015. Avant de répondre à vos questions je voudrais vous dire quelques mots sur la préfecture de police de Paris que j’ai eu l’honneur de diriger pendant trois ans exactement, du 8 juin 2012 au 15 juillet 2015.

Comme sans doute beaucoup de mes prédécesseurs et successeurs, je suis très attaché à cette maison. Aussi ai-je été profondément touché par le terrible drame qui s’y est déroulé.

J’étais présent lors de l’hommage qui a été rendu aux victimes dans la cour du 19-Août, lieu très solennel de la préfecture de police. Et je me remémorais à ce moment-là une cérémonie de même nature de janvier 2015, qui s’était tenue dans le même lieu pour saluer la mémoire de trois policiers tombés sous les balles des terroristes.

Les personnels de la préfecture de police partagent tous un fort sentiment d’appartenance à leur maison. Celle-ci est une institution très originale, une création napoléonienne qui fait partie de ces « masses de granit » qui ont été « jetées sur le sol de la France ».

Une réelle cohésion les unit, au-delà de la variété des métiers qu’ils exercent. Il existe une réelle solidarité entre ces femmes et ces hommes. Et, je dois le dire aussi, au-delà des épreuves que nous pouvons traverser, nous trouvons parfois une véritable ambiance familiale dans les services.

Il est important de prendre en compte ce contexte pour analyser ce qui a pu se passer.

Je ne pourrai pas répondre à toutes les questions qui m’ont été posées en amont de la présente audition, car j’ai quitté la préfecture de police et le service actif il y a un peu plus de quatre ans. Je n’ai pas emporté de dossier. Mes supérieurs hiérarchiques m’ont appris que les archives appartenaient à l’État et qu’il fallait les déposer.

J’ai fait appel à ma mémoire et aux quelques notes que j’avais pu prendre sur quelques cahiers de réunion pour m’efforcer d’y répondre.

La première question qui m’a été posée était la suivante : « Avez-vous eu connaissance de comportements inappropriés de l’auteur de l’attentat lorsque vous étiez préfet de police ? » Non, je n’ai pas eu connaissance de tels comportements. La préfecture de police de Paris employait alors environ 45 000 personnes. C’est un véritable commandement, mais il est impossible, bien évidemment, de connaître chaque personne.

Néanmoins, si des faits étaient survenus, ils m’auraient été signalés. Or je n’ai pas eu connaissance de tels comportements.

La deuxième question était la suivante : « Comment expliquez-vous que le signalement des propos de l’auteur de l’attentat relatifs à Charlie Hebdo n’ait pas été transmis au niveau hiérarchique adéquat et n’ait laissé aucune trace ? »

Vous me permettrez de ne pas répondre à cette question. Seule l’enquête, en effet, aidera à y répondre. Seule l’enquête dira s’il s’agissait d’un acte terroriste ou d’une crise aiguë de démence.

Ayant quitté, de plus, la préfecture de police depuis longtemps, je ne pourrai pas vous donner d’informations particulières.

La troisième question était la suivante : « Quelles mesures avez-vous prises au sein de la préfecture de police pour détecter des agents présentant des signes de radicalisation ? »

La préfecture de police est organisée pour faire face à ce risque de radicalisation. Mais il est important de se replacer dans le contexte de l’époque. J’ai pris mes fonctions en 2012. Or c’est à partir de 2014 que des dispositifs se sont mis en place et ont été développés, améliorés et enrichis au fil des années.

Je ne vous raconterai pas toute l’histoire de cette mise en situation et des actions mises en œuvre pour gérer ce risque. Toutefois, un certain nombre de mesures ont été prises pendant ma période de commandement.

Tout d’abord, au niveau national, il faut citer la création du Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation violente (CNAPR) qui a conduit au lancement de plusieurs procédures qui se sont développées dans le temps en fonction des événements et des instructions ministérielles.

Il se trouve que j’avais créé au sein de mon cabinet un service de prévention de la délinquance, que j’avais confié à une conseillère technique, Élise Lavielle, qui avait choisi ce poste à la sortie de l’École nationale d’administration (ENA). C’était d’ailleurs la première fois que l’ENA offrait un poste à la préfecture de police.

Elle a fait un très bon travail, en liaison avec le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR).

Tout naturellement, lorsque les premiers attentats sont survenus et une fois le CNAPR mis en place, elle a été chargée de la gestion des appels. Il s’agissait de donner des conseils et d’être en relation avec les familles. De nombreuses questions avaient trait à des départs en Syrie, ou plus généralement à la situation d’enfants radicalisés.

Cette cellule qui faisait partie de mon cabinet et dont j’ai suivi les travaux de près s’est donc beaucoup occupée de cette question, mais plutôt sur le plan de la sensibilisation et du conseil à l’égard des familles dont les cas nous étaient présentés.

Pour répondre plus directement à la question qui m’a été posée, dès mon arrivée, j’ai animé personnellement une autre institution de la préfecture de police que l’on appelle le « groupe terro », qui doit être toujours active aujourd’hui. Ce groupe se réunissait chaque vendredi matin.

Au sein de la préfecture de police, se tiennent des réunions dites « réunions du rapport » les lundis, mercredis et vendredis. Ces réunions rassemblent tous les services actifs de police. La réunion « terro » réunissait quant à elle la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), la direction régionale de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris (DPJ) et la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) pour faire le point sur les dossiers en cours.

Il s’agissait là du haut du spectre, en quelque sorte. Cette réunion traitait en effet de cas de personnes ayant fait l’objet de signalements suffisamment consistants, dont nous suivions très étroitement le parcours et les procédures engagées à leur égard.

Un deuxième organisme s’est créé lorsque j’étais préfet de police. Il s’agit des groupes d’évaluation départementaux (GED), qui existent dans tous les départements. Un GED a été mis en place au sein de la préfecture de police en vertu d’une décision interministérielle. Il se réunissait chaque semaine, le plus souvent sous la présidence du directeur de cabinet du préfet de police. Il associait la DRPP, la DPJ et la DSPAP. Le Parquet a pu également participer à ces réunions.

Dans le cadre de ces deux instances a pu être évoqué à quelques reprises le cas de fonctionnaires de police dont les fréquentations ou les comportements apparaissaient inappropriés. Ces cas étaient très peu nombreux et étaient signalés par la DRPP aux deux plus grandes directions, par les effectifs, de la préfecture de police : la DSPAP – 23 000 personnes – et la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) – 5 000 personnes.

Après examen, ces cas ont motivé des procédures disciplinaires engagées par le secrétariat général pour l’administration de la police (SGAP) en lien avec le directeur des ressources humaines (DRH).

Je précise que je n’ai pas connu la suite de ces procédures. Des statistiques pourront vous être données à ce sujet, mais pour ma part je n’en ai pas.

À titre d’exemple, le directeur de la DRPP avait repéré un gendarme qui avait de mauvaises fréquentations et était à ce titre considéré comme susceptible d’être radicalisé. Le jour de la réunion où ce cas a été mentionné, j’ai appelé personnellement le directeur de la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) pour lui donner les informations dont je disposais. Cette affaire a ensuite été réglée extrêmement rapidement.

Pour mémoire, une autre instance a été mise en place avant même les instructions interministérielles, car j’avais été sollicité par les entreprises de transport et par des bailleurs sociaux confrontés à des phénomènes de radicalisation dans leurs locaux et résidences. Cette instance avait pour but de favoriser les échanges d’expériences et de donner des conseils utiles à des organismes chargés d’un service public – comme la SNCF, notamment, et la Ville de Paris.

Au-delà des réunions du rapport qui portent sur les missions fondamentales de la préfecture de police se tenait également chaque mois une réunion de l’ensemble des directeurs de la préfecture de police, y compris le général commandant la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), où la question de la radicalisation des personnels de la maison a aussi été évoquée.

La quatrième question qui m’a été posée était la suivante : « Pourquoi ne pas avoir mis en place un référent radicalisation ? » 

Ma conviction est qu’en cette matière le bon échelon est celui du niveau hiérarchique le plus proche – celui qui vit avec les agents et qui est en mesure d’effectuer une première évaluation d’une éventuelle radicalisation et de la transmettre à sa hiérarchie.

Je vois bien l’intérêt d’un référent. Mais je crains que, telle que je connais la préfecture de police – je ne sais pas si elle est toujours ainsi aujourd’hui, mais sans doute est-ce le cas – il ne soit pas très sollicité. Dans le cas précis qui nous occupe, même si nous ne pouvons pas en avoir la certitude, je ne suis pas sûr qu’un tel référent aurait pu changer les choses. L’échelon de proximité, c’est le premier échelon de la hiérarchie.

La cinquième question qui m’a été posée était la suivante : « Pensez-vous que le risque d’avoir des agents radicalisés possiblement dangereux au sein de la préfecture de police a été suffisamment pris en compte ? »

Il m’est difficile de répondre à cette question au vu du cas qui nous occupe, tant que nous ne savons pas quel est le processus qui a conduit l’auteur de l’attaque à ce terrible acte criminel. Radicalisation ou crise aiguë de démence – l’enquête tranchera cette question.

S’agissant du nombre de cas de radicalisation détectés lorsque j’étais en fonction au sein de la préfecture de police de Paris, je n’en ai pas un souvenir exact. Mais ils étaient très peu nombreux – trois, quatre ou cinq. Comme je l’ai signalé plus haut, nous étions au début de la mobilisation portant sur cette question. Nous étions d’ailleurs surtout concentrés sur ce qu’il se passait à l’extérieur de la maison.

La septième question qui m’a été posée était la suivante : « Quelles mesures avez-vous demandées à l’égard des agents présentant des signes de radicalisation ? »

Je n’ai pas le souvenir de décisions prises. Ces cas ont été réglés après mon départ de la préfecture de police le 15 juillet 2015.

De même, la question « La préfecture a-t-elle dû procéder à des réintégrations à la suite d’annulations ? » est pour moi sans objet. Aucune décision n’avait encore été prise par les instances, quelles qu’elles soient – instances disciplinaires ou autres – au moment de mon départ.

Concernant la mesure prévue par l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, elle me semble tout à fait pertinente. Peut-être n’est-elle pas suffisamment utilisée. Mais il est vrai que les spécificités de la procédure disciplinaire ne sont pas toujours adaptées à des situations où il faut agir rapidement, sur la base d’évaluations établies dans un domaine bien précis par les services spécialisés. Des contentieux sont en outre toujours susceptibles de survenir. Je pense néanmoins que la mesure prévue par cet article pourrait être davantage utilisée, si tant est qu’elle ne le soit pas suffisamment aujourd’hui.

La dixième question qui m’a été posée était la suivante : « Les vérifications et enquêtes conduites au moment de l’entrée dans la police paraissent-elles suffisantes ? » Je ne suis plus assez « dans le coup », si vous me permettez cette expression, pour répondre de façon utile à cette question.

S’agissant de la question de savoir si les agents de la préfecture de police sont suffisamment sensibilisés et formés à la détection et à la prévention de la radicalisation, des formations ont commencé à être organisées en 2015 mais elles sont intervenues pour l’essentiel après mon départ. Il est vrai que nous pouvons toujours faire mieux dans ce domaine.

Parmi les réformes que j’ai effectuées au sein de la préfecture de police figurait d’ailleurs la réforme de la formation. La formation était répartie auparavant dans les directions. Chaque direction de service actif disposait donc de son propre service de formation. À mon arrivée, après plusieurs années passées à la tête de l’ENA, j’ai été surpris par l’absence de plan de formation horizontal, interdirectionnel, concernant l’ensemble de la préfecture. Les formations étaient essentiellement des formations « métiers » rattachées aux directions.

J’ai donc entrepris de rapatrier les personnels dispersés dans les directions au sein d’une sous-direction de la formation, afin de mettre en œuvre une véritable politique de formation faisant l’objet d’un programme annuel adopté par les instances compétentes.

Cette réforme a très bien fonctionné, grâce d’ailleurs aux formateurs eux-mêmes qui regrettaient d’être cantonnés chacun dans une direction et se félicitaient de pouvoir identifier et mettre en œuvre des politiques de formation communes à l’ensemble de la préfecture de police.

Cette réforme rend possible un effort conséquent de formation sur la question de la radicalisation au sein de la préfecture de police.

Quant à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), je dois dire qu’elle était assez peu présente sur le sujet à l’époque où j’étais préfet de police. Mais je crois que les choses ont changé aujourd’hui. En tout cas, il est certain que l’IGPN est bien placée pour faire des retours d’expérience et établir des référentiels dont les services pourront tirer le plus grand profit.

Je suis très content par ailleurs de pouvoir répondre à la question portant sur le partage de l’information dans le domaine du renseignement. En effet, je lis parfois sur ce sujet des articles qui ne me paraissent pas correspondre du tout à la réalité.

Le partage de l’information, j’ose le dire, est exemplaire au sein de la préfecture de police. Et je vais dire pourquoi. Une excellente coopération existe entre les deux directions de service actif les plus concernées, la DPJ et la DRPP – notamment sur le problème de la radicalisation. Cette coopération implique également la DSPAP, qui peut recueillir des signaux faibles. Les 23 000 policiers qui travaillent dans les commissariats peuvent en effet collecter de nombreuses informations méritant d’être exploitées.

Ces trois services qui se réunissent au moins trois fois par semaine, si ce n’est pas tous les jours dans le bureau du préfet de police, ont l’habitude de travailler ensemble. Et les informations circulent. Cela tient au commandement unique intégré de la préfecture de police, qui constitue une véritable force pour notre pays.

J’ai d’ailleurs reçu de nombreuses visites de délégations étrangères impressionnées par ce modèle d’organisation, et par l’existence d’un commandement unique intégré de 45 000 personnes dans la capitale.

J’en viens à présent aux relations de la DRPP avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

L’organisation que j’ai connue en la matière me semble également exemplaire. En effet, la DRPP transmet toutes les notes d’information en temps réel à la DGSI. De plus, un officier de liaison de la DRPP était installé de mon temps – je pense que c’est toujours le cas – dans les locaux de la DGSI. Il n’y était pas pour faire de la figuration ! Son rôle était de transmettre des éléments au-delà des notes d’information. Or ces éléments pouvaient porter sur la détection de radicalisations djihadistes.

La DGSI à son tour a envoyé un officier de liaison à la DRPP. Or cet officier ne peut pas être plus près du sous-directeur chargé du renseignement intérieur (RI) à la préfecture de police puisque son bureau jouxte le sien.

Avec la transmission constante des documents et des informations et l’entretien de contacts humains facilité par la présence d’un officier de liaison dans chacune des deux directions, nous disposions à mon sens d’un maximum de garanties. À cela s’ajoutait un échange d’informations ponctuel avec le directeur de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Cet échange pouvait être effectué à mon niveau personnel ou par le directeur du renseignement si cela s’avérait utile, afin de comparer les informations portant sur les théâtres d’opérations avec celles que nous pouvions avoir sur ce qu’il se passait en France du côté des gens que nous surveillions.

Je dois dire à ce propos que la DRPP constitue à mon sens le seul exemple de direction du renseignement qui traite à la fois le RI et le renseignement territorial (RT).

Je ne reviens pas sur les conséquences de la réforme de 2008 qui a séparé ces deux dimensions et affaibli surtout le renseignement territorial. Je crois qu’il y a un certain consensus sur ce point.

Au sein de la préfecture de police de Paris nous bénéficions donc de la fertilisation croisée, si je puis dire, du renseignement territorial et du renseignement intérieur. Je pense qu’il s’agit d’une force.

Concernant les liens avec les services de la grande couronne, comme vous le savez le préfet de police a une responsabilité en tant que préfet de zone. Le dispositif zonal a commencé à s’installer avant mon départ. Mais il n’était pas encore opérationnel lorsque j’ai quitté mes fonctions. La question, importante, de l’identification du référent zonal n’était en effet pas encore réglée. Le DSPAP pouvait-il être le référent zonal de toutes les directions départementales de la sécurité publique (DDSP) de la région Île-de-France ? Cela soulevait des problèmes culturels difficiles à résoudre. De même, le directeur du renseignement pouvait-il être le référent zonal auprès du préfet de police des services du renseignement intérieur de la petite comme de la grande couronne ?

Je ne sais pas comment tout cela a été réglé. Mais ce sujet a pu compliquer les choses. J’espère en tout cas que cette question a été réglée depuis lors.

La question quatorze portait pour sa part sur la durée des habilitations. Ce sujet mérite sans doute d’être approfondi, mais je ne suis pas convaincu par l’efficacité d’un changement de cette durée, qui alourdira d’une certaine façon la charge administrative correspondante. En revanche, l’augmentation des contrôles inopinés me semble nécessaire. Cette solution pourrait contribuer au renforcement de notre efficacité.

Enfin, la dernière question était la suivante : « Quelles pourraient être les pistes de réforme pour mieux lutter contre la radicalisation chez certains fonctionnaires de police ? » Dans le prolongement de ce que j’ai indiqué plus haut, je répondrai : la formation, encore la formation, toujours la formation.

Je crois que nous avons les moyens de répondre à cette nécessité. Sur cette question, nous n’avons sans doute pas assez fait lorsque j’étais à la préfecture de police. Mais, comme je l’ai dit, les circonstances n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Je pense néanmoins que nous avons les outils nécessaires pour développer des formations à partir des référentiels disponibles actuellement sur les critères de radicalisation, et mettre les échelons hiérarchiques de tous les niveaux en mesure d’exercer pleinement leurs responsabilités.

M. le président Éric Ciotti. Merci, monsieur le préfet, pour ces éléments de réponse qui suivaient précisément le questionnaire écrit que nous vous avions adressé.

Si vous le permettez, je souhaiterais vous demander quelques compléments d’information.

La note qui nous a été remise officiellement, et dont la presse avait auparavant fait état, adressée par Mme la directrice du renseignement de la préfecture de police à M. le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner le 5 octobre dernier sous couvert de M. le préfet de police souligne que Mickaël Harpon aurait eu une vive querelle avec un fonctionnaire de la préfecture de police à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo.

Même si cette altercation n’est pas datée, il semble à travers la lecture de cette note qu’elle se soit déroulée quelques jours ou quelques heures après l’attentat tragique qui a frappé notre pays et le journal satirique Charlie Hebdo.

Mme Françoise Bilancini souligne également dans la note qu’accompagné d’un collègue de la même section, le fonctionnaire en question aurait informé verbalement de cet événement, en juillet 2015, un major de la sous-direction de la sécurité intérieure (SDSI) chargé des signalements de radicalisation.

Monsieur le préfet de police, vous nous avez indiqué, et nous en prenons acte, que vous n’avez pas eu connaissance de ces éléments. Vous étiez alors en fonction.

Estimez-vous aujourd’hui en conscience que cette non-information traduit un dysfonctionnement majeur, ce que, personnellement, je pense ?

Comment est-il possible que, dans un service de renseignement dont vous avez souligné l’importance, dans l’un des premiers services de renseignement engagés dans la lutte antiterroriste dans une période extrêmement sensible, une information aussi capitale n’ait pu remonter les échelons de la hiérarchie ?

Est-ce crédible ? Est-ce légitime ? Comment est-ce possible ?

C’est pour nous un dysfonctionnement majeur. C’est d’ailleurs l’une des motivations premières de la convocation de la réunion de la présente commission.

Nous avons collectivement à apporter des réponses sur ce sujet. Comment a-t-il été possible qu’un tel fait, qui ne s’est pas produit dans un service administratif classique, n’ait pas pu remonter immédiatement, en temps réel, jusqu’à votre niveau ?

Comment se fait-il que cette information ait mis tant de temps à être communiquée à l’échelon hiérarchique situé immédiatement au-dessus de Mickaël Harpon ?

Comment se fait-il que, semble-t-il – les travaux de notre commission le confirmeront ou non – cette information ne soit pas remontée ?

Comment pensez-vous que cela fut possible ?

Comment qualifierez-vous ce dysfonctionnement, que je qualifie personnellement de grave et majeur ?

M. Bernard Boucault. L’enquête judiciaire pourra faire la lumière sur ces éléments beaucoup plus que je ne peux le faire.

Ce que je vois bien, c’est que cette personne occupait un poste modeste. Mickaël Harpon était handicapé. Il était sans doute protégé, d’une certaine façon – je dis cela dans le bon sens du terme – par ses collègues, qui n’ont probablement pas voulu donner une pleine signification aux propos qu’il a pu tenir.

J’imagine les choses ainsi, d’autant plus que, comme je le disais plus haut, l’ambiance qui règne dans cette direction est assez familiale.

Si j’ai bonne mémoire, il suffisait de traverser le couloir pour rejoindre le bureau du sous-directeur des ressources humaines de la DRPP depuis le bureau du service concerné. Il s’agissait de quelqu’un de très ouvert qui, s’il avait reçu ce renseignement, l’aurait effectivement exploité comme nous l’aurions tous voulu.

Il y a donc peut-être eu une telle attitude protectrice chez les collègues de Mickaël Harpon à l’égard d’un des leurs, handicapé et en difficulté. Mais ce n’est qu’une supposition.

La seule bonne réponse, c’est l’enquête judiciaire qui l’apportera.

M. Florent Boudié, rapporteur. Merci, monsieur le préfet, d’avoir accepté le principe de cette audition publique dans le cadre de notre commission d’enquête.

Nous sommes dans un service de renseignement, dans une institution, vous l’avez rappelé, vieille de 200 ans, qui est placée au sommet de la hiérarchie policière en France.

La question que pose le président Ciotti est évidemment la question centrale. Comment imaginer, comment penser, comment même croire qu’au sein d’une entité de faible taille – 700 agents environ sur les 40 000 de la préfecture de police – un signalement même informel d’une situation qui aurait provoqué un fort émoi dans le service concerné, le service informatique, n’ait pas pu remonter à la direction de la DRPP et à votre niveau ?

J’entends bien que vous n’étiez pas au courant. Mais j’insiste sur ce point, car c’est évidemment pour nous l’un des points centraux.

Lors de son audition à huis clos, dont je ne pourrai pas révéler ici toute l’étendue, la directrice du renseignement, Mme Françoise Bilancini, a indiqué, ainsi qu’elle le faisait dans sa note du 5 octobre, qu’à son arrivée en fonction en 2017 il a fallu d’une certaine façon réorganiser et professionnaliser la DRPP.

Vous étiez en fonction en 2015, avant donc que cette instruction ne lui soit donnée par votre successeur, le préfet Michel Cadot. À vos yeux, qu’est-ce qui nécessitait une réorganisation au sein de la DRPP ?

M. Bernard Boucault. Si j’avais estimé nécessaire de procéder à une réorganisation à l’époque où j’étais préfet de police, je l’aurais fait. Je ne peux pas vous apporter de réponse plus précise sur cette question.

Il y a des informations que le service et certains collègues d’une personne en cause aujourd’hui ont gardées pour eux.

Je ne peux pas en dire plus. Seule l’enquête judiciaire permettra de dire pourquoi ils l’ont fait et dans quelles conditions.

À partir du moment où une information n’est pas remontée, est-ce le signe d’un défaut flagrant d’organisation ? Je l’ignore. L’enquête le dira.

À ce stade, je n’en suis pas convaincu. Mais tout dépendra des motivations. Il est possible que les collègues de l’agent concerné aient tenu le même raisonnement et se soient dit qu’ils allaient gérer cela, en minimisant peut-être cette question pour des raisons qui tiennent à la personnalité de cet agent. Nous sommes vraiment dans l’humain.

Lorsqu’un nouveau directeur arrive, il est normal par ailleurs qu’il effectue des réformes, des modifications. Je ne sais pas ce qui a été fait à la DRPP.

Nous ne pourrons vraiment nous prononcer sur toute cette question qu’une fois l’enquête judiciaire terminée.

Mme Laetitia Avia. Monsieur le préfet, comme l’indiquait plus haut le président Ciotti, vous avez été nommé au lendemain de l’attentat commis par Mohamed Merah et vous avez connu les terribles attentats de Charlie Hebdo. Vous avez donc été préfet dans une période particulièrement sensible, où la menace terroriste s’est fait sentir de manière extrêmement forte.

Bien sûr, j’entends que l’essentiel des actions était alors tourné vers l’extérieur. Mais nous apprenons aussi de votre audition qu’un certain nombre d’instances, notamment un groupe qui se réunissait le vendredi, avaient pour mission d’identifier les éléments de radicalisation ou la menace terroriste en interne.

Pourriez-vous revenir plus précisément sur ces éléments pour que nous puissions bien comprendre ?

Cela est en lien avec les questions posées précédemment par le président et par le rapporteur.

Comment était organisés aussi bien l’identification que la remontée hiérarchique, le traitement et le suivi de ces différents signalements de radicalisation ou de menaces terroristes ?

Vous avez évoqué plus haut des signalements qualifiés de « consistants ». De quoi s’agissait-il ? S’agissait-il de points marginaux ?

Dans cette réunion hebdomadaire dont vous avez parlé, procédiez-vous à une revue consistante de ces points ?

Comment étiez-vous organisés à cette époque au sein de la préfecture pour traiter ces sujets ?

M. Meyer Habib. Monsieur le préfet, je vous ai écouté avec attention. Votre propos était structuré et paraissait rassurant dans un premier temps. À vous entendre, tout a l’air d’aller bien dans le meilleur des mondes au sein de la préfecture de police. Le partage d’informations est exemplaire. Il existe une multitude de structures différentes – on s’y perd d’ailleurs entre la DGSI, la DSPAP, la DRPP, etc.

Permettez-moi de vous dire toutefois que, d’un autre côté, nous avons un fonctionnaire de la préfecture de police qui déclare « C’est bien fait » après l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo, et rien ne remonte. Nous ne savons pas quelle suite a été donnée à ces propos.

C’est la question que les Français se posent. Il est chargé du renseignement et de la radicalisation, même à un petit niveau ! Et cela passe au travers !

Dans le même temps, nous entendons parler d’une grande famille. Cela avait déjà été rapporté. Souvent, le recrutement était ainsi effectué au sein de mêmes familles, auprès de personnes que l’on connaissait déjà, etc.

Derrière l’apparente structure de vos propos, j’ai l’impression au contraire d’un certain amateurisme sur le fond.

Il s’agit là de l’expression d’un sentiment, dont je souhaitais vous faire part, plutôt que d’une question puisque cette question vous a déjà été posée.

Je voulais ensuite soulever une question que j’ai abordée avec M. Didier Lallement, le préfet de police actuel. Cette question porte sur les sept minutes qu’a duré l’attaque. Sept minutes entre le début et la fin de cet épisode tragique, cela me semble un temps très long, dans l’enceinte même de la préfecture de police où travaillent des centaines de fonctionnaires armés. Je voudrais vous entendre aussi sur ce point.

Comment aurions-nous pu réduire ce délai d’intervention qui me paraît très long, ou comment pourrions-nous le faire, le cas échéant, demain ?

Mme Marine Le Pen. Monsieur le préfet, vous avez commencé par dire que l’IGPN ne semblait pas avoir de rôle ou de mission dans la détection d’agents possiblement radicalisés. Je ne parle pas de prévention, car l’objectif est à mon sens plutôt de faire de la détection pour éviter que surviennent des drames comme celui qui est arrivé le 3 octobre.

Je vais dire ce que, moi, j’ai compris des différentes auditions auxquelles nous avons assisté et que vous avez en réalité confirmé par vos propos.

Vous nous dites que la préfecture est une grande famille, ce qui justifie l’absence de rigueur à laquelle nous assistons. Il n’existe pas de procédure particulière. Vous l’avez dit vous-même : il n’y a pas de référent radicalisation. Et d’ailleurs, cela ne fonctionnerait pas. Car l’on comprend que personne n’irait dénoncer son collègue dans un pareil cas.

C’est exactement ce qu’il s’est passé. Des collègues de Mickaël Harpon ont fait une démarche et il a été décidé de gérer cela en interne.

La question qui se pose est la suivante : ne pensez-vous pas que ceci est grave et que, dans la situation de risque terroriste majeur qui est celle de notre pays depuis un certain nombre d’années, une structure spécifique, précise, déterminée devrait être chargée des vérifications en cas de doute sur la radicalisation d’un agent ?

C’est la première question. Pour l’instant, il n’y a rien ni personne, manifestement. On s’en parle dans le couloir, devant la machine à café, et on se dit que l’on va régler cela en interne parce que l’on est une grande famille.

Je pense que ce n’est pas au niveau de la sécurité que nous attendons au cœur du renseignement, au sein de la préfecture de police.

Deuxièmement, vous insistez beaucoup sur la nécessité de faire de la formation. Si j’ai bien compris, mais peut-être me suis-je trompée, il s’agit de faire de la formation pour permettre de détecter des personnes radicalisées.

J’aimerais savoir, puisque vous en avez beaucoup parlé, ce qu’est la radicalisation pour vous.

Quels sont les signes qui doivent attirer l’attention et entraîner potentiellement une déclaration auprès d’une structure donnée, quelle qu’elle soit, l’IGPN ou une autre, lorsqu’un doute se présente ?

Qu’est-ce que la radicalisation ? Est-ce aller dans une mosquée salafiste ? Fréquenter des Frères musulmans ? Est-ce tenir certains propos, sachant que ceux en cause dans le cas d’espèce, faisant clairement l’apologie du terrorisme, n’étaient manifestement pas suffisants pour déclencher une alerte ?

J’aimerais que vous nous répondiez. Car je pense que notre commission a, entre autres, deux missions importantes à remplir. La première est de savoir si une structure extérieure est nécessaire pour éviter l’espèce d’omerta qui s’est enclenchée dans ce cas précis. Excusez-moi d’employer ce terme, qui n’est pas très agréable, mais c’est un peu ce qui s’est produit – une sorte de loi du silence, qui peut être liée à l’amitié entre les gens ou à cette idée de grande famille dont vous avez parlé.

La deuxième mission est de savoir si des critères précis sont nécessaires pour déterminer ce qu’est une personne radicalisée. Et s’il faut des critères précis, il faut déterminer lesquels.

M. Éric Diard. Monsieur le préfet, je suis pour ma part assez surpris, pour ne pas dire estomaqué, par la suite de nos auditions. Je comprends mieux la lettre de mission confiée par le préfet Michel Cadot à Mme Françoise Bilancini intitulée visant la professionnalisation du renseignement de la préfecture de police.

Excusez-moi, mais nous avons l’impression de voir de l’amateurisme à tous les étages !

On relève une ambiance conviviale, on se coopte, etc. Excusez-moi, mais la convivialité n’exclut pas le contrôle !

Pour citer une phrase d’un ancien de la DGSI, « une conversion à l’islam constitue le début d’une enquête de sécurité approfondie, elle peut se doubler d’une enquête judiciaire ».

Il ne s’agissait pas en l’occurrence d’un quelconque patronage, mais du sacro-saint service de renseignement de la préfecture de police ! Or nous savons très bien qu’une conversion à l’islam, ou une dépression, tout changement d’humeur d’un agent peut susciter une vulnérabilité du service et doit conduire à prendre des mesures.

Nous sommes donc assez surpris de voir comment les choses se sont passées, a fortiori après l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo.

Mon collègue Éric Poulliat et moi-même avons été les rapporteurs de la mission d’information sur la radicalisation dans les services publics. Nous avons souvent entendu dire lors de nos auditions qu’après cet attentat tous les signalements étaient devenus automatiques. Or que voit-on dans le cas qui nous occupe ? Une ambiance familiale, certes, mais surtout de l’amateurisme. C’est ce que nous ressentons.

M. Bernard Boucault. Personne ne sait aujourd’hui s’il y avait une radicalisation de cet individu ou s’il s’agissait d’une crise de démence. Ce problème est clair.

Nous pouvons en discuter, mais je ne m’engagerai pas dans ce débat car cela relève de l’enquête judiciaire.

Pour revenir sur le dispositif, je crois l’avoir décrit dans les grandes lignes, mais je peux être plus précis. Avant même l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo, mais encore plus pendant cette semaine terrible que nous avons vécue en janvier 2015, plusieurs dispositifs étaient en place pour identifier la radicalisation. Il y avait déjà beaucoup de départs sur les théâtres d’opérations : en Syrie, en Irak, etc.

Tout cela, nous le savions. Nous avions un certain nombre d’informations sur ces milieux dont certains membres restaient sur le territoire national quand d’autres partaient. C’était le travail des services de renseignement, qui se faisait en bonne intelligence et en partageant l’information, comme je me suis efforcé de vous l’expliquer.

Le travail a donc été fait à la préfecture de police, comme je l’ai dit. Toutes les semaines, une réunion était organisée où l’on faisait le point sur tous les signalements qui paraissaient sérieux selon les services de renseignement – y compris d’ailleurs ceux relatifs à certains fonctionnaires. Par des surveillances rapprochées de telle ou telle personne, nous arrivions en effet à recueillir des informations sur certains fonctionnaires de la préfecture de police.

Un système assez complet a donc été mis en place. Nous discutions de la pertinence du maintien des surveillances, ou de la nécessité éventuelle d’une demande de judiciarisation de la DPJ auprès du procureur de la République.

Nous posions ces questions tous les vendredis sur les cas qui nous étaient soumis. Comme je l’ai dit, quelques fonctionnaires de la préfecture de police ont été concernés.

Le dispositif en place était rigoureux dans sa méthode. Il n’était pas question de dire que nous étions tous copains. Chacun avait son travail.

Il existe un grand sens du service public et un grand sens du devoir au sein de la préfecture de police. Je peux vous assurer que cette institution est tout à fait remarquable sur ce plan comme sur bien d’autres. Le sens du devoir, le sens du service sans compter ses heures, la disponibilité face à l’épreuve, telle est vraiment la marque de la préfecture de police.

Tout ce travail a donc été mené. Les procédures disciplinaires ont été engagées lorsqu’elles pouvaient l’être. Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus.

J’ai voulu vous décrire l’ambiance de la maison. Mais c’est d’abord le travail qui prime. Les agents exercent d’abord leur travail et en sont passionnés, que ce soit à la DRPP, à la DSPAP, ou à la DPJ. Ils ont d’ailleurs de très bons résultats. Ce n’est pas le cas effectivement sur cette affaire, mais je ne vais pas revenir sur ce que j’ai dit concernant l’enquête judiciaire. Ce sont des gens qui ont un grand sens du service.

Madame la députée, vous parliez de l’IGPN. Oui, elle a travaillé. Mais tout cela s’inscrit dans un processus. Un dispositif parfait n’a pas été créé du jour au lendemain dès le premier attentat ! Le dispositif existant s’est enrichi progressivement, au fil d’ailleurs des instructions ministérielles et en fonction de l’expérience qui était la nôtre.

Il n’a sans doute pas été assez performant dans le cas d’espèce. Mais les dispositifs étaient en place pour faire les signalements nécessaires. Il y en a eu. Ils ont évité un grand nombre d’attentats.

Comme tous les Français, je suis dans le même état d’esprit que vous. C’est un événement terrible qui a eu lieu.

J’ai connu déjà ce genre de situation. On s’interroge sur ce que l’on fait. On se dit que l’on a tous fait ce qu’il fallait. Et on essaie de faire encore plus pour que l’événement ne se renouvelle pas.

Nous pouvons regretter que le renseignement de 2015 n’ait pas été transmis au niveau hiérarchique pertinent. Mais cela n’avait pas pour but de conserver l’ambiance familiale de la préfecture de police, comme semblent le dire certains d’entre vous. Cette ambiance est ce qu’elle est, mais ces agents ont d’abord une mission à accomplir et l’accomplissent, en particulier dans le domaine du renseignement. La hiérarchie est reconnue et n’est pas contestée, je peux vous le dire. C’est une maison qui est parfaitement organisée sur ce plan.

Par ailleurs, des référentiels ont été conçus avec l’aide de la DRPP et diffusés aux agents de la préfecture de police dans le cadre d’actions de formation pour leur permettre de disposer d’outils utiles. Je disais plus haut qu’il faut faire toujours plus de formation. Cela ne signifie pas que nous n’en avons pas fait. Mais il faut sans doute aller plus loin et mettre en place un dispositif de formation destiné à l’ensemble des fonctionnaires de la préfecture de police.

Nous avons déjà beaucoup fait en matière de formation, mais je pense que nous pouvons faire encore davantage pour donner à tous les agents de la préfecture de police tous les éléments nécessaires afin qu’ils puissent opérer ce type de signalement.

M. Jean-Michel Fauvergue. Je voudrais revenir sur deux éléments.

Tout d’abord, vous avez qualifié la relation entre la DRPP et la DGSI « d’exemplaire », au sens où la transmission de documents se faisait de l’une à l’autre. Mais la présence de deux officiers de liaison était tout de même nécessaire : l’un à la DGSI, l’autre à la DRPP. Il fallait donc deux officiers de liaison pour assurer la liaison entre ces deux services. De plus, cette organisation exemplaire, qui nécessite deux emplois à plein temps pour faire passer les messages, est mise à mal par un autre de vos propos.

En effet, vous avez signalé également qu’un problème se posait concernant la responsabilité zonale. Comment les informations s’échangent-elles au niveau zonal entre la sécurité intérieure (SI), les renseignements territoriaux (RT) et la DRPP ? C’est une question que vous posez. Il y a là un paradoxe.

Il serait peut-être plus facile d’uniformiser tout cela et de mettre en place un service unique ayant les mêmes méthodes de travail, les mêmes méthodes d’habilitation, les mêmes méthodes de criblage et de rétrocriblage – c’est ce qui nous intéresse dans cette affaire –, la même hiérarchie et garantissant un échange d’informations immédiat.

Un seul bloc de renseignement n’aurait-il pas été plus performant que divers services de renseignement ?

Par ailleurs, sur la question du référent, vous dites que le bon échelon est le niveau hiérarchique le plus proche. Or l’affaire sur laquelle nous enquêtons prouve que le niveau hiérarchique le plus proche avait bien été informé, mais que ce niveau hiérarchique a été défaillant. C’est bien là le nœud du problème.

Nous avons parlé d’ambiance familiale, de cooptation, d’amateurisme. Mais la défaillance de la remontée vers le haut de l’information dont nous avons parlé n’est-elle pas due simplement à un problème de management ?

M. Éric Poulliat. Monsieur le préfet, je n’ai peut-être pas bien compris mais il ne me semble pas que la radicalisation soit contestée dans le cadre de l’attaque qui nous occupe. En revanche, la dimension terroriste semble poser question. Mais je pense que nous avons dépassé l’hypothèse de la crise de démence.

Vous avez souligné deux éléments : le fait que le traitement au niveau hiérarchique le plus proche était le meilleur et le fait qu’un référent radicalisation ne serait vraisemblablement pas débordé au sein de la préfecture de police. À la lumière de l’attaque du 3 octobre, au vu de la perception que vous pouvez constater chez mes collègues parlementaires et à l’aune des auditions du préfet de police et de la directrice de la DRPP, considérez-vous toujours que l’entre soi constitue la meilleure méthode pour traiter le renseignement ?

Sans opposer bien sûr vos méthodes aux siennes, êtes-vous favorable ou voyez-vous un inconvénient à la démarche conduite par le préfet Lallement consistant à nommer les signaux, même faibles, devant remonter impérativement par la voie hiérarchique ?

Mme Alexandra Valetta Ardisson. Ma question ira dans le même sens que celles de mes collègues.

Nous avons été nombreux à réagir lorsque vous avez dit que le bon échelon était le niveau hiérarchique le plus proche. Pour ma part, je le pense plus ou moins également, même si je considère qu’un référent radicalisation serait nécessaire au-dessus de celui-ci.

Une réponse par oui ou non à ma question me suffira amplement. Il ne sera pas utile d’entrer dans de grandes théories ou d’exposer de grands principes. Je voudrais savoir si, de votre temps, lorsque vous étiez préfet de police, des consignes claires, nettes et précises étaient justement transmises à tous les supérieurs hiérarchiques quel que soit leur service – service informatique, service de maintenance, ou autre – afin de les inciter voire de les obliger à faire remonter les informations en cas de suspicion de radicalisation pour qu’une signalisation systématique soit effectuée ? De votre temps, cela était-il fait ou non ?

M. Bernard Boucault. Monsieur Fauvergue, vous et vos collègues avez mentionné l’existence de cooptation et d’amateurisme dans les services de la préfecture de police. Pour ma part, je n’ai jamais employé ces termes.

S’agissant de la cooptation, vous savez comment on intègre l’administration. Cela se fait par voie de concours, sur la base de l’anonymat. L’affectation des personnels se fait de manière très objective, suivie d’ailleurs de près par les syndicats. Je n’ai pas parlé de cooptation dans tel ou tel service.

De la même façon, je n’ai pas parlé d’amateurisme. Je vois bien qu’un signalement n’a pas été effectué. Pourquoi n’a-t-il pas été fait ? Je pense vraiment qu’aujourd’hui nous ne pouvons pas le dire. L’enquête judiciaire qualifiera les faits.

Concernant l’échange d’informations au niveau zonal, vous êtes un expert, monsieur le député, vous avez donc posé les bonnes questions. Vous connaissez l’organisation de la DGSI. La DGSI pilote directement ses services d’information dans la petite comme dans la grande couronne. Il n’existe donc pas de direction régionale de la DGSI. Le pilotage s’effectue au niveau central.

Ces conditions ne sont pas faciles. En l’absence de délégué zonal, le travail quotidien peut se trouver complexifié. C’est pour cela que j’évoquais la possibilité de l’existence d’un délégué zonal du renseignement intérieur, qui pourrait être nommé par la DGSI mais qui pourrait aussi être incarné par le directeur du renseignement de la préfecture de police, qui dispose des deux casquettes du renseignement intérieur et du renseignement territorial. Des solutions simples sont possibles. Mais ces questions n’ont pas été traitées lorsque j’étais en fonction, et je ne suis pas sûr qu’elles l’aient été depuis lors.

En tout cas, l’organisation que j’ai rappelée et qui n’est peut-être pas optimale permet à tout le moins d’avoir des échanges d’informations réguliers et rigoureux entre les deux grands services du renseignement que j’ai cités.

Monsieur le député Poulliat, vous dites que nous avons dépassé le débat relatif à la crise de démence. Je l’ignore. Je n’ai pas d’autres informations que celles que nous pouvons lire dans la presse, et elles ne sont pas nombreuses. Le débat reste, en réalité, ouvert.

Vous avez raison, un référentiel des signaux forts et des signaux faibles est nécessaire. C’est évident. Je pense que nous avions commencé à le constituer lorsque j’étais en fonction. Mais ce travail a été conduit par l’IGPN, et le référentiel n’était pas encore actif lorsque j’étais préfet de police. Aujourd’hui, nous disposons d’un référentiel des signaux forts et des signaux faibles susceptible de servir de base de travail à l’ensemble des niveaux hiérarchiques.

Nous pouvons peut-être encore améliorer les choses. Je l’ignore, ne connaissant pas ce référentiel.

Lorsque je soulignais l’importance de faire de la formation, encore de la formation, toujours de la formation, je n’ignore pas que des formations ont déjà été menées sur la base notamment de ce référentiel et d’autres outils. Mais il faut toucher le plus grand nombre possible, et surtout renouveler ces instruments. Ce référentiel peut effectivement s’enrichir en fonction de l’expérience des services de renseignement. Il ne doit pas être figé, mais s’inscrire au contraire dans une démarche évolutive. Il faut être à l’écoute de tout ce qu’il peut se passer et enrichir ces outils.

C’est pour cette raison d’ailleurs que la formation ne peut être dispensée une fois pour toutes. C’est une formation qui doit être en permanence actualisée et offerte au plus grand nombre de personnels.

Madame la députée Valetta Ardisson, la sensibilisation des personnels à la question de la radicalisation était incluse à mon époque dans le plan Vigipirate – ce plan qui s’avère précieux lorsque des crises surviennent. J’ai retrouvé cette information dans mes notes. Il s’agissait d’une obligation pour l’ensemble des responsables hiérarchiques de la préfecture de police, qui avait été rappelée dans la réunion des directeurs qui se déroulait une fois par mois.

M. Bruno Questel. Monsieur le préfet, comme vous l’avez souligné rien ne permet aujourd’hui de dire si cet acte est ou non de nature terroriste. L’enquête suit son cours. Nous verrons ce qu’il en sortira.

Toutefois, si cet acte n’est pas un acte terroriste, il est lié à l’état de santé de l’intéressé.

Compte tenu de son parcours, de son habilitation au secret défense et de la nature de ses fonctions, je voudrais vous poser la question suivante : quels sont les curseurs en place dans le cadre des visites médicales obligatoires pour détecter des problèmes au niveau du personnel de la préfecture de police ?

Par ailleurs, l’intéressé était converti depuis une dizaine d’années. C’est le droit de tout un chacun. Nous ne sommes pas là pour le remettre en cause. Mais à partir de 2012 et des premiers attentats qui ont eu lieu, les personnes qui ont pu se convertir à la religion musulmane au sein de la préfecture de police font-elles ou non l’objet d’une attention particulière eu égard, le cas échéant, à leurs prérogatives, à des fins de prévention ?

M. Bernard Boucault. Votre question est-elle de savoir si la conversion était un signe pouvant justifier des investigations particulières ?

M. Bruno Questel. Des investigations particulières, ou une attention particulière de l’autorité hiérarchique, ou un échange particulier avec la personne intéressée. Nous sommes dans le respect de tout un chacun. Mais compte tenu de la nature des événements de 2012 et de 2015, une focale particulière a-t-elle ou non été mise en place, et, si oui, de quelle nature est-elle ?

M. Bernard Boucault. À ma connaissance, non. Je ne sais pas si c’est le cas aujourd’hui.

Même si cette approche est contestée, je le sens bien, il revient à mon sens au niveau hiérarchique le plus proche de traiter ce genre de cas, dans le cadre d’une démarche de bon sens.

Le drame du 3 octobre montre qu’il y a eu une faille. Mais cela me paraît tout de même la meilleure solution. Pour que cela se fasse avec le maximum de garanties, un effort supplémentaire de formation est nécessaire à tous les niveaux hiérarchiques, du plus modeste au plus élevé.

En ce qui concerne les questions médicales, il existe un service de médecine de travail au sein de la préfecture de police, assez développé d’ailleurs. Le médecin-chef de la préfecture de police peut examiner des personnels afin d’identifier le type de pathologie dont souffrait l’intéressé, à la demande d’un responsable hiérarchique. Nous ne sommes pas démunis pour traiter ce genre de cas.

M. François Pupponi. Ce qui nous interpelle, c’est qu’il s’agit d’un service de renseignement. Or un agent de ce service de renseignement se convertit à l’islam. C’est son droit, je le répète. Mais nous pouvons tout de même aller vérifier la mosquée qu’il fréquente, son imam, et nous assurer qu’il n’est pas en train de se faire « retourner » par nos adversaires, pour employer le jargon des services.

J’imagine que nos adversaires, qui ne restent pas les bras ballants, s’efforcent d’infiltrer nos services de renseignement pour savoir ce que l’on essaie de trouver sur eux !

S’il existait une procédure permettant de vérifier que quelqu’un qui se convertit, ce qui est son droit, n’est pas en train de se faire « retourner », nous aurions peut-être découvert que l’agent en cause fréquentait matin et soir un imam fiché S, ce qui aurait peut-être éveillé des soupçons.

L’absence d’une telle procédure nous gêne depuis le début. Peut-être sommes-nous de grands naïfs. Mais une telle procédure n’était-elle pas nécessaire, et, si elle n’existe pas, ne faut-il pas la mettre en place afin d’assurer un contrôle systématique ? Je le répète, il n’est pas question de stigmatiser qui que ce soit, mais d’installer une procédure qui ne relève pas que de la hiérarchie mais s’enclenche automatiquement lorsque l’on apprend la conversion d’un agent d’un service de renseignement, pour que l’on aille voir pourquoi et comment cette conversion a eu lieu.

Je suppose que ce contrôle est effectué lorsque des individus se convertissent dans certains quartiers et fréquentent certains réseaux. Pourquoi ne le fait-on pas pour des agents des services du renseignement ?

M. le président Éric Ciotti. Nous vous remercions pour vos réponses, monsieur le préfet.

Vous avez utilisé le mot « faille ». Je crois que c’est ainsi que nous pouvons résumer la présente audition. Nous faisons face à une défaillance, à un dysfonctionnement, à une faille qui a conduit à une tragédie.

Nous avons eu un débat sur la radicalisation et le caractère terroriste de l’acte. Je crois également qu’à ce stade personne ne conteste la radicalisation, puisqu’elle est notée et relevée dans le rapport de Mme Bilancini qui indique en page trois de sa note que « plusieurs collègues directs de l’intéressé ont révélé avoir noté par le passé chez l’intéressé des signes de radicalisation et déclarent en avoir alerté leur hiérarchie ou avoir pris conseil auprès de collègues spécialistes de ces problématiques ».

Je crois malheureusement que tout cela résume où nous en sommes.

Vous nous avez apporté des réponses. Nous allons poursuivre notre travail en auditionnant dans quelques instants l’un de vos successeurs, M. Michel Delpuech.

 


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Audition du mercredi 6 novembre 2019

À 16 heures 30 : M. Michel Delpuech, préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris du 19 avril 2017 au 21 mars 2019

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous procédons maintenant à l’audition de M. Michel Delpuech, qui a exercé les fonctions de préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris d’avril 2017 à mars 2019.

Monsieur le préfet de police, je vous remercie de votre présence parmi nous. Comme je l’ai fait pour votre successeur, M. Lallement, et l’un de vos prédécesseurs, M. Boucault, je vous informe que cette audition est publique, qu’elle est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le canal de télévision interne de l’Assemblée nationale.

Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire qui précédera nos échanges, sachant que nous vous avons adressé un questionnaire – le même qu’à M. Boucault – auquel vous avez apporté rapidement des réponses écrites, ce dont je vous remercie. Vous pourrez en faire état, peut-être de façon succincte, dans votre propos liminaire. Puis nous procéderons à une série de questions.

Au préalable, je vous indique que, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Delpuech prête serment.)

M. Michel Delpuech, préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris du 19 avril 2017 au 21 mars 2019. Le 15 octobre dernier l’Assemblée nationale a créé votre commission d’enquête afin « de faire la lumière sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques commises à la préfecture de police de Paris le jeudi 3 octobre 2019 ».

Votre commission, dont je salue chaque membre avec le respect dû à la Représentation nationale, a souhaité m’entendre en audition, en ma qualité d’ancien préfet de police. Je le comprends parfaitement et je m’efforcerai d’être à la hauteur de vos attentes.

Permettez-moi d’abord d’évoquer les faits terribles du 3 octobre que j’ai appris, comme tout un chacun, avec effroi et stupeur, et que j’ai immédiatement vécus, en tant qu’ancien préfet de police, comme un drame absolu : la préfecture de police frappée en plein cœur par un fonctionnaire issu de ses rangs.

J’ai immédiatement exprimé ma proximité, ma solidarité et mon soutien à l’institution que j’ai eu l’honneur de diriger du 20 avril 2017 au 20 mars 2019, et de servir comme préfet, secrétaire général pour l’administration de la police, puis préfet, directeur de cabinet du 4 novembre 1996 au 1er juin 2003. Huit ans et demi ne laissent pas indifférent.

Aujourd’hui, au moment où je m’adresse à vous, mes premières pensées vont aux quatre victimes : Damien Ernest, Anthony Lancelot, Brice Le Mescam et Aurélia Trifiro. Je salue leur mémoire, et en prenant part à leur douleur et à leur peine, j’adresse à leurs familles, à leurs proches, un message ému de soutien et de courage.

Je pense aussi à la fonctionnaire blessée à laquelle je souhaite de trouver les forces physiques et morales qui lui seront nécessaires pour surmonter cette épreuve. Je pense, dans les mêmes termes, au gardien stagiaire, en fonction depuis six jours au moment des faits, qui a neutralisé l’assaillant. Son sang-froid et son courage méritent respect et admiration ; je les lui exprime ici.

Après le choc du drame est venu, comme c’est normal, le temps des questions. Je suis devant vous à ce titre et espère contribuer utilement à vos travaux.

À la fin de la semaine passée, vous m’avez adressé un questionnaire. J’ai transmis hier, en fin d’après-midi, ce questionnaire renseigné. Il m’est en effet apparu important, en fonction de mon expérience et de ma mémoire, ainsi que des éléments que j’ai pu reconstituer ou dont j’ai pu disposer, de formaliser mes réponses par écrit. C’est un effort de méthode, mais aussi un facteur de rigueur. À moins que vous ne souhaitiez procéder autrement, je me propose donc de présenter rapidement l’ensemble de cette contribution écrite avant de répondre aux questions que vous poserez.

Le questionnaire que vous m’avez adressé comporte trois parties. La première s’intitule « L’auteur de l’attaque du 3 octobre 2019 », la deuxième « La prise en compte du risque de radicalisation des agents de la préfecture de police », et la troisième « La coordination des services de renseignement et la procédure d’habilitation permettant de connaître des informations classifiées ».

Sur le premier volet du questionnaire, les réponses que je puis faire sont extrêmement brèves, nettes et simples.

À la question « Avez-vous eu connaissance des propos de l’auteur de l’attentat relatifs à Charlie Hebdo ? », ma réponse est non. Je rappelle, et j’espère que M. le rapporteur s’en souvient, qu’en janvier 2015 j’étais préfet à Bordeaux.

À la question « Avez-vous eu connaissance de comportements inappropriés de l’auteur de l’attentat lorsque vous étiez préfet de police ? », la réponse est simple, nette, claire : non, jamais.

À la question « Comment expliquez-vous que le signalement des propos de l’auteur de l’attentat relatifs à Charlie Hebdo n’ait pas été transmis au niveau hiérarchique adéquat et n’ait laissé aucune trace ? », je réponds que je ne dispose d’aucun élément de réponse à cette question. Laissons à l’enquête judiciaire le soin d’apporter les explications après qu’auront été entendus tous ceux qui doivent l’être.

S’agissant du deuxième volet, à la question « Quelles mesures avez-vous prises au sein de la préfecture de police pour détecter des agents présentant des signes de radicalisation ? », je peux vous assurer que ce sujet était régulièrement évoqué par mes soins durant les réunions avec les directeurs en présence de mes plus proches collaborateurs, notamment le préfet, secrétaire général pour l’administration, chargé des ressources humaines. La ligne de conduite était la suivante : la détection sur la base de la vigilance doit se faire dans la proximité, service par service, voire unité par unité. En second lieu, la ligne hiérarchique doit fonctionner, y compris jusqu’au niveau du préfet de police pour prendre les initiatives que peuvent justifier les cas les plus caractérisés.

Mes instructions ont toujours été très fermes sur ce sujet, que j’évoquais aussi très régulièrement lors de réunions mensuelles avec la directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Je reviendrai ultérieurement sur le rôle et l’action de l’IGPN auxquels la préfecture de police était pleinement associée.

Au-delà, je veux vous faire part de trois initiatives au moins qui avaient été engagées, visant à mieux sensibiliser les agents, à mieux les former. Ainsi, à compter de septembre 2018 ont été instaurées, à ma demande, des interventions sur la laïcité pour les nouvelles recrues issues des concours. Vous savez que la particularité du mode de gestion de la police nationale, c’est que chaque année le nombre de recrues, de jeunes sortis d’école qui arrivent sur le théâtre parisien au sens large est très important.

Dans le même état d’esprit, j’avais engagé la rédaction d’un guide de la laïcité à destination de l’ensemble des fonctionnaires de la préfecture de police. Il n’était pas encore achevé quand mes fonctions ont cessé, mais cette initiative était lancée.

Je reviendrai tout à l’heure sur les sessions de sensibilisation qui ont eu lieu en 2018, en lien avec l’IGPN, qui les a animées, en direction des cadres de la préfecture de police. 183 cadres ont bénéficié de ces actions.

À la question « Pourquoi ne pas avoir mis en place un référent radicalisation spécifiquement chargé de la détection des agents présentant des signes de radicalisation au sein de la préfecture de police ? », ma réponse est assez simple : pour une communauté de la taille de la préfecture de police – on parle de 40 000 agents en incluant les 8 500 sapeurs-pompiers de Paris –, la seule démarche qui peut être efficace c’est que la détection soit l’affaire de tous et que la remontée hiérarchique fonctionne. Cette remontée hiérarchique est essentielle pour que l’autorité compétente soit informée, et elle permet, au fur à mesure que l’on s’éloigne de la hiérarchie de proximité, de prendre des initiatives que la proximité immédiate rend peut-être plus difficiles à concevoir et plus encore à mettre en œuvre.

Au niveau central, la désignation d’un référent aurait-elle changé la donne ? Nul ne peut l’affirmer. En revanche, au niveau de mon cabinet, au niveau du secrétariat général de l’administration, j’étais parfaitement informé de la quinzaine de cas, dont je m’étais ouvert devant la mission d’information qui avait été créée par la commission des lois. Ces cas étaient connus, et les instructions que j’ai pu donner étaient extrêmement nettes et claires, comme en témoignent les résultats pour certains dossiers.

Je me permettrai de faire deux petites remarques. D’une part, la détection est toujours plus facile pour les cas les plus voyants. Parfois, les cas les plus voyants sont le fait notamment de personnes récemment converties, ce qu’on appelle la foi du prosélyte. D’autre part, il est évident que cette action de vigilance partagée doit être contenue dans des limites pour éviter les dérives qui, par ailleurs, peuvent relever de sanctions.

À la question « Comment évaluez-vous l’importance de la radicalisation au sein de la préfecture de police ? », je répondrai que j’avais fourni par écrit, à la fin de l’année 2018, des éléments à la mission d’information de votre commission des lois conduite par les députés Éric Diard et Éric Poulliat, qui sont ici et que je salue. Je ne puis que rappeler ce que j’avais écrit : une quinzaine de signalements, dont une dizaine de suspicions de comportements radicalisés et quatre ou cinq cas de fonctionnaires en contact avec des milieux radicalisés, c’est-à-dire à un degré plus grave.

Qu’avons-nous fait ? Chaque fois que possible, il y a eu passage en conseil de discipline et demande de révocation. Je précise que le conseil de discipline est un organe déconcentré. Il y en a un, parfois deux, dans chaque secrétariat général pour l’administration du ministère de l’intérieur (SGAMI). Ils sont placés sous l’autorité des préfets de zone, le préfet de police étant préfet de zone. La décision de révocation reste du niveau central, du niveau ministériel.

Durant les deux années d’exercice de ma fonction, sont ainsi intervenus trois révocations, le licenciement d’une femme adjointe de sécurité, un refus de titularisation d’un stagiaire, une mutation, un refus d’agrément pour un candidat adjoint de sécurité. J’ai cité, sans mentionner les noms, les cas dans le document écrit que je vous ai transmis.

Je précise pour être complet que dans le cas d’une révocation, celle d’un fonctionnaire entendu dans le cadre d’une enquête terroriste conduite par la sous-direction antiterroriste (SDAT), connu pour des faits de prosélytisme en service, le conseil de discipline s’est tenu le 13 juin 2018 – ce conseil de discipline avait eu à connaître deux dossiers de l’espèce – puis la révocation a été suspendue en référé par le juge administratif en décembre 2018. Je précise aussi que la non-titularisation d’un fonctionnaire stagiaire a été motivée par le fait que l’intéressé avait eu une altercation violente dans la sphère privée avec un automobiliste.

Vous me demandez s’il y a eu réintégration d’agents. La réponse est oui, il y en a eu une, ordonnée par le juge en même temps qu’il avait suspendu la révocation que j’ai évoquée.

Vous m’interrogez sur la nouvelle procédure qui figure à l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure. J’y reviendrai peut-être ultérieurement.

S’agissant de la troisième partie du questionnaire, à la question « Quelle part l’IGPN prend-elle à la prévention et la lutte contre la radicalisation au sein des forces de police ? », je répondrai qu’elle a un positionnement stratégique et j’ai expliqué comment on travaillait avec elle. Je pourrai également revenir sur le rôle de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), en rappelant qu’elle est adossée à la compétence de préfet de zone du préfet de police et qu’elle a la particularité, qui pour moi est un atout, de recouper la totalité du volet renseignement, ce qu’on appelle le renseignement territorial et le renseignement intérieur. Or le continuum est complet entre le repli, la radicalisation, ou pire parfois. Le continuum du renseignement me paraît donc indispensable.

Beaucoup de pistes de réforme apparaissent au travers de votre questionnaire : mobiliser tous les outils dont on dispose au moment des enquêtes de recrutement, insister sur ces sujets pendant la formation initiale – on ne fera jamais assez de formations sur ce sujet –, sensibiliser les uns et les autres à cette nécessité, veiller au fonctionnement de la chaîne hiérarchique. Tout cela méritera sans doute des propositions et je ne doute pas que vous en ferez. J’ajoute néanmoins une interrogation que j’avais déjà formulée devant la mission d’information créée par votre commission des lois : n’y a-t-il pas lieu d’affirmer plus fortement l’adhésion nécessaire à la devise et aux valeurs de la République ?

Je pourrais montrer comment on peut déjà s’appuyer sur le cadre général législatif de la fonction publique, sur certaines dispositions du code de déontologie, mais je me demande s’il ne faut pas renforcer notre outil juridique pour être mieux en mesure de mettre fin à ces comportements.

Tels sont les propos que je pouvais tenir en introduction, en vous priant de m’excuser d’avoir été peut-être un peu long. Je répondrai à toutes les questions.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez rappelé, à la fois dans votre réponse écrite et dans votre propos liminaire, que vous n’étiez pas en fonction à la préfecture de police lorsque les propos, qui ont été rappelés dans la note adressée au ministre de l’Intérieur par Mme Bilancini, constitutifs d’une apologie du terrorisme, ont été tenus par Mickaël Harpon en présence d’un de ses collègues. De tels faits ne seraient pas remontés à l’autorité hiérarchique, en tout cas c’est ce que vient de nous indiquer M. Boucault.

Vous avez rappelé également qu’avant d’être préfet de police, vous aviez occupé des fonctions stratégiques de directeur de cabinet et de secrétaire général à la préfecture de police. Vous paraît-il possible qu’un acte aussi grave, des propos aussi graves, des faits aussi graves, dans un service aussi stratégique et aussi sensible, dans une période de menace terroriste maximale ne soient pas remontés à la hiérarchie ?

M. Michel Delpuech. S’agissant de l’événement lui-même tel que vous l’évoquez, je ne puis que renvoyer à ce que permettra d’établir l’enquête judiciaire. Les fonctionnaires concernés, en tout cas pour certains d’entre eux, sont là pour le dire. Deux d’entre eux auraient peut-être pu parler : ils ont été tués.

La question des remontées de la ligne hiérarchique est un sujet permanent dans toutes les institutions, a fortiori dans celles qui sont à la fois de grande taille et où cette exigence de remontée hiérarchique est absolument nécessaire et doit se combiner avec ce qu’il faut de déconcentration. Mais par construction, c’est en quelque sorte un système de cliquet, et lorsque celui-ci se bloque l’échelon au-dessus ne le sait pas. Et lorsqu’on découvre – je ne parle pas particulièrement de ces situations – qu’une affaire est mal remontée, c’est toujours pour l’autorité l’occasion de dire que ça ne va pas. C’est vraiment une préoccupation permanente.

Je ne peux pas, bien évidemment, en dire plus sur l’épisode de janvier 2015. Mais cela prouve la nécessité, une fois de plus, du fonctionnement des lignes hiérarchiques et met en garde contre des visions qui veulent par trop remettre en cause les systèmes hiérarchiques et commandés au profit de systèmes totalement éclatés.

M. le président Éric Ciotti. J’avais eu l’occasion de présider une précédente commission d’enquête après les attentats qui ont frappé notre pays au début de l’année 2015 et qui ont commencé avec l’attaque contre Charlie Hebdo. Le rapport issu de cette commission d’enquête pointe un problème de coordination entre la DRPP et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) dans le suivi d’un des frères Kouachi. Cela me conduira à vous poser une autre question sur la coordination des services de renseignement en Île-de-France, et de façon plus globale entre la DRPP, le renseignement territorial et la DGSI par rapport au suivi de la mosquée de Gonesse que fréquentait Mickaël Harpon.

Comment qualifieriez-vous le fonctionnement de la DRPP ? Y avait-il des dysfonctionnements, des problèmes particuliers ? Une nouvelle directrice a été nommée manifestement pour remettre un peu d’ordre dans cette maison.

M. Michel Delpuech. Quand j’ai pris mes fonctions, Françoise Bilancini venait en effet d’être nommée. Quelque temps après que j’ai pris mes fonctions, et dans la ligne de ce que Mme Bilancini souhaitait, j’ai signé avec Patrick Calvar, que j’avais côtoyé dans des fonctions précédentes, une convention de travail en commun entre la DGSI et la DRPP pour mettre la DRPP aux normes de la DGSI en matière de sécurité, de traçabilité, etc., afin que la DGSI apporte sa contribution technique, en matière de formation, etc. Pendant les deux années où j’ai eu la responsabilité de préfet de police, ma ligne de conduite a toujours été celle-là, et je crois pouvoir dire que c’est bien cette ligne de conduite que Françoise Bilancini a appliquée.

Je souligne que les dispositifs qui ont été instaurés depuis 2017 m’ont semblé tout à fait efficaces : rôle de chef de file à la DGSI, positionnement nouveau du coordonnateur national du renseignement et de la lutte antiterroriste. La DRPP, qui est un service dit du deuxième cercle, au sens de la loi relative au renseignement de 2015, prend toute sa place, tient tout son rôle, mais rien que sa place, rien que son rôle. Je n’ai jamais observé le moindre dysfonctionnement de ce point de vue.

J’ajoute que sur les dossiers les plus sensibles se tenait à mon niveau, chaque vendredi matin, une réunion de travail à laquelle participaient la DRPP, la police judiciaire et les autres services de la préfecture de police – j’y tenais beaucoup – parce que nombre de signalements venaient des policiers du quotidien dans les commissariats. Lors de cette réunion étaient associés à un niveau très pertinent, et en toute confiance et efficacité, la DGSI et le service central du renseignement territorial. Par exemple, quand on apprend que tel individu suivi dans tel département de France vient de s’installer en Seine-Saint-Denis ou ailleurs, on s’interroge pour savoir qui s’en occupe et comment, etc. La DRPP est aussi pleinement associée à l’état-major qui se réunit hebdomadairement et auquel je participais au niveau ministériel. De ce point de vue, je n’ai pas détecté de dysfonctionnements. J’ajoute que l’outil est puissant. Dans l’épisode difficile de gestion de la crise des gilets jaunes, c’est grâce à la détection que la DRPP faisait sur les réseaux sociaux que j’ai pu, au moins à une trentaine de reprises, saisir l’autorité judiciaire, via le procureur de Paris, dans le cadre de l’article 40 du code de procédure pénale, sur des menaces, des choses extrêmement graves que ce service avait détectées.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je vous remercie pour vos propos et pour la solennité de votre discours introductif. Ils sont à la hauteur des événements dont nous analysons les circonstances.

Ma première question est très simple : vous paraît-il crédible que la remontée d’informations ait été interrompue – vous avez parlé de cliquet qui ne fonctionne pas – au niveau du chef de section, comme le dit la note de Mme Bilancini ?

Deuxième question, Mme Bilancini nous a indiqué la semaine dernière qu’elle a reçu une lettre de mission dont la mise en application du contenu vous a échu, puisqu’elle a été nommée au printemps 2017 et vous-même quelques mois plus tard. Elle qualifie cette lettre de mission – je dévoile un propos tenu à huis clos – comme l’incitant à la professionnalisation de la DRPP et à sa réorganisation. Fallait-il professionnaliser la DRPP ? Si oui, comment qualifieriez-vous la situation antérieure à cette réorganisation ?

M. Michel Delpuech. À la première question, je répondrai que seule la vérité compte. Moi, je ne la connais pas. J’espère et je pense que l’enquête judiciaire permettra de la conforter, mais je n’ai aucune raison de mettre en cause les personnes qui ont des responsabilités et qui vous disent que rien n’est remonté à leur niveau.

Est-ce fâcheux ? Oui. Est ce crédible ? Si c’est la vérité, hélas c’est la vérité.

Tout à l’heure, je vous ai dit à quel point, notamment quand on est dans la fonction de préfet de police et de manière générale dans la fonction de préfet, la question des remontées d’informations est cruciale. J’ai toujours dit à mes collaborateurs – je crois savoir me faire respecter, même si parfois on m’a reproché d’être plutôt gentil et bienveillant, ce que je revendique –, que ce qui n’est pas acceptable c’est le défaut d’information. Les seules fois où je manifestais un peu de mauvaise humeur, c’est lorsqu’une information ne remontait pas alors qu’elle devait remonter. C’est crucial. Mais si c’est le cas, c’est le cas, et la question de la crédibilité, c’est la question de la vérité. Que l’enquête l’établisse, je crois que tout le monde est en droit de le savoir.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je précise ma question.

Nous sommes dans un service de taille relativement modeste, dont les locaux – les services intérieurs et les services informatiques – sont très imbriqués à d’autres fonctions support ou hiérarchique au sein de la direction du renseignement. Quand je parle de crédibilité, c’est qu’il semble que la DRPP est une sorte de petite famille – ce sont des mots employés par plusieurs interlocuteurs.

Compte tenu de l’émoi qu’ont pu provoquer les propos prêtés à Mickaël Harpon peu de temps après l’attentat de Charlie Hebdo, il nous paraît ahurissant, extravagant que cette information n’ait pas pu remonter au-delà du chef de section, d’où ma question liée à la taille du service concerné.

M. Michel Delpuech. Je n’ajoute rien à ce que je vous ai indiqué. Je comprends parfaitement le sens de votre question. Seule la vérité apportera réponse. Si ce n’est pas la vérité, que l’enquête le démontre et que les conséquences en soient tirées. La question des remontées d’informations est d’une sensibilité extrême. Par construction, vous pouvez toujours l’exiger, mais si ça ne fonctionne pas, ça ne fonctionne pas. Après coup, on fait comprendre à ses collaborateurs que ça ne va pas. Mais parfois, si l’information n’est pas remontée, le mal a été fait.

Je crois avoir déjà un peu évoqué votre deuxième question. Effectivement, c’est l’orientation nécessaire pour cette direction. C’est le sens du protocole que j’avais signé avec Patrick Calvar, le directeur de la DGSI à l’époque. Je puis affirmer que Mme Bilancini s’est vraiment employée avec détermination à cette tâche. Je l’ai largement soutenue. On a modifié le schéma immobilier qui avait été antérieurement imaginé, notamment pour renforcer ces exigences de sécurité, pour éviter l’éclatement des services, etc.

Quant au jugement que je porte sur la collaboration que j’ai trouvée auprès de la DRPP, je crois y avoir répondu.

M. Éric Poulliat. Lors de votre audition devant la mission d’information que j’ai menée avec mon collègue Éric Diard, vous avez été d’une transparence et d’une clarté totales. Aussi vais-je essayer de l’être à mon tour aujourd’hui en étant assez direct.

Vous avez réaffirmé la pertinence d’un renseignement qui remonte par la voie hiérarchique depuis l’échelon le plus proche, mais cela donne le sentiment d’une forme d’entre soi. Pensez-vous que cette méthode soit toujours pertinente aujourd’hui, en particulier dans des services de police, au vu des difficultés constatées ? J’ai cru comprendre en creux dans votre intervention – mais je vous fais peut-être dire ce que vous n’avez pas dit – que des solutions comme le rétrocriblage pourraient permettre de renforcer la détection d’agents radicalisés au sein des services de police.

Enfin, vous avez soulevé le cas d’agents qui ont été réintégrés. Quels ont été les effets, au sein de la préfecture de police, de cette réintégration – je suppose que l’agent a été muté – sur le renseignement lui-même ? Les policiers ne se sont-ils pas demandé à quoi cela servait de donner des renseignements si c’est pour que la personne soit ensuite réintégrée ?

M. Michel Delpuech. Je vais essayer d’être encore un peu plus clair.

La détection doit se faire dans la proximité, et elle ne peut se faire que dans la proximité. Les services de police sont une grande famille, c’est un collectif. C’est ce que l’on dit aussi souvent pour détecter le risque de suicide. C’est vraiment dans la proximité, l’attention aux autres que la détection doit se faire. Mais je n’ai pas dit du tout que les choses devaient se régler à cet échelon-là. Au contraire, on détecte et l’information remonte au niveau sommital, selon sa gravité, selon sa nature. Ensuite, le niveau sommital prend des initiatives – j’en ai cité quelques-unes. Je crois que les deux vont de pair. La détection doit et ne peut bien se faire que dans la proximité. Il faut vraiment que la hiérarchie de proximité y soit sensibilisée, et qu’elle comprenne aussi la nécessité de faire remonter l’information, de ne pas s’autocensurer ou de ne pas considérer qu’elle réglera le problème à son niveau. Voilà les deux axes que j’ai toujours essayé de recommander et qui me paraissent hautement recommandables.

C’est le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise qui a ordonné la réintégration pour le cas que j’ai évoqué tout à l’heure. La décision a été exécutée et le juge a demandé que l’intéressé soit réintégré dans son service. On a veillé à ce qu’il soit désarmé ; c’était nécessaire. Après, on peut le muter. Je ne sais pas où en est cette affaire, qui date de décembre 2018.

Je ne pense pas que cette réintégration ait modifié l’approche. La question qui se pose est celle des bons outils juridiques, et de savoir si on a commis des fautes juridiques dans la motivation de l’arrêté – d’autant plus que c’est un arrêté central, mais ce sont les services de la préfecture de police qui le préparent. La décision du juge administratif mêlait un peu de légalité externe – selon moi, c’était confus – et un peu de légalité interne. Il faudra regarder ce que dit le juge au fond.

Il ne faudrait pas que cette décision ait un effet d’inhibition, c’est-à-dire qu’on ne prenne plus l’initiative d’aller en conseil de discipline et de révoquer parce qu’on se fait ensuite censurer par le juge administratif. La vraie réponse, c’est la rigueur juridique. Il faut que les dossiers soient documentés, sans trop en mettre non plus par rapport aux personnes. La voie est étroite, mais il ne faut pas renoncer. Une telle décision ne me faisait pas renoncer. Au contraire, cela exige d’être encore plus performant. Il ne faut surtout pas en tirer la conclusion qu’on ne peut rien faire, d’abord parce qu’il y a des révocations qui ont été prononcées et n’ont pas donné lieu à censure du juge. S’agissant de l’affaire en question, attendons le jugement au fond. Il s’agissait d’une personne qui avait été entendue dans le cadre d’une enquête terroriste et qui était à la fois connue pour des faits et un comportement de prosélytisme en service, donc des faits faciles à détecter. C’était un converti.

M. Guillaume Larrivé. Quel regard, à la fois juridique et pratique, portez-vous sur l’application de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure ? On se souvient ici de la genèse de sa nouvelle version. Il s’agit d’un article ancien qui régissait les enquêtes administratives préalables au recrutement de fonctionnaires, notamment dans le domaine de la sécurité. La portée de cet article a été étendue par la loi de 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) pour s’appliquer à des agents en fonction.

M. Michel Delpuech. Monsieur Larrivé, vous avez bien rappelé le cadre juridique. Le ministère de l’Intérieur m’avait régulièrement associé à la préparation de la loi SILT, la loi de sortie de l’état d’urgence. Aux termes de cet article L. 114‑1, il est désormais possible de consulter les fichiers pour des fonctionnaires en activité, dès lors que leur comportement n’est plus idoine, en plus du criblage opéré au moment du recrutement. Cela représente un progrès incontestable.

Lorsque le criblage laisse apparaître des signaux particulièrement inquiétants, la procédure fait intervenir une commission paritaire, laquelle représente, de mon point de vue, une garantie juridique. Sa composition a été précisée par un décret de février 2018. Alors qu’elle a été installée le 3 juillet 2018, à ce jour, elle n’a été saisie d’aucun dossier. Même si je suis désormais loin de l’opérationnel, je ne peux que souhaiter qu’elle fonctionne.

Si le dispositif en soi constitue, à mon sens, un progrès, se pose toutefois la question de l’articulation avec le droit disciplinaire, qui doit garder toute sa place et tout son rôle, notamment pour ce qui est des révocations. Dans le cadre de l’application de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, la radiation des cadres suppose une menace grave pour la sécurité publique. En cas d’impossibilité de mise en œuvre de la mutation ou lorsque le comportement du fonctionnaire est incompatible avec l’exercice de toute autre fonction, eu égard à la menace grave qu’il fait peser sur la sécurité publique, il est procédé à sa radiation des cadres. Cette exigence ne figure pas dans le droit de la fonction publique.

Les révocations dont je vous parlais sont intervenues sans qu’il y ait eu besoin de démontrer l’existence d’une menace grave pour la sécurité publique, des fautes incompatibles avec les exigences de la fonction publique ayant été prouvées. L’article 25 de la loi portant droits et obligations des fonctionnaires, qui constitue le cadre juridique général de la fonction publique et a été modifié pour la dernière fois en avril 2016, dispose, s’agissant de tout fonctionnaire : « Dans l’exercice de ses fonctions, il est tenu à l’obligation de neutralité. Le fonctionnaire exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses. »

Le code de déontologie de la police et de la gendarmerie, qui relève du niveau réglementaire, impose le même devoir de neutralité : « Le policier est tenu à l’obligation de neutralité. Il s’abstient, dans l’exercice de ses fonctions, de toute expression ou manifestation de ses convictions religieuses, politiques ou philosophiques. » On y trouve également une formule, qui mériterait à mes yeux d’être enrichie, selon laquelle les policiers et les gendarmes exercent leur fonction avec loyauté, au service des institutions républicaines. Sans doute ne serait‑il pas inutile d’aller au‑delà pour affirmer le devoir de loyauté à la devise et aux valeurs de la République.

Pour revenir à votre question, monsieur Larrivé, le cadre juridique de la loi du 30 octobre 2017 représente une incontestable avancée, grâce à la possibilité de criblage offerte en cours de carrière. Désormais, il faut que la commission fonctionne et que les dossiers lui soient transmis.

Il faut également bien définir le rôle des instances disciplinaires, auxquelles on aurait tort de renoncer. J’ai présidé, il y a une vingtaine d’années, pendant deux ans et demi, le conseil de discipline du secrétariat général pour l’administration de la police (SGAP) de Paris : les soixante‑seize révocations étaient intervenues à l’unanimité. Dans de telles situations, les représentants des personnels savent prendre leurs responsabilités, parce qu’il y va de la défense de l’institution policière et qu’ils savent très bien faire la part entre certaines situations et les sujets les plus graves. Je pense et souhaite que le volet disciplinaire ne soit surtout pas perdu de vue.

Mme Marine Le Pen. J’aimerais rappeler ce qui nous réunit cet après‑midi. Un agent s’est converti, sans que cela déclenche la moindre interrogation au sein de son service. Il a commis une apologie du terrorisme, dont le signalement est resté bloqué au niveau de sa hiérarchie de proximité. Sa mission lui permettait d’avoir accès à des informations ultraconfidentielles, puisqu’il avait accès à l’intégralité des ordinateurs de ceux qui sont censés lutter contre le fondamentalisme islamiste et le terrorisme, ainsi qu’à la liste de tout le personnel infiltré dans les milieux radicalisés, les mosquées salafistes et autres joyeusetés. Elle était si importante qu’il bénéficiait d’une habilitation secret défense, renouvelée sans la moindre question, et qu’aujourd’hui cent vingt agents sont en train de travailler pour savoir ce qu’il y a sur la clé usb que l’on a retrouvée chez lui, si rien n’a été introduit dans les ordinateurs de la préfecture de police et si, accessoirement, aucune information essentielle n’a été diffusée à des réseaux terroristes. Il fréquentait, vous le savez, matin et soir, une mosquée dirigée par un fiché S, sans que, semble‑t‑il, les services de renseignement en aient informé la hiérarchie de la préfecture de police ou sans que sa hiérarchie ait pris la mesure de la situation.

Ne croyez‑vous pas que, compte tenu de tout cela et de ce que l’on a entendu jusqu’à présent, il y aurait besoin d’une structure extérieure à la préfecture de police, chargée de la détection ou des signalements des agents radicalisés ?

On a par ailleurs le sentiment qu’une forme d’omerta règne à l’intérieur de la préfecture de police. Certains policiers ont ainsi déclaré, notamment dans la presse, qu’ils n’osaient pas faire de signalements, de peur de se faire traiter d’islamophobes et que cela pèse sur leur carrière ou donne d’eux une mauvaise image auprès de leur hiérarchie. D’autres nous ont dit qu’ils avaient peur, depuis l’épisode terrible de Magnanville, qu’un signalement pouvait les mettre en danger, surtout quand la personne en question pouvait avoir connaissance de tous les éléments personnels des agents du renseignement de la préfecture de police – domicile, numéro de téléphone ou encore composition familiale. Ne faudrait‑il donc pas généraliser le signalement anonyme, qui aurait pu être déclenché à quatre reprises au moins durant la carrière de Mickaël Harpon ? Ne croyez‑vous pas que cette procédure devrait également être étendue aux prestataires de la préfecture de police ?

M. Meyer Habib. Mon intervention rejoindra celle de Mme Le Pen, dont je partage en effet plusieurs inquiétudes. Monsieur le préfet, vous nous avez dit, à juste titre, que la détection doit se faire dans la proximité, mais également que la ligne hiérarchique doit fonctionner. Or, manifestement, cela n’a pas été le cas. Il y a eu quatre morts. Je crois que cela n’a pas fonctionné, parce que les policiers avaient peur de témoigner, à cause de l’absence d’anonymat. Ils avaient peur qu’on les traite de « balances », alors que l’apologie du terrorisme constituait un élément à charge extrêmement grave. Il est assurément difficile de définir un radicalisé. On peut être pratiquant fervent sans être radicalisé. Où démarre la radicalisation ? On peut le savoir quand la personne est passée à l’acte, mais il est alors trop tard. Dans ce cas précis, il y avait tout de même un indice. Une cellule anonyme pour des signalements documentés – car il ne s’agit pas de délation en l’air – aiderait à prévenir de tels actes.

Comme je l’ai déjà fait remarquer, je m’entête à trouver que mettre plus de sept minutes à liquider le terroriste, au sein de la préfecture de police, où il y a des centaines de fonctionnaires armés, c’est beaucoup trop. Cette personne aurait pu arriver jusqu’au bureau du préfet !

M. Stéphane Peu. Monsieur le préfet, permettez‑moi de vous dire que, lorsque vous citez l’article 25 du statut des fonctionnaires, vous parlez d’or pour tous ceux ici qui sont attachés au statut de la fonction publique, qui n’est pas un avantage pour les fonctionnaires, mais une protection pour la société tout entière.

Ma question est très simple. Mickaël Harpon travaillait au service informatique et était, de ce fait, habilité secret défense. Il semblerait que le service informatique de la DRPP, en plus de gérer l’informatique propre à cette direction, gérait le fichier Gestion du terrorisme et des extrémismes à potentialité violente (Gesterex), soit le fichier centralisant l’ensemble des données des différents services de renseignement. Est‑ce exact ?

M. le président Éric Ciotti. M. Meyer Habib a évoqué la neutralisation du terroriste au sein de la préfecture de police. Je vous rappelle que nous sommes en audition publique et que certaines informations n’ont peut‑être pas vocation à être diffusées.

M. Michel Delpuech. Madame Le Pen, tout le monde partage a posteriori votre constat sur la présence d’un personnage comme Mickaël Harpon au sein du service. Nous devons en effet nous poser la question d’une structure extérieure, même si aucune structure ne peut être absolument extérieure à toutes les autres. Je n’ai pas d’opposition de principe à ce sujet.

S’agissant du comportement des fonctionnaires, vous avez évoqué l’aspect familial du service, qui pourrait expliquer une forme d’omerta, mais aussi les craintes de poursuites pour islamophobie et discrimination. Ce sont, de mon point de vue, deux choses très différentes. La préfecture de police est une grande maison, à laquelle les fonctionnaires sont attachés. Il se peut qu’à certains niveaux hiérarchiques les changements ne se fassent pas suffisamment souvent, quand ils se font trop fréquemment à d’autres niveaux. La connaissance de proximité est utile, parce que c’est grâce à elle que l’on peut se rendre compte d’un changement de comportement. Ensuite, il ne faut pas s’inscrire dans une logique de silence et étouffer ce qui doit remonter. Comme dans toute structure, quand vous êtes plus loin de certaines réalités, vous pouvez prendre des initiatives ou dire des choses plus facilement que les membres de l’environnement immédiat.

Pour ce qui est des craintes de poursuites, je crois que beaucoup de gens peuvent en effet se poser la question. Ils ont d’ailleurs raison de le faire, dans la mesure où il faut respecter certaines règles de droit. Cela justifierait de disposer d’un corpus juridique qui mette les gens plus à l’aise, en quelque sorte. Pourquoi pas l’anonymat, en effet ? Nous devons protéger les personnes à l’origine d’un processus de signalement.

Concernant les prestataires, des contrôles sont déjà réalisés, pour l’accès à certaines zones protégées. Ce qui est vrai à la préfecture de police l’est aussi dans toutes les grandes institutions.

Monsieur Habib, sept minutes, c’est beaucoup et peu. Ne croyez pas que, dans la partie de la préfecture de police où le drame s’est déroulé, il y ait un policier armé toutes les dix marches ! Sur ce sujet, on est au cœur de ce que l’enquête doit établir.

Monsieur Peu, Gesterex est bien un fichier de la préfecture de police.

Mme Laetitia Avia. Monsieur le préfet, eu égard à la politique de prévention que vous avez instaurée, avez‑vous l’impression que, durant vos deux années à la préfecture de police, il y a eu une évolution ? Pourquoi aviez‑vous ressenti le besoin de les mettre en œuvre et d’insister sur la sensibilisation ? Par ailleurs, vous avez dit que vous seriez attentif aux propositions de la commission d’enquête sur le fonctionnement de la chaîne hiérarchique : si vous-même deviez suggérer des éléments d’amélioration, quels seraient‑ils ?

M. Guillaume Vuilletet. Comment se parlent les différents services territoriaux du renseignement entre eux ? J’entends bien qu’il y ait des zones de compétence. Mais comment se fait‑il que l’auteur de l’attaque ait pu fréquenter une mosquée surveillée sans que cela remonte jusqu’à vous ? Comment s’organisent les échanges pour croiser des informations qui émanent de différents services, qui ne sont pas éloignés de plus de vingt‑cinq kilomètres ?

M. Éric Diard. Monsieur le préfet de police, vous avez dit tout à l’heure que la commission créée par la loi SILT n’a pas encore été saisie. Mais elle ne peut pas l’être ! Il manque une instruction ministérielle. Nous l’avons mentionné dans nos préconisations, à l’issue de notre mission d’information sur les services publics face à la radicalisation. Le 10 juillet dernier, nous avons rencontré le ministre de l’Intérieur pour lui dire que tant qu’il n’y aura pas cette instruction, rien ne pourra se faire. Deux ans après la loi SILT, comment expliquer qu’il ne soit pas possible d’effectuer de rétrocriblage ? Je souhaiterais que vous m’expliquiez ces méandres administratifs.

Deuxièmement, quand nous vous avions entendu en audition, dans le cadre de notre mission d’information, vous nous aviez dit qu’il existait un angle mort au niveau de la révocation pour radicalisation. On utilise souvent des motifs connexes, d’ordre disciplinaire : comme on n’arrive pas à révoquer un policier qui s’est radicalisé, on le révoque après une dispute avec un automobiliste. Vous nous aviez proposé d’inscrire dans la Constitution que le fonctionnaire adhère aux valeurs de la République. J’avais proposé une prestation de serment, afin de faciliter la révocation.

M. Jean-Michel Fauvergue. À vous entendre, nous avons l’impression d’un service familial travaillant sur le renseignement. Comment passer d’un service qui travaille sur le renseignement à un véritable service de renseignement, avec tout ce que cela nécessiterait de contrôles et de rétrocriblage, comme cela se fait ailleurs ?

M. Florent Boudié, rapporteur. À la suite de l’intervention de M. Diard, je tenais à préciser que l’absence d’instruction relative à la commission n’empêche pas sa saisine, puisque, d’après M. Didier Lallement, elle a été saisie d’un cas depuis le 3 octobre.

M. Michel Delpuech. Madame Avia, j’espère que les choses se sont améliorées et que nous avons progressé. La radicalisation est un sujet majeur, en ce qu’il touche à la cohésion républicaine. Pour moi, c’est une entreprise idéologique qui veut substituer d’autres normes à la norme républicaine. C’est sur ce terrain qu’il faut trouver des réponses. Elle n’est pas qu’un problème de laïcité. Pour la cohésion républicaine, tout ne sera jamais assez. La priorité des priorités était de veiller à la détection des signaux de radicalisation, dans nos services certes, mais avant tout à l’extérieur. J’avais cité une quinzaine de cas, lors de mon audition par la mission en décembre 2018.

En Île‑de‑France, quand j’étais préfet de police, le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) comptait environ 4 000 personnes. J’avais, en tant que préfet de zone, consacré une réunion zonale à ce sujet, en présence des trois recteurs d’Île‑de‑France, du directeur général de l’agence régionale de santé (ARS) et de la direction générale de l’AP‑HP. J’ai tenu des réunions avec les élus parisiens, notamment les maires d’arrondissement, sur cette thématique. Je crois m’être beaucoup engagé sur ces sujets. Je l’avais également fait à Bordeaux, à Lyon ou à Amiens, où la situation n’était pas si simple que cela. C’est un sujet qui me tient à cœur, parce qu’il touche au cœur de la République. Tout ce que nous pouvons faire est bienvenu. C’est l’affirmation des valeurs républicaines, et cela seulement, qui permet d’apporter la réponse et de nous souder, au lieu de nous diviser, comme le souhaitent certains. Nous devons rester humbles et modestes, chacun apportant sa pierre. Celui qui a le sentiment d’avoir tout réglé là où il est passé, j’aurais toujours tendance à ne pas le croire.

Monsieur Vuilletet, je vous rappelle le système parisien. La police d’agglomération a été instaurée en 2009, en donnant au préfet de police la responsabilité, pour faire simple, de la sécurité publique et de l’ordre public à Paris et dans la petite couronne. Je n’ai pas forcément toujours été d’accord avec cette approche. Pour moi, la bonne approche est zonale. Le rôle du préfet de police doit être renforcé, comme institution à l’échelle de l’Île‑de‑France. Le territoire est en réalité très continu entre la petite couronne et les départements voisins. Une approche plus large, renforçant le pouvoir de coordination, aurait sans doute été plus pertinente. Les choses peuvent encore évoluer.

La fonction de préfet de zone du préfet de police doit être effective. Un préfet de zone a trois grandes attributions : la gestion des crises – épisodes neigeux ou inondations, par exemple ; la gestion des moyens de la police et un peu de la gendarmerie ; la coordination des politiques de sécurité intérieure – je m’appuyais à cette fin avec mon équipe sur les directions actives de la préfecture de police. Pour le renseignement, c’était la DRPP qui était mon outil zonal. Comme je le disais tout à l’heure, chacun doit jouer son rôle. Si l’on considère que, parce que la DRPP est sous l’autorité du préfet de police, on ne doit pas lui faire passer d’informations, et inversement, c’est la négation de ce que nous sommes. Je tenais chaque semaine une réunion avec un représentant de la DGSI et un représentant du renseignement territorial. Où sont allées les informations sur Mickaël Harpon ? Je ne les ai jamais eues, en deux ans.

J’étais préfet à Lyon, lorsque Hervé Cornara a été assassiné, dans des conditions affreuses, par l’un de ses salariés – M. Cazeneuve revient d’ailleurs sur ce drame dans le livre qu’il vient de publier. L’auteur de l’assassinat avait été suivi par le service du renseignement territorial, en Côte‑d’Or ou dans le Doubs, me semble-t-il. L’intéressé avait déménagé en banlieue lyonnaise, sans qu’aucun service nous prévienne. Ce n’était pas un problème lié à la préfecture de police, mais inhérent au renseignement territorial. C’est à ce moment que le ministre de l’Intérieur de l’époque a fait créer le FSPRT, afin de disposer d’un espace rassemblant l’ensemble des données. C’est le b.a.‑ba du service de renseignement de faire passer l’information à la hiérarchie ; or personne ne m’avait prévenu. J’insiste bien : c’est par la hiérarchie qu’il faut passer, et pas se contenter de téléphoner aux collègues – par le haut !

Monsieur Diard, il ne vaut mieux pas que je commence à vous détailler les méandres administratifs de l’application de la loi SILT, sans quoi nous en aurons jusqu’à demain matin.

Monsieur Fauvergue, la DRPP est bien un service de renseignement. Ce que j’ai mis en œuvre, la convention que j’ai signée avec Patrick Calvar, le mandat de Françoise Bilancini : c’est cela que j’appelais tout à l’heure « mettre aux normes », tout en restant dans le second cercle. L’unité du service de renseignement est une nécessité, surtout pour les sujets que nous traitons, parce qu’il faut voir et très loin et très près : très loin, en s’aidant des services de niveau central, qui sont en lien avec les services partenaires étrangers ; très près, c’est dans le quartier, en bas de l’immeuble, à l’école, avec les services territoriaux. Mieux on assure un tel continuum, plus on renforce l’efficacité de nos services de renseignement.

Je vous remercie, monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, de l’attention que vous avez accordée à mes modestes propos.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, monsieur le préfet, pour les réponses que vous avez apportées à notre commission.

 

Réponse écrite de M. Michel Delpuech, ancien préfet de police, au questionnaire transmis le 31 octobre 2019

(Document publié à la demande de M. Delpuech)

***

 

● L’auteur de l’attaque du 3 octobre 2019

 

1. Avez-vous eu connaissance des propos de l’auteur de l’attentat relatifs à Charlie Hebdo ?

Non, et je rappelle que j’étais en poste à Bordeaux en janvier 2015.

 

2. Avez-vous eu connaissance de comportements inappropriés de l’auteur de l’attentat lorsque vous étiez préfet de police ?

Non, jamais.

 

3. Comment expliquez-vous que le signalement des propos de l’auteur de l’attentat relatifs à Charlie Hebdo n’ait pas été transmis au niveau hiérarchique adéquat et n’ait laissé aucune trace ?

Je ne dispose d’aucun élément de réponse à cette question ; laissons à l’enquête judiciaire le soin d’apporter des explications.

 

● La prise en compte du risque de radicalisation des agents de la préfecture de police

4. Quelles mesures avez-vous prises au sein de la préfecture de police pour détecter des agents présentant des signes de radicalisation ?

Le sujet a très régulièrement été évoqué par mes soins durant les réunions des directeurs, en présence du préfet secrétaire général de l’administration, avec des orientations de travail simples : la détection doit se faire dans la proximité, service par service, voire unité par unité ; la ligne hiérarchique doit fonctionner y compris jusqu’à mon niveau pour prendre les initiatives que peuvent justifier les cas les plus caractérisés. Mes instructions ont toujours été très fermes sur ce sujet, que j’évoquais régulièrement aussi avec la directrice de l’IGPN lors de nos rencontres mensuelles. Je reviendrai plus loin sur le rôle et l’action de l’IGPN en ce domaine, rôle et action auxquels la PP s’est pleinement associée.

De façon plus large, je peux vous faire part de deux initiatives que j’avais engagées et qui visaient à conforter le principe de laïcité, comme principal fondamental devant prévaloir dans la police nationale :

• Des interventions sur la laïcité dans les services publics à compter de septembre 2018 pour les nouvelles recrues issues du concours de gardiens de la paix. Au-delà du bagage de base qui est donné aux nouveaux gardiens en matière de déontologie, j’ai souhaité que puissent leur être donnés des clés pour comprendre et agir lorsqu’ils seront éventuellement confrontés à des attitudes, principalement de la part des usagers de la police nationale, hostiles à la laïcité et mettant en cause la neutralité exigée de la police nationale.

• La rédaction d’un guide de la laïcité à destination de l’ensemble des fonctionnaires. Des développements y étaient consacrés aux comportements inadmissibles soit de la part d’usagers, soit de fonctionnaires, tels que ceux que vous évoquez plus loin dans votre questionnaire (prières lors du service, refus de serrer la main d’une femme, etc.).  Cette initiative était en voie de finalisation au moment de mon départ de la préfecture de police en mars 2019.

 

5. Pourquoi ne pas avoir mis en place un référent radicalisation spécifiquement chargé de la détection des agents présentant de signes de radicalisation au sein de la préfecture de police ? La mise en place d’un tel référent n’aurait-elle pas pu favoriser une transmission des propos de l’auteur de l’attentat relatifs à Charlie Hebdo au niveau hiérarchique adéquat ?

La détection de la radicalisation doit être l’affaire de tous au sein d’une collectivité humaine forte de plus de 40 000 personnes comme la préfecture de police. Le signalement d’un comportement radicalisé doit remonter par la voie hiérarchique, à l’instar de tout autre signalement concernant un fonctionnaire rencontrant des difficultés ou posant un problème de comportement. Comme déjà affirmé la sensibilisation et la vigilance de tous me semblent les réponses les plus appropriées. Tout en prenant le soin d’éviter les risques de dérive.

La désignation d’un référent, par définition au niveau central, aurait-elle pu changer la donne ? Aurait-elle évité le défaut de remontée hiérarchique ? Rien ne permet de l’affirmer. Au demeurant, pour la connaissance des phénomènes, mon cabinet et le SGA ont disposé des informations utiles et, sur le petit nombre de cas, le contact direct avec les directeurs, avec la DRH, a toujours été de mise. Mais, encore une fois, c’est la remontée d’informations qui est la clef. Si elle est défaillante « l’appareil central » n’est pas en mesure de jouer son rôle…

 

6. Pensez-vous que le risque d’avoir des agents radicalisés potentiellement dangereux au sein de la préfecture de police a été suffisamment pris en compte ?

Le drame du 3 octobre apporte à cette question un éclairage tragique en terme de réponse. Cependant, lorsqu’il y a eu des signalements des mesures de révocation, ou de licenciement, ou de mise à fin de stage sont intervenues. J’y reviendrai plus loin.

Ce qui montre que le sujet a été pris en compte. Il faut noter cependant que les cas les plus « voyants » sont toujours les plus faciles à détecter (cf deux cas de récemment convertis) mais que les stratégies de dissimulation peuvent être plus redoutables …

 

7. Comment évaluez-vous l’importance de la radicalisation au sein de la préfecture de police ? Comment cette radicalisation se manifeste-t-elle (attitude extérieure, discours, regroupements par affinités, exigences particulières en termes de congés, d’horaires, de prières ou d’alimentation, relations avec les collègues notamment féminins, etc.) ? De combien de cas avez-vous eu connaissance ?

J’avais fourni fin 2018, par écrit, des éléments à la mission d’information de votre commission des lois, animée par les députés Eric Diard et Eric Pouillat. Je ne puis que rappeler ce que j’avais écrit : une quinzaine de signalements dont une dizaine de suspicions de comportements radicalisés et quatre ou cinq cas de fonctionnaires en contact avec des milieux radicalisés.

 

8. Quelles mesures avez-vous prises ou demandées à l’égard des agents présentant des signes de radicalisation (sanctions disciplinaires, mutation, retrait d’arme…) ? Des agents radicalisés ont-ils fait l’objet d’une radiation ?

Chaque fois que possible passage en conseil de discipline (pour le troisième corps le CD se réunit au niveau déconcentré, i-e présidé par le PdeP ou son délégué) avec demande de révocation (les mesures de révocation demeurent de compétence centrale).

Dans cette ligne, ferme, sont ainsi intervenus, durant les deux années d’exercice de ma fonction, trois révocations, le licenciement d’une ADS, un refus de titularisation, une mutation, un refus d’agrément pour un candidat ADS. Chaque fois que l’administration en a eu connaissance de faits le justifiant elle a agi avec rapidité et sévérité. Ainsi :

Affaire N : fonctionnaire interpellé et mis en examen en juin 2017 pour association de malfaiteurs terroriste. CD en octobre 2017. Révoqué.

Affaire B. : fonctionnaire de police ayant tenu via YouTube, des propos complotistes et insultants envers le Gouvernement. CD le 13-06-18. Révocation.

Affaire D. : fonctionnaire entendu dans le cadre d’une enquête terroriste conduite par la SDAT, et connu pour des faits de prosélytisme au service. CD le 13-06-18. Il a été révoqué. Le 5 décembre 2018 cette révocation a été suspendue en référé par le juge administratif.

Affaire J. : fonctionnaire stagiaire, en contact avec son frère présent en Syrie, manifestant des demandes étranges pour pouvoir accès aux fichiers de police. Non titularisation… mais au motif d’une altercation violente dans la sphère privée avec un automobiliste. Je reviendrai sur ce point lors de la réponse à la dernière question.

Affaire C . ADS licenciée le 22 août 2018. Mise en cause pour le vol de deux armes du service afin de fournir deux islamo-délinquants.

Affaire O. : administratif détecté pour ses fréquentations salafistes pendant un congé de maladie. A été placé en congé longue maladie, ce qui rendait très complexe une procédure disciplinaire. À de fait été écarté du service pendant une longue durée.

 

9. La préfecture a-t-elle dû procéder à des réintégrations à la suite de l’annulation par le juge d’une décision de radiation ? Dans quels services ces agents ont-ils été réintégrés ? Le cas échéant, ont-ils gardé leur arme de service ?

Oui, à la suite de la mesure de suspension par le juge des référés dans le cas cité ci-dessus. Je ne connais pas la suite de ce contentieux.

 

10. L’article L. 114-1 du code de la sécurité prévoit la création d’une commission paritaire permettant la mutation ou la radiation d’un agent public « occupant des emplois participant à l’exercice de missions de souveraineté de l’État ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense » et dont le comportement serait devenu incompatible avec l’exercice de ses fonctions. Considérez-vous que cette procédure est adaptée ?

La loi du 30 octobre 2017 a constitué un énorme progrès, c’est une évidence. Une enquête peut désormais être diligentée, avec consultation des fichiers les plus sensibles, pour un fonctionnaire en activité.

La commission paritaire créée par le deuxième alinéa du IV de l’article L114-1 du CSI doit, en effet, être saisie pour avis, sauf en cas de simple changement d’affectation. Juridiquement ne pas prévoir l’intervention d’une telle instance aurait sans aucun doute fragilisé le dispositif. Durant mon « mandat » j’avais souhaité soumettre un cas à cette commission mais elle n’était pas encore installée, m’avaient alors indiqué mes collaborateurs. Le collègue du Conseil d’État qui préside cette instance, et que j’ai interrogé après le drame du 3 octobre, m’a indiqué que la commission était désormais en place, installée à l’été 2018, mais qu’à ce jour aucun dossier ne lui avait encore été soumis. Il faut donc souhaiter et tout faire pour que cette instance créée il y a deux ans puisse pleinement jouer son rôle.

Il faudra s’interroger cependant sur l’articulation avec les conseils de discipline, instances familières à l’institution policière et au sein desquelles les représentants du personnel savent prendre leurs responsabilités.  Chaque fois qu’un comportement radicalisé aura un lien avec le service le recours à la procédure disciplinaire mériterait d’être maintenu : le code de déontologie n’est pas dépourvu de possibilités pour sanctionner ces comportements (cf art. R. 434-29). Les révocations intervenues le montrent mais les cas étaient très voyants ! La procédure nouvelle devra-t-elle privilégier les situations plus complexes, dans lesquelles la radicalisation est avérée, mais ne s’est pas traduite dans le service ?

Il faut noter enfin, s’agissant de la radiation des cadres, que la procédure de l’article L. 114-1 du CSI pose la condition d’une menace grave que le comportement du fonctionnaire fait peser sur la sécurité publique. Le dossier devra donc le démontrer. Et cette exigence est beaucoup plus forte que celle du droit disciplinaire.

 

11. Les vérifications et enquêtes opérées au moment de l’entrée dans la police vous paraissent-elles suffisantes ? Des progrès pourraient-ils être encore réalisés ? Des vérifications supplémentaires sont-elles effectuées en cas d’affectation sur un poste plus sensible ou d’accès à des fonctions à responsabilité ?

Les dispositions de l’article L. 114-1 du CSI offrent des possibilités qu’il faut exploiter systématiquement. Un criblage est effectué lors du recrutement : il présente un intérêt évident. Sur cette base, j’ai par exemple refusé l’agrément à un candidat adjoint de sécurité pour lequel les services de renseignement avaient rapporté que son père l’incitait à entrer dans la police nationale pour l’infiltrer. Plusieurs membres de la famille étaient de surcroît défavorablement connus.

Pour les postes à responsabilité ou les postes sensibles, ceux-ci nécessitent souvent une habilitation au « confidentiel défense » ou au « secret défense ». Ces habilitations ne sont délivrées qu’après une enquête assez poussée des services de renseignement.

Mais tout n’est pas dans les fichiers et il faut rappeler l’intérêt qui peut s’attacher à des enquêtes de proximité…En outre l’efficacité de la détection de la radicalisation ne peut être entière que si aux dispositifs juridiques vient s’ajouter le regard humain. Aucun fonctionnaire de police n’est isolé. Par nature le travail dans la police est une activité collective avec une hiérarchie, des collègues, des collaborateurs. Plus qu’ailleurs l’attention portée aux autres est essentielle.

 

12. Les agents de la préfecture de police sont-ils suffisamment sensibilisés et formés à la détection et à la prévention de la radicalisation ?

La réponse au questionnaire que m’avait transmis la mission d’information contenait beaucoup de précisions sur ce sujet et décrivait les actions mises en place. Je me permets d’y renvoyer.

Il est vrai que notre approche a d’abord privilégié la détection et la prévention « externes », en particulier pour mobiliser et former les « policiers du quotidien ». Mon propos introductif devant la mission contenait cependant les phrases suivantes :

 « A juste titre, vous évoquez les deux aspects de la problématique : d’une part, l’action des services publics, parmi lesquels ceux de la Préfecture de Police, pour entraver le phénomène de radicalisation ; et d’autre part, cette même dérive radicale susceptible de toucher certains agents publics. Les services de l’État sont en effet à l’image de la société, c’est le cas des forces de l’ordre. Sans nul doute la foi dans les valeurs de la République, le patriotisme, le sens de l’État, sont-ils consubstantiels à notre engagement, avec une intensité peut-être un peu plus forte qu’ailleurs. Néanmoins, ne serait-ce que pour des raisons statistiques, nul ne peut exclure l’idée qu’il existe des agents publics malheureusement concernés par la radicalisation islamiste, au même titre que d’autres de nos concitoyens. C’est là une réalité qu’il nous faut regarder en face, bien qu’elle soit, et fort heureusement, ultra minoritaire – une réalité qu’il nous faut traiter, et le plus en amont possible ».

Dans cet esprit, et comme précisé plus haut, se sont inscrites plusieurs actions.  Un module d’accueil portant sur la laïcité a été élaboré pour les jeunes GPx . En lien avec l’IGPN quatre sessions de sensibilisation de cadres à la radicalisation de fonctionnaires de police ont été organisées en 2018, 183 personnes les ont suivies.

Sur ces sujets cruciaux pour la cohésion républicaine convenons cependant que tout ce qui sera fait ne sera jamais assez.

 

● La coordination des services de renseignement et la procédure d’habilitation permettant de connaître des informations classifiées

13. Quelle part l’IGPN prend-elle à la prévention et la lutte contre la radicalisation au sein des forces de police ?

L’IGPN a un positionnement stratégique pour une vision d’ensemble. Elle diligente les enquêtes disciplinaires sur les cas qui lui sont soumis. Cela lui donne une connaissance synthétique de la situation qu’elle est à même de faire partager par tous les services, au niveau du groupe de travail central qu’elle a mis en place, mais aussi dans son rôle de sensibilisation et de prévention des risques (cf exemple ci-dessus). L’IGPN peut également intervenir sur des situations particulières qui pourraient le justifier et qui se traduisent par des tensions ou de graves difficultés.

La préfecture de police est donc pleinement impliquée dans les dispositifs mis en place au niveau national par l’IGPN, les sessions de sensibilisation organisées en 2018 en étant une excellente illustration.

 

14. Comment sont assurés la coordination et le partage d’information entre la DRPP et les autres services de renseignement ? Des mécanismes particuliers existent-ils avec les services compétents dans les départements de la grande couronne parisienne ?

La particularité de la DRPP est d’exercer des missions qui, pour une part, correspondent à celles du renseignement territorial, pour une autre part à des missions de la DGSI. Ce continuum est particulièrement précieux dans le domaine de la lutte contre les dérives de l’islam radical et le terrorisme qu’elles engendrent. Car le fil est continu qui peut mener du repli identitaire à la radicalisation, de la radicalisation à la tentation voire au passage à l’acte.

La DRPP s’inscrit comme opérateur dans la lignée du chef de file qu’est le DGSI et participe aux instances mises en place par le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme. En mai 2017 j’ai signé par ailleurs avec le DGSI une convention – classifiée - permettant à la DRPP de pouvoir s’appuyer sur le savoir-faire de la DGSI pour « se mettre aux normes » et j’ai toujours fait de cette orientation   une priorité pour la DRPP.

Vis à vis de la grande couronne la DRPP est, dans son champ d’action, le service sur lequel s’appuie le préfet de police pour exercer ses compétences de préfet de zone. Elle reçoit les informations qui lui sont dues dans ce cadre, le sujet de la radicalisation étant prioritaire. Et mon cabinet a toujours veillé en outre à l’information étroite des préfets. J’ai donc toujours disposé de la vision « zonale » qui m’était nécessaire.

Mais les contacts entre la DRPP et le SCRT ne se limitent pas à cet aspect « zonal ». Très associée au travail de niveau central, par exemple avec la réunion hebdomadaire dite d’état-major, la DRPP dialogue en effet au quotidien avec les services centraux du SCRT.

J’ajoute enfin que chaque vendredi je tenais une réunion sur le suivi des dossiers les plus sensibles, réunion à laquelle étaient conviés et prenaient part, aux fins de coordination, la DGSI et le niveau central du SCRT.

 

15. Estimez-vous nécessaire de changer la durée des habilitations permettant de connaître des informations classifiées ? Compte tenu de l’évolution rapide du comportement de certains individus radicalisés, un retour à la durée de validité antérieure à 2011 vous paraitrait-elle opportune ? La procédure vous parait-elle devoir évoluer ? Estimez-vous nécessaire et possible d’intensifier les contrôles inopinés supplémentaires réalisés pendant la période de validité de l’habilitation ?

Toutes les orientations que suggèrent ces questions méritent qu’elles soient attentivement étudiées. Mais il ne suffit pas de changer les règles, il faut se donner les moyens de les appliquer ce qui nécessite sans doute le renforcement des moyens consacrés à cette mission.

 

16. Quelles pourraient être les pistes de réforme pour mieux lutter contre la radicalisation chez certains fonctionnaires de police ?

 Il est sans doute des actions à améliorer, à approfondir. Au moment du recrutement et des enquêtes, pendant la formation initiale, durant l’exercice des fonctions : on l’a vu à travers votre questionnaire. Et votre commission fera sans nul doute de pertinentes propositions.

Au-delà de cela, le temps n’est-il pas venu de réfléchir à une meilleure affirmation juridique de l’adhésion nécessaire à la devise et aux valeurs de la République ?

 L’obligation de neutralité et le respect du principe de laïcité sont bien affirmés par l’article 25 de la loi portant droits et obligations des fonctionnaires ; le code de déontologie de la police nationale explicite aussi ces exigences lorsqu’il évoque le devoir de réserve (R. 434-29) et la loyauté au service des institutions républicaines (R. 434-2). Cependant la radicalisation et les risques qu’elle fait peser sont des phénomènes nouveaux auxquels les cadres juridiques classiques doivent s’adapter. Les services peuvent donc avoir des hésitations. Exemple dans l’affaire J évoquée plus haut, pour le règlement de laquelle – non titularisation d’un stagiaire – les services se sont appuyés sur des faits autres que la radicalisation. Estimant le terrain à la fois plus simple et plus sûr.

Ne faut-il donc pas aller plus loin dans l’exigence de respect de la devise et des valeurs de la République ? Et cette affirmation, qui peut certes trouver place dans le code de déontologie, ne mériterait-elle pas d‘être élargie à d’autres champs du service public ?  Le sujet est complexe et la voie juridique sans doute bien étroite et pleine d’embûches.

Il demeure que l’affirmation par la République – affirmation claire, nette, sans complexe -  de sa devise et de ses valeurs est la réponse à ceux qui œuvrent en souterrain pour tenter d’imposer d’autres normes et qu’elle conforte toujours dans leur mission et leur détermination l’immense majorité des fonctionnaires et agents publics.

 

 

 


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Audition du mercredi 20 novembre 2019

À 14 heures 30 : M. David Clavière, préfet, directeur du cabinet du préfet de police

M. le président Éric Ciotti. Nous allons procéder à l’audition de M. David Clavière, préfet, directeur de cabinet du préfet de police. Nous avons déjà entendu le préfet de police et deux de ses prédécesseurs et nous vous avons adressé, monsieur le préfet, un questionnaire écrit qui reprend les principales interrogations qui animent les membres de notre commission. On m’indique que vous ne tiendrez pas de propos liminaire, aussi nous passerons directement aux questions.

Au préalable, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le préfet, à lever la main droite et à dire je le jure.

(M. David Clavière prête serment)

M. le président Éric Ciotti. Je souhaiterais que vous puissiez nous indiquer, d’abord, quelle est la chaîne hiérarchique qui sépare l’auteur de l’attentat de la préfecture de police du préfet de police ? Quels sont les différents niveaux hiérarchiques ? Et comment, selon vous, les alertes, en tout cas les signalements, ne sont pas remontés jusqu’au préfet de police ? Ils ont été rappelés par Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement à la préfecture de police, dans la note qu’elle a adressée au ministre de l’Intérieur pour décrire le profil de Mickaël Harpon et évoquer les échanges que certains de ses collègues avaient eus à son sujet, notamment après les propos qu’il a tenus au lendemain des attentats qui ont frappé Charlie Hebdo. Quelle est votre appréciation de cette situation et quelles mesures ont été prises pour que de tels dysfonctionnements ne se reproduisent plus ?

M. David Clavière, préfet, directeur du cabinet du préfet de police. La chaîne hiérarchique est assez simple. Le directeur de cabinet du préfet de police est le numéro deux de la préfecture de police. S’agissant d’un adjoint de catégorie C, agent administratif au sein d’une direction de la préfecture de police, il y a de nombreux échelons entre le directeur de cabinet du préfet de police et cet agent. Cela me permet de préciser que je ne connaissais pas Mickaël Harpon, ni n’avais eu de connaissance d’un signalement, qu’il soit écrit ou oral, le concernant. Ce n’est évidemment qu’au moment où l’attentat a été commis dans un premier temps, puis, de manière plus détaillée, lorsque la directrice du renseignement, Mme Bilancini, a adressé au ministre de l’Intérieur, sous couvert du préfet de police, un rapport que j’ai naturellement eu en main, que j’ai eu connaissance, à la fois de l’existence de Mickaël Harpon et des propos qu’il avait tenus qui, selon les termes de Mme Bilancini, auraient provoqué une querelle – une vive querelle, dit-elle –, au sein du service où il était affecté.

S’agissant des alertes, ou du manque d’alerte, et de l’appréciation que j’en ai, on peut dire en effet qu’il y a une faille. Je fais mien ce terme… Pourquoi ce signalement n’est-il pas remonté ? L’enquête nous le dira. Je n’ai pas d’autres éléments que ceux que Mme Bilancini a couchés sur le papier, et je n’ai pas de raison de croire qu’il en fut autrement.

Je peux ajouter un élément. Si vous avez regardé mon curriculum vitae, vous savez sans doute, que j’ai été directeur des ressources humaines à la préfecture de police, avant d’être nommé d’abord préfet délégué à la sécurité dans le Rhône, puis directeur de cabinet du préfet de police. Cette question de la radicalisation à la fois en externe et en interne était prise en compte. On ne peut pas dire que ça n’était pas le cas avant le 3 octobre. J’en veux pour preuve que j’ai eu à connaître, lorsque j’étais directeur des ressources humaines, des cas de radicalisation. Et que j’ai moi-même présidé – je tenais à le faire –, les conseils de discipline qui concernaient des agents pour lesquels avait été fait un signalement relatif à des comportements de radicalisation. Sur les cinq révocations qui ont été prononcées, j’ai présidé au moins trois conseils de discipline, et au moins un conseil de discipline qui a conduit à la fin de contrat d’un adjoint de sécurité. Et tout cela, bien avant le 3 octobre…

Je confirme ce qu’a dit devant vous notamment M. Michel Delpuech, préfet de police de 2017 au 20 mars 2019 : c’est que non seulement les signalements existaient en matière de radicalisation, mais aussi qu’ils étaient traités. Et ils l’étaient selon les procédures en vigueur, c’est-à-dire que lorsqu’il y avait des éléments suffisants, il était procédé à une enquête administrative, puis un conseil de discipline était réuni. Je veux souligner que, selon moi, il n’y a pas spécialement d’inhibition de la part des policiers ni de leur hiérarchie sur ces sujets. Quand j’étais directeur des ressources humaines, je m’employais à avoir avec mes collègues directeurs et sous-directeurs, notamment ceux qui étaient chargés des ressources humaines ou des moyens dans les directions, des moments informels. Bien sûr, à la préfecture de police, tout est très hiérarchisé – et il le faut dans un ensemble aussi divers –, mais en tant que directeur des ressources humaines, je m’employais à avoir des réunions où tout pouvait être évoqué. Et quand je mets en parallèle la création de ces conditions d’un dialogue ouvert avec le fait qu’il ne pouvait pas être ignoré, au moins de l’encadrement supérieur, que des signalements existaient et qu’ils étaient traités, je ne crois pas qu’il y avait d’inhibition. Évidemment, je parle de signalement par écrit, par définition, puisque pour le transformer en enquête, puis en procédure disciplinaire, il faut que le signalement soit écrit. Je veux bien croire que l’inhibition puisse exister en certains endroits – je ne peux pas généraliser –, mais pas au sein de l’encadrement supérieur.

Dès lors, je lis ce que dit Mme Bilancini, et tout porte à croire qu’effectivement il n’y a pas eu de signalement ; l’information est restée au niveau de la cellule informatique dans laquelle était affecté Mickaël Harpon. L’enquête judiciaire en dira plus.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous l’avez souligné, vous étiez directeur des ressources humaines de la préfecture de police à l’époque où, selon les informations communiquées par la directrice du renseignement, il semblerait qu’un signalement informel ait été fait au mois de juillet 2015 à propos de l’auteur de l’attaque. Confirmez-vous qu’en tant que directeur des ressources humaines, cette discussion – dont la directrice actuelle nous dit qu’elle avait suscité un émoi assez fort – n’a pas été évoquée à votre niveau ?

M. David Clavière. Je le confirme.

M. Florent Boudié, rapporteur. Cela introduit la question suivante déjà posée au préfet Didier Lallement : comment expliquez-vous qu’au sein d’une structure aussi réduite – c’est même sa marque de fabrique, sa spécificité – que la DRPP, la direction du renseignement de la préfecture de police, alors même qu’unsignalement informel a manifestement provoqué un émoi au sein des agents concernés, il n’ait à aucun moment franchi la barrière du chef de section, selon les informations qui nous ont été communiquées ? C’est ma première question. Vous y avez en partie répondu mais nous essayons de juger de la crédibilité de cette affirmation. Non pas auprès de la directrice actuelle, vous le comprenez bien, mais dans le contexte de 2015. Deuxième question : Mme Bilancini a souligné que la lettre de mission que le préfet Michel Cadot lui a communiquée lorsqu’elle a pris ses fonctions évoque de façon très claire la nécessité de professionnaliser la direction du renseignement. En votre qualité de directeur des ressources humaines, à l’époque, pensez-vous que ce constat était largement partagé ? Évoquait-on régulièrement des réformes à venir, en particulier sur les process à la fois de détection de la radicalisation et de ses conséquences sur les procédures d’habilitation ?

M. David Clavière. Vous me demandez de revenir sur la crédibilité du fait que ce signalement verbal n’aurait pas fait l’objet d’une remontée. Encore une fois, cela va être le cœur de l’enquête judiciaire en cours. Il y a deux questions : quelles sont les motivations de l’auteur et, est-ce qu’il y a eu des alertes ou pas, et selon quel process ? Je pense avoir répondu : je n’ai pas de raisons de douter de ce qu’écrit Mme Bilancini. Certes, je ne connais pas l’ambiance qui régnait au sein de cette cellule. J’ai entendu qu’on parlait d’ambiance familiale… Moi, quand j’ai affaire à la DRPP, effectivement à un niveau plus élevé, ou quand j’ai eu affaire en tant que DRH, je n’ai pas un sentiment d’amateurisme ou de caractère familial. J’ai plutôt tendance à penser que le travail est sérieux. Je ne sais donc pas pourquoi ce signalement verbal n’est pas remonté : est-ce lié au handicap de Mickaël Harpon ? Est-ce lié au fait qu’il était là depuis longtemps, qu’il y a eu peut-être un réflexe de protection ? Je ne saurais pas le dire. Je n’ai pas d’éléments qui me permettent d’aller au-delà de ce qu’écrit Mme Bilancini.

Sur le point plus général de la lettre de mission que le préfet Cadot a remise à Mme Bilancini – en réalité, très vite, c’est le préfet Delpuech qui a pris la suite –. j’étais directeur des ressources humaines, donc par définition je n’avais pas le rôle opérationnel que j’ai aujourd’hui comme directeur de cabinet. Les relations que j’entretenais avec la DRPP concernaient la partie ressources humaines. C’est-à-dire : est-ce que la DRPP a suffisamment d’effectifs ? Sont-ils de qualité suffisante, notamment à cette époque, je m’en souviens, où il y a eu le « plan attentats » et où la DRPP s’est renforcée ? Je m’occupais de cela. Encore une fois, j’avais une réunion assez informelle avec les sous-directeurs. Alors même que les conditions étaient réunies pour pouvoir parler de choses sans être dans une démarche purement hiérarchique, je n’ai eu connaissance à aucun moment du signalement d’un agent – en l’occurrence, Mickaël Harpon – qui aurait posé problème en termes de processus de radicalisation.

Je n’ai pas d’appréciation particulière, puisque la seule que je puisse porter remonte à l’époque où j’étais DRH et porte sur la gestion des ressources humaines de la DRPP au moment où celle-ci grossissait. En revanche, je n’ai pas d’appréciation sur l’aspect détection ou habilitation : je ne m’en occupais pas. Sur la professionnalisation, Mme Bilancini est arrivée d’un autre service de renseignement où elle s’occupait précisément des ressources humaines. Elle avait donc une idée très arrêtée de ce qu’il fallait faire en termes de recrutement, de la rigueur qui s’y attachait, de la diversification des recrutements, en particulier pour recruter des analystes et pas seulement des policiers. Mme Bilancini est arrivée avec son bagage, avec ce qu’elle a fait dans un autre service de renseignement et, sur la base de la lettre de mission du préfet de police, en effet, elle réforme sa direction.

M. Jean-Michel Fauvergue. Je voudrais juste savoir deux choses. Depuis les événements, quelles sont les mesures nouvelles de sécurité qui ont été prises, particulièrement en matière de rétrocriblage ? Avez-vous déclenché ce type de criblage pour les fonctionnaires, administratifs ou des services actifs, qui travaillent à l’intérieur de la préfecture de police ? Et, puisque nous avons vu qu’il y a eu un problème de transmission de l’information à la hiérarchie, quelles sont les mesures qui ont été prises depuis le drame pour favoriser les remontées et les descentes d’information, sa circulation du haut vers le bas et du bas vers le haut ?

M. David Clavière. Le préfet de police m’a demandé d’animer un groupe ad hoc sur le sujet de la radicalisation, en particulier sur le traitement des signalements qui ont été opérés, notamment depuis les événements. Le préfet de police Didier Lallement, vous en a parlé, il a rédigé une note qui, je crois, est très claire. Il est toujours difficile de définir a priori la radicalisation parce que c’est un processus. En ce qui me concerne, j’emploie plutôt la notion de faisceaux d’indices, c’est-à-dire que ce n’est pas seulement un élément qui permet de caractériser la radicalisation mais plusieurs. Le préfet de police a indiqué dans cette note que les signalements devaient être quasi automatiques. L’objectif est qu’il n’y ait pas de tabou autour de ça, qu’il n’y ait pas le sentiment que peut-être ça va poser problème. Il faut le traiter comme un risque : là où il y a un risque, il faut faire un signalement. Signalement ne veut pas dire radicalisation : une partie des signalements se fait sur la base d’éléments dont, pour certains, je peux dire dès maintenant que ce groupe a décidé qu’ils n’étaient pas caractéristiques d’une radicalisation – après des vérifications, bien évidemment.

L’objectif du préfet de police, il l’a dit très clairement, c’est qu’il y ait des signalements et qu’ensuite ils soient traités. Pour répondre plus précisément à votre question, ce groupe ad hoc, que je préside, rassemblant l’ensemble des directions de la préfecture, dont évidemment la DRPP, prend des décisions. Il a notamment pris la décision que, sur les signalements qui ont été faits, a minima, des vérifications ou, pour le dire autrement, des rétrocriblages devaient être menés.

S’agissant de la remontée d’information, cette note dit très clairement que les signalements doivent parvenir par la voie hiérarchique au cabinet du préfet de police, c’est-à-dire à moi, pour qu’il n’y ait aucun doute. Et c’est dans le cadre de ce groupe que je préside que sont traités ces signalements. Cette note a été diffusée à tous les agents. Et le préfet de police a évidemment réuni l’ensemble des directeurs de la préfecture de police, pour leur dire d’expliquer à leurs agents quel était le sens de cette note. Le préfet de police en a d’ailleurs parlé lors d’un comité d’hygiène et de sécurité dans les jours qui ont suivi l’attaque. Il a indiqué quel était l’objectif et les organisations syndicales sont par ailleurs parfaitement informées de la nécessité d’appliquer cette note de manière rigoureuse. Le nombre de signalements depuis cette note montre que ce message a bien été entendu. Le préfet de police a eu l’occasion de le dire, je le rappelle : il vaut mieux un signalement qui ne débouche sur rien, que pas de signalement à cause d’un « trou dans la raquette ».

M. le président Éric Ciotti. Je complète la question de Jean-Michel Fauvergue. Le préfet de police Didier Lallement, le 30 octobre dernier, a fait état de trente-trois signalements, dont certains donnaient lieu à des procédures. depuis le 3 octobre. Nous sommes le 19 novembre : ce chiffre a-t-il évolué depuis ? D’autres signalements ont-ils été effectués ? Comment les trente-trois signalements évoqués ont-ils été gérés ?

M. David Clavière. Ce chiffre a légèrement évolué puisque nous en sommes à trente-six. Je vous ai indiqué quel était le process des suites : l’ensemble est évoqué à mon niveau, avec l’ensemble des directeurs. Il y a eu sept désarmements, quatre demandes de suspension, dont trois ont d’ores et déjà été validées puisqu’un arrêté a été pris par le directeur général de la police nationale. Vous savez que ce n’est pas le préfet de police qui suspend, mais le DGPN. Une quatrième suspension est en cours. Nous avons également saisi le DGPN, pour que lui-même, puisque c’est dans ses attributions, saisisse la commission prévue par l’article L. 114-1 du code de sécurité intérieure, c’est-à-dire pour des cas pour lesquels nous pensons que nous n’avons pas suffisamment d’éléments pour nourrir une procédure disciplinaire. Je vous rappelle qu’avant la modification de l’article L. 114-1, c’était la seule possibilité d’écarter définitivement les individus radicalisés, ce qui pouvait poser un certain nombre de difficultés. Il y a eu deux saisines et une troisième est en cours.

Par ailleurs globalement, pour les cas où nous avions trop peu d’éléments pour saisir la commission, ou nourrir une procédure disciplinaire, les services de renseignements font des vérifications sur lesquelles je ne m’étendrai pas, mais dont vous comprenez le sens. J’ajoute que désormais – c’était déjà le cas, mais c’est affirmé avec encore plus de rigueur – l’IGPN, l’Inspection générale de la police nationale, est saisie de l’ensemble des cas qui sont discutés dans le groupe ad hoc. L’IGPN a une vue globale des situations et elle-même peut émettre un certain nombre d’avis sur ce qu’il faudrait faire, sur la manière dont on peut envisager la suite, etc. Une circulaire du DGPN est en cours de rédaction pour préciser tout cela, qui existe déjà.

M. le président Éric Ciotti. Je reviens sur ces chiffres pour qu’on comprenne bien. C’est un point important et qui traduit sans doute une attitude différente de ce qui se passait précédemment, puisqu’on a observé un accroissement notable des chiffres après l’attentat du 3 octobre. Vous parlez de trente-six signalements, de sept désarmements, de quatre demandes de suspension. Cela signifie que vingt-neuf personnes ne font pas l’objet d’une procédure administrative particulière, alors qu’elles ont été signalées. Elles peuvent faire l’objet des procédures que vous avez évoquées, sur lesquelles on ne s’étendra pas, vous avez raison de le souligner. C’est bien cela ?

M. David Clavière. Tout à fait.

M. le président Éric Ciotti. Sur les sept fonctionnaires ou adjoints de la préfecture de police, sept sont désarmés mais seulement quatre font l’objet d’une demande de suspension : pourquoi cette différence ? Le fait de désarmer un fonctionnaire de police paraît constituer une décision déjà grave, sans doute sur un signalement étayé, alors pourquoi trois d’entre eux ne font pas l’objet d’une demande en vue d’une suspension ?

M. David Clavière. Pour répondre très clairement à votre question, il y a quand même une gradation. Vous avez raison, le fait de désarmer un policier constitue en soi une mesure importante. Mais pour au moins trois d’entre eux, nous avons considéré qu’il n’y avait pas suffisamment de matière pour demander une suspension. Vous le savez, un arrêté de suspension peut être attaqué. On ne le prend donc que quand il y a suffisamment d’éléments. Pour le reste, ces agents sont désarmés et font l’objet des vérifications dont j’ai parlé, de manière prioritaire.

Mme Marine Le Pen. Vous nous avez dit la même chose que le préfet Lallement mais j’avoue toujours ne pas comprendre la raison pour laquelle nous devrions être suspendus à l’enquête judiciaire pour déterminer les failles, puisque vous les appelez ainsi, qui ont empêché l’information de remonter jusqu’à vous. Il me semble que le rôle des juges d’instruction est de déterminer l’étendue de la responsabilité de Mickaël Harpon ; si éventuellement il a eu des complices ; comment il a organisé son attentat. Mais, s’agissant de la manière dont l’administration a été dans l’incapacité de prévenir cet acte à cause d’une défaillance du système de communication interne, je ne vois pas bien quel est le rôle du juge d’instruction. Je pense qu’il est en revanche de votre rôle de vous poser la question de savoir comment ces failles ont pu intervenir : le meilleur moyen d’y mettre fin, c’est de le comprendre. C’est la raison pour laquelle j’avais demandé à M. Lallement s’il y avait une enquête administrative engagée pour comprendre ce qui n’a pas fonctionné. Il m’a fait la même réponse que vous et que je considère hors sujet, à savoir qu’il appartient au juge d’instruction de le déterminer. Si c’est au juge d’instruction de déterminer comment doivent fonctionner nos administrations, je pense qu’on risque d’attendre encore un certain temps avant que ces failles soient comblées…

Vous nous avez dit : maintenant, tous les signalements vont arriver sur mon bureau. Alors je voudrais prendre un cas de figure avec vous. Mickaël Harpon s’est converti à l’islam : la conversion à l’islam est-elle un élément qui peut déclencher, non pas une enquête administrative bien sûr, non pas une enquête disciplinaire, mais une évaluation de l’entourage de l’intéressé. Et si tel était le cas, qui s’en chargerait ? D’ailleurs, cette procédure existe-t-elle, au-delà ou en dehors du cadre d’une enquête administrative ou d’une procédure disciplinaire ? Le simple signalement d’un fait, qui peut apparaître d’ailleurs en lui-même anodin, entraîne-t-il une évaluation de l’entourage possiblement radicalisé de la personne ? En l’occurrence, si on avait mené une enquête, on se serait rendu compte qu’il fréquentait manifestement une mosquée qui était dirigée par un fiché S : cela aurait peut-être entraîné l’ouverture d’une enquête administrative ou d’une procédure disciplinaire.

Donc, première question : cette évaluation est-elle mise en œuvre ? Deuxièmement, qui s’en charge ? Je pense que ce sont des éléments essentiels puisque nous avons tous conscience – et nous sommes sûrement beaucoup moins compétents que vous – que les terroristes peuvent avoir comme ambition d’entrer au cœur des structures de sécurité de notre pays. L’idée qu’un terroriste puisse se faire embaucher ou puisse être converti afin de servir la cause terroriste au sein des services de renseignement de la préfecture de police nous paraît, à nous autres députés, une évidence.

L’autre question que je voudrais vous poser : vous qui étiez DRH, pouvez-vous nous dire si le personnel a été formé à l’éventualité d’un attentat au sein de la préfecture de police ? Est-ce que cette hypothèse d’un attentat a été un jour envisagée ? Est-ce qu’une procédure a été prévue ?

M. David Clavière. Tout d’abord, je n’ai pas parlé des failles, au pluriel, mais d’une faille, d’une défaillance. Je ne crois pas qu’il y ait de défaillances systémiques au sein de la préfecture de police, et je vous ai dit pourquoi. Évidemment, cela n’enlève rien à cette défaillance-là, ni à la réflexion que l’on doit avoir pour adopter les dispositifs qui permettent de ne pas en avoir à nouveau. Je vous fais la même réponse : l’enquête judiciaire déterminera ce point. Deuxième réponse : vous le savez, le Premier ministre a commandé une enquête et une inspection de l’Inspection du renseignement. Ceux qui doivent en connaître le résultat le connaîtront, étant entendu que ses conclusions sont assez naturellement soumises au secret défense.

La conversion doit-elle entraîner un signalement automatique ? Je dirais que si cette conversion s’accompagne d’éléments symptomatiques, d’un repli sur soi, de symptômes de radicalisation, rien n’empêche aujourd’hui de faire un contrôle, un criblage. Dans le cadre de la préfecture de police, cela incombe à la direction du renseignement. Je crois que cela vous a été expliqué par le préfet de police, et sans doute par Mme Bilancini.

A-t-on élaboré une procédure pour les personnels de la préfecture de police en cas d’attentat en son sein ? Il existe une procédure sur la manière de réagir en cas d’événements graves et les policiers y sont formés. En revanche, pendant que j’étais directeur des ressources humaines, je n’ai pas eu connaissance d’une procédure particulière, interne à la préfecture de police, concernant le risque attentat. Peut-être y en avait-il une ; mais je n’en ai pas le souvenir. Néanmoins, les policiers, notamment après les attentats de Charlie Hebdo et plus encore du Bataclan, ont été formés et sont toujours formés à la survenue d’événements graves, type attentat. Cette formation concerne l’ensemble des policiers de la préfecture de police, tout comme les policiers en province sous l’autorité du DGPN.

Mme George Pau-Langevin. Vous nous avez indiqué que dorénavant il y avait une instruction permettant de faire remonter sur votre bureau les signalements en matière de radicalisation. Vous nous avez indiqué plus tôt que pour qu’il y ait une suite, il fallait un signalement écrit. Aujourd’hui, ne donne-t-on toujours suite qu’aux signalements écrits ou prenez-vous en compte les signalements d’autres natures vous permettant de penser qu’il y a radicalisation ? Par ailleurs, vous avez, dans ces services exposés, des agents qui peuvent avoir toutes sortes de difficultés personnelles. En l’occurrence, nous voyons que Mickaël Harpon en faisait partie. Est-il prévu, non pas seulement en cas de radicalisation, mais pour les soutenir en général, un accompagnement particulier pour des agents dont on pense qu’ils souffrent d’une fragilité psychologique ou traversent un moment difficile dans leur vie ?

M. David Clavière. Un signalement écrit a ce double avantage de laisser une trace et de conduire la hiérarchie à s’engager. Maintenant, rien ne doit être exclu, donc je suis d’accord avec vous. Il existe le numéro vert du CNAPR, le Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation. Normalement, il est dédié à l’externe, mais rien n’empêche un fonctionnaire de la préfecture de police, s’il le souhaite, de parler à un collègue. Cette possibilité existe. Ma préférence personnelle va vers une trace écrite. Non seulement la hiérarchie s’engage, mais aussi, si on veut ensuite traduire cela en élément disciplinaire par exemple, ou devant la commission, il faut bien qu’à un moment donné quelqu’un écrive. Mais, encore une fois, le groupe que j’anime peut très bien se saisir d’un signalement oral. Ce n’est pas une difficulté, il sera traité en tant que tel, avec les suites que j’ai indiquées.

En ce qui concerne les difficultés personnelles, j’ai été DRH et je connais bien le sujet. La sous-direction de l’action sociale emploie des assistantes sociales, des psychologues… C’est connu de l’ensemble des agents. Vous avez pour les policiers, un médecin-chef avec tout un service, et notamment des psychiatres. Donc, l’accompagnement, le soutien dont peuvent bénéficier les policiers existent. La meilleure preuve en est – même si c’est dans le cadre d’un événement et non pas dans un cadre quotidien ou habituel – que les personnels de la préfecture de police qui ont eu besoin d’un accompagnement psychologique après ce qui s’est passé le 3 octobre, ont eu immédiatement à leur disposition, non seulement les psychologues de la préfecture de police, mais également le Samu et un certain nombre de psychiatres de l’Hôtel-Dieu. Oui, cet accompagnement existe, comme en attestent les statistiques établies par médecin-chef de la préfecture de police sur les personnes qui viennent consulter pour des motifs psychologiques. Cela est connu des agents et mis en œuvre. Et je ne parle pas du soutien financier : il y a la possibilité d’accorder des secours exceptionnels et des prêts qui permettent de soutenir les agents qui auraient des difficultés.

M. Meyer Habib. Quand Mme Le Pen a parlé de failles au pluriel, vous avez répondu faille, au singulier. Je crois pour ma part qu’il y a plusieurs failles. Mickaël Harpon fréquentait une mosquée salafiste dans le Val-d’Oise, sans que cela ne remonte à la DRPP. Il a dit, après les attentats contre Charlie Hebdo, « c’est bien fait ! », et il a continué à être en charge d’éléments sensibles à la préfecture de police dans la cellule anti radicalisation. Lorsqu’on a auditionné Mme Bilancini, elle-même a parlé de manque de professionnalisme et nous avons donc eu l’impression, je ne vous le cache pas et je ne suis pas le seul, d’un certain amateurisme. On n’accuse personne en particulier, mais c’est l’impression que l’on a. Quand le directeur parle de « professionnaliser », c’est que manifestement ce n’était pas le cas. Tous ces éléments les uns à côté des autres nous font penser qu’il n’y a pas une faille, comme vous l’avez dit, mais plusieurs failles ou même crevasses.

J’en viens à des questions plus précises : vous avez parlé d’éléments suffisants pour parler de radicalisation. Quels sont selon vous ces éléments suffisants ? Et ne pensez-vous pas que cela doit être, je ne dis pas « doctrinisé », mais établi de façon claire ? C’est vrai que c’est compliqué. Peut-être que des fonctionnaires de police d’origine musulmane se disent très inquiets, et peut-être parfois à juste titre, de la stigmatisation. Je crois qu’il est très important d’avoir des éléments précis. D’autre part, ne pensez-vous pas que les signalements doivent être précis, mais pourraient être anonymes ? Pour en avoir parlé avec des fonctionnaires de police, certains disent « on a peur de passer pour des balances ». Dernier point : vous avez dit « on a désarmé certains fonctionnaires de police ». Je n’ai pas besoin de rappeler qu’en l’occurrence, le fonctionnaire Harpon a tué avec un couteau : je ne suis donc pas persuadé que le fait de désarmer soit suffisant, et je vous pose la question.

La dernière question qui m’obsède et continue à m’obséder malgré les réponses que j’ai eues, c’est le temps entre le début et la fin de ce qui s’est passé à la préfecture de police. On a parlé de sept minutes, puis finalement le préfet m’a dit « c’est quatre minutes pas sept ». Qu’en pensez-vous ? Ne pensez-vous pas que si c’est sept minutes, c’est très long ? Et comment améliorer les procédures en cas d’attentats ?

M. David Clavière. Concernant les signalements, j’ai une nette préférence, je l’ai dit, pour les signalements écrits. En particulier depuis la note du préfet de police : si jamais des agents étaient inhibés, cette note est claire, elle est précise, sur l’obligation qui est faite à chaque fonctionnaire – dès lors qu’il a le sentiment qu’un collègue, un supérieur, quelqu’un dans son équipe, quelqu’un qu’il connaît, présente des signes de radicalisation – de procéder à un signalement. Alors, pourquoi pas l’anonymat ? Mais il faut que ce soit de l’anonymat documenté parce qu’on sait bien que les règlements de comptes existent dans n’importe quelle communauté humaine, je l’ai constaté lorsque j’étais DRH et que j’ai participé à beaucoup de conseils de discipline. Il faut y faire attention. Tout ce qui va dans le sens d’une meilleure appréhension du risque doit être fait, mais pas n’importe comment.

Sur les critères de la radicalisation, la note du préfet de police est très claire. Je cite : « Plusieurs signes et indices peuvent justifier de déclencher une procédure de signalement, comme des changements physiques, vestimentaires et alimentaires, le refus de serrer la main du personnel féminin, un rejet brutal des habitudes quotidiennes, un repli sur soi, le rejet de l’autorité, de la vie en collectivité. » Il me semble intéressant de procéder par faisceaux d’indices. La radicalisation, c’est un processus. Donc l’appréhender une fois pour toutes en quelques mots, je n’y crois pas. En revanche, je crois à une grille de lecture. D’ailleurs, l’UCLAT, l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste, a élaboré une telle grille. Il existe des référentiels ; on ne part pas de rien mais de ce faisceau d’indices.

Lorsque j’étais DRH, j’ai développé des formations, j’ai fait venir un certain nombre de spécialistes de la radicalisation, tel Gilles Kepel, qui n’est pas connu pour avoir une appréhension « complaisante » du sujet. J’ai fait venir dans ce que j’appelais les Matinales , sorte de séminaires destinés aux cadres de la préfecture de police, Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, ou Laurent Bouvet, qui ne sont pas non plus connus pour avoir une conception « molle » de la laïcité. Ils sont intervenus pendant trois ou quatre heures, devant des cadres de la préfecture de police, sur ce qu’était la radicalisation, ses symptômes, et d’ailleurs pas seulement dans des organismes publics, mais aussi dans le privé. Il y a eu aussi Denis Maillard, qui a écrit sur le sujet. L’IGPN a assuré des formations sur la base de cette grille de lecture sur la radicalisation. Désormais l’ensemble des nouveaux arrivants à la préfecture de police suivent un module dit de laïcité et de formation sur la radicalisation… Tous ces éléments vont dans le sens d’une meilleure connaissance du sujet.

Sur le désarmement, je crois avoir répondu : on pratique une réaction graduée, mais n’ayez pas de doute quant au fait que, quand on a un vrai doute sur quelqu’un, on le désarme si c’est un policier. Mais il y avait aussi des signalements pour lesquels des vérifications devaient être faites, parce que les éléments que nous avions ne permettaient pas d’aller jusque-là. Enlever une arme à un policier, c’est une décision importante. Mais ce n’est pas ce qui nous arrête, c’est très clair : s’il y a un risque, on désarme.

Vous avez posé la question des sept minutes aux préfets de police successifs. Je ferais plutôt miens les propos de Michel Delpuech sur le sujet. À l’endroit où cela s’est passé, il n’y a pas un grand nombre de policiers. Cela peut paraître long, mais Mickaël Harpon a été neutralisé par quelqu’un qui assurait la défense périmétrique de la préfecture de police et qui a joué pleinement son rôle. Bien sûr qu’il y a des policiers armés dans les couloirs. Mais chacun travaille dans son bureau : il n’y a pas tout de suite quelqu’un qui est là et qui peut neutraliser l’assaillant. Mais je ne suis pas un spécialiste du sujet.

M. le président Éric Ciotti. Pourrez-vous nous communiquer cette note sur les critères de radicalisation dont nous n’avons pas eu connaissance jusqu’alors ?

M. Florent Boudié, rapporteur. Je me joins à votre demande, monsieur le président. Je pense qu’il serait opportun que nous ayons communication de l’intégralité de cette note. Vous l’avez citée à plusieurs reprises à juste titre, comme le préfet Lallement. Elle démontre qu’il y a eu, d’une certaine façon, une forme de reprise en main des procédures de détection des phénomènes de radicalisation. Mais est-ce à dire qu’auparavant, il n’y avait nulle part à la préfecture de police une procédure écrite de détection ? Cette note est-elle la première du genre concernant cette problématique ?

M. le président Éric Ciotti. De quand date cette note, M. le préfet ?

M. David Clavière. Du 7 octobre 2019.

M. le président Éric Ciotti. Donc après l’attentat…

M. David Clavière. Il existait, et il existe toujours, une note du DGPN datant d’octobre 2015, qui était plutôt axée sur le respect de la laïcité, mais qui indiquait de manière très concrète les cas qui pouvaient se présenter et la manière dont il fallait y répondre. Cette note avait été diffusée dans les services. Par ailleurs j’ai indiqué qu’au cours des formations, en particulier faites par l’IGPN au sein de la préfecture de police, des documents ont été distribués, notamment cette grille, ce référentiel sur la radicalisation. Des conseils étaient donnés par les intervenants, tous d’un niveau très élevé dans la hiérarchie de l’IGPN, et je sais que ces formations étaient appréciées pour leur côté concret.

Mme Laurence Vichnievsky. Merci pour les précisions et indications que vous nous donnez aujourd’hui, même si je dois dire que je suis, comme Mme Le Pen, assez déçue de vos réponses s’agissant des dysfonctionnements. Vous évoquez vous-même le terme de faille dans l’organisation des services et il ne s’agit pas ici d’apprécier la responsabilité pénale de l’un ou de l’autre – ce qui relève évidemment de l’autorité judiciaire – mais de repérer ce qui a pu être à l’origine de ce drame. Et d’essayer de chercher ensemble des remèdes qui permettent sinon d’obtenir des résultats à 100 %, au moins de limiter le plus possible les risques. Je reste un peu sur ma faim, s’agissant des réponses que vous faites à cet égard.

Je voulais en revanche vous remercier pour les précisions que vous nous avez données s’agissant des suites réservées aux signalements. Peut-être pourriez-vous nous indiquer si sur ces trente-six signalements, il y a eu ou non transmission au parquet ? Vous nous avez parlé de procédures administratives mais peut-être y a-t-il des comportements qui ont mérité un signalement au parquet.

Seconde question : y a-t-il eu à la suite de l’attentat d’octobre une réévaluation de l’ensemble des habilitations secret défense au sein de la préfecture de police, ou au moins dans les services de renseignement ?

M. David Clavière. Je crois avoir tout de même apporté une réponse : si le Premier ministre a commandé plusieurs inspections des renseignements, c’est bien pour prendre en compte la dimension dont vous parlez. Moi, je dis ce que je sais, et ce que je sais c’est ce qu’a écrit Françoise Bilancini dans son rapport. Pour le reste, l’ISR aura peut-être d’autres éléments, mais c’est à elle de dire ce qu’il en est.

Parmi les nouveaux signalements intervenus depuis le 3 octobre il n’y a effectivement pas de transmission au parquet. Dans d’autres signalements antérieurs, j’en ai le souvenir, il y a eu effectivement des procédures pénales, mais qui n’avaient pas forcément un lien avec la radicalisation en tant que telle. Il y a eu des cas, et c’est d’ailleurs parfois en prenant appui sur ces enquêtes – dès lors que, pour certaines, elles étaient versées au dossier administratif – que nous avons pu écarter définitivement un certain nombre de personnes. Je vous l’ai dit, plusieurs dossiers ne comportaient pas, du point de vue de la radicalisation, d’éléments qui pouvaient conduire jusqu’à la révocation. Ce sont les limites des mesures disciplinaires. La commission de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, que le préfet de police a saisie, pourra compléter utilement le dispositif, mais pour l’instant, nous n’avons pas de jurisprudence. Nous verrons quelle est la doctrine de cette commission qui doit se prononcer sur l’incompatibilité ou pas du comportement d’un fonctionnaire par rapport aux missions qu’il exerce et qui peut décider de la mutation, voire de la révocation pour les cas les plus graves.

En ce qui concerne, les réévaluations, je l’ai dit, il y a des rétrocriblages. Si vous avez posé la question à Mme Bilancini, elle a dû vous répondre et je ne sais pas si je peux être plus précis.

Mme Marie Guévenoux. Comment expliquez-vous l’augmentation rapide du nombre des signalements depuis l’événement d’octobre ? D’après vous, est-ce lié à l’onde de choc de l’attaque, à un process plus connu au sein de la préfecture de police de Paris ou à autre chose ? Et comment s’assurer que, dans quelques mois, le niveau de vigilance reste élevé, que les process de signalements et de remontées soient connus de tous, fluides et les plus efficaces possible. Enfin, on a parlé de différents mécanismes, d’utiliser davantage le rétrocriblage, certains ont évoqué l’anonymat… Pensez-vous qu’on devrait réfléchir à un rendez-vous institutionnalisé, peut-être médical avec un psychologue, qui permettrait d’évaluer pour tout le monde, d’une certaine manière, le niveau de dangerosité ?

M. David Clavière. C’est évidemment la note du préfet de police du 7 octobre qui, en précisant les choses et avec l’explication qu’il en a donnée, a provoqué cette augmentation des signalements. Pour beaucoup, ce sont des signalements de signaux extrêmement faibles, mais je préfère ça à l’absence de signalement. Après les vérifications, il y aura vraisemblablement des clôtures. Clôturer un cas, ça ne signifie pas qu’on ne fait plus rien, mais il y a un moment où il faut décider. Il faudra donc décider des suites administratives ou judiciaires en saisissant le Parquet s’il y a matière à le faire, mais aussi clôturer les autres cas.

Je vous donne un exemple : quelqu’un a été signalé parce qu’on avait découvert qu’il avait sur son ordinateur des documents se rapportant à l’État islamique. Donc évidemment, il y a eu une enquête. Et on s’est aperçu qu’en fait, c’était dans le cadre de son travail, car il avait été précisément missionné sur ce sujet. Voilà le cas de figure où on a fait des vérifications, constaté qu’il n’y avait pas de problème et clôturé le cas.

S’agissant du niveau de vigilance, vous avez raison, rien ne serait pire qu’une retombée de la vigilance. Pour l’éviter, il y a plusieurs moyens : il y a d’abord la pérennité de ce que le préfet de police a mis en place, de ce groupe dont j’ai parlé, de ces signalements. Il faut faire des piqûres de rappel de manière régulière. Il y a la formation dont j’ai déjà parlé. Je pense que le groupe de travail peut aussi établir ce que j’appellerais des fiches réflexe. Mais vous avez raison sur le principe et sur l’esprit ; il faut absolument que l’on assure la pérennité de ces process.

En ce qui concerne des rendez-vous institutionnalisés de type entretien médical, je préfère la solution des contrôles aléatoires ou inopinés. On a parlé des signaux faibles qui pourraient amener à des criblages, y compris pendant la carrière du fonctionnaire et pas seulement à l’entrée. C’est l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, qui a été modifié par la loi sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme, qui le permet. Mais par ailleurs je ne vois pas ce qui s’opposerait à des contrôles inopinés, dès lors que la règle est bien expliquée pour que certains ne se demandent pas « comment ça se fait que ça tombe sur moi ? ». Il est tout à fait naturel, dans des services tels que les services de renseignement, qu’on puisse mener des contrôles inopinés.

M. François Pupponi. Je n’arrive pas à comprendre que dans un service de renseignement, lorsqu’on apprend qu’un agent se convertit, il n’y ait pas automatiquement un contrôle pour voir comment et par l’intermédiaire de qui cet agent s’est converti – et je ne parle pas de radicalisation. Parce que des gens qui se convertissent et qui seraient éventuellement manipulés par des réseaux islamistes pour aller chercher des informations au cœur d’un service de renseignement, ne vont pas arriver avec des attitudes, des comportements, des attributs vestimentaires qui vont les faire remarquer. Ils vont être un peu plus intelligents que ça et arriver discrètement.

Je ne comprends pas que, ni avant ni depuis, dans un service comme celui-là, on ne soit pas attentifs au fait que nos adversaires puissent essayer d’être en train de retourner nos agents. C’est l’ambition de tout service de renseignement que d’essayer d’en infiltrer un autre. Si l’on avait mis en place ce simple contrôle, on aurait constaté que Mikaël Harpon fréquentait matin et soir un imam lui-même fiché S. Et là, peut-être qu’on se serait dit qu’il y avait un souci. Je ne comprends pas que la procédure ne soit pas mise en œuvre. Il ne s’agit pas de discriminer ni de stigmatiser nos concitoyens de confession musulmane, mais juste de vérifier s’ils ne sont pas l’objet d’une opération de retournement.

M. David Clavière. J’entends bien votre question. Mais quelle différence faites-vous entre quelqu’un qui se convertit, et le musulman de tradition familiale ?

M. François Pupponi. Je vais préciser : si ce musulman, nouvellement musulman, fréquente une mosquée où il est entouré de gens fichés S, ce n’est plus pareil…

M. David Clavière. C’est ce que je vous ai indiqué d’emblée, et d’une certaine manière, vous abondez dans mon sens. Cette conversion amène éventuellement des signaux faibles…

M. François Pupponi. Pas toujours…

M. David Clavière. Mais dans ce cas-là, il faut contrôler tout le monde ! Moi, j’ai du mal à faire le départ entre des gens qui sont convertis et des gens, encore une fois, de tradition ancienne. Pourquoi ne le ferait-on que pour une partie ? Je ne dis pas que je suis partisan de tout contrôler : je l’ai dit d’emblée, il faut qu’il y ait un certain nombre d’éléments, aussi faibles soient-ils, pour conduire à des vérifications. Là-dessus je suis d’accord avec vous.

Mme Marine Le Pen. Nous sommes ici pour essayer de comprendre et de réfléchir afin que cela ne se reproduise pas, suggérer des procédures, des modifications législatives. Vous dites que trente-six signalements ont été effectués. Cela signifie-t-il que trente-six enquêtes ont d’ores et déjà été faites ? Sur l’intégralité de ces signalements, est-ce à dire que la famille a été criblée, les amis, les fichés S éventuellement s’ils existent, la mosquée où s’exerce la religion, etc. Que les choses soient très claires : personne dans cette salle ne vient dire que le simple fait d’être musulman doit être un élément d’inquiétude. Mais évidemment une conversion est un acte volontaire qui doit conduire à s’interroger. Donc sur les 36 signalements toutes les enquêtes ont été faites ?

Je reviens à la question que j’avais posée : qui fait ces enquêtes et quelle forme prennent-elles exactement ? Vous avez cité un exemple. L’enquête consiste-t-elle à aller dire à la personne « pourquoi as-tu des choses qui concernent l’État islamique dans ton dossier ? » et s’entendre répondre « bah, parce que le patron m’a demandé de travailler sur le dossier » « Ok, merci beaucoup, au revoir. » ? Si l’enquête se résume à cela, alors effectivement, il y a des raisons de nous inquiéter de la nature des enquêtes qui sont effectuées. Si vous me dites que toutes les enquêtes ont d’ores et déjà été menées sur les trente-six signalements qui ont été faits depuis l’attentat, nous serons très rassurés quant à la rapidité des services de renseignement chargés de ce criblage.

M. le président Éric Ciotti. En guise de conclusion, je voudrais vous poser une dernière question faisant appel à l’expertise, au regard qui est le vôtre. Vous avez parlé de faille avant le 3 octobre et d’une vigilance manifestement renforcée aujourd’hui, ce qui souligne qu’elle ne l’était pas suffisamment précédemment. Aujourd’hui, que pouvez-vous nous suggérer comme proposition ? Quelle structure, quelle organisation nouvelle serait-elle plus légitime ou plus opportune ? Quelles procédures, quels outils, notamment juridiques, vous font-ils défaut, pour resserrer les mailles du filet et améliorer cette vigilance renforcée ? Elle n’était sans doute pas complètement absente précédemment, mais en tout cas elle s’exerçait de façon insuffisante. En résumé, si vous aviez des propositions à faire qu’elles seraient-elles ? Nous avions évoqué, lors de l’audition avec le préfet Delpuech, les difficultés juridiques dans les procédures de suspension, le marathon juridique qu’il fallait effectuer, les obstacles qu’il fallait surmonter… Aujourd’hui concrètement, pratiquement, au quotidien, quand les signalements remontent jusqu’à vous, comment mettez-vous en œuvre les procédures et que faut-il améliorer ?

M. David Clavière. Pour répondre à madame Le Pen, j’ai dû mal me faire comprendre, mais je crois avoir dit qu’on parle bien d’enquêtes, et d’enquêtes approfondies, y compris dans le cas que je vous ai indiqué. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton. Ce sont de véritables enquêtes. Certaines, un petit nombre, ont pu être clôturées. D’autres, non, parce que justement on approfondit, on va au fond des choses. Elles sont encore en cours. C’est le premier point et je veux que là-dessus il n’y ait pas d’ambiguïté.

Le deuxième point, monsieur le président, porte sur les moyens d’améliorer les choses. J’ai parlé de la formation, et je rejoins ce que disait madame la députée tout à l’heure : il faut que les process de détection soient déclinés au plus fin. Qu’on vérifie que chacun a bien en tête ce que j’appelle le faisceau d’indices. C’est la formation, et ce sont les piqûres de rappel dont la hiérarchie doit être garante. Deuxièmement, je crois que le préfet Lallement vous en a parlé, nous avons une difficulté à nourrir les enquêtes disciplinaires. Logiquement, s’applique le principe du contradictoire qui, devant les juges administratifs, amène la partie adverse à connaître l’ensemble du dossier. Or les services de renseignement, la plupart du temps, ne le souhaitent pas, parce que les surveillances peuvent éventuellement continuer au-delà de la décision du tribunal administratif. Il y a là un sujet de réflexion, très clairement. Je ne suis pas juriste. C’est sans doute difficile à régler sur le plan juridique mais cela peut se tenter, à mon avis. De la même manière que pour les interceptions de sécurité, il y a un contentieux particulier dit asymétrique, où le juge a les informations et pas la partie adverse, pourquoi ne pas essayer de réfléchir à cela ?

J’ai entendu le préfet Delpuech parler de la formalisation de l’adhésion aux valeurs de la République, ce qui pourrait venir renforcer, d’une certaine manière, la possibilité que l’on a « d’accrocher » quelqu’un sur ce sujet. Je vais vous faire part, là aussi, d’une expérience que j’ai vécue avec quelqu’un qui a été écarté définitivement. Au cours du conseil de discipline, les choses étaient difficiles parce qu’il était bien conseillé. Je lui ai posé cette question : « Entre vos valeurs religieuses et les valeurs de la République, si vous deviez choisir à un moment parce qu’un ordre éventuellement vous gênait ? » Il n’a pas répondu, ou plutôt il m’a dit « bon, il n’y a aucune raison que ça soit différent. » J’ai insisté et il a répondu « eh bien, si cela advient, je quitterai la police nationale. » Cela veut tout dire.

Autrement dit, pour revenir à votre question, je pense en effet que, de la même manière que les magistrats et que les inspecteurs de l’environnement, par exemple, prêtent serment, on pourrait prévoir une procédure et un texte particulier pour les policiers. Évidemment, après, c’est la jurisprudence qui définira ce que sont les valeurs de la République, et ce qui est incompatible, mais pourquoi pas ? Peut-être faut-il toutefois attendre de voir ce que vont donner les saisines de la commission de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, puisqu’elle ne s’est encore jamais prononcée. Il sera intéressant de voir comment, et selon quels critères, elle apprécie la compatibilité ou l’incompatibilité entre les missions exercées et le comportement des intéressés.

M. le président Éric Ciotti. Nous vous remercions pour vos réponses, monsieur le préfet.

 


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Audition du mercredi 20 novembre 2019

À 16 heures : M. Michel Cadot, ancien préfet de police

M. le président Éric Ciotti. Nous accueillons maintenant M. le préfet de la région Île-de-France, Michel Cadot, qui, avant d’occuper cette fonction, a été préfet de police de juillet 2015 à avril 2017.

Monsieur le préfet, avant de vous donner la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le préfet, à lever la main droite et à dire « je le jure »

(M. Michel Cadot prête serment.)

M. Michel Cadot, préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris du 20 juillet 2015 au 20 avril 2017. J’introduirai par quelques mots très brefs cette audition en vous précisant les conditions de mon passage à la préfecture de police, du 20 juillet 2015 au 20 avril 2017, et de mon départ.

J’ai quitté à regret ce poste à la suite d’un accident imprévu qui m’a conduit à partir dans la minute, un problème de mobilité m’empêchant ensuite de poursuivre ma mission dans des conditions normales. Hospitalisé pendant quelques mois, je suis parti sans aucun document et, pour dire la vérité, sans emporter les éléments que, sans doute, j’aurais préparés si j’avais connu une mutation normale. Je suis sorti de l’hôpital en fauteuil roulant pour prendre le poste que le nouveau gouvernement m’avait confié et qui était sans doute plus approprié à mon état de santé que les fonctions de préfet de police dans une période très exigeante en termes de mobilité personnelle.

J’ai été très marqué par ce passage à la préfecture de police, qui est une institution que je découvrais. Je n’y avais jamais exercé et je m’y suis beaucoup attaché. Je trouvais son modèle intéressant. J’ai œuvré pour engager, sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, une adaptation de ce modèle dans un contexte nouveau, celui d’une menace terroriste durable et très préoccupante pour notre pays et sa population.

De manière constante et en dehors des questions d’ordre public qui étaient également assez lourdes à cette époque, notamment en lien avec le projet de loi El Khomri ou le mouvement « Nuit debout », j’avais pour préoccupation majeure, sous l’autorité du ministre de l’époque, Bernard Cazeneuve, les questions de prévention de la radicalisation et du terrorisme ainsi que de la protection des personnes en externe, mais aussi la détection, le signalement et la vigilance dans l’organisation interne de la préfecture de police, pour en faire un outil efficace et correctement relié au système dans lequel il s’insérait sur la plaque de l’agglomération parisienne. La préfecture de police devait exercer la police d’agglomération en entretenant des relations étroites avec les services en charge de la mission de police au plan national.

Tels sont les deux points que je voulais évoquer en ouverture, monsieur le président.

M. Florent Boudié, rapporteur. Monsieur le Préfet, merci d’avoir accepté le principe de cette audition.

Vous avez pris vos fonctions le 20 juillet 2015. La note adressée au préfet de police Didier Lallement par la directrice du renseignement à la préfecture de police de Paris souligne qu’un signalement informel de la situation de radicalisation de l’auteur de l’attentat est intervenu au mois de juillet 2015.

Auriez-vous eu connaissance directement ou indirectement de cette situation au mois de juillet 2015 ? Cette question doit vous être posée, vous l’imaginez bien.

Une seconde question, qui me paraît centrale dans l’analyse que nous menons de la direction du renseignement à la préfecture de police : Françoise Bilancini a déclaré qu’au moment de sa prise de fonctions, vous lui aviez adressé une lettre très claire sur ses missions en tant que nouvelle directrice, qui incluait en particulier l’objectif de professionnaliser cette direction. Pourriez-vous nous décrire le constat que vous dressiez du mode de fonctionnement de la direction du renseignement, voire des problèmes ou dysfonctionnements des processus de détection de la radicalisation, des questions d’habilitation qui vous ont conduit, dans cette lettre de mission, à lui fixer cet objectif ?

M. Michel Cadot. À mon arrivée, le 20 juillet, les questions de radicalisation et de terrorisme étaient la priorité majeure. J’ai d’ailleurs reçu une lettre de mission du ministre, très détaillée, évoquant les évolutions qu’il attendait que j’engage dans le contexte de transformation de la menace à laquelle nous étions confrontés.

Concernant l’affaire que nous évoquons et le renseignement qui aurait circulé à cette date, je n’en ai eu aucune connaissance ; je n’ai reçu aucun message, aucune information, ni écrite ni orale, qui m’aurait bien entendu conduit à intervenir immédiatement.

Avant mon arrivée à la préfecture de police, j’étais préfet de région en Provence-Alpes-Côte-d’Azur, préfet des Bouches-du-Rhône. J’avais eu à connaître des débuts d’incidents très sérieux autour d’une raffinerie dans le département quelques semaines auparavant, très précisément le week-end de l’Ascension. J’étais parfaitement sensibilisé à ces sujets en tant que préfet de zone, je les traitais activement avec le préfet de police des Bouches-du-Rhône, même si l’organisation administrative était bien différente de celle de la préfecture de police de Paris.

En ce qui concerne l’arrivée de Mme Bilancini, je souhaite être très clair sur la lettre de mission. Elle a été signée tout juste après mon départ ; pour une grande partie, je l’avais préparée, c’est vrai, mais je n’ai pas eu connaissance de la version finale puisque je ne suis plus revenu à la préfecture de police et n’ai pas cherché à récupérer des documents correspondant au travail que j’avais effectué à ce moment-là, qui était aussi un travail de fond, pas uniquement de gestion de l’urgence. Si je n’ai pas connaissance du détail de la lettre, je puis toutefois vous indiquer l’esprit dans lequel j’avais entrepris sa rédaction car je l’avais assez fortement avancée, après en avoir discuté avec le directeur général de la sécurité intérieure de l’époque et le service du renseignement territorial central. Cette lettre avait pour objectif de poursuivre une collaboration dans un contexte évolutif de la menace terroriste, j’insiste sur ce point.

Entre 2015 et 2017, nous avons beaucoup progressé sur de nombreux sujets de défense de l’agglomération parisienne et de la région contre le risque de terrorisme et le développement de pratiques liées à la radicalisation d’une partie croissante, en tout cas d’une partie plus identifiée de la population. Je ne dispose pas de la date exacte de la prise de poste de Mme Bilancini, mais c’était quelques semaines, me semble-t-il, avant mon accident. Je n’ai pas travaillé avec elle pendant longtemps – un mois et demi, deux mois, guère plus.

J’avais évoqué l’hypothèse de renouveler un certain nombre des directeurs des services de la préfecture de police, qui étaient en fonction depuis le début du mandat présidentiel, voire depuis plus longtemps. On constatait une évolution assez forte de l’ordre public, la présence de plus en plus fréquente des « black blocs », une réflexion nouvelle sur l’ordre public. Il en allait de même de la sécurité publique ; en ce domaine, je voulais ouvrir davantage la conception et la mise en œuvre des politiques de sécurité aux préfets de département, avoir une relation un peu différente avec les collectivités pour répondre à l’urgence en matière de lutte contre la menace terroriste en insistant sur la prévention et la lutte contre la radicalisation.

Le temps passant, après deux ans en fonction, il me semblait utile d’envisager des changements que j’avais d’ailleurs demandés pour d’autres directeurs dans le simple souci de faire évoluer l’équipe autour d’un projet que j’avais commencé à bâtir sur différentes propositions, déjà débattues en interne, en lien avec les directeurs et les syndicats. J’avais réuni à trois reprises l’ensemble des commissaires ; j’avais engagé un travail significatif de transformation. Enfin, le ministre lui-même nous demandait de progresser avec l’insistance que vous lui connaissez, reflet de son souci de précision et de son attention constamment en alerte. Toutes les semaines, des réunions se tenaient dans son bureau avec les directeurs centraux et le préfet de police. Sur chaque sujet, il était très attentif à l’adaptation de chacun des outils dépendant du ministère de l’Intérieur – dont la préfecture de police – à ces évolutions des menaces.

Dans ce contexte, j’ai attendu le départ normal à la retraite du directeur des renseignements de la préfecture de police de l’époque, M. Bailly, avec lequel j’entretenais d’excellentes relations personnelles. C’était un homme qui avait une longue expérience de son métier, ayant effectué une grande partie de sa carrière à la préfecture de police. Je ne dispose pas des dates, mais il en était l’un des piliers ; il avait une très grande connaissance du terrain et de l’agglomération parisienne. C’était un homme en qui j’avais confiance, assez secret comme sa fonction l’y conduisait assez naturellement, mais avec lequel j’avais une relation que j’estimais très loyale et excellente. Le moment étant venu de son départ à la retraite, j’ai souhaité que soit retenu un candidat extérieur à la préfecture de police afin qu’il porte un regard neuf et extérieur et que soit instaurée une relation plus resserrée avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) qui était le référent au niveau national de la lutte contre le terrorisme, à un moment où cette dimension de la menace devenait centrale et durable, même si ses formes et la nature de la menace évoluent constamment. Je souhaitais donc trouver un directeur, issu de préférence de la DGSI. Tout cela a été validé par le ministre et par les directeurs concernés. Je m’en suis longuement entretenu avec M. Patrick Calvar, avec lequel j’avais travaillé à la préparation de cette transition et à la structuration renforcée des relations entre nos services face à une menace durable. Aussi ai-je choisi Mme Bilancini, alors sous-directrice à la DGSI, une femme de qualité, très réactive et qui remplissait toutes les conditions requises.

L’objectif de sa nomination et surtout de la lettre de mission qui lui a été confiée – comme moi-même, j’en avais reçu une à mon arrivée et comme j’en donnais une à chacun des chefs de service, ainsi que c’est la règle dans l’administration de l’État – était très simple. Des mesures d’adaptation avaient été prises progressivement afin de faire face à la menace en extérieur visant à protéger les lieux de rassemblement, les lieux de spectacle, les transports publics, les espaces publics, etc. La masse de travail était considérable, tant en externe qu’en interne : formation, sensibilisation, organisation de systèmes pour assurer la détection des signaux faibles et les traiter efficacement, sans oublier l’articulation avec les comités, les groupes d’évaluation départementale (GED), etc., tous aspects évoqués, je pense, par les différents préfets que vous avez auditionnés.

Sur le plan du renseignement, Mme Bilancini me paraissait être à même de mener une telle politique. Je pense que la lettre de mission peut être communiquée à votre commission, sous réserve qu’elle ne comporte pas de sujets classés « secret défense » ; elle portait davantage sur des questions de méthode et d’objectifs généraux, tels que la nécessité d’une bonne coordination des objectifs de travail avec la DGSI et le service central du renseignement territorial, la nécessité d’instaurer une plus grande fluidité dans la politique d’achat des outils techniques pour conduire une politique en profondeur de maîtrise du terrorisme, pour garantir et formaliser les commissions et les groupes de travail d’échange des informations, le rythme des réunions… De telles mesures consistaient à fixer une base et des lignes d’orientation pour un travail parfaitement coordonné, dans une vision que je considérais être celle de la durée et qui devait, ainsi, correspondre à ce que nous avions mis en œuvre, mais qu’il fallait poursuivre et consolider. J’ai été satisfait du travail de Mme Bilancini pendant notre période commune comme je l’avais été de celui de son prédécesseur.

M. le président Éric Ciotti. Malgré les précautions de langage que vous utilisez à l’égard du précédent directeur du renseignement de la préfecture de police de Paris, nous percevons dans votre propos des éléments qui suggèrent que tout n’était pas optimal dans le fonctionnement de la DRPP. C’est un sentiment que nous avons déjà ressenti dans plusieurs auditions et ce sont des éléments que d’autres commissions d’enquête avaient déjà relevés.

Monsieur le préfet, vous indiquez que la lettre de mission confiée à Mme Bilancini insistait sur l’amélioration de la coordination avec la DGSI. Le point est important puisque nous auditionnerons M. Bailly dans quelques instants. Au moment des attentats qui ont frappé Paris en 2015, un élément non négligeable était déjà apparu dans la coordination du suivi d’un des frères Kouachi entre la DRPP et la DGSI. En conscience, pouvez-vous nous dire que la DRPP fonctionnait bien lors de votre arrivée à la préfecture de police ? Existait-il des failles, des fautes, des dysfonctionnements, que vous aviez perçus ? Nous attendons de vous une analyse très précise sur ce point.

M. Michel Cadot. J’avais beaucoup d’estime pour M. René Bailly et j’entretenais avec lui une relation de grande confiance – pour être parfaitement clair et pour que ne subsiste pas la moindre ambiguïté !

Concernant le service dans son ensemble, son fonctionnement, la menace terroriste se sont transformés et développés, les événements se sont accélérés entre 2015 et 2017. J’insiste car il s’agit d’un élément majeur. Des lois ont été votées, des textes ont donné de nouveaux pouvoirs et ont clarifié le partage entre le judiciaire et l’administratif, des moyens technologiques beaucoup plus importants ont été mobilisés, des fichiers ont été constitués, qui ont justifié des changements d’organisation pour précisément s’adapter à cette évolution continue de notre optimum de sécurité. Vous avez raison, l’optimum n’est jamais définitivement atteint ; il s’adapte à une menace, qui est, elle-même, évolutive. Ce fut une période au cours de laquelle, objectivement, des évolutions très profondes du système sont intervenues, tout simplement parce qu’il était devenu une composante permanente et centrale, à certains égards, de l’action de police et de sécurité des Français et, pour ce qui concerne la préfecture de police, de la sécurité de la population de l’agglomération parisienne et d’une bonne relation sur la plaque de vie que constitue la région Île-de-France, autrement dit la zone au sens « sécurité ».

Ne me faites pas dire qu’il y avait des failles. Je n’étais pas un expert de ces questions : je les ai étudiées, j’y ai travaillé jour et nuit, j’y passais mes week-ends, je me suis entièrement consacré à cette tâche qui m’honorait, dont j’étais fier et que j’ai quittée à mon corps défendant, au sens propre comme au sens figuré. La DRPP que j’ai trouvée en 2015 était un outil parfaitement au point. Je ne peux pas dire s’il fallait ou aurait fallu plus précisément telle ou telle évolution entre janvier et juillet. En tout cas, le travail a été conduit et piloté avec mes collègues de l’administration centrale. Un travail en commun existait déjà : toutes les informations étaient transférées. Mais il s’agissait de passer à un stade de traitement systématique de cas et de signalements qui, sans doute, à une autre époque, n’étaient pas aussi nombreux et ne justifiaient pas une telle vigilance et un tel dispositif d’organisation. Tel est, de mon point de vue, l’esprit de cette lettre de mission sur ce volet précis. Bien sûr, il y avait également d’autres éléments. Par exemple, une gestion des ressources humaines qui doit toujours s’adapter par de nouveaux recrutements, la formation au sein même de la maison « préfecture de police » que devait assurer la DRPP en matière de radicalisation, de risques et de menaces terroristes.

M. le président Éric Ciotti. Comment qualifieriez-vous la relation entre la DGSI et la DRPP ? Deux éléments de contexte ont été livrés à notre commission avec de grandes précautions oratoires. Mme Bilancini notamment nous a dit avoir été nommée parce qu’elle était de la DGSI, dans l’idée d’améliorer la relation entre la DGSI et la DRPP. S’ajoute un élément factuel qui est au cœur des travaux de notre commission : si le suivi de Mickaël Harpon par la direction du renseignement territorial dans le département du Val-d’Oise a été communiqué, il n’a pas forcément été analysé et interprété par la DRPP.

M. Michel Cadot. Comme je l’ai indiqué brièvement, j’ai retenu Mme Bilancini parce que je souhaitais quelqu’un de la DGSI ; j’avais, bien sûr, l’accord du ministre et des directeurs.

Vous me demandez si j’ai souhaité retenir quelqu’un issu de la DGSI parce que la nomination précédente n’aurait pas convenu. Ce n’est pas cela. La préfecture de police est une maison qui a une certaine tradition et des habitudes de travail. C’est ainsi que le regard de chefs de service, de responsables qui ont connu d’autres approches est toujours le bienvenu si on veut une organisation optimale et une relation avec l’ensemble des directions tout aussi optimale. Le moment me semblait propice dans la mesure où nous avions développé depuis quelques années avec la DGSI des outils nouveaux et un mode de travail qui s’était renforcé. Nous l’avons fait de la même façon s’agissant de l’intervention en cas de menace terroriste entre la brigade de recherche et d’intervention (BRI), le RAID (Recherche, assistance, intervention, dissuasion) et le groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), dans un tout autre domaine. J’étais désireux que l’on fasse un peu respirer l’encadrement supérieur de cette grande organisation de l’État et, pour tout vous dire, c’est ce que je pratique encore dans ma responsabilité actuelle de préfet de Paris et de la région Île-de-France.

M. Éric Poulliat. Monsieur le préfet, vous avez exercé durant les années où la menace terroriste s’est largement intensifiée et même concrétisée dans la vie et dans la chair des Français. Nous pouvons supposer que cela a entraîné le besoin urgent, en tout cas un besoin prégnant, d’une évolution de la culture policière dans le traitement de la prévention et de la détection de ce qu’on appelle aujourd’hui « radicalisation » mais que l’on appelait différemment il y a quelques années.

Ma question porte sur la menace endogène, la menace ne venant pas forcément de l’extérieur mais de la préfecture elle-même. Avez-vous sollicité les services pour instaurer une remontée du renseignement clairement identifiée et désigné des personnes en charge de la lutte antiterroriste aptes à recevoir l’information afin d’éviter toute perte en ligne sur le plan du renseignement ?

Au-delà, avez-vous sollicité des sanctions disciplinaires ou administratives à l’encontre de personnes ou d’agents qui pouvaient poser un problème dans la lutte et la détection de la radicalisation ?

M. Michel Cadot. Quelques semaines après mon arrivée, j’ai formalisé des instructions à chacun des directeurs, notamment des services actifs. Ensuite, j’ai renouvelé assez fréquemment, tous les six ou neuf mois, ces instructions écrites afin d’adopter un système de remontée de signalements de comportements susceptibles de constituer des signaux faibles ou avérés d’atteinte au principe de laïcité, voire de radicalisation.

Ces instructions ont pris la forme de notes de service signées par le préfet de police lui-même et adressées à chacun des directeurs, leur demandant d’organiser ce circuit dans leur service. C’est au sein de chaque état-major qu’étaient centralisées les remontées émanant de chacune des directions, notamment des directions actives, les plus au contact avec la population. C’est d’autant plus vrai à la préfecture de police que, pour l’essentiel, nos jeunes recrues sortent tout juste des écoles de police. Ce ne sont pas des personnes qui ont poursuivi une carrière longue, ce qui permettrait de les évaluer sur la durée (ce n’est d’ailleurs pas le cas de la personne qui a commis ces assassinats). Généralement, ils sont entrés à la préfecture de police à leur sortie d’école, souvent faute de pouvoir aller en province. Voilà pour le premier point : un système organisé de remontées, qui a été structuré et qui donnait lieu à des remontées assez fréquentes.

Je me souviens de signalements légers, de signaux faibles, de comportements un peu curieux d’agents de police, par exemple de la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) qui gère l’ensemble des commissariats. Les agents y sont nombreux et on y trouve donc des comportements qui ne relèvent pas nécessairement de la radicalisation. Ils étaient signalés à l’état-major qui procédait alors à une analyse et à des enquêtes ; tous les cas avérés remontaient ensuite au cabinet du préfet de police.

Je ne dispose pas des chiffres mais j’ai vu qu’un tableau avait été établi sur la période, lequel recense une dizaine de cas avérés, c’est-à-dire des cas qui ont été remontés au niveau le plus élevé, celui du préfet de police et de son directeur de cabinet. Tous ont donné lieu à des mesures disciplinaires, à des mesures immédiates, s’il y avait lieu, à des retraits de port d’arme et autres mesures de ce type. En tout cas, tous ont fait l’objet d’une instruction administrative selon la procédure en vigueur à l’époque, les dispositions permettant à l’autorité hiérarchique de procéder directement à une sanction immédiate n’existant pas encore.

Ce système reposait parallèlement sur un travail continu de sensibilisation de chaque policier de la préfecture de police et un travail de formation destiné à identifier un certain nombre de comportements, en extérieur, mais aussi chez leurs collègues. Il convenait qu’ils acquièrent des réflexes afin de faciliter cette détection. S’ajoutait, bien entendu, l’obligation du signalement à la hiérarchie de proximité, celle de la direction concernée.

Ce travail me semble avoir été effectué très sérieusement. Il reposait sur un dispositif organisé de remontée au sein de chaque direction des éléments identifiés et une remontée systématique des éléments constituant des marques de radicalisation auprès de la hiérarchie, c’est-à-dire du préfet de police, puis de la direction des ressources humaines (DRH) qui en était saisie. Cela a représenté une dizaine de cas sur la période de moins de deux ans qui me concerne directement. Dans ce contexte, l’inspection générale de la police nationale était saisie et menait de son côté une enquête. Par ailleurs, il était possible de prendre des mesures de vérification, de criblage des fichiers mais aussi de surveillance afin de vérifier et de nourrir le dossier avant de le faire remonter. Le dispositif n’a pas été suffisamment efficace, cela va sans dire – et c’est bien malheureux – dans l’affaire que nous déplorons, mais le dispositif était en place, structuré, et faisait régulièrement l’objet de rappels. Quand on regarde dans le temps, on constate qu’il y a eu une progression continue du nombre des dossiers signalés. Notamment après l’attentat du Bataclan, je garde le souvenir de remontées bien plus nombreuses de signalements. Nous avons assisté à une prise de conscience dans les commissariats. Les agents ont compris que des comportements qui pouvaient être perçus dans le quotidien comme des erreurs vénielles méritaient d’être suivis avec beaucoup de soin. Nous avons constaté une mobilisation réelle autour de cette politique de surveillance et de détection. Bien évidemment, des mesures ont été prises dans les différents cas : changements de poste, non-titularisations, fins de stage.

M. Éric Poulliat. Vous avez parlé de marques de radicalisation ; les avez-vous nommées ou précisées aux agents ? À l’instar du préfet Lallement, avez-vous précisé par une note en quoi consistaient les marques de radicalisation ?

M. Michel Cadot. Nous avons rappelé, de manière générale, qu’il fallait être attentifs aux changements de comportement, aux actes de violence dans la vie familiale ou amicale, aux difficultés relationnelles avec les femmes, à l’isolement dans une équipe. Par ailleurs, des formations ont été dispensées pour précisément identifier les facteurs de risque, les signaux potentiels faibles ou élevés. Cela s’est fait dès le départ, en organisant une formation qui a été diffusée progressivement dès 2016 et que la DRPP a menée dans tous les commissariats.

M. Éric Diard. Je serai bref car la question a été largement abordée. Je reviendrai sur la lettre de mission intitulée « Professionnalisation du renseignement de la préfecture de police », car nous avons établi des comparaisons et avons eu connaissance d’éléments accablants. On a parlé d’ambiance familiale et même de cooptation familiale.

Je poserai une brève question subsidiaire. Vous avez dit que vous étiez préfet de la région PACA lors d’un événement relatif à une raffinerie. S’agit-il de l’incendie d’une cuve dont on n’a pas encore établi s’il s’agissait d’un accident ou d’un acte intentionnel ?

M. Michel Cadot. Permettez-moi de dire que la professionnalisation de chaque service est une exigence qui doit animer tout préfet et tout responsable d’une entité. C’est en ce sens que je me suis exprimé. Cela ne signifiait pas que le système précédent ou le système dont cette lettre de mission visait à assurer la suite n’était pas professionnalisé. On se professionnalise en fonction d’un contexte. Le contexte s’étant transformé, il était normal que des adaptations soient apportées à une époque qui n’était plus tout à fait la même. Je ne connais pas le détail de cette lettre, puisque je ne l’ai pas signée moi-même ; elle l’a été par mon successeur, quelques semaines ou quelques mois après sa prise de poste.

Mme Marine Le Pen. Les précédentes auditions de la commission ont donné à certains d’entre nous le sentiment que la préfecture de police se sentait immunisée contre le risque d’entrisme ou de recrutement d’agents déjà en poste par des organisations terroristes. Or le nombre de fondamentalistes islamistes augmentant chaque année et presque chaque mois, le risque d’entrisme ou de recrutement direct, qui semble être le cas de Mickaël Harpon, à moins que l’enquête judiciaire ne démontre le contraire, est de plus en plus grand. C’est le cas au sein de la police, de la préfecture de police et de structures susceptibles de véhiculer un très grave danger terroriste, comme la RATP, la SNCF, voire d’autres. Estimez-vous les procédures aujourd’hui mises en œuvre – qui nous apparaissent assez proches de l’amateurisme –, suffisamment rigoureuses et sérieuses face à l’aggravation du risque d’entrisme ou de recrutement dans des secteurs extrêmement sensibles ?

Un de nos collègues vous disait que l’on avait le sentiment d’une ambiance familiale, si bien qu’on aurait pu vouloir traiter un cas d’apologie du terrorisme impliquant un agent chargé de l’entretien du matériel informatique, lié non seulement au renseignement de la préfecture de police mais aussi à une lutte plus vaste contre le fondamentalisme islamique, sans dépasser la hiérarchie immédiate sur le mode : « on va régler cela entre nous ». Considérez-vous les procédures suffisantes aujourd’hui? Une institution extérieure ne devrait-elle pas être chargée de la surveillance, de la vérification et du criblage des risques potentiels de radicalisation, sachant que, dans toute structure humaine, il est difficile de compter sur l’un ou sur l’autre pour faire le signalement d’un collègue, de peur de dénoncer quelqu’un ou des agissements qui ne se révéleraient pas coupables ? Le sentiment d’appartenance à un espace privilégié, un entre-soi où on ne se dénonce pas les uns les autres, semble être particulièrement fort à la préfecture de police. Selon vous, quelle forme cette structure extérieure devrait-elle prendre et qui devrait en être chargé ?

M. Michel Cadot. Aucune structure, au fonctionnement aussi optimal soit-il, n’est totalement immunisée. Nous ne sommes jamais à l’abri d’un risque ou d’une faute, même si je crois pouvoir affirmer, pour la période que je connais et dont j’assume la pleine responsabilité, que le risque que vous qualifiez d’entrisme et d’apparition de situations au sein même de l’institution avait été pris en compte. Il avait donné lieu à des instructions claires et à un système de remontées organisé, à des prises de responsabilité dans les états-majors de chacune des directions, puis au niveau adéquat de prise de décision. Ce dispositif était évalué par un organisme extérieur, l’inspection générale de la police nationale, qui traitait les dossiers signalés – j’y reviendrai en réponse à votre deuxième question. Enfin, il conduisait à des sanctions, qui ont été prises dans chacun des cas. Je considère que ce dispositif avait été sérieusement mis en place et fonctionnait correctement. Malheureusement, et nous l’avons vu, cela n’offre pas une garantie à 100 %.

Pourrait-on trouver des modalités qui apportent une sécurité supplémentaire ? Il s’agit de la préfecture de police, mais on pourrait fournir des chiffres pour d’autres grandes directions du ministère de l’Intérieur. Ceux qui sont chargés de la police sont très nombreux, puisque, par définition, répartis sur le territoire ; et comme le risque, vous le relevez vous-même, est de plus en plus multiforme, ceux qui traitent ces informations sont en assez grand nombre. Il faut donc des dispositifs fondés sur l’éducation des fonctionnaires et une bonne formation au départ – ce n’était pas le cas de Mickaël Harpon qui était présent depuis longtemps –, donc sur la capacité à détecter des comportements déviants de personnes présentes depuis un certain temps ou nouvellement entrées et à déterminer rapidement si elles ne répondent pas à l’éthique du métier de police, aux exigences très particulières du renseignement et à ses contraintes juridiques. Les procédures de détection doivent partir de l’environnement de proximité, d’un système de remontées hiérarchiques contrôlées par la hiérarchie, en interne.

Faut-il prévoir, en dehors du service lui-même, une forme de contrôle extérieur, une sorte d’audit pour réaliser de temps à autre des vérifications, voire, dans un environnement très sensible, ouvrir des armoires en cas de signalement ? Je ne le sais pas. Il est possible qu’à un moment donné, on juge utile, dans tel service sensible, d’aller un peu plus loin. Vous le savez, prévalait, à la DRPP, une obligation d’habilitation au secret défense impliquant des enquêtes extérieures assez poussées conduites par d’autres directions, selon le domicile des personnes. En outre, il existait une sorte de jury d’entrée. On n’accédait pas uniquement sur concours d’entrée dans la police, il fallait être admis dans cette direction particulière. Le biais que vous craignez n’était pas exclu, mais c’était aussi un moyen d’obtenir des garanties par un questionnement plus précis et un entretien. Parler avec des personnes dans le cadre d’une audition permet d’aller plus loin, ce qui était le cas.

Enfin, je le répète, l’IGPN jouait un rôle et de conseil et de formation. Tous les dossiers lui étaient transmis. Faut-il envisager qu’une petite structure interne à la préfecture de police procède de temps en temps à des vérifications, à l’instar de l’inspection des finances qui vérifie parfois certaines pratiques dans les institutions chargées de gérer des fonds publics ? Je n’ai pas d’opinion personnelle sur ce point. Je n’en ressentais pas le besoin quand j’étais en place – mais je n’avais pas connu cette crise dramatique – car je sentais les équipes très mobilisées par la prévention de la radicalisation. C’était leur vie. Ils y croyaient. À mes yeux, ils ne pouvaient pas laisser passer des faits qu’ils auraient identifiés. En ce sens, ce drame est particulièrement douloureux pour toutes les équipes.

Mme Alexandra Valetta Ardisson. Au regard de votre expérience et des derniers événements, estimez-vous pertinent de maintenir, d’un côté, la DGSI et, de l’autre, la DRPP ? Ne pensez-vous pas que ces deux entités devraient fusionner ?

M. Michel Cadot. Je ne l’ai jamais pensé et je ne le pense toujours pas. Dans une agglomération parisienne comptant 7 à 8 millions d’habitants, dont certains territoires connaissent une situation très difficile nécessitant une reconquête républicaine, zone qui comporte les grands aéroports, principales portes d’entrée du pays, qui accueille toutes les grandes institutions nationales, internationales et diplomatiques, le modèle de la préfecture de police, quand il fonctionne bien – et c’est le rôle des préfets et des ministres d’y veiller – me semble efficace en matière de lutte contre la radicalisation et de renseignement, dès lors qu’il est bien articulé avec les directions centrales.

La population avec laquelle nous travaillons présente aujourd’hui des risques de radicalisation, pour reprendre le terme employé depuis le début de l’audition, sous des formes très diverses mais à des fréquences élevées. Des signaux faibles ne peuvent donc être recensés que par le système territorial des commissariats et identifiés dans les territoires au moyen d’une relation de proximité qui est celle de la police de sécurité publique et du renseignement territorial. Elle voit un certain nombre de choses, identifie ce qui se passe. C’est le cas si les systèmes d’une entité comme la préfecture de police sont bien reliés entre les directions opérationnelles, le judiciaire et le renseignement, bien articulés autour de chacune des directions centrales correspondantes, d’où l’esprit de la lettre de mission pour Mme Bilancini. Avec les quatre départements de la grande couronne qui ne sont pas dans la police d’agglomération, il n’y a pas de frontière étanche. C’est l’occasion de revenir sur la question du Val-d’Oise où l’information doit remonter du renseignement territorial, placé dans le département sous l’autorité de son préfet, au service central du renseignement territorial. Si l’information relève de l’autorité judiciaire ou si un renseignement le justifie, le service central le signale à la DGSI et, si la préfecture de police est concernée, alerte le préfet de police.

Le schéma de la grande couronne et de son articulation avec Paris et la petite couronne est un peu compliqué, mais cela n’est pas propre à l’agglomération parisienne, cela concerne l’ensemble de la France. On ne peut pas tout faire au niveau central. Des risques relèvent du « haut du spectre », d’autres du spectre normal, dont la détection doit être assurée à partir des territoires. En ce sens, s’agissant des objectifs d’une lettre de mission, les outils de détection et les habilitations judiciaires sont différenciés. Il est légitime que cette répartition soit bien structurée, dans la mesure où elle ne porte pas sur quelques dossiers mais sur un nombre très élevé de dossiers, compte tenu de l’accroissement du nombre de personnes figurant dans un fichier.

Ce modèle est toujours perfectible. Il ne doit pas se refermer sur un entre-soi. Je partage entièrement l’analyse selon laquelle il doit être ouvert à la mobilité des cadres entre les centrales et avec la préfecture de police. Le système doit être entièrement relié aux administrations centrales. Il doit être placé sous la seule autorité judiciaire ou administrative contrôlée par les deux ministres, mais il doit pleinement fonctionner de manière transversale dans un système géré sous la responsabilité de chacun des directeurs opérationnels et être coordonné par le préfet de police et son cabinet.

M. Meyer Habib. Ma première question porte sur les éventuels dysfonctionnements au sein de la préfecture. Avant de la développer, dites-moi si, selon vous, il y a eu, oui ou non, dysfonctionnement ?

M. Michel Cadot. Il y a eu, en tout cas, un drame qui ne doit évidemment pas être considéré comme résultant d’un fonctionnement normal.

M. Meyer Habib. Il y a deux semaines, Bernard Boucault et Michel Delpuech ont défendu la DRPP, ce que vous faites aussi très normalement. Ils ont parlé d’« un service sans dysfonctionnement ». Or Mickaël Harpon s’est réjoui de l’attentat contre Charlie Hebdo. Si Mme Françoise Bilancini, patronne du renseignement à la préfecture de police de Paris, que nous avons auditionnée à huis clos, nous a dit que ces faits avaient été signalés, il semblerait, aux dires de l’actuel préfet, M. Lallement, qu’aucune note claire, écrite, ne soit remontée. Cela me semble déjà être un dysfonctionnement, sans même parler de son habilitation secret défense.

M. Michel Cadot. Le mot « dysfonctionnement » est ambigu. C’est le dysfonctionnement soit d’un service, soit de quelques personnes. On ne peut pas dire, pour autant, que la DRPP a dysfonctionné. Sinon, on pourrait dire que la préfecture de police tout entière a dysfonctionné, que le ministère de l’Intérieur a dysfonctionné et que l’État a dysfonctionné. Soit ! Ce peut être un discours politique. Mais du point de vue humain et administratif, s’agissant d’enjeux aussi lourds, c’est d’abord une question de proximité. On doit à la vérité de le dire. Vous savez tous que c’est à ce niveau que l’on peut opérer des détections, dans la famille, dans le voisinage, en observant l’attitude de la personne que l’on croise dans la rue ou qui ne salue plus. En ce cas, le service, la section étaient en cause. Les collègues de Mickaël Harpon ont-ils fait remonter l’information à leur hiérarchie ? Je ne sais pas s’ils ont procédé à un signalement écrit, mais je peux vous affirmer qu’à mon arrivée en juillet, je n’en ai jamais eu connaissance et que si je l’avais su, je m’en serais occupé.

M. Meyer Habib. Manifestement, les protocoles et les procédures ont changé. Qu’après un fait aussi grave commis postérieurement à l’attentat contre Charlie Hebdo, un fonctionnaire de police continue à travailler sans qu’une note écrite ne remonte, c’est pour moi et pour nous un dysfonctionnement majeur.

M. Michel Cadot. De la part de l’agent qui n’a pas transmis l’information à sa hiérarchie ?

M. Meyer Habib. Est-ce que la procédure l’y obligeait ?

M. Michel Cadot. Oui bien sûr, mais si des personnes ne respectent pas le feu rouge, cela ne veut pas dire que le système des feux rouges est mauvais.

M. Meyer Habib. Pour motiver mon inquiétude, j’évoquerai la procédure des suspensions et des auditions de profils radicalisés. De 2012 à aujourd’hui, 66 signalements pour radicalisation ont été relevés à la préfecture de police et entre l’affaire et aujourd’hui, nous avons appris tout à l’heure qu’il y en avait eu 36. Sur 66, on en compte 36 en un mois et demi et 30 en l’espace de sept ans ! N’y a-t-il pas, là aussi, un dysfonctionnement majeur, sauf à penser qu’en un mois et demi, 36 fonctionnaires se seraient soudainement radicalisés ?

M. Michel Cadot, préfet de police. Je vous répondrai très précisément, en dépit de l’inconvénient de ne pas disposer des documents qui me permettraient, dans un souci de transparence envers votre commission, de citer des chiffres plus précis.

Tout dépend de ce qu’on appelle « signalement ». Pendant que j’étais en fonction, une dizaine de signalements avérés ont été relevés, qui ont donné lieu à des suites. Les trente ou quarante depuis le 5 octobre que vous évoquez ont-ils tous fait l’objet d’une décision ou d’une sanction et d’une remontée au niveau du préfet de police lui-même ? Je l’ignore. Quant aux remontées d’information au niveau des hiérarchies, elles ont été bien supérieures à dix. Je n’ai pas les documents. J’ai demandé à mon directeur de cabinet s’il en avait conservé. Il a retrouvé une note du 9 décembre 2015 relative au recensement des comportements de transgression du principe de laïcité par les effectifs de la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), qui en liste une quarantaine qui ont tous fait l’objet d’un examen. Ce n’est pas parce que quelqu’un demande à ses collègues d’être prénommé Adam que l’on peut considérer qu’il présente un risque de radicalisation et de dangerosité justifiant son licenciement ou le retrait de l’autorisation de port d’arme. Des personnes changent de prénom, certains comportements évoluent et appellent à la vigilance. Ce travail fin est conduit dans chaque service. Je pourrais citer des dizaines d’exemples, parce que notre société est ainsi faite : les gens changent, se laissent pousser la barbe, s’habillent autrement. L’important est d’assurer une vigilance de proximité afin que chaque cas qui le justifie soit signalé, ce qui, évidemment, aurait dû être fait au niveau de la section, de l’équipe, au vu de l’évolution psychologique sans doute compliquée de Mickaël Harpon, qui était tout de même là depuis quinze ou vingt ans.

M. Meyer Habib. Vous avez dit que les fonctionnaires sortant des écoles allaient à la préfecture de police faute d’aller ailleurs. Dois-je comprendre que l’affectation à la préfecture de police serait la moins demandée par les jeunes policiers ?

M. Michel Cadot. J’ai simplement voulu dire qu’une personne originaire de Toulouse ou de Morlaix préfère être nommée en Occitanie ou en Bretagne. Dès lors, ceux qui viennent à Paris, où les logements sont chers, les transports fatigants et le métier plus exigeant, sont les plus jeunes qui, n’ayant pas pourvu les postes ouverts dans les différents départements, passent le concours à Paris pour entrer quand même dans la police. Ils y restent sept ou huit ans avant d’être mutés ailleurs. Nous le vivons actuellement en Île-de-France pour tous les postes de la fonction publique. À la préfecture de région, on enregistre un taux de rotation des agents de dix-huit mois. Le foncier coûte une fortune et un jeune fonctionnaire ne peut pas se loger à moins d’accepter de faire deux heures de trajet le matin et deux heures de trajet le soir, dans un RER qui fonctionne à un taux de régularité de 90 %.

M. Florent Boudié, rapporteur. Le directeur de cabinet de l’actuel préfet nous a indiqué qu’à sa connaissance, il n’y avait eu aucune instruction écrite interne à la préfecture de police, si ce n’est une note de la DGPN datant d’octobre 2015, sur la prévention de la radicalisation. Vous venez, au contraire, d’évoquer une note du 9 décembre 2015. Par conséquent, vous confirmez qu’il y avait bien une instruction écrite. Pourrions-nous, pour les besoins de nos travaux, en avoir communication ?

M. Michel Cadot. Vous pouvez avoir communication, si vous le demandez, de toutes les notes produites. Je ne dispose que de la note que mon directeur de cabinet, qui a changé de fonctions depuis, avait emportée ou a fait photocopier et m’a transmise. J’ai ici cette note que j’avais signée le 29 septembre 2016, mais il y en a eu d’autres, rappelant les règles à tous les directeurs de la préfecture le police et demandant la transmission de tous les éléments d’information portés à leur connaissance à la cellule compétente de la direction du renseignement, par l’intermédiaire de leurs états-majors. Nous l’avons fait très souvent. Par ailleurs, nous avons mis en place des formations dès 2016, immédiatement après les attentats, d’abord en interne, pour nos propres agents, puis pour former les policiers sur le terrain, dans les commissariats, ainsi que d’autres fonctionnaires extérieurs, ceux qui reçoivent du public, afin qu’ils sachent comment se comporter dans certaines situations. C’était vraiment une préoccupation interne et externe qui prenait aussi en compte, et dans l’urgence de la nécessité, l’exogène. Notre priorité et notre obsession étaient d’éviter autant que possible le renouvellement d’attentats organisés comme ceux que nous avions connus le 13 novembre.

M. Jean-Michel Fauvergue. Je vous poserai une question en toute humilité, compte tenu de ce que nous avons vécu ensemble. Vous avez indiqué à une de mes collègues en quoi il était intéressant pour un préfet de police d’avoir un service de renseignement « à lui » ou à la préfecture de police. À l’inverse, en quoi un service national travaillant en local, une antenne de la DGSI ou du service central du renseignement territorial (SCRT), serait-il handicapant ? Ne peut-on prévoir un tel schéma, qui nous semble, à nous, représentants de la nation, mais je pense aussi à tous les préfets appelés à représenter l’État partout en France, constituer de moindres coûts humains et financiers. Surtout, cela nous semble intéressant pour lutter contre la perte d’informations générée par la multiplication des canaux. C’est de cela qu’il est question avec le rassemblement de ces services importants, en particulier à la préfecture de police.

M. Michel Cadot. Je vous remercie pour la clarté de votre question. Ce modèle est imaginable mais je ne crois pas, au travers de mon expérience de préfet de police, qu’il serait plus efficace. Il suppose le regroupement du service central du renseignement territorial, de la DGSI, de la DGPN, des sources d’information et de renseignement de la gendarmerie nationale, de la direction centrale de la police judiciaire dans un même service de renseignement. Cela ferait remonter la totalité des informations, les signaux faibles comme les signaux lourds présentant un risque élevé et justifiant une confidentialité et un suivi plus importants vers un même centre de renseignement. En France, nous considérons parfois l’unité comme un gage d’efficacité, mais la vérité oblige à constater que pour coordonner ces différentes sources de renseignement au niveau central, les ministres, en particulier dès 2015, ont été amenés à créer des structures, comme la coordination nationale du renseignement, avec un préfet nommé à sa tête, en plus d’une autre qui existait antérieurement. Une réunion hebdomadaire présidée par le ministre est destinée à faire remonter les informations de toutes ces directions sur les dossiers les plus sensibles, ce qui était très utile et très bienvenu. Ce travail est réalisé, dans une zone à très forts enjeux sécuritaires, au sein de la préfecture de police, sous le contrôle d’un préfet de police, de son cabinet et des directeurs dans un système intégré à l’intérieur duquel la communication horizontale est facilitée.

Le risque de créer un esprit maison, évoqué par l’un de vos collègues, est indéniable. Il faut donc y parer par le choix des recrutements, la formation et une mobilité régulière, qui est d’ailleurs souhaitée par les agents eux-mêmes, qui n’ont aucune envie de faire toute leur carrière à la préfecture de police, s’ils peuvent effectuer des alternances ailleurs. Encore faut-il offrir des postes de nature à rendre le déroulement de carrière utile et attractif. Mais cette mise en commun est, à mon sens, un système optimal, compte tenu de l’importance du territoire et de sa particularité, sous réserve de la garantie et du contrôle d’un réel partage interne à la préfecture de police entre les différentes directions territoriales chargées du renseignement et de la police judiciaire et les niveaux centraux, qui doivent recevoir la totalité des informations. En outre, des règles claires de partage des dossiers doivent être établies, entre ceux relevant du niveau central et ceux qu’il délègue puisque, vous le savez, la DRPP n’est pas du tout indépendante. Elle ne l’était pas en 2015, elle ne l’était pas avant non plus, mais elle s’inscrivait dans un schéma de partage hebdomadaire des dossiers lors de réunions à la DGSI, lesquelles ont été densifiées. Il y avait aussi des réunions à la préfecture de police, autour du préfet de police, chaque semaine.

Le schéma que vous suggérez est possible mais je ne suis pas persuadé qu’il serait le mieux adapté à une agglomération dense, à l’urbanisation continue, constituant un bassin unique de vie, de logement et d’emploi. Les personnes ne peuvent pas être traitées à l’échelle du seul département, parce que, vous l’avez relevé, il faut obtenir des renseignements aussi bien sur les lieux de logement ou de travail que de culte, de sport ou autres… Les renseignements émanant des bailleurs sociaux et d’autres acteurs territoriaux méritent d’être mis en commun, puis triés pour faire remonter vers la DGSI les cas relevant réellement d’une action lourde et pour confier à la DRPP ce qui relève d’une action pilotée en bonne harmonie, traiter enfin sur le plan territorial ce qui constitue des signaux plus faibles et demande une surveillance continue et régulière. À cet égard, je précise que nous avons organisé, dès après les attentats du Bataclan, une réunion tous les quinze jours avec l’ensemble des services, y compris la DGSI et le parquet, afin d’examiner tous les cas signalés et recensés dans les quatre départements de Paris et de la petite couronne. Ce travail de coordination du renseignement avec la DRPP, la DGSI, le SCRT était fait auparavant, mais son suivi est désormais plus efficace car plus proche de la réalité complexe du phénomène de radicalisation qui n’est pas uniforme.

Mme Laurence Vichnievsky. Merci infiniment pour les explications que vous nous apportez sur le sujet central de la réorganisation éventuelle des services de police, en particulier des services de renseignement. Moins experte que vous en la matière, je garde toutefois le souvenir du service judiciaire et du contexte historique dans lequel la préfecture de police de Paris a été créée. Je pense qu’une telle réorganisation ne serait peut-être pas plus performante, mais qu’elle ne le serait certainement pas moins, parce qu’une unité de commandement est intéressante en termes de responsabilité. J’entends bien l’argument de la proximité, mais s’agissant de Paris et des départements limitrophes, cette proximité est particulière. On travaille à Paris mais on n’y dort pas forcément et inversement. On peut imaginer une déclinaison régionale répondant au besoin de proximité sans nuire au commandement ou à la communication. On peut imaginer les mêmes réunions que celles que vous évoquiez à un niveau régional présentant une unité de structure. Magistrate, j’ai un peu souffert de la complexité de la préfecture de police de Paris dont il était difficile de comprendre ne serait-ce que l’organigramme. Or la saisine d’un service compte beaucoup dans la résolution d’une enquête. C’est pourquoi, s’agissant du renseignement, l’unité de commandement me paraît de nature à éviter la confusion des genres. Mais ce n’est là qu’une observation.

M. Michel Cadot. C’est plus qu’une observation. Vous n’avez pas tort de nous inviter à nous interroger sur la pertinence du modèle à l’échelle territoriale. Je pense que ce modèle d’organisation est pertinent. Il a été positionné sur une agglomération dense et continue, qui dépasse les quatre départements de Paris et de la petite couronne. Une unité de commandement coordonnée s’impose et il convient de s’interroger sur les zones où un important déploiement a été réalisé ces dernières années. Dans ces zones qui se sont urbanisées en deuxième couronne, nous avons connu quelques cas d’attaques contre des policiers, par exemple, à Magnanville. La question se posera sans doute un jour, mais le modèle doit d’abord être bien relié au niveau central et non être centralisé en étant dirigé par l’administration centrale, à moins de fusionner toutes les directions, ce qui ne serait pas raisonnable.

Ensuite, nous avons commencé à le faire en élargissant le périmètre aux aéroports, qui constituent une source non négligeable de risques potentiels. Enfin, nous avons coordonné la transmission des informations par les collègues des départements de la grande couronne au moyen de systèmes intégrés et de réunions assez régulières qui pourraient être formalisées plus fortement. Mais nous n’en sommes pas au point d’intégrer une structure nouvelle, qui serait en quelque sorte une préfecture de police à l’échelle régionale. Il faut bien une échelle de travail pertinente pour un territoire de 12 millions d’habitants, avec des milliers de personnes suivies, soit dix fois plus que dans n’importe quelle autre région, ce qui rend l’extension peu raisonnable à court terme. Une sécurisation des règles de partage des informations et une surveillance de leur bon fonctionnement permettront davantage de faire encore progresser le système à l’échelle régionale.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le préfet, je vous remercie.

 


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Audition du mercredi 20 novembre 2019

À 17 heures 15 : M. René Bailly, ancien directeur du renseignement de la préfecture de police (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Je remercie M. René Bailly, directeur du renseignement de la préfecture de police de Paris de 2009 à 2017, d’avoir répondu à notre invitation. Je précise que cette audition ayant lieu à huis clos : nos échanges seront consignés mais ne feront pas l’objet d’une retransmission audiovisuelle.

Monsieur, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. René Bailly prête serment.)

Votre audition est attendue, car nous espérons obtenir des réponses précises sur les événements tragiques qui ont frappé la préfecture de police le 3 octobre. Certes, vous n’étiez alors plus en fonction, mais nous aimerions vous entendre sur ce que Mme Françoise Bilancini, dans sa note adressée le 5 octobre au ministre de l’Intérieur, des personnes que nous avons auditionnées, préfets et cadres administratifs de la préfecture de police, et M. Christophe Castaner lui-même, devant la commission des lois, ont qualifié de « faille » ou de « dysfonctionnement ».

Dans la lettre de mission adressée à votre successeure au moment de sa prise de fonction, il est fait mention de la « professionnalisation » de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP). Ce mot, lourd de conséquences, pourrait signifier qu’il existait auparavant un défaut de professionnalisme. C’est la critique sous-jacente qu’il nous a semblé percevoir, en dépit des précautions oratoires, dans les propos des responsables actuels. Ceux-ci ont souligné qu’ils avaient amélioré les procédures, renforcé les liens et la coopération avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Nous pouvons interpréter ces remarques comme une critique en creux de la période lors de laquelle vous étiez en responsabilité, du 15 mai 2009 jusqu’au premier trimestre 2017. Comment avez-vous perçu cette remise en cause plus ou moins explicite ?

Nous vous interrogerons également sur la genèse des signalements, tels qu’ils sont décrits par Mme Bilancini dans sa note adressée au ministre de l’Intérieur, sous couvert du préfet de police. Au lendemain de l’attentat qui a frappé Charlie Hebdo, Mickaël Harpon aurait, lors d’un échange verbal avec deux de ses collègues, exprimé une forme d’apologie du terrorisme en déclarant : « c’est bien fait ». La situation de cette personne et ces propos auraient donné lieu à des échanges informels, fin août ou début septembre.

Avez-vous eu connaissance de ces faits ? Vous ont-ils été remontés ? Est-il concevable que, dans l’un des premiers services de renseignement français – appartenant au deuxième cercle, certes, mais assurant des missions très importantes sur une plaque territoriale stratégique –, des faits qui nous paraissent aussi graves n’aient pas entraîné une plus grande vigilance et le déclenchement d’une procédure de précaution à l’encontre de Mickaël Harpon ?

M. René Bailly, ancien directeur du renseignement de la préfecture de police. Monsieur le président, je tiens d’abord à signaler que c’est la première fois, depuis que les faits ont été commis, que j’ai l’occasion d’en parler avec d’autres personnes que les membres de ma famille. Depuis les événements, je n’ai bien sûr pris aucun contact avec les fonctionnaires du service. Pourquoi serais-je allé les ennuyer dans ces circonstances dramatiques, quand je n’ai pas été en relation avec le service depuis deux ans et demi ?

Je ne dispose pas d’autres éléments sur ce drame épouvantable. Je l’ai vécu dans une proximité un peu plus grande que d’autres, car je connaissais intimement l’une des malheureuses victimes, pour des raisons que je pourrai développer.

Je suis arrivé à la DRPP non pas à la mi-mai, mais en juin 2009. Vous avez parlé à plusieurs reprises de « professionnalisme ». Je dois dire que, venant de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), qui venait d’être créée et où j’étais directeur-adjoint, et auparavant de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG), où j’exerçais les mêmes fonctions, soit deux grands services dont le professionnalisme a toujours été reconnu, j’ai trouvé les personnels de la DRPP très professionnels.

Je tiens à le souligner, pour eux. C’est le constat que je fis à mon arrivée, et cela demeure, depuis mon départ en avril 2017 et au-delà du drame qui nous occupe, mon intime conviction. Cela m’incite à dire, et je ne reviendrai pas là-dessus, que la faute d’une, de deux ou de trois personnes ne doit pas rejaillir sur l’ensemble du dispositif. Les personnels qui ont la chance d’être aujourd’hui vivants en sont tout aussi victimes que ceux qui ont été assassinés.

À mon arrivée, le service était composé de quatre sous-directions : trois sous-directions spécialisées – renseignement territorial, sécurité intérieure, immigration clandestine et travail illégal – et une sous-direction transversale, la sous-direction des ressources et des moyens, à laquelle appartenait l’auteur des faits. Il me semble, car cela remonte loin, que celui-ci travaillait déjà en 2009 dans l’unité informatique de cette sous-direction. Celle-ci comprenait d’autres services chargés notamment de la gestion des moyens techniques, des interceptions de sécurité, à la disposition des trois sous-directions spécialisées.

Concernant les faits eux-mêmes, parce que c’est ce qui me préoccupe le plus, j’ai dit que je ne connaissais pas du tout les orientations de l’enquête. Je n’ai pas eu d’écho particulier sur cette affaire

M. Meyer Habib. Avez-vous regardé les autres auditions ?

M. René Bailly. Non. J’ai seulement suivi les dernières minutes de l’audition du préfet Cadot, dans la salle où j’attendais.

Je connaissais très bien l’une des victimes, M. Damien Ernest. C’est lui qui s’occupait des problèmes de mon ordinateur et qui gérait mon téléphone. L’une de ses filles ayant rencontré un problème de santé très grave, j’étais parvenu, par le biais de connaissances dans le milieu hospitalier parisien, à ce qu’elle soit adressée à un spécialiste. Cela m’émeut d’en parler ; sans que je fasse montre d’une curiosité excessive, il venait régulièrement me tenir au courant de l’évolution de l’état de santé de sa fille, dont il était très heureux.

J’ai eu affaire à quelques reprises à Mickaël Harpon, qui ne s’est jamais trouvé seul dans mon bureau. Il venait, toujours accompagné de son chef de section, s’occuper de mon dispositif informatique.

Je l’ai lu dans la presse, je l’ai entendu à la radio : il y aurait eu un signalement en 2015 sur les propos que vous venez de rappeler. J’ignore le contexte, je ne sais pas si ces mots ont été prononcés dans le cadre d’une altercation entre fonctionnaires, si cette personne a dit cela par dérision ; je ne dispose d’aucun élément là-dessus.

Ce que je crois intimement, c’est que ce signalement qui, je le dis très solennellement, ne m’a été communiqué à aucun moment, que ce soit par écrit ou oralement, et que j’ai découvert après les faits, est resté en quelque sorte à huis clos, comme cette audition. Il n’est pas sorti du bureau.

Précisément, il est intéressant d’expliquer comment les bureaux sont organisés à la DRPP. Si, à mon arrivée en 2009, j’ai trouvé les personnels du renseignement territorial, de la sécurité intérieure et de la lutte contre le terrorisme très professionnels, j’ai constaté que l’installation des services n’était pas cohérente. Cela n’a peut-être pas été dit lors des auditions précédentes. Les services étaient complètement dispersés sur trois étages, le service de lutte antiterroriste se trouvant, par exemple, à proximité du renseignement territorial. Mon premier objectif, qui n’a pas été entièrement rempli et je vous dirai pourquoi, fut donc de réinstaller les groupes de fonctionnaires au sein de la direction. Ce n’est pas un grand exploit que de l’avoir fait, et tout le monde y a participé d’ailleurs de très bon gré. La sécurité intérieure et le renseignement territorial sont allés occuper chacun un étage, ce qui a créé un peu d’étanchéité entre les fonctionnaires sur le plan matériel. Sur le plan stratégique, les sous-directeurs, dont les bureaux se trouvaient dans le voisinage immédiat de la direction, où ils n’avaient rien à faire, ont été installés au sein de leur service, à proximité de leurs effectifs. J’ai pensé que c’était important pour la communication.

L’unité informatique, retenez-le, avait été installée peu avant mon départ, en 2016 ou en 2017, face au bureau du sous-directeur des ressources et des moyens. Il suffisait aux six ou sept agents de l’unité de traverser un couloir large de 2,50 mètres pour frapper à sa porte. Avant ce déménagement, ils se trouvaient dans un local très exigu qui donnait sur la place de la Cité. Cela me préoccupait car le serveur se trouvait au milieu et je craignais qu’il tombe en panne l’été, faute de système de refroidissement. Ce déménagement a permis de les installer dans un open space où se trouvaient le chef de section, son adjoint, M. Ernest, et Mickaël Harpon. Comme cela a été dit, constaté et déploré, il y avait une ambiance, je ne dirais pas familiale, mais de proximité : les personnes se côtoyaient, se voyaient tous les jours, partageaient et connaissaient beaucoup de choses sur la vie privée de chacun.

J’ignore toujours à qui ce signalement a été communiqué, à quel niveau il s’est arrêté, mais je présume que cette proximité explique qu’il ait pu être gardé en interne, au sein de ce bureau. C’est une proximité historique ; on ne dévoile pas tout ce que l’on apprend, on ne signale pas, assurément, ce type de comportement. Car l’on se doute bien que dénoncer ces propos conduirait inévitablement, et assez rapidement, à l’éviction de l’intéressé du service. Donc, on se protège, on s’auto-protège. Je ne dispose pas d’éléments particuliers pour l’affirmer, mais le recul, la connaissance et l’expérience des contacts avec eux me le font croire.

M. le président Éric Ciotti. Je souhaite donner ici lecture d’un passage clé de la note de Mme Bilancini, dont la presse a fait largement état.

« Plusieurs collègues directs de l’intéressé (Laurent S., Élodie C.) ont ainsi révélé avoir noté par le passé, chez l’intéressé, des signes de radicalisation, et déclarent en avoir alerté leur hiérarchie ou pris conseil auprès de collègues spécialistes de ces problématiques.

Laurent S. déclare ainsi avoir eu une vive querelle avec l’intéressé en 2015, à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo, M. Harpon ayant déclaré : “c’est bien fait”. Accompagné d’un collègue de la même section, Laurent S. dit avoir informé verbalement, en juillet 2015, un fonctionnaire de la SDSI, le major Bertrand L., en charge des signalements de radicalisation, du mariage de M. Harpon avec une musulmane, de sa conversion à l’islam et du fait qu’il ne serrerait plus la main des femmes ni ne les embrasserait. À ce stade, aucun autre élément n’était évoqué.

Le major Bertrand L. confirme que cet échange a bien eu lieu, qu’il était informel, et que ses deux collègues étaient dans la retenue. Il leur demandait alors s’ils souhaitaient formaliser ce signalement, ce qui n’était pas leur intention, leur démarche s’inscrivant dans une perspective de conseil. Ils déclaraient qu’ils souhaitaient en parler à leur chef de section, le commandant Pascal P. Ce dernier serait revenu vers le major Bertrand L. fin août/début septembre 2015, en présence d’un autre fonctionnaire de la SDSI, le gardien de la paix Stéphane A., pour lui dire “qu’il n’y avait pas de sujet avec M. Harpon et qu’il gérait à son niveau”. »

Cela fait quand même au moins quatre fonctionnaires qui ont eu connaissance de ces éléments, dont un commandant et un major en charge des signalements de radicalisation. Comment est-il possible, au-delà de la proximité que vous évoquez, que ces éléments ne soient pas remontés ?

M. René Bailly. M. Pascal P., que j’identifie maintenant comme le chef de l’unité informatique, a pour le moins manqué de bon sens et de discernement. Il n’a pas voulu en parler pour ne pas nuire à ce collègue. Il a neutralisé l’information. Je ne peux pas expliquer qu’il ne se soit pas soumis à l’obligation morale qu’il avait de l’exprimer. Ce qui m’étonne, c’est qu’apparemment, plusieurs autres fonctionnaires ont détecté des éléments et n’en ont pas parlé, alors que leur hiérarchie est à leur écoute.

Lorsque je rencontrais le commandant P., nous avions un dialogue constructif sur les thématiques de son service, et il ne me semblait pas handicapé au point de ne pas pouvoir exprimer des choses qui le préoccupaient. Je crois qu’il a voulu protéger ce fonctionnaire, ou qu’il a manqué de discernement parce qu’il n’a pas cru à la menace que Mickaël Harpon représentait, ou peut-être, ne l’a pas appréciée comme il convenait de le faire.

Mme Bilancini le confirme et vous venez de le rappeler : à aucun moment ces signalements n’ont été communiqués à une hiérarchie intermédiaire. Et pourtant, il ne manquait pas de commissaires ; même si, après la réforme des corps et carrières, leur nombre a été fortement réduit en comparaison des effectifs d’un autre grand service du renseignement, situé à Levallois-Perret. Les commissaires étaient là, à l’écoute, particulièrement mobilisés sur ces questions puisque nous ne parlions que de la menace terroriste, depuis des années. Même les fonctionnaires du renseignement territorial étaient impliqués dans le dispositif et effectuaient des signalements auprès de leurs collègues de la sécurité intérieure lorsque leurs sources leur donnaient des informations ; le métier du renseignement, c’est aussi de traiter les sources, d’aller chercher le renseignement.

Tout ce dispositif fonctionnait bien, mais un seul homme peut l’annihiler ; c’est le constat que je fais malheureusement aujourd’hui. M. le préfet Cadot l’a rappelé tout à l’heure : quelle que soit la qualité d’un dispositif, un seul élément peut ne pas jouer son rôle, et cela semble avoir été le cas. Je ne vois pas comment on peut procéder autrement, si ce n’est de rappeler les consignes, de faire signer des engagements aux fonctionnaires. Pour autant, la personne aurait-elle fait remonter l’information ? Je ne le crois pas.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je reviens sur la lettre de mission à Mme Françoise Bilancini, dans laquelle le préfet Cadot fixait un certain nombre d’objectifs et indiquait très clairement la nécessité d’améliorer la coordination, la fluidité des relations avec le service central du renseignement territorial (SCRT) et la DGSI. Comment définiriez-vous les relations entre le service que vous dirigiez alors et ces services de renseignement ?

Existait-il au sein de la DRPP, et plus généralement de la préfecture de police, des instructions écrites qui établissaient une procédure de remontée d’information, dans l’hypothèse de la détection d’une radicalisation potentielle parmi les agents ? Les députés que nous sommes et dont le regard est forcément extérieur – c’est le sens de notre mission – ont le sentiment que de telles procédures n’ont été intégrées qu’à partir de 2017, et plus concrètement encore au travers d’une note d’instruction datant du 7 octobre 2019, soit après l’attaque.

M. René Bailly. J’aurais pu en parler en préambule : je suis arrivé en 2009 pour des raisons bien précises. Je rappelle que j’étais directeur central adjoint à la DCRI depuis 2008, après avoir occupé les mêmes fonctions entre 2006 et 2008 à la DCRG. Je ne souhaitais pas particulièrement revenir à la préfecture de police, où j’avais passé dix-neuf ans et neuf mois, ce qui est un peu long, à la section antiterroriste des renseignements généraux (RGPP). Mais on m’a demandé, intimé même, malgré mes réticences initiales, de retourner à la préfecture de police, à la DRPP, pour une simple et bonne raison : il fallait que la circulation de l’information soit rétablie sur les ponts qui mènent à l’île de la Cité !

Cette circulation, à vrai dire, était inexistante : il n’y avait aucun échange d’informations. Il ne m’appartient pas de dire pourquoi. On m’a demandé une fois à quand remontait la coordination avec les services de renseignement. J’ai répondu : « au 3 juin 2009 ». Et si j’en ai un souvenir aussi précis, c’est que je suis arrivé à la DRPP le jour précédent.

J’avais des instructions très précises, tant de la part du ministre de l’Intérieur, de la DCRI, que du préfet de police d’alors, M. Michel Gaudin : il s’agissait de communiquer les informations. Du 3 juin 2009 jusqu’à mon départ, en avril 2017, la coordination avec le service central du renseignement n’a fait que s’amplifier.

Dès le départ, nous avons passé toutes les informations. Cela signifie que nous communiquions à la DCRI, devenue la DGSI, les notes d’information sur la sécurité intérieure que nous adressions chaque jour au préfet de police et au ministre de l’Intérieur ; nous en rédigions entre 1 500 et 2 000 par an. Cela me paraissait capital. Je rappelle qu’avant 2009, aucune note n’était transmise, ce qui ne semblait déranger personne. Mais s’il était survenu une vague d’attentats, il aurait fallu rendre des comptes, et cela aurait été très difficile !

Je communiquais tous les mois au directeur, M. Patrick Calvar, un listing complet de nos interceptions de sécurité. Ce n’est pas rien. Cela signifie que nous dévoilions tous les objectifs que nous traitions au plan opérationnel sur la plaque urbaine parisienne. Les services n’avaient qu’à mettre, passez-moi l’expression, un coup de Stabilo boss sur les lignes dont ils voulaient un double, et ils l’obtenaient systématiquement. Auparavant, lorsque j’étais moi-même à la DCRG, puis à la DCRI, je n’avais aucune connaissance des objectifs suivis par la DRPP.

La coopération était donc totale, rien n’était caché. Nous passions également à la DCRI puis à la DGSI toutes les notes de contact, c’est-à-dire les notes que l’on établit après avoir recueilli des informations auprès des sources. Cela me paraissait la moindre des choses puisque c’est cette direction qui finançait cette activité. J’en souffrais d’ailleurs lorsque j’étais directeur adjoint de la DCRI : on refusait de nous transmettre les notes de contact alors que j’envoyais, par porteur, le financement du traitement de ces sources !

Toutes les notes d’information, tous les objectifs traités, toutes les interceptions de sécurité, toutes les notes résultant du traitement des sources étaient communiqués. Nous faisions preuve d’une franchise totale à l’égard du service central du renseignement.

Dès mon arrivée, j’ai nommé un officier de coordination, qui est allé s’installer à la DCRI. Cela n’empêchait pas les fonctionnaires de cette direction d’interroger directement leurs homologues de la DRPP, et ils ne s’en privaient pas. Tout cela était relativement fluide, et ne nécessitait pas de contrôle de ma part.

La coopération s’est encore amplifiée avec l’installation d’un officier de liaison de la DCRI à la DRPP. Alors qu’il n’y a pas beaucoup de place – l’immobilier est un problème à la DRPP et j’aimerais évoquer avec vous la sécurité des locaux –, j’ai tenu à ce qu’il ne soit pas installé dans un placard, mais au secrétariat attenant au bureau du sous-directeur de la sécurité intérieure. Cela signifie que toutes les informations qui parvenaient au sous-directeur étaient à sa disposition.

À la demande de M. Patrick Calvar, j’ai également désigné un officier de liaison pour travailler au sein de la cellule interservices Allat installée à la DGSI, qui synthétisait le renseignement sur la menace terroriste.

Deux officiers de liaison de la sous-direction du renseignement territorial étaient également installés au SCRT, pour traiter toutes les informations concernant l’ordre public, les violences urbaines, y compris les cas ou les signalements de radicalisation potentielle.

Nous avons donc mis en place un dispositif que je considère comme pertinent ; je n’ai jamais douté de son efficacité.

M. Florent Boudié, rapporteur. Qu’en est-il des procédures internes de détection de la radicalisation ?

M. René Bailly. Tout le monde était très sensibilisé à la menace dont la France faisait l’objet. C’était, au-delà de l’ordre public, notre préoccupation principale et nous en parlions plusieurs fois par jour. Tous les services étaient impliqués dans le dispositif, même la sous-direction de l’immigration clandestine et du travail illégal. En effet, celle-ci procédait à l’interpellation de nombreuses personnes, notamment des étrangers en situation irrégulière. Parmi les individus qui se trouvaient en garde à vue ou en rétention administrative, on pouvait légitimement espérer qu’il puisse se trouver des profils susceptibles de nous intéresser et de constituer des sources. Nous pouvions aller librement leur parler. Tous les agents étaient donc impliqués et pas une personne, je pense, pouvait s’estimer ne pas être sensibilisée à la lutte contre le terrorisme et au phénomène de la radicalisation.

Pour ce qui est de la radicalisation des agents, nous avons reçu entre quatre et six signalements de comportements suspects. Si je me souviens bien, ils visaient des fonctionnaires de la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), peut-être des fonctionnaires de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC). Un cas, concernant un fonctionnaire de la gendarmerie nationale, avait particulièrement appelé notre attention. Ces signalements ont fait l’objet de notes, de communications écrites, de rapports adressés immédiatement aux directeurs actifs de ces services, sous couvert, bien évidemment, de l’autorité du préfet de police. Je n’ai pas eu de retour – je n’avais pas à en connaître – sur le sort ou les décisions qui ont été prises à l’égard de ces fonctionnaires.

S’agissant de la détection interne, je n’ai pas souvenir d’avoir eu de signalement, et certainement pas sur la personne dont les agissements ont conduit à la création de cette commission d’enquête. Cela fait deux ans et demi que j’ai quitté ce service, je n’ai pas souvenir d’éléments précis ou de fonctionnaires qui auraient pu attirer notre attention.

Il est arrivé que je demande à la DGSI, et à la DCRI, de réaliser des vérifications, voire des surveillances, sur des fonctionnaires de la DRPP qui pouvaient présenter des signes de déloyauté à l’égard du service ou de non-respect de la confidentialité, dans leurs activités sur Facebook, par exemple. Mais il ne s’agit pas là de radicalisation.

La DGSI avait attiré mon attention sur un ou deux cas de fonctionnaires qui lui paraissaient suspects. Ils appartenaient à une section de la sous-direction de la sécurité intérieure, spécialisée sur les communautés étrangères, et plus particulièrement sur les opposants à ces communautés. Ils entretenaient, dans le strict cadre professionnel, des relations avec des représentants d’ambassade. L’objet n’était pas de faire du contre-espionnage, mais de savoir, par exemple, de quels éléments l’ambassadeur de Turquie disposait, et quelles craintes il nourrissait sur une éventuelle attaque de l’ambassade lors d’une manifestation interdite du PKK dans la capitale. La DGSI m’avait informé qu’elle procédait à des vérifications pour s’assurer que ces fonctionnaires n’étaient pas déloyaux.

Mais je n’ai pas souvenir de cas précis de radicalisation. Je n’ai pas donné d’instruction particulière concernant les carences éventuelles d’agents de la direction que l’on aurait pu suspecter de nourrir des intentions malsaines à l’égard du service, ou à plus forte raison, de leurs collègues.

M. Éric Poulliat. Vous avez répondu à mes interrogations. Je voulais vous demander si vous aviez eu à traiter de cas suspects au sein de la DRPP. Vous avez répondu par la négative. Je voulais savoir aussi si vous aviez été proactif en matière de détection, vous venez de le confirmer.

M. René Bailly. Je tiens à le redire, sincèrement et solennellement : tous les fonctionnaires de la DRPP ou presque, puisqu’il suffit d’un seul pour arriver à ce que l’on a connu, ont effectué un travail de grande qualité.

J’ai travaillé pendant plus de quarante ans dans les services du renseignement. Durant les huit dernières années que j’ai passées à la préfecture de police – c’est un bail assez long pour un directeur, peut-être le plus long ; je ne m’en vante pas, j’aurais peut-être aspiré à d’autres fonctions – les agents du renseignement territorial ont été confrontés aux manifestations les plus importantes, les plus difficiles que la France ait connues.

Je ne parle pas des gilets jaunes, je ne parle pas non plus des « black blocs », que j’ai suivis personnellement de près, puisque j’allais moi-même aux manifestations ; le préfet Cadot, le préfet Boucaut le savaient et le préfet Gaudin s’en souvient encore. Je pense aux 340 000 participants à la Manif pour tous – loin, tout de même des 2 millions revendiqués par les organisateurs –, troisième manifestation en nombre après la manifestation en faveur de l’école privée de 1984 et celle qui s’était tenue, en 2002, avant le deuxième tour de l’élection présidentielle opposant Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen.

Ils ont également montré tout leur professionnalisme lors de l’attaque des policiers quai de Valmy et de l’incendie de leur voiture. Si les auteurs ont été interpellés le soir même, ou au plus tard le lendemain matin, c’est que des fonctionnaires du renseignement territorial, qui travaillaient sur les manifestations avec ceux de la sécurité intérieure, chargés du suivi des « black blocs », sont allés quasiment au contact de ces personnes, au péril de leur vie, pour les identifier malgré leur tenue. Ils ont notamment repéré le haut d’un caleçon, d’une couleur bien particulière, en l’occurrence celui de M. Bernanos. Cela a conduit en prison pour quelque temps l’arrière-petit-fils de l’écrivain, très bien entouré par les comités de soutien.

Je tiens à rendre hommage à ces fonctionnaires qui ont particulièrement bien travaillé et qui doivent se trouver très affectés par ce qui est arrivé à la préfecture de police. De leur côté, les fonctionnaires de la sécurité intérieure ont travaillé sur des dossiers qui n’intéressent pas cette commission, participé à des opérations qui ont permis de démanteler des réseaux terroristes très importants, pas uniquement liés à l’islam radical, mais aussi à la mouvance insulaire. Ils étaient les seuls à travailler sur ces objectifs, au péril de leur intégrité physique, car on connaît les menaces qui peuvent venir de ces gens-là. Voilà ce que je peux dire sur ces personnels qui ne méritaient sûrement pas ce qui est arrivé.

M. Jean-Michel Fauvergue. Je vous remercie de vous être déplacé jusqu’ici, M. Bailly.

Ma première question est simple. Le directeur de cabinet du préfet de police vient de nous expliquer qu’il est destinataire de tous les documents. Lorsque vous étiez directeur de la DRPP, les renseignements récoltés passaient-ils par le préfet ou son directeur de cabinet avant toute transmission ?

M. René Bailly. Toutes les informations, notes ou contacts, tous les documents réalisés par la DRPP étaient transmis au préfet de police, quelle que soit la thématique, par voie électronique sécurisée. La DCRI, devenue DGSI, en était également destinataire, et de la même façon les informations relatives à l’ordre public, dont on sait qu’il peut vite dégénérer dans la capitale, étaient transmises en temps réel à la direction centrale de la sécurité publique (DCSP). Cela vous paraîtra peut-être accessoire, mais je redoutais parfois que l’une ou l’autre direction ne réagisse à un document avant que le préfet de police n’ait eu le temps de le consulter, ce qui aurait pu être la conséquence de cette transmission directe systématique.

M. Jean-Michel Fauvergue. Cela me paraît au contraire très important. Le système est compliqué : les informations doivent passer par le préfet de police et les chefs de service prennent des risques en les transmettant aux collègues en charge du renseignement. Que les professionnels de la sécurité et du renseignement, c’est-à-dire la DRPP, la DGSI et la SCRT soient contraints d’attendre le feu vert du préfet pour recueillir du renseignement constitue un problème.

Vous avez mentionné des signalements concernant des fonctionnaires de la DSPAP, de la DOPC et de la gendarmerie nationale. Ces déclarations émanaient-elles de collègues de travail ?

M. René Bailly. Pour répondre à votre première question, les préfets qui se sont succédé quand j’étais en poste à la DRPP prenaient bien connaissance des notes d’information, par exemple sur la sécurité intérieure, ou je les en avisais, mais je n’ai que très rarement reçu des instructions de leur part quant au suivi des objectifs en la matière ou sur la lutte contre le terrorisme.

M. Jean-Michel Fauvergue. Mon propos visait plutôt le système très hiérarchisé de la préfecture de police, où même un service de renseignement extérieur doit attendre l’aval du préfet de police pour obtenir un renseignement. On imagine aisément ce qui peut se passer en cas d’urgence, d’attentat imminent !

M. René Bailly. Ce n’était pas le cas. Et je vais vous dire plus, vous qui connaissez la maison : quand le sous-directeur Frédéric Ferrand recevait des informations à caractère opérationnel sur les objectifs « chauds », pour employer le jargon du terrain, c’est-à-dire ceux qui présentaient un danger potentiel, et que la DCRI devait en connaître avant toute chose, il venait m’en parler après en avoir informé cette direction. S’il y avait des dispositifs communs à mettre en œuvre, s’il fallait procéder à des investigations supplémentaires ou demander des interceptions, c’était déjà dans les tuyaux avant même que je n’en sois avisé.

M. Jean-Michel Fauvergue. Il prenait sur lui pour transmettre les renseignements à ces services-là, mais ce n’est pas normal.

M. René Bailly. Je vous remercie de m’interroger sur ce point, car la question a également été posée au préfet Cadot, et je ne partage pas complètement son point de vue. Je sais pourquoi j’ai été nommé à la DRPP en 2009, et je n’ai pas compris pourquoi la réforme du renseignement opérée l’année précédente n’était alors pas arrivée sur l’île de la Cité. Les ponts étaient sans doute bien contrôlés…

Mes propos m’engageront peut-être plus que je ne le souhaiterais, mais je sais dans quel cadre je m’exprime devant vous aujourd’hui. Revenons à la fusion entre la direction de la surveillance du territoire (DST) et la DCRG, que j’ai vécue de l’intérieur, puisque j’étais alors en poste aux RG sous l’autorité du directeur central Joël Bouchité. Nous étions dans le même bâtiment que le personnel de la DST, dirigée à l’époque par Bernard Squarcini.

Ce que j’ai bien compris, c’est que la fusion de 2008 n’en était pas une ; c’était plutôt une fusion-acquisition. À mon grand regret, on s’est « débarrassé » du renseignement territorial, sans doute considéré, à tort, comme moins noble que la sécurité intérieure. Les manifestations des gilets jaunes ont en effet montré l’importance du renseignement de proximité, essentiel à la surveillance des mouvements contestataires susceptibles de mettre en péril la sûreté de l’État ou d’entraîner les bouleversements que certains espèrent.

Les personnels des ex-RG ont été mal accueillis au sein de la DCSP où a été intégrée la nouvelle sous-direction de l’information générale (SDIG). Il m’a semblé à l’époque, j’en suis un peu moins convaincu aujourd’hui, que ce n’était pas le rôle de la sécurité publique de produire du renseignement. Bien que qualifiés en leur temps de généraux, les RG avaient une vocation précise, une mission spécifique qui aurait justifié l’existence d’un service propre ; ils n’auraient pas dû être absorbés par la sécurité publique, dont les investigations ont pour champ principal la lutte contre la délinquance.

Ce rattachement est probablement désormais bien assimilé, et je ne doute pas que les fonctionnaires qui y sont affectés ont trouvé leur compte et y sont heureux. Je peux néanmoins vous dire qu’au moment de la réforme, les personnels concernés ont beaucoup souffert de ce manque de considération : ils ont été pour ainsi dire évincés du renseignement intérieur et l’ont très mal vécu. Les fonctionnaires des RG qui ont eu la chance d’être affectés à la DCRI ont eux aussi essuyé une pointe de dédain de la part de leurs collègues issus de la DST. On pouvait aisément identifier l’origine des uns et des autres au numéro de série figurant sur les badges, et j’ai parfois constaté en prenant l’ascenseur qu’on ne s’adressait pas la parole entre anciens de la DST et ex-RG. Je suppose que, depuis la fusion, le temps a fait son œuvre et que l’atmosphère s’est réchauffée, mais ces comportements ont laissé des traces et sécrété de l’amertume.

La réforme a donc été mal digérée et, pour ma part, je n’ai pas compris pourquoi elle n’était pas arrivée à la DRPP.

M. Jean-Michel Fauvergue. Qu’entendez-vous par-là ?

M. René Bailly. Quand je suis arrivé à la DRPP et qu’on m’a demandé quelle réforme avait été menée, j’ai répondu que la grande réforme se résumait à un changement de sigle : on est passé des RGPP à la DRPP sans rien changer. Toutes les missions ont été conservées, en particulier la lutte contre l’immigration clandestine et le travail illégal des étrangers, dont je n’ai jamais compris pourquoi elle incombait aux RGPP. Parce que celle-ci n’était pas la plus appréciée des fonctionnaires, à l’exception de ceux qui en ont fait au fil des années leur spécialité, il est probable que personne ne voulait en hériter.

M. Jean-Michel Fauvergue. Auriez-vous souhaité voir la DGSI fusionner avec le SCRT, ou du moins, en prendre le contrôle ?

M. René Bailly. Sans aller jusqu’à la fusion, il faudrait trouver un habile dispositif pour satisfaire à la fois l’ancien préfet de police qui m’a précédé et ceux qui ne sont pas enclins à accueillir le renseignement territorial au sein de la DGSI ou, en d’autres termes, pour que tout ce qui relève de la sécurité intérieure, puisque c’est la dénomination retenue aujourd’hui, soit en effet sous l’autorité de la DGSI. Je vous ai indiqué tout à l’heure en réponse à l’une de vos questions que, dans le domaine de la sécurité intérieure, je ne recevais jamais d’instructions du préfet de police, sa seule demande étant que je balaie les objectifs au cours de la réunion hebdomadaire sur le terrorisme. Pour en revenir à notre sujet, je m’en suis ouvert il y a quelques années à l’un des trois préfets de police sous l’autorité desquels j’ai exercé, et celui-ci ne voyait là aucune remise en cause de son autorité. Ce qui intéresse le préfet de police de Paris, c’est de recueillir les informations émanant de ses services, et pas obligatoirement de piloter ces derniers. En petite couronne, c’est-à-dire dans le Val-de-Marne, en Seine-Saint-Denis et dans les Hauts-de-Seine, il y a un service territorial de sécurité intérieure qui dépend de Levallois et sur lequel le préfet n’a aucune autorité. À Roissy se déploie également un important dispositif de sécurité intérieure.

M. Jean-Michel Fauvergue. Vous ne m’avez pas répondu au sujet des signalements concernant les fonctionnaires de la DSPAP, de la DOPC et de la gendarmerie nationale.

M. René Bailly. Ces signalements venaient de l’intérieur, ce qui montre qu’il y a des services au sein desquels l’information circule, et que, quel que soit leur grade, les responsables qui détectent un comportement présentant des risques pour leur service en avisent leur supérieur. Je pense en particulier au cas d’une gendarmette qui avait une liaison avec l’une de nos cibles et qui l’a fait pénétrer dans un site très protégé de la gendarmerie nationale, à notre grande stupéfaction. J’ai donc adressé une note à ce sujet au directeur de la gendarmerie nationale de l’époque, M. Denis Favier.

M. le président Éric Ciotti. Pour en revenir à un point qui me paraît important, si je résume vos propos à gros traits, vous seriez donc favorable à la suppression de la DRPP.

M. René Bailly. Sans fausse modestie, je crains que mon avis importe peu en la matière.

M. le président Éric Ciotti. J’aimerais l’entendre, au contraire !

M. René Bailly. Je ne suis plus en activité…

M. Meyer Habib. Raison de plus pour vous exprimer librement !

M. René Bailly. …et vous aurez pu constater que je parle assez librement. Compte tenu de la gravité des faits, je ne tiens pas à polémiquer sur les commentaires quelque peu désagréables de la personne qui m’a succédé, et que j’ai d’ailleurs bien connue, puisqu’elle était sous mes ordres à la DCRG puis à la DCRI. Je reconnais qu’elle a une grande compétence, en particulier dans le domaine des ressources humaines, qui correspond au dernier poste qu’elle a occupé à la DGSI. J’ai pour ma part développé de modestes compétences opérationnelles sur le terrain, où je n’hésitais pas à me rendre en tant que directeur, ce qui m’était parfois reproché comme une prise de risque inconsidérée. Je me suis malheureusement fait gazer au cours d’une des manifestations les plus dures que j’aie pu connaître lorsque des « blacks blocs » étaient en action ; il me semblait pourtant que, au vu du contexte, j’étais à ma place à ces moments-là. Les préfets de police étaient d’ailleurs assez friands des informations que nous pouvions rapporter du terrain et ne m’interdisaient jamais de m’y rendre.

Je ne souhaite pas la dissolution de la DRPP. Permettez-moi toutefois de poser une question à mon tour : pourquoi la DST ou, à sa suite, la DCRI n’ont-elles jamais eu de direction régionale à Paris ?

M. le président Éric Ciotti. Cette question d’organisation sera sans doute un des sujets dont nous débattrons une fois les auditions achevées pour formuler des recommandations.

M. Meyer Habib. C’est la base !

M. le président Éric Ciotti. Votre analyse me paraît à cet égard très intéressante, et sur bien des points je la partage. Si j’ai bien compris, vous souhaiteriez l’intégration du volet sécurité intérieure à la DGSI, tandis que le volet renseignement territorial resterait sous l’autorité directe du préfet de police, à l’instar, vous l’avez rappelé, de la SCRT, rattachée à la direction centrale de la sécurité publique, donc sous l’autorité directe des préfets ?

M. René Bailly. Devant d’autres commissions que la vôtre, j’ai défendu, avec chacun des préfets de police sous l’autorité desquels j’ai exercé, le maintien de l’immigration clandestine dans le champ de compétence de la DRPP, pour lequel je n’avais pas trop d’arguments. J’ai d’ailleurs fait valoir auprès de chacun d’eux le coût quasiment nul d’un éventuel transfert vers la DSPAP : les locaux de la sous-direction venant d’être refaits, il suffisait de laisser les fonctionnaires et leurs ordinateurs dans leurs locaux et de changer le sigle en haut des documents. Les effectifs étaient presque aussi importants qu’à la sécurité intérieure : on a parfois atteint les 200 fonctionnaires, tant il y avait à faire dans la capitale ! Cette sous-direction était d’ailleurs la section judiciaire de France qui réalisait le plus grand nombre de gardes à vue et, bien qu’il s’agisse d’immigration, elles étaient assurées par les RGPP, ce qui est assez singulier pour être souligné. La réforme s’est donc faite ainsi, juste avant mon départ, et j’ai participé à ce transfert.

M. le président Éric Ciotti. Quand était-ce ?

M. René Bailly. En 2016 ou en 2017, je ne me souviens plus exactement.

Concernant le renseignement territorial, le principal intéressé est le directeur de l’ordre public et de la circulation, sous l’autorité, bien sûr, du préfet de police, et il est destinataire de toutes les notes en la matière, par exemple au sujet des risques d’une manifestation ou d’un rassemblement ayant lieu à Paris. Partout ailleurs en France, cette activité a été transférée à la sécurité publique, malgré les réserves dont je vous ai fait part. Ce fonctionnement est sans doute désormais parfaitement rôdé, car je n’ai jamais entendu dire qu’il posait problème, et les fonctionnaires y sont sans doute heureux. Le transfert à la DOPC ne serait à mon avis pas une difficulté pour le préfet de police, qui reste de toute façon l’autorité supérieure de son directeur. Il resterait donc à la DRPP la sécurité intérieure, à la tête de laquelle on pourrait nommer un directeur placé sous l’autorité du préfet de police mais dépendant directement de la centrale de Levallois. Cela ne gênerait en rien la transmission de l’information ou la gestion, mais mon avis n’est sans doute pas celui de la plupart des fonctionnaires…

J’aimerais si vous le permettez aborder la question du budget de la DRPP. Vous avez parlé de professionnalisation, mais le problème n’est pas de sensibiliser les fonctionnaires aux phénomènes de radicalisation, car ils le sont déjà. Le cas de M. Pascal P. mis à part – si j’avais su que celui-ci détenait de telles informations, je l’aurais reçu personnellement et le problème aurait été réglé rapidement –, ces fonctionnaires font un travail remarquable. Ils mériteraient simplement d’être aidés, d’être logés convenablement.

Les accès à l’ensemble des bureaux de la sécurité intérieure (et du renseignement territorial) n’étaient protégés, jusqu’en avril 2017 (date de mon départ), que par des portes à pass magnétique relativement fragiles et se faisaient par des escaliers desservant tous les étages de l’immeuble et donc accessibles au public venant effectuer des démarches administratives (titres de séjour par exemple…). Il n’y avait pas vraiment de circuit sécurisé pour les fonctionnaires du service. Bien souvent, monsieur le président, nous apprenions qu’une de nos cibles était aux services des permis de conduire ou des étrangers ! Nous la prenions alors en filature in situ. Je suppose qu’on ne vous a jamais parlé non plus des véhicules de la sécurité intérieure, dont les agents ont pourtant fort besoin, car ils sont souvent sur le terrain et qui stationnent sur la voie publique sans aucune protection ou surveillance dans le quartier de l’île de la Cité ! Concernant le matériel, le budget de moins de 2 millions d’euros était en grande partie absorbé par la masse salariale ; je ne disposais que d’environ 10 000 à 15 000 euros par an pour changer les ordinateurs. J’ai été le premier défenseur en 2008 du budget de la DCRI, qui était très nettement supérieur à celui alloué à la DRPP. Or la professionnalisation passe aussi par là, et je suis le premier à me réjouir de ce que Mme Bilancini dispose de moyens plus importants car c’est un signe de reconnaissance encourageant pour les fonctionnaires, qui n’hésiteront pas à s’en servir.

M. le président Éric Ciotti. J’ai noté votre analyse sur le rattachement du renseignement territorial à la sécurité publique, bien que nous sortions là du périmètre de la préfecture de police. Seriez-vous favorable à l’installation d’une direction générale unique du renseignement territorial sur le territoire national, à l’image de la DGSI pour la sécurité intérieure ? Puisqu’il n’est selon vous pas pertinent de rattacher le renseignement territorial à la sécurité publique, que préconisez-vous ?

M. René Bailly. En 2009, il ne me semblait en effet pas très pertinent de donner à la sécurité publique une mission de renseignement, et la manière dont on a procédé ne l’était pas non plus. Pour le dire plus clairement encore, les fonctionnaires qui sont partis au renseignement territorial, à la SDIG devenue ensuite SCRT, ne l’ont pas véritablement choisi ; ils y ont été contraints, ce qui n’est jamais une bonne façon de faire.

M. le président Éric Ciotti. À quelle direction auraient-ils dû être rattachés, selon vous ? Aurait-il fallu constituer une direction autonome unique ?

M. René Bailly. Oui, mais on nous opposerait immédiatement qu’il n’est pas question de reconstituer la DCRG, « qu’on a eu tant de mal à dissoudre ».

M. Meyer Habib. Je ne suis pas un spécialiste du renseignement, mais j’ai participé, en tant que membre ou vice-président, à plusieurs commissions d’enquête, qui m’ont d’ailleurs donné l’occasion de vous auditionner. Et j’ai l’impression que notre échec vient de la multiplicité de nos services de renseignement, qu’il faudrait totalement refondre. Je le dis avec d’autant moins de retenue que nous sommes ici à huis clos. Cela me permet également de suggérer que nous nous inspirions d’un pays expert en la matière, Israël. La sécurité intérieure, le renseignement militaire et le renseignement extérieur y sont confiés respectivement au Shabak, également appelé Shin Beth, à l’Aman et au Mossad, mais c’est le Shabak qui chapeaute l’ensemble. J’ai d’ailleurs auditionné pendant près de deux heures son ancien directeur, Yoram Cohen, avec Éric Ciotti et Guillaume Larrivé.

À vous écouter, on a le sentiment ici que chacun se bat pour défendre son pré carré. Vous nous avez expliqué tout à l’heure que vous transmettiez toutes vos informations, que vous aviez créé un poste d’officier de liaison, mais la circulation se faisait-elle dans l’autre sens ? Comment un service de renseignement peut-il fonctionner si, passé le périphérique de Paris, il n’est plus compétent ? Vous avez affirmé tout à l’heure que la transmission de l’information par les fonctionnaires relevait d’une obligation morale, mais ce qu’il faudrait, c’est une obligation réglementaire stricte, assortie de sanctions.

Je trouve cette audition très instructive, et avec tout le respect que j’ai pour Mme Bilancini, je salue votre professionnalisme et votre connaissance parfaite des services que vous avez dirigés, M. Bailly. Vous avez simplement été contraint d’exécuter les ordres qui vous ont été donnés avec les moyens qui vous étaient alloués. Vous êtes aujourd’hui un peu plus libre de vos propos car, si j’ai bien compris, vous êtes désormais à la retraite, mais notre devoir étant de faire en sorte qu’un tel drame ne se reproduise pas, je ne vois pas comment nous pourrons faire l’économie d’un changement complet dans l’organisation des services de renseignement, et je pense que le président Ciotti et mon collègue Jean-Michel Fauvergue ne me contrediront pas sur ce point ; nous en discuterons sans doute entre nous lors de la formulation des recommandations.

Vous m’avez sans doute entendu employer tout à l’heure le terme d’amateurisme : lors de son audition à huis clos, votre successeure a parlé d’esprit de famille, des amis que chacun invitait à rejoindre son service, ce qui nous a donné le sentiment que sous son autorité, il semblait y avoir un certain amateurisme, bien loin de l’effort de professionnalisation qu’elle était censée engager. C’est une importante source d’inquiétude, car l’organisation du renseignement, c’est la base de tout. Tout récemment, les services sont parvenus à déjouer un attentat d’envergure qui devait avoir lieu à Villepinte, grâce à des informations recueillies auprès de services étrangers. C’est bien la preuve que tout doit être centralisé. La DRPP ne peut pas continuer à faire ainsi cavalier seul !

M. René Bailly. Une obligation morale peut vite devenir une obligation pénale : celui qui n’a pas dénoncé un comportement fautif dont il avait été informé risque de voir sa responsabilité engagée et, en l’occurrence, les conséquences de la rétention d’information sont extrêmement lourdes à porter pour lui.

M. Meyer Habib. Ils étaient quatre !

M. René Bailly. Je pense en particulier à celui qui a dit qu’il « gérait » la situation.

Personnellement, j’ai eu très peu de retours opérationnels de la centrale de Levallois, qui ne m’a jamais transmis d’instructions, ni désigné d’objectifs. Ceux que nous avons suivis, et je peux vous assurer qu’ils sont très nombreux, nous sommes allés les chercher, nous les avons trouvés nous-mêmes.

Par conséquent, pour parvenir à une meilleure efficacité globale des services il me paraît opportun aujourd’hui que la DGSI (avec l’apport de ses moyens techniques et technologiques très importants) ait la main directe sur le traitement de la sécurité intérieure par la DRPP sans pour autant, comme dans tous les autres départements du territoire national, méconnaître le droit d’en connaître des autorités préfectorales.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous sommes là au cœur du sujet qui nous préoccupe, et sur lequel j’aurai, en tant que rapporteur, la charge de formuler des préconisations. Ce travail alimentera peut-être le livre blanc et la loi de programmation à venir, et il serait utile que nos premières recommandations soient émises avant les mois de février ou de mars.

Je souhaite revenir sur une question à laquelle vous n’avez pas répondu de façon assez précise. Si je comprends bien, il n’existait pas de procédure de remontée des informations lorsque le signalement informel a été fait à l’été 2015. L’instruction n’a été donnée que le 7 octobre 2019. Le préfet Cadot nous a fait part tout à l’heure des documents qui avaient circulé relativement à la prévention de la radicalisation, mais ces derniers étaient tournés vers l’extérieur plutôt que vers l’intérieur. Pensez-vous que l’existence d’une instruction équivalente à celle envoyée le mois dernier par le préfet de police Lallement aurait pu considérablement modifier le cours des événements ? Le signalement aurait-il pu dans ces conditions être formalisé et aboutir à la mise à l’écart de l’auteur de l’attentat ?

M. René Bailly. Incontestablement, c’eût été plus rassurant pour le personnel.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous confirmez-vous donc qu’il n’y avait pas d’instruction écrite ?

M. René Bailly. Je n’en ai pas le souvenir.

Un dispositif est toujours perfectible. Je ne m’explique pas la façon dont ces agents ont agi, mais le juge d’instruction saisi de l’affaire, Jean-François Ricard, avec lequel j’ai eu l’occasion de collaborer lorsqu’il était au pôle antiterroriste, aura peut-être des éclaircissements à apporter sur les raisons pour lesquelles l’information n’est pas remontée. Le préfet Cadot l’a rappelé, plusieurs fonctionnaires auraient tu leur inquiétude, mais le meilleur des dispositifs n’aurait pas pu empêcher cela. Je vais m’appuyer sur une triste actualité pour illustrer mon propos : le chauffeur d’un poids lourd de plus de cinquante tonnes s’est engagé sur un pont qui ne pouvait en supporter que vingt, malgré les panneaux, et en dépit, peut-être, des instructions de son employeur, ce qui a entraîné un tragique accident. La solution serait-elle de placer un gendarme à l’entrée du pont pour arrêter les convois non autorisés ? On peut toujours aller plus loin, mais on ne pourra jamais complètement se prémunir contre la défaillance, la lâcheté ou le manque de discernement d’une personne.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je suis le fil de ma question, car elle me paraît centrale pour comprendre les mécanismes internes à la DRPP à l’époque. Après l’attentat contre Charlie Hebdo, l’auteur de l’attaque de la préfecture aurait émis un commentaire valant très clairement incitation à commettre des actes terroristes. Comment interprétez-vous le fait que, même après les attentats du 13 novembre 2015, aucune instruction n’ait été donnée en interne sur les procédures de détection pouvant concerner les agents eux-mêmes ?

M. René Bailly. Comme vous l’imaginez, nous étions préoccupés par les événements que vous venez de rappeler. Il me revient à l’esprit que la sous-direction de la sécurité intérieure avait établi des grilles mettant en évidence différents points de vigilance car plusieurs entités nous avaient demandé de l’aide.

M. Florent Boudié, rapporteur. Mais ces outils étaient faits pour l’extérieur.

M. René Bailly. Oui.

M. Florent Boudié, rapporteur. Il s’agissait d’une activité de conseil, en d’autres termes.

M. René Bailly. Plus que cela : des réunions ont eu lieu. Le préfet Cadot a mentionné, lors de son audition, la RATP et la SNCF, mais je peux vous dire qu’il y en a eu bien d’autres. Nous avions établi à la demande des responsables de ces structures des grilles d’évaluation des signes de radicalisation. Pouvaient être considérés suspects, par exemple, un homme qui portait la barbe en pointe, un homme qui rentrait le bas de son pantalon dans ses chaussettes, un homme qui ne serrait plus la main de ses collègues femmes, un chauffeur de bus qui refusait de faire monter une femme voilée se rendant au travail. Cette grille était connue au sein de l’ensemble de la direction, y compris à la sous-direction du renseignement territorial.

Il me revient en mémoire à l’instant que Bernard Charbonnier, le sous-directeur des ressources de l’époque, qui était donc en charge de l’unité informatique, avait passé les trois quarts de sa carrière à la lutte antiterroriste à la DCRG. Il n’avait donc pas besoin d’être sensibilisé à ce phénomène. L’unité informatique était elle-même sensibilisée, puisqu’elle intervenait dans les bureaux de la sécurité intérieure, où on ne parlait que de lutte antiterroriste. Et, dans 90 % des cas traités au sein de la DRPP, cette mission concernait l’islam radical. Le renseignement territorial y était associé, et nous avions incité nos collègues de l’immigration clandestine à nous indiquer ceux qui pouvaient constituer des « clients potentiels ». Sachant cela, vous comprendrez que ce qui s’est produit puisse me paraître étonnant. Je n’ai d’ailleurs pas de terme idoine pour qualifier ce comportement peu digne d’un policier ; c’est désolant, calamiteux.

M. Meyer Habib. Puisque vous avez connu Mickaêl Harpon, pouvez-vous nous dire comment il était ?

M. René Bailly. Je l’ai connu, en effet.

M. Meyer Habib. Vous nous avez indiqué qu’il venait toujours dans votre bureau accompagné de son supérieur.

M. René Bailly. Il est venu seul dans mon bureau peut-être une ou deux fois, en passant derrière mon dos pour accéder à l’unité informatique. S’il avait voulu passer à l’acte entre 2015 et 2017, c’eût été très facile pour lui, sans même que je détecte quoi que ce soit. Il aurait même pu poursuivre ses exactions en passant par mon secrétariat, car personne n’était armé.

M. Meyer Habib. Il était sourd-muet, n’est-ce pas ?

M. René Bailly. Il était malentendant, mais comme il s’exprimait très peu, je croyais qu’il était aussi muet. Il bénéficiait d’un poste « aménagé », que j’aurais tendance à écrire « à ménager », en deux mots, ce qui n’est pas peu de chose dans l’administration. Je pense d’ailleurs – sans toutefois connaître les circonstances dans lesquelles Mickaël Harpon s’est exprimé et s’il a tenu d’autres propos semblables – que si nous avions engagé à l’époque une procédure visant la phrase « c’est bien fait », il aurait bénéficié du soutien total de son organisation syndicale, compte tenu de son statut, à la fois d’agent et de personne handicapée. Il aurait fallu davantage d’éléments.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le directeur, j’aimerais vous interroger sur un autre point qui renvoie au problème de l’articulation entre la DGSI et la DRPP : l’affaire de la mosquée de Gonesse. La presse a fait état d’un élément qui ne figure pas dans la note de Mme Bilancini, à savoir la fréquentation par Mickaël Harpon de la mosquée de Gonesse, où officiait un imam lui-même radicalisé et inscrit au Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) pour atteinte à la sûreté de l’État. Nous n’avons à ce stade pas plus d’informations, et ces faits n’ont pas été confirmés, puisque les préfets que nous avons entendus jusqu’à présent nous ont indiqué que ces éléments étaient du ressort de la justice et qu’ils n’en avaient pas connaissance. Est-ce aussi votre cas ?

Cette affaire nous plonge au cœur des relations entre la DRPP et le renseignement territorial du département du Val-d’Oise, lequel, selon un article paru le mois dernier dans Le Canard Enchaîné et que vous avez sans doute lu, aurait ciblé Mickaël Harpon et transmis ses coordonnées téléphoniques à différents services, dont la DGSI et la DRPP, où elles n’auraient pas été recoupées. Bien qu’il faille traiter ces informations sous toutes réserves, j’aimerais entendre votre analyse sur ces faits et sur le dysfonctionnement que cela laisse supposer entre les RT, la DGSI et la DRPP.

M. René Bailly. Monsieur le président, personnellement, je n’ai eu connaissance de cette information que par voie de presse. C’est parce que les faits sont survenus que l’on peut considérer ce que vous décrivez comme un dysfonctionnement, et Mme Bilancini serait sûrement du même avis. Je ne pense pas que beaucoup de directeurs auraient accepté d’insérer les numéros de téléphone des fonctionnaires sous leurs ordres dans la base de données utilisée pour cribler les terroristes potentiels. À présent que la question s’est posée, on pourrait l’envisager, car ce qui s’est produit est de nature à modifier notre vision des choses. C’est en tout cas un point à ajouter à la liste des améliorations possibles de nos dispositifs, et non pas des dysfonctionnements, un terme dont l’utilisation ne me paraît pas justifiée ici.

M. Meyer Habib. Avez-vous du mal à recruter des fonctionnaires qui parlent arabe ?

M. René Bailly. Nous rencontrons des difficultés de recrutement pas uniquement pour la langue arabe. Je vous remercie de me donner l’occasion de conclure sur les fonctionnaires, car c’est un sujet qui me tient à cœur, et on en parle peu, sauf quand surgissent des problèmes de cet ordre. Je n’ai pas souvenir, par exemple, que le préfet de police ait reçu des félicitations de la part de députés parisiens, je pense notamment à un parlementaire qui n’appartient pas à la majorité actuelle, lorsque ses services ont identifié les auteurs de l’attaque de la voiture de police sérigraphiée quai de Valmy.

J’ai été le premier à accueillir des fonctionnaires d’origine maghrébine dans un service de renseignement, avant l’an 2000, lorsque j’étais à la section antiterroriste. Ces derniers ont sans doute une pratique religieuse différente de la mienne, mais ils sont dignes de confiance, fournissent un travail remarquable et sont pleinement engagés au service du drapeau français. Je pense particulièrement à eux dans de tels moments, car pour eux c’est la double peine.

 


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Audition du mercredi 27 novembre 2019

À 14 heures 30 : M. Jean-Yves Latournerie, ancien préfet du Val-d’Oise (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête. Après avoir entendu plusieurs hauts responsables de la préfecture de police de Paris, nous entamons une série d’auditions visant à nous permettre d’avoir une vision la plus pertinente et la plus réelle possible des relations qu’a pu entretenir l’auteur de l’attentat de la préfecture de police de Paris, Mickaël Harpon, avec une mosquée de son département de résidence, à Gonesse, où il se rendait régulièrement.

C’est pourquoi nous entendrons aujourd’hui M. Jean-Yves Latournerie, que je remercie pour sa présence, qui a été préfet du Val-d’Oise d’avril 2016 à juin 2019.

Monsieur le préfet, vous êtes accompagné de M. Philippe Brugnot, qui a été, dans cette période, votre directeur de cabinet, et qui exerce toujours les mêmes fonctions auprès de votre successeur, M. Amaury de Saint-Quentin.

Mes chers collègues, contrairement à ce que nous avions initialement prévu, nous avons estimé plus opportun, compte tenu des éléments de réponse que doit nous apporter M. le préfet et après en avoir discuté avec lui, de procéder à cette audition à huis clos.

Je vais donner la parole à M. le préfet pour une intervention liminaire, afin notamment de retracer la relation qu’entretenait Mickaël Harpon avec les imams de la mosquée de Gonesse, dont un en particulier, et le lien entre les services de renseignement, aussi bien la sécurité intérieure que le renseignement territorial (RT) du Val-d’Oise, et la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) dans laquelle Mickaël Harpon était agent. Ce lien est au cœur de nos travaux. La fréquentation de la mosquée par Mickaël Harpon a-t-elle été signalée ? Si oui, comment ? Dans quel cadre ? Si non, pourquoi ? Quelle est la relation entre ces différents services de renseignement ?

Au préalable, je vous indique que, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Yves Latournerie et M. Philippe Brugnot prêtent successivement serment.)

M. Jean-Yves Latournerie, préfet du Val-d’Oise d’avril 2016 à juin 2019. Bien que nous soyons réunis à huis clos, je tiens tout d’abord à exprimer l’émotion qui est la nôtre après le drame qui s’est produit à la préfecture de police et dans lequel un ressortissant du Val-d’Oise est mis en cause. À cet égard, je me sens encore valdoisien, et je veux exprimer mon soutien aux membres des forces de l’ordre atteints, ainsi qu’à leurs familles.

(…)

M. le président Éric Ciotti. Merci, M. le préfet, pour cet éclairage qui couvre une partie de nos questions. Vous avez décrit en détail le parcours de cet imam et nous vous en remercions. Une autre question importante est son lien avec Mickaël Harpon. Le parcours chaotique et préoccupant que vous venez de décrire doit naturellement être rattaché à celui de l’auteur de l’attaque à la préfecture de police. Quelle connaissance avez-vous de ce lien ? Quel a été le travail des services de renseignement, sécurité intérieure ou renseignement territorial, sur la relation entre cet imam et Mickaël Harpon ? Quelle suite a été donnée en matière de diffusion de l’information, notamment vers la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) ?

M. Jean-Yves Latournerie. En ce qui me concerne, je n’avais jamais entendu parler de Mickaël Harpon avant l’attentat. C’était un fonctionnaire de la préfecture de police qui habitait le Val-d’Oise mais qui n’était pas connu dans le Val-d’Oise. Il ne faisait pas partie des personnes repérées. Nous savons qu’il faisait partie des 800 fidèles de la mosquée de Gonesse, mais il ne s’est pas spécialement fait remarquer. Si on avait eu des raisons de s’intéresser à lui, surtout sous l’angle dont on voit les choses aujourd’hui, on l’aurait spécifiquement ciblé dans les démarches de renseignement. Mais avant son passage à l’acte, on n’avait aucune raison de s’intéresser à Mickaël Harpon. S’il y en avait, elles nous ont échappé. Si l’imam X était clairement identifié et suivi par les deux services, aucune raison ne nous a conduit à suivre Mickaël Harpon, à ce moment-là. Et je ne crois pas – mais je ne peux m’aventurer sur ce terrain puisque je n’étais plus préfet du Val-d’Oise au moment de l’événement, – qu’il ait été identifié dans la brève période entre sa décision, s’il y en a eu une datable, de passer à l’acte et l’acte en question.

Pourriez-vous me rappeler votre deuxième question ?

M. le président Éric Ciotti. Votre première réponse semble clore la seconde, qui concernait la transmission éventuelle d’éléments d’enquête ou de signalements sur Mickaël Harpon par les services de renseignement.

M. Jean-Yves Latournerie. Dans la droite ligne de ce que je viens de dire, nous n’avons pas ciblé Mickaël Harpon et nous n’avons pas été l’objet, au niveau valdoisien, de demande d’enquête à son sujet.

M. le président Éric Ciotti. Ce n’est pas forcément une référence juridique ou factuelle, mais après l’attentat, un article du Canard enchaîné faisait état d’un signalement sur Mickaël Harpon par le renseignement territorial du Val-d’Oise, qui aurait transmis aux autres services de renseignement, DGSI et DRPP. À votre connaissance, cette information est fausse ?

M. Jean-Yves Latournerie. Sous le contrôle du directeur de cabinet qui était encore en fonction dans le Val-d’Oise cette semaine-là, il n’y a eu aucune remontée.

M. Philippe Brugnot, directeur de cabinet du préfet du Val-d’Oise. Il n’y a eu aucune remontée à notre niveau. Ces remontées peuvent être le fruit des services spécialisés mais aussi de tout un chacun qui communique une information sur la plateforme nationale anonyme du centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPAR), laquelle traite toutes les demandes et les réaffecte dans les départements de résidence. À ce titre, nous n’avons localement reçu aucun signalement de qui que ce soit concernant Mickaël Harpon.

M. François Pupponi. Ce dossier est douloureux pour moi, parce que j’y ai participé et l’ai vécu personnellement. Depuis le début, je me demandais pourquoi l’OQTF n’avait pas été exécutée. Vous avez fourni vos explications. Monsieur le président, il faudrait que nous auditionnions ceux qui ont pris la décision de ne pas expulser la première fois, malgré le fait qu’il était connu des services de renseignements et qu’il avait un casier judiciaire. Nous connaissons bien l’imam X et son parcours. Monsieur le préfet, vous l’avez dit vous-même à juste titre, lors des perquisitions, on n’a pas trouvé d’armes parce que son arme est idéologique. Sa capacité était de s’occuper de certains individus pour essayer de les amener vers une pratique de l’islam assez particulière.

À ce titre, j’ai cru comprendre lors d’une émission de télévision que Mickaël Harpon fréquentait la mosquée de Gonesse le matin et le soir, hors la grande prière du vendredi, c’est-à-dire lorsque M. X faisait le prêche. Mais ces jours-là, le matin et le soir, il n’y a pas grand monde à la mosquée de Gonesse, il n’y a pas 800 fidèles. Nous avons compris que vous n’aviez pas de raison objective de cibler Mickaël Harpon, mais est-ce que les services du renseignement territorial surveillaient les prêches de M. X et s’intéressaient aux fidèles qui les fréquentaient matin et soir ? Quand on sait qu’un imam tient un discours un peu particulier, on peut aller voir s’il ne fréquente pas des gens susceptibles d’être manipulés, puisque c’est un manipulateur. À cette occasion, les services de renseignement n’ont-ils pas constaté qu’un membre des services de renseignement de la préfecture de police était assidu à ses prêches ?

M. Jean-Yves Latournerie. Beaucoup a été dit sur les pratiques de M. X. Le représentant du service du renseignement territorial et le directeur départemental de la sécurité intérieure pourront, lors de leur audition par votre commission d’enquête, vous dire précisément quelles informations ils avaient et à quel moment sur la pratique d’X et sur Mickaël Harpon. J’ai compris que la conversion de ce dernier datait de son mariage, sa femme, de religion musulmane, l’ayant convaincu d’embrasser cette religion. (…) il n’avait donné aucun signe d’une attitude de radicalisation, et encore moins à un stade extrême susceptible de conduire aux meurtres que vous connaissez.

M. François Pupponi. Rien ne vous était remonté ?

M. Jean-Yves Latournerie. Sur Harpon, non.

M. Meyer Habib. Monsieur le préfet, vous avez dit qu’on n’avait aucune raison de s’intéresser à Harpon mais que M. X était suivi par vos services. Si on suit quelqu’un qui semble radicalisé, qui prêche à des moments où il y a peu de fidèles, à mon sens, on doit suivre aussi les fidèles concernés, en particulier lorsqu’un fonctionnaire de la préfecture de police chargé de la radicalisation en fait partie. Pour moi, c’est le b.a.-ba d’un service de renseignement.

Vous avez indiqué à plusieurs reprises qu’on n’avait relevé aucune attitude de radicalisation, et vous avez défini la radicalisation comme « un processus qui conduit au risque d’actes violents ». Mais avec une telle définition, on écarte 99 % des problèmes et des salafistes. S’il y a des signes d’actes violents, il faut mettre la personne en prison !

Enfin, vous avez cité le fameux « ni, ni », ni expulsable, ni régularisable. À entendre le préfet de la République, j’ai l’impression que les outils entre vos mains sont inadéquats pour lutter contre l’immigration dangereuse et ordonner des expulsions. Pendant quinze minutes, vous avez décrit une situation dans laquelle vous aviez envie de le faire partir sans pouvoir le faire. En tant que législateur, le constat me paraît grave.

M. Jean-Michel Fauvergue. Monsieur le préfet, pourriez-vous détailler l’argumentaire de la DLPAJ pour s’opposer à l’exécution de cette OQTF qui avait déjà été décidée par vos services ? Je suppose que si la DLPAJ avait été favorable à l’expulsion, la commission du titre de séjour ne serait pas réunie, mais j’aimerais vous l’entendre dire. Si elle s’est réunie, c’est peut-être pour contester l’avis de la DLPAJ. Quels étaient les rapports entre le RT et la DRPP ? Des réunions régulières d’échange d’informations étaient-elles organisées ?

Mme Séverine Gipson. Vous avez signalé à différentes reprises que l’individu n’avait pas montré de signes de radicalisation. Estimez-vous que les agents des services publics de sécurité sont suffisamment formés à l’exercice de leur mission de prévention de la radicalisation ? Quelles pourraient être les pistes d’amélioration ?

M. Stéphane Trompille. Monsieur le préfet, je me suis renseigné sur mon département. À cette période, combien de dossiers de radicalisation étaient en cours dans le Val-d’Oise ? Combien de personnes suivies pour radicalisation avaient des liens avec la mosquée de Gonesse ? Combien étaient proches de cet imam et quels pouvaient être leurs liens avec Harpon ?

M. Jean-Yves Latournerie. S’agissant de la radicalisation, je ne prétends pas me cacher derrière une définition. J’ai tenu à préciser en préambule ce qu’on définit par radicalisation afin de lever toute ambiguïté. Je sais par expérience qu’il existe beaucoup de degrés d’implication dans l’engagement radical, que tout ne se vaut pas, que des situations interprétées comme relevant d’une radicalisation intolérable ne le sont pas, voire l’inverse. J’ai voulu cadrer ce que l’on entend par ce terme. En clair, un individu peut être très sensible aux thèses salafistes les plus dures, s’il ne les met pas en pratique de manière criminelle ou même violente, il n’entre pas dans la même catégorie que celui qui les met en pratique.

Mme Marine Le Pen. À quoi cela sert-il ?

M. Jean-Yves Latournerie. On peut passer d’une catégorie à l’autre. Malheureusement, dans le cas dont on parle, on est passé de la catégorie la moins offensive à la catégorie la plus offensive. Il y a donc intérêt à détecter des prémices, des prédispositions ou des indices d’idéologies qui pourraient être radicales. Je redis ici que du point de vue des services de renseignement du Val-d’Oise, M. X était considéré comme sensible à l’idéologie radicale, mais qu’à ce stade, on ne pouvait pas parler d’une radicalisation effective au sens que j’ai indiqué, mais on peut contester cette définition. Le continuum entre l’idée et le passage à l’action est variable selon les individus mais il existe toujours dès lors qu’il y a un passage à l’acte. C’est une précision méthodologique. Cette personne professait une religion radicale mais elle n’était pas passée au stade de la mise en œuvre.

M. Meyer Habib. De la mise en œuvre violente !

M. Jean-Yves Latournerie. Mais il y a un risque. À partir du moment où quelqu’un est sensible, voire professe des thèses radicales, il y a lieu de le surveiller, et c’est ce que nous avons fait. C’est ce que les deux services ont fait. On ne s’est pas contenté du renseignement territorial, on l’a surveillé.

S’agissant des motivations de la DLPAJ, j’ai le document sous les yeux : « Les éléments ci-joints ne sont pas de nature à engager une procédure d’expulsion. La note du SDRT ne mentionne aucun extrait de prêche extrémiste incitant à la haine ou à la violence. Elle ne mentionne ni tentative de recrutement de djihadiste mais souligne surtout le conflit interne à la mosquée de Sarcelles. Donc, au vu de cette note, il n’est pas possible d’établir une menace grave pour l’ordre public ».

M. Meyer Habib. On a les mains liées !

M. Jean-Yves Latournerie. Je vous en laisse juge.

M. le président Éric Ciotti. Nous entendrons le responsable du SDRT et celui de la sécurité intérieure.   

M. Jean-Yves Latournerie. Le rôle du renseignement territorial est d’anticiper. S’il anticipe, il n’a pas forcément d’éléments permettant de passer à une décision administrative dont on peut dire en droit qu’elle fait grief, s’agissant d’une présence ou non sur le territoire. Il y a toujours un moment où les éléments accumulés permettent ou ne permettent pas encore d’aller plus loin.

M. Jean-Michel Fauvergue. Si j’ai bien compris, une OQTF a été prononcée. N’est-elle pas directement applicable ? Faut-il toujours passer par la DLPAJ pour qu’elle soit exécutée ?

M. Jean-Yves Latournerie. Je ne l’ai pas mentionné, mais il y a eu entre-temps un recours sur l’OQTF et c’est à ce titre que la DLPAJ a été saisie. Ce n’est pas étonnant, car il y a presque systématiquement recours.

Pour les agents de la Police nationale et de la Gendarmerie nationale, il existe, en fonction de leur spécialité, des modules de formation régulière dans lesquels sont abordées les questions de radicalisation. Récemment ont été mis en œuvre de nouveaux modules de formation dédiés à cette question et dispensés localement. C’est le cas dans le Val-d’Oise. Ce n’est plus seulement une formation purement théorique, c’est une deuxième formation visant une contextualisation sur le terrain. Oui, il y a des formations, oui, on évolue vers des éléments plus opérationnels, notamment dans des départements comme le Val-d’Oise où la menace est plus forte que dans d’autres.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous parlons de l’imam X et d’un parcours malheureusement assez typique dont on ne peut évidemment pas se désintéresser. Mais la question centrale est celle posée par le député Pupponi. Ce qui intéresse notre commission d’enquête, c’est le lien entre l’imam et l’auteur de l’acte terroriste. Or, à votre connaissance et à votre niveau de responsabilité, monsieur le préfet, aucun lien n’est établi entre eux.

J’y insiste, ce qui compte, c’est de savoir si les fidèles de cet imam, dont faisait partie l’auteur de l’attaque, étaient ou non suivis. Mes collègues de la commission trouvent surprenant que les fidèles de cet imam, parmi lesquels il y avait un agent d’un service de renseignement de la préfecture de police de Paris, n’aient à aucun moment été suivis. En tant que préfet, aviez-vous connaissance de ce que le service du renseignement territorial et la DGSI aient été saisis ?

M. Jean-Yves Latournerie. Je n’ai pas de réponse autre que celle que j’ai indiquée. La cible des deux services de renseignement, c’était X lui-même, mais je ne pense pas qu’à ce stade, il y ait eu ce que vous suggérez, c’est-à-dire une liste de ceux qui suivaient l’enseignement de l’intéressé qui, je le confirme, n’étaient pas si nombreux qu’il y aurait eu un problème de moyens. Je n’ai pas eu connaissance, y compris en préparant cette audition, de l’établissement d’une telle liste. Je pense que les représentants des services que vous recevrez vous éclaireront.

Mme Caroline Abadie. Monsieur le préfet, je sortirai du cas concret qui nous occupe pour me mettre dans la peau des élus locaux, parce que, la semaine dernière, ils étaient nombreux dans Paris, et aussi parce que nous avons voté, cette même semaine, un projet de loi sur l’engagement des élus locaux. La circulaire publiée par le ministère de l’intérieur, le 13 novembre 2018, prévoit que les maires soient informés régulièrement de l’état de menace terroriste sur leur commune, afin de les aider à la prise en charge sociale des individus du bas du spectre, et qu’ils reçoivent une information ponctuelle sur des situations individuelles, en particulier si ce sont des employés municipaux. Cette circulaire devait aussi permettre aux maires de mesurer les risques associés aux subventions qu’ils peuvent allouer à telle ou telle association ou à l’installation de tel ou tel commerce.

Dans votre pratique de préfet, avez-vous eu l’occasion de la mettre en œuvre ? Si oui, quels types d’informations avez-vous pu communiquer aux maires du Val-d’Oise sur les personnes présentant des risques de radicalisation ?

Enfin, il me semble que la DLPAJ est un organe interne de conseil juridique interne au ministère de l’Intérieur. Qui est habilité la saisir ?

Mme Marine Le Pen. Monsieur le préfet, vous avez dû lire sur certains visages l’expression d’une d’inquiétude, car à la suite de vos propos, nous avons le sentiment que tant qu’il n’y a pas de commencement d’exécution, aucune décision d’expulsion ne peut être prise. Nous avons le sentiment qu’on ne fait aucunement usage du principe de précaution. On s’en étonne quand on est confronté à un imam capable de recruter ou d’inciter des fidèles, qu’il rencontre par définition régulièrement, à une radicalisation ou à un acte terroriste. Partant de là, il est tout de même intéressant de s’attacher à ce M. X, car il a le profil d’un certain nombre de personnes qui, sur notre territoire, pourraient recruter.

Pouvez-vous confirmer que l’accusation clairement exprimée par sa femme d’avoir contracté un mariage blanc n’a pas fait l’objet d’une saisine automatique du parquet ? Si oui, pourquoi ?

La mère de son enfant est-elle française ?

M. Jean-Yves Latournerie. Oui !

La première question a trait à la circulaire du 13 novembre 2018 sur l’information régulière des maires. Dans le département du Val-d’Oise dont j’avais la charge, nous l’avons mise en œuvre dans la ville d’Argenteuil, troisième ville d’Île-de-France avec 110 000 habitants et une densité importante de sujets de cette nature, ainsi que dans deux autres communes, qui n’ont pas du tout la même taille mais qui rencontrent ce genre de difficultés. Les maires et nous-mêmes l’avons souhaité, parce qu’il y avait des situations repérées que nous voulions porter de manière précise à leur connaissance. Cette démarche a aussi été mise en œuvre dans la commune de Montmagny, là où M. X a commencé sa carrière d’imam, commune qui continue à poser quelques difficultés, comme beaucoup de villes de ce département.

Au-delà de sa signature formelle, une convention doit présider à l’établissement d’une relation spécifique d’échanges personnels. Le préfet va voir le maire ou inversement. Il ne s’agit pas de réunions publiques mais d’échanges confidentiels ayant pour objet, dans une relation de confiance entre le maire et le préfet, d’apporter des informations au maire, voire au préfet d’en recevoir de la part du maire. Il s’agit aussi, et c’est ce que j’ai pratiqué avec le maire d’Argenteuil, d’avoir une discussion sur la manière de faire évoluer les choses, notamment les politiques mises en œuvre, afin de faire face aux conséquences éventuelles de ces situations. Je suis parti trop tôt après l’instauration de ce dispositif pour pouvoir vous livrer des impressions avec recul, mais s’agissant au moins de la commune d’Argenteuil, nous avions commencé, avant même la circulaire, à entretenir sur des points particuliers des relations étroites et confidentielles. J’insiste sur ce point, car l’intérêt du dispositif est de pouvoir se parler entre quatre yeux. Je considère le principe de ces échanges tout à fait positif et prometteur.

Madame Le Pen, tant qu’il n’y a pas de commencement d’exécution, aucune décision ne peut être prise.

Concernant l’accusation de mariage blanc par sa femme, je ne suis pas sûr d’avoir compris votre question. Cette accusation a été portée dans le cadre d’une procédure de divorce, à l’appui de sa procédure de divorce et non dans le cadre d’une procédure administrative. Cela fait partie des éléments de renseignement. Cela n’a pas été jugé, cela n’a pas été établi au terme d’une enquête ou d’un jugement.

Mme Marine Le Pen. Il n’y a pas eu du tout d’enquête ?

M. Jean-Yves Latournerie. Non. C’est un propos tenu dans le cadre d’une instance de divorce dans une ambiance tendue. On enregistre, on entend, on recoupe avec d’autres informations sur l’individu dans d’autres cadres. Cela fait partie d’éléments d’environnement du personnage. Le juge du divorce n’est pas le préfet. Cela se passe ailleurs. Des divorces qui se passent mal, il peut y en avoir partout, y compris avec toutes sortes de propos. Ce que j’ai indiqué ne veut pas dire autre chose.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le préfet, veuillez m’excuser, car je dois quitter la présidence en raison d’une contrainte extérieure.

(M. Bruno Questel, vice-président de la commission, remplace M. Éric Ciotti.)

Mme George Pau-Langevin. Monsieur le préfet, nous avons la chance de vivre dans un État de droit et nous n’allons pas vous reprocher d’avoir respecté le droit. En l’espèce, nous avons bien compris que, même si vous aviez envie de prendre certaines décisions, vous étiez un peu gêné aux entournures par les garanties offertes normalement aux gens auxquels vous êtes confronté. Même si nous ne sommes guère partisans des lois de circonstance, est-ce qu’il ne faudrait pas légèrement retoucher notre droit afin de permettre d’exécuter plus facilement une décision relative à quelqu’un présentant un danger ? Puisque tout cela s’effectue sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme, quelles retouches pourraient être apportées pour rendre l’administration plus efficace face à des personnes dangereuses ?

M. Guillaume Vuilletet. Nos précédentes auditions ont montré l’existence d’un chaînon manquant entre Mickaël Harpon et M. X. Je reprends la question de M. Fauvergue. À votre connaissance, lorsque vous étiez préfet du Val-d’Oise, comment s’opérait la transmission de l’information entre la direction du renseignement territorial et la direction du renseignement de la préfecture de police ? C’est peut-être là le chaînon manquant. Pourquoi les informations n’ont-elles jamais été croisées ?

M. Jean-Yves Latournerie. Madame Pau-Langevin, il est difficile de répondre de but en blanc à votre question, s’agissant, comme vous l’avez dit, d’un sujet très sensible qui concerne à la fois le droit français et le droit européen. Je ne me suis pas mis en situation de faire des recommandations au législateur.

Le préfet est là pour appliquer les lois de la République, dans les limites de ses pouvoirs. Dans le cas particulier, la décision appartenait non au préfet mais au ministre lui-même, donc à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques. Dans les autres cas, elle a été saisie pour avis. À partir du moment où la DLPAJ estime que les conditions ne sont pas réunies, il y a deux solutions, non seulement de manière générale pour un décideur mais aussi, dans le cas particulier relevant du droit public, pour un préfet. Il peut considérer qu’en dépit du risque juridique, les circonstances militent en faveur de la décision envisagée et il la prend. Cela présente pour lui l’avantage d’agir conformément à l’objectif qu’il poursuit, mais cela présente un risque de contentieux perdu, parce que non gagnable. Dès lors le gain pour le mis en cause est doublé. La décision du préfet est « cassée » par le tribunal administratif ou par le Conseil d’État. Même si, par loyauté, on a tendance à écouter attentivement les avis émis par la direction des libertés publiques et des affaires juridiques, juridiquement très compétente et aguerrie, on y regarde à deux fois avant de fournir l’occasion de gagner devant le tribunal administratif à quelqu’un qu’on aura eu, pendant quelques semaines ou quelques mois, la satisfaction d’éloigner.

Je n’ai pas de retouche au droit actuel à proposer. J’ai volontairement cité la situation des « ni, ni » afin de souligner les limites, en l’état actuel de la logique du droit, des situations pour lesquelles il n’y a pas de solution. S’il y en avait une évidente, elle aurait été depuis longtemps trouvée. La question des « ni, ni » est très ancienne. Il est des situations qui ne s’apprécient qu’au regard des considérations de l’espèce et du droit.

Monsieur Vuilletet, j’ai cru comprendre que vous évoquiez un chaînon manquant entre Mickaël Harpon et M. X.

M. Guillaume Vuilletet. Je souhaite plutôt savoir comment s’effectue la coordination entre les services parisiens et les autres services ?

M. Jean-Yves Latournerie. Vous parlez donc plutôt d’un chaînon manquant entre les services ! Vous aurez l’occasion de recueillir le témoignage des chefs de service concernés. Les choses sont assez simples et ne sont pas nouvelles. En Île-de-France, dans une grande agglomération, la situation est beaucoup moins claire que dans les autres départements que j’ai connus, où il existe une unité. Tout le monde est au chef-lieu, parfois même dans le même hôtel de police. Pour peu que les chefs et les subordonnés s’entendent, ce qui est de plus en plus le cas, des échanges peuvent avoir lieu au-delà des échanges informels que je viens de suggérer. Il en va différemment dans la région Île-de-France et c’est un problème. De fait, la direction du renseignement de la préfecture de police est compétente sur une partie du territoire de la région tandis que le préfet de police n’a qu’une compétence de coordination sur le reste du territoire où il existe une autonomie locale d’action pour les préfets et pour les services départementaux. Si vous voulez le fond de ma pensée, les échanges pourraient être plus systématiques.

Mme Alexandra Louis. Monsieur le préfet, au long de cette audition, vous avez évoqué le profil pour le moins inquiétant de cet imam. Dispose-t-on d’éléments précis sur la nature de ses prêches ? Dispose-t-on d’un verbatim ou d’une analyse ? Nous avons évoqué la ligne qui sépare le propos relevant d’un prêche classique de celui relevant d’un prêche dépassant les limites légales. Quelle est selon vous cette ligne ? Je pense à l’affaire de Marseille qui a donné lieu à l’expulsion d’un imam qui tenait des propos extrêmes, portant notamment atteinte à l’égalité entre les femmes et les hommes et entre les communautés.

M. Raphaël Gauvain. Monsieur le préfet, vous nous avez indiqué que l’imam en question n’était pas inscrit au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Au regard des éléments que vous avez exposés, il me semble qu’il aurait dû y figurer. Estimez-vous qu’il y a eu une défaillance de vos services ? Vous avez évoqué les réunions mensuelles des groupes de détection de la radicalisation. Comment a-t-il pu passer entre les mailles du filet ? Plus généralement, y avait-il dans la mosquée des personnes fichées ou suivies ?

M. Jean-Yves Latournerie. Madame Louis, je vous invite à interroger de manière plus approfondie le directeur départemental du renseignement territorial qui viendra témoigner devant la commission d’enquête. Chronologiquement, la surveillance approfondie de cet imam a débuté lorsqu’il était dans la mosquée Foi et unicité à Sarcelles, alors qu’il avait commencé son activité à la mosquée Salam de Montmagny, plusieurs années auparavant, sans avoir été identifié pour aucune raison particulière. En enquêtant, on constate que ce n’est pas la première fois qu’il tient, de manière plus ou moins cachée, à un public relativement restreint, des propos plus durs. Son attitude se confirme à la mosquée Foi et unicité de Sarcelles, sans que ses propos ne fassent scandale. Sous réserve de ce que vous précisera le directeur du renseignement territorial, c’est une tonalité vindicative, de tendance salafiste, qui est assez fréquente mais qui ne permet pas de caractériser un propos de radicalisation active, d’appel au djihad ou antirépublicaine. Il fait partie des gens que le service du renseignement suit régulièrement. Ce suivi n’était pas si ancien, mais il était effectif.

Concernant la limite, vous avez évoqué l’expulsion de Marseille. En l’occurrence, c’est la limite du droit vis-à-vis d’un parent d’enfant français.

Mme Alexandra Louis. L’imam de Marseille avait aussi toute sa famille en France !

M. Jean-Yves Latournerie. Avait-il des enfants français ? Si ses enfants n’avaient pas été français, il serait déjà reparti ! En tout cas, on aurait fait en sorte qu’il reparte.

M. Bruno Questel, président. Disons que la question de son maintien ou non aurait été posée autrement !

M. Jean-Yves Latournerie. Je vous rappelle la suspicion évoquée à haute voix par sa première épouse : le mariage et l’enfant ont-ils vraiment eu un autre objet que d’obtenir la garantie de ne pouvoir être expulsé de France ?

M. Florent Boudié, rapporteur. Votre réponse à la question d’Alexandra Louis éclaire la discussion que nous avions tout à l’heure au sujet de la radicalisation. Si l’imam en question avait tenu des propos d’incitation à la haine, à la discrimination et à la commission d’actes terroristes, il aurait été catalogué dans la catégorie des imams radicalisés.

M. Jean-Yves Latournerie. Je ne sais pas si c’est aussi tranché.

M. Florent Boudié. En droit, si !

M. Jean-Yves Latournerie. J’ai indiqué d’entrée qu’il convenait de distinguer l’adhésion à des thèses radicales et le passage à l’acte violent, où l’on parle de radicalisation active. Tout le monde s’accorde à considérer, et pas seulement après le drame, que cet individu, qui a été successivement licencié de deux mosquées, ce qui n’est tout de même pas fréquent, ne convenait pas. Sur le plan du droit, les éléments dont nous disposions n’ont pas suffi pour l’empêcher de nuire.

Mme Laurence Vichnievsky. Monsieur le préfet, concernant le mariage blanc, vous avez indiqué que cela se passait dans le cadre d’une procédure de divorce, procédure civile entre deux particuliers. Mais puisque vous en avez eu connaissance, il y avait aussi la possibilité de recours au signalement au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, dont le parquet est toujours très preneur. Pour avoir eu à connaître des mariages blancs dans le passé, je sais que nous ne pouvons pas compter seulement sur ce qui se dit dans les procédures entre deux personnes privées que nous ne connaissons pas. Mais à partir du moment où le sujet est porté à votre connaissance, il peut conduire à l’utilisation de l’article 40.

Ma seconde observation est consécutive aux propos assez transparents que vous nous avez tenus. La spécificité de la situation de la région parisienne pose à nouveau le problème de l’organisation de certains services de la préfecture de police et de la difficulté d’établir des passerelles avec d’autres services.

Pardonnez-moi de revenir sur un sujet sur lequel ont déjà insisté mes collègues mais il est central. Vous m’avez ouvert des horizons inquiétants. Benoîtement, je pensais que les fidèles qui assistaient aux prêches d’imams dépassant une certaine norme étaient sinon fichés, du moins connus. Si c’était le cas, Mickaël Harpon aurait été identifié assez facilement. Il n’y a donc pas d’instructions délivrées au plan national visant au suivi, non seulement de l’imam – pour lui, cela me paraît être quasiment une évidence –, mais aussi de ceux qui assistent aux prêches ? L’imam étant connu, il est plus facile à cerner que les fidèles, et ce sont presque ceux-là qui nous intéressent le plus.

M. Jean-Michel Fauvergue. J’ai bien noté que les échanges entre DRPP et RT gagneraient à être systématisés, ainsi que vous-même l’avez dit. Comme le remarquait ma collègue, cela pose la problématique de l’organisation du renseignement au sein de la préfecture de police. Ce n’est pas la première fois que nous posons cette question au sein de la commission.

Je suis d’accord avec M. le rapporteur, sauf que, dès le départ, en 2015, une OQTF a été prise par l’administration et, à ce titre, elle était exécutoire. Or en 2015, l’imam n’était ni marié, ni père.

M. Jean-Yves Latournerie. Si, il était marié.

M. Jean-Michel Fauvergue. Mais pas avec une Française ?

M. Jean-Yves Latournerie. Si, justement.

M. Jean-Michel Fauvergue. Pourquoi l’administration prend-elle une décision, si c’est pour ne pas l’appliquer à cause de possibles recours ? Les médias ne se sont pas contentés d’une telle réponse et se sont interrogés sur cette OQTF qui n’a pas été exécutée. En s’inquiétant de recours que l’on pourrait perdre, au niveau des préfectures ou de la DLPAJ, est-ce qu’on ne se prive pas d’une partie de nos moyens ?

Je poserai enfin une question au nom de ma collègue Caroline Abadie, qui n’aura plus la parole, faute de temps. Dans cette affaire, qui a saisi la DLPAJ ?

M. Bruno Questel, président. Monsieur le préfet, pourriez-vous aussi répondre à la question préalablement posée par M. Gauvain ?

M. Jean-Yves Latournerie. Monsieur Gauvain, l’intéressé a été inscrit au fichier des personnes recherchées. Cela suffisait à ce stade, on n’avait pas besoin de l’inscrire au FSPRT. Au moment du divorce, on n’avait pas le recul que nous avons aujourd’hui sur l’individu et son passé. À l’époque, il n’était même pas connu du renseignement territorial. Aujourd’hui, le tableau est beaucoup plus complet. Je n’étais pas alors préfet du Val-d’Oise et je n’ai pas personnellement le souvenir d’autres raisons qui auraient pu justifier plus de vigilance. Cela dit, nous regarderons s’il y a eu, à l’époque, d’autres éléments et, si l’on trouve quelque chose d’important, je vous le transmettrai.

Je vous laisse votre appréciation de l’organisation de la préfecture de police et du problème que cela constitue ou pas. Il est vrai, et les représentants des services que vous recevrez le diront aussi, qu’il n’est pas très bien adapté dans une grande conurbation comme la nôtre de distinguer en permanence les gens selon qu’ils sont à leur domicile ou au travail. Les mêmes personnes changent de zone deux fois par jour, d’un côté, au travail, de l’autre côté, dans leurs activités privées, et elles sont suivies, le cas échéant, par deux services différents. Il y a un problème qui n’est pas facile à résoudre, qui se double aussi d’un problème de moyens. Il faudrait un système de double surveillance permanent, à domicile et dans l’activité professionnelle. J’ai conscience que ma réponse est rapide et mériterait des développements.

Madame Vichnievsky, le nombre exclut une surveillance de tous les fidèles. Les services de renseignement approfondissent les cas qui leur sont signalés et qui apparaissent nécessiter une intervention active. On ne peut imaginer de mettre sous surveillance tous les musulmans d’un département comme le Val-d’Oise.

Mme Laurence Vichnievsky. Ce n’est pas ma question !

M. Jean-Yves Latournerie. Pardon ! Plutôt tous les fidèles écoutant les prêches d’imam identifiés comme radicalisés.

M. Stéphane Trompille. Vous n’avez pas répondu à ma question. Sans doute n’avez-vous pas les chiffres, mais il serait intéressant qu’ils nous soient communiqués ultérieurement. Quel est le nombre de personnes radicalisées dans le Val-d’Oise ?

M. Bruno Questel, président. Seul le rapporteur pouvant demander des documents, nous verrons cela ensemble.

M. Stéphane Trompille. Pour compléter ma question, les personnes suivies qui auraient pu approcher Mickaël Harpon ne vous ont pas donné d’alerte ? 

M. Jean-Yves Latournerie. Non.

M. Bruno Questel, président. M. le préfet l’a dit en début de propos.

Monsieur le préfet, vous avez dit que vous aviez appris l’existence de cette personne après la commission des faits. Mais plus largement, dans l’exercice de vos fonctions, et ma question appelle une réponse par oui ou non, avez-vous eu connaissance de la présence de fonctionnaires, quelle que soit la nature de la fonction ou de l’emploi exercé, ayant un comportement religieux inapproprié dans une mosquée du département de votre responsabilité ou ailleurs ?

M. Jean-Yves Latournerie. La réponse est non. Je n’ai pas ce genre de souvenir concernant des fonctionnaires à proprement parler. C’est différent pour les entreprises de transport.

Je précise au passage que l’aéroport de Paris, même partiellement situé dans le Val-d’Oise, ne dépend pas de la juridiction du département concerné mais du préfet de police.

Si M. le rapporteur en est d’accord, je peux fournir la précision attendue sur les chiffres.

M. Florent Boudié, rapporteur. Le rapporteur est d’accord !

M. Bruno Questel, président. Si vous en disposez, oui.

M. Jean-Yves Latournerie. Ces nombres sont : 150 pour la DDSI et 70 pour le SDRT dans le département.

M. Bruno Questel, président. Merci, monsieur le directeur de cabinet.

Merci, monsieur le préfet.

 


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Audition du mercredi 4 décembre 2019

À 14 heures 30 : M. Amin Boutaghane, chef de l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT) (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, je vous remercie de votre présence aux auditions d’aujourd’hui, qui se déroulent à huis clos. Nous commençons par l’audition de M. Amin Boutaghane, chef de l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), accompagné du colonel Yvan Carbonnelle, son adjoint.

Monsieur Boutaghane, je vous remercie de votre présence, à laquelle nous sommes sensibles.

Avant de vous laisser la parole, et conformément à l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires qui régit l’organisation des commissions d’enquête, je vais vous inviter, messieurs, à prêter serment en jurant de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. Amin Boutaghane et M. Yvan Carbonnelle prêtent successivement serment.

M. Amin Boutaghane. Je vous remercie de nous accueillir. Nous vous avons envoyé hier les réponses au questionnaire que vous nous aviez adressé.

L’UCLAT a trente-cinq ans d’existence ; elle a été créée le 8 octobre 1984 autour de quatre hauts fonctionnaires et d’une secrétaire. Aujourd’hui, cette unité est forte de 105 personnes, ce qui montre comment elle a évolué année après année. L’UCLAT avait été créée en raison des problèmes de terrorisme, qui existaient déjà au début des années 1980, et qui rendaient parfois insoluble la cohabitation entre les services. Pierre Joxe, alors ministre de l’Intérieur, avait hésité à créer un service antiterroriste dédié ; jugeant qu’il se heurterait aux divisions existantes à l’époque, il a préféré créer une unité de coordination, qui existe toujours. La première étape de cette coordination a consisté à réunir les services concernés autour d’une table chaque mardi matin. Ce principe n’a jamais varié : trente-cinq ans plus tard, les services qui se consacrent à la lutte antiterroriste – renseignement, police, gendarmerie, militaires ou justice – continuent à se réunir à l’UCLAT tous les mardis matin. Ils étaient dix en 1984 ; ils sont désormais vingt-sept autour de la table.

L’UCLAT compte aujourd’hui sept départements. Le département d’analyse et de suivi de la menace a été créé le premier, à partir du creuset initial ; il a ensuite été progressivement rejoint par plusieurs autres départements : le département sûreté et protection, qui mesure la menace pesant sur les personnalités ou les événements exposés au risque terroriste ; le département des affaires internationales, qui est en charge des collaborations internationales ; depuis 2013 et la période extrêmement troublée qui a suivi, nous avons créé une unité de sensibilisation et de formation. Dès 2014, la mise en place du numéro vert, au mois d’avril, a été suivie par la création du département de lutte contre la radicalisation, qui a particulièrement prospéré depuis lors et s’articule désormais autour de trois pôles : le numéro vert du centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation violente (CNAPR), le pôle de suivi et de gestion du fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), et en dernier lieu, la mission commune de suivi territorial et de lien avec les préfectures. Cette mission était surtout exercée par l’état-major opérationnel pour la prévention du terrorisme (EMOPT), que nous avons intégré en 2018 et dont Yvan Carbonnelle a été le dernier responsable. Il existe donc aujourd’hui, au sein du département de lutte contre la radicalisation, un pôle de relations avec les préfectures.

De ce département est issu, à partir d’un pôle chargé des mesures de police administrative, le département de police administrative. À la suite de l’instauration de l’état d’urgence, la police administrative a fonctionné à plein pour créer une entrave au départ sur zone, voire au retour au pays, notamment après le 13 novembre 2015. Ce département de police administrative a lui aussi prospéré : il a intégré en juin 2018, à la demande de l’Élysée, une unité permanente de suivi des sortants de prison dans le but d’anticiper les sorties de prison et de désigner les services chargés du suivi des personnes concernées.

Je n’entrerai pas dans le détail de tous les autres départements ; globalement, l’apparition de nouvelles missions et la création de nouveaux départements se sont traduites par une augmentation de nos effectifs. L’UCLAT exerce ses prérogatives sans préjudice de celles de la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT). La CNRLT se situe aux niveaux politique et stratégique, l’UCLAT à un niveau logistique et technique au service de l’opérationnel : nos deux entités sont donc complémentaires.

Pour répondre à une demande du chef de l’État, l’UCLAT sera rattachée, à partir du 2 janvier 2020, au directeur général de la sécurité intérieure, abandonnant son assujettissement précédent à la direction générale de la police nationale (DGPN).

M. le président Éric Ciotti. Notre commission d’enquête, en se penchant sur les événements tragiques qui se sont produits à la préfecture de police de Paris, a vocation à s’intéresser aux problèmes, et éventuellement aux défauts de coordination entre les différents services, et notamment entre les services du renseignement territorial (RT) et de la sécurité intérieure du département du Val-d’Oise, qui ont eu à suivre la mosquée fréquentée par Mickaël Harpon, dont l’un des imams était lui-même suivi par les RT. Nous interrogerons tout à l’heure le responsable des RT du Val-d’Oise.

Le suivi, tant de la mosquée que de l’un de ses imams inscrit au fichier des personnes recherchées (FPR), soulève plusieurs questions. De même, le lien de Mickaël Harpon avec cet imam, ainsi que la relation entre les services de renseignement du Val-d’Oise et la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), dans laquelle travaillait Mickaël Harpon, soulèvent des interrogations.

Disposez-vous d’éléments ayant directement trait à l’attaque et préalablement, à la coordination ou à la non-coordination entre les services concernés ? Plus globalement, nous aurons à émettre des propositions touchant à la nature et à la qualité de la coordination entre la DRPP et les autres acteurs du renseignement désormais rattachés, pour ce qui relève de la lutte antiterroriste, à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Comment appréciez-vous cette coordination ? Vous avez rappelé l’histoire de la création de l’UCLAT ; la nécessité de créer un organisme de coordination est généralement le révélateur d’un défaut de coordination. La création de l’EMOPT, après les attentats du 13 novembre 2015, a montré une fois de plus que celle-ci n’était manifestement pas parfaite. Qu’en a-t-il été dans le cas, très spécifique, de cet événement et, plus largement, que peut-on dire de la qualité de la coordination actuelle ?

M. Amin Boutaghane. Précisons que l’EMOPT a été créé le 1er juillet 2015, immédiatement après l’affaire de Saint-Quentin-Fallavier, au cours de laquelle Yassin Salhi avait décapité son patron et accroché sa tête au grillage de l’entreprise, avant de tenter d’aller plus loin. J’étais à l’époque chef zonal du renseignement territorial à Rennes en attente d’une nomination à Lyon ; je me suis donc particulièrement intéressé à cette affaire. Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, nous avait immédiatement convoqués et avait parlé d’un « trou dans la raquette ». En matière de coordination, l’idée consistait à accélérer la création du FSPRT. Celui-ci a été créé, par décret non publié, le 5 mars 2015, après l’attentat contre Charlie Hebdo et pour faire suite aux nombreux signalements qui avaient alimenté le numéro vert depuis sa création fin avril 2014. La décision avait été prise de créer un fichier, au format Excel, mais la mise en place avait été assez laborieuse. Le but de Bernard Cazeneuve était d’accélérer les choses ; la création de l’EMOPT a été décidée très rapidement pour ce faire et pour densifier le suivi territorial.

S’agissant de l’affaire concernant Mickaël Harpon, une enquête judiciaire est en cours. Nous n’avons pas vocation, en tant qu’unité de coordination, à suivre des affaires judiciaires ; mais bien évidemment, nous récupérons les informations que les instances compétentes veulent bien publier. Nous avons eu plusieurs retours au sujet de cette affaire, particulièrement douloureuse pour la police : depuis 2013, année après année, mois après mois, chaque service s’efforce de s’organiser afin d’apporter la meilleure réponse à cette menace qui est plus que durable.

L’affaire Harpon est visiblement liée à une maladie dont souffrait l’intéressé, qui s’était en outre converti à l’islam. Cependant, d’après tous les renseignements qui nous sont remontés via les services, il ne s’était pas converti dans le sens d’une radicalisation violente ou à caractère terroriste au sens où on l’entend communément. Les premiers éléments relatifs à la mosquée de Gonesse laissent à penser que si certaines formes de discours tenus par son maître à penser prêtent à interrogation, rien ne permet d’envisager qu’il existait chez Mickaël Harpon une vocation de radicalisation violente. Dans les deux jours qui ont suivi l’attaque, j’ai discuté, ainsi que mes collègues, avec la directrice de la DRPP et son adjoint, qui étaient sous le choc ; ils m’ont clairement indiqué, ce qui a été confirmé par la suite, qu’à aucun moment un signalement n’était remonté à leur niveau. On a entendu parler de signalements qui auraient été effectués, ou d’inquiétudes qui auraient été exprimées par des proches collègues de l’intéressé, après l’attentat contre Charlie Hebdo ; Mickaël Harpon aurait dit : « ils ont ce qu’ils méritent » ou « ils l’ont bien cherché », la phrase exacte n’étant pas avérée. En tout état de cause, cet élément n’a jamais franchi le niveau supérieur de la hiérarchie et n’est jamais parvenu au niveau de la direction.

Par ailleurs, il n’y a pas eu, à notre connaissance, de reconnaissance de l’attaque du 3 octobre 2019 par l’État islamique. Reste qu’elle a été considérée, à l’échelle nationale, comme une attaque terroriste : nous nous en tenons à cela et nous travaillons en ce sens. Après cette attaque, comme nous le faisons à chaque fois, nous avons procédé à un retour d’expérience et nous nous efforçons de trouver des solutions : en l’occurrence, la solution a consisté à resserrer encore un peu plus l’existant, à savoir la détection d’une éventuelle radicalisation chez des personnels de sécurité et particulièrement ceux dépendant du ministère de l’Intérieur. Nous avons été chargés d’isoler cette radicalisation et de créer un espace sécurisé, ce qui implique un certain nombre de mesures techniques. Cet espace sécurisé au sein du FSPRT concernant les personnels de sécurité présentant des signes de radicalisation est en cours de création et devrait être opérationnel d’ici à la fin du mois de décembre 2019 ou au début du mois de janvier 2020.

M. le président Éric Ciotti. J’ai entendu vos propos s’agissant de la mosquée de Gonesse, qui sont conformes à ceux recueillis à l’occasion de l’audition de Mme Bilancini de la DRPP, notamment concernant la procédure. Celle-ci est d’ailleurs retracée dans la note que cette dernière a rédigée à l’attention du ministre de l’Intérieur.

S’agissant de cette mosquée, vous faites état d’un suivi de l’imam Hilali, qui était le mentor de Mickaël Harpon. Ce lien est-il établi ? Les services de renseignement l’avaient-ils établi avant l’attaque du 3 octobre ? Le nom de Mickaël Harpon était-il apparu dans les radars de l’un des services de renseignement territoriaux ou de la DGSI qui suivaient la mosquée de Gonesse et en particulier cet imam ?

M. Amin Boutaghane. À notre connaissance, le nom de Mickaël Harpon n’était jamais remonté jusqu’à nous, et pour cause : nous n’avons connaissance que des propos de l’imam. Cet imam adressait des prêches à un certain nombre de fidèles. Nous avons su que Mickaël Harpon avait l’habitude de fréquenter cette mosquée vêtue d’une tenue traditionnelle, ce qui surprenait son épouse, d’origine marocaine ; lui-même était un converti. Toujours est-il que, d’après nos informations, à aucun moment il n’a tenu de propos répréhensibles, mis à part les propos rapportés, mais jamais signalés, au sujet de l’attentat contre Charlie Hebdo. Le nom de Mickaël Harpon ne nous est jamais remonté.

M. le président Éric Ciotti. Était-il inscrit au FSPRT ?

M. Amin Boutaghane. Non.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez évoqué la création d’un espace sécurisé au sein du FSPRT, permettant d’isoler les personnes figurant dans ce fichier et relevant de professions sensibles. Comment concevez-vous cet espace sécurisé ? Quelle est sa nature ? S’agit-il d’un sous-fichier comportant plusieurs catégories ?

M. Amin Boutaghane. Il ne s’agit pas d’un sous-fichier, mais d’un espace bénéficiant, au sein même du FSPRT, d’une protection renforcée ; les accès à cet espace seront limités. Parmi les quelques fonctionnaires de police ou gendarmes qui ont été signalés, certains avaient été inscrits au FSPRT, mais d’autres pas, pour des raisons de sécurité. En tout état de cause, ils le seront désormais au sein de cet espace sécurisé.

M. le président Éric Ciotti. Le FSPRT a fait l’objet d’un toilettage l’année dernière : le nombre de fiches a été divisé par deux, certaines ont été désactivées. À combien évaluez-vous le nombre de personnes susceptibles de figurer aujourd’hui dans cet espace sécurisé ?

M. Amin Boutaghane. À ce jour, vingt-sept personnes devraient être inscrites dans cet espace sécurisé, ce qui représente un étiage bas. Par ailleurs, depuis le 3 octobre 2019, les signalements ont été nombreux ; une centaine de cas est actuellement à l’étude. Un premier groupe d’évaluation centrale y travaille, sous l’égide de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) au niveau central. Ce premier groupe d’évaluation a commencé à tenir compte des situations des différentes personnes signalées ; dans leur grande majorité, elles ne relevaient pas de phénomènes de radicalisation avérée. Un deuxième groupe d’évaluation centrale à l’IGPN se réunira le 13 décembre 2019 ; nous examinerons à cette occasion les situations qui auront vocation à être inscrites au FSPRT. En tout état de cause, sur la centaine de personnes concernées, toutes n’y seront pas inscrites.

M. le président Éric Ciotti. S’agit-il uniquement de policiers et de gendarmes ?

M. Amin Boutaghane. Nous parlons uniquement de personnels de sécurité du ministère de l’Intérieur. Les autres personnels de sécurité sont comptabilisés par ailleurs, en dehors de l’espace sécurisé que j’ai évoqué. Précisons qu’aucun policier de la préfecture de police de Paris ne figurait dans ce fichier avant l’attaque du 3 octobre 2019.

M. le président Éric Ciotti. Le préfet de police et son directeur de cabinet nous ont indiqué que trente-six personnes ont été signalées depuis le 3 octobre 2019 : figurent-elles dans la centaine de cas actuellement à l’étude ?

M. Amin Boutaghane. Oui, toutes.

M. Éric Diard. Je suis étonné par certains de vos propos. Aujourd’hui, nous nous posons la question de savoir si Mickaël Harpon était atteint de démence ou s’il était radicalisé. Je me réfère à la note de Mme Bilancini : il n’a pas eu une crise de démence. Mickaël Harpon, je le rappelle, avait déclaré en 2015 : « c’est bien fait » au sujet de l’attentat contre Charlie Hebdo. ; il a donc fait l’apologie d’un acte terroriste. Par ailleurs, des éléments montrent que parfois, il serrait la main aux femmes, mais parfois non.

Je m’intéresse aux problématiques de radicalisation. Je peux vous affirmer qu’à la suite de l’attaque du 3 octobre 2019, un retraité de la préfecture de police de Paris a reçu trois appels de personnes y travaillant encore lui disant : « c’était prévisible, on aurait pu s’en douter ». Si je dispose de cette information, je suppose que vos services et le parquet national antiterroriste (PNAT) l’ont également.

Outre l’imam de Gonesse, êtes-vous au courant des contacts de Mickaël Harpon avec deux imams radicalisés, d’origine guadeloupéenne ?

M. Amin Boutaghane. J’insiste sur un point : le PNAT est en charge de ce dossier, ce qui confirme son caractère terroriste.

S’agissant des propos supposément tenus par Mickaël Harpon à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo, la mémoire a visiblement failli chez de nombreuses personnes… Je veux bien qu’on dise que c’était prévisible, c’est toujours plus facile à dire après. Ce qui est certain en revanche, c’est que s’il a tenu les propos qu’on lui prête à l’endroit des victimes de Charlie Hebdo, personne ne se souvient de la phrase exacte, pour la simple raison que personne ne l’a signalée à ce moment précis. Si une telle phrase a véritablement été prononcée, c’est donc que quelqu’un dans la hiérarchie a considéré qu’il n’était pas opportun de faire remonter cette information : or une telle information aurait dû remonter à l’échelon directorial de la DRPP, compte tenu notamment de l’état d’esprit de la nation à cette époque. C’est en tout cas quelque chose que j’aurais du mal à supporter dans un service que je dirige.

M. Éric Diard. Et sur ces imams guadeloupéens ?

M. Amin Boutaghane. Je n’ai pas d’informations là-dessus.

M. Meyer Habib. Vous avez dit que l’attaque du 3 octobre 2019 était douloureuse pour la police ; je dirais qu’elle encore plus douloureuse pour les renseignements. Vous nous avez expliqué, et d’autres avant vous, que l’imam de la mosquée de Gonesse faisait l’objet d’un suivi. Il prêchait non pas le vendredi, mais les jours de la semaine, lorsque les fidèles sont beaucoup moins nombreux. Parmi ces quelques fidèles figurait un fonctionnaire de la préfecture de police de Paris, en charge – à un petit niveau, certes – de la radicalisation. À quoi a servi le suivi de cet imam qui profère des paroles de haine ?

Par ailleurs, vous avez dit que le signalement concernant Mickaël Harpon n’était pas remonté jusqu’à vous. Pourtant, la mission d’un service de renseignement consiste à attraper des informations. Vous avez parlé d’un « radicalisé avéré » : qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Vous avez également parlé de démence ; il en a également été question dans la triste affaire concernant Sarah Halimi : quelqu’un qui poignarde une vieille dame de quatre-vingts ans avant de la jeter par la fenêtre est forcément porteur d’une part de démence. Pour moi, le djihadisme en lui-même a un côté de démence. Mais cela ne remet pas pour autant en cause la responsabilité pénale, à plus forte raison quand l’intéressé s’occupe du renseignement à la préfecture de police. Pensez-vous avoir une part de responsabilité ?

Dans un rapport sur la délégation parlementaire au renseignement (DPR), j’ai lu ceci : « Face à la vague d’attentats depuis 2012, l’organisation du dispositif antiterroriste a été progressivement revue. Au sein de la CNRLT a été créé en 2017 un centre national de contre-terrorisme placé sous l’autorité du Président de la République. Petit à petit, l’UCLAT, instance de coordination créée en 1984 et rattachée à la DGPN, a perdu son importance. Le Gouvernement réfléchirait d’ailleurs à intégrer l’UCLAT à la DGSI pour faire le bilan des multiples réformes conduites. » En tant que parlementaires, extérieurs à ce milieu, nous ne pouvons qu’être interpellés par ces propos d’initiés. J’aimerais vous entendre à ce sujet.

M. Amin Boutaghane. J’ai lu attentivement ce rapport, à propos duquel je ne ferai pas de commentaires : il ne correspond pas à la réalité que nous connaissons au quotidien. La DPR a la liberté d’écrire ce qu’elle veut, d’autant qu’elle publie son rapport neuf mois plus tard, alors que les chiffres et le contexte ne sont plus du tout les mêmes. Ainsi, notre intégration à la DGSI est un simple transfert d’autorité : nous passons de l’autorité du DGPN à celle de la DGSI. L’UCLAT reste composée des mêmes départements et chargée des mêmes missions ; elle effectuera exactement le même travail que précédemment. Si l’UCLAT était si affaiblie, la DGSI ne s’en encombrerait pas…

Par ailleurs, vous nous reprochez de n’avoir rien vu. Je vous rappelle que nous sommes une unité de coordination et non un service de renseignement. Nous coordonnons les informations qui remontent, de façon à ce que tout le monde puisse échanger les informations dans les meilleurs délais. Nous ne pouvons coordonner des informations qui ne remontent pas. C’est pourquoi je ne dis pas que les informations ne sont jamais remontées, mais je dis que l’information relative à Mickaël Harpon n’a pas été transmise. Le Renseignement Territorial du Val-d’Oise avait en charge la surveillance de la mosquée de Gonesse : s’ils ont repéré cet imam, c’est qu’ils ont constaté qu’il avait l’habitude de prêcher d’autres jours que le vendredi et en particulier à l’occasion de dars (cours, conférences). Cela ne signifie pas que Mickaël Harpon était nécessairement présent à tous les dars, ni que tous les fidèles sont systématiquement identifiés. Sans entrer dans le détail des techniques de renseignement, il est possible, pour un simple dars, de savoir ce qu’il s’y dit – en général, les services y veillent – et combien de personnes y participent, mais il est difficile de connaître l’identité de tous les participants. En tout état de cause, le Renseignement Territorial du Val-d’Oise fait plutôt bien son travail et la DRPP fait remarquablement le sien. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas à juger de la qualité du travail ; lorsqu’un problème survient, tous les retours d’expérience et les travaux menés, notamment à l’occasion de la réunion hebdomadaire UCLAT du mardi, rappellent ce problème.

S’agissant de Mickaël Harpon, je persiste et je signe : son nom ne nous avait pas été signalé avant l’attaque du 3 octobre 2019. Je ne suis donc pas en mesure de vous en dire davantage sur lui avant cette date.

M. Meyer Habib. Pourquoi ?

M. Amin Boutaghane. Parce que visiblement, Mickaël Harpon n’avait pas été identifié. Vous dites que c’était un homme de renseignement : il était adjoint administratif chargé de l’informatique. J’ai rencontré des personnes ayant travaillé avec lui, qui m’ont expliqué que personne autour de lui n’avait pu anticiper ce qui s’est passé. Elles m’ont également indiqué qu’il souffrait avant tout d’un manque de reconnaissance. Ainsi – peut-être cela vous a-t-il été rapporté –, il était surnommé Bernardo par certains de ses collègues, car il était sourd et muet. Il en souffrait, comme il souffrait de voir promus des agents ayant moins d’ancienneté que lui dans des fonctions similaires. Tous ces éléments ont ensuite pu alimenter une réaction utilisant le vecteur de la radicalisation et du terrorisme ; n’étant ni psychologue, ni psychiatre, je ne peux toutefois le certifier. Nous constatons en effet que de nombreuses personnes passant à l’acte sont atteintes de démence ; et les gens de Daech qui égorgent sur zone ne sont pas forcément clairs dans leur tête. Il semblerait que Mickaël Harpon ait entendu des voix la nuit précédant l’attaque, ce qui est généralement le signe d’une affection schizophrénique. Quoi qu’il en soit, je ne souhaite pas entrer dans ce débat, l’attaque ayant été qualifiée de terroriste par la justice. Certains s’interrogent sur ce qui a pu animer Mickaël Harpon et continuent leurs recherches en ce sens ; une enquête est en cours. Le PNAT, ayant à sa disposition tous les experts nécessaires, sera plus à même que nous de déterminer les causes de cet acte.

M. Meyer Habib. Pour vous, quels sont les critères déterminant une radicalisation avérée ?

M. Amin Boutaghane. Nous disposons d’une grille d’analyse comportant de nombreux critères, que nous utilisons beaucoup dans le cadre d’actions de sensibilisation. Il y a des signes faibles, tels qu’un changement de comportement du jour au lendemain ou une conversion. Nous recevons de nombreux appels concernant des conversions, notamment de la part de parents inquiets suite à la conversion de leur enfant ou d’un proche ; mais on ne peut pas considérer que le seul fait de se convertir soit une radicalisation avérée. En revanche, après une conversion, se laisser pousser la barbe, s’habiller à la manière des salafistes ou tenir des propos extrêmement apologétiques, et ce, du jour au lendemain, sont pour nous des signes de radicalisation avérée, qui amènent les services de renseignement à s’intéresser de beaucoup plus près aux personnes concernées.

M. Yvan Carbonnelle. Au ministère de l’Intérieur, trois critères fondent la radicalisation à caractère violent : premièrement, un processus plus ou moins rapide – on ne se radicalise pas en une minute ; deuxièmement, l’adhésion à une idéologie radicale ; troisièmement, l’utilisation de la violence comme mode d’action, que celle-ci soit effective ou potentielle, qu’elle se traduise par un passage à l’acte, un projet, du soutien ou de l’apologie. Pour le ministère de l’Intérieur, la notion de violence est primordiale dans la mesure où c’est un critère d’ordre public. Au-delà de l’adhésion idéologique et du processus de changement de la personne, nous cherchons à savoir si elle constitue objectivement une menace. Plusieurs critères doivent alors être recherchés, constituant des faisceaux d’indices qui n’ont pas tous la même valeur et que nous objectivons en fonction de chaque contexte particulier : un adolescent peut s’inscrire dans un registre de provocation et n’aura pas la même attitude qu’un adulte ; une personne présente dans une zone géographique particulière pourra être influencée par un substrat culturel. Quoi qu’il en soit, chaque situation est particulière et, rapportée au cas d’espèce, nous appliquons des indicateurs en examinant le processus, l’adhésion à une idéologie radicale et la présence d’une violence effective ou potentielle.

M. François Pupponi. Plus nous progressons dans les auditions, plus je comprends ce qui s’est passé, et plus je suis inquiet. Tout le monde nous dit que le cas de Mickaël Harpon n’a pas été transmis à la hiérarchie : or c’est précisément le problème ! Comment a-t-il pu ne pas remonter ? Voilà un agent qui travaille dans un service de renseignement, confronté à un problème de comportement en raison de son handicap et qui est mal à l’aise. Je ne suis pas un spécialiste de la lutte antiterroriste, mais quand, dans un service de renseignement, il y a un tel maillon faible et potentiellement en difficulté, il devient de fait une cible privilégiée pour l’adversaire : on peut penser raisonnablement qu’il cherchera à l’approcher, à le retourner.

Nous avons donc, au cœur du service de renseignement, une personne en difficulté, qui souffre et dont ses collègues se moquent. En outre, il est antillais ; or les Antillais, que je connais bien, ont en raison notamment du poids de l’histoire, de l’esclavage, une sensibilité à fleur de peau, une susceptibilité particulière. Les services de renseignements doivent avoir connaissance de tout cela. Cet agent, dans la situation que nous venons de décrire, se convertit : comment est-il possible que personne ne s’avise d’aller voir quel imam il fréquente ? Il est pour moi incompréhensible qu’un agent des services de renseignement, en difficulté, se convertisse sans que personne ne vérifie qu’il n’est pas en train d’être retourné ! Si tel avait été le cas, on aurait constaté qu’il fréquentait un imam que les services du renseignement territorial décrivent comme dangereux, manipulateur et capable de retourner les esprits : nous avons eu accès aux rapports effectués par le Renseignement Territorial demandant l’obligation de quitter le territoire français (OQTF) de cet imam. J’ai eu affaire avec cet individu, je sais de quoi il est capable. Et pourtant, cela ne « tilte » pas. Pourquoi ? Si aucune réponse n’est apportée à cette question, cela peut se reproduire à tout moment.

Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre ce qui s’est passé, mais également d’éviter que cela ne recommence. Or là, cela n’a pas « tilté », et à deux reprises : d’abord, la DRPP ne comprend pas que l’un de ses agents est en situation de souffrance et ne réagit pas lorsqu’il se convertit ; ensuite, aucun lien n’est établi entre cet agent et un imam parallèlement identifié comme potentiellement dangereux par le SRT, mais qu’un service du ministère de l’Intérieur décide de ne pas expulser… Voilà un type signalé, condamné pour blanchiment de fraude fiscale, marocain, et sous le coup d’un arrêté d’expulsion : le moins que l’on puisse faire était de le surveiller ! Je me suis renseigné : les prêches qu’il effectuait le matin et le soir, en dehors du vendredi, rassemblaient entre quinze et vingt fidèles. Un service de renseignement ne serait pas capable d’en connaître l’identité ? Cela aurait permis de constater la présence d’un agent d’un service de renseignement. Pourquoi les services de renseignements ne l’ont-ils pas fait ? Pourquoi, lorsqu’un agent d’un service de renseignement se convertit, personne ne s’intéresse à ses fréquentations, comme nous l’ont confirmé le préfet de police et sa directrice du renseignement ? Pourquoi n’existe-t-il pas en la matière une procédure immédiate ? Cela me paraîtrait le b-a ba d’un processus de recherche ? Mais visiblement, ce n’est pas le cas…

La faille est double : premièrement, cet imam n’a pas été suffisamment suivi, alors que nous connaissions sa capacité à retourner les cerveaux ; deuxièmement, un agent d’un service de renseignement se convertit et personne ne songe à vérifier ses fréquentations. Nous devons mettre en place des processus permettant de nous assurer qu’un tel drame ne surviendra plus jamais. Pourquoi dans ces deux cas de figure, aucune action cohérente et coordonnée des services de renseignement n’a été menée afin de surveiller un agent qui se convertit et un imam que l’on dit dangereux, mais que l’on n’a pas voulu expulser ?

M. Amin Boutaghane. Concernant l’expulsion, compte tenu du travail mené par les SRT, nous pensons que cette procédure aurait dû aboutir. Comme vous le savez, il s’agit d’un processus assez long, qui finit à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ) du ministère de l’Intérieur.

M. François Pupponi. Mais une fois cette procédure engagée, pourquoi ne l’a-t-on pas suivi ?

M. Amin Boutaghane. Cet imam faisait bien l’objet d’un suivi. Je ne connais pas les détails de l’enquête sur le fond ; visiblement, Mickaël Harpon n’assistait pas à tous ses dars. Et dans le cadre de son travail, celui-ci n’a pas fait l’objet de signalement, en dehors de son mal-être, malheureusement partagé par de nombreux fonctionnaires. Les agents aux prises avec des problèmes personnels ou victimes de burn-out sont en général reçus par des psychologues ; peut-être le mal-être de Mickaël Harpon a-t-il été trop mis sur le compte de son handicap. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas là pour expliquer la corrélation entre cet agent administratif de la DRPP et sa participation à certains dars à la mosquée de Gonesse, auprès d’un imam qui fait l’objet d’un suivi, dont l’expulsion a été demandée mais n’a pas été réalisée. Qui plus est, l’enquête a montré que l’implication de cet imam n’était pas confirmée ; en effet, les premiers éléments l’ont plutôt blanchi – à notre grande déception, d’ailleurs, mais nous sommes tenus par les règles du système démocratique. Nous passons un certain temps à relire les demandes de surveillance, les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, les demandes d’expulsion et même parfois les demandes de déchéance de nationalité. Nous passons beaucoup de temps également à travailler sur ces documents avec les services de renseignement concernés, de façon à obtenir satisfaction auprès de la DLPAJ. Et fort heureusement, bon nombre de mesures finissent par être exécutées.

M. François Pupponi. Lorsqu’un agent d’un service de renseignement se convertit, il est nécessaire de vérifier l’identité de l’imam qu’il fréquente. Par ailleurs, lorsqu’un imam radicalisé n’est pas expulsé, l’identité des fidèles fréquentant ses dars est-elle vérifiée ?

M. Amin Boutaghane. Bien évidemment, les services de renseignement s’efforcent de connaître l’identité des fidèles fréquentant un imam faisant l’objet d’un suivi. Toutefois, il est extrêmement rare de connaître 100 % de ces identités.

Dans un précédent poste, j’ai réussi à identifier des participants à des dars, dans une commune suburbaine de Grenoble, parce qu’ils appartenaient tous à la même équipe de football. Ils ont ensuite fait l’objet d’un étroit suivi ; certains sont partis sur zone, au Yémen ou ailleurs. Nous avons essayé de les séparer les uns des autres et de les soustraire à l’influence de certaines personnes. Mais dans le cas qui nous occupe, vous nous demandez si nous cherchons à savoir qui fréquente un agent administratif lorsqu’il se convertit. Encore faut-il savoir qu’il se convertit ! Si un agent, antillais ou normand, me demande des aménagements de travail parce qu’il souhaite faire le ramadan, je serai au courant de sa conversion ; mais s’il ne fait jamais allusion à sa foi, je n’ai aucun moyen de le savoir.

M. François Pupponi. Cela se savait dans le service de Mickaël Harpon.

M. Amin Boutaghane. S’agissant de Mickaël Harpon, il ne revêtait la tenue traditionnelle que lorsqu’il se rendait à la mosquée et seule sa femme le voyait partir ainsi.

M. François Pupponi. Un contrôle est-il effectué lorsque l’on apprend qu’un agent d’un service de renseignement s’est converti ?

M. Amin Boutaghane. Je ne vais pas vous répondre oui alors que la réponse est, pour l’instant, non… Toutefois, ce contrôle est une problématique très concrète, notamment concernant les habilitations. Depuis le 3 octobre 2019, nous avons reçu une centaine de signalements ; de nombreux agents ont réagi en signalant des collègues musulmans. De trop nombreux signalements risquent néanmoins de provoquer un encombrement dans l’activité de surveillance. Cela étant, nous avons enregistré ces signalements et nous avons organisé un premier groupe d’évaluations centrales, avant celui prévu le 13 décembre. Le premier groupe a traité 142 dossiers, dont certains ont été très rapidement éliminés. Le 13 décembre, nous devrons nous retaper une nouvelle centaine de dossiers : nous les étudierons avec beaucoup de rigueur.

Mme Constance Le Grip. Mes observations et mes questions rejoignent celles formulées précédemment par François Pupponi. Nous avons bien entendu que vous n’êtes pas un service de renseignement, mais une unité de coordination, ce qui vous permet un certain recul vis-à-vis de différentes situations.

À la question de savoir si la conversion d’un agent d’un service de renseignement, qui plus est habilité secret défense, déclenchait un signal faible en quelque sorte, la réponse est donc négative. Dans les semaines ou les mois à venir, voire dans un délai plus court, pouvez-vous formuler des propositions en vue d’améliorer les procédures actuelles, qui manifestement ont failli à certains égards ? Existe-t-il une volonté claire d’instaurer des procédures spécifiques, plus resserrées et dont le déclenchement serait plus rapide, à partir d’un certain nombre d’indicateurs et de critères, s’agissant notamment des personnels habilités secret défense ? Lors du renouvellement de ces habilitations, un criblage plus serré et plus fin serait-il envisageable ? Considérez-vous que votre mission devrait vous amener à participer, dans un court délai, à l’élaboration de nouvelles règles et de nouvelles procédures ?

M. Amin Boutaghane. Un groupe de travail, auquel nous participons, a été constitué autour de l’IGPN ; la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) mettra en œuvre une procédure semblable. Ce groupe réfléchit actuellement à un certain nombre de mesures qui pourraient permettre d’anticiper des comportements et qui rigidifieront assez rapidement le système des habilitations. Il existe actuellement deux systèmes d’habilitation, l’un concernant les personnels hors DGSI et l’autre interne à la DGSI, beaucoup plus rigoureux.

Le cabinet du ministre de l’Intérieur a souhaité très rapidement conduire une étude de faisabilité, visant à durcir, dans les meilleurs délais, le niveau de sécurité actuel, ainsi que le niveau de surveillance des personnes susceptibles de fréquenter des milieux considérés comme radicalisés. Les signalements que nous avons déjà reçus visaient d’ores et déjà des personnes en lien avec des milieux radicalisés. Le nom de Mickaël Harpon n’était pas remonté, mais d’autres noms avaient été transmis et font l’objet d’un suivi ; dans la plupart des cas, les agents concernés ont été déplacés, notamment lorsque leurs activités étaient en lien avec le renseignement. Concrètement, la question porte sur le nombre de cas semblables à celui de Mickaël Harpon : c’est également sur ce cas précis que le groupe de travail est en train de se pencher.

Mme Marine Le Pen. Plusieurs d’entre nous ont exprimé leur inquiétude. Je la partage, d’autant plus qu’en tant que cible potentielle du fondamentalisme islamiste, les procédures défaillantes m’intéressent au plus haut point…

Nous vous avons entendu tenir des propos que je qualifierais, avec tout le respect que je vous dois et parce que nous sommes à huis clos, de propos du café du commerce : tout ce que vous nous avez dit, nous pouvons le lire dans le journal et nous en parlons autour d’un café à la buvette avant de venir dans cette salle : il n’était pas bien, il était mal dans sa peau, etc. Mais vous ne répondez pas à un questionnement pourtant essentiel : nous avons là un cas, ce qui devrait suffire, de conversion d’un membre d’un service de sécurité, qui n’a fait l’objet d’aucun suivi du fait de cette conversion. J’ai presque le sentiment que vous n’avez pas ou peu intégré les leçons qui devraient être tirées de l’affaire Harpon. Ainsi, vous nous dites que vous allez être contraint de vous « retaper » cent dossiers ; le vocabulaire choisi semble quelque peu indolent.

M. Amin Boutaghane. Ce n’est pas ce que j’ai dit.

Mme Marine Le Pen. Si, je l’ai d’ailleurs noté au moment où vous l’avez dit. Vous semblez partir du principe que les signalements effectués tombent dans un excès inverse. Cela est assez révélateur de l’état d’esprit d’un certain nombre de personnes que nous avons entendues. On s’étonne alors moins que des informations, pourtant essentielles, ne soient pas remontées ; peut-être les agents craignaient-ils d’être accusés d’en faire trop, d’être injustes en signalant des collègues uniquement parce qu’ils se sont convertis. Pour éviter cela, il faut une confiance forte dans les procédures mises en œuvre.

Considérez-vous que la conversion d’un membre d’un service de renseignement doit obligatoirement faire l’objet d’une procédure et d’une enquête, afin de savoir quelles sont les conditions d’exercice de sa foi – et accessoirement de vérifier que l’exercice de sa foi ne se fait pas auprès d’imams fichés S ? Pensez-vous qu’à chaque cas de conversion d’un agent d’un service de renseignement, il soit nécessaire de mener une enquête pour vérifier que celui-ci ne subit pas des influences qui l’amèneraient à tomber dans une forme de radicalisation ?

Par ailleurs, vous n’avez eu de cesse de nous dire, ce qui était du reste assez contradictoire, que l’imam fréquenté par Mickaël Harpon faisait l’objet d’un suivi. En quoi consiste exactement ce suivi ? En effet, dans le même temps vous nous indiquez que les quinze personnes assistant à ses prêches n’ont pas fait l’objet d’une vérification et que leur identité n’était pas nécessairement connue. Compte tenu du profil de l’imam, on peut s’étonner que quinze personnes assistant à l’office matin et soir, tous les jours sauf le vendredi, ne soient pas identifiées. En quoi consiste le suivi d’un imam si ce n’est à identifier les personnes assistant à son prêche deux fois par jour, cinq jours par semaine ?

M. Amin Boutaghane. Je m’efforcerai d’être très précis, afin d’éviter que vous me prêtiez des propos que je n’ai pas nécessairement tenus. Ainsi, je n’ai pas dit que nous allions « nous retaper » des dossiers ; nous allons les traiter, tout simplement. Nous y passons suffisamment d’heures pour n’avoir pas besoin que l’on nous fasse la leçon. Je prends très mal ce que vous m’avez dit.

S’agissant du suivi, bien évidemment, certains fidèles sont signalés. Nous avons reçu plus de 75 000 signalements depuis 2014. Parmi ces signalements figurent de très nombreux signalements de conversion, y compris de membres des forces de l’ordre. Une enquête est évidemment menée, je n’en détaillerai pas ici les modalités. Des membres des forces de l’ordre ont fait l’objet d’un suivi et ont été déplacés, je l’ai dit.

Quant aux conversions, qu’elles concernent ou non des membres des forces de l’ordre, elles correspondent parfois à des conversions à la religion du conjoint, qu’il s’agisse de l’islam ou d’une autre religion, et ne s’accompagnent pas d’autres signes de radicalité. En revanche, il est arrivé que le signalement d’une conversion nous ait amenés à découvrir l’évolution rapide d’une personne. Les services concernés se sont alors mis à travailler sur ces cas. Les signalements, qui sont ensuite traités par les services, font l’objet de trois niveaux de suivi : le suivi permanent, qui mobilise d’importants moyens, représente 3 % des signalements ; un suivi de niveau 2, impliquant un point précis tous les quinze jours, un suivi des déplacements, un fichage S et l’application de techniques spécifiques de renseignement ; enfin, pour les cas les moins graves, un suivi de niveau 3, qui repose sur un bilan opéré tous les trois à quatre mois pendant une dizaine de jours, afin de surveiller une éventuelle évolution de la situation. Ces niveaux de suivi ont dû être déterminés en raison du nombre de fiches actives, qui dépasse les 9 000, et du nombre d’objectifs concernés.

S’agissant des fidèles suivant les dars de l’imam de Gonesse, l’intérêt du suivi de ce dernier consistait bien évidemment à en identifier certains. J’ai dit que le cas de Mickaël Harpon n’était pas remonté jusqu’à nous, c’est tout. Je n’ai pas parlé de celui des autres.

M. Yvan Carbonnelle. Je souhaite apporter un complément au sujet du dispositif d’anticipation, en particulier concernant les forces de l’ordre. En 2018, le Gouvernement a lancé le plan national de prévention de la radicalisation (PNPR), qui abordait la question de la radicalisation au sein de la fonction publique, dans ses mesures 19 – concernant les agents publics exerçant des missions de souveraineté nationale – et 20 – concernant les autres agents publics. Deux guides sont parus, l’un publié par la direction générale de la fonction publique (DGFP) et l’autre par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), afin de traiter le cas particulier du signalement au sein de la fonction publique et de prévoir des mesures disciplinaires de droit commun ou des mesures dérogatoires figurant dans le code de la sécurité intérieure s’agissant spécifiquement des personnels de sécurité et de défense. Ce plan et ces guides ont fait l’objet d’un travail d’une année environ et sont parus récemment. Nous étions donc dans l’anticipation de ce type de problématique au sein de la fonction publique. Autrement dit, un dispositif de signalement renforcé a bel et bien été mis en place.

M. Amin Boutaghane. Le PNPR a été lancé le 23 février 2018. L’ensemble de ses mesures sont issues du premier plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme (PART) de 2016, qui a été scindé en deux – le PNPR et le PART – en raison de la densité des affaires dont nous avons la charge. Par la suite est intervenu le plan d’action contre le terrorisme de juillet 2018. Toutefois, nous n’avons pas attendu la parution de ces guides pour multiplier les actions de sensibilisation, notamment auprès des services de police et de gendarmerie ; il s’agit en effet de notre public prioritaire, bien que nous nous adressions également aux chefs d’entreprise, aux élus, aux universités et, plus largement, aux personnels de l’Éducation nationale. Nous intervenons dans de nombreux domaines et nous essayons d’anticiper les radicalisations qui peuvent affecter ces secteurs sensibles. Nous avons ainsi beaucoup travaillé auprès de l’Éducation nationale.

Mme Marine Le Pen. Vous nous dites que les conversions des membres de services de renseignement font l’objet d’une enquête. Or la conversion de Mickaël Harpon, qui est intervenue à l’occasion de son mariage, était connue de tout le monde, y compris de la direction des ressources humaines. Pourtant, elle n’a pas fait l’objet d’une enquête et je crois savoir qu’il a été à nouveau habilité secret défense. Force est de constater une double carence : l’absence d’enquête lors de sa conversion, qui aurait dû être déclenchée du fait de son appartenance à un service de renseignement, et l’absence d’enquête au moment de son habilitation secret défense. Sa conversion n’est pas problématique en elle-même, mais elle crée un risque, celui d’être manipulé par des personnes radicalisées qui le pousseraient à commettre un attentat terroriste. Je constate donc, par deux fois, une carence majeure. Vous nous indiquez que des contrôles supplémentaires ne seront pas instaurés à l’avenir, car il en existe déjà ; mais à deux reprises au moins, la conversion de Mickaël Harpon n’a entraîné aucune enquête. Si une telle enquête avait été effectuée, elle se serait intéressée à l’endroit où Mickaël Harpon pratiquait sa foi et aurait su qu’il se rendait deux fois par jour aux prêches d’un imam fiché S.

M. Amin Boutaghane. À ma connaissance, Mickaël Harpon ne fréquentait pas cet imam deux fois par jour, mais quelques fois par semaine. Toutefois, vous avez raison, c’est d’ores et déjà plus souvent que la seule prière du vendredi. En revanche, je n’ai pas dit que nous ne ferions pas plus d’enquêtes ; je vous ai dit que non seulement nous le faisions déjà, mais que nous le ferions davantage. Nous sommes en train de monter en charge en termes de sensibilisation et de formation des différents publics concernés. Le cas de Mickaël Harpon est très malheureux ; une enquête est en cours, dont j’attends de connaître les conclusions au-delà des informations dont nous disposons d’ores et déjà.

En tout état de cause, il est bien évident que nous continuerons à travailler à ce sujet. S’agissant des conversions, les agents concernés font l’objet d’un examen attentif de la DGSI au moment de leur habilitation, à l’instar de ceux qui rejoignent une secte ou qui se radicalisent, dans quelque religion que ce soit. Certes, la conversion de Mickaël Harpon, à la suite de son mariage, était connue, mais il était d’un naturel très discret et sa radicalisation n’avait jamais été signalée. Le calendrier des prêches auxquels il a assisté est un sujet qui mérite d’être étudié, mais en aucun cas on ne peut en déduire que le dispositif n’est pas adapté. Vous avez interrogé les services de renseignement concernés ; ils sont plus à même que moi de vous indiquer le détail des mesures qui ont été prises.

M. le président Éric Ciotti. Vous nous avez précisé que les procédures d’habilitation différaient selon que les personnels concernés appartenaient ou non à la DGSI. Or la DRPP exerce les compétences de la DGSI. Estimez-vous que tous les services concourant aux missions de renseignement et de lutte antiterroriste doivent avoir un niveau d’habilitation de leurs personnels relevé au niveau de celui de la DGSI ? Estimez-vous que ce niveau d’habilitation aurait déjà dû être appliqué à la DRPP ? Quelles sont les différences de niveau entre ces deux procédures ?

M. Amin Boutaghane. La DGSI se donne davantage de temps pour étudier l’environnement familial des individus. Ces derniers ayant vocation à devenir des fonctionnaires ou des contractuels du service, le travail est plus abouti. Pour ce qui est des personnels des autres services de renseignements, l’enquête n’est pas bâclée ; il s’agit d’une enquête de fond, qui dure entre cinq et sept mois. Une autre sous-direction de la DGSI est en charge de ces enquêtes. Mais l’habilitation interne à la DGSI, qui est assurée par l’inspection générale de la sécurité intérieure (IGSI), se situe clairement à un niveau supérieur.

La question de savoir si tous les effectifs devraient être visés par une enquête similaire, qui peut durer jusqu’à un an, est également liée à un autre phénomène : les services de renseignement ont beaucoup recruté depuis 2014, c’est-à-dire depuis la création officielle de la DGSI et du service central du renseignement territorial (SCRT). Le nombre de postulants a été parfois cinq à six fois supérieur au nombre de recrues, ce qui a entraîné de nombreuses enquêtes, tous les postulants faisant l’objet de recherches et de criblages. Peut-être les services de renseignements ont-ils été victimes de leur succès. Un postulant peut tout à fait être retoqué au bout de six mois si l’enquête le concernant est défavorable. Compte tenu des très nombreux recrutements que j’évoquais, il a fallu dans le même temps former les nouvelles recrues et les habiliter, ce qui a représenté une très lourde charge. De mon point de vue, et notamment du fait que nous avons été touchés en interne, il est nécessaire de revoir les procédures ; c’est le sens des discussions menées actuellement.

M. Guillaume Vuilletet. Je vais vous poser une question que j’adresse à chacun des interlocuteurs que nous recevons et qui est devenue presque rituelle : un véritable problème de lien s’est posé entre la partie parisienne des renseignements et la partie territoriale. Vous nous expliquez que ce lien fonctionne désormais parfaitement bien. On nous dit également qu’un fait saillant aurait pu donner l’alerte à un certain moment, mais qu’il ne s’est pas reproduit et n’a donc pu être repéré par les mesures instaurées par la suite. Je souhaite néanmoins avoir votre opinion concernant ce fait saillant et ce qu’il en est désormais, depuis qu’ont été revues les procédures de connexion entre la zone de Paris et les zones de banlieue : fonctionnent-elles de façon satisfaisante ?

M. Amin Boutaghane. Il existe entre le SCRT et la préfecture de police un protocole d’accord qui fonctionne plutôt bien – sachant que rien ne fonctionne jamais parfaitement. En outre, des groupes départementaux d’évaluation de la radicalisation réunissent l’ensemble des services autour du préfet, toutes les semaines ou tous les quinze jours suivant la taille du département. Yvan Carbonnelle et moi-même assistons régulièrement à ces groupes d’évaluation pour rappeler la doctrine en la matière, en l’occurrence celle du 14 décembre 2018. Cette doctrine a été élaborée tout au long de l’année 2018 et est en cours d’installation.

Pour avoir assisté à de nombreux groupes d’évaluation de la radicalisation, tant en région parisienne que dans d’autres départements, je peux vous indiquer que nous avons progressé et que les services échangent et communiquent désormais énormément. La répartition des objectifs entre la DGSI et le SCRT fonctionne très bien. Les niveaux de suivi évoluent parfois à l’occasion de ces groupes d’évaluation. L’inscription de certains individus au FSPRT est parfois proposée, y compris par nous-mêmes ; à l’inverse, il arrive de décider de clôturer des dossiers qui ne présentent plus de caractère sensible. En tout état de cause, ces groupes d’évaluation de la radicalisation fonctionnent de façon satisfaisante.

M. Meyer Habib. Nous sommes attentifs à vos propos, mais il en ressort toutefois que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ne le prenez pas à titre personnel, mais il me semble qu’il reste des « trous dans la raquette », peut-être en raison d’un manque de moyens ou d’effectifs. Je vous rappelle que Charb lui-même avait dû appeler les services de renseignement pour signaler des menaces, qui n’avaient pas été considérées comme suffisamment graves par l’UCLAT ; cette dernière avait alors décidé de diminuer le niveau de la protection rapprochée de Charb. Hélas, nous connaissons la suite. Pour autant, j’ai conscience qu’il est toujours plus facile de parler a posteriori.

Un cas de figure très récent servira d’illustration à mes propos : un policier était à mes côtés pendant près d’un mois et demi. Cet homme est tellement pieux qu’il porte un cal sur le front, la tabaâ ; pourtant lorsqu’un de ses collègues lui en a demandé l’origine, il a déclaré qu’il s’agissait d’une marque de naissance. Il y a quelques jours, nous étions pris dans des embouteillages à l’occasion d’une manifestation ; en réponse à la remarque « Les insoumis n’aiment pas tellement la police. », il a répondu « Il y a aussi des policiers qui n’aiment pas la police ». Cet homme, qui était présent dans ma voiture pendant plusieurs semaines, porte une arme. Cela étant, il est professionnel ; dois-je être inquiet à son sujet ? La réponse est très complexe. La radicalisation ne concerne pas uniquement les membres des services de renseignement, mais aussi les forces de l’ordre.

M. Amin Boutaghane. Nous ne parlons pas que des membres des services de renseignement.

M. Meyer Habib. Je vous ai écrit à plusieurs reprises pour vous faire part de mes inquiétudes, mais je n’ai jamais reçu de réponse. Peut-être êtes-vous débordés ? Disposez-vous de moyens suffisants ? De quoi avez-vous besoin ? Avez-vous l’impression que tout fonctionne bien ? Pour ma part, je suis quelque peu sceptique.

M. Amin Boutaghane. Je vous ai répondu dès la fin du mois d’avril, par le biais du cabinet du directeur général ; malheureusement, la lettre se trouve toujours en stand-by, ce que je trouve tout à fait regrettable. La prochaine fois, je vous répondrai moi-même, après en avoir demandé l’autorisation.

M. Meyer Habib. Autant pour moi.

M. Amin Boutaghane. Quant à l’hyperkératose communément dénommée tabaâ, c’est effectivement une marque de piété. Elle attire évidemment l’attention dans un service de renseignement. Un de mes fonctionnaires, dans un de mes services précédents, dont je me méfiais au début, en était également porteur ; mais en fait, il était infiltré dans des milieux radicalisés et nous ramenait énormément d’informations. Je l’ai défendu en expliquant que cela lui facilitait la tâche et qu’il a fait montre d’une loyauté à toute épreuve. Mais cela montre bien que son cas a été examiné.

M. Jean-Michel Fauvergue. Je ne souhaite pas revenir sur le fonctionnement et l’organisation des services de renseignement, et encore moins sur les fonctionnaires, qui suscitent l’admiration quel que soit leur grade. En revanche, s’agissant des relations entre le Renseignements Territorial et la DRPP, vous avez parlé d’un « protocole » qui fonctionne « plutôt bien », deux expressions qui ne me conviennent guère. Un protocole est-il nécessaire pour travailler entre deux services de renseignement policier ? On pourrait le comprendre entre un service de renseignement intérieur et un service de renseignement extérieur, à la rigueur entre un service de police et un service de gendarmerie, mais pas entre deux services policiers de renseignement. À l’occasion de précédentes auditions, il avait également été question d’officiers de liaison. Par ailleurs, dans l’expression « plutôt bien », c’est le mot « plutôt » qui ne me convient pas. Si nous avions un service de renseignement qui chapeautait l’ensemble des services du renseignement territorial et de la sécurité intérieure pour la préfecture de police et la petite couronne, peut-être n’aurions-nous pas besoin d’un protocole ni de deux officiers de liaison à plein-temps. Et votre protocole fonctionnant plutôt bien laisserait place à un échange d’informations satisfaisant…

M. Amin Boutaghane. Ne vous méprenez pas sur la notion de protocole : il s’agit simplement d’un moyen de formaliser la façon d’échanger les objectifs, par exemple lorsque la préfecture de police récupère un objectif des renseignements territoriaux ou vice-versa. La préfecture de police suit tellement d’objectifs qu’elle a besoin d’avoir une saisine écrite concernant les objectifs transmis dans un sens ou dans un autre. De la même manière, il existe un lien constant avec la DGSI.

Mon rôle ne consiste pas à dire comment devrait évoluer la DRPP par rapport à la DGSI ou au SCRT. Après plus de quarante ans de métier dans ce domaine, je constate que les modifications ont été très nombreuses au cours des dernières années : la réforme de 2008 a été très mal vécue et il a fallu totalement réorganiser les services en 2014. Les « trous dans la raquette » que vous avez évoqués résultent des six ans écoulés entre ces deux dates. Au sein des effectifs, une nouvelle réforme serait très mal vécue, même si les fonctionnaires sont loyaux et suivront les réformes si nécessaire. Mais n’oublions pas que les réformes, nombreuses ces dernières années, peuvent déstabiliser les effectifs.

M. François Pupponi. Vous avez dit que l’imam de Gonesse était suivi. Je suppose que lorsqu’un imam radicalisé fait l’objet d’un suivi, les services de renseignement font remonter à l’UCLAT des informations.

M. Amin Boutaghane. En principe, oui.

M. François Pupponi. D’autres fidèles que Mickaël Harpon, qui assistaient à ces dars, ont-ils fait l’objet d’un signalement ? Un dossier recensant les fidèles fréquentant les dars vous a-t-il été transmis ?

M. Amin Boutaghane. Les personnes inscrites au FSPRT sont remontées à l’UCLAT ; l’imam en comptait plusieurs dans son entourage. Le renseignement territorial disposait d’informations sur cet imam ; sinon il n’aurait pas proposé une OQTF.

Mme Marine Le Pen. Combien d’étrangers figurent parmi les 9 000 fiches actives ?

M. Yvan Carbonnelle. De mémoire, ils en représentent 18 %.

M. Amin Boutaghane. Ils en représentent 21 % en comptabilisant les binationaux.

M. le président Éric Ciotti. Le ministre avait répondu en séance à cette question. Messieurs Boutaghane et Carbonnelle, nous vous remercions.

 


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Audition du mercredi 4 décembre 2019

À 16 heures : M. Pierre de Bousquet, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Pierre de Bousquet, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, accompagné de Mme Agnès Deletang, sa conseillère.

Je vous précise que cette audition se déroulera à huis clos, sans la présence de la presse, et ne sera pas diffusée sur les canaux internes de l’Assemblée nationale.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur le préfet, madame, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Pierre de Bousquet et Mme Agnès Deletang prêtent successivement serment.)

M. Pierre de Bousquet, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme. Avant de répondre à vos questions, je présenterai rapidement la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme. Il ne s’agit pas d’une instance d’action opérationnelle, laquelle relève de l’exclusive responsabilité hiérarchique et politique des ministres concernés. Comme son nom l’indique, elle assure la coordination de l’ensemble des services de renseignement et de ceux concourant à l’action de renseignement, tant du premier que du second cercle. Son rôle est de nature institutionnelle : elle s’attache à l’orientation en matière de renseignement, au conseil et à la représentation de la communauté du renseignement.

En restant en dehors de l’enquête judiciaire et en ne franchissant pas la limite que m’impose la classification « secret défense », je peux dire d’emblée que l’affaire qui occupe votre commission d’enquête nous a préoccupés au plus haut point car elle révèle des dysfonctionnements dans les procédures d’habilitation et de renouvellement d’habilitation ainsi que dans le suivi au long cours des personnels travaillant dans les services de renseignement ou concourant à l’action de renseignement, comme c’est le cas de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) qui, même si elle ne fait pas partie du premier cercle, occupe une place extrêmement importante dans l’écosystème français du renseignement.

M. le président Éric Ciotti. Plusieurs questions occupent notre commission d’enquête. L’une d’entre elles a trait aux relations entre services de renseignement. Mickaël Harpon, fonctionnaire de la préfecture de police, fréquentait une mosquée du Val-d’Oise où officiait un imam suivi par le renseignement territorial. Quelle analyse faites-vous des relations entre la DRPP, qui a compétence sur la plaque parisienne et la petite couronne, et le service central du renseignement territorial (SCRT) ?

M. Pierre de Bousquet. Les relations entre les deux services sont généralement très fluides, encore qu’il soit toujours possible d’améliorer les choses.

S’agissant de la mosquée, j’ai compris qu’elle ne constituait pas un objectif prioritaire pour les services de renseignement car elle n’est pas étiquetée comme étant salafiste, même si l’imam que vous évoquez, par son passé et ses postures, a attiré l’attention des services de renseignement.

M. Florent Boudié, rapporteur. Monsieur le préfet, vous avez souligné d’emblée qu’il y avait eu des dysfonctionnements. Pourriez-vous en dresser une liste détaillée ?

M. Pierre de Bousquet. Cela risque de prendre du temps.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous avons six mois pour rendre nos conclusions !

M. Meyer Habib. C’est une question déterminante !

M. Pierre de Bousquet. Je n’ai pas connaissance des éléments de l’enquête judiciaire et la coordination du renseignement et de la lutte antiterroriste n’a pas encore procédé au retour d’expérience auquel elle se livre depuis sa création pour chacun des attentats ou chacune des tentatives d’attentat qu’elle estime d’importance significative. S’agissant de ce qui s’est exactement passé, je serai donc très prudent.

La coordination nationale n’ayant pas un rôle opérationnel, je vais essayer d’élever ma perspective vers la question générale des habilitations et de leur renouvellement.

Pour ce qui est des habilitations, on peut se demander si un usage trop large n’en est pas fait dans notre République. Elles concernent en effet environ 300 000 personnes, ce qui est considérable. Elles ont connu ces dernières années, pour des motifs de sécurité, une augmentation qui s’est traduite par des difficultés capacitaires pour les services qui en ont la charge. C’est le cas notamment pour les services de renseignement du premier ou du deuxième cercles qui, comme vous l’imaginez, appliquent pour leur propre personnel des règles d’habilitation renforcées. Depuis les attentats de 2015, ils ont eu à recruter plusieurs milliers d’agents qui, compte tenu des urgences actuelles, ont été principalement affectés dans les divisions opérationnelles. Sans doute n’a-t-on pas veillé suffisamment à faire monter en puissance de manière proportionnelle les services de soutien, qui sont tout aussi nécessaires.

Face à de telles difficultés capacitaires, il y a deux variables d’ajustement.

La première est la rigueur de la procédure d’habilitation.

M. Meyer Habib. Elle diminue, c’est bien cela ?

M. Pierre de Bousquet. Oui, je voulais dire qu’elle avait tendance à diminuer.

La seconde variable est la durée de validité. Il est certain qu’un délai de sept ans est plus confortable qu’un délai de cinq ans.

M. Florent Boudié, rapporteur. Cet allongement est-il l’explication principale ?

M. Pierre de Bousquet. Il se trouve que cette durée de validité a été allongée récemment et que ce n’était peut-être pas une bonne idée. Sans doute la rigueur de certaines phases de la procédure, notamment dans les services de renseignement, a-t-elle pâti de la nécessité d’habiliter davantage de personnes dans un temps plus court.

Cette procédure repose sur le recueil de plusieurs renseignements : ceux fournis par l’intéressé lui-même, à travers des questionnaires à remplir ; ceux obtenus par le criblage des fichiers ; ceux tirés des enquêtes effectuées pour vérifier que tout concorde – entretiens avec la personne qui doit être habilitée, enquêtes de voisinage, contrôles effectués selon diverses techniques. Quand on doit habiliter un plus grand nombre de personnes, l’analyse des déclarations et le criblage sont effectués comme il se doit mais l’enquête est peut-être menée avec moins de rigueur ou de manière moins approfondie, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas faite.

De ce que j’ai compris, des consignes ont d’ores et déjà été transmises pour rappeler les services en charge de l’habilitation, quels qu’ils soient, à davantage de rigueur.

J’en viens au renouvellement des habilitations. La durée de validité varie en fonction du degré de l’habilitation : pour le « très secret défense », elle est plus courte que pour le « confidentiel défense ». Le renouvellement doit être en principe soumis à des règles semblables à la procédure d’habilitation, en tout cas on peut l’imaginer. Ce que je crains, c’est que le travail ne soit pas aussi approfondi qu’il le faudrait du fait des difficultés capacitaires que je viens d’évoquer et de certaines habitudes prises s’agissant d’agents déjà habilités qui vont tous les jours au bureau et qui ne semblent pas poser de problème.

En outre, entre l’habilitation et le renouvellement de l’habilitation, la sagesse voudrait que, par quelques coups de sonde, on vérifie que les personnes habilitées restent bien dans la ligne. Certains services procèdent à de tels contrôles, d’autres ne le font pas de manière aussi régulière que ce qui s’imposerait idéalement.

M. le président Éric Ciotti. Et que diriez-vous de la DRPP ? Fait-elle partie de ces services appelés à faire preuve de davantage de rigueur ?

M. Pierre de Bousquet. La DRPP ne fait pas partie des services de renseignement du premier cercle. Les règles de sécurité qui s’imposent à elle sont sans doute moins drastiques qu’à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Je connais mieux la DGSI pour avoir exercé des responsabilités à la direction de la surveillance du territoire (DST), dont elle est en partie issue et qui n’était pas connue pour plaisanter avec sa sécurité interne – l’ambiance était même un peu suspicieuse. À la DRPP, la sécurité interne a pu connaître quelques lacunes. Précisons toutefois que Mme Bilancini, depuis qu’elle a pris la tête de cette direction, il y a plus de deux ans, a pointé cette forme de légèreté et a entrepris d’y remédier – je me souviens très bien qu’elle a évoqué ce fait devant moi. Je ne suis pas juge de la situation dans laquelle elle a trouvé ce service mais je puis formellement attester qu’elle a très bien pris en compte cet enjeu, même si repasser tout le personnel au crible est extrêmement lourd du fait des problèmes capacitaires. Elle a noué une convention avec la DGSI, non pour lui demander de procéder directement à l’habilitation des agents de la DRPP mais pour se caler sur sa procédure d’habilitation, plus rigoureuse. Visiblement, cela n’a pas suffi.

M. Florent Boudié, rapporteur. Il nous a été indiqué plusieurs fois que la directrice actuelle de la DRPP avait d’une certaine façon repris en main le service. Mais à partir du moment où des lacunes ont été constatées, pourquoi n’être pas revenu sur la détection de certains signaux ? Pourquoi n’avoir pas pris en compte l’« émoi », pour reprendre les termes mêmes de Mme Bilancini, suscité par les propos attribués à Mickaël Harpon après l’attentat contre Charlie Hebdo ? N’y a-t-il pas eu une faille dans cette remise à plat de procédures dont on a pu nous dire qu’elles n’étaient pas à la hauteur d’un service de renseignement, fût-il du second cercle ? Entendons-nous bien : notre volonté n’est pas de mettre en cause la directrice mais de chercher à comprendre pour mieux analyser la situation.

M. Pierre de Bousquet. Après ce qui est arrivé, on ne peut que conclure qu’il aurait fallu tout remettre à plat mais, cela posé, on bute nécessairement sur une limite capacitaire. Mme Bilancini s’est attaquée au flux avec beaucoup de sincérité. Je ne sais comment elle organisait ses priorités. Je peux simplement attester qu’elle a perçu le problème qui se posait et qu’elle a essayé, avec les moyens dont elle disposait, d’y remédier. Elle aurait certainement pris en compte aussi le stock mais cela aurait pris plusieurs années. Je doute fort que, depuis deux mois, les services du premier cercle aient eu la capacité de revoir toutes les habilitations des 15 000 personnes qui travaillent en leur sein.

Mme Marine Le Pen. Les auditions successives nous ont permis de nous faire une idée assez juste des difficultés auxquelles les services de renseignement sont confrontés et des dysfonctionnements qui sont apparus. Ne pensez-vous pas que la DRPP devrait confier ses procédures d’habilitation et de renouvellement à un service extérieur, à l’instar de ce qui se fait dans beaucoup de pays étrangers ? Cela éviterait le danger lié à l’impression de former une grande famille à l’intérieur de laquelle la confiance l’emporte, ce qui peut être un défaut tout à fait humain après tout.

Deuxièmement, il semblerait, d’après la presse, que Mickaël Harpon ait eu accès à un grand nombre de données, dont certaines de nature éminemment sensible. Je pense aux coordonnées de centaines voire de milliers d’agents du renseignement – nous avons tous en tête le double assassinat de Magnanville. Ont aussi été évoqués des fichiers comprenant l’identité des agents infiltrés dans les mosquées salafistes d’Île-de-France. Avez-vous confirmation de ces informations ? Comment concevoir que la vigilance ait été aussi faible s’agissant d’un agent qui avait entre ses mains une véritable bombe atomique ?

M. Pierre de Bousquet. Je ne vais pas tourner autour du pot. À votre première question, je réponds sans hésiter « oui ». Dans les petits services, il serait plus sûr que les procédures d’habilitation soient confiées à des services ayant davantage de capacités. Les personnels de la coordination nationale, qui ne constitue pas un service, sont tous habilités au niveau « très secret défense » par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) après une enquête menée par la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) pour les militaires et par la DGSI pour les civils. Dans les très grandes directions qui comptent plusieurs milliers de personnes, on peut imaginer que des services dédiés, très professionnalisés, sans lien avec le reste de l’entité, soient en charge de ces procédures. À la DGSI, par exemple, l’inspection générale ne reçoit pas d’instructions du directeur général. Cette direction est suffisamment vaste pour qu’il y ait une étanchéité. Dans des petits services comme Tracfin – la cellule de traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins – ou la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), les procédures sont confiées à des services extérieurs. Il ne m’appartient pas de systématiser cette règle mais ce serait évidemment plus sage de le faire.

S’agissant de votre seconde question, je suis moins qualifié pour me prononcer. Je ne connais pas les éléments de l’enquête et ignore à quelles informations Mickaël Harpon avait accès. En tant qu’opérateur de maintenance technique, compte tenu de son habilitation et de la confiance qu’on plaçait en lui, il n’est pas absurde qu’il ait eu accès à un ensemble de fichiers. D’un point de vue général, il serait bon que les habilitations et les accès soient calibrés en fonction de la responsabilité des agents. Peut-être le niveau des accès dont Mickaël Harpon bénéficiait était-il un peu trop large par rapport à la nature des tâches, de premier niveau, qu’il accomplissait. C’est certainement un aspect sur lequel il faut aussi travailler.

M. Jean-Michel Fauvergue. Merci pour ces précisions très importantes, monsieur le préfet. Je voudrais revenir sur la notion de premier et de deuxième cercles. Vous avez souligné les différences qui existaient entre ces services en matière d’habilitation. J’imagine que les habilitations varient aussi en fonction des cibles traitées. Or la DRPP s’occupe à la fois de sécurité intérieure et de renseignement territorial. En réalité, c’est comme si une équipe de Pro D2 participait à des matches du Top 14 sans avoir l’entraînement ou les compétences nécessaires. Ce système hybride n’a-t-il pas vécu ? Ne faudrait-il pas le revoir, notamment en permettant à la DGSI d’accéder aux fichiers de la DRPP ?

M. le président Éric Ciotti. Je vais poser une question peut-être iconoclaste qui est au cœur de nos travaux et qui était sous-jacente dans la comparaison sportive de notre collègue Jean-Michel Fauvergue. La dualité entre la DGSI et la DRPP a-t-elle encore une pertinence ? Ne faudrait-il pas intégrer une partie de ce service au sein de la DGSI ? Je sais que cette évolution est au centre de beaucoup de réflexions.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous sommes à huis clos : vous pouvez nous faire part de votre avis personnel.

M. Pierre de Bousquet. Nous sommes à huis clos jusqu’à ce que mes propos figurent dans votre rapport… Quoi qu’il en soit, j’ai pour habitude de parler librement. Je ne vais donc pas me cacher derrière mon petit doigt.

M. le président Éric Ciotti. C’est une question stratégique. Elle entre donc dans vos compétences, si j’ai bien compris.

M. Pierre de Bousquet. Effectivement, c’est une question tout à fait stratégique.

Je me permets de récuser la comparaison footballistique de M. Fauvergue.

M. Jean-Michel Fauvergue. Rugbystique, monsieur le préfet !

M. Pierre de Bousquet. Je vous prie de m’excuser. Vous voyez où j’en suis dans ce domaine… (Sourires.)

Depuis qu’on m’a confié la coordination du renseignement, j’ai pris un grand soin d’associer bien davantage le deuxième cercle à nos travaux. En effet, sur le plan institutionnel, le président Macron a voulu élargir la compétence de la coordination du renseignement au deuxième cercle.

De fait, si on considère les choses du point de vue non pas de l’organisation mais des missions, la distinction entre le premier et le deuxième cercles tient exclusivement à la capacité qu’ont les services du premier cercle d’utiliser la totalité des techniques de renseignement, ce qui n’est pas le cas des services du deuxième cercle. On trouve, dans le premier cercle, de grands services, tels que la DGSE et la DGSI, mais aussi des services de niche, qui sont excellents mais de petite taille, comme Tracfin ou la DNRED. Dans le deuxième cercle, il y a des services beaucoup plus importants que ces derniers sur le plan quantitatif, et qui, en matière de renseignement, et a fortiori de lutte contre le terrorisme, sont pour nous cardinaux et même plus importants que certains services du premier cercle. Il est donc tout à fait logique que nous coordonnions l’ensemble. Ainsi, le renseignement territorial, le renseignement pénitentiaire et la DRPP sont, pour la lutte contre le terrorisme, des services éminemment importants, quand bien même ils n’ont pas besoin d’utiliser, au niveau technique, la totalité des techniques de renseignement.

Voilà pour ce qui est de la théorie. En ce qui concerne l’organisation qui en découle, je connais depuis bien longtemps la proximité qui existe entre la DRPP et la DGSI. Il y a vingt ans déjà – pardonnez-moi cet historique –, la DST fonctionnait dans une grande proximité avec les renseignements généraux de la préfecture de police (RGPP). En effet, ces derniers étaient en délicatesse avec la direction centrale des RG, à laquelle ils refusaient évidemment toute allégeance ; ils s’étaient donc rapprochés de la DST. Comme, de son côté, la DST n’avait pas de direction régionale à Paris – c’est son siège parisien qui en faisait fonction –, elle trouvait cette proximité commode. Année après année, les choses se sont précisées et, en vertu d’un accord solide, la DRPP est un correspondant tout à fait privilégié de la DGSI sur la plaque parisienne pour les questions de sécurité intérieure et de lutte contre le terrorisme. Cette répartition des rôles convient bien à la DGSI ; je n’ai jamais entendu dire que celle-ci souhaitait revenir dessus et s’approprier la sous-direction de la sécurité intérieure de la DRPP. Il me semble que les deux entités s’entendent bien. Du reste, et même si ce constat est encore moins institutionnel que le précédent, le haut du spectre, en matière de lutte contre le terrorisme, est traité par la DGSI, même si les personnes visées sont à Paris. Je ne dis pas que la DRPP ne traite que le bas du spectre, mais dans la répartition qui est faite, notamment dans le cadre des groupes d’évaluation départementaux (GED), les figures les plus inquiétantes et dangereuses, à Paris comme ailleurs, sont prises en charge par la DGSI.

Quant à savoir si, au-delà de ce que je viens d’évoquer, il faut faire évoluer le système, cela renvoie à ce qu’est la DRPP. Il s’agit d’un service de renseignement qui est à la main du préfet de police. De plus, le service est extrêmement intégré, ce qui est sans doute lié à la nature particulière de la zone géographique : plusieurs milliers de manifestations ont lieu chaque année à Paris – quelquefois même plusieurs dizaines le même jour –, c’est le siège de nos institutions et des ambassades, c’est là qu’habitent un grand nombre de personnalités et qu’ont lieu un nombre considérable d’événements. Pour ces raisons, il a semblé qu’à Paris, comme du reste dans de nombreuses métropoles dans le monde, pouvait se justifier l’existence d’un service de renseignement intégré, rassemblant la sécurité intérieure et le renseignement destiné à maintenir l’ordre public – l’équivalent du renseignement territorial.

Il y a deux options : soit on conserve cette organisation très intégrée à la main du préfet de police, tout en la rapprochant un peu plus des services nationaux existant par ailleurs, soit on répartit les fonctions, par exemple en rattachant à la DGSI la sous-direction de la sécurité intérieure et en ne laissant à la DRPP, c’est-à-dire à la main du préfet, que ce qui concerne le renseignement territorial, à l’image de ce qui existe ailleurs en France. En effet, dans les départements, le renseignement territorial est sous la responsabilité du directeur de la sécurité publique, qui est lui-même un collaborateur du préfet. Les deux options sont envisageables. La réflexion sur ce point est en cours, dans le cadre du livre blanc de la sécurité intérieure.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez bien un avis ?

M. Pierre de Bousquet. Oui, j’ai un avis ; je l’ai exprimé à mes autorités, mais ce n’est malheureusement qu’un avis personnel, et je ne voudrais pas peser sur le débat en cours par une déclaration faite ici.

M. le président Éric Ciotti. Avec de telles réponses, vous pourriez siéger dans nos rangs, monsieur le préfet ! (Sourires.)

M. Pierre de Bousquet. C’est un grand honneur que vous me faites, monsieur le président !

M. le président Éric Ciotti. Nous avons compris que nous n’aurions pas de réponse sur ce point, même si nous avons saisi le sens de vos propos.

M. Éric Diard. Monsieur le préfet, je voudrais vous interroger sur la note de Mme Bilancini. En 2010, Mickaël Harpon avait commis des violences conjugales sur sa future épouse, qui s’étaient traduites par une incapacité temporaire de travail (ITT) de plus de huit jours. La plainte ayant été retirée, il n’y avait pas eu de jugement. En revanche, le renouvellement de son habilitation secret défense, en 2013, a été assorti d’une « mise en éveil » de la hiérarchie. Je voudrais savoir de quoi il s’agit. Est-ce un écrit, ou bien prévient-on oralement qu’il faut surveiller davantage la personne en question ?

M. Pierre de Bousquet. Cela consiste exactement dans ce que vous dites, monsieur le député. Lors du renouvellement de l’habilitation, les personnes qui ont procédé au criblage ont vu que le nom de Harpon sortait pour cette affaire judiciaire. Comment s’en est-il expliqué ? Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, visiblement, l’affaire n’a pas échappé aux services, mais ne s’est traduite que par une mise en éveil.

M. Éric Diard. S’agit-il d’un écrit ou bien est-ce simplement une procédure orale ?

M. Pierre de Bousquet. C’est un écrit.

M. Éric Diard. Il en existe donc une trace ?

M. Pierre de Bousquet. Bien sûr.

Pour élargir le propos, le système le plus parfait du monde n’a de force que s’il est mis en œuvre de manière adéquate par les agents. Vous aurez beau avoir une procédure formidable, elle ne fonctionnera pas si la personne chargée de l’éveil – puisque c’est de cela qu’il s’agit ici – est complaisante, négligente ou trop familière. C’est vraisemblablement ce qui s’est passé dans cette affaire : il a dû y avoir un ruissellement de compassion sur ce malheureux garçon que ses collègues connaissaient depuis longtemps, et la mise en éveil ne s’est pas traduite dans les faits. Je n’ai pas d’autre explication. La recommandation a été émise ; ce qui en a été fait, c’est autre chose.

Mme Constance Le Grip. Merci, monsieur le préfet, pour les précisions tout à fait intéressantes, voire passionnantes que vous nous avez données concernant les procédures d’habilitation et de renouvellement d’habilitation. Tout cela nourrira notre réflexion.

Je voudrais aborder un second volet de nos interrogations s’agissant de l’affaire qui nous préoccupe : la radicalisation dans les services publics de sécurité et les méthodes de détection des signaux faibles. Avec la longue expérience qui est la vôtre, quelles pistes d’amélioration voyez-vous s’agissant de l’efficacité des méthodes de détection et de la prise en compte très en amont de ce qu’on pourrait qualifier de signaux faibles d’un processus de radicalisation – même s’il s’agit d’une radicalisation non violente – chez les personnels de sécurité, en particulier les agents des services de renseignement, fût-ce dans un service du deuxième cercle ? Comment, selon vous, pourrait-on resserrer le dispositif ? Il a été beaucoup question, lors d’autres auditions, de la conversion : pour un agent d’un service de renseignement, qui plus est habilité secret défense, la conversion peut-elle être considérée comme un signal dont il faut tirer un certain nombre de conclusions ?

M. Pierre de Bousquet. Madame la députée, vous avez parlé de « signaux faibles » : j’insiste pour ma part sur le mot « faibles ». Il est important qu’il y ait plusieurs signaux, car il est difficile de tirer des conclusions d’un seul acte ou d’un seul fait. En revanche, quand plusieurs petites lampes se mettent à clignoter, même faiblement, on a un ensemble de signaux faibles qui sont l’indice d’une radicalisation. Il existe aussi toute une série de dérives auxquelles, effectivement, il faut être sensible. Mais, pour cela, encore faut-il être formé à la détection. La première piste d’amélioration que je vois réside donc à la fois dans une définition de ce que sont les signaux faibles et dans la formation à les reconnaître – voire à les chercher, quand on est dans un service de renseignement –, faute de quoi on se retrouve avec des éléments qu’il est facile de caricaturer. Par exemple, on vous dit que M. Untel s’est brusquement laissé pousser la barbe et que cela constitue un signe de radicalisation, alors qu’il y a barbe et barbe. Il en va de même pour la conversion : même si, bien sûr, tout le monde ne se convertit pas à l’islam, la conversion n’est pas, en soi, un signe de radicalisation.

Mme Constance Le Grip. Ce n’est pas ce que j’ai dit.

M. Pierre de Bousquet. En revanche, une conversion à l’islam à laquelle s’ajoute une évolution de la posture, du discours, de la façon de s’habiller et des pratiques cultuelles constitue effectivement un signe. Un autre indice peut être la non-déclaration. À cet égard, dans les services de renseignement, lors des enquêtes précédant le recrutement et l’habilitation, on fait très attention aux déclarations. En effet, quand quelqu’un déclare un élément qui aurait pu, a priori, être perçu comme une faiblesse, celui-ci n’est plus considéré comme tel. À l’inverse, le fait que le même élément ne soit pas déclaré peut devenir un indice de dissimulation et donc un point de vulnérabilité. C’est cet ensemble de choses qu’il faut arriver à traiter et mesurer avec beaucoup de subtilité et de finesse. D’où l’effort considérable qui est fait actuellement, en particulier depuis le 4 octobre : dès le lendemain de l’attaque, tous les services ont regardé plus attentivement ce qui se passait chez eux. D’ailleurs, les services de renseignement ne sont pas les seuls : dans l’ensemble de la fonction publique française, au sens large – car cela vaut aussi pour les collectivités locales –, et même dans les entreprises, les gens se sont sentis concernés. C’est en ce sens que le Président de la République, sur le lieu même de l’attaque, dans la cour de la préfecture de police, a appelé à une « société de vigilance ». Il s’agit non pas d’une société de délation, évidemment, mais d’une société où chacun est invité à être un peu plus attentif et éventuellement, pour les fonctionnaires, à se former. Il existe, désormais, une démarche de formation presque systématique, d’abord dans les services de renseignement et dans les forces de sécurité, mais pas seulement, car les demandes émanent de partout : tous, aussi bien le directeur d’hôpital que le chef d’entreprise ou le chef de gare, disent qu’ils sont prêts à agir, mais qu’ils ne voudraient pas se tromper.

Pour répondre à votre question, madame la députée, la conversion à l’islam n’est donc évidemment pas, par construction, un signe de radicalisation, mais associée à d’autres éléments, elle peut constituer le signe d’une perturbation psychologique. Je ne suis pas en train de dire que le fait de se convertir à l’islam relève en soi de la perturbation mentale – du reste, cela peut être le cas pour n’importe quelle conversion vigoureuse à d’autres religions ou pratiques, et de toute façon il faut y regarder de près. Quoi qu’il en soit, une telle situation doit être déclarée, les services devraient poser systématiquement la question, ce qui n’est pas le cas. Je puis le dire car j’ai vérifié : certaines procédures comportent la question, d’autres non. Il est vrai qu’il y a une sorte de tabou, dans notre pays, s’agissant de la religion : on ne demande pas aux gens s’ils pratiquent une religion, pas davantage d’ailleurs qu’on ne s’enquiert s’ils sont francs-maçons ou s’ils adhèrent à tel ou tel parti politique, toutes choses sur lesquelles on peut pourtant s’interroger.

Mme Constance Le Grip. S’agissant de certains services, en tout cas.

M. Pierre de Bousquet. Tout à fait. Dans certains d’entre eux, on le demande. Quand les gens répondent, il n’y a pas de problème ; s’ils le dissimulent…

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous parlez de services de renseignement ?

M. Pierre de Bousquet. Oui. Je parle exclusivement de services de renseignement.

M. Florent Boudié, rapporteur. Dans certains services, on pose donc la question de la confession ?

M. Pierre de Bousquet. Oui ; dans d’autres, non. Je n’en dirai pas plus car le sujet est couvert par le secret de la défense nationale.

M. Meyer Habib. Monsieur le préfet, merci pour votre franchise. Je tiens d’abord à vous dire que nous avons eu beaucoup d’auditions, et que la clarté de vos propos tranche. En particulier, vous avez parlé clairement de dysfonctionnements, ce que nous ressentons nous aussi – du reste, c’est absolument évident.

Je vais vous donner mon sentiment et j’aimerais ensuite connaître le vôtre. Il me semble que nous sommes en permanence dans la réaction plutôt que dans l’anticipation. En quelques années, 263 Français ont été tués exclusivement à cause de l’islam politique, du djihadisme. Or on nous dit qu’il ne faut pas stigmatiser, et la crainte de le faire traumatise tout le monde. Certes, il ne faut pas stigmatiser, car tous nos compatriotes musulmans ne sont pas des terroristes, cela va de soi, mais tous les terroristes, tous les djihadistes, hélas, sont musulmans. Quand j’ai dit cela sur Twitter, je me suis fait incendier, j’ai reçu un nombre d’insultes inconcevable. Mais je dis ce que je pense au plus profond de moi-même, parce que nous avons un devoir de prévention : nous devons éviter les prochains attentats. Je me rappelle très bien ce que j’ai dit en 2012, après l’attentat de Toulouse ; quand je relis mon verbatim, cela me glace. J’avais dit à l’époque que l’on commençait par les juifs et j’avais annoncé comment cela se terminerait.

Nous sommes ici dans le cadre d’une commission d’enquête. Il n’y a pas de barrières politiques et nous sommes à huis clos, ce qui facilite beaucoup les choses. Je vous pose la question : quel est le problème ? Selon moi, le terme « radicalisation » n’est pas clair. On nous dit qu’il est utilisé à partir du moment où on peut suspecter des actes de violence. Or, quand on en est arrivé là, il est déjà trop tard, le pire s’est presque déjà produit. Je crois donc qu’il faut tout revoir. Ce qu’il vous manque, ce ne sont pas des moyens, ce sont des procédures bien plus rigoureuses, quitte à demander aux personnes qui veulent intégrer un service de renseignement quelle est leur religion, leurs pratiques ou leurs croyances. Cela ne doit pas concerner seulement les musulmans : il faut que les chrétiens, les athées mais aussi les francs-maçons répondent. C’est vraiment le b.a-ba. Le doute doit profiter aux Français, pas à la personne qui travaille ou souhaite travailler dans un de ces services.

Je crois que nous sommes là au cœur du sujet, monsieur le président, parce que nous devons faire des recommandations. Je voudrais savoir, monsieur le préfet, quelles recommandations vous ferez pour le futur – car ce qui n’a pas fonctionné dans le passé, nous commençons à le comprendre –, de manière à améliorer les choses pour les services de renseignement.

M. François Pupponi. J’entends ce que vous dites, monsieur le préfet, au sujet des signaux faibles et des signaux forts. Est-ce que vous considérez que le fait qu’un membre d’un service de renseignement se convertisse à l’islam constitue un signal faible ou un signal fort ? Depuis le début de nos auditions, je ne comprends pas qu’un service de renseignement, apprenant qu’un de ses agents s’est converti à l’islam, n’aille pas voir quel imam il fréquente. Cela me perturbe beaucoup. C’est encore plus vrai lorsque, de surcroît, l’individu en question rencontre des difficultés personnelles, comme c’était le cas de Mickaël Harpon, visiblement : il peut constituer une proie facile pour nos adversaires, y compris d’autres services de renseignement, susceptibles de le retourner. Pourquoi donc ne s’intéresse-t-on pas aux personnes qu’il rencontre ? Pourquoi ne regarde-t-on pas quelle mosquée, quel imam il fréquente ? En l’espèce, si on l’avait fait, on aurait découvert qu’il fréquentait un imam fiché S. Le signal serait peut-être devenu encore plus fort.

De la même manière, un imam suivi, dont les services de renseignement disent qu’il est dangereux, qu’il peut manipuler des gens, et dont ils demandent l’expulsion – laquelle a d’ailleurs été refusée, pour des motifs que nous n’avons toujours pas compris –, c’est aussi un signal fort. Peut-être faut-il aller vérifier à qui parle cet imam, auprès de qui il prêche. Si on l’avait fait sérieusement, on se serait aperçu qu’il fréquentait, entre autres, un membre du service de renseignement de la préfecture de police.

Je considère pour ma part que, dans les deux cas, il s’agissait de signaux forts : quand un membre d’un service de renseignement se convertit à l’islam, il faut aller voir quel imam il fréquente ; quand un imam radicalisé n’est pas expulsé alors qu’on souhaite le faire, et qu’il continue à prêcher, on doit aller voir auprès de qui. Or, visiblement, les systèmes d’alerte n’ont pas fonctionné. En tout cas, c’est mon sentiment. J’aimerais connaître le vôtre sur ces deux aspects.

M. Pierre de Bousquet. Je répondrai globalement à M. Habib et à M. Pupponi. Il est vrai que, quand on étudie l’affaire après coup, on identifie assez facilement ce qu’il aurait fallu faire pour éviter le malheur et ce qui a été mal fait. Comme vous le savez, la critique est aisée, mais l’art est difficile. L’affaire en question sera examinée lors du retour d’expérience qui est prévu le 14 janvier prochain. Le plus difficile est d’établir des liens, de prévoir une gradation – conversion à l’islam, passage à un islam rigoriste puis au terrorisme.

M. François Pupponi. Monsieur le préfet, ma question est précise : on parle d’un agent qui travaille à la cellule informatique d’un service de renseignement. Si on s’aperçoit qu’il fréquente un imam fiché S, on doit le changer de service, ou alors c’est à n’y plus rien comprendre, et on marche sur la tête. Je ne suis pas un spécialiste du renseignement, mais enfin…

M. le président Éric Ciotti. Cela fait-il partie de ce que vous qualifiiez de « dysfonctionnements », monsieur le préfet ?

M. Pierre de Bousquet. À l’évidence, personne ne s’est avisé que ce Mickaël Harpon fréquentait un imam fiché S à la mosquée de Gonesse. Encore une fois, je ne participe pas à l’enquête et n’ai donc pas accès aux pièces, mais d’après ce que je comprends, le lien n’a pas été fait.

M. François Pupponi. C’est bien là le problème !

M. Pierre de Bousquet. Je ne sais pas non plus de quel type de surveillance l’imam de Gonesse faisait l’objet. S’agissait-il d’une surveillance visuelle ? Écoutait-on ses prêches ? Y avait-il une surveillance technique ? Je n’en sais rien.

Sortons de ce cas précis et imaginons une situation semblable, c’est-à-dire un responsable religieux connu pour son caractère radical et faisant l’objet d’une surveillance technique. Encore faut-il que les numéros qu’il appelle ou dont il reçoit des appels soient identifiés dans une autre base, faute de quoi on n’a pas de moyens de faire le croisement. Visiblement, c’est ce qui s’est produit.

M. François Pupponi. Ne trouveriez-vous pas normal que, lorsqu’un agent d’un service de renseignement se convertit, on aille voir systématiquement avec quel imam il discute ?

M. Pierre de Bousquet. Je pense que oui.

M. François Pupponi. Il faut instaurer cette mesure.

M. Pierre de Bousquet. Si vous voulez me faire dire que cela aurait dû être vérifié, je vous le confirme.

M. François Pupponi. Vous me rassurez !

M. Pierre de Bousquet. Cela n’a pas été le cas, pour un ensemble de raisons qui ont dû vous être expliquées dix fois.

M. le président Éric Ciotti. Juste avant de vous recevoir, monsieur le préfet, nous avons auditionné le patron de l’unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT). Dans le nom de vos deux organismes, il y a le mot « coordination ». Même si je ne les mets pas au même niveau, naturellement, car je connais l’organisation, on a tout de même le sentiment – et ce n’est pas nouveau, en tout cas en ce qui me concerne – d’une très grande complexité, voire d’une très grande confusion entre les différents intervenants en matière de lutte contre le terrorisme et de renseignement. Nous évoquions la distinction entre le premier et le deuxième cercles, qui n’est pas forcément évidente : comme vous l’avez rappelé, certains services qui sont pour vous des interlocuteurs prioritaires ne sont que dans le deuxième cercle, notamment la DRPP, qui exerce des missions relevant, ailleurs qu’à Paris, de la compétence de la DGSI. Tout à l’heure, il a été question de l’état-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT), qui était lui aussi un outil de coordination. Le Président de la République avait évoqué, et l’idée me paraissait séduisante, une grande task force contre le terrorisme, avec un coordinateur ayant, du moins pouvait-on l’imaginer, une autorité opérationnelle sur tous les services.

Je sais bien que vous pourriez nous livrer votre appréciation sur le sujet pendant des heures, mais quelles sont, en guise de conclusion, les pistes d’amélioration que vous voyez en matière de coordination ? J’ai le sentiment, mais peut-être que je me trompe, que la création d’organismes de coordination montre précisément qu’il y a une difficulté à coordonner, et comme on les a multipliés ces dernières années, je crois qu’il faut absolument simplifier et unifier le commandement à plusieurs niveaux. Quelle est donc votre analyse prospective en la matière ? J’imagine que vous pourriez souhaiter plus de pouvoir, même s’il ne s’agit en rien d’une aspiration personnelle. Moi, en tout cas, je souhaiterais une unité de commandement plus forte et s’appliquant à tous les services.

M. Pierre de Bousquet. Je partirai de la première idée que vous avez exprimée et de votre allusion à l’UCLAT. La coordination du renseignement, avant sa recréation par le président Macron, n’englobait pas celle de la lutte contre le terrorisme : les deux choses étaient séparées. C’est l’UCLAT qui coordonnait la lutte contre le terrorisme, avec un défaut de conception originel, puisque la coordination n’allait pas plus loin que la police et ne concernait même pas l’ensemble des services de police – car, à ma connaissance, la DGSI ne lui rendait aucun compte. L’UCLAT, de ce point de vue, était mal née pour être la coordonnatrice de la lutte anti-terroriste. En revanche, elle rendait un certain nombre de services en matière de dispositions administratives, par exemple pour déclencher des mesures de gel d’avoirs ou activer le recours à des fichiers comme celui des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Cela, l’UCLAT le faisait très bien. Dès lors qu’une structure de coordination du renseignement élargie à la lutte anti-terroriste a été créée, les choses se sont trouvées simplifiées. Par ailleurs, comme vous le savez, à partir du 1er janvier prochain, l’UCLAT sera rattachée à la direction générale de la sécurité intérieure. Cela permet à tout le moins de dissiper un peu la confusion.

Il est vrai qu’il existe plusieurs structures de coordination, mais chacune a un rôle différent selon le niveau auquel elle intervient, stratégique ou opérationnel. Ainsi, la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, qui se situe à un niveau stratégique et institutionnel, est la seule à jouer ce rôle. Comme je l’ai répété à plusieurs reprises, elle n’a pas de dimension opérationnelle. Je sens votre regret du concept de task force, qui avait été imaginé pendant la campagne présidentielle mais à laquelle il a rapidement été renoncé. J’ai lu que cette task force comprendrait 50 personnes, parfois même 100, 150 et même jusqu’à 170. Or il eût été extrêmement dangereux de construire une structure de lutte anti-terroriste opérationnelle auprès du Président de la République, dont ce n’est pas la fonction dans notre République. Le président Macron, en accord avec tous les acteurs, a donc bien évidemment, avec sagesse, laissé aux ministres la responsabilité des services qui sont placés sous leur autorité. La coordination dont je suis le responsable, qui tient son autorité de son rattachement au Président de la République et au Premier ministre – et aussi, peut-être, de la qualité du travail transversal qu’elle fournit – œuvre au niveau stratégique, voire un peu plus, force est de le reconnaître, du fait des orientations que nous donnons. Par ailleurs, je suis chargé de mettre en œuvre, s’agissant du renseignement et de la lutte anti-terroriste, les décisions du Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), mais aussi, bien sûr, du Conseil national du renseignement (CNR).

La coordination opérationnelle, quant à elle, est assurée à deux niveaux. D’une part, à un niveau tactique assez large, elle dépend de la DGSI, qui coordonne l’ensemble des services, y compris, pour cet aspect, la DGSE. Il existe un état-major permanent à la DGSI. Tous les quinze jours, une rencontre a lieu entre tous les patrons de la lutte anti-terroriste du pays – la sous-direction anti-terroriste (SDAT), les sous-directions de la DGSE et de la DGSI –, qui étudient les cas précis, dans une perspective opérationnelle. D’autre part, il y a la cellule Allat, dont vous avez dû entendre parler. Il s’agit d’une cellule armée par tous les services de renseignement, qui opère vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et dont le rôle est de faire du criblage : chaque fois qu’un nom apparaît dans le spectre d’un service, quel qu’il soit – par exemple les douanes ou la DGSE –, il est criblé par tous les autres pour voir s’il provoque un écho quelque part.

Par ailleurs, nous utilisons beaucoup de plateformes, comme cela se fait souvent à l’heure actuelle. Parmi les avancées d’ordre institutionnel enregistrées depuis deux ans et demi en matière de coordination, on peut citer l’élaboration, l’été dernier, d’une nouvelle stratégie nationale du renseignement. La refonte du plan national d’orientation du renseignement est en cours ; elle devrait aboutir durant le premier semestre de l’année prochaine. Un certain nombre de doctrines communes à tous les services ont été élaborées, notamment en matière de lutte anti-terroriste. D’autres évolutions sont nées sous notre impulsion, par exemple la transformation du bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP) en service à compétence nationale, ou encore la création d’un certain nombre de plateformes interservices, désormais opérationnelles. On peut encore citer la création d’une unité de suivi des personnes sortant de prison. Toutes ces initiatives de la coordination nationale du renseignement se traduisent par des articulations nouvelles. Peut-être le paysage est-il un peu confus, ou en tout cas pas encore très lisible pour nos concitoyens, mais tous les acteurs ont, me semble-t-il, une claire conscience de l’endroit où ils se situent, et ils savent à qui ils doivent rendre compte de leur action. Quoi qu’il en soit, nous essayons, jour après jour, de clarifier ce paysage, de le simplifier et de rendre les choses plus opérationnelles et plus efficaces.

M. le président Éric Ciotti. Il y a donc encore des progrès à accomplir ?

M. Pierre de Bousquet. Il y en a énormément. Je ne peux me satisfaire, en tous cas pas encore, de la situation actuelle. Il reste beaucoup de choses à faire dans le domaine du travail technique, de la mutualisation, ou encore de la gestion des ressources humaines – à la fois pour attirer les meilleurs, professionnaliser nos agents, opérer des mobilités d’un service à l’autre et améliorer l’articulation entre les services. En matière de renseignement, bien des choses peuvent être améliorées ; cela se fait semaine après semaine. Par exemple, à l’époque où je dirigeais la DST, il eût été absolument impensable de rédiger une note conjointe avec la DGSE. Or, tous les mois, nous disposons désormais d’un état de la menace qui est produit sous le timbre triple de la DGSE, de la DGSI et de la direction du renseignement militaire (DRM). Je pourrais multiplier les exemples si je n’avais peur de vous lasser. Cela dit, nous avons encore du travail, bien évidemment, et l’affaire Harpon montre, à l’évidence, le chemin qu’il nous reste à parcourir, ne serait-ce que dans deux directions qui échappent à mon domaine d’action, à savoir les enquêtes de sécurité et les habilitations, car elles ne sont pas spécifiques aux services de renseignement. Le malheur qui s’est produit doit évidemment inciter chacun à aller au fond de ses propres responsabilités quand il s’agit de questions aussi essentielles pour la sécurité de nos concitoyens.

M. le président Éric Ciotti. Merci beaucoup, monsieur le préfet. Cette audition a été très instructive et très utile pour notre commission d’enquête.

 


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Audition du mercredi 11 décembre 2019

À 14 heures 30 : Mme Lucile Rolland, directrice centrale adjointe à la sécurité publique, cheffe du Service central du renseignement territorial (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous accueillons Mme Lucile Rolland, directrice centrale adjointe de la sécurité publique, cheffe du service central du renseignement territorial (SCRT). Nous recevrons ensuite M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), puis le directeur territorial du même service dans le Val-d’Oise.

Vous êtes accompagnée, madame, de M. Julien Le Guen, qui est votre adjoint. Merci d’avoir répondu à notre invitation.

Cette audition a lieu à huis clos. Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(Mme Lucile Rolland et M. Julien Le Guen prêtent successivement serment.)

Mme Lucile Rolland, directrice centrale adjointe à la sécurité publique, cheffe du service central du renseignement territorial. Je vous présente, tout d’abord, mes excuses : nous n’avons pas eu le temps de répondre complètement au questionnaire préalable qui nous a été adressé. Je vous ferai parvenir nos réponses dès que nous les aurons terminées.

Je vais d’abord vous présenter le service que je dirige, en vous indiquant sa composition, ses missions et, en leur sein, la place de la lutte contre la radicalisation et de la prévention du terrorisme.

Le SCRT est un service jeune : il est né en mai 2014. Il est composé d’environ 3 000 personnes, compte tenu des mutations en cours, dont 13 % de gendarmes, le reste étant des policiers. Bien que nous soyons un service mixte, associant la police et la gendarmerie, nous sommes rattachés à la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), qui relève de la direction générale de la police nationale (DGPN).

Nous sommes géographiquement compétents pour la totalité du territoire national, dans les zones de sécurité publique relevant de la police et de la gendarmerie, à l’exception du ressort de la préfecture de police, c’est-à-dire Paris et les trois départements de la petite couronne.

L’essentiel de nos forces est réparti dans les territoires : nous avons 255 implantations, y compris outre-mer, où travaillent 90 % de notre personnel. La moitié des 10 % restants, qui sont affectés en administration centrale, sert dans une division chargée de la surveillance opérationnelle – les filatures physiques, les techniques de renseignement au sens de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, ainsi que le recrutement et le traitement des sources humaines.

Les missions attribuées au SCRT sont très étendues : nous sommes chargés de recueillir, d’analyser et de centraliser le renseignement dans les domaines de la vie institutionnelle, sociale, sociétale et économique qui sont susceptibles de connaître des mouvements de revendication, de contestation et de protestation, avec ou sans violence, mais s’accompagnant d’un trouble à l’ordre public. Le décret du 27 juillet 2015 nous a confié une mission supplémentaire qui consiste à concourir à la lutte contre le terrorisme : nous sommes chargés de contribuer à la prévention. Nous exerçons en outre deux missions qui sont un peu accessoires mais qui nous prennent beaucoup de temps : les enquêtes administratives, en particulier lors des recrutements dans certaines professions sensibles et en matière de naturalisation, et la sécurisation de certains déplacements officiels.

Nos informations sont recueillies au niveau territorial. Notre circuit les fait remonter aux préfets des départements en même temps qu’au service central. Nous assurons une diffusion à notre hiérarchie, c’est-à-dire à la direction générale de la police nationale et à celle de la gendarmerie nationale, au cabinet du ministre de l’Intérieur, à celui du Premier ministre et à l’Élysée, par le biais de la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT). Nous envoyons également nos informations à toutes les directions de la DGPN qui pourraient être intéressées – la police aux frontières, par exemple, lorsqu’il existe une dimension migratoire. Par ailleurs, nous les adressons systématiquement à la DGSI ainsi qu’à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) et à d’autres services de la communauté du renseignement, lorsqu’ils sont concernés.

Quels sont nos moyens et nos méthodes ? Nous travaillons soit en « milieu ouvert », soit en « milieu fermé ». Nous parlons de « milieu ouvert » lorsque nous agissons ès qualités, en nous présentant en tant que policiers ou gendarmes et comme membres du renseignement territorial aux personnes auprès desquelles nous souhaitons recueillir des informations. C’est ce que nous faisons, par exemple, auprès d’organisations syndicales qui préparent une manifestation, afin de voir quelles sont les revendications et l’état d’esprit et s’il risque d’y avoir des violences. Lorsque nous agissons en « milieu fermé », nous ne disons pas qui nous sommes. Cela concerne essentiellement le recrutement et le traitement des sources humaines, ainsi que les surveillances, les filatures et les techniques de renseignement au sens de la loi de 2015.

Le SCRT fait partie du deuxième cercle de la communauté du renseignement. Vous savez que le premier cercle est constitué de six services spécialisés et que le deuxième cercle comporte beaucoup plus d’acteurs. En tant que service du deuxième cercle, nous n’avons accès ni à toutes les techniques de renseignement, ni à toutes les finalités autorisées. Nous ne pouvons pas demander à utiliser ces techniques pour les finalités de contre-espionnage et de contre-prolifération, qui ne font pas partie de nos missions. Il y a aussi des techniques auxquelles nous n’avons absolument pas accès, comme la détection en temps réel, qui permet de savoir si un « sélecteur », par exemple un numéro de téléphone, est en relation avec un autre numéro figurant dans une base de données. Par ailleurs, nous n’avons accès à d’autres techniques que pour certaines finalités. Nous n’avons ainsi la possibilité de nous introduire dans un lieu privé à usage d’habitation pour y déposer soit une caméra soit des moyens de sonorisation que dans le cadre de la prévention du terrorisme.

Nous concourons à la prévention de la radicalisation et à la lutte contre le terrorisme. Cette mission, qui intéresse plus particulièrement votre commission, est globalement exercée par la moitié de nos effectifs, c’est-à-dire à peu près 1 500 personnes, si on prend en compte les agents qui recueillent et analysent le renseignement et ceux qui réalisent des surveillances et des filatures.

À notre connaissance, il existe en France environ 2 000 lieux de culte musulmans – c’est une réalité un peu mouvante – dont 5 % se revendiquent salafistes ou sont affiliés à ce mouvement, et 6 % relèvent, de la même façon, des Frères musulmans. En gros, les salafistes comptent 40 000 fidèles en France et les Frères musulmans 55 000.

Ce n’est pas parce que ces personnes sont fondamentalistes et qu’elles ont une conception rigoriste de leur religion que nous considérons qu’il y a une radicalisation au sens où le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) entend ce terme et que les personnes concernées doivent être inscrites dans le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) – on fait référence, dans ce cadre, à une radicalisation présentant une potentialité de passage à l’acte d’une manière violente. C’est en ce sens que les individus que nous suivons sont dits radicalisés.

Environ 21 600 personnes figurent au FSPRT. Une bonne partie d’entre elles ont un dossier clôturé, mais elles restent inscrites dans le fichier afin qu’il y ait une alerte en cas de criblage – elles apparaissent alors comme connues. À peu près 8 500 de ces individus ont été attribués au SCRT ; 6 000 d’entre eux ont un dossier clôturé et 100 sont en cours d’évaluation. Il reste donc 2 400 personnes prises en compte, ce qui signifie que des mesures de surveillance leur sont appliquées.

Il existe trois niveaux de mesures, selon l’évaluation de la dangerosité. Une surveillance ponctuelle peut être exercée, par exemple sur des individus dont le discours est radicalisé mais qui n’ont pas de connexions avec d’autres personnes ayant retenu notre intérêt. Nous pouvons également exercer un suivi régulier, qui fait appel à un peu plus de moyens. Enfin, une toute petite partie des individus que nous surveillons font l’objet d’un suivi prioritaire.

Quand il existe des éléments permettant de penser qu’un individu commence à être véritablement dangereux, nous passons spontanément la main à la DGSI – elle est chargée de gérer le « haut du spectre », et nous le « bas du spectre ». La DGSI peut également remarquer quelqu’un qui l’intéresse parmi les individus que nous suivons, parce qu’ils ont des connexions avec d’autres personnes dont elle s’occupe. La DGSI a un droit d’évocation qui lui permet de reprendre un dossier à son compte.

Vous savez qu’il existe, dans le cadre du rôle de chef de file qui est exercé par la DGSI en matière de radicalisation violente et de terrorisme sunnite djihadiste, un dispositif réunissant treize services afin d’assurer un continuum entre le renseignement et l’action judiciaire. Sont concernés les services du premier cercle, quatre services du second cercle, à savoir la DRPP, le service national du renseignement pénitentiaire, la sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO) de la gendarmerie nationale et le SCRT, ainsi que la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la direction centrale de la police judiciaire, la section antiterroriste (SAT) de la brigade criminelle de la préfecture de police et l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT).

Je participe au comité de pilotage stratégique de cet écosystème, qui regroupe les chefs des treize services participants, le procureur de la République antiterroriste et la CNRLT. Il existe aussi un comité de pilotage opérationnel, composé des chefs d’unité, qui se réunit beaucoup plus souvent. Un état-major permanent (EMAP), armé par les treize services, est chargé de superviser et de coordonner le suivi opérationnel des dossiers les plus sensibles dans une logique d’entrave judiciaire ou administrative. Chacun des membres de l’EMAP dispose d’un lien avec sa base de données, qui peut être consultée en permanence.

L’EMAP peut réaliser une évaluation des menaces qui sont signalées, des individus ou des « sélecteurs » liés au terrorisme sunnite djihadiste à partir du moment où il existe un rapport avec le territoire national ou avec des ressortissants français à l’étranger. Par ailleurs, l’EMAP sert en quelque sorte d’instance de déconfliction pour les groupes d’évaluation départementaux (GED). Ces structures, pilotées par les préfets, réunissent différentes administrations afin de réaliser un suivi particulier et d’appliquer tout un éventail de mesures lorsqu’un individu radicalisé fait l’objet d’un signalement.

Il existe un traitement particulier si ce sont des policiers ou des gendarmes qui sont concernés. Un groupe d’évaluation central (GEC) regroupe, s’agissant des policiers, l’inspection générale de la police nationale (IGPN), les services de renseignement du ministère de l’Intérieur – la DGSI, le SCRT et la DRPP –, la direction des ressources et des compétences et la direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale.

Quand un service reçoit un signalement à propos d’un policier, par exemple de la part d’un ex-conjoint, ou lorsque des collègues ou la hiérarchie ont un soupçon, un signalement écrit remonte par la voie hiérarchique, d’une manière très centralisée, jusqu’à l’IGPN. Celle-ci attribue l’évaluation du policier en fonction du service dont il relève : ce sera à la DRPP de s’en occuper s’il appartient à la préfecture de police, au SCRT s’il exerce dans le reste de la police nationale ou à la DGSI s’il y est en poste. Une évaluation est produite en vue de la réunion du GEC, qui décide collégialement quel suivi doit être réalisé.

Si le signalement est sans objet – certaines personnes peuvent être signalées parce qu’elles prennent toutes leurs vacances pendant la période du ramadan, ce qui ne signifie pas, en soi, qu’il y a une radicalisation violente –, on garde en mémoire la personne concernée, afin que l’IGPN puisse prévenir sa nouvelle direction en cas de mutation. Cela permet de regarder au long cours s’il n’y avait pas quelque chose que l’on n’avait pas vu d’emblée.

En cas de comportement ne relevant pas de la radicalisation violente mais témoignant d’un manquement au devoir de neutralité, on procède à une inscription au FSPRT et une procédure disciplinaire peut être engagée.

Si l’individu est radicalisé d’une manière complètement incompatible avec le maintien de ses fonctions, l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure permet un changement d’affectation ou, ce qui paraît une hypothèse plus probable, une radiation des cadres.

Dans les deux derniers cas, il y a une inscription au FSPRT afin qu’un suivi puisse continuer à être réalisé même une fois que la personne est sortie de la fonction publique, en particulier si elle se dirige vers une autre profession sensible.

M. le président Éric Ciotti. Merci d’avoir dressé ce tableau très exhaustif et naturellement très utile pour mieux appréhender le fonctionnement du SCRT.

Je voudrais d’abord vous interroger sur ce qui s’est passé autour de la mosquée de Gonesse que Mickaël Harpon fréquentait et sur la nature du suivi que vous avez pu effectuer. Avait-il été repéré dans ce contexte et suivi ? Si c’est le cas, une information avait-elle été transmise par vos services à la DRPP dans le cadre des échanges que vous avez décrits ? Voilà la première famille de questions que je voulais vous poser.

D’une manière beaucoup plus générale, vous avez évoqué votre compétence sur tout le territoire national à l’exception de la zone relevant de la préfecture de police – Paris et les trois départements de la petite couronne. Cette dichotomie vous paraît-elle pertinente ? Est-elle une source de difficultés dans votre travail quotidien ? Comment arrivez-vous à échanger avec la DRPP des informations qui concernent une population importante numériquement et sans doute plus sensible que d’autres sur le plan de la radicalisation ? Une organisation différente vous permettrait-elle de mieux travailler ?

Mme Lucile Rolland. Nous ne connaissions pas du tout Mickaël Harpon. Il ne nous avait jamais été signalé. Nous ne pouvions donc pas transmettre d’informations sur lui à qui que ce soit.

Comme le SCRT ne connaissait pas Mickaël Harpon, nous ne sommes pas en mesure de dire quelle mosquée il fréquentait. Nous n’avons pas d’informations sur l’enquête judiciaire en cours. Les seuls éléments dont nous disposons proviennent de sources ouvertes : il est dit que Mickaël Harpon fréquentait la mosquée de la Fauconnière à Gonesse. Elle n’est pas considérée comme étant fondamentaliste : ce n’est donc pas une mosquée sur laquelle nous nous attardons. Nous connaissons son existence et, à peu près, le nombre de fidèles qui la fréquentent. Le service départemental du renseignement territorial (SDRT) du Val-d’Oise avait ces informations : il s’est informé, comme c’est toujours le cas, de la composition du bureau de l’association qui la gère, mais nous n’avons pas eu d’informations – on n’en a pas trouvé – selon lesquelles il y avait des prêches radicaux.

Mickaël Harpon n’avait pas du tout attiré notre attention, et cette mosquée pas particulièrement – sauf à un moment, en raison du comportement de M. Ahmed Hilali : il avait, comme dans d’autres mosquées précédemment, tenté de diviser le bureau pour prendre le pouvoir. En dehors de cette question, nous n’avions pas d’informations particulières.

J’en viens à la question de la séparation entre la préfecture de police et le reste de la police nationale, si je puis m’exprimer ainsi.

Le préfet de police, ou son directeur de cabinet, anime le groupe d’évaluation départemental 75 et des réunions zonales – au niveau de l’Île-de-France – auxquelles participent les services des départements de la grande couronne. Le chef de la division du SCRT qui traite de la radicalisation à l’échelon central participe tous les lundis aux réunions du groupe d’évaluation départemental 75. Quant aux réunions zonales, nous y participons non seulement au niveau de l’échelon central mais aussi des départements de la grande couronne.

Nous avons plusieurs fois par jour des relations, par téléphone et par mail, avec la composante de la DRPP qui traite de la radicalisation et de la prévention du terrorisme. Nos échanges avec la DRPP sont fluides. Ils se déroulent de la même manière qu’en interne entre la DCSP et les sûretés départementales ou les groupes de partenariat opérationnel (GPO), en charge de la police du quotidien.

Les échanges avec la DRPP sont, par ailleurs, ritualisés. Toutes nos notes, y compris celles provenant des départements de la grande couronne, sont adressées à la DRPP, qui nous envoie également, à l’échelon central et au niveau des départements de la grande couronne, toutes ses notes. Nous ne rencontrons pas de problème sur ce plan.

Il n’y a pas non plus de problème pour le cœur de métier du SCRT, qui est le renseignement d’ordre public. Nous arrivons même à rédiger des notes communes d’analyse, notamment sur la rentrée sociale, sur celle dans l’éducation nationale et sur les manifestations actuelles.

Les échanges avec la DRPP sont aussi fluides qu’avec la DGSI, par exemple.

M. le président Éric Ciotti. Le dispositif serait-il plus opérationnel si la partie du renseignement territorial qui relève de la DRPP était, comme dans tous les autres territoires, placée sous votre autorité ?

Mme Lucile Rolland. La sous-direction du renseignement territorial de la DRPP traite uniquement des questions d’ordre public – et donc des manifestations. Ce que vous évoquez ne changerait rien en matière de radicalisation et de prévention du terrorisme : ces questions relèvent, au sein de la DRPP, de la sous-direction de la sécurité intérieure, ce qui correspond à la DGSI. On risquerait, en revanche, de brouiller davantage la situation : il faudrait réaliser une espèce de partition, équivalente à celle qui existe entre le SCRT et la DGSI, entre le « bas » et le « haut » du spectre.

M. Jean-Michel Fauvergue. Merci pour les éclairages que vous nous avez apportés. L’architecture est extrêmement compliquée, même si on nous dit que tout est fluide – vous n’êtes pas la seule à l’affirmer –, et que tout va bien. Il faudrait peut-être arriver à une simplification.

Vous avez indiqué qu’il y a à peu près 100 000 individus rigoristes, notamment des Frères musulmans et des salafistes, qui ne sont pas tous radicalisés au point de passer à l’acte. Cela étant, on ne le sait pas : on pense qu’ils ne passeront pas à l’acte, mais l’expérience montre que ceux qui le font n’étaient pas nécessairement les plus surveillés.

N’y a-t-il pas des moyens modernes, algorithmiques, reposant sur des mots clefs, pour suivre ces 100 000 individus – à partir de leurs échanges – au lieu d’abandonner une partie d’entre eux, même s’il n’y a pas de suivi physique, ce que je comprends ? Ce type d’instruments existe-t-il dans les services de renseignement ?

Je reviens sur la complexité de l’architecture actuelle : vous avez évoqué la sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO) de la gendarmerie nationale. Votre service regroupant des policiers et des gendarmes, à quoi le SDAO sert-il ?

M. le président Éric Ciotti. Je voudrais apporter un complément. Vous avez évoqué l’existence de 45 000 salafistes et de 55 000 Frères musulmans : cela correspond, si j’ai bien compris, à environ 5 % des personnes fréquentant les lieux de culte musulmans.

Mme Lucile Rolland. Non : j’ai indiqué que 5 % des lieux de culte sont salafistes et 6 % fréristes.

M. le président Éric Ciotti. Ces 45 000 personnes sont-elles celles qui fréquentent des lieux de culte salafistes ?

Mme Lucile Rolland. Pas nécessairement.

M. le président Éric Ciotti. Vous raisonnez donc par rapport à l’ensemble des musulmans de France.

Mme Lucile Rolland. Oui. Il y a, parmi eux, 40 000 salafistes.

M. le président Éric Ciotti. Quelle est votre estimation du nombre de musulmans en France ?

Mme Lucile Rolland. Je ne peux pas vous répondre : nous ne regardons pas les mosquées non rigoristes. Tout dépend, par ailleurs, si on prend en compte les pratiquants, c’est-à-dire ceux qui font leurs cinq prières par jour, ou ceux qui ne font que le ramadan – comme les chrétiens qui font seulement leurs Pâques. La pratique de l’islam est très diverse.

Il existe une grande différence entre les salafistes et les fréristes, même s’ils sont tous des fondamentalistes.

Les salafistes estiment qu’on ne peut vivre sa religion d’une manière normale qu’en étant coupé de la société impie : ils souhaitent une vraie séparation avec la société française laïque. Il n’y a pas d’organisation centralisée chez les salafistes : ils ressemblent plutôt aux protestants, si je puis dire. Ils sont beaucoup plus décentralisés que les Frères musulmans. Les salafistes s’investissent dans la sphère éducative pour essayer de propager leur croyance, mais ils n’ont pas de financements lourds. Ils ne créent pas eux-mêmes des lieux : ils essaient plutôt de les infiltrer, de les récupérer et d’imposer la façon dont ils vivent leur religion. Enfin, ils rejettent complètement le processus électoral. Pour eux, le simple fait de participer à des élections est impie : cela voudrait dire que l’on reconnaît une sorte de supériorité à la loi de l’homme sur celle de Dieu.

Les fréristes, c’est un peu le contraire : il s’agit d’une élite souhaitant irriguer complètement la société en entrant dans la vie publique, voire politique. Rassemblés au sein d’une fédération nationale, Musulmans de France, ils désirent clairement prendre le pouvoir par les urnes. Le lien entre les deux est donc une vision fondamentaliste de la religion, bien que la façon de l’exprimer ne soit pas la même : le but est de faire un jour que le pays dans lequel ils se trouvent soit régi par la loi de Dieu et non par la loi des hommes.

M. Éric Diard. La charia !

Mme Lucile Rolland. En effet. Si tous ces individus ne sont pas susceptibles de passer à l’acte de façon violente, particulièrement chez les Frères, le but est quand même d’infiltrer la société : ce sont un peu les trotskistes de l’islam.

À supposer que nous utilisions des algorithmes – les services du deuxième cercle n’ont pas droit à cette technique de renseignement – et que cela soit pertinent, il faudrait posséder des outils de traitement d’une capacité monstrueuse pour suivre ces 100 000 personnes : on ne serait plus dans du téraoctet mais dans du pétaoctet, ce qui est énorme ! Il faudrait des outils de traitement pour faire des recoupements de sélecteurs – numéros de téléphone, mails, téléphones utilisés par plusieurs personnes, cartes SIM et boîtiers, qui peuvent être échangés – les algorithmes permettant de traiter différentes données, notamment l’IMSI (international mobile subscriber identity). Je ne suis pas certaine que cela nous aiderait véritablement à déterminer quels sont les individus qui vont passer à l’acte.

Parmi les 2 400 personnes prises en compte par le SCRT, 20 à 25 % sont d’abord et avant tout des cas psychiatriques, pour lesquels le suivi est extrêmement compliqué : je préférerais que l’on s’occupe davantage de ces cas. Le secret médical ne nous permet pas d’être destinataires des informations médicales les concernant. Nous ne sommes par exemple pas informés quand ces individus cessent de prendre leur traitement. Or c’est quand ils sont les plus fragiles et les plus susceptibles de passer à l’acte que nous devons mettre en place une surveillance accrue. Il s’agit d’individus fragiles psychologiquement, voire psychiatriquement, qui expriment leur folie de cette façon : ils crient « Allahou Akbar » comme ils auraient crié « Jésus revient » il y a vingt ou trente ans ; c’est à peu près du même ordre.

Concernant la raison d’être de la SDAO, il faudrait poser la question à la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN). Effectivement, il peut sembler baroque qu’il existe un service central du renseignement territorial comprenant des policiers et des gendarmes et ayant pour ambition d’être le seul service de renseignement de la DGPN et de la DGGN et que, pourtant, la DGGN conserve en son sein une sous-direction de l’anticipation opérationnelle.

La gendarmerie nationale a, par moments, besoin d’un renseignement pour sa seule orientation. Il y a des missions de la gendarmerie nationale pour lesquelles nous ne sommes pas, nous, suffisamment nombreux pour pouvoir leur donner du renseignement. Si nous sommes implantés dans 255 structures, parfois en zones périurbaines, nous ne sommes pas présents aux confins de la ruralité. Or la gendarmerie a besoin d’une remontée d’information sur ces zones, sachant que information et renseignement n’ont pas tout à fait la même signification. La remontée d’information se fait par le biais des officiers et agents de renseignement, ainsi que par la SDAO de la DGGN ; ces informations sont du domaine statistique. De même, nous avons, au sein de la sécurité publique, des informations qui intéressent exclusivement la partie judiciaire ou la partie sécurité publique du quotidien. L’information recoupée, analysée puis relayée par le SCRT doit aider à la décision de l’autorité. Les informations relatives à la sécurité publique intéressant la gendarmerie ne sont pas forcément destinées à aider l’autorité préfectorale ou nationale à prendre des décisions politiques et stratégiques, mais plutôt à aider la gendarmerie à décider, par exemple, où et à quelle heure elle doit faire passer ses patrouilles pour être sûre de tomber sur des individus qui l’intéressent ou qui sont susceptibles de causer un trouble non pas à l’ordre public mais à la loi. Il serait néanmoins préférable que vous posiez directement la question au SDAO ou à la DGGN.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez signalé que la mosquée de Gonesse n’était pas classée comme fondamentaliste. Or à notre connaissance, l’imam Hilali est salafiste, l’imam principal des prières du vendredi fait partie des Frères musulmans, sans que l’association des musulmans de Gonesse, elle, ne soit affiliée à une quelconque fédération. Confirmez-vous que, de votre point de vue, cette mosquée ne fait pas partie des 2 000 lieux de culte musulman considérés comme fondamentalistes ?

Mme Lucile Rolland. Attention : il existe 2 000 lieux de culte musulmans, dont 104 sont salafistes et environ 130 fréristes. Pour qu’une mosquée soit considérée comme fondamentaliste, plusieurs marqueurs sont nécessaires : il faut que les fidèles se reconnaissent dans un discours fondamentaliste et que les prêches suivent cette orientation, tout comme le bureau de l’association qui dirige la mosquée, même si nous sommes conscients qu’il peut y avoir un bureau de paille.

Ahmed Hilali est considéré comme salafiste et l’autre imam comme frériste, ce dernier uniquement parce qu’il dit avoir étudié à l’IESH – Institut européen des sciences humaines –, qui est clairement frériste. Cependant, la teneur des prêches et les opinions de ceux qui fréquentent cette mosquée ne justifiaient pas de traiter cette dernière comme les mosquées sur lesquelles nous nous penchons très régulièrement, en écoutant les prêches ou en tentant de détecter un repli identitaire, signe qui nous intéresse également.

Une mosquée prise en main par les salafistes ou une mosquée frériste induira un repli identitaire, qui commence en général par du soutien scolaire : on incite les parents à amener leurs enfants le mercredi après-midi et le samedi matin, pour une aide aux devoirs, mais au lieu de les aider, on leur apprend le Coran, et comme on ne peut pas apprendre le Coran autrement qu’en apprenant l’arabe, on leur enseigne l’arabe. Puis les petites filles commenceront à être voilées dès l’âge de six ans, pour les habituer ; il y aura des cours séparés pour les petites filles et les petits garçons ; on leur dira qu’à l’école, il faudra absolument refuser d’entendre parler de la théorie de l’évolution ; on dira aux petites filles qu’il ne faut absolument pas participer aux activités sportives et aux petits garçons que quand ils se douchent après les activités sportives, ils doivent rester tout habillés parce que sinon, ce n’est pas bien – je caricature pour montrer ce que peut être une mosquée salafiste ou frériste, et la façon dont elle s’attaque au tissu social.

On commence par le secteur éducatif, puis on propose des activités pour les femmes, de manière à ce qu’elles apprennent comment elles doivent se tenir, le but étant ensuite de faire en sorte que le guide moral et permanent de la façon dont les musulmans doivent se comporter soit en accord avec cette vision fondamentaliste de l’islam. C’est cela que nous estimons être des lieux de culte fondamentalistes : tous les fidèles qui viennent sont acquis à cette acception de l’islam, les prêches vont tous dans ce sens ; de plus, quand il s’agit de fréristes, le financement apporte une preuve supplémentaire, tout comme le fait, dans l’islam turc, d’expliquer aux enfants que leur président n’est pas M. Macron mais M. Erdoğan.

M. Meyer Habib. Vous nous avez dit que Mickaël Harpon n’avait jamais été signalé : on entend cela en permanence. Or son supérieur hiérarchique nous a tout de même dit, lors d’une audition à huis clos, qu’il avait dit « C’est bien fait ! » après l’attentat contre Charlie Hebdo ! Il est avéré qu’il s’est converti, qu’il travaillait dans la cellule informatique et avait ainsi accès à des informations extrêmement confidentielles. Il a tué quatre de ses collègues : il y a donc des failles ! Êtes-vous d’accord avec cela ?

Mme Lucile Rolland. D’après ce que je lis dans la presse sur l’enquête judiciaire, je n’ai pas l’impression qu’il y ait un lien entre sa religion et les faits qu’il a commis.

M. Meyer Habib. Je continue mon raisonnement. Vous avez dit tout à l’heure : on dit « Allahou Akbar » comme on disait à l’époque « Jésus revient » : or à ma connaissance, il n’y a pas eu de morts en France après des vagues de « Jésus revient » ! En revanche, après « Allahou Akbar », il y a eu quand même 263 morts : c’est la seule différence !

Je suis très inquiet : j’ai l’impression qu’on est trop laxiste, trop humaniste. Ils profitent des dysfonctionnements. Certes, nous avons des valeurs, mais l’islam politique est pour moi le cancer numéro un de cette société, peut-être même encore plus dangereux que l’islam terroriste : l’islam terroriste est identifié, alors que l’islam politique vise le long terme, c’est son objectif ultime et absolu.

On entend dire en permanence qu’il ne faut pas stigmatiser, et c’est vrai qu’il ne faut pas le faire ! Mais à force de ne pas stigmatiser, nous passons notre temps à faire commissions d’enquête sur commission d’enquête, après chaque attentat. Nous devons nous réveiller et prendre des décisions ; après tout, nous sommes les législateurs, alors discutons ! Je ne me résous pas à voir Mme Le Pen obtenir demain une majorité en France mais si jamais nous continuons ainsi, cela risque d’arriver ! Je parle franchement !

M. le président Éric Ciotti. Ce n’est peut-être pas le débat de notre commission ! Pour le moment, Mme Le Pen est députée et membre de cette commission !

M. Meyer Habib. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait interroger les fonctionnaires de police de façon très précise : quelle mosquée fréquentez-vous ? Faites-vous le ramadan ? Cela ne concernerait pas que les musulmans : il faudrait également interroger les chrétiens, les juifs, tout le monde ! Comme cela, nous serions sûrs de ne stigmatiser personne. Si quelqu’un répond à côté, alors on pourra se poser des questions ! Ne faudrait-il pas revoir les critères de sélection et de repérage pour les fonctionnaires de police ?

Mme Lucile Rolland. Pour rétablir les faits, les 263 morts dont vous parlez n’ont pas été tués que par des fous : les terroristes du Bataclan, les terroristes de Charlie Hebdo, ce n’était pas des fous !

M. Meyer Habib. Je n’ai pas parlé de fous !

Mme Lucile Rolland. Si ! J’ai parlé des gens qui crient « Allahou Akbar » comme ils criaient « Jésus revient » à propos de personnes atteintes de troubles psychiatriques. Je n’ai pas parlé des auteurs des attentats du Bataclan, de Charlie Hebdo, ou de Nice : la situation était différente – je connais le sujet pour avoir travaillé dessus.

Vous me demandez si l’on peut confier une arme à quelqu’un qui n’a pas fait l’objet d’une enquête complète. Policiers, gendarmes, militaires sont tous armés : ne devrait-on pas leur demander quelle est leur religion ? Mais du coup, j’irais plus loin : quelle est leur appartenance politique ? Ne sont-ils pas susceptibles de basculer dans l’extrémisme ? Pourquoi limiterait-on le terrorisme au terrorisme religieux ?

Mme Marine Le Pen. Parce que c’est celui qui tue actuellement !

Mme Lucile Rolland. Nous avons connu des terrorismes autres que religieux, par exemple politique. À mon avis, qui n’est pas forcément celui du chef du service central du renseignement territorial, ce genre de questions sur les opinions philosophiques ou religieuses…

M. Meyer Habib. Il faut poser des questions très précises, et à tout le monde, pour essayer de savoir et de comprendre : quelles sont vos pratiques ? Qui fréquentez-vous ?

Quels sont aujourd’hui les critères de la radicalisation ? C’est compliqué. On nous explique que cela suppose de la violence, mais alors c’est déjà trop tard, donc il faut essayer de repérer ces personnes avant qu’elles ne passent à l’acte ; mais avant, ce n’est pas encore de la radicalisation ! Je ne pense pas que les questions soient bien posées actuellement.

Pour vous citer un cas précis, j’ai eu un officier de sécurité qui, à un collègue lui demandant pourquoi il avait un cal, a répondu que c’était une marque de naissance ; en réalité, c’est parce qu’il prie sans arrêt. Lorsqu’un collègue lui a dit que les gens d’extrême gauche n’aimaient pas beaucoup la police, il a répondu qu’il y avait aussi des policiers qui n’aimaient pas beaucoup la police. Lorsque j’ai signalé ces faits à son responsable, celui-ci m’a indiqué que si je faisais un rapport, il serait viré. Finalement, j’ai eu un doute et je n’ai pas fait de rapport car je me suis dit qu’il n’était peut-être pas radical : la difficulté, c’est que signaler le comportement d’un collègue peut entraîner des problèmes.

Mme Lucile Rolland. Je ne sais pas trop quoi répondre ! Les fonctionnaires, qu’ils soient ou pas de police, sont astreints à des devoirs parmi lesquels figurent le devoir de neutralité et le respect de la laïcité. Dans un cas comme celui que vous citez, si l’agent en question manque à ses devoirs de laïcité et de neutralité, c'est-à-dire qu’il fait la prière pendant ses heures de travail ou porte ostensiblement des signes religieux, dans ce cas il faut le signaler parce que ce n’est pas compatible avec sa mission. À lui de choisir : c’est sa mission ou sa foi, mais il ne peut pas pratiquer les deux dans l’état actuel de la fonction publique française. Il ne va pas se faire renvoyer de la fonction publique : il pourra être affecté à un poste où il ne sera pas au vu du public, où il ne pourra pas faire état de ses opinions politiques ou religieuses, quelles qu’elles soient, devant le public. En tout cas, c’est la doxa de la fonction publique : nous sommes d’une neutralité absolue, sinon nous ne pouvons pas représenter l’État.

M. le président Éric Ciotti. Pour compléter la question de M. Meyer Habib, nous entendons les principes que vous avez évoqués, qui ont valeur constitutionnelle et s’appliquent à toute la fonction publique. Mais, dans le cadre de cette audition, nous nous intéressons aux services de renseignement et de lutte contre le terrorisme, engagés dans un combat vital pour la nation.

Quand on entre au renseignement territorial, il y a des procédures d’habilitation, comme il en existe également à la DRPP et à la DGSI. Nous avons auditionné le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, qui nous rappelait que, dans son passé à la tête de la DST, les degrés d’évaluation étaient beaucoup plus élevés. Comment situez-vous le degré de détection, de filtrage d’un agent fonctionnaire qui vient chez vous par rapport à celui de la DRPP ? Est-il plus élevé, moins élevé ? Quel est votre degré d’exigence : moins élevé qu’à la DGSI, plus élevé qu’à la DRPP ? Avez-vous un processus commun ?

Mme Lucile Rolland. Les enquêtes d’habilitation pour les personnels du renseignement territorial sont faites par la DGSI : la DGSI centrale pour les personnels de l’administration centrale, les directions départementales de la sécurité intérieure pour les personnels en service territorial. Nos personnels sont majoritairement habilités au confidentiel défense ; ceux qui ont à traiter des techniques de renseignement sont habilités secret défense ; enfin, il y a trois emplois au SCRT qui nécessite l’habilitation très secret défense, dont le mien.

Je ne peux pas vous dire si cela est plus strict pour nous que pour la DRPP puisque ce n’est pas nous qui faisons l’enquête. Il est donc difficile d’établir une comparaison.

M. le président Éric Ciotti. Mais vous n’avez pas une idée ?

Mme Lucile Rolland. Je crois comprendre qu’à la DRPP, tout le monde est habilité secret défense. Par définition, l’enquête pour habilitation secret défense est plus intrusive que pour les personnels habilités confidentiel défense ; en tout cas, elle s’étend sur un entourage familial, amical et relationnel plus large que dans le cadre du confidentiel défense.

M. François Pupponi. Si vous apprenez que l’un les 3 000 agents de votre service, qui travaillent donc dans un service de renseignement, se convertit à l’islam alors qu’il a par ailleurs des problèmes personnels, que faites-vous ?

Mme Lucile Rolland. Nous n’avons pas eu ce genre de cas pour le moment.

M. François Pupponi. Ce n’est pas la question. Que faites-vous dans cette hypothèse ?

Mme Lucile Rolland. Votre question induit que la conversion à l’islam plutôt qu’à une autre religion devrait déclencher une alerte particulière.

M. François Pupponi. Je pensais naïvement que quand un agent d’un service de renseignement travaillant sur la radicalisation se convertit à l’islam, la moindre des choses était de vérifier qui l’avait converti et comment, s’il ne fréquentait pas un imam salafiste, etc.

Mme Lucile Rolland. Tout d’abord, comment savez-vous qu’il se convertit ?

M. François Pupponi. Vous le savez, vous l’apprenez !

Mme Lucile Rolland. C’est facile de poser des questions complètement théoriques mais…

M. François Pupponi. Tout le monde nous dit depuis le début : « Harpon, on ne savait pas ! » Or Mickaël Harpon, agent d’un service de renseignement, rencontrait des difficultés personnelles et tout son service savait qu’il s’était converti. Et pourtant, cela n’a pas « tilté » ! Les parlementaires que nous sommes pensons qu’il y a eu un loupé ! Si l’on était allé voir quelle mosquée fréquentait Mickaël Harpon, on aurait découvert qu’il fréquentait une mosquée avec un imam salafiste ! Peut-être aurait-on considéré que cela n’était pas grave, mais…

Pour vous poser la question différemment, ne pensez-vous pas que lorsque, dans un service de renseignement, un agent se convertit, la moindre des choses, c’est d’aller voir s’il n’est pas en train d’être retourné par ceux qu’il est censé surveiller ?

Mme Lucile Rolland. Oui, bien sûr, surtout s’il travaille sur ce sujet, car cela peut effectivement constituer une tentative de retournement.

M. Florent Boudié, rapporteur. Si nous vous posons la question, c’est que nous avons constaté qu’au-delà de ses propos sur Charlie Hebdo et de sa conversion, qui était antérieure de plusieurs années et connue, d’autres signaux faibles existaient. Ainsi, le chef de section nous a relaté « l’affaire de la bise » : Mickaël Harpon ne faisait plus la bise à la secrétaire de la cellule informatique. Dans une telle situation, quelles sont vos procédures ? La réponse du chef de section, je peux en faire part ici puisque nous sommes à huis clos, c’est qu’aucune procédure n’était connue au sein de la cellule informatique. Dans un tel cas de figure, que faites-vous ?

Mme Lucile Rolland. Dans un cas comme celui-là, qui va effectivement au-delà de la simple conversion, nous appliquons la procédure que je vous ai décrite tout à l’heure, à savoir celle de l’instruction au niveau de la DGPN : la hiérarchie s’engage, car nous craignons toujours le signalement malveillant, en indiquant si, oui ou non, ce comportement lui paraît poser problème. Mais, dans tous les cas, quelle que soit son opinion, elle fait remonter le signalement. Ensuite, l’IGPN s’en charge, dans le cadre du GEC.

M. François Pupponi. Ne croyez-vous pas, pour l’avenir, que la première des vérifications à faire est d’envoyer les collègues pour voir quelle mosquée il fréquente ?

Mme Lucile Rolland. Une évaluation est faite mais bien évidemment pas par le service dans lequel la personne est affectée.

M. François Pupponi. Je suis un peu surpris par ce que vous avez dit concernant la mosquée de Gonesse : selon vous, certaines mosquées sont connues comme étant salafistes, mais d’autres sont en train d’être attaquées par ces réseaux. Pour avoir bien connu Hilali à Sarcelles, sa technique consistait à faire entrer des salafistes dans la mosquée pour prendre celle-ci. On le connaissait puisqu’une OQTF – obligation de quitter le territoire français – avait été demandée à l’époque. Il a ensuite fait l’objet d’une procédure judiciaire pour fraude fiscale et a été condamné ; il était connu dans le Val-d’Oise ! Sa technique, c’est de retourner le cerveau des jeunes défavorisés autour de la mosquée pour les y faire entrer et nourrir les réseaux salafistes. À Sarcelles, par exemple, il avait fait venir une association qui donnait des cours de soutien dans les appartements et il l’avait fait entrer dans la mosquée. C’est cette association qui avait défrayé la chronique il y a quelque temps : ils avaient rasé la tête d’un jeune qui n’avait pas été très correct avec eux…

Lorsqu’un imam, dont la technique est de faire entrer ces réseaux, n’a pas encore pris de force la mosquée, il faut surveiller celle-ci ! C’est pourquoi je suis un peu étonné quand vous dites – je résume – que la mosquée de Gonesse n’était pas réellement surveillée, parce qu’elle n’avait pas basculé complètement. Comment fait-on pour les mosquées qui sont en train de basculer ou quand on sait que des imams tentent d’en faire basculer ?

Mme Lucile Rolland. Même si nous instaurons une surveillance de cette mosquée, nous devons utiliser un outil : il s’agira de l’entrave administrative dans un cas comme celui-là, ou encore de l’entrave judiciaire lorsqu’il y a une commission d’infraction, comme cela avait été le cas pour Hilali – je crois toutefois savoir que l’affaire de fraude fiscale n’avait pas abouti.

M. François Pupponi. On nous a dit qu’il avait pris six mois avec sursis.

Mme Lucile Rolland. L’entrave administrative devra se fonder sur les outils qui nous sont donnés : soit la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT,…

M. François Pupponi. Ne pensez-vous pas qu’une mosquée qui serait en train de basculer mériterait une surveillance particulière ? Vous avez dit que vous ne surveilliez pas cette mosquée parce qu’elle n’avait pas basculé complètement : ne faudrait-il pas rajouter un critère de surveillance d’une mosquée qui serait l’objet d’une OPA de ces réseaux ?

M. le président Éric Ciotti. Est-elle d’ailleurs davantage surveillée, désormais ? Avez-vous modifié le classement ?

Mme Lucile Rolland. Ce n’est pas un classement mais il est évident qu’après ce qu’il s’est passé, le SDRT95 portera une attention plus soutenue à cette mosquée. Le simple fait que M. Hilali n’ait pas été renvoyé, contrairement à ce qui avait été préconisé par le bureau de l’association gérant la mosquée, démontre que c’est lui qui a gagné : c’est le président de l’association lui-même qui a été renvoyé.

M. le président Éric Ciotti. Pour conclure, avez-vous désormais accès au FSPRT ?

Mme Lucile Rolland. Oui, nous y participons depuis sa construction.

M. le président Éric Ciotti. Donc tous les services territoriaux y ont également accès ?

Mme Lucile Rolland. Oui, ils l’alimentent au fur et à mesure des surveillances qu’ils réalisent.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez évoqué tout à l’heure la problématique extrêmement préoccupante des troubles psychiatriques constatés chez 20 % des personnes que vous suivez. Auriez-vous une préconisation en la matière concernant la rupture du secret médical ? Faut-il instaurer une information systématique, un signalement et, le cas échéant, de quelle nature ?

Mme Lucile Rolland. C’est le principal sujet : les agences régionales de santé participent aux GED mais elles-mêmes n’ont pas forcément la possibilité de nous donner les informations qui nous intéressent et qui relèvent strictement du secret médical. Le fait que telle personne arrête de prendre ses médicaments constitue pour nous un signal de dangerosité justifiant une surveillance accrue.

Concrètement, il faudrait une loi mais je ne sais pas ce que l’on pourrait y mettre : il serait nécessaire d’étudier cela avec les autorités médicales de manière à calibrer le dispositif. Il ne faudrait pas se retrouver avec 40 000 signalements, parce que nous ne saurions pas les gérer. Nous devrons élaborer des propositions sur ce point.

M. le président Éric Ciotti. Notre commission a également vocation à formuler des propositions sur ce point, qui constitue une piste de travail.

Mme Lucile Rolland. Il existe une brèche dans le secret médical pour les violences faites aux femmes : ne peut-on imaginer un système équivalent, même s’il n’y a pas en l’occurrence de personne battue et présentant des traces ?

M. le président Éric Ciotti. Estimez-vous pertinent le rattachement administratif de votre service de renseignement territorial au sein de la sécurité publique et, plus globalement, au sein de la DGPN ? Le rattachement à la sécurité publique vous place-t-il à un échelon de coordination ? Vous avez souligné tout à l’heure que les gendarmes étaient présents dans vos services, alors que vous êtes un élément de la DGPN.

Mme Lucile Rolland. Venant de la DGSI, j’ai trouvé cela au départ un peu baroque. Cependant, j’ai rapidement vu l’intérêt que nous avons à être au sein de la sécurité publique : même si l’on crée des structures de coordination et que l’on impose une obligation de coopérer, on ne coopère jamais mieux que quand on est sous la même tête.

Le fait que nous soyons au sein de la sécurité publique permet à nos services de se trouver à l’intérieur des commissariats. Je dis fréquemment qu’il y a un outil indispensable : la machine à café. Autour de la machine à café, les gens vont parler. Les policiers en uniforme discutent beaucoup plus facilement avec mes collaborateurs territoriaux dans la mesure où nous faisons partie de la même direction, parce que nous sommes ensemble. Nous faisons des stages, nous les invitons à venir voir chez nous ce que nous faisons et nous invitons nos propres collaborateurs à aller chez eux voir ce qu’ils font.

J’ai connu le temps des renseignements généraux où nous étions regardés avec mépris par ce qui s’appelait à l’époque les polices urbaines, qui estimaient que nous faisions un travail de journaliste. Le fait que nous soyons au sein de la sécurité publique n’a pas complètement éradiqué ces a priori, mais cela les a quand même grandement diminués. Dans la mesure où nous sommes d’abord et avant tout un service de renseignement d’ordre public, nos collègues de la sécurité publique ont vu tout l’intérêt qu’ils avaient à nous associer pleinement à leur travail et à nous considérer comme faisant véritablement partie de leur direction, par exemple concernant les gilets jaunes ou l’organisation du sommet du G7 à Biarritz. Cela facilite l’échange d’informations, qui est absolument indispensable puisque nous sommes un service qui s’occupe des menaces de bas niveau – ce terme n’est pas du tout péjoratif : il concerne tout ce qui « enquiquine » le citoyen au quotidien.

Étant au sein de la sécurité publique, nous avons accès à toutes les informations, y compris à la main courante informatique de la sécurité publique, qui peut nous donner une cartographie des violences urbaines – cela fait aussi partie de nos missions. Cela nous permet de situer notre travail véritablement dans le quotidien de la police et de la gendarmerie puisque cet échange existe également au sein des antennes du renseignement territorial.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie beaucoup pour ces réponses et pour le tableau que vous nous avez dressé : nous vous exprimons notre gratitude.

 


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Audition du mercredi 11 décembre 2019

À 15 heures 30 : M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en recevant M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure  que nous remercions très chaleureusement pour sa présence – accompagné de Mme Carine Henry, sa cheffe de cabinet, que nous remercions également. Cette audition se tient bien sûr à huis clos.

Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire, monsieur le directeur général, mais avant, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Nicolas Lerner et Mme Carine Henry prêtent serment.)

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Je vous remercie de m’avoir convié à m’exprimer devant vous, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, un peu plus de deux mois après le drame qui a touché la préfecture de police et, plus particulièrement, le service partenaire, le service frère de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) avec lequel, vous le savez, nos liens sont très étroits et confiants. C’est pour moi une occasion d’exprimer à nouveau l’émotion de l’ensemble des fonctionnaires de la DGSI.

Avant d’en venir à l’affaire qui vous a conduits à constituer cette commission d’enquête et aux enjeux sécuritaires qu’elle me semble soulever, un mot rapide sur la DGSI et ses missions. Je passe sur ses missions historiques – contre-espionnage, lutte contre les subversions violentes, protection du patrimoine économique, industriel et scientifique de la France – pour me concentrer sur la mission la plus exposée, qui me sollicite le plus, ainsi que l’ensemble des 4 200 membres du personnel de la direction, à savoir la lutte contre le terrorisme, en insistant sur deux grandes caractéristiques ou tendances qui ont marqué ces cinq dernières années, depuis les attentats que nous avons connus.

Tout d’abord, l’accroissement significatif des moyens budgétaires, humains et juridiques dont dispose la DGSI : plus de 1 100 agents ont été recrutés depuis 2014 et, dans le cadre du plan de renfort quinquennal proposé par le Gouvernement et validé par votre assemblée, plus de 1 260 recrutements supplémentaires viendront conforter la direction générale. Vous me permettrez, monsieur le président, d’exprimer ma gratitude à la représentation nationale pour nous accorder ainsi les moyens nous permettant, je le crois, d’être plus efficaces qu’il y a quelques années.

La DGSI est un service à vocation de renseignement administratif et de police judiciaire. Dans ces deux champs, le législateur nous a également dotés de nouvelles armes dans le cadre notamment de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (dite SILT). Je ne m’y attarderai pas mais les équipes de la DGSI en usent quotidiennement. Depuis 2013, l’ensemble des services de police et de renseignement a ainsi pu collectivement déjouer la préparation de soixante attentats, la DGSI en ayant déjoué cinquante-deux.

Ensuite, il convient de mentionner la refonte de l’organisation de l’ensemble des services de renseignement depuis 2015 et, surtout, depuis l’été 2018 de façon à ce qu’ils soient plus efficaces, plus cohérents, et à garantir la fluidité de l’échange de renseignements. À l’été 2018, la DGSI s’est ainsi vu reconnaitre le rôle de chef de file en matière de lutte antiterroriste, ce qui a emporté de nombreuses conséquences sur lesquelles je ne m’appesantirai pas. Vous avez tous en tête la manière dont les services se coordonnent sur le plan territorial, départemental, avec les fameux GED, les groupes d’évaluation départementaux. Le Président de la République a également souhaité que ce même type de dispositif de coordination et de partage soit reproduit à l’échelon central sous le pilotage de la DGSI.

Depuis l’été 2018, mon prédécesseur et moi-même avons ainsi animé un certain nombre d’instances – réunions de chefs de services, du comité de pilotage opérationnel rassemblant tous les quinze jours l’ensemble des services compétents – et, depuis le 1er janvier dernier, un état-major permanent, H 24, sept jours sur sept, a été installé à Levallois-Perret réunissant quant à lui les treize services de renseignement et de police judiciaire qui contribuent à la lutte antiterroriste avec une seule finalité : garantir un fonctionnement parfaitement fluide et un échange d’informations optimal.

Le rôle de chef de file de la DGSI permettant à cette dernière de bénéficier d’un droit d’évocation en renseignement, elle peut se saisir et s’attribuer un dossier. Aujourd’hui, elle assure le suivi d’un peu moins de 3 200 individus sur le territoire national. Nous avons coutume de les désigner comme étant en « haut du spectre » même si cette formule est un peu trompeuse ou imparfaite. Je n’en tire aucune gloriole mais cela correspond à la réalité. Les attentats commis, tentés ou qui ont échoué depuis 2015 sont le fait d’individus ou connus ou inconnus des services de renseignement. Dans le premier cas, tous l’étaient de la DGSI, ce qui signifie donc que malgré le caractère un peu imparfait de la distinction entre haut et bas de spectre, ces 3 200 individus constituent un noyau de personnes susceptibles d’être des menaces.

J’en viens à l’affaire qui nous préoccupe tous, en commençant par une série de précisions méthodologiques. Je terminerai en évoquant quelques grands problèmes qu’elle me semble soulever.

Sur le plan méthodologique, je vais essayer d’être le plus exhaustif possible, non sans avoir formulé trois réserves. La DGSI étant un service de police judiciaire co-saisi de cette affaire avec deux autres services de police judiciaire, vous comprendrez que je respecte le secret de l’instruction. En outre, l’ensemble des agents de la DGSI étant habilité au secret de la défense nationale, j’y suis bien entendu astreint. Enfin, même si c’est moins formel, un travail gouvernemental demandé par le Premier ministre est en cours, avec deux rapports de l’inspection des services de renseignement, de même qu’un travail demandé par le ministre de l’Intérieur dans le cadre du Livre blanc sur la sécurité intérieure.

Ce que l’on appelle désormais l’affaire Harpon soulève trois enjeux.

Tout d’abord, le passage à l’acte terroriste – en l’état des investigations, le parquet national antiterroriste l’a en tout cas qualifié ainsi – est pour la première fois le fait d’un agent appartenant à un service de police et de renseignement. Un tel risque, au sein de professions sensibles, est parfaitement connu et documenté. Depuis au moins 2015, cela a entraîné comme vous le savez la mise en place d’un certain nombre de dispositifs particuliers pour les fonctionnaires de police, dont une cellule de suivi spécifique mais aussi un certain nombre d’évolutions législatives, notamment l’article L.114-1 du code de la sécurité intérieure, qui nous a permis de renforcer les contrôles sécuritaires, les criblages sur ce type de profils ou les professions à risque.

Le Gouvernement a par ailleurs souhaité l’instauration d’un service à compétence nationale, le SNEAS, le service national des enquêtes administratives de sécurité, dont la montée en puissance a été considérable ces dernières années et sans doute cela sera-t-il encore le cas à l’avenir. Vous savez également que, dans le cadre du suivi des services de renseignement, nous portons une attention particulière aux douze professions dites sensibles, au titre desquelles nous suivons tout de même près de 800 individus, ce qui est un nombre très important  au-delà des professions liées à l’exercice de la souveraineté, j’inclus le domaine des transports, qui forme les gros bataillons de ces 800 personnes.

M. le président Éric Ciotti. Vous en connaissez la répartition précise ?

M. Nicolas Lerner. Nous pourrons vous la faire parvenir sans difficulté.

M. le président Éric Ciotti. Les personnels des transports aériens, ferroviaires, y sont inclus ?

M. Nicolas Lerner. Tout à fait. Cela doit représenter, de mémoire, 400 ou 500 personnes.

M. le président Éric Ciotti. Ces individus sont donc inscrits dans le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste, le FSPRT ?

M. Nicolas Lerner. Absolument, lequel en compte 800.

Ce suivi a été significativement renforcé ces dernières années grâce à des procédures de recrutement, d’habilitation et de suivi. Le nouveau cadre législatif permet également de tirer les conséquences de l’évolution d’un agent exerçant une profession à risque ou une fonction de souveraineté.

En outre, je ne crois pas violer le secret de l’instruction ou de la défense nationale en partageant certains éléments concernant le parcours de Mickaël Harpon – ils ont d’ailleurs été repris par le procureur national antiterroriste. Au moins depuis 2015, différents signaux plus ou moins faibles ont été perçus par l’environnement professionnel immédiat de Mickaël Harpon. La procédure judiciaire, les rapports d’inspection fourniront des éléments d’explication pour comprendre pourquoi ceux-ci n’ont pas donné lieu à un signalement formel. J’ai une idée de ces éléments et je crois que deux, parmi eux, sont essentiels.

Tout d’abord, comme les rapports de l’inspection des services de renseignement le précisent, les signaux émis par Mickaël Harpon étaient en fait assez contradictoires. On retient l’évolution de son comportement à l’endroit des femmes, mais elle n’était pas systématique. On retient également un certain nombre de propos, en particulier après les attentats de 2015, qui auraient suffi à entraîner un signalement mais, à ce stade, le rapport montre qu’il condamnait aussi les attentats assez fermement. Je retiens, enfin, la volonté de son proche environnement professionnel de tenir compte de ses nombreuses vulnérabilités et de faire en sorte que ces différents signaux soient traités dans un cadre interne.

Au final, suite à ce drame funeste, j’ai une conviction personnelle forte : face à ce type de signaux ou à un seul d’entre eux, rien n’est pire que de ne rien faire. Je suis convaincu que ce n’est pas à l’entourage proche, aux collègues de travail, d’apprécier s’ils sont ou non susceptibles de caractériser une menace : c’est le travail des services spécialisés. En conséquence, nous devons en permanence accroître notre niveau de vigilance et faire en sorte que le moindre signal, notamment au sein d’un service de renseignement ou, de manière plus générale, dans un service dépositaire de la souveraineté, soit rapporté ce qui implique, comme nous l’avons fait en interne, à la DGSI, de réfléchir aux modalités de son expression. Le signalement doit être nécessairement discret car il est compréhensible qu’un collègue de travail n’ait pas envie d’en signaler un autre. De plus, le signalement ne doit pas porter préjudice à celui qui l’effectue.

Nous devons donc travailler discrètement. C’est notamment la mission de l’inspection générale de la sécurité intérieure de la DGSI – nous pourrons évoquer les signalements que nous avions reçus avant l’affaire Harpon, ceux que nous avons reçus depuis  qui doit développer une méthode de travail discrète, sans appeler l’attention des collègues ni du principal intéressé.

Enfin, une certaine maturité de nos structures impose qu’au terme d’une enquête sérieuse menée par un service de renseignement interne et alors qu’aucune menace particulière n’a été mise en évidence, nous soyons capables de considérer que le doute est levé et d’en tirer tous les enseignements en poursuivant une relation de travail normale avec l’individu qui a fait l’objet de ces signalements.

Nous avons encore des progrès à réaliser dans ces différents champs, des procédures doivent peut-être être encore revues mais je suis bien sûr à votre disposition pour préciser tel ou tel point.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie vivement, monsieur le directeur général, pour ces éléments très utiles.

Deux questions, l’une sur ce que vous avez appelé vous-même l’affaire Harpon et l’autre, plus générale, sur l’organisation, celles-ci étant en quelque sorte les deux piliers de notre commission d’enquête puisque nous souhaitons avoir un éclairage – qui peut faire l’objet d’une confrontation avec l’enquête judiciaire – et formuler des propositions, notamment sur les questions d’organisation, d’anticipation et de protection.

Je vous remercie donc de votre analyse sur l’affaire Harpon. Comme le ministre de l’Intérieur l’a dit, elle résulte d’une faille, d’une défaillance dans les signalements. Selon vous, est-elle individuelle ou structurelle et, d’une certaine façon, organisationnelle ?

De plus, pourriez-vous évoquer les procédures préalables aux habilitations au secret de la défense nationale dont vous avez la charge, en particulier pour la direction du renseignement de la préfecture de police ? Le degré d’exigence de cette dernière est-il comparable à celui de votre direction générale ?

M. Nicolas Lerner. En effet, le ministre de l’Intérieur a évoqué une faille et le secrétaire d’État un dysfonctionnement. Je ne me permets pas de reprendre à mon compte ces formules des autorités ministérielles mais pourquoi en est-on arrivé là ?

Il est absolument nécessaire que, dans le cadre de l’acculturation permanente – qui doit être aussi bien celle des agents des services de police –, nous puissions nous appuyer sur des procédures, des inspections générales propres à chaque structure dont le métier consiste précisément à évaluer la menace.

Je me demande si ces procédures, ces portes d’entrée, ces bons interlocuteurs étaient connus de l’ensemble des agents de la DRPP. Seul point de comparaison dont je dispose : la DGSI, où l’inspection générale propre à cette maison est clairement identifiée, a l’habitude d’être saisie et de travailler discrètement. Nous considérons à la DGSI qu’un signalement oral vaut signalement et nous n’attendons pas nécessairement un rapport écrit pour commencer des investigations. Nous disposons d’une série de canaux de saisine interne garantissant l’anonymat des personnels. Je ne connais pas suffisamment la DRPP pour savoir si l’ensemble de ses agents connait ces procédures mais je pose la question. Il est très important que l’ensemble des agents d’une structure ait en tête les circuits de signalement qui peuvent les amener à porter une information à la connaissance de l’instance d’inspection et que ces circuits, de plus, puissent garantir parfaitement l’anonymat du signalement. C’est donc le cas à la DGSI et je ne sais pas s’il en était de même à la DRPP mais il est très important qu’il en soit ainsi dans l’ensemble des structures et services de renseignement.

En matière d’instruction des dossiers d’habilitation, la DGSI dispose d’une double compétence.

Tout d’abord, l’inspection générale de la sécurité intérieure a pour mission de traiter des procédures d’habilitation de l’ensemble des agents de la DGSI. Une autre structure de la direction générale est quant à elle chargée de l’instruction des dossiers de l’ensemble des agents de l’État qui ont vocation à être habilités à un titre ou à un autre – secret, très secret ou confidentiel défense. Les sphères « agents de la DGSI » d’un côté, et « autres personnels civils », de l’autre, sont respectivement prises en compte par des structures différentes au sein de la DGSI. Une seule exception pour la sphère « autres personnels civils », à laquelle vous avez fait allusion : les agents fonctionnaires de la préfecture de police, en application d’un protocole que j’ai moi-même signé en février 2019, quelques mois après ma prise de fonction.

Au terme d’une réflexion qui avait commencé plusieurs mois avant, pourquoi l’ai-je fait ? C’est notre conviction, ma conviction – qui demeure –, selon quoi les modalités de traitement d’instructions de ces procédures d’habilitation par la DRPP pour le compte de ses personnels ou celui de la préfecture de police ont atteint un standard équivalent à celui de la DGSI. Cette conviction repose sur un travail qui a duré quasiment deux ans, postérieur à la nomination de Françoise Bilancini, dont vous savez qu’elle est issue de la DGSI où elle était sous-directrice chargée des moyens. Elle dispose donc d’une parfaite culture et connaissance de ses standards. Elle s’est astreinte à reproduire ces procédures, à renforcer la structure chargée des habilitations, à systématiser les entretiens préalables – ce n’était pas le cas alors que cela semble un minimum lors de l’habilitation d’un agent du renseignement, et c’est au regard de ces standards et de ces appréciations que j’ai été amené à signer ce protocole.

En l’occurrence, la question se pose de sa pérennité, de même que celle de cette organisation. L’une des questions posées à l’inspection des services de renseignement concernait précisément ce protocole mais peut-être est-il encore trop tôt pour tirer des enseignements formels ou vous annoncer une décision. Je suis en tout cas convaincu, à titre personnel, que nous devrons revenir sur ce protocole et c’est la proposition que je formulerai à l’autorité administrative. Je ne remets pas en cause la qualité du travail effectué par la préfecture de police mais pour des raisons juridiques et en raison de ce précédent, je suis convaincu qu’il faut le revoir et ré-internaliser le traitement de ces procédures au sein de la DGSI.

M. le président Éric Ciotti. Pourriez-vous préciser les termes de ce protocole car nous en avons eu des versions un peu différentes, y compris lors de l’audition précédente ?

Datant de février 2019, il est donc très récent. Est-il prévu que la DGSI exerce un contrôle ou la DRPP dispose-t-elle d’une totale liberté, puisque nous parlons de l’habilitation de ses agents ?

M. Nicolas Lerner. L’habilitation en soi est prise par le haut fonctionnaire de défense du ministère. Nous parlons donc de l’avis préalable à l’habilitation

M. le président Éric Ciotti. De la procédure d’instruction.

M. Nicolas Lerner. Exactement, cet avis étant instruit par la DRPP.

Le protocole acte ce que je viens d’évoquer, soit, la montée en puissance du service chargé des habilitations. Il prévoit que l’ensemble des agents chargé de ces dernières, à la DRPP, bénéficie d’une formation, d’une période d’immersion au sein du service des habilitations de la DGSI, ce qui était effectif pour l’ensemble des agents chargé de l’instruction de ces avis. Enfin, le protocole prévoit que l’ensemble des avis rendus par la DRPP soit communiqué mensuellement à la DGSI.

Nous n’avons pas à proprement parler un rôle de contrôle puisque notre conviction demeure que les standards de la DRPP sont les mêmes que les nôtres. J’ajoute que nous échangeons mensuellement entre équipes chargées des habilitations et je répète que l’ensemble des avis émis nous est communiqué.

M. le président Éric Ciotti. Je m’attarde sur ce point mais il est très important car des améliorations devront être apportées.

Vous dites qu’il faudra revenir sur ce protocole et que la DGSI devra reprendre les procédures d’instruction préalables à l’habilitation. Or, vous considérez en même temps que les standards sont identiques. Le sont-ils donc absolument ? À titre personnel, je considère que l’auto-contrôle d’un service n’est peut-être pas la meilleure façon de faire preuve d’efficacité mais, hors l’affaire Harpon, pourquoi considérez-vous qu’il faudra revenir sur ce protocole – ce qui signifierait que la situation antérieure était préférable ?

M. Nicolas Lerner. Non. Antérieurement, la DRPP traitait les habilitations sans aucun cadre juridique – si tant est qu’un protocole en constitue un – mais ce dernier a visé, précisément, à encadrer, à renforcer les standards de la pratique antérieure. Ce n’est pas depuis le 2 février 2019 que la DRPP effectue ce type de traitement puisqu’elle suivait depuis plusieurs années le dossier Harpon. Le protocole est donc un progrès par rapport à la situation antérieure.

Je prône une harmonisation des procédures en raison de l’affaire Harpon, certes, mais surtout en raison de la fragilité juridique pointée par l’inspection des services de renseignement, dont l’analyse me paraît suffisamment solide pour être prise en compte.

M. Florent Boudié, rapporteur. Monsieur le préfet, ma question s’inscrit dans le prolongement de celles du président.

Pierre de Bousquet, le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, semble avoir une appréciation de la situation un peu différente de la vôtre en jugeant que les contrôles d’habilitation n’étaient ou ne sont peut-être pas aussi drastiques à la DRPP qu’ils le sont à la DGSI ou à la DGSE – je reprends ses propres termes. Si je comprends bien, vous ne partagez pas son point de vue.

En outre, j’ai cru comprendre que vous plaidiez pour qu’un système équivalent à celui de la DGSI, soit une inspection indépendante, qui ne reçoit pas d’instruction de la direction, puisse a minima, de manière interne à la DRPP, contrôler les procédures d’habilitation.

M. Nicolas Lerner. Encore une fois, s’agissant du premier point, je maintiens mes propos. Si, au terme d’un travail de plusieurs mois commencé avant que je ne prenne mes fonctions, j’ai été amené à signer ce protocole en février 2019, c’est que j’avais la conviction, qui demeure, que le service chargé des habilitations à la DRPP a acquis un standard similaire à celui de la DGSI. Je maintiens ce point de vue.

Je ne plaide pas forcément en faveur de la création d’une inspection générale. La DRPP est un service rattaché à la police nationale, même s’il fait partie de la préfecture de police, et la police nationale dispose d’une inspection générale, avec une antenne parisienne. Il me semble important de s’assurer que l’activation de ces circuits de contrôle interne soit parfaitement intégrée par l’ensemble des agents.

J’insiste à nouveau sur un point qui me semble fondamental, y compris dans les affaires que traite la DGSI : les signalements doivent pouvoir s’effectuer par tout biais, signalement formel, oral, et dans l’anonymat.

M. Éric Diard. Vous avez travaillé à la préfecture de police, monsieur le directeur. Ma question est donc simple : avez-vous connu Mickaël Harpon ?

En outre, il me semble que la DGSI dispose d’un outil permettant d’analyser le profil des personnes inscrites sur le FSPRT, de vérifier leur évolution – signaux faibles, etc. – à travers les réseaux sociaux et de les « hiter ». Pouvez-vous confirmer que vous travaillez, si vous me permettez l’expression, sur un tel « logiciel » ?

M. Nicolas Lerner. La réponse à votre première question est simple : à ma connaissance, je n’ai jamais rencontré Mickaël Harpon et je n’en avais jamais entendu parler avant la commission des faits.

La DGSI dispose de plusieurs outils pour traiter des données dites hétérogènes, soit de nature et de statut très différents. Certains facilitent nos recherches en sources ouvertes, si c’est à cela que vous faites référence, mais nous disposons aussi d’un outil que la presse présente parfois comme américain alors que ce n’est pas le cas – il est développé par la direction avec l’appui d’une société américaine particulièrement performante. Je vous confirme également que la DGSI, en tant que chef de file, est engagée pour faire émerger un outil souverain de traitement des données hétérogènes ayant vocation à bénéficier à l’ensemble de la communauté du renseignement, donc, potentiellement, aussi aux services du deuxième cercle, au renseignement territorial (RT) ou à la DRPP.

M. Éric Diard. Vous parlez de Palantir Technologies ?

M. Nicolas Lerner. Palantir Technologies est la société américaine qui nous aide à développer un outil interne maison.

M. Éric Diard. Le changement de configuration est effectué par la maison DGSI ou par les Américains ?

M. Nicolas Lerner. La société américaine Palantir Technologies, avec laquelle nous avons un marché, nous appuie et nous aide ; pour ce faire, elle est présente dans nos locaux. Elle nous aide à développer nos propres outils et à gérer nos données, qui sont hébergées dans des serveurs clos habilités confidentiel défense. Ce point est important car, vous le savez sans doute, nous avons une mission d’assistance auprès de la DRPP pour l’aider à développer un outil informatique qui soit également habilité confidentiel défense. Pour le dire plus clairement : nos équipes informatiques développent nos outils, avec l’appui extérieur d’une société américaine.

M. Meyer Habib. Votre propos liminaire était clair : vous avez parlé de failles, de dysfonctionnements, de procédures, d’anonymat – à plusieurs reprises – et d’entretiens préalables. Vous avez également parlé du « haut du spectre », soit 3 200 personnes suivies, et du « bas du spectre ». Nous avons évalué un peu plus tôt le nombre de fréristes et de salafistes à 100 000 environ en France. Ne pensez-vous pas qu’il est urgentissime de trouver un moyen d’élargir le spectre, même s’il est facile de dire « il faut, y’à qu’à » ? Vous l’avez dit précédemment, les personnes ayant commis des attentats étaient soit dans le spectre, soit en dehors, inconnus des services. Qu’est-ce que cela signifie ? Elles sont soit dans le spectre, soit en dehors : je n’ai pas très bien compris à quoi correspond la troisième possibilité. La question est de savoir comment faire pour augmenter la grandeur du spectre, puisque nous n’avons pas le choix : il y a forcément des failles. Je rappelle que nous comptons plus de 263 victimes de djihadistes en France.

M. Nicolas Lerner. Je partage très largement votre analyse et certains chiffres que vous avez rappelés, notamment s’agissant des fréristes et des salafistes, qui sont environ 100 000. Ce sont les ordres de grandeur dont nous disposons.

L’enjeu, au contraire, consiste peut-être à resserrer le spectre et à concentrer nos capteurs sur ceux qui, parmi ces 100 000 individus, sont susceptibles de passer à l’acte. Fort heureusement, même s’ils peuvent avoir une pratique rigoriste de nature à heurter à certains égards, tous ne sont pas susceptibles de le faire. L’enjeu des services de renseignements intérieurs est d’arriver à concentrer leur attention, parmi ces 100 000 individus et, ensuite, parmi les presque 10 000 inscrits au FSPRT, sur ceux dont on pense qu’ils risquent de passer à l’acte. Pour ce faire, nous conduisons depuis dix-huit mois, en lien avec les services partenaires, un travail sur les déterminants du passage à l’acte. Ce n’est pas simple, certains pays étrangers s’y sont essayés avant nous sans nécessairement trouver les bonnes clés. Ce travail a pour but d’aider les enquêteurs et les services à identifier les facteurs d’ordre psychologique liés au passé, au comportement ou au relationnel, susceptibles de déterminer les critères du passage à l’acte. 

Face à une masse déjà très importante d’individus inscrits au FSPRT – 9 000 –, l’enjeu est d’arriver à nous concentrer sur ceux qui sont les plus susceptibles de passer à l’acte.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez évoqué un élément fondamental : la question du signalement oral. Les médias ont d’ailleurs souligné que Mickaël Harpon n’avait pas fait l’objet d’un signalement écrit. À la DGSI, le signalement oral et le signalement anonyme valent signalement n’est-ce pas ? Il conviendrait de généraliser cette pratique puisque, manifestement, elle n’existait pas à la DRPP, comme l’a confirmé la hiérarchie. Sur ce point, la différence est importante.

M. Nicolas Lerner. Après l’affaire Harpon, un certain nombre de signalements nous sont remontés, y compris au sein de la DGSI, ce qui est assez sain.

M. le président Éric Ciotti. Combien de signalements ont concerné la DGSI ?

M. Nicolas Lerner. Ils se comptent sur les doigts d’une main.

La DGSI est héritière de la direction de la surveillance du territoire (DST) ; elle est particulièrement sensible et attachée à sa propre sécurité, avant même l’émergence des enjeux de radicalisation. La principale menace, pour la DGSI, est la pénétration par un service de renseignement adverse. C’est pourquoi, historiquement, nous avons bâti des procédures pour répondre et parer à ce type de risque, qui n’est pas théorique. Ainsi, le parquet de Paris vient de requérir le renvoi devant la cour d’assise militaire de deux agents de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) convaincus de trahison au profit d’une puissance étrangère ; les faits remontent à trois ans à peine. Ce risque demeure très important pour nous, en tant que service de renseignement. Cette culture et ces procédures aboutissent chaque année au retrait de dix à quinze habilitations ; ce processus est assez largement rôdé. Depuis 2015, nous avons été conduits à procéder au retrait de six habilitations dans un contexte de radicalisation réelle ou supposée ; ils ont fait suite à la mise au jour de relations qui nous semblaient incompatibles avec un maintien au sein du service.

M. le président Éric Ciotti. Les personnes concernées ont-elles quitté le service ?

M. Nicolas Lerner. Oui, toutes.

M. le président Éric Ciotti. Ont-elles fait l’objet de procédures de radiation ?

M. Nicolas Lerner. Non.

M. le président Éric Ciotti. Elles ne sont pas à la DRPP ? (Sourires)

M. Nicolas Lerner. Non, elles n’y sont pas !

M. le président Éric Ciotti. C’était une boutade.

M. Jean-Michel Fauvergue. S’agit-il de policiers ou d’agents administratifs ?

M. Nicolas Lerner. Les deux catégories sont concernées. Le retrait de l’habilitation se fonde sur la mise au jour d’une vulnérabilité qui nous semble incompatible avec le maintien en fonction, mais pas nécessairement sur la caractérisation de la dangerosité de l’individu. Néanmoins, il s’agit d’un risque qu’on ne souhaite pas courir.

Depuis l’affaire Harpon, quelques signalements nous ont été transmis. Pour répondre à votre question, un signalement anonyme sera bien sûr examiné. Je voulais surtout dire par là que nous garantissons l’anonymat d’un signalement.

M. Meyer Habib. C’est cela qui est important.

M. Nicolas Lerner. Un fonctionnaire qui procède à un signalement voit son anonymat garanti, notamment vis-à-vis de ses collègues.

M. François Pupponi. Je vous remercie pour vos propos très clairs. Je vais vous poser la question que j’adresse à tous les chefs de service de renseignement que nous auditionnons : si, au sein de votre service, vous apprenez qu’un agent se convertit, diligentez-vous une enquête au sujet de l’imam qu’il fréquente ?

M. Nicolas Lerner. Au sein de la DGSI, une conversion est un élément qui justifie qu’on s’intéresse à cet agent.

M. le président Éric Ciotti. Nous n’avons pas reçu la même réponse de la part d’autres services. Nous voyons bien qu’il existe une différence de standard de sécurité qui nous paraît très importante et très appréciable.

M. Nicolas Lerner. J’insiste sur un point très important : il s’agit d’un élément qui justifie qu’on y porte une attention, mais cela ne signifie évidemment pas que toute personne qui se convertit n’a plus sa place à la DGSI. Je tiens à être extrêmement clair à ce sujet.

M. le président Éric Ciotti. Bien entendu. Il s’agit d’un signal d’alerte.

M. Nicolas Lerner. Un signal d’attention plus exactement.

M. François Pupponi. Je complète ma question : un agent, ayant des difficultés personnelles, se convertit ; vous diligentez une enquête. Vous vous rendez compte qu’il fréquente une mosquée, matin et soir, en plus de la grande prière du vendredi, et notamment un imam salafiste signalé par les services du renseignement territorial. Que se passe-t-il alors ?

M. Nicolas Lerner. Il est difficile de répondre sur un cas d’école. Les moyens d’enquête ne se résument pas à des constats sur la fréquentation de tel ou tel lieu de culte. Ils sont beaucoup plus intrusifs et mobilisent l’ensemble de nos capteurs techniques : avec qui est-il en relation ? Que dit-il au téléphone ? Par ailleurs, les capteurs humains constituent la force du service que je dirige et sont absolument essentiels, en particulier dans un monde où les capteurs techniques s’amenuisent de mois en mois avec le développement d’outils de chiffrement – mais c’est un autre sujet.

Le simple fait de fréquenter une mosquée n’est pas nécessairement un élément suffisant pour fonder une décision ; un ensemble d’éléments, issus des capteurs humains et des capteurs techniques, entrera en ligne de compte.

M. Meyer Habib. Je vous remercie pour la clarté de vos réponses.

Il m’arrive souvent de visiter des prisons. Plusieurs centaines de détenus sortiront dans les mois et les années à venir, or, nous l’avons vu à Londres, le bracelet électronique n’est pas la panacée. Êtes-vous conscient de cette problématique et êtes-vous prêts à y faire face ? On parle beaucoup de détention administrative ; vos confrères du Shabak, le service de sécurité intérieure israélien, en sont friands. Nous avons beaucoup plus de réticences en France et j’aimerais avoir votre avis à ce sujet.

Par ailleurs, vous vous adressez aujourd’hui au législateur : vous manque-t-il des choses pour mieux travailler ? J’ai l’impression que tout sera chapeauté par votre service, ce qui n’est pas plus mal, à mon avis, pour la sécurité des Français.

M. Nicolas Lerner. Bien évidemment, nous sommes conscients de ce risque. Sur le plan de la menace endogène, c’est sans doute le risque le plus important, auquel nous avons commencé à être confrontés et auquel nous serons confrontés dans les années à venir. Vous connaissez les chiffres : un peu plus de 520 détenus condamnés ou mis en cause pour des faits de terrorisme, auxquels s’ajoutent 900 autres, incarcérés pour d’autres faits que des faits de terrorisme mais présentant des éléments laissant supposer une radicalisation. Ce sont donc au total 1 400 individus, ce qui est un nombre très important.

Ce problème commence à se poser car depuis le début de l’année, la DGSI a pris en compte 120 sorties de prison : un peu moins de soixante détenus dits TIS – terroristes islamistes –, condamnés ou mis en cause pour des faits de terrorisme, et un peu plus de soixante condamnés ou mis en cause pour des faits de droit commun, que nous avons souhaité prendre en compte directement.

La répartition de compétences est la suivante : tous les détenus sortants condamnés pour des faits de terrorisme sont suivis par la DGSI ; les détenus sortants condamnés pour des faits de droit commun sont suivis par un autre service, sauf évocation par la DGSI.

M. le président Éric Ciotti. Vous suivez tous les TIS ?

M. Nicolas Lerner. Oui, tous les TIS sortants sont par principe suivis par la DGSI. De plus, nous avons un droit d’évocation concernant les détenus de droit commun présentant des signes de radicalisation.

La question se pose déjà aujourd’hui mais cette commission n’est sans doute pas le lieu opportun pour évoquer tous les dispositifs existants, notamment le partenariat que nous avons noué avec le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP), qui garantit une fluidité dans l’échange d’informations, ou encore le dispositif instauré à l’été 2018 sous l’égide de l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) – celle-ci rejoindra la DGSI le 2 janvier 2020 –, qui permet de garantir que chaque individu sortant de prison fait l’objet d’un suivi.

La question se posera avec encore plus d’acuité dans les années à venir. Parmi les individus incarcérés entre 2015 et 2017 porteurs des plus graves menaces – soit velléitaires, soit mis en cause dans des projets d’attentats déjoués, ou encore des individus qui se caractérisaient alors par des propos apologétiques les plus graves –, certains ont commencé à sortir de prison. Toutefois, les profils les plus durs sortiront dans les années à venir, notamment à compter de 2021 et 2022. Nous avons donc un problème important devant nous, ce qui justifie – et je salue à nouveau l’effort de la représentation nationale en ce domaine – qu’une grande partie des moyens que j’ai évoqués tout à l’heure soit spécifiquement dédiée au suivi de ces sortants de prison.

Je n’ai pas mandat aujourd’hui pour évoquer les propositions que j’ai pu faire concernant les outils. Nous aurons l’occasion en 2020 de revenir sur ceux qui figurent dans la loi SILT, en particulier les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS). Il existe soixante-cinq MICAS actives ; c’est le plus haut niveau atteint historiquement. L’essentiel concerne des sortants de prison. Nous débattrons sans doute de la durée des MICAS, même si j’ai en tête le cadre constitutionnel contraignant en la matière. Cet outil nous est utile, il facilite le suivi effectué par les services.

Mme Laurence Vichnievsky. Je vous remercie pour vos réponses très claires.

Ma première question a déjà été posée : elle portait sur le signal faible que constitue une conversion, qui peut par la suite devenir un signal fort. Quant aux sortants de prison, ils constituent certainement la question majeure des mois et des années à venir.

S’agissant des agents dont vous pouvez avoir la responsabilité, j’ai deux questions à vous poser : quelle est la périodicité des habilitations secret défense ? Revenez-vous sur ces procédures d’habilitation ? Les réévaluez-vous ?

Ma seconde question concerne la complexité de l’organisation de nos services de police, judiciaires ou de sécurité publique – c’est une question de principe que nous posons à nombre de « grands chefs » que nous auditionnons et que nous remercions d’ailleurs de leur disponibilité. La jugez-vous performante avec le maintien, la coexistence – je ne veux pas dire la concurrence – de la direction générale de la police nationale (DGPN) et de la préfecture de police ? Ces deux entités ont en leur sein des services de renseignement qui travaillent heureusement ensemble, d’après ce que nous avons compris. Cette organisation est-elle toujours justifiée ? Est-elle la plus adéquate ?

M. Nicolas Lerner. La périodicité des habilitations est fixée par la réglementation : elle est de cinq ans pour les habilitations très secret défense, de sept ans pour les habilitations secret défense et de dix ans pour les habilitations confidentiel défense. Néanmoins, à tout moment, l’administration peut prendre l’initiative de les revoir et de procéder à nouveau à une enquête, de même qu’à chaque instant et en temps réel, l’agent est dans l’obligation de signaler tout élément nouveau susceptible de conduire à une nouvelle appréciation de sa situation. À la DGSI, nous appliquons cette réglementation ; j’ai évoqué précédemment la quinzaine d’habilitations retirées chaque année. Il est assez rare que ces retraits interviennent à échéance ; il s’agit généralement d’initiatives que nous engageons.

J’entends ceux qui considèrent qu’il serait opportun d’abaisser la périodicité mais ne partage pas leur proposition ; la priorité est en effet de garantir que les services disposent des moyens nécessaires, notamment humains. Depuis 2015, le nombre d’habilitations, notamment confidentiel défense, s’est considérablement accru au sein des administrations. L’essentiel des renforts dont nous avons bénéficié n’a pas nécessairement profité aux équipes chargées des habilitations ; nous avions anticipé cette question dès avant l’affaire Harpon. Ces équipes, au sein de la DGSI, ont commencé à être renforcées il y a deux ans mais ce renforcement n’est pas encore plénier. Il est très important que ces équipes bénéficient du plan de renfort que nous appliquons. La DGSI a actuellement près de 5 800 procédures d’habilitation en attente de traitement, ce qui est énorme. Si l’on veut traiter ces procédures correctement, des moyens sont indispensables. Bien avant l’affaire Harpon, nous avions anticipé la nécessité de monter en puissance en termes de moyens.

Abaisser la périodicité des habilitations n’apporterait pas grand-chose ou nécessiterait des moyens supplémentaires de manière à traiter sérieusement les révisions à échéance. Plutôt que d’abaisser la périodicité, je pense préférable de continuer à renforcer les équipes en charge du traitement et de l’instruction de ces dossiers.

Quant à l’organisation – peut-être penserez-vous que j’use un peu de la langue de bois – ma conviction profonde est la suivante : disposer d’une multiplicité de services compétents chargés de la lutte antiterroriste est plutôt une force, mais à deux conditions.

Premièrement, l’action de ces services doit être pilotée, guidée et orientée. Il me semble que depuis le plus haut niveau de l’État jusqu’à ma modeste personne et grâce à l’instauration du chef de file, il y a aujourd’hui un chef, un guide opérationnel. En outre, j’ai évoqué précédemment les instances garantissant que le cap est clairement fixé.

Deuxièmement, il est nécessaire que les services se parlent et que les informations circulent. Nous ne reviendrons pas sur ce qui a conduit à la création de l’état-major permanent (EMAP), à savoir l’affaire de Saint-Étienne-du-Rouvray, au sujet de laquelle chacun a sa propre perception. Dans le cadre de cet EMAP, depuis janvier dernier, 800 signalements ont été opérés par un service. Pour que l’EMAP soit saisi, il est nécessaire qu’un service ait la conviction qu’un dossier qu’il traite est susceptible de constituer une menace. Dans ce cas, le dossier est systématiquement porté à la connaissance de l’ensemble des partenaires. Cette fluidité me semble aujourd’hui garantie.

Dès lors que ces deux conditions sont remplies, je fais partie de ceux qui pensent qu’avoir trois services au plan intérieur – le RT, la DGSI et la DRPP –, qui travaillent parfois avec des méthodes et des sensibilités différentes, est plutôt une force. Je mets à part les services extérieurs au ministère de l’Intérieur, DGSE, DRM, Tracfin, DNRED, qui sont néanmoins contributeurs.

Je souhaite, un peu solennellement, rendre hommage au travail de la DRPP. Je la vois fonctionner depuis quatorze mois et je la connais bien, comme M. Habib l’a rappelé. Ce service de renseignement est très performant du point de vue de ses méthodes, de ses outils et de son état d’esprit. Je tiens à saluer son travail, ainsi que l’impulsion donnée par son actuelle directrice pour inscrire pleinement la DRPP dans le cadre du dispositif de chef de filat ; les dispositifs en vigueur garantissent une totale fluidité dans l’échange d’informations entre nos services. Il s’agit d’une préoccupation forte pour moi depuis quatorze mois ; l’ensemble des agents de ma direction, du directeur et des sous-directeurs jusqu’aux officiers chargés de ces questions, me confirme la parfaite fluidité et la totale confiance qui caractérisent leurs relations avec la DRPP.

Un point important qu’il convient de rappeler : le doute portant parfois sur la coexistence de la DRPP et de la DGSI peut naître de la conviction, chez certains, que ces deux services font la même chose à Paris et dans la petite couronne, que la DRPP exerce des compétences qui seraient celles de la DGSI. Je m’inscris en faux contre cette conviction. À Paris, dans la petite couronne ou sur le reste du territoire national, tous les individus que nous considérons appartenir au « haut du spectre » – liés à la mouvance radicale, en lien avec des organisations terroristes, velléitaires ou porteurs d’un projet violent – sont suivis par la DGSI. Ainsi dans la petite couronne certains de mes services suivent des individus qui relèvent du même spectre qu’ailleurs sur le territoire. S’agissant de ces profils les plus dangereux, il n’y a pas de concurrence à Paris et dans la petite couronne.

Vous m’avez demandé s’il fallait toucher aux structures. Dans mon propos liminaire, j’évoquais les réflexions en cours, notamment dans le cadre du Livre blanc sur la sécurité intérieure. J’aurais l’occasion de faire part de ma vision et d’éventuelles propositions ; je ne les livrerai pas ici. Vous me permettrez toutefois de partager avec vous une forme de scepticisme quant au fait de considérer que l’efficacité collective sortirait nécessairement grandie d’une réforme de structure. À l’inverse, je considère que le monde du renseignement a subi, au sens strict du terme, une série de réformes d’envergure, en 2008 et en 2014. Je considère les procédures désormais instaurées comme très performantes, notamment au titre du chef de filat ; en outre, l’UCLAT nous sera rattachée en début d’année prochaine. Je suis convaincu qu’il faut maintenant faire vivre ces procédures et ce rôle de chef de file plutôt que de se focaliser sur des questions de structure.

M. le président Éric Ciotti. Je souhaite aborder avec vous une question que nous avons évoquée un peu plus tôt avec Mme Lucile Rolland, celle des individus atteints de troubles psychiatriques, qui sont une source de préoccupation. Vous y êtes confronté : comment voyez-vous les choses ? Du point de vue quantitatif, nous avons évalué à 20 % le nombre de personnes suivies par le renseignement territorial qui sont atteintes de troubles psychiatriques. Quels progrès peuvent être effectués dans leur prise en charge ? Convient-il d’adopter une procédure de rupture du secret médical et de signalement par la communauté médicale ? Dans l’affirmative, selon quelles modalités : au travers des agences régionales de santé (ARS) ? Quel placement envisager pour ces individus : en milieu ouvert, en milieu fermé ou en rétention ?

M. Nicolas Lerner. Cette question est particulièrement sensible et complexe.

En termes de répartition des compétences, en tant que chef de file, j’estime avoir l’obligation de la traiter. La DGSI suit des individus atteints de troubles psychiatriques ou psychologiques entretenant des relations avec des individus inscrits dans un islam radical, violent ou pré-terroriste. En nombre, nous en suivons moins que le seul renseignement territorial ; notre suivi est, si j’ose dire, facilité parce que ces individus évoluent dans un environnement nous permettant d’avoir des angles d’attaque et de suivi que n’a pas nécessairement le RT. Les individus dont il assure le suivi se caractérisent en effet par une dangerosité qui résulte uniquement de leur état psychiatrique ou psychologique. La question est sans doute beaucoup plus compliquée lorsque l’on s’intéresse à cette catégorie de personnes.

Nous avons beaucoup progressé depuis 2015, notamment par le biais de partenariats avec les ARS et d’un fichier en cours d’élaboration, qui permettra d’établir automatiquement un lien entre un individu qui ferait l’objet d’une mesure de soins sans consentement et une inscription au FSPRT.

M. le président Éric Ciotti. Où en est l’élaboration de ce fichier ?

M. Nicolas Lerner. Il a été examiné par le Conseil d’État à l’automne ; une sortie du décret est envisageable au début de l’année 2020. L’enjeu est de générer un « hit » lorsqu’un individu inscrit au FSPRT a fait l’objet de soins sans consentement, ou l’inverse. En outre, chaque ARS est dotée d’un référent radicalisation. Néanmoins, nous restons sans doute encore trop dépendants de la bénévolence d’acteurs locaux. J’ai en tête une série d’initiatives prises par des préfets, des médecins ou des ARS, parfois même par des médecins en dehors du canal des ARS – des psychiatres hospitaliers, des directeurs d’établissements, des chefs de service psychiatrique –, qui sont parvenus à nouer des partenariats en s’affranchissant parfois d’un certain nombre de règles légales ou législatives. Cependant, ils l’ont fait à la satisfaction de tous. D’autres acteurs, s’estimant liés par ce cadre, ce qui est bien évidemment respectable, sont plus réservés.

L’enjeu, et nous nous y étions attelés lorsque j’étais au cabinet du ministère de l’intérieur, consiste, sans doute par la pédagogie, à montrer que certaines expériences peuvent fonctionner et à les multiplier.

Je voudrais évoquer un cas pratique survenu dans une ville du sud de la France : le RT était confronté à un individu clairement dangereux et pratiquant. Il s’interrogeait sur l’opportunité de poursuivre un suivi par un service de renseignement alors qu’il n’était pas nécessairement le mieux placé pour ce faire. Dans le cadre d’un partenariat très étroit avec le préfet du département et l’ARS – il est donc possible d’instaurer des modalités innovantes –, le préfet a obtenu de cette dernière une forme de contractualisation portant sur le suivi spécifique de cet individu. L’ARS s’est engagée à informer la préfecture de toute évolution négative de cet individu, ce qui a constitué un véritable soulagement pour le service de renseignement. À partir de ce cas pratique, nous avons décidé en début d’année, dans le cadre du comité de pilotage opérationnel, de déterminer dans quelle mesure ce type de partenariat très individualisé pourrait être généralisé à l’ensemble du territoire.

M. le président Éric Ciotti. C’est un point important.

Monsieur le directeur général, nous vous remercions pour les éléments que vous nous avez communiqués tout comme nous vous remercions, ainsi que l’ensemble de vos services, pour l’action accomplie quotidiennement au service de notre nation.

 


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Audition du mercredi 15 janvier 2020

À 14 heures 30 : M. Jean-Pierre Blazy, ancien député du Val-d’Oise, maire de Gonesse

Mme Isabelle Florennes, présidente. Mes chers collègues, la commission d’enquête sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques commises à la préfecture de police de Paris, le 3 octobre 2019, poursuit ses auditions. Nous recevons, à sa demande, M. Jean‑Pierre Blazy, maire de Gonesse depuis 1995, qui a été député de la neuvième circonscription du Val‑d’Oise entre 1997 et 2007 et de 2012 à 2017. Selon le souhait de M. Blazy, l’audition est publique et ouverte à la presse. Elle est diffusée en direct sur un canal de télévision interne, consultable en vidéo sur le site internet de l’Assemblée nationale, et fait également l’objet d’un compte rendu.

Avant de laisser la parole à M. Blazy, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur Blazy, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. JeanPierre Blazy prête serment.)

M. JeanPierre Blazy. Je vous remercie de me recevoir. Les attaques commises à la préfecture de police ont été tragiques pour le pays, mais aussi pour ma commune, dans la mesure où leur auteur était l’un de ses habitants. Rien ne pouvait me laisser prévoir que l’auteur de l’attaque du 3 octobre dernier ait pu être un habitant de Gonesse. Je ne connaissais, par ailleurs, pas personnellement l’existence de Mickaël Harpon, ni sa fréquentation de la salle de prière de Gonesse. Je ne disposais d’aucune information me permettant de suspecter des risques de radicalisation d’une manière plus générale.

En tant que maire, j’entretiens avec l’association des musulmans de Gonesse les mêmes relations qu’avec les cultes catholique et juif : celles d’un maire soucieux de l’esprit comme de la lettre de la loi de 1905 et de la laïcité. Je réponds aux invitations qui me sont faites à certaines occasions, la plus régulière étant celle de la fête de l’Aïd. La ville met alors à disposition pendant quelques heures un gymnase, puisqu’il s’agit d’un grand rassemblement et qu’il n’y a pas encore de mosquée à Gonesse. C’est à ce moment particulier que je rencontre l’imam Hassan El Houari qui, depuis de nombreuses années, assure la prière du vendredi. Cet imam a été très souvent présent, avec les dirigeants de l’association, lors des initiatives citoyennes que nous avons organisées assez régulièrement autour de la promotion des valeurs républicaines et de la laïcité. Nous l’avons fait bien avant les premiers attentats de 2015, par exemple, lorsque le débat dans ma commune s’était engagé sur la restauration scolaire, il y a une dizaine d’années.

En revanche, je ne connaissais pas particulièrement M. Ahmed Hilali, encore moins le fait qu’il ait pu être un imam fondamentaliste, comme cela a été dit. Les dirigeants de l’association m’ont précisé, lorsque je les ai interrogés après les événements, que son recrutement était intervenu le 20 mars 2017 – date de la signature de son contrat. Il est donc inexact de dire que cet imam a dirigé la mosquée de février à décembre 2017. Il est en revanche toujours salarié de l’association. Un avenant à son contrat, signé le 2 mai 2018, lui permet d’enseigner l’arabe. On sait que M. Hilali a été placé en garde à vue le 14 octobre et relâché le 16 sans aucune charge retenue contre lui. L’ancien président de l’association des musulmans de Gonesse, qui a démissionné en novembre dernier, tout comme le nouveau, qui avait recruté l’imam en 2017, nous ont déclaré qu’ils étaient prêts à se séparer de M. Hilali si des faits lui étaient reprochés. M. Hilali avait refusé une proposition de rupture conventionnelle qui lui avait été faite par l’ancien président, ce qui avait provoqué des difficultés au sein de l’association.

Lorsque la tuerie de la préfecture de police a eu lieu en octobre dernier, j’étais donc loin de pouvoir imaginer l’existence d’éventuelles pratiques fondamentalistes dans ce lieu de prières. Cela fait plusieurs années que nous discutons avec l’association, afin de mettre au point leur projet de construction d’une mosquée, dans le respect scrupuleux de la loi de 1905. Dans cette perspective, la ville a vendu à l’association musulmane de Gonesse un terrain dans le quartier de la Fauconnière au prix des domaines. La surprise a été totale pour moi. Avec le préfet, il a fallu gérer, dans la semaine qui a suivi, la tentative inopportune de M. Traoré d’organiser une manifestation devant l’hôtel de ville, qui a été interprétée par les médias et l’opinion publique comme une manifestation de soutien à Mickaël Harpon. Cette manifestation a finalement été interdite.

L’article d’Aziz Zemouri dans Le Point du 6 octobre révélant que l’imam Hilali était fiché S a également contribué à mettre la pression médiatique sur la ville. Un maire, on en conviendra, même ancien parlementaire, n’est pas spontanément prêt à affronter une situation de ce type. Je n’avais aucune information. Quant au préfet, à ce moment-là, il ne pouvait répondre à toutes les questions que je me posais. Il était difficile, dans ces conditions, de communiquer avec les médias. J’ai alors refusé, à la différence d’autres élus qui ont couru les plateaux de télévision, de commenter à chaud, étant encore largement dans l’ignorance des choses et de leur explication.

Le 9 octobre, la lecture de l’article du Canard enchaîné, intitulé « La vraie fausse barbe du terroriste de la Préfecture », m’a stupéfié : « [...] la mosquée de Gonesse était particulièrement surveillée par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et par le Renseignement territorial : plusieurs de ses fidèles, en effet, étaient partis se battre en Syrie auprès de DAECH ! L’un de ses anciens imams, que fréquentait l’informaticien, était par ailleurs fiché S. […] L’information n’est pas parvenue, semble-t-il, aux oreilles de la DRPP : contrairement au reste de la région francilienne, le Vald’Oise n’est pas de son ressort... » Je ne sais toujours pas ce qui était vrai ou pas dans les révélations du Canard enchaîné. On sait maintenant que Mickaël Harpon était plutôt un solitaire, y compris lorsqu’il venait à la salle de prières sans se faire remarquer, aux dires des responsables de l’association.

Avant même la circulaire du 13 novembre 2018, en particulier depuis 2015, comme beaucoup de maires sans doute, il m’arrivait d’interroger oralement le sous-préfet pour savoir si des personnes étaient fichées S dans ma commune. Régulièrement, on me répondait, de façon rassurante, par la négative. La question qui se pose est bien celle du niveau d’information d’un maire et de la manière dont il peut ou doit être associé. Le 22 mai 2018, le Président de la République déclarait : « Il est normal que le préfet ait maintenant de manière systématique [...] un dialogue avec les maires pour pouvoir échanger sur ces situations. » Le Président évoquait alors les personnes recensées au sein du fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). L’ancien procureur de la République de Paris, François Molins, s’était montré plus clair en affirmant qu’il estimait légitime et évident que le maire d’une commune sache qu’il y a un individu fiché S dans sa commune. Je regrette l’occasion manquée de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, qui aurait pu comporter un volet plus étendu sur la relation avec les maires.

L’application de la circulaire du 13 novembre 2018 qui reconnaît que « le maire est fondé à disposer d’une information régulièrement actualisée sur l’état de la menace terroriste sur le territoire de sa commune » mériterait une première évaluation. Pour ce qui est de ma commune, elle n’a été d’aucun effet. Sans vouloir incriminer tel ou tel responsable, préfet ou sous-préfet, je considère que le conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), même sous la forme d’une réunion restreinte, n’est pas la modalité la plus adaptée. Notre CLSPD n’a jamais été une instance dans laquelle il est procédé à des échanges d’informations sur les cas de radicalisation ni même sur des signes de radicalisation, des signaux faibles. Nous ne devons pas entretenir la confusion entre délinquance et radicalisation. Bien évidemment, il y a dans certains cas des rapports étroits entre délinquance, criminalité et radicalisation violente. Mais, dans ma commune, il n’y a aucun lien avéré. Un tel dispositif ne permet pas de travailler réellement sur la prévention de la radicalisation. La charte de confidentialité m’avait été proposée oralement, sans qu’il y ait de suite, peut-être parce que, jusqu’à l’affaire de la préfecture de police, ma commune n’était pas considérée à risques par les services de l’État.

Quoi qu’il en soit, je pense qu’il y a des réticences de la part des responsables du côté de l’État à mettre en œuvre cette circulaire. On se méfie un peu des maires, parfois à raison. Mais je pense que c’est la loi qui devrait définir les principes, les conditions et les modalités de la nécessaire coproduction entre l’État et les collectivités locales dans le domaine de la prévention de la radicalisation. La loi pourrait préciser les responsabilités des maires et, en cas de besoin, prévoir des sanctions pénales.

Si la détection des cas de radicalisation doit et ne peut se faire que dans la proximité, comme l’a déclaré le préfet Delpuech lors de son audition par votre commission d’enquête, il faut convenir que les élus locaux avec les services déconcentrés de l’État peuvent et doivent constituer le premier échelon de la remontée d’informations. On n’a pas réussi dans notre pays à mettre en place une coproduction partenariale de la sécurité publique. Pour les mêmes raisons, on ne réussit pas à concevoir une coproduction partenariale sur la prévention de la radicalisation – cela fonctionne peut‑être en théorie, mais pas du tout sur le terrain. On a voulu rattacher la prévention de la radicalisation à la prévention de la délinquance, tant au niveau national qu’au niveau local. Cette erreur nous a fait perdre sur les deux plans.

Mais il y a aussi d’autres freins, en particulier celui des moyens du renseignement dans les départements. Le Val‑d’Oise ne fait pas partie des départements de la police d’agglomération, qui a en quelque sorte reconstitué l’ancien département de la Seine. Le renseignement territorial dans mon département, c’est cinquante fonctionnaires et la sécurité intérieure, vingt. L’effectif notoirement insuffisant de la sécurité intérieure pourrait, selon le préfet, être doublé prochainement. Le Val‑d’Oise totalise une population de 1 244 000 habitants, en forte croissance, avec la population la plus jeune de France métropolitaine, devant la Seine‑Saint-Denis. Je ne suis pas sûr que les services du renseignement dans le Val‑d’Oise puissent assurer toutes leurs missions dans les meilleures conditions. La question de la formation est également essentielle : il faudrait sans doute plus d’officiers, de cadres et de spécialistes connaissant suffisamment l’islam.

Je souhaiterais terminer en exprimant deux convictions. La première est celle de l’urgence sociale dans nos quartiers. Je suis le maire d’une banlieue très proche de la Seine‑Saint-Denis, qui en a toutes les caractéristiques, sans bénéficier pourtant d’un plan d’urgence, ni même d’une attention suffisante de l’État. Un mois après l’affaire Harpon, après une décision prise au plus haut niveau, un projet sur lequel on travaillait avec l’État  depuis deux quinquennats a été abandonné. Sentant venir cette décision qui allait nous porter préjudice, j’avais adressé au Président de la République, le 11 octobre, le message suivant : « Monsieur le Président, je suis maire de Gonesse. Le fait que Mickaël Harpon qui a tué 4 agents de la Préfecture de police soit habitant de Gonesse doit attirer notre attention sur la situation sociale de nos banlieues. Europa City n’est peut-être pas un projet parfait, mais il apportera des emplois dans un territoire cumulant les difficultés de la SeineSaint-Denis sans plus attirer l’attention. Il apportera la seule gare de métro Grand Paris du Vald’Oise. Je me tiens à disposition de vos conseillers. Sincèrement, Jean-Pierre Blazy. » Ce message a reçu pour toute réponse le renoncement annoncé le 7 novembre, un mois presque jour pour jour, après les meurtres de Mickaël Harpon.

Si nous sommes largement d’accord sur la question de la délinquance et de la criminalité, pour ne pas cultiver l’excuse sociale et pour affirmer que le délinquant est un individu responsable de ses actes, il apparaît indispensable de considérer que les causes sociales ou socio-culturelles de la délinquance doivent être autant traitées que les manifestations de la criminalité. Il en va de même s’agissant du terrorisme. La personne qui s’est radicalisée est un individu responsable de ses choix et ensuite de ses actes de violence, mis à part celui qui présente des troubles psychiatriques profonds avérés. Je considère que l’appel incantatoire à l’autorité et le rappel banalisé à l’ordre républicain atteignent leurs limites dans une société démocratique et ne suffisent plus. Les historiens et les sociologues ont suffisamment démontré que la délinquance avait des causes sociales telles que la frustration sociale, le sentiment d’injustice, le repli identitaire et communautaire.

Ma seconde conviction, c’est celle de l’urgence républicaine, qui est aussi une urgence démocratique. L’indispensable reconquête républicaine nécessite la présence réelle d’une police qu’on appelait il n’y a pas si longtemps « de proximité », au contact de la population et capable de faire du renseignement de premier niveau. Ma ville est toujours officiellement en zone de sécurité prioritaire, mais ne bénéficie pas d’une police de sécurité du quotidien (PSQ). Les effectifs du commissariat sont insuffisants, et les dernières sorties d’écoles de police sont allées essentiellement nourrir les rangs de la police d’ordre public au détriment de la police de sécurité publique. La grave erreur a été l’abandon des quartiers. On a souvent constaté que les proches des terroristes étaient au courant de leurs intentions. Or, aujourd’hui, dans un quartier, on n’a guère l’occasion de parler à un policier.

Elle nécessite aussi une politique éducative et sociale forte qui insère et qui rassemble, afin de sortir les populations des quartiers de l’exclusion. Pour beaucoup de personnes, la religion représente aujourd’hui ce que la République était hier : un vecteur d’intégration et de réussite qui offre un cadre et des valeurs.

Elle nécessite enfin le renforcement de la cohésion nationale autour des principes de sécularisation de la société française. La liberté religieuse ne peut s’opposer aux valeurs de la République et ne peut justifier la haine et les discriminations. Il serait temps d’être clair et ferme et de se donner les moyens d’agir et de réussir. J’aurais aimé que le service national universel (SNU), en phase d’expérimentation, soit développé plus rapidement et largement. À Gonesse, un service civique jeunes municipal existe depuis 2008. Les résultats sont intéressants. Il faut impérativement redonner à notre jeunesse des repères que l’école seule ne peut fournir dans une société en manque de cohésion civique, sociale et nationale. C’est la meilleure des préventions primaires contre le risque de radicalisation et un investissement que la République doit faire pour elle‑même.

M. Stéphane Trompille. Vous nous avez présenté plusieurs dispositifs instaurés au cours de ce quinquennat, que nous connaissions déjà, et exposé votre point de vue, qui était fort intéressant. Mais j’aimerais en savoir davantage sur la façon dont s’articule la politique que vous menez dans votre commune, notamment dans ses quartiers, et sur vos pratiques de signalement à la préfecture des alertes relatives au communautarisme ou aux radicalisations.

Mme Alexandra Valetta Ardisson. En tant qu’ancienne élue locale, j’ai bien conscience des difficultés qui incombent actuellement aux maires. Vous avez mis en avant le fait que la circulaire de novembre 2018 n’était pas toujours appliquée, alors que vous auriez aimé connaître l’identité des personnes fichées S dans votre commune. Est‑ce bien cela ? Si j’étais maire, j’aimerais moi aussi le savoir.

Sans accuser l’État ni quiconque, vous avez également dit que vous aviez interrogé votre préfet à plusieurs reprises à ce sujet. Il vous a systématiquement répondu qu’aucun fiché S ne résidait dans votre commune, et ce, même peu de temps avant les événements dramatiques qui nous réunissent aujourd’hui.

En tant que maire, vous serait-il véritablement utile d’être systématiquement informé de l’identité des fichés S pour radicalisation présents dans votre commune ? Si vous aviez su que l’imam Hilali était fiché S, qu’auriez-vous pu faire ?

M. Jean-Pierre Blazy. J’ai évoqué à titre d’exemple l’une des actions organisées dans ma commune : le service civique jeunes municipal – je n’ai pas attendu l’instauration du service civique national. Les jeunes gens concernés reçoivent une formation citoyenne et participent au dispositif pendant plusieurs mois. Nous avons lancé d’autres actions, notamment un parcours citoyen dans le cadre des collèges et des lycées. Ces actions de longue durée nécessitent différents partenariats ; elles relèvent de l’éducation civique, mais aussi de la prévention sociale de niveau primaire. Nous formons également à la laïcité, au respect mutuel et à la lutte contre les discriminations.

S’agissant de la radicalisation proprement dite, jusqu’à l’affaire Harpon, je n’ai eu aucune information ou indication concernant cet individu ou d’autres. Comme je l’ai dit précédemment, la réponse à mes interrogations était toujours la même : « Non, monsieur le maire, vous n’avez pas de fiché S dans votre commune. » La notion de fiché S, nous le savons, demeure très imprécise et globale, dans la mesure où il existe différents types de fichés S. Je pense que la réponse des services de l’État reflétait la réalité, et je ne les mets aucunement en cause : il n’est pas question de signaler des fichés S lorsqu’il n’y en a pas. En ce sens, la réponse qui m’était donnée était très rassurante. De plus, nous savons que certains individus sont passés à l’acte sans avoir été préalablement fichés S. Il ne s’agit pas d’un indicateur totalement fiable.

La circulaire doit être réellement appliquée. Je ne suis pas sûr qu’il faille le faire dans le cadre du CLSPD, comme celle-ci l’indique ; on peut prévoir d’autres formes, mieux adaptées aux différents territoires. Je ne pense pas que le CLSPD soit la meilleure solution, étant donné qu’il entretient la confusion entre délinquance et radicalisation. Or, si des intersections existent entre les deux, elles ne sont pas toujours avérées. Un livre blanc consacré à la sécurité intérieure est en cours d’élaboration ; une loi d’orientation et de programmation relative au continuum de sécurité sera présentée l’année prochaine. Je pense qu’il faut légiférer, afin d’assurer un certain continuum dans la prévention de la radicalisation entre l’État et les élus.

La police étant insuffisamment présente dans nos quartiers – dans sa dimension dissuasive et non répressive –, alors même qu’elle pourrait fournir de petits renseignements, ce sont en réalité les services de la ville qui sont les plus présents sur le terrain. Les services de l’État doivent collaborer sincèrement avec les élus, afin d’élaborer, grâce à des concertations préalables, un travail commun, qui sera ensuite appliqué sur le terrain. Une telle coproduction reste à définir et à appliquer.

Concernant les fichés S, je rappelle que l’imam Hilali, qui est toujours fiché, n’habite pas ma commune, mais une commune voisine. Telle est probablement la raison pour laquelle je n’ai pas été informé de son fichage, alors que les services locaux de l’État en avaient connaissance. J’aurais pu en être informé, mais cela n’a pas été le cas.

Mme Alexandra Valetta Ardisson. Si vous l’aviez su, qu’auriez-vous fait ?

M. Jean-Pierre Blazy. Il est évident que je ne serais pas resté sans rien faire ! J’aurais interrogé le préfet, dans le respect des règles qui s’imposent à moi. J’aurais également discuté avec les responsables de l’association, qui n’avaient pas connaissance du fichage, d’après ce qu’ils m’ont dit.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je ne suis pas certain que le projet EuropaCity, dans le triangle de la zone d’aménagement concerté (ZAC) de Gonesse, aurait été l’une des réponses à l’urgence sociale que vous avez décrite.

M. Jean-Pierre Blazy. Je n’ai pas dit cela !

M. Florent Boudié, rapporteur. Certes, mais vous avez tout de même évoqué ce projet devant la commission d’enquête, alors que ce n’est pas le sujet, à mon avis.

En revanche, la question de l’arrière-plan social est essentielle. Il faut lire, à cet égard, le livre d’Hugo Micheron, qui vient de paraître aux éditions Gallimard. Il montre que, si l’arrière-plan sociologique est toujours très important, notamment en ce qui concerne le décrochage des principes et des valeurs républicaines, voire les phénomènes de radicalisation, il existe également des facteurs liés aux personnes présentes localement et aux réseaux sur place.

On sait que l’imam Hilali est clairement salafiste. On sait également que l’imam Hassan El Houari est affilié au réseau des Frères musulmans ; il a été formé à l’institut européen des sciences humaines, connu pour être un établissement rattaché à ce réseau. Quelles sont vos impressions, en tant que maire, sur la salle de prière et sur ceux qui l’encadrent ? Récemment encore, après les déclarations très péremptoires de l’ancien président de l’association des musulmans de Gonesse, nous avons vu s’exercer une pression locale, afin d’éviter le licenciement de l’imam Hilali. Aussi, entre un imam principal plutôt rattaché aux Frères musulmans, un imam secondaire que son passé rattache plutôt aux salafistes, et une partie de la communauté qui n’accepte pas le principe de son licenciement, comment voyez‑vous les choses ?

M. Jean-Pierre Blazy. Tout d’abord, sans être enquêteur, j’ai pris note comme vous qu’aucun fait n’avait été reproché à l’imam Hilali lors de sa garde à vue. Quant à l’imam principal, à ma connaissance, il n’a pas été placé en garde à vue – rien ne lui a été reproché dans cette affaire.

Jusqu’à la veille de l’attaque de la préfecture de police, j’avais des relations régulières avec l’association des musulmans, en tant que maire. Je rencontre ainsi régulièrement ses responsables, notamment dans le cadre de la préparation de son projet de mosquée. À la fin de l’année 2019, j’ai été invité à la pose de la première pierre. Je l’ai toujours dit, et ils le savent très bien : je suis favorable à un islam de France et défavorable aux financements extérieurs des mosquées. Il importe, bien évidemment, que les chantiers se déroulent dans les meilleures conditions, de sorte que les fidèles disposent d’un lieu de culte acceptable, incarnant l’islam de France.

Je conserve ma confiance à l’association qui dirige la mosquée, même après le changement intervenu à la suite des troubles. Jusqu’à preuve du contraire, il lui appartient de choisir ses imams, avec lesquels elle signe un contrat de travail. Ses dirigeants m’ont d’ailleurs indiqué que, si démonstration était faite de certains manquements, ils prendraient la décision qui s’impose. Pour l’instant, les deux imams, en particulier l’imam Hilali, sont en fonction.

Le président de l’association en exercice lors de l’attaque de la préfecture de police a proposé à l’imam Hilali une rupture conventionnelle, qu’il a refusée. Un moment de trouble s’en est suivi, au cours duquel l’imam a reçu le soutien d’une partie des fidèles, ce qui a conduit le président de l’association à démissionner et l’ancien président à reprendre sa place. Il est important que l’enquête progresse, afin que nous y voyions plus clair, de manière générale, mais également sur place, le cas échéant.

M. David Habib. Fort d’une expérience de dix-neuf ans à la tête d’une commune qui abritait la plus importante communauté musulmane du département, j’ai toujours été surpris par l’absence de stabilité au sein de ses structures d’organisation – les présidents de l’association qui la représentait démissionnaient pratiquement tous les six mois. Vous venez d’évoquer une démission, que vous rattachez au climat très particulier, lié à l’attaque de la préfecture de police. Aviez-vous constaté ce phénomène d’instabilité précédemment ou est-il ponctuel et spécifique à ce moment particulier ?

M. Jean-Pierre Blazy. Il est tout à fait spécifique. J’ai toujours, au contraire, constaté une grande stabilité dans l’équipe dirigeante de cette association, qui justifie également la confiance que je lui portais et que je lui conserve. À la différence d’autres villes, à Gonesse, qui compte 26 500 habitants, il n’y a qu’une seule association de musulmans, ce qui est un indicateur positif, et un seul lieu de culte. Lorsque cette association m’a sollicité pour travailler avec la ville à la construction de la mosquée, j’ai estimé qu’étaient réunies les conditions du succès : une seule association et une seule mosquée. Il n’y a pas de divisions au sein de cette association, comme nous pouvons le voir ailleurs. Cela explique, entre autres, la confiance que je lui porte.

Jamais, je le répète, je n’ai eu connaissance d’un indice ou d’un signalement au sujet d’un individu fiché S ou de pratiques dans la salle de prière qui ne seraient pas conformes aux règles de l’exercice de la religion musulmane dans le cadre de la République. Pour en avoir souvent discuté avec eux, les responsables connaissent mes convictions en la matière. C’est pourquoi j’ai toujours confiance en eux, malgré mon trouble et celui d’une partie de la population, après l’attaque, qui nous a très fortement touchés.

Mme Isabelle Florennes, présidente. Je vous remercie pour vos réponses.

 


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Audition du mercredi 15 janvier 2020

À 15 heures 30 : Mme Carine Vialatte, cheffe du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous recevons à présent Mme Carine Vialatte, cheffe du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS), accompagnée par M. Pascal Lang, secrétaire général de ce même service.

Madame Vialatte, avant de vous laisser nous exposer le cadre et la nature de vos missions, je rappelle que le service que vous dirigez, créé en avril 2017, a pour rôle de réaliser « des enquêtes administratives destinées à vérifier, au regard de l’objectif de prévention du terrorisme et des atteintes à la sécurité et à l’ordre public et à la sûreté de l’État, que le comportement de personnes physiques ou morales n’est pas incompatible avec l’autorisation d’accès à des sites sensibles ou l’exercice de missions ou fonctions sensibles dont elles sont titulaires ou auxquelles elles prétendent ». Seule la sécurité nucléaire échappe à votre champ de compétence. Votre service joue donc un rôle important.

Afin de vous permettre de vous exprimer le plus librement possible, nous avons décidé que votre audition se déroulerait à huis clos.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Carine Vialatte et M. Pascal Lang prêtent successivement serment.)

Mme Carine Vialatte, cheffe du service national des enquêtes administratives de sécurité. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je tiens tout d’abord à informer votre commission que les réponses au questionnaire qui nous a été adressé dimanche 12 janvier lui seront transmises avant la fin de cette semaine.

Avant de répondre à vos questions, je me propose de vous présenter brièvement le service que je dirige et de préciser en quoi consiste concrètement une enquête administrative. La création du SNEAS trouve son origine dans une recommandation formulée dans un rapport inter-inspection de décembre 2015 pour le contrôle d’accès aux points d’importance vitale. C’est en effet sur le fondement de cette recommandation, reprise dans des travaux du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), que le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, a décidé, à l’automne 2016, de créer ce service à compétence nationale et de le rattacher au directeur général de la police nationale (DGPN). L’acte de naissance formelle du SNEAS date du 27 avril 2017.

Sa création a permis d’appliquer deux nouveaux cadres d’enquête administrative destinés à répondre à l’état de la menace terroriste : le premier, créé par la loi du 22 mars 2016, concerne le secteur du transport public de personnes et de marchandises dangereuses, le second, créé par la loi du 3 juin 2016, le domaine des grands événements. Mais le SNEAS participe, plus largement, à la mission de prévention des atteintes à la sécurité et à l’ordre public. Il constitue le moyen opérationnel le plus adapté au traitement homogénéisé d’un volume important d’enquêtes administratives ; les procédures d’enquête applicables jusqu’alors n’étaient, en effet, plus appropriées aux enjeux actuels. Le 22 juin 2018, une réunion interministérielle a donc désigné le SNEAS comme le service interministériel chargé des enquêtes administratives des articles L. 114-1, L. 114-2 et L. 211-11-1 du code de la sécurité intérieure (CSI).

Conformément à son décret de création, le service réalise des enquêtes administratives, élabore la doctrine correspondante et assure le traitement des recours administratifs formés à l’encontre de ses avis. Il intervient dans un cadre législatif bien défini, que je viens de rappeler. Les enquêtes administratives qu’il réalise relèvent de cinq grandes catégories. Elles concernent : les emplois participant à l’exercice de missions de souveraineté de l’État ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense – cette catégorie regroupe actuellement les fonctionnaires et les agents de la police nationale, les militaires de la gendarmerie nationale, les militaires des armées et les personnels de l’administration pénitentiaire ; l’utilisation de produits et de matériels dangereux, qui correspond actuellement à l’acquisition et à la détention d’armes par des particuliers ; le transport public de personnes ou de marchandises dangereuses ; l’accès aux zones sensibles et protégées, soit les établissements ou installations désignés au titre d’un grand événement ; enfin, depuis le début de cette année, les étrangers, au titre de l’octroi et de la fin de la protection internationale, les enquêtes étant réalisées, dans ce cadre, à la demande de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA).

L’objet des enquêtes administratives menées par mon service est d’apprécier le risque d’atteinte aux personnes, aux biens et aux institutions. À ce propos, permettez-moi d’apporter un éclairage sémantique sur les notions de criblage et d’enquête administrative. « Criblage » est un terme opérationnel qui désigne la consultation d’un ou de plusieurs fichiers afin de vérifier si une identité y est enregistrée ; juridiquement, cette opération est qualifiée d’enquête administrative. Cependant, l’enquête administrative de sécurité ne se réduit pas à la simple consultation de ces fichiers ; elle conduit, chaque fois que nécessaire, à la saisine des services émetteurs et enquêteurs ou d’autorités ou d’institutions administratives ou judiciaires aux fins d’investigations plus poussées. C’est à l’issue de cette phase de vérification complémentaire et d’une phase d’analyse que l’analyste-enquêteur rédige et propose un avis.

L’enquête administrative peut ainsi consister en un simple criblage, notamment lorsque l’identité est totalement inconnue de l’ensemble des fichiers consultés – dans ce cas, l’enquête s’arrête là – ou en un criblage suivi d’investigations complémentaires, le tout aboutissant, après analyse, à l’émission d’un avis.

Pour conclure, je soulignerai la montée en puissance du service, du fait de la reprise continue, depuis sa création, de domaines d’enquête nouveaux. Cette évolution le conduit à renforcer ses effectifs. Il est actuellement composé de trente-sept agents et de cinq réservistes, mais son effectif cible, qu’il est envisagé d’atteindre d’ici à la fin de l’année 2020, est de soixante-sept agents.

M. Éric Diard. Merci, madame Vialatte. Nous nous sommes déjà rencontrés, dans le cadre de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation. En ce qui concerne vos effectifs, je n’ai pas le sentiment que des recrutements soient intervenus depuis huit à dix mois. Le confirmez-vous ?

Par ailleurs, pourriez-vous indiquer à notre commission à quelle date ont débuté le criblage des militaires, d’une part, et celui des surveillants pénitentiaires, qui est assez récent, d’autre part ?

Enfin, la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) permet d’effectuer un rétro-criblage, notamment des policiers, mais, jusqu’à une date récente, le décret d’application interministériel n’avait pas paru. Toutefois, je sais que la préfecture de police a demandé, suite à l’affaire qui fait l’objet de notre commission, plusieurs rétro-criblages. Je souhaiterais donc savoir si vous avez déjà commencé à y procéder.

Mme Carine Vialatte. Tout d’abord, le service a bénéficié, en septembre 2019, d’un premier renfort de douze agents, qui a été rendu possible par notre installation dans de nouveaux locaux, plus vastes.

En ce qui concerne les enquêtes menées à la demande de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) du ministère des Armées, nous avons dû attendre, pour les réaliser, la révision du décret ACCRED (Automatisation de la consultation centralisée de renseignements de données) – du nom de l’application métier utilisée par le SNEAS pour procéder aux consultations de fichiers –, qui est intervenue le 21 octobre 2019. Nous avons reçu les premières demandes dans le courant du mois de décembre, mais nous sommes actuellement en phase d’ajustement, puisqu’il a été décidé, dans le cadre d’une convention de services conclue entre le SNEAS et la DRSD, de mener une expérimentation d’un ou deux mois à l’issue de laquelle un bilan sera dressé.

Par ailleurs, le SNEAS a commencé à réaliser des enquêtes à la demande de l’administration pénitentiaire au mois de mars 2019, à l’occasion du premier concours de surveillants pénitentiaires de l’année. Un peu plus de 6 000 enquêtes ont été réalisées dans ce cadre. En sus de ces enquêtes menées au titre du recrutement, l’administration pénitentiaire a saisi le SNEAS à la fin de l’année dernière pour qu’il réalise des enquêtes sur 59 de ses agents en poste. Ces enquêtes sont pour la plupart terminées – certaines sont encore en cours.

Le service a également été saisi par l’Inspection générale de la police nationale, au titre des dispositions du II et du IV de l’article L. 114-1 du CSI, qui permettent de mener des enquêtes en cours d’exercice sur des fonctionnaires ou des agents de droit public exerçant des missions liées à la souveraineté de l’État ou relevant de la sécurité ou de la défense, de trois enquêtes, qui sont en cours, concernant des policiers. J’ajoute qu’un guide interministériel relatif à la mise en œuvre de ces dispositions aux fins de lutter contre la radicalisation a été diffusé le 24 octobre 2019 par les services du Premier ministre ; elles peuvent donc désormais être mises en application.

M. Éric Diard. Je précise à l’intention de mes collègues qu’avant la création du SNEAS, le criblage des militaires était effectué essentiellement par la DRSD.

Mme Carine Vialatte. En effet. Le SNEAS peut mener des enquêtes dans leur intégralité ou procéder à un complément d’enquête au bénéfice d’autres services enquêteurs ou autorités administratives. C’est notamment le cas des enquêtes que nous réalisons à la demande de la DRSD, pour la partie correspondant à la consultation des fichiers relevant du ministère de l’Intérieur.

M. le président M. Éric Ciotti. Pouvez-vous nous préciser le nombre d’enquêtes que vous avez réalisées depuis la création du SNEAS et leur répartition entre les cinq catégories que vous avez mentionnées ?

S’agissant des outils dont vous disposez, pouvez-vous nous indiquer les fichiers auxquels vous avez accès pour procéder à vos enquêtes ? Quels sont, au-delà du criblage, donc de la consultation des fichiers, les moyens et éventuellement les techniques d’investigation que vous utilisez ?

Mme Carine Vialatte. Je peux vous communiquer les statistiques de notre activité pour l’année 2018 et l’année 2019. En 2018, le service a réalisé 318 464 enquêtes – sachant que l’immense majorité d’entre elles se limite à un criblage – et il a émis 485 avis d’incompatibilité, dont je peux préciser la répartition par catégorie si vous le souhaitez. En 2019, le SNEAS a réalisé 409 018 enquêtes et a émis 508 avis d’incompatibilité.

Sur l’ensemble des enquêtes réalisées en 2019, 9 902 d’entre elles portaient sur le secteur du transport public de personnes et de marchandises dangereuses. Je précise que le décret d’application de l’article L. 114-2 du CSI dresse la liste des fonctions sensibles dans ce secteur – dont la plus évidente est celle de conducteur de bus ou de train – qui, seules, peuvent faire l’objet d’une enquête administrative.

Quant aux autorisations d’acquisition et de détention d’armes, elles ont donné lieu à 234 936 enquêtes et à 217 avis d’incompatibilité. En l’espèce, nous intervenons à la demande des préfectures dans le cadre d’un complément d’enquête, puisque les services territoriaux sont également saisis.

Dans le cadre du recrutement des fonctionnaires et des agents de la police nationale, nous avons mené 17 511 enquêtes et émis 19 avis d’incompatibilité.

Pour le recrutement des militaires de la gendarmerie nationale, nous avons procédé à 25 146 enquêtes et émis 9 avis d’incompatibilité.

Dans le cadre des recrutements de l’administration pénitentiaire, nous avons réalisé 6 322 enquêtes et émis 107 avis d’incompatibilité.

Pour le recrutement des militaires, nous n’avons pas encore émis d’avis puisque nous n’avons été saisis que dans le courant du mois de décembre, mais nous devons tout de même réaliser 3 840 enquêtes.

Dans le cadre des grands événements, qui ont représenté une charge importante en 2019, nous avons réalisé 111 361 et émis 73 avis d’incompatibilité. Pour vous donner un ordre d’idée, la coupe du monde féminine de football représente, à elle seule, 43 000 enquêtes.

M. le président Éric Ciotti. Dans le cadre des grands événements, sur quel type de personnels vos enquêtes portent-elles ? Les personnels de sécurité ?

Mme Carine Vialatte. Aux termes du décret d’application de l’article L. 211-11-1 du CSI, elles portent sur toutes les fonctions d’organisation, de logistique, de surveillance. Les agents de sécurité privée, quant à eux, font l’objet d’un agrément du Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) auquel s’ajoute, s’ils souhaitent travailler dans le cadre d’un grand événement, un criblage du SNEAS.

S’agissant des outils, le service utilise l’application ACCRED, qui permet la consultation automatique des fichiers ou leur mise en relation. Il a ainsi accès directement aux fichiers Traitement des antécédents judiciaires (TAJ), Enquêtes administratives liées à la sécurité publique (EASP) et Prévention des atteintes à la sécurité publique (PASP), dont le gestionnaire est le service central du renseignement territorial (SCRT), au fichier Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique (GIPASP), qui est l’équivalent du PASP pour la gendarmerie nationale, au Fichier des personnes recherchées (FPR), au Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), au Fichier des objets véhicules signalés (FOVES) et, depuis le décret du 21 octobre 2019 modifiant le décret du 3 août 2017, à la partie nationale du système d’information Schengen. Ces fichiers peuvent être consultés directement par le SNEAS : nous savons, en utilisant notre application, si la personne est enregistrée dans l’un de ces fichiers ou pas.

Cette application permet, par ailleurs, ce que l’on appelle juridiquement une mise en relation, c’est-à-dire une consultation indirecte de certains fichiers. Concrètement, cela signifie que nous sollicitons le service de renseignement gestionnaire, lequel va consulter son fichier et nous donner les informations qu’il estime pertinentes au regard de notre enquête. Dans ce cadre-là, nous pouvons être destinataires des informations du fichier Centralisation du renseignement intérieur pour la sécurité du territoire et des intérêts nationaux (CRISTINA) de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), du fichier Gestion du terrorisme et des extrémismes à potentialité violente (GESTEREX) de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) et, depuis le décret du 21 octobre 2019, des informations du fichier SIREX de la DRSD et de celui de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). S’agissant de ces deux derniers fichiers, concrètement, le raccordement n’a pas encore été effectué.

M. le président Éric Ciotti. Quand sera-t-il opérationnel ?

Mme Carine Vialatte. Je ne peux pas vous l’indiquer, pour l’instant ; cela dépend des deux services gestionnaires et des ressources des directions techniques du ministère de l’Intérieur et de celui des Armées. Pour l’instant, nous menons une expérimentation avec la DRSD, mais je n’ai pas de calendrier.

M. le président Éric Ciotti. Pouvez-vous nous rappeler les critères d’inscription dans ces différents fichiers, notamment ceux de la DGSE, de la DRSD ou de la DGSI ?

Mme Carine Vialatte. Je ne peux pas vous indiquer quels sont ces critères pour le SIREX et le fichier de la DGSE, aux informations desquels nous n’avons, de toute façon, pas encore pu accéder. Pour ce qui est de CRISTINA, je crois que la DGSI sera mieux à même de vous répondre.

M. le président Éric Ciotti. Vous pouvez donc émettre un avis en ignorant pour quelle raison une personne est inscrite dans un fichier ?

Mme Carine Vialatte. Pardon, j’avais mal compris votre question, monsieur le président. Une fois que nous avons soumis une identité à l’application ACCRED, nous obtenons, pour les fichiers que nous pouvons consulter directement, une réponse sous la forme : oui ou non. Si la réponse est positive, il revient à l’analyste-enquêteur du service, qui a un accès direct aux fichiers concernés, de consulter les informations qu’ils contiennent. Pour ce qui est des fichiers auxquels ACCRED n’a pas directement accès – celui de la DGSI, par exemple, qui est classifié –, le service gestionnaire – la DGSI, en l’espèce – reçoit une demande, qu’elle traite de son côté. Elle consulte alors son fichier en fonction des informations transmises par l’application, à savoir l’identité du demandeur et la finalité de l’enquête, et nous communique par des moyens sécurisés, en l’occurrence la messagerie classifiée ISIS (Intranet sécurisé interministériel pour la synergie gouvernementale), les informations qu’elle estime pertinentes.

M. le président Éric Ciotti. En fait, le service qui gère le fichier mène également l’enquête. C’est bien cela ?

Mme Carine Vialatte. Pour l’ensemble des fichiers de renseignement, c’est en effet le service gestionnaire qui nous transmet les éléments qu’il estime pertinents. Nous sommes destinataires des informations, filtrées par le service de renseignement gestionnaire.

M. le président Éric Ciotti. Quant à votre accès à SIREX, il n’est pas encore opérationnel, avez-vous dit.

Mme Carine Vialatte. Non, mais quand il le sera, le mode opératoire sera le même que pour les fichiers de la DGSI ou de la DRPP.

M. le président Éric Ciotti. Si une personne est inscrite dans le fichier CRISTINA, par exemple, la DGSI émet un avis qui pourrait, le cas échéant, motiver votre avis d’incompatibilité ?

Mme Carine Vialatte. En fait, la DGSI n’émet pas d’avis ; elle sélectionne, dans son fichier, les éléments qu’elle estime pertinents au regard de notre enquête. La DGSI est chargée non seulement de la prévention du terrorisme, mais aussi d’autres missions liées à la protection des institutions et au contre-espionnage. Prenons l’exemple d’une personne qui est en relation avec des services de renseignement étrangers. Si l’enquête est menée en vue du recrutement d’un policier ou d’un gendarme, il peut être intéressant que la DGSI nous le signale. En revanche, cet élément n’aura pas forcément d’intérêt si l’enquête est menée dans le cadre de l’accès à un grand événement. Toutefois, toutes les informations concernant la radicalisation violente nous sont communiquées par la DGSI, quel que soit le cadre de l’enquête.

M. Éric Ciotti. Et, à partir de ces éléments, vous émettez votre avis.

Mme Carine Vialatte. À partir de ces éléments et, le cas échéant, d’autres éléments. Une personne peut en effet figurer dans le fichier d’un des services de renseignement et être inscrite au TAJ. Dans un tel cas, si nous estimons que le fait est pertinent au regard de la finalité de l’enquête, nous sollicitons le service enquêteur afin d’obtenir des éléments de procédure, notamment l’audition de la personne ou le procès-verbal de synthèse, qui nous permettent de contextualiser, de matérialiser l’inscription au TAJ. Une fois qu’il a recueilli l’ensemble de ces éléments, l’analyste-enquêteur procède à leur analyse en se référant à la doctrine juridique du service – il en existe une par domaine d’enquête – et propose un avis.

M. Éric Poulliat. Nous savons, Éric Diard et moi, pour avoir vu fonctionner ACCRED, que cet outil est très efficace et performant.

Ma première question porte sur les rétro-criblages. Ceux-ci sont-ils déjà mis en œuvre et, si tel n’est pas le cas, doivent-ils l’être prochainement ? Leur nombre tend-il à augmenter ? A-t-il été procédé à des rétro-criblages à la préfecture de police, par exemple ? Deuxièmement, comment envisagez-vous l’évolution de l’activité de votre service, en lien par exemple, avec l’organisation des grands événements, notamment les Jeux olympiques ? Par ailleurs êtes-vous favorable à une extension de votre champ de compétence à d’autres professions publiques, notamment dans le cadre des habilitations ? On a vu, en effet, qu’à la préfecture de police, l’habilitation était reconduite quasi automatiquement. Une enquête administrative ne serait-elle pas bienvenue dans ce domaine, de manière à mieux se prémunir ?

Mme Carine Vialatte. Ce que vous appelez le rétro-criblage désigne, en fait, une enquête en cours d’exercice destinée à s’assurer que le comportement de la personne n’est pas devenu incompatible depuis son recrutement. Le guide interministériel consacré à cette question a été diffusé récemment, mais nous avons été saisis, dans ce cadre, de trois cas par l’Inspection générale de la police nationale, dont deux concernent des personnels qui travaillent à la préfecture de police, et de 57 cas par l’administration pénitentiaire. Ce dispositif en est à ses débuts ; il doit maintenant être testé dans la pratique, car il va impliquer de nombreux échanges entre les services. Le SNEAS, quant à lui, interviendra pour les personnels civils des ministères assumant des missions régaliennes, sauf pour ceux de la police nationale – dans ce cas, c’est l’IGPN qui pilote le dispositif et qui sollicitera, le cas échéant, le SNEAS – et pour les militaires de la gendarmerie nationale et des armées, qui relèvent des services enquêteurs de leurs ministères respectifs, lesquels ont également la possibilité de solliciter le SNEAS. Dans le champ de compétence qui nous est dévolu en propre par le guide interministériel, nous avons été saisis par l’administration pénitentiaire en fin d’année dernière.

En ce qui concerne les prévisions d’activité, j’ai indiqué qu’en 2019, nous avions réalisé un peu plus de 409 000 enquêtes. Il est probable que nous en réalisions le double au cours de l’année 2020. En 2021 et 2022, il est prévu d’appliquer, notamment dans le secteur aéroportuaire et dans le domaine de la détention d’armes par des particuliers, un dispositif de criblage régulier, selon une périodicité semestrielle dans le premier cas, annuelle dans le second, qui représentera une charge relativement importante. Il est encore un peu tôt pour en parler, mais il est certain que ces nouveaux dispositifs feront très largement augmenter le volume des enquêtes.

Quant à l’organisation des Jeux olympiques de 2024, nous nous y préparons déjà. Nous avons ainsi participé aux premières réunions préparatoires avec le comité d’organisation et d’autres services, notamment l’instance de coordination nationale pour la sécurité des Jeux, en vue de réfléchir à l’application d’un criblage dans le cadre des accréditations. Il est en effet nécessaire d’anticiper sur l’organisation d’une telle manifestation car, actuellement, le dispositif de l’article L. 211-11-1 du CIS ne permet de cribler ni les participants ni les spectateurs. Pour ces derniers, la question n’a jamais été soulevée mais, pour ce qui est des participants, un tel criblage peut être pertinent ; depuis les Jeux olympiques de Munich, le Comité international olympique souhaite que l’ensemble des athlètes fassent l’objet d’une enquête administrative en vue de leur accréditation. Or, le cadre juridique actuel ne nous le permet pas. Nous devons donc réfléchir à ces questions dès cette année, notamment pour déterminer si ce cadre juridique doit être modifié.

Selon une évaluation grossière, on estime que 350 000 à 500 000 accréditations seront demandées, qui feront l’objet d’autant d’enquêtes. Pour assumer cette charge, le service devra donc recruter, au cours de l’année précédente ou des deux années précédentes, un pool d’agents, réservistes ou contractuels, spécifiquement affectés à cette tâche.

Enfin, en ce qui concerne l’évolution du périmètre des domaines d’enquête, je vous avoue que, pour les prochaines années, le cahier des charges du service est déjà lourd – vous pourrez le constater en lisant mes réponses écrites à votre questionnaire. De fait, ces domaines d’enquête sont déjà nombreux et devraient inclure prochainement l’acquisition de la nationalité française dans le cadre de la dématérialisation des procédures. Néanmoins, je sais que la mission d’information dont vous avez été rapporteur a proposé que les enquêtes soient étendues à un certain nombre de professions sensibles et que ces propositions font l’objet de travaux interministériels, mais le SNEAS n’y est pas directement associé, si ce n’est, ponctuellement, sur des questions techniques.

Mme Marine Le Pen. Madame, vous nous confirmez que, pour l’instant, s’agissant des personnels des aéroports et de leurs prestataires, notamment dans le domaine de la sécurité, rien ne passe par votre service. Qu’en est-il des autres transports publics, qui peuvent être un sujet d’inquiétude ? Je pense en particulier aux personnels de la SNCF et de la RATP. Par ailleurs, votre mission couvre-t-elle les prestataires intervenant dans les différents domaines sensibles ou a-t-il été envisagé qu’elle soit étendue à ces prestataires ?

Mme Carine Vialatte. Je vous confirme que, pour l’instant, le SNEAS n’intervient pas dans le secteur aéroportuaire, ce qui ne veut pas dire que des enquêtes administratives ne sont pas réalisées. Elles sont effectuées par la direction centrale de la police aux frontières ou, pour les rares aéroports qui ne sont pas couverts par la DCPAF, par la gendarmerie nationale ou la sécurité publique. Nous interviendrons dans ce secteur à compter de 2021, dans le cadre non seulement du criblage semestriel qui sera mis en œuvre l’an prochain, mais aussi des enquêtes initiales.

En ce qui concerne les transports de façon générale, nous avons réalisé, en 2019, au titre de l’article L. 114-2 du CSI, un peu plus de 9 900 enquêtes dans ce secteur, dont la quasi-totalité concerne en fait le transport de personnes. La RATP et la SNCF sont ainsi à l’origine d’un nombre important de demandes. Cependant, dans le domaine du transport de marchandises dangereuses, le dispositif en est encore à ses tout débuts. Le service mène donc une action de sensibilisation auprès des différents transporteurs, qu’il s’agisse des transporteurs de personnes, à travers leurs fédérations professionnelles – mais ils nous connaissent bien, à présent, et font déjà appel à nous – ou des transporteurs de marchandises dangereuses.

Vous évoquez à très juste titre les enquêtes sur les prestataires ou les intérimaires. Il est vrai que c’est un « angle mort » – pour reprendre les termes employés par la commission interministérielle de sûreté des transports terrestres, qui relève des services du Premier ministre –, mais il a été identifié. De fait, une personne qui occupe un emploi identifié comme sensible mais qui n’est pas un salarié direct du transporteur ne peut, aux termes du texte actuel, faire l’objet d’une enquête administrative. Il est donc prévu de faire évoluer prochainement le droit. Il a ainsi été demandé, dans le cadre des travaux interministériels, au ministère de la Transition écologique et solidaire d’exprimer concrètement les besoins en la matière et à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ) du ministère de l’Intérieur, de travailler à l’évolution du texte encadrant ces enquêtes.

Mme Marine Le Pen. Un rapport assassin a montré que certains profils particulièrement contestables s’étaient vu délivrer la carte professionnelle d’agent de sécurité par le conseil national des activités privées de sécurité. Est-il envisagé de procéder à un criblage régulier des personnes agréées par le CNAPS ?

Mme Carine Vialatte. Le CNAPS s’est rapproché du SNEAS afin qu’il effectue des enquêtes administratives pour son compte. Nous examinons la faisabilité de cette mesure. Je crois savoir que le directeur du CNAPS a pour intention de pratiquer un criblage régulier des agents de sécurité en renouvelant l’enquête tous les trois ans.

M. Meyer Habib. Une question en marge, mais elle est d’actualité et me tient très à cœur : le suivi des centaines de djihadistes de retour sur le territoire et des personnes incarcérées pour faits de terrorisme et prochainement libérables va-t-il alourdir votre tâche ? Par ailleurs, quels liens le SNEAS entretient-il avec les services de renseignement étrangers ?

Mme Carine Vialatte. Le SNEAS n’est ni un service de renseignement ni un service d’enquête judiciaire. Nous ne sollicitons que les services de renseignement français, lesquels échangent des informations pertinentes avec leurs homologues. Nous ne sommes donc pas en contact avec les services étrangers.

J’ignore si les retours et les libérations augmenteront la charge de travail du SNEAS mais j’imagine que l’intérêt des enquêtes administratives sera d’autant plus grand qu’elles permettront de détecter ces profils dans le cadre de l’accès à des professions ou à des lieux sensibles.

M. Meyer Habib. Les conditions de la détention administrative sont renforcées dans d’autres pays. Certains dossiers vous inspirent-ils le souhait de voir la loi française modifiée sur ce point ? En d’autres termes, pensez-vous que faciliter les arrestations administratives serait une bonne chose dans certains cas ? C’est une question délicate, mais en tant que législateur, j’estime que lorsqu’il est question de terrorisme, la détention administrative peut s’avérer indispensable.

Mme Carine Vialatte. Cette question dépasse le périmètre de compétence du service ; elle relève des choix de la représentation nationale et de la politique du Gouvernement. Il est délicat pour moi d’y répondre.

M. le président Éric Ciotti. On le comprend bien.

M. François Pupponi. Mes interrogations portent principalement sur les aéroports et les sociétés de sécurité privée. On le sait, il y a des trous dans la raquette et parfois même, plus de filet du tout ! Une anecdote : après l’attentat contre Charlie Hebdo, les policiers du commissariat de Sarcelles ont interpellé les personnes fichées S habitant la commune et découvert que les deux profils les plus sensibles travaillaient à l’aéroport ; l’un d’entre eux était en stage pour apprendre à conduire les camions-citernes… Ce sont souvent des sociétés d’intérim et des sous-traitants qui recrutent : comment sont-ils contrôlés ?

Pour leurs événements, les collectivités locales font appel à des sociétés de sécurité privées. J’ai été maire de Sarcelles et je m’interroge lorsque je vois qui contrôle les entrées des équipements municipaux ! Ces boîtes recrutent au dernier moment, sans toujours examiner les papiers des personnes embauchées. Lors d’un match de foot au Stade de France, j’ai reconnu des agents de sécurité qui habitaient Sarcelles. Compte tenu de leur profil, j’ai refusé qu’ils me fouillent ; la situation les a fait beaucoup rire ! (Sourires) On peut s’en amuser, mais sachez que si ces personnes avaient fait l’objet d’une enquête, elles n’auraient pu en aucun cas se trouver à ce poste ! Il y a donc la théorie d’un côté, la pratique de l’autre : comment faire évoluer la pratique pour gagner en efficacité ?

Mme Carine Vialatte. Pour ce qui est des aéroports, l’autorisation d’accès aux zones de sûreté est soumise à une enquête initiale, assurée par d’autres services de police que le SNEAS, sous la houlette du préfet territorialement compétent. L’autorisation est renouvelée tous les trois ans.

M. François Pupponi. Comment est-il possible qu’une personne fichée S travaille sur une plateforme aéroportuaire ?

Mme Carine Vialatte. Ce que je peux vous dire, c’est qu’il arrive que le service de renseignement qui a émis la fiche S nous communique très peu d’informations sur l’individu sur lequel nous enquêtons, précisant seulement de quelle mouvance extrémiste il est proche. Cela ne nous permet pas de rendre un avis d’incompatibilité étayé, sachant que cet avis est susceptible de recours contentieux.

Mme Marine Le Pen. Dans le doute, on laisse donc passer !

Mme Carine Vialatte. Tout dépend du cadre de l’enquête. Dans le domaine des transports de personnes et de marchandises dangereuses, il peut arriver qu’en l’absence d’éléments pouvant étayer son avis, le SNEAS soit amené à rendre un avis sans objection.

Comme le directeur général de la sécurité intérieure l’a sans doute indiqué lors de son audition, la fiche S est un moyen pour les services de renseignement de recueillir des informations. Ils peuvent donc émettre une fiche S simplement parce que la personne apparaît dans l’entourage d’une cible, sans avoir plus d’éléments contre elle.

M. le président Éric Ciotti. Combien de recours ont été formés contre vos avis d’incompatibilité ? Le sont-ils devant le tribunal administratif ou le Conseil d’État ? J’imagine que ces recours sont basés sur la motivation des avis : comment et jusqu’où motivez-vous ces avis ? Le moindre doute, une seule inscription dans un fichier vous amènent-ils à émettre un avis d’incompatibilité ou faites-vous au contraire preuve de largesse et de tolérance par rapport aux exigences juridiques ?

Comment expliquez-vous que le taux d’avis d’incompatibilité pour le recrutement des agents de l’administration pénitentiaire – 2 % d’après mes calculs – soit beaucoup plus élevé que la moyenne – 0,1 % ?

Mme Carine Vialatte. Dans le domaine des transports, par exemple, nous devons disposer d’un faisceau d’indices significatifs et concordants. Aux termes de l’article L.114-2 du CSI, l’enquête doit préciser si le comportement de la personne donne des raisons sérieuses de penser qu’elle est susceptible, à l’occasion de ses fonctions, de commettre un acte portant gravement atteinte à la sécurité ou à l’ordre publics. Pour motiver un avis d’incompatibilité, il nous faut donc des informations suffisamment précises et étayées, de nature judiciaire ou provenant des services de renseignement.

Il arrive que les services de renseignement ne nous communiquent pas d’informations, soit parce qu’ils n’en ont pas, soit parce qu’ils ne peuvent les transmettre, la cible faisant l’objet d’un suivi très actif. Dans ces très rares cas, la personne est de toute façon prise en compte et une judiciarisation interviendra sous peu.

Le même article prévoit que, dans le cadre d’un recrutement, le SNEAS avise l’employeur du résultat de l’enquête – l’avis n’est, dans ce cas, pas motivé. Si l’enquête a porté sur un salarié en poste, le SNEAS doit remettre un avis motivé à la personne concernée. Celle-ci peut exercer un recours gracieux auprès du service ou contester l’avis devant le tribunal administratif de son domicile.

Nous nous astreignons, en interne, à motiver tous les avis d’incompatibilité. Mais les éléments de motivation ne sont transmis qu’aux autorités administratives ou aux autres services enquêteurs. Les textes encadrant les enquêtes administratives nous défendent de les communiquer aux demandeurs – transporteur, organisateur d’événement –, à qui nous ne donnons que le sens de l’avis.

Dans le domaine des transports, trois recours contentieux ont été formés par des salariés de la RATP, à la suite d’une mauvaise application du texte par leur employeur. En effet, l’article L.114-2 du CSI prévoit deux régimes juridiques, selon que l’enquête est préalable au recrutement ou au changement d’affectation en interne, ou qu’elle porte sur un salarié déjà en poste. La RATP nous ayant sollicités sur des candidats au recrutement, nous avons avisé l’employeur du résultat de l’enquête, sans le notifier aux personnes concernées. Or, entre-temps, la RATP avait recruté ces personnes et elle les a licenciées sur la base de cet avis. Les ex-salariés ont donc sollicité du ministère de l’Intérieur l’avis motivé, qui n’existe pas dans ce cadre d’enquête. Le Conseil d’État est saisi pour avis.

M. le président Éric Ciotti. Quel est le délai moyen des enquêtes ?

Mme Carine Vialatte. Le texte prévoit que l’enquête peut être conduite dans un délai de deux mois lorsqu’elle est préalable à un recrutement, d’un mois lorsqu’elle porte sur un salarié en poste. Il faut le reconnaître, le cadre juridique ne correspond pas à la réalité du marché de l’emploi, très tendu, dans les transports. Les embauches, notamment de conducteurs de bus ou de train, peuvent s’effectuer en quelques jours seulement et il arrive que des employeurs nous sollicitent le vendredi pour un recrutement le lundi. Comme il nous est impossible de conduire l’enquête dans des délais aussi brefs, nous procédons à l’arrêt de l’enquête menée dans le cadre du recrutement ; si les éléments qui ont été portés à notre connaissance sont de nature à motiver un avis d’incompatibilité, nous nous autosaisissons et menons, à notre initiative, une enquête portant sur le salarié en poste.

M. François Pupponi. Quel est le délai des enquêtes prévues dans le cadre de l’organisation d’un grand événement ? Lorsque les sociétés sont obligées de recruter deux heures avant la manifestation parce qu’il manque du personnel, aucun contrôle ne peut être effectué !

Mme Carine Vialatte. Tous les événements organisés en France ne sont pas considérés comme de grands événements au sens de l’article L. 211-11-1 du CSI. C’est un décret qui les désigne comme tels. Les enquêtes administratives peuvent être conduites dans le délai courant entre la publication du décret de désignation et la date de l’événement. Ce délai est généralement de quinze jours, il sera certainement d’un mois pour les Jeux olympiques. L’idée est d’émettre le décret ni trop tôt ni trop tard afin que nous ayons le temps de mener nos investigations. Plus on se rapproche de la date de l’événement, plus on se trouve confronté à l’urgence. Nous pouvons ainsi, en l’absence de retour des services de renseignement, être dans l’incapacité de rendre nos avis à temps, sauf si nous disposons déjà d’éléments de nature à conclure à l’incompatibilité.

Mais l’organisateur n’est pas tenu par notre avis et il a toujours la possibilité de refuser l’accès à son site : c’est ce que font généralement les organisateurs d’événements sensibles, tant qu’ils n’ont pas recueilli notre avis. De notre côté, en situation d’urgence, nous faisons tout pour raccourcir nos délais de traitement et nous le signalons aux services partenaires.

M. François Pupponi. On peut ainsi détourner facilement la procédure !

Mme Carine Vialatte. En effet, il arrive qu’un employeur doive changer ses équipes à la dernière minute et nous sollicite en urgence. Mais pour éviter cet écueil, certains organisateurs prévoient des équipes de remplacement et nous communiquent les identités de tous les salariés potentiels. D’où l’importance du travail d’anticipation et de coordination entre le SNEAS et l’organisateur.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez dit que l’employeur n’était pas tenu de respecter votre avis. Est-ce le cas lorsqu’il s’agit d’un avis d’incompatibilité ?

Mme Carine Vialatte. Oui, de la même manière qu’aux termes de l’article L.114-2 du CSI, l’avis préalable au recrutement d’un employé ne lie pas le transporteur. Le dispositif a été créé ainsi : il ne s’agit pas d’un agrément, mais d’un avis destiné à éclairer l’employeur. Celui-ci, d’ailleurs, n’est pas obligé de nous saisir.

Toutefois, si un avis d’incompatibilité concernant un salarié en poste est rendu, l’employeur est tenu de proposer un reclassement, et en cas d’impossibilité ou de refus du salarié, de le licencier. Le SNEAS a rendu quatre avis d’incompatibilité sur des salariés en poste dans le domaine des transports en 2019.

M. le président Éric Ciotti. Comment expliquez-vous le taux élevé des avis d’incompatibilité émis pour le recrutement d’agents de l’administration pénitentiaire ?

Mme Carine Vialatte. Peut-être cela s’explique-t-il par le fait que la police et la gendarmerie ne recrutent pas dans les mêmes bassins de population. Outre le bassin de population, il convient également de noter que le traitement des antécédents judiciaires (TAJ) est consulté par le SNEAS dans le cadre de ces enquêtes, ce qui n’est pas le cas pour le recrutement de la police et de la gendarmerie nationales (TAJ consulté par d’autres services enquêteurs). Cette différence peut fournir une explication pour le taux plus élevé d’avis d’incompatibilité. Ces avis d’incompatibilité ont été émis essentiellement pour des raisons de délinquance de droit commun. Sur 107 avis d’incompatibilité, 90 ont été motivés par des faits de droit commun, 5 pour une appartenance à des mouvances contestataires violentes et 12 pour une appartenance à une mouvance islamiste radicale.

M. Éric Diard. Je comprends la gêne de Mme Vialatte et me permets de compléter sa réponse. Il y a deux ans, le niveau de recrutement des surveillants pénitentiaires se situait à 3 sur 20... Une anecdote m’a été relatée par des syndicalistes : un surveillant a été recruté sans que l’administration s’aperçoive qu’il portait un bracelet électronique…

Je rappelle que, depuis la loi du 22 mars 2016, les personnes occupant des fonctions sensibles dans le domaine des transports sont soumises à des criblages. Dans notre rapport d’information, Éric Poulliat et moi proposons d’intégrer les fonctions sensibles des métiers de la maintenance dans le champ de compétence du SNEAS – je ne ferai pas de dessin, cela coule de source. Nous proposons aussi de permettre aux entreprises de transports de solliciter une enquête pour toute personne, salariée d’une entreprise sous-traitante ou intérimaire, amenée à intervenir sur les fonctions sensibles. Je rappelle que la RATP compte une soixantaine de filiales et qu’elle ne peut pas demander d’enquêtes sur les employés de ses filiales !

Mme Marine Le Pen. Je souhaite revenir sur le CNAPS et plus généralement sur la sécurité privée. L’anecdote racontée par M. Pupponi nous a tous frappés. Pour moi, un match de foot doit être considéré comme un grand événement car il rassemble des milliers de spectateurs et une bombe ou un gaz toxique pourraient causer plusieurs centaines de morts.

Je suis d’autant plus sensible à la question de la sécurité privée que j’ai entendu dans le débat parlementaire qu’elle avait vocation à monter en puissance – la ministre a même usé assez maladroitement de l’expression « police privée ». Serait-il selon vous faisable – tout est question de personnel – d’effectuer un criblage systématique et obligatoire de l’intégralité des salariés des entreprises de sécurité privée ayant vocation à intervenir dans des lieux accueillant du public, comme les grands magasins ou les manifestations sportives ? De fait, si une action hostile est envisagée, il est certain que le personnel d’une entreprise de sécurité privée aura plus de facilité que quiconque à mal agir, et de manière létale.

Mme Carine Vialatte. L’article L. 211-11-1 du CSI définit les grands événements comme ceux qui sont exposés par leur ampleur ou leurs circonstances particulières à un risque exceptionnel de menace terroriste. Tous les matchs de football, pour reprendre votre exemple, madame la députée, ne font pas l’objet d’un décret les désignant comme « grand événement ».

Mme Marine Le Pen. J’aurais pu prendre l’exemple des meetings politiques, qui peuvent rassembler des milliers de personnes…

M. le président Éric Ciotti. Un meeting du parti Les Républicains a même rassemblé 50 000 personnes, mais cela appartient au passé (sourires).

Mme Marine Le Pen. On sait que des terroristes ont été arrêtés alors qu’ils projetaient d’attaquer un meeting – on ignore toujours de quel parti ! Ce sont des cibles potentielles pour ceux qui souhaiteraient faire le plus de victimes possible.

Mme Carine Vialatte. Je comprends ; je voulais préciser mes propos et rappeler la définition d’un « grand événement ».

Concernant les agents de sécurité privée, le SNEAS sera amené, dans le courant de l’année, à conduire des enquêtes administratives préalables à l’autorisation d’acquisition et de détention d’armes. Le rôle du CNAPS demeure inchangé : il délivre aux agents la carte professionnelle initiale et donne aux entreprises leur agrément.

Il serait possible de cribler l’intégralité des agents de sécurité privée en fonction, mais cela nécessiterait du temps et des moyens. C’est dans cette perspective que le CNAPS s’est rapproché du SNEAS : la sollicitation a été transmise pour étude au cabinet du directeur général de la police nationale et au cabinet du ministre de l’Intérieur.

Mme Marine Le Pen. Le CNAPS vous a-t-il demandé de cribler l’intégralité des agents ?

Mme Carine Vialatte. Le CNAPS envisage de déléguer ses enquêtes au SNEAS. Au lieu de s’adresser aux services territoriaux de police pour la vérification des fichiers, il confierait au SNEAS les enquêtes préalables à la délivrance de la carte professionnelle. La faisabilité de cette mesure est à l’étude.

M. le président Éric Ciotti. Est-il selon vous nécessaire d’étendre votre périmètre de compétence ? Si oui, dans quelle direction et avec quels moyens ?

S’agissant de la préfecture de police, quels sont les contrôles que vous avez pu effectuer dans le cadre du recrutement et du criblage ? Avez-vous émis des avis d’incompatibilité ?

Mme Carine Vialatte. Je ne dispose pas d’éléments sur la préfecture de police en particulier. Au titre des enquêtes préalables au recrutement, le SNEAS n’est pas saisi par le service d’affectation mais par celui du recrutement – la direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale (DCRFPN) ou la direction des ressources et des compétences de la police nationale (DRCPN) pour les adjoints de sécurité. Ce sont les services des ressources humaines (RH) qui nous sollicitent : nous ignorons dans quel service la personne sera affectée.

À la demande de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), nous conduisons trois enquêtes sur des policiers en poste, dont deux concernent des agents qui exercent au sein de la préfecture de police.

M. François Pupponi. Le SNEAS peut-il s’autosaisir ?

Mme Carine Vialatte. En aucune façon. Le dispositif est le suivant : sous le pilotage de l’IGPN, un groupe d’évaluation, équivalent central des groupes d’évaluation départementaux (GED), rassemble les services de renseignement et les services RH. C’est vers lui que remontent les signalements ; il les attribue pour traitement aux services de renseignement. En cas de radicalisation avérée et d’incompatibilité, la commission ad hoc est saisie.

Comme je l’ai indiqué, le plan de charge du SNEAS est déjà bien rempli et, excepté les pistes à l’étude, je ne vois pas à quels secteurs d’enquête supplémentaires le service pourrait s’ouvrir.

Des travaux interministériels sont en cours et une mission d’inspection intérieur-justice sera conduite pour permettre aux services d’enquête administrative, le SNEAS et le COSSEN – Commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire –, d’exploiter pleinement les informations qui figurent au TAJ et d’accéder légalement à des éléments de procédure. En effet, nous nous adressons aux services enquêteurs pour obtenir des éléments de procédure judiciaire comme le procès-verbal d’audition, mais il y a un débat sur la base juridique. Pour notre part, nous considérons que nous disposons d’une libre utilisation des archives de la police nationale, mais la gendarmerie nationale ou la justice peuvent avoir une autre interprétation. La mission d’inspection et les travaux interministériels pourront conclure à une évolution du droit dans ce domaine.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie.

 


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Audition du mardi 21 janvier 2020

À 17 heures : M. Christian Protar, secrétaire général de l’Inspection des services de renseignement (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Christian Protar, secrétaire général de l’Inspection des services de renseignement (ISR).

Le 5 octobre dernier, soit deux jours après l’attentat qui a frappé la préfecture de police de Paris, le Premier ministre a confié deux missions à l’Inspection des services de renseignement. La première visait à vérifier si, au cours des années que l’auteur des faits a passé à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), les outils et procédures adéquats de détection et de signalement étaient en place, si, au regard d’éléments perceptibles de radicalisation, ils ont été convenablement mis en œuvre et s’ils ont donné lieu à des réactions appropriées. Telles sont d’ailleurs les questions qui ont été systématiquement posées aux personnes auditionnées par cette commission d’enquête.

La seconde mission devait porter sur l’ensemble des services de renseignement spécialement impliqués dans la lutte contre le terrorisme. Le communiqué des services du Premier ministre précise que « toute situation individuelle le justifiant devra donner lieu à réévaluation » et que « l’Inspection des services de renseignement supervisera ce processus, vérifiera les outils et les procédures de détection, de signalement et de traitement. » Il est prévu que « sous réserve des exigences de la protection du secret de la défense nationale, les conclusions de cette mission, et les décisions qui seront prises sur leur base, seront rendues publiques. »

Nous avons souhaité vous entendre, en espérant que vous pourrez nous indiquer à quel stade se situent vos travaux, et nous faire part de vos conclusions.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur le secrétaire général, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Christian Protar prête serment.)

Je propose que vous nous présentiez le cadre, la nature et les modalités de fonctionnement de l’ISR, ce qui sera sans doute utile aux membres de cette commission, puis, dans le respect des procédures qui sont les vôtres, que vous fassiez état de l’avancement de vos travaux dans le cadre des missions que vous a confiées le Premier ministre, qui rejoignent les objectifs de notre commission d’enquête.

M. Christian Protar, secrétaire général de l’Inspection des services de renseignement. Je vais présenter de manière succincte l’Inspection des services de renseignement, qui est un objet administratif relativement neuf.

Elle existe depuis juin 2013 et ne constitue pas un nouveau corps d’inspection, puisqu’elle repose sur les grands corps d’inspection ministériels existants – l’inspection générale des finances, l’inspection générale de l’administration, le contrôle général des armées, auquel j’appartiens, et l’inspection générale de la justice, qui a rejoint très récemment le vivier des inspecteurs de l’ISR. Elle est formée de membres de ces inspections, dûment habilités au secret de la défense nationale, et qui sont choisis au cas par cas en fonction des missions.

Depuis sa création, cette inspection a conduit une douzaine de missions, toutes confiées par le Premier ministre ; elle dépend directement de lui, comme l’indique le décret de création, mais elle s’appuie aussi très largement sur la force de travail du coordonnateur national du renseignement à la Présidence de la République, qui assure son secrétariat.

L’inspection dispose depuis juillet 2016 d’un secrétaire général qui en est le seul point fixe ; j’occupe cette fonction depuis sa création. Ce n’est pas uniquement une fonction d’organisation, puisque je participe aussi à un certain nombre de missions. J’ai ainsi dirigé la seconde des missions mentionnées par M. le président Ciotti et créées à la suite des attentats ayant frappé la préfecture de police de Paris – celle dont le périmètre, plus large que celui de la première, porte sur l’ensemble des services de renseignement impliqués dans la lutte contre le terrorisme.

Cette mission a débuté à la fin du mois d’octobre et a rendu ses conclusions juste avant Noël au directeur de cabinet du Premier ministre. Celui-ci a validé la totalité de ses recommandations.

J’évoquerai d’abord la méthode que nous avons suivie. Il s’agit d’un événement brutal et malheureux. Pour enquêter sur la manière dont les services de renseignement s’organisent pour pouvoir éventuellement réagir à un tel événement, il faut réaliser une analyse des risques, c’est-à-dire étudier comment sont pris en compte les risques, pour un service de renseignement, qu’existe en son sein un individu radicalisé ou, plus généralement, présentant des fragilités et des défaillances. Ce travail a été facilité par le fait que les membres de la première mission, focalisée sur la préfecture de police, étaient les mêmes que ceux de la seconde mission. Les deux missions se sont nourries mutuellement, et ce que nous avons observé au sein de la préfecture de police a servi notre enquête sur l’ensemble du spectre des services de renseignement.

Il faut aussi préciser que les services de renseignement disposent d’ores et déjà d’un certain nombre d’outils opérationnels permettant de faire face à ce type de menaces, mais que des bonnes pratiques, relevées dans certains services, ne sont pas présentes partout. Notre démarche se veut une démarche de bon sens : nous avons sélectionné les bonnes pratiques observées ici et là, et nos recommandations visent à les mettre en avant et à les généraliser. Le système de défense immunitaire des services de renseignement est plutôt robuste, mais il est assez hétérogène.

Sur le plan méthodologique, nous avons suivi la vie d’un agent d’un service de renseignement, depuis son recrutement jusqu’à son éventuel départ – ou son éventuelle éviction – du service. À chaque étape, il s’agit d’analyser les mesures que les services doivent prendre ou ont déjà pris pour améliorer leur dispositif de sécurité interne.

La première phase est celle du recrutement. À ce sujet, un certain nombre de bonnes pratiques ne sont pas généralisées, et nous souhaitons y remédier. Nous proposons par exemple au Premier ministre et à l’ensemble des services de systématiser une grille d’entretien – qui n’existe pas toujours, certains services l’utilisant de manière très formalisée et organisée, d’autres moins –, et de conduire systématiquement cet entretien en présence d’un psychologue et d’un ou plusieurs officiers de sécurité.

Au moment du recrutement, nous avons aussi observé que l’habilitation des agents au secret de la défense nationale prend beaucoup – certainement trop – de temps, et que certains agents prennent leurs fonctions alors qu’ils ne sont pas encore habilités, car le processus d’habilitation n’a pas encore été conduit à son terme. Nous recommandons de ne pas mettre en poste un agent dans un service de renseignement avant qu’il ait été habilité.

La deuxième phase est celle de l’habilitation au secret de la défense nationale. Celle-ci n’est pas propre aux services de renseignement, mais tous les agents qui y travaillent doivent être – à des degrés divers – habilités. C’est un moment privilégié pour détecter des vulnérabilités chez un agent et, le cas échéant, l’écarter. Ce processus est pour l’instant trop long ; surtout, les agents des services de renseignement ne font pas l’objet – excepté dans certains services qui disposent de leur propre service enquêteur – d’un traitement prioritaire. Nous faisons donc la recommandation suivante : en la matière, les agents des services de renseignement doivent bénéficier d’un traitement particulier par rapport à ceux des autres administrations.

Par ailleurs, les processus d’habilitation au secret de la défense nationale témoignent d’une certaine hétérogénéité, notamment au sein du ministère de l’Intérieur. Nous avons proposé de regrouper l’ensemble des services enquêteurs en un seul grand service, sous l’égide de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Concrètement, le service enquêteur de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) serait désormais placé totalement sous l’autorité de la DGSI, qui serait compétente sur l’ensemble du spectre du ministère de l’Intérieur, et au-delà.

M. le président Éric Ciotti. La DGSI serait-elle compétente comme service d’enquête de tous les services du ministère de l’Intérieur, ou seulement de ses services de renseignements ?

M. Christian Protar. L’habilitation au secret de la défense nationale repose sur une enquête. Les services enquêteurs de l’État sont très peu nombreux : pour le ministère des armées et l’ensemble des industries de défense, c’est la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) qui s’acquitte de cette tâche ; pour le reste de l’État, hormis la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), ce serait la DGSI. La DGSI serait donc service enquêteur pour les services de renseignement du ministère de l’Intérieur, mais aussi pour le reste de l’État.

Enfin, c’est le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) qui assure la gouvernance de l’ensemble des habilitations. Il va profiter d’une évolution des textes concernant l’habilitation au secret de la défense nationale, qui est en cours et sera effective en 2021, pour reprendre la main sur ces questions d’habilitation et assurer une gouvernance plus directe et plus forte de ce processus, en essayant d’homogénéiser les pratiques des services enquêteurs.

La troisième phase intervient après que l’agent a été recruté et habilité, une fois qu’il travaille de manière effective dans son service. La prévention de la radicalisation – ou de n’importe quelle défaillance ou fragilité – repose sur un triptyque : la détection, puis la remontée de l’information, et enfin son traitement. Pour améliorer la prévention, il faut améliorer ces trois points.

Il s’agit d’abord de mettre en place des dispositifs susceptibles de détecter des vulnérabilités, et en particulier celles liées à une éventuelle radicalisation. À ce sujet aussi, les services ne partent pas de rien, et nous avons observé des méthodes qui ont été mises en place ici et là. Nous proposons de mieux formaliser la manière dont les agents s’approprient ces thématiques de radicalisation, par des formations systématiques en formation initiale et en formation continue, de façon que l’ensemble des agents – quel que soit le poste occupé, opérationnel ou de soutien – soient sensibilisés à ces problèmes et soient capables de détecter des signaux faibles en matière de radicalisation. Ces dispositifs sont en principe assez simples à mettre en œuvre, mais demandent du temps avant d’être réalisés totalement.

Ensuite, une remontée efficace de l’information passe d’une part par une sensibilisation de la hiérarchie intermédiaire, et d’autre part par une présence plus systématique des officiers de sécurité – dont j’ai déjà évoqué le rôle pendant la phase de recrutement – auprès des agents, pendant toute la durée de leur carrière.

Enfin, s’agissant du traitement des signaux faibles de radicalisation, nous avons proposé que le suivi des cas de radicalisation soit centralisé. Cela a d’ores et déjà été mis en œuvre au sein du ministère de l’Intérieur – en particulier à la DGSI – pour l’ensemble des services de renseignement et l’ensemble des policiers.

M. le président Éric Ciotti. Je prendrai la problématique à l’envers. Vous avez indiqué que des outils avaient été prévus mais que certaines bonnes pratiques n’étaient pas présentes partout. Cela veut dire, a contrario, que de mauvaises pratiques sont présentes quelque part, en tout cas qu’il existe des pratiques qui n’atteignent pas le niveau optimal permettant de les classer dans la bonne catégorie que vous nous indiquez.

Nous souhaiterions savoir ce qu’il s’est passé très précisément à la préfecture de police, puis élargir le spectre pour que nous procédions nous-mêmes à des recommandations sur l’organisation des services de la préfecture de police, les relations qu’elle entretient avec les autres services de renseignement, voire sur son organisation globale.

Quelle est votre lecture sur les outils qui existaient hier et sur ceux d’aujourd’hui à la préfecture de police ?

Vous avez dit que certaines bonnes pratiques ne sont pas présentes partout. Étaient-elles présentes à la préfecture de police par le passé ? Le sont-elles aujourd’hui ou ne le sont-elles toujours pas ?

M. Christian Protar. La préfecture de police n’est pas une exception dans le paysage. La maturité de ses services est plutôt convenable, même assez bonne sur ces questions-là.

Des mesures avaient déjà été prises à la préfecture de police il y a deux ans, afin d’améliorer un certain nombre de processus, notamment le recrutement et les habilitations. Mais il se trouve que Mickaël Harpon avait été recruté des années auparavant. Ce qui s’est passé est le fruit de pratiques très permissives qui avaient été observées avant la période 2016-2017 et l’arrivée d’une nouvelle directrice à la DRPP.

M. le président Éric Ciotti. Les recommandations que vous avez formulées s’adressent-elles également à la préfecture de police ? Convient-il de les renforcer ? Au fil de nos auditions, qui recoupent peut-être un peu les vôtres, on a perçu qu’il y avait aujourd’hui encore des faiblesses dans le dispositif de détection, de signalement, peut-être de traitement, d’habilitation. Quelle est votre avis sur la situation actuelle de la DRPP en ce qui concerne la détection de la radicalisation et les procédures liées au recrutement ? Est-on dans un cadre optimal comme vous le recommandez, ou bien des marges de progrès sont-elles possibles ?

M. Christian Protar. Il y a des marges de progrès partout, à la préfecture comme ailleurs. Je ne voudrais pas qu’on pense que la préfecture de police est en retard par rapport aux autres services. Ce n’est pas parce qu’un événement s’y est produit que c’est là que les dysfonctionnements se concentrent. Le niveau de maturité de la direction du renseignement de la préfecture de police en matière de recrutement et de détection des signaux de radicalisation est à peu près le même que dans les autres services, le but de notre enquête ayant été de voir quelles étaient les marges de progression et de faire des propositions.

M. le président Éric Ciotti. Où sont les marges de progression ?

M. Christian Protar. Comme je vous l’ai dit, elles sont dans le processus d’habilitation. C’est un processus national qu’il faut prendre de façon globale. C’est ce que fait d’ores et déjà le SGDSN.

Ensuite, il faut mieux décrire le processus de remontée des signaux faibles.

Enfin, il se trouve que de l’entretien en présence de l’officier de sécurité et d’un psychologue avait été instauré à la préfecture de police en 2017. Si ce système avait été mis en place plus tôt, ce drame n’aurait peut-être pas eu lieu.

M. le président Éric Ciotti. Vous êtes-vous penché sur le déroulement des faits ou n’avez-vous pas pu ou souhaité empiéter sur ce qui pouvait relever du domaine judiciaire ? Avez-vous auditionné les collègues de bureau de Mickaël Harpon, ceux avec qui il avait eu un différend après l’attentat de Charlie Hebdo ?

M. Christian Protar. Bien sûr, nous avons conduit des entretiens, mais notre démarche n’était pas celle de l’enquête judiciaire. Comme nous avions un mois pour mener notre mission, il fallait aller vite. Nous ne disposons pas des moyens de la police judiciaire. De toute façon, ce n’est pas notre rôle, et il ne s’agissait pas non plus d’empiéter sur l’enquête.

Le mandat que nous a confié le Premier ministre portait sur l’état des lieux et sur la façon dont on pouvait améliorer les choses.

On a dupliqué, reproduit cette méthodologie sur l’ensemble des services dans la deuxième mission.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez indiqué que la DRPP avait fait des progrès significatifs depuis deux ans en ce qui concerne la détection et les habilitations et vous avez cité notamment la méthode des entretiens en présence d’un psychologue et d’un officier de sécurité. Vous reprenez d’ailleurs le dispositif pour l’élargir.

Pouvez-vous préciser quelles sont les mesures qui ont été prises depuis 2017 qui auraient considérablement amélioré les procédures ? Au travers des auditions que nous avons pu faire depuis plusieurs semaines, nous n’avons pas d’éléments tangibles permettant de dire que la situation aurait sensiblement changé depuis 2017.

M. Christian Protar. Vous savez que la préfecture de police a son propre service enquêteur. Avant 2017, il conduisait des enquêtes a minima. Depuis cette date, le processus d’enquête est beaucoup plus approfondi. Auparavant, il était fondé uniquement sur un criblage des principaux fichiers de police avec peu d’entretiens. Les entretiens ont été systématisés dans le cadre de l’habilitation.

M. le président Éric Ciotti. Vous dites que la préfecture de police avait son propre service enquêteur interne. Désormais, c’est la DGSI qui effectue cette mission.

M. Christian Protar. C’est une proposition : elle va être appliquée, mais elle n’est pas encore en vigueur.

M. Florent Boudié, rapporteur. Manifestement, il n’y a eu ni détection, ni remontée de l’information, ni traitement. Des procédures formalisées en termes de prévention de la radicalisation avaient-elles déjà été mises en place ?

M. Christian Protar. Oui. Paradoxalement, parmi les services que nous avons étudiés, la DRPP est celle qui avait sensibilisé le plus grand nombre d’agents au phénomène de radicalisation. Les agents que nous avons interrogés savaient quels étaient les principaux signes de radicalisation.

M. Florent Boudié, rapporteur. Sous quelle forme avaient-ils été sensibilisés ? S’agissait-il d’une formation ?

M. Christian Protar. La formation est un grand mot. En tout cas, ils avaient été sensibilisés à différentes étapes de leur carrière.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez fait part de neuf recommandations.

M. Christian Protar. Il y en a un peu plus. En fait, ce sont neuf blocs de recommandations.

M. Florent Boudié, rapporteur. À ma connaissance, c’est la première fois qu’elles sont communiquées. Quel est le calendrier de mise en œuvre de l’ensemble de ces mesures ?

M. Christian Protar. Une réunion d’arbitrage a eu lieu vendredi dernier, au cabinet du Premier ministre qui a décidé l’application de ces recommandations. Certaines ont déjà été lancées, d’autres nécessitent un peu plus de temps, comme celles relatives au processus d’habilitation.

M. le président Éric Ciotti. Quel est le nombre exact de recommandations ?

M. Christian Protar. Je n’ai pas le chiffre exact en tête.

M. le président Éric Ciotti. La presse révèle que les services du Premier ministre ont annoncé que seize personnes avaient été écartées des services de renseignement depuis 2014. Ce chiffre est-il issu de vos travaux ?

M. Christian Protar. Oui.

M. le président Éric Ciotti. Combien y en avait-il au sein de la DRPP ?

M. Christian Protar. À ma connaissance, il n’y en a pas eu. Mais je ne peux pas l’affirmer avec certitude.

M. le président Éric Ciotti. De quels services faisaient partie les personnes qui ont été écartées ?

M. Christian Protar. À peu près de tous les services, premier comme deuxième cercle. Je n’ai pas en tête la répartition.

M. François Pupponi. Vous dites que la DGSI est assez performante sur les signaux faibles de radicalisation. Considérez-vous que la conversion à l’islam d’un agent des services de renseignement fait partie des signaux faibles et que cela doit faire l’objet d’une enquête sur l’agent concerné ?

M. Christian Protar. Il faut qu’il y ait plusieurs signaux faibles, un faisceau d’indices. Pour moi, la conversion à l’islam qui ne s’accompagne pas d’autres signaux n’est pas forcément un signe. Une grille comportant une vingtaine de critères a été diffusée.

M. François Pupponi. Dès lors qu’on apprend que Mickaël Harpon s’est converti à l’islam et qu’on connaît les réflexions qu’il a pu faire sur l’attentat contre Charlie Hebdo, quelqu’un qui aurait vérifié quelle mosquée il fréquentait aurait pu constater qu’elle était dirigée par un imam fiché S.

Les agents des services de renseignement peuvent être victimes d’une tentative de retournement par ceux qu’on est chargé de surveiller. Si quelqu’un est approché par des réseaux salafistes, cela peut éveiller des soupçons. Ne croyez-vous pas qu’il faudrait vérifier qui il fréquente et comment sa conversion est intervenue, afin de s’assurer qu’il n’y a pas une tentative de retournement ? C’est une question que nous nous posons depuis le début de nos travaux. On comprend bien que ce n’est visiblement pas un élément déclencheur.

M. Christian Protar. Il est difficile de répondre de façon générique à votre question. Cela s’apprécie au cas par cas.

Une simple conversion, ce n’est pas un comportement extrême, du prosélytisme ou je ne sais quoi. On peut très bien ne pas avoir connaissance d’une simple conversion ou l’apprendre au détour du renouvellement de l’habilitation.

Mme George Pau-Langevin. J’ai noté que vous faisiez des préconisations assez précises en ce qui concerne les recrutements. Vous avez indiqué qu’auparavant ils étaient faits avec une forme de gentillesse. Avez-vous fait des préconisations pour que les dossiers d’agents actuellement en poste sur lesquels on peut s’interroger en matière de radicalisation soient réexaminés ?

M. Christian Protar. Ce n’est pas tellement après la phase de recrutement que l’on peut reprendre le dossier des agents, mais lors de l’habilitation, notamment à la préfecture de police pour ce qui concerne la période antérieure à 2017. J’ai dit qu’avant cette date la procédure d’habilitation était un peu légère. Une des recommandations consiste à reprendre systématiquement le processus d’habilitation pour les dossiers datant d’avant 2017.

M. le président Éric Ciotti. Pour tous les services ?

M. Christian Protar. Non, seulement pour la DRPP.

M. le président Éric Ciotti. Vous souhaitez que ce soit la DGSI qui procède de façon un peu rétroactive à cette reprise ?

M. Christian Protar. Ce sont des éléments que nous avons mentionnés dès la fin du mois d’octobre, début novembre. À mon avis, le processus a été lancé très rapidement et il est même terminé.

M. le président Éric Ciotti. Avez-vous été chargé du suivi de vos recommandations ?

M. Christian Protar. Pas l’Inspection. C’est la secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale qui sera chargée du suivi, avec le coordonnateur national du renseignement.

Le directeur de cabinet du Premier ministre suit ce dossier personnellement.

M. le président Éric Ciotti. Si vous deviez porter un regard comparatif entre les différents services de renseignement intérieur qui concourent à la lutte contre le terrorisme, estimeriez-vous que la DGSI a, selon les différents paramètres que vous avez évoqués – recrutement, habilitation, détection et prévention de la radicalisation – un degré de protection plus élevé que la DRPP ou qu’il est équivalent ?

M. Christian Protar. Le but n’était ni de distribuer des bons points ni d’établir une hiérarchie entre les services concernant leur sécurité. Les deux grands services que sont la DGSI et la DGSE sont ceux où la sécurité est la plus robuste, et c’est heureux, car ce sont aussi les services les plus vulnérables.

M. le président Éric Ciotti. Plus que la DRPP ?

M. Christian Protar. Oui.

Mme George Pau-Langevin. Notre système est-il comparable à celui des autres pays européens ?

M. Christian Protar. Je ne sais pas. Compte tenu du peu de temps dont nous avons disposé, nous sommes allés à l’essentiel. Il serait intéressant d’aller voir ce qui se fait ailleurs, mais je ne dis pas que ce serait possible, car il s’agit du système de sécurité interne des services de renseignement. Ces services sont peu enclins à partager sur ce sujet, ce que l’on peut comprendre.

J’aimerais bien pouvoir faire cette démarche en tant qu’auditeur ou inspecteur, mais je ne suis pas certain qu’elle aboutisse.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le secrétaire général, je vous remercie.

 


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Audition du mardi 21 janvier 2020

À 18 heures 30 : Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous recevons Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police.

Madame la directrice, permettez-moi de témoigner à nouveau, au nom des membres de la commission d’enquête, de notre soutien plein et entier.

Après avoir procédé à une première série d’auditions, nous avons souhaité vous entendre une nouvelle fois pour obtenir des précisions sur certains points.

Cette audition se déroule à huis clos, elle fera l’objet d’un compte rendu. Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Françoise Bilancini prête serment.)

L’objet de cette commission d’enquête n’est pas de faire le procès de quiconque mais d’œuvrer pour améliorer les procédures. Or les différentes auditions que nous avons conduites nous donnent le sentiment que, depuis votre prise de fonctions, le fonctionnement des procédures liées au recrutement, à l’habilitation et à la détection de la radicalisation est bien meilleur. Soyez donc rassurée quant au sens de cette audition.

Lorsque nous l’avons entendu, M. de Bousquet, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, nous a indiqué qu’un retour d’expérience (Retex) était prévu le 14 janvier. Pouvez-vous nous dire ce qu’il en est ressorti ?

Que pensez-vous des recommandations formulées en décembre par l’inspection des services de renseignement (ISR), notamment de la proposition de confier à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) toutes les enquêtes préalables au recrutement et à l’habilitation des personnels, y compris de ceux de la DRPP ?

Quel rôle joue l’officier de sécurité auprès du psychologue lors du recrutement des agents de la DRPP ? Ce rôle pourrait-il être renforcé, notamment pendant le déroulement de carrière ?

L’inspection des services de renseignement a recommandé de contrôler les habilitations des agents de la DRPP accordées avant votre arrivée en 2017. Avez-vous pris une telle mesure ? Quels en sont les résultats ?

Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police. Le Retex s’est déroulé devant la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT). Je ne peux, hélas, évoquer devant vous les éléments judiciaires car il appartient au parquet national antiterroriste (PNAT) de révéler le contenu du rapport de synthèse d’enquête et parce qu’une commission rogatoire est en cours – les premières auditions viennent de se dérouler.

S’agissant de la partie administrative du Retex, les mesures prises en interne à la préfecture de police ont fait l’objet d’une communication. Le préfet de police a insisté sur les mesures de sécurité bâtimentaire et sur le dispositif interne de remontée des signes de radicalisation, qu’il a formalisé dans une note du 7 octobre 2019, confirmée par une seconde datant du 11 janvier 2020.

Le flux ascendant se fait depuis les directions d’emploi vers une cellule spécifique placée auprès du cabinet du préfet de police. Une fois les signalements centralisés au cabinet, ils remontent à l'inspection générale de la police nationale (IGPN).

Dans sa dernière instruction, l’IGPN détermine le processus administratif de traitement des cas de radicalisation chez les forces de l’ordre. Un groupe d’évaluation centrale (GEC), sur le modèle des groupes d’évaluation départementaux (GED) mais traitant spécifiquement des fonctionnaires de police, centralise les signalements qui remontent des différents services – préfecture de police ou DGPN.

Après que l’IGPN a trié les dossiers, le travail d’évaluation peut commencer au niveau de chacun des services – la DRPP pour le ressort de la préfecture de police, le service central du renseignement territorial (SCRT), pour la DGPN et en tant que de besoin la DGSI. Il s’agit de caractériser la radicalisation, de mesurer le risque que fait peser le fonctionnaire sur le service. Il peut être décidé, en l’absence d’éléments probants, de ne pas poursuivre la procédure. Les autres cas remontent au GEC, où les services de renseignement rendent compte de leurs recherches.

La procédure débouche sur une décision administrative qui peut affecter le déroulement de la carrière du fonctionnaire. La décision, pour les cas les moins graves, peut être prise par la direction ou l’autorité d'emploi ; dans les autres cas, elle inclut l’avis de la commission créée par l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure.

M. Le président Éric Ciotti. Quelles sont les mesures de sécurité bâtimentaire prises à la préfecture de police ?

Mme Françoise Bilancini. La garde a été consolidée, les procédures d’accès des visiteurs ont été modifiées. J’ai instauré une « surcouche » de sécurité à la DRPP : les fonctionnaires entrés avec une carte d’agent dans le bâtiment de la préfecture de police devront, pour pénétrer dans notre service, être munis d’un badge que je serai la seule à délivrer. Seront autorisés à entrer principalement les fonctionnaires de la DRPP et les visiteurs appartenant à la police ou à un autre service de renseignement.

Les personnels d’entretien ne peuvent accéder aux locaux que dans des plages horaires restreintes et avec un badge supplémentaire. À mon arrivée, j’avais demandé qu’ils fassent l’objet d’un rétrocriblage, mais comme les effectifs ont été partiellement renouvelés – certains, en congé maladie, ont été remplacés –, un nouveau criblage sera effectué. L’entretien est assuré en régie ; employés par la préfecture de police, ces personnels portent déjà un badge spécifique qui leur permet d’accéder aux bâtiments.

M. Le président Éric Ciotti. Tous les prestataires sont-ils en régie ? Qu’en est-il des personnes chargées du nettoyage ?

Mme Françoise Bilancini. Je ne sais pas s’ils appartiennent à la préfecture de police ou s’il s’agit d’un héritage des personnels de la ville ; une chose est sûre, ils ne sont pas employés par une société privée et travaillent de façon permanente pour nous. Pour entrer dans notre service, ils doivent passer par l’un de nos bureaux, spécifiquement identifié, y déposer leur téléphone portable et leur carte d’identité avant de se voir remettre un nouveau badge. Les créneaux horaires dans lesquels ils peuvent être présents sont limités.

Ces mesures vont se renforcer, mais ce qui relève du bâtimentaire implique des changements lourds et longs. Nous avons déjà grandement amélioré les accès, nous continuons à doubler les portes, à construire des sas, toutes choses imposées par ailleurs par l’instruction générale interministérielle n° 1300 (IGI 1300). Nos locaux sont désormais une zone protégée.

M. Le président Éric Ciotti. Vous avez indiqué lors de votre première audition que vous aviez déjà restructuré les bureaux en faisant en sorte, par exemple, que les flux de visiteurs ne se mélangent pas.

Mme Françoise Bilancini. Nous avons récupéré de nouveaux locaux et nous sommes en train d’appliquer des mesures de sécurité renforcées.

M. Le président Éric Ciotti. Ces travaux font-ils suite aux attaques ?

Mme Françoise Bilancini. Non, ils étaient engagés depuis longtemps. Dès mon arrivée, j’ai souhaité entamer des travaux sur la partie sécurité des systèmes d’information et réseau, installer de nouveaux locaux, durcir les conditions d’accès. J’ai proposé en 2018 d’inscrire ces travaux au budget, ce qui a été validé : en octobre dernier, l’attribution de locaux clairement déterminés, la mise aux normes IGI 1300 du réseau étaient déjà en cours. L’attentat est intervenu alors que nous étions en pleine phase de durcissement et d’amélioration – depuis 2018 pour les bâtiments, depuis le commencement de l’année 2019 pour l’informatique. Ces améliorations se poursuivent, mais assez lentement, puisqu’elles impliquent des travaux lourds d’infrastructures et de câblages. Ces derniers doivent être effectués par des entreprises habilitées.

Parallèlement, nous avons introduit des modifications dans l’organisation, qui supposaient une nouvelle gestion des ressources humaines. Comme je vous l’ai indiqué lors de la première audition, je comprends aujourd’hui que Mickaël Harpon a nourri une certaine frustration devant ces évolutions. Il a vu passer un train qui allait un peu trop vite pour lui. Alors qu’il possédait des compétences qui lui étaient « personnelles » et qui correspondaient à un niveau d’exigence relativement peu élevé, il a assisté au changement de taille du service et à sa professionnalisation – aux côtés de policiers ou d’agents administratifs qui faisaient de l’informatique ont été recrutés comme contractuels des ingénieurs informaticiens dont c’était le métier.

J’ai été très prudente, car il est délicat de dire à des policiers qui ont très bien fait leur travail depuis des années : « Écoutez les gars, on monte à l’étage supérieur maintenant, on va prendre des gens différents ! ». J’ai eu la chance d’avoir devant moi deux personnes très allantes : le chef de section, que vous avez auditionné, et son adjoint, malheureusement décédé. Eux-mêmes m’ont dit qu’ils avaient besoin de ces changements et ils ont accueilli les jeunes ingénieurs à bras ouverts. Je voulais qu’il y ait dans la section, qui est en train de devenir un département, cette double culture.

Mickaël Harpon voulait participer à ce projet. Mais son handicap physique l’isolait et empêchait sa bonne compréhension lors des réunions de travail. Il avait demandé à bénéficier d’un interprète en langue des signes, ce qui n’était pas toujours possible. Lui-même voulait progresser : il avait l’intention de passer le concours de technicien des systèmes d’information et de communication (SIC). Il s’inscrivait donc dans une perspective de qualification, à la fois pour être associé au projet et pour améliorer sa rémunération, car il avait aussi des projets personnels – tout cela, je l’ai découvert après coup.

Avec l’arrivée de nouvelles recrues et d’outils performants, du niveau d’un service de renseignement, Mickaël Harpon a vu passer un train plus moderne, plus professionnel et plus complexe. Il a dû se sentir un peu perdu, probablement.

M. Le président Éric Ciotti. Combien de signalements avez-vous recensés depuis que la nouvelle procédure est en place ?

Mme Françoise Bilancini. De la même façon que les signalements de radicalisation dans la population générale ont augmenté après chaque attentat, nous avons observé un pic des signalements dans la police après le 3 octobre. La préfecture de police comme la DGPN ont transmis des cas, que nous allons traiter.

M. Le président Éric Ciotti. Combien de cas sont remontés au GEC ?

Mme Françoise Bilancini. Après le 3 octobre, j’ai fait un signalement qui concernait l’un des membres de mon personnel, mais il n’est pas fondé sur un problème de radicalisation.

Comme cela nous a été demandé, nous avons effectué la revue des cadres. Nous avions déjà commencé, avant même le 3 octobre, à réexaminer l’habilitation de personnels affectés à des missions particulières. C’est dans ce cadre que j’ai été amenée, après l’affaire Harpon, à prononcer trois retraits d’habilitation. Il convient d’y ajouter un refus d’habilitation, dans le cadre d’une enquête qui n’était pas achevée à cette date.

Nous avons décidé de demander au GEC d’évaluer l’un de ces cas. S’agissant d’un membre de ma direction, et par souci de neutralité et d’indépendance, l’enquête sera menée par un autre service. Les enquêtes de renseignement que nous déclenchons dans de pareilles circonstances sont parfois longues – celles que nous menons pour d’autres directions ont commencé pour certaines il y a plus d’un an. Cet agent n’est plus chez moi : il s’est vu retirer son habilitation et ne peut plus accéder à nos locaux.

M. Florent Boudié, rapporteur. Le préfet Lallement a parlé lors de son audition de 33 signalements depuis le 3 octobre. Son directeur de cabinet nous a indiqué quelques jours plus tard que leur nombre était passé à 36.

Mme Françoise Bilancini. Nous avons beaucoup travaillé à la préfecture de police et des cas anciens sont ressortis : au 14 janvier 2020, 76 cas d’agents radicalisé avaient été pris en compte, dont 33 étaient clôturés.

M. Le président Éric Ciotti. Ce qui signifie qu’ils ne posaient pas de problème ?

Mme Françoise Bilancini. C’est cela.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ces 76 cas ont-ils été signalés après le 3 octobre ?

Mme Françoise Bilancini. Non, il y avait un stock. Certains cas remontent à assez longtemps. Comme je vous l’ai dit, nous ne sommes pas restés inactifs entre 2015 et 2019. Il existait déjà une procédure, avec un circuit plus court : les cas de radicalisation de personnels de la police étaient traités au niveau du cabinet du préfet de police, lors de réunions impliquant le préfet de police, la DRH et le directeur de cabinet. Le GEC spécialisé n’existait pas, mais ces cas étaient déjà pris en compte.

M. Le président Éric Ciotti. Cela inclut-il les quatre cas dont vous avez parlé ?

Mme Françoise Bilancini. Non. Ces quatre cas correspondent à des retraits d’habilitation dont la cause n’est pas la radicalisation.

M. le président Éric Ciotti. Aucun de ces retraits d’habilitation n’est lié à la radicalisation ?

Mme Françoise Bilancini. Non, aucun. Cependant, l’un de ces cas sera évalué à ma demande. Je ne peux pas vous communiquer les raisons précises du retrait, dont certaines sont liées à l’environnement personnel.

M. le président Éric Ciotti. Celui qui est remonté au GEC figure-t-il dans les 76 cas d’agents radicalisés ?

Mme Françoise Bilancini. Oui. Il figure dans les 43 cas toujours en cours d’examen et a été soumis à évaluation à ma demande. Encore une fois, les quatre retraits ou refus d’habilitation n’ont rien à voir avec la radicalisation. En général, la vulnérabilité liée à notre métier est la cause principale des retraits : quelque chose, dans la personnalité, dans l’environnement personnel, dans les comportements, est incompatible avec l’habilitation et le travail dans un service soumis au secret de la défense nationale.

Les procédures d’habilitation relevant du ministère de l’Intérieur seront transférées dans un service unique au sein de la DGSI. Je n’ai pas d’observation particulière à ce sujet. Lorsque mon adjoint et moi-même avons pris la direction de ce service nous avons, à la demande du préfet de police alors en poste, consolidé juridiquement le dispositif de la DRPP d’enquête d’habilitation de ses personnels et de ceux relevant de la préfecture de police. Nous avons constaté immédiatement qu’il y avait un problème juridique et un risque de fragilisation. Cela a abouti à la signature d’un protocole avec la DGSI. Celle-ci l’a signé en connaissance de cause ; elle a dû estimer que la DRPP était capable, d’un point de vue technique et professionnel, de mener ces enquêtes. En effet, les agents qui en sont chargés ont été formés par la DGSI et toutes les enquêtes se déroulent conformément aux normes appliquées aux personnels de la DGSI. Le nouveau dispositif s’appliquera après le premier trimestre 2020, la DGSI devant au préalable régler des questions d’organisation de ses ressources humaines.

M. le président Éric Ciotti. Aujourd’hui vous êtes encore en charge des enquêtes ?

Mme Françoise Bilancini. Oui. L’échéance a été fixée à la fin du premier trimestre ; la date devra être précisée avec la DGSI.

M. le président Éric Ciotti. Quand le protocole avait-il été signé ?

Mme Françoise Bilancini. Au début de l’année 2019. En tout état de cause, la DGSI a estimé que nous pouvions mener les enquêtes. Nous les poursuivons donc ; certains dossiers sont en cours. Comme convenu, toutes les enquêtes que nous menons sont transmises à la DGSI. Celle-ci est en outre sollicitée au titre du travail de criblage que nous réalisons en amont des enquêtes.

Dès mon arrivée, j’ai mis un terme à la pratique qui consistait à se contenter d’un criblage des personnels de la DRPP : même si cela n’était pas illégal, j’ai considéré que le criblage était insuffisant pour les personnels d’un service de renseignement. J’ai ainsi décidé de mener des enquêtes reposant notamment sur un entretien individuel : j’ai organisé dès mon arrivée un service d’enquête dont les membres ont été formés selon des normes précises et chaque fonctionnaire fait face à deux personnes qui l’interrogent sur différents sujets propres à fournir des éléments concernant sa personnalité. Il appartient dorénavant à la DGSI de déterminer de quelle manière elle gèrera ces enquêtes.

M. Florent Boudié, rapporteur. À quelle date précise ce nouveau dispositif a-t-il été appliqué ?

Mme Françoise Bilancini. Dès les premiers recrutements, entre la fin de l’année 2017 et le début de l’année 2018. Je n’ai bien évidemment pas pu organiser des enquêtes sur l’ensemble des personnels déjà en place. Mais dès mon arrivée, au mois d’avril 2017, nous avons procédé à des entretiens.

Ce dispositif entraînait un durcissement du secret-défense qui, outre les habilitations, englobe également les différents process de travail au sein du service et d’importantes règles de comportement. Comme je l’ai déjà dit à différentes inspections, lorsque j’ai instauré ce dispositif, un tract syndical a immédiatement été publié : cela n’a pas traîné et cela signifiait que le changement de culture était perceptible.

Dès avant l’affaire Harpon, nous avions engagé une revue des cadres, dont les quatre retraits ou refus d’habilitation évoqués précédemment sont issus. Nous avions un doute concernant ces personnels et nous avons approfondi notre enquête ; l’un des cas est un refus d’habilitation d’une personne qui venait de rejoindre nos services. La revue des cadres se poursuit, en particulier concernant les professions et les missions les plus sensibles.

Les procédures de recrutement ont également fait l’objet d’une préconisation de l’ISR. Dès mon arrivée a été instaurée une procédure consolidée s’appuyant sur un jury constitué de différents cadres de la direction. Tous les candidats sont reçus et interrogés sur les métiers de la DRPP et la perception qu’ils en ont. Chacun des responsables de service présent pose des questions en rapport avec la mission qui leur sera éventuellement proposée. À leurs côtés, des membres du service des ressources humaines disposent du dossier individuel de chaque candidat. Autant que faire se peut, nous sélectionnons des dossiers exempts de sanctions ; le cas échéant, nous examinons la nature de la sanction et les faits auxquels elle se rapporte. Enfin, j’ai recruté un psychologue contractuel qui est très au fait de ce que représente le fait de travailler sous le secret. En effet, lorsqu’on leur explique qu’ils vont faire l’objet d’une enquête assez intrusive afin d’obtenir l’habilitation, certains renoncent. D’autres estiment qu’ils ne pourront pas vivre avec le secret, sans pouvoir partager des éléments de leur travail avec leurs proches. Le psychologue nous aide à détecter ce type de vulnérabilité ; d’autres sont directement liées à la mission qui sera confiée au candidat. Le psychologue détermine alors avec précision l’emploi qui conviendra le mieux au candidat, notamment en fonction de sa résistance au stress.

L’ISR préconise de poursuivre ces pratiques, ce que nous faisons, et de créer un service de contrôle interne. Celui-ci s’exerce de différentes façons : d’une part, le contrôle interne passif qui porte sur les accès, les réseaux et l’informatique, et qui est en cours d’élaboration. D’autre part, le contrôle interne physique. Actuellement, je suis en mesure de diligenter une nouvelle enquête d’habilitation immédiatement, puisque le service est dans mon périmètre. À l’avenir, je devrai en faire la demande à la DGSI sur la base d’un dossier. Le service de contrôle interne, composé de fonctionnaires de la DRPP, observera le comportement et l’attitude des agents – par exemple s’ils laissent traîner des documents sur leur bureau. Les membres de ce service procèderont aussi à des revues de détails, pointant par exemple l’absence de signalement d’un changement de situation individuelle, qui constitue une alerte quant à la loyauté et la sincérité de la personne concernée. Ainsi, ce service vérifiera auprès des ressources humaines que les agents ont bien signalé qui son mariage, qui son PACS. C’est très important, parce que cela peut amener à enquêter sur le compagnon. Le service de contrôle interne sera amené à élaborer un certain nombre de pratiques et de règles, à la fois pour nous aider et pour orienter la DGSI dans les reprises d’enquêtes dont nous aurions besoin. Tout cela demande du temps, notamment pour mener à bien le recrutement de ces personnels, qui est en cours. La création de ce service permettra de rassembler l’ensemble des éléments qui devront être versés à un dossier. À terme, cela pourrait aboutir à un signalement pour radicalisation ou au réexamen d’une habilitation.

Dans le cadre du projet stratégique de la préfecture de police, l’ISR préconise également le renforcement de la sécurité des systèmes d’information, qui figurait dans ma lettre de mission en 2017. Ce renforcement est en cours ; un ingénieur de sécurité des systèmes d’information (SSI) a été recruté et encadre deux assistants locaux de sécurité des systèmes dinformation (ALSSI). Nous avons durci les règles de comportement relatives à l’accès aux réseaux actuel et futur. Cela concerne notamment l’utilisation de clés USB, l’attribution des droits d’administrateur, etc.

Avec le précédent responsable de la SSI, nous avons lancé la diffusion d’une lettre mensuelle de sensibilisation aux enjeux et aux règles de la SSI. Nous effectuons également des rappels des bonnes pratiques et nous procédons à des tests : des pièges sont tendus, afin d’observer la réaction des fonctionnaires, par exemple lorsqu’ils reçoivent un e-mail piégé. Le cas échéant, nous envoyons des lettres de rappel et d’admonestation. Il s’agit d’une action au long cours, qui était déjà menée avant l’affaire Harpon ; nous sommes et serons très vigilants à ce sujet. Le nouveau système d’information nous permettra d’automatiser et de renforcer le contrôle des accès et des pouvoirs des administrateurs, le cloisonnement entre les différents services, etc.

La sensibilisation et la formation à la radicalisation ont également été renforcées, afin que les personnels sachent bien ce qu’ils doivent faire. En effet, pour faire remonter des informations utiles, il est nécessaire de connaître le sujet.

M. le président Éric Ciotti. À cet égard, nous avons été frappés, lors d’auditions de fonctionnaires de la DRPP, par le fait qu’ils étaient rarement formés à la détection de la radicalisation.

Mme Françoise Bilancini. Nous avons créé une formation spécifique, qui comporte un module consacré à la radicalisation. Le suivi de ce module est désormais obligatoire pour tous les nouveaux arrivants, qu’ils travaillent sur ces problématiques ou non. Ce faisant, les fonctionnaires de ce service de renseignement partagent un tronc commun de connaissances. Après l’affaire Harpon, le psychologue et les spécialistes de la radicalisation ont procédé à une nouvelle action de sensibilisation auprès des personnels en charge des enquêtes, afin qu’ils adaptent leurs questions. En outre, nous avons augmenté la durée de la sensibilisation à la radicalisation pour les nouveaux arrivants. Parallèlement, nous participons à double titre aux actions générales de formation effectuées au niveau de la préfecture de police : en tant que formateurs, porteurs du discours avec d’autres experts externes, et en tant qu’agents formés.

Vous faites référence à l’audition d’un agent issu de mes services, en charge du traitement de la radicalisation. Il vous a certainement expliqué qu’il a choisi ce poste à cause des attentats : il travaillait précédemment dans un autre secteur et a voulu s’engager au moment de la création des unités de traitement de la radicalisation – entre 2012 et 2015. Au départ, le traitement du nombre massif de signalements a été artisanal ; avant la création du fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), il se faisait avec des tableaux Excel. Au sein de la DRPP, les agents qui se sont portés volontaires pour effectuer ce traitement avaient un autre cœur de métier ; la radicalisation n’était en réalité le cœur de métier de personne ! C’est pourquoi cet agent a dû vous dire qu’il n’avait pas de formation spécifique. À la suite de la création du FSPRT, ce service de lutte contre la radicalisation n’a fait que grossir : l’entité à laquelle appartient désormais ce fonctionnaire, qui traite de la radicalisation, est une subdivision dotée d’une cinquantaine d’agents. Elle s’appuie sur 150 autres agents qui traitent les cas au long cours, de manière opérationnelle. Tous les signaux, même faibles – quelqu’un qui crie « Allahou Akbar ! » dans la rue –, sont conservés et traités chez nous : on ne met rien sous le tapis. Néanmoins, cet agent a dû vous dire qu’il ne s’occupe pas des policiers radicalisés. Effectivement cette tâche revient à une unité spécifique dont la constitution et le mode de fonctionnement sont protégés par des règles strictes de confidentialité.

Pour en revenir à la formation, tous les agents ont accès au catalogue de formation. Les fonctionnaires du service informatique ont pu vous dire qu’ils n’avaient pas suivi de formation relative à la radicalisation ; cela n’est pas anormal, car les formations qu’ils demandent à suivre sont plutôt liées à leur métier. Ils suivront toutefois des modules de sensibilisation, mais objectivement, chacun reste dans son couloir de nage. Les fonctionnaires en charge de la radicalisation et de la prévention du terrorisme suivent des stages de formation spécifiques à leur cœur de métier. En tout état de cause, les fonctionnaires ont le loisir de s’inscrire à la formation de leur choix ; tel a été le cas de Mickaël Harpon, avec un traducteur en langue des signes. Enfin, il est préférable que les fonctionnaires ne soient pas toujours en formation, et qu’ils passent suffisamment de temps dans leurs services respectifs.

M. Florent Boudié, rapporteur. La sensibilisation à la radicalisation est-elle systématique, y compris pour les agents des fonctions support ?

Mme Françoise Bilancini. Oui. C’est déjà le cas pour les nouveaux arrivants : des modules y sont dédiés dans le cadre de la formation initiale. Nous allons procéder à une revue concernant l’ensemble des fonctionnaires, quel que soit leur métier. Il s’agit d’un travail de longue haleine : 800 personnes sont concernées. Par ailleurs, les fonctionnaires parlent entre eux : l’un de collègues de Mickaël Harpon avait ainsi questionné ses collègues en charge de la radicalisation au sujet des signaux. Il est plus simple de former d’abord les nouveaux arrivants, mais petit à petit, des modules sont organisés pour tous. La priorité a aussi été donnée aux fonctionnaires chargés des enquêtes d’habilitation, pour qu’ils soient en mesure de détecter des signaux dès la phase de recrutement, et aux titulaires des métiers les plus sensibles, qui suivent à nouveau ces formations. C’est précisément dans ce contexte que j’ai été amenée à procéder à des retraits d’habilitation, qui, une fois encore, ne sont pas liés à de la radicalisation ; mon attention a été attirée par d’autres sujets.

Je n’entrerai pas dans les détails s’agissant de la partie technique du réseau, qui relève du domaine classifié. Ce projet, très structurant pour la DRPP, est construit avec un important service partenaire, qui nous aide beaucoup.

M. le président Éric Ciotti. S’agit-il d’un service interne ou d’un prestataire externe ?

Mme Françoise Bilancini. Il s’agit d’un service interne du renseignement. Ce projet nous permettra de mutualiser des outils. Comme nous partageons le même standard, nous pouvons nous prêter des applications propres aux services de renseignement, ce qui permet à la fois de nous faciliter le travail et d’éviter des coûts supplémentaires.

Toutes les préconisations de l’ISR sont donc en cours de mise en place. Nous avons entrepris un travail sincère, auquel je suis particulièrement attachée. Je suis extrêmement touchée et malheureuse, non seulement des faits et de leurs conséquences, mais aussi de l’injustice que constitue leur survenue à ce moment précis, compte tenu des efforts d’ores et déjà consentis, tant d’un point de vue financier que de celui de l’investissement personnel des fonctionnaires.

Mme Marie Guévenoux. Vous avez évoqué des mesures de sécurité bâtimentaire et indiqué que les locaux de la DRPP sont devenus zone protégée.

Mme Françoise Bilancini. En effet. Une zone protégée est un endroit particulier : n’importe qui ne peut pas y entrer, même un magistrat. Pour ce faire, des conditions doivent être respectées.

Mme Marie Guévenoux. Si vos locaux sont devenus zone protégée, cela signifie qu’ils ne l’étaient pas, ou qu’ils l’étaient moins.

Mme Françoise Bilancini. Ils l’étaient d’ores et déjà – on parle de bâtiments abritants –, mais l’arrêté et les pièces annexes n’étaient pas complets et ne l’exprimaient pas exactement.

Mme Marie Guévenoux. Un local abritant doit-il respecter des normes spécifiques en matière de sécurité ?

Mme Françoise Bilancini. Un local ne peut être considéré comme abritant si cela n’est pas écrit dans un arrêté et des annexes, ce qui n’était pas le cas.

Mme Marie Guévenoux. La DRPP était-elle néanmoins considérée comme un local abritant ?

Mme Françoise Bilancini. Elle l’était. En 2017, nous avons entrepris d’anonymiser l’organigramme et les implantations du service, et de faire acter dans le droit cet état de fait. Nous en avons obtenu la validation quasiment au moment de l’affaire Harpon. La liste des locaux abritants est désormais arrêtée, ce qui a été rendu possible par la stabilisation dans nos locaux.

Mme Marie Guévenoux. Il en va de même concernant le matériel informatique ?

Mme Françoise Bilancini. La situation est différente pour le matériel informatique : une homologation est nécessaire, notamment concernant la partie relative à la classification. Elle sera faite lorsque les travaux de mise aux normes des systèmes d’information seront achevés.

Mme Marie Guévenoux. Les normes de sécurité relatives à cette homologation sont-elles claires ?

Mme Françoise Bilancini. Oui, pour ceux qui s’y connaissent. Des services procèderont bientôt à cette homologation.

M. le président Éric Ciotti. Nous vous remercions.

 


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Audition du mercredi 22 janvier 2020

À 14 heures 30 : M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), ainsi que son conseiller, M. Samuel Manivel.

Dans le cadre de nos échanges, monsieur le président, vous nous indiquerez quels sont le rôle précis et les missions de la Commission que vous présidez, laquelle s’est substituée depuis la loi relative au renseignement du 24 juillet 2015 à la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) – j’étais d’ailleurs le rapporteur de la commission des lois lorsqu’elle s’est réunie pour donner un avis sur votre nomination à la présidence de la CNCTR.

Je vous remercie donc pour votre présence et vous précise que cette audition se déroulera à huis clos. Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire qui vous permettra peut-être de rappeler les différentes techniques de renseignement que la CNCTR est amenée à contrôler, puis, de passer à des questions et à des échanges, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Francis Delon et M. Samuel Manivel prêtent successivement serment.)

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Monsieur le président, comme vous l’avez rappelé, je préside en effet la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, autorité administrative indépendante créée par loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement et qui existe donc depuis un peu plus de quatre ans.

Elle est constituée de neuf membres : quatre parlementaires, deux personnes nommées par le Conseil d’État, deux autres qui le sont par la Cour de cassation et une personnalité qualifiée désignée par le Président de la République après avis de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP) pour ses compétences dans le domaine des communications électroniques.

Je souligne d’ailleurs que Mme Constance Le Grip, que vous avez la chance de compter parmi les membres de cette commission d’enquête, fait partie des parlementaires siégeant à la CNCTR. Plus que d’autres encore, elle pourra corriger mon propos si cela s’avère nécessaire.

La loi de 2015 a constitué un tournant en matière de renseignement, et pas seulement dans le contrôle du renseignement, puisqu’elle a fourni un cadre juridique à l’activité des services de renseignement et qu’elle a permis à ces derniers d’exercer clairement leur activité alors qu’ils travaillaient pour une grande part dans une sorte de clandestinité. Elle leur a également permis d’être reconnus comme participant au service public de la sécurité nationale.

La contrepartie de ce cadre légal et du renforcement du rôle des services de renseignement a été la mise en place d’un contrôle plus étendu que celui qui existait auparavant : vous avez en effet rappelé, monsieur le président, que seules étaient alors contrôlées les interceptions de sécurité.

Désormais, de nombreuses techniques font l’objet d’un contrôle. Pour fixer les idées, celles dont la loi a prévu qu’elles ne pourraient être utilisées qu’après autorisation du Premier ministre délivrée après avis de la CNCTR correspondent à des mesures de surveillance qui, si elles étaient exercées sans cadre légal et sans autorisation, constitueraient des infractions pénales. Par le régime d’autorisation qu’elle a prévu, la loi évite donc que les représentants des services se trouvent dans une telle situation.

Point très important sur le plan juridique et politique : le système de 2015 prévoit également que c’est le Premier ministre qui décide d’autoriser ou non une mesure de surveillance alors qu’auparavant il décidait uniquement des interceptions de sécurité : désormais, il le fait donc pour toutes les techniques prévues par la loi de 2015 et il se prononce après avis de la CNCTR.

S’il ne s’agit que d’un avis simple, la loi a cependant prévu un dispositif particulier qui lui confère un certain poids. En effet, si la Commission a rendu un avis défavorable sur l’utilisation d’une technique et que le Premier ministre décide néanmoins de l’autoriser, la Commission – ou trois de ses membres – peut contester cette décision devant une formation spécialisée du Conseil d’État. La loi a même prévu que, dans certains cas, la Commission est tenue de le faire.

Il s’agit à l’évidence d’un élément particulier qui place le Premier ministre devant un choix : s’il décide de ne pas suivre l’avis négatif de la Commission, il sait qu’il devra probablement s’expliquer ensuite devant le Conseil d’État. Il faut garder à l’esprit que c’est là un élément important de l’équilibre politique global de la loi.

La mission de contrôle de la Commission s’exerce de deux manières : un contrôle a priori, que je viens d’évoquer, au cours duquel chaque demande formulée par les services lui est d’abord soumise après que le ministre de tutelle l’a approuvée et avant que le Premier ministre ne statue, et un contrôle a posteriori pouvant prendre diverses formes.

Il peut en effet s’exercer sur pièces et sur place, dans les locaux des services, mais également en ligne – il l’est d’ailleurs en partie – puisque, comme vous l’imaginez, nombre de demandes de techniques de renseignement font l’objet d’une procédure dématérialisée sur des réseaux sécurisés, lesquels nous permettent également de disposer des résultats recueillis – nous pouvons donc vérifier s’ils correspondent à ce qui nous a été décrit.

Dernier élément permettant d’avoir une idée complète du dispositif : les personnes qui pensent être surveillées peuvent nous saisir et faire des réclamations puis, ensuite, former un recours devant la formation spécialisée du Conseil d’État que j’ai évoquée tout à l’heure.

Quel type de contrôle exerçons-nous ? Un contrôle de légalité, qui inclut un examen du caractère proportionné de la mesure de surveillance proposée par rapport à la menace invoquée et qui, dans certains cas, inclut aussi un contrôle de subsidiarité : la loi a en effet prévu que, s’agissant des techniques les plus intrusives, qui impliquent de pénétrer dans un lieu d’habitation, la Commission doit se demander si la recherche effectuée par le service ne pourrait pas être aussi efficace en utilisant une technique moins intrusive. Nous devons donc nous demander si le service lui-même ne dispose pas d’autres moyens d’action, moins attentatoires à la vie privée de la personne concernée.

Parmi les neuf membres de la Commission, trois, dont le président, travaillent à temps complet, ainsi qu’un secrétariat de dix-sept agents composé bien sûr de juristes mais également de magistrats, judiciaires et administratifs, et d’ingénieurs. Ce secrétariat instruit les demandes et, selon les cas, les soumet soit à l’avis d’un membre de la Commission que la loi a autorisé à rendre l’avis seul – il s’agit forcément d’un magistrat, membre du Conseil d’État ou de la Cour de cassation –, soit à celui de la formation collégiale.

Celle-ci se réunit fréquemment, au minimum trois fois par semaine car – c’est normal, compte tenu des enjeux – la loi a prévu des délais d’examen des demandes très brefs : vingt-quatre heures si la demande peut être traitée par un magistrat statuant seul et soixante-douze heures en cas d’examen en formation collégiale. Le respect de tels délais suppose donc que celle-ci puisse se réunir assez fréquemment.

Il existe deux types de formations collégiales : une formation dite plénière, dans laquelle les parlementaires siègent, et une formation restreinte, qui siège sans eux. Lorsqu’il est question des techniques les plus intrusives et des professions protégées, c’est-à-dire les avocats, les journalistes, les parlementaires et les magistrats, la délibération en formation plénière est obligatoire.

La commission examine aujourd’hui 73 000 demandes par an, chiffre à comparer avec les 7 000 ou 8 000 demandes d’interceptions de sécurité qui étaient examinées par la CNCIS, les chiffres antérieurs étant encore inférieurs. Le volume des demandes examinées a donc considérablement augmenté.

Néanmoins, le cadre légal fonctionne bien : nous n’avons pas connu de situations où nous ne pourrions exercer normalement notre contrôle. Nous sommes organisés pour l’exercer dans des conditions telles que nous sommes capables de répondre à l’urgence, par exemple – cela arrive assez souvent – lorsqu’un service nous signale qu’une situation particulière interdit d’attendre les vingt-quatre heures prévues par la loi. Si nous sommes convaincus du bien-fondé de sa démarche, nous statuons alors dans un délai approprié.

Naturellement, le Premier ministre sera invité par le service à faire de même après que la Commission aura rendu son avis. Dans certains cas particuliers, moins de deux heures se sont écoulées entre le moment où la demande a été formulée et celui où elle a été autorisée : nous sommes capables de le faire et nous comprenons aisément pourquoi il faut qu’il en soit ainsi.

Nous sommes en relation constante avec tous les acteurs de la chaîne opérationnelle, qu’il s’agisse des services de renseignement, des ministres qui exercent leur tutelle ou du Premier ministre qui prend la décision.

Nous avons des échanges constants, à tous les niveaux, avec les services de renseignement et tout d’abord, bien sûr, à travers les demandes. Si celles-ci nous paraissent insuffisamment motivées ou claires, nous pouvons demander au service concerné des compléments d’information, oralement ou par écrit, sur des réseaux sécurisés. Nous pouvons également demander aux services – et nous le faisons – de venir nous expliquer une thématique particulière qui nécessite une information spécifique de la commission.

Ces contacts se situent évidemment au niveau des chefs de service : s’il relève du rôle du président de la Commission de les rencontrer, ces derniers sont également auditionnés régulièrement par la Commission. Ils peuvent ainsi lui expliquer leur action et répondre aux questions qu’elle leur pose sur la façon dont ils travaillent.

Le contrôle a posteriori n’a pas révélé d’irrégularités graves, ou en tout cas très graves, dans le fonctionnement des services. Il en existe, bien sûr, par exemple lorsque le service n’a pas respecté une durée légale de conservation de données, mais nous n’avons pas connu de situation dans laquelle un service aurait délibérément voulu contourner le cadre légal, où il aurait par exemple cherché à recueillir des renseignements qu’il n’était pas autorisé à collecter.

Lorsque nous découvrons des irrégularités, une simple demande orale auprès du service concerné permet le plus souvent de rectifier les choses. Il m’est très rarement arrivé, une ou deux fois, de devoir prendre la plume pour écrire à un chef de service afin de lui indiquer d’une façon très formelle qu’il fallait corriger telle ou telle chose, et cela a été fait.

À cet égard, il n’y a donc pas de difficulté : notre choix de dialoguer constamment avec les services nous permet d’être bien informés de leurs actions et leur permet d’être très au fait de la façon dont nous raisonnons ce qui, dans ce domaine-là, est très important. Nous ne sommes pas une instance capricieuse ; nous essayons d’avoir une doctrine à peu près stable et de nous montrer prévisibles. Il importe donc de partager avec les services notre façon de raisonner.

Cela ne signifie pas que nous soyons toujours d’accord avec eux, ce qui est d’ailleurs bien normal. Il nous arrive ainsi de rendre des avis défavorables. Lors de notre première année d’activité, nous en avons rendu un nombre important – près de 7 %. En 2018, on en a dénombré un peu plus de 2 % ; ce pourcentage diminuera encore en 2019, ce qui est logique puisque les services s’adaptent à notre doctrine. En outre, ce chiffre doit être rapporté au pourcentage d’avis défavorables rendus par la CNCIS, qui était très inférieur à 1 %. Ce cadre légal fonctionne donc et constitue un incontestable progrès par rapport à ce qui existait avant 2015.

Il n’est toutefois évidemment pas parfait. Il a d’ailleurs été modifié six fois depuis 2015 pour permettre l’entrée du renseignement pénitentiaire dans le second cercle ainsi qu’une modification du régime de la surveillance hertzienne – complètement exclue du cadre légal – suite à une question prioritaire de constitutionnalité jugée par le Conseil constitutionnel et qui a conduit à une censure partielle d’une disposition de la loi : s’il existe toujours une exception hertzienne, elle est très réduite, beaucoup plus résiduelle que celle qui existait auparavant. Une nouvelle technique a donc été créée qui permet de surveiller les communications dans le domaine hertzien. Si vous le souhaitez, j’en préciserai la nature.

Le régime de la surveillance internationale a également été modifié dans le cadre de la loi de programmation militaire de 2018 pour les années 2019 à 2025. Quelques modifications ont aussi été apportées au recueil de données de connexion en temps réel : à l’origine assez strict, ce régime a ensuite été légèrement assoupli afin de s’adapter à la réalité d’une technique qui est cependant moins intrusive que d’autres – par exemple, une interception de sécurité – et qui présente un intérêt particulier pour les services dans le suivi du risque terroriste.

Comme vous le savez, un rendez-vous législatif est prévu en 2020 puisque l’une des techniques prévues par la loi, la technique de l’algorithme – la seule qui permette de recueillir des données non ciblées pour les exploiter dans un algorithme à des fins de prévention du terrorisme – a été autorisée pour une durée limitée par le Parlement. Initialement limitée à trois ans, elle a été portée à cinq ans, le Gouvernement devant faire un rapport sur son usage d’ici le mois de juin prochain. Si le Parlement souhaite que cette technique continue à être utilisée, il devra le décider avant la fin de cette année.

La loi a également prévu – j’aperçois Guillaume Larrivé, qui travaille sur ce sujet ! – une évaluation du cadre légal à cinq ans et le travail a donc commencé : chacun s’interroge pour savoir s’il est possible de l’améliorer et le Gouvernement, à ma connaissance, a réfléchi à la question. La Commission elle-même a fait part d’observations et de suggestions dans son dernier rapport à propos de certaines évolutions qu’elle juge envisageables ou souhaitables. Je n’en dis pas plus pour l’instant mais je répondrai volontiers, le cas échéant, à vos questions.

Quelques précisions supplémentaires sur l’activité et les techniques.

J’ai évoqué le chiffre de 73 000 demandes par an environ, chiffre en hausse depuis 2015 même si cette augmentation n’est pas spectaculaire. Parmi les deux grands types de techniques figurent d’abord celles qui relèvent de ce que l’on appelle l’accès aux données de connexion : un service demande et reçoit l’autorisation d’obtenir d’un opérateur de téléphonie l’identification d’une personne ou ses « fadettes », c’est-à-dire la liste des appels qu’elle a passés et reçus. Cela représente environ 45 000 à 46 000 demandes – dont presque 30 000 concernent les demandes d’identification – soit une part importante des 73 000 demandes.

Pour tout le reste, les techniques sont très variées et s’étendent de la localisation d’une personne, soit par la géolocalisation en temps réel de son téléphone, soit par l’utilisation d’une balise posée par exemple sur un véhicule, jusqu’à des techniques extrêmement intrusives qui peuvent aller jusqu’à la pose de micros au domicile d’une personne, au recueil d’images ou à l’accès à son ordinateur.

Entre les deux se situent les interceptions de sécurité. On peut également utiliser un outil, l’IMSI-catcher – International Mobile Subscriber Identity – qui a deux fonctions. Son utilisation la plus courante, même si elle n’est pas très fréquente, permet de recueillir les identifiants d’une personne, c’est-à-dire son numéro de téléphone, à partir du recueil des numéros de téléphone de toutes les personnes se trouvant dans une zone déterminée. Il permet également de recueillir des correspondances mais cet usage est très strict, très réglementé, très encadré par la loi et très peu fréquent.

Il est également possible d’intercepter des communications émises par voie hertzienne sur des réseaux privés : il s’agit de la contrepartie de ce que j’ai mentionné tout à l’heure en évoquant la décision du Conseil constitutionnel concernant l’exception hertzienne.

L’évolution des techniques montre que les interceptions de sécurité continuent à être très utilisées par les services. Elles ont en effet continûment et significativement augmenté, passant de 8 100 en 2016 à 10 500 environ en 2018.

Autre technique dont l’usage a également beaucoup augmenté : le recueil des données de géolocalisation en temps réel. Il s’agit de suivre une personne à partir de la localisation du bornage de son téléphone aux différents relais auquel il se raccorde. Ce sont 5 200 demandes qui ont été formulées à ce titre en 2018.

S’agissant des finalités, vous le savez, la loi a prévu que les services ne peuvent être autorisés à surveiller des personnes que pour des raisons liées à la sécurité nationale, la loi ayant énoncé des motifs précis.

La ventilation des demandes des services en fonction de la finalité, vous n’en serez pas surpris, montre que le motif le plus couramment invoqué est la prévention du terrorisme. Je détaillerai tout à l’heure plus précisément les chiffres mais, de loin, il s’agit de la finalité la plus importante. Assez loin derrière figure la prévention de la criminalité organisée et tout ce qui a trait à la contre-ingérence, c’est-à-dire au contre-espionnage.

Deux autres finalités ont également plutôt augmenté ces dernières années : la défense et la promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France – la progression, à défaut d’être spectaculaire, est continue – ainsi que la prévention des violences collectives, qui a quant à elle augmenté en 2018 en raison du contexte que nous connaissons. Il en sera sans aucun doute de même en 2019, même si les chiffres ne sont pas encore disponibles.

Enfin, depuis le début de notre activité, nous calculons chaque année le nombre de personnes faisant l’objet d’une surveillance dans notre pays. Cette évaluation nous paraît plus juste que celle des demandes de techniques de renseignement car si celles-ci fournissent une indication, elle peut être faussée parce qu’au cours d’une même année, une même personne peut faire l’objet de plusieurs utilisations successives d’une même technique, ce qui multiplie les chiffres par deux, trois ou quatre sans que cela soit très significatif. Il est donc plus intéressant de connaître le nombre de personnes surveillées.

Aujourd’hui, il se situe à environ 22 000. Depuis 2016, l’évolution reste modérée mais à la hausse puisqu’en 2017 on en dénombrait 21 386. La répartition des finalités entre les personnes surveillées est intéressante. En 2018, 39 % d’entre elles l’étaient au titre de la prévention du terrorisme, 24,6 % au titre de la prévention de la criminalité et de la délinquance organisée, 18 % au titre de la contre-ingérence, donc du contre-espionnage, 9,6 % au titre de la prévention des violences collectives et 9 % au titre de la défense et de la promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France.

Je termine, non sans vous avoir précisé que nous sommes également chargés par la loi du 30 novembre 2015 relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales d’exercer un contrôle dans ce domaine-là. Initialement, la loi avait prévu que la Commission exerce un simple contrôle a posteriori mais le Premier ministre nous a ensuite demandé d’exercer de surcroît un contrôle a priori, ce qui a été prévu par la loi de programmation militaire de 2018, et c’est ce que nous faisons.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie vivement, monsieur le président, pour ce panorama très exhaustif des missions qu’exerce la Commission.

Je souhaite vous interroger sur des problèmes plus directement liés aux préoccupations de notre commission d’enquête.

Je ne sais, en l’occurrence, si le cadre juridique vous permettra de me répondre mais avez-vous reçu une demande d’avis quant à l’utilisation d’une technique de renseignement concernant Mickaël Harpon ?

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Je ne peux en effet pas répondre à cette question car l’information concernant l’existence, en l’absence, d’une surveillance, est couverte par le secret de la défense nationale.

M. le président Éric Ciotti. Je le savais, mais enfin… (Sourires).

Notre commission travaille sur les services de la préfecture de police et sur les emplois concourant à la sécurité nationale. Les policiers, les gendarmes, les membres des services de renseignement font-ils l’objet d’une procédure spécifique ? Quelle est la proportion des demandes les visant ?

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Ni la loi ni le règlement ne prévoit de procédures particulière mais il est normal qu’un service de renseignement ou de police s’assure que ses personnels ne présentent pas de risque, par exemple en matière de terrorisme, de criminalité organisée ou, s’agissant de certains services de renseignement, de contre-espionnage.

Nous sommes en effet saisis de certaines demandes liées à l’une des finalités prévues par la loi – j’en ai cité trois – pouvant concerner des agents de l’État travaillant dans un service de renseignement ou de police. Le service demandeur doit alors nous préciser la qualité de la personne. Nous exigeons d’obtenir les renseignements les plus précis possible sur le service auquel appartient l’agent, s’il s’agit d’un officier de police, etc. Ces éléments, bien évidemment, entrent en jeu dans notre appréciation de la proportionnalité. Nous nous demandons par exemple sur quoi reposent les soupçons portant sur une personne susceptible de présenter un risque en matière de terrorisme, si, en raison des fonctions qui sont les siennes, cette personne a accès à des armes, à des lieux particulièrement sensibles, à des fichiers de police. Ce sont là autant d’éléments à prendre en compte afin d’évaluer le risque et de prendre notre décision.

Oui, de telles demandes existent, oui, lorsqu’elles sont formulées, nous devons savoir qui elles visent. Disposons-nous d’une comptabilité de telles demandes ? Non, car elles sont formulées parmi d’autres, la loi ne définissant donc pas de catégories spécifiques pour ces personnes.

M. le président Éric Ciotti. J’imagine que votre réponse sera identique si je vous interroge sur d’éventuelles demandes provenant de la direction du renseignement de la préfecture de police, la DRPP ?

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Cette question en comporte plusieurs.

M. le président Éric Ciotti. Je pense aux agents de la DRPP.

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Je comprends.

J’ai lu hier un communiqué du Premier ministre indiquant que les mesures d’habilitation seraient modifiées et précisant que la DRPP peut tout à fait réaliser ce travail en son sein. La DRPP peut donc formuler de telles demandes mais je ne peux pas vous dire à quelle hauteur. Cela dit, il y en a eu, oui, et il y en a.

Dans l’organisation de l’État, ce travail relève généralement de la direction générale de la sécurité intérieure (la DGSI) pour le ministère de l’Intérieur, et de la direction de la sécurité extérieure (la DGSE) ainsi que de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (la DRSD) pour le ministère de la Défense. Les autres services ne sont pas habilités à faire un tel travail à propos de leurs propres agents.

M. le président Éric Ciotti. À combien s’élève le nombre de demandes concernant l’usage de la technique de l’algorithme sur les données de connexion s’agissant des menaces de terrorisme, dont je rappelle que l’expérimentation est prévue jusqu’au 31 décembre 2020 ?

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Pour la seule finalité de prévention du terrorisme et exclusivement au bénéfice des services du premier cercle, la loi a en effet prévu l’utilisation de cette technique permettant de recueillir de façon non ciblée des données de connexions – non de contenus, j’insiste –, lesquelles font ensuite l’objet d’un criblage à partir d’une technique conçue pour détecter certains types d’événements et isoler des données qui pourraient être pertinentes pour repérer la préparation d’un acte terroriste.

En l’état, trois algorithmes sont autorisés : le premier l’a été au mois d’octobre 2017 et les deux autres en octobre 2018. La Commission a été sollicitée sur la conception et l’application de cette technique complexe pour laquelle la loi a prévu des garanties particulières.

D’abord, sur l’algorithme lui-même : la Commission est ainsi saisie pour avis sur son principe même et vérifie si l’algorithme décrit par le service demandeur correspond bien aux préconisations de la loi : s’inscrit-il dans la lutte contre le terrorisme, est-il pertinent, ses modalités y sont-elles conformes ? En 2017, nous avons ainsi procédé à une série d’examens, avec des allers-retours entre le Gouvernement et nous, afin d’ajuster la copie qui nous a été soumise, laquelle a été in fine rendue conforme à nos préconisations.

Lorsque l’usage de l’algorithme a été approuvé et que les données isolées ont été jugées pertinentes, le service demande généralement que celles-ci soient rattachées à une personne. Une nouvelle demande est donc envoyée à la Commission, laquelle rendra un avis avant que le Premier ministre ne décide. Enfin, si l’identification de la personne peut être établie, le service peut quant à lui décider d’aller plus loin. S’il veut surveiller cette personne, il devra formuler d’autres demandes de surveillance.

M. le président Éric Ciotti. Il y a donc trois étapes.

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Ces trois algorithmes fonctionnent. Le premier a fait l’objet d’une phase de mise au point qui nous a d’ailleurs conduits à ne l’autoriser que pour une durée réduite de façon à en analyser les retours.

Le problème de ce dispositif, c’est souvent celui des « faux positifs ». La pire des choses est que l’algorithme révèle trop d’occurrences, ce qui le rend inutilisable, ou n’en révèle aucune, ce qui signifie qu’il ne fonctionne pas. Il faut donc trouver la bonne solution, ce qui suppose des ajustements qui prennent du temps. Ceux-ci sont techniques et tiennent à la façon dont les données ont été recueillies, au sérieux du travail réalisé.

J’ajoute que nos ingénieurs ont observé les lignes de code de l’algorithme afin de s’assurer que les descriptions du Gouvernement correspondaient à la réalité. C’est après que ce travail a été effectué que nous avons donné notre autorisation.

Aujourd’hui, ces algorithmes fonctionnent donc mais ce n’est pas à moi de juger s’ils donnent satisfaction aux services : c’est à ces derniers et au Gouvernement de vous le dire car nous ne disposons pas quant à nous d’une vision suffisamment complète de l’activité opérationnelle des services pour répondre à cette question.

M. le président Éric Ciotti. C’est tout à fait clair.

Sans doute est-il possible d’avoir d’ores et déjà une idée de leur utilité en évaluant la deuxième étape, après l’utilisation de l’algorithme – la presse, lors du vote de la loi, a je crois évoqué à propos de cette technique des « filets dérivants » –, la remontée des informations pouvant vous amener à formuler une deuxième autorisation concernant l’identification des personnes.

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. En effet.

M. le président Éric Ciotti. Quelqu’un se connecte, consulte des sites djihadistes et on l’identifie. Combien recevez-vous de demandes d’identification personnelle à la suite de cet enchaînement ?

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Là encore, je n’ai pas de chiffres à vous donner. Si nous ne sommes en rien submergés, les demandes existent et la situation reste gérable par les services.

M. le président Éric Ciotti. Vous ne pouvez pas nous en donner en raison du respect du secret de la défense nationale ou faute de comptabilisation ?

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Nous ne publions pas un tel chiffre, dont nous considérons en effet qu’il relève du secret défense. Vous pouvez toutefois poser la question aux services et ils vous diront, s’ils le souhaitent, ce qu’il en est. Nous considérons quant à nous que le dispositif fonctionne sur le plan technique. Les services y trouvent-ils leur compte ? C’est à eux de le dire.

M. le président Éric Ciotti. Considérez-vous qu’il doit être encore amélioré, qu’il doit monter en puissance ? Le nombre d’identifications augmente-t-il ou est-il stable ?

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Il est stable.

Par principe, un tel dispositif est toujours en phase d’amélioration car il s’affine au fur et à mesure de son utilisation. Tout dépend des données recueillies, de la façon dont l’algorithme a été plus ou moins finement conçu pour récupérer les données pertinentes et écarter celles qui ne le sont pas. Nous recevons assez régulièrement des demandes de modification de l’algorithme, sur lesquelles nous nous prononçons : les trois en vigueur ont ainsi été plusieurs fois modifiés depuis leur création. Ce ne furent jamais des ajustements importants mais ils furent variés. Selon moi, cela continuera en raison même de la nature de ce dispositif.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie.

Ultime question à laquelle vous avez je pense déjà répondu : êtes-vous fréquemment saisis dans le cadre de procédures d’habilitation ou de renouvellement d’habilitation au secret de la défense nationale ?

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. La loi ne nous octroie pas de compétences en la matière mais si un service de l’État, quel qu’il soit – pas seulement un service de renseignement – a un doute à l’égard de la loyauté d’un agent et de l’une des finalités prévues par la loi sur le renseignement – dans le cas, par exemple, du contre-espionnage, un service de renseignement pourrait alors formuler une demande de mesure de surveillance visant cette personne, aux fins de vérifier si celle-ci peut être habilitée. Quoi qu’il en soit, nous n’intervenons pas directement dans la délivrance des habilitations, ce n’est pas le travail de la Commission.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie vivement, monsieur le président.

M. Francis Delon, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés.

 


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Audition du mercredi 22 janvier 2020

À 15 heures 30 : M. Olivier de Mazières, préfet de police des Bouches-du-Rhône, ancien chef de l’État-major opérationnel de prévention du terrorisme (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Nous procédons maintenant à l’audition de M. Olivier de Mazières, actuellement préfet de police des Bouches-du-Rhône. Nous vous remercions, monsieur le préfet, d’avoir répondu à notre invitation. Avant d’être nommé à ces fonctions en juillet 2017, vous avez exercé les fonctions importantes de chef de l’État-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT), de juillet 2015 à juillet 2017. Après votre intervention liminaire, nous serons amenés à vous poser des questions, notamment sur la détection des signes de radicalisation dans les services dépendant de votre autorité dans les Bouches-du-Rhône.

Auparavant, conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite, monsieur de Mazières, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Olivier de Mazières prête serment.)

M. Olivier de Mazières, préfet de police des Bouches-du-Rhône. Je commencerai par rappeler l’esprit dans lequel j’ai eu l’honneur, à la demande du ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, de créer l’EMOPT. Celui-ci avait pour but de réunir en une seule structure des représentants des principaux services du ministère de l’intérieur concernés par le renseignement en matière de lutte contre la radicalisation : la préfecture de police de Paris, la police judiciaire, le service central du renseignement territorial (SCRT), la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO) de la gendarmerie nationale.

L’idée, à l’époque, était de créer une « interconnexion neuronale » des fichiers, pour reprendre une expression qui n’est pas de moi. Tout en respectant scrupuleusement les prescriptions de la commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) interdisant la mise en commun et le croisement d’un certain nombre de bases de données numériques, il s’agissait de créer une petite unité très souple. Chacun des services cités était représenté par deux agents, qui avaient accès aux fichiers de renseignement relevant de leur service d’origine et qui pouvaient, à la demande du cabinet du ministre et en tant que de besoin, fournir des réponses rapides au sujet du caractère connu ou inconnu d’un individu par lesdits fichiers de renseignement. Telle était la première tâche qui nous a été confiée.

La deuxième tâche est sans doute celle qui nous a le plus occupés : constituer et alimenter, en lien avec l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), ce qui s’appelait déjà le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Puisque nous partions d’une page blanche, il fallait donc constituer ce fichier à partir des données qui nous étaient transmises par les différentes bases de données nationales utilisées par les services de renseignement, données qu’il nous revenait d’harmoniser.

Enfin, la troisième tâche qui nous a été confiée consistait à veiller à ce que ce fichier soit complété et actualisé par les préfets de département. En d’autres termes, nous devions accompagner la déconcentration du suivi de la radicalisation terroriste sur le territoire, dans le cadre des mesures qui avaient commencé à être instaurées, notamment à partir de 2014 avec la création des cellules de prévention de la radicalisation et d’accompagnement des familles (CEPRAF), complétées à compter de 2015 par la création des groupes d’évaluation départementaux (GED), le pilotage de ces deux instances étant confié aux préfets, bien que la coprésidence en soit assurée par les préfets et les procureurs de la République.

La systématisation de cette déconcentration était consécutive aux attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et contre l’Hypercacher. Elle découlait également de l’attentat perpétré à Saint-Quentin-Fallavier le 26 juin 2015, qui avait mis en lumière le fait que son auteur, Yassin Salhi, avait été, comme beaucoup d’auteurs d’actes terroristes, repéré puis perdu à la suite d’un déménagement du Doubs vers l’Isère. La problématique qui était alors la nôtre et celle du ministre de l’Intérieur était la traçabilité sur l’ensemble du territoire national des individus repérés pour radicalisation violente et risque de passage à l’acte. Cela explique la création d’une base de données unique, le FSPRT, qui propose des modalités d’accès et de partage de fiches et d’informations entre services menants et services concourants. Ces derniers peuvent être répartis sur l’ensemble du territoire, afin de s’adapter au mode de vie des individus que nous devons surveiller, qui peuvent se déplacer d’un département à un autre et de ville en ville.

J’ai eu l’honneur d’être nommé préfet de police des Bouches-du-Rhône au mois de juin 2017 ; cette décision s’est traduite par une installation le 3 juillet 2017. Le préfet de police des Bouches-du-Rhône a sous son autorité l’ensemble des forces de sécurité publique – mais pas de sécurité civile –, c’est-à-dire l’intégralité des services de police et de gendarmerie, soit environ 8 000 agents, répartis entre la direction départementale de la sécurité publique (DDSP) des Bouches-du-Rhône, qui est la plus importante de France avec plus de 4 000 agents, la direction interrégionale de la police judiciaire, la plus étoffée de France également, et d’autres services, à l’échelle de ce département, très peuplé et dont la ville centre, considérable, présente les difficultés que vous connaissez.

La gendarmerie a également une part importante dans ce département : il s’agit, en nombre, du quatrième groupement de gendarmerie en France métropolitaine. De manière symptomatique, il est le premier à être dirigé, depuis quelques mois, par un général de gendarmerie.

La préfecture de police, en tant qu’institution, est en revanche une petite structure qui compte moins de soixante équivalents temps plein (ETP) – cinquante-huit au moment où nous parlons. Elle est conçue comme une administration de mission et n’assume donc pas de tâches de gestion réglementaire ou administrative, telles que le contrôle de légalité, le droit des étrangers ou le suivi et la formation des écoles de conduite, autant de missions qui relèvent du préfet des Bouches-du-Rhône. En revanche, le préfet de police, outre la charge de toutes les missions de sécurité publique, a également des compétences importantes en matière de police administrative, notamment le bureau des armes et la suspension des permis de conduire.

M. le président Éric Ciotti. Pouvez-vous nous décrire l’articulation entre l’UCLAT, l’EMOPT et la lutte antiterroriste (LAT) ? Elle semble si complexe qu’elle a d’ailleurs été simplifiée depuis le 1er janvier 2020, et je me demande si la mise en place de plusieurs structures de coordination ne souligne pas précisément un défaut de coordination : quand il devient nécessaire de coordonner la coordination, c’est que les choses ne vont pas forcément d’elles-mêmes. Quelle est votre analyse de la situation, hier et aujourd’hui ?

M. Olivier de Mazières. L’EMOPT, dont la création avait été décidée par l’autorité politique, assurait des missions très spécifiques. Je n’ai pas à porter de jugement sur le choix du service chargé de piloter l’ensemble de ces missions. Nous aurions pu imaginer confier ce pilotage à l’UCLAT ; tel n’a pas été le choix fait par le ministre de l’intérieur et par le Gouvernement à ce moment-là. Peut-être parce que la nouveauté de ces missions, en particulier la dimension d’animation du réseau territorial, la montée en puissance des préfets et des services coordonnés par les préfets, et enfin la montée en puissance des GED et des CEPRAF, supposaient non seulement une bonne connaissance du réseau territorial, mais aussi la capacité d’être un porte-parole vis-à-vis des préfets, dans une démarche presque apostolique. Dès lors, il était judicieux de confier cette mission à quelqu’un connaissant le métier et habitué à l’administration territoriale, c’est-à-dire un préfet capable de s’adresser à d’autres préfets, ne serait-ce que pour des raisons de légitimité et d’autorité naturelle.

Je vois une seconde raison : le Gouvernement et le ministre de l’Intérieur souhaitaient confier ces missions à une entité réellement interservices au sein du ministère, qui ne soit pas une entité strictement policière. Or, même si l’UCLAT accueillait à l’époque en son sein un officier de gendarmerie, elle était une entité essentiellement policière. L’idée consistait à faire travailler de concert la police judiciaire, le renseignement territorial (RT), la gendarmerie et la préfecture de police de Paris. Peut-être l’UCLAT, telle qu’elle fonctionnait alors, ne répondait-elle pas à ces impératifs.

Lorsque de nouveaux ministres de l’Intérieur ont pris leurs fonctions et que j’ai moi-même quitté mes fonctions de chef de l’EMOPT, le choix a été fait de conserver les missions de l’EMOPT mais de les confier à l’UCLAT, non plus sous la direction d’un préfet mais sous celle du chef de l’UCLAT et de l’un de ses adjoints. Ce moment a également coïncidé avec une montée en puissance de la gendarmerie au sein de l’UCLAT, du fait notamment du transfert à l’UCLAT de plusieurs cadres issus de l’EMOPT en particulier un colonel de gendarmerie qui en est devenu le numéro deux.

Ensuite, j’ai perdu de vue le fonctionnement interne de cette unité. Je sais que très rapidement, la DGSI a pris la main sur ces missions ; l’État-major permanent (EMaP), au sein de la DGSI, en est aujourd’hui chargé. En clair, La structure a changé, mais les missions sont restées : créées par l’EMOPT, elles ont été rattachées à l’UCLAT et sont désormais assurées par l’EMaP. J’ai cru comprendre qu’un rapprochement entre l’UCLAT et la DGSI était venu parachever ce mouvement depuis 1er janvier 2020.

Ce changement a-t-il entraîné un déficit de coordination territoriale par rapport à la période de l’EMOPT ? Oui, dans la mesure où les consignes d’une part, et l’accompagnement des GED par l’administration centrale et leur articulation avec les CEPRAF d’autre part, sont aujourd’hui bien moindres, en tout cas dans les Bouches-du-Rhône. À l’époque, avec mes collaborateurs, nous étions constamment dans les préfectures pour expliquer comment utiliser, alimenter, actualiser et fiabiliser le FSPRT. Non, compte tenu du fait que le besoin de coordination territoriale est aujourd’hui moindre, puisque l’habitude a été prise par les services territoriaux et préfectoraux.

M. le président Éric Ciotti. Qu’en est-il de la LAT dans le dispositif ?

M. Olivier de Mazières. Je n’ai pas l’impression d’une perte de contrôle ou d’efficacité de la LAT par rapport au système précédent.

M. le président Éric Ciotti. Comment s’articule-t-elle avec les autres structures ? Quelle est sa mission ?

M. Olivier de Mazières. Je ne saurais pas vous répondre.

M. Guillaume Larrivé. La transformation de la coordination nationale du renseignement en coordination nationale du renseignement et de la lutte antiterroriste a-t-elle eu, à compter de l’été 2017, un effet perceptible, au plan opérationnel, sur les missions de coordination assurées par l’EMOPT ou par l’UCLAT ? Quelles ont été les conséquences sur la lutte contre le terrorisme de l’irruption opérationnelle affichée de l’Élysée ?

M. Olivier de Mazières. Je n’ai pas le sentiment que cela ait véritablement modifié les instruments, les habitudes de travail, les priorités, les cibles ou encore les objectifs, qui étaient les nôtres. En revanche, cela a eu des effets sur l’analyse des attaques terroristes contre notre territoire et sur la réflexion en matière de gestion de notre travail au quotidien et d’adaptation des outils – notamment le FSPRT. J’ai hélas été aux premières loges en ce domaine et je peux en témoigner. Le 3 octobre 2017, un attentat terroriste a été perpétré sur le parvis de la gare Saint-Charles, à Marseille : deux jeunes filles ont été massacrées par un terroriste. Dans les semaines qui ont suivi, la coordination nationale du renseignement a organisé à Paris un échange entre le préfet de police qui avait été aux premières loges et l’ensemble des services de renseignement et de lutte antiterroriste. Nous avons procédé à un retour d’expérience (RETEX) – ainsi que cela a été fait par le coordonnateur national pour toute une série d’attentats terroristes perpétrés sur le territoire –, qui a conduit ultérieurement à une adaptation majeure du FSPRT, à savoir la suppression de plusieurs statuts d’enregistrement des individus, qui étaient très utilisés, notamment le statut « en veille ». Ce statut correspondait à des individus qui n’étaient plus suivis, mais qui étaient néanmoins maintenus dans la base ; nous nous réservions le droit de rouvrir leur dossier pour prendre connaissance d’une éventuelle évolution majeure, avant de le clore, le cas échéant, définitivement. Ces différents statuts ont été abandonnés au profit d’une cotation des risques de niveau 1, 2, et 3. Cette cotation, qui était une première, avait d’abord été écartée, lors de la création du FSPRT, car nous craignions que les services soient trop sélectifs dans le choix des individus à inscrire, sachant que l’objectif premier de cette base de données consistait avant tout à intégrer la masse des signalements recueillis jusqu’alors, avec cette idée que le passage d’un signal faible à un signal fort pouvait être très rapide ; ce constat demeure vrai.

En matière de lutte contre la radicalisation en effet, le sujet est davantage celui du suivi des signaux faibles et moyens que celui du suivi du signal fort, qui relève de techniques de renseignement et de pratiques antiterroristes plus classiques. Or, en dépassant le seuil de 20 000 inscrits au FSPRT, nous nous sommes aperçus que nous n’avions pas les moyens de tous les suivre avec la même efficacité – j’en fais l’expérience dans les Bouches-du-Rhône. Il fallait donc être plus sélectif quant aux individus inscrits au FSPRT et s’appuyer sur une cotation à trois niveaux, du niveau 1 le plus dangereux, au niveau 3, le moins dangereux. Cette cotation nous a permis de mieux répartir nos efforts et de rationaliser le FSPRT. Aujourd’hui, le nombre d’inscrits est plutôt en baisse par rapport au niveau constaté il y a quelques années.

Cette évolution est certainement le fruit d’une réflexion menée par le coordonnateur national en lien avec l’ensemble des services et des autorités politiques concernées, mais il existe bien évidemment des intermédiaires entre le coordonnateur national du renseignement et le préfet et, lorsque nous recevons des instructions concernant des modifications d’organisation ou de procédures, nous ne savons pas toujours qui est à l’origine de la décision, qui peut provenir du coordonnateur comme d’autres autorités.

M. Guillaume Larrivé. Vous avez, d’une part, un important stock de données, centralisées notamment au sein du FSPRT, sans oublier les fameuses fiches S, « atteinte à la sûreté de l’État », du fichier des personnes recherchées (FPR). Vous disposez donc d’une grosse masse indices sur des individus susceptibles de porter atteinte à l’ordre public. D’autre part, vous pouvez compter avec le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) et la législation permettant de prendre des mesures d’expulsion pour prévenir les troubles à l’ordre public. En tant que préfet de police des Bouches-du-Rhône, disposez-vous d’une procédure pour tamiser à l’extrême le FPR et le FSPRT et pour prendre à l’encontre de ressortissants étrangers y figurant et susceptibles d’être concernés par le CESEDA, des mesures d’expulsion permettant de débarrasser le territoire national de leur présence ?

M. Olivier de Mazières. À plusieurs reprises, des instructions très fermes ont été données en ce sens par les ministres de l’Intérieur successifs. Elles ont été formulées dans des textes ou à l’occasion de réunions de préfets insistant sur la nécessité de traiter ce sujet.

Je préside chaque semaine un GED, auquel je donne parfois une thématique ; régulièrement, il est consacré aux étrangers inscrits au FSPRT et à la manière de les reconduire à la frontière. À ce GED, participent la police aux frontières (PAF) mais également la préfecture des Bouches-du-Rhône – puisque la préfecture de ce département est bicéphale –, le préfet du département ayant autorité sur le service des étrangers et sur les opérations de reconduite à la frontière, ce qui nous engage à une collaboration étroite. Nous pouvons donc rapidement et systématiquement identifier les situations pouvant se résoudre par une reconduite à la frontière. Ce n’est pas le cas dans de nombreux dossiers, car certains individus inscrits au FSPRT bénéficient du statut de réfugié et nous n’avons pas la possibilité d’intervenir aussi facilement. Le statut de réfugié peut être retiré, mais c’est compliqué, même si cela a déjà été fait dans les Bouches-du-Rhône, notamment pour un ressortissant tchétchène.

La plupart des étrangers que nous reconduisons dans ce cadre à la frontière sortent de prison. Ce sont en effet les plus simples à intercepter et leur profil est généralement bien documenté. Avec le concours de la PAF et du renseignement pénitentiaire, qui est un acteur fondamental de notre dispositif, nous parvenons à les prendre en charge et à les reconduire à la frontière. Marseille étant un port, les reconduites peuvent être opérées par bateau, ce qui permet d’éviter les refus d’embarquement. Cela dit, ces opérations concernent des volumes très limités : en 2018, nous avons reconduit à la frontière dix-neuf individus de nationalité étrangère inscrits au FSPRT. Il s’agissait essentiellement d’individus sortant de prison.

M. Guillaume Larrivé. Le flux est de dix-neuf, mais quel est le stock d’étrangers inscrits au FSPRT dans les Bouches-du-Rhône ?

M. Olivier de Mazières. Je n’ai pas le chiffre exact des étrangers inscrits au FSPRT dans les Bouches-du-Rhône, mais ils doivent être une cinquantaine – je vous communiquerai le chiffre précis ultérieurement.

M. Guillaume Larrivé. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les dispositifs de projection interne des militaires de l’armée de terre – opération Sentinelle, Vigipirate, etc. – comme contribution effective à la lutte antiterroriste ?

On en parle moins qu’il y a deux ou trois ans : est-ce à dire que ces dispositifs donnent entièrement satisfaction, ou qu’à l’inverse une phase de réflexion silencieuse est en cours à leur sujet ? Je pose cette question parce que l’EMOPT était auparavant une structure de coordination interne à la place Beauvau, qui n’englobait pas l’armée de terre.

M. Olivier de Mazières. L’EMOPT était en effet une structure interne à la place Beauvau mais, dans le cadre de la démarche « apostolique » que j’ai évoquée tout à l’heure, il fallait « évangéliser » non seulement les préfets et les départements, mais aussi l’ensemble des autres départements ministériels. Il nous a donc fallu convaincre de la nécessité d’instaurer des dispositifs de vigilance ou de remontée des signalements en matière de radicalisation la directrice des sports, le ministère de l’Éducation nationale – Mme Vallaud-Belkacem avait d’ailleurs, à l’époque, donné des instructions très précises à ce sujet –, les universités et le ministère de la Défense. Au sein de ce dernier était en particulier concernée la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), devenue depuis la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) ; celle-ci est aujourd’hui l’un des principaux partenaires du GED, car elle nous donne accès aux dossiers militaires. Très peu de militaires sont actuellement inscrits au FSPRT, en revanche, plusieurs individus qui y figurent sont passés par l’armée. Il est donc intéressant de prendre connaissance de leur dossier militaire, pour savoir à quoi ils ont été formés en matière de maniement des armes ou d’explosifs, par exemple.

Quant au dispositif Sentinelle, il m’est très utile dans la mesure où il me permet d’économiser des forces de sécurité publique pour la surveillance des points sensibles. J’y ai particulièrement recours pour protéger les sites de la communauté juive, qui est très importante à Marseille – elle est la deuxième ou la troisième de France – et compte de nombreux lieux de culte, beaucoup d’écoles, des centres culturels importants et un site mémoriel emblématique, le camp des Milles, qui concerne l’ensemble de la communauté nationale.

Par ailleurs, l’individu qui a massacré Mauranne et Laura, le 3 octobre 2017 sur le parvis de la gare Saint-Charles a été neutralisé très rapidement par un militaire réserviste de l’opération Sentinelle. S’il n’avait pas neutralisé le terroriste, celui-ci l’aurait rapidement été par les policiers basés dans la gare qui étaient sur le point d’intervenir, mais cette seule intervention montre à mes yeux l’utilité de ce dispositif. Nous ne pouvons donc que déplorer, même si nous pouvons le comprendre, le souhait récurrent du ministère de la Défense de réduire la voilure et son désir que nous soyons plus sélectifs quant aux cibles et aux missions que nous entendons confier aux militaires qui se succèdent dans les Bouches-du-Rhône dans le cadre de l’opération Sentinelle.

M. Éric Diard. Nous avons auditionné un policier, qui nous a clairement dit qu’il avait été chargé, au sein de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), d’entrer des données à destination de l’EMOPT dans un ordinateur. Il semble que ce policier ait été sélectionné sur la base du volontariat et qu’il n’ait pas été préalablement formé à la détection des signaux en matière de radicalisation.

Par ailleurs, j’ai eu le plaisir de vous auditionner dans le cadre de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation. Vous regrettiez alors, à juste titre, que l’on ne puisse pas procéder au rétrocriblage des policiers. C’est désormais possible, depuis le 24 octobre 2019 précisément. Par ailleurs, je sais que, dans les Bouches-du-Rhône, vous avez fermé une mosquée et une école clandestines. Quels sont les obstacles juridiques qui se trouvent encore sur votre chemin dans votre lutte contre la radicalisation ?

M. Olivier de Mazières. Vous évoquez un fonctionnaire de la DRPP chargé d’alimenter le FSPRT : je suis un peu mal à l’aise pour vous répondre, car mon travail consistait à faire fonctionner l’EMOPT, ce qui impliquait que des instructions soient adressées, au nom du ministre, à différents services : les préfets, mais aussi le RT, la DGSI et la préfecture de police. Au-delà, je ne suis pas en mesure de vous répondre sur ce qui se passait au sein de la DRPP dans le cadre de l’exécution de ces instructions ; j’ignore comment elles ont pu être mises en œuvre.

J’insiste sur un point : il y a eu à l’époque, et je pense que cela a perduré, une très forte implication de l’autorité politique dans le fonctionnement de la nouvelle instance qu’était alors l’EMOPT. Tous les jeudis, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, réunissait dans la célèbre salle du fumoir l’intégralité de l’équipe de l’EMOPT. Face à lui, se tenait le chef de l’EMOPT, et à ses côtés, outre son directeur de cabinet, tous les chefs de service concernés, du préfet de police au directeur général de la sécurité intérieure en passant par le directeur général de la police nationale (DGPN) ou son adjoint, le directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN), le chef du RT et le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques. (DLPAJ). Le ministre entendait que les instructions qu’il avait données à l’EMOPT aient bien été exécutées, et que l’EMOPT lui rende compte du travail effectué dans la semaine. Lors de cet échange hebdomadaire, il demandait également aux différents chefs de services présents de rendre compte de ce qui avait été fait pour faciliter le travail de l’EMOPT. Des instructions très claires étaient ainsi données ; quant à savoir ce qu’il en advenait au sein de ces services, je ne saurais répondre.

En ce qui concerne, ensuite, les obstacles à la lutte contre la radicalisation, ils sont encore nombreux. Le premier d’entre eux fait l’objet d’une des questions que vous m’avez posées par écrit, monsieur le président : il s’agit des notes blanches et de notre capacité à partager avec l’autorité judiciaire des informations relevant du secret défense ou pouvant mettre en danger le travail des policiers et les sources de renseignement, notamment dans le cadre de l’application du contradictoire. C’est pour moi un élément majeur.

Nous nous heurtons à une autre difficulté avec les malades mentaux. Aujourd’hui, dans des proportions de plus en plus importantes, les attaques terroristes – certains parlent d’attaques terroristes low cost mais il s’agit malgré tout d’attaques terroristes – sont le fait d’individus perturbés psychologiquement, soit qu’ils aient des antécédents psychiatriques, soient qu’ils présentent des signes manifestes de troubles mentaux. Quant à savoir si leur passage à l’acte a été motivé par leur adhésion à l’islam ou par leur maladie, j’aurais tendance pour ma part à opter pour la seconde cause, considérant que l’islam n’est qu’une manière pour eux d’habiller leur acte, en résonance avec l’actualité, ce qui est un symptôme bien identifié chez certains individus souffrant de troubles mentaux. On pourrait ici multiplier les hypothèses, mais je retiendrai particulièrement celle de Tobie Nathan sur la quête d’identité de ceux qu’il appelle les « âmes errantes ».

Quoi qu’il en soit et très concrètement, il nous est difficile aujourd’hui d’avoir accès aux antécédents psychiatriques de ces individus car, s’il existe bien un décret qui permet désormais aux préfets d’accéder au fichier Hopsy, à ma connaissance il n’est pour l’instant pas encore mis en œuvre. Si, localement, nous avons développé avec l’agence régionale de santé (ARS) des relations suffisamment bonnes pour que nous puissions obtenir les informations dont nous avons besoin, cela n’empêche pas que certaines personnes fragiles psychologiquement ne sont pas signalées à nos services. Pour parler clair, le manque de fluidité dans les échanges entre la communauté médicale, qui manifeste de grandes réticences, et les préfets, est une faiblesse majeure de notre dispositif de détection de la radicalisation.

Le troisième obstacle enfin à notre action, c’est le droit du travail. Nous avons – et c’est tant mieux – un droit du travail très protecteur, qui nous laisse néanmoins très dépourvus face à des individus radicalisés et potentiellement violents. Autant l’on dispose de moyens de pression lorsqu’ils exercent des professions réglementées – retrait d’agrément ou d’habilitation –, autant nous avons peu de moyens d’action à leur encontre dans les autres cas, et encore moins s’il s’agit de salariés protégés, ce qui arrive de temps en temps.

Il faudrait donc envisager, à l’instar de ce qu’a fait la loi Savary dans le domaine des transports, d’inclure dans le droit du travail des dispositions permettant, le cas échéant, sous certaines conditions, et assortie des possibilités de recours qui s’imposent, y compris en référé, une rupture du contrat de travail. C’est déjà possible, au-delà du domaine des transports, pour les policiers, pour les fonctionnaires et, depuis la création du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS), pour les professions sensibles, notamment dans le cadre de l’organisation de grands événements, mais il faudrait sans doute réfléchir à élargir le champ de ces dispositions au secteur associatif et aux entreprises, en particulier aux grandes entreprises stratégiques.

Malgré ces difficultés juridiques que vous m’avez demandé de signaler, il faut cependant reconnaître que d’énormes progrès ont été réalisés ces dernières années, principalement à l’Éducation nationale, où la mobilisation a été exemplaire, mais également – et je ne dis pas cela parce que je m’adresse à des élus, dont une partie sont des élus locaux – en matière d’échanges d’informations avec les maires et les polices municipales, grâce à des dispositifs qui se sont révélés extrêmement utiles. Les Bouches-du-Rhône sont d’ailleurs en pointe sur ce sujet, puisque nous disposons de seize cellules municipales d’échanges sur la radicalisation, qui fonctionnent plus ou moins bien, mais qui fonctionnent.

Il faut enfin souligner, au titre des progrès réalisés, la montée en puissance et en qualité du renseignement pénitentiaire. En la matière, des changements notables sont intervenus, puisque le renseignement pénitentiaire peut désormais s’intéresser aux surveillants aussi bien qu’aux prévenus et aux détenus, ce qui n’était pas le cas auparavant. Nous y sommes particulièrement sensibles dans mon département, où mon prédécesseur a dû gérer, il y a quelques années, le cas de gardiens de prison radicalisés au sein de la prison des Baumettes.

M. Éric Diard. Notre rapport contenait deux préconisations. La première, au sujet des notes blanches, invitait à réfléchir – sans aller jusqu’à évoquer l’idée trop audacieuse pour les magistrats d’un contradictoire « asymétrique » – à une adaptation des procédures qui existent devant la section du Conseil d’État chargée du contentieux du renseignement et habilitée secret défense. La seconde consistait à permettre le licenciement d’un salarié protégé radicalisé, sans autorisation préalable d’un inspecteur du travail.

M. Guillaume Larrivé. Au vu de votre double expérience, en administration centrale et territoriale, si vous aviez tout pouvoir pour améliorer le dispositif de la lutte antiterroriste, modifieriez-vous son dimensionnement, son organisation ou son cadre juridique ?

M. Olivier de Mazières. Spontanément, j’aurais envie de vous répondre que c’est de la technologique que peuvent naître des avancées, quand bien même il s’agit d’un vœu pieu. Un croisement élargi des fichiers de renseignement mais également de tous les fichiers comportant des informations sur l’identité, l’état civil ou l’activité – je pense notamment aux données de Pôle emploi –, nous permettrait, d’une part, de recueillir très rapidement des renseignements sur des individus susceptibles de nous inquiéter, et, d’autre part, de détecter des failles pouvant être des moyens de pression, par exemple en cas de fraude aux prestations sociales, aux allocations familiales ou aux diverses aides parentales. Pour le dire autrement, une approche plus décomplexée en matière de croisement de fichiers et, d’une manière plus générale, un recours accru aux « nouvelles technologies » qui ne sont plus nouvelles depuis longtemps, nous permettraient d’être un plus efficaces. En effet, les moyens techniques destinés notamment aux écoutes, sont accordés en province avec parcimonie, et le renseignement territorial manque souvent de moyens d’écoute, car il est parfois difficile d’obtenir l’autorisation de Paris de pouvoir « brancher » certains individus. Il n’est pas jusqu’à la police judiciaire qui tire parfois la langue pour obtenir des balises ou des drones, sans parler des IMSI catchers.

Au-delà de ces sujets techniques, qui sont fondamentaux, on peut aussi envisager des améliorations juridiques. Je veux insister ici sur le fait qu’il est essentiel de faciliter le suivi et les sanctions judiciaires, à tout le moins éviter des annulations de sanctions administratives par la justice, grâce à un échange d’informations plus poussé et plus systématique, afin que le juge se prononce en toute connaissance de cause.

Quant aux effectifs, ce n’est pas pour moi un sujet majeur. Le nettoyage et la mise à jour du FSPRT, l’introduction d’une cotation des risques, la répartition assez harmonieuse, en tout cas dans les Bouches-du-Rhône, entre ce qui relève du suivi social et ce qui relève du suivi policier – lesquels se conjuguent parfois –, le travail des cellules d’accompagnement des familles qui ciblent en priorité les signaux faibles, c’est-à-dire des jeunes qui commencent à se radicaliser surtout par provocation et qui sont encore récupérables, pourvu qu’on mène avec eux, dans le cadre associatif et social, un travail pertinent, nous permettent déjà de balayer large. On peut évidemment toujours rêver d’avoir toujours plus d’effectifs pour exercer une surveillance sans relâche, mais les individus de niveau 1, c’est-à-dire les plus inquiétants, sont relativement peu nombreux et suivis, me semble-t-il, de manière relativement efficace, même si on ne peut jamais jurer que personne ne passera au travers des mailles du filet.

Cela m’amène à évoquer la taqiya, c’est-à-dire la dissimulation. Jusqu’à ces derniers mois, j’étais le premier à penser qu’il s’agissait uniquement d’un concept avec lesquels les universitaires se faisaient plaisir et que, dans la réalité, les individus radicalisés avaient plutôt tendance à l’afficher, ou du moins qu’ils étaient faciles à détecter.

Je modèrerais mon jugement aujourd’hui, car les remontées du terrain tendent à montrer que les indicateurs de la radicalisation ont été parfaitement intégrés par les plus jeunes, lycéens ou étudiants, qui savent adapter leur comportement en conséquence pour échapper à notre vigilance. Cette pratique de la dissimulation chez les plus jeunes doit retenir toute notre attention.

M. Florent Boudié, rapporteur. Que pensez-vous de la proposition issue d’une précédente commission d’enquête et qui vise à partager les attributions de la direction du renseignement de la préfecture de police entre la direction générale de la sécurité intérieure et le Service central du renseignement territorial ? Cela vous paraît-il approprié ?

M. Olivier de Mazières. Je ne veux pas avoir l’air d’éluder votre question, d’autant que nous sommes à huis clos, mais, très honnêtement, je maîtrise mal le fonctionnement et l’organisation interne de la préfecture de police de Paris, dont vous avez bien compris qu’elle est très différente de la préfecture de police des Bouches-du-Rhône, beaucoup plus importante et obéissant à une tout autre logique.

En revanche, je considère que tout ce qui peut renforcer le rôle de chef de file de la DGSI dans la surveillance des profils à risque élevé doit être favorisé et mis en œuvre. Savoir ensuite où se situe la ligne de partage entre les missions devant être transférées à la DGSI et celles demeurant du ressort de la DRPP me paraît relever du bon sens : ce qui, ailleurs, relève du renseignement territorial, pourrait être maintenu dans les attributions de la DRPP, tandis que ce qui relève de la sécurité intérieure serait pris en charge par la DGSI. Je peux difficilement être plus précis sur cette question.

M. François Pupponi. Vous avez évoqué les problèmes psychologiques dont souffraient un certain nombre d’individus, ce qui est le cas des derniers auteurs d’attentat. Pour avoir vu agir des imams radicalisés dans certaines mosquées de ma circonscription, je pense comme vous que nous somme dans ces cas-là face à du terrorisme. Ces imams parviennent en effet à stabiliser et à rendre inoffensifs en apparence des jeunes qui perturbaient l’espace public depuis des années et face auxquels toutes les institutions avaient échoué. En réalité, ces jeunes, perturbés psychologiquement et à la personnalité complètement déstructurée, sont des proies aisément manipulables, qui peuvent ensuite passer à l’acte n’importe quand. Quelle surveillance peut-on exercer sur ces personnes qui ne présentent pas nécessairement tous les attributs de la radicalisation mais sont néanmoins liés à des réseaux dangereux ?

M. Olivier de Mazières. Savoir appréhender ce type de troubles mentaux est aujourd’hui l’une de nos priorités. Si notre pays pratique l’hospitalisation sous contrainte, il a renoncé, sauf dans des cas extrêmement graves, à l’enfermement psychiatrique de longue durée – sans qu’il soit de ma compétence de me prononcer sur ce choix. Dès lors, certains individus vont voir leur état se stabiliser dans le cadre d’une hospitalisation, et le médecin considérera qu’ils peuvent être rendus à la vie commune avec, généralement, une injonction de soins. Force est malheureusement de constater qu’il n’y a pas grand monde dehors pour s’assurer que cette injonction de soins est respectée.

« Demande à un fou s’il est fou et tu verras c’ qu’il t’ répond », chante Orelsan. Ces malades peuvent donc décider d’arrêter leur traitement et connaître un épisode de décompensation qui peut les conduire à passer à l’acte.

Face à cela, je préconise que l’on inspire d’abord de ce qui se fait dans les autres pays, car la France n’est pas le seul pays confronté à ce problème, et il existe peut-être aux États-Unis, en Italie, aux Pays-Bas ou en Allemagne, des solutions qui fonctionnent.

Il faut ensuite trouver un moyen de s’assurer que les injonctions de soins sont respectées. Il existe en la matière quelques dispositifs prometteurs, dont un que je suis en train d’expérimenter dans les Bouches-du-Rhône. Il s’agit du système des familles accompagnantes, mis en place par une structure qui émane de l’Union nationale des associations familiales (UNAF) et qui organise l’hébergement de ces malades dans des unités d’habitation où ils sont accompagnés par des personnes qui assurent la logistique et veillent à ce qu’ils prennent leur traitement. J’ignore si ce dispositif pourrait être mis en œuvre à grande échelle, mais, si l’on ne veut pas enfermer les fous – ce qui n’est pas la tendance du moment et ne résoudrait d’ailleurs pas grand chose –, il me semble que c’est une piste intéressante à explorer car, à partir du moment où l’état de ces individus se stabilise grâce au traitement, ils ne posent plus de problème.

M. François Pupponi. Les services de renseignement sont-ils informés des personnes qui font l’objet d’un suivi psychiatrique ?

M. Olivier de Mazières. Oui. Nous obtenons des informations grâce à nos échanges avec l’ARS, qui ne nous informe pas spécifiquement sur la pathologie de l’individu, mais sur le fait qu’il manifeste des fragilités psychologiques ou qu’il bénéficie d’un suivi.

M. le président Éric Ciotti. Vous nous avez indiqué avoir sous votre autorité huit mille agents. Certains d’entre eux ont-ils fait l’objet d’un signalement pour radicalisation et, si oui, combien et dans quelles circonstances ? Y-a-t-il eu une accélération depuis l’attentat à la préfecture de police ? Enfin, quelles ont été, le cas échéant, les procédures mises en œuvre ?

M. Olivier de Mazières. S’agissant de la préfecture de police elle-même, petite structure d’une soixantaine d’agents, il n’y a pas eu heureusement d’individus manifestant des signes de radicalisation et repérés comme tels. Il faut rappeler que, à la préfecture de police, la quasi-totalité des agents est habilitée secret défense et fait donc fait l’objet d’une enquête d’habilitation extrêmement poussée. Par ailleurs, l’avantage d’une petite structure comme celle-là, c’est que tout le monde se connaît et qu’il est donc rapide d’y repérer un agent susceptible de s’être radicalisé – je pourrai d’ailleurs évoquer ultérieurement les efforts faits en matière de sensibilisation et d’éducation des forces de sécurité.

S’agissant des autres unités, avant l’attaque du 3 octobre à la préfecture de police de Paris, nous avions déjà deux policiers inscrits au FSPRT. Ces deux individus sont donc inscrits au FSPRT et suivis par le groupe d’évaluation départemental. Pour le gardien de la paix, l’évaluation se poursuit.

M. Éric Ciotti. Qui procède à cette évaluation ?

M. Olivier de Mazières. C’est le renseignement territorial, sachant que, puisque c’est un gardien de la paix de la DDSP, il a été signalé au groupe d’évaluation central (GEC) qui coordonne désormais l’ensemble des investigations, probablement – si j’ai bien compris la philosophie du dispositif, dont je n’ai pas à connaître – en confiant à un service du renseignement territorial extérieur ou à des policiers extérieurs, la surveillance de cet individu.

Après le 3 octobre, il est intéressant de noter que cinq de nos policiers ont fait l’objet d’un signalement. Deux d’entre eux appartiennent à la DDSP. Leur cas n’a pas été transmis au GEC car nos évaluations tendent à démontrer que leur radicalisation n’est pas forcément avérée.

Pour résumer, nous avons donc deux policiers qui étaient inscrits au FSPRT avant le 3 octobre et sont suivis par le GEC, et cinq policiers qui nous ont été signalés après l’attentat, dont deux sont qui suivis par le GEC mais dont aucun, à ce stade, n’est inscrit au FSPRT.

M. le président Éric Ciotti. Avez-vous reçu, depuis le 3 octobre, des instructions pour resserrer les procédures de signalement, établir des référentiels de sensibilisation à la radicalisation ou développer de nouveaux outils de formation ?

M. Olivier de Mazières. Immédiatement après l’attentat, il nous a été demandé par le ministre de convoquer un GED exceptionnel, passant en revue l’ensemble des agents de services publics inscrits au FSPRT. Nous l’avions fait d’ailleurs d’initiative, trois semaines auparavant, mais l’avons refait, ce qui a permis, d’actualiser nos données. J’ai personnellement demandé à l’ensemble des chefs de service de me faire remonter tous les signalements qui pourraient émerger compte tenu du traumatisme de l’attentat, quand bien même ils ne concerneraient que des signaux faibles. De fait, les individus dont je viens de vous parler n’émettent que des signaux faibles, ce qui n’exclut évidemment pas la plus grande vigilance.

L’attentat a donc eu pour conséquence immédiate ces signalements, chacun ayant hélas pris conscience des risques. Il en a été de même dans l’administration pénitentiaire, puisque des gardiens de prison qui avaient déjà attiré l’attention de leur direction mais ne nous avez jamais été signalés ont immédiatement fait l’objet d’un signalement.

Quant à la sensibilisation, hélas ou heureusement, elle est déjà très forte parmi les personnels de police. Il existe un dispositif que nous avons mis en place il y a déjà plusieurs mois, et j’ai la faiblesse de penser qu’aucun policier ou gendarme ne peut dire qu’il n’est informé ni des indicateurs de radicalisation ni de la menace diffuse, puisqu’une menace diffuse pèse sur l’ensemble des activités de ce pays, qu’elles soient privées ou publiques, et aucune profession n’y échappe.

M. le président Éric Ciotti. Avez-vous des éléments chiffrés concernant les personnels de l’administration qui concourent à la protection de nos concitoyens, les employés de la sécurité privée qui occupent des emplois spécifiques, notamment à l’aéroport de Marseille-Marignane ou travaillent dans les transports ? Les emplois sensibles font-ils l’objet d’un suivi particulier ?

M. Olivier de Mazières. Bien sûr. Dans le cadre du FSPRT, sont pris en compte des facteurs aggravants, qui tiennent à la nature de certaines professions, celles notamment qui impliquent la manipulation d’armes ou un contact avec des publics sensibles, comme les enfants – c’est le cas à l’Éducation nationale ou dans la fonction publique hospitalière.

Pour la fonction publique de l’État – j’y inclus la police – et la fonction publique hospitalière, nous avons aujourd’hui dix-neuf personnes inscrites au FSPRT : treize qui l’étaient avant l’attentat du 3 octobre, six qui l’ont été depuis.

M. le président Éric Ciotti. Y a-t-il des personnes inscrites au FSPRT qui travaillent dans les transports?

M. Olivier de Mazières. Curieusement, il n’y a personne qui travaille dans les transports. J’ai cependant très vite sollicité notamment la Régie des transports métropolitains (RTM) et Kéolis, qui sont donc les deux principaux opérateurs de transport du département, pour mettre en œuvre le dispositif de criblage préventif du SNEAS.

M. François Pupponi. Il m’arrive régulièrement de prendre le bateau à Marseille avec un véhicule, et je constate que l’on peut embarquer sur un ferry transportant deux mille personnes avec un coffre chargé d’explosifs, car les contrôles sont plus que sommaires. C’est assez inquiétant.

M. Olivier de Mazières. C’est un problème commun à tous les ports de France et de Navarre, et vous avez tout à fait raison : il existe des failles de sécurité pour les véhicules. Cela étant, d’énormes progrès ont été accomplis en ce qui concerne le contrôle des passagers, puisque nous pouvons désormais croiser avec le FSPRT la liste des passagers et des équipages des ferries qui font la liaison avec la Corse, mais aussi avec le Maghreb, ainsi que les listes des croisiéristes, puisque presque deux millions de croisiéristes, notamment américains, font escale chaque année à Marseille, qui est en train de dépasser Gênes en termes de fréquentation touristique. Chaque hit – ou concordance – est immédiatement signalé – et ce, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept – à la préfecture maritime et à la gendarmerie maritime, ce qui peut justifier l’embarquement, à l’instar des sky marshals embarqués dans les avions, d’équipes de protection des navires à passagers (EPNAP), composées en général d’un gendarme maritime et d’un fusilier marin.

Je signale d’ailleurs, ce qui n’est pas nécessairement étonnant compte tenu du nombre de passagers maritimes qui transitent par Marseille, que nous tombons régulièrement sur des hits, pas nécessairement avec le FSPRT, mais par exemple avec le FPR, ce qui est également utile.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le préfet, nous vous remercions.

 


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Audition du mercredi 22 janvier 2020

À 16 heures 30 : M. Frédéric Rose, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Chers collègues, nous recevons à présent M. Frédéric Rose, secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation.

Monsieur le secrétaire général, vous avez été nommé en octobre dernier dans ces fonctions, qui constituent en quelque sorte le prolongement de votre activité précédente, puisque vous étiez chargé de la déclinaison territoriale du plan national de prévention de la radicalisation (PNPR). Je souhaiterais que vous nous présentiez brièvement votre champ d’intervention et les actions que vous menez, en particulier en ce qui concerne la prévention de la radicalisation dans les services de police, de gendarmerie, de renseignement et, plus globalement, de l’État.

Au préalable, conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, nous devons vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le secrétaire général, à lever la main droite et à dire « Je le jure. »

(M. Frédéric Rose prête serment.)

M. Frédéric Rose, secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. Je vous remercie de m’accueillir, avec deux collaboratrices du secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (SG-CIPDR).

Je voudrais vous rappeler, en quelques mots, l’objet de cette structure, née en 2006. À la suite des violences urbaines de l’automne 2005, le Gouvernement a décidé de créer un comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD) présidé par le Premier ministre, rassemblant la quasi-totalité des membres du Gouvernement et s’appuyant, pour l’exécution de ses missions et de ses décisions, sur un secrétariat général, qui a à sa tête un fonctionnaire directement rattaché au ministre de l’Intérieur. Le CIPD s’est concentré sur des missions de prévention de la délinquance, notamment dans le cadre de l’application de la loi du 5 mars 2007 relative à cette question. Pour s’adapter à l’évolution de la situation en France et au plan international, le CIPD est devenu en 2016 le CIPDR : il s’est vu attribuer une mission supplémentaire, qui est la prévention de la radicalisation.

Le CIPDR gère le fonds interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, bien connu des élus, qui finance des actions de terrain. Nous avons une trentaine d’agents, provenant de plusieurs ministères – l’Éducation nationale, la Santé, la Justice ou encore l’Intérieur. C’est un service très interministériel, se caractérisant par une forte dimension partenariale, à 360 degrés.

Le CIPDR assure deux missions en particulier. D’une part, il conçoit les politiques publiques en matière de prévention de la délinquance et de la radicalisation. Nous sommes par exemple en train de finaliser la stratégie nationale de prévention de la délinquance, qui est un document triennal encadrant l’action du Gouvernement et des partenaires de cette politique. Nous sommes également associés à l’application du PNPR, qui a été présenté par le Premier ministre en février 2018. D’autre part, nous animons des réseaux de référents, essentiellement territoriaux, dans les préfectures mais aussi dans plusieurs ministères.

Nous ne sommes ni un service de renseignement ni un service de sécurité, et nous ne traitons pas des questions de terrorisme : nous intervenons dans le domaine de la prévention de la radicalisation. Nous ne sommes pas non plus un service chargé d’assurer le suivi individuel des personnes radicalisées, lequel relève de services spécialisés, notamment l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Nos missions sont en train d’évoluer puisque, en plus de nos deux domaines de compétence traditionnels, nous allons traiter des questions liées aux dérives sectaires. En effet, la décision a été prise de rattacher la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) au SG-CIPDR, ce qui est en cours. Contrairement ce que l’on entend parfois, la MIVILUDES ne va pas fermer. Un plan d’action pour 2020, comportant des priorités, est en train de se mettre en place. Il s’agit certes, pour nous, d’un nouveau domaine de compétence, mais nous avons des liens de cousinage avec la MIVILUDES. Nous travaillons sur de nombreuses thématiques communes, telles que la manipulation des esprits ou les signes de basculement – vers la radicalisation dans un cas et vers les sectes dans l’autre. Par ailleurs, nos méthodes de travail sont assez proches : nous sommes tous les deux des services interministériels conduisant des actions d’animation territoriale. Le ministre de l’Intérieur a par ailleurs décidé, à la suite de sa circulaire du 28 novembre dernier, de confier au SGCIPDR une nouvelle mission consistant à coordonner la lutte contre l’islamisme et le repli communautaire.

Comme j’ai été nommé le 21 octobre dernier, je n’ai pas encore un recul complet sur l’action du SG-CIPDR même si, comme vous l’avez rappelé, monsieur le président, j’ai suivi une partie des questions relatives à l’application du PNPR dans mes précédentes fonctions au ministère de l’Intérieur. J’ai également eu à travailler sur la police de sécurité du quotidien lors de plusieurs passages dans des postes territoriaux, en province.

M. le président Éric Ciotti. Comment prenez-vous en considération la problématique de la radicalisation des agents des services publics ? Quelle évaluation faites-vous de ce phénomène, sur un plan quantitatif ? Quelles mesures de sensibilisation ou de formation contribuez-vous à appliquer ?

M. Frédéric Rose. Le suivi individuel des personnes ne relève pas du CIPDR. À titre d’exemple, nous n’avons pas accès au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Nous n’assurons pas un suivi nominatif. Notre action de prévention fait essentiellement appel à de la formation, de l’animation et de la coordination de réseaux de référents.

La formation constitue le cœur de notre action, qui est aujourd’hui largement partagée et doit être menée sans relâche. La radicalisation a souvent fait l’objet d’une approche sinusoïdale : lors des pics de tension, consécutifs à des attentats, on se remobilise, on réactive les réseaux. Le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur m’ont chargé de maintenir un niveau de vigilance permanent, grâce à un renforcement de la formation et à l’animation du réseau des référents.

Le programme de formation piloté par le SG-CIPDR remonte à 2014, année de la montée en puissance des différents dispositifs, notamment dans le cadre du plan de lutte antiterroriste. Il y a plusieurs niveaux de formations : elles peuvent être nationales, interministérielles ou locales. Nous organisons depuis 2014 des sessions nationales de deux jours, comprenant huit modules thématiques. Ce sont des formations globales qui permettent d’aborder l’ensemble des questions relatives à la radicalisation, des concepts clés de l’islam à la géopolitique en passant par les processus de radicalisation, l’état de la menace ou encore la réponse publique en matière de prévention. Depuis 2014, nous avons assuré 34 sessions de formation au plan national, auxquelles ont participé 3 250 personnes.

Nous avons également décidé de travailler au plus près du terrain, car nous avons constaté que les besoins étaient nombreux à ce niveau. Il n’est pas toujours évident, dans les préfectures, de bâtir des formations à la prévention de la radicalisation avec les ressources locales. Aussi avons-nous passé un marché national de la formation qui est principalement destiné aux préfectures. Trois thématiques ont été retenues dans ce cadre en 2018-2019 : les concepts clés de l’islam, la prise en charge des personnes en voie de radicalisation ou radicalisées et la prévention de la radicalisation dans le sport, domaine qui fait l’objet d’une vigilance renforcée. Ces formations sont assurées dans les préfectures et sont généralement suivies par des acteurs locaux – pas nécessairement des agents de l’État.

Nous sommes très attentifs à ces actions et nous encourageons les préfets à proposer des formations interservices, pluridisciplinaires, car il est intéressant de croiser les approches. Nous essayons, par exemple, de développer des formations rassemblant des agents des services de renseignement, des services préfectoraux, sociaux ou du ministère de la Justice. Cela permet d’avoir des formations partenariales, favorisant des échanges sur les pratiques. En 2018 et en 2019, ont été assurés dans ce cadre 69 actions de formation, dont près de 3 500 personnes ont bénéficié.

À côté des formations faisant l’objet d’un pilotage du SG-CIPDR, il en existe d’autres qui sont assurées par les ministères. Chacun d’eux organise et conduit son propre programme, même si, bien souvent, nous y sommes associés. Le ministère de l’Intérieur, par exemple, assure des formations très complètes qui sont destinées aussi bien à des policiers qu’à des gendarmes. Nous pourrons revenir sur ce sujet si vous le souhaitez.

Nous souhaitons renforcer l’activité de formation – qui, je l’ai dit, est le cœur de notre action –, notamment pour nous assurer que les acteurs de terrain en bénéficient. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, il y a eu une évolution sinusoïdale. Les agents ont largement bénéficié de formations en 2017 et en 2018, puis la courbe est redescendue, en raison d’une retombée de la pression mais aussi du turn-over des agents – ils restent, on le sait, deux ou trois ans dans la plupart des services. Il faut donc à chaque fois recommencer, reformer les agents, relancer un programme de formation. Avec le concours de l’ensemble des préfectures de France, de métropole et d’outre-mer, nous sommes en train de dresser un inventaire des formations qui ont déjà été menées, d’identifier les demandes de formation que les préfectures pourraient exprimer à l’avenir et de construire les outils les plus appropriés pour répondre aux besoins des acteurs de terrain. On sait bien, en effet, que c’est là que les choses se passent : les cadres doivent être formés à la prévention de la radicalisation, mais il faut que les agents de terrain – de contact, notamment – le soient aussi.

L’autre grand levier d’action, que j’ai déjà évoqué, est la création de référents – c’était d’ailleurs l’objet d’une des questions écrites que vous nous avez adressées. Dans le cadre du PNPR, les ministères ont institué des référents dans la plupart des services de l’État.

Au sein des préfectures, 101 « référents radicalisation » ont été désignés pour animer le travail réalisé en matière de prévention et en particulier pour organiser des formations.

Les agences régionales de santé se sont également mobilisées : elles disposent de 17 référents régionaux et de 101 référents départementaux.

Le réseau sportif s’est doté de 118 référents au sein des directions départementales de la cohésion sociale et des directions régionales de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale. Il en existe aussi dans les fédérations et les établissements de formation sportive – les centres de ressources, d’expertise et de performance sportive (CREPS) et l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (INSEP). Au total, plus de 200 référents ont été désignés dans le réseau sportif.

Le ministère de la Justice n’est pas en reste. Tous les parquets disposent de référents en matière de radicalisation et d’assistants spécialisés. Les référents peuvent suivre des dossiers spécifiques et ils sont également en charge de la formation, en lien avec les magistrats délégués à cette question. S’agissant des services pénitentiaires, chaque direction interrégionale a un référent – il en existe donc neuf. Les services d’insertion et de probation peuvent aussi s’appuyer sur un réseau de référents.

M. le président Éric Ciotti. Très concrètement, quelles actions les référents mènent-ils dans les services pénitentiaires et dans le secteur du sport ? Quel type de remontées font-ils ?

M. Frédéric Rose. L’action des référents pénitentiaires est animée par leur administration d’origine, la direction de l’administration pénitentiaire (DAP). Nous les rencontrons et nous faisons des formations. Ce sera le cas, par exemple, demain après-midi – les référents seront rassemblés et j’interviendrai dans ce cadre. Nous ne pilotons pas leur action : nous jouons un rôle de coordination et nous nous assurons que des formations existent.

M. le président Éric Ciotti. Vous nous parlez de l’organisation, de la structure, mais que font les référents, concrètement ? Signalent-ils des situations anormales ? Par ailleurs, quels sont les résultats ?

M. Frédéric Rose. Ils servent de référents pour les sept quartiers d’évaluation de la radicalisation et les quatre quartiers de prise en charge des personnes radicalisées qui ont été créés. Ils sont les points de contact au niveau départemental pour l’animation du réseau de suivi des personnes radicalisées qui sont en détention. C’est la mission essentielle de ces référents.

M. Guillaume Vuilletet. Au risque de caricaturer un peu, j’ai le sentiment que vous formez des gens qui en forment d’autres : à la fin, que se passe-t-il sur le plan pratique ? Dans le cadre pénitentiaire, des structures, par exemple au sein des maisons d’arrêt, prennent en charge des personnes radicalisées. Mais que fait-on ailleurs, notamment dans l’Éducation nationale et le monde hospitalier ? Quelles fonctions les référents y exercent-ils ? Quelle est concrètement leur action ?

M. Frédéric Rose. Les référents sont formés pour servir à quelque chose – je voudrais vous rassurer : l’objectif est la prévention. Ils sont les points de contact des agents locaux pour la remontée des signalements et des informations sensibles provenant du terrain. Il y a un système en cascade : nous formons des têtes de réseau qui conduisent des actions de sensibilisation pour permettre le repérage de signaux faibles, s’ils existent. Dans l’Éducation nationale, par exemple, les référents forment les directeurs d’école. Si un enseignant ou un membre du personnel d’une école observe un comportement anormal, il sait qui il doit saisir pour faire remonter l’information.

Au début, les gens qui détenaient une information ne savaient pas vers qui se tourner. Ils en parlaient à leur hiérarchie, mais elle n’était pas formée et ne savait pas non plus à qui s’adresser. Le programme de formation a permis d’aiguiser les esprits et de structurer la remontée des signalements, afin que ceux-ci ne se perdent pas en cours de route.

Lors des formations, nous évoquons, outre des éléments généraux sur l’état de la menace, la question des indices de basculement dans la radicalisation. Nous fournissons des éléments d’appréciation aux référents, qui servent de points de contact : ils savent comment saisir le groupe d’évaluation départemental (GED), qui est placé auprès du préfet, ou les services de police et de gendarmerie. Les référents permettent de centraliser les premières informations un peu inquiétantes qui peuvent venir du terrain.

M. Guillaume Vuilletet. Pour résumer, les deux fonctions principales sont donc, d’une part, de sensibiliser et de former les cadres de l’administration et, d’autre part, de recueillir les informations.

M. le président Éric Ciotti. Ces référents sont-ils des agents des administrations concernées ?

M. Frédéric Rose. Tout à fait.

M. François Pupponi. Je n’ai aucun doute sur la pertinence des formations mais je voudrais avoir votre avis sur un autre aspect, qui me laisse un peu sceptique. Les élus ont aussi connaissance de certaines informations ; toutefois, lorsqu’ils font un signalement, ils obtiennent rarement un retour. C’est là que, à mes yeux, le bât blesse. Si la remontée de l’information se fait, me semble-t-il, de façon satisfaisante, le traitement qui suit suscite des interrogations. Que se passe-t-il après ? Mon expérience m’a montré que les retours sont très faibles : on ne sait pas ce qui se passe ensuite, et je ne suis pas sûr que le traitement des informations soit efficace.

M. Frédéric Rose. Le premier objectif est que les personnes fassent part des signes un peu inquiétants qu’elles constatent – certains propos, par exemple, une anomalie dans le comportement ou un changement de celui-ci. Il faut assurer une formation. Sinon, les informations ne remontent pas, ou bien c’est fait d’une manière qui n’est pas du tout efficace car cela paralyse l’action des services. Si les gens ne sont pas formés, le moindre comportement un tout petit peu anormal est susceptible d’entraîner un signalement et une vérification par les services, ce qui prend du temps, alors qu’il peut y avoir des cas plus inquiétants qui devraient être traités en priorité.

La deuxième étape, après la détection, est le signalement : nous expliquons comment et à qui il doit être adressé. La troisième étape, absolument essentielle, est la prise en compte des signalements. Tous ceux qui remontent sont pris en compte, qu’ils passent par les GED, par un appel téléphonique aux policiers ou aux gendarmes ou bien par la plateforme nationale qui a été créée en 2014. Les signalements font l’objet d’une évaluation très complète par les services spécialisés. Apprécier si une personne est radicalisée ou non est un processus complexe et multifactoriel – cela demande du temps. J’insiste sur le fait que tous les signalements qui remontent sont traités et examinés.

Nous nous sommes efforcés de travailler sur la question, qui est posée notamment du côté des élus, des retours après les signalements et du caractère effectif de la prise en compte de ces derniers. La circulaire du ministre de l’Intérieur du 13 novembre 2018, qui renforce les échanges entre les préfets et les maires en matière de radicalisation, a constitué une première étape. Ce texte a fixé un cadre : les préfets peuvent informer les maires de l’état général de la menace et de cas particuliers les intéressant, comme le recrutement d’une personne radicalisée ou qui a attiré l’attention des services. Un premier travail a donc été fait dans ce domaine. Les ministres rappellent régulièrement l’importance de l’information des maires et des retours sur les signalements effectués. Ils le font quasiment à chaque réunion avec les préfets. Par ailleurs, la circulaire du mois de novembre dernier relative à la lutte contre l’islamisme et au repli communautaire a réinsisté sur la nécessité de donner des retours d’information aux maires. En règle générale, ces derniers veulent simplement s’assurer qu’un signalement a été pris en compte : ils n’ont pas nécessairement besoin de savoir s’il l’a été par la DGSI ou par un autre service et ce qui a été fait.

M. François Pupponi. Prenons l’exemple du fameux imam Hilali, qui était en contact avec Harpon. Les responsables de la communauté musulmane de Sarcelles et le maire que j’étais alors avaient signalé la difficulté – l’imam, fiché S, tenait un discours problématique aux jeunes. Nous n’avons jamais obtenu le moindre retour. Si notre signalement a été pris en compte, il n’a pas eu beaucoup d’effet : alors que l’imam devait être expulsé, il ne l’a pas été. C’est très bien de nous dire « ne vous inquiétez pas, on s’en occupe », mais on a retrouvé cette personne cinq ans plus tard dans la mosquée voisine. On voit bien qu’il y a un problème. Il faut prendre en compte le signalement, faire un suivi et s’assurer que cela débouche sur une prise en charge. C’est sur le dernier point que je m’interroge. Il ne s’agit pas d’être au courant de tout, mais comment peut-on être sûr que la prise en charge a été effective et efficace ?

M. Frédéric Rose. S’agissant de l’imam, et notamment du fait qu’il n’a pas été reconduit, je rappelle qu’une instruction est en cours. Je n’ai pas tous les éléments nécessaires pour vous répondre.

Chaque signalement est pris en compte par les services : une réponse est apportée. Il existe des classements selon la gravité et la dangerosité des personnes. On applique des dispositifs spécifiques de suivi, soit dans le cadre du FSPRT, en cas de radicalisation avérée, soit dans le cadre des cellules de suivi pour la prévention de la radicalisation et l’accompagnement des familles (CPRAF) quand la personne est en voie de radicalisation mais n’est pas encore complètement radicalisée.

On peut s’interroger sur les mesures prises au cas par cas, mais ce que j’ai pu constater dans tous les postes où j’ai servi est qu’il y a une vraie prise en charge quand les gens sont inscrits au FSPRT, avec les moyens dont on dispose – ce sont des moyens d’enquête et d’investigation renforcés quand les profils relèvent de la DGSI et des moyens de droit commun quand on agit seulement dans le cadre de la prévention de la radicalisation.

Je vais vous donner quelques chiffres – je ne sais pas si d’autres intervenants l’ont fait avant moi. La cellule nationale qui est chargée de traiter les appels a reçu à peu près 70 000 signalements depuis sa création en 2014. Ils ont tous fait l’objet d’une évaluation par la plateforme. Moins de 10 % de ces signalements ont ensuite donné lieu à une prise en charge par les services spécialisés. Il y a un écart entre les signalements et la prise en compte effective dans les territoires, après le travail de vérification réalisé par des professionnels du renseignement.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez parlé de 101 référents dans les préfectures de France. J’imagine que la préfecture de police n’échappe pas à la règle. Le confirmez-vous ?

M. Frédéric Rose. Le préfet de police a dû vous dire qu’il a, dans son cabinet, un conseiller de prévention qui sert d’interface avec le SG-CIPDR et suit les programmes de formation.

Il peut exister des référents spécifiques dans les services de la gendarmerie nationale et de la direction générale de la police nationale, en plus du référent central qui suit, auprès du préfet, les questions de prévention de la délinquance et de la radicalisation.

M. Florent Boudié, rapporteur. Avez-vous développé un plan de formation spécifique à la préfecture de police de Paris, et en particulier à sa direction du renseignement ?

M. Frédéric Rose. Des actions ont été conduites par les préfets de police qui se sont succédé. Nous travaillons, pour notre part, sur la coordination globale, et non sur le suivi de chaque plan de formation interne, service par service. Je pense que le préfet de police a dû vous donner des éléments lorsque vous l’avez auditionné. Des actions de sensibilisation et de formation ont lieu. Néanmoins, vous avez vu que le Premier ministre a demandé hier que ces actions soient désormais systématisées dans les services de renseignement.

M. Guillaume Vuilletet. Je déduis de vos propos que les référents se préoccupent de détecter, ou de faire détecter, les personnes en voie de radicalisation aussi bien parmi les usagers de l’administration que parmi ses agents. Est-ce exact ?

M. Frédéric Rose. Les référents s’assurent de former des personnels qui repèrent, puis ils centralisent les signalements qui peuvent remonter.

Il y a dans les préfectures des actions de formation des agents d’accueil, qui sont au contact, alors que le référent ne l’est pas forcément. On sensibilise et on forme les agents pour qu’ils soient vigilants à l’égard des comportements anormaux. Les informations remontent ensuite par l’intermédiaire des référents et elles sont transmises aux services spécialisés qui font une évaluation de la radicalisation.

M. Guillaume Vuilletet. Je comprends que cela vaut aussi en interne, pour les agents.

J’aimerais revenir sur ce qu’a dit François Pupponi. La question des retours ne se pose pas uniquement parce que cela fait du bien de savoir ce qui se passe ensuite. Vous avez expliqué qu’il est rassurant que quelque chose soit fait, mais les référents forment des agents qui, même s’ils sont vigilants, ne se trouvent pas tous les jours face à des personnes radicalisées : on peut penser qu’il est précieux pour eux de savoir si le signalement donne lieu à une action – cela permet d’aiguiser le regard, si je puis dire. Comment le feedback est-il conçu ?

M. Frédéric Rose. On sait s’il y a une prise en compte ou non. On entre ensuite dans des questions qui relèvent du renseignement : si on commence à expliquer à tout le monde que telle personne qui s’est présentée à l’accueil fait l’objet d’un suivi de la DGSI, dans le cadre de mesures intrusives, on risque de fragiliser la surveillance. En matière de renseignement, le principe du besoin d’en connaître s’applique. L’information est donc limitée au strict nécessaire : on n’entre pas dans le détail de la prise en charge.

Mme Laurence Vichnievsky. Je voudrais vous interroger sur la prévention de la radicalisation en milieu carcéral. Votre service évalue-t-il la pertinence des moyens qui sont déployés ? Il s’agit d’un milieu fermé, dans lequel on devrait pouvoir mieux évaluer ce qui est fait, a priori. Pensez-vous que l’on peut se satisfaire des mesures adoptées jusqu’à présent ?

M. Frédéric Rose. À mes yeux, l’administration pénitentiaire est celle qui s’est le plus engagée, avec l’Éducation nationale, dans la prévention de la radicalisation et les actions de désengagement. Un travail important a été réalisé en matière de renseignement, grâce au service qui a été créé auprès de la DAP, mais aussi en ce qui concerne la prise en charge des personnes en détention. C’est vraiment une administration qui s’est transformée.

Il faut se souvenir que les GED, qui ont été instaurés auprès des préfets pour assurer le suivi, au niveau départemental, des personnes radicalisées, étaient initialement très axés sur le renseignement – il y avait les services du ministère de l’Intérieur, en particulier la DGSI, le renseignement territorial et la gendarmerie. Des étapes ont ensuite été franchies avec l’arrivée des procureurs dans les GED, puis celle des services de l’administration pénitentiaire. Ces derniers ont très rapidement développé des outils de suivi des personnes en détention et de partage d’information avec les services de renseignement qui ont été très précieux, comme vous le savez.

Les différents acteurs ont réussi à travailler d’une façon très complémentaire en qui concerne les sorties de détention – je pense notamment à la question des adresses – et les prises en charge. Tout cela s’est construit au fur et à mesure. On a finalement abouti à la création, auprès de l’UCLAT, d’une cellule chargée d’assurer le suivi des personnes en détention, en lien étroit avec l’administration pénitentiaire. Celle-ci a vraiment réalisé un travail considérable pour prendre en compte le phénomène de la radicalisation et pour assurer un suivi des détenus condamnés pour terrorisme.

Tout ce qui est fait est évalué en permanence : c’est vraiment une préoccupation que nous avons. Sur ces sujets compliqués et humains, il faut évaluer pour s’assurer de l’efficacité de ce que nous faisons pour protéger les Français. Les quartiers d’évaluation de la radicalisation, ceux de prise en charge, les dispositifs tels que la structure d’accompagnement vers la sortie, dans le Val-de-Marne, ou le programme d’accueil individualisé et de réaffiliation sociale, que vous connaissez sans doute, font l’objet d’un travail d’évaluation par l’administration pénitentiaire. Nous y sommes associés – nous finançons certaines activités. Il existe aussi un travail sur la prise en charge des problèmes psychiatriques des détenus radicalisés. Tous les projets sont évalués en permanence, dans le cadre d’un travail croisé. Nous devons expérimenter des dispositifs nouveaux et les évaluer pour voir s’il faut ensuite les développer ou non.

Cela étant, permettez-moi de le répéter, nous sommes en charge de la coordination et de l’animation : notre rôle ne consiste pas à être le pilote des différentes directions – je ne suis pas celui de la DAP, par exemple.

M. Jean-Michel Fauvergue. Vous êtes en charge de la prévention de la radicalisation mais aussi de la délinquance. J’aimerais savoir comment vous vous organisez pour faire les deux. La prévention de la radicalisation ne mériterait-elle pas d’avoir une structure propre ? C’est devenu, à cause du terrorisme, un problème de sécurité nationale, qui va au-delà de la question de la délinquance.

M. Frédéric Rose. Notre mission a évolué au fil du temps, et nos outils aussi. Ce qui était à l’origine le CIPD comptait six agents. Nous allons passer à une quarantaine : il y a une montée en puissance qui est assurée grâce à des moyens supplémentaires. Le fonds interministériel de prévention de la délinquance a été renforcé, et nous avons pu augmenter le niveau de notre intervention.

Nous sommes vraiment montés en puissance en ce qui concerne la radicalisation. Muriel Domenach, qui a dirigé le SG-CIPDR avant moi, s’est engagée dans ce travail. J’estime que nous avons aujourd’hui les outils pour intervenir dans le format de coordination et d’animation qui est le nôtre, même si on peut toujours l’améliorer, le développer.

S’agissant du lien entre la délinquance et la radicalisation, nous travaillons notamment avec le monde universitaire – il existe un conseil scientifique sur les processus de radicalisation – pour essayer d’affiner l’approche. J’observe qu’il n’y a pas de superposition complète entre la criminalité organisée et la radicalisation. Ce ne sont pas les mêmes domaines, les mêmes mondes. En revanche, il y a naturellement des porosités. Les parcours individuels sont bien souvent marqués par un passage dans la délinquance de droit commun avant le basculement dans la radicalisation. Nous avons tous en tête Mohamed Merah et Cherif Chekatt, auteur de l’attentat de Strasbourg.

Le retour d’expérience a montré, dans le dernier cas que je viens de citer, qu’il faut vraiment travailler sur la prise en charge individuelle. Plusieurs services se sont occupés de Chekatt, en particulier l’aide sociale à l’enfance (ASE) et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), il a vu de nombreux médecins et psychologues, mais il n’a jamais fait l’objet d’une prise en charge complète. Ce que l’on essaie de faire, notamment dans le cadre des CPRAF, c’est de porter vraiment une attention tout à fait particulière aux personnes qui sont déjà connues pour des faits de délinquance et qui présentent des signes de risque de basculement dans la radicalisation : cela fait partie des publics prioritaires en matière de prise en charge. On a demandé aux préfets de renforcer autant que possible le dispositif. S’il y a déjà une radicalisation et un risque de passage à l’acte violent, la prise en charge est assurée par d’autres services, mais les préfets doivent être attentifs aux premiers signes.

Vous verrez que la stratégie nationale de prévention de la délinquance, qui va être publiée dans les prochains jours, prévoit des mesures de vigilance visant à assurer la prise en charge des jeunes qui ont des profils de délinquants et qui présentent des signes de risque de radicalisation. On a demandé aux préfets de porter une attention toute particulière, dans le cadre des CPRAF et des GED, à ces personnes qui ont déjà un passé judiciaire.

M. François Pupponi. Vous me rajeunissez de trente ans.

M. le président Éric Ciotti. Vous n’avez pas vieilli ! (Sourires.) 

M. François Pupponi. Je retrouve le même discours qu’à propos de la prévention de la délinquance : l’État nous expliquait à l’époque que tout allait bien, que tout était beau et que tout était sous contrôle. On a compris ensuite que l’on ne pouvait s’en sortir qu’à la condition d’agir ensemble : l’État ne pouvait pas gérer le problème tout seul. On a donc créé, au niveau des territoires, des groupes opérationnels de prévention de la délinquance dans lesquels les commissaires de police et les procureurs acceptaient enfin de parler aux maires, en petit comité et dans le cadre d’un secret partagé.

Je vais vous raconter une anecdote. Avant d’engager une prise en charge judiciaire lorsque des élèves perturbaient des collèges, on avait décidé que le maire devait essayer de gérer le problème. Les chefs d’établissement me signalaient donc les élèves perturbateurs et je convoquais leurs parents. Un jour, j’ai vu arriver un adulte que j’ai commencé à engueuler : je lui ai demandé s’il était au courant de la situation et ce qu’il faisait. Il m’a répondu qu’il n’était pas le père, mais un éducateur de la PJJ. Celle-ci suivait l’élève, mais le responsable du collège ne le savait pas.

C’est un peu la même chose en ce qui concerne la prévention de la radicalisation : on ne sait pas qui fait quoi quand on est un élu local. Si on ne crée pas, dans les territoires concernés, des groupes opérationnels où les gens se parlent et où on ne se méfie pas les uns des autres, parce qu’on se fait confiance, chacun représentant une institution de la République, on n’y arrivera pas – j’en suis absolument convaincu. Si l’État pense qu’il peut régler tout seul le problème, avec ses services, notamment déconcentrés, il se trompe. Je ne mets pas en cause les services – ils font un travail exceptionnel – mais je crois vraiment que seul un travail partenarial structuré nous permettra d’être plus efficaces.

M. Frédéric Rose. Je vous rejoins pleinement, monsieur le député. Je n’ai peut-être pas été assez précis tout à l’heure : les CPRAF, qui existent dans l’ensemble des départements français et qui sont présidés par les préfets, rassemblent le parquet et la PJJ, mais aussi l’ASE – qui relève des conseils départementaux – et, selon les territoires et les besoins, les services communaux.

Lorsque j’étais en poste à Toulouse, en tant que directeur de cabinet du préfet de la région Occitanie, un juge des enfants participait aux réunions de la CPRAF pour partager des informations. Au début, les services du conseil départemental avaient objectivement un peu de mal à évoquer des situations particulières en présence des services de police et de gendarmerie, mais on a réussi à avancer grâce à des chartes d’échange d’informations et de confidentialité. Par ailleurs, les gens finissent par se connaître et à se faire confiance. Ils voient qu’ils ont des intérêts communs, à savoir la protection des mineurs et la sécurité des Français. Dans les cas les plus graves, un membre du cabinet du maire de Toulouse était très souvent présent, et le centre communal d’action sociale, qui constituait un partenaire pour la prise en charge des personnes suivies, était parfois représenté aussi. On est vraiment dans une approche partenariale : je veux être clair sur ce point.

M. François Pupponi. Peut-être à Toulouse, mais pas ailleurs.

M. Frédéric Rose. Christophe Castaner et Laurent Nuñez le martèlent systématiquement : l’approche suivie est globale. On ne peut pas travailler tout seul dans son coin en ce qui concerne la prise en charge et l’accompagnement – je mets de côté le renseignement, qui est un métier à part. Au-delà du réseau des préfectures, je suis en train de travailler avec l’Association des maires de France, France urbaine et les maires ruraux pour faire en sorte que l’ensemble des maires soient vraiment des acteurs de la prévention de la radicalisation. Quand on mobilise des outils de droit commun, chacun a une compétence : il est donc essentiel que les élus soient aussi des acteurs.

Afin d’illustrer le besoin de coopération avec les maires – on ne relaie peut-être pas assez bien le message auprès des préfets –, permettez-moi de revenir sur la lutte contre la déscolarisation. Je sais qu’il y a, en la matière, des enjeux très importants dans certaines parties de votre département, monsieur Pupponi.

Un travail approfondi a été engagé. Il a notamment fallu que les préfets et les directeurs académiques des services de l’Éducation nationale (DASEN) se parlent, ce qui a été un peu compliqué dans certains endroits : on y arrive parce que l’Éducation nationale a donné des instructions pour que les services travaillent ensemble. Un travail est également fait avec les communes afin qu’il y ait un partage d’informations au sujet des élèves qui devraient être scolarisés – les communes ont des listes d’enfants en âge de l’être. On commence même à travailler avec la caisse d’allocations familiales (CAF) : dans certains territoires, on s’aperçoit que des enfants qui ne sont inscrits nulle part bénéficient de l’allocation de rentrée scolaire. Enfin, on a demandé aux préfets d’organiser des CPRAF scolaires pour parler de la déscolarisation et pour échanger sur les projets d’ouverture d’école dans le cadre de l’application de la loi dite Gatel. Les préfets doivent inviter les maires des communes en plus concernées.

Il y a vraiment une approche partenariale, dans le respect du métier de chacun – on ne demande pas à un préfet de faire le travail d’un maire, ni à un maire d’être le patron de la DGSI : chacun a son métier, mais une complémentarité existe. Je suis entièrement d’accord avec l’idée que c’est seulement ensemble que l’on arrivera à apporter des réponses pertinentes.

M. Florent Boudié, rapporteur. Lorsque les zones de sécurité prioritaires (ZSP) ont été créées en 2012-2013 – Manuel Valls était alors ministre de l’intérieur –, des comités opérationnels associant absolument tous les partenaires de l’action publique ont vu le jour dans une logique hyper-territorialisée. On ne l’a pas fait d’une manière correcte dans certaines ZSP, mais cela s’est plutôt bien passé dans ma circonscription.

J’avais souhaité dès 2012 que la radicalisation et les dérives communautaires fassent partie de la discussion et de la vigilance communes. Ce qu’a dit François Pupponi est essentiel : l’hyper-vigilance, impliquant tous les acteurs dans le cadre d’un secret partagé, fonctionne, mais il faut de la territorialisation. Souvent, la vision départementale, même si elle existe, est déjà trop lointaine.

Ma circonscription, qui appartient à la ruralité – la principale commune compte 25 000 habitants –, connaît des difficultés réelles en matière de radicalisation et de dérives salafistes. Face aux graves problèmes que nous rencontrons dans des centres-bourgs de communes de 2 500 habitants, il a fallu instaurer, dans une logique d’hyper-territorialisation, une vigilance commune associant les services d’action sociale du département, l’Éducation nationale, les forces de l’ordre, la préfecture et les maires.

M. Frédéric Rose. Les ministres, Christophe Castaner et Laurent Nuñez, partagent cette vision des choses. Permettez-moi de vous renvoyer à la circulaire de novembre dernier : elle demande aux préfets de créer des cellules locales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire en associant pleinement les maires – c’est écrit noir sur blanc. Ces derniers connaissent leur territoire, et ils disposent de compétences que les préfets n’ont pas. On se place vraiment dans le cadre d’un continuum, là aussi, même s’il est un peu différent de celui que M. Fauvergue a évoqué : c’est en l’occurrence un continuum entre l’État et les élus, une chaîne de compétences et de mobilisation. Nous adressons ce message aux préfets, et nous allons continuer à le faire. Je le dis aussi bien aux préfets qu’aux associations nationales d’élus – cela fait partie de mes nouvelles fonctions. Je rencontre aussi des élus lors de mes déplacements sur le terrain.

M. François Pupponi. Il y a une cartographie des quartiers concernés. Si je peux vous donner un conseil, il faudrait également une carte des structures que les préfets doivent créer.

M. Frédéric Rose. Les instructions sont les suivantes : établir un diagnostic de terrain, puis créer les structures. Celles-ci devraient être permanentes.

M. François Pupponi. Il faudrait fusionner les cartes.

M. Guillaume Vuilletet. J’imagine, venant du même territoire que François Pupponi, qu’une partie non négligeable des quartiers concernés a déjà fait l’objet d’une évaluation. La circulaire est récente, mais vous avez souligné sa cohérence avec l’action déjà engagée par l’État. Avez-vous donc une idée des territoires qui seront couverts ?

M. Frédéric Rose. Nous sommes en train d’affiner le travail dans ce domaine. Depuis 2018, nous avons déjà identifié et traité quinze territoires prioritaires où des filières de départ vers la Syrie s’étaient construites. Le Val-d’Oise est concerné, mais aussi d’autres départements.

Les ministres ont présenté à plusieurs reprises, lors des questions au Gouvernement, les résultats obtenus dans ces quartiers. L’action qui a été lancée dès le mois de février 2018 a permis de fermer quinze lieux de culte, onze établissements culturels et associatifs et quatre écoles ou écoles de fait. Par ailleurs, 615 contrôles ont été réalisés dans le cadre des comités opérationnels départementaux antifraude. Les redressements de la CAF se sont élevés à presque 4 millions d’euros et ceux des unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales à quasiment 15 millions d’euros. Un travail de fond a eu lieu. Tout n’a pas été réglé, bien sûr – il faut rester très humble – mais on a vraiment réimplanté l’État et la République dans ces territoires : beaucoup de principes du droit ont été réappliqués, ce qui est un aspect tout à fait important.

Le Gouvernement a souhaité que cette démarche d’entrave mais aussi de renforcement de la cohésion sociale – au-delà des contrôles, on accroît les actions menées en matière éducative, sportive et sociale – soit étendue à d’autres quartiers, ou plutôt à d’autres territoires de France, car cela ne concerne pas que des quartiers : des zones rurales sont également touchées par le repli communautaire, comme vous l’avez rappelé, monsieur le rapporteur. Le Gouvernement a demandé aux préfets de réaliser des diagnostics dans les départements – c’est en cours – et de créer des structures partenariales pour lutter contre le repli communautaire et l’islamisme.

M. le président Éric Ciotti. Comme il n’y a plus de demandes de prise de parole, il ne me reste plus qu’à vous remercier, monsieur le secrétaire général.

 


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Audition du mardi 28 janvier 2020

À 17 heures : M. Bernard Squarcini, ancien directeur central du renseignement intérieur (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, je vous remercie de votre présence à l’audition de M. Bernard Squarcini, qui a été le premier directeur de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) – et quasiment le seul, d’ailleurs, puisque celle-ci est ensuite devenue, sous son successeur, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Précédemment directeur central des renseignements généraux (RG), il a joué un rôle important dans la première étape du rapprochement entre la direction de la surveillance du territoire (DST) et les RG.

Monsieur Squarcini, vous avez reçu un questionnaire écrit, auquel vous avez répondu. Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Bernard Squarcini prête serment.)

M. Bernard Squarcini, ancien directeur central du renseignement intérieur. J’ai commencé une longue carrière au sein des renseignements généraux au mois d’août 1981. Autant dire que le discours qui nous avait été tenu à l’école n’était pas le même que celui du nouveau ministre de l’Intérieur… Quoi qu’il en soit, nous nous sommes adaptés. Ma carrière s’est déroulée notamment en Bretagne, en Corse et au Pays basque, puis à Paris. J’ai été nommé préfet de police à Marseille au mois d’avril 2004. En juillet 2007, j’ai pris la direction de la surveillance du territoire. À ce poste, pendant une année, il m’a fallu également préparer une grande réforme, celle du renseignement intérieur. Elle s’inscrivait dans un plan plus global consistant à remettre le renseignement au niveau du Président de la République, avec la création d’une instance de coordination nationale du renseignement et de l’Académie du renseignement. Cette dernière prépare les futurs cadres, qui, au sein des services de la communauté du renseignement, doivent apprendre à se connaître : sa création traduisait elle aussi une volonté de coordination.

Au cours ma carrière, on m’a plutôt confié des missions de lutte contre les terroristes : bretons, corses, basques – ETA militaire et Iparretarrak –, d’extrême droite ou d’extrême gauche puis appartenant à l’islam radical. Nous avions senti venir le terrorisme islamiste et avions étudié sa dimension idéologique dès les années 1990. Nous avions perçu son évolution, la montée du risque, le dérapage et l’avènement du salafisme, qui s’est traduit par l’exportation du terrorisme sur notre territoire par le Groupe islamique armé (GIA). Les données étaient encore, à l’époque, relativement simples et, même sans revendication, en l’espace de trois mois, nous étions parvenus à découvrir les auteurs, à les interpeller et à les neutraliser. Il s’agissait d’individus venant de l’extérieur, qui s’appuyaient sur des réseaux dormants constitués pour moitié de criminels de droit commun et pour moitié de religieux. Vint ensuite le temps des départs en Afghanistan de convertis français. La situation était plus complexe, car il fallait suivre ces individus – qui avaient d’ailleurs vocation à rentrer en France – avec l’aide des services extérieurs de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Du fait de leur faible nombre – une quarantaine par an –, ils étaient tout de même encore facilement traçables.

Au moment de l’affaire Merah, le style change complètement : un individu part, revient, pratique la taqîya, est soumis à un examen de sa situation administrative – dans les formes que vous connaissez – et procède à une série d’assassinats calculés. Pour la première fois, nous constatons une formation à la carte : il fait ses propres choix, en quinze jours de formation au lieu des deux années théoriques et pratiques connues de nos services et des services de renseignement étrangers. En d’autres termes, il fait du sur-mesure. Nous comprenons alors qu’un électron libre peut faire des dégâts en se convertissant, du fait de la contagion familiale – il y a aussi, plus largement, le cercle toulousain – et de la fréquentation des madrasas en Égypte. J’avais interrogé vingt-trois services étrangers pour savoir comment jauger Mohammed Merah ; aucun n’avait d’informations sur lui. Ce n’est qu’après la tuerie de l’école juive que la National Security Agency (NSA) américaine nous a indiqué qu’il avait consulté deux fois sa boîte mail dans la ville de Miranshah, dans les zones tribales du Pakistan. Il est évident que si j’avais eu un renseignement de cette qualité, nous aurions agi autrement et nous aurions judiciarisé ce cas immédiatement. Cela veut dire qu’aujourd’hui, la lutte antiterroriste (LAT) est fondée sur du savoir-faire d’initiative, du travail d’équipe, des échanges avec les moyens techniques de grandes centrales – NSA, Government Communications Headquarters (GCHQ) britannique et direction technique de la DGSE –, mais également sur des moyens humains et opérationnels, ainsi que des échanges analytiques avec les services étrangers. Le « splendide isolement » n’est donc plus de mise ; désormais, plus on est concentrés et coordonnés, mieux on travaille.

La seconde réforme implicite que nous avons menée est le rapprochement avec la DGSE. Avec Erard Corbin de Mangoux, nous avons procédé, à l’encontre même de nos personnels – qui, culturellement, étaient opposés –, à des échanges de directeurs, de sous-directeurs et de chefs de division, à des travaux en commun via des groupes mixtes sur des sujets très précis, ainsi qu’à une remise à niveau en matière de contre-espionnage. Aujourd’hui, un service de renseignement est capable de travailler en toute sécurité et de coopérer avec les services étrangers parce qu’il a cette double dimension : le renseignement et la sécurité.

Nous pratiquons une double habilitation : une habilitation secret défense et une habilitation propre au service, qui peut être retirée de façon discrétionnaire si une faille ou une vulnérabilité sont détectées ; le fonctionnaire est alors déplacé dans un autre service. Cette méthode vient des Britanniques et remonte à l’époque de la guerre froide ; elle faisait partie des fondamentaux de la DST. Je l’ai appliquée également à la DCRI : en créant la direction, j’ai repris intégralement la sous-direction dédiée à la LAT, que j’avais eu l’honneur de diriger au sein des RG. Il n’y a eu aucune perte en ligne, en termes de personnels ou de dossiers. J’ai récupéré les agents de la DST, qui ont été affectés au même domaine, ainsi que le contre-espionnage et la protection du patrimoine économique. Il a manqué un petit quelque chose : en 2008, j’ai demandé le rattachement à la DCRI de la sous-direction chargée du terrorisme de la préfecture de police (PP), en échange de la création d’un organe de liaison permettant d’informer le préfet de police des menaces – car il est en charge de Paris et de la région parisienne, siège des pouvoirs publics –, de ce que nous pourrions anticiper et des moyens qui devraient être mis en œuvre en commun. Cela m’a été refusé au plus haut niveau ; des débats se sont tenus entre la PP et la direction générale de la police nationale (DGPN) et ma demande est restée lettre morte. Aujourd’hui, la coordination, voulue par le Président de la République, a été poussée un peu plus loin. La task force dirigée par le coordonnateur national du renseignement (CNR), Pierre de Bousquet de Florian, essaye de faire travailler ensemble les services de façon encore plus étroite.

Outre les habilitations, il faut renforcer les moyens de contrôle du personnel – moyens dont dispose la DGSI. Il est certain que le cas Harpon, qui nous occupe aujourd’hui, aurait dû être signalé immédiatement à un service extérieur, à savoir la DGSI, qui dispose d’équipes dédiées et est chargée de lutter contre le délit de compromission du secret de la défense nationale. Cette notion est assez large : elle recouvre le contre-espionnage, le manque de fidélité aux institutions, la trahison et l’intelligence avec l’ennemi.

Nous sommes passés du GIA à Al-Qaïda, puis à l’État islamique (EI). Celui-ci s’appuyait sur les structures de l’État irakien – non seulement les banques, mais aussi les services de renseignement. L’Amniyat, le service de renseignement de l’EI, avait clairement donné comme consigne d’infiltrer les services de renseignement et les structures militaires des pays de la coalition qui les frappaient. Il fallait donc mettre la barre un peu plus haut, pour que tous les agents travaillant à la lutte antiterroriste soient dans une configuration et un format de sécurité identiques.

Avec l’attaque du 3 octobre 2019, pour la première fois, l’État a été frappé en son cœur ; cela signifie que les services de sécurité eux-mêmes, chargés de protéger la population et les institutions, ne sont pas à l’abri d’une telle menace. Selon moi, il faut revoir le dispositif dans le sens d’une plus grande fluidité du renseignement opérationnel, qui doit maintenant entrer dans le détail. Il faut également renforcer les normes de sécurité, faute de quoi plus aucun service de renseignement étranger ne coopérera et n’échangera des informations avec nous. Or, seuls, nous ne sommes plus rien. La menace est diffuse, polymorphe, internationale ; elle vise tous les pays de la coalition. La France est particulièrement menacée en raison de son double engagement en Syrie et au Sahel, où nous subissons de lourdes pertes. Compte tenu des communautés étrangères installées sur notre territoire, des convertis sur internet, mais aussi de ce que j’appellerai des dossiers « camisole » – malheureusement, cela existe aussi –, il est temps de resserrer le dispositif, car la maille de celui-ci est encore trop large.

Précédemment, nous étions confrontés à des groupes d’individus qui attendaient des instructions. Désormais, nous faisons face à des électrons libres, qui agissent de leur propre initiative, au meilleur moment : après le passage d’une patrouille Vigipirate, après la discussion ou l’adoption d’un texte de loi – comme celui qui concernait le port du voile, sous la présidence de Jacques Chirac. Il nous faut tenir compte de ces mouvements, de ces variations de température pour avoir un dispositif beaucoup plus structuré et pointu, au sein duquel on peut échanger en toute confiance.

M. le président Éric Ciotti. Nous travaillons sur la genèse et le déroulement des faits. Nous essayons de comprendre pourquoi l’individu en question, qui avait émis à plusieurs reprises des signaux que l’on pouvait certes considérer comme faibles, mais dont l’accumulation constituait un faisceau concordant qui n’avait plus rien de faible, a pu rester au sein d’un service de renseignement, même s’il appartenait au second cercle – mais, comme vous l’avez expliqué, ce second cercle est lui aussi très important, notamment en vue de la coopération avec les services étrangers.

Lorsque vous étiez à la tête de la DST, puis de la DCRI au moment de sa création, quel était le niveau de sécurité dans l’habilitation des personnels ? Était-il plus élevé que celui que nous connaissons aujourd’hui, ou que nous connaissions au moment de l’affaire Harpon, au sein de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) ?

M. Bernard Squarcini. Oui, très certainement. Un service de renseignement est aussi un service de sécurité. Il doit donc lutter également contre le contre-espionnage et l’infiltration par les services étatiques adverses – même si, en l’espèce, il s’agit d’une infiltration individuelle ayant un fondement religieux. Comme je le disais, nous avons adopté un double système de sécurité : tout d’abord, une habilitation secret défense, qui est le lot commun. Auparavant, nous avions une liste d’habilitations beaucoup plus longue, en fonction du niveau de circulation et d’intérêt des textes classifiés se retrouvant entre les mains de l’agent : spécial OTAN – Organisation du traité de l’Atlantique nord –, très secret défense, diamant, etc. Les habilitations concernent tous les agents, pas uniquement les directeurs ou les officiers : cela va de la secrétaire au chauffeur qui porte les plis. Toute la chaîne opérationnelle est concernée. Nous disposons en outre d’une habilitation discrétionnaire, qui fait la force du service : chaque fois qu’un doute ou qu’une vulnérabilité émerge, le fonctionnaire concerné est remis à la disposition de la DGPN. Certes, d’une certaine façon, on se repasse le mistigri, car il est affecté dans un autre service, mais, au moins, il n’est plus en contact avec un domaine très sensible.

Le domaine du contre-espionnage est le plus sécurisé. Il est anormal que votre voisin de bureau ou du service d’à côté vous interroge sur ce que vous faites, car il n’a pas à en connaître. En effet, même si vous êtes habilité, vous devez avoir aussi le « besoin d’en connaître », selon la formule consacrée, et ceux qui ne l’ont pas se placent dans une situation créant le doute. Comment ce doute est-il levé ? Le service de sécurité – à l’insu de l’agent concerné, bien sûr – vérifie son bureau, ses fadettes, ou encore ses comptes bancaires, à la recherche d’un élément qui serait passé inaperçu. Le niveau de contrôle est très élevé ; c’est le prix à payer. L’ultime solution est d’engager une procédure judiciaire pour compromission du secret de la défense nationale, trahison, intelligence avec l’ennemi. Pour résumer, nous avons un système administratif qui est doublé par un autre système administratif, lui-même complété par un système judiciaire.

M. le président Éric Ciotti. À votre époque, les enquêtes d’habilitation étaient-elles effectuées par vos services eux-mêmes ?

M. Bernard Squarcini. Oui. Nos personnels étaient contrôlés par nos propres services. Il nous arrivait d’avoir, par le biais du haut fonctionnaire de défense ou du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), des demandes d’habilitation ou de renouvellement d’habilitation concernant des agents exerçant des missions sensibles : à l’international, en contact avec des services étrangers, ou encore dans des domaines pointus tels que le nucléaire. Ces demandes étaient traitées de manière discrétionnaire.

M. le président Éric Ciotti. À votre connaissance, quels dispositifs, en matière de sécurité du personnel, étaient en vigueur au sein de la DRPP ? Plus globalement, quelle était la nature de la relation de travail et du partage de compétences – territoriales ou thématiques – entre la DGSI et la DRPP ?

M. Bernard Squarcini. Heureusement nous sommes à huis clos… (Sourires.) S’agissant du degré d’habilitation au sein de la DRPP, je ne le connais pas, car nous n’en étions pas saisis. Je pense que la plupart des fonctionnaires étaient habilités secret défense, puisque la zone de défense, qui va jusqu’à Orléans, relève de la DRPP. En outre, le préfet de police a pour adjoint un préfet délégué à la sécurité et à la défense, qui gère les habilitations. Par ailleurs, des fonctionnaires travaillent à la question, s’agissant de terrorisme et des interceptions administratives de sécurité – en particulier au sein du groupement interministériel de contrôle (GIC), un service du Premier ministre. Toutefois, je le répète, nous n’avions pas à en connaître. Je ne peux donc pas vous dire combien de fonctionnaires étaient habilités. Il n’y avait pas de double habilitation telle que nous la pratiquions au sein de la DCRI pour l’ensemble du personnel, à savoir l’habilitation au secret défense et l’habilitation propre au service.

Les relations de travail avec la PP variaient en fonction des directeurs et des consignes données par le préfet de police, qui est l’équivalent du directeur général de la police nationale. Cependant, les relations n’étaient pas hiérarchiques et tous, partageant plutôt la même ligne, se retrouvaient à dix-huit heures pour la réunion quotidienne dans le bureau du directeur de cabinet du ministre. L’organigramme se doublait ainsi d’un sociogramme tenant compte de la personnalité de chacun. Il m’est arrivé de retrouver des équipes de la DRPP perdues au fin fond de Bayonne, qui suivaient des membres de l’ETA militaire ; personne ne nous en avait rien dit, alors que nous nous occupions de 80 % de cette mouvance. Nous avons finalement réussi à démanteler de nombreux réseaux de l’organisation grâce à nos confrères espagnols et à la police judiciaire.

La PP s’est illustrée à la grande époque des Brigades rouges, grâce à sa coopération efficace avec les carabiniers italiens et à une relative autonomie. Elle est ensuite devenue la spécialiste de la mouvance autonome parisienne – l’extrême gauche active radicale, qui était inclassable. Pour le reste, nous recevions des notes générales. S’agissant des questions opérationnelles, nécessitant des échanges détaillés, l’électroencéphalogramme était plat.

M. le président Éric Ciotti. La collaboration était donc mauvaise ou inexistante.

M. Bernard Squarcini. Lorsque j’étais aux RG, en matière d’ordre public, la PP était très intéressée par le nombre de cars et l’état d’esprit des manifestants venant de province pour secouer l’agglomération parisienne, siège des pouvoirs publics. Pour le reste… Si nous surveillions la moitié d’une équipe et eux l’autre, la PP était obligée de se coordonner avec nous, mais elle ne le faisait que sous la contrainte.

M. François Pupponi. Lorsque vous occupiez les fonctions de directeur central du renseignement intérieur, vous est-il arrivé d’apprendre que l’un de vos agents s’était converti à l’islam ? Si oui, quel était le mode opératoire en réaction à une telle information ?

M. Bernard Squarcini. Je n’ai jamais été confronté à un tel cas de figure.

La DST, les RG et la police judiciaire (PJ), directions spécialisées au sein de la direction générale de la police nationale, ont connu une grande réforme des corps et carrières. Le troisième corps – gardiens et gradés – a été intégré au sein de ces directions. Ses membres ont eu, de ce fait, la possibilité d’y servir, ce qui, auparavant, était réservé aux commissaires et aux officiers, et en faisait des cercles étroits, où régnait la confiance. Cette arrivée massive répondait notamment à des revendications syndicales. Des fonctionnaires qui notaient leurs heures de présence sont alors arrivés ; les officiers, eux, travaillaient autant que nécessaire. Parallèlement, un besoin particulier est apparu : la pratique de langues rares, telles que le wolof ou l’ourdou. Pour y répondre, il nous a fallu recruter des traducteurs issus des mouvances surveillées. En raison du risque d’infiltration, nous avons instauré des enquêtes complémentaires ; celles-ci ayant été faites suffisamment en amont, je n’ai pas eu à constater le type de problèmes que vous évoquez. Il est évident que si nous en avions eu, les contractuels auraient été renvoyés, et les fonctionnaires rendus à leur corps d’origine. J’ai eu affaire à des cas de figure différents : des fonctionnaires approchés par des services étrangers de contre-espionnage, ce qui est logique ; la réaction était alors la même.

M. François Pupponi. Si l’un de vos agents s’était converti à l’islam, vous auriez considéré que cela représentait un risque ?

M. Bernard Squarcini. Il aurait fait l’objet, à son insu, d’une enquête, au terme de laquelle, si les doutes étaient fondés, il aurait quitté le service. Pendant la période transitoire, on aurait évité de le laisser au contact de données sensibles. C’est comme les lapins au temps de la marine à voile : si vous les embarquiez, vous saviez ce qui vous arriverait en pleine mer. (Sourires.)

M. le président Éric Ciotti. Seriez-vous superstitieux ?

M. Bernard Squarcini. Pas du tout – et j’aime les lapins !

M. Meyer Habib. Par définition il y a eu des failles, puisque quatre fonctionnaires de police ont été tués. Nous sommes ici pour essayer de les mettre en lumière. En 2008, nous avez-vous dit, vous aviez demandé l’intégration à vos services de la DRPP.

M. Bernard Squarcini. Il s’agissait de la sous-direction chargée du terrorisme. Je laissais l’ordre public à la PP, ce qui était tout à fait logique. Cela relève du renseignement territorial (RT).

M. Meyer Habib. Vous nous avez dit aussi que le cas Harpon aurait dû être évoqué, mais par qui ?

M. Bernard Squarcini. Par la DRPP auprès de sa hiérarchie, qui aurait dû saisir la DGPN et la DGSI. Quand l’entente entre personnes est bonne, on peut même s’appeler : « J’ai un truc, je te l’envoie directement. Tu vas aussi le recevoir par la voie hiérarchique, mais cela va prendre dix jours. Il faut vraiment s’intéresser à cet individu : j’ai un doute. »

M. Meyer Habib. Ce que vous dites est très clair ; en plus, vous ne pratiquez pas la langue de bois. La situation est manifestement en train de changer : l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) a disparu.

M. Bernard Squarcini. Elle ne servait plus à rien. Il arrive un moment où, si votre sandwich est trop gros, vous ne pouvez pas le manger : il est nécessaire de réduire les échelons, faute de quoi on ne s’y retrouve plus.

M. Meyer Habib. La réforme entrée en vigueur le 1er janvier 2020 va donc dans la bonne direction.

M. Bernard Squarcini. Oui. Un chef de service, entouré d’adjoints spécialisés, passe son temps en réunion. Les cellules, sections et divisions sont tellement nombreuses qu’à un moment, vous n’avez plus le temps de les consulter.

M. Meyer Habib. Extérieurement, cela semble fonctionner, alors qu’il y a d’énormes trous dans la raquette. Quelles sont vos recommandations pour améliorer les dispositifs et éviter les failles ? Quelles sont les trois ou quatre mesures qui vous paraissent indispensables ?

M. Bernard Squarcini. Je réitère avec insistance ma demande de 2008 : le rattachement à la DGSI de la sous-direction de la PP chargée des menées subversives, de la contestation violente et radicale et du terrorisme, afin que tous travaillent dans les mêmes conditions et selon les mêmes contraintes. Nous devons avoir un format unifié de réponse au terrorisme au niveau intérieur, comme nous l’avons au niveau extérieur avec la DGSE, puisque la menace est un continuum – il n’y a plus de différence entre menace extérieure et menace intérieure. Il en va de même pour la direction du renseignement militaire (DRM). Il faut tout réunifier ; nous avons perdu douze ans.

M. Éric Diard. Avez-vous d’autres recommandations ?

M. Bernard Squarcini. Je recommande de développer le régime de sécurité et le format des habilitations. La procédure et le formalisme de celles-ci sont à revoir sur plusieurs points. Les enquêtes sont longues : il faut passer en revue les lieux de résidence du fonctionnaire concerné, tous ses déplacements à l’étranger et l’ensemble de ses collatéraux. Le renouvellement de l’habilitation est plus rapide.

M. Meyer Habib. Avez-vous les moyens matériels de mener à bien ces enquêtes ?

M. Bernard Squarcini. Nous procédons à ce que l’on appelle des coups de sonde ; ils sont effectués par le service de sécurité ; il y a des cas particuliers, relevant du contre-espionnage, auquel on peut ajouter les cas de trahison et d’intelligence avec l’ennemi – au sens large. En l’occurrence, il s’agit non pas d’un État, mais d’un ennemi furtif, religieux, qui veut déstabiliser nos institutions ; nous devons devancer cette évolution. Nous faisons face à des forces ayant une dimension psychologique et religieuse, qui se concrétisent parfois par un attentat – nous nous efforçons qu’il y en ait le moins possible –, mais qui, le reste du temps, font des dégâts idéologiques très forts : comme un couteau cranté, une fois que la lame a pénétré dans l’organisme, elle ne ressort plus et ne fait que s’enfoncer davantage. À cet égard, la lecture du nouveau livre de M. Hugo Micheron est tout à fait recommandable.

J’ai connu les débuts de l’organisation du Conseil français du culte musulman (CFCM), dont Pierre Joxe a eu l’idée. Cela a été très difficile et, à ce jour, il n’en est rien sorti de concret – nous verrons ce qui se produira lors de la prochaine élection. À chaque tentative de renforcement de cette structure, les grands États musulmans ont cherché à la récupérer. Quant à l’Union des organisations islamiques en France (UOIF), elle est la vitrine légale de la doctrine des Frères musulmans égyptiens, dévoyée dans le Soudan d’Hassan al-Tourabi ; elle nous fait du mal. Nos institutions sont testées au quotidien, et les préfets et les élus sont laissés seuls pour régler ces problèmes.

Parallèlement, les djihadistes et les convertis obéissent à des instructions de pénétration ; il faut faire du renseignement et identifier ceux qui nous en veulent. À mon sens, ces agissements doivent faire l’objet d’une qualification pénale aggravée, car cela revient à mettre des renseignements à la disposition d’un ennemi. Soit on leur fait signer un engagement écrit, soit on leur fait prêter serment de loyauté envers les institutions. Acquérir la nationalité française, ce n’est pas simple : il y a une enquête ; et quand on vous la retire, cela repose sur des motifs précis. Il faut avoir un état d’esprit similaire : quelqu’un qui a trahi ne peut plus rester sur le territoire national. Un agent doit servir les institutions en fonction des exigences du poste qui est le sien. S’il manque gravement à ses obligations, qu’il en accepte les conséquences. Dans une fonction régalienne de sécurité, c’est encore plus important d’adopter cette démarche.

M. Jean-Michel Fauvergue. À votre époque, dans le service de renseignement dont vous aviez la charge, comment les agents chargés de la maintenance et des services informatiques étaient-ils contrôlés ? Par ailleurs, qu’est-ce qui empêche l’unification des services de renseignement dans le cadre de la LAT ?

M. Bernard Squarcini. De fortes personnalités et des lobbies, tout simplement.

M. Jean-Michel Fauvergue. Lesquels ?

M. Bernard Squarcini. Ce n’est pas à vous que je vais expliquer le fonctionnement de la police – en particulier de la DGPN et de la PP –, mais je veux bien rafraîchir la mémoire de tout le monde. Nous parlons de postes qui sont attribués de façon discrétionnaire par le Gouvernement, ce qui est d’ailleurs normal. À ce niveau hiérarchique, chacun a une responsabilité. Le directeur général de la police nationale se veut être le chef de la police, tout comme le directeur général de la gendarmerie nationale, celui de la gendarmerie. Or il y a une entité à part, pour des raisons historiques : le préfet de police a ses propres troupes, son propre commandement, son propre budget, sa propre direction des ressources humaines. Autrement dit, il existe un chef qui, officiellement, est sous l’autorité du DGPN, mais qui est aussi préfet de la zone de défense et qui, pour les raisons que je viens d’indiquer, est un peu plus égal que les autres. Il fait remonter les informations qu’il veut, par l’intermédiaire de ses services ; c’est lui qui choisit de les donner ou non. C’est là que se pose le problème hiérarchique. Soit il les transmet lors de la réunion du soir, à dix-huit heures, au directeur de cabinet du ministre – réunion à laquelle le ministre peut d’ailleurs, à l’occasion, se montrer en personne –, soit il les transmet directement à l’Élysée. Voilà, en la matière, quelle est la pratique. Si le préfet de police est respectueux des procédures, les informations circulent normalement, c’est-à-dire qu’elles remontent puis sont diffusées.

Par ailleurs, la préfecture de police a un service d’intervention, mais il en existe également au sein de la gendarmerie et de la DGPN. Peut-être faudra-t-il, un jour, penser à mutualiser, de la même façon que, dans une famille, on n’achète pas un train électrique à tous les gosses à Noël : on en achète un beau, puis ils se le prêtent. (Sourires.) En effet, en définitive, c’est cela qu’il faut regarder : combien cela coûte et combien cela rapporte. Vous me direz que c’est un peu comme quand on roule sans assurance : tant qu’on n’a pas d’accident, tout va bien… Il vaut quand même mieux en avoir une – et cela a un coût. De la même façon, un service de renseignement, cela coûte – en termes de moyens, d’effectifs, de missions effectuées –, mais cela évite qu’un certain nombre de choses se produisent. Il faut étudier le rapport coût-qualité.

En ce qui concerne les services informatiques de la DGSI, ses personnels sont habilités au secret défense ; à cela s’ajoute le second contrôle que j’évoquais, avec l’habilitation propre au service. En outre, il y a une mutualisation des contrôles pour les agents qui travaillent sur ces données, ainsi qu’une traçabilité immédiate : si quelqu’un vient « pomper » des données dans certains dossiers avec une clé USB, il est immédiatement repéré, et on sait de qui il s’agit. Ce sont des petites choses, mais qui permettent de vivre mieux, même si elles peuvent sembler contraires à la liberté du travail ou à d’autres principes du même ordre. Nous parlons d’une profession régalienne, dotée d’un statut spécial. En plus, il s’agit d’un service de renseignement et de sécurité. Ceux qui y travaillent signent une charte. Entrer dans la « boutique », c’est comme se faire moine. (Sourires.)

M. Florent Boudié, rapporteur. Ma première question rejoint celle de Jean-Michel Fauvergue. Dans les semaines qui viennent, notre commission devra trancher, …notamment le point de savoir s’il faut proposer une réforme de structure, notamment l’absorption par la DGSI de la sous-direction de la sécurité intérieure (SI) de la DRPP. Pourriez-vous donc revenir sur les raisons qui vous ont été opposées en 2008 ? Concrètement, pourquoi cette absorption vous a-t-elle été refusée ? Vous avez parlé de lobbies, mais pourriez-vous entrer dans les détails ? Ce sont des obstacles que nous aurons peut-être à surmonter nous aussi dans quelques semaines.

Ma seconde question concerne l’orientation prise par la DRPP. Il me semble que le choix qui est fait depuis plusieurs années, et qui s’accentue depuis l’attentat du 3 octobre, consiste, au fond, à opérer une réforme de fonctionnement plutôt qu’une réforme structurelle. En l’occurrence, il s’agit de monter en compétence, d’augmenter la professionnalisation. De fait, nous avons bien senti la nécessité d’une montée en compétence à la DRPP. Cette solution, qui semble être la voie privilégiée depuis deux ou trois ans – depuis la nomination de Françoise Bilancini, pour dire les choses clairement –, vous paraît-elle satisfaisante à moyen et long termes, ou bien faut-il vraiment en passer par la réforme structurelle que nous évoquions ?

M. Bernard Squarcini. J’étais sous l’autorité du directeur général de la police nationale, ainsi que celle de la ministre de l’Intérieur de l’époque – autorité certes un peu plus lointaine, mais tout de même directe –, laquelle s’était fermement opposée à la réforme par voie de presse, dans les colonnes du Monde. Quand vous lisez ça, vous vous dites que vous partez avec un certain handicap, pour parler comme dans le sport : cela ne va pas être simple. Mais ce n’était qu’un des pans de l’une des cinquante réformes décidées dans les six premiers mois par le nouveau Président de la République ; il fallait commencer à mettre en place la partition, essayer de créer une nouvelle culture, y compris au sein des services que je connaissais bien, à savoir la DST et les renseignements généraux. La question de la PP a évidemment été tranchée lors de réunions entre le directeur général de la police nationale, Frédéric Péchenard, et le préfet de police, Michel Gaudin, assisté par Christian Lambert, son directeur de cabinet, et les discussions ont été assez vives. Loin d’être prête à lâcher une partie de ses attributions, la PP voulait récupérer les départements de la petite couronne. Autrement dit – et cela me permet de répondre par avance à votre seconde question –, l’état d’esprit de la préfecture de police était contraire au nôtre. Elle voulait absorber certains effectifs de la police nationale, à une époque où le personnel devenait une denrée rare, puisque, je vous le rappelle, nous étions en pleine révision générale des politiques publiques (RGPP). Des effectifs étaient mis à la disposition de la PP, mais ils devaient servir également dans les départements de la petite couronne en tant que de besoin : voilà comment la mobilité était envisagée. Or, moi, j’arrivais en disant qu’il me fallait tout le bloc terrorisme. J’étais un nain, c’est évident. Je n’étais pas dans l’état d’esprit de l’époque, même si mon projet s’est trouvé justifié par la suite avec l’évolution de la menace. Quand celle-ci était beaucoup plus simple à appréhender, à anticiper et à traiter, les choses pouvaient rester comme elles étaient, mais il faut désormais être capable de travailler sur des détails. Nous sommes donc sous la contrainte.

Pour en revenir à votre seconde question, par définition, une amélioration du fonctionnement reposera seulement sur des hommes et des femmes, pas sur des structures. J’ai toute confiance en Françoise Bilancini : elle a travaillé sous mes ordres au sein des renseignements généraux, et elle a commencé à bousculer la vieille PP, à modifier les régimes d’habilitation, mais vous ne changez pas cinquante années de fonctionnement en un an. Il y a toute une culture à dépoussiérer, à faire bouger. Surtout, comment peut-on réunir en temps réel, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des états-majors pour assurer la coordination et échanger sur des sujets très précis – surveillances physiques, opérations spéciales, écoutes téléphoniques, rendez-vous, partenariats étrangers, déplacements en province ? Si certains pensent pouvoir le faire, très bien, mais ce n’est pas une science exacte et, comme on a pu le constater lors de certains attentats, le moindre « loupé » a des conséquences très graves. Il y a une obligation de résultats ; ce n’est plus une obligation de moyens.

M. Éric Diard. Monsieur le préfet, à partir de quand, et dans quel service, ont été détectés les signaux de radicalisation, qu’ils soient forts ou faibles ? À titre personnel, j’ai du mal à le déterminer, car les réponses varient au fil de nos auditions.

M. Bernard Squarcini. C’est un sujet qui, pendant longtemps, n’a pas préoccupé, d’abord pour des raisons politiques, de clientélisme électoral – je le dis très clairement ; d’autres, d’ailleurs, l’ont écrit. Nous avons mis en garde, dès les années 1990, contre certaines dérives. Un service de renseignement est fait pour apporter du renseignement revu, qualifié et à propos duquel le doute est levé, pour que d’autres prennent des décisions : nous sommes là pour éclairer la prise de décision. Cela ne veut pas dire que nos recommandations sont suivies mais, au moins, nous avons écrit, tel jour à telle heure, qu’il y avait un problème. D’autres, après, décident – notamment vous, qui êtes la représentation nationale.

La radicalisation est apparue progressivement. En 1995, nous procédons à des arrestations en lien avec les attentats qui endeuillent le territoire national. Nous devons également donner un coup de main aux services algériens, qui sont débordés, car le terrorisme prend des proportions énormes, dans tous les sens. En l’espace de cinq ans, beaucoup de choses nous ont occupés – y compris la Coupe du monde de 1998 –, tous services confondus. Nous en arrivons, au total, à 450 détenus, tous en région parisienne, pour les besoins de l’instruction, car les cabinets des juges doivent respecter des délais, sous peine de nullité de la procédure. Ces individus commencent à contaminer la population pénale de droit commun, mais aussi quelques surveillants. L’islamisme fait également quelques touches au sein de l’armée, alors en cours de professionnalisation – à cette époque, le service militaire a déjà été supprimé.

Par ailleurs, les aéroports sont situés dans des bassins d’emploi qui posent problème. Nous observons certaines initiatives, à travers des enquêtes, en surveillant des réseaux : untel est copain avec un bagagiste, autrement dit quelqu’un qui charge des valises dans les soutes des avions. Or, à cette époque, les Britanniques avaient déclaré que le péril viendrait d’explosifs liquides embarqués dans des avions par des voyageurs. Si le risque vient en réalité des bagagistes, vous voyez le genre de problèmes que cela pose.

Quoi qu’il en soit, c’était du cas par cas, des initiatives observées dans certains secteurs, et que nous traitions au fur à mesure. Il était assez rare que cela se produise dans le secteur de la sécurité. Les cas étaient détectés à travers l’enquête, après l’oral, par l’observation des comportements à l’école, ou lors des stages pratiques – car il y avait tout un suivi. Dès cette époque, nous étions parfois ennuyés : certaines personnes étaient soupçonnées parce qu’elles étaient en liaison avec des gens pas très clairs, placés sur écoute. Si le suspect était contrôleur aérien, que faire ? Vous êtes obligé d’en parler, mais s’il se voit retirer son habilitation pour accéder à la zone aéroportuaire, qui est une zone protégée, il risque d’aller au contentieux. Or la note blanche, produite par la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ), ne va pas très loin : vous ne pouvez pas révéler tous les éléments en votre possession, sous peine de saboter l’enquête et de vous rendre passible du délit de compromission. On est donc un peu – passez-moi l’expression – le cul entre deux chaises. Le suspect est débarqué de sa tour de contrôle et n’a plus accès à la zone, tout en étant toujours rémunéré par Aéroports de Paris.

Ce n’étaient là que les balbutiements. Ensuite, le phénomène a explosé avec le développement d’internet, qui sert à la fois de réseau crypté, de messagerie clandestine pour les opérationnels, mais également de canal de revendication et de conversion. Ce furent alors les départs pour rejoindre l’EI en famille – 2 000 familles en ce qui concerne la France, mais l’ensemble du bassin méditerranéen est touché. Pour faire face à cela, nous avions toujours nos habilitations secret défense, mais aucune formation, monsieur Diard, je vous rassure. J’en profite tout de même pour vous dire que votre mission d’information sur la radicalisation a fait du très bon travail. Il y aurait de quoi en mener une autre.

M. le président Éric Ciotti. Vous nous avez donné des éléments d’appréciation sur l’organisation, la structure. Le rapprochement entre la DST et les RG a fait l’objet de nombreuses critiques,…

M. Bernard Squarcini. Je peux y revenir, si vous le souhaitez.

M. le président Éric Ciotti. …que je ne fais pas miennes, naturellement. Je me ferai néanmoins l’avocat du diable – ou des diables, en l’occurrence. D’aucuns disent que la suppression des RG a supprimé des réseaux de renseignement qui faisaient remonter des informations du terrain, ce qui a déstabilisé le système. On se serait coupé du terrain, il n’y aurait plus de sources d’information. Que pensez-vous de ces critiques ?

M. Bernard Squarcini. Elles me font tristement sourire, surtout quand elles émanent de responsables politiques, d’ailleurs de différentes sensibilités – mais peu importe –, qui avaient demandé ce changement.

Les renseignements généraux ont eu leurs lettres de noblesse. Ils avaient pour origine les commissariats spécialisés dans la surveillance des gares, à l’époque des attentats anarchistes. Il fallait connaître l’état d’esprit des gens qui en voulaient aux institutions, qui fomentaient des complots dans la France profonde puis venaient à Paris. Ensuite, il y eut l’information sociale, économique, politique et financière du préfet, en tant que représentant du Gouvernement. C’était une époque où, même si la France bougeait moins, il fallait étudier l’état d’esprit et la dimension sociale, et prévenir les troubles à l’ordre public. Le moindre tract produit le matin à cinq heures à l’arsenal de Brest était transmis dans la journée par courrier pour être traité en tant que de besoin. Il fallait lire la Pravda et LHumanité dans le texte. Des spécialistes produisaient des analyses pour prédire ce qui allait se produire.

Tout cela, vous l’aurez compris, a évolué. Il y a eu, ensuite, les attentats commis par l’Organisation de l’armée secrète (OAS), qui ont conduit à la création du bureau de liaison (BDL) chargé de coordonner la lutte contre l’OAS, réunissant tous les services. Au moment de la décolonisation, les RG ont assuré le suivi de 120 communautés étrangères installées en France, dont il fallait étudier l’état d’esprit pour savoir comment les choses allaient se passer. Après, il y a eu la montée du terrorisme, avec Action directe et, plus largement, l’ultragauche européenne. Pour y faire face, il a fallu travailler avec les services européens – italiens pour les Brigades rouges, bien sûr, mais aussi belges pour les Cellules communistes combattantes, irlandais, espagnols pour les Groupes de résistance antifasciste du 1er octobre (GRAPO), avant l’ouverture d’un second front avec la branche militaire d’ETA et, chez nous, Iparretarrak. Nous avons donc été très occupés à faire face à ces problèmes de sécurité intérieure. Les RG ont donc joué leur rôle, à plusieurs reprises.

M. Meyer Habib. Et les Palestiniens ?

M. Bernard Squarcini. Il y a eu les Fractions armées révolutionnaires libanaises, qui ont commis des assassinats, notamment celui de Barsimentov, ce qui a conduit à l’arrestation de Georges Ibrahim Abdallah. On pourrait citer aussi l’attentat à l’ambassade d’Iran. Il y avait tout un contexte moyen-oriental, mais le terrorisme était soutenu par les États : voilà la différence avec ce que l’on observe à l’heure actuelle. En plus, bien sûr, pendant ce temps-là, nous pratiquions le contre-espionnage. Là encore, les RG ont apporté leur pierre à l’édifice.

Par la suite, une légère dérive s’est produite, avec le suivi de personnalités, notamment politiques. C’était une époque particulière – avant l’alternance, dirais-je pour résumer. Charles Pasqua mit fin au suivi politique et électoral effectué par les RG – lesquels étaient, il est vrai, de véritables baromètres de l’opinion – après l’histoire malheureuse du pasteur Doucé et les soupçons entourant la PP, ou encore les écoutes effectuées à Villepinte, dans une cabine, pour savoir qui allait être le premier secrétaire fédéral du Parti socialiste – des choses que, dorénavant, on apprend par l’Agence France-Presse (AFP), ou sur lesquelles on est alerté. Pourquoi employer des gens avec un statut particulier et touchant une indemnité de sujétions spéciales pour faire du mauvais journalisme, alors qu’il existe des experts ? C’en fut ainsi terminé de la dimension politique, mais aussi financière, des activités des RG. Il leur restait alors le social, le terrorisme et la protection des personnalités, sans oublier les courses et jeux – domaine très particulier, qu’ils finirent par abandonner. Dans le cadre d’une réforme de la direction centrale de la police territoriale, une expérience éphémère, qui n’a duré que deux ans, a eu lieu : la sécurité publique a coiffé notamment la police de l’air et des frontières (PAF) et les RG. Cela n’a pas marché.

J’en reviens aux attentats de 1995. Les RG ont donc abandonné la dimension politique et les courses et jeux. Ils se concentrent désormais sur la partie ordre public, le renseignement en milieu ouvert et en milieu fermé, autrement dit le terrorisme. Survient l’affaire Djamel Beghal. Celui-ci a été arrêté aux Émirats arabes unis par les Américains. Ces derniers réunissent alors nos différents services – DST, DGSE et RG –  boulevard Mortier et demandent ce que nous avons sur Beghal. Les RG suivaient la cellule d’Évry, qui devait assurer la logistique d’un attentat contre l’ambassade des États-Unis à la Concorde, la DGSE avait une autre partie et la DST en avait une troisième. Autrement dit, ce sont les Américains qui nous ont coordonnés. Je me suis dit : « Voilà une excellente idée ». Nous ne nous coordonnions pas entre nous ; il a fallu que ce soient les étrangers qui le fassent. De là est née l’idée de Jacques Fournet, qui avait été préfet de la Nièvre, directeur des RG puis de la DST, de proposer à Charles Pasqua la création d’un pôle équivalent à la DGSE, mais pour l’intérieur. L’objectif était d’éviter les doublons, mais aussi certaines dérives. C’est là que se trouve l’origine de la DCRI. Le projet n’a pas pu être réalisé sous la présidence de Jacques Chirac, mais il l’a été après l’arrivée de Nicolas Sarkozy à l’Élysée. L’idée en était donc ancienne.

Pour en revenir aux critiques que vous évoquiez, qu’est-ce qui a été perdu avec la disparition des RG ? La sous-direction du terrorisme a été entièrement absorbé par la DCRI ; tous les dossiers y ont été transférés, sans la moindre perte. Ce sont les mêmes agents qui ont continué à travailler, par exemple, sur les réseaux de Safé Bourada, composés de multirécidivistes. Quant au renseignement territorial, qui relevait auparavant de la direction centrale de la police territoriale (DCPT), il a été récupéré par la direction centrale de la sécurité publique (DCSP). Je vous accorde qu’il y a eu une lenteur au démarrage. La DCSP avait cru qu’elle recevrait un apport d’effectifs correspondant exactement à ceux de l’ancienne direction, ce qui n’était pas exactement le cas. Elle a fini par le comprendre. Au bout de trois ans, le tour de chauffe était terminé. Les gendarmes ont intégré également cette partie du renseignement. La PP, quant à elle, est restée dans son splendide isolement. Quoi qu’il en soit, je le répète, on n’a rien perdu au moment de la suppression des RG.

Soit dit en passant, Nicolas Sarkozy, quand il était devenu ministre de l’Intérieur, avait demandé à Yves Bertrand d’arrêter de faire des notes blanches sur les histoires intimes des uns et des autres. Il est vrai qu’il avait une activité personnelle assez développée dans ce domaine. Je dis les choses très clairement, puisque nous sommes à huis clos – et je précise que, pour ma part, je n’ai pas de carnets ! (Sourires.)

M. François Pupponi. J’allais vous le demander !

M. le président Éric Ciotti. On sent, monsieur le préfet, que vous n’êtes plus en activité : vous avez une certaine liberté de ton, ce qui n’a pas été le cas de tous ceux qui vous ont précédé dans nos auditions…

M. Bernard Squarcini. Je suis en disponibilité, monsieur le président : je peux revenir… (Sourires.)

M. le président Éric Ciotti. Nous y comptons bien !

M. Bernard Squarcini. À votre disposition ! J’ai plein d’histoires à raconter.

M. le président Éric Ciotti. Il y tout de même quelques détails à régler au préalable.

M. François Pupponi. Cela peut s’arranger !

M. le président Éric Ciotti. Vous nous avez fait part très clairement, sans langue de bois, de votre vision de l’organisation de la PP,…

M. Bernard Squarcini. C’est simplement du bon sens paysan, monsieur le président !

M. le président Éric Ciotti. …mais la dichotomie que vous dénoncez existe également en dehors de la plaque parisienne, puisque, dans les autres départements, le RT a lui aussi compétence en matière de prévention et de lutte contre le terrorisme, parallèlement à la DGSI – en gros, le premier est en charge du bas du spectre, quand la seconde s’occupe du haut du spectre. Certes, il existe désormais les groupes d’évaluation départementaux, qui classifient les gens,…

M. Bernard Squarcini. Sur une échelle variable et évolutive.

M. le président Éric Ciotti. …mais une certaine forme de dichotomie n’en demeure pas moins. Ne serait-il pas, selon vous, préférable d’aller au bout de la logique en unifiant tout ce qui concerne la lutte antiterroriste sous l’autorité unique et centralisée de la DGSI ?

M. Bernard Squarcini. C’est impossible, car le renseignement territorial travaille en milieu ouvert, tandis que la DGSI, en matière de renseignement, travaille en milieu fermé. Les méthodes et les opérations sont complètement différentes, de même que la culture. Ce serait une véritable révolution, mais cela impliquerait beaucoup de contraintes, et couperait les préfets, responsables de l’ordre public, d’une source importante de renseignements directs, de proximité. N’oubliez pas non plus les gendarmes, qui sont partie prenante.

M. Meyer Habib. On voit bien la compétition qui existe entre les services. Je pense notamment, même s’il s’agit d’un autre domaine, à ce qui s’est passé lors de l’intervention au Bataclan – j’ai été vice-président de la commission d’enquête qui s’est penchée, entre autres, sur ces événements. Il y a – et je parle sous le contrôle de Jean-Michel Fauvergue – une compétition entre l’unité de recherche, assistance, intervention et dissuasion (RAID), le groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) et la brigade de recherche et d’intervention (BRI).

M. Jean-Michel Fauvergue. À la fin, c’est toujours le RAID qui gagne ! (Sourires.)

M. Bernard Squarcini. Les gentils gagnent toujours à la fin !

M. Meyer Habib. D’un côté, on a besoin d’émulation, mais, de l’autre, excusez-moi de le dire, cela peut poser des problèmes.

M. Bernard Squarcini. Il y a eu un raté, en effet.

M. Meyer Habib. Certaines concurrences sont tout à fait nocives et nuisibles.

M. Bernard Squarcini. Absolument. À chaque diagnostic doit correspondre un remède. Il y a des généralistes et des spécialistes, et il faut savoir jouer entre les deux. Si le renseignement territorial reçoit ou découvre une information générale de qualité, celle-ci peut devenir un renseignement opérationnel de qualité après avoir été transmise à la DGSI et traitée par elle. Ensuite, le cas peut être judiciarisé, avec les interpellations et, à la fin, la sanction qui s’impose.

J’en veux pour preuve la manière dont le groupe Action directe a été démantelé. À l’UCLAT, alors dirigée par François Le Mouël – un grand policier de la PJ –, tout le monde était en alerte à cause des assassinats commis par ce groupe, lequel les revendiquait. C’était le jeu du chat et de la souris. Un travail de renseignement était mené, mais l’information décisive fut récoltée par la base de Vitry-aux-Loges. Les gendarmes, venus boire un verre chez des habitants – ils faisaient partie intégrante de la population, cela fait partie de leur travail –, entendent parler de gens un peu bizarres, vivant dans une ferme, dont les voitures avaient des plaques d’immatriculation belges. Le renseignement arrive à la cellule spécialisée, au sein des renseignements généraux, et Serge Savoie, l’un des spécialistes en charge du dossier, se dit qu’il va aller faire un tour là-bas. En effet, il faut vérifier tous les tuyaux – et Dieu sait s’il y en a dans des cas comme celui-là. C’est la même chose, d’ailleurs, au moment des attentats, ou encore de la traque d’Yvan Colonna… Serge Savoie y va donc, avec sa pipe. Au bout d’un moment, il se rend compte qu’il y a là une dame, qui allait se révéler être Nathalie Ménigon, qui achète des graines pour hamster. Connaissant très bien le mode de vie du groupe, il se dit : « Bingo ! C’est gagné. » Après cela, le RAID est intervenu – vous vous souvenez tous des images : il y avait de la neige – et a arrêté tout le monde.

Tout cela pour dire que lorsque vous obtenez la bonne information et que vous la transmettez au bon moment, c’est comme pour une équipe de rugby : vous marquez l’essai. Dieu sait si le maillage territorial est dense : nous avons les maires et secrétaires généraux de mairie, la gendarmerie nationale, la sécurité publique et le renseignement territorial. Cela fonctionne bien, mais cela suppose de la fluidité et de la confiance, car tout le monde ne peut pas faire la même chose.

Quand j’assistais à des réunions avec des services étrangers, en Europe ou aux États-Unis, par exemple, je venais accompagné de mes spécialistes de la direction technique, qui avaient recueilli des renseignements venant de la surveillance, notamment des réseaux sociaux, réalisée par les RT, la PP ou d’autres services. Nous sommes là pour poser les bonnes questions, mais encore faut-il que le renseignement soit centralisé.

M. Jean-Michel Fauvergue. Merci, monsieur le préfet, pour votre éclairage très intéressant. J’en profite pour dire à notre collègue Meyer Habib que l’intervention au Bataclan a été rapide et que le fait qu’il y ait eu trois équipes n’est pour rien dans les difficultés rencontrées – mais nous en reparlerons à l’occasion. Cela dit, il est vrai qu’il y a pléthore de services d’intervention, comme il y a pléthore de services de renseignement.

M. Bernard Squarcini. C’est la même chose s’agissant de la police judiciaire. Que les choses soient claires : cela ne concerne pas seulement le renseignement.

M. Jean-Michel Fauvergue. Vous avez raison, cela vaut aussi pour la PJ, où il y a trois services d’enquête.

Si j’ai bien compris, et pour résumer, selon vous, un service de renseignement territorial est nécessaire à côté de la DGSI, parce que ces deux entités ne travaillent pas exactement sur les mêmes choses. Nous avons donc besoin, dans la police, d’avoir deux services de ce type.

M. Bernard Squarcini. Le renseignement territorial sert aussi à renseigner le préfet, car la DGSI n’est pas placée sous son autorité.

M. Jean-Michel Fauvergue. En ce qui concerne la PP, en revanche, vous avez parlé d’intégrer à la DGSI la partie lutte contre le terrorisme. L’autre partie peut-elle, selon vous, être intégrée au RT ?

M. Bernard Squarcini. Oui. Cette structure, qui a en charge l’agglomération parisienne, est très sensible. La direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) est un organe de liaison très opérationnel. L’occupation d’un ministère, par exemple, se décide en très peu de temps : il faut suivre les gens et appeler immédiatement le numéro adéquat. Quand toutes les parties prenantes appartiennent à une même structure, elles ont l’habitude de travailler ainsi. Quand on restructure, les agents doivent développer une nouvelle culture. Pour répondre à votre question, il est donc tout à fait possible – et même souhaitable – d’aller dans cette direction, mais il faut faire en sorte que le renseignement circule avec fluidité.

M. François Pupponi. Je voudrais revenir sur le cas Harpon. Il s’est converti à l’islam et cela n’a pas provoqué de réaction dans son service : on n’est pas allé y regarder de plus près. Admettons.

M. Bernard Squarcini. C’est logique : c’est un peu le syndrome de Stockholm.

M. François Pupponi. Mais il y a peut-être aussi un autre dysfonctionnement, à propos duquel je voudrais avoir vos lumières. On sait qu’il y avait, à la mosquée de Gonesse, un imam fiché S, qui aurait dû être expulsé mais ne l’a pas été à la suite de la décision d’un service central, alors même que le RT l’avait demandé au préfet. Quoi qu’il en soit, cet imam faisait les prêches du matin et du soir, à l’exception du vendredi. Or, à la mosquée de Gonesse, il doit y avoir tout au plus vingt ou trente personnes qui assistent aux prières du matin et du soir en semaine. Le RT a fait son boulot, mais ne fallait-il pas aller voir aussi qui cet imam fréquentait ? Si oui, qui aurait dû le faire ?

M. Bernard Squarcini. À mon humble avis, il y aurait dû y avoir une liaison plus étroite entre le RT, qui soulève un problème à la mosquée de Gonesse, et la DGSI locale. Le RT devait dire à ses confrères que cet imam s’agitait anormalement et que c’était à eux de prendre le relais. C’est un problème de fluidité dans la circulation du renseignement au niveau local. Tout ne doit pas remonter à Paris.

M. François Pupponi. Cela peut se faire localement ?

M. Bernard Squarcini. Évidemment : des réunions se tiennent sous l’autorité du préfet, dans le cadre des groupes d’évaluation départementaux. L’individu en question aurait dû être signalé : il fallait dire qu’il pourrissait l’ambiance.

M. François Pupponi. Après, la DGSI peut aller y regarder ?

M. Bernard Squarcini. Oui, et si elle l’avait fait elle aurait vu que, dans les filets, il y avait un fonctionnaire de police. Ce genre d’information fait tilt ; un voyant se met à clignoter.

M. le président Éric Ciotti. Pour compléter ce qu’a dit M. Pupponi, M. Lerner, à l’issue de son audition, m’a dit qu’il regrettait que nous ne l’ayons pas interrogé sur les relations de Mickaël Harpon. Il se trouve que nous avions déjà posé la question à plusieurs reprises à ses subordonnés, en nous appuyant tout simplement sur un article du Canard enchaîné.

M. Bernard Squarcini. Lequel est très bien informé, force est de le constater, particulièrement en ce qui concerne les relations entre la PP et la DGSI. Je vous en recommande la lecture : cela viendra étayer votre rapport. (Sourires.)

M. le président Éric Ciotti. M. Lerner nous a dit que ses services avaient une cible au sein de la mosquée de Gonesse. Grâce à des techniques d’interception de sécurité, ils avaient eu accès à son répertoire téléphonique et avaient transmis les numéros aux services partenaires. Apparemment, rien ne collait. Or il s’est avéré après l’attentat qu’un de ces numéros était celui de Mickaël Harpon. Comment faire le lien ? Existe-t-il une base de données des fonctionnaires ?

M. François Pupponi. Il en faudrait au moins une consacrée aux agents des services de renseignement !

M. le président Éric Ciotti. Est-ce un dysfonctionnement ? D’après vous, y a-t-il eu une faille ? Est-ce simplement de la malchance ?

M. Bernard Squarcini. Je ne peux que vous parler de ce qui existait à mon époque, c’est-à-dire jusqu’en 2012. De mémoire, il n’y avait pas de base de données pour les ressources humaines, ni de liens entre les deux services. C’est le secrétariat général pour l’administration de la police-Paris (SGAP-Paris) qui est en charge de cela. C’est une entité à part, qui gère le personnel à travers des commissions administratives paritaires (CAP), y compris, il faut le dire, le personnel hors DGPN. L’isolement dont je parlais existe donc aussi au niveau de la gestion des personnels. Quand vous voulez sortir de la PP, il faut utiliser l’échelle de corde, et cela ne se fait pas en deux temps, trois mouvements. Par ailleurs, cela va de soi, il n’y a aucun lien entre les différents fichiers téléphoniques. On travaille donc au doigt mouillé.

L’exemple que vous donnez montre les limites du système actuel. Des échanges normaux, quoiqu’un peu poussés, des réunions de travail quotidiennes devraient permettre d’éviter ce genre d’erreurs. Il y a tellement de tuyaux crevés que, quand on en reçoit un bon, on est content de le traiter. En l’occurrence, l’information aurait dû être mise dans un pot commun. C’est évident. Des sujets de préoccupation comme celui-ci doivent remonter. Il s’agit d’analyser dans le détail des listings de numéros de téléphone, ce qui permet d’effectuer des croisements. Ensuite, on travaille sur ce qui émerge et on fait des enquêtes, ce qui suppose du travail de terrain : on ne reste pas derrière un ordinateur. Cela peut se faire – et cela se fait.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le préfet, nous vous remercions pour votre éclairage.

 


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Audition du mardi 28 janvier 2020

À 18 heures : M. Patrick Calvar, ancien directeur général de la sécurité intérieure (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Chers collègues, après avoir entendu M. Bernard Squarcini, qui a été le premier directeur central du renseignement intérieur, nous accueillons à présent M. Patrick Calvar, qui lui a succédé à partir de mai 2012, et a été un acteur clé de la création de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qu’il a dirigée jusqu’en mai 2017.

Je vous remercie très chaleureusement de votre présence, monsieur le directeur, et de tout ce que vous avez fait pour notre pays, car vous avez été confronté à la période sans doute la plus difficile qu’il ait connue quant aux attentats perpétrés sur le territoire national.

Je me souviens encore de propos que vous aviez tenus devant la commission d’enquête que je présidais au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, et dont plusieurs membres sont ici présents. Sous le régime du secret, une ou deux semaines après l’événement, vous aviez dit que la France était engagée sur un long chemin tragique, ce qui s’est révélé parfaitement exact. Cette période funeste est d’ailleurs malheureusement loin d’être terminée.

Nous vous entendons aujourd’hui dans le cadre d’une commission d’enquête dont l’objet est de rechercher les causes, les failles qui ont conduit à l’attentat de la préfecture de police. Parce qu’il a eu lieu au sein même d’un service de police, qui plus est dans un service de renseignement, cet attentat « bleu sur bleu » a entrainé un véritable traumatisme. Nous avons en outre pour ambition de proposer des dispositifs susceptibles de mieux prévenir ce type d’actes à l’avenir, au sein non seulement des services régaliens, mais aussi des professions sensibles pouvant mettre en cause la sécurité nationale ; ce sera la deuxième phase des travaux de notre commission.

Nous avons donc besoin de votre éclairage sur l’organisation des différentes structures de renseignement de notre pays, en particulier de la préfecture de police, compte tenu des relations que vous avez pu entretenir avec vos homologues en son sein dans le cadre des fonctions que vous avez occupées. Nous souhaitons également connaître votre vision de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le directeur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Patrick Calvar prête serment.)

M. Patrick Calvar, ancien directeur général de la sécurité intérieur. Mesdames, messieurs les parlementaires, il est très difficile pour moi de tenir un propos liminaire sur le sujet qui vous occupe, dans la mesure où je n’étais plus en fonction, quand s’est déroulé ce tragique événement.

C’est en effet un long chemin, monsieur le président, et sa topographie est celle des montagnes russes : on passe par des phases très négatives, on a soudain l’impression qu’il y a une accalmie puis, le mal n’étant pas soigné, il refait surface rapidement sous des formes différentes. En lisant la presse, j’ai cru comprendre que des interpellations avaient encore eu lieu récemment, qui ont permis de contrecarrer un nouveau projet terroriste. La menace perdure, donc, et elle n’est pas près de cesser.

À mes yeux, le terrorisme a toujours été le résultat d’une situation internationale dégradée et de problèmes intérieurs spécifiques auxquels il faut faire face ; il n’a jamais été que l’expression ultime de la radicalisation. Il faut donc prendre en compte les faits de radicalisation et lutter contre ces nouvelles formes de menaces afin d’en diminuer l’intensité.

Je dirai quelques mots sur l’habilitation et le contrôle des personnels en interne, car je sais que ces sujets vous préoccupent. Je suis pour ma part un enfant de la direction de la surveillance du territoire (DST), né au moment de la guerre froide, et ma carrière a commencé par une affectation au contre-espionnage.

Dès cette époque, nous avions conscience que l’ennemi pouvait être à l’intérieur, mais il s’agissait alors de personnes susceptibles d’avoir été recrutées par les services de renseignement soviétiques, ou ceux des pays du bloc soviétique ou du Pacte de Varsovie. Nous avons donc toujours eu conscience de la nécessité de nous prémunir contre les dangers qui guettaient. La menace persiste aujourd’hui, bien plus insidieuse, et requiert toute notre attention.

Vous le savez sans doute parfaitement, l’espionnage cause des dégâts incommensurablement supérieurs à ceux que produit le terrorisme. Le terrorisme se voit ; l’espionnage ne se voit pas, mais vise à porter atteinte à nos intérêts fondamentaux et touche à notre souveraineté. Il menace notre recherche, nos emplois, notre économie, notre diplomatie, c’est-à-dire notre place dans le monde.

Ce qui est particulièrement inquiétant aujourd’hui, c’est que nos adversaires bénéficient de moyens autrement supérieurs à ceux dont ils disposaient auparavant. Sont désormais privilégiées les attaques informatiques, qui sont particulièrement difficiles à déceler. Et lorsqu’elles le sont, il est très ardu de connaître l’ampleur des dégâts, et plus encore d’en attribuer l’origine à un service, donc à un pays.

En matière de lutte antiterroriste, tout le monde est à peu près convaincu que nous sommes dans le bon camp, et la coopération est donc totale. En matière de souveraineté, en revanche, si on a des alliés, on a très peu d’amis.

Quand j’ai pris mon premier poste au sein de la direction de la DST, il y avait déjà un service de sécurité interne responsable de l’habilitation au secret défense des fonctionnaires qui nous rejoignaient. Ce service était en outre chargé d’enquêter plus avant sur les personnels dont on pouvait douter de l’intégrité en raison d’éléments nouvellement connus.

Quand la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) a été créée par la fusion des renseignements généraux (RG) et de la DST, ce service est demeuré, et a conservé les mêmes attributions. Lors de la création de la DGSI, j’ai insisté pour qu’on passe à un stade supérieur. Une inspection générale a donc été créée avec pour mission d’habiliter tous les personnels de la direction, fonctionnaires et contractuels, et de suivre leur évolution, c’est-à-dire d’être alertée par différentes sources, différents moyens lorsque l’un d’eux pouvait représenter un danger pour le service.

J’ai évoqué tout à l’heure ce qu’on appelle plus communément les taupes, mais des personnels pouvaient aussi poser problème du fait de leur radicalisation, et c’est précisément ce qui intéresse cette commission d’enquête, ou par un comportement relevant du droit commun. De tels profils n’ayant évidemment pas leur place dans un service de renseignement, le directeur général disposait de la possibilité de retirer immédiatement l’habilitation ; s’il s’agissait d’un fonctionnaire, celui-ci était remis à la disposition de la police nationale, et un agent non titulaire se voyait quant à lui signifier la fin de son contrat.

Une personne à laquelle on retire l’habilitation n’est pas nécessairement quelqu’un qui a commis une faute. Ce peut être simplement quelqu’un qui présente des failles. Du temps où j’étais encore en fonction, la presse a très souvent critiqué le retrait ou le refus d’habilitation concernant des personnes binationales. Or, celles-ci peuvent être considérées comme étant sujettes à d’éventuelles pressions, et présenter un risque trop important pour le service, sans qu’elles aient pour autant commis de faute. Les pressions peuvent être d’ordre familial ou amical, ou encore liées à l’environnement dans lequel elles évoluent.

Cette vision a donc toujours prévalu, étant entendu qu’elle peut s’appliquer un peu différemment au sein de la communauté du renseignement, chaque service étant libre de recruter ses personnels et de les habiliter ; c’est du moins le cas à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP).

J’ajoute enfin que si l’inspection générale de la sécurité intérieure s’occupe de la DGSI, un service distinct est chargé de l’habilitation des autres fonctionnaires de l’État, notamment les autres policiers, pour les trois niveaux de classification du secret de la défense nationale ; confidentiel, secret, très secret.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez déclaré que le directeur général de la sécurité intérieure disposait du pouvoir discrétionnaire de retirer l’habilitation d’un agent. Ce pouvoir est-il exercé dans d’autres directions ou est-il spécifique à la DGSI ? Le retrait d’habilitation vous a-t-il valu des contentieux lorsque vous étiez directeur général ?

Pour en revenir aux événements de la préfecture de police, même si le risque zéro n’existe pas et que personne n’est infaillible, aurait-il été concevable au sein de la DGSI que l’accumulation des signaux faibles qui ont été perçus, détectés, n’ait été suivie d’aucun effet ? Je pense aux éléments qui nous ont été communiqués sur Mickaël Harpon par les personnes que nous avons auditionnées et qui s’égrènent sur plusieurs années : son mariage, sa conversion, la modification de son comportement avec les femmes, l’incident inquiétant survenu au lendemain des attentats de Charlie Hebdo. Un de ses collègues directs nous a même avoué avoir été inquiet non pas de la menace physique qu’il pouvait représenter, mais des données qu’il aurait pu capter. Avez-vous au sein de la DGSI un niveau de sécurité beaucoup plus élevé qu’à la DRPP ?

M. Patrick Calvar. N’ayant jamais servi à la DRPP, je ne saurais répondre à votre dernière question sur les failles ou les faiblesses qui auraient pu exister au sein de cette direction.

S’agissant des procédures appliquées à la DGSI, ce sont les mêmes que celles de la DGSE, où j’ai été directeur du renseignement. Le service de sécurité est extrêmement performant, et il n’hésite pas à prendre des mesures si la situation l’exige.

Je considère que la base pour un agent qui entre dans un service de renseignement c’est la formation, ce sont les stages initiaux. C’est dans ce cadre qu’on essaye d’inculquer la culture du renseignement, c’est-à-dire, avant tout, la discrétion, le secret.

La protection du secret fait évidemment l’objet de dispositions législatives et réglementaires, mais il faut aller au-delà : le secret doit entrer dans l’ADN des personnels du service. Il repose sur l’habilitation et le besoin d’en connaître, une notion très importante. Si on a des doutes sur une personne et que, après plusieurs vérifications, on remarque que celle-ci, dont le travail porte sur les Chinois, consulte des informations sur la Libye, on est en droit de s’interroger sur son besoin d’en connaître. Les vérifications sont toujours menées de façon graduée.

La formation est essentielle, car s’il n’y a pas une culture du renseignement au sein du service, vos agents sont plus exposés aux risques de fuites. Et ce n’est pas toujours le résultat d’un acte délibéré de divulgation. À notre époque tout le monde s’exhibe, et il est très compliqué lors des formations d’expliquer aux agents qu’ils ne doivent pas le faire, à plus forte raison s’ils travaillent pour un service extérieur. Bernard Émié, le directeur général de la sécurité extérieure, pourra vous en parler plus savamment que moi quand vous l’entendrez.

La première chose qu’on recommandait aux nouveaux agents était de ne pas s’exposer, mais dans notre société du numérique il est aujourd’hui un peu plus compliqué d’amener un jeune de 18, 20 ou 25 ans à changer ses habitudes. On essaie donc de leur faire comprendre qu’en communiquant sur leurs fonctions au sein de la DGSI ils font courir un risque au service et se mettent eux-mêmes en danger.

Après l’enquête d’habilitation, qui conditionne le recrutement d’un agent, il y a donc la période de formation. La hiérarchie a elle aussi un rôle important à jouer, car chacun a la responsabilité de rester attentif, de garder un œil sur ce qui se passe autour de lui. Vous rapportiez les constats qu’avaient pu faire certains collègues de Mickaël Harpon, mais pour que ces observations puissent aboutir à des vérifications, c’est un long processus.

Au risque de vous choquer, je dois vous dire que la culture du renseignement n’est pas une culture latine ; c’est une culture anglo-saxonne. Bien sûr, des efforts ont été réalisés, et la DGSE a longtemps été chef de file en la matière. Pour le dire simplement, la culture de la DST n’était pas celle des renseignements généraux ; elle était beaucoup plus secrète, parce que ses adversaires étaient autrement puissants.

J’ai mentionné la formation et la surveillance hiérarchique, mais une direction du renseignement doit aussi pouvoir s’appuyer sur un service dont la spécialité est de savoir si quelque chose d’anormal se passe en interne. Les retraits d’habilitation relèvent de la responsabilité du directeur général, qui appuie ses décisions sur les informations transmises par l’inspection générale.

Certes, de telles décisions ont souvent été critiquées, notamment par les syndicats, au motif qu’elles étaient arbitraires, voire racistes, ou du moins xénophobes, ou qu’elles ciblaient une certaine population. Mais un service de renseignement ne peut pas prendre de risque. Dès lors qu’on disposait d’un certain nombre d’éléments objectifs, il fallait nécessairement se séparer de la personne, ce qui n’impliquait pas obligatoirement pour celle-ci une procédure disciplinaire ou un ralentissement de la carrière. Cela signifiait seulement que sa place n’était plus dans un service de renseignement, ce qui est complètement différent. Une personne qui sortait du spectre pouvait ensuite, si elle avait commis une faute, faire l’objet de sanctions judiciaires ou administratives selon des procédures ad hoc.

J’ai omis de vous préciser que j’avais tenu à l’époque à ce que l’inspection générale de la sécurité intérieure ait une compétence judiciaire, à la fois pour protéger le secret, pour protéger les sources, et avoir une maîtrise totale de l’investigation afin de la mener jusqu’au bout.

Les décisions de retrait d’habilitation ont donc été critiquées, et certaines ont fait l’objet d’un recours hiérarchique, ce qui est compréhensible. Des recours judiciaires ont également été déposés lorsque nous avons retiré leur habilitation à des personnels employés par des organismes sensibles, ce qui est aussi du ressort de la DGSI.

Nous avons eu beaucoup de problèmes dans le nucléaire, par exemple, avec l’autorité judiciaire ou administrative, qui requérait de notre part des éléments, des précisions que nous ne pouvions dévoiler sans « griller » nos sources, si vous me passez cette expression.

Il y aurait sans doute des propositions à formuler pour faire évoluer le cadre. Je sais par exemple que certaines requêtes soumises au Conseil d’État transitent désormais obligatoirement par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) dès lors qu’un service de renseignement pourrait être impliqué ; c’est une disposition de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Cette possibilité pourrait être étendue aux plateformes aéroportuaires, au nucléaire, aux zones sensibles.

Il pourrait également y avoir un dialogue direct entre le service et le magistrat pour éclairer celui-ci dans sa décision. C’est d’ailleurs une pratique qui existe dans d’autres pays. N’ayant pas poussé plus loin la réflexion, je ne sais si une telle possibilité créerait un problème de constitutionnalité, mais il y a là quelque chose à faire.

M. François Pupponi. Monsieur le directeur général, avez-vous eu dans vos services le cas d’un agent qui s’est converti ? Si oui, comment avez-vous réagi ? Quelle est la procédure qui s’applique au sein d’un service de renseignement dans un tel cas de figure ?

M. Patrick Calvar. Je n’ai pas eu connaissance de tels cas, ce qui ne signifie pas qu’il n’y en ait pas eu, mais seulement qu’ils ne sont pas remontés à mon niveau.

La procédure dans ces cas-là est que, par mesure de sécurité, le service de contrôle ou d’inspection soit informé pour déclencher des investigations et déterminer s’il y a un problème ou non.

Beaucoup de conversions aujourd’hui interviennent dans le cadre d’un mariage, et ne sont pas nécessairement l’expression d’une adhésion religieuse. Si le phénomène n’est pas un problème en soi, il doit toutefois appeler l’attention. En pareil cas, j’aurais pour ma part fait procéder à un certain nombre de vérifications, afin de savoir s’il s’agissait d’un réel engagement religieux ou d’une simple conversion pour convenance personnelle.

Je ne peux entrer dans le détail des investigations, mais le premier niveau de contrôle consiste à regarder, grâce à la traçabilité informatique, l’historique des recherches effectuées sur internet. Si un agent s’intéresse de près à des noms qui ne relèvent pas du tout de son domaine d’activité, c’est qu’il y a peut-être un problème. Chaque fois, on procède par gradation, en éliminant les hypothèses. Une fois encore, cela n’empêche pas qu’on puisse passer à côté d’un élément à risque.

M. François Pupponi. Je suppose qu’une des mesures de contrôle est de vérifier la mosquée fréquentée et les imams qui y prêchent.

M. Patrick Calvar. Dès lors qu’un agent appelle l’attention sur lui, le service d’inspection va d’abord porter un regard très général sur la personne puis entrer dans le détail au fur et à mesure des éléments découverts qui portent à s’interroger. Ces investigations peuvent aboutir à une convocation dans le cadre du renouvellement de l’habilitation, voire d’une enquête de sécurité. L’agent sera alors sommé de s’expliquer sur les éléments problématiques, qui parfois se justifient.

M. Meyer Habib. J’ai relevé dans vos propos une phrase clé qui paraît évidente : ne pas prendre de risques. Quitte à prendre des mesures plus tranchées, l’objectif est d’éviter tout risque inutile. Or, j’ai l’impression que c’est exactement l’inverse qui s’est produit dans l’affaire qui nous intéresse.

L’auteur des faits s’était converti, et a lancé après les attentats de Charlie Hebdo « c’est bien fait ». Alors qu’il travaillait dans un service de renseignement, il est resté en poste parce qu’il se serait plus ou moins excusé, ce qui me paraît proprement délirant.

Notre souci est de prévenir la reproduction de tels faits. Vous avez affirmé que le terrorisme était l’expression ultime de la radicalisation. Je dirai même que cela vaut pour le salafisme. Ce que nous cherchons à savoir aujourd’hui c’est comment, dans un État démocratique, dans le respect de l’État de droit et de la présomption d’innocence, on peut arriver à détecter de telles menaces et à les neutraliser. En l’occurrence, la personne a été détectée, mais on n’a pas agi.

Vous nous avez en quelque sorte renvoyé la balle en nous invitant à modifier le cadre législatif, mais quels sont selon vous les moyens qui existent dans le renseignement pour agir, pour trancher, dans le respect de l’État de droit ?

M. Patrick Calvar. Entendons-nous bien : la radicalisation n’est pas uniquement islamiste. Elle est aussi le fait des black blocs, ou des extrémistes politiques.

L’important, après la culture du renseignement, qui passe par la formation, c’est de disposer d’une structure en mesure de procéder à une évaluation objective. Si cette dernière fait ressortir des éléments à charge suffisants pour retirer une habilitation, la décision relève alors de la responsabilité du chef de service, et n’a pas nécessairement de conséquence sur la carrière. On considère simplement que la personne n’a plus sa place dans un service de renseignement parce qu’elle présente une faille. Si un agent épouse la fille d’un fonctionnaire chinois, ça n’ira pas plus loin qu’un retrait. La sécurité d’un service englobe un spectre beaucoup plus large que le phénomène islamiste.

Les moyens existent. Souvent, dans ces affaires, ce qui n’est pas compris c’est qu’un retrait d’habilitation n’est pas une sanction ; ce n’est qu’une mesure de protection d’un service. J’ai longtemps travaillé au contre-espionnage, où j’ai démarré ma carrière. On s’est aperçu qu’il pouvait toujours y avoir des failles : dans les faits, les comportements inappropriés sont toujours plus ou moins repérés, mais il est très difficile de demander à un agent de dénoncer son collègue, qu’il côtoie à longueur de journée et qui est parfois même son copain. Il est difficile d’avoir une vision objective dans ces conditions. J’imagine que c’est ce qui s’est passé à la préfecture de police. Moi qui ai travaillé quarante ans dans les services de renseignement, j’ai été le premier à agir ainsi.

Il est donc nécessaire d’avoir une structure de contrôle qui soit complètement en dehors du milieu de travail, hors champ, pour porter un regard froid, chirurgical, afin d’apprécier le risque. On dispose en outre aujourd’hui de nouveaux moyens de contrôle : on peut chercher via l’outil informatique ce qu’une personne a fait.

L’enquête d’habilitation donne le droit à un agent de venir dans un service et d’y travailler. Le besoin d’en connaître nous donne le droit de vérifier si la personne fait autre chose que ce pour quoi elle a été mandatée dans le service, ce qui doit faire l’objet d’un suivi permanent. Le fait d’imposer un renouvellement des habilitations tous les ans ne changerait rien au problème.

Tous les grands services de renseignement disposent d’une structure de contrôle et d’enquête interne, et certains agents passent tout de même à travers les mailles du filet. L’un des plus gros traîtres de l’Agence centrale du renseignement américaine (CIA), Aldrich Ames, est passé des dizaines de fois au détecteur de mensonges sans jamais faire sonner la machine.

J’y reviens sans cesse : les services de renseignement, c’est d’abord une culture. Bien sûr, il y a la procédure d’habilitation, mais celle-ci ne peut jamais être exhaustive. Bien sûr, il y a aussi le besoin d’en connaître, mais il faut que chacun soit imprégné de son environnement, de la culture du renseignement, et garde un œil sur ce que fait le voisin. Il ne s’agit pas pour autant de tomber dans la paranoïa, d’où la nécessité d’un organe neutre.

Du temps où j’étais en fonction, des articles de presse m’avaient mis en cause en soutenant que je ciblais certaines populations dans mes décisions de retrait d’habilitation. Or, je le répète, un retrait n’est rien d’autre qu’une inaptitude à servir dans le renseignement, en raison du risque encouru, à la fois pour le service et pour la personne elle-même.

Prenons l’exemple d’un agent qui épouse quelqu’un dont les parents sont bien placés dans le système chinois ; s’il travaille dans un service de renseignement, il devient automatiquement une cible, et représente donc un risque pour le service et pour lui-même.

Ce qui est très compliqué aujourd’hui dans les services, et c’est la raison pour laquelle j’insiste beaucoup sur les aspects culturels, c’est que tout le monde s’expose sur les réseaux sociaux, et qu’il est très difficile d’obtenir des agents qu’ils cessent de le faire. Publier en continu des photos, des éléments de sa vie personnelle, c’est devenir une cible permanente pour les services étrangers, pour les terroristes. Et en agissant ainsi vous mettez en danger non seulement votre propre personne et votre famille, mais aussi le service.

Ce qui importe donc, outre l’organisation des structures, c’est la culture du renseignement. Ce n’est pas un hasard si les Anglo-saxons ont retenu le terme
d’« intelligence » pour la dénomination de leurs services.

M. François Pupponi. Parmi les propositions qui pourraient éventuellement être faites, il y a celle consistant à transférer la DRPP à la direction générale de la sécurité intérieure. Si je comprends bien, pour votre part, vous préconisez que la DRPP soit au moins dotée d’une structure de contrôle, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui ? En d’autres termes, si la DRPP était maintenue en son état actuel, il faudrait créer, en marge de cette direction, un service interne capable de contrôler les agents de renseignement travaillant en son sein ?

M. Patrick Calvar. Ma position sur ce point est très claire : tant que la préfecture de police existera, je ne vois pas l’intérêt de dissoudre la DRPP – pour une raison très simple, c’est qu’elle tire sa force de son appartenance à une organisation spécifique. Évidemment, si on modifiait l’organisation administrative de Paris, la question pourrait se poser, mais tant que ce n’est pas le cas, je considère que la dissolution de la DRPP aurait pour conséquence d’affaiblir le système.

Ce qu’il faut faire, en revanche, c’est organiser davantage de passerelles en matière de contrôle, ce que permet aujourd’hui la technologie. Par exemple, si un agent travaillant à la protection du patrimoine semble s’intéresser d’un peu trop près à la propagande de Daech ou à un service étranger, il faut se pencher sur son cas et tenter d’obtenir une explication…

Je dirai qu’en matière de renseignement, il est primordial que les agents bénéficient d’une formation solide et soient imprégnés d’une vraie culture ; or, force est de constater que cette culture n’est peut-être pas ce qu’elle devrait être pour tous les services de renseignement français. La DGSE possède une telle culture, de même que la DGSI pour ses attributions en matière de contre-espionnage, mais pour les autres services, c’est beaucoup moins évident.

Le terrorisme a eu des effets forts jusqu’à l’intérieur des services. Quand vous luttez contre le terrorisme, vous avez besoin d’échanger, de parler à tout le monde, parce que vous avez une guerre à mener – je préférerais ne pas avoir à utiliser cette expression, car parler de « guerre », c’est accorder aux terroristes une importance qu’ils ne méritent pas – alors que, quand vous êtes dans le contre-espionnage, vous ne parlez à personne : c’est un mal sournois, mais réel. Il y a donc des problèmes d’ordre culturel au sein d’un service, dont il faut tenir compte sans aller jusqu’à basculer dans la paranoïa.

Parmi les autres difficultés pouvant se présenter, il y a celle de la fidélisation des personnels. Nous avons besoin d’agents relevant de différentes spécialités, mais en termes de rémunération nous ne sommes pas en mesure de concurrencer le privé, ce qui fait que les gens vont souvent aller voir ailleurs après être restés quatre ou cinq ans chez nous. Ils disparaissent alors en ayant connaissance de nombreuses informations, ce qui est un problème.

Pour en revenir à votre question, pour moi la préfecture de police n’a de sens que si elle constitue un ensemble, comme c’est le cas aujourd’hui. La communauté du renseignement, telle qu’elle a été créée, permet d’équilibrer le dispositif existant, et c’est ce qui donne une vraie légitimité à la préfecture de police – même si, évidemment, les choses peuvent toujours être améliorées.

M. François Pupponi. Notamment par la mise en place d’un système de contrôle interne plus efficace ?

M. Patrick Calvar. Je connais mal le service de contrôle de la préfecture de police et je ne suis donc pas en mesure de me prononcer sur ce point. En revanche, je connais bien la personne qui dirige la DRPP, puisque nous avons travaillé ensemble, et je ne doute pas de sa compétence, de son professionnalisme et de sa combativité.

M. le président Éric Ciotti. Quelles fonctions occupait-elle lorsque vous travailliez ensemble au sein de la DGSI ? Était-ce de la gestion logistique ?

M. Patrick Calvar. Vous voulez m’amener devant les tribunaux, monsieur le président ! En vous répondant, je compromettrais le secret de la défense…

M. Florent Boudié, rapporteur. On sait que cette personne a au moins travaillé avec vous durant la période où elle était elle-même directrice du renseignement de la préfecture de police alors que vous étiez encore à la DGSI…

M. Patrick Calvar. Cette période a été très courte, puisqu’elle est arrivée au mois d’avril 2017 et que je suis parti à la retraite fin mai de la même année.

M. Florent Boudié, rapporteur. Au cours des auditions que nous avons effectuées précédemment, nous avons appris que la lettre de mission préparée par le préfet Cadot à l’intention de la future DRPP, donc de Françoise Bilancini, comportait certaines indications évoquant la nécessaire professionnalisation de la DRPP ainsi que sa montée en puissance : il nous a semblé qu’il s’agissait de conjurer une certaine forme d’amateurisme, pour employer un mot un peu fort. Puisque vous étiez à l’époque en fonction à la DGSI, avez-vous contribué à établir les constats que je viens de mentionner, et le cas échéant de quelle manière ? Dans la mesure où l’un des objectifs de l’arrivée de Mme Bilancini était précisément d’améliorer les liens avec la DGSI, j’imagine que vous partagiez ces constats ?

Par ailleurs, vous nous dites ne pas souhaiter de changements structurels à la DRPP tant que la préfecture de police existe en son état actuel. Cela signifie-t-il que vous êtes défavorable à tout changement, ou estimez-vous qu’il pourrait être utile d’examiner les missions de la DRPP, et de transférer par exemple ses attributions en matière de sécurité intérieure à la DGSI, en lui laissant le renseignement territorial (RT) ?

M. Patrick Calvar. Je crois qu’aucune administration française n’a évolué autant que celle du renseignement depuis 2008. Depuis cette année-là, on a en effet assisté à un chamboulement total, qui a commencé avec la création du poste de coordonnateur national du renseignement, pour se poursuivre avec la mise en place du plan national d’orientation du renseignement (PNOR), la fusion de la DST et de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG), et le remplacement de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) par la CNCTR.

Dans un domaine extrêmement sensible, on n’a cessé de procéder, couche par couche, à de nouvelles modifications au cours de la dernière décennie. Je précise que ces changements étaient justifiés, et que j’ai d’ailleurs moi-même longtemps milité pour que, parmi les grandes démocraties, nous ne restions pas le dernier pays dépourvu de vrais renseignements. Le renseignement était alors considéré comme quelque chose de malpropre, ses attributions étant imprécises, donc douteuses – d’autant qu’avec le secret défense, c’était : « Circulez, il n’y a rien à voir ! ». Dans ces conditions, il fallait qu’une loi vienne définir précisément les domaines d’intervention et les capacités d’action du renseignement français – dans quel contexte, avec quelles autorisations et sous quel contrôle –, afin d’entrer dans la professionnalisation.

La création de la DGSI, en faveur de laquelle j’avais plaidé, n’avait pas pour objectif de permettre la séparation de ce service de la police : il s’agissait avant tout de répondre à la nécessité de disposer d’un service de sécurité intérieure à part entière, afin d’être en mesure de faire face aux nouveaux défis qui se présentaient à nous – en matière de lutte contre le terrorisme, mais aussi de lutte contre l’espionnage et de protection du patrimoine.

Inévitablement, cette création devait avoir des conséquences en termes de sociologie des personnels. Les policiers seuls ne pouvaient plus suffire : vous ne pouvez pas surveiller une salle de marchés ou la prolifération nucléaire, par exemple, si vous ne disposez pas pour cela d’ingénieurs et de scientifiques en tout genre. Cette évolution ne pouvait se faire que dans le cadre d’une direction générale de la sécurité intérieure.

Je me garderai bien de donner des leçons à la DRPP, puisque nous avons nous-mêmes été confrontés à une crise de croissance, et que je sais à quel point il est difficile de procéder à la professionnalisation qu’elle nécessite – a fortiori dans un système assez corporatiste. Par exemple, quand vous voulez recruter un ingénieur, non seulement il faut trouver celui qui correspond à vos besoins, mais il faut aussi le payer suffisamment pour le fidéliser, et trouver le moyen de l’intégrer dans un schéma administratif où il n’est pas toujours évident de déterminer qui doit diriger qui. Enfin, il faut s’arranger pour que les différents profils cohabitent et travaillent ensemble en bonne intelligence plutôt que de se regarder en chiens de faïence ; l’ingénieur jugeant que le policier ne comprend rien à la technique, tandis que le policier estime que l’ingénieur n’est pas fondé à intervenir dans un domaine qui n’est habituellement pas le sien.

Je ne sais pas si vous le savez, mais j’avais signé avant mon départ un protocole avec le préfet de police, visant à ce que nous soyons en mesure de parvenir à une interaction satisfaisante au niveau technique. Aujourd’hui, ce qui va rapprocher et souder les différents services, c’est l’impossibilité de dupliquer les engagements budgétaires, qui nécessite la mise au point d’un système cohérent et bénéficiant à tout le monde.

De ce point de vue, la représentation nationale va devoir trouver le moyen de régler un problème, à savoir le fait qu’on ne va pas pouvoir non plus dupliquer ce système au profit de la justice – du fait du principe de l’indépendance de la justice qui s’applique en France, contrairement à ce qui se fait dans les pays anglo-saxons, qui ont tendance à tout mélanger. Aujourd’hui, les captations de données, qui constituent l’un des moyens d’action essentiels des services de renseignement, coûtent très cher, ce qui rend d’autant plus nécessaire la mise en œuvre d’un système cohérent et bénéficiant à chaque service dans sa sphère de compétence.

Je le répète, je ne veux pas donner de leçons, mais on a arrimé en permanence la préfecture de police à la DGSI afin que la première bénéficie des évolutions technologiques mises en place par la seconde, grâce aux masses budgétaires que nous avions dégagées et qui nous permettaient d’aller de l’avant. Je précise que nous-mêmes nous étions arrimés à la DGSE, qui avait pris depuis longtemps le virage de l’évolution technologique.

Pour avoir un système cohérent, il faut que, tout au long de la chaîne, les champs d’action des uns et des autres soient clairement définis, et qu’il existe des organes de coordination entre eux. Nous avons relevé ce défi en dépit des difficultés d’ordre technique et culturel, ce qui permet de considérer qu’au terme de l’évolution commencée en 2008, nous sommes aujourd’hui entrés dans l’ère moderne. Cependant, il reste d’autres défis à relever, ce qui ne se fera pas sans difficulté ; vont se poser, notamment, des questions d’alliances, auxquelles vous allez devoir réfléchir.

Comme vous le savez, il existe trois sources de renseignement : les moyens humains – ce qui implique un cadre éthique et légal –, les moyens technologiques permettant la captation d’informations – ce qui coûte très cher et nécessite également un encadrement légal, actuellement assuré par la CNCTR, dont l’intervention est nécessaire, car le contrôle des machines extrêmement puissantes que nous utilisons ne peut être effectué que par d’autres machines –, et enfin la coopération internationale.

Sur ce dernier point, si le renseignement relève de la souveraineté de chaque État, des accords bilatéraux de partage d’informations peuvent être conclus avec les services d’autres États : aujourd’hui, la coopération entre États consiste souvent en l’échange de data. Ce mode d’obtention des informations est soumis à des injonctions contradictoires : d’un côté, avec le règlement général sur la protection des données (RGPD), la Commission européenne nous interdit d’échanger des données individuelles, de l’autre, les accords bilatéraux conclus entre États souverains sont censés nous permettre de procéder à ces échanges en toute liberté.

Pour ce qui est de votre deuxième question, portant sur les éventuelles réformes structurelles à engager, je pense qu’il faut arrêter de traumatiser le système, et plutôt s’employer à le renforcer. De plus en plus, l’appareil du renseignement va devoir correspondre à la définition de ses objectifs par l’autorité politique, donc disposer des moyens nécessaires pour y parvenir.

M. Florent Boudié, rapporteur. En quoi le fait de transférer à la DGSI les attributions de la DRPP en matière de sécurité intérieure serait-il un facteur d’affaiblissement ? S’agit-il uniquement de respecter le principe en vertu duquel, tant que la préfecture de police existe, elle doit être maintenue telle quelle par cohérence ?

M. Patrick Calvar. D’abord, il convient effectivement de respecter la cohérence du dispositif actuel : j’estime que, tant qu’on n’a pas réformé ce dispositif, la préfecture de police doit conserver toutes ses attributions.

M. Florent Boudié, rapporteur. Y compris la sécurité intérieure ?

M. Patrick Calvar. Bien sûr ! De toute façon, les attributions de la préfecture de police en matière de SI correspondent essentiellement à la lutte antiterroriste : il ne s’agit pas de contre-espionnage… Aujourd’hui, tout le monde est un peu obnubilé par le risque terroriste, ce qui peut se comprendre, mais il n’y a pas que ça. Les activités d’espionnage représentent des risques incroyablement lourds pour notre pays, et il ne faut pas baisser la garde de ce côté. De nos jours, il est très important que la France essaie de comprendre ce qui se passe dans la tête des mollahs à Téhéran, même s’il ne s’agit pas nécessairement de lutte antiterroriste. Globalement, nous devons veiller à disposer d’une architecture permettant un bon fonctionnement du système.

L’autre raison pour laquelle je ne suis pas favorable au transfert à la DGSI des attributions de la DRPP en matière de SI, c’est qu’une telle modification va à nouveau traumatiser des personnels qui, depuis 2008, ont déjà vécu plusieurs transformations qui n’ont pas forcément été simples ; je pense notamment à la fusion entre la DST et la DCRG, qui n’avaient pas la même culture et dont les personnels respectifs n’étaient donc pas naturellement disposés à travailler les uns avec les autres. À titre personnel, il me semble qu’imposer à nouveau un tel chamboulement n’aurait de sens que si la préfecture telle qu’elle existe actuellement était supprimée : tant que ce n’est pas le cas, je ne vois pas la nécessité d’ajouter une nouvelle strate de modification au système.

Pour moi, je le répète, ce sont les passerelles qu’il faut privilégier. Ces passerelles peuvent prendre différentes formes, dont la première est celle de la technologie, qui permet également de réaliser des économies budgétaires. Les personnels doivent, eux aussi, pouvoir passer d’un service à un autre : de cette manière, ils apprennent à se connaître et travaillent plus facilement ensemble lorsque l’occasion s’en présente. Lorsque j’étais à la direction de la surveillance du territoire, nous n’avions aucun problème avec les personnels des renseignements généraux de la préfecture de police (RGPP) – qui, pour leur part, avaient des problèmes avec la direction centrale.

Notre pays a accompli d’énormes progrès, et continue sur cette voie. Le vrai défi d’aujourd’hui et de demain en matière de lutte contre le terrorisme et la radicalisation, y compris au sein des services, c’est le cyber ; car si vous affrontez un adversaire capable de maîtriser le chiffrement, vous êtes coincés… Sur ce point, nous ne sommes pas les seuls à rencontrer des difficultés : c’est également le cas de nos camarades américains, par exemple. Récemment, le président Trump a demandé à Apple de fournir aux services de renseignement américains les codes de déchiffrement qui leur permettraient d’avoir accès au téléphone du stagiaire saoudien qui a abattu plusieurs militaires sur une base des États-Unis – et ce n’est pas la première fois qu’une telle demande est formulée : cela avait déjà été le cas en 2015, après la fusillade de San Bernardino.

L’importance du chiffrement est énorme, et ne va cesser de croître au cours des prochaines années, car cela représente un enjeu en termes de puissance étatique, ce qui a conduit les Chinois et les Russes à développer leurs propres systèmes. À un moment donné, nous risquons de nous retrouver entre nous – sous réserve que les géants du Web le permettent.

J’en profite pour dire que j’ai été très étonné de lire dans la presse que les femmes et les hommes politiques – du moins certains d’entre eux – utilisaient l’application Telegram.

M. François Pupponi. Pourquoi ?

M. Patrick Calvar. Parce que c’est russe, et qu’il y a tout lieu de se demander s’il est judicieux d’utiliser la technologie d’un État qui n’hésite pas à parasiter les élections d’autres États…

M. le président Éric Ciotti. Le Président de la République le fait pourtant !

Mme Marie Guévenoux. Et WhatsApp ?

M. Patrick Calvar. Cela vient de l’autre côté…

M. Florent Boudié, rapporteur. On nous a conseillé Signal…

M. Patrick Calvar. Ça, c’est suisse…

M. le président Éric Ciotti. C’est neutre !

M. Patrick Calvar. Pour en revenir à la DRPP, elle n’a pas de liaisons internationales. Pouvez-vous me rappeler quelle était votre dernière question, monsieur le rapporteur ?

M. Florent Boudié, rapporteur. Elle portait sur les habilitations.

M. Patrick Calvar. Comme vous l’avez dit vous-même, le risque zéro n’existe pas. Je ne suis plus aux affaires depuis près de trois ans, mais je connais bien Françoise Bilancini, et je sais à quel point son approche est professionnelle. Pour mener à bien les missions qui lui sont confiées, elle doit pouvoir disposer d’un service de sécurité interne, appartenant à la même structure que la DRPP. À défaut, les choses peuvent devenir plus compliquées : les gens se méfient, ils ne vous parlent pas. Un service de renseignement repose en grande partie sur la confiance que ses membres s’accordent mutuellement, vous pouvez donc difficilement faire travailler des personnels dans un climat de paranoïa ou de tension extrême.

M. le président Éric Ciotti. On peut considérer que c’est plutôt le choix inverse qui a été fait, puisqu’aux termes des conclusions des deux missions de l’inspection des services de renseignement, il a été proposé que les enquêtes d’habilitation des personnels de la DRPP soient effectuées par la DGSI…

M. Patrick Calvar. Étant parti depuis trois ans, je ne sais pas quelles sont les orientations actuelles dans ce domaine. Je pense que les enquêtes d’habilitation doivent de préférence être effectuées par des agents situés au sein de la même structure, qui constitue la principale source d’information. Si l’inspection estime que les procédures doivent être les mêmes et faire l’objet d’une coordination – il y a de toute façon des échanges d’informations, sous la forme de fichiers –, je n’irai pas contre, mais je dois reconnaître que ce n’est pas ma façon de voir les choses.

M. Jean-Michel Fauvergue. Les services de sécurité de la police nationale ont connu plusieurs évolutions, consistant notamment en un rapprochement des renseignements généraux et de la DST, mais aussi en une autonomisation, avec le départ de la DGSI. Pourquoi faudrait-il stopper ce mouvement, et s’interdire ainsi d’intégrer les services spécialisés de la préfecture de police – alors que cette évolution pourrait contribuer à résoudre certaines difficultés –, pour se contenter de mettre en place des passerelles, des officiers de liaison et des cellules de coordination, tout un système dont on sait déjà qu’il fonctionne mal, donnant lieu à des échanges d’informations qui ne sont pas toujours satisfaisants ?

J’avoue ne pas bien saisir les arguments qui vous font dire qu’à moins de dissoudre la préfecture de police – ce qui ne serait, d’ailleurs, à mon avis, pas une mauvaise idée – il faut laisser les services de renseignement à la préfecture de police plutôt que de créer un gros service de renseignement placé sous l’autorité de la DGSI.

M. Patrick Calvar. À mon sens, la dissolution de la DRPP au profit de la DGSI aurait pour conséquence d’affaiblir singulièrement le système et d’occasionner une importante perte d’efficacité. La DRPP tire sa force de son intégration à la préfecture de police, qui lui permet de bénéficier de toutes les remontées d’informations du système. Si on transfère à la DGSI les attributions actuellement confiées à la préfecture de police en matière de renseignement, la DGSI va devoir créer une direction zonale, ce qui va avoir de fortes répercussions sur les personnels concernés – à qui, je le répète, on a déjà imposé de nombreuses transformations, ayant constitué autant de traumatismes.

Aujourd’hui, nous consacrons l’essentiel de nos efforts à la lutte contre le terrorisme, et les informations recueillies par la DRPP auprès des directions de la préfecture de police portent en grande partie sur les individus susceptibles de présenter un risque dans ce domaine. Si, demain, on transfère à la DGSI les compétences de la préfecture de police en matière de renseignement, autant supprimer toute la préfecture de police, car il n’est plus nécessaire de maintenir une direction régionale de police judiciaire : il suffit d’avoir une direction interrégionale de la police judiciaire (DIPJ) relevant exclusivement du directeur central de la police judiciaire (DCPJ).

L’intérêt de la préfecture de police réside essentiellement dans le positionnement particulier de cette structure dans le système administratif français. Les Britanniques ont connu un peu le même système avec Scotland Yard, qui est en fait le quartier général du Metropolitan Police Service de Londres : ce service, qui dépendait autrefois en partie des autorités gouvernementales, est désormais placé sous l’autorité du maire et de la commission de contrôle de la police britannique (IPCC).

Le système français a son histoire et sa cohérence, et je ne pense pas qu’il faille déplacer les pièces qui le composent, car ce serait contre-productif. Si la préfecture de police actuelle devait disparaître pour laisser la place à une préfecture classique, il serait justifié qu’elle abandonne ses attributions en matière de renseignement intérieur, mais tant que ce n’est pas le cas, il faut se contenter de jouer sur le renforcement de la coordination et de la communication. Des progrès extraordinaires ont déjà été accomplis dans ce domaine, notamment sous la forme des protocoles d’accord qui ont été signés. Demain, c’est par l’intégration technologique que nous pourrons continuer à progresser, ainsi que par une politique du personnel commune aux deux services.

Vous ne devez pas douter du fait que les services de renseignement vont devoir miser beaucoup sur la technologie dans les années qui viennent. En France, il y a souvent des discussions sur le nombre d’agents nécessaires pour surveiller un individu à risque ; chacun y va de son estimation, certains estimant qu’il faut vingt personnes, d’autres qu’il en faut vingt-cinq… Dans d’autres pays, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, on s’est depuis longtemps résolu à recourir à des moyens d’intrusion technologique.

Cela dit, à mon niveau, je n’étais pas favorable à ce que la loi relative au renseignement présente une déclinaison des moyens technologiques mis en œuvre par d’autres pays : il me semblait préférable qu’elle ne contienne que des dispositions relatives aux atteintes aux libertés, car il est vain de chercher à s’aligner sur des dispositifs technologiques qui évoluent sans cesse. Ainsi, alors que la loi de 1991 relative aux interceptions de sécurité visait les téléphones fixes, quatre ans plus tard, tout le monde était équipé d’un portable, ce qui fait qu’il a fallu revoir la loi à plusieurs reprises dans les années qui ont suivi, en prenant à chaque fois le risque d’être à la limite de la légalité.

Aujourd’hui, l’intégration doit se faire par la technologie, par la montée en puissance de nouvelles compétences, possédées par des personnels venus d’ailleurs. C’est pourquoi, à titre personnel, j’ai toujours été partisan d’une sortie définitive de la DGSI d’une empreinte police – et je le reste, même si cela me vaut de nombreuses critiques –, la DGSI ayant vocation à constituer une entité spécifique, constituant le pendant de la DGSE.

Cela prendra peut-être un peu de temps, mais cette évolution va s’accomplir. N’oublions pas qu’aucune administration de l’État n’a subi autant de transformations brutales que les renseignements au cours des dernières années ; qu’on se souvienne de la mise en place du PNOR, de la création du conseil national du renseignement (CNR), de la délégation parlementaire au renseignement, ou encore de l’adoption de la loi relative au renseignement, qui ont tous nécessité des efforts considérables.

Plutôt que de traumatiser sans cesse les structures, ce qui est dangereux, il vaut mieux travailler à leur renforcement progressif par l’intégration de nouvelles compétences. Moi qui ai assisté, au cours de mes dernières années d’activité, à l’arrivée d’analystes et d’ingénieurs, j’ai conscience du fait qu’il faut s’interroger sur les plans de carrière de ces personnels qui, au sein de leur service, côtoient des personnels statutaires. Quelles responsabilités leur confier, comment les intégrer pour qu’ils travaillent en synergie avec les autres personnels, ce sont là de vraies questions.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur, nous vous remercions.

 


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Audition du mercredi 29 janvier 2020

À 14 heures 30 : Mme Claire Landais, secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Nous allons procéder à l’audition de Mme Claire Landais, secrétaire générale de la défense et la sécurité nationale, que je remercie de sa présence. Elle est accompagnée par M. Pascal Bolot, directeur de la protection et sécurité de l’État ; Mme Julie Mercier, sous-directrice de la protection du secret ; M. Jean-Luc Villeminey, conseiller pour les affaires intérieures et M. Gwenaël Jézéquel, conseiller pour les relations institutionnelles et la communication. Je rappelle que le secrétariat général de la défense et la sécurité nationale (SGDSN) a notamment pour responsabilité de délivrer les habilitations du niveau le plus élevé.

Nous vous entendons, madame, dans le cadre de la mission que poursuit notre commission d’enquête relative à l’attentat qui a touché la préfecture de police, avec la volonté, aussi, de mieux protéger l’ensemble des services qui concourent à la sécurité nationale ainsi que les emplois spécifiques dont la mise en cause peut menacer la sécurité nationale.

Dans son article 6, l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est ce que je vous prie de faire.

(Mme Claire Landais, Mme Julie Mercier, MM. Pascal Bolot, Gwenaël Jézéquel et Jean-Luc Villeminey prêtent successivement serment).

Mme Claire Landais, secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Le SGDSN est l’un des secrétariats généraux relevant du Premier ministre ; parce qu’il a pour mission historique d’assurer le secrétariat du Conseil de défense, le SGDSN est aussi en relation avec la présidence de la République. C’est le président de la République qui décide de la fréquence des réunions du Conseil ; depuis 2016, cette instance se réunit chaque semaine, ce qui élargit le spectre des sujets présentés. Cela ne fait évidemment pas du SGDSN une administration capable de maîtriser l’intégralité de la production qui figure dans le dossier du Conseil de défense, mais il est conduit à avoir le rôle d’assembleur des contributions d’acteurs variés, régaliens ou en marge du régalien.

Le SGDSN a par ailleurs une double mission d’opérateur, d’abord par le biais de l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI), service à compétence nationale qui compte aujourd’hui 630 agents et dont la montée en puissance se poursuit. C’est absolument nécessaire car l’ANSSI ne peut pas venir elle-même au secours de l’ensemble des acteurs qui subiraient des cyberattaques. Le SGDSN aura donc de plus en plus pour rôle d’accompagner la montée en compétence d’un écosystème de cybersécurité apte à prendre le relais de ce que fait l’ANSSI, tant pour le cœur de la sécurité nationale que pour la diffusion de la cybersécurité dans l’ensemble de nos institutions, chez nos acteurs économiques et parmi les citoyens. L’ANSSI joue un rôle d’instruction dans l’homologation de certains systèmes d’information, et donc dans le champ du secret de la défense nationale. Le SGDSN est également opérateur par le biais du Centre de transmissions gouvernemental, aujourd’hui unité militaire – mais une réflexion est en cours sur son futur statut – dont le cœur de métier est de mettre des transmetteurs à disposition du président de la République et du Premier ministre pour leur permettre de communiquer dans des conditions résilientes et sécurisées avec des interlocuteurs nationaux ou étrangers et, au-delà, d’assurer la mise à disposition de systèmes et de services de communication classifiés pour l’ensemble de la sphère gouvernementale et les acteurs qui interviennent dans la gestion de crise.

Nous avons aussi une mission d’administration centrale plus classique de coordination interministérielle ; elle occupe quelque 250 agents. Une direction tournée vers l’international traite notamment du contrôle des exportations de matériel de guerre, de la prise en compte d’ingérences étrangères – le SGDSN participe à l’animation de la réflexion collective et de la montée en capacité face aux ingérences dans notre système démocratique, singulièrement ce qui a trait à la manipulation de l’information ; il est aussi tête de pont de la lutte contre la prolifération, et c’est le bras armé de Bercy à l’interministériel, en matière de politique de sécurité économique.

S’agissant des enjeux nationaux, une sous-directrice de la direction de la protection et sécurité de l’État s’occupe de la planification de sécurité nationale. Vigipirate est le plan le plus connu, mais d’autres plans ont pour objet d’assurer, en cas de malveillance mais aussi de catastrophes industrielles ou naturelles, la continuité de l’activité gouvernementale et, au-delà, des opérateurs d’importance vitale, les agents économiques de statut public ou privé dont l’interruption de l’activité aurait des effets systémiques. Les hauts fonctionnaires de défense et de sécurité affectés aux ministères animent la coordination de cette action, qui vise à ce que ces opérateurs soient à niveau en termes de sécurité physique et aussi, depuis 2013, cybernétique. Planifier la sécurité nationale implique que le SGDSN fasse émerger des solutions de sécurité pour l’avenir. Ainsi avons-nous travaillé sur les nouveaux objets que sont les drones, que le SGDSN peut prendre en charge avant d’en diffuser l’usage et de faire monter en compétences les acteurs interministériels.

Enfin, le SGDSN a un rôle particulier, confié à une sous-direction ad hoc, en matière de secret de la défense nationale. Il consiste d’abord à établir les mesures de protection de ce secret. C’est pourquoi, au terme d’un travail interministériel, le SGDSN est l’auteur de l’instruction générale interministérielle (IGI) n° 1300 qui transcrit les mesures de protection du secret arrêtées par le Premier ministre. La dernière édition de cette instruction générale date d’un arrêté de novembre 2011. Elle est en cours de révision et une première étape a été franchie le 2 décembre dernier avec la signature d’un décret (publié au JO du 3 décembre 2019) qui revoit la partie réglementaire du code de la défense pour ancrer certains grands principes de la réforme avant qu’elle soit déclinée dans la nouvelle version de l’IGI. En ce domaine, le SGDSN est à la fois prescripteur et acteur. En effet, le corpus encadrant le secret de la défense nationale comprend un volet « habilitation », et si la procédure d’habilitation est prise en charge par les ministères concernés pour ce qui concerne les décisions relatives aux habilitations confidentiel défense et secret défense, le SGDSN est l’autorité d’habilitation des personnes qui accèdent au niveau très secret défense, qui est le plus élevé ; à ce niveau de protection, on raisonne par réseau, et donc par question concernée.

M. le président Éric Ciotti. Nous nous intéressons à l’instruction des demandes et aux conditions d’octroi et de renouvellement des habilitations au secret de la défense nationale. Quelles procédures d’enquête et d’instruction suivez-vous ?

Mme Claire Landais. La procédure d’habilitation fait intervenir quatre acteurs. Le point d’entrée de la demande d’habilitation est l’autorité d’emploi, celle qui comptera dans ses effectifs la personne pour laquelle une demande d’autorisation d’accès au secret est présentée. Il y a ensuite l’autorité qui prend la décision d’habilitation, en principe le SGDSN pour le niveau très secret défense et, pour les habilitations des autres niveaux, les ministres des administrations concernées, qui peuvent eux-mêmes déléguer leur signature dans des conditions de droit commun, qui peuvent varier selon les départements ministériels. Évidemment, ceux qui, comme le ministère de l’Intérieur, ont une implantation avec des réseaux territoriaux peuvent décider de déléguer aux préfets certaines décisions d’habilitation ; il s’agit là de l’organisation interne des ministères. Le troisième acteur de la procédure est l’officier de sécurité qui, dans tout organisme dans lequel des personnes habilitées sont employées ou agissent, a pour mission de faire appliquer les règles de protection du secret de la défense nationale.

Le quatrième acteur impliqué dans la procédure est le service enquêteur. Il en existe deux : la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) pour les personnels militaires et les personnels civils du ministère des Armées, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pour les personnels civils. Mise à part la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), qui a un service d’enquêteurs spécifiques pour ses propres agents, la DRSD et la DGSI interviennent pour toutes les autres personnes pour lesquelles une habilitation est demandée. Évidemment, les gros bataillons de personnes habilitées sont au ministère des Armées et au ministère de l’Intérieur, mais on en trouve évidemment à Bercy, au ministère de la Transition écologique et solidaire, notamment dans le champ du nucléaire civil, et, en plus petits effectifs, au Quai d’Orsay, au ministère de la Culture et dans d’autres ministères.

La DRSD et la DGSI sont les deux services entre les mains desquelles sont les procédures d’enquête. C’est à eux que nous-mêmes, en notre qualité d’autorité d’habilitation, faisons appel en fonction du statut du personnel concerné. Nous recevons alors un « avis de sécurité », au regard duquel nous accordons ou n’accordons pas une habilitation. Cette procédure vaut pour tous. Le sujet dépasse largement le champ des agents des services de renseignement : la procédure s’applique à tout agent public et toute personne privée demandant une habilitation.

M. Meyer Habib. Y compris les membres du service de la protection ?

Mme Claire Landais. Oui. L’essentiel des personnes privées qui accèdent au secret appartiennent aux effectifs des cocontractants de l’administration dans des contrats d’armement.

M. le président Éric Ciotti. Il nous a été dit qu’avant même la signature du protocole avec la DGSI, la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) conduisait ses propres enquêtes sur ces personnels. Le confirmez-vous ?

Mme Claire Landais. Effectivement, le principe général est que les services enquêteurs sont les deux que j’ai cités, et la DGSE pour ses propres agents. Mais dans sa version de 2011, l’IGI établit en son article 24 que, pour les personnels civils, l’enquête « est diligentée par le service enquêteur du ministère de l’Intérieur » renvoyant, dans une note de bas de page, à la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) – qui est depuis devenue la DGSI. La DRPP procède à ses propres enquêtes pour ses agents sur le fondement d’une lecture combinée de l’article 24 de l’IGI 1 300 et du décret sur la DGSI qui mentionne l’association des services de la préfecture de police aux missions de la DGSI, ces missions pouvant être des enquêtes administratives ou de sécurité. La combinaison de ces textes plaidait pour que la DRPP puisse agir au profit de la DGSI pour une partie des enquêtes ; cela a été consolidé par un protocole conclu en février 2019.

La presse s’est interrogée sur la compétence juridique de la DRPP à procéder à ces enquêtes de sécurité. À mon sens, il ne faut pas donner trop d’importance à ce qu’établit une note de bas de page de l’IGI n° 1300 sur la désignation du service enquêteur. Cela relève de l’organisation administrative ; elle a conduit à ce qu’en pratique la DRPP procède à des enquêtes de sécurité et cela s’est réglé par un protocole d’accord, mais cela aurait aussi pu se régler par la modification de la note de bas de page. Ce qui importe n’est pas tant l’assise juridique de la compétence de la DRPP que de savoir si celle-ci présentait les garanties nécessaires en termes de profondeur d’enquête et d’outils utilisés. Le SGDSN n’est pas intervenu dans l’appréciation de l’équivalence entre ce que faisait la DRPP et ce que faisait la DGSI. En revanche, puisque c’était à son profit que ces enquêtes étaient diligentées, la DGSI, en concluant ce protocole, reconnaissait à la fois la nécessité pour elle d’avoir une vision de la façon dont elles étaient traitées et la qualité de travail de la DRPP. Sur le plan strictement réglementaire, oui, il y avait une discordance par rapport à ce qui était écrit dans l’IGI n° 1300 mais je ne pense pas que ce soit cela qui ait créé des fragilités.

M. le président Éric Ciotti. Avez-vous déjà commencé de mettre en œuvre les recommandations faites par l’Inspection des services de renseignement à la suite de l’attentat commis dans l’enceinte de la préfecture de police de Paris, préconisations présentées dans le communiqué relatif au renforcement de la sécurité interne des services de renseignement publié le 21 janvier dernier par le Premier ministre ? On y lit notamment que « conformément à la recommandation de l’Inspection, et sur proposition du ministre de l’Intérieur, le regroupement des services en charge des enquêtes d’habilitation du ministère de l’intérieur à la DGSI sera mis en œuvre à partir du deuxième trimestre 2020 », et que ce regroupement « mettra fin aux enquêtes réalisées par la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris ». Selon quel calendrier cette évolution se fera-t-elle ?

Mme Claire Landais. Je reviens un instant sur l’IGI n° 1300 pour observer qu’elle est assez laconique sur ce que devrait être la profondeur des enquêtes de sécurité préalables à une décision d’habilitation – sachant que l’enquête aboutit à un « avis de sécurité » que l’autorité d’habilitation n’est jamais tenue de suivre : elle en fait un élément de sa décision. L’autorité d’habilitation prend en compte l’avis de sécurité, qui peut être favorable, restrictif ou défavorable, mais aussi certains enjeux propres à la structure qui s’apprête à employer la personne concernée. L’IGI n° 1300 est peu diserte sur les outils qu’il est demandé aux services enquêteurs d’utiliser. C’est la traduction d’un partage des rôles et d’un certain équilibre que, compte tenu de ce qui s’est passé et du volume des personnes habilitées, nous sommes appelés à revoir, mais ce sera fait avec une certaine prudence que reflète le communiqué. Il indique en effet que « la gouvernance et le pilotage du processus d’habilitation ainsi que la conduite des enquêtes feront l’objet d’ici juin 2020 d’un travail de révision sous la conduite du SGDSN. L’objectif est de doter les services de renseignement d’une doctrine commune sur les vulnérabilités (…) ». Il en était déjà ainsi, mais de façon informelle : nous avions évidemment des discussions avec les services enquêteurs, et donc une vision sur les enquêtes qu’ils conduisaient. On nous demande de formaliser cette réflexion commune ; pour autant, il ne s’agit pas pour nous, service administratif, d’entrer dans le détail des modes opératoires des services enquêteurs.

Nous allons donc trouver le bon équilibre entre une réflexion collective permettant de mettre au point une sorte de référentiel, de socle commun, en nous interrogeant sur les vulnérabilités qui doivent être mises en lumière. Nous en avons d’autant plus besoin qu’en annexe de l’IGI figure le formulaire de demande d’habilitation, et donc tout ce qui doit être demandé à une personne qui sollicite une habilitation sur son entourage, ses liens avec l’étranger, ses activités passées, sa visibilité sur les réseaux sociaux… De tous ces critères qui peuvent être des signaux de risque pour le secret, on doit évidemment parler avec les services enquêteurs, et ce qui se faisait de manière informelle devra être formalisé à la demande du Premier ministre. Mais à dire vrai, le chantier de révision de l’IGI n° 1300 a aussi été l’occasion de commencer à travailler de manière plus formalisée à la doctrine commune de profondeur d’enquête et à l’adaptation de l’enquête aux types de profil concernés. D’autres aspects évoqués dans le communiqué du Premier ministre étaient également déjà en cours de réflexion, notamment la nécessaire modernisation de la gestion de cette politique : nous avons déjà commencé à dématérialiser le formulaire de demande d’habilitation pour fluidifier la relation entre les quatre acteurs précédemment mentionnés. Dans un deuxième temps, tous les ministères concernés –les plus importants le sont déjà – seront dotés d’une base de données leur permettant d’avoir une traçabilité exhaustive de l’ensemble de la population qu’ils suivent au titre des habilitations. À terme, une base interministérielle unique sera mise en place. Mais cela ne se fera qu’avec une grande prudence car cette base interministérielle sera d’une sensibilité extrême et devra absolument être sécurisée.

M. le président Éric Ciotti. Combien y a-t-il d’habilitations « protection du secret de la défense nationale (PSD) » à la DRPP ?

Mme Claire Landais. Le nombre exact des habilitations très secret défense et leur ventilation par service étant une information elle-même couverte par le secret de la défense nationale, je ne peux vous indiquer si des agents de la DRPP bénéficient ou ont bénéficié de telles habilitations. Je suis toutefois en mesure de vous dire que, toutes administrations confondues, les habilitations TSD ne concernent que quelques centaines de personnes en tout. De plus, j’ai omis de mentionner que la mécanique d’habilitation est assortie de la très importante notion du « besoin d’en connaître » : ce n’est pas parce que vous accédez au niveau confidentiel défense, secret défense et encore moins très secret défense que vous avez le droit d’accéder à tous les documents ainsi marqués. Le SGDSN ne peut être la tour de contrôle à ce sujet : il revient à chaque autorité d’emploi de déterminer le besoin d’en connaître pour chaque personne habilitée, à raison de sa fonction. La règle du besoin d’en connaître est consubstantielle à la PSD, et en ce domaine les informations sont compartimentées : pour chaque sujet qui mérite ce niveau de protection extrême, on a des règles spécifiques, elles-mêmes classifiées et sur lesquelles je ne peux donc m’appesantir, sinon pour vous dire que très peu de personnes ont accès à ces différents compartiments.

M. Éric Diard. La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme permet le rétro-criblage – sur le fondement de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure. J’étais l’un des deux rapporteurs de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation et, en présentant nos conclusions, le 26 juin dernier, nous nous sommes étonnés que le rétro-criblage ne puisse être effectif, faute que soit parue la circulaire interministérielle que devaient élaborer vos services. Lors de la présentation de notre rapport au ministre de l’Intérieur, le 10 juillet, j’ai interpellé M. Castaner à ce sujet, et à nouveau après l’attentat commis le 3 octobre à la préfecture de police – sans réponse. Et puis, il y a quinze jours, j’apprends ici même, au détour d’une audition, que cette circulaire a été publiée le 24 octobre 2019. Pourquoi y a-t-il fallu deux ans ?

Mme Claire Landais. Heureusement, on n’attend pas les circulaires interministérielles pour que la loi votée soit effective. Les textes d’application indispensables à l’entrée en vigueur de la loi avaient été pris, et le dispositif juridique était parfaitement suffisant dès la publication du décret d’application.

M. Éric Diard. Mais pas le rétro-criblage.

Mme Claire Landais. Je remarquais que la circulaire interministérielle n’était pas juridiquement indispensable pour faire entrer en vigueur un dispositif. Qu’il n’ait pas été appliqué est une autre question et, d’une certaine manière, c’est précisément parce que l’on s’est rendu compte qu’il existait une difficulté d’appropriation du dispositif que nous avons entrepris d’élaborer un guide conçu comme un mode d’emploi et non pas comme un texte d’application de la loi. La circulaire est effectivement sortie le 24 octobre 2019, mais on ne l’a pas écrite en quinze jours.

M. Éric Diard. Soit. Mais deux ans !

Mme Claire Landais. Je reconnais que nous aurions pu, collectivement, être plus diligents mais, encore une fois, nous nous sommes rendus compte d’une difficulté d’appropriation et nous avons travaillé collectivement pour sortir quelque chose. Le nouveau dispositif est très précieux, parce qu’il permet le rétro-criblage certes, mais surtout pour la capacité qu’il donne d’évincer du service public des agents publics radicalisés. Mais ce n’est pas le seul dispositif dont on se sert pour traiter les agents radicalisés ; comme vous le savez, le dispositif disciplinaire peut être utilisé à cet effet.

M. Éric Diard. Cela ne marche pas toujours.

Mme Claire Landais. C’est précisément l’objet du guide que nous avons conçu pour expliquer en quoi ces dispositifs sont complémentaires. Le nouvel instrument est utile car il peut servir à gérer certains cas dont on ne pouvait se saisir par la voie disciplinaire. Et il existe d’autres méthodes de gestion du personnel, les déplacements d’office par exemple. D’ailleurs, c’était d’une certaine manière une utilisation à mauvais escient de la procédure d’habilitation : le retrait de l’autorisation d’habilitation était parfois utilisé pour déplacer quelqu’un, ou même justifier un licenciement.

M. le président Éric Ciotti. Hier, les précédents directeurs de la DGSI et de la DCRI nous ont dit qu’en cas de doute, cette manière de procéder était la plus simple.

Mme Claire Landais. On peut espérer qu’une utilisation plus substantielle de l’article L.114-1 du code de la sécurité intérieure permettra aussi de replacer les questions relatives à l’habilitation dans ce qui est son champ : la protection du secret. Il se trouve que pour les services de renseignement la distinction n’est pas simple puisque, compte tenu des activités, l’habilitation est quasiment indispensable à tous. De ce fait, les enquêtes de sécurité préalables au recrutement et les enquêtes de sécurité préalables à l’habilitation tendent à se confondre, puisque par la même enquête on peut détecter à la fois des dangerosités et des risques pour la divulgation du secret – notre sujet de fond –, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. C’est pourquoi, normalement, le retrait de l’habilitation n’est pas l’instrument premier servant à éviter la radicalisation des agents publics ou à la traiter une fois qu’elle est détectée.

M. Meyer Habib. J’en reviens aux faits dont traite notre commission d’enquête. On parle d’un agent administratif qui, ayant une habilitation, s’est converti, fréquentait une mosquée salafiste, ne serrait plus les mains des femmes et a déclaré « C’est bien fait » après l’attentat commis contre Charlie Hebdo. Manifestement, il y a une faille, et même une faille énorme ; nous tentons donc d’en comprendre l’origine pour essayer de faire qu’il y en ait le moins d’autres possibles. Or, j’ai cru comprendre que la DRPP conduisait ses propres enquêtes sur ses agents, sans que le SGDSN intervienne en rien dans leurs habilitations ; ce ne devrait pas être le cas, mais vous avez confirmé qu’il en était ainsi de facto.

Mme Claire Landais. Oui, il en était ainsi au profit de la DGSI, comme le prévoient les textes.

M. Meyer Habib. Soit. Autre chose : je présume qu’une habilitation n’est pas donnée à vie ; a-t-elle un terme précis, et un contrôle est-il exercé pour vérifier que la personne habilitée n’a pas changé ?

Mme Claire Landais. Dans la version actuelle de l’IGI n° 1300 – et il n’y aura pas de modification à ce sujet –, les seuls actes enserrés dans des délais sont les avis de sécurité délivrés par les services enquêteurs, dont je répète qu’ils ne lient pas l’autorité d’habilitation. La durée de validité de l’avis de sécurité ne peut excéder cinq ans pour le niveau très secret défense, sept ans pour le niveau secret défense et dix ans pour le niveau confidentiel défense. Si la décision d’habilitation n’est pas enserrée dans des délais, c’est qu’elle est liée à l’affectation. Parce que l’on est habilité pour une fonction particulière, l’habilitation tombe lors du changement d’affectation ; à ce moment se pose à nouveau la question du besoin d’habilitation et l’on voit si l’on peut se référer à un avis de sécurité encore valide. Telles sont les règles. Mais une habilitation est un acte révocable à tout moment : on peut évidemment la remettre en question si un risque de divulgation du secret est détecté. Nul n’est détenteur d’un droit à habilitation, et tout signalement peut conduire soit à une abrogation immédiate soit au lancement d’une enquête de sécurité qui permettra de vérifier si une vulnérabilité détectée justifie la levée de l’habilitation.

M. Meyer Habib. Se pose aussi le problème de ce que l’on appelle en France la stigmatisation. Il peut y avoir des signes mais, bien entendu, être musulman pratiquant et fréquenter une grande mosquée est conforme à la loi ; d’un autre côté, nous ne devons pas prendre le moindre risque. Un moment vient où il faut prendre une décision et, dans ce cas précis, la religiosité a été mise entre parenthèses ; existe-t-il une sorte de comité d’évaluation ? Si je vous ai interrogé tout à l’heure sur les membres du service de la protection, c’est que nous avons enquêté sur l’affaire Benalla, et la question qui m’intéresse est la suivante : quelqu’un qui est en contact du matin au soir avec le président de la République et qui est manifestement armé a-t-il une habilitation délivrée par le SGDSN ?

Mme Claire Landais. Encore une fois, le SGDSN n’habilite qu’un très petit nombre de personnes et seulement au niveau très secret défense, niveau qui n’est aucunement représentatif de la masse des habilitations délivrées. Notamment, nous n’intervenons pas pour personnels chargés de la protection des autorités, lesquels n’ont en principe aucune raison d’accéder au très secret défense. Je ne dis pas que cela ne peut jamais se produire, mais je ne peux pas vous dire si j’ai ou non habilité ce type de personnels. Pour ce qui est en revanche de ce que vous pointez au sujet des signaux de dangerosité et de risque, on les prend en compte, je l’ai dit, à deux égards, même si pour les agents des services de renseignement cela se confond parfois temporellement. Nous évaluons le risque que des documents classifiés soient divulgués à des acteurs malveillants. Il est vrai que si une personne radicalisée est en contact avec des organisations terroristes à l’étranger, auxquelles elle peut vouloir diffuser des informations sensibles, notamment sur les cibles particulières que sont les agents des services, les forces de sécurité intérieure et les militaires, on est confronté à la fois à la dangerosité de la personne et au risque pour le secret. Mais désormais, le régime naturel pour prendre en compte la dangerosité de la radicalisation, ce sont plutôt les enquêtes de pré-recrutement et les enquêtes de rétro-criblage lors du renouvellement de l’habilitation au cours de la vie d’un contrat ou de l’évolution de la carrière d’un agent public, pour vérifier sa dangerosité. Dans un cas comme dans l’autre, nous nous penchons sur des activités qui ne sont évidemment pas prohibées. Voyager à l’étranger n’est naturellement pas interdit ; néanmoins, le risque qu’une personne habilitée soit manipulée par un service étranger pour récupérer des informations sensibles est bien sûr une information importante et la réalité, la densité des contacts et leur nature pourraient justifier que l’on refuse l’habilitation, alors même que la personne n’a strictement rien fait de répréhensible. On distingue bien les deux sujets.

La fréquence des vérifications lors des recrutements et lors de la délivrance des habilitations permet-elle de s’assurer que tout risque se traduit immédiatement ? Il y a sûrement des marges de progrès dans les deux champs, des difficultés de moyens, et il est nécessaire de définir une organisation collective mieux adaptée aux différents profils ; puisque l’on ne pourra pas appliquer à tous les mêmes méthodes de renouvellement et de vérification, il faut les cibler et être capable de clarifier les profils pour les ajuster.

Mme Marine Le Pen. Mickaël Harpon s’occupait de l’entretien du matériel informatique. À ce titre, il avait accès à l’intégralité du contenu des ordinateurs des agents de la DRPP, un service de sécurité qui est au cœur de la lutte contre le fondamentalisme islamique. On n’en pas eu la confirmation mais on en saura plus par l’enquête : a priori, il avait même accès à des informations bien plus vastes, y compris peut-être à l’identité des agents infiltrés dans les mosquées salafistes. Considérez que l’habilitation secret défense est suffisante pour avoir accès à des informations aussi sensibles ? D’autre part, connaissez-vous la procédure de renouvellement de ce type d’habilitation ? Nous avons cru comprendre, lors d’auditions précédentes, que le renouvellement peut parfois se dérouler sans même que la personne soit vue et interrogée, si bien que l’on ignore si, entre-temps, elle s’est mariée, est amoureuse d’un terroriste… Ne pensez-vous pas qu’à une époque caractérisée par une mobilité supérieure à ce qu’elle était dans le passé, avec le nombre de gens que l’on est amené à rencontrer, avec des réseaux sociaux qui peuvent avoir une influence plus grande que ne l’avait l’ORTF, sept ans d’habilitation, c’est très long ? Ne doit-on pas réduire cette durée pour permettre une véritable étude lors de son renouvellement ?

Mme Claire Landais. Aucun code ne définit le contenu de ce qui doit être classé à un niveau du secret de la défense nationale ou à un autre : c’est le marquage qui permet de reconnaître qu’un document ou une information sont classifiés. Si nulle part dans la loi ou dans les textes il n’est dit que tel type d’information mérite tel niveau de classification, c’est que l’on s’est rendu compte que l’on ne parvenait pas à dresser un paysage exhaustif des informations à classifier. C’est donc la personne qui a l’information entre les mains qui détermine le degré de sensibilité de sa divulgation et le risque qu’elle emporterait pour le secret de la défense nationale. Il est donc difficile de dire, par principe et a priori, que tel niveau d’habilitation est nécessaire parce qu’une personne donnée accède à tel type d’information.

Ce que je puis vous dire, c’est que le principe est que l’on ne peut accéder à un système d’information lui-même classifié – qui, donc, présente des garanties pour protéger des informations de niveau confidentiel – que si l’on est soi-même titulaire d’une habilitation du niveau supérieur. Pour la personne que vous avez mentionnée, je ne suis pas capable de vous dire à quoi elle avait accès, et c’est très sain. Je vous dis quelle est la règle, qui a probablement été respectée, si bien que cet homme devait être habilité secret défense au titre de son accès à des informations sur un système d’information lui-même homologué au niveau confidentiel défense.

Je le redis : ce n’est pas la durée d’habilitation qui est de sept ans, c’est la durée de validité de l’avis de sécurité qui a précédé la décision d’habilitation, laquelle aurait pu être remise en cause à tout moment. Sept ans, est-ce long ? De manière générique, pas forcément. Admettons que, parce que l’on considère que ce serait plus raisonnable, on envisage de faire repasser tout le monde à la moulinette tous les trois ans ; je crains que ce faisant on engorge tellement le système que l’on risque d’y voir encore moins clair. En revanche, vous avez raison de dire que tout signal inquiétant doit donner lieu à une vérification, soit par l’officier de sécurité qui n’a pas forcément besoin de recourir aux services enquêteurs mais qui regardera ce qui se passe dans l’entourage de la personne considérée et interrogera ses collègues, soit par une enquête de sécurité en bonne et due forme.

Quelle est la profondeur d’enquête et quels sont les outils utilisés ? Aujourd’hui, ce choix relève des services enquêteurs, pour protéger leur mode opératoire. C’était la règle jusqu’à présent ; demain, conformément à la commande que nous a passée le Premier ministre, on entrera davantage dans la discussion collective pour parvenir à une relative harmonisation en diffusant les bonnes pratiques et en s’accordant sur des normes minimales : ainsi pourra-t-on se dire que pour tel type de profil et tel type d’affectation on n’a pas seulement besoin d’un passage fichier mais aussi d’un entretien complémentaire.

Mme Marine Le Pen. Les mots « normes minimales » ne sont pas rassurants. Je préférerais vous entendre parler de normes maximales plutôt que de normes minimales, pour des raisons de moyens, qui expliqueraient que vous ne puissiez pas réévaluer toutes les habilitations. Nous avons entendu répéter plusieurs fois que la DRPP était « une grande famille » ; en bref, on se tapait dans le dos devant la machine à café et on s’accordait l’habilitation secret défense. Le Premier ministre vous demande maintenant de mettre en place une procédure, mais pourquoi devrait-elle être « minimale » ? Si elle n’est pas strictement respectée et si elle est fondée sur des critères minimum, elle ne servira à rien.

Mme Claire Landais. Par normes « minimales », j’entendais un socle de normes communes. Cela n’empêche évidemment pas de pousser plus loin par des entretiens ou des techniques de renseignement et surtout d’ajuster au profil et à la sensibilité de chaque cas. Ce n’est donc pas seulement une question de moyens – même si, bien sûr, cette question se pose, puisque partout dans l’administration et dans le monde, on s’interroge sur l’équilibre entre les moyens et l’efficacité –, c’est aussi une question d’efficacité. On peut se dire par exemple que l’on va généraliser le passage fichier, mais si tout n’a pas été inscrit dans le fichier, on aura beau cribler tout le monde, on ne repérera pas ce que l’on a besoin de repérer. Parfois, cela passe par d’autres modes d’action, plus ciblés, plus adaptables que des exercices systématiques qui risquent de laisser passer des éléments à travers les mailles du filet. Je suis d’avis qu’il faut privilégier l’adaptation des méthodes au profil et à la sensibilité.

Mme Marine Le Pen. Députés, ministres et hauts fonctionnaires font une déclaration de patrimoine et d’intérêts à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et, lorsque notre situation change, nous devons envoyer un rectificatif. Dans le même esprit, pourrait-on envisager une obligation de signalement de tout changement de situation pour les agents qui bénéficient d’une habilitation secret défense ? J’ai des exemples précis de gens qui se sont mariés sans que leur hiérarchie ne le sache, et donc connaisse l’identité de leur conjoint. Si quelqu’un se marie avec un agent de sécurité iranien, personne ne le sait parce qu’il est tranquille pendant sept ans et, avec un peu de chance, au bout de sept ans, personne ne regardera rien nulle part et il sera tout aussi tranquille. Pour limiter la charge de la vérification et les problèmes de moyens et de personnel, pourquoi ne pas instituer une obligation de déclaration de concubinage, de mariage, de voyage ? Cela permettrait de déclencher quelque chose qui ne sera peut-être pas déclenché par les collègues au motif que la personne considérée est très sympathique et que l’on n’a pas envie de lui poser des problèmes alors que, si ça se trouve, elle n’a rien à se reprocher.

Mme Claire Landais. Vous avez raison et cette obligation, déjà prévue par la réglementation, vaut pour tout changement d’état civil et de situation. On est censé signaler ces changements qui peuvent rétroagir sur la décision d’habilitation, voire relancer une enquête de sécurité et conduire à réviser la décision.

Mme Marine Le Pen. Cette obligation est-elle respectée ?

Mme Claire Landais. Par la plupart des gens, je le pense. Mais comme c’est une obligation déclarative, on n’est jamais à l’abri de non-déclarations.

Mme Julie Mercier, sous-directrice de la protection du secret. C’est une question de pratique, puisque l’obligation est prévue par la réglementation. Au SGDSN, nous sommes tenus de déclarer tout changement de situation personnelle et toute relation, même très courte, dès lors qu’elle dure depuis quelques semaines.

Mme Marine Le Pen. Est-ce le cas pour tous les habilités au secret défense ?

Mme Julie Mercier. L’obligation réglementaire existe, mais il revient à la chaîne de sécurité qui est en place autour de la personne habilitée de faire en sorte qu’elle soit appliquée.

Mme Claire Landais. Déclarer son changement de situation est une obligation. A-t-on toujours la capacité de s’assurer que les personnes concernées l’ont fait ? La vérité est qu’il est parfois difficile de le détecter.

M. François Pupponi. Nous avons le sentiment qu’au sein de la DRPP des relations amicales se sont créées, ce qui est normal ; mais, de par cette proximité, se faire contrôler par ses collègues n’est pas toujours simple. À la DCRI devenue DGSI comme à la DGSE, une structure spécifique existe, qui dépend de la direction mais qui est relativement cloisonnée et autonome, sans trop de proximité avec les autres agents, si bien que l’on enquête peut-être plus facilement. Dans le cadre d’une éventuelle proposition de réforme, préconiseriez-vous que la DRPP se dote d’une structure de ce type ? D’autre part, si dans le cas d’une demande de renouvellement d’habilitation, vous lisez dans le dossier d’enquête du service instructeur que l’individu concerné, qui travaille au service informatique d’un service de renseignement, s’est converti à l’islam et qu’il fréquente une mosquée où il écoute les prêches d’un imam radicalisé lui-même et sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français non mise en œuvre, que faites-vous ?

Mme Claire Landais. Le communiqué de presse du Premier ministre répond à votre question : on y lit en effet que « sur proposition du ministre de l’Intérieur, le regroupement des services en charge des enquêtes d’habilitation du ministère de l’Intérieur à la DGSI sera mis en œuvre à partir du deuxième trimestre 2020. Il mettra fin aux enquêtes réalisées par la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (…) » Ce regroupement mettra fin à une pratique qui avait été consolidée et d’une certaine façon sécurisée par le protocole d’accord signé entre la DGSI et la DRPP.

M. François Pupponi. Que le Premier ministre fasse cette proposition est une chose, mais la commission d’enquête parlementaire peut en faire une autre car il y a un grand débat sur les contours d’une éventuelle réforme. Si on ne transfère pas les enquêtes d’habilitation à la DGSI, ne devrait-on pas, a minima, considérer qu’il doit y avoir au sein de la DRPP une structure autonome, voire indépendante, fonctionnant sur le même mode qu’à la DGSI ? Tous les spécialistes du dossier nous ont dit que le système actuel est un peu léger.

Mme Claire Landais. Vous comprendrez qu’en ma qualité de fonctionnaire je me réfère au communiqué de presse du Premier ministre et à la direction qu’il donne ; de plus, le ministère de l’Intérieur a un avis bien mieux éclairé que le mien sur la définition de la bonne organisation. À votre seconde question, je répondrai en rappelant que l’habilitation est liée à une affectation particulière. Aussi, dans certains cas, la bonne solution, quand on apprend qu’une personne est en voie de radicalisation, n’est pas de lui retirer son habilitation : compte tenu des documents auxquels elle accède, il faut plutôt se poser la question de sa présence au sein du service.

M. François Pupponi. Mais à la lecture d’un tel dossier, que faites-vous ?

M. Pascal Bolot, directeur de la protection et sécurité de l’État. Nous avons des échanges avec le service instructeur. Si l’officier de sécurité nous dit que de l’examen de la situation de telle personne il ressort ce que vous venez de décrire, l’habilitation n’est pas donnée. Mais, comme l’a indiqué Mme la secrétaire générale, il y a des nuances. Les avis peuvent être restrictifs, avec des mises en garde, et l’on mettra alors en balance la petite lumière qui s’allume et la compétence de la personne dont on a besoin, pour un transmetteur par exemple. Il y a une part d’humain, les choses ne sont pas binaires : il existe une liste de critères de vulnérabilité mais il y a aussi cet échange. Le SGDSN n’a à en connaître qu’au niveau du très secret défense ; en dessous, la question est traitée par la chaîne qu’a décrite Mme la secrétaire générale.

Mme Marie Guévenoux. La DRPP, nous avez-vous dit, a agi au profit de la DGSI. D’autres directions agissent-elles aussi au profit de la DGSI ou de la DRSD dans ce domaine ? D’autre part, le SGDSN est-il chargé de décider si un local est dit « abritant des éléments couverts par le secret de la défense nationale » ? Si c’est le cas, selon quels critères, et de quelles règles ce statut est-il assorti ?

Mme Claire Landais. J’ai souligné que le décret portant organisation de la DGSI prévoit expressément que la DRPP, et elle seule, contribue aux activités de la DGSI en matière d’enquêtes de sécurité. Nous ne sommes pas les seuls à désigner les « lieux abritant des éléments couverts par le secret de la défense nationale ». En revanche, c’est bien l’IGI n° 1300 qui fixe les règles et les garanties de sécurité que doivent présenter les lieux abritant, en termes de sécurisation physique et de permanence de la garde.

Mme Marie Guévenoux. La directrice de la DRPP nous a indiqué que la DRPP n’était pas un local abritant. Cela vous semble-t-il normal ?

Mme Claire Landais. Visiblement, l’arrêté de désignation n’avait pas été pris, mais les locaux de la DRPP ont été traités comme s’ils avaient ce statut, ce qui est le cas dans les faits. Ce n’est pas parce qu’il n’y avait pas d’arrêté de désignation que les règles de protection de ces locaux n’étaient pas respectées.

M. Florent Boudié, rapporteur. J’ignorais absolument que c’était la lecture combinée de l’IGI du 30 novembre 2011 et du décret de 2014 portant sur les missions de la DGSI qui permettait de justifier a posteriori le fait que les enquêtes de sécurité étaient diligentées par un service propre à la DRPP. La réécriture de l’IGI n° 1300 entérinera forcément le fait que, comme le Premier ministre l’a annoncé, le service enquêteur sera centralisé, mais j’observe que pendant la période qui a couru de novembre 2011 jusqu’à la date de signature du protocole de 2019, un flou juridique de plus de sept ans a prévalu, que je découvre. Compte tenu des questions que nous nous posons sur la vigilance de la DRPP en matière de signaux faibles, c’est une information importante que vous nous avez livrée là.

Mme Claire Landais. J’ai décrit la réalité des choses tout en invitant à relativiser la question de la solidité juridique. On parle d’une instruction interministérielle qui organise l’intervention des services de l’État et, en bas de page, il est écrit que le service enquêteur du ministère de l’Intérieur est la DCRI ; mais dans les versions précédentes de ce texte, les services enquêteurs n’étaient même pas désignés ! Nous allons retravailler l’IGI n° 1300, je vous l’ai dit, car pour l’instant on n’y trouve pas non plus grand-chose sur l’encadrement du travail des services enquêteurs.

M. Pascal Bolot. Un arrêté de 2006 portant sur la composition et les missions de la direction générale de la police nationale prévoyait aussi que la DRPP contribue à des enquêtes administratives et de sécurité.

M. le président Éric Ciotti. Mesdames, messieurs, je vous remercie.

 


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Audition du mercredi 29 janvier 2020

À 15 heures 30 : M. Éric Morvan, directeur général de la police nationale, Mme Brigitte Jullien, cheffe de l’Inspection générale de la police nationale et M. Philippe Lutz, directeur central du recrutement et de la formation de la police nationale (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, au cours de laquelle vous pourrez nous préciser la perception et les moyens de détection de la radicalisation dans les services dont vous avez la responsabilité, je vais vous inviter – en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 qui vous impose de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité – à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Éric Morvan, Mme Brigitte Jullien et M. Philippe Lutz prêtent successivement serment)

M. Éric Morvan, directeur général de la police nationale. Je me présente devant vous comme « l’encore » directeur général de la police nationale, puisque mon successeur a été nommé au Conseil des ministres de ce jour. Je ne suis évidemment pas en mesure de m’arrêter sur les détails des faits dramatiques qui ont eu lieu le 3 octobre dernier à la préfecture de police, qui relèvent du préfet de police et sont pour partie classifiés ou relevant de l’autorité judiciaire.

Comme a pu vous le dire Mme Lucile Rolland, cheffe du service central du renseignement teritorial (SRCT), les renseignements territoriaux relevant de la direction générale de la police nationale ne connaissaient pas Mickaël Harpon. D’après les informations publiques en notre possession, ce dernier fréquentait la mosquée de la Fauconnière à Gonesse qui n’est pas considérée comme fondamentaliste et ne faisait pas l’objet d’une surveillance approfondie, si ce n’est le suivi habituel des établissements cultuels. La seule information transmise par les services territoriaux faisait alors état de la présence de M. Ahmed Hilali qui y avait, comme dans d’autres mosquées, tenté de diviser le bureau de l’association gestionnaire.

Compte tenu de ce que je viens de dire, et à la lecture du questionnaire que vous m’avez adressé, il me semble que vous attendez de moi un état des lieux de la radicalisation au sein de notre institution et des outils dont nous sommes dotés – dans une version rénovée, après ces faits dramatiques – pour répondre à cette problématique.

Depuis le mois de mars 2015, un groupe de travail suit ce qu’il est convenu d’appeler le phénomène de radicalisation interne. Ces mots doivent être employés avec le plus grand soin tant il est difficile de définir clairement ce qu’est la radicalisation. En droit, elle ne constitue d’ailleurs ni une infraction pénale, ni véritablement un manquement à une obligation déontologique expressément visée par le code de déontologie de la Police nationale et de la Gendarmerie nationale en application depuis le 1er janvier 2014.

Toutefois, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) s’est vu confier cette tâche pour la simple raison que, compte tenu de la difficulté à aborder un phénomène par nature sensible et complexe, la tentation des services a toujours été de traiter ce sujet sous l’angle disciplinaire. Le motif invoqué pour prononcer une sanction peut tout aussi bien viser le devoir d’exemplarité que celui de loyauté, d’obéissance, de neutralité, de réserve, de discrétion, de respect du crédit et du renom de la police nationale. C’est par ces prismes que le sujet est abordé. et non sur l’aspect radicalisation en tant que telle, puisque la notion juridique n’est pas clairement établie.

Jusqu’au drame qu’a connu la préfecture de police le 3 octobre dernier, nous avions en moyenne, une trentaine de signalements nécessitant une évaluation précise et complète de la possible dangerosité du sujet. L’un des traits communs à ces signalements est la longueur des arrêts maladie produits par des fonctionnaires : c’est encore le cas aujourd’hui. Les éléments conduisant au signalement sont généralement ceux d’une pratique religieuse rigoriste, particulièrement exacerbée en période de ramadan, du moins pour certains fonctionnaires de confession musulmane. Ces signes sont souvent d’autant plus évidents qu’ils sont liés à un changement de comportement constaté par l’entourage proche de l’intéressé : le port de la barbe ; le refus de serrer la main à des collègues féminines, voire de faire équipe avec elles ; la pratique régulière et ostensible des prières rituelles ; la présence d’une hyperkératose au milieu du front ; le prosélytisme religieux intempestif ; la consultation de sites religieux depuis le poste de travail ; la fréquentation notoire de personnes radicalisées ; le port d’un voile sur la voie publique pour un fonctionnaire féminin… La liste est longue. Je pourrais également évoquer des propos éventuels qui marquent une forme de compréhension vis-à-vis de certains actes terroristes qui ont pu se dérouler sur ou en dehors du territoire national… Tous ces cas signalés méritent un traitement adapté et les mesures prises sont de nature très diverses. Le panel des décisions prises comprend – au-delà des cas de démissions qui sont le fait des intéressés eux-mêmes – le refus d’agrément d’une candidature à un concours à l’issue de l’enquête administrative qui est diligentée ; le refus de permettre l’intégration à une classe préparatoire à l’École nationale supérieure de la police ; la déclaration d’inaptitude d’un élève à l’issue de sa scolarité par le jury d’aptitude professionnelle ; le non-renouvellement du contrat ou le licenciement d’un adjoint de sécurité ; l’adaptation du poste de travail, c’est-à-dire le fait d’accepter qu’un fonctionnaire puisse continuer à travailler, mais désarmé, sans accès aux fichiers de police, etc. ; le passage en commission médicale ; l’annulation d’une mutation ; la mutation dans l’intérêt du service; le retrait d’habilitation secret défense … Et bien entendu, le panel des sanctions disciplinaires ; les poursuites pénales pour des faits de nature pénale (par exemple, violation du secret professionnel ou consultation indue de fichiers de police) ; la surveillance par un service spécialisé ; la radiation des cadres après l’épuisement des droits à congé maladie ; et puis, depuis peu, l’engagement de la procédure prévue par l’acticle L. 114‑1 du code de la sécurité intérieure.

Le drame du 3 octobre dernier a entraîné un fort accroissement des signalements. Avant cette date, quatre-vingt quatre signalements avaient été recensés, dont cinquante six avaient été classés après levée de doute. Vingt-huit cas restaient en cours de traitement par nos services. Après le 3 octobre, cent cinq nouvelles saisines ont été émises, surtout dans un esprit de précaution au regard de comportements ou d’informations évoquant une vision radicalisée de la religion. Au 27 janvier 2020, au moment où nous refaisions un bilan pour pouvoir fournir à votre commission d’enquête des chiffres extrêmement récents, cent six cas sont toujours actifs, dont quarante quatre affectés à la préfecture de police et trente six à la direction centrale de la sécurité publique.

La situation nouvelle m’a conduit à préciser dans une instruction du 25 novembre 2019, postérieure aux faits donc, la procédure de cheminement des signalements et leur exploitation au sein du périmètre de la police nationale dans sa large acception, c’est-à-dire la direction générale de la police nationale et la préfecture de police. Un maillon essentiel est constitué par le groupe d’évaluation centrale (GEC), dont le secrétariat et la présidence ont été confiés à l’Inspection générale de la police nationale : c’est une instance qui réceptionne les signalements par le truchement d’une boîte mail dédiée, qui les complète par des informations sur l’environnement et la carrière professionnels de l’agent avec notre direction des ressources et des compétences ; qui est la direction des ressources humaines de la police nationale. Ce groupe saisit bien évidemment les services spécialisés de renseignement et réunit mensuellement l’ensemble des services concernés, pour exposer les résultats des vérifications et décider en commun d’une proposition de solution. Lorsque les réflexions de ce groupe d’évaluation central concluent à une radicalisation incompatible avec les missions de l’agent – indépendamment de l’éventuel vecteur de l’inscription au Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) qui est toujours à disposition de l’administration –, l’instruction décline les mesures prévues à l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure. C’est-à-dire une proposition au directeur général de la police nationale ou au préfet de police, selon les périmètres, si la voie de l’article L. 114-1 est retenue et que les recherches n’ont pas été intégralement faites, de saisine du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) pour la production d’un document de synthèse. À cet égard, l’instruction reprend cette saisine ultime du SNEAS, ce qui peut apparaître surprenant puisque dès lors qu’on a demandé au directeur général de la police nationale ou au préfet de police une saisine de la Commission paritaire interministérielle, il ne semble pas utile de saisir à nouveau le SNEAS, qui constituerait une sorte de filet de sécurité en terme de criblage. On aurait pu imaginer que l’ensemble des criblages avaient déjà été faits. C’est forcément le cas, et notamment par une étude approfondie par les services de renseignement. Un guide méthodologique avait été édité par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et prévoyait qu’on puisse saisir in fine le SNEAS pour assurer la cohérence de notre instruction avec l’instruction du SGDSN et pour la fourniture d’un document de synthèse.

Dans notre processus, issu de mon instruction du 25 novembre 2019, l’ensemble des diligences doivent être faites tout au long de l’instruction du dossier. Il y a donc l’élaboration par l’IGPN d’un rapport d’enquête, la transmission de ce rapport à la direction d’emploi s’il y a un changement d’affectation interne ou à la direction des ressources et des compétences de la police nationale en cas de décision portant sur une mutation dans l’intérêt du service ou en cas de radiation des cadres. Et donc, la possibilité de la saisine de la commission paritaire prévue à l’article L. 114-1 du code de la sécurité inérieure.

À ce stade, j’ai été amené très récemment à me pencher sur le dossier d’un fonctionnaire – nous en avons deux actuellement – pour lequel le groupe d’évaluation central nous a recommandé la saisine de la commission paritaire. C’est de ce cas d’un fonctionnaire actif, c’est-à-dire policier, que je viens de la saisir le 27 janvier. Le dossier d’un fonctionnaire administratif sera également transmis à la commission incessamment. Mais au moment où je vous parle, je n’ai pas encore eu à signer cette deuxième saisine. Donc, deux cas à examiner : celui d’un gardien de la paix et celui d’un adjoint administratif qui ont, ou vont, faire l’objet d’une saisine de la commission.

Ce groupe d’évaluation centrale se réunit désormais tous les mois, sous la présidence de l’Inspection générale en présence de l’ensemble des acteurs concernés, c’est-à-dire le service central du renseignement territorial, l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la Direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale, la direction des ressources et des compétences, la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris, et la direction des ressources humaines de la préfecture de police. L’ensemble des services évoquent tous les cas signalés, s’assurent qu’ils font l’objet du traitement le plus adapté, et de réunion en réunion, suivent l’évolution des diligences qui sont faites pour pouvoir proposer soit au préfet de police soit au DGPN, selon les périmètres, la décision qui semble la plus adaptée au cas traité.

En parallèle de ce que fait l’UCLAT en matière de radicalisation violente, les chefs de délégation de l’IGPN animent dans les territoires des actions de formation et de sensibilisation aux principes de laïcité et à l’obligation de neutralité. À ce jour, plus de sept cents cadres ont participé à ces séances.

Nous avons bien conscience que le risque zéro n’existe pas, mais la police nationale a déployé un dispositif à même de maîtriser le risque, ou en tout cas de faire en sorte qu’il soit davantage sous contrôle. Toutefois, au-delà des signaux perceptibles parce que visibles, nous avons conscience aussi qu’il peut y avoir des basculements plus ou moins soudains, liés notamment à une fragilité psychologique individuelle, qu’il est plus difficile d’anticiper.

Aussi pour être à même de faire face à cette situation dans les conditions optimales, tout en évitant de stigmatiser certains policiers en raison de leur religion, il est certainement possible de progresser. En amont du recrutement, les enquêtes d’agrément doivent être menées avec la plus grande rigueur et faire l’objet d’un criblage complet systématique. Le risque de radicalisation doit être un critère d’appréciation du comportement durant la formation initiale, donc participer de l’appréciation générale de l’élève. Les agents pourraient être soumis à un criblage régulier par le SNEAS, ce qui n’est aujourd’hui pas le cas, y compris les agents administratifs travaillant dans le cadre du périmètre large de la police nationale, DGPN ou préfecture de police. La laïcité, valeur fondamentale de la République, doit sans doute faire l’objet d’une formation obligatoire et à tous les échelons de la hiérarchie administrative. Je ne pense pas seulement aux gardiens de la paix, ni seulement à la formation initiale. L’IGPN qui pilote le groupe d’évaluation central doit pouvoir bénéficier d’un accès direct à notre système d’information des ressources humaines dans le cadre des vérifications qu’elle est amenée à conduire. Bien entendu, le service central du renseignement territorial gagnerait à voir ses moyens renforcés afin de conforter ses capacités d’évaluation, puisque c’est pour eux une charge nouvelle et d’une grande ampleur. Nous avons 150 000 policiers dans le périmètre de la police nationale, c’est donc un travail important.

Et puis, je vous livre les choses de manière un peu directe, nous conduisons une réflexion qui n’est pas encore aboutie. La police nationale n’a pas une tradition d’aumônerie : contrairement à nos camarades de la gendarmerie, nous n’avons pas d’aumônier, de quelque religion que ce soit. Pour autant, nous nous demandons si certains de nos policiers ne trouveraient pas bénéfice à avoir, quelque part, lorsqu’ils s’interrogent sur la manière de vivre leur religion, une sorte de référent, de phare de la pensée si je puis dire, auquel ils pourraient parler… Notre réflexion est en cours : je le répète, il n’est pas dans la tradition de la police nationale d’avoir une aumônerie. Il existe des associations, comme Police et humanisme, d’obédience chrétienne : elle existe, elle peut nous inviter à des manifestations, mais, culturellement, nous avons toujours quelque distance par rapport à cela. Pour autant, on ne peut pas s’interdire d’approfondir cette question. On travaille en tout cas, à savoir si sans aller jusqu’à l’aumônerie, il serait possible d’avoir un référent éclairé sur les questions que pourraient se poser des policiers sur la manière par exemple de vivre leur islam, des questions sur la compatibilité de leur religion avec telle ou telle situation dans laquelle ils pourraient se trouver professionnellement. C’est une piste qui est encore en réflexion et sur laquelle je n’ai pas encore – je le confesse, si je puis dire – de certitudes…

Enfin, comme en matière de criminalité, le cyberespace doit faire l’objet d’une surveillance attentive, permanente, et déboucher bien entendu sur la fermeture de sites. C’est ce qui est fait de manière très horizontale, mais sans doute devons-nous avoir une veille attentive aussi lorsqu’on détecte que, derrière un certain nombre de sites ou de tweets, peuvent se trouver des policiers. On arrive à démasquer des policiers qui se répandent sur les réseaux sociaux en tenant des propos racistes, homophobes, etc. L’IGPN a été saisie encore récemment d’affaires assez navrantes à ce sujet. Je pense aussi qu’il faut qu’on ait une veille sur des propos tenus sur la toile, qui pourraient avoir des connotations qui font penser à des formes de radicalisation ou à des cheminements qui pourraient y conduire.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez été assez exhaustif dans vos réponses, notamment sur les éléments chiffrés, et je vous en remercie. J’ai été un peu étonné par vos propos sur la constitution d’une aumônerie. Est-ce une réflexion récente ? Cela relève-t-il d’une instruction ministérielle, d’une réflexion interne ?

M. Éric Morvan. Non, pas du tout, il n’y a aucune instruction ministérielle, même pas suggérée… Après ce drame, on s’est – heureusement – interrogé sur cet échec – parce qu’il n’y a pas d’autres mots pour qualifier ce qui s’est passé – du point de vue de l’administration. Et au-delà des procédures que je vous ai décrites, on s’est également interrogé sur d’autres aspects moins administratifs, moins réglementaires. Notamment sur cette idée que, face à des policiers tentés par des lectures « inappropriées », je vais le dire comme ça, de la tradition du Coran, il pourrait être utile qu’un interlocuteur (sans qu’on puisse imaginer que l’administration tire les ficelles) porte une parole apaisante, légitime, pour remettre la mosquée au milieu du village si vous me permettez cette trivialité. Cela ne peut pas être un référent policier qui serait formé à l’islam… L’aumônerie, encore une fois, n’est pas une tradition et l’on n’a pas véritablement envie de se lancer dans cette démarche. Mais peut-être a-t-on tort. C’est une réflexion que nous menons même si nous ne sommes pas assaillis de demandes. Mais s’il apparaissait pertinent que cette offre de service soit faite, à qui pourrait-elle être confiée in fine ? La réflexion est loin d’être aboutie.

Mme Marine Le Pen. Évoquant l’affaire Harpon, vous avez indiqué que la mosquée qu’il fréquentait n’était pas considérée comme une mosquée radicale et que l’imam avait vaguement divisé le bureau de l’association…

M. Éric Morvan. Je n’ai pas dit « vaguement ». Il s’était également fait remarquer dans d’autres mosquées où il avait eu à servir, et où il s’était montré assez clivant.

Mme Marine Le Pen. Donc, il avait divisé le bureau de l’associaton, d’accord. Mais il était fiché S et je ne pense pas qu’on fiche S des gens parce que ce sont des « emmerdeurs » ! Par conséquent, il y avait peut-être tout de même autre chose à lui reprocher… Il était fiché S, il avait fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français, une OQTF, et je pense que tout cela n’était pas uniquement justifié par le fait qu’il semait la zizanie dans le bureau d’une association… C’est un peu inquiétant, parce que toutes les procédures dont nous discutons aujourd’hui et sur lesquelles nous interrogeons les divers agents, les divers relais de la sécurité, sont fondées au départ sur la qualité de la connaissance des mosquées radicales. Si l’on n’est pas capable de déterminer ce qu’est une mosquée radicale, alors on n’est pas capable de détecter celles qui doivent être placées sous surveillance, ni, par exemple, si un agent fréquente cette mosquée radicale. Dans l’affaire Harpon, c’est un élément extrêmement important. Il y a eu une double défaillance, on peut le dire aujourd’hui : une défaillance des collègues et de la hiérarchie, qui n’ont pas révélé des propos qui avaient été tenus, ni des comportements qui répondent exactement aux critères que vous avez évoqués. Et parallèlement, il y a une défaillance du renseignement territorial qui manifestement n’a pas détecté que cette radicalité s’exprimait dans une mosquée dont on nous dit qu’elle était tenue par un imam radicalisé, fiché S, et faisant l’objet d’une OQTF. Il me semble que c’est un peu problématique. C’est ma première interrogation.

J’en viens à la deuxième. En réalité, vous nous expliquez – vous n’êtes ni le premier, ni le seul d’ailleurs – qu’il existe une lacune juridique totale pour faire face à cette radicalisation et donc pour éloigner des gens qui représentent un danger de ce fait. On contourne alors ces lacunes, notamment par des procédures disciplinaires. D’où ma question : ne pensez-vous pas que le rôle d’une commission telle que la nôtre est de réfléchir à donner un cadre juridique à cette radicalisation pour éviter d’être obligé de contourner le problème par la voie disciplinaire pour écarter des gens qui représentent un danger ou au moins sur lesquels pèse un soupçon de danger ?

M. Éric Morvan. Il est clair que, d’un point de vue égoïste de fonctionnaire, avoir une définition juridique très précise de la radicalisation simplifierait beaucoup les choses. Ce serait extrêmement confortable que la radicalisation soit une attitude pouvant être rattachée à une infraction pénale, pour l’administration dont le premier métier est de respecter la loi… Si la commission veut se saisir de ce sujet, très bien. Mais c’est un exercice difficile. La radicalisation en soi n’emporte pas une incrimination. La radicalisation violente, oui, et c’est déjà le cas.

On parle de la fiche S de cet imam. Mais la fiche S en elle-même n’est pas non plus un label indiquant que celui qui en est l’objet, a commis une infraction pénale que l’on puisse poursuivre. La fiche S, c’est une mise en attention des services parce que, précisément, l’administration et les services spécialisés estiment qu’il y a une difficulté et que la personne doit être mise sous une forme de surveillance. C’est une fiche de mise en attention. Cela signifie que, si ce monsieur brûle un feu rouge, s’il passe une frontière, s’il est contrôlé à l’occasion d’un contrôle d’identité décidé dans le cadre du code de procédure pénale, on pourra avoir des informations sur l’endroit où il se trouve, savoir avec qui il se trouve, dans quel environnement, avec quelles attitudes. Cela vient renforcer, nourrir, la connaissance que l’on a de ses faits et gestes. C’est l’éternel débat sur la fiche S qui encore une fois, n’est pas un label de délinquance et encore moins de criminalité, mais un outil à la disposition des services de renseignement pour nourrir l’information que l’on accumule sur une personne. Cette accumulation peut aboutir à décrire un parcours qui met en attention les services. La qualification juridique de la radicalisation est un exercice pour le moins délicat.

Mme Marine Le Pen. Vous nous dites que la fiche S est un outil. Mais encore faut-il l’utiliser. La vraie question que l’on se pose depuis des semaines dans cette commission, est : pourquoi une mosquée qui est dirigée par un fiché S n’attire pas suffisamment l’attention ou en tout cas ne déclenche pas cet outil de surveillance ? Dans une mosquée, il n’y a pas qu’un seul imam, il y en a un certain nombre. Pourquoi ceux des fidèles qui ne viennent qu’auprès de cet imam fiché ne font-ils pas eux-mêmes l’objet au moins d’une vérification ou d’une surveillance ? Dans cette affaire, tous les vendredis matin, Mickaël Harpon allait aux prêches de ce fiché S précisément. Et, malgré cela, il n’a pas fait l’objet d’une détection ou d’une surveillance qui, peut-être, auraient permis de découvrir sa radicalisation. Celle-ci n’a pas été révélée au sein de la DRPP.

M. Éric Morvan. Je serais bien en peine de vous apporter des précisions que ne vous auraient pas apportées Mme Françoise Bilancini ou Mme Lucile Rolland, que vous avez entendues au sein de cette commission. Il est clair que nous ne surveillons pas – nous ne sommes pas en capacité de le faire, et cela ne nous paraît pas complètement utile – l’ensemble des fidèles qui, individuellement, vont à la mosquée le vendredi. Une attention très particulière est apportée à un certain nombre de mosquées dont les prêches peuvent contenir des appels à la violence notamment. Mais, de ce que je lis des rapports qui m’ont été transmis, cela n’était pas le cas de la mosquée de Gonesse, indépendamment du fait qu’une attention était portée à l’imam lui-même. Je comprends votre question, je mesure votre insatisfaction sans doute à ma réponse, mais je ne peux guère vous en faire une autre.

M. Florent Boudié, rapporteur. La mosquée de Gonesse, c’est un fait établi, ne faisait pas partie des mosquées considérées comme « fondamentalistes ». Je ne parle pas de radicalisation : je dis bien « fondamentaliste ». Alors même que l’imam principal est affilié, chacun le sait, à l’ancienne Union des organisations islamiques de France, désormais Musulmans de France, donc vitrine de l’islam politique ; et que l’imam Hilali était lui très concrètement fiché S, certes semble-t-il pour des questions étrangères à sa religiosité, mais en tout cas considéré comme salafiste. Quels sont les critères ou les éléments qui amènent l’autorité administrative à classer tel ou tel lieu de culte comme fondamentaliste ? Trois lieux de culte étaient étiquetés salafistes dans le Val-d’Oise, mais pas cette mosquée. Pas plus qu’elle n’était surveillée au titre d’une dérive ou d’une interprétation fondamentaliste de l’islam.

M. Éric Morvan. Cela repose essentiellement sur des informations transmises aux services de renseignements sur le discours porté dans les prêches. Elles nous viennent spontanément par des fidèles ou sont apportées à nos services par un certain nombre d’élus dont l’attention est attirée par des citoyens qui s’émeuvent de telle ou telle situation. De proche en proche, elles parviennent à nos services. Bien souvent, on ne vient pas spontanément vers les services de police : l’information passe très régulièrement par les élus locaux. Et je n’ai pas souvenir que Mme Rolland, cheffe du service central du renseignement territorial, vous ait dit que ses services avaient relevé à propos de cette mosquée des signes d’inquiétude en raison des prêches qui y étaient délivrés, y compris par cet imam, quel que soit par ailleurs le caractère clivant du personnage – clivant dans cette mosquée, mais également dans d’autres mosquées où il avait eu à servir.

M. Florent Boudié, rapporteur. Donc, sans caricaturer, une mosquée dont l’imam principal est Frère musulman et dont l’un des imams secondaires est salafiste n’est pas en soit l’objet d’une surveillance particulière ?

M. Éric Morvan. C’est un facteur d’attention. Mais l’élément important pour nous, ce sont les messages délivrés.

M. Florent Boudié, rapporteur. Si je peux me permettre, c’est là que se situe la confusion entre radicalisation et fondamentalisme. La radicalisation, c’est la possibilité, le risque d’un passage à la violence, d’où l’attention portée à des propos qui seraient de nature particulière. Mais le fondamentalisme en tant que tel n’est donc pas un élément d’alerte ?

M. Éric Morvan. Non, le fondamentalisme en tant que tel n’est pas un élément suffisant. Les parallèles sont extrêmement risqués dans cette affaire, donc pardonnez-moi, mais des manières de vivre sa religion de manière « fondamentaliste », si je puis dire, existent dans la religion catholique, dans la religion juive… Le fondamentalisme en soi n’est sanctionné dans le code pénal.

M. Jean-Michel Fauvergue. Je voudrais appeler votre attention sur les faits à propos desquels nous menons cette commission d’enquête. Ils se sont déroulés à la préfecture de police, donc à la deuxième police, puisque dans ce pays il existe une gendarmerie et deux polices. L’auteur des faits a été signalé à son N+1, son supérieur hiérarchique direct, et les choses en sont restées là. C’est-à-dire que ce N+1 n’a pas fait remonter l’information. On est face à un problème qui peut se produire dans tous les services. Dans certaines entreprises privées, l’employé avertit son N+1, mais s’il constate que cela ne produit pas grand effet, il peut passer au-dessus et avertir directement son N+2 ou son N+3. Est-ce une procédure qui pourrait être envisagée dans la police nationale ?

Deuxième question : pour pouvoir déceler des processus de radicalisation ou de radicalité, rien ne vaut une présence du management, des commissaires de police et des officiers, sur le terrain, au contact des effectifs. On le sait et cela a été dit à plusieurs reprises, les commissaires et officiers sont de moins en moins sur le terrain, parce qu’ils sont occupés à des tâches administratives, des tâches de procédure, parce qu’ils vont de réunion en réunion… N’est-il pas envisageable de faire en sorte que les commissaires en particulier, mais les officiers également, ne soient plus considérés comme des sous-préfets et puissent faire leur travail de policiers aussi sur le terrain, en faisant en sorte qu’un maximum de leur temps soit consacré au travail de terrain, et non plus à ces réunions, à ces tâches administratives ?

M. Éric Morvan. Il y a une gendarmerie et une police nationales, pas deux polices. Mais c’est un clin d’œil. Bien évidemment, la remontée de l’information ne peut pas s’arrêter au N+1, qui lui-même d’ailleurs ne doit pas se sentir isolé. L’information doit remonter et remonter vite à la hiérarchie en charge de prendre des décisions, d’émettre des appréciations. Je crois d’ailleurs qu’aujourd’hui – les chiffres que je vous citais tout à l’heure le prouvent –, il y a une forte tendance à la remontée de l’information, ne serait-ce que par une sorte à la fois de principe de précaution et de principe de parapluie. Ce n’est pas grave, si ce n’est que cela risque d’engorger les services de renseignement : l’IGPN, qui est au carrefour du dispositif, ne manque pas d’activités par ailleurs… Mais il vaut mieux effectivement que rien ne nous échappe et que le tri soit fait par cette instance plutôt qu’à la base par le N+1 qui aura sans doute une appréciation très parcellaire.

On vient de loin. Je discutais récemment avec la cheffe de l’inspection générale de la police nationale, Mme Brigitte Jullien, qui évoquait une anecdote remontant à 2011, soit bien avant 2015, les grands attentats, l’affaire Mohammed Merah, etc. Un fonctionnaire de police de confession musulmane souhaitait faire ses prières dans un service et la réaction de ce service n’était pas de dire : « Mais enfin, nous devons respecter la laïcité ; chacun peut pratiquer la religion qu’il souhaite, mais dans les locaux du service public, ce n’est pas possible ! ». Non, la question était un peu inverse : « Comment devons-nous nous organiser pour que ce policier puisse exercer son droit imprescriptible à une liberté d’opinion, de philosophie, etc. Ne va-t-on pas parler d’une forme de brimade si nous le lui interdisons, y compris pendant le ramadan, qui est une période bien particulière pour les musulmans ? Ne va-t-on pas nous reprocher d’avoir en quelque sorte exercé une forme de discrimination en l’empêchant de pratiquer ? »… Je trouve cette anecdote tout à fait éclairante sur l’état d’esprit de l’époque et sur cette sorte de révolution qu’il a fallu instiller dans les esprits.

S’agissant de l’aide de la hiérarchie, vous avez parfaitement raison. Ce n’est pas le débat, mais vous avez évoqué les officiers ; on peut parler aussi des gradés, mais les officiers sont un bon exemple. Ce sont ces cadres de la police nationale qui sont au confluent à la fois des principes d’autorité et de proximité. Pour des raisons qui ont été assumées, mais que personnellement je n’assume pas vraiment, on recrute annuellement, depuis des années, soixante-dix officiers, alors que plusieurs centaines partent à la retraite… Bercy, dans une logique budgétaire tout à fait compréhensible, avait accepté de donner à chaque officier une rémunération et un statut meilleurs, à la condition que cela se fasse à enveloppe maîtrisée, donc en faisant diminuer le nombre d’officiers, d’où la limitation drastique des recrutements. L’École nationale supérieure des officiers de police de Cannes-Écluse (77), largement surdimensionnée, ne recrutait plus que soixante-dix officiers. J’ai repris – y compris contre l’opinion des syndicats d’officiers dont l’un au moins m’en a beaucoup voulu – le recrutement massif d’officiers de police : trois cents dès cette année – deux cents sont arrivés en janvier et cent arriveront en septembre. On passera ensuite pour les années ultérieures, si cela est confirmé, à trois cent cinquante et quatre cents ce qui va un peu changer la donne : cette hiérarchie intermédiaire est tout à fait fondamentale.

Autre exemple de l’éloignement, cette fois des commissaires, par rapport à ce que j’appellerai, sans connotation péjorative, la troupe : aujourd’hui, les cycles horaires dans la police nationale – on en a beaucoup parlé en lien avec la prévention du suicide, à l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle – ont quasiment fait disparaitre des commissariats les séances d’appel. Les commissaires pouvaient y venir au front des troupes, si je puis dire, commenter ce qui allait se passer dans la journée, les évolutions de l’ambiance de la ville, les attentes du préfet, du maire, etc. Aujourd’hui, les commissaires ont du mal à rencontrer notamment les personnels qui travaillent la nuit, pour ne parler que d’eux. Dans l’expérimentation de nouveaux cycles horaires que nous conduisons actuellement, nous avons plusieurs objectifs : évidemment, organiser une meilleure harmonie entre vie professionnelle et vie personnelle en permettant d’avoir plus de week-ends en famille ; mais aussi faire en sorte que ces cycles rythment la vie du commissariat pour réhabiliter cette posture opérationnelle qui permet à la hiérarchie, y compris la haute hiérarchie du commissariat, de rencontrer l’ensemble des troupes. Aujourd’hui, c’est de moins en moins le cas, pas uniquement parce que des commissaires seraient devenus des sous-préfets, mais aussi parce que le rythme de travail des commissaires est complètement déphasé par rapport à celui de leurs troupes.

M. Guillaume Larrivé. Je voudrais rebondir sur un échange que vous avez eu avec le rapporteur, à propos des critères de surveillance des mosquées. Vous nous avez dit en substance, et je ne veux pas déformer vos propos, que la mosquée de Gonesse ne faisait pas l’objet d’une surveillance en soi. Et vous avez même précisé que la circonstance que le numéro un de la mosquée soit un Frère musulman et que son numéro deux soit un salafiste ne constituait pas en soi le motif d’une surveillance. Vous avez dit « signe dattention et non motif de surveillance ». Une thèse tout à fait contraire pourrait être soutenue : on pourrait soutenir que le fait d’être Frère musulman, c’est-à-dire d’appartenir à une mouvance internationale dont l’objet est de prendre le contrôle du pouvoir politique pour imposer la charia au détriment de la loi de la République, d’une part ; d’autre part, le fait d’avoir comme adjoint un salafiste, c’est-à-dire quelqu’un qui appartient à une mouvance dont le coeur de doctrine consiste à dire qu’il faut vivre séparé de la communauté nationale ; on pourrait penser donc, que ces deux indices sont suffisants pour caractériser la nécessité d’une vraie surveillance. Il peut donc y avoir deux familles d’options.

J’aimerais comprendre qui décide : y a-t-il une doctrine à votre niveau, directeur général de la police ? À l’échelon du dessus, celui du ministre de l’Intérieur ? À l’échelon du dessus, à Matignon ? Encore à l’échelon du dessus, celui du Président de la République ? Qui décide de cela ? A-t-on au fond, non pas une doctrine d’emploi mais une orientation de politique publique, déterminant quels sont les critères de surveillance ? Je parle bien des mosquées, pas de tous les lieux de culte, parce que je ne me cache pas derrière mon petit doigt : nous ne sommes pas confrontés aujourd’hui prioritairement à une problématique de terrorisme dérivé du fondamentalisme catholique, protestant ou bouddhiste, mais à une autre qu’on connaît tous. J’aimerais comprendre : dans la chaîne hiérarchique, a-t-on aujourd’hui une instruction qui permette au service opérationnel, à vous-même et ensuite à toute la chaîne, de critèriser, de différencier, de discerner et de cibler du coup, la surveillance des lieux de culte musulmans ?

M. Éric Morvan. Il y a effectivement des doctrines, à différents niveaux d’ailleurs, pour le renseignement territorial et, pour la lutte antiterroriste d’une manière générale. Le plan de lutte antiterroriste a été présenté par le Premier ministre – ça devait être en juillet 2018 – avec une doctrine… Je rappelle aussi le rôle de chef de file de la direction générale de la sécurité intérieure, d’ailleurs consacré par cette doctrine. La critérisation, bien entendu, existe. Il y a aussi une hiérarchisation des priorités. En terme de moyens, le SCRT – pas la DGSI qui n’est pas sur le même spectre – concourt à la lutte antiterroriste. Le service de lutte antiterroriste sur le territoire national, c’est la DGSI.

Nous n’aurions pas les moyens physiques de surveiller l’ensemble des mosquées : un certain nombre de critères et d’informations nous conduisent donc à nous intéresser plus spécifiquement à certaines, et cela signifie des présences physiques au moment des prêches, dans celles qui nous apparaissent comme délivrant objectivement et expressément des messages problématiques. Ces doctrines, notamment cette doctrine opérationnelle, existent.

M. Meyer Habib. Nous sommes en permanence dans la réaction et pas dans l’anticipation. Si nous n’avions pas connu ce drame révélant toutes les failles de la préfecture de police, il n’y aurait pas eu cent-six ou cent-sept signalements à ce jour, mais aux alentours de trente. Vous avez touché du doigt le problème : être salafiste est-il hors la loi ? Non. Être radical, est-il hors la loi ? Non. Assumer un islam politique, est-il hors la loi ? Non. Et c’est pour cela qu’on a un problème : parce que c’est extrêmement dangereux, parce que l’islam politique – en l’occurrence vouloir appliquer la charia – est à l’opposé des lois de la République.

Ce que vous avez dit des aumôneries, ne me paraît pas du tout une bonne idée : même si je suis moi-même un juif plus ou moins pratiquant, je considère qu’on doit mettre tout ça de côté dans la police et que les lois du pays doivent primer sur tout.

Quel est le souci ? C’est justement que ces gens se servent souvent de nos lois, de nos failles. Mickaël Harpon s’est converti à l’islam, après l’attentat contre Charlie Hebdo, il a dit « c’est bien fait », etc. Mais l’information n’est pas remontée, car « ça va passer, ce n’est pas grave »… Je pense qu’il manque une codification, des questionnaires très précis au sein de la police qui soit faits en dehors de la hiérarchie, par des personnes extérieures, pour que les affinités, les affections particulières n’interviennent pas. Il y a besoin de durcir les critères de jugement. Nous avons ce côté humaniste : s’il n’y a pas de faute, eh bien il n’y a pas de faute. Pour moi, il est urgent de se doter d’un cadre juridique. Qu’en pensez-vous ?

M. Éric Morvan. Je m’adresse à des législateurs : il est très difficile de légiférer sur la radicalisation au regard des normes supérieures qui sont opposables. Vous aurez un carcan, la Constitution au niveau national, mais également le droit européen. On parle de la radicalisation, comme on pourrait parler du communautarisme, qui est également un souci évoqué par le Président de la République. On a raison de s’en inquiéter quand on voit – nous sommes en période électorale – le risque de problèmes vis-à-vis des principes fondateurs de la République.

Pour revenir au cadre juridique, nous avons des exemples de fonctionnaires de police qui ont été révoqués sur la base de ces principes. De mémoire, au moins l’un d’eux est allé devant le tribunal administratif, la décision a été annulée et nous avons dû le réintégrer… Cela peut expliquer d’ailleurs – peut-être est-ce une difficulté supplémentaire – que l’administration « mette des patins », prennent des précautions, pour éviter d’être censurée par la juridiction administrative, dont il est arrivé qu’elle nous déjuge. Peut-être y a-t-il une sorte d’inhibition.

Après l’affaire Harpon, il y a eu une sorte de frénésie réactive. Nous avions un petit stock de fonctionnaires suivis, et tout à coup, on a franchi une marche avec une centaine de cas supplémentaires. Parmi les cas un peu emblématiques de la préfecture de police, il y a celui d’un officier dont le préfet de police demande la suspension pour des raisons dont je suis absolument persuadé qu’elles seront rejetées par le tribunal administratif.

Cette réaction après l’affaire Harpon, on la connait par ailleurs : lorsque, après l’attentat à Lyon, le préfet Comet a été démis de ses fonctions, tous les préfets de France, soucieux de se protéger, ont fait reconduire dans les centres de rétention administrative, les CRA, tous les étrangers en situation irrégulière qui leur tombaient sous la main. Cela a conduit d’abord à ce que les CRA soient surchargés ; ensuite à ce que le taux d’éloignement s’effondre, puisqu’on a mis tout le monde en CRA, y compris les personnes de nationalités non reconductibles. Nous sommes dans ce faisceau d’injonctions un peu contradictoires.

M. le président Éric Ciotti. Je rappelle que cette audition était votre dernière intervention à l’Assemblée nationale dans cette fonction, et après les hommages légitimes qui vous ont été rendus par certains de nos collègues, je tiens moi-même à vous remercier pour votre action au service de notre pays et de sa sécurité.

 


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Audition du mercredi 29 janvier 2020

À 16 heures 30 : M. Bernard Emié, directeur général de la sécurité extérieure (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le directeur général, nos travaux font suite à l’attentat qui a frappé la préfecture de police. Ils nous amènent à nous pencher sur les failles qui ont conduit à cette situation. Plusieurs signaux individuels se sont cumulés et n’ont malheureusement pas été pris en compte. Nous travaillons aussi sur les procédures d’habilitation et d’enquête, notamment au sein de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP). Nous souhaitons bénéficier de votre éclairage car le degré de sécurité de la DGSE constitue une référence : cela nous a été indiqué à de multiples reprises au cours de nos auditions.

La semaine prochaine, à l’issue de la première étape de nos travaux et bien que le risque zéro n’existe pas, nous souhaitons formuler des propositions qui participeront à l’élévation de ce degré de sécurité dans d’autres services.

Monsieur le directeur général, avant de vous donner la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Monsieur le directeur général, à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Bernard Emié prête serment)

M. Bernard Emié, directeur général de la sécurité extérieure. Je vous remercie de m’avoir invité à m’exprimer devant vous sur le sujet sensible de la prévention de la radicalisation au sein des services de renseignement, quatre mois après le drame qui a touché nos camarades de la préfecture de police. Vous l’avez dit, le risque zéro n’existe pas et je veux rendre un hommage très solennel aux quatre agents de ce service partenaire, qui ont perdu la vie.

C’est une tragédie qui souligne combien le niveau de la menace terroriste, d’inspiration islamiste, qu’elle soit inspirée ou projetée, qu’elle émane de l’État islamique ou d’Al-Qaïda, demeure très élevé. Cela est valable en France mais aussi partout dans le monde en particulier dans les zones de crise telles que l’Afrique du Nord, la bande sahélo-saharienne, le Proche et le Moyen-Orient et la zone afghano-pakistanaise.

Pourquoi la lutte antiterroriste – et le directeur de la sécurité intérieure (DGSI) vous l’a confirmé – constitue-t-elle une priorité absolue et majeure en matière de sécurité et pourquoi mobilise-t-elle tout notre écosystème de sécurité en France comme à l’étranger ?

Tout d’abord, je souhaite rappeler le rôle de la DGSE en matière de contre-terrorisme, qui est une priorité absolue de ce service. Selon la répartition des rôles, la DGSI est le service intervenant sur le territoire national. La DGSE, elle, est chef de file à l’international. Elle a donc pour mission de recueillir et d’exploiter le renseignement afin de détecter et, si possible, d’entraver la menace hors des frontières de notre pays. C’est une sorte de défense de l’avant que nous effectuons aux côtés de nos partenaires des armées et avec tous nos partenaires étrangers. Le partenariat est en effet une dimension fondamentale de la lutte contre le terrorisme.

L’année 2019 a été marquée par des succès dans ce domaine. En Syrie, les efforts de la coalition et de ses partenaires ont permis de mettre un terme à l’emprise territoriale de l’État islamique avec la prise de Baghuz, fin mars.

Les forces spéciales américaines ont éliminé Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l’État islamique. Cette organisation dispose cependant de capacités de résilience et elle conserve aujourd’hui des moyens d’action majeurs. Nous ne devons donc pas baisser la garde et les efforts collectifs se poursuivent.

C’est au nom de ce combat contre le terrorisme que la France maintient son engagement au Sahel avec ses partenaires du G5 et certains de ses alliés.

J’appelle votre attention sur le fait qu’en 2019 la donne sécuritaire a évolué. Nous avons eu de très grands succès avec l’élimination de plusieurs chefs djihadistes au Sahel. Je pense à Ahmed al-Tilemsi, en février 2019, et à Yahya Abou al-Hammam, le patron d’Al-Qaïda au Maghreb islamique pour l’émirat de Tombouctou, qui avait une responsabilité considérable au sein de cette galaxie djihadiste à l’ouest.

Depuis le printemps 2018, il y a eu beaucoup d’attaques dans les villages et aux frontières, mais pas dans les capitales de cette région. Cela prouve que ce travail a produit des effets.

Les groupes terroristes portent toujours des coups aussi durs et c’est désormais la stabilité des États agressés, le Mali et le Niger, qui est en jeu. Nous devons éviter à tout prix la reconstitution d’un sanctuaire djihadiste dans cette partie du monde.

Ces organisations influencent bien évidemment la menace dite inspirée, qui défie aujourd’hui notre pays. Il s’agit d’attaques isolées, peu sophistiquées mais très meurtrières. Elles sont menées dans les pays de résidence de l’auteur, souvent en réponse à des appels génériques à passer à l’acte, par l’intermédiaire des réseaux sociaux et de la diffusion de vidéos qui glorifient le passage au terrorisme. Dans ce domaine, nous avons fait beaucoup de progrès pour effacer de nombreux contenus.

Le drame de la préfecture de police nous a rappelé que les services de renseignement sont confrontés, comme toute autre entité, aux risques de violences radicales. Cela pose la question de l’organisation de ces services pour lutter contre les vulnérabilités de nos personnels dont la radicalisation constitue un facteur parmi d’autres.

Avant de vous en dire davantage, il me semble nécessaire d’insister sur le fait que mon service est confronté à de très forts enjeux de sécurité consubstantiels à la nature de ses missions.

D’abord, la DGSE est le seul service secret de l’État dans la mesure où elle opère essentiellement à l’étranger, clandestinement, en dehors d’activités de partenariats puisque ses actions ne doivent pas être traçables.

Deuxièmement, c’est à la condition d’assurer la clandestinité de ses missions sensibles que la DGSE peut agir dans des zones ou des domaines interdits aux moyens conventionnels de l’État, notamment ceux où sont en jeu les intérêts vitaux et la sécurité de notre pays.

Troisièmement, la DGSE, en qualité de service spécial, mène ses missions de renseignement et d’action dans de très larges domaines, dans les zones de crise. Il s’agit de la lutte antiterroriste, de la lutte contre la prolifération nucléaire, balistique et chimique – notre cœur de métier – et de la lutte contre les ingérences étrangères.

Je vois monsieur le député, que vous avez votre téléphone sur le bureau. Cela permet aux services étrangers, en ce moment, d’enregistrer notre conversation. Il faut comprendre que vous êtes tous des cibles des services étrangers car vous êtes des personnalités majeures de la nation. Nous vivons dans un monde numérique où la menace est permanente. Je vous recommande donc de ne jamais avoir de téléphone portable avec vous, même éteint, lorsque vous partagez des informations importantes.

Clandestinité, service spécial, lutte antiterroriste, contre-ingérence, géopolitique : le rôle de la DGSE est de savoir ce qu’il se passe sur les théâtres extérieurs et de donner à nos autorités de l’exécutif le dessous des cartes.

Cela signifie qu’un service secret efficace doit être capable d’assurer sa propre sécurité. Secret et sécurité sont les deux faces d’une même médaille. Cela recouvre tous les aspects de la vie de la DGSE pour se défendre à la fois des menaces – risques d’intrusion, de pénétration, de vol de données – et pour protéger le service contre lui-même – vulnérabilités individuelles ou collectives – au-delà des enjeux de radicalisation. Il s’agit d’anticiper, de détecter et, le cas échéant, de traiter les comportements inappropriés qui peuvent fragiliser l’action de la DGSE.

C’est important dans un service comme le nôtre qui, depuis le début des années 2000, assure la gestion des compétences techniques mutualisées de l’État. Cela explique l’augmentation spectaculaire des effectifs de la DGSE depuis 2010. Nous sommes passés de 5 700 à 7 000 agents et la trajectoire de la loi de programmation militaire (LPM) nous conduira à 7 800 agents en 2025, soit un recrutement annuel de 600 à 700 personnes.

Vous l’aurez compris la DGSE est très sensible aux risques. C’est pourquoi, dès ses origines qui remontent aux services secrets de la France libre et au bureau central de renseignements et d’action (BCRA), nous avons développé une culture, une organisation et des processus très robustes dont la finalité est de protéger le service.

Nous avons donc, et c’est un cas unique, une organisation intégrée qui nous permet de réaliser des enquêtes d’habilitation, de suivre les agents, de diligenter des enquêtes réservées au titre de la protection du service.

Pour cela, nous disposons d’une organisation spécifique composée d’un service de sécurité avec un directeur adjoint qui m’est directement rattaché et est entièrement dédié à cette mission de protection des emprises mais aussi des personnes, des réseaux ou des marchés.

Le service de sécurité assure toutes les enquêtes administratives, de sécurité et d’habilitation lors du recrutement des agents, ainsi que le suivi des agents pendant toute leur carrière, et il peut être amené en cas de doute à mener des enquêtes plus approfondies.

Ensuite, nous avons un réseau d’officiers de sécurité, insérés au niveau des différentes entités de direction de la DGSE. Ce réseau est un des maillons essentiels de la chaîne sécuritaire du service. Cela nous permet de détecter les signaux faibles et de faire remonter les informations. L’animation de ce réseau est assurée par le service de sécurité qui conduit des séances de sensibilisation et de formation. Ce sont des sujets sur lesquels il faut être alertés, formés et avoir une préoccupation permanente.

Ce dispositif est coordonné par mon directeur de cabinet adjoint en charge de la coordination des questions de sécurité, dont la fonction a été créée en 2014. Cet officier placé auprès du directeur général me conseille donc dans l’ensemble des domaines et occupe la fonction d’officier de sécurité du service.

Enfin, nous avons une singularité : la DGSE dispose de son propre service enquêteur. Il m’est directement rattaché et agit uniquement pour le compte du service tant pour le recrutement que pour le suivi des agents. La DGSE est sa propre autorité d’habilitation et, par délégation de la ministre des Armées, c’est moi qui habilite les agents.

Ce dispositif offre de très grandes facilités de coordination, d’échange d’informations et permet de détecter les vulnérabilités puis d’en tirer les conséquences très rapidement.

Le recrutement est naturellement une étape clé pour détecter et, le cas échéant, écarter des individus jugés fragiles. Lors de cette étape, le service enquêteur de la DGSE, comme d’autres que vous avez auditionnés, réalisent les enquêtes de sécurité pour vérifier qu’un agent peut, sans risque pour la défense, la sécurité nationale, la structure DGSE, accéder à des informations et à des supports classifiés dans l’exercice de ses fonctions.

Dans ses enquêtes, le service porte une attention très forte aux vulnérabilités potentielles. Cela concerne notamment les liens des candidats avec l’étranger et leur relation à la religion. Ces points sont abordés directement ou indirectement au cours des entretiens individuels au travers d’un questionnaire de sécurité. Ces entretiens peuvent durer plusieurs heures et permettent d’évaluer les candidats et d’en apprécier la transparence.

La transparence est une obligation inscrite dans le statut de la DGSE par l’article 7 du décret du 3 avril 2015 : « les fonctionnaires de la DGSE sont tenus d’informer l’administration des modifications affectant leur situation personnelle. Le défaut d’information peut entraîner le retrait de l’habilitation à exercer des fonctions à la DGSE ». C’est un texte fort !

Ces enquêtes peuvent être approfondies selon les besoins, notamment par des échanges bilatéraux avec les autres services de renseignement, principalement la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) car je recrute beaucoup de militaires. Avant de les faire venir chez moi, je me renseigne sur leur background. J’échange également avec la DGSI et j’étudie aussi les documentations ouvertes et l’empreinte numérique. Il nous arrive, avec l’autorisation des autorités administratives compétentes et sous le contrôle de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), d’utiliser des techniques de renseignement sur des agents que nous recrutons.

Cette enquête de sécurité est également une évaluation psychologique. Ce point est chez nous très important. Les candidats « passent entre les mains » de psychologues pour qu’ils déterminent leur capacité à s’adapter aux contraintes très spécifiques de notre maison. La DGSE n’est pas un service de renseignement comme les autres au sein de l’État et cela nécessite un profilage particulier.

L’évaluation est conduite en interne par les équipes dédiées. Ce long processus aboutit pour les personnels civils à la délivrance de l’habilitation au secret de la défense nationale et de l’habilitation spéciale de sécurité (HSS) au titre du décret d’avril 2015. Avec cette HSS, le service dispose d’un instrument statutaire très efficace contre les fautes de comportement ou le manque de transparence.

Cette habilitation est indispensable pour travailler au sein de la DGSE. Son retrait, décidé en conseil de direction que je préside puis notifié aux agents, peut intervenir en cas de faute, de manquement aux obligations, de modification de situation, de signe de radicalisation, d’entourage signalé, et il entraîne l’incapacité immédiate de travailler la DGSE. Si je prononce un retrait d’HSS, l’agent est sanctionné par une suspension administrative de quatre mois et il quitte ipso facto ses fonctions, dans le quart d’heure.

Pour les militaires, cette même enquête permet de délivrer le niveau d’habilitation requis confidentiel défense, secret défense ou très secret défense. La perte de cette habilitation entraîne pour ces agents le retour dans les armées.

Cette enquête initiale préalable au recrutement, aussi poussée soit-elle, n’est naturellement pas suffisante. L’enjeu est de pouvoir assurer le suivi, l’accompagnement de l’agent tout au long de sa carrière, au cours de laquelle sa situation personnelle peut être amenée à évoluer.

En matière de suivi de personnels, le service de sécurité dispose de plusieurs leviers pour identifier les vulnérabilités des agents. Le premier, c’est l’obligation statutaire de transparence. En cas de liaison, de divorce, de séparation ou de conversion vers une religion, l’agent est obligé de le signaler. Un manquement au signalement peut valoir exclusion.

Le deuxième levier, c’est l’organisation d’une chaîne très stricte de remontée de l’information. La hiérarchie de proximité est très sensibilisée à la nécessité de faire remonter tous les signaux, notamment ceux relatifs à la radicalisation ou en lien avec la pratique religieuse. Ceci est fait avec discernement car nous avons dans nos rangs de nombreux agents musulmans pratiquant sans que cela ne pose de problème. Des passages en revue périodique des cas particuliers sont organisés entre le service de sécurité et les officiers de sécurité de chaque entité.

Le troisième levier, c’est la réglementation fixée par l’instruction générale interministérielle 1300 (IGI 1300) relative à la protection du secret de la défense nationale. Cette instruction de novembre 2011 impose une fréquence de réévaluation des habilitations qui varie entre cinq ans pour le très secret défense et dix ans pour le confidentiel défense. La DGSE est systématiquement plus exigeante. Les enquêtes sont donc réévaluées tous les cinq ans au maximum et nous réactivons l’initiative dès qu’un élément nouveau apparaît.

Le quatrième levier est une capacité d’enquête dédiée, dans une logique d’évaluation approfondie. Elle peut aboutir si nécessaire à un suivi spécifique.

Pour écarter un agent, le service a aussi plusieurs leviers. Premièrement, pour le cas des militaires, nous disposons de mesures de gestion dont la réintégration immédiate dans les forces armées. Dans ce cas, je le signale à la DRSD et à la DSGI.

Deuxièmement, des mesures administratives conservatoires, c’est-à-dire la suspension administrative pour quatre mois d’un agent, nous permettent de finaliser l’enquête de sécurité et de statuer sur les suites.

Troisièmement, les mesures statutaires de retrait de l’habilitation spéciale de sécurité, nous ont permis, depuis 2015, de retirer huit agents du service.

Concernant la radicalisation, tout cas de suspicion a vocation à faire l’objet d’une enquête interne de sécurité. Le service de sécurité de la DGSE a des moyens intégrés pour réaliser le suivi des agents qui présenteraient des signaux avérés de radicalisation et pour effectuer une levée de doute. Sur ces bases, nous constatons que ces cas sont très limités. Ils relèvent de signaux très faibles, combinés parfois à d’autres vulnérabilités telles que la consommation de stupéfiants – un problème que l’on retrouve dans toutes les structures nationales – ou des difficultés psychologiques.

Les vulnérabilités s’apprécient dans le cadre d’une approche globale. La radicalisation est prise en compte comme un risque sécurité au même titre que d’autres risques, tels que la pénétration, l’ingérence, la compromission ou toutes les difficultés personnelles, financières, conjugales qui peuvent avoir une incidence sur le comportement et la manière de servir.

Le service est organisé pour limiter, dès le recrutement, l’existence de vulnérabilité. Par exemple, certains de nos candidats sont diplômés d’une prestigieuse école de la République. Cependant, il est arrivé que la DGSE n’accorde pas d’habilitation à certains diplômés de cette école considérant que leur profil, leur histoire personnelle, leurs vulnérabilités, bien souvent subies, ne les rendaient pas adaptés à la DGSE.

Nous faisons en sorte de ne pas recruter des gens dont nous savons qu’ils pourraient ensuite présenter des éléments de vulnérabilité ou de non-adaptation à un environnement très spécifique. Dans ce cas, nous émettons un avis défavorable sur un individu et sur sa situation.

Autre exemple : en 2017, des ressortissants adeptes d’une pratique religieuse que nous avons considérée comme rigoriste et qui se sont présentés à des concours de catégorie B n’ont pas été recrutés. Nous évitons ainsi d’avoir ensuite des cas compliqués à gérer.

En matière de suivi, des cas préoccupants cumulés à d’autres vulnérabilités ont fait l’objet d’un suivi très spécifique. Cela nous a permis de les écarter de manière très souple : non-renouvellement de contrat, encouragement à la démission, reclassement. Ces cas sont peu nombreux mais ils peuvent exister.

Toute enquête d’habilitation ou pour suspicion de radicalisation fait l’objet d’une demande de vérification ou d’un signalement auprès de la DGSI et de la DRSD. Les candidats défavorablement connus de ces services ne seront pas recrutés.

Je crois pouvoir dire que la DGSE est très vigilante sur la gestion des risques liés aux vulnérabilités de ses personnels. Dans ce cadre, nous mettrons naturellement parfaitement en œuvre les décisions qui seront prises par le Premier ministre à la suite du rapport commandé à l’Inspection des services de renseignement. Un communiqué du Premier ministre du 21 janvier 2020 détaille ces mesures. Je n’en tire aucune gloriole, mais la plupart des décisions prises sont déjà appliquées au sein de la DGSE ou en cours de finalisation. L’enjeu est simple : il s’agit de suivre l’agent dans la durée après son recrutement et de l’écarter durablement du service si nous considérons qu’il existe un niveau de risque excessif.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le directeur général, un profil comme celui de Mickaël Harpon n’aurait donc pas pu entrer, puis rester dans vos services très longtemps.

M. Bernard Emié. Ce serait présomptueux de dire cela. Je pense qu’il est très important de mobiliser le management de proximité.

Si je devais transposer l’affaire Harpon à la DGSE, aurions-nous recruté ce candidat ? Je n’en suis pas certain mais je ne peux l’affirmer car nous devons tous respecter les quotas de personnel en situation de handicap.

Ensuite, si le management de proximité ne l’avait pas signalé, nous en serions-nous rendu compte ? J’ai insisté sur cette culture de la sécurité, cette culture du renseignement qui n’est pas suffisamment présente dans la société française, même au sein des élites. Dans un service de renseignement, nous devons être très vigilants et, si le management de proximité ne fait pas son travail, la hiérarchie peut difficilement le faire. Nos référents, les officiers de sécurité au sein de chaque département, service, direction et secteur de la DGSE sont très importants.

M. François Pupponi. Dans le cas Harpon, les responsables du service ont été informés qu’il s’était converti. Quelle est la procédure à la DGSE lorsque vous apprenez qu’un agent s’est converti ?

À la DGSE les choses sont faites avec beaucoup de sérieux, de rigueur et de compétence. Ne pensez-vous pas que vos processus devraient être appliqués à la DRPP ?

J’ai bien entendu vos propos relatifs aux téléphones portables et j’ai proposé au président qu’ils soient interdits au sein des commissions d’enquête à huis clos. Les élus que nous sommes n’ont aucune formation. Quand un député prend ses fonctions, personne ne lui explique les choses.

M. Bernard Emié. Chez nous, quand un agent se convertit et si nous le savons – en général, nous le savons – alors nous avons une attention particulière à son égard et nous relançons une enquête. Quand un agent se convertit, quelle que soit sa religion, il a une obligation de déclaration imposée par le statut. C’est un décret d’avril 2015 spécifique à notre service.

L’IGI 1300 impose une obligation de transparence aux agents qui bénéficient d’une habilitation au secret de la défense nationale. Cette obligation de l’IGI 1300 est aussi inscrite dans le statut des fonctionnaires de la DGSE. Le premier point de cette obligation de déclaration se traduit par un échange de l’agent avec son officier référent au sein du service enquêteur chargé de la délivrance des habitations. Chaque agent dispose d’un officier référent et une telle information déclenche un entretien de sécurité. Il permet d’aborder et de caractériser le rapport à la religion, la fréquence, le rite, les lieux de culte fréquentés et, au besoin, nous effectuons les vérifications complémentaires pour nous assurer que la pratique religieuse reste compatible avec les fonctions exercées au service. Si, au cours d’une telle enquête, nous découvrons que l’agent concerné fréquente une mosquée et le prêche d’un iman radicalisé, les faits ne vont pas jouer en sa faveur !

La DGSE a donc ses spécificités, c’est un service secret unique au sein du monde du renseignement. Il ne faut pas l’assimiler à la DGSI ou à la DRPP. La DGSE intervient à l’étranger et ses agents ne sont pas couverts par la protection du droit français. On est sur une autre planète !

Sommes-nous vertueux ? Nous sommes vigilants. Nos procédures sont satisfaisantes mais elles n’excluent pas de rencontrer un problème. Je pense en revanche que les méthodes sont solides. Elles peuvent toutefois toujours être améliorées.

Enfin, concernant l’éducation des élites, lorsque j’ai pris mes fonctions à l’été 2017, le nouveau Gouvernement a convié tous les députés, tous les sénateurs et tous les parlementaires européens à une session de sensibilisation aux questions de renseignement. De nombreuses personnalités du monde du renseignement, dont votre serviteur, ont tenté d’expliquer la situation.

Notre pays est fragile, notre pays est attaqué et nos élites sont menacées. Je pense, que le fait d’avoir son téléphone portable dans une réunion de cette nature représente un danger. Vous devriez, comme c’est maintenant le cas dans les ministères, laisser votre téléphone portable à l’extérieur des salles où se déroulent les réunions les plus importantes. Lorsque vous voyagez dans le cadre de vos fonctions parlementaires, je vous déconseille de laisser sans surveillance vos téléphones et ordinateurs portables ou votre tablette et de vous connecter en Wifi.

Nous sommes dans une société où les services de renseignement ont des capacités intrusives considérables. Nous devrions faire un effort dans le domaine de la culture du renseignement et, avec la DGSI, nous organisons des sessions de sensibilisation pour faire comprendre les choses et expliquer comment se défendre. Aujourd’hui, certains services de renseignement appartenant à une grande puissance étrangère utilisent Linkedin pour contacter des personnalités qui leur semblent intéressantes. Ces approches concernent des milliers de compatriotes. C’est un vrai sujet de sécurité nationale.

M. François Pupponi. J’ai fait partie d’une délégation parlementaire en Irak en juillet et nous n’avons pas été « briefés » avant de partir !

Monsieur Meyer Habib. Les agents de la DGSE dont l’habilitation a été retirée peuvent-ils exercer un recours ?

M. Bernard Emié. Nous sommes dans un état le droit et des recours peuvent être faits. Mais chez nous, les gens ne font pas de recours ! Il n’existe pas de possibilité de recours pour le recrutement, mais cela est possible pour le retrait d’habilitation spéciale de sécurité.

M. Meyer Habib. Je crois que d’autres départements gagneraient à s’inspirer des pratiques, des procédures et des protocoles de la DGSE.

Vous n’avez pas parlé des attaques cyber. J’ai appris que les Israéliens, qui sont plutôt bons dans ce domaine, ont récemment déjoué plus de cinquante attaques cyber. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Vous n’avez pas non plus parlé des Iraniens. Or, à Villepinte nous serions passés tout près d’un gros attentat.

M. Bernard Emié. Vous avez raison, il y a eu à Villepinte une tentative d’attentat déjoué par les coopérations internationales. Les commanditaires sont aujourd’hui en prison.

Le cyber représente aujourd’hui une dimension fondamentale de notre action défensive. Nous y travaillons avec la DGSI et avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Il existe des situations où nous sommes en grande vulnérabilité et nous avons développé des moyens significatifs pour nous défendre. Dans une commission, ici à l’Assemblée nationale, Florence Parly a précisé que nous avons aussi les moyens d’attaquer. La France est un pays qui a aujourd’hui des moyens significatifs mais la menace cyber pèse et il faut être très prudent.

La DGSE agit avec beaucoup de détermination sur les questions religieuses. En même temps, j’ai besoin d’avoir des linguistes. Un linguiste en farsi sera vraisemblablement d’origine iranienne. Un linguiste en arabe sera sans doute musulman. Nous avons retiré ces dernières années une HSS, où le prosélytisme pour une religion autre que l’Islam a constitué un facteur parmi d’autres.Toutes les religions peuvent avoir leur dangerosité.

M. Éric Diard. La semaine dernière, le Premier ministre a annoncé que seize personnes issues du renseignement avaient été écartées pour radicalisation depuis 2014. Ce serait, pour la plupart, des traducteurs. Autrefois, on agissait dans l’urgence, on recrutait d’abord le traducteur car on avait besoin de ses services puis, lorsque l’on engageait les démarches pour l’habilitation secret défense, on se rendait compte que l’on ne pouvait pas le garder. Ces seize agents écartés pour radicalisation étaient-ils en contrats intérimaires ou en contrat à durée déterminée ou s’agissait-il d’agents en poste ?

M. Bernard Emié. Je ne dispose pas des informations qui me permettraient de vous répondre. Ce que je peux vous dire, c’est que nous retardons le processus de recrutement jusqu’à ce que l’habilitation et les enquêtes soient finalisées. Cela pose d’ailleurs un problème avec les jeunes que nous recrutons : ils sont brillants et ne souhaitent pas attendre trois mois avant d’être recrutés. Ils préfèrent alors rejoindre Facebook, Google ou Thales. Ce que vous décrivez, monsieur le député, ne peut donc pas arriver à la DGSE, car je conduis le processus d’habilitation jusqu’au bout avant de décider du recrutement.

M. le président Éric Ciotti. L’homme auquel vous avez retiré l’habilitation faisait-il partie des seize personnes évoquées par le Premier ministre ?

M. Bernard Emié. C’est la seule personne que j’ai exclue depuis 2015 pour des motifs incluant, parmi d’autres facteurs, un prosélytisme religieux autre que l’Islam radical. Il ne fait pas partie des seize personnes évoquées par le Premier ministre.

M. le président Éric Ciotti. Comment faites-vous si vous avez une écoute à faire dans une langue très rare ? Vous recrutez une personne temporairement ?

M. Bernard Emié. Non, il faut à tout prix, que la personne ait l’habilitation.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie.

 


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Audition du jeudi 30 janvier 2020

À 11 heures : M. Jean-François Ferlet, directeur du renseignement militaire (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, je vous remercie de votre présence pour poursuivre les travaux de notre commission d’enquête, qui se réunit à l’accoutumée le mercredi avec il est vrai une assistance un peu plus nombreuse, mais nous accélérons le rythme de nos auditions afin d’effectuer un point d’étape la semaine prochaine.

Merci au général Jean-François Ferlet, directeur du renseignement militaire, d’avoir répondu à notre invitation. Au-delà du regard privilégié que nous avons voulu porter sur les événements qui ont frappé la préfecture de police le 3 octobre dernier, nous travaillons aussi, plus globalement, sur les problèmes liés à la détection et à la prévention de la radicalisation au sein des professions sensibles dont, bien entendu, celles qui sont au cœur des missions régaliennes, particulièrement, au sein des services de renseignement.

Nous avons donc souhaité vous entendre, mon général, pour que vous puissiez évoquer les procédures et les pratiques en vigueur chez vous ou celles d’autres services de renseignement susceptibles de les inspirer.

Cette audition est à huis clos. Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire – je vous remercie à ce propos pour le document que vous nous avez communiqué – mais, auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-François Ferlet prête serment.)

M. Jean-François Ferlet, directeur du renseignement militaire. Je vous remercie de me donner l’occasion de m’exprimer devant cette commission d’enquête constituée à la suite des événements tragiques qui nous ont particulièrement touchés, la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) faisant partie des services avec lesquels nous travaillons quotidiennement, notamment afin d’assurer le mieux possible la sécurité du territoire national, à laquelle concourent tous les services de renseignement.

Je vous ai en effet communiqué un document afin de vous présenter très rapidement la direction du renseignement militaire (DRM) et ses missions.

La DRM est donc le service de renseignement des armées qui travaille dans le renseignement d’intérêt militaire, sa mission comportant trois grands volets.

Tout d’abord, l’appui aux opérations : la DRM intervient lorsque des troupes sont déployées sur le terrain, avec ses moyens propres, en appui des opérations, dans le cadre d’un cycle très court et avec une « boucle renseignement » qui tourne assez vite.

Ensuite, une mission d’anticipation : il s’agit, dans un horizon de six à douze mois, d’éclairer de nos analyses les décisions qui pourraient être prises par les décideurs politiques, notamment, dans le cadre des différents conseils restreints hebdomadaires.

Enfin, la veille stratégique, qui consiste à garder un œil sur le monde entier mais, nos moyens n’étant pas illimités, en définissant des priorités. Il s’agit de ne pas être surpris par l’émergence d’États-Puissance – certains étant déjà connus – ou par de nouvelles menaces qui pourraient se profiler, pas forcément dans l’immédiat mais à un horizon un peu plus lointain.

L’enjeu, pour la DRM, est d’essayer de maintenir un certain équilibre entre les différentes missions qui lui sont confiées et les moyens qui lui sont alloués.

Hiérarchiquement, je suis directement subordonné au chef d’état-major des armées et je suis le conseiller en renseignement d’intérêt militaire de la ministre des armées.

Très schématiquement, comme vous pouvez le voir sur le document, l’organisation de la DRM repose sur trois piliers principaux.

Une sous-direction Recherche, globalement chargée de l’orientation des capteurs pour recueillir du renseignement, de l’information brute. Une sous-direction Exploitation, qui regroupe l’essentiel des analystes, lesquels exploiteront ces informations et les traduiront en renseignements plus élaborés. Enfin, une sous-direction Appui : comme tout organisme, nous avons besoin de financements, de ressources humaines, d’infrastructures ; cette sous-direction s’occupe également de la formation, avec le Centre de formation interarmées du renseignement de Strasbourg, qui est un creuset pour la formation de l’ensemble de nos agents.

Enfin, la troisième partie du document montre que la DRM n’agit pas seule. De plus en plus, nous échangeons avec des partenaires que l’on peut regrouper dans trois cercles principaux.

Tout d’abord, la fonction interarmées du renseignement : les capacités de renseignement des armées ne reposent pas sur la seule DRM, partie visible de l’iceberg chargée de synthétiser les renseignements recueillis. En effet, les armées utilisent elles-mêmes un certain nombre de moyens : la DRM compte ainsi à peu près 2 000 personnes, la fonction interarmées du renseignement 8 000.

Ensuite, la communauté nationale du renseignement, que vous connaissez bien, qui est organisée autour du coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, à l’Élysée. Les six services du premier cercle y sont représentés : pour le ministère des Armées, la DRM, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), Tracfin – Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins –, la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) ; pour le ministère de l’Intérieur, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Nous travaillons en étroite collaboration avec l’ensemble de ces services quotidiennement, notamment depuis les attentats de 2015.

Enfin, les partenariats : nous entretenons des relations suivies et régulières avec un certain nombre de pays et leurs services de renseignement. Nous échangeons ainsi des renseignements, à différents niveaux, sous forme de données brutes – par exemple, des images –, de notes ou, sur des sujets particuliers, à travers des réunions d’experts. Chaque fois, ces échanges de données qui, la plupart du temps, sont classifiées, sont encadrés par des arrangements techniques ou des accords généraux de sécurité.

La DRM compte environ deux tiers de militaires et un tiers de civils, qui ont en l’occurrence différents statuts : fonctionnaires, ouvriers d’État, agents contractuels… Compte tenu de la sensibilité des informations que nous manipulons, la règle est que la totalité des personnels est habilitée secret défense. Je suis quant à moi l’autorité d’habilitation, par délégation de pouvoir de la ministre – c’est donc moi qui prends la décision d’habiliter ou non – mais je ne suis pas « service enquêteur » : ce n’est pas moi qui crible mes personnels mais la DRSD, laquelle relève aussi du ministère des Armées ; elle me transmet ensuite un avis de sécurité dont la durée de validité dépend du niveau de classification demandée – chez moi, elle est de sept ans puisqu’il s’agit du secret défense. C’est bien évidemment sur cet avis que je me fonde pour prendre la décision, étant entendu qu’un personnel qui n’est pas habilité ou qui perdrait son habilitation serait de fait exclu de la DRM et renvoyé dans les armées s’il s’agit d’un personnel militaire ou remis à la disposition de la direction des ressources humaines du ministère des Armées, voire, licencié s’il s’agit d’un personnel civil et en fonction des contrats.

Un ensemble de règles régit ces processus, dont l’instruction générale interministérielle n°1300 (IGI 1300), qui est d’ailleurs en pleine refonte, ce qui entraînera bientôt un certain nombre de modifications. Les règles d’habilitation ne seront toutefois pas fondamentalement changées pour nous : aujourd’hui, l’habilitation confidentiel défense est valable dix ans, l’habilitation secret défense, sept ans. Le turn-over au sein de la DRM, les mutations, les allers-retours de mes personnels entre elle et les armées expliquent que, finalement, nous re-criblons ces derniers à un rythme plus fréquent puisqu’un agent déjà habilité au secret défense qui serait muté à la DRM ferait l’objet d’un nouveau criblage en y arrivant. Le temps entre deux vérifications des données transmises par les personnels est donc mécaniquement plus réduit chez nous, où les gens ont tendance à bouger un peu plus régulièrement.

Qu’en est-il de leur vulnérabilité, comme nous disons chez nous ? Cette commission d’enquête, évidemment, vise plus particulièrement les vulnérabilités liées au phénomène de la radicalisation mais, chez nous, ce n’est pas la principale. Depuis toujours, j’allais dire, historiquement, l’enjeu est plutôt celui de la protection de nos bases de données, qui sont sensibles. Nous sommes donc plus préoccupés par la fuite d’informations vers nos adversaires potentiels que par la radicalisation, phénomène nouveau mais qui comporte des risques. Quoi qu’il en soit, ces dernières années, tous les exemples que j’ai en tête concernent essentiellement des risques de fuites d’informations classifiées vers des pays étrangers et non des phénomènes de radicalisation, même si certains cas sont attestés dans les archives. Entre 2010 et 2017, nous avons ainsi été confrontés à trois cas de radicalisation qui ont entraîné des retraits d’habilitation et, bien évidemment, une exclusion du service.

Je suis prêt à répondre à vos questions en la matière, sur notre organisation ou sur ce que nous avons fait depuis les événements tragiques qui ont eu lieu à la DRPP. Suite à ces derniers, nous avons bien sûr répondu à l’Inspection des services de renseignement dans le cadre de l’audit qu’elle a mené sur la manière dont les différents services gèrent ces situations. Cela a donné lieu à un rapport et, très récemment, le directeur de cabinet du Premier ministre a donné des directives afin que nous en appliquions les recommandations formulées.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, mon général.

Peut-être mes questions vous paraîtront-elles un peu naïves mais quelle est l’articulation entre la DGSE et la DRM ? Comment les interventions – qui, j’imagine, se recoupent parfois – sont-elles réparties ? Recourez-vous beaucoup plus à des moyens techniques ou aux ressources humaines, dans le cadre de la sous-direction que vous avez évoquée ? Quelles sont les passerelles, les liens entre les missions ?

M. Jean-François Ferlet. C’est en effet avec la DGSE que les recoupements pourraient être les plus évidents puisque nous travaillons essentiellement hors du territoire. Néanmoins, la DRM fait du renseignement d’intérêt militaire : tel est le bornage de sa mission. Il est aussi vrai que, dans le cadre de ses actions de recherche, la DGSE peut recueillir des renseignements qui peuvent nous intéresser, et inversement.

Puisque vous évoquez les techniques de renseignement, on distingue quatre grands domaines : le renseignement d’origine humaine, le renseignement d’origine électromagnétique – ce qui relève de l’interception, quels que soient les médias utilisés –, le renseignement à partir d’images et, nouveau venu, le renseignement d’origine cyber – tout ce que l’on peut trouver à partir du cyberespace, avec des outils évidemment plus pointus que les moteurs de recherche que nous connaissons tous.

La DRM et la DGSE, sans exclusive, utilisent un certain nombre de techniques recouvrant l’ensemble de ces quatre domaines. Ce sont autant de moyens pour parvenir à des fins qui, parfois, diffèrent, même si les techniques ou les modes opératoires peuvent donc être identiques.

Une grande coordination est nécessaire entre les deux services. Lorsque nous sommes amenés à traiter des sources humaines de renseignement, une déconfliction s’impose avec la DGSE pour nous assurer que nous ne traitons pas les mêmes sources ou que nous ne nous faisons pas manipuler par une source. Pour ce faire, je dispose du CI3RH, le Centre interarmées de recherche et de recueil du renseignement humain, qui centralise toutes les sources traitées par mes services sur le terrain et qui, par exemple, coordonne la déconfliction de la gestion de ces sources avec la DGSE.

Nous avons désigné un leader pour tous ces domaines. S’agissant des écoutes des communications, c’est la DGSE : tout ce que nous faisons lui sera rapporté à des fins de déconfliction et de coordination. S’agissant de l’image, c’est la DRM qui est « senior IMINT » – Imagery Intelligence -, qui est leader.

M. le président Éric Ciotti. Tout ce qui relève des drones, des satellites…

M. Jean-François Ferlet. En effet, tout ce qui relève de l’image, à partir de moyens en général exceptionnels qui, bien évidemment, ne sont pas la propriété de la DRM, même si c’est elle qui les utilise en priorité. Si la DGSE a besoin d’images satellitaires, elle en fait la demande et j’y réponds en l’intégrant aux programmations des satellites.

C’est lorsque nous avons des troupes déployées sur le terrain, où se trouvent aussi des agents de la DGSE, que les recouvrements potentiels sont les plus importants. Au Sahel, par exemple, cela implique que la coordination soit plus fine. En général, elle fait l’objet de ce que nous appelons des réunions de coordination avec les services de renseignement, la DGSE, etc. Nous nous réunissons ainsi régulièrement pour faire le point sur notre action de manière à tendre, au-delà de la déconfliction, à la coordination de nos actions. Il s’agit d’unir nos efforts en vue de cet objectif commun qu’est la résolution des problèmes au Sahel.

M. le président Éric Ciotti. Quid des opérations spéciales ? Disposez-vous d’un service Action ?

M. Jean-François Ferlet. Il faut bien distinguer ce qui relève des services de renseignement et ce qui relève des moyens d’action.

La DGSE dispose d’un service Action, qui se consacre plutôt à des opérations clandestines, ce que nous ne faisons pas. Je sais bien que les forces spéciales jouissent d’une aura particulière mais ces dernières ne sont que des forces conventionnelles utilisant des modes d’action dits spéciaux, parce qu’ils reposent sur des savoir-faire particuliers. Somme toute, ce ne sont que des actions conventionnelles.

M. le président Éric Ciotti. S’agissant de l’habilitation, vos propos rejoignent ceux que nous a tenus hier le DGSE ou ce que nous a dit le DGSI. Il s’agit d’un outil permettant de préparer une éventuelle intégration au sein de vos services et son retrait vaut exclusion immédiate, ce qui n’est pas forcément le cas à la DRPP ou dans les services de police, dont l’exigence de sécurité et le nombre de personnels diffèrent.

Comment la DRSD intervient-elle dans les enquêtes d’habilitation ? Quel est le processus ? Comment les enquêtes préalables aux recrutements, et à la délivrance de l’habilitation, sont-elles effectuées ? Cette dernière est-elle préalable à l’intégration ou la suit-elle ? L’Inspection des services de renseignement a notamment pointé le fait que, dans certains services, notamment dans ceux qui ne sont pas dans le premier cercle, le recrutement est préalable à l’habilitation, ce qui peut créer des difficultés. Comment cela se passe-t-il chez vous ?

M. Jean-François Ferlet. Comme je vous l’ai dit, tous nos personnels sont habilités : l’habilitation est donc un préalable.

Il existe deux cas de figure.

Dans le premier, un primo-accédant à l’habilitation répond à un questionnaire – c’est donc déclaratoire – la « 94 alpha », beau formulaire très complet transmis à la DRSD qui, à partir de ce document, criblera l’individu, ce qui signifie qu’avec les moyens dont elle dispose, elle essaiera d’aller un peu plus loin en vérifiant un certain nombre d’informations. Ensuite, elle délivrera un avis de sécurité.

Trois grands types d’avis sont émis.

Première possibilité : un avis sans objection, quand rien ne permet de penser que le sujet présente une vulnérabilité particulière. En général, dans ce cas, je signe dans la foulée. J’ajoute qu’une commission d’habilitation se réunit une fois les certificats de sécurité délivrés et que c’est moi qui suis responsable des habilitations -– par délégation de pouvoir de la ministre, comme je vous l’ai dit tout à l’heure.

Autre possibilité : l’avis est restrictif ou défavorable mais ce n’est pas forcément rédhibitoire : encore une fois, ce n’est qu’un avis. L’habilitation demeure quant à elle de ma responsabilité.

Je reçois pas mal d’avis restrictifs. Je peux vous donner un exemple précis. Quasiment tous mes analystes travaillant sur un pays particulier en parlent la langue et, en général, ces gens-là, dont le profil est plutôt « Sciences Po » et INALCO – Institut national des langues et civilisations orientales – ont été amenés durant leurs études à séjourner un an dans le pays en question. Pour la DRSD, cela constitue un facteur de vulnérabilité : elle considère en effet qu’ils ont pu être approchés ou recrutés par un service de renseignement. Encore une fois, cela ne repose pas sur des faits avérés mais un séjour d’une année, par exemple en Chine, suffit à rendre l’individu non pas suspect – ce serait beaucoup dire – mais susceptible d’être vulnérable. Dans ce cas, l’avis est automatiquement restrictif.

Il convient donc de faire preuve d’un peu de bon sens et de jugement, sinon, la DRM ne recruterait plus personne ! La commission se réunit alors avec la DRSD, laquelle peut nous apporter des éléments complémentaires à cette occasion et, à l’issue de cette réunion, je peux prendre la décision, en mon âme et conscience, d’habiliter l’intéressé soit sans restriction si je considère qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure, soit, si j’ai un doute, de lui délivrer une habilitation secret défense pour un an, n’étant pas obligé de la délivrer pour sept ans. Je donne alors des directives à mes officiers de sécurité pour sensibiliser le personnel concerné. Au bout d’un an, je peux donc revenir sur cette habilitation, refaire une enquête et garder un œil sur cette personne considérée comme un peu plus vulnérable que je suivrai ainsi plus spécifiquement.

Encore une fois, c’est in fine moi qui décide, à partir de l’avis motivé de la DRSD, et je peux me montrer plus restrictif dans la délivrance de l’habilitation. Compte tenu des éléments fournis par la DRSD, je peux évidemment la refuser. Dans ce cas, le candidat n’intègre pas la DRM.

M. le président Éric Ciotti. Sans entrer forcément dans les détails, pouvez-vous nous dire un mot des trois cas de retrait d’habilitation que vous avez connus ?

M. Jean-François Ferlet. Il s’agissait de cas de radicalisation avérée – qui, comme je vous l’ai précédemment dit, constituent des exceptions : la plupart des retraits d’habilitation sont dus non pas à la radicalisation, mais à ce qui est perçu comme la vulnérabilité excessive d’un agent vis-à-vis de services de renseignement étrangers.

M. le président Éric Ciotti. Ces trois cas figurent-ils parmi les seize évoqués dans le communiqué fait par le Premier ministre à la suite de l’Inspection des services de renseignement ?

M. Jean-François Ferlet. J’imagine que oui, puisque nous les avons signalés.

Je vais vous donner un exemple beaucoup plus courant de retrait d’habilitation : un agent qui fait le choix de se marier avec une Chinoise ne pourra pas rester chez nous – mais tous nos agents sont prévenus à l’avance, et libres d’assumer leurs choix.

M. le président Éric Ciotti. Toute conversion religieuse, notamment à l’islam, entraîne-t-elle un retrait d’habilitation ? 

M. Jean-François Ferlet. Non, ce n’est pas systématique, et quand il s’agit de détecter les signaux faibles, nous touchons aux limites du système : il n’est pas toujours évident de déterminer où se situe la ligne rouge entre la pratique « normale » de la religion, qui est acceptable, et une pratique excessive pouvant constituer un signe de radicalisation et entraînant des risques ou des vulnérabilités avérés.

Nous avons cependant un dispositif qui nous permet de détecter les signaux faibles, et je peux vous donner un exemple de son fonctionnement. En juin 2019, donc un peu avant l’attaque de la préfecture de police, l’une de mes agentes de confession musulmane, travaillant dans un service assez sensible intégré au centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), a fait une demande visant à l’installation d’une salle de prière au sein même du centre, ce qui était un peu surprenant. Je précise que, si on ne construit pas une mosquée dans chaque régiment et chaque base aérienne, les règles en usage dans les armées prévoient cependant que tout agent puisse se rendre dans ce qu’on appelle un lieu de culte œcuménique, c’est-à-dire une sorte de salle de prière où chacun peut aller se recueillir au calme et pratiquer le culte de son choix, sereinement mais sans prosélytisme.

Tant que les limites définies sont respectées, l’exercice d’un culte, notamment celui de la religion musulmane, est toléré sur les lieux de travail. En revanche, tout comportement paraissant anormal fait systématiquement l’objet d’un rapport à la DRSD. Je rappelle en effet que je ne suis pas chargé d’enquêter moi-même, mais simplement de détecter et de faire remonter les cas qui semblent poser problème. C’est la DRSD qui, au vu des éléments qui lui sont communiqués, jugera s’il est nécessaire ou non de creuser davantage, notamment en examinant l’environnement numérique de la personne concernée, souvent riche d’informations complémentaires sur le degré de radicalisation, ne serait-ce qu’en révélant les sites consultés.

M. le président Éric Ciotti. Une conversion fait-elle systématiquement l’objet d’un signalement à la DRSD ?

M. Jean-François Ferlet. Une conversion simple constitue un signal faible, qui ne devient significatif que s’il est associé à d’autres signaux. Étant confrontés quotidiennement aux phénomènes de radicalisation et de djihadisme sur le terrain, nous n’avons pas attendu l’attaque de la DRPP pour organiser très régulièrement des séances de sensibilisation, animées par nos officiers de sécurité. Nous avions organisé un grand séminaire au début de l’été 2019, sur les phénomènes liés à ce que nous appelons le risque blue on blue, c’est-à-dire sur les attaques pouvant venir de l’intérieur – en référence à la couleur d’un uniforme –, comme cela a été le cas quelques mois plus tard à la DRPP. Il avait notamment été question des signaux faibles constitués par des changements dans le comportement ou la personnalité de l’un de nos agents, susceptible de représenter une menace interne potentielle.

Je suis chargé de la protection des agents et des données classifiées mais, dans l’exercice de cette responsabilité, je m’appuie à la DRM sur un officier de sécurité qui se trouve en relation permanente avec la DRSD, ainsi que sur un officier de sécurité des systèmes d’information, plus particulièrement chargé de la veille sur les réseaux. Ces officiers sont eux-mêmes chargés d’animer tout un réseau de correspondants placés dans les sous-directions que j’ai évoquées au début de mon intervention, ainsi que dans toutes les unités. Ces correspondants sont les contacts privilégiés du commandement de proximité, dont ils peuvent être les conseillers lorsque survient un problème, mais ils ont également pour mission de faire remonter les informations liées à la sécurité.

M. le président Éric Ciotti. C’est par ce moyen que remonte l’information ?

M. Jean-François Ferlet. C’est l’un des moyens permettant de faire remonter l’information par la chaîne fonctionnelle de sécurité, mais pas le seul. Le premier moyen de faire remonter l’information au sein des armées, c’est le compte rendu fait à la chaîne hiérarchique, un comportement culturellement ancré chez nos militaires : rendre compte à leur chef, c’est l’une des premières choses qu’ils apprennent – et c’est un réflexe que nous nous efforçons également d’inculquer aux personnels civils.

Le compte rendu est un moyen de détection supplémentaire entre deux criblages d’habilitation. Pour ma part, je compte beaucoup sur la connaissance que le commandement de proximité peut avoir avec ses hommes pour faire remonter les éléments qui semblent sortir de l’ordinaire. Qui d’autre que celui qui côtoie un voisin de bureau tous les jours peut faire remonter des signaux pouvant témoigner d’une radicalisation ?

Mme Constance Le Grip. Général, je vous remercie pour la netteté et la précision de vos informations. Vous avez devancé plusieurs de mes questions, mais je souhaite cependant vous demander, au sujet de ce que vous appelez la culture du compte rendu et de la remontée d’informations tout au long de la chaîne hiérarchique, si ces comptes rendus obéissent à un certain formalisme, voire à une procédure écrite, ou s’il peut s’agir d’une simple transmission orale ?

Par ailleurs, vous avez évoqué les nouvelles directives émanant du directeur de cabinet du Premier ministre. Pouvez-vous nous préciser ce que cela va changer concrètement dans les dispositifs mis en œuvre par la DRM pour détecter et traiter les signaux faibles ?

M. Jean-François Ferlet. Le premier compte rendu est généralement oral : aller voir son chef pour lui signaler quelque chose d’inhabituel, c’est la procédure la plus rapide et la moins contraignante. En revanche, nous tenons à formaliser le signalement par écrit dès lors que l’importance des faits rapportés semble le justifier. Ainsi, tout compte rendu nous paraissant suffisamment important pour devoir être signalé à la DRSD fait l’objet d’une procédure écrite, que ce soit par mail ou par une communication écrite. Cela permet de conserver une trace des échanges, ne serait-ce que pour se prémunir d’éventuels contentieux ultérieurs.

Comme chacun le sait, la frontière entre un signal faible et un signal net de radicalisation est parfois un peu floue, et on ne peut jamais exclure qu’un agent décide de faire un recours contre un retrait d’habilitation, auquel cas nous devons être en mesure de justifier des éléments nous ayant conduits à procéder à ce retrait : pour cela, nous nous appuyons sur tous les éléments écrits ayant été produits à l’occasion de la remontée d’information, y compris ceux relatifs aux échanges avec la DRSD, aux compléments d’enquête effectués par celle-ci, ainsi qu’à la révision de certificat de sécurité qu’elle peut nous adresser, ce qui nous conduit le cas échéant à remettre en cause l’habilitation du personnel concerné.

Pour ce qui est de votre seconde question, portant sur les nouvelles recommandations émanant du cabinet du Premier ministre, je commencerai par dire qu’il ne s’agit plus de recommandations, mais de directives, et que celles-ci ne changeront finalement pas grand-chose, car nous étions déjà dotés d’un système assez vertueux. Évidemment, dans ce domaine comme dans d’autres, on peut toujours mieux faire … tout dépend du temps et des moyens financiers et humains que l’on peut y consacrer !

Je le répète, je ne suis pas le service enquêteur, or la plupart des directives portent plutôt sur la manière dont sont faites les enquêtes et les criblages : elles s’adressent donc essentiellement à la DRSD. Nous travaillons par conséquent avec la DRSD afin de déterminer jusqu’où on peut aller – dans la limite des moyens dont dispose la direction pour remplir ses missions –, et en veillant à ne pas gripper le système en allongeant inconsidérément les délais d’habilitation qui, s’ils étaient trop longs, deviendraient rédhibitoires en matière d’embauche.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer, j’ai un peu de mal à recruter certains profils très recherchés par le renseignement, mais aussi par le secteur privé. Si je dois procéder à un criblage d’un an avant d’embaucher à la DRM, je ne peux plus embaucher personne ! Il y a, en la matière, un juste milieu à trouver entre l’exigence de sécurité et les impératifs habituels du recrutement, liés aux lois du marché. À la suite du rapport de l’inspection et des directives, nous avons beaucoup discuté de ce point avec la DRSD.

Le principal changement dans les procédures que j’applique va consister en la mise en œuvre d’une mesure à laquelle recourent déjà certains services, notamment la DGSE et la DRSD, à savoir un entretien systématique avec un psychologue avant le recrutement. Jusqu’à présent, je n’avais recours à cette mesure que de façon ponctuelle, dans des domaines particulièrement sensibles. Lorsque la recommandation a été faite, je me suis tout de suite demandé quel serait le flux de personnels concerné par cette mesure. Les militaires restent deux ou trois ans à la DRM avant de réintégrer leur unité d’origine et, si les fonctionnaires civils sont plus stables, nous employons aussi des agents sous contrat, ainsi que des stagiaires, qui représentent un flux important chaque année – je précise que les stagiaires doivent eux aussi être habilités secret défense, donc faire l’objet d’un criblage.

Mme Constance Le Grip. De quels horizons vos stagiaires proviennent-ils ?

M. Jean-François Ferlet. Ce sont en général des étudiants qui effectuent un stage de fin d’études, ou dans le courant de leur cursus. Les stagiaires analystes ont essentiellement un profil Sciences Po, mais j’ai également des stagiaires spécialistes du big data, par exemple. Il faut qu’ils aient posé leur candidature suffisamment à l’avance pour que j’aie le temps de les faire cribler par la DRSD et de les habiliter avant le début de leur stage – étant précisé qu’il est exclu qu’ils commencent ce stage avant d’avoir été criblés.

Si, en plus des mesures qui étaient mises en œuvre jusqu’à présent, je dois prévoir un entretien avec un psychologue, cela ne fait que rendre les choses plus difficiles, mais tout est possible. Une étude sur la faisabilité et le coût de cette mesure est en cours, et ses conclusions me seront prochainement communiquées. Le service de santé des armées m’a fait savoir que ses psychologues, déjà bien occupés à assurer le suivi des soldats qui reviennent des théâtres d’opérations avec un stress post-traumatique, ne seraient pas en mesure d’absorber le flux que pourrait engendrer un examen obligatoire des personnels de la DRM. Il va donc probablement falloir que j’externalise cette fonction, ce qui aura un coût, ou que j’embauche mes propres psychologues, à l’instar de la DGSE. Le problème de cette dernière solution, c’est que le fait de recruter des psychologues aurait pour conséquence de consommer des équivalents temps plein (ETP). Or, j’ai actuellement juste assez d’ETP pour remplir mes missions, et je ne souhaite pas devoir choisir entre huit psychologues et huit autres personnels qui me seraient bien utiles ailleurs.

Je le répète, il y a un équilibre à trouver entre la nécessité de cribler nos personnels pour savoir à qui on a affaire, afin de prévenir le risque, et les impératifs liés aux coûts financiers et humains, ainsi qu’au temps passé sur ces dossiers. Nous allons bien devoir mettre en œuvre le contenu des directives, mais il faut avoir conscience du coût que cela va avoir.

M. Florent Boudié, rapporteur. En ce qui concerne le sujet très délicat de la conversion à l’islam, j’ai le sentiment que les services de renseignement n’ont pas tous la même doctrine. Ainsi, pour la DGSE, toute conversion, assimilée à un changement dans le comportement et la situation d’une personne, implique systématiquement une vigilance accrue et la mise en œuvre de mesures de contrôle – il y a clairement une culture de la vigilance par rapport aux changements de nature religieuse.

J’ai peut-être mal compris, mais j’ai le sentiment que la conversion à l’islam ne donne pas lieu à une réaction aussi systématique au sein de la DRM. Qu’en est-il exactement ?

M. Jean-François Ferlet. Ce que j’ai dit tout à l’heure, c’est qu’une conversion ne devait pas forcément se traduire par un retrait d’habilitation. En revanche, c’est un signal faible qui sera systématiquement signalé à la DRSD, laquelle effectuera un complément d’enquête.

M. le président Éric Ciotti. C’est systématique ?

M. Jean-François Ferlet. Oui, mais cela ne peut se faire qu’à condition que l’intéressé le déclare. En revanche, s’il ne le fait pas et que nous découvrons sa conversion par nous-mêmes, par exemple en raison d’un changement de comportement, nous considérerons qu’il nous a menti, ce qui est rédhibitoire.

M. le président Éric Ciotti. Il aura contrevenu à l’obligation de transparence ?

M. Jean-François Ferlet. Exactement, et pour nous cela équivaut à une perte de confiance, qui entraîne forcément un retrait d’habilitation.

M. le président Éric Ciotti. Un agent a l’obligation de déclarer sa conversion ?

M. Jean-François Ferlet. Non, un agent n’y est pas tenu. Mais le fait de masquer sciemment sa conversion constituerait un signal faible si la DRM l’apprenait par un autre canal.

M. Florent Boudié, rapporteur. Cette obligation résulte-t-elle d’obligations statutaires particulières, comme c’est le cas à la DGSE, ou ressort-elle simplement de l’instruction générale interministérielle n° 1300 (IGI 1300) ?

M. Jean-François Ferlet. Il n’existe pas de dispositions statutaires spécifiques à la DRM : c’est donc bien l’IGI 1300 qui s’applique. Je précise que l’habilitation secret défense nous permet de nous montrer relativement intrusifs : les renseignements demandés vont beaucoup plus loin que pour une habilitation confidentiel défense.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez évoqué tout à l’heure la mobilité de vos personnels, qu’il s’agisse des stagiaires, mais aussi des militaires. Pensez-vous que, dans un service de renseignement comme le vôtre, cette mobilité devrait être moindre, afin de réduire les vulnérabilités potentielles ou les fuites d’informations ?

Par ailleurs, nous avons bien compris que tous vos personnels faisaient l’objet d’un criblage amont, mais qu’en est-il quand un personnel contractuel ou stagiaire quitte la DRM : fait-il l’objet d’un suivi particulier, et le cas échéant qui assure ce suivi ?

M. Jean-François Ferlet. La DRM a besoin de la mobilité que j’ai évoquée. Comme je vous l’ai dit, nous employons environ deux tiers de militaires pour un tiers de civils, et la mobilité tous les deux ou trois ans ne concerne que les militaires. Les militaires effectuent généralement des allers-retours entre le vivier constitué par les 8 000 personnels de la fonction interarmées du renseignement, donc leurs armées respectives, et la DRM. Ces personnels effectuant le même métier, avec le même niveau d’habilitation, on ne considère pas qu’ils viennent de l’extérieur. Au demeurant, nous sommes très attachés à la mobilité, car nous voulons éviter que ne s’instaure une sorte de hiérarchie entre les gens du haut – ceux de la DRM – et ceux du tactique : dans les métiers du renseignement, il est très important de maintenir un brassage. Il y a des exceptions, bien sûr – moi-même, je ne suis pas issu du renseignement : j’étais pilote de chasse. Cela dit, tout le monde fait l’objet d’un criblage.

Pour ce qui est des civils, le turn-over est bien moindre. Les personnels qui tournent le plus sont les agents sous contrat, qui restent en général le temps d’effectuer au moins deux CDD, c’est-à-dire deux fois trois ans. Je précise que la plupart de ces gens-là sont recrutés parmi nos stagiaires, que nous embauchons en grand nombre. Cela nous permet de les tester durant cinq ou six mois, et de repérer parmi eux les futurs agents sous contrat que nous souhaitons recruter.

Les personnels qui quittent la DRM et n’ont pas vocation à y revenir signent en partant une reconnaissance de responsabilité par laquelle ils s’engagent à ne pas divulguer les informations qu’ils connaissent : c’est une formalité qui ne diffère pas de celle s’appliquant à tout agent partant avec des informations confidentielles. Je ne sais pas si la DRSD effectue un suivi des agents habilités secret défense qui quittent le service mais, pour notre part, nous n’effectuons pas un tel suivi. Il serait aussi regrettable de découvrir des fuites ayant pour origine un personnel de chez moi que des fuites d’informations DRM par un ancien de la DRM. Pour avoir des informations sur les éventuelles mesures de suivi des personnels ayant quitté le service, je vous suggère plutôt de vous adresser à la DRSD, car je ne suis pas le service enquêteur.

M. le président Éric Ciotti. Mon général, nous vous remercions.

 


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Audition du jeudi 30 janvier 2020

À 12 heures : M. Christophe Mirmand, secrétaire général du ministère de l’Intérieur (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Chers collègues, nous poursuivons nos auditions en accueillant M. Christophe Mirmand, secrétaire général du ministère de l’Intérieur, accompagné de Mme Laurence Gola de Monchy, sous-directrice de la protection.

Monsieur le préfet, Madame la sous-directrice, nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation malgré un agenda chargé, pour répondre à des questions que nous vous avons adressées par écrit, et que nous allons compléter lors de cette audition.

Comme vous le savez, notre commission d’enquête a été créée après l’attentat tragique qui a frappé la préfecture de police le 3 octobre dernier. Nous avons naturellement travaillé sur les faits eux-mêmes et leur auteur, sur l’environnement de la préfecture de police, mais aussi sur les procédures, notamment celles qui visent à détecter la radicalisation au sein de la préfecture de police. Nous serons d’ailleurs amenés à faire la semaine prochaine, avec M. le rapporteur, un point d’étape sur le déroulement des faits et le parcours de l’auteur, à l’extérieur comme à l’intérieur de la préfecture de police. Jusqu’à la fin des travaux de notre commission d’enquête, prévue à la mi-avril, nous allons aussi étudier tout ce qui concerne les professions sensibles au sein des services régaliens de l’État, à savoir celles qui sont susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale. C’est dans ce cadre que nous souhaitions vous entendre.

Je vous précise que cette audition se déroule à huis clos. Avant de vous céder la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires prévoit que les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le secrétaire général, madame la sous-directrice, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Christophe Mirmand et Mme Laurence Gola de Monchy prêtent successivement serment.)

M. Christophe Mirmand, secrétaire général du ministère de l’Intérieur. Je tiens naturellement à vous remercier de m’auditionner ce matin dans le cadre de votre commission d’enquête. Comme vous l’avez indiqué, je suis accompagné de Mme Laurence Gola de Monchy, adjointe au directeur, cheffe du service du haut fonctionnaire de défense.

Le secrétaire général du ministère de l’Intérieur n’est pas directement impliqué dans la gestion opérationnelle des événements qui sont survenus le 3 octobre dernier. Toutefois, compte tenu de mes responsabilités, il me revient à moi aussi de tirer les conséquences de cet attentat.

D’abord, en tant que haut fonctionnaire de défense, je dois m’assurer de la cohérence de la mise en œuvre de l’instruction générale interministérielle no 1300 (IGI 1300), en particulier de l’actualisation des demandes d’habilitation des agents du ministère travaillant dans les différents services, même si la maîtrise d’œuvre de ces procédures est assurée par les services spécialisés.

Ensuite, j’assure la responsabilité du pilotage de deux réseaux territoriaux : celui des préfectures et des sous-préfectures, mais également, depuis le 1er janvier dernier, des directions départementales interministérielles de l’État et des secrétariats généraux pour l’administration régionale. À ce titre, je dois veiller à la déclinaison, dans ces administrations, des orientations prévues par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP). Cela m’amène, en matière de détection et de prévention des phénomènes de radicalisation, à m’assurer que les garanties de sécurité dans le processus d’affectation dans les services sensibles sont renforcées. Cette démarche débouchera vraisemblablement, à terme, sur un élargissement des catégories d’agents qui sont soumis à des « criblages », pour reprendre le mot habituellement utilisé – ou à des « enquêtes administratives », selon les termes des articles L. 114-1 et R. 114-2 du code de la sécurité intérieure. Je dois également être attentif à une formalisation plus rigoureuse encore des procédures de signalement interne, de même qu’à la mobilisation de dispositifs de sécurité passive plus performants pour renforcer la gestion du risque en interne dans ces différentes structures administratives et limiter les actes malveillants.

Enfin, au titre des fonctions de gestion transversale dont j’assume la charge au ministère de l’Intérieur – car je suis responsable non seulement des ressources humaines, mais aussi de la gouvernance des systèmes d’information et de communication –, je dois aussi tirer les conséquences des événements du 3 octobre dernier s’agissant du renforcement du contrôle des accès au système d’information du ministère. Il s’agit là, naturellement, d’une préoccupation qui est exprimée très fortement par les services considérés comme « sensibles » – aux termes de l’arrêté du 30 novembre 2011 –, mais aussi, plus largement, par tous les fonctionnaires de la police nationale. À ce titre, il faut à la fois garantir l’intégrité des informations figurant dans ces systèmes d’information et, bien évidemment, veiller aux conditions d’accès.

Tels sont, monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, les quelques aspects que je souhaitais évoquer en guise de propos liminaires, avant d’aborder de façon plus précise, si vous le souhaitez, les questions que vous m’avez transmises.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le préfet, vous nous avez parlé d’une actualisation, à tout le moins d’une mise en œuvre plus précise de l’IGI 1300. Qu’entendez-vous par là ? Quelles dispositions ont été prises après le 3 octobre ? Quels étaient les défauts ou les failles ?

M. Christophe Mirmand. D’abord, il s’agit de veiller à ce que l’intégralité des procédures d’habilitation soient mises en œuvre, quel qu’en soit le niveau, pour l’ensemble des personnels du ministère de l’Intérieur qui y sont assujettis, ce qui suppose la vérification du catalogue des emplois correspondants. Cela concerne ensuite le travail qui est assuré par le service du haut fonctionnaire de défense avec les officiers de sécurité dans les différents services et directions du ministère de l’Intérieur, pour « animer » la relation et vérifier la bonne prise en compte des orientations de l’IGI 1300. Un autre élément me semble important : il s’agit, comme je le disais, des procédures qui doivent accompagner l’accès aux systèmes d’information. Nous avons, en particulier, étudié la situation du système de gestion des ressources humaines du ministère de l’Intérieur, qui s’appelle Dialogue 2, pour faire en sorte que l’accès aux informations nominatives des agents soit limité aux personnes ayant besoin d’en connaître. Les gestionnaires du système devraient également être soumis à enquête administrative. Par ailleurs, les informations feront l’objet d’un accès différencié en fonction de la nature des tâches devant être réalisées par les gestionnaires. Enfin, nous nous assurons de l’intégrité des systèmes d’information, car il faut éviter qu’ils puissent être détournés. Un certain nombre d’autres responsabilités incombent par nature au haut fonctionnaire de défense et à ses services, notamment le rappel des bonnes pratiques dans les services. Plus largement, je le répète, nous nous assurons que les principes de l’instruction générale interministérielle sont mis en œuvre de manière efficace.

M. le président Éric Ciotti. Je voudrais à présent vous interroger plus spécifiquement sur le risque de radicalisation et sur l’ampleur du phénomène au sein du ministère de l’Intérieur. Avez-vous, à cet égard, des statistiques ? Des éléments sur la police, notamment, nous ont déjà été fournis. Hier, comme vous le savez, nous avons auditionné le directeur général de la police nationale (DGPN), qui nous a donné des indications chiffrées, mais peut-être pouvez-vous nous dire de façon plus globale, c’est-à-dire sur l’ensemble des personnels du ministère de l’Intérieur, notamment dans son réseau territorial, que vous évoquiez – et qui a été élargi –, quel est le nombre de fonctionnaires ou de contractuels ayant fait l’objet d’un signalement pour radicalisation.

M. Christophe Mirmand. Je commencerai par rappeler le dispositif qui est mis en œuvre pour détecter de telles situations.

Au niveau local, un correspondant a été désigné dans chaque préfecture. C’est lui qui, en particulier, prépare les réunions des groupes d’évaluation départementaux (GED), qui sont systématiquement présidées par l’autorité préfectorale. Ces groupes se réunissent de façon extrêmement régulière et associent, comme vous le savez, l’ensemble des services potentiellement concernés, au niveau local, par la détection de situations de radicalisation – ou de suspicion de radicalisation. Les correspondants sont naturellement responsables de la mise en œuvre d’une politique de vigilance auprès des partenaires extérieurs à l’administration de l’État au niveau départemental, mais ils sont aussi, en interne, chargés d’accompagner la détection de signaux ou la suspicion de radicalisation au sein des services de l’État, plus particulièrement des préfectures et des directions départementales interministérielles. Le correspondant, au niveau de l’administration centrale, est le responsable de l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), lequel veille à la bonne remontée des informations. Une animation est réalisée par les préfets de zone en direction des préfets de département, pour s’assurer à la fois de la complétude des informations transmises au niveau national, de l’intensité de la vigilance et de la cohérence de la stratégie de prévention et de détection mise en œuvre au niveau local.

Au niveau national, il n’existe pas forcément de référents dans les services qui ne relèvent pas de la direction générale de la police nationale ou de la direction générale de la gendarmerie nationale. En revanche, une cellule de prévention de la radicalisation avait été installée à la direction des ressources humaines (DRH), qui avait des référents dans les bureaux de gestion des ressources humaines. Une première réunion s’était tenue en mars 2017. Bien évidemment, les événements du 3 octobre à la préfecture de police ont conduit à réactiver cette animation par la DRH au niveau central, avec la même logique de vigilance et de mise en éveil des services et des chefs de service concernés, comme le rappelle l’instruction diffusée en novembre dernier par le SGDSN, mais également le guide de prévention de la DGAFP, qui a été adressé à l’ensemble des administrations, y compris donc en ce qui concerne les fonctionnaires n’exerçant pas des missions de souveraineté.

J’en viens à votre question concernant les statistiques, tout en précisant que je n’évoquerai pas les cas qui ont été mentionnés par le directeur général de la police nationale, et que je m’en tiendrai aux services dont j’assure la coordination. On ne relève qu’un tout petit nombre d’agents ayant fait l’objet d’un signalement – trois, très précisément. Deux cas ont donné lieu à une procédure disciplinaire, et le troisième à une procédure de non-titularisation. Pour être plus précis, une suspension de ses fonctions avait été demandée fin 2019 pour un agent affecté dans une préfecture qui était soupçonné de radicalisation du fait de son comportement ; après instruction du dossier, le préfet a renoncé à la demande et le dossier a été clos. Une autre procédure, initiée en juillet 2019, également au sein d’une préfecture, a débouché sur une exclusion temporaire de fonctions de quinze jours, dont huit jours avec sursis ; elle concernait un fonctionnaire qui s’était obstiné, malgré des mises en garde réitérées émanant du préfet, dans une pratique religieuse sur son lieu de travail – il faisait notamment des prières sur un tapis. La troisième procédure a débouché sur la non-titularisation d’un inspecteur du permis de conduire, proposée en 2016 en commission administrative paritaire. Ces trois cas sont, à ma connaissance, les seuls ayant fait l’objet de procédures disciplinaires – en tout cas, ce sont les seuls à avoir été enregistrés par la direction des ressources humaines du ministère de l’Intérieur. Je me situe, je le rappelle, en dehors du périmètre de la police nationale, pour laquelle les chiffres vous ont été fournis.

M. le président Éric Ciotti. Pouvez-vous quand même nous les rappeler, ainsi que ceux de la gendarmerie, pour nous permettre de recouper les informations ?

M. Christophe Mirmand. En ce qui concerne la police, là encore, si on rapporte le nombre de signalements aux effectifs globaux, on constate que le phénomène est d’ampleur limitée. Avant le 3 octobre dernier, le groupe d’évaluation central, piloté par l’Inspection générale de la police nationale, avait été saisi de 84 signalements. Sur ce nombre, 56 avaient été classés après levée de doute et 28 avaient fait l’objet d’un traitement, étant considérés comme d’une gravité relative. Il s’agissait, pour la moitié d’entre eux, d’agents présumés être en contact avec des milieux islamistes radicalisés. Il faut relever que, d’après les services de la direction générale de la police nationale, ce chiffre est relativement stable depuis 2016. Depuis les événements du 3 octobre 2019, les services de la DGPN ont reçu 106 nouvelles saisines. Dans 83 cas, les dossiers étaient postérieurs aux événements du 3 octobre. Nonobstant ces événements, le nombre total des situations qui ont été révélées par ces signalements, s’agissant de fonctionnaires ou d’agents publics de la police nationale, apparaît donc, là aussi, relativement marginal. Voici, pour finir, les chiffres ventilés par direction : 44 cas à la préfecture de police, 36 dans des services relevant de la direction centrale de la sécurité publique, 11 à la police aux frontières, 6 parmi les compagnies républicaines de sécurité (CRS), 3 pour la police judiciaire, 3 pour le service de la protection (SDLP), 2 pour la direction des ressources et des compétences de la police nationale et 1 pour la sécurité intérieure. Il s’agit là de signalements, qui ne se traduisent pas par des procédures disciplinaires si la gravité des faits ou la motivation apportée ne le justifient pas.

Pour ce qui concerne la gendarmerie nationale, la quasi-totalité du dispositif de signalement fait l’objet d’une classification au titre du secret de la défense nationale. En revanche, s’agissant des personnels civils, le nombre de cas est, là aussi, très limité, puisque, selon les informations qui m’ont été données, seuls deux ont été révélés et pris en compte au niveau de la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN).

M. le président Éric Ciotti. Comment les procédures de rétrocriblage, autorisées par la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT), plus particulièrement à travers l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure – qui prévoit notamment la mise en place d’un organisme paritaire –, ont-elles été mises en œuvre ?

M. Christophe Mirmand. Ces dispositions concernent essentiellement les emplois mentionnés dans les articles L. 114-1 et R. 114-2 du code de la sécurité intérieure. La préservation tant des intérêts vitaux que de la sécurité des fonctionnaires concernés exigerait d’en élargir le nombre pour procéder au criblage des fonctionnaires affectés dans ces services considérés comme sensibles, même s’ils n’y occupent pas forcément des fonctions de responsabilité et d’encadrement. À titre d’illustration, pour ce qui concerne les préfectures, j’évoquerai les services de la protection civile ou encore les services chargés des systèmes d’information et de communication au niveau local : il conviendrait d’élargir les enquêtes administratives à leurs agents, ce que nous ne pouvons pas faire aujourd’hui.

Il en va de même pour l’accès à certains systèmes d’information. Le souci de restreindre le nombre de gestionnaires ayant accès à des données nominatives concernant en particulier des fonctionnaires de police, notamment lorsqu’ils sont affectés dans des services sensibles, m’a conduit à proposer un dispositif visant à élargir l’éventail des restrictions d’accès : il s’agirait de modifier le paramétrage du système d’information lui-même, de réduire le nombre de gestionnaires pouvant avoir connaissance de ces informations et de soumettre à l’avenir à criblage systématique et périodique tous les agents concernés, afin de s’inscrire dans une stratégie de prévention plus dynamique.

M. le président Éric Ciotti. Nous nous interrogeons également sur les prestataires du ministère ou des collectivités. Je pense en particulier aux agents de sécurité qui seraient amenés à travailler dans les périmètres de protection prévus par la loi SILT. Les personnels des prestataires du ministère font-ils l’objet d’un contrôle par le service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) pour accéder au ministère ? Le même degré de sécurisation que pour les fonctionnaires est-il exigé et appliqué ?

M. Christophe Mirmand. Les emprises du ministère de l’Intérieur sont classées par arrêté ministériel « zone protégée ». En vertu de l’IGI 1300, les restrictions d’accès se traduisent par une interdiction de pénétration sans autorisation ; les personnes qui ne respecteraient pas ces dispositions peuvent faire l’objet d’une sanction pénale. Ce système de contrôle et de réglementation des accès aux sites s’applique à l’ensemble des services centraux du ministère de l’Intérieur. La délivrance des badges est soumise à des enquêtes réalisées non pas par le SNEAS mais par le service de la protection (SDLP) : ce dernier a délégation pour assurer cette mission et réalise ces contrôles même dans des situations d’urgence, c’est-à-dire lorsqu’un tiers à l’administration est supposé avoir besoin d’y accéder.

M. le président Éric Ciotti. Cela concerne le site de Beauvau ?

M. Christophe Mirmand. Cela concerne tous les services centraux du ministère de l’Intérieur, à savoir le site de Beauvau, le site de Garance, situé à proximité de la place de la Nation, le site de Lumière, situé à Bercy, ainsi que les services basés à Lognes et dans les Hauts-de-Seine. Les préfectures, pour les services déconcentrés, appliquent à leur niveau des contrôles pour l’accès à leur enceinte, avec des degrés variables ; des consignes ont été données pour renforcer les accès aux points les plus vulnérables, c’est-à-dire les cabinets des préfets, les services de protection civile et les services des systèmes d’information et de communication.

Certains services ou emprises dont le degré de sensibilité est plus important nécessitent un classement en « point d’importance vitale » : les mesures de protection sont durcies ; ils font l’objet de contrôles préalables et récurrents, toujours assurés sous la responsabilité du SDLP, mais également en lien étroit avec les hauts fonctionnaires de défense qui s’assurent de l’intégrité des mesures de protection correspondantes.

Pour ce qui concerne 2019, le SDLP m’a indiqué avoir réalisé 6 840 enquêtes en vue de l’habilitation de personnes à venir travailler de façon plus ou moins durable sur les différents sites du ministère de l’Intérieur ; 102 ont été refusées par le SDLP, soit 1,49 % des demandes, ce qui représente une proportion relativement faible ; l’analyse se fait sur la base de critères objectifs. Cette procédure concerne les prestataires, c’est-à-dire des personnes ayant vocation, en application d’un contrat ou en qualité d’apprenti, à intervenir de façon régulière et sans être systématiquement accompagnées sur les sites du ministère de l’Intérieur. Les visiteurs font quant à eux l’objet d’un badgeage systématique et d’un accompagnement pendant leurs déplacements ; ils ne sont pas supposés pouvoir accéder librement aux différents locaux du ministère.

Je citerai un exemple de la direction des ressources humaines : en février 2019, nous nous sommes aperçus qu’un salarié d’un prestataire d’assistance à maîtrise d’ouvrage qui assurait de la tierce maintenance applicative sur un des systèmes d’information du ministère avait été concerné par une procédure d’enquête administrative par le SDLP ; il s’est vu refuser l’accès aux locaux. Nous avons naturellement demandé à ce prestataire de l’écarter des équipes intervenant sur les sites du ministère de l’Intérieur. Cela m’a conduit à prescrire à l’ensemble des services, dans le cadre de la création d’un service ministériel des achats, de prévoir désormais systématiquement une clause relative à la sous-traitance dans tous les marchés publics passés par le ministère de l’Intérieur : les prestataires soumissionnant dans ce cadre devront s’engager à accepter le criblage et l’habilitation de leurs personnels sous-traitants ainsi que, le cas échéant, leur rejet.

Ce dispositif nous apparaît robuste du point de vue de la couverture des risques, même s’il faut en permanence veiller à son efficacité. Un incident qui s’est produit à Lognes nous a amenés, avec le SDLP, à prendre certaines dispositions pour renforcer les mesures de contrôle des bagages des visiteurs. Un grand nombre de personnes extérieures sont en effet amenées à intervenir dans ce site consacré à la formation permanente. Le dispositif est révisé de façon régulière et fait l’objet d’un suivi par ma directrice adjointe de cabinet, qui s’assure du bon respect des normes et des rappels périodiques aux services du ministère de l’intérieur.

M. le président Éric Ciotti. Quelle était la nature de cet incident ?

M. Christophe Mirmand. Un des fonctionnaires préposés à la surveillance des accès à ce site avait cru déceler la présence d’une arme longue à l’intérieur d’un bagage, ce qui avait immédiatement déclenché une intervention de l’unité de recherche, assistance, intervention et dissuasion (RAID) : un contrôle exhaustif de l’ensemble du site a été effectué après évacuation et contrôle des personnels pour s’assurer qu’il n’y avait pas de risque. En définitive, nous avons conclu à un dysfonctionnement de l’appareil, dont le niveau de performance a été vérifié.

Par ailleurs, dans le questionnaire que vous m’avez adressé, Monsieur le président, vous m’interrogez sur l’application des dispositions disciplinaires, notamment sur l’efficacité de la commission instituée par l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure. Malgré le petit nombre de cas, l’analyse des décisions de la juridiction administrative invalidant des procédures d’exclusion ou de révocation de fonctionnaires présentant un risque de radicalisation nous a amenés à considérer que les procédures disciplinaires n’étaient pas toujours appropriées pour décider de mesures conservatoires et surtout que les faits reprochés aux agents ne pouvaient pas toujours fonder des mesures de révocation pour faute grave. Les règles de la fonction publique exigent en effet que cette faute grave soit qualifiée, ce qui n’est pas évident. De plus, les faits commis par un agent en dehors du service public et qui ne sont pas de nature à porter préjudice à celui-ci ne seront pas forcément sanctionnés dans le cadre d’une procédure disciplinaire. Enfin, on l’a vu dans les contentieux que j’évoquais, quand bien même cette procédure disciplinaire serait mise en œuvre, elle ne débouche pas forcément sur une mesure de mise à l’écart ou de révocation des agents concernés.

La commission paritaire prévue à l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, qui est compétente pour muter ou radier un agent public occupant des emplois participant à l’exercice de missions de souveraineté de l’État, nous paraît être un dispositif approprié, d’une part parce qu’elle peut prendre des mesures de suspension provisoire très rapides et, d’autre part, parce que cette procédure s’inscrit dans un délai assez court, la commission disposant d’un mois pour statuer. L’administration peut ainsi prendre des dispositions et tirer les conséquences d’un risque de radicalisation ou d’une radicalisation avérée, quand bien même une procédure disciplinaire ne serait pas envisageable.

Ce dispositif garantit le maintien de leurs droits aux agents concernés. Nous avons été amenés à l’appliquer dans une procédure en cours et sur le détail de laquelle je ne m’étendrai pas, qui concerne un brigadier de police affecté dans un département de la petite couronne. Nous avons le sentiment que les garanties apportées dans ce cadre permettent d’agir plus efficacement qu’une procédure administrative disciplinaire classique.

M. le président Éric Ciotti. Est-ce la première fois que cette commission se réunit ?

M. Christophe Mirmand. À ma connaissance, oui.

M. le président Éric Ciotti. Quand s’est-elle réunie ?

M. Christophe Mirmand. Elle va se réunir ; le dossier est en cours d’instruction.

M. le président Éric Ciotti. La mission d’information sur les services publics face à la radicalisation, dirigée par Éric Diard et Éric Poulliat, a auditionné le préfet de police Michel Delpuech. Celui-ci a cité des cas très concrets de procédures disciplinaires connaissant des résultats aléatoires devant les juridictions administratives, certaines procédures étant annulées. Il est toujours difficile de faire valoir devant le juge administratif des éléments de preuve tels que des notes blanches. Avez-vous engagé une réflexion sur ce sujet ?

La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, créée par la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, a recours à un magistrat spécialisé du Conseil d’État habilité au secret de la défense nationale pour analyser les éléments de preuve qui ne peuvent pas être examinés dans un cadre juridictionnel administratif classique. Cette idée ne pourrait-elle pas prospérer ? Il faudrait un véhicule législatif, naturellement, et cela pourrait d’ailleurs constituer une proposition de notre commission. Lorsque les services de renseignement ont connaissance d’un risque, comment faire usage de leurs informations alors que celles-ci ne peuvent être opposées dans le cadre d’une procédure administrative disciplinaire classique ?

M. Christophe Mirmand. Sans avoir fait une analyse juridique précise, il me semble qu’un tel dispositif présenterait des avantages même si cela me paraît poser des problèmes au regard des règles habituellement applicables aux recours devant le Conseil supérieur de la fonction publique : une procédure disciplinaire doit en effet garantir les droits du fonctionnaire concerné en permettant notamment à ses représentants d’accéder au dossier. L’intérêt de la procédure prévue à l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure est d’autoriser l’administration à écarter un agent, à prendre des sanctions à son encontre et même à prononcer sa révocation sans être forcément obligée de communiquer toutes les informations dont elle dispose pour justifier cette mesure. Il serait difficile, dans un dispositif fondé sur le paritarisme avec les représentants du personnel, de faire admettre à ceux-ci que l’absence d’accès au dossier complet leur est opposable ; c’est un peu la limite de cette question juridique.

M. le président Éric Ciotti. C’est un problème juridique. Nous avons auditionné le directeur du renseignement militaire (DRM), le directeur général de la sécurité extérieure (DGSE) et le directeur général de la sécurité intérieure (DGSI) : selon eux, dès qu’il y a soupçon, on retire l’habilitation, et dès que l’on retire l’habilitation, les personnes concernées quittent la DGSI ou la DRM. Or on les déplace dans des endroits où elles peuvent être tout aussi dangereuses !

M. Christophe Mirmand. Tout à fait ! Dans des services où tous les personnels sont soumis à habilitation, c’est un moyen commode de régler ce type de difficulté, mais cela ne règle pas la question de l’évolution d’un agent suspecté de radicalisation et dont le comportement pourra poser problème quel que soit le service où il sera affecté. C’est un sujet important parce que les informations issues des services de renseignement ne peuvent pas être communiquées dans le cadre de telles procédures.

M. le président Éric Ciotti. J’ai lu dans la presse que, dans le contentieux concernant le capitaine de la préfecture de police affecté à la brigade de l’exécution des décisions de justice, qui avait saisi le juge administratif en référé, la décision a été favorable au ministère de l’Intérieur. Cela étant, les sources de contentieux sont nombreuses.

M. Christophe Mirmand. Nous avons incontestablement des situations difficiles à gérer parce que la commission que j’évoquais tout à l’heure est compétente pour les emplois de souveraineté : cela ne couvre pas la totalité du spectre des fonctions occupées par des fonctionnaires de la police nationale ou de la préfecture. Le retrait de l’habilitation n’est pas la solution permettant de régler de façon systématique cette difficulté.

M. le président Éric Ciotti. Quelle est la définition des missions de souveraineté relevant de la sécurité ou de la défense ?

M. Christophe Mirmand. Ces missions sont visées par l’article R. 114-2 du code de la sécurité intérieure et concernent un nombre limité d’emplois : les emplois supérieurs de l’État mais aussi des responsabilités d’encadrement dans les préfectures, ou encore la responsabilité de services de protection civile. On voit bien que cela ne touche pas la totalité des agents.

M. le président Éric Ciotti. Est-ce que tous les agents dans la police sont concernés par cet article ?

M. Christophe Mirmand. Le spectre est plus large pour eux puisque cela pourrait concerner tous les fonctionnaires de la police nationale.

M. le président Éric Ciotti. Nous sommes d’accord. Cette disposition concerne les préfectures.

M. Christophe Mirmand. Tout à fait. J’évoquais tout à l’heure la situation d’un gradé de la police qui, à ma connaissance, n’est pas dans un service considéré comme sensible, et n’occupe pas des fonctions de souveraineté au sens strict ; néanmoins, il serait concerné par la mise en œuvre de ces dispositions.

M. le président Éric Ciotti. Merci, Monsieur le préfet, pour vos réponses ; vous nous avez parfaitement éclairés.

 


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Audition du mercredi 5 février 2020

À 14 heures : Table ronde de responsables de chaque armée (audition à huis clos)

.  Colonel Maxime Do Tran, chef du bureau des affaires réservées au cabinet du chef d’état-major de l’armée de terre ;

.  Colonel Thierry Raymond, chef de la SC territoire national au commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes, et lieutenant-colonel Candice Roesch, cheffe de la cellule des affaires réservées au cabinet du chef d’état-major de l’armée de l’air ;

.  Capitaine de vaisseau Christophe Daniélo, officier de sécurité de l’état-major de la marine.

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous recevons aujourd’hui les chefs d’état-major des trois armées ; le colonel Maxime Do Tran, chef de bureau des affaires réservées au cabinet du chef d’état-major de l’armée de terre, le colonel Thierry Raymond, chef de la SC territoire au commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes, le lieutenant-colonel Candice Roesch, cheffe de la cellule des affaires réservées au cabinet du chef d’état-major de l’armée de l’air, et le capitaine de vaisseau Christophe Daniélo, officier de sécurité de l’état-major de la marine. Madame, messieurs, nous vous remercions de votre présence.

Nous avons décidé d’élargir notre commission d’enquête aux professions sensibles, notamment à l’armée, en raison des menaces que peuvent faire peser sur la sécurité nationale des personnels qui se seraient radicalisés. Nous souhaitons, d’une part, connaître les dispositifs retenus au sein des armées pour prévenir le phénomène de radicalisation, d’autre part comprendre comment ce phénomène peut être détecté et comment les personnels détectés sont écartés.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Le colonel Maxime Do Tran, le colonel Thierry Raymond, le lieutenant-colonel Candice Roesch et le capitaine de vaisseau Christophe Daniélo prêtent successivement serment)

Colonel Maxime Do Tran, chef de bureau des affaires réservées au cabinet du chef d’état-major de l’armée de terre. L’armée de terre est composée de 130 000 hommes et femmes – elle représente 56 % des forces armées : quelque 100 000 militaires d’active, 20 000 de réserve et 10 000 personnels civils. Les missions de l’armée de la terre sont celles dévolues à la défense, à la protection et à la prévention des conflits : 20 000 membres du personnel sont donc en permanence en posture opérationnelle, sur le théâtre national et en opérations extérieures (OPEX).

La moyenne d’âge de notre personnel est de 32 ans : 27 ans chez les militaires du rang, 36 ans chez les sous-officiers et 40 ans chez les officiers.

L’armée de terre est très hiérarchisée. Le commandement, la cohésion et la camaraderie sont des valeurs fondamentales dans l’armée, qui laissent très peu de place à l’isolement. Cette vie en collectivité garantit une attention permanente des uns sur les autres, ce milieu étant très peu permissif. Cela explique qu’aucun cas avéré de radicalisation n’a été détecté.

Il s’agit d’une armée qui recrute énormément – 15 000 personnes par an, en moyenne. La majorité des contrats sont en effet de courte durée, le personnel doit donc être régulièrement renouvelé, de sorte que le système de recrutement est très élaboré. Les personnels qui souhaitent entrer dans le processus de sélection et de recrutement sont non seulement criblés par notre partenaire, la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), mais font également l’objet d’une surveillance et d’une attention par les centres d’information et de recrutement des forces armées (CIRFA). Une fois entrés dans le processus, ils sont encadrés de façon permanente. Notre personnel est donc extrêmement surveillé, et tout changement d’attitude est assez vite décelé.

Colonel Thierry Raymond, chef de la SC territoire au commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes. Monsieur le président, je laisserai le lieutenant-colonel Roesch vous présenter l’armée de l’air et répondre à vos questions, je ne suis là qu’en soutien, ayant en charge toutes les opérations de protection et de défense des installations de l’armée de l’air.

Lieutenant-colonel Candice Roesch, cheffe de la cellule des affaires réservées au cabinet du chef d’état-major de l’armée de l’air. L’armée de l’air rassemble 41 000 membres, majoritairement sous l’uniforme de l’armée de l’air, mais nous employons également des militaires sous d’autres uniformes et 5 000 civils. Nous disposons de 57 emprises majeures, en et hors métropole, dont trois bases aériennes projetées directement sur les théâtres d’opération actuels.

Compte tenu des forts enjeux en termes de recrutement et de fidélisation, nous recrutons 3 000 personnes par an, principalement du personnel navigant, du personnel affecté au maintien en condition opérationnelle des matériels aéronautiques et des systèmes d’information et de communication, au renseignement militaire et à la protection-défense.

Dans un monde qui bascule vers une désinhibition complète de l’usage de la force par un nombre croissant d’acteurs, l’arme aérienne est l’arme par excellence du temps court, de l’entrée en premier sur les théâtres, celle qui permet la démonstration immédiate de la volonté politique. C’est la raison pour laquelle la protection des bases aériennes est l’enjeu sécuritaire prioritaire de l’armée de l’air.

La base aérienne est notre outil de combat. Au-delà d’un lieu de préparation des combattants et des unités de combat, c’est de la base que partent toutes les missions opérationnelles – missions d’intervention, de dissuasion nucléaire, de protection et missions de projection. En ce sens, les emprises de l’armée de l’air peuvent constituer des cibles de haute valeur pour un individu ou une organisation mal attentionnés.

Pour toutes ces raisons, certaines emprises font l’objet, plus que d’autres, d’une protection renforcée. Je pense notamment aux bases aériennes nucléaires qui concourent à la composante nucléaire aéroportée, et aux bases qui hébergent les unités qui participent directement au rayonnement de l’armée de l’air, telles que la base de Salon-de-Provence qui abrite la Patrouille de France.

Pour l’armée de l’air, vous l’aurez compris, protéger ses emprises est une nécessité vitale. Cette notion de protection des emprises est dans les gènes de l’aviateur. C’est la raison pour laquelle, nous exerçons une vigilance particulière à l’égard des risques, à la fois externes et internes, d’atteinte à son intégrité.

Notre dispositif de protection est adapté et répond à nos objectifs. Nous comptons deux niveaux d’intervention. La première entité qui est amenée à réagir en cas de détection d’un signal de basculement vers une radicalisation est le militaire dans son unité et le commandement de proximité. Le second niveau d’intervention est constitué par les unités spécialisées dans le domaine de la protection, les commandos parachutistes ainsi que le personnel des gendarmeries spécialisées – nos bases aériennes hébergeant des brigades de gendarmerie de l’air.

Capitaine de vaisseau Christophe Daniélo, officier de sécurité de l’état-major de la marine. La marine nationale est composée d’un peu plus de 40 000 marins, dont 38 000 sous l’uniforme. Elle dispose de quinze emprises : quatre bases navales, quatre bases de l’aéronautique navale et quatre centres de transmission, auxquels il convient d’ajouter l’emprise de Tours, qui abrite la direction du personnel militaire de la marine (DPMM), le bataillon de marins-pompiers de Marseille et l’emprise parisienne.

La marine, ce sont également 80 bâtiments de combat, 10 sous-marins, 160 aéronefs, sept commandos de marine et une nécessité de recrutement de l’ordre de 3 500 marins par an. Comme pour les armées de l’air et de terre, le recrutement est un enjeu majeur. Un certain nombre de dispositions ont donc été prises pour vérifier l’honorabilité des personnes que nous recrutons. Tout d’abord en amont, grâce au pré-criblage effectué par la gendarmerie spécialisée dont dispose l’état-major de la marine – la gendarmerie maritime. Ensuite, au cours de la formation initiale, par des enquêtes administratives de sécurité menées par la DRSD. Enfin, tout au long de la carrière des marins, au fur et mesure de leurs affectations ou des zones auxquelles ils souhaitent accéder, là encore à travers des enquêtes menées régulièrement – tous les deux ou trois ans, au rythme des mutations des personnels.

À la suite des attentats de janvier 2015, la marine s’est dotée d’une cellule de suivi, qui s’articule autour de l’officier de sécurité et qui regroupe la DPMM, le cabinet du chef d’état-major de la marine, l’inspection de la marine nationale et la DRSD.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie de cette présentation, je souhaiterais maintenant que vous nous fassiez un état des lieux précis du phénomène de radicalisation : combien de membres du personnel engagés dans un processus de radicalisation ont été détectés et recensés ?

Colonel Maxime Do Tran. L’armée de terre ne compte aucun cas de personnel radicalisé. En revanche, la DRSD, avec qui nous nous réunissons mensuellement, évoque à chaque réunion les personnes qu’elle suit, en raison de leur entourage – un proche fiché S, par exemple – ou d’un changement d’attitude. Les quelques cas évoqués par mois font l’objet d’une enquête de sécurité et la grande majorité sort de notre « scope », car ils sont considérés comme non radicalisés.

Je n’ai pas de chiffre à vous livrer, mais le phénomène est extrêmement marginal.

Lieutenant-colonel Candice Roesch. Les cas que nous rencontrons dans l’armée de l’air sont également anecdotiques. À ce jour, aucun personnel n’est suivi pour radicalisation avérée. Certes, des changements de comportement, notamment des conversions, appellent parfois l’attention du commandement et sont suivis dans la durée, mêmes s’ils se révèlent non inquiétants.

Je vous citerai l’exemple d’une jeune femme qui nous a exprimé sa crainte de venir travailler, au motif que travailler ne fait pas partie de la culture familiale – et encore moins dans un métier tel que le nôtre. Cette jeune femme est surveillée, car nous craignons qu’elle fasse l’objet de pressions pour ramener des renseignements dans son milieu d’origine – ce que nous qualifions de « risque subversif ».

Capitaine de vaisseau Christophe Daniélo. Le constat est le même dans la marine nationale : les cas sont marginaux. Nous ne comptons, à ce jour, aucun marin radicalisé dans notre institution. Certaines personnes sont également suivies, parce qu’elles évoluent dans un environnement défavorable – notamment des proches fichés S –, mais elles ne sont pas du mauvais côté de la barrière. Cependant, par cette surveillance, nous nous assurons qu’elles ne se radicalisent pas.

M. Éric Diard. Lors de votre audition devant la mission d’information sur la radicalisation dans les services publics, j’avais cru comprendre que quelques personnes, affectées dans des bases aériennes, faisaient l’objet d’une surveillance. Et, par ailleurs, que des personnels avaient été mutés à des postes subalternes en raison de leur pratique rigoriste de l’islam.

Connaissez-vous des cas avérés de radicalisation – qui remontent peut-être à quelques années et concernent des anciens militaires ? Il avait en effet été évoqué le cas d’un ancien marin qui aurait procédé au repérage d’un sémaphore, en vue d’un attentat.

Lieutenant-colonel Candice Roesch. Lors de l’audition que vous évoquez nous vous avions effectivement fait part de la manière dont nous gérons les suspicions de manque de loyauté ou les changements de comportement.

Quand la personne concernée à accès à l’armement, par exemple, nous la mutons, non pas à un poste subalterne, mais à un poste qui l’éloigne de l’armement. Cette mutation ne dure qu’un temps, bien évidemment, puisque nous l’avons recrutée pour qu’elle devienne un combattant.

Les enquêtes d’habilitation permettent à la DRSD de donner un avis au commandement, qui, seul, a vocation à délivrer les habilitations à son personnel. En effet, en fonction du poste, un certain niveau d’habilitation est exigé ; si la personne ne dispose pas, ou plus, de ce niveau d’habilitation, elle est mutée à un emploi qui ne le nécessite pas.

Capitaine de vaisseau Christophe Daniélo. S’agissant des anciens militaires, si leur comportement est préjudiciable à l’institution, il appartient aux services de renseignement de la police, notamment à la DGSI, de les suivre. Le premier signalement peut être effectué par la gendarmerie maritime si ces personnes sont postées aux alentours des emprises de la marine nationale, mais celle-ci transmettra les renseignements à la DGSI, le ministère se considérant, non pas responsable de cette personne, mais victime de cette dernière.

M. Éric Diard. Confirmez-vous l’affaire du sémaphore qui avait fait l’objet de repérage par un ancien marin ?

Capitaine de vaisseau Christophe Daniélo. Oui, des repérages ont pu avoir lieu sur certains sites de la marine, mais ils n’ont donné lieu qu’à un unique signalement par la gendarmerie, qui a été classé sans suite.

M. Éric Poulliat. Concernant les OPEX, prenez-vous soin de ne pas envoyer dans des pays tels que la Syrie et l’Irak les militaires dont vous avez noté qu’ils s’étaient convertis ou qui font l’objet d’une surveillance ?

Par ailleurs, avez-vous déjà repéré des militaires dont le comportement aurait changé à leur retour d’OPEX ?

Enfin, avez-vous déjà mis fin au contrat d’un militaire qui avait été reconnu comme s’étant radicalisé ? Si oui, transférez-vous ces renseignements à la DGSI ?

Colonel Maxime Do Tran. S’agissant des OPEX, nous ne faisons aucune discrimination entre les soldats qui se sont engagé : s’ils n’ont pas fait l’objet d’un signalement de la part de la DRSD, ils sont tous aptes à partir sur n’importe quel théâtre d’opération, quelles que soit leur religion ou leur philosophie.

S’agissant de votre deuxième question, non, je n’ai aucun cas à signaler d’une personne qui se serait rendue au Proche-Orient ou Moyen-Orient notamment et qui, à son retour, aurait développé d’autres idées. Parmi nos combattants confrontés à des situations de stress ou d’engagement opérationnel, si certains développent un syndrome post-traumatique, aucun n’a été « retourné ».

En outre, lorsque des doutes sont formulés contre un militaire, nous l’écartons par le biais de mesures disciplinaires, puisque, s’il s’est radicalisé, il n’adhère plus ni à l’autorité, ni au règlement militaire. Nous ne nous débarrassons pas non plus des gens comme cela. Il existe une graduation dans les mesures disciplinaires. Nous les mettons d’abord en arrêt, puis une enquête est menée.

Lieutenant-colonel Candice Roesch. Je souhaiterais revenir sur mes propos, afin qu’ils soient bien compris. Quand nous retirons une habilitation à une personne, pour des raisons de confiance, nous ne mettons pas fin à son contrat. Si nous ne disposons d’aucun signalement justifiant une procédure disciplinaire, nous l’affectons à un poste qui ne nécessite pas l’accès à un certain niveau d’information.

En revanche, au moment de renouveler son contrat, si elle ne détient plus l’habilitation requise pour son poste initial, nous ne procédons pas au renouvellement.

Mme Séverine Gipson. Les soldats qui reviennent des OPEX passent obligatoirement par un sas de fin de mission, à Chypre, avant de rentrer chez eux. Ce dispositif prévoit-il des mesures spécifiques pour les militaires de retour de certains pays où la religion a un poids tel qu’elle aurait pu les influencer ? Un tel impact est-il évalué ?

Colonel Maxime Do Tran. Ce sas de décompression est très important, non seulement pour le militaire, qui a nécessairement besoin de décompresser avant de retrouver sa famille, mais également pour le commandement – pour la connaissance de ses personnels.

Lorsque les militaires arrivent à Chypre, ils sont pris en main par différents services, qui les éloignent de leur commandement. Ils ont ainsi la possibilité de s’exprimer librement et de dialoguer avec des médecins, des psychologues, etc.

Il s’agit en fait d’une évaluation à « 360° », les militaires pouvant parler de leurs chefs, leurs camarades, leurs missions, des moments difficiles qu’ils ont traversés, mais également évoquer les questions morales et éthiques qu’ils pourraient se poser. Tous les sujets peuvent être abordés. Ainsi, nous pouvons nous assurer de leur attachement à notre institution, à leurs chefs et aux principes républicains.

Mme Alexandra Valetta Ardisson. S’agissant des anciens militaires, Alain Feuillerat doit être jugé ces jours-ci par le tribunal correctionnel de Paris, pour, notamment, « tentative d’introduction frauduleuse dans une enceinte militaire ». Cet ancien militaire a quitté l’armée en 2013 et a prêté allégeance à l’État islamique en 2014. Cette affaire démontre qu’une personne, détenant des informations sensibles, peut devenir un problème pour l’institution.

J’ai bien entendu qu’une fois retournés à la vie civile, les anciens militaires qui ont fait l’objet d’un suivi sont surveillés par la DGSI. Quel est l’état de vos relations avec les différents services de renseignement ? L’idée selon laquelle les anciens militaires qui ont eu accès à des données et des informations stratégiques, et qui ont fait l’objet d’un signalement, devraient continuer à être suivis par la DRSD a-t-elle été envisagée ? Je rappelle que M. Feuillerat était fiché S.

Colonel Maxime Do Tran. Nous n’abandonnons pas le suivi des anciens militaires ayant fait l’objet d’un signalement, simplement nous n’abordons plus leur cas lors de nos réunions mensuelles avec la DRSD. Celle-ci les suit et nous livre des informations durant toute la durée de leur service, puis ces informations sont transférées à la DGSI – parfois même alors que la personne est encore engagée. Et si la DGSI demande à la DRSD des compléments d’information, cette dernière les lui apporte, puisqu’elle conserve les archives des militaires.

Capitaine de vaisseau Christophe Daniélo. Je confirme en effet que nous gardons durant une quinzaine d’années les dossiers des personnes qui ont servi dans nos rangs et que nous répondons à la moindre sollicitation de la DGSI.

Colonel Thierry Raymond. Il n’est pas simple, pour un ancien militaire, de revenir dans une enceinte militaire. Personne n’y entre sans être annoncé et toute demande de visite déclenche des mesures de criblage. Nous sommes donc tout à fait en mesure de retrouver ces informations.

Mme Séverine Gipson. Ma seconde question est relative aux militaires qui partent, en famille, servir dans certains territoires – je pense notamment à Djibouti. Les familles, qui ont elles aussi accès à des structures militaires, sont-elles suivies et peuvent-elles faire l’objet d’un signalement ? Comment évaluez-vous ce risque ?

Colonel Thierry Raymond. En OPEX, nous mettons tout en œuvre pour qu’un lien social soit établi avec nos militaires et leurs familles. De la même façon qu’un militaire qui changerait de comportement peut être détecté par un collègue, une famille ou un membre d’une famille qui se comporterait de façon étrange – qui s’isolerait, par exemple – peut être signalé par une autre famille, puisqu’elles se côtoient.

Mme Caroline Abadie. Colonel Do Tran, vous indiquiez en début d’audition, qu’un changement d’attitude était rapidement détecté, les militaires vivant en collectivité. Sur quels critères établissez-vous un changement de comportement ? Quelles sont les procédures ? Car une conversion, par exemple, n’est pas un critère suffisant.

Vous avez tous indiqué que les armées ne comptaient que très peu de cas de radicalisation, ce qui me laisse à penser que le recrutement est bien fait et que la sélection est notamment fondée sur une bonne évaluation psychologique.

Colonel Maxime Do Tran. Le militaire ne vit jamais seul, il vit au sein d’un groupe et d’une structure de commandement. Le premier témoin, susceptible de déceler un changement de comportement, est donc le chef de groupe, qui vit 24 heures sur 24, ou presque, avec chacun. Différents critères peuvent conduire à un soupçon de radicalisation : l’isolement, la volonté de ne plus serrer la main d’une femme, se laisser pousser la barbe, ne plus vouloir manger de porc, ne plus sortir, etc. Des changements qui peuvent sembler basiques, mais qui peuvent faire l’objet d’un signalement.

L’officier de protection du personnel (OPP), présent dans chaque régiment, est le deuxième témoin potentiel. Si un OPP a des doutes quant au comportement d’un militaire, il va en informer son homologue de la DRSD qui mènera une enquête administrative et informera le cabinet du chef d’état-major de l’armée de terre.

S’agissant du recrutement, il est clair qu’une personne qui n’est pas en accord avec les principes républicains ne viendra pas naturellement nous voir pour s’engager – c’est un premier filtre. En outre, second filtre, les officiers et les sous-officiers recruteurs des CIRFA sont compétents pour déceler les personnes qui n’ont pas d’attachement à l’institution et aux valeurs républicaines.

Enfin, la DRSD réalise des contrôles élémentaires, et un entretien avec le service de santé des armées est obligatoire lors de la phase de recrutement.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie. Vous nous avez décrit le processus de signalement, qui est conforme à ce que nous a présenté par le directeur du renseignement militaire que nous avons auditionné la semaine dernière. Je voudrais cependant vous faire part de ma frustration.

Nous attendons de vous des réponses plus précises. Vous êtes auditionnés par une commission d’enquête, vous avez prêté serment, nous ne sommes pas là pour enfiler des banalités – je vous prie d’excuser mon style direct – et nous attendons des chiffres précis.

Nous savons que le phénomène de radicalisation existe chez les militaires. Alors peut-être avez-vous joué avec la définition du terme « radicalisation ». Mais nous souhaitons des réponses plus précises que « il n’y a pas de cas avéré » ou « c’est marginal ».

Combien de signalements ont été transmis ? Combien ont été clôturés ? Je n’arrive pas à croire, alors qu’elle compte 130 000 personnes, qu’aucun militaire de l’armée de terre n’a fait l’objet d’un signalement. Cent six cas ont été signalés dans les services de police.

J’ai par ailleurs eu l’occasion de discuter, la semaine dernière, avec l’ancien chef d’état-major des armées, qui a été beaucoup plus précis.

Colonel Maxime Do Tran. Chaque mois, lors de notre réunion avec la DRSD, nous débattons et clôturons des cas signalés – leur nombre étant fluctuant – qui ne sont plus d’actualité.

À ce jour la DRSD suit moins d’une trentaine de cas.

M. le président Éric Ciotti. Combien de personnes ont fait l’objet d’un signalement, depuis 2015, par exemple ?

Colonel Maxime Do Tran. Une centaine de personnes. J’insiste sur le fait qu’il s’agit de signalements.

Lieutenant-colonel Candice Roesch. L’armée de l’air ne compte aucun cas de radicalisation.

Cependant, nous veillons sur un certain nombre de personnes qui ont appelé notre attention, à un moment donné, pour telle ou telle raison. Et nous continuerons à veiller tant qu’elles n’auront pas quitté l’institution.

M. le président Éric Ciotti. C’est vous ou la DRSD ?

Lieutenant-colonel Candice Roesch. À la fois le commandement et la DRSD. Des représentants de la DRSD sont présents dans toutes nos emprises, ainsi que le commandement. Et l’ensemble des situations est suivi au niveau central.

À ce jour, effectivement, moins d’une trentaine de personnes sont suivies. Des personnes qui, pour la grande majorité, n’ont plus fait parler d’elles depuis plusieurs années. Celles que nous suivons avec le plus d’attention sont celles qui ont fait l’objet d’un signalement récent.

Je vous ai cité l’exemple de la jeune femme qui craint les réactions de sa famille parce qu’elle travaille, qui plus est dans une institution militaire. Mais nous sommes loin d’un phénomène de radicalisation, nous n’avons absolument rien à lui reprocher.

M. le président Éric Ciotti. Nous faisons bien la différence. Mais un signalement peut conduire à une radicalisation violente, comme cela a été le cas à la préfecture de police – quatre morts sont à déplorer. Or Mickaël Harpon n’avait pas fait l’objet d’un signalement, malgré un faisceau de signaux faibles.

Cette commission d’enquête a vocation à déterminer comment il serait possible de détecter un cas de radicalisation avant que la personne ne passe à l’acte. Combien de clignotants sont nécessaires pour qu’un individu appelle votre attention ?

Lieutenant-colonel Candice Roesch. Dans l’armée de l’air, moins de cinq personnes sont actuellement suivies. Il s’agit de personnes qui ont été récemment signalées pour des raisons semblables à l’exemple que je viens de vous citer – une famille dont la culture est différente de la nôtre.

Capitaine de vaisseau Christophe Daniélo. Comme vient de le préciser le lieutenant-colonel Roesch, la marine veille sur des personnes qui peuvent être vulnérables. Le nombre de cas que nous suivons avec la DRSD, pour la marine nationale, est également inférieur à cinq. Au total, une quinzaine de personnes font partie du « vivier » des militaires qui ont été suivis depuis 2015. Dix d’entre elles ne présentent plus de risque, mais nous maintenons la veille tant qu’elles font partie de notre institution.

M. le président Éric Ciotti. Faisons le total : depuis 2015, une centaine de personnels de l’armée de terre ont été suivis, une trentaine de l’armée de l’air et une quinzaine de la marine nationale. Et à ce jour, quarante personnes sont encore suivies.

Avez-vous une idée précise du nombre d’habilitations qui ont été retirées ou qui n’ont pas été renouvelées ?

Capitaine de vaisseau Christophe Daniélo. De nombreuses raisons peuvent motiver un retrait d’habilitation, et elles ne sont pas forcément liées au changement de comportement d’une personne. Par exemple, si un militaire a une connaissance beaucoup trop approfondie d’un pays à l’est – qui fait parler de lui en ce moment pour un problème d’épidémie –, nous lui retirons son habilitation. Il est donc très difficile de vous donner un chiffre correspondant au nombre de retraits pour suspicion de radicalisation.

Colonel Thierry Raymond. J’ajouterai que nous n’avons pas automatiquement accès aux raisons qui motivent les avis négatifs de la DRSD.

M. le président Éric Ciotti. Madame, messieurs, je vous remercie.

 


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Audition du mercredi 5 février 2020

À 15 heures 30 : Table ronde de représentants de syndicats de police (audition à huis clos)

.  M. Christophe Rouget, secrétaire général adjoint du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, et Mme Ève Pesteil, délégué zonale Île-de-France ;

.  M. Frédéric Lagache, délégué général du syndicat Alliance, M. Loïc Travers, secrétaire national Île-de-France, M. Yvan Assioma, secrétaire régional 75, et M. Frédéric Boucher, délégué DRPP ;

.  M. Laurent Massonneau, secrétaire général de l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) Police, M. Claude Fourcaulx, secrétaire général adjoint, et MM. Jean-Philippe Bozzola et Pierre-Yves Coz, délégués.

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous accueillons maintenant les syndicats de police, avec, pour le Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI), M. Christophe Rouget, secrétaire général adjoint et Mme Ève Pesteil, déléguée zonale Île-de-France ; pour le syndicat Alliance, MM. Frédéric Lagache, délégué général, Loïc Travers, secrétaire national Île-de-France, Yvan Assioma, secrétaire régional de Paris et Frédéric Boucher, délégué à la DRPP ; et pour l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA), MM. Laurent Massonneau, secrétaire général, Frédéric Fourcault, secrétaire général adjoint, Jean-Philippe Bozzola, délégué et Pierre-Yves Coz, délégué. Madame et messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Je vous précise, mes chers collègues, que la Fédération des syndicats du ministère de l’intérieur Force ouvrière (FSMI-FO), également invitée, nous a indiqué ne pas être en mesure de participer à cette audition.

Madame, messieurs, cette audition a pour objectif de recueillir vos avis sur les différentes mesures appliquées au sein de la police pour identifier, prévenir et signaler le phénomène de radicalisation chez les policiers.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment)

M. Christophe Rouget, secrétaire général adjoint du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure. Nous vous remercions de nous recevoir aujourd’hui. Nous ne pouvons que nous féliciter que nos parlementaires s’intéressent à cette attaque perpétrée à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP).

Après l’affaire Harpon, il est en effet nécessaire de nous interroger sur notre organisation, en termes de sécurité, car pour la première fois l’attaque est venue de l’intérieur – ce que nous redoutions le plus. Dans notre maison, le collectif et l’entraide sont essentiels, et notre socle commun est la confiance ; elle doit être maintenue.

Des décisions ont été prises, concernant notamment les habilitations, qui vont désormais être délivrées par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), et l’accès aux informations.

Les standards de sécurité doivent évoluer, d’autant qu’ils concernent tous les services de la police nationale. Une telle attaque aurait pu se dérouler dans un service d’intervention, où des armes sont détenues, et la situation aurait alors été encore plus grave.

Cette commission est importante pour déterminer si des erreurs collectives ou individuelles ont été commises, même s’il est encore difficile d’établir à ce stade les défaillances – une enquête judiciaire est en cours –, la radicalisation de Mickaël Harpon n’étant pas encore avérée. Sachez que ma collègue, Mme Pesteil, a travaillé à la DRPP et connaissait l’auteur de l’attaque.

Quatre problématiques doivent être mises en exergue. D’abord, la procédure d’habilitation. Quel est le niveau d’exigence demandé pour attribuer les habilitations ? Quelle est leur durée de validité ? La DGSI emploie 40 % de contractuels : que feront-ils des informations auxquelles ils ont eu accès, une fois qu’ils auront quitté la direction ?

Par ailleurs, la procédure d’habilitation est chronophage et nous ne devons pas compter plus de policiers enquêtant sur des policiers, que de policiers sur le terrain. Nous devons faire attention à ne pas paralyser la police nationale avec des procédures trop longues.

Ensuite, la procédure de suspension. Tout le monde s’accorde à dire, au sein de la police nationale, que les processus ne sont pas satisfaisants même si des efforts ont été faits pour détecter la radicalisation, notamment au sein de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Les mesures de sécurité prises au sein de notre maison ne doivent pas entraîner une réduction des droits des policiers : ils ne doivent pas disposer de moins de droits que les autres citoyens.

Un policier, signalé ou pour lequel des doutes ont été exprimés, qui est désarmé subit un choc psychologique énorme. Il ne faudrait pas que les solutions envisagées soient pires que les procédures actuelles. Imaginez qu’un policier passe à l’acte justement parce qu’il a été signalé et qu’il s’est senti stigmatisé !

Il s’agit d’un vrai problème. Des officiers de police ont déjà été jetés en pâture par la presse, alors que les enquêtes ont établi qu’ils n’étaient pas radicalisés. Comment peuvent-ils ensuite réintégrer leur service et reprendre le travail avec leurs collègues ?

Troisième problématique, la formation ; elle est indispensable. Actuellement, personne ne sait vraiment détecter un collègue qui se serait radicalisé, personne ne connaît les signaux faibles. Nous devons par conséquent intégrer, dans les formations, initiale et continue, des modules sur cette thématique, c’est essentiel.

Enfin, l’organisation. Il me semble, monsieur le président, que vous avez évoqué, dans les médias, l’organisation centralisée. La direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) a été créée en 2008 et remplacée par la DGSI en 2014, et personne, à ces deux dates, n’a remis en cause l’existence de la DRPP. Depuis, le contexte a encore évolué.

Nous pensons, depuis 2014, que l’organisation territoriale de la police nationale est à revoir – y compris à la préfecture de police, et pas seulement à la DRPP. Il est indispensable de prendre en compte toute la police dans son ensemble. Certains disent aujourd’hui que la police nationale compte trop de chefs et de structures, alors qu’ils ont été, à un moment donné, aux manettes et n’ont rien changé. Nous espérons que le Livre blanc contribuera à engager une réforme des structures de la police nationale.

M. Frédéric Lagache, délégué général du syndicat Alliance. Nous vous remercions de nous avoir invités à nous exprimer sur ce sujet, si important et sensible, qu’est le phénomène de radicalisation dans les services de la police nationale.

Je vous présenterai tout d’abord mes collègues du syndicat Alliance, présents aujourd’hui. M. Loïc Travers, secrétaire national de l’Île-de-France siège également au conseil de discipline ; Yvan Assioma, est le secrétaire régional de Paris ; et Frédéric Boucher est le délégué à la DRPP.

Sachez, ensuite, que nous ne pourrons pas répondre à l’ensemble des questions, car nous sommes tenus par le secret de l’instruction et le secret défense, notamment en ce qui concerne les habilitations.

Je vais néanmoins tenter de balayer la problématique dans son ensemble, m’attachant à en déterminer les causes – pourquoi en est-on arrivé-là – et à proposer des solutions, sachant que le risque zéro n’existe pas.

Tout d’abord, si les filtres posés, en matière de recrutement en général, se sont révélés efficaces, il reste quelques interrogations en ce qui concerne les services de renseignement : sont-ils perfectibles s’agissant de l’affectation d’agents dans ces services dits sensibles ? Nous pensons que le système peut être amélioré, notamment en réduisant la durée des habilitations.

Par ailleurs, l’ensemble des personnels du ministère de l’Intérieur doit, s’agissant du recrutement, être soumis aux mêmes règles. Or, seuls les policiers font l’objet d’une enquête de la part des services spécialisés – contrairement aux personnels administratifs. Ce défaut d’enquête sur le personnel administratif – excepté pour les services du renseignement – pose un problème de sécurité. L’affaire Harpon l’a démontré. Après quelques recherches, nous avons appris que cette enquête avait été supprimée en 2015 ou 2016, pour se conformer à un texte européen relatif aux services publics. Ce défaut d’enquête est une faille dans notre dispositif de sécurité.

Concernant les formations, initiale et continue, mon collègue vient de l’évoquer, aucune d’elle n’évoque le phénomène de radicalisation et les signaux auxquels il conviendrait d’être attentifs. Aucun module n’évoque l’islam radical et les raisons amenant à une radicalisation. De telles formations sont essentielles.

Seule la formation continue sensibilise les policiers au principe de la laïcité, et ce depuis 2007. Or, en Île-de-France – le secrétariat général pour l’administration de la police (SGAP) regroupe les départements du 91, 95, 78 et 77 et les deux plateformes aéroportuaires, soit quelque 10 000 collègues –, seuls 3 200 policiers ont été sensibilisés. Je précise que les agents affectés aux services de renseignement disposent, eux, d’un module complet obligatoire.

Maintenant, est-il simple, pour un policier, de dénoncer un collègue chez qui il aurait perçu quelques changements ? Non, bien évidemment. C’est la raison pour laquelle, nous avons proposé au préfet de police le principe de l’anonymisation partielle. Si le nom du policier qui signale un collègue ne doit pas être connu de ce dernier, il n’est pas question non plus de favoriser les règlements de comptes ; son nom devra donc être connu de son directeur – et non pas de sa hiérarchie directe. Cette anonymisation a un autre avantage : si l’enquête menée démontre que le collègue ciblé n’est pas radicalisé, il devra réintégrer son service. Sans le principe de l’anonymisation, ses rapports avec le policier qui l’a signalé seraient alors compliqués.

Enfin, une totale fluidité est indispensable entre les directions de la police nationale. Nous avons effectivement eu vent de cas de policiers signalés qui avaient changé de département, sans que leur nouvelle hiérarchie soit mise au courant de ce signalement.

M. Laurent Massonneau, secrétaire général de l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) Police. Je ferai pour ma part une déclaration préalable sur l’état de la police, qui me semble nécessaire pour comprendre ce qui nous arrive.

Premièrement, les viviers de recrutement sont totalement à sec dans la police nationale. Ce qui nous a poussés à ouvrir les vannes de façon plus large, notamment depuis 2015. De fait, nous sommes certainement un peu moins exigeants sur la qualité des candidats.

Par ailleurs, et mes collègues l’ont évoqué, la formation. Disposons-nous de la capacité – que ce soit au niveau de la formation initiale et continue ou de l’encadrement – d’observer en temps réel le phénomène de radicalisation ? Évidemment, non. En outre, alors que les psychologues seraient en mesure de détecter des signaux, des changements de comportement, la police compte un psychologue pour 3 000 policiers.

Second point, la police est une institution qui a fâcheusement tendance à mettre la poussière sous le tapis et à régler les conflits au travail par une action disciplinaire. Je suis en total accord avec le SCSI, il est très compliqué, lorsqu’un cas est porté à la connaissance de la hiérarchie, de mener une enquête administrative intellectuellement honnête, à charge et à décharge, et de prendre très rapidement la décision qui s’impose. Il y a une zone grise, et tout le problème vient de là. Entre le moment où un agent est signalé comme présentant des signes de radicalisation et la décision, que faut-il faire : le mettre à pied, prendre des mesures disciplinaires, le renvoyer chez lui ? Car le risque est qu’il se mette en arrêt maladie et assigne son service devant le tribunal administratif ou le Conseil d’État. Or s’il a été victime d’un procès en sorcellerie ou d’une enquête un peu bricolée, les magistrats lui donneront raison.

Par ailleurs, et cela a également été évoqué, il ne s’agit pas de fabriquer une usine de policiers qui surveilleraient d’autres policiers. Passer au crible un agent demande trois jours de travail.

L’objectif de cette commission est de trouver des solutions permettant de réduire le risque au maximum. Il convient d’imaginer des millefeuilles internes permettant, sans que personne ne soit stigmatisé, d’être en capacité de veiller, le plus rapidement possible, à ce que ce collègue fasse l’objet d’une enquête approfondie et que la décision adaptée soit prise.

S’agissant de la DGSI, je confirme que les contractuels sont de plus en plus nombreux, et que la durée de leur contrat est de deux ans, en moyenne. Nous ne contestons pas l’apport d’analystes ou d’ingénieurs, mais je rappelle que notre statut est celui de fonctionnaire. Que pouvons-nous nous permettre, en matière de contrôle, pour ces jeunes diplômés qui ne restent chez nous que deux ans ?

M. Meyer Habib. Monsieur Rouget, vous avez déclaré, en ce qui concerne l’affaire Harpon, que la radicalisation n’était pas établie. Pourtant, il s’agit d’une personne qui, après les attentats de Charlie Hebdo, a dit, « c’est bien fait », qui ne serrait plus la main aux femmes et qui fréquentait la mosquée de Gonesse, une mosquée plus ou moins problématique. Alors qu’appelez-vous une « radicalisation établie » ?

Si nous ne devons pas stigmatiser, mon empathie, comme la vôtre j’imagine, va d’abord aux victimes. Nous déplorons 280 victimes du terrorisme en France, 280 victimes de l’islam radical ; c’est la triste réalité.

Bien entendu, nous devons faire la distinction entre les terroristes et l’islam politique, qui, selon moi, est aussi dangereux – même s’il n’a pas de bras armé, il s’agit d’une idéologie forte. Or dans la police, je suis aujourd’hui persuadé que des agents sont endoctrinés et qu’ils adhèrent à l’islam politique.

Je suis sous protection policière depuis des années, je vis donc avec des policiers. Or certains ont une marque sur le front qui prouve qu’ils prient cinq fois par jour et font le ramadan. Attention, je ne dis pas qu’ils sont dangereux ou qu’il s’agit de terroristes, mais nous pouvons avoir un doute. Ils peuvent par ailleurs faire partie de l’un de vos syndicats qui affirment que tant qu’un policier n’est pas passé à l’acte, il est présumé innocent.

Quand, après les attentats de Charlie Hebdo, un policier dit, « c’est bien fait », cela me pose un problème – à vous aussi, j’imagine. Nous devons, dans notre République, être intraitable s’agissant de la laïcité. C’est la raison pour laquelle, le doute doit bénéficier aux citoyens, même s’il s’avère que c’était une erreur.

M. Christophe Rouget. Je ne sais pas s’il s’agit d’une question, mais je tenterai d’y répondre.

Monsieur le député, nous avons le même désir de sécurité pour nos concitoyens, ainsi que pour nos collègues qui sont sur le terrain. Je laisserai ma collègue s’exprimer, car elle connaissait Mickaël Harpon et a travaillé à la DDRP, mais sachez que j’ai mené des enquêtes criminelles et envoyé de nombreuses personnes en prison. Or j’espère l’avoir toujours fait sur des faits établis et jamais sur des doutes.

De la même façon, si un policier est soupçonné de radicalisation, comme pour tous les citoyens, l’enquête doit être juste et permettre d’établir les faits. Si les soupçons sont avérés, il doit également être condamné ou radié dans les règles.

Mme Ève Pesteil, déléguée zonale Île-de-France du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure. Monsieur le député, je suis une défenseure de la laïcité, et j’ai eu la chance de suivre la formation délivrée par la police sur ce thème.

Vous parlez, s’agissant de Mickaël Harpon, d’une radicalisation avérée. Mais, le jour du drame, nous sommes tous tombés des nues, à la DRPP. Il avait présenté ses excuses pour les propos qu’il avait tenus sur à l’attentat de Charlie Hebdo – d’ailleurs peu de personnes étaient au courant – et personne ne connaissait sa pratique religieuse. Je ne sais pas s’il refusait de serrer la main des femmes, mais il me faisait la bise.

Par ailleurs, de nombreux collègues pratiquent le ramadan et travaillent dans des services antiterroristes ; que dois-je en penser ?

M. Massonneau l’a indiqué, la police a élargi le spectre de ses recrutements, à l’image de la société. Je ne stigmatiserai donc pas l’un de mes collègues parce qu’il pratique le ramadan, ne boit pas d’alcool ou ne mange pas de porc.

Enfin, pour revenir à Mickaël Harpon, j’ai encore beaucoup de mal à concevoir sa radicalisation, que vous considérez comme avérée. Sans dévoiler l’enquête judiciaire en cours, je sais que même mes collègues de la brigade criminelle ont dû mal à établir les faits.

Devons-nous nous méfier des personnes qui font cinq prières par jour et le ramadan ? Je ne sais pas quoi penser, la question est très délicate. Je sais simplement que je ne stigmatiserai jamais personne pour la pratique d’une religion. Je suis par ailleurs bien consciente que le ramadan chez les policiers pose une question de sécurité, ces derniers étant physiquement affaiblis.

M. le président Éric Ciotti. Dans quelle sous-direction avez-vous travaillé, madame Pesteil ?

Mme Ève Pesteil. J’ai travaillé dans les trois sous-directions de la DRPP : aux enquêtes – mais pas aux habilitations –, à la lutte contre le terrorisme et au renseignement territorial.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez donc côtoyé Mickaël Harpon ?

Mme Ève Pesteil. Oui, il s’occupait de la maintenance informatique. Certains d’entre nous pouvaient méconnaître son handicap, mais dès lors que vous vous exprimiez clairement, en articulant bien, il n’y avait aucun problème. Je n’ai en tout cas pour ma part jamais rencontré de difficulté avec lui – ni d’autres collègues féminines qui peuvent en témoigner.

M. le président Éric Ciotti. Vous n’avez jamais entendu de rumeurs à son égard ?

Mme Ève Pesteil. Jamais, non. Le chef de service de l’époque a dû gérer cela à son niveau, conformément à la note de l’IGPN précisant que chaque chef de service doit appréhender les situations et faire preuve de discernement s’agissant de soupçons de radicalisation – et les gérer au mieux.

Je rappelle que cette note a été diffusée avant les attentats qui ont déferlé sur la France en 2015 et touché au vif tous les Français. Nous étions donc à l’aube des événements, desquels nous allions beaucoup apprendre. De fait, nous appréhendons différemment l’affaire Harpon. En 2015, ses paroles ont pu apparaître comme une provocation. Le contexte de 2019 n’est pas celui de 2015.

M. Frédéric Lagache. Et c’est bien la difficulté, nos collègues ne veulent pas se tromper dans leur signalement. Ce n’est pas parce qu’il y a un certain nombre de signes qu’il y a radicalisation.

Une fois le préfet informé, il appartient aux services de renseignement de mener leur enquête puis, avec les services d’inspection, de déterminer s’il y a radicalisation ou pas – et si des mesures disciplinaires doivent être prises ou pas.

Il me semble cependant que nous avons les moyens d’identifier une personne qui s’est radicalisée et que nous avons, en général, assez d’éléments – aller à la mosquée, différents comportements – pour prendre une décision, aussi compliquée soit-elle.

Nous avons les moyens d’identifier les terroristes et de déjouer des attentats – nous en avons déjoué un grand nombre. De fait, dès lors que nous avons ciblé un collègue, nous devrions aussi parvenir à prendre une décision. Mais il faut la prendre vite et ne pas attendre le pire, même s’il n’est jamais facile de parler de la religion ou d’actes qui y sont liés.

M. Frédéric Fourcault, secrétaire général adjoint de l’UNSA Police. À l’instar de Mme Pesteil, j’ai également eu la chance de participer au module relatif à la laïcité il y a deux ans, à l’IGPN. Je me souviens de l’intervention de Mme Hélène Dupif, cheffe de la délégation de l’IGPN, qui nous avait rappelés, d’une part, la loi de 1983 dite « loi Anicet Le Pors », portant droits et obligations des fonctionnaires– dans laquelle tout est dit –, d’autre part, la neutralité « active » dont doit faire preuve un fonctionnaire de police s’agissant des idées politiques et religieuses. Elle avait également insisté sur la notion de courage pour, non pas dénoncer, mais avertir sa hiérarchie quand un problème est constaté.

Il y a quelques années encore, nous pouvions aller voir le chef de service pour lui signaler un souci concernant un collègue. Je ne parle pas de dénonciation, mais bien d’évoquer un souci dans le service.

M. Jean-Michel Fauvergue. J’ai bien compris que la principale problématique est de désigner un collègue – avec toutes les conséquences que cela entraîne –, cette désignation débouchant sur une enquête ciblée devant délimiter les contours d’une éventuelle radicalisation.

Selon moi, l’autre problème est que l’information ne remonte pas plus haut que le N+1. Or il est aujourd’hui indispensable que les signaux faibles puissent être connus à un plus haut niveau hiérarchique.

Selon vous, quelle serait la solution, quand un agent transmet une information à son N+1 et qu’il ne se passe rien ? Que faut-il prévoir pour que cet agent ait le courage, comme disait M. Foucault, de transmettre cette information au-delà de son N+1 ?

Concernant l’affaire Harpon, ce dernier était employé à la maintenance informatique et non aux services de renseignement au sens strict et ou de lutte contre le terrorisme – même s’il avait la possibilité d’avoir accès à des données sensibles. Que pensez-vous de l’idée selon laquelle ce type de travail technique devrait être externalisé à des sociétés qui pourraient être mieux contrôlées ? Ainsi, en cas de doute, il serait plus simple d’écarter la personne concernée.

M. Frédéric Lagache. Aucun policier ne passera au-dessus de son supérieur hiérarchique direct – cela ne s’est jamais fait. Car s’il s’est trompé, le jour où il commettra une erreur, si petite soit-elle, on ne la lui pardonnera pas. C’est la raison pour laquelle nous proposons d’adopter le principe de l’anonymisation partielle.

D’abord, pour une bonne gestion du service. Comment imaginer le retour dans son service d’un policier qui aurait été signalé, par erreur, par l’un de ses collègues ? Ce serait ingérable. L’information doit donc être transmise au-delà du chef de service. D’autant que les doutes de radicalisation dans la police ne concernent pas des milliers de policiers – plutôt une centaine. Les directeurs des services actifs ne seront donc pas débordés.

Ensuite, pour éviter les délations.

Après cet événement, certains policiers ont eu peur, ont regardé certains de leurs collègues autrement et des signaux ont été grossis. Plusieurs policiers ont ciblé l’un de leurs collègues et ce signalement s’est retourné contre eux, le policier concerné ayant porté plainte pour diffamation.

Mme Ève Pesteil. S’agissant de l’externalisation des fonctions supports, dans le cadre de l’instauration des processus de sécurité à la DRPP, nous avons plutôt tendance à verrouiller et à recruter des personnels. En externalisant ces missions, nous pourrions être confrontés à d’autres problèmes. Il me semble plus prudent de vivre en autonomie.

En revanche, et cela a été évoqué, sept ans est une durée trop longue pour une habilitation. Une vérification annuelle, voire biannuelle des personnels qualifiés, administratifs et actifs, pourrait être la solution.

Mme George Pau-Langevin. Vous avez évoqué la baisse considérable du nombre de candidats au concours de police, un vivier appauvri ; mais Mickaël Harpon faisait partie des effectifs depuis de nombreuses années. Il détenait par ailleurs une habilitation secret défense ; est-ce fréquent chez les agents de catégorie C ?

En outre, ses collègues de travail ont indiqué qu’il était raillé pour sa surdité, qu’il était surnommé « Bernardo ». Qu’en pensez-vous ?

M. Laurent Massonneau. Mon propos liminaire a en effet consisté à rappeler quelques données qu’il convient de croiser. D’une part, de moins en moins de personnes veulent entrer dans la police, d’autre part, il nous est demandé de les sélectionner davantage. C’est une difficulté que je voulais souligner.

Concernant les railleries qu’aurait subies Mickaël Harpon, l’enquête le confirmera ou pas. Elle devra déterminer si, à une radicalisation – qui semble démontrée –, s’est ajoutée une maltraitance.

Monsieur Fauvergue, je vous rappelle que nous sommes dans un système hiérarchisé. Un officier ou un commissaire de police qui garderait une information d’une telle importance sous le coude serait sous le coup d’une faute déontologique. Nous pouvons faire ici le parallèle avec un policier qui a vu l’un de ses collègues faire preuve d’intempérance : doit-il ou pas le signaler ? Il peut toujours mettre la poussière sous le tapis, mais le jour où ce collègue prendra sa voiture alcoolisé et qu’il renversera une vieille dame sur un passage piéton, tout le monde grimpera au rideau.

Chaque policier, à son niveau, doit comprendre les enjeux. M. Lagache rappelait qu’une centaine de cas ont été détectés dans la police ; je dis bien « détectés ». Mais nous risquons d’en compter de plus en plus. Je précise qu’il peut s’agir de radicalisation non liée à l’islam. Nous devons également faire face à une gauche extrêmement violente et la police nationale n’est pas complètement exempte de ce genre de comportement radicalisé.

Mme Ève Pesteil. Je ne dispose pas d’informations particulières sur les agents de catégorie C, mais s’ils travaillent dans un service de renseignement, il est normal qu’ils détiennent un certain niveau d’habilitation, qui soit cohérent avec leurs fonctions.

Mickaël Harpon effectuait de la maintenance, il était donc autorisé à intervenir sur des ordinateurs dans lesquels se trouvaient des informations secret défense.

Concernant les railleries, oui certains collègues se moquaient de lui, mais la restructuration en cours de l’ensemble de la direction a certainement eu aussi une incidence sur son comportement – même si les stages qu’ils avaient demandés lui ont toujours été accordés.

M. Frédéric Lagache. Cette commission est relative à l’attaque qui s’est déroulée à la DRPP, mais d’autres directions peuvent comporter des failles, puisque, je l’ai dit, aucune enquête de moralité n’est réalisée sur les personnels administratifs. Quel que soit son casier judiciaire, une personne peut être admise dans un service de police, alors même que la France est sous menace terroriste.

M. le président Éric Ciotti. Il existe quand même un contrôle du casier judiciaire ?

M. Frédéric Lagache. Oui, du bulletin B2, mais je ne suis pas certain que ce soit suffisant. Et nous sommes réunis ici pour tenter de trouver des solutions.

Je reviendrai sur la nécessaire fluidité qui devrait exister entre les directions de la police nationale, en vous citant deux exemples.

D’abord, celui d’un élève gardien qui a été signalé, en 2018, pour avoir tenu des propos graves : il avait du respect pour les terroristes – à la suite des attentats du Bataclan – et doutait de l’affaire Merah. Malgré le signalement, et quatorze auditions administratives, ce garçon a passé tous les filtres et a terminé l’école. Il a été affecté dans un département, sans que le directeur de l’école n’ait averti le directeur du département concerné. C’est une fois que son dossier disciplinaire a été finalisé qu’il est passé en conseil de discipline, puis a été suspendu.

Second cas, celui d’un autre élève gardien qui procédait à des simulacres d’égorgement et faisait ses prières dans les bâtiments de l’école. Il a même fait l’appel à la prière au cours d’une présentation des services de la DGSI. Il a fait l’objet de vingt-quatre auditions administratives, mais a continué sa scolarité et a été affecté. Il n’a été, lui aussi, suspendu qu’au bout d’un an après le signalement des faits.

Ce manque de fluidité d’une direction de la formation à une direction active n’est pas normal. Notre maison en est responsable.

M. le président Éric Ciotti. Des modules de détection de la radicalisation sont-ils intégrés à la formation initiale ? Vous évoquiez une présentation de la DGSI ; est-elle réalisée dans ce cadre ?

M. Frédéric Lagache. Non, la DGSI vient présenter son service à la sortie des écoles, en vue de recruter quelques éléments.

M. Christophe Rouget. Non, il n’y a pas de module sur ce sujet dans la formation initiale. Des propositions ont été présentées pour que, dans toutes les écoles d’encadrement, les élèves suivent un module les sensibilisant à ce problème et leur indiquant comment faire remonter les signalements.

Nous pourrions imaginer une plateforme, conforme à la plateforme de l’IGPN, mais qui viserait à recueillir les signalements de radicalisation, de façon anonyme. Mais l’anonymat est un risque, M. Lagache a en parlé tout à l’heure – il propose l’anonymisation partielle. Mais l’objectif principal est que l’information puisse remonter.

Par ailleurs, un rétrocriblage est nécessaire, car le risque existe aussi pour un pilote d’hélicoptère ou d’un avion de chasse. Il vient juste d’être instauré dans tous les métiers qui présentent un danger pour la population, mais il est très compliqué à mettre en œuvre. Et si des cas sont signalés, ils doivent rapidement être analysés – peut-être par une plateforme de signalement.

M. Loïc Travers, secrétaire national Île-de-France du syndicat Alliance. Il existe un module de trois heures en école de police, mais souvent, la DGSI en profite pour présenter son service.

Par ailleurs, cette sensibilisation vise les agents de terrain pour qu’ils acquièrent certains réflexes. Par exemple, signaler que, lors d’une intervention pour conflit familial, ils ont vu un drapeau de Daech dans le salon. Il ne s’agit pas d’une formation pour apprendre à un policer à détecter une radicalisation chez un collègue.

M. Guillaume Vuilletet. J’ai compris les avantages d’une anonymisation partielle et entendu le courage dont doit faire preuve un policier pour signaler un collègue. Cependant, ce sont toujours les mauvaises expériences qui sont citées, le policier doit donc faire preuve de toujours plus de courage pour affronter les risques que vous avez dénoncés.

Que pensez-vous d’un accompagnement des personnes qui souhaiteraient parler, une sorte de « formalisation du chemin » ?

Par ailleurs, que doivent faire les policiers lorsqu’ils trouvent que leur supérieur hiérarchique, le N+1, est en train de changer de comportement ?

Depuis le début de nos auditions, les exemples cités sont noirs ou blancs ; mais que doivent faire les agents vis-à-vis d’une personne en voie de radicalisation ?

Enfin, pensez-vous qu’il y a des trous dans la raquette en termes de transmission des informations ? Je pense notamment au fait que la DRPP n’était pas au courant que Mickaël Harpon fréquentait la mosquée de Gonesse.

M. Loïc Travers. J’ai participé au traitement de plusieurs cas dont nous avons eu à connaître en conseil de discipline ; certains étaient graves. Nous avons appris que des collègues détenaient des vidéos de propagande de Daesh montrant des décapitations, qu’ils tenaient des propos antirépublicains et qu’ils envoyaient des sms gravissimes. Le cas de ces personnes n’a pas fait débat ; ils ont été exclus de la police nationale.

D’autres cas sont très tendancieux. Quand, par exemple, seuls des signaux faibles sont détectés, tels que le port d’un habit traditionnel, le refus de serrer la main d’une femme – même si le policier auquel je pense en particulier acceptait de travailler avec une femme –, ou l’absence de condamnation de l’attentat de Charlie Hebdo. Ce jour-là tous les membres du conseil de discipline ont fait le constat que ce collègue était en voie de radicalisation et il a été révoqué. Mais il a mené une procédure devant le tribunal administratif et a été réintégré.

Enfin, certains collègues ont des idées politiques fortes. Je pense à l’un d’eux qui a des idées pro-palestiniennes et une sympathie pour certains leaders anti-israéliens, qu’ils soient politiques ou humoristes. Que devons-nous faire face à ce type de cas ?

Le service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) devient-il compétent pour reprendre la main ? Car si nous pouvons traiter un tel cas en conseil de discipline, celui-ci mérite-t-il une révocation ? Je ne sais pas. Je n’ai pas été formé pour prendre une telle décision, il m’a simplement été donné une liste de signaux de radicalisation qui m’aide à me faire mon propre jugement.

M. Éric Poulliat. La transition est parfaite, car ma première question est relative à cette liste de signaux faibles. Que pensez-vous d’une formalisation de cette liste – le préfet de police l’a récemment évoquée –, qui serait opposable aux agents qui ne signaleraient pas un comportement dont ils auraient connaissance ?

Ma seconde question concerne une plateforme de signalement – je suis arrivé en retard, si la question a déjà été posée, n’y répondez pas, je lirai votre réponse. J’entends bien ce que vous voulez dire en proposant une anonymisation partielle, mais pourquoi le signalement ne pourrait-il pas être traité par un référent, par exemple, plutôt que par la hiérarchie directe ?

Enfin, je vous remercie d’avoir signalé que la radicalisation n’était pas uniquement religieuse, et qu’il convenait de la traiter dans son ensemble. Les radicalisations que nous pouvons rencontrer, en maintien de l’ordre par exemple, ne sont pas exclusivement liées à une religion.

M. Frédéric Lagache. S’agissant des signaux faibles et de leur traitement, la formation est primordiale. Nous ne disposons pas de fiche type sur cette question. Je l’ai dit tout à l’heure, en Île-de-France, sur 10 000 fonctionnaires de police, seuls 3 200 ont suivi le module relatif à la laïcité.

L’administration a su élaborer des formations sur la déontologie, elle peut donc facilement créer un module sur les risques encourus par un policier qui ne dénonce pas un collègue radicalisé ou en voie de radicalisation, et un module sur les signes de radicalisation.

Nos collègues sont en attente de « quelque chose » ; quelque chose qui ne vient jamais. Pourquoi ? Parce que la formation continue, en réalité, n’existe pas – par exemple, seulement 53 % de nos collègues réalisent leurs trois tirs réglementaires chaque année. La police a un gros problème d’effectifs et a besoin de tout le monde dans les services et sur le terrain. D’autant que la formation continue, s’agissant des stages de sensibilisation, n’est pas obligatoire.

Par exemple, le stage qui est proposé à Cannes Écluses aux commissaires, aux officiers, aux gradés et aux gardiens, sur la détection et l’évaluation de la radicalisation islamiste, ne peut être délivré qu’à seize personnes à la foi ! Il y a là un problème.

Je maintiens par ailleurs qu’une anonymisation partielle est essentielle, car un policier ne dénoncera jamais un collègue avec qui il travaille, les conséquences, notamment en cas de réintégration, sont trop lourdes. Et ceux qui sont ciblés à tort déposent plainte pour stigmatisation.

Mme Ève Pesteil. Je reviens sur la formation continue. Je m’estime effectivement chanceuse d’avoir pu suivre le stage sur la laïcité, qui est délivré par l’Éducation nationale. Mais il est proposé en été, par une note que personne ne voit.

Effectivement, l’idée d’un référent en matière de radicalisation est bonne, à l’instar de ce qui existe à la préfecture de police en matière de lutte contre l’homophobie, à savoir un officier de liaison LGBT.

M. Éric Poulliat. C’est exactement ce que je voulais dire, car je suis persuadé que cette thématique doit être traitée par un professionnel.

M. Meyer Habib. De la discussion jaillit la lumière, et je remercie le président et le rapporteur d’avoir programmé ces auditions. Ce que vous dites, madame et messieurs, est extrêmement important.

D’abord, il convient de dépasser l’affect sur cette question. C’est fondamental, car les agents préfèrent ne rien dire que de passer pour des « balances ».

Ensuite, peut-être conviendrait-il d’élaborer un questionnaire précis que devraient remplir tous les fonctionnaires de police : quelle est votre religion ; la pratiquez-vous de manière régulière ; mangez-vous casher, halal, végétarien, etc. Car nous avons besoin d’établir un criblage, sans stigmatiser une religion.

L’anonymisation partielle est effectivement essentielle, l’identité du policier qui signale ne devant pas être connu par le collègue signalé.

Enfin, les modules de lutte contre la radicalisation pourraient être filmés et envoyés à tous les agents sous forme de vidéos. Ainsi tout le monde y aurait accès.

Quelles sont concrètement vos propositions ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Je reviendrai sur les exemples cités par M. Lagache concernant les élèves gardiens de la paix. Pourquoi ces deux cas n’ont-il pas abouti à une non-titularisation de ces élèves ? Il y a un problème.

M. Frédéric Lagache. Oui, il n’est pas normal que ce soit les départements où les élèves ont été affectés qui aient eu à régler le problème. D’autant que les enquêtes administratives avaient été effectuées par une autre direction, celle qui les a formés.

M. Jean-Michel Fauvergue. Il a été mis fin à leur stage ?

M. Loïc Travers. Oui, le conseil de discipline a prononcé une mise en fin de stage pour faute – l’équivalent d’un licenciement pour un actif de la police nationale.

M. Frédéric Lagache. Le conseil de discipline de l’école n’a pas pris ses responsabilités dans ces affaires. Non seulement, il n’a pas pris de décision, voire de sanction, mais n’a pas informé les départements où ces élèves avaient été affectés.

M. Éric Poulliat. Comment interprétez-vous ce défaut de décision ?

Par ailleurs, si les signalements augmentent, le nombre de contentieux administratifs augmentera également – un problème supplémentaire. Ce manque de décision n’aurait-il pas un lien avec la peur du contentieux ?

M. Frédéric Lagache. Non, je pense qu’il s’agit d’un manque de courage, le conseil de discipline ne voulant pas faire de vagues.

M. Christophe Rouget. Monsieur le député demandait des propositions concrètes, en voici.

La première est de raccourcir la durée de l’habilitation, et de réaliser des contrôles plus souvent, afin de prendre en compte tout élément nouveau.

La deuxième est de mieux définir la procédure de suspension, avec des processus simples pouvant déboucher sur une décision rapide. Les spécialistes qui traitent les cas de radicalisation sont à l’IGPN, et sont saisis par les directions d’emploi. Je reprendrai la proposition de ma collègue, visant à instaurer des référents en matière de radicalisation – peut-être pas liés à l’IGPN – auxquels les agents qui ont un doute pourraient s’adresser.

M. le président Éric Ciotti. Ces référents existent dans l’armée.

M. Christophe Rouget. Troisièmement, concernant la formation, nous attendons l’académie de police promise par le Président de la République. Tous les corps pourront ainsi être sensibilisés à ce sujet.

Enfin, il convient de se pencher sur la mauvaise circulation des informations entre les structures, et avec les directions d’emploi. Peut-être serait-il bon de changer l’organisation et, par exemple, de réintégrer des responsables locaux de police qui permettraient une fluidité de l’information.

M. Frédéric Fourcault. Sans attendre l’installation de l’académie de police, il conviendrait déjà de rappeler aux élèves le cadre laïc dans lequel ils auront à travailler. J’ai évoqué la neutralité active nécessaire en matière de pratique religieuse ou d’expression de convictions politiques ; des opinions qui n’ont pas lieu d’être dans notre ministère et nos activités. Si la règle de la laïcité était rappelée en formation initiale, nous aurions déjà fait un progrès.

Je vous livrerai un dernier témoignage. J’ai eu la chance de travailler pendant huit ans dans des pays arabes, dont l’islam était la religion d’État. Dans ces quatre pays, il était hors de question, pour un fonctionnaire de police, d’exprimer sa préférence religieuse ou politique. Je n’ai ailleurs vu aucun de ces policiers faire sa prière pendant le service ou refuser de serrer la main à une femme. De tels actes sont considérés comme une pratique de l’islam politique, et le fonctionnaire qui s’y prêterait serait exclu du service par le conseil de discipline.

M. Jean-Philippe Bozzola, délégué de l’UNSA Police. La radicalisation est un phénomène dynamique évolutif. Un phénomène qui peut passer outre la frontière du recrutement, mûrir et poser des problèmes quelques années plus tard. L’idée d’instaurer des référents locaux dans les services est un point sur lequel il faut travailler. Par l’intermédiaire de notre syndicat, nous demandons le développement de ce réseau, afin que ces référents soient les premiers interlocuteurs au niveau local. Ils auraient la responsabilité de faire remonter à la hiérarchie toute évolution vers une radicalisation nuisible à l’institution – une obligation au sein de notre institution.

M. le président Éric Ciotti. Madame, messieurs, je vous remercie de nous avoir accordé du temps et vous exprime, au nom de la commission, toute notre considération et notre respect, mais également tout notre soutien.

 


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Audition du jeudi 6 février 2020

À 14 heures : Colonel Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie, capitaine Leïla Benmokthar, secrétaire générale adjointe, et des membres du groupe de liaison (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mesdames, messieurs, avec le rapporteur M. Florent Boudié, nous sommes heureux de vous accueillir et de vous auditionner. Notre commission d’enquête a été constituée après l’attentat qui a frappé la préfecture de police. Le champ de nos travaux concerne prioritairement ces événements.

Mais nous avons souhaité élargir le champ d’enquête de notre commission aux problématiques liées à la radicalisation dans les métiers qui touchent à la sécurité nationale, plus particulièrement au sein des forces armées, de la police nationale, des services de renseignement et de la gendarmerie nationale.

Préalablement à vos propos liminaires, et conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, il est demandé aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc collectivement à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Les treize personnes auditionnées prêtent serment collectivement.)

M. le président Éric Ciotti. Cette collégialité est très impressionnante ! (Rires) Mon colonel, vous avez la parole.

M. le colonel Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, c’est en ma qualité de secrétaire général du CFMG et de garant du dialogue interne au sein de notre institution que je tiens tout d’abord à vous remercier d’avoir consacré cet après-midi au groupe de liaison du CFMG. Ainsi, vous avez invité à répondre à vos questions les 100 000 militaires de la gendarmerie qui ont élu le conseil.

La présence de représentants du CFMG dans cette salle est pour nous, militaires de la gendarmerie, le signe manifeste de la reconnaissance que vous, élus de la République, portez au modèle de dialogue interne que la gendarmerie a mis en place depuis 1989. Soyez ainsi assuré, monsieur le député, que c’est bien tout le corps social de la gendarmerie qui va, par l’intermédiaire du groupe de liaison du CFMG, répondre à toutes vos questions, dans un souci de clarté, de transparence et de franchise la plus totale.

L’objet de votre commission d’enquête est la détection de la radicalisation interne, notamment dans les rangs de la gendarmerie. Cette question concerne – je vous prie d’excuser ces termes un peu barbares – autant le flux que le stock. Le flux désigne l’ensemble des personnes qui chaque année décident d’intégrer les rangs de la gendarmerie, qui entrent donc dans notre appareil de formation, autrement dit dans nos écoles. Le stock désigne les militaires qui sont déjà dans les rangs de la gendarmerie et qui, eux, servent dans les unités territoriales de la gendarmerie.

Un premier constat d’évidence s’impose : nous sommes, gendarmes, autant concernés que la police nationale par des problèmes de radicalisation, et peut-être encore plus que d’autres administrations au sein de l’appareil étatique. En effet, le flux de personnes entrant dans les rangs de la gendarmerie est très conséquent ; chaque année, la gendarmerie recrute et forme près de 10 000 militaires, dont 5 000 gendarmes adjoints volontaires. Parce qu’elles sont plus jeunes, ces personnes sont beaucoup plus réceptives que d’autres à des idéologies potentiellement radicales. Différentes procédures existent – elles vous seront détaillées au cours de l’entretien – et sont mises en œuvre en amont, dès le processus de recrutement et le début du parcours de formation, pour détecter toutes les formes de radicalisation qui peuvent exister dans les rangs.

Pour ce qui concerne le stock, des procédures internes existent aussi. Le directeur général de la gendarmerie nationale, que vous auditionnerez prochainement, sera plus à même de vous détailler ces procédures classifiées. Toutefois, je souhaite préciser quelques points en préambule de nos échanges.

Tout d’abord, la gendarmerie est une force armée. Son organisation est pyramidale. La loi du 3 août 2009 le rappelle dans son article 1er. En qualité de force armée, la hiérarchie est évidemment très présente à tous les étages de l’organisation ; elle joue pleinement son rôle d’encadrement. Les changements de comportement ou les comportements inhabituels, qui trahissent parfois un début de radicalisation, remontent plus facilement quand la hiérarchie joue pleinement son rôle. Il peut y avoir des exceptions, comme cette adjudante qui servait au Centre national de formation au renseignement opérationnel (CNFRO) de Rosny-sous-Bois et était fortement radicalisée. Nous estimons cependant que le rôle joué par la hiérarchie est essentiel pour détecter des comportements déviants.

Ensuite, la communauté militaire véhicule les valeurs d’appartenance à un groupe et se traduit par l’adhésion à un socle de valeurs républicaines ; elles peuvent être contraires à d’autres valeurs véhiculées par des personnes radicalisés. Le fait de ne pas adhérer totalement à nos valeurs peut aussi être interprété comme un signe de radicalisation.

Enfin, un dernier élément me semble important dans la détection des signaux faibles : les gendarmes travaillent et habitent dans des casernes. Ces logements leur sont concédés par nécessité absolue de service. La détection des comportements déviants est plus facile dans ces conditions. Personne n’est à l’abri d’un phénomène de radicalisation et de conséquences telles que le drame de la préfecture de police, mais cette communauté de vie et de travail nous permet de déceler plus facilement les comportements problématiques. Quelles que soient les procédures de détection, une vigilance de tous les instants, collective ou individuelle, reste le meilleur moyen de les repérer.

M. le président Éric Ciotti. Mon colonel, avez-vous des données chiffrées qui permettent d’évaluer, au sein de la gendarmerie nationale, le phénomène de radicalisation ?

M. le major Patrick Boussemaere. Nous laisserons notre directeur général vous répondre sur ce point. Cependant, notre précédent directeur général avait dit que 15 à 20 personnes faisaient l’objet d’une surveillance au sein de l’institution. Les chiffres ont évolué. Vous en aurez la primeur des chiffres actualisés lors de la prochaine audition du général Rodriguez.

M. Florent Boudié, rapporteur. Les chiffres cités portent sur quelle période ?

M. le major Patrick Boussemaere. Notre ancien directeur général a annoncé ces chiffres en octobre dernier. Une bonne vingtaine de personnels était alors suivie.

M. le président Éric Ciotti. C’était juste après les attentats de la préfecture de police ; le ministre de l’Intérieur avait cité ces chiffres devant les membres de la commission des Lois.

Individuellement, personnellement, avez-vous, les uns et les autres, été confrontés à ce phénomène ? Votre distinction entre les entrants et les militaires déjà présents au sein de la gendarmerie était très claire. Quelles procédures de criblage des profils des jeunes gendarmes volontaires avez-vous à disposition ? Menez-vous des enquêtes lors des processus de recrutement ? Comment détectez-vous les profils à risque ? Pour les militaires qui sont déjà au sein de la gendarmerie, des procédures de rétro-criblage existent-elles, telles qu’elles ont été prévues par la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT ? Qui procède aux enquêtes, notamment pour les militaires qui sont habilités au secret de la défense nationale ? Comment les enquêtes d’habilitation sont-elles réalisées ?

M. le maréchal des logis-chef Grégory Rivière. Concernant le recrutement, qu’il s’agisse de gendarmes adjoints volontaires ou de sous-officiers, tous font l’objet d’enquête de criblage ou d’identification grâce à nos différents fichiers. Cependant, les juridictions administratives ont restreint les enquêtes aux candidats, contrairement à ce qui existait auparavant, à savoir des enquêtes approfondies sur la famille et les éléments extérieurs.

Le passage en école de la gendarmerie favorise un recrutement de qualité. En internat, il est très difficile de passer à travers les mailles du filet. Un comportement déviant est vite identifié.

Pour ma part, je n’ai pas connu de personnes qui se sont radicalisées. Certaines personnes ont pu changer de religion, souvent du fait d’un mariage qui a conduit à une conversion. Mais je n’ai pas connu de comportement excessif ou déviant.

Mme ladjudante Vanessa Georget. Au sein de la gendarmerie, certains postes requièrent un certain niveau d’habilitation. Dans ce cas, des enquêtes plus approfondies sont réalisées au sein de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), qui incluent la famille proche et celle du conjoint.

M. le président Éric Ciotti. Comme pour toutes les forces armées, est-ce la DRSD qui réalise ces enquêtes ?

Mme ladjudante Vanessa Georget. Tout à fait.

M. le président Éric Ciotti. Qui réalise les criblages pour les recrutements ?

M. ladjudant Patrick Beccegato. Ce premier filtre implique des tests sportifs et un entretien réalisé par un officier et un psychologue. Certains signes extérieurs, comme l’habillement, peuvent donner des indices. Puis, au cours de l’entretien, certains sujets sont abordés, et des signes peuvent être décelés. C’est généralement au cours de ce premier entretien que des risques de radicalisation sont observés.

M. le président Éric Ciotti. Quels fichiers sont consultés, et par qui ?

Mme ladjudante-cheffe Samia Bakli. Le fichier des personnes recherchées (FPR) et le traitement d’antécédents judiciaires (TAJ) sont systématiquement consultés, au sein de chaque région de gendarmerie, pour chacun des candidats qui se présente. Au niveau du recrutement sous-officier, nous ajoutons l’examen de l’extrait de casier judiciaire B2.

M. le maréchal des logis-chef Grégory Rivière. J’ai rencontré le cas d’un gendarme adjoint volontaire qui présentait des signes de radicalisation. Il est possible de les capter plus rapidement à l’entrée qu’au cours de la carrière. Le véritable danger vient plutôt des personnes qui sont en cours de carrière et que l’on ne peut pas cribler très régulièrement. Seule la vie en commun permet de détecter des signes de radicalisation.

M. ladjudant-chef Régis Poulet. Je m’exprimerai en tant que commandant d’unité, puisque je commande une unité de brigade. Les commandants, au cours de leur formation continue, suivent des formations et des stages de sensibilisation à la détection de personnes radicalisées, liées à des religions comme à certaines idéologies politiques, telles que celles de l’ultra-droite ou l’ultra-gauche, même si l’ultra-gauche est certainement moins présente au sein de notre institution. Les commandants de compagnie et les commandants de groupement sont aussi formés à ces questions.

Comme le disait M. le colonel, la force de cette détection de la radicalisation au sein de la gendarmerie, c’est que nous vivons ensemble. Le rôle du chef est aussi de détecter le mal-être ou les interrogations d’un militaire. Le premier élément déclencheur reste les camarades, qui se rendent compte que tel militaire change du jour au lendemain, ne serre plus la main à un militaire féminin, change de comportement, etc. Dans ce cas, ils en discuteront entre collègues, et le signaleront à leur chef. Le chef transmettra les informations à sa hiérarchie, qui fera le nécessaire.

M. le major Patrick Boussemaere. La vie en caserne implique une grande porosité entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Dans certaines corporations, il est possible d’identifier des signes de radicalisation sur le lieu de travail. Cependant, une fois le travail terminé, chacun peut se comporter comme il le souhaite. Comme les gendarmes vivent avec leurs familles sur leur lieu de travail, cette porosité permet de poursuivre au-delà de la sphère professionnelle l’observation d’attitudes ou de comportements changeants ou déviants.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je suis très heureux que nous puissions vous auditionner aujourd’hui. En tant que petit-fils de gendarme, je connais bien votre uniforme et la vie que vous menez. Je constate que votre audition est chorale, ce qui est assez rare pour être noté.

Plus sérieusement, vous disposez au sein de la gendarmerie d’un nombre relativement important de personnels à statut administratif. Pour ces personnels, la vigilance sur les risques de vulnérabilité est-elle alignée sur celle des statuts militaires ?

Par ailleurs, il va de soi que nous étudions non seulement la question de la radicalisation, mais aussi les risques de vulnérabilité en général, dont la radicalisation est une composante. Toutefois, lorsque vous constatez une conversion religieuse, le cas échéant à l’islam, cela fait-il l’objet, pour les personnels à statut administratif comme militaire, d’une vigilance particulière ? Nous avons compris au fil des auditions que c’est le cas dans certains services de renseignement.

M. le major Patrick Boussemaere. Pour nous, la religion en elle-même ne pose pas de problème. Elle est neutre. Notre vigilance porte surtout sur des changements de comportement, par exemple du prosélytisme ou des demandes qui ne seraient plus en phase avec les valeurs républicaines.

M. Florent Boudié, rapporteur. Une conversion en tant que telle n’est-elle pas considérée comme un changement de comportement ?

M. le major Patrick Boussemaere. Non. Nous sommes attentifs aux changements de comportements qui s’opposent aux notions de service public et à la neutralité que tout agent du service public doit incarner.

M. ladjudant-chef Erick Verfaillie. Malheureusement, face à l’actualité, nous, hommes et femmes qui formons la gendarmerie, sommes aussi sensibles aux peurs qui peuvent nous envahir. Vous parlez de conversion et de changement de comportement. Pour éviter qu’une anxiété trop grande naisse au sein de nos rangs, nous avons parallèlement formé des référents « égalité & diversité » (RED), qui ont vocation à expliquer à chaque membre du personnel de la gendarmerie ce que sont l’égalité et la diversité. Ainsi, il ne faut pas assimiler une simple conversion, choix tout à fait personnel et libre, à une radicalisation.

Je précise que la radicalisation n’est pas obligatoirement religieuse. Dans nos rangs, les valeurs transmises – valeurs militaires, attachement à la Nation, etc. – attirent des personnes potentiellement attirées par l’ultra-droite. Le risque est plus grand que pour la radicalisation religieuse. Identifié depuis de nombreuses années, il consiste à mal comprendre nos valeurs et à les utiliser à mauvais escient. Nous avons une certaine expérience dans l’identification des déviances de ce type au sein du personnel. Ainsi nous pouvons agir rapidement devant tout comportement inacceptable.

Mme ladjudante cheffe Samia Bakli. Monsieur le député, vous vous interrogiez quant au statut administratif. Entendiez-vous par là le personnel civil ? Nous avons aussi des militaires du corps de soutien administratif.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ma question était de savoir si toutes les catégories statutaires font l’objet de la même vigilance quant au risque de vulnérabilité.

Mme ladjudante-cheffe Samia Bakli. Tous les corps et statuts sont concernés par la sensibilisation. Quant aux enquêtes administratives, les personnels civils ne les subissent pas au stade du recrutement. Ils font l’objet d’une enquête poussée quand ils occupent des postes sensibles. Quant aux militaires du corps de soutien, ils font l’objet des mêmes procédures que les autres militaires, c’est-à-dire une enquête administrative et la consultation des fichiers FPR et TAJ.

M. le maréchal des logis-chef Grégory Rivière. Nous sommes toujours en lien avec les antennes du renseignement territorial, et les services départementaux du renseignement territorial (SDRT), qui surveillent, par exemple, dans le cas de la radicalisation, les mosquées qui feraient du prosélytisme. Ils sont les premiers à nous avertir quand ils constatent, grâce à leurs criblages, qu’une personne surveillée fait partie de la gendarmerie. Les administrations collaborent. Nous comptons sur chacun des services pour identifier des civils ou des militaires qui fréquenteraient une mosquée, qui appartiendraient à un groupe d’ultra-droite ou commettraient des actes répréhensibles.

M. ladjudant Gérard Dhordain. J’ai connu deux cas de conversion dans mon escadron. Le commandement, dans l’absolu, n’est même pas censé en être informé. Il s’agit d’un acte privé et personnel. Dans la gendarmerie mobile, nous partons ensemble en déplacement, nous dormons et mangeons dans les mêmes lieux. Très souvent, les personnes qui se convertissent s’adressent à nous car elles changent de régime alimentaire. C’est à cette occasion que nous apprenons leur conversion. Cependant, le fait de se convertir à l’islam, dans les cas que j’ai connus, avant un mariage, n’a rien changé aux comportements des intéressés.

M. le président Éric Ciotti. Une conversion religieuse doit-elle être déclarée ?

M. le colonel Louis-Mathieu Gaspari. Absolument pas.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ni les changements de situation, comme un mariage ?

M. ladjudant Gérard Dhordain. Le militaire doit signaler a posteriori à son secrétariat son mariage ou son PACS. Un dossier administratif est ouvert : un premier criblage a lieu sur la belle-famille, puis le dossier est envoyé aux échelons supérieurs, et le commandant de région donne son aval ou non pour que le militaire reste sur place, le but étant d’éviter que le militaire ne serve pas là où réside sa belle-famille.

M. le lieutenant Michel Rivière. Je précise qu’une enquête administrative est obligatoire uniquement si l’on se marie avec une personne qui n’est pas ressortissante de l’Union européenne.

Heureusement, il n’existe plus de déclaration de la religion des personnels, alors que c’était encore le cas il y a trente ans. Nous disposons au sein de la gendarmerie, comme dans toutes les autres armées, d’aumôniers de toutes les confessions, et nous nous en félicitons.

M. le colonel Louis-Mathieu Gaspari. Il nous arrive de travailler avec les aumôniers sur ces cas de radicalisation, pour affiner notre jugement. Toutes les procédures de détection de cas de radicalisation mises en place au sein de la gendarmerie ont été classifiées. Ce choix de tout classifier – le directeur général vous le redira – procède de plusieurs raisons : d’abord, pour protéger l’institution de toute tentative volontaire de contournement du dispositif ; ensuite, pour éviter toute fuite ; enfin, pour protéger tout individu faisant l’objet d’une enquête ou d’une attention particulière. Si ces personnes sont finalement mises hors de cause, il est normal que l’institution dans laquelle elles servent puisse leur garantir de pouvoir poursuivre leur carrière dans de bonnes conditions.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous avons constaté que, dans les services de renseignement, la déclaration de tout changement de situation de l’agent concerné est obligatoire. Ne pas avoir déclaré un changement de situation peut être le motif d’une mise à l’écart. Existe-t-il une disposition équivalente au sein de la gendarmerie, quel que soit le changement de situation concerné ?

M. ladjudant-chef Erick Verfaillie. Les changements que nous devons déclarer sont ceux qui ont un impact sur l’exercice du métier. Voilà qui peut paraître paradoxal : autant vie privée et vie professionnelle sont très liées au sein de la gendarmerie, autant nous protégeons ce qui relève du domaine des choix personnels. En tant que RED, je suis là pour y veiller. Dans les choix personnels, j’inclus la religion, y compris au cours de la procédure d’entrée, car il y aurait un risque de discrimination. Du moment que je ne connais pas la religion de la personne qui va intégrer la gendarmerie, je ne vois pas de quel droit je pourrais ensuite lui demander s’il a changé de religion. Ce point est très clair dans les esprits de chacun d’entre nous. Nous savons ce que nous pouvons demander, ce qu’il est obligatoire de déclarer, et les domaines que nous n’abordons pas. Cela n’empêche pas de faire remonter des signaux faibles par d’autres canaux, mais sans obligation de déclaration de religion systématique.

Mme George Pau-Langevin. Voilà qui est rassurant !

M. le lieutenant Michel Rivière. Merci, madame la députée !

M. ladjudant-chef Erick Verfaillie. Comme quoi, l’esprit militaire a aussi du bon. Nous sommes carrés ! (Sourires.)

M. le président Éric Ciotti. Pourriez-vous nous présenter le cadre d’intégration des aumôniers ? Combien sont-ils ? M. Vuilletet avait sans doute la même question. Quelle est leur confession ? Comment sont-ils répartis sur le territoire national ? Sont-ils présents dans chaque groupement ?

M. ladjudant-chef Régis Poulet. Les aumôniers sont de toutes les religions : catholique, israélite, protestante et musulmane. Au sein des forces armées, c’est la gendarmerie qui a accueilli le premier aumônier musulman. Pour chaque culte, un aumônier régional gère les aumôniers locaux, et un aumônier national se tient auprès du directeur général.

M. le président Éric Ciotti. Pour chaque culte ?

M. ladjudant-chef Régis Poulet. Tout à fait. En revanche, leur implantation locale varie en fonction du nombre d’aumôniers dont dispose chaque culte. Le rôle de l’aumônier, régi par un texte militaire, est non seulement d’exercer un culte, mais aussi de soutenir psychologiquement et spirituellement les militaires, y compris, pour certains d’entre eux, sur les théâtres d’opération extérieurs.

M. le président Éric Ciotti. Quel est leur nombre ?

M. ladjudant-chef Régis Poulet. De mémoire, je ne pourrai vous fournir un nombre précis. Au sein de la gendarmerie, nous disposons d’un aumônier régional pour chaque culte, qui est l’interlocuteur privilégié du commandant de région. Ce nombre peut être supérieur, puisque, par exemple, l’Île-de-France compte quatre aumôniers départementaux, qui ont en charge l’aumônerie de la gendarmerie et celles des autres forces armées. Quant à l’aumônier militaire, il joue un rôle de conseil auprès de chaque chef hiérarchique de la gendarmerie. Enfin, pour la religion catholique, un évêque aux armées dépend directement du ministère des Armées.

M. le major Patrick Boussemaere. Ils sont eux aussi des capteurs d’information. Tout en préservant la confidentialité des échanges avec les militaires, dès lors qu’un aumônier détecte un cas de radicalisation, il peut le signaler au commandant de région.

M. le président Éric Ciotti. Tous sont-ils militaires ?

M. le major Patrick Boussemaere. Tout à fait, ils disposent d’un statut rattaché au statut militaire. Ils jouent un rôle essentiel, car ils sont des capteurs potentiels pour discerner toute forme de radicalisation dans telle ou telle religion.

M. Guillaume Vuilletet. Cet élément me semble très important en termes de prévention. Beaucoup de personnes radicalisées le sont au contact de prédicateurs ou d’imams, qui se livrent à des excès. En la matière, je vois deux singularités, l’une qui tient à votre corps, l’autre à la religion musulmane. D’une part la religion musulmane n’a pas de hiérarchie formelle, ce qui ne doit pas faciliter le recrutement d’aumôniers pour ses coreligionnaires ; d’autre part, la gendarmerie implique des mutations plus régulières, et donc un suivi plus complexe. Comment les aumôniers musulmans sont-ils recrutés, et comment les militaires prennent-ils contact avec ces aumôniers ?

M. ladjudant-chef Régis Poulet. Chaque aumônier peut contacter directement chaque militaire, via des messages, des appels téléphoniques, des affiches, etc. Concernant la formation, je laisse mon camarade vous répondre.

Mme ladjudante-cheffe Samia Bakli. Je suis musulmane. Chaque aumônier, pour chaque religion, se présente par courrier aux personnels éventuellement intéressés, les invitants à le contacter directement, à prendre rendez-vous, etc. Ce fut le cas me concernant, lorsque que j’exerçais en Île-de-France, à Maisons-Alfort. Je n’ai pas rendu visite à cet aumônier, mais beaucoup l’ont fait, plus particulièrement à la suite des événements de 2015.

Mme George Pau-Langevin. Je reviens à la question précédente : comment recrute-t-on les aumôniers ?

M. le lieutenant Michel Rivière. J’en viens à l’habilitation de ces personnels. Au regard de l’importance des fonctions qu’ils vont exercer, nous menons une enquête de niveau très secret défense, avec un criblage très important auprès de tous les fichiers dont nous disposons. Je me suis personnellement occupé de cette question pendant quelques années. Les aumôniers font acte de candidature. Ils se proposent spontanément, et nous évaluons les besoins selon les régions et les zones. Nous avons récemment, en région Champagne-Ardenne, accueilli un aumônier catholique, qui est un laïc. Les aumôniers sont rattachés au service de santé des armées ; le processus de recrutement n’est pas spécifique à la gendarmerie ; cependant, comme pour tous les militaires, l’habilitation dépend de la DRSD, qui mène un criblage très poussé.

M. le président Éric Ciotti. Un criblage DRSD donc…

M. le lieutenant Michel Rivière. Tout à fait.

M. le président Éric Ciotti. … assez fin donc… très secret défense…

M. ladjudant-chef Erick Verfaillie. L’aumônier fait partie d’un système. En gendarmerie nous ne disposons pas de syndicats ; n’existe que la concertation, dont nous sommes les représentants. En tant qu’élus, nous ne sommes ni assistants sociaux, ni psychologues. Même si cela peut choquer – mais c’est un outil comme un autre – nous utilisons les aumôniers pour détecter les signaux faibles. Le fait de fréquenter une mosquée n’est pas un signal faible. Les psychologues peuvent nous aider à détecter les comportements singuliers, tout comme les assistants sociaux, qui sont extrêmement importantes. Les personnes chargées de la concertation ont des réunions conjointes avec ces personnels pour dresser un état des lieux.

M. le major Patrick Boussemaere. Ce sont le maillage et le croisement des informations entre plusieurs personnes qui permettent de canaliser le renseignement. Cette chaîne de concertation représente un maillage national d’environ 2 000 personnes. Assistants sociaux, aumôniers, etc., autant de canaux qui convergent pour permettre de croiser les informations. Voilà la force de cette organisation.

M. Guillaume Vuilletet. Ne vous méprenez-pas. Les aumôniers jouent sûrement un rôle dans la détection des signaux faibles. Cependant, nous constatons aussi que beaucoup de personnes se sont radicalisées sur internet, faute d’interlocuteur spirituel. D’autres fragilités sont probablement en jeu. Ma question est la suivante : comment une personne, quelle que soit sa religion, peut-elle disposer d’un interlocuteur qui l’accompagne, non pas tant pour détecter des signaux faibles que pour l’aider à trouver des réponses à ses propres questions. Alors que le personnel est fréquemment muté et doit chaque fois reconstruire son réseau professionnel et personnel, comment ce maillage peut-il être efficace ?

M. le maréchal des logis-chef Grégory Rivière. Pour ce qui concerne votre affirmation à propos d’internet, Monsieur le député, tous les militaires de la gendarmerie sont surveillés quand ils consultent des fichiers. Nous vérifions qu’il n’y ait aucun abus. Ensuite, nous disposons de moteurs de recherche qui permettent d’identifier les auteurs de certains types de recherche. Il paraît très difficile de passer à travers les mailles du filet sur internet.

M. ladjudant-chef Erick Verfaillie. J’ai juré de dire toute la vérité ! La mobilité est un très gros problème pour la gendarmerie. Le sujet est central, car la mobilité et de moins en moins grande. Je ne devrais pas le dire, mais, pour les sous-officiers, la mobilité est assez réduite au cours d’une carrière. Un sous-officier peut rester dix ou quinze ans au même endroit. Voilà qui facilite les contacts et la transmission d’informations.

M. l’adjudant-chef Raoul Burdet. Un sous-officier de la gendarmerie est muté sept fois en moyenne au cours de sa carrière.

M. le président Éric Ciotti. Je souhaiterais avoir une précision concernant les signalements effectués. Ils remontent par la chaîne hiérarchique. Sont-ils traités par l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), qui centralise et évalue les signalements ?

M. l’adjudant-chef Raoul Burdet. Pour le coup, tout est classifié. À notre niveau, nous n’avons absolument pas connaissance des procédures.

M. le président Éric Ciotti. Nous demanderons donc à votre directeur général de déclassifier ces informations ! (Rires)

M. ladjudant-chef Erick Verfaillie. Il existe un référent radicalisation au niveau de chaque département. Les procédures sont tellement secrètes que même les gendarmes ne savent pas qui fait l’objet d’un suivi ou d’une enquête. C’est la volonté de l’institution. Nous ne disposons pas des informations, pour les raisons invoquées par le colonel Gaspari, notamment la protection des personnes.

M. le président Éric Ciotti. Même le corps qui traite de l’information n’est pas public ? À la police il s’agit de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN).

M. le colonel Louis-Mathieu Gaspari. Si une enquête judiciaire a lieu, il peut s’agir de l’IGGN. Mais nous nous trouvons souvent dans le cas de procédures non judiciaires.

M. le président Éric Ciotti. C’est aussi le cas dans la police.

M. le colonel Louis-Mathieu Gaspari. Il me semble que, pour la gendarmerie, ce n’est pas l’IGGN. Le directeur général vous le confirmera.

M. le président Éric Ciotti. Je ne souhaite pas vous mettre en difficulté ! (Sourires.) Lorsqu’une habilitation est retirée, la personne en cause quitte-t-elle automatiquement l’unité dans laquelle elle servait ?

Mme ladjudante Vanessa Georget. Ces informations sont aussi classifiées.

M. le colonel Louis-Mathieu Gaspari. Sans trahir de grands secrets, je pense pouvoir vous dire que les cas sont extrêmement marginaux. L’arsenal soit statutaire, soit judiciaire, permet d’écarter toutes les personnes qui seraient potentiellement ou réellement dangereuses. Aujourd’hui, le directeur général de la gendarmerie a en main suffisamment de voies pour écarter quelqu’un qui présenterait des risques de déviance.

Mme ladjudante-cheffe Samia Bakli. Concernant la radicalisation liée à l’islam, je pense que, les personnes qui sont en désaccord avec les valeurs de la République ou de la gendarmerie quittent d’eux-mêmes spontanément l’institution.

M. le président Éric Ciotti. Y a-t-il eu beaucoup de départs ?

M. l’adjudant-chef Raoul Burdet. Le phénomène est difficilement quantifiable. Nous sommes des représentants du terrain. La radicalisation n’est pas un sujet de discussion quotidien. Nous n’observons pas d’effet majeur de radicalisation dans nos rangs. Néanmoins, la question est bien prise en compte par un système professionnel depuis 2015, avec des procédures de criblage et rétro-criblage, menées par des personnes tout à fait disponibles pour traiter les éventuels problèmes. Nous ne connaissons pas les chiffres concernant les départs pour cause de radicalisation. La vingtaine de cas évoquée par le précédent directeur général vous permet de vous faire une idée de l’ampleur du problème.

M. le président Éric Ciotti. Avez-vous des données concernant des militaires qui seraient désarmés à la suite de procédures particulières ?

M. le maréchal des logis-chef Grégory Rivière. Dites-vous bien, Monsieur le président, que pour toute personne qui se radicalise, notre système militaire pose très rapidement problème. J’ai vu ce cas pour un jeune qui entrait dans l’institution. La formation des gendarmes adjoints volontaires n’est pas très longue, et ce jeune a pu passer à travers les mailles du filet. Une fois intégré dans une unité, au premier ordre reçu, il a répondu : « Seul Allah me donne des ordres. Vous n’avez pas à me donner des ordres. » Voilà qui est flagrant. Nous n’avons pas besoin des services de renseignement pour donner l’alerte. L’immaturité de la jeunesse fait que la radicalisation se manifeste immédiatement. Si le risque zéro n’existe pas, notre système militaire met les personnes radicalisées dans une situation intenable. Nous vivons entre nous ! Si demain je décide de ne plus m’adresser à un camarade, cela se verra immédiatement.

M. l’adjudant Patrick Beccegato. Les cas dont j’ai eu à connaître ont eu lieu après un mariage avec une musulmane. La radicalisation ne vient pas du fait de la seule personne, mais par exemple à la suite d’un mariage.

M. le président Éric Ciotti. D’où notre question initiale sur la déclaration de changement de situation matrimoniale. Dans le cas qui a constitué le motif de la création de cette commission d’enquête, beaucoup est lié à un mariage.

Mme George Pau-Langevin. Le mariage en soi ne me semble pas significatif. Pour se marier avec un musulman, il faut en principe se convertir à l’islam. Cela n’indique pas ce que pensent les personnes in petto. Comme nous ne savons pas précisément le nombre de personnes qui abandonnent la gendarmerie pour cause de radicalisation, avez-vous une idée du nombre de personnes qui, servant déjà au sein de la gendarmerie, abandonnent pour d’autres raisons, par exemple parce qu’elles ne supportent pas le régime militaire, etc. ? Avez-vous une idée du pourcentage ?

M. le colonel Louis-Mathieu Gaspari. Madame, il est extrêmement difficile de répondre à cette question.

M. ladjudant-chef Erick Verfaillie. Nous connaissons des départs à tous les niveaux : il y a une première sélection à l’arrivée, où nous sommes très clairs quant aux valeurs à adopter, puis en école, où les abandons sont liés à des raisons diverses et des choix très personnels. Après la sortie de l’école, une fois la carrière lancée, les départs sont très peu nombreux. En amont, nous faisons en sorte que les personnels qui veulent intégrer notre institution disposent de la « vérité des prix ».

M. l’adjudant-chef Raoul Burdet. En gendarmerie, nous réalisons des études de cohorte. Des sociologues suivent des contingents, dont la cohorte 1984. J’ai encore quelques chiffres en tête : le pourcentage de départs pour une cohorte est de moins de 20 %.

M. le président Éric Ciotti. Très bien. Voyez-vous d’autres éléments que vous souhaiteriez porter à notre connaissance ?

M. l’adjudant-chef Raoul Burdet. Vous connaissez les faits récents d’intrusion à la brigade de Dieuse. Ces faits n’ont pas été considérés comme un acte terroriste. Néanmoins, des propos ont été tenus. Je profite de cette occasion pour évoquer devant la représentation nationale l’importance de l’immobilier dans la gendarmerie, notamment en termes de sécurisation. Les gendarmes habitent sur leur lieu de travail avec leur famille. Le gendarme, aujourd’hui, est un militaire qui est au service de la sécurité publique mais il est aussi exposé, dans le contexte terroriste que tous nous connaissons. Pour vous donner un ordre de grandeur, il faudrait pouvoir investir 300 millions d’euros par an dans la sécurité de nos implantations ; nous ne disposons actuellement que d’un tiers de cette somme. Voilà qui participe à la fragilisation de nos emprises et de la sécurité des familles des militaires.

M. le président Éric Ciotti. J’en suis bien conscient, puisque je travaille sur une proposition de loi de programmation qui accorde une place budgétaire importante à ces questions. Lorsque j’étais président du conseil départemental des Alpes-Maritimes, nous avons consacré un budget de 110 millions d’euros à la construction de 14 casernements de grande qualité, dont un avec piscine. (Sourires.) C’était peut-être excessif ! (Rires.)

M. l’adjudant Patrick Beccegato. Nous n’aimons pas trop faire de comparaison avec nos camarades policiers, mais je dois dire que les policiers se rendent dans un commissariat seulement pour travailler, tandis que les gendarmes travaillent dans les casernes et y vivent avec leur famille. Nous avons connu de nombreux cas d’attaques contre des gendarmes. Or, les familles sont avec nous. Nos casernes doivent être sécurisées, c’est essentiel.

M. le président Éric Ciotti. Bien sûr. Mesdames, messieurs, je vous remercie pour ces éléments très précieux. Notre reconnaissance et notre soutien vous sont acquis.

 


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Audition du jeudi 6 février 2020

À 15 heures : M. Jacques Reiller, conseiller d’État, président de l’organisme paritaire prévu au IV de l’article L.114-1 du code de la sécurité intérieure (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Nous accueillons maintenant M. Jacques Reiller, conseiller d’État, nommé en juin 2018 président de la commission créée en application de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, dans le cadre de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) d’octobre 2017 – il se trouve que je suis rapporteur d’application de cette loi.

Monsieur le conseiller d’État, nous avons beaucoup entendu parler de cette commission. Nous avons conscience du fait qu’elle est en train de s’installer. Cependant, nous aurions souhaité connaître ses modalités d’installation – nous ne pouvons pas encore parler de modalités de fonctionnement – et voir pourquoi, depuis l’adoption de la loi SILT et depuis votre nomination, cette commission ne s’est pas encore véritablement mise en place. Il nous a été indiqué dans des auditions précédentes qu’une saisine était en cours. Je vous propose de nous exposer le cadre des missions de cette commission et ses modalités de mise en œuvre.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le président, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Reiller prête serment.)

M. Jacques Reiller, président de l’organisme paritaire prévu au IV de l’article L.114-1 du code de la sécurité intérieure. Je suis très sensible à l’intérêt que votre commission d’enquête porte à l’organisme dit de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, dont la présidence me vaut cette convocation.

Cependant, je suis aussi étreint par un grand scrupule à l’idée que je ne pourrais payer qu’assez médiocrement cet intérêt. Vous venez de le dire, cette commission, créée dans une certaine urgence voici presque deux ans, et installée il y a plus d’un an et demi, est depuis restée dans les limbes, puisque qu’elle n’a été saisie d’aucun dossier, en tout cas jusqu’au 27 janvier dernier. Devant ce paradoxe, je ne suis pas surpris que votre commission s’interroge à son propos.

J’ajouterai encore à titre liminaire, afin de préciser mon positionnement personnel, que je connais assez bien la loi SILT, puisque j’ai contribué à son élaboration. En effet, j’ai été le rapporteur de ce projet et des projets de décret d’application au Conseil d’État, ce qui explique ma nomination, dans la foulée, comme président de la commission. Depuis, je n’ai participé à aucune réunion, à aucun échange ; je n’ai été convoqué à aucune rencontre particulière. De temps en temps, il m’est arrivé de m’enquérir de l’évolution du dossier. L’on m’a répondu par monosyllabe : « non », « pas encore », « peut-être ». Autrement dit, je n’ai pas à ce jour de vérité à vous révéler ou de substrat institutionnel à vous livrer.

En revanche, puisque je partage en grande partie vos interrogations, d’une certaine façon, je peux vous exposer, armé de ma seule connaissance des textes, et un peu plus largement de la vie administrative, quelles hypothèses ou quels éléments de réflexion généraux je me suis forgé à titre personnel. Telle sera ma contribution. J’ai pris connaissance attentivement de votre série de questions. J’ai préparé un propos liminaire de cadrage à la fois juridique et chronologique, qui s’intéressera dans un second temps aux spécificités de cette procédure. Il permettra de répondre à un certain nombre de ces questions.

L’article 11 de la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) est venu compléter sur l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure (CSI) qui prévoyait déjà, s’agissant des emplois publics participant à l’exercice des missions de souveraineté de l’État ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense, la possibilité de vérifier que le comportement des personnes intéressées « n’[était] pas incompatible avec l’exercice des fonctions ou des missions envisagées ». Toutefois, ces enquêtes administratives ne pouvaient être que préalables aux décisions de recrutement, d’affectation, de titularisation, d’autorisation, d’agrément ou d’habilitation concernant ces mêmes emplois.

L’article 11 de la loi SILT apporte un vrai changement qualitatif. Il procède d’une prise de conscience et découle de la nécessité de parer à un risque qui eût été inimaginable, en tout cas dans ses proportions actuelles, il y a seulement quelques années : le risque, tristement vérifié par l’attentat de la préfecture de police, que des agents publics, civils ou militaires, utilisent les prérogatives ou les moyens – notamment des armes, mais pas seulement – conférés par leurs fonctions pour commettre des attentats, soit qu’ils aient médité depuis l’origine, au prix d’une dissimulation sans faille, d’accéder à ces fonctions pour répondre à des commanditaires et perpétrer ces forfaits, soit qu’ils se soient, comme on le dit plus ou moins improprement, « radicalisés » plus récemment.

Cet article 11 comporte deux innovations de taille : d’une part, il étend le pouvoir d’enquête administrative en cours d’exercice des fonctions ou des missions en vue de vérifier, à tout moment, et non plus seulement en vue d’une décision devant accroître le statut ou les responsabilités de l’intéressé, si son comportement est toujours compatible avec ses fonctions ou missions ; d’autre part, en cas d’incompatibilité constatée, l’administration ou l’autorité d’emploi en tire les conséquences ce qui peut aller, jusqu’à la radiation de l’intéressé.

Le IV de l’article L. 114-1 du CSI, dans sa version issue de la loi SILT, prévoit : « Ces décisions interviennent après mise en œuvre d’une procédure contradictoire. À l’exception du changement d’affectation, cette procédure inclut l’avis d’un organisme paritaire dont la composition et le fonctionnement sont fixés par décret en Conseil d’État ». L’objet du décret n° 2018-141 du 27 février 2018 est de prévoir précisément cette nouvelle procédure, codifiée dans les nouveaux articles R. 114-6-1 à R.114-6-­6 du code de la sécurité intérieure.

Je précise, pour ne plus y revenir, car cela excède le cadre de notre ordre du jour, que le même article 11 de la loi SILT a donné naissance non seulement à ce substantiel enrichissement de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure dont je viens de parler, mais également, et avec les mêmes finalités, pour les militaires, à un nouvel article L. 4139‑15‑1 du code de la défense, qui s’est lui-même traduit par un décret n° 2018-135, que j’ai aussi porté, du 27 février 2018, prévoyant une procédure équivalente mais non identique : l’organisme paritaire devient ainsi, pour les militaires, un conseil évidemment non paritaire.

Les deux décrets du même jour ont été examinés sur mon rapport le 13 février 2018 par la section de l’administration du Conseil d’État. Au gré des travaux, le Gouvernement a souhaité étendre le champ d’application de cet organisme paritaire aux agents contractuels de l’État, l’avantage étant de renforcer la cohérence de la doctrine de cet organisme tout en apportant le même niveau de garanties aux agents, qu’ils soient fonctionnaires ou contractuels ; des garanties supplémentaires en matière de droits de la défense ont d’autre part été apportées.

J’en aurai presque fini avec la chronologie en vous signalant le décret n° 2018-887 du 12 octobre 2018, qui a apporté deux modifications importantes au décret initial.

D’une part, la version initiale du décret prévoyait en l’article R. 114-6-2 du CSI que le nombre d’organisations syndicales représentées au sein de la commission paritaire ne pouvait être inférieur à six, pour la bonne raison que les sept organisations représentatives étaient appelées à siéger. Trois d’entre elles – pour ne pas les nommer, FO, CGT et Solidaires – ayant fait connaître leur refus de principe de siéger, le minimum requis a été ramené à quatre ; il en va de même, bien sûr, pour le nombre des représentants des administrations.

D’autre part, il a été décidé de prévoir, sur le modèle du Conseil supérieur de la fonction publique de l’État siégeant en commission de recours, un rapporteur, non membre de la commission, dont le rôle consistera essentiellement, après transmission à la commission du rapport établi par l’administration concernée à l’issue de l’enquête, à faire la synthèse de ce rapport et des observations écrites sur l’agent mis en cause, à rédiger un projet d’avis et, enfin, à présenter l’affaire en début de séance.

La commission a été constituée rapidement et complètement, par des arrêtés du Premier ministre du 22 juin 2018, actualisés ensuite en avril et octobre 2019. J’en ai été nommé président en juin 2018, avec, comme suppléant, d’abord mon collègue Richard Senghor jusqu’à sa nomination à l’été 2019 au cabinet du ministre de l’Éducation nationale, puis, depuis novembre, mon autre collègue Jacques Launay, amiral de son état. Je précise que je suis aussi le suppléant de Jacques Launay, qui préside le conseil correspondant pour les militaires.

Une fois nommée, la commission a été installée le 3 juillet 2018 à la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP), qui en assure le secrétariat, afin que nous fassions connaissance et pour que chacun s’approprie la nouvelle procédure. Elle est depuis lors l’arme au pied, car ce fut, en l’absence de toute saisine, sa seule réunion.

Cependant, un événement notable, tout récent, vient de se produire, puisqu’une première saisine de la part de la direction générale de la police nationale (DGPN) m’a été adressée le 27 janvier dernier et transmise avant-hier : la commission va donc pouvoir commencer à fonctionner. Je précise enfin que le conseil pour les militaires, qui a été installé le 27 novembre 2018, n’a pas fait non plus l’objet d’une saisine à ce jour.

La deuxième partie de mon propos s’intéressera aux caractéristiques de la nouvelle procédure, et à ce qui la distingue des procédures classiques disciplinaires.

Sans doute n’est-il pas indispensable de reprendre ou de décliner tous les moments de la procédure, tels que détaillés par les dispositions introduites dans le code de la sécurité intérieure. Je peux d’ailleurs vous donner le mode d’emploi écrit très complet préparé par la DGAFP pour la réunion du 3 juillet 2018. L’important est de savoir qu’il n’y a besoin d’aucun autre texte ou disposition pour mettre en branle la commission. Elle est depuis sa création, dans tous les cas depuis le 3 juillet, totalement opérationnelle.

En revanche, il paraît utile, d’une part, d’apporter quelques observations sur le champ d’application du nouveau dispositif, et, d’autre part, de bien marquer sa spécificité vis-à-vis des procédures disciplinaires classiques et bien connues.

Concernant le champ d’application, nous avons vu que pour répondre dans une certaine urgence à des menaces inédites, le choix tactique et expédient a été fait de glisser l’article 11 de la loi SILT du 30 octobre 2017 dans l’article L. 114-1 du CSI préexistant qui concernait le régime classique des enquêtes administratives. Cependant, la combinaison de ce nouvel article de loi avec les dispositions globales des articles R. 114-1 et R. 114-2 du CSI, qui listent les très nombreuses décisions susceptibles de provoquer de telles enquêtes administratives, aurait abouti à un recensement extrêmement large d’autorisations, d’habilitations, de nominations et d’agréments de personnels publics, privés et territoriaux, dès lors que les missions sont d’une nature telle qu’elles pourraient être regardées comme participant à l’exercice des missions de souveraineté de l’État ou relevant du domaine de la sécurité et de la défense.

Il faut donc être bien conscient que le décret du 27 février 2018, qui conditionne l’application de la nouvelle loi, se rapporte au seul IV du nouvel article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, c’est-à-dire aux seuls fonctionnaires et contractuels d’État. Il est donc très loin de recouvrir tout le champ des dispositions en vigueur pour les enquêtes administratives qui correspond également, à partir du seul critère des caractéristiques de la mission, à des agents des collectivités territoriales ou à des agents privés, notamment ceux qui peuvent être armés : si l’on voulait étendre à ces derniers un dispositif analogue, il faudrait adopter de nouvelles dispositions. En adoptant un dispositif qui lui permet d’avoir prise, parmi les fonctionnaires et les contractuels de l’État, sur ceux dont le comportement serait devenu incompatible avec l’exercice de leurs fonctions, le Gouvernement a bien sûr voulu parer au plus pressé et traiter à la fois les cas les plus nombreux et les plus sensibles. Les principaux corps de fonctionnaires concernés par le projet sont dans la pratique les corps de fonctionnaires de la police nationale, des douanes et de l’administration pénitentiaire, mais sans exclusivité, et des zones de flou subsisteront au sein même de la fonction publique de l’État tant que, au-delà des situations indiscutables, nous n’aurons pas établi, corps par corps, le recensement des fonctions pouvant se rapporter à l’exercice des missions de souveraineté de l’État ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense – ce travail très complexe n’a toujours pas été réalisé. Par ailleurs, il y a d’ores et déjà quelques failles dans le nouveau dispositif, qui, par exemple, faute de dispositions organiques, ne peut pas s’appliquer à un magistrat de l’ordre judiciaire – j’ose espérer qu’il ne s’agit que d’un point anecdotique. Enfin, il y a sans doute, au sein de l’État, des demandes reconventionnelles émanant d’administrations qui ne sont pas dans le champ des missions de souveraineté ou de sécurité. Au regard du dispositif adopté, tout cela est donc aujourd’hui hors champ, et ne peut prétendre à bénéficier de ou à recourir à la nouvelle procédure.

J’en viens enfin aux spécificités de cette nouvelle procédure, afin de la distinguer clairement des procédures disciplinaires classiques bien connues.

S’agissant de l’organisme paritaire mis en place par le texte et qui a donc vocation à examiner le cas de tout fonctionnaire, quel que soit son corps d’appartenance, ou de tout contractuel dont le comportement serait devenu problématique au sens de l’article L. 114-1 du code, le législateur a fait le choix de rassurer et de ne pas trop dépayser, autant que faire se pouvait, tant les syndicats que les administrations. En clair, il a reproduit, adapté ou transposé beaucoup de caractéristiques du droit disciplinaire, afin de partir de terrains éprouvés et de repères familiers. Le Gouvernement a entendu fondamentalement préserver les écosystèmes juridiques et montrer en particulier aux partenaires sociaux que le non-disciplinaire n’était pas le saut dans l’inconnu qu’ils appréhendaient.

Pour autant, il faut bien se garder de toute confusion. La nouvelle procédure dite de l’article L. 114-1 du CSI n’est ni un ersatz ni un succédané des procédures disciplinaires classiques, et ce n’est pas davantage, comme peuvent le redouter certains, une menace pour celles-ci ; elle n’a pas pour objet de les cannibaliser. Elle répond à un besoin spécifique qui doit gouverner leur usage.

La procédure vise à tirer les conséquences de l’incompatibilité du comportement d’un agent titulaire ou contractuel, occupant un emploi participant à l’exercice de missions de souveraineté de l’État ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense, avec l’exercice de ses fonctions, constatée à l’issue d’une enquête administrative. L’administration qui l’emploie peut alors procéder à son changement d’affectation ou à sa mutation, dans l’intérêt du service, dans un emploi comportant l’exercice d’autres fonctions. En cas d’impossibilité de mettre en œuvre de telles mesures ou lorsque le comportement de l’agent est incompatible avec l’exercice de toute autre fonction, eu égard à la menace grave qu’il fait peser sur la sécurité publique, il est procédé à sa radiation des cadres. Ces trois décisions – changement d’affectation, mutation dans l’intérêt du service, radiation des cadres – interviennent après mise en œuvre d’une procédure contradictoire. D’eux d’entre elles, les décisions de mutation d’office ou de radiation des cadres, sont précédées de l’avis d’un organisme paritaire, celui dont nous parlons, dont la composition et le fonctionnement sont fixés aux articles R. 114-6-1 et suivants du code de la sécurité intérieure.

Dès lors, deux cas peuvent se présenter.

Dans la première hypothèse, le comportement de l’agent est susceptible d’être qualifié de faute professionnelle ou de manquement à ses obligations déontologiques ; l’administration peut alors engager à son encontre une procédure disciplinaire en application des articles 29 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 et 67 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 et du décret n° 84-961 du 25 octobre 1984 relatif à la procédure disciplinaire concernant les fonctionnaires de l’État. À cet égard, les fautes pouvant être prises en compte et tombant sous le coup de ces dispositions sont à la fois celles commises à l’occasion des fonctions mais également en dehors, dès lors que les faits en cause sont, soit d’une gravité telle qu’elle les rende incompatibles avec les fonctions effectivement exercées par l’intéressé, soit susceptibles d’avoir un retentissement important sur la réputation ou le bon fonctionnement du service. Elles peuvent donc servir de fondement pour sanctionner un agent engagé dans un processus de radicalisation, à condition que les faits soient matériellement établis, y compris sur le fondement d’une note des services de renseignement, dont le juge administratif admettra le caractère probant, dès lors qu’elle est suffisamment précise et circonstanciée, versée au débat contradictoire et non sérieusement contestée.

Dans la seconde hypothèse, l’agent ne peut être écarté du service par le biais d’une procédure disciplinaire : ou bien son comportement, bien que susceptible d’être appréhendé disciplinairement, ne constitue pas une faute disciplinaire d’une gravité suffisante pour pouvoir aboutir à une sanction du deuxième groupe – déplacement d’office – ou du quatrième groupe – révocation – ou bien son comportement est insusceptible d’être pris en compte disciplinairement, car les faits ont été commis complètement en dehors du service ou n’ont pas de retentissement important sur ce dernier. La nouvelle procédure a été instaurée pour permettre précisément de traiter ces derniers cas.

Voilà tout l’intérêt de ce dispositif: il prévoit une procédure de police administrative distincte de la voie disciplinaire, même si les deux procédures peuvent être de nature à aboutir à un même résultat, c’est-à-dire la mutation ou la sortie du service. Les deux procédures obéissent ainsi à des logiques distinctes. La procédure disciplinaire tire les conséquences d’un comportement qui a constitué une faute. Elle s’inscrit dans une logique punitive et intervient a posteriori. À l’inverse, la procédure administrative de l’article L. 114-1 du code de sécurité intérieure vise à écarter un agent dont le comportement est devenu incompatible avec ses fonctions. Elle s’inscrit dans une logique d’anticipation, une logique prophylactique, et intervient a priori. Enfin – avantage non négligeable – elle peut être très rapide.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur, vous avez été très complet dans cette description, je vous en remercie. Dans le cas de la saisine récente, que vous avez officiellement reçue, dans quels délais et selon quelle procédure aura lieu la désignation des membres de la commission ? Quand serez-vous prêts à la traiter ?

M. Jacques Reiller. La saisine est datée du 27 janvier et émane de la DGPN ; elle concerne un brigadier chef de police. Je l’ai reçue avant-hier, mais n’ai pas encore reçu le dossier administratif de l’intéressé, qui doit être joint à cette saisine. Concernant les délais, tout est précisément décrit : dès que le dossier est complet, je pourrai le transmettre à l’intéressé. Tous les délais sont précisés par les articles. Je pourrai donc ensuite convoquer la commission, selon les délais prévus. L’intéressé a quinze jours pour examiner le dossier ; il peut aussi demander un délai supplémentaire, et la commission peut aussi, une fois réunie, demander la transmission d’autres éléments. L’intéressé doit ensuite se rendre devant la commission, en présence de son avocat ; l’intéressé ou la commission peuvent demander à ce que des experts soient entendus, séparément et successivement.

Mon propos avait pour objet de répondre aux questions qui m’avaient été transmises par écrit. Je me permets maintenant de reprendre quelques points.

Le secrétariat de la commission est bien la DGAFP.

Je cite la question suivante : « Comment expliquez-vous l’absence ou le très faible nombre de saisines ? » Cette matière est extraordinairement sensible et délicate, non seulement à l’échelle de l’environnement de l’agent considéré, mais aussi à l’échelle de la direction de l’organisme, de la grande direction, en matière de cohésion, de réputation, etc. Ces considérations de sociologie ou de psychologie administratives comptent. Le réflexe – pardonnez-moi cette expression triviale – est de « laver son linge en famille ». Cette commission est interministérielle ; elle livre les faits au regard des autres ministères, d’autres directions et de syndicalistes inconnus ; d’où ce délai pour s’approprier cette procédure, franchir le pas et surmonter certaines craintes.

Deuxièmement, je pense que les services spécialisés, quand leur attention se focalise sur une personne qui n’est pas consciente de l’intérêt qu’elle suscite, estiment que ne pas diffuser l’information est plus pertinent et qu’il est préférable de continuer à la surveiller.

Troisièmement, la peur du juge peut jouer. Le droit disciplinaire est cadré par une jurisprudence, alors qu’elle est à inventer dans le cas de cette nouvelle procédure. Il est humain de préférer voir le voisin essuyer les plâtres.

Il ne s’agit là que de constations et de réflexions empiriques, qui me permettent de colorer et d’interpréter cette période d’attente.

La cinquième question était : « Avez-vous accès à des informations transmises par les services de renseignement ? » Non. Toute la procédure – et ceci est vrai pour le président, pour tous les membres de la commission et pour les juges – se situe hors de tout document classifié et doit pouvoir être soumise à communication contradictoire. Je ne connaîtrai que ce que tout le monde connaîtra, éventuellement des notes blanches – toute la question est de savoir ce qu’elles recèlent – ou quelques éléments que les services auront bien voulu nous transmettre, tout en sachant qu’ils seront diffusés.

M. le président Éric Ciotti. Par rapport à la procédure nouvelle et inédite mise en place par la loi sur le renseignement, notamment en ce qui concerne les avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), il me semble qu’un magistrat, au Conseil d’État, habilité au secret de la défense nationale, est en charge…

M. Jacques Reiller. Ils sont plusieurs.

M. le président Éric Ciotti. …des contentieux et des recours portant sur ces avis. Ces magistrats peuvent ainsi avoir connaissance d’éléments de preuve classifiés qui ne participent pas à la procédure contradictoire. Ces éléments de preuve, qui pourraient aboutir à la révocation d’un agent, peuvent venir de services de renseignement, de notes blanches ou de techniques de renseignement dont il n’est pas possible de rendre compte devant votre commission ou devant une juridiction. Ne pourrait-il pas en être autrement ? Vous paraît-il envisageable et concevable, malgré l’absence actuelle de tout support législatif ou réglementaire allant en ce sens, que cet obstacle de la preuve soit surmonté ?

M. Jacques Reiller. Je ne connais pas les réflexions en cours sur le sujet. J’ai cependant l’intuition suivante. Il existe un contentieux sur la consultation des fichiers les plus sensibles, ceux dont la caractéristique est de n’avoir même pas été publiés au Journal officiel. De mémoire, il s’agit d’un cas pour le ministère de l’Intérieur et de trois cas pour le ministère de la Défense. Ces personnes demandent donc à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) s’ils sont fichés. Nous avons longtemps buté sur cette impossibilité.

Si nous souhaitions contrôler ce que dit la CNIL, avec une procédure spécifique qui indiquerait qu’il a été procédé aux vérifications, et qu’il n’y a rien à déclarer, ou que le nécessaire a été fait, il faudrait être habilité secret défense. Cette procédure est très spécifique et ne concerne que très peu de cas. Cette procédure très rare a été bâtie sous le sceau d’une relative exceptionnalité.

La difficulté est que, sans pouvoir parler de contentieux de masse, il faudrait peut-être s’intéresser aux tribunaux en première instance. Il faudrait bâtir une procédure totalement étanche. L’œil en surplomb de la Cour européenne des droits de l’homme et des grands principes pèserait sur nous. Le contradictoire est fondamental, et le Conseil d’État y tient particulièrement. Il y va de l’égalité des armes entre les parties et des droits de la défense.

Il existe aussi un mécanisme à la section du contentieux, au Conseil d’État, nommé « Hüberschwiller », qui concerne la communication des documents administratifs, hors les domaines habilités secret défense. Pour trancher, le juge fait un avant dire droit, il ne se prononce pas et suspend son jugement, le temps d’accéder aux documents en question, puisqu’ils constituent la matière même du contentieux. Dans le cas qui nous intéresse, les documents ne sont pas communicables. Le juge estime alors si cela porte préjudice au contradictoire ou non. Voilà le critère qui permet ensuite au juge de se prononcer. Cette procédure est très spécifique. Ce temps préparatoire permet de vérifier si les documents sont bien communicables ou non.

Ces matières sont très délicates. Je constate que ces affaires pourraient virtuellement devenir assez nombreuses et intéresser des juridictions de premier ressort, ce qui rend d’autant plus nécessaire l’élaboration d’une telle procédure, capable de passer les obstacles constitutionnels ou conventionnels et d’assumer tous les problèmes de connexion ou de combinaison.

La sixième question demandait si nous avions été consultés pour la rédaction du guide diffusé en octobre par les services du Premier ministre, relatif à la mise en œuvre de ces dispositions, et s’il nous était possible de le transmettre. Nous n’avons pas été consultés, et nous ne pouvons le transmettre, car si je l’ai eu en main, c’est de façon tout à fait officieuse. Il est à diffusion restreinte et se présente comme un guide pour les administrations, afin qu’elles aient un comportement homogène. Cependant, ces dispositions se tiennent rigoureusement en deçà de l’article L. 114-1 du CSI, malgré tout l’intérêt que présente ce guide pour les administrations civiles et militaires. Je vous suggère donc de demander sa transmission directement à son auteur, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

Les administrations, faute de pouvoir produire des éléments confidentiels, rencontrent une difficulté. Nous en avons parlé.

Je cite votre dernière question : « En matière de refus ou de retrait d’habilitation à connaître des informations classifiées, quelle est la fréquence du contentieux devant le Conseil d’État ? » Elle est très faible. Je n’ai trouvé qu’une décision datant de 1997, qui rappelle le respect du secret défense pour les documents classifiés. Je n’ai pas trouvé d’autre contentieux d’importance depuis.

Quant aux pistes de réforme pour mieux lutter contre la radicalisation, voilà une question un peu large.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le président, je vous remercie et vous souhaite d’excellents travaux.

 


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Audition du mercredi 12 février 2020

À 15 heures 45 : Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous devions auditionner au début de l’après-midi M. Laurent Nuñez, qui nous a fait part de son indisponibilité pour des raisons de santé – je crois que nous l’avons appris hier soir. Cette audition est reportée à une date qui n’est pas encore fixée.

Nous accueillons maintenant le général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN). Merci, Monsieur le directeur général, d’avoir répondu à notre invitation. Vous êtes accompagné par le général André Pétillot, votre chef de cabinet, et par le lieutenant-colonel Muriel Soria, membre de votre cabinet, que je salue.

Avant de vous laisser la parole pour évoquer les questions relatives à la prévention, à la détection et au traitement des cas de radicalisation dans la gendarmerie nationale, je précise que nous avons auditionné la semaine dernière des représentants du conseil de la fonction militaire de la gendarmerie – ils nous ont renvoyés à votre audition sur plusieurs points.

Je rappelle aussi que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Le général Christian Rodriguez, le général André Pétillot et le lieutenant-colonel Muriel Soria prêtent successivement serment.)

Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale. Je vais commencer par une présentation globale de la façon dont nous appréhendons les sujets que vous avez évoqués.

Je ne dirais pas que le phénomène de la radicalisation est marginal au sein de la gendarmerie nationale – ce serait inutilement prétentieux. Néanmoins, on observe une certaine stabilité depuis 2015 : il y a entre 35 et 40 signalements par an. Quelques pics ont été constatés, après les attentats de 2015 et celui d’octobre 2019 mais aussi après chaque session de formation continue des référents – je reviendrai sur ce point tout à l’heure.

Le dispositif que nous avons instauré couvre les questions de radicalisation religieuse mais aussi politique – tout est inclus, si je puis dire. Sur les 130 000 personnels d’active et de réserve de la gendarmerie nationale, cinquante cas sont en cours d’étude. Vingt-neuf sont liés à une idéologie extrémiste à contenu religieux et vingt et un à une idéologie extrémiste à contenu politique – dont deux sont en rapport avec l’intelligence avec un pays étranger, un avec la mouvance de l’ultra-gauche et dix-huit avec la mouvance de l’ultra-droite.

Les études réalisées ont révélé des éléments objectifs de radicalisation dans vingt-cinq de ces cinquante cas – seize sont en lien avec l’islamisme, ce qui a conduit à une inscription au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), et neuf avec l’ultra-droite.

M. le président Éric Ciotti. Les cas de radicalisation liés à l’ultra-droite font-ils l’objet d’une inscription au fichier des personnes recherchées ?

Général Christian Rodriguez. En principe, oui, mais c’est variable.

Général André Pétillot, chef de cabinet du DGGN. Ces personnes peuvent éventuellement être fichées S. Nous n’avons pas inscrit au fichier les personnes que nous suivons, mais certains services partenaires peuvent le faire.

Général Christian Rodriguez. S’agissant des dispositifs de vérification et de contrôle utilisés lors du recrutement, nous appliquons littéralement les mesures prévues à l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure (CSI) : il y a des enquêtes administratives qui comprennent notamment la consultation de traitements automatisés de données à caractère personnel et un entretien mené, en fonction du statut de l’intéressé, avec un psychologue et/ou avec un référent recrutement. Cela représente chaque année 25 000 dossiers, si l’on tient compte à la fois du personnel d’active et du personnel de réserve.

Par la suite, lorsque des personnes sont mutées à des postes sensibles, nous procédons de manière systématique à un rétrocriblage en lien avec le service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS). Depuis le 3 octobre dernier, 168 gendarmes ont ainsi été rétrocriblés. Pour l’un d’entre eux, le processus de mutation n’est pas allé jusqu’à son terme, mais les faits reprochés n’ont pas été considérés comme suffisamment graves pour que l’on envisage un renvoi de l’institution.

M. le président Éric Ciotti. Le fait que la mutation n’a pas abouti était-il lié à un choix volontaire de l’intéressé ou est-ce vous qui avez interrompu la procédure ?

Général Christian Rodriguez. Nous avons considéré que les éléments à notre disposition n’autorisaient pas une affectation à un poste sensible.

M. le président Éric Ciotti. La procédure de rétrocriblage que vous évoquez est-elle appliquée uniquement en cas de mutation vers des postes que vous considérez comme sensibles ?

Général Christian Rodriguez. Oui, il s’agit, par exemple, de postes pour lesquels une habilitation de niveau plus élevé est nécessaire.

M. le président Éric Ciotti. Ce sont tous des postes nécessitant une habilitation ?

Général Christian Rodriguez. En principe, oui. Ce sont des postes pour lesquels il faut une habilitation d’un niveau plus élevé – par exemple à la sous-direction de l’anticipation opérationnelle – et où l’on a accès à des données plus confidentielles que si l’on est un gendarme « lambda ».

M. le président Éric Ciotti. Quel est le nombre total de militaires habilités, chez vous, au secret de la défense nationale ?

Général Christian Rodriguez. Nous avons 33 617 personnels habilités au secret de la défense nationale, dont 21 401 au niveau confidentiel-défense, 12 177 au niveau secret défense et 39 au niveau très secret défense (TSD).

M. le président Éric Ciotti. Ce dernier chiffre correspond-il à l’état-major ?

Général Christian Rodriguez. Oui, ce sont les chefs et les états-majors – mais pas tout le monde en leur sein : à la direction générale, il s’agit des postes où l’on suit, par exemple, les activités du groupe d’intervention de la gendarmerie nationale. Cela concerne, outre les chefs, quelques traitants. Trente-neuf personnes habilitées TSD, ce n’est vraiment pas beaucoup.

Nous avons fait le choix de classifier notre dispositif de signalement et de traitement des cas de radicalisation ; cependant, je vais vous en donner les grandes lignes. Nous avons classifié le dispositif pour éviter qu’il soit connu, et en particulier pour empêcher son contournement par des individus, par exemple radicalisés, qui voudraient y échapper. Il s’agit aussi d’éviter des fuites concernant des personnels dont le cas individuel serait examiné, principalement afin de protéger ceux qui feraient l’objet d’un signalement mais seraient finalement mis hors de cause.

Le dispositif de remontée d’information a été mis en place en 2013, puis il a été consolidé et formalisé plus précisément en 2015, au moyen de directives écrites. C’est un dispositif vivant : on le revoit et on l’améliore dès qu’on observe qu’on pourrait gagner en performance et en efficacité.

Nous disposons dans chaque groupement de gendarmerie – c’est-à-dire dans chaque département – d’un référent, connu de tous, dont le rôle est de faire remonter tous les signalements à la direction des opérations et de l’emploi (DOE). Au niveau central, nous avons créé un comité interdisciplinaire qui se réunit chaque semaine sous l’autorité de mon chef de cabinet, le général Pétillot. Cette instance est composée de membres de la DOE, qui voit remonter l’ensemble des signalements, de la direction des personnels militaires – notre direction des ressources humaines (DRH) – et de l’inspection générale de la gendarmerie nationale, qui est notamment amenée à diligenter des enquêtes dès lors que des gendarmes sont mis en cause. Ce comité, qui est chargé d’assurer un suivi, décide quelles orientations il faut prendre, en s’appuyant en particulier sur l’ensemble des services de renseignement susceptibles d’apporter des éléments complémentaires sur les cas examinés. Le comité de suivi détermine ensuite les mesures individuelles à prendre – il le fait en lien avec la DRH du ministère de l’Intérieur pour le personnel civil et directement s’agissant du personnel militaire.

Comment apprécions-nous l’efficacité du dispositif ? Nous avons bien conscience du fait qu’il serait illusoire d’espérer 100 % de réussite. Nous essayons néanmoins de faire le mieux possible. Nous nous sommes engagés dans un effort assez marqué en matière de formation, tant initiale – pour les jeunes qui entrent chez nous, quel que soit leur statut, officiers ou sous-officiers – que continue, notamment pour les cadres, de tous les niveaux, qui s’apprêtent à prendre un commandement. Cette formation porte sur la détection de la radicalisation, y compris au plan interne. Les référents recrutement, les jurys de concours, les psychologues et les commandants de groupement – ce sont les colonels chargés du commandement au niveau départemental –, reçoivent une formation plus poussée.

Le signalement, en lui-même, repose sur un compte rendu hiérarchique. La détection est plus facile – ou moins difficile – chez nous parce que les gendarmes vivent beaucoup ensemble. C’est le cas dès les années d’école, en internat, puis, au cours de la carrière, en caserne. Les familles vivent toutes au même endroit et les gens ne se quittent guère : globalement, les signaux faibles sont donc plus faciles à détecter. De plus, les gendarmes mobiles se déplacent ensemble, et la réglementation interne oblige non seulement à déclarer un changement de situation familiale mais aussi à rendre compte des personnes tierces que l’on héberge dans son logement, concédé par nécessité absolue de service. Nous disposons ainsi d’une vision précise et complète des gens qui se trouvent dans les casernes, en premier lieu pour des raisons de sécurité. Cette proximité n’a pas que des avantages mais elle rend plus aisée la détection des signaux faibles.

S’agissant du traitement des cas de radicalisation, nous avons à notre disposition de multiples leviers.

Le levier disciplinaire permet de traiter, d’une façon un peu indirecte, les fautes dites communes, qui correspondent souvent à des comportements ou à des propos contraires aux valeurs et aux principes de la République. En 2019, nous avons utilisé ce levier à six reprises.

Le levier pénal revient à signaler aux autorités judiciaires des infractions de droit commun commises par des personnels. Il s’agit souvent de la consultation sans motif légitime de fichiers administratifs ou judiciaires. Quatre dossiers sont en cours de traitement.

Le levier statutaire peut conduire à l’éviction de personnels – sous contrat ou en période probatoire – dont le comportement serait incompatible avec le métier de gendarme et le maintien au sein de la gendarmerie. Il arrive que certaines personnes quittent l’institution de leur propre initiative, quand elles estiment ne plus pouvoir concilier leur métier avec leurs convictions radicales. Nous avons eu deux cas en 2019.

Dans le cadre du levier réglementaire, nous retirons à un gendarme son habilitation, ce qui conduit à une mutation dès lors que la personne occupe un poste pour lequel il est nécessaire d’être habilité. Nous sommes en train d’examiner deux dossiers.

Enfin, la procédure prévue à l’article L. 4139-15-1 du code de la défense permet la radiation des cadres ou la résiliation du contrat d’un militaire dont le comportement est devenu incompatible avec l’exercice de ses fonctions en raison de la menace grave qu’il fait peser sur la sécurité publique. Deux dossiers sont en cours d’établissement. Comme nous n’avons encore jamais mené cette procédure jusqu’au bout, je ne suis pas en mesure de vous dire si elle fonctionne bien ou non. La proposition n° 7 du rapport d’information de MM. Diard et Poulliat était relative à la création d’un traitement asymétrique dans le cadre des décisions administratives. Le dispositif que nous appliquons paraît moins confortable.

J’en viens aux difficultés rencontrées et aux pistes qui nous paraissent intéressantes.

S’agissant du contrôle et des vérifications portant sur les personnels civils lors de leur affectation au sein de la gendarmerie nationale, seuls ceux qui vont occuper un poste nécessitant une habilitation particulière ou ceux susceptibles de pénétrer dans des lieux protégés, exigeant une autorisation d’accès, sont concernés par les dispositions de l’article L. 114-1 du CSI, qui permet de mener une enquête administrative comportant une consultation de fichiers. La quasi-totalité des personnels civils échappe à ces critères. Il est donc impossible d’aller jusqu’au bout du criblage : pour résumer, alors que ces personnels peuvent avoir connaissance de vulnérabilités – que ce soit parce qu’ils travaillent à un endroit où se trouve du matériel sensible ou parce qu’ils ont accès à des systèmes d’information internes. La liste des emplois concernés n’a pas été retouchée depuis 2014 : nous pensons qu’il serait bon de la revoir et d’étendre le champ d’application du 3° de l’article R. 114-2 du CSI aux fonctionnaires et aux agents contractuels de la gendarmerie nationale.

L’utilisation dans les procédures disciplinaires d’éléments confidentiels – qu’ils soient couverts ou non par le secret de la défense nationale et qu’ils soient fournis ou non par un service de renseignement – constitue une difficulté : il est compliqué de communiquer ces éléments, mais nous y sommes obligés en application du principe du contradictoire. La proposition n° 7 du rapport d’information que je viens d’évoquer permettrait sans doute, par l’application d’une forme asymétrique du principe du contradictoire, de mieux traiter ces cas.

Votre questionnaire écrit évoquait notamment le rétrocriblage. Nous pourrions probablement être meilleurs dans ce domaine. Nous faisons du rétrocriblage lorsqu’une personne est mutée, mais pas lorsqu’elle reste dix ans au même endroit, en l’absence d’éléments laissant penser qu’il y a une radicalisation. Nous nous interrogeons sur ce sujet : nous pourrions faire davantage de rétrocriblages, ou en tout cas plus qu’aujourd’hui.

S’agissant des enquêtes d’habilitation, nous utilisons des procédures existant depuis un certain temps. C’est la direction du renseignement et de la sécurité de la défense qui procède à ces enquêtes pour nos personnels militaires et la direction générale de la sécurité intérieure pour le personnel civil. Les choses sont claires et nous n’avons relevé aucune difficulté dans ce domaine.

Voilà ce que je souhaitais indiquer à titre liminaire. Je suis prêt à répondre à toutes vos questions ou demandes de précisions.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez dit que vous avez seize cas de radicalisation à caractère religieux, islamiste, ayant conduit à une inscription au FSPRT. Quelles sont les catégories concernées ? S’agit-il de personnels civils ou militaires ? Par ailleurs, quel est très concrètement le traitement réservé à ces personnes ? Vous avez évoqué les différents leviers dont vous disposez – notamment disciplinaire, statutaire et réglementaire. Dans quel cadre vous placez-vous ? J’imagine que des procédures ont été engagées pour écarter ces personnes : de quelle nature sont-elles ?

Général André Pétillot. Les seize individus concernés sont tous des militaires. Nous procédons à une inscription au FSPRT lorsque nous considérons qu’il y a suffisamment d’éléments objectifs pour chercher à avoir une connaissance complète de l’environnement et éventuellement pour mettre en œuvre des techniques de renseignement. Cela ne veut pas dire que toutes ces personnes seront considérées, au bout de la procédure, comme radicalisées. Dans certains cas, l’hypothèse de la radicalisation finit par être écartée à l’issue des vérifications qui sont menées, de la manière la plus approfondie possible et en liaison étroite avec tous les services de renseignement. L’inscription au FSPRT n’est pas synonyme d’une certitude de radicalisation, mais cela veut dire que l’on dispose d’éléments suffisamment nombreux et inquiétants.

Nous en sommes à différents stades : des procédures disciplinaires sont en cours, mais aussi des procédures pénales, notamment pour consultation irrégulière de fichiers, et nous préparons les dossiers des deux personnes que nous allons traduire devant le conseil prévu à l’article L. 4139-15-1 du code de la défense. Dans certains cas, aucune mesure n’a encore été prise car nous sommes en train de rassembler un maximum d’informations.

M. le président Éric Ciotti. Quel est le nombre de personnes ne faisant l’objet d’aucune mesure ?

Général André Pétillot. De mémoire, à peu près la moitié. Nous pourrons préciser le chiffre par la suite, mais c’est l’ordre de grandeur.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez dit que les éléments nécessaires doivent être suffisamment nombreux et inquiétants. Que prenez-vous en compte ?

Je reviens à ce qui s’est passé à la préfecture de police – c’est l’origine de nos travaux, vous le savez. Un agent administratif avait émis pendant plusieurs années des signaux individuellement faibles, mais qui se multipliaient ou s’additionnaient : un mariage religieux, avec une personne de confession musulmane ; une conversion à l’islam ; des propos, après l’attentat contre Charlie Hebdo, pouvant s’assimiler à de l’apologie du terrorisme ; une pratique plus intensive de la religion ; une fréquentation d’une mosquée où se trouvait un individu présentant quelques risques. Au moins cinq signaux faibles ont été identifiés.

Rencontrez-vous des profils de cette nature – il y en a forcément – et comment les appréhendez-vous ? Comment traitez-vous, par exemple, une conversion religieuse ? Est-ce un signal pris en compte, et comment ? Qu’en est-il aussi d’une modification de la pratique religieuse ? Quand de tels éléments sont connus, détectés, que se passe-t-il ? Vous avez évoqué des référents. J’imagine que la hiérarchie de proximité, qui est très clairement définie dans la gendarmerie et les armées, ce qui est un avantage, fait remonter l’information immédiatement. Comment traitez-vous ces cas ? Quelle est la finesse de l’appréciation portée ? La conversion est-elle, selon vous, un signe ? Faut-il qu’il y ait d’autres éléments ? En d’autres termes, quelle est votre culture de la vigilance et comment l’appliquez-vous ?

Général Christian Rodriguez. Nous prenons en considération les mêmes signes que tout le monde. Notre seuil de vigilance est très bas : la sociologie de la gendarmerie fait que les éléments remontent vite.

Je n’ai pas connaissance d’un cas où l’on trouverait l’ensemble des signaux que vous avez cités…

M. le président Éric Ciotti. Sans qu’il y ait une intervention.

Général Christian Rodriguez. Tout à fait.

Il y a des gendarmes placés sous « techniques de renseignement » – André Pétillot l’a dit à demi-mot tout à l’heure. Si nous pouvons nous raccrocher à quelque chose, par exemple au plan judiciaire, nous le faisons. Honnêtement, nous n’avons pas envie de garder une personne sur laquelle nous avons de gros doutes, et nous sommes donc à l’affût de ce qui permettrait de traiter la situation selon un des leviers dont nous disposons. À ce stade, nous allons sans doute présenter deux cas devant le conseil cité tout à l’heure, car nous considérons qu’il y a de quoi. Pour autant, nous n’avons pas eu d’éléments qui auraient permis d’engager une enquête judiciaire – ce serait plus confortable pour nous à bien des égards.

Général André Pétillot. Nous travaillons sur des éléments objectifs – des manquements au code de déontologie ou des comportements relevant d’une radicalisation. Une conversion religieuse, en elle-même, n’est pas un signe. C’est la façon dont elle peut se traduire ensuite qui peut l’être, par exemple si on observe du prosélytisme – en particulier des pressions sur d’autres personnels de même confession, souvent de jeunes gendarmes adjoints de confession musulmane à qui un membre du personnel plus ancien reproche de ne pas respecter certaines règles alimentaires ou ce qu’il considère, lui, comme des prescriptions religieuses. En la matière, l’aumônier peut jouer un rôle important – en rappelant, notamment, qu’il n’est pas interdit par la religion de mettre de la nourriture dans un réfrigérateur partagé. Il y a aussi les propos tenus et les activités en ligne qui sont accessibles en source ouverte. Quand on se félicite, sur un réseau social, d’un attentat commis par l’État islamique ou de ce qui s’est passé à Christchurch, cela appelle nécessairement quelques questions.

On essaie de s’en tenir à des éléments strictement objectifs. Quand on trouve un élément, on regarde s’il y a tout un faisceau ou si c’est un point isolé. Lorsqu’un personnel se rend dans une mosquée salafiste où des prêches très radicalisés ont lieu couramment, cela pose en soi une question. Mais si on s’aperçoit que la personne vient d’être affectée à cet endroit, qu’elle ignorait totalement la nature de la mosquée et qu’elle n’y est jamais retournée, il n’y a plus de sujet. Il faut regarder, chaque fois, dans le détail : un élément peut être un signal d’alarme, mais même l’inscription au FSPRT ne préjuge pas – je l’ai dit tout à l’heure – qu’on va considérer en fin de compte que la personne présente un danger pour l’institution.

J’ajoute aussi que nous n’avons eu aucun cas – à l’exception d’un, peut-être – de risque avéré de passage à l’acte, de nature terroriste. Il y a des gens qui adhèrent à une pratique religieuse devenant incompatible avec l’exercice de leurs fonctions, qui manifestent de la compréhension pour le terrorisme, voire qui en font l’apologie, mais les cas dans lesquels on se dirait que telle personne risque de passer à l’acte demain…

M. le président Éric Ciotti. Vous avez eu un cas – vous avez dit : « à l’exception d’un ».

Général André Pétillot. Oui. Nous regardons la question de très près.

M. le président Éric Ciotti. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Général André Pétillot. Non, monsieur le président. J’en suis désolé.

M. le président Éric Ciotti. Est-ce quelqu’un qui est toujours dans la gendarmerie ?

Général André Pétillot. Je ne peux pas vous en dire plus.

Lieutenant-colonel Muriel Soria. Si je peux me permettre d’ajouter quelque chose, nous évaluons les situations à l’aune de ce que prévoit le guide du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) en ce qui concerne les signes de radicalisation au sein de la société.

Nous sommes aussi extrêmement vigilants à tout ce qui est relatif à la vulnérabilité. Comme l’a dit le général Pétillot, il y a, fort heureusement, très peu de personnels dont nous soupçonnons qu’ils pourraient passer à l’acte, mais il peut y avoir des gens dont nous pensons que leurs fréquentations pourraient constituer une vulnérabilité. Notre seuil de vigilance nous permet de prendre en compte ces personnes afin d’agir avant qu’elles ne soient utilisées par des gens malveillants.

M. Meyer Habib. Je voudrais vous interroger sur les cas, dont on parle peu, de radicalisation liés à l’extrême droite. Vous avez donné une partie de la réponse lorsque vous avez évoqué des gens faisant l’apologie d’attentats, commis aux États-Unis ou en Allemagne par exemple. Qu’est-ce qui a motivé, dans ces cas précis de radicalisation, le ciblage des gendarmes ?

Général Christian Rodriguez. Voulez-vous dire ce qui a motivé le gendarme ou le fait qu’on le prend en compte ?

M. Meyer Habib. Le fait que la personne est ciblée.

Général Christian Rodriguez. Il existe, je l’ai dit, une proximité quasi constante entre les gendarmes et entre les familles. En l’espèce, ce sont les camarades qui ont fait remonter l’information – ils ont entendu quelque chose au travail, ou plus généralement dans la caserne, ou ils ont vu quelque chose sur les réseaux sociaux.

M. Meyer Habib. Vous avez dit que 29 cas concernent la pratique religieuse – a priori, il s’agit exclusivement de personnes de religion musulmane. Je trouve que 29 cas, ce n’est pas peu.

Vous avez souligné qu’il n’y a pas eu de cas – sauf peut-être un – où un danger était avéré. La radicalisation consiste à passer à l’acte violent. Le fait de commencer à faire du prosélytisme est-il, pour vous, un signe inquiétant ?

Vous manque-t-il des moyens d’action ? Je pense, par exemple, à des questionnaires à remplir et à la conduite d’enquêtes avant toute entrée dans la gendarmerie, afin de préciser les profils. Cela existe-t-il ? Les moyens dont vous disposez vous conviennent-ils et vous permettent-ils de bien fonctionner ?

Général Christian Rodriguez. Je pense que les entretiens avec des psychologues ou des spécialistes du recrutement répondent assez bien à notre demande. Quelqu’un qui veut vraiment dissimuler peut le faire – il y a des gens qui y arrivent. Néanmoins, les entretiens sont assez poussés. Ils sont conduits par des gens qui sont habitués et formés – je l’ai indiqué. Nous actualisons les formations pour que l’on détecte les choses, si elles existent. En matière de recrutement, je pense qu’on peut toujours faire mieux mais qu’on n’est pas, globalement, mal armé.

On pourrait l’être un peu mieux, en revanche, quand on a quelques certitudes sur quelqu’un et qu’on veut s’en débarrasser. On peut ne pas renouveler un contrat ou le résilier –quand il s’agit d’un réserviste. C’est plus compliqué pour les gendarmes de carrière parce que les procédures administratives reposent sur le principe du contradictoire. Je reviens à la proposition que j’ai évoquée tout à l’heure : c’est une piste intéressante. Prenons l’exemple d’une personne qu’on suit de très près, à la suite d’éléments rapportés par ses camarades. Quand on demande à ces derniers d’écrire ce qu’ils ont dit, ils répondent à leur chef, en gros, que la personne concernée peut être dangereuse pour eux si elle sait qu’ils ont écrit contre elle. C’est un exemple vécu. Parmi les nombreuses choses utiles que j’ai lues dans le rapport de la mission d’information Diard-Poulliat, je trouve que la proposition n° 7 simplifierait vraiment la situation en ce qui concerne les gendarmes de carrière.

M. Meyer Habib. Pourquoi ne pas imposer l’anonymat – peut-être pas totalement, mais auprès de la hiérarchie directe ?

Général Christian Rodriguez. Ce n’est jamais totalement anonyme. Si le gendarme en cause sait que l’un ou l’une de ses camarades a dit quelque chose à son sujet, il verra tout de suite de qui il s’agit – si c’est une brigade de huit personnes, l’anonymat ne suffira pas.

Lieutenant-colonel Muriel Soria. Je voudrais apporter une précision sémantique à propos des signalements liés à l’idéologie politique. Ils ont trait non pas à l’extrême droite mais à l’ultra-droite, qui adhère à la violence. C’est cette notion qu’on cherche à cibler.

Général André Pétillot. J’ajoute aussi que nous recevons des signalements émanant de l’ensemble des services de renseignement – ils nous signalent systématiquement les cas des gendarmes dont le comportement leur parait poser un problème. Cet angle d’observation, extérieur, nous apporte parfois des informations que nous n’aurions pas détectées nous-mêmes.

M. Éric Diard. Vous rencontrez la même problématique que la police. Il y a un angle mort juridique en ce qui concerne la révocation pour radicalisation, puisque celle-ci ne constitue pas un délit. C’est plus facile pour l’armée et pour la gendarmerie car vous avez beaucoup de personnel contractuel. Mais pour les titulaires, j’entends bien que c’est difficile.

Vous avez parlé de la proposition n° 7 que nous avons émise. Nous avons également souligné que c’est une formation du Conseil d’État habilitée au secret défense qui statue en matière de contentieux lié au renseignement.

La loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme permet le rétrocriblage. Deux ou trois cas nous ont été signalés dans la police, me semble-t-il. Y a-t-il eu, depuis que la fameuse commission a été créée, des cas de rétrocriblage dans la gendarmerie ? Cela va-t-il vous permettre de faciliter des révocations ?

Général André Pétillot. On le faisait déjà auparavant. Nous n’avons pas eu de cas particuliers récemment – je le dis sous le contrôle de la lieutenant-colonel Soria. J’ajoute que le rétrocriblage reste une consultation de fichiers : il faut que quelque chose y soit inscrit. Ce qui compte, finalement, c’est la détection du comportement. Les alertes nous arrivent, bien souvent, une fois que les personnels sont chez nous, par des signalements venant de l’environnement professionnel. Faire un criblage a tout son intérêt au moment du recrutement – il s’agit alors de consulter, par l’intermédiaire du SNEAS, l’ensemble des fichiers.

M. Éric Diard. On a vu dans le cas de Mickaël Harpon que les comportements peuvent changer au cours de l’activité professionnelle. Vous n’avez pas eu de cas pour l’instant, mais il est peut-être intéressant de faire un rétrocriblage non pas parce qu’une personne est affectée à un poste sensible mais parce qu’on a des doutes.

Vous avez dit avoir inscrit 16 personnes au FSPRT. Vous essayez d’affiner pour savoir si elles sont effectivement radicalisées ou si elles pratiquent leur religion d’une manière intégriste : si je comprends bien, vous êtes en train de faire le tri pour savoir qui pourrait basculer. Néanmoins, le fait que des personnes soient radicalisées du point de vue de leur religion pose un problème au sein de la gendarmerie : il y a la question de la neutralité du service public.

Général Christian Rodriguez. Le comité que j’ai évoqué se réunit toutes les semaines, sous la présidence d’André Pétillot. On assure un suivi dans la durée quand on détecte quelque chose. Si on tire un fil, on va jusqu’au bout et on le fait le temps qu’il faut, en utilisant certaines techniques de renseignement, par exemple, et/ou en réalisant un suivi de proximité, afin d’être sûr d’avoir une vision assez précise du gendarme dont le cas a fait l’objet d’une remontée.

M. le président Éric Ciotti. Je voudrais revenir sur la question des éléments traduisant une modification du comportement. Pensez-vous qu’il serait opportun – je ne pense pas que ce soit déjà prévu – qu’un changement dans la vie d’un militaire ou d’un civil de la gendarmerie nationale, tel qu’un mariage, fasse l’objet d’une déclaration ou d’une information ? Une conversion religieuse doit-elle faire l’objet d’une information de la hiérarchie ? Cela existe dans des services de renseignement du premier cercle, où le niveau d’exigence n’est naturellement pas le même.

Général Christian Rodriguez. Lorsqu’un gendarme se marie, on le sait : il change de situation individuelle. Lorsqu’il héberge quelqu’un chez lui, on le sait également – il y a une personne de plus dans la caserne. Nous avons déjà une vision assez intrusive de la vie privée de nos gendarmes. Ils sont dans nos casernes et leur mode de vie fait qu’on sait beaucoup de choses – les voisins savent beaucoup de choses. Je ne suis pas certain qu’on ait besoin d’aller plus loin. Si quelqu’un décide de changer de religion, les gens vont s’en rendre compte tout de suite. Je rappelle aussi qu’on suit une formation à la détection des signaux faibles quand on entre dans la gendarmerie. Ce sujet est assez régulièrement évoqué dans les cursus de formation.

Mme Séverine Gipson. Vous avez très bien expliqué comment vous gérez vos militaires et les contractuels. Vous hébergez les familles – c’est vraiment la marque de la gendarmerie. Il y a non seulement la vie à la caserne mais aussi la vie, en son sein, des familles. Il ne faut pas les oublier : peuvent-elles constituer, parfois, des menaces ? C’est notamment une question que nous nous posons à la commission de la défense nationale et des forces armées, dont je suis membre, à propos de nos militaires déployés à Djibouti ou à Abou Dabi.

Général Christian Rodriguez. Vous avez raison : des conjoints de gendarmes pourraient se radicaliser ou devenir une menace.

Mon père était gendarme et je suis quasiment né dans une gendarmerie. Je peux vous dire que les familles vivent constamment les unes à côté des autres. Je force un peu le trait, mais il n’y a pas grand-chose qui reste secret dans la vie d’une caserne. Je suis allé à Dieuze il y a dix jours, à la brigade de gendarmerie où un homme a fait irruption. Nous avons déjeuné avec les gendarmes, leurs conjoints et leurs enfants. Il y a une vie sociale vraiment très forte.

Quand un membre d’une famille change de comportement, tout le monde s’en rend compte tout de suite. Il y a toujours un commandant de caserne qui est en charge de la sécurité, de l’ordre et de la tranquillité. C’est comme dans les armées, mais avec des familles : nous avons un écosystème assez original. Concrètement, on en parlera au commandant de caserne, qui saura très vite ce qui se passe et fera remonter. Souvent, le cas peut même être traité plus vite et avec moins de « garanties » : je n’ai pas d’exemple en tête qui concernerait des faits de radicalisation, mais un commandant de caserne peut choisir d’exclure une personne, même si elle appartient à une famille.

M. le président Éric Ciotti. S’il n’y a pas d’autres questions, il ne me reste plus qu’à vous remercier. Vous nous avez donné beaucoup d’éléments, notamment chiffrés, qui sont précieux. Je crois que votre audition a permis de voir que vous avez bien appréhendé ces sujets préoccupants et même inquiétants. Je tiens aussi à redire notre respect et notre reconnaissance pour l’action que vous conduisez au service de la sécurité nationale.

 

 

 


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Audition du mardi 18 février 2020

À 14 heures : M. Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense (audition à huis clos)

M. David Habib, président. Nous accueillons M. Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense.

Je vous prie de bien vouloir excuser le président Éric Ciotti, qui ne pouvait pas être présent aujourd’hui.

Monsieur le directeur, notre commission d’enquête a auditionné ces dernières semaines le directeur du renseignement militaire, des représentants des chefs d’état-major des trois armées, ainsi que le directeur général de la gendarmerie nationale. Tous ont souligné le rôle déterminant de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) dans la lutte contre la radicalisation dans le milieu militaire. Par ailleurs, la commission d’enquête s’intéresse aux dispositifs de prévention de la radicalisation mis en place au sein même des services de renseignement. Nous souhaitons donc vous entendre sur ces deux sujets.

Cette audition se tient à huis clos.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le directeur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Éric Bucquet prête serment.)

M. Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense. Je me propose de présenter rapidement la DRSD, son périmètre et son rôle en matière de contre-ingérence. La description de ses missions de protection permettra de détailler le processus permettant d’écarter un individu radicalisé.

Aux termes de l’article D. 3126-5 du code de la défense, la DRSD est « le service de renseignement dont dispose le ministre de la défense pour assumer ses responsabilités en matière de sécurité du personnel, des informations, du matériel et des installations sensibles. » La DRSD est l’héritière de la section de contre-ingérence du 2e bureau de l’État-Major des Armées (EMA) et de la direction de la sécurité militaire, puis de la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Elle est compétente sur l’intégralité de la « sphère défense », soit quatre domaines : l’ensemble des ressortissants de la défense – administrations centrales, services liés à la défense, à l’exception de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) – ; secteur économique d’intérêt pour la mission défense, dont les 4 000 sociétés de la base industrielle technique de défense (BITD) ; les sites de la direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique (CEA-DAM), depuis le 1er juillet 2017 ; les entreprises titulaires de contrats dans le secteur du nucléaire de défense.

Ce périmètre spécifique permet à la DRSD d’occuper un positionnement clair parmi les six services de renseignement du premier cercle et, plus largement, dans l’écosystème du renseignement.

Au niveau stratégique, la DRSD est directement rattachée au ministre des armées sur la mission principale de contre-ingérence. Elle agit sur un spectre large, le TESSCo – terrorisme, espionnage, sabotage, subversion et crime organisé.

La contre-ingérence consiste à déceler, à identifier et à caractériser les différentes menaces, qu’elles soient individuelles, collectives, nationales, transnationales, étatiques ou non gouvernementales, qui pèsent sur l’ensemble des capacités opérationnelles de la défense nationale et visent à les entraver.

La DRSD fonde son action sur la synergie entre ses deux missions principales, le renseignement et la protection. Cela se traduit tant dans son nom que dans sa devise, « Renseigner pour protéger ». Je suis intimement convaincu que ces missions se nourrissent mutuellement et renforcent notre efficacité.

Le service repose sur un maillage très dense, en métropole, outre-mer et à l’étranger, là où les armées sont implantées et sur les théâtres d’opérations. Cette présence étendue permet à la DRSD d’être au plus près des cibles potentielles, des sources de renseignement et des bénéficiaires de notre action de protection.

La DRSD recueille, analyse et diffuse du renseignement de contre-ingérence, destiné à informer les autorités du ministère sur les menaces susceptibles d’affecter les intérêts de la défense, en France et à l’étranger. Nous avons des postes permanents et des personnels en détachements en opérations extérieures (OPEX). À l’étranger, nous œuvrons en respectant la ligne de partage avec nos camarades de la DGSE et en dialoguant avec les services des pays d’accueil partenaires.

Notre service entretient une forte proximité avec les forces armées, grâce au maillage territorial et à notre connaissance fine du milieu militaire. Cette « militarité » – 70 % des agents de la DRSD sont des militaires – est une dimension fondamentale qui permet aux agents, connus et reconnus au sein des unités, d’accéder plus facilement à l’information. Ainsi, un inspecteur de la DSRD est détaché actuellement auprès du commandement du porte-avions.

La mission de la DRSD au profit du tissu industriel et technologique d’intérêt de défense porte tant sur les programmes d’armement que sur la préparation de l’avenir et sur le soutien aux exportations. Le prisme est très large, qui va des organismes d’étude et de recherche au suivi des marchés d’export. Dans ce cadre, nous entretenons des liens très étroits avec la direction générale de l’armement (DGA).

Cette mission s’applique sur un périmètre d’environ 4 000 entreprises d’intérêt pour la mission défense, dans un contexte de forte augmentation de la menace sur la sphère économique, avec une situation de très forte concurrence et une progression de l’espionnage. Cette mission est conduite en étroite collaboration avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

En outre, le service contribue à faire du renseignement pour lutter contre la prolifération des armes de destruction massive, contre la dissémination des armes conventionnelles et contre le crime organisé, domaines marqués par une forte dimension interministérielle.

La mission protection, quant à elle, a pris une dimension particulière à l’épreuve de la radicalisation et du terrorisme islamistes. Nous sommes tous profondément émus par l’attentat qui a frappé si durement les agents de la DRPP. Cet événement doit provoquer une prise de conscience générale sur l’importance des tâches de protection. Depuis la création de la DRSD, la protection est au cœur même de son action ; elle fait partie de son ADN.

La DRSD est le service enquêteur du ministre des armées en matière de protection. Il mène des enquêtes administratives pour détecter toute vulnérabilité. Cette protection s’exerce d’abord en amont. Elle est principalement constituée par la procédure de contrôle élémentaire menée par le Centre national des habilitations de défense (CNHD), au sein de la DRSD. Cette procédure administrative permet d’évaluer l’intégrité et le degré de confiance pouvant être accordé à tout candidat à l’engagement dans les armées, et à toute personne devant pénétrer dans les « zones protégées ». Fortement consommatrice de ressources, elle concourt directement à la lutte antiterroriste en constituant son volet préventif initial. Le rapport d’information sur les services publics face à la radicalisation de MM. Diard et Poulliat a souligné l’efficacité, la robustesse et l’organisation du dispositif.

Sur les personnes physiques, le service émet un avis de sécurité après une enquête d’habilitation, sur la base de l’instruction générale interministérielle n° 1300 (IGI 1300), en cours de refonte. Sur les personnes morales, le service émet un avis après une enquête d’habilitation, en vue d’une décision par la DGA. La DRSD émet aussi des avis en matière de protection physique et virtuelle, ce qui impose des visites in situ. S’il s’agit d’emprises du ministère, le service agit également en tant qu’expert pour la direction de la protection des installations, moyens et activités de la défense (DPID), laquelle supervise la fonction ministérielle de sécurité défense.

Singularité de la DRSD, elle est l’unique service enquêteur et inspecteur du ministère des Armées. À la différence du ministère de l’Intérieur, qui possède trois structures dédiées aux enquêtes administratives – le service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS), le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN) et la DGSI –, le ministère des Armées mène sur l’ensemble des armées, directions et services, de la BITD, du CEA/DAM et des entreprises contractant avec le CEA/DAM l’ensemble de ces enquêtes grâce à la seule DRSD.

Contrairement à d’autres services, la DRSD est capable d’étudier la personne, mais aussi son environnement. Les enquêtes que nous menons pour une habilitation ou un recrutement sont plus abouties. À titre d’illustration, pour une habilitation secret défense d’un agent rejoignant la DRSD, nous procédons à : l’exploitation d’un formulaire très détaillé, le 94A ; le contrôle dans différents fichiers ; une enquête de sécurité sur l’environnement familial ; un entretien de sécurité avec un inspecteur de sécurité de défense de la DRSD ; une enquête numérique ; une enquête domiciliaire non intrusive ; des tests et des entretiens psychologiques. Chaque dossier est ensuite visé par le directeur ou le directeur adjoint. Je puis vous assurer que je n’ai jamais recruté un agent avec un avis défavorable de mes services.

Ce processus a été exposé aux membres de l’Inspection des services de renseignement (ISR). Leur rapport sur le traitement de la radicalisation au sein des services de renseignement désigne ce processus comme l’un des plus robustes au sein de la communauté, même si des ajustements peuvent être envisagés, notamment au titre du contrôle interne. J’ajoute que la procédure d’habilitation secret défense et, plus globalement, le CNHD ont été considérés comme des modèles à suivre, souvent en avance par rapport aux pratiques des autres services. J’y vois le résultat de la culture DRSD, qui a toujours considéré la mission de protection comme complémentaire, voire indissociable, de la mission de renseignement de contre-ingérence.

Mais nous ne devons pas nous endormir sur nos lauriers. Depuis l’attentat qui a frappé la DRPP, j’ai souhaité accélérer la mise en œuvre d’un rétro-criblage systématique des agents de la DRSD. Il ne concernait jusqu’à présent que les emplois sensibles ou les personnes dont la situation personnelle avait changé. De même, mes équipes multiplient les actions de sensibilisation aux risques terroristes de radicalisation. La charge de travail liée à la mission de protection n’est pas en diminution…

En nombre d’enquêtes, la DRSD est le premier service de France, avec 356 840 demandes formulées en 2019, en augmentation de 4,4 % par rapport à 2018 et de 170 % par rapport à 2014. C’est la raison pour laquelle la DRSD veille à ne subir aucun décrochage par rapport aux moyens alloués aux autres services et à bénéficier au minimum des mêmes outils, notamment l’accès à tous les fichiers.

Par ailleurs, et sans avoir attendu le 3 octobre 2019, la DRSD poursuit une évolution technologique commencée en 2014 avec la mise en place de l’outil Sophia, un véritable work flow du traitement des enquêtes administratives. Nous faisons place désormais à la digitalisation, à l’agilité, au machine learning et à l’utilisation des outils les plus modernes de traitement. De nouveaux outils, basés sur des logiques de tri et d’exploitation de données complexes sont en cours de développement afin d’automatiser des tâches simples tout en prenant en compte des environnements numériques complexes.

Il s’agit d’abord d’augmenter nos capacités pour parvenir à contrôler de manière plus régulière les personnels de la sphère défense. Ces capacités techniques supplémentaires, associées à la détection opérée par un commandement de proximité sensibilisé, sont prometteuses. Notre objectif est de rendre la moitié de nos avis non plus en deux mois, comme l’exige la réglementation, mais en une semaine. Nous voulons répondre toujours mieux aux exigences de l’industrie de défense, qu’il s’agisse du recrutement ou de la contre-ingérence dont l’enquête administrative est la pierre angulaire. Notre priorité est d’accompagner les entreprises dans leur développement et de faire en sorte qu’elles ne soient pas entravées par des procédures administratives trop complexes ou trop longues. Les résultats obtenus sont encourageants, et l’industrie de défense s’est félicitée à plusieurs reprises de la réactivité de notre service et de notre collaboration fructueuse.

Si la numérisation permet d’esquisser des perspectives très séduisantes, je tiens à souligner que les processus utilisés aujourd’hui permettent de contenir les risques, notamment de radicalisation. C’est le fruit d’une culture propre aux armées, qui fait du compte rendu à la hiérarchie l’un des premiers devoirs du militaire. J’insiste aussi sur la structure de nos unités, dont le management de proximité est un marqueur fort. Nos soldats et nos agents ne sont pas livrés à eux-mêmes, mais encadrés au quotidien.

À ces valeurs proprement militaires se sont ajoutées une généralisation de la sensibilisation ainsi que la mise en place, au sein des armées, de référents islam radical. Cela permet la prise en compte efficiente d’un phénomène qui demeure malgré tout contenu, le milieu militaire restant peu perméable aux idéologies fondamentalistes.

Au sein des entreprises de défense, nous bénéficions du maillage des officiers de sécurité, qui entretiennent un dialogue avec les inspecteurs sécurité défense. Cela permet la remontée d’informations et la prise en compte de difficultés. Toutefois, cela repose pour une large part sur un compte rendu initial de l’entreprise, laquelle doit être sensibilisée par nos soins. L’ensemble de ces actions, associées aux valeurs propres de la défense, permet de contenir le risque de radicalisation.

Mes services ont été destinataires l’an dernier de 500 signalements environ. Un signalement, cela veut tout dire et rien dire. Il peut arriver qu’une femme en instance de divorce déclare que son époux appartient à l’islam radical, auquel cas nous instruisons à décharge. Une première levée de doutes a permis de réduire à 150 cas la nécessité d’investigations complémentaires. Ce sont finalement moins de 30 personnes qui ont suscité l’utilisation des moyens relevant d’un service de renseignement. Ce nombre est en diminution depuis 2016, époque à laquelle celui de 57 était souvent mentionné. Il convient de souligner que ces individus ayant fait l’objet d’un suivi particulier relèvent d’un profil « bas du spectre », représentant une menace terroriste estimée à ce stade comme faible.

La DRSD se mobilise pour assurer avec plus d’efficience encore la protection des sites. Le périmètre est plus large depuis que notre compétence a été étendue aux 650 sociétés du CEA-DAM, qui viennent s’ajouter aux 4 000 sociétés de la BITD. Notre nouvelle organisation a pour objet de répondre à cette augmentation de périmètre, tout en réalisant des progrès rapides en matière d’inspection des sites : nous avons atteint un taux de 85 % fin 2019, contre 75 % fin 2018 ; et 100 % des points d’importance vitale, des installations nucléaires intéressant la défense et des sites prioritaires sont inspectés.

Les missions de protection physique s’articulent toujours davantage avec celles garantissant la sécurité de l’écosystème numérique. La menace cyber irrigue tous les champs du TESSCo, et est plus prégnante dans chacune de nos missions. Nos efforts vont en particulier à la contre-ingérence cyber et à la protection du secret de la défense nationale. À titre d’illustration, nous devons émettre un avis pour l’homologation de chacun des 3 000 systèmes d’information de notre périmètre. Pour effectuer cette mission de la manière la plus efficiente, nous optimisons notre collaboration avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSI) et avec le commandement de cyberdéfense (COMCYBER).

En interne, le risque cyber est une préoccupation de tous les instants. Nous disposons d’un système d’information et d’un réseau sécurisé qui nous sont propres. Des processus et des technologies permettent de prévenir une utilisation illégale de nos ressources numériques par nos agents, et plus particulièrement par nos administrateurs de réseaux. Ces derniers font d’ailleurs l’objet d’une procédure de rétro-criblage systématique.

Vous l’aurez constaté, la DRSD s’adapte sans cesse pour répondre à l’évolution des menaces et aux défis futurs. Depuis 2015, et pour faire face aux nouveaux défis sécuritaires, la DRSD, comme ses partenaires de la communauté du renseignement, s’est engagée dans une dynamique positive, matérialisée par la structuration d’une politique publique autour de la loi sur le renseignement et de la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025. Ces deux instruments ont renforcé notre cadre d’emploi et nous garantissent des moyens nécessaires à l’accomplissement de nos missions, dans un contexte où le besoin en renseignements et en protection est chaque jour plus fort, face à une menace permanente et en constante évolution.

La loi de programmation nous a accordé des moyens en augmentation, mais ils ont été taillés au plus juste et je souhaite que la mise en réserve budgétaire ne soit pas trop forte pour les petits services de renseignements comme le mien. La DRSD est, à l’échelle du ministère des Armées, une petite PME où chaque personne compte et devient, à un moment ou à un autre, un acteur clé. J’appelle votre vigilance sur les moyens, financiers ou humains, qui nous sont octroyés, afin d’éviter toute encoche dans la trajectoire de la LPM. J’ai à l’esprit le CNHD, qui joue un rôle crucial dans le dispositif de protection et dont les effectifs doivent être sanctuarisés.

Par ailleurs, le dispositif réglementaire pourrait être amélioré. Cela peut paraître étonnant, mais mes services ne disposent d’aucune base légale pour réaliser un contrôle au recrutement des personnels civils. Si ceux-ci ne font pas l’objet d’une demande d’habilitation ou d’un accès à une zone protégée, nous sommes théoriquement aveugles sur leur profil, ce qui est source de vulnérabilité.

Enfin, nous devons prendre en compte les évolutions sociales. Nos processus doivent être modifiés pour mieux évaluer l’environnement des individus, alors que la situation familiale est moins linéaire que par le passé et que les réseaux sociaux ont pris de l’importance. Cela pose la question de l’empreinte numérique et de son évaluation par la DRSD. Dans ces deux domaines, une réforme du formulaire 94A est certainement nécessaire.

J’espère avoir pu vous donner une image claire des missions de la DRSD et vous avoir apporté un éclairage avisé et utile sur la protection, un métier historique du service, en dépit des contraintes liées à la sensibilité et à la protection des sujets traités. Je veux souligner l’importance et la qualité du travail des agents de la DRSD. Depuis mon arrivée, j’ai lancé une transformation du service, une véritable révolution : ce sont les agents qui, en plus de leur travail quotidien, assurent la conduite de la trentaine de chantiers en cours. Pendant les travaux, la vente continue !

M. David Habib, président. Nous vous remercions pour cette présentation précise nous permettant de mieux connaître le service que vous dirigez.

M. Florent Boudié, rapporteur. Une question très générale, monsieur le directeur.

Comme vous le savez, notre commission d’enquête vise à faire la lumière sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques commises à la préfecture de police de Paris le 3 octobre dernier.

Lorsque vous avez pris connaissance d’un certain nombre d’éléments qui ont été diffusés dans la presse concernant Mickaël Harpon, son comportement, ses propos, son évolution – je songe par exemple à sa conversion à l’islam, à sa fréquentation d’une mosquée dont l’imam principal est frériste et l’imam adjoint salafiste – comment le directeur du renseignement et de la sécurité de la défense que vous êtes a-t-il réagi ? Quel regard portez-vous sur ces dysfonctionnements, y compris sur le plan opérationnel ? Pensez-vous que vos propres dispositifs de signalement, de détection, auraient ou non permis de prévenir une menace comparable ?

M. Éric Bucquet. Je ferai une analogie avec les actions que nous menons.

Vous avez évoqué des éléments caractérisant un comportement un peu étonnant. Comme je l’ai dit tout à l’heure, au sein des armées, le compte rendu est décisif : nous avons mis en place une chaîne qui permet de faire remonter tous les comportements anormaux. Comment ?

Tout d’abord, l’encadrement est au contact, et rencontre chaque matin les personnels. Les officiers et les sous-officiers étant sensibilisés par la DRSD, tout ce qui est anormal lui est signalé. L’officier de sécurité, qui est souvent le numéro 2 du régiment, recueille les informations et contacte le poste local de la DRSD – je rappelle que nous bénéficions d’un maillage territorial important puisque nos unités sont présentes partout. Ces échanges remontent ensuite à la direction centrale, à Paris, et, en fonction des éléments dont nous disposons, nous prenons en compte le cas. Nous menons alors une enquête à charge et à décharge, certains signalements étant infondés. Première différence avec la DRPP, donc : ce compte rendu quotidien.

Ensuite, à travers les enquêtes exhaustives que nous réalisons sur nos personnels. J’insiste sur ce point : nous nous intéressons certes à la personne mais, aussi, à son environnement familial. C’est probablement une autre grande différence avec ce qui est en vigueur à la DRPP : nous nous intéressons à l’individu, à son épouse, à ses enfants, à ses ascendants, à ses amis. Nous essayons donc d’élargir le spectre au maximum. La visite domiciliaire permet également d’obtenir des informations sur la personne : nous regardons où elle vit, si elle habite à proximité d’une mosquée salafiste…

Suite à l’affaire de la DRPP, je me suis évidemment demandé si nous pourrions connaître une situation pareille. L’ISR a examiné dans le détail nos procédures ; il ressort que les enquêtes menées notamment par le CNHD, au sein de la DSRD, doivent constituer le modèle de référence, ce que, du reste, la DGSI a confirmé.

Dans un service de renseignement, l’entretien avec le psychologue est fondamental, de même que celui avec l’inspecteur de sécurité de la défense (ISD), car ils permettent de détecter des cas anormaux. L’empreinte numérique est aussi très importante : nous nous intéressons au lieu d’habitation des gens mais aussi à ce qu’ils racontent sur les réseaux sociaux. Tous ces éléments doivent être pris en compte et c’est ce que nous faisons.

Enfin, le rétro-criblage doit être régulier : l’automatisation de nos systèmes nous permet ainsi de revenir sur la situation d’un individu et de vérifier la concordance des informations dont nous disposons.

Les signalements et le rétro-criblage permettent donc de détecter des cas anormaux.

Mme Séverine Gipson. Membre de la commission de la défense nationale et des forces armées, j’ai eu la chance de me rendre sur plusieurs bases extérieures. Les militaires habitent avec leur famille sur certaines d’entre elles, comme à Djibouti et à Abou Dhabi.

Vous avez décrit les procédures concernant les civils, les installations nucléaires, les entreprises de la BITD, mais vous n’avez pas parlé des familles. Existe-t-il des procédures spécifiques pour les conjoints, les enfants, les adolescents notamment, qui pourraient être tentés par la radicalisation ? Comment, le cas échéant, les détectez-vous ?

M. Éric Bucquet. À Djibouti, les militaires effectuent des missions de courte durée (MCD) mais le « cœur de régiment » est composé de personnels permanents qui restent sur place pendant deux ou trois ans, avec leur famille si celle-ci le souhaite – c’est un droit.

Le nombre de familles, à Djibouti, est assez restreint. Elles vivent « sur base » – le club sportif, par exemple, se trouve là où stationnent les forces militaires –, dans des enceintes quasiment fermées où s’exerce une grande vigilance. Dans ces ensembles clos, tout est partagé, parties opérationnelle, familiale, régimentaire. Les familles sont soumises aux mêmes conditions d’accès et sont donc contrôlées : nous vérifions que les personnes en question ne présentent pas de risques.

À cela s’ajoute le rôle du détachement de gendarmerie, la prévôté, qui s’assure, que les gens ne font pas d’excès de vitesse, par exemple.

Entre personnels et familles, les informations sont donc complémentaires. Nous détecterions les comportements anormaux puisque les gens vivent en vase clos, qu’ils sont regroupés, logés dans le cadre de baux qui relèvent des armées, ce qui nous permet d’avoir un spectre assez large d’informations.

Par ailleurs, la DRSD dispose d’un poste sur place, à Djibouti, comme c’est le cas pour toutes les bases militaires françaises – Sénégal, Côte d’Ivoire, Djibouti, Émirats arabes unis, Gabon, les départements d’outre-mer et les opérations extérieures.

Le maillage est identique à celui de la France : gendarmerie, DRSD ; connaissance des hommes – officiers, sous-officiers, militaires du rang ; vie commune permettant de détecter tout de suite les comportements anormaux. Les contrôles sont même facilités puisque le nombre de personnes concernées est réduit et que nous nous connaissons tous.

Mme George Pau-Langevin. Vous nous avez parlé des rétro-criblages réguliers et des entretiens avec un psychologue. Dans le cas qui nous préoccupe, l’individu était semble-t-il insatisfait de sa situation personnelle et professionnelle. Aurait-il pu recourir aux services d’un psychologue au sein du service ?

M. Éric Bucquet. Plusieurs psychologues travaillent au sein de la DRSD et ils sont exclusivement affectés au service de nos personnels – nous parlons bien du recrutement au sein de la DRSD, pas de celui des forces armées en général, où les personnels ne sont pas soumis à un entretien de ce type.

La cellule de psychologues réalise donc les entretiens d’embauche, comme le font l’ISD et la personne qui accueillera le candidat dans son service. Lorsque des cas me sont soumis à l’intérieur de mon service, je demande régulièrement que les psychologues soient contactés pour qu’ils définissent le mal-être éprouvé, lequel peut constituer un signal faible dans un processus d’éventuelle radicalisation. Nos trois psychologues, ainsi, réalisent six-cents entretiens par an.

Dès qu’une personne ne va pas très bien, par exemple après le décès d’un proche, nous l’adressons au psychologue. La discussion suffit souvent à détecter une vulnérabilité ou à améliorer son état de santé.

Mme George Pau-Langevin. Ce n’est pas le cas pour les personnels administratifs ?

M. Éric Bucquet. La DRSD comprend des personnels administratifs et opérationnels, des analystes, et tous sont concernés. Tous ceux qui intègrent la DRSD, quelle que soit leur fonction, administrative ou opérationnelle, rencontreront un psychologue. Il en sera de même si elles connaissent des difficultés au cours de leur carrière.

J’ajoute que tous les personnels sont habilités secret défense. Tant qu’ils ne le sont pas, ils ne sont pas acceptés au sein du service.

M. Jean-Michel Mis. Une question un peu périphérique : existe-t-il des procédures particulières pour les personnels qui ne sont pas sous statut militaire mais qui contribuent au fonctionnement des bases et des sites que vous surveillez, je pense en particulier aux intérimaires, aux personnels cotraitants ou sous-traitants, dès lors qu’ils peuvent être plus ou moins longuement en relation avec vos propres personnels ? Comment les gérez-vous ?

M. Éric Bucquet. Au sein de la DRSD, toute personne qui entre sur le site pour travailler en tant qu’agent du service est habilitée secret défense, qu’elle soit vacataire, contractuelle ou titulaire : nous avons le même niveau d’exigence pour tous les personnels, quels que soient l’emploi et sa durée. Le processus de sélection est exactement le même.

Les personnels qui travaillent dans des entreprises intervenant chez nous sont déclarés et chaque profil est analysé pour vérifier s’il présente une faille. Le travail s’effectue au cas par cas, sur dossier, sans aucun entretien psychologique, afin de s’assurer que la personne est « safe ».

Il n’en est pas de même pour l’ensemble du ministère des Armées : je n’ai aucune visibilité sur les contrats passés par les groupements de soutien de base de défense (GSBdD) ou les bases de défense. Je n’en ai d’ailleurs pas les moyens, des milliers de contrats étant conclus. Une faille est donc possible, sur laquelle nous réfléchissons, mais il n’est pas question pour nous, aujourd’hui, d’étudier tous les cas de contractualisation.

Mais à la DRSD, tout est mis en œuvre pour chaque personne qui pénètre sur le site ait fait l’objet d’une enquête.

M. Éric Poulliat. Quelle procédure engagez-vous si l’un de vos agents, un militaire de carrière, pas un personnel sous contrat, se radicalise ?

Quid des militaires suspectés dont le contrat n’est pas reconduit ? La DRSD opère-t-elle un suivi ? Êtes-vous en rapport avec les services de renseignement chargés de leur suivi, de manière à éviter qu’ils n’intègrent un autre service public comme, par exemple, la police ?

M. Éric Bucquet. À la DRSD, toute personne suspecte de radicalisation serait automatiquement écartée, son habilitation retirée, et elle sortirait immédiatement de l’enceinte. Jusqu’à présent, nous n’avons jamais été confrontés à l’islamisme radical en notre sein, le filtre initial, les entretiens psychologiques permettant d’éviter ce type de recrutement.

M. Éric Poulliat. Cette personne, hors le retrait de son habilitation, pourrait rester dans les forces armées ?

M. Éric Bucquet. Tout dépend du degré de radicalisation. Jusqu’à maintenant, les personnes repérées se situent au bas du spectre, elles peuvent présenter une vulnérabilité mais ne constituent pas une menace. À la limite, elles peuvent être maintenues en poste jusqu’à la fin de leur contrat – 75 % des militaires de l’armée de terre sont des contractuels – mais nous finissons par nous en séparer en ne renouvelant pas leur contrat. Si, par hypothèse, le degré de radicalisation était élevé, la personne partirait d’elle-même car le système n’est pas permissif.

Lorsque, dans ce cadre, un militaire est écarté, nous faisons part de nos soupçons à la DGSI, plus précisément, à la cellule ALAT et à l’état-major permanent (EMAP), avec lesquels les échanges sont quotidiens – je dispose d’officiers de liaison sur place ; une discussion a lieu également avec les groupes d’évaluation départementaux (GED) de manière à ce que la situation soit connue de tous les services partenaires qui y participent.

Enfin, la DRSD adresse à ces derniers une note de renseignement indiquant les risques que présente ou non tel militaire qui nous a quittés.

Depuis 2015, une prise de conscience a eu lieu et une volonté de partager au mieux les informations s’est fait jour. Probablement que nous serons encore meilleurs dans dix ans mais des progrès considérables ont été accomplis pour échanger les informations entre services partenaires.

M. Florent Boudié, rapporteur. Une dernière question, que nous posons régulièrement, les réponses étant différentes selon les services mais unanimes quand il s’agit des services de renseignement. Étant bien entendu que la liberté de conscience est totale et absolue et qu’une conversion ne constitue pas un signal, la conversion de l’un de vos agents à l’islam n’impose-t-elle pas pour autant de faire montre d’une vigilance particulière ? D’après les éléments dont nous disposons, c’est le cas à la DGSI et à la DGSE.

M. Éric Bucquet. Nous avons beaucoup réfléchi à cette question !

La DRSD respecte les lois, en particulier celle de 1872, la liberté de conscience et d’exercice du culte, etc.

La conversion, en soi, ne constitue pas un signal et peut ne pas être signalée. Il me semble néanmoins qu’une conversion au sein du service serait signalée. À moins que la personne ne se montre très discrète et pratique une forme de taqîya, l’information remonterait à l’officier de sécurité.

Nous sommes beaucoup plus préoccupés par l’accumulation de signaux faibles chez une personne qui se montrerait moins favorable à la DRSD et qui pourrait donc présenter un risque. Un comportement prosélyte, des libertés prises avec le règlement – sortie pour assister à la prière du vendredi –, des conflits avec la hiérarchie nous amèneraient à déclencher immédiatement une enquête, dont la conclusion serait rapide.

Comme nous l’avons observé, cela peut être lié à une fragilité personnelle et, souvent, à des drames familiaux. Pour illustrer mes propos, je peux vous citer l’exemple d’une personne qui a travaillé au sein des armées jusqu’en 2010 sans avoir rencontré de problèmes particuliers. Elle a perdu son épouse et tous ses repères. Elle a quitté l’armée et, peu à peu, s’est transformée en prosélyte de l’islam radical. Elle a d’ailleurs fait parler d’elle puisqu’elle a cherché à perpétrer un attentat contre une base. En l’occurrence, un fait a tout déclenché, la conversion étant liée à une fragilité spécifique.

Pour évaluer une éventuelle radicalisation nous avons des listes de signaux faibles – discours un peu prosélyte, prises de position en faveur de tel ou tel évènement anti-occidental… à l’inverse et sans que cela dénote une éventuelle radicalisation, certains militaires peuvent aussi se convertir uniquement pour pouvoir épouser celle qu’ils aiment ! Enfin, nous gardons à l’esprit que les convertis peuvent se montrer plus ardents, se sentant obligés de donner des gages auprès de leur entourage et peuvent présenter des risques. Mais, en tant que telle, la conversion n’est pas un signe déclencheur.

M. David Habib, président. Je vous remercie pour votre participation à ces travaux et pour toutes les réponses que vous avez apportées.

 


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Audition du mercredi 19 février 2020

À 15 heures 30 : Table ronde de représentants de syndicats pénitentiaires (audition à huis clos)

 M. Sébastien Nicolas, secrétaire général du syndicat national pénitentiaire-FO Direction, et Mme Gaëlle Verschaeve, trésorière-adjointe ;

 MM. Emmanuel Baudin, secrétaire général du syndicat national pénitentiaire-FO Personnels de surveillance, Dominique Gombert et Yoan Karar, secrétaires généraux adjoints ;

 MM. Wilfried Fonck et Fabrice Begon, secrétaires nationaux de l’Union fédérale autonome pénitentiaire, Mme Rosalie Lamartinière et M. Pascal Urima, secrétaires régionaux ;

 M. Eric Faleyeux, secrétaire général adjoint du syndicat national des cadres pénitentiaires (SNCP)-CFDT.

M. le président Éric Ciotti. Mesdames, Messieurs, merci de votre présence devant notre commission d’enquête, qui travaille depuis quelques mois maintenant sur l’attentat qui a frappé la préfecture de police le 3 octobre dernier, et qui, au-delà, souhaite se pencher sur la situation de la radicalisation dans nos grands services publics, notamment dans ceux qui participent à la protection de notre nation, l’administration pénitentiaire en faisant partie au premier rang. Nous avons encore quelques auditions à faire avant que notre rapporteur, M. Florent Boudié, rende son rapport, fruit des travaux de notre commission.

Nous souhaitions vous entendre, ainsi que le directeur de l’administration pénitentiaire que nous auditionnerons après vous, pour connaître votre analyse, votre point de vue, vos interrogations et peut-être vos propositions sur la radicalisation islamiste en prison.

Avant de vous donner la parole, je vous précise que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Éric Faleyeux, Mme Rosalie Lamartinière, MM. Fabrice Begon, Wilfried Fonck, Yoan Karar, Dominique Gombert, Emmanuel Baudin, Mme Gaëlle Verschaeve et M. Sébastien Nicolas prêtent successivement serment.)

M. Emmanuel Baudin, secrétaire général du syndicat national pénitentiaire-FO Personnels de surveillance. Mesdames, messieurs les députés, merci de nous recevoir sur un sujet ô combien important, qui comporte deux aspects différents, d’un côté la radicalisation des personnels et, de l’autre, celle des personnes détenues. Il est bien plus facile pour nous d’aborder le second aspect que le premier.

Il est difficile de parler de la radicalisation des personnels parce que nous n’avons pas beaucoup de chiffres. On estime qu’une trentaine de personnes sont radicalisées ou fichées dans nos rangs. Ce sont des chiffres que nous obtenons par des biais détournés puisque l’administration ne communique pas sur le sujet.

Il n’y a pas de procédure pour repérer les personnels radicalisés. Ce sont essentiellement les collègues qui font des signalements. Il n’y a pas de conseil de discipline. On assiste à la mutation du collègue signalé, on le déplace pour l’éloigner du service dans lequel il travaillait.

À notre avis, la radicalisation des personnels de surveillance n’est pas un phénomène très développé. Il faut être vigilant et faire remonter les informations, mais les données ne sont pas très révélatrices.

Le problème est totalement différent en ce qui concerne les détenus. Malheureusement, le phénomène s’amplifie et la surpopulation pénale ne facilite pas les choses. En effet, il est plus facile de radicaliser son codétenu quand vous êtes dans une cellule où il y a trois ou quatre matelas au sol. Des quartiers dédiés ont été créés mais ils ne changent rien puisqu’ils ne sont pas étanches. Le prosélytisme se fait par la voix, les échanges verbaux. On sait bien que ces quartiers ne sont qu’une réponse politique pour montrer que le Gouvernement a essayé de faire quelque chose. Mais en fait il ne répond pas au problème. Nous réclamons depuis le grand mouvement de 2018 une classification des établissements, c’est-à-dire des établissements entièrement dédiés à ces prisonniers. On ne comprend pas pourquoi une personne qui est soit prévenue, soit condamnée pour acte ou tentative d’acte terroriste n’est pas placée directement dans un établissement spécifique afin d’éviter de contaminer les autres détenus. Malheureusement nous ne sommes pas entendus. Je n’ai toujours pas compris quel est l’intérêt d’évaluer quelqu’un qui est prévenu ou condamné pour acte ou tentative d’acte terroriste, pour savoir s’il est radicalisé. Aujourd’hui, on se rend bien compte que cela ne fonctionne pas. J’ai appris qu’on allait faire « tourner » les gens qui sont dans ces quartiers, car il faut bien les faire bouger. Or, quand on les sort de ces quartiers, c’est pour les remettre en détention normale…

Pour en revenir aux surveillants, les signalements sont faits, mais je ne sais pas comment ils sont traités ensuite. En tout cas, il n’y a jamais eu de conseil de discipline. On sait qu’une personne est radicalisée quand elle est mutée. Cela s’est vu à Toulouse, Paris et Marseille. Il n’y a aucune raison en effet que l’administration pénitentiaire ne soit pas touchée par ce phénomène de radicalisation.

Je le répète, s’agissant des personnes détenues, le phénomène existe et malheureusement rien n’est fait pour le stopper. Ce qui a été instauré n’est qu’une opération de communication complètement stupide : il fallait répondre à l’urgence et à l’attente des Français. À Strasbourg, on a vidé un étage entier de la maison d’arrêt où vivaient quarante détenus pour créer ce quartier où ils ne sont que cinq ou six ; c’est vous dire à quel point c’est absurde…

M. Wilfried Fonck, secrétaire national de l’Union fédérale autonome pénitentiaire. Mesdames, messieurs les députés, je vous remercie pour votre invitation, mais je dois vous avouer que nous avons été surpris de recevoir une convocation de votre commission d’enquête. Nous nous sommes demandé en effet quel était l’intérêt de s’adresser à l’administration pénitentiaire. Mais en lisant votre questionnaire, nous avons bien compris que vos interrogations concernaient la radicalisation chez les personnels pénitentiaires.

Comme l’a dit notre collègue de Force Ouvrière, la radicalisation existe en milieu carcéral. Cela mériterait une enquête parlementaire spécifique sur la radicalisation de la population pénale, de même que sur l’utilisation des crédits du plan de lutte antiterrorisme (PLAT) par l’administration pénitentiaire. Vous auriez quelques surprises quant à l’utilisation des deniers publics…

On peut lire, dans le rapport d’information n° 2082 sur les services publics face à la radicalisation, que le directeur de l’administration pénitentiaire reconnaissait qu’une dizaine de personnels de surveillance étaient radicalisés. Nous n’avons pas de chiffre exact, mais nous estimons entre dix et trente le nombre de personnes radicalisées. Cette radicalisation chez les personnels est toujours antérieure au recrutement, c’est-à-dire qu’elle n’est pas, pour l’instant, liée à des interférences entre des détenus appartenant à la mouvance djihadiste et les personnels. Il n’y a pas eu de cas de retournement de personnels intra-muros, et c’est tant mieux. S’agissant des personnels radicalisés avant leur recrutement, se pose la question de la transmission des enquêtes administratives qui devraient être diligentées par les services idoines.

La question du risque d’ingérence se pose également. En effet, dans un établissement pénitentiaire, il y a beaucoup plus de personnels extérieurs à l’administration pénitentiaire – personnels de santé, de l’éducation nationale, etc. – que de personnels pénitentiaires. Malheureusement, l’administration pénitentiaire n’a pas de service de contre-ingérence. Cela fait plusieurs années que l’UFAP-UNSa justice demande que l’administration pénitentiaire se dote d’un service propre de contre-ingérence, ce qui nous permettrait d’avoir accès, dans un premier temps, aux enquêtes administratives concernant le recrutement des personnels et de ne plus avoir à découvrir que certains sont fichés – quel que soit le fichier – une fois qu’ils sont titulaires de leur poste.

Comme l’a dit Emmanuel Baudin, une fois que la personne est titulaire de son poste, il devient très compliqué de la licencier. Dès lors qu’il n’y a pas de faute professionnelle imputable à l’agent, on ne peut pas le faire passer en conseil de discipline. Un seul cas, celui d’un agent, à Arles, a été présenté en conseil de discipline à la suite de suspicions de radicalisation : il a prononcé son licenciement, mais l’agent a fait appel de cette décision et il a été rétabli dans ses droits et a réintégré un établissement dans le sud de la France – actuellement, il est en congé maladie, mais cela ne résout pas le problème. Une fois que les personnels sont radicalisés et identifiés comme tels, l’administration pénitentiaire, comme toute administration, n’est pas en mesure de se séparer d’eux. Comment faire, en amont, pour éviter d’être confronté à de telles situations ? La seule et unique réponse consiste à créer un service de contre-ingérence. Si on ne le crée pas au sein de l’administration pénitentiaire, au moins pourrait-on le faire au niveau du ministère de la Justice. Ce service serait chargé exclusivement de la sécurité et de la protection du ministère, sur le modèle de ce qu’était précédemment la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) au ministère de la Défense.

M. Éric Faleyeux, secrétaire général adjoint du syndicat national des cadres pénitentiaires (SNCP)-CFDT. L’objet de la présente commission d’enquête étant l’attentat du 3 octobre dernier à la préfecture de police de Paris, et en particulier la radicalisation chez les personnels, je voudrais dire en introduction que la caricature de l’individu barbu en djellaba se promenant avec un livre religieux sous le bras n’existe plus. Aujourd’hui, les terroristes se fondent dans la masse, ils boivent de l’alcool, ils fument, ils vont en soirée, bref, ils passent inaperçus. D’où l’importance de la détection de ce que l’on appelle les signaux faibles. À l’instant, mon collègue parlait des enquêtes administratives : lors de l’intégration dans la fonction publique, une enquête administrative est normalement diligentée. Mais on peut se demander si c’est vraiment le cas ; personnellement, j’en doute.

Une fois que le fonctionnaire est recruté et que l’enquête administrative a été faite, il ne se passe plus rien tout au long de la carrière de l’agent. On pourrait pourtant imaginer que cette enquête administrative soit renouvelée, par exemple lors d’une mutation ou d’une promotion interne, l’idée étant de détecter les signaux faibles de radicalisation chez les personnels.

Il existe au sein de l’administration pénitentiaire une commission des dossiers réservés chargée exclusivement de la radicalisation du personnel. Après l’attentat du 3 octobre, une fiche de signalement a été créée et envoyée dans les différents services. Mais il n’est pas facile de signaler un collègue que l’on soupçonne de radicalisation, parce qu’on a toujours à l’esprit le fait que, si on le dénonce, il risque de perdre son emploi. Ces fiches de signalement existent néanmoins et il faut s’y intéresser car, après un attentat, on se dit souvent que tout le monde savait mais que rien n’a été fait.

J’espère avoir l’occasion, avant la fin de la réunion, de vous suggérer deux idées qui pourraient permettre de faciliter ces signalements et d’aider nos agents qui nourrissent des suspicions de radicalisation au sujet de certains de leurs collègues.

M. le président Éric Ciotti. Peut-être pouvez-vous nous les indiquer maintenant… (Sourires.)

M. Éric Faleyeux. La première suggestion serait d’instaurer des formations au sein des services administratifs à destination des agents, pour leur permettre de s’informer sur la façon dont on détecte les signaux faibles, sur ce qu’est la dissimulation, ce qu’est un élément ou un comportement suspect. Ces formations permettraient de donner des éléments de compréhension et de contexte aux fonctionnaires.

La deuxième idée serait de créer des référents radicalisation dans les services, c’est-à-dire des personnes qui connaîtraient bien le sujet, à qui l’on pourrait parler, se confier, qui auraient éventuellement des contacts avec les renseignements territoriaux ou la sécurité intérieure et qui pourraient apporter des solutions lorsqu’un collègue viendrait leur faire part de quelque chose.

M. Éric Diard. Ayant été l’un des rapporteurs de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation, j’avais eu l’occasion de rencontrer certains d’entre vous. Avec le co-rapporteur Éric Poulliat, nous avions auditionné Laurent Ridel, le directeur interrégional des services pénitentiaires Paris-Île-de-France, puis Stéphane Bredin, le directeur de l’administration pénitentiaire, que nous voyons régulièrement en commission des Lois et que je poursuis souvent de mes assiduités.

Combien de surveillants sont-ils radicalisés ? La direction de l’administration pénitentiaire (DAP) indique que dix surveillants sont inscrits au FSRPT, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient radicalisés. Comme j’ai un doute sur ce chiffre, je poserai la question tout à l’heure à M. Stéphane Bredin. Je veux bien qu’il n’y en ait que dix, mais il y en a déjà quatre dans les Bouches-du-Rhône. En tant que député des Bouches-du-Rhône, je veux bien avoir la plus grande part du gâteau, mais…

Combien y a-t-il de détenus de droit commun susceptibles de radicalisation (DCSR) ? Il est difficile de l’estimer, compte tenu de la dissimulation. L’administration s’en tient à 900, mais je pense qu’il y en a plutôt 1 500.

Il y a un an, vous m’aviez alerté, à juste titre, sur le niveau de recrutement des surveillants pénitentiaires. Lorsque j’ai dit à M. Bredin qu’ils étaient recrutés à partir d’une moyenne de trois sur vingt, celui-ci s’est insurgé et m’a expliqué que c’était faux. Où en est-on un an après, sachant que, pour la première fois, en mars 2019, les 6 300 personnes recrutées ont été criblées, c’est-à-dire qu’on a pu vérifier à leur entrée s’ils étaient inscrits au FSPRT ? C’est en tout cas ce que nous a dit la directrice du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS). Bien évidemment, il serait nécessaire d’effectuer un rétro-criblage au cours de la carrière des agents.

Je précise que je poserai également ces questions à M. Bredin.

M. Sébastien Nicolas, secrétaire général du syndicat national pénitentiaire-FO Direction. Je souhaite rebondir sur la question de M. Diard à propos du recrutement, qui est aujourd’hui le sujet fondamental.

Tant que vous êtes dans un système de recrutement de masse, ce qui est le cas pour l’administration pénitentiaire, vous aurez des difficultés à évincer les candidats qui ne partageraient pas les valeurs de la République. Cela pose la question des contrôles à la fois dans la phase de recrutement, en amont du concours, et à l’école. Ce sont des contrôles classiques effectués par les services du renseignement. Cibler le FSPRT est une chose, cibler les fichiers de police, c’est bien aussi, mais aller un peu plus en profondeur en ayant un entretien avec le candidat est peut-être une nécessité. On le fait pour certains concours. Par exemple, pour intégrer la magistrature, on passe obligatoirement un entretien avec un membre du renseignement, ce qui n’est pas le cas pour tous les fonctionnaires, notamment ceux qui seront chargés de publics sensibles, comme les personnes incarcérées. La vérification de la moralité du candidat est un premier sujet.

M. Éric Diard. Le niveau s’est-il un peu élevé ?

M. Sébastien Nicolas. Non. On peut jouer sur les notes, passer de trois à cinq par exemple, mais soyons clairs, il s’agit de professions qui ne sont pas attractives : elles sont choisies par défaut. Malheureusement, dans un système de recrutement de masse où il faut tout faire pour saturer le plafond d’emplois sinon l’année suivante ce plafond diminue, les présidents de jury reçoivent des consignes pour recruter un maximum de candidats. Le problème, ce n’est pas d’avoir une moyenne de trois ou cinq sur vingt, mais de recruter des candidats qui n’ont pas forcément le bagage suffisant pour mettre à distance les théories complotistes ou les postures radicales que pourraient éventuellement leur souffler des personnes détenues. Dans un établissement pénitentiaire, les détenus et les surveillants se parlent. J’ai entendu tout à l’heure qu’il n’y avait pas eu de cas de retournement d’un agent par un détenu.

M. Éric Diard. À ce moment-là, je vous ai vu hocher la tête, monsieur Nicolas !

M. Sébastien Nicolas. Je n’ai pas vérifié cette information ; s’il n’y en a pas encore eu, il y en aura demain, parce qu’on met des jeunes professionnels face à une population pénale extrêmement manipulatrice, et qu’ils peuvent se retrouver en difficulté parce qu’ils n’ont pas le bagage suffisant.

Les promotions de surveillants sont très hétérogènes. Il y a d’excellents éléments mais aussi des jeunes qui se retrouvent, du fait du recrutement de masse, à une place qui ne devrait pas être la leur et qui sont ensuite en danger dans des établissements pénitentiaires.

J’ai travaillé dans un établissement où l’on a découvert, en groupe d’évaluation départemental (GED), qu’un élève surveillant était suivi par le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) pour des faits de radicalisation. C’est assez déstabilisant d’apprendre cela en présence du préfet du département.

M. Emmanuel Baudin. Nous venons de connaître un cas de retournement à Argentan.

M. Éric Diard. Il s’agit d’une surveillante qui vivait sous l’emprise d’un détenu.

M. Emmanuel Baudin. Elle est désormais incarcérée. Je la connais bien puisqu’elle a été trésorière de mon syndicat lorsque j’étais à Argentan.

Je vous confirme que ce sont bien 30 personnes de l’administration pénitentiaire qui sont radicalisées.

Si M. Bredin indique que 900 détenus sont radicalisés, vous n’avez qu’à multiplier ce chiffre par trois et vous obtiendrez le chiffre réel.

Je rejoins les propos de M. Nicolas s’agissant du recrutement : il est catastrophique. On a même le cas de gens qui ont été licenciés en conseil de discipline, qui ont repassé le concours et qui sont de nouveau surveillants. On ne vérifie rien. Le fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (FIJAISV) n’est pas consulté. Vous dites que l’administration pénitentiaire indique qu’elle a passé tout le monde au crible : je n’y crois pas une seconde, car elle reconnaît elle-même ne pas consulter ce fichier alors qu’elle y a accès. Pour certains agents qui passent en conseil de discipline, c’est nous qui apportons les informations : l’autre jour, on a eu le cas de quelqu’un qui avait trente-deux affaires à son casier ; l’administration pénitentiaire n’était même pas au courant ! Les fichiers ne sont pas consultés parce qu’il n’y a plus assez de personnel dans les prisons, ni dans les bureaux du Millénaire, ce beau bâtiment intelligent, et plus personne ne contrôle rien.

Tout le monde se réjouit de la baisse du chômage mais ce n’est pas une bonne nouvelle l’administration pénitentiaire, qui aura encore plus de mal à recruter. De source sûre, je sais que le schéma d’emploi n’est pas réalisé. Nous sommes présents à l’École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP), et je peux vous dire qu’à Paris, sur 1 200 candidats inscrits, 300 seulement sont venus passer l’examen. La profession n’attire pas, les conditions de travail non plus. Il y a quelques jours, j’ai rencontré une personne au ministère qui nous a expliqué que l’objectif était que demain les retraites soient les mêmes dans le public et dans le privé. Si nous perdons nos avantages comparatifs dans ce domaine, il n’y aura plus du tout de surveillants dans les prisons. Je rappelle que l’espérance de vie dans notre profession est de 62 ans et qu’un surveillant touche le SMIC en début de carrière.

M. Meyer Habib. Vous dites que l’espérance de vie est de soixante-deux ans !

M. Emmanuel Baudin. Tout à fait. Nous faisons un métier stressant, nous travaillons la nuit, nous ne mangeons jamais à l’heure. Bref nous avons un rythme décalé. Il existe bien un syndicat des retraités de l’administration pénitentiaire, mais malheureusement ils ne sont pas très nombreux.

On parle de formation, mais on n’arrive déjà pas à faire des formations au tir, aux techniques d’intervention. Et même ceux qui travaillent dans les quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR) ne sont pas formés.

Je reviens un instant sur le nombre de 30 personnes radicalisées : ce sont les chiffres qui nous sont remontés. Il y en a déjà quatre à Fleury-Mérogis et M. Diard vient de parler de quatre cas dans les Bouches-du-Rhône.

M. Yoan Karar, secrétaire général adjoint du syndicat national pénitentiaire-FO Personnels de surveillance. L’administration dispose déjà de quelques outils. Il est écrit sur les notes de mutation que tout agent muté doit être passé au criblage, notamment au FIJAISV. Mais personne à l’administration centrale n’est habilitée pour le faire et n’a le temps nécessaire.

Le SNRP est désormais capable de diligenter quelques enquêtes, notamment sur les personnels. C’est tout nouveau. Ce service ne fonctionne que grâce aux remontées d’informations. Or celles-ci ne peuvent se faire que s’il y a du personnel sur le terrain. En général, un surveillant est seul à l’étage. Il ne peut donc voir ni si un de ses collègues dérive, ni si des détenus se radicalisent. Des outils existent, des textes sont votés, mais ils ne sont malheureusement pas appliqués. Avant d’essayer de trouver de nouvelles solutions, appliquons déjà les textes existants.

Pour siéger en commission de discipline nationale et en commission administrative paritaire (CAP) de titularisation et stagiérisation d’agents, je peux dire qu’on titularise des agents qui ont un casier judiciaire B2, car on a des difficultés à recruter. Fort heureusement, ces cas sont minoritaires, et il ne s’agit pas de délits très graves mais, quand on en arrive là, c’est bien qu’il y a un problème d’attractivité.

Ce sont malheureusement les organisations syndicales qui sont obligées d’apporter les preuves matérielles à l’administration, lors du passage d’agents en conseil de discipline. J’en veux pour preuve ce cas qui a été évoqué tout à l’heure d’une personne qui avait trente-deux mentions dans son casier judiciaire pour des faits de cambriolage – soit des faits assez lourds pour un membre du personnel pénitentiaire – sans que l’administration soit au courant, alors qu’elle peut consulter le FIJAISV ou que le SNRP peut passer au crible certains agents.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je crois que nous sommes tous stupéfaits par vos propos. Nous parlons bien de la radicalisation potentielle des personnels, ce qui ne veut pas dire que le sujet de la radicalisation des détenus soit secondaire, bien au contraire. Nous pensons que la porosité est possible, même si vous parlez d’absence de retournement tout en citant un cas. Mais je comprends bien que vous-mêmes manquez d’informations.

Au-delà de la question des moyens et de l’attractivité du métier qui est ancienne et réelle, si j’ai bien compris ce que vous dites, il n’y a aucune culture de vigilance sur les risques de vulnérabilité des agents de l’administration pénitentiaire. Il n’y a en amont aucune formation initiale, aucune procédure de détection un tant soit peu formalisée lors du recrutement, aucun signalement, aucune remontée hiérarchique concernant des risques de vulnérabilité des agents face à la radicalisation ou à toute autre menace, y compris lorsqu’il s’agit de personnes qui ont été condamnées pour des infractions délictuelles. Vous confirmez qu’il n’y a, dans le corps de métier que vous représentez, et de façon générale dans les établissements pénitentiaires, aucune sensibilisation à cette culture de la vigilance concernant vos propres agents ?

Mme Gaëlle Verschaeve, trésorière générale adjointe du syndicat national pénitentiaire-FO Direction. Je tiens à nuancer vos propos car, dans le cadre de la formation initiale, tout corps de l’administration pénitentiaire reçoit, au sein de l’ENAP, une formation sur le phénomène de radicalisation. La formation pour les personnels surveillants est d’une durée totale de neuf heures et se divise en trois modules : un module sur les processus et les signes de radicalisation, un module sur les modes de prise en charge et un module de travaux dirigés pour travailler sur le repérage et les grilles d’évaluation des détenus mises en place. Les signes de radicalisation sont les mêmes que la personne concernée soit un surveillant ou un détenu.

Le renseignement s’est très largement développé depuis 2015 au sein de l’administration pénitentiaire et début février vient d’être ouvert à l’ENAP un bureau de formation au renseignement. On peut donc penser qu’à court ou moyen terme des formations à destination des personnels de surveillance seront dispensées pour les sensibiliser aux risques et à la détection des signes. Il existe donc bien une formation, même si elle reste insuffisante et difficile à compléter une fois que vous êtes en poste, cela pour tout corps de l’administration.

Vous avez demandé si la procédure de signalement était structurée. Une note du 17 octobre 2019 de M. Bredin fait état de la mise en place d’une procédure de remontée par signalement. Le collègue évoquait la création d’une fiche. Effectivement, après l’attentat du 3 octobre, l’administration a instauré un processus de remontée de l’information. Pour les personnels de surveillance, il est difficile de dénoncer un collègue. Mais comme nous sommes dans un métier de sécurité, je pense que les collègues ont bien conscience de la réalité du risque. Il ressort des collègues référents de la cellule interrégionale du renseignement pénitentiaire (CIRP) que, depuis la mise en place de la procédure du 17 octobre, le nombre de signalements a augmenté.

Aujourd’hui, il existe donc clairement une procédure identifiée par les chefs d’établissement et leurs adjoints. Par ailleurs, au sein des établissements pénitentiaires, les délégués du renseignement sont très clairement identifiés par les collègues, même si ces délégués ont normalement été désignés pour suivre les personnes détenues. Nous commençons donc à nous organiser, même si nous n’avons encore que quatre-vingt-six référents pour tous les établissements pénitentiaires, c’est-à-dire que tous n’en ont pas. Le recrutement continue, mais il reste insuffisant. Par ailleurs, des fiches de signalement sont remontées à la CIRP puis transmises directement à la direction de l’administration pénitentiaire.

M. Wilfried Fonck. Monsieur le rapporteur, vous avez mis le doigt sur la vulnérabilité face à la radicalisation ou aux nombreux autres risques envisageables. On touche ici au cœur du problème du recrutement dans l’administration pénitentiaire. Pour intégrer la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), il y a une enquête de quatre mois et des entretiens de sécurité avant et après l’enquête. On n’y fait pas entrer tout le monde et n’importe qui.

Si l’on veut vraiment lutter contre les vulnérabilités des personnels de l’administration pénitentiaire, il faudra donc, à un moment donné, se prendre par la main et créer un service de contre-ingérence. C’est évident.

Tout à l’heure, on a parlé de 10 à 30 personnels radicalisés : 10 selon le directeur de l’administration pénitentiaire, 30 selon les bruits de couloir. La vérité se situe entre les deux.

S’agissant de l’affaire d’Argentan, il faut attendre les retours de l’enquête judiciaire en cours pour voir s’il y a un lien avec une quelconque activité terroriste car, tout à l’heure, lorsque j’ai parlé d’absence de porosité, je visais uniquement les actes de terrorisme.

S’agissant du niveau de recrutement, j’indique que certains surveillants terminent leur carrière en tant que directeurs des services pénitentiaires. Cela montre que l’on peut très bien entrer dans l’administration pénitentiaire en tant que surveillant avec un faible niveau de diplôme et finir directeur.

Quant au nombre de détenus radicalisés mais non terroristes, on se situe dans une fourchette entre 1 500 et 2 000, même si l’administration parle de 900 parce qu’elle a ses propres critères liés à la nécessité de donner un chiffre qui soit bien en-deçà de ce que les organisations syndicales peuvent annoncer, tout simplement parce qu’elle ne veut pas créer de structure spécifique et adaptée totalement étanche pour accueillir ce genre de population.

Enfin, former les gens aux signes de radicalisation, c’est bien, mais quand vous sortez de cette formation, vous vous posez encore plus de questions que lorsque vous êtes arrivés. En la matière, l’administration a de gros progrès à faire, le premier d’entre eux étant de cesser de parler de radicalisation et de mettre le doigt sur ce qu’est la menace contre laquelle on souhaite lutter. Tant qu’on emploiera ce mot de radicalisation et qu’on ne dira pas qu’il s’agit d’islam politique et militant, on ne s’en sortira jamais.

Mme Marine Le Pen. Madame Verschaeve, j’ai un point désaccord avec vous ; selon moi, on ne forme pas de la même façon à la détection de la dérive fondamentaliste islamiste chez les détenus et à celle des signaux faibles chez des collègues. Par exemple, il sera assez difficile de déterminer si un détenu ne serre pas les mains aux femmes, alors que chez un collègue cela peut être un indice. De même, la conversion n’est pas forcément un élément significatif chez un détenu, alors que ce peut être un signal faible chez un surveillant, non pas qu’il soit interdit de se convertir à l’islam, mais c’est un indice qui peut conduire à enquêter sur la mosquée fréquentée et la présence ou non dans cette mosquée d’un imam fondamentaliste – ce qui était en l’occurrence le cas dans l’affaire de la préfecture de police. Il me semble donc qu’il est nécessaire d’envisager une formation spécifique à la détection des points de vulnérabilité chez les personnels.

Par ailleurs, je voudrais revenir sur un point qui m’a un peu surprise. Si j’ai bien compris, vous nous avez dit que les personnels chez qui avaient été détectée une adhésion au fondamentalisme islamiste avaient simplement été mutés et changés d’établissement, ce qui signifie que le danger qu’ils représentent est toujours aussi important mais qu’il a simplement été déplacé. En outre vous nous confirmez que le seul agent qui a fait l’objet d’une procédure disciplinaire et a été licencié a finalement été réintégré ?

M. Yoan Karar. Oui, mais je précise que ce n’est pas sa radicalisation qui l’a conduit devant le conseil de discipline, mais des faits antérieurs, auxquels s’ajoutait la présomption de radicalisation.

Mme Marine Le Pen. La radicalisation figure-t-elle au moins dans le code de déontologie ou la liste des faits qui relèvent du conseil de discipline ?

M. Sébastien Nicolas. Cela n’est pas formulé clairement, mais le code de déontologie permettrait d’appuyer une décision d’exclusion d’un agent fondée sur le non-respect des valeurs de la République. En tout cas, ni la radicalisation ni l’adhésion à l’islam politique ne sont spécifiquement visées en tant que telles par le code.

M. Dominique Gombert, secrétaire général adjoint du syndicat national pénitentiaire-FO Personnels de surveillance. J’ai l’exemple d’un stagiaire affecté dans un établissement parisien où il refusait de serrer la main aux femmes. Puisqu’il n’avait pas encore été titularisé, l’administration a pu le licencier pour incompatibilité avec la fonction.

Mme Gaëlle Verschaeve. Il faut savoir qu’un surveillant inscrit au fichier national n’est pas suivi par l’administration pénitentiaire, puisque nous ne suivons que les personnes incarcérées. Au niveau local, nous n’obtenons l’information que si nous participons au groupe d’évaluation départemental (GED), ce qui n’est pas systématiquement le cas. Et, lorsque le cas d’un personnel de surveillance est évoqué en GED, dans la mesure où la réunion est couverte par le secret, on ne peut s’appuyer dessus pour envisager une procédure disciplinaire. C’est la raison pour laquelle, comme le disaient mes collègues, nous sommes obligés de nous appuyer sur d’autres faits s’apparentant à une faute professionnelle, sans viser expressément la déviance ou la radicalisation.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez évoqué la hausse du nombre de signalements, suite à la diffusion d’une note en date du 17 octobre 2019, c’est-à-dire postérieure à l’attentat de la préfecture de police. Auriez-vous des chiffres plus précis à nous communiquer ?

Mme Gaëlle Verschaeve. Au 5 octobre 2019, entre cinquante et soixante signalements avaient été remontés au niveau de la DAP par les référents CIRP, qui procèdent à ces remontées tous les deux mois. Depuis cette date, aucun chiffre nouveau n’a été porté à leur connaissance.

Si j’ai évoqué une augmentation des signalements, c’est eu égard aux informations que m’a communiquées la CIRP avec laquelle j’ai préparé cette audition.

M. Emmanuel Baudin. Il faut savoir que lorsqu’on mute des personnels au SNRP, bien souvent l’habilitation n’arrive qu’après la prise de poste de l’agent, c’est-à-dire qu’il est installé au sein du renseignement avant communication des résultats de l’enquête, ce qui fait qu’on est parfois obligé de renvoyer des agents deux mois après leur mutation.

M. Meyer Habib. Vous avez évoqué la difficulté pour un collègue de dénoncer un autre collègue, c’est-à-dire, en quelque sorte, de faire de la délation. N’y aurait-il pas moyen pour éviter aux agents d’en référer directement à leur hiérarchie de mettre en place une plateforme qui permettrait de faire ces signalements de manière plus ou moins anonyme, sans qu’il s’agisse d’en faire un défouloir pour les règlements de compte personnels ? Pouvoir s’exprimer librement faciliterait sans doute les choses ; qu’en pensez-vous ?

M. Sébastien Nicolas. C’est moins les dispositifs existants qui importent que le climat de confiance entre le personnel et la direction. Cela participe d’un fonctionnement intuitu personæ, propre à chaque établissement et ne relève malheureusement d’aucune procédure particulière.

M. Yoan Karar. Alors que nous manquons déjà d’outils pour détecter la radicalisation chez les détenus, il paraît difficile de nous imaginer détecter des collègues en voie de radicalisation, sachant qu’un surveillant pénitentiaire ne bénéficie plus désormais que de six mois de formation et qu’à l’ENAP la question de la radicalisation des personnels est abordée en toute fin de formation, lors d’une intervention de quelques minutes en amphithéâtre.

Un personnel de surveillance qui travaille en détention n’est pas armé. Pour sa défense, il ne peut compter que sur lui-même et sur ses collègues. Dans ces conditions, il est difficile pour lui de jeter l’opprobre sur quelqu’un à qui il doit par ailleurs faire confiance pour protéger sa vie en cas de problème. Ce n’est pas une question de délation : aucun d’entre nous n’aura de scrupules à dénoncer un agent qui trafique ou dont on est sûr qu’il appartient à telle ou telle mouvance – car on parle de la mouvance islamiste, mais il y en a bien d’autres. En cas de doute, c’est une autre histoire car, dès lors qu’on a été stigmatisé, on le reste tout au long de sa carrière, et il existe chez nous un puissant esprit de corps.

M. Emmanuel Baudin. Il faut aussi imaginer le cas où vous dénoncez un collègue, qui finalement n’est pas licencié mais muté, et que vous retrouvez plus tard dans un autre établissement…

M. Meyer Habib. Une chose m’inquiète et je ne suis pas le seul : vous parlez non pas de 900 détenus radicalisés mais plutôt de 1 500 ou 2 000. Pourquoi ces chiffres qui varient du simple au double ?

Par ailleurs, certains de ces radicalisés vont sortir de prison – on parle de 140 ou 150 libérations dans les deux prochaines années. C’est la loi, mais ce sont, selon moi, des bombes à retardement. Quel est votre sentiment sur cette question ?

M. Yoan Karar. Si on analyse tous les épisodes à risque qui se sont produits dans l’administration pénitentiaire, on retombe chaque fois sur le même problème, celui de la remontée ou de la descente d’informations. Ce fut le cas à Osny, où a eu lieu le premier attentat djihadiste. Dans bien des situations, le détenu était suivi, mais les personnels sur le terrain n’en avaient pas été avertis. C’est toujours la même histoire que celle de l’agent que l’on évoquait tout à l’heure, avec ses trente-deux mentions au casier judiciaire.

M. Emmanuel Baudin. J’ai dit l’autre jour à la ministre qu’il fallait en finir avec l’angélisme et accepter le fait que certaines personnes soient perdues pour la société. Il n’y a qu’à prendre le cas de Aït Ali Belkacem, que j’ai eu à gérer, et qui radicalisait ou convertissait tous ceux qu’il pouvait. Ce garçon s’est promené pendant des années comme il le voulait dans les quartiers de détention, que ce soit à Saint-Maur ou à Condé-sur-Sarthe, où, par angélisme, on l’a laissé faire du prosélytisme. D’où mon idée d’instaurer une classification des établissements, qui était l’une de nos revendications en 2018 mais pour laquelle nous n’avons pas obtenu gain de cause.

Moi, le désengagement, je ne sais pas ce que c’est. On a investi des fortunes dans cette idée, pour finalement comprendre qu’on s’était fait avoir. J’espère sincèrement qu’on peut sortir de la radicalisation, mais, avant d’en être sûr, il faut éviter la contamination.

Quant à ceux qui sortent, en effet, c’est ce que la loi prévoit. L’auteur de l’attaque de Condé-sur-Sarthe est sorti, on lui a trouvé un juge chargé de le contrôler, mais c’est en effet une bombe à retardement. Sur ce point, c’est vous, les législateurs !

Ensuite, même dans l’hypothèse d’une classification des établissements, il ne s’agit pas d’enfermer les gens dans des blockhaus car, si on les maintient en prison, nous aurons à les gérer et à faire en sorte, justement, qu’ils ne deviennent pas des bombes à retardement. On sait aujourd’hui que plusieurs auteurs d’attentat ont connu en prison Aït Ali Belkacem… Il faut donc isoler ces individus des autres, pour éviter la propagation de leurs idées.

M. Wilfried Fonck. Mon collègue vient de faire référence à l’attentat d’Osny. Il s’agit d’un véritable scandale administratif, puisque l’administration pénitentiaire était parfaitement au courant qu’un avis négatif avait été émis sur l’affectation de cet individu à Osny.

Pour revenir ensuite sur la prise en charge des détenus terroristes, ils sont aujourd’hui un peu plus de 580, pour moins de 350 places dans les quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) ou les quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR). Il y a donc moins de places que de détenus. Or la ministre de la Justice affirme qu’elle est prête à recevoir les djihadistes de retour de Syrie : nous lui répondons, nous, que nous ne le sommes pas.

Enfin, avec le programme de désengagement de la violence – ainsi qu’on a rebaptisé le programme de déradicalisation pour paraître moins prétentieux –, l’objectif de l’administration pénitentiaire est, en réalité, moins la déradicalisation que la remise en détention ordinaire de détenus qui en avaient été extraits pendant un certain temps.

Cela étant, on n’a aucune certitude que ce genre de programmes fonctionne, d’autant moins que, selon les spécialistes, si on ne coupe pas un individu radicalisé – et, a fortiori, un terroriste – de sa base pendant au moins deux ans, aucun programme ne sera efficace, sachant par ailleurs qu’à la suite du programme, une prise en charge de dix à douze ans est nécessaire.

On est donc loin du compte avec ce qui n’est que de l’affichage politique, improvisé à la va-vite en 2015, après les attentats de Charlie Hebdo, à une époque où la directrice de l’administration pénitentiaire et la ministre de la Justice étaient plus proches de la mouvance anticarcérale que de ceux qui militent pour une administration pénitentiaire digne de ce nom. C’est également l’époque où a été totalement dévoyée l’expérimentation originale tentée à Fresnes et qui consistait à couper ces détenus du reste de la population pénale pour éviter la diffusion de leur idéologie. C’était sans doute une solution très minimaliste mais à laquelle on aurait pu s’en tenir, avant de s’engager dans des réponses extravagantes, dont le résultat ne peut que laisser sceptique.

Mme Caroline Abadie. Lorsqu’un agent est l’objet d’un signalement, auprès de qui est fait ce signalement, sachant qu’il n’y a pas de CIRP partout : est-ce aux chefs de détention, au directeur de l’établissement ?

M. Emmanuel Baudin. Il y a en effet le chef d’établissement, il y a aussi le délégué local du renseignement pénitentiaire (DLRP), sachant que ce dernier n’est censé faire que du renseignement, mais que, du fait du manque de personnel, il fait parfois un peu de tout. J’en reviens cependant au repérage, car c’est très compliqué. La collègue d’Argentan dont nous parlions tout à l’heure a été signalée par son ex-mari, qui avait remarqué qu’elle ne mangeait plus de porc ; tous ses collègues sont tombés des nues.

Par ailleurs, en maison d’arrêt, les agents ne touchent pas terre et ne font souvent que se croiser. Il n’y a qu’en service de nuit que le rythme se calme et qu’on peut prendre le temps de discuter avec un collègue. Ce sont de toute façon des procédures très longues. Y compris lorsqu’il ne s’agit que d’une présomption de trafic, il faut une enquête de plusieurs années avant qu’un agent tombe. C’est pour cela que, souvent, on se contente de muter les personnels. On peut soupçonner un agent de s’être radicalisé ; encore faut-il en apporter la preuve.

M. Sébastien Nicolas. Il faut également pouvoir démontrer que l’on a affaire à un cas problématique pour l’administration. Dans l’exemple du stagiaire que je citais tout à l’heure, c’est d’abord grâce au GED qu’il a été identifié ; il s’est ensuite illustré en refusant de serrer la main au personnel féminin de l’établissement et en manifestant une attitude beaucoup trop empathique vis-à-vis de la population pénale ; il a surtout eu une violente altercation avec une caissière de supermarché, à laquelle il a fait état de sa fonction de surveillant au centre pénitentiaire. C’est sur la base de ces trois derniers éléments jugés problématiques, et non à cause du fait qu’il pratiquait chez lui un islam rigoureux, qu’un rapport a pu être établi et adressé à la fois à la direction interrégionale de rattachement et à l’ENAP.

Comme il n’était pas titulaire, nous avons donc pu le renvoyer, mais il faut savoir, pour la petite histoire, que le second établissement où cet élève devait effectuer un stage était une maison centrale extrêmement sécuritaire, qui accueille précisément des détenus incarcérés pour des faits terroristes graves ou de très longues peines. Il n’existe pas de dispositif de transmission idoine mais, le bouche-à-oreille fonctionnant très bien, l’établissement qui accueillait l’élève-surveillant a contacté la directrice de la maison centrale en question, laquelle, avant que l’administration arrête une décision, avait déjà pris des mesures pour que l’élève en question ne soit pas affecté en détention mais sur un poste périphérique. Donc nous parvenons à nos fins, mais de manière artisanale, sans méthode ni procédures adaptées.

M. Éric Faleyeux. Le CNRP, comme les CIRP, au niveau régional, et les DLRP, au niveau local, ne travaillent pas sur les personnels. Ces derniers sont du ressort de la commission des dossiers réservés, directement rattachée au DAP, et les cas de ces personnels sont traités par les ressources humaines et non par le renseignement pénitentiaire.

M. le président Éric Ciotti. Pensez-vous qu’il serait pertinent d’élargir le domaine de compétence du SNRP ?

M. Fabrice Begon, secrétaire national de l’Union fédérale autonome pénitentiaire. C’est déjà le cas. L’article L. 850-1 du code de la sécurité intérieure a été modifié en ce sens par la loi de programmation de 2018, et permet, sur demande expresse du DAP, l’utilisation des services mis à disposition de renseignement pénitentiaire pour l’étude du dossier des agents.

M. Yoan Karar. En effet, il existe depuis quelques mois, au sein du SNRP, une petite cellule de quelques personnes, directement rattachée au DAP et qui enquête sur les personnels, dès l’instant où il y a des signalements.

M. le président Éric Ciotti.  Elle existe, mais est-ce qu’elle fonctionne ?

M. Yoan Karar. C’est une autre question…

M. le président Éric Ciotti. Tout est dans la réponse !

M. Éric Diard. Lorsque je l’ai auditionné, Stéphane Bredin a déclaré que les détenus les plus radicalisés étaient orientés vers les QPR, ajoutant : « Ces QPR sont étanches. » Or vous affirmez le contraire : pourquoi, selon vous ?

M. Emmanuel Baudin. Tout simplement parce que vous avez des fenêtres dans les cellules ! Force Ouvrière est parvenue à se faire entendre sur cette question de l’étanchéité – visuelle ou sonore –, et tous ces quartiers devraient être fermés. Or il n’y a aucun quartier de détention aujourd’hui où un détenu ne puisse pas parler à un autre détenu, soit en cours de promenade, soit s’il le croise lors d’un parloir.

Mme Marine Le Pen. Est-il vrai que les détenus ont le téléphone dans leurs cellules ?

M. Emmanuel Baudin. L’installation de postes fixes est en effet en cours.

M. Meyer Habib. Donc, pour vous, ces quartiers ne servent à rien ?

M. Emmanuel Baudin. Non. Par ailleurs, il faut savoir qu’en maison centrale, toutes les portes sont ouvertes. C’est pourquoi nous préconisons, en lieu et place de l’actuelle classification, d’adapter les conditions de détention en fonction du profil des détenus, avec des établissements plus ou moins sécuritaires, et des agents plus ou moins formés à la sécurité ou à la réinsertion ; tout le monde – agents comme détenus – y trouvera son compte. Cela avait été envisagé il y a quatre ou cinq ans pour les maisons centrales, mais cela ne s’est jamais concrétisé, et c’est à l’ensemble du parc que cette organisation devrait s’appliquer.

Aujourd’hui, les QPR coûtent un argent fou et créent surtout des complications dans l’organisation, car multiplier le nombre de quartiers dans un établissement devient ingérable pour les chefs d’établissement, notamment à cause des tensions que cela engendre entre agents : pour attirer du personnel, on va en effet proposer aux recrues un service où ils seront quatre ou cinq pour gérer autant de détenus, tandis que leur collègue d’à côté en aura cent cinquante… Cela n’a aucun sens, ça coûte de l’argent et c’est inefficace. Il faut donc souhaiter qu’on finisse par entendre ceux qui travaillent sur le terrain, sur les coursives, au lieu d’inventer des réponses faites pour rassurer les Français.

On prend le problème à l’envers. Des places, il en existe : on va fermer la maison centrale de Clairvaux, alors que c’est un établissement isolé, avec des places libres. À côté de ça, tous les projets de constructions nouvelles sont repoussés aux calendes grecques, l’argument immédiat étant, à l’approche des élections municipales, que les maires ne veulent pas de prison chez eux. Je rêverais que, demain, il y ait moins de prisons dans notre pays, cela signifierait que notre société se porte mieux, mais, en attendant, il faut prendre les problèmes à bras-le-corps, au lieu d’accumuler les mesurettes qui ne servent à rien.

Nous demandons, par exemple, à ce que le métier de surveillant soit repensé et adapté à la population pénale d’aujourd’hui. Concrètement, cela veut dire équiper les agents en poste dans les quartiers où sont incarcérés des détenus violents et dangereux de pistolets à impulsion électrique (PIE). Je suis convaincu que cela retiendrait 99 % des détenus de passer à l’acte, parce qu’ils savent ce qu’est un PIE. Autre exemple qui fonctionne : à Condé-sur-Sarthe, les surveillants ont été équipés de caméras-piétons pour faire baisser la tension. Nous demandons également des gazeuses CAP-STUN pour se défendre, lorsqu’il faut maîtriser un détenu – combien de prises d’otages seraient évitées, si les surveillants étaient équipés de CAP-STUN ? Ce sont des propositions simples, qui ne coûtent pas grand-chose et pourraient améliorer la situation, sachant que l’objectif de ces équipements est de dissuader les détenus de commettre des agressions. Encore faut-il accepter d’évoluer.

M. Yoan Karar. Compte tenu des dévoiements du système, à la suite des différents plans de lutte antiterroriste et de la mise en place des quartiers dédiés, si, demain, je devais être incarcéré, je me déclare islamiste sur-le-champ, pour bénéficier de l’encellulement individuel, du téléphone et des séances de calinothérapie avec des hamsters !

M. Éric Diard. On leur fait aussi faire des sports de combat !

M. Yoan Karar. Tout ça pour dire à quel point on en est arrivés à des dérives débiles – pardonnez-moi l’expression –, alors que la première des choses à faire serait de réinstaurer de la sécurité dans les établissements et d’apprendre le respect aux détenus. Si un détenu a fauté, c’est qu’il ne comprend pas les principes de notre société, et il faut donc lui en inculquer les bases. Lorsqu’un surveillant ouvre une cellule le matin et qu’en guise de bonjour, il entend : « Va te faire enculer », c’est un problème. Obliger un détenu à prendre sa douche, à travailler ou à se former, en France, malheureusement, ça ne se fait pas.

M. Emmanuel Baudin. Aujourd’hui, ce sont les plus faibles qu’on enferme, et ce sont eux qui se font punir. Ce sont eux qui sont privés de promenade et interdits de parloir pour les protéger des trafics et du caïdat, pour éviter que leurs familles ne servent de mules. Ils seraient pourtant les plus aptes à s’en sortir.

M. Meyer Habib. Est-il normal que tous les détenus – en tout cas, la majorité d’entre eux – aient des portables ?

Est-il vrai qu’on entre délinquant en prison et qu’on en sort islamiste ?

M. Emmanuel Baudin. Sur ce dernier point, n’allons pas jusqu’à la caricature. Il faut savoir que, pour se protéger, certains jouent le jeu de la radicalisation. Ils jaugent la puissance des clans et s’y rallient pour qu’on les laisse tranquilles, mais ce n’est pas pour cela qu’ils sortiront de prison islamistes. Ceux qui se radicalisent réellement, ce sont les plus faibles, ceux qui n’ont pas de famille et qui n’ont pas les moyens de cantiner ; car c’est aussi en leur fournissant à manger que les islamistes peuvent attirer des détenus.

Quant aux téléphones portables, des systèmes de brouillage était censés être déployés. On en a installé un à la Santé, mais tous les détenus sont passés chez SFR, car ils se sont aperçus que le brouillage ne fonctionnait pas avec cet opérateur… Dans la prison de Lutterbach, qui va sortir de terre, des brouilleurs étaient prévus, mais ils ont été supprimés, sans qu’on sache pourquoi.

Ensuite, le problème est la manière dont ces téléphones entrent en prison. Il y a d’abord, massivement, les projections. Or la seule manière d’éviter les projections c’est d’avoir des agents qui font le tour des établissements, mais la mise en place d’équipes locales de sécurité pénitentiaire (ELSP) prévue pour assurer le périmètre de sécurité autour des établissements se heurte toujours au manque de personnel.

En second lieu, l’article 57 de la loi de 2009 a interdit les fouilles au corps systématiques ; enfin, ne nous voilons pas la face, le trafic a augmenté chez les personnels, ce qui s’explique non seulement par les nouveaux recrutements mais aussi par le niveau des salaires chez des agents chargés de surveiller des détenus qui, en une journée, gagnent ce qu’eux-mêmes gagnent en trois mois.

En tout état de cause, le fait d’installer des téléphones en cellule n’y changera rien car ce que veulent les détenus, c’est se filmer en cellule ou filmer le surveillant et échanger sur les réseaux sociaux, en bref, un accès à internet.

M. Meyer Habib. Selon vous, quel est le pourcentage de détenus en possession d’un portable ?

M. Emmanuel Baudin. À mon avis, les deux tiers, et ils n’en ont pas qu’un seul : celui qui n’en a qu’un seul, il est mauvais !

M. Dominique Gombert. Dès 1998, l’administration pénitentiaire était confrontée à la radicalisation en prison. J’étais en poste à Fleury-Mérogis où étaient incarcérés plusieurs membres du Groupe islamique armé (GIA) : des rassemblements avaient lieu en cour de promenade avec des appels à la prière, mais l’administration ne s’est pas montrée, à l’époque, suffisamment réactive.

M. Sébastien Nicolas. Je ne saurais trop vous recommander, mesdames et messieurs les députés, de demander une évaluation du dispositif actuel de lutte contre la radicalisation par l’administration pénitentiaire, à la fois chez les détenus et chez les personnels.

On a mis en place un réseau de renseignement et des politiques de prise en charge, qui sont encore jeunes mais qui existent. Tout ceci a donné lieu à une dépense publique importante qu’il convient d’évaluer. Nous vous avons suggéré d’établir la manière dont avait été dépensé l’argent des plans de lutte contre la radicalisation. Pour ma part, je ne pense pas qu’il doive être consacré à acheter des ballons pour divertir les détenus en cour de promenade, et il y a bien d’autres investissements à faire. L’évaluation des politiques publiques de prise en charge de la radicalisation en établissement pénitentiaire est donc, à nos yeux, une priorité.

M. président Éric Ciotti. Merci à tous pour vos interventions, très pertinentes et très instructives pour nous. Elles s’éloignent du tableau officiel qui nous est souvent dépeint – et qui va sans doute nous être dépeint dans quelques instants…

Nous mesurons enfin la difficulté de votre mission, dont on sait l’importance. Nous connaissons votre dévouement et tenons à vous exprimer toute notre gratitude.

 


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Audition du mercredi 19 février 2020

À 16 heures 30 : M. Stéphane Bredin, directeur de l’administration pénitentiaire et M. Benoît Fichet, adjoint à la cheffe du bureau central du renseignement pénitentiaire (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Nous poursuivons nos travaux en accueillant M. Stéphane Bredin, directeur de l’administration pénitentiaire, accompagné de M. Benoît Fichet, adjoint à la directrice du service national du renseignement pénitentiaire. Messieurs, je vous remercie de votre présence.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Stéphane Bredin et M. Benoît Fichet prêtent successivement serment.)

Nous avons élargi les travaux de notre commission d’enquête, liée à l’attentat qui a eu lieu le 3 octobre dernier à la préfecture de police, aux phénomènes de radicalisation affectant les emplois sensibles et les missions régaliennes de l’État ; c’est dans ce cadre que nous avons souhaité vous entendre. Préalablement aux questions qui seront posées par les membres de la commission, peut-être pourriez-vous dresser un état des lieux de la radicalisation et de sa détection parmi les personnels de l’administration pénitentiaire ?

M. Stéphane Bredin, directeur de l’administration pénitentiaire. Je voudrais commencer par rappeler – je n’y reviendrai plus par la suite – que l’enjeu de la radicalisation au sein de l’administration pénitentiaire concerne d’abord, sur le plan quantitatif – et ce, depuis plusieurs années – la population pénale. En effet, sur près de 71 000 détenus se trouvant au 1er janvier 2020 dans nos établissements pénitentiaires, environ 530 le sont pour des faits de terrorisme – en qualité de prévenus ou à l’issue d’une condamnation – tandis que 881 sont suivis, dans le cadre d’une détention de droit commun, au titre de la radicalisation. Parmi ces derniers, il faut distinguer ceux qui sont déjà inscrits au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) de ceux qui sont encore en évaluation. Depuis plusieurs années, cette menace très concrète et très directe est quantitativement la plus importante ; c’est elle qui a eu l’impact le plus structurant sur la manière dont nous exerçons nos métiers et dont nous avons revu l’organisation de nos modes de détention. Nous nous sommes donné les moyens de la repérer, de l’évaluer, de la suivre et d’y répondre à des degrés divers, en fonction du risque estimé.

J’en viens à la manière dont l’administration pénitentiaire repère et traite la radicalisation parmi ses agents. Sur le plan méthodologique, il faut d’abord préciser que dans les établissements pénitentiaires – en dehors de la population pénale –, nos agents ne sont pas les seuls à intervenir ; il faut aussi prendre en considération les intervenants, que nous ne connaissons pas de manière aussi approfondie et envers lesquels, le cas échéant, nous ne disposons pas des mêmes moyens d’action juridiques. Comme vous le savez, si le service public pénitentiaire est constitué au premier chef de l’administration pénitentiaire et de ses services déconcentrés, il a aussi quotidiennement recours, dans l’exercice de sa mission, à de nombreuses structures extérieures, que ce soient des entreprises qui gèrent les établissements ou des associations qui interviennent en détention à des titres divers. Nous devons donc assurer le suivi et le repérage de nos personnels mais aussi des intervenants, lesquels entretiennent avec nous une relation tout à fait différente, de nature contractuelle – ce ne sont ni des fonctionnaires, ni des personnels contractuels.

L’administration pénitentiaire est, par nature, sécuritaire : le risque de radicalisation de ses personnels constitue donc un enjeu particulier. Les moyens dont elle dispose pour suivre ses agents ont très récemment évolué. Jusqu’au 30 décembre 2019, notre administration disposait des mêmes moyens que toute autre administration civile, c’est-à-dire des pouvoirs d’investigation assez limités. Depuis le 30 décembre dernier, à la suite, notamment, de la promulgation de la loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice, le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) a vu sa compétence élargie aux personnels de l’administration pénitentiaire. Nous disposons désormais de moyens d’investigation sans commune mesure avec ceux d’une administration civile classique de l’État. Auparavant, nous pouvions faire remonter par la voie interne des signalements mais, si nous voulions lever le doute – à moins de disposer d’éléments très structurés justifiant une judiciarisation, des suites disciplinaires ou l’application de l’article L. 114-1 du code de sécurité intérieure (CSI) – nous devions nous en remettre aux services partenaires pour qu’ils mènent une investigation ou assurent un suivi approfondi. Selon les profils, le service concerné était la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou, plus classiquement, le service central du renseignement territorial (SCRT).

Désormais, le SNRP peut mobiliser toute la palette du renseignement pénitentiaire – en particulier les moyens de lutte antiterroriste – pour enquêter sur les personnels de l’administration pénitentiaire. Cependant, en doctrine, nous avons fait le choix – même si la question ne s’est jamais posée et n’a été envisagée jusqu’à présent que de manière abstraite – d’exclure de notre domaine d’action le suivi des agents du SNRP qui viendraient à se radicaliser. Si le cas se présentait, nous confierions les investigations à un service extérieur : la DGSI ou, s’il s’agissait de personnels des services déconcentrés, les services compétents territorialement. En effet, comme vous le savez, le SNRP est organisé en échelons interrégionaux et locaux.

Depuis 2016, date de création du système, la remontée des signalements se faisait de manière assez informelle, compte tenu de leur faible nombre : la plupart d’entre eux étaient transmis par les directions interrégionales des services pénitentiaires à la sous-direction des ressources humaines de notre administration. Ces signalements étaient généralement peu structurés et rarement enrichis d’observations des chefs d’établissement et des directions interrégionales. Il nous fallait donc les structurer pour en déduire les suites administratives éventuelles, soit sur le plan disciplinaire, soit en application de l’article L. 114-1 du CSI – mais la question ne s’est jamais posée – soit, le plus souvent, au titre du suivi renforcé des individus signalés.

Dans la période récente, surtout après l’attentat du 3 octobre 2019, les directions interrégionales nous ont adressé davantage de signalements. Cela ne traduit pas un accroissement de la menace interne à l’administration pénitentiaire, mais témoigne plutôt d’un réflexe des services déconcentrés, qui ont fait remonter plus largement l’information – ce mouvement s’est d’ailleurs tari dès novembre. Toutefois, les nombreux signalements que nous avons reçus se sont révélés difficiles à traiter, faute d’éléments structurés et précis. Pour y remédier, alors que le SNRP voyait ses compétences étendues, nous avons instauré une procédure systématique et élaboré une fiche de signalement extrêmement détaillée, qui doit désormais être adressée aux échelons déconcentrés du SNRP avant de remonter au niveau central.

Le SNRP a été réorganisé en juin 2019, dans la perspective de l’extension de ses compétences – que nous espérions voir advenir en septembre et qui s’est concrétisée par la publication du décret d’application en décembre. Cette réorganisation – qui n’est donc pas liée à l’attentat du 3 octobre – s’est traduite par la création d’un bureau des affaires réservées au sein du SNRP, qui a compétence exclusive pour traiter et instruire les signalements de personnels ou d’intervenants transmis par les services déconcentrés de l’administration pénitentiaire, à l’exclusion – en pratique – de ceux des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP). Ce bureau prépare notamment les travaux d’une commission administrative qui traite de manière systématique – pour l’instant à un rythme hebdomadaire – tous les signalements qui nous sont faits. Cette instance, que je préside, se réunira moins fréquemment d’ici un mois et demi à deux mois, mais elle doit dans l’immédiat traiter le stock des signalements transmis du fait de l’extension des compétences du SNRP. En effet, nous ne dépendons plus des services partenaires pour cribler les signalements ou engager des investigations, y compris par l’emploi des techniques de renseignement.

La commission a classé sans suite l’immense majorité des signalements – peu étayés – qui nous ont été faits par les services déconcentrés de l’administration pénitentiaire. Depuis le 1er janvier 2016, nous avons reçu 98 signalements – chiffre à mettre en rapport avec les 42 000 agents de l’administration pénitentiaire, dont un peu moins de 30 000 au sein des établissements, sans compter les intervenants. Depuis l’automne 2019, au terme de six mois d’investigations impliquant des moyens plus approfondis, nous avons déjà clos 40 dossiers et mis en veille 7 d’entre eux – pour ces derniers, bien que le signalement ne nous paraisse pas justifié, nous maintenons une surveillance a minima pendant une période d’au moins six mois renouvelable. Nous poursuivons nos investigations concernant 51 dossiers – chiffre très provisoire. Lors de sa dernière réunion, la semaine dernière, la commission a classé 3 signalements supplémentaires.

Les dix-sept agents pénitentiaires aujourd’hui inscrits au FSPRT présentent, pour l’essentiel, des dossiers vieux de plusieurs années – ils ont été constitués à une époque où les critères d’inscription étaient sans doute plus larges qu’aujourd’hui. Par ailleurs, puisque nous n’avions pas la compétence juridique pour les traiter lors de leur création, les investigations continuent à être menées – de manière très épisodique, cependant – par la DGSI, le SCRT, la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) ou encore la sous-direction de l’anticipation opérationnelle de la gendarmerie nationale. Nous demandons régulièrement aux services en charge du suivi et aux préfets présidant les groupes d’évaluation départementaux (GED) concernés si le maintien de ces personnes au FSPRT est toujours pertinent.

À la suite de l’attentat du 3 octobre, les médias ont rappelé l’existence de ces dossiers mais ceux qui en sont familiers savent qu’il n’y a rien de nouveau : les quatre de Marseille, les deux de Trèbes et l’agent de la Santé constituent les sept dossiers – sur dix-sept – à avoir fait l’objet d’une réelle médiatisation. Les services partenaires ont effectué à leur sujet des diligences minimales, qui n’ont jamais permis de corroborer les informations pour l’essentiel très anciennes dont nous disposons. S’agissant, par exemple, du surveillant de la Santé, aucun fait postérieur à 2007 n’a été porté à notre connaissance. Le signalement est donc très ancien et date du moment où il a passé le concours de surveillant ; l’administration pénitentiaire avait voulu lui refuser le bénéfice du concours, mais la décision a été annulée par le tribunal administratif (TA), et il a été intégré. Les informations dont on disposait à l’époque, concernant par exemple la fréquentation de telle ou telle mosquée, sont restées dans son dossier, ce qui a justifié son inscription au FSPRT par la DRPP bien que ces éléments n’aient jamais été corroborés. De la même manière, s’agissant des deux surveillants de Trèbes, les services partenaires n’ont jamais pu nous adresser d’éléments suffisamment fiables et graves – bien que leur cas ait été judiciarisé – pour qu’une procédure administrative soit ouverte à leur encontre, que ce soit sur le plan disciplinaire ou en application de l’article L. 114-1 du CSI.

M. le président Éric Ciotti. Sur les quatre-vingt-dix-huit signalements évoqués, combien sont antérieurs au 3 octobre 2019 ?

M. Stéphane Bredin. Soixante-dix-huit. La quasi-totalité des vingt signalements postérieurs nous sont parvenus dans les quinze jours qui ont suivi l’attentat. Depuis novembre, trois ou quatre signalements s’y sont ajoutés, pas davantage. Comme de nombreuses autres administrations, les services déconcentrés ont brutalement fait remonter tout ce qu’ils avaient dans leurs fonds de tiroir, car tout le monde a été saisi d’effroi. En réalité, les dossiers transmis depuis octobre ne sont pas nécessairement les plus inquiétants ; au contraire, ce sont bien souvent des cas qui ne nous avaient pas été signalés car les faits semblaient peu corroborés ou trop anciens. Nous les avons pour la plupart déjà classés.

M. Benoît Fichet, adjoint à la directrice du service national du renseignement pénitentiaire. Sur les dix-sept individus inscrits à l’heure actuelle au FSPRT, seuls trois sont suivis par la DGSI, car on suspecte qu’ils se situent dans le haut du spectre de la radicalisation. Les quatorze autres se trouvent au bas de l’échelle. Pour certains d’entre eux, les services concernés – je pense notamment au SCRT – estiment qu’ils n’ont plus rien à faire au FSPRT – c’est le cas, par exemple, de certains des quatre de Marseille. Toutefois, ils y demeurent en vertu du principe de précaution, appliqué en particulier par les préfets ; en effet, l’inscription d’une fiche au FSPRT ou son retrait se fait sur proposition des services, en préfecture, au travers des GED.

M. le président Éric Ciotti. Sur le plan administratif, dans quelle situation se trouvent les trois agents situés dans le haut du spectre ? Vous savez qu’ils sont potentiellement très dangereux : qu’en faites-vous, et où sont-ils, physiquement ?

M. Stéphane Bredin. Le principe est de faire sortir de la détention les personnels de surveillance inscrits au FSPRT, ainsi que ceux qui n’y figurent pas encore mais au sujet desquels – c’est pour l’instant une hypothèse d’école – nous disposerions d’éléments suffisamment inquiétants. À titre d’exemple, les deux de Trèbes ne se trouvent plus dans des établissements où ils pourraient avoir accès à des armes. Dans un établissement pénitentiaire, un membre du personnel – qu’il soit surveillant ou gradé – est intégré à un service de roulement ; ainsi, ce ne sont pas toujours les mêmes agents qui tiennent les miradors et qui ont accès aux armes. Chaque fonctionnaire appartient à une équipe qui tourne tout au long de l’année, et n’aura accès aux armes qu’au cours de deux périodes d’une semaine, pas davantage. Les agents inscrits au FSPRT ne se voient pas interdire des postes spécifiques mais sont purement et simplement retirés de la détention. Cela peut prendre deux formes. La première possibilité consiste à les muter dans des établissements ou des quartiers sans enjeu sécuritaire, tels qu’un quartier de semi-liberté ou réservé aux peines aménagées, lieux dédiés à de très courtes peines et présentant un niveau de sûreté minimal. La deuxième possibilité est de les affecter à des fonctions administratives. Par exemple, un des agents dont j’ai parlé n’est plus employé en détention depuis plusieurs années ; il travaille à l’heure actuelle au bureau de la gestion de la détention, qui se trouve dans les services administratifs de l’établissement dans lequel il demeure affecté.

Mme Caroline Abadie. De quelles informations disposent ces personnels sur le suivi ou la surveillance dont ils font l’objet ? S’ils sont brusquement mutés et passent de la détention à la semi-liberté, que leur dit-on ?

M. Stéphane Bredin. Les personnels pour lesquels nous avons dû prendre ce type de mesures sont très peu nombreux ; ce sont uniquement des agents inscrits au FSPRT. Dans cette catégorie, tous ne sont pas concernés puisque les dossiers de plusieurs d’entre eux sont anciens – je rappelle que nous rediscutons de leur cas au sein des GED. À titre d’exemple, le lendemain de l’attentat, lorsque les services enquêteurs nous ont signalé les noms des « deux de Trèbes » – qualificatif que nous leur appliquons en interne parce que leurs noms sont apparus après l’attentat de Trèbes, bien que ce soient des surveillants de Toulouse –, le chef d’établissement les a reçus pour leur signifier qu’ils étaient affectés au quartier de semi-liberté de la maison d’arrêt de Seysses. Ils savaient qu’ils étaient inscrits au FSPRT et suivis depuis des années ; ils ont fait sans peine le rapprochement. Ils n’ont d’ailleurs été entendus dans la phase judiciaire de l’enquête que plusieurs mois après ; depuis lors, ils ont été mutés. Les quatre de Marseille savent également qu’ils sont suivis puisque leur affaire a été médiatisée par les syndicats il y a quelques années. L’information n’a jamais été asymétrique ; nous n’avons jamais eu à recevoir un agent pour lui apprendre que nous disposions d’éléments justifiant son changement d’affectation. Jusqu’à présent, les surveillants qui ont fait l’objet de ce type de décisions étaient déjà informés de leur suivi par des services partenaires. La question ne s’est donc jamais posée.

M. le président Éric Ciotti. Il est difficilement compréhensible – pas seulement pour le grand public – que l’on maintienne dans un lieu sensible des personnels sur lesquels pèse un soupçon de grande dangerosité – je pense en particulier aux trois individus suivis par la DGSI. J’imagine que vous ne les maintenez pas au sein de l’administration pénitentiaire de votre plein gré ; manifestement, vous n’avez pas la possibilité juridique de faire jouer le principe de précaution. De quel outil juridique avez-vous besoin ? Pourquoi ne parvient-on pas à les écarter définitivement ? Selon vous, que faudrait-il faire pour éviter cette préoccupation – j’imagine que c’en est une pour vous – et éliminer ce risque ?

M. Stéphane Bredin. Je ne pense pas que l’arsenal juridique soit incomplet. En réalité, les dossiers qui nous ont été signalés et dont nous avons connaissance n’ont jamais justifié que nous allions au-delà des mesures conservatoires que j’évoquais précédemment. Jamais un de ces surveillants n’a, sur son lieu de travail, fait des déclarations ou commis des gestes à ce point inquiétants que l’on puisse directement engager une procédure disciplinaire ou appliquer l’article L. 114-1 du CSI.

Par ailleurs, nous avons été échaudés par le fait que plusieurs tentatives contentieuses n’ont pas abouti. Pour reprendre un exemple médiatique, nous disposons, au sujet de l’aumônier musulman de la prison de Borgo, de renseignements transmis par un service partenaire, sur la base desquels nous lui avons retiré son agrément. À ce propos, il faut souligner que l’intervention en détention des intervenants peut être aussi sensible, à peu de chose près, que celle de nos personnels. S’agissant de cet aumônier, nous avons déjà subi trois échecs au contentieux, d’abord devant le tribunal administratif (TA) de Bastia, puis devant la cour administrative d’appel de Marseille, et à nouveau, puisque nous avons repris une décision après en avoir modifié la motivation, devant le même tribunal de Bastia ; je pense que nous perdrons encore prochainement devant la cour administrative d’appel de Bastia. Je donne cet exemple parce qu’il est à mon avis la meilleure réponse à votre question : le problème ne vient pas d’une insuffisance de moyens juridiques. En l’occurrence, nous disposons de suffisamment d’éléments pour faire peur à l’opinion publique – un aumônier qui a tenu certains propos lors d’une réunion publique à Ajaccio en 2016 et a refusé de serrer la main à des femmes présentes ce jour-là… Toutefois, le juge administratif tient compte du fait que ces éléments sont anciens et figurent uniquement dans une note blanche ; en outre, le dossier est mince, puisque je vous ai presque tout dit de ce que l’on pouvait retenir contre l’individu en question. Ces informations n’ont donc pas suffi à fonder une décision de retrait d’agrément – pourtant réitérée –, d’autant que celle-ci mettait en jeu une liberté fondamentale : le libre exercice du culte en détention. La balance du juge administratif penche du côté de ce principe ; au contentieux, il nous faut présenter des dossiers suffisamment solides pour emporter sa conviction.

C’est une difficulté à laquelle nous nous heurtons assez peu avec les détenus terroristes, qui vont très rarement au contentieux. En revanche, la plupart des décisions que nous avons prises ces dernières années concernant les personnels et les intervenants ont été contestées devant le juge. Par exemple, l’un des quatre surveillants de Marseille a réussi l’été dernier le concours interne de conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation ; sur la base des éléments dont je disposais, je lui ai refusé le bénéfice du concours. Nous verrons ce que décide le TA de Marseille, mais l’intéressé présentera sans doute des moyens sérieux. Nous devrons défendre devant le TA le refus du bénéfice du concours à un agent que nous n’avons pas mis à pied – parce que les éléments de son dossier sont eux aussi anciens, n’ont pas été corroborés par des faits nouveaux depuis plus de quatre ans et justifient certes un maintien au FSPRT, mais à un niveau de suivi épisodique. Il est difficile de refuser à quelqu’un le bénéfice d’un concours sur la base d’éléments qui n’ont pas même justifié une mise à pied – sans parler d’une exclusion ou d’une révocation. Je ne suis donc pas convaincu de la nécessité d’inventer des voies de droit nouvelles. Nous sommes régulièrement confrontés à une difficulté pratique – qui concerne même les dix-sept dossiers inscrits au FSPRT : nous ne pouvons pas exciper de faits récents, graves et indubitables et, par conséquent, ne pouvons faire aboutir nos procédures administratives.

M. le président Éric Ciotti. À propos des outils juridiques qui feraient défaut, que pensez-vous de la possibilité de spécialiser le contentieux administratif sur ces sujets ? On prend parfois l’exemple de la formation spécialisée du Conseil d’État chargée du contrôle des techniques de renseignement, dont les membres sont habilités au secret de la défense nationale et peuvent avoir accès aux notes blanches. Il a aussi été proposé d’instaurer un contradictoire asymétrique. S’agit-il, selon vous, de voies à suivre ? Toutes les administrations sont confrontées aux mêmes difficultés : le soupçon et l’intuition du danger sont des éléments insuffisants devant les juridictions administratives.

M. Stéphane Bredin. Étant magistrat – financier – de profession, je suis sensible au respect des fondamentaux du métier de juge administratif tout en étant conscient de l’utilité que peut avoir la spécialisation. Je ne sais pas, toutefois, s’il faudrait aller jusqu’à instituer une juridiction spécialisée. Il ne faut pas s’attendre à un abaissement du niveau d’exigence et de protection juridique au seul motif que les juges seraient spécialisés : l’exemple des cours d’assises spécialement composées montre qu’il n’en est rien. Toutefois, il pourrait y avoir des avantages à ce que ce contentieux, qui reste rare et d’une technicité particulière – et qui renvoie à un système de preuves qui n’est pas dans l’ADN du magistrat administratif moyen – fasse l’objet d’une certaine spécialisation – en première instance ou en appel. Il est à l’heure actuelle difficile, dans ce type d’affaires, de convaincre les juges de première instance.

M. Éric Diard. Parmi les préconisations que nous avions faites dans notre rapport d’information figurait le contradictoire asymétrique, dont j’avais compris qu’il heurterait particulièrement les magistrats – lorsque je lui en ai parlé, j’ai craint que le procureur Molins ne m’excommunie sur le champ… Par ailleurs, dans le contentieux du renseignement, une section du Conseil d’État est habilitée au secret défense. C’est peut-être une piste à suivre. Je ne sais pas si dans l’affaire de Borgo se posait le problème des notes blanches. Celles-ci ne sont pas toujours bien étayées, car on veut protéger la source – c’est une problématique récurrente, pas seulement dans le domaine pénitentiaire.

L’année dernière, auditionné par la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation, vous indiquiez que dix surveillants étaient inscrits au FSPRT. Aujourd’hui, vous en mentionnez dix-sept. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur ce point ? Nourrissez-vous parfois des soupçons de radicalisation envers des surveillants qui ne figurent pas dans le fichier ?

Lorsque j’ai remis le rapport d’information sur les services publics face à la radicalisation, je me suis insurgé contre le fait que les fameux « barbus » des Baumettes, en 2016, dont on soupçonnait la radicalisation – un conflit syndical entrait peut-être aussi en ligne de compte – avaient été dispersés avant d’être regroupés, pour trois d’entre eux, dans un même lieu : l’établissement pour mineurs de La Valentine. Ayant averti la ministre du fait que le quatrième allait également s’y retrouver, elle m’a indiqué que cet individu, qui présentait un profil plus dangereux que les autres et avait réussi le concours de SPIP, serait placé ailleurs.

M. Benoît Fichet. Le passage de dix à dix-sept personnes s’explique par l’extension de nos missions, le SNRP pouvant traiter du cas des intervenants en détention depuis le décret du 30 décembre 2019. Jusqu’à cette date, la DAP n’était prévenue de l’inscription d’un intervenant au FSPRT que si un service partenaire avait connaissance d’un fait dont la gravité justifiait qu’il soit porté à la connaissance du directeur de l’administration pénitentiaire. Le SNRP, quant à lui, n’avait pas à être informé, car il n’avait pas pour mission de travailler sur ces personnes. Toutefois, contrairement aux années précédentes, des criblages avaient été effectués. À la suite des signalements qui étaient remontés, depuis le mois d’octobre, par les canaux de l’administration pénitentiaire, nous avons demandé aux services partenaires si les personnes en question figuraient au FSPRT, et nous en avons identifié dix. Depuis que nos missions ont été étendues, nos partenaires nous ont demandé que l’on travaille ensemble sur ces individus. Nous avons croisé nos renseignements. Ils nous ont fait part de sept cas.

M. Éric Diard. Les dix personnes qu’on nous avait signalées l’année dernière étaient des surveillants ou des intervenants dans le domaine pénitentiaire ?

M. Benoît Fichet. C’étaient des surveillants.

M. Stéphane Bredin. Jusqu’au début de l’année dernière, nous ne siégions pas systématiquement dans tous les groupes dévaluation départementale. La compétence du bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP) – créé le 1er février 2017 et devenu en 2019 le SNRP – ne s’étendait pas aux personnels et aux intervenants en détention ; les services partenaires ne nous informaient pas systématiquement de l’inscription au fichier de ces personnes. Le SNRP étant désormais présent dans chaque GED, il ne peut plus ignorer les inscriptions nouvelles au FSPRT d’agents de l’administration pénitentiaire ou d’intervenants en son sein. Je vous ai parlé l’année dernière des dix personnes qui nous avaient été signalées. Aujourd’hui, nous sommes destinataires de l’information en termes de flux – puisque nous siégeons dans tous les GED – et de stock, puisque le SNRP est désormais compétent pour connaître de la situation de tous les personnels et intervenants. Certaines des sept autres personnes que j’ai évoquées étaient inscrites au FSPRT en 2019 sans que nous en ayons été informés. Le SNRP est désormais cotraitant avec le service partenaire, lequel est toujours chef de file, car nos personnels vivent, par définition, à l’extérieur de l’environnement pénitentiaire. Nous sommes chefs de file pour les détenus parce qu’ils sont sous notre garde. Le SNRP n’aurait ni les moyens humains, ni les capacités techniques de suivre des personnels ou des intervenants à l’extérieur.

Mme Marine Le Pen. On nous a fait part d’une technique qui semble venir du plus haut de l’État et qui consiste à engager des procédures disciplinaires contre des gens qui sont en train de tomber dans la radicalisation islamiste, en se fondant sur des fautes sans lien avec celle-ci. On nous a parlé de six procédures disciplinaires, qui ont conduit à des mutations. Alors qu’un danger nécessite l’adoption d’une mesure disciplinaire, on ne fait que déplacer le péril : à quoi cela sert-il ?

Par ailleurs, j’ai du mal à vous comprendre : vous affirmez que vous n’avez pas besoin d’outils supplémentaires alors que, dans le même temps, vous vous dites incapables, en l’état actuel de la législation, de vous séparer de personnels qui devraient être mis à l’écart à titre de précaution. C’est donc bien qu’il manque un outil juridique. Cela pourrait être une disposition prévoyant que, dans l’administration pénitentiaire, tout lien, de quelque nature que ce soit, avec une structure, une association qui développe l’islam radical emporte telle ou telle conséquence : ce serait à nous d’en discuter.

Enfin, pratique-t-on un criblage, voire un rétrocriblage des associations et êtes-vous destinataires des résultats ? On sait que celles-ci font l’objet d’un entrisme ou de financements liés au fondamentalisme islamiste ou à des structures qui développent l’islam politique ou radical. On peut imaginer que les associations qui ont vocation à intervenir quotidiennement dans des lieux où sont concentrées autant de personnes radicalisées sont vulnérables à la prise en main par le fondamentalisme islamiste.

M. Stéphane Bredin. Nous n’avons jamais eu à nous engager dans la voie des procédures disciplinaires pour ainsi dire détournées que vous évoquez. Les personnes qui font l’objet des signalements les plus précis – notamment nos surveillants inscrits au FSPRT – sont irréprochables sur le plan professionnel : c’est bien là la difficulté. Très souvent, les éléments que nous signalent les services partenaires ont trait à la vie privée. Leur comportement en détention – qui serait, le cas échéant, signalé par le chef d’établissement – ne justifie pas que l’on engage à leur encontre une procédure disciplinaire – et, à plus forte raison, qu’on prononce leur révocation. Certes, plusieurs d’entre eux ont eu des ennuis disciplinaires. Nous avons prononcé une exclusion temporaire de fonctions – autrement dit, une mise à pied –, pour une durée assez longue, contre une personne qui avait été condamnée, au pénal, au paiement d’une amende. Nous n’avions toutefois pas d’éléments suffisants pour aller jusqu’à la révocation.

Par ailleurs, les candidats à nos concours font l’objet, depuis plus d’un an, d’un criblage systématique, dont les résultats nous sont fournis par le service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) avant que le jury ne statue sur l’admission. Ce n’est pas une procédure disciplinaire détournée, mais on se donne les moyens, au moindre doute, de ne pas recruter de candidats, quel que soit le concours.

Mme Marine Le Pen. Cela aurait permis d’éviter le recrutement de celui qui avait trente-deux mentions à son casier judiciaire !

M. Stéphane Bredin. On tient compte non seulement des mentions, mais aussi des antécédents qui ressortent au fichier de traitement d’antécédents judiciaires (TAJ) et des éléments qui ne figurent plus au bulletin B2 mais dans un autre fichier de police. Cela représente des milliers de criblages, puisque le concours de surveillant offre 2 400 places et attire 30 000 candidats par an. Le jury met une note éliminatoire à tout candidat présentant un risque. On ne recrute donc plus de personnes ayant ce profil.

S’agissant de votre deuxième question, relative aux outils supplémentaires, le paradoxe n’est qu’apparent. La difficulté à laquelle mes services sont confrontés est l’insuffisance des signalements qui nous sont faits. Les dispositions votées par le législateur et le décret du 30 décembre dernier nous ont permis de disposer d’un service interne doté de véritables pouvoirs d’investigation – je pourrai vous présenter, dans un an, le bilan de son action. Si les profils des surveillants pénitentiaires de Trèbes et de Marseille nous inquiètent, ils ne sont pas prioritaires aux yeux des services partenaires qui en assuraient le suivi jusqu’à présent. Il est donc compréhensible que ce suivi n’ait pas été aussi approfondi que nous l’aurions souhaité. Il a fallu près d’un an et demi pour que nous obtenions les retours de l’enquête judiciaire concernant les deux surveillants de Toulouse suspectés à la suite de l’attentat de Trèbes. Elle n’a d’ailleurs rien donné : il a été établi que ces agents n’étaient en aucune façon liés aux événements et que leur nom était apparu à la suite d’un croisement de fichiers.

Nous avons à présent une capacité d’investigation et avons dégagé, à cette fin, des moyens humains en interne. Nous aurons connaissance, dans les semaines et les mois qui viennent, d’éléments complémentaires dans les dossiers les plus significatifs. Pour l’heure, nous avons peu de poids, juridiquement, parce que les signalements qui nous sont adressés sont très rarement corroborés par un ensemble de faits précis. Nous disposons très rarement de témoignages directs et pouvons encore moins souvent nous appuyer sur des faits récents. Nous en serions réduits à nous présenter devant le juge ou la commission instituée par l’article L. 114‑1 du code de la sécurité intérieure en produisant des éléments qui remontent à trois ou quatre ans, des signalements écrits mais non sourcés et non recoupés, sans témoignage direct. Le problème n’est pas le manque d’un outil juridique, mais le fait que le dossier ne tienne pas. Cela étant, il est possible que nous connaissions, au sein de l’administration, une situation très spécifique. Peut-être d’autres services ont-ils pu mettre au jour des éléments permettant d’engager une procédure disciplinaire ou de saisir la commission de l’article L. 114-1 du CSI. La préfecture de police présentera prochainement un dossier devant cette instance, ce qui nous permettra de voir comment elle élabore sa jurisprudence administrative.

Pour en venir à votre dernière question, il n’y a pas de criblage systématique des intervenants et des associations, pour une raison très simple : le service pénitentiaire fait appel à un nombre considérable d’entre eux. La préfecture réalise une enquête sur chaque intervenant en détention, qui ne s’apparente pas, toutefois, à un rétrocriblage : elle ne saisit pas l’état-major permanent (EMAP) pour opérer un criblage de tous les fichiers des services de renseignement. Nous ciblons les contrôles sur les associations qui interviennent directement au contact des profils sensibles – par exemple, dans un quartier d’évaluation de la radicalisation, de prise en charge de la radicalisation ou au quartier d’isolement de Fleury-Mérogis ou de la maison centrale de Condé-sur-Sarthe.

Par ailleurs, les détenus que nous surveillons particulièrement – pour des faits de terrorisme ou pour cause de radicalisation – ne peuvent entrer directement en contact avec les associations sans la présence indirecte du service pénitentiaire d’insertion et de probation ou, dans les établissements les plus sécurisés, la surveillance de nos personnels.

(Mme Marie Guévenoux remplace M. Éric Ciotti à la présidence.)

M. Meyer Habib. Ma principale inquiétude, comme beaucoup, vient de la force croissante de l’islam politique en France et du nombre de détenus condamnés pour terrorisme qui sortiront de prison à court ou à moyen terme : ils sont, d’après ce que vous nous avez dit, 530, dont 120 devraient la quitter dans les deux ans. Pouvez-vous nous indiquer le nombre d’étrangers et de binationaux concernés ? J’ai préconisé hier, lors des questions au Gouvernement, l’expulsion immédiate des islamistes étrangers condamnés et la déchéance de nationalité des binationaux. À Londres, les deux derniers attentats ont été commis par des détenus libérés prématurément. Certes, les terroristes ne peuvent passer leur vie en prison mais les législateurs que nous sommes doivent, aussi difficile que cela paraisse, chercher des solutions. J’avais proposé que nous nous inspirions du système israélien en étendant, au cas par cas, la rétention administrative ou judiciaire. D’après les syndicats, les programmes de déradicalisation en prison ne serviraient quasiment à rien car ils demanderaient beaucoup de temps – au moins deux ans. Les détenus, selon eux, auraient intérêt à être reconnus comme islamistes, car ils bénéficient d’une cellule individuelle et ont la vie plus facile. Les organisations syndicales formulent des propositions quant à la manière de les « loger ». Par ailleurs, il semblerait, selon elles, que deux tiers des détenus disposent d’un téléphone portable. De manière générale, je voudrais recueillir votre sentiment sur la situation actuelle. Vous inspire-t-elle de l’inquiétude ?

M. Stéphane Bredin. Vous ne serez pas étonné d’entendre que le directeur de l’administration pénitentiaire ne partage pas nécessairement, sur ces sujets, l’opinion des syndicats. Je ne suis pas là pour faire plaisir à la base en expliquant qu’on va laver le cerveau des détenus radicalisés, grâce à un super-programme, en six mois. Personne ne sait faire cela et ne prétend plus le faire, au moins dans les pays qui ont un système juridique comparable au nôtre. La solution que proposent les syndicats – créer des établissements dans lesquels on rassemblerait les profils les plus dangereux, sans rien faire d’autre – n’est même pas défendue par leur base. Le travail de l’administration pénitentiaire ne peut se limiter à une gestion sécuritaire du terrorisme et de la radicalisation, ce qui nous ferait renoncer à toute ambition de prise en charge. En ce cas, le service public pénitentiaire, comme le temps de la peine, ne servirait à rien. De surcroît, les radicalisés sont pour certains des détenus de droit commun et effectuent parfois une peine très courte, sans rapport avec leur degré d’endoctrinement.

Nous ne renoncerons pas à faire du temps de la peine un temps utile, y compris sur la question de la radicalisation, au prétexte qu’il faudrait placer les détenus dans un grand tout indistinct. On mettrait ainsi dans le même sac un individu condamné pour apologie du terrorisme ou consultation habituelle de certains sites internet, un ancien du Groupe islamique armé (GIA), placé en maison centrale sécuritaire depuis 1995, et Salah Abdeslam : ça n’aurait aucun sens. Ce discours est, à mes yeux, la somme de plusieurs renoncements. Il part du principe que tous les détenus radicalisés et terroristes se valent et présentent le même niveau de risque. Or, le métier de l’administration pénitentiaire est d’évaluer le risque. On ne saurait comparer la probabilité de passage à l’acte de Salah Abdeslam, des « returnistes » du Rojava – qui reviendront peut-être en France, dans les mois qui viennent, endurcis par cinq ans de combat au Kurdistan ou en Syrie – et du petit délinquant, maillon d’une chaîne logistique ou auteur d’écrits sur un forum de la djihadosphère. Une même distinction doit être opérée pour les détenus de droit commun suivis au titre de la radicalisation. En adoptant une réponse strictement sécuritaire, on ferait de la prison, en toute connaissance de cause, une école, sinon du djihad, du moins de la radicalisation.

Vous remarquerez que telle n’a jamais été la réponse de l’administration pénitentiaire alors qu’elle a eu à faire face, depuis plusieurs décennies, à des vagues successives de terrorisme. Je ne mésestime pas, évidemment, les particularités du terrorisme djihadiste : on n’a jamais vu de Basques ni de Corses prosélytes, pas plus que de terroristes d’extrême-gauche, dans les années 1970, essayer de passer à l’acte contre le personnel pénitentiaire. Il y a des particularités qu’il faut traiter et qui appellent une réponse sécuritaire spécifique. Le problème des détenus basques était l’effet de groupe ; celui des détenus djihadistes est le passage à l’acte ultra-violent individuel. Je ne dis pas du tout qu’on sait faire aujourd’hui parce qu’on a su faire dans le passé : la réponse sécuritaire doit s’adapter, mais ne peut suffire. Les détenus radicalisés ne sont pas tous prosélytes comme un Djamel Begal, ni dangereux comme un Bilal Taghi, qui avait commis un attentat en détention, à Osny, le 4 septembre 2016.

Nous essayons de développer, depuis trois ans, la prise en charge des détenus, qui peut certes paraître modeste ou insuffisante – les syndicats, pour leur part, la déclarent inutile.

M. Meyer Habib. Ils considèrent que certains sont perdus pour la société.

M. Stéphane Bredin. Moins de 80 détenus sur 530 sont placés à l’isolement, alors que tous les autres se trouvent en détention ordinaire ou dans des quartiers de prise en charge de la radicalisation. C’est bien la preuve que nous évaluons individuellement leur niveau de risque, en termes de passage à l’acte et de prosélytisme. L’administration pénitentiaire n’a jamais considéré qu’une catégorie entière de délinquants et de criminels était par principe perdue pour la cause. Ceux que l’on identifie comme tels – 10 à 15 % de l’effectif – sont placés à l’isolement. Pour la majorité, il faut bien trouver autre chose.

Les mêmes syndicats nationaux qui portent ces jugements en commission vous disent, en tête-à-tête, que les agents se trouvant dans les quartiers d’évaluation ou de prise en charge de la radicalisation ne considèrent pas qu’ils perdent leur temps, au quotidien, en travaillant avec les détenus. Je ne dis pas que ça marche à tous les coups, qu’on a trouvé la martingale, alors que les Belges, les Anglais, les Italiens et les Espagnols cherchent des solutions ; j’affirme simplement que le rôle de l’administration pénitentiaire est de faire en sorte que, même pour ce type de détenus, le temps de la peine soit utile, ce qui passe par un travail de désengagement de la violence. Encore une fois, ce n’est pas du lavage de cerveau. On ne peut se contenter de gérer l’aspect sécuritaire car les moyens de contrainte de l’État et la possibilité de travailler sur le désengagement violent deviennent extrêmement limités une fois les détenus libérés. En procédant de la sorte, on accroîtrait le risque.

Je n’ai pas sous les yeux le nombre de détenus radicalisés de nationalité étrangère – je vous les transmettrai par écrit. Je peux vous dire qu’ils représentent 20,3 % de l’ensemble des détenus.

M. Meyer Habib. Ma question portait en particulier sur ceux qui ont été condamnés pour terrorisme.

M. Stéphane Bredin. Il me semble que les étrangers ne sont pas surreprésentés dans cette catégorie de détenus mais qu’au contraire la part de Français y est plus élevée que dans la population pénale ordinaire. Les binationaux forment, me semble-t-il, une part résiduelle.

Pour en venir aux téléphones portables, on a saisi en réalité 40 000 objets, parmi lesquels des clés USB, des chargeurs et des cartes SIM. Dans tous les pays d’Europe se pose le problème de l’introduction de téléphones portables en détention, qui offrent un accès aux réseaux sociaux et à certains sites. Parmi les réponses possibles figure la solution technologique : on peut équiper de brouilleurs les établissements qui accueillent les détenus terroristes ou radicalisés. On a commencé leur déploiement à l’automne 2018. Pour l’heure, on a couvert la Santé, les maisons centrales sécuritaires de Vendin-le-Vieil et de Condé-sur-Sarthe, ainsi que la maison d’arrêt d’Osny. Toutefois, cela coûte extrêmement cher, car c’est une technologie nouvelle et que, sur ce marché émergent, nous sommes le seul service de l’État à vouloir brouiller des fréquences commerciales – les militaires le font, en opérations, sur d’autres fréquences. Nous disposons d’un budget quinquennal de 135 millions pour brouiller, d’ici à la fin de la législature, l’essentiel des établissements qui accueillent des détenus terroristes – car tous les établissements ne peuvent pas le faire.

M. Éric Diard. Vous avez dit que le renseignement pénitentiaire était présent dans tous les GED. Quel texte vous a permis de siéger en leur sein ? Il me semble qu’auparavant, cela relevait du bon vouloir du préfet.

M. Stéphane Bredin. Oui mais, dans les faits, le dernier préfet qu’on a dû convaincre fut celui de Corrèze, fin 2018 ou début 2019. À présent, aucun n’a de doute quant à la valeur ajoutée de cette participation.

M. Éric Diard. Ce n’est pas une obligation, désormais ?

M. Stéphane Bredin. La doctrine a évolué : nous sommes désormais membres de droit de ces instances. Dans les faits, les préfets qui s’y refusaient n’avaient pas toute confiance dans le nouveau service de renseignement pénitentiaire, qui, rappelons-le, est très récent – il est né le 1er février 2017. Le préfet de Corrèze devait avoir l’impression que ce n’était pas à la maison d’arrêt de Tulle ou au centre de détention d’Uzerche qu’il y avait le plus de risque d’avoir un détenu radicalisé, jusqu’à ce qu’il y en ait un – à Uzerche, précisément. Depuis un an et demi, nous participons non seulement aux GED de Corrèze mais aussi, plus largement, à tous ceux de métropole et d’outre-mer, sans exception.

Mme Marie Guévenoux, présidente. Messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à nos questions.

 


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Audition du mercredi 26 février 2020

À 14 heures : M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure

M. le président Éric Ciotti. Nous accueillons M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur et ancien directeur général de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui fut également directeur de cabinet du préfet de police. Nous évoquerons avec lui ce qui s’est passé le 3 octobre dernier à la préfecture de police, le fonctionnement de cette institution et aussi les questions relatives à la radicalisation dans les emplois et dans les services sensibles de l’État.

Avant de vous donner la parole, monsieur le secrétaire d’État, je vous invite, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, à prêter serment à dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.

 (M. Laurent Nuñez prête serment).

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Je suis venu répondre à vos questions concernant la radicalisation mais aussi mes activités, dans mes anciennes fonctions de directeur de cabinet du préfet de police et de directeur général de la sécurité intérieure, et dans mes fonctions actuelles. Je répondrai à vos interrogations dans la limite de ce qu’autorise le secret de l’enquête menée par le parquet national antiterroriste au sujet de l’affaire de la préfecture de police du 3 octobre dernier et, bien sûr, dans le respect du secret de la défense nationale auquel je suis astreint en raison des fonctions que j’ai occupées précédemment.

Comme beaucoup d’autres l’ont fait, je tiens à vous dire que l’attaque commise dans l’enceinte de la préfecture de police de Paris, le 3 octobre dernier, a été un moment extrêmement difficile. Cette attaque abominable nous a tous saisis d’une émotion que j’ai évidemment ressentie car ce qui s’est produit ce jour-là a eu lieu dans une enceinte qui m’est familière, où j’ai travaillé pendant deux années et demie et où j’ai même vécu, dans un service que je connais bien et que j’estime, et au sein d’une institution, la préfecture de police, à laquelle j’ai consacré beaucoup d’énergie et qui m’a énormément apporté. Je rends hommage aux quatre victimes, à leurs familles, à leurs proches, et j’ai une pensée pour la personne qui a été gravement blessée, comme pour tous les agents de la préfecture.

J’ai servi là à un moment déterminant de ma carrière préfectorale, puisque j’ai été nommé préfet sur le poste de directeur de cabinet du préfet de police, Bernard Boucault, que j’ai assisté d’octobre 2012 à mars 2015, pendant la presque totalité de sa présence à ce poste. Nous travaillions sous l’autorité des ministres de l’Intérieur de l’époque, M. Manuel Valls d’abord, M. Bernard Cazeneuve ensuite. Ces deux années et demie se sont déroulées dans un contexte extrêmement difficile ; nous avons eu à gérer de nombreux événements d’ordre public et, bien sûr, les suites des attentats de janvier 2015.

C’est lors de notre passage à la préfecture de police que la problématique de la radicalisation a été fortement prise en compte par les pouvoirs publics ; ce n’était pas forcément le cas précédemment. Á vrai dire, la France n’était pas en avance dans la compréhension et le traitement de la radicalisation islamique. En Grande-Bretagne par exemple, plus de 4,7 millions de livres sterling avaient déjà été dépensées entre 2007 et 2011 pour traiter un peu plus de mille individus dans soixante-quinze collectivités territoriales. Ce constat avait été fait dans un rapport remis le 30 octobre 2013 au Premier ministre de l’époque par le préfet Yann Jounot, alors directeur de la protection et de la sécurité de l’État au sein du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Il concluait à la nécessité de s’engager, comme certains de nos voisins, dans la mise en œuvre de programmes expérimentaux individuels, en les adaptant à nos traditions juridiques et à nos pratiques administratives propres. Les bases de la politique publique de prévention de la lutte contre la radicalisation ont été posées à cette époque.

Sa première application pratique aura été le plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes présentés par le ministre de l’Intérieur le 23 avril 2014. Ce plan définissait des mesures d’ordres sécuritaire et judiciaire visant à entraver les départs vers la Syrie et à démanteler des filières actives sur le territoire national. Il instituait aussi le Numéro vert dont la gestion est rattachée à l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) et qui permet de recueillir les signalements d’individus présentant des signes de radicalisation ; ce n’est pas le seul instrument de détection dont nous disposons, mais c’est un outil de poids. Le plan prévoyait encore la mise en œuvre d’une stratégie territoriale de prévention de la radicalisation et de réinsertion des individus radicalisés, pilotée par les préfets. Le ministère de l’Intérieur a proposé la création d’une cellule nationale de pilotage et d’appui, pour faire travailler ensemble tous les ministères concernés – Éducation nationale, travail, justice, ville, sport, affaires étrangères, culture. Cette structure a été rattachée au Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD), devenu Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR).

C’est dans ce cadre qu’ont été installés, dans chaque département, des groupes d’évaluation départementaux. Ils avaient pour tâche de suivre les individus radicalisés, de s’assurer que les services de renseignement étaient bien chargés de ce suivi et de vérifier l’existence d’un suivi effectif, sous l’égide de chaque préfet de département, par les services répressifs concernés, le plus souvent avec le procureur de la République pour en venir à la phase judiciaire lorsqu’apparaissait une menace sérieuse de radicalisation violente. En 2015, a aussi été créé le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Pendant cette période, de nombreuses circulaires ont été adressées aux préfets et aux hauts fonctionnaires, qui visaient à mettre en œuvre des dispositifs de détection d’individus radicalisés dans les administrations. Dans chaque structure recevant du public, un « référent radicalisation » a été nommé, chargé de dispenser des formations et de recueillir les signalements de l’entité concernée pour les faire remonter vers la préfecture et s’assurer que les individus radicalisés étaient effectivement suivis. Ces circulaires concernaient les collectivités locales, l’Éducation nationale, les agences régionales de santé, l’enseignement supérieur. Après avoir quitté la préfecture de police en mars 2015, j’ai moi-même eu à appliquer ces dispositifs dans mes fonctions de préfet de police des Bouches-du-Rhône.

Le cadre général étant ainsi décrit, je reviens à la situation à la préfecture de police. Lorsque j’y étais en poste, le dispositif de suivi des individus radicalisés se mettait en place. Á l’époque, une réunion hebdomadaire lui était consacrée, animée par le préfet de police de Paris en ma présence et en la présence des principaux directeurs de sécurité, dont le directeur de la police judiciaire et le directeur du renseignement de la préfecture de police. Tous les vendredis, ce « groupe terrorisme » examinait le cas de l’ensemble des individus radicalisés ; nous évoquions également la situation de fonctionnaires de la préfecture de police dont le comportement nous avait été signalé comme pouvant laisser apparaître une forme de radicalisation et nous creusions ces affaires pour essayer de confirmer ou d’infirmer la réalité de la radicalisation. J’ai le souvenir précis d’avoir eu à traiter certains cas ; ils étaient peu nombreux, et je crois que les préfets de police que vous avez entendus et qui étaient en poste avant et après la période dont je vous parle vous l’ont dit ; le plus souvent, d’ailleurs, les investigations conduisaient à une levée du doute. Ne disposant pas, à l’époque, du levier d’action offert par l’article L.114-1 du code de sécurité intérieure, nous gérions les cas suspects par une procédure disciplinaire. Je me souviens parfaitement que nous avons dû le faire pour quelques fonctionnaires de la préfecture de police, dont le nombre se comptait sur les doigts d’une main. Quoi qu’il en soit, chaque cas a été évidemment signalé à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), qui examinait la situation. J’insiste : des signalements remontaient vers nous et des investigations étaient menées, notamment « en renseignement » pour essayer de déterminer s’il y avait radicalisation ou pas.

La préfecture de police avait pris, à l’époque, la question de la radicalisation très au sérieux, déployant l’ensemble des outils destinés à assurer un meilleur suivi des individus à risque et une meilleure coordination de notre action en matière de détection et de suivi de la radicalisation. De ce que j’ai eu à en connaître après mon départ, le dispositif alors existant à la préfecture de police s’est parfaitement articulé avec le dispositif national de suivi des policiers radicalisés, selon lequel l’Inspection générale de la police nationale centralise l’ensemble des signalements et réunit tous les directeurs des services de police concernés à échéances régulières. Les signalements une fois vérifiés par les services de renseignement, quand un cas de radicalisation était confirmé, on engageait une procédure disciplinaire pour écarter du service concerné le fonctionnaire considéré.

Je devine que vous souhaitez connaître les informations à ma disposition concernant l’auteur de l’attaque d’octobre 2019, mais je n’ai pas de renseignements spécifiques à vous donner. La préfecture de police est un ensemble de 45 000 agents que le directeur de cabinet du préfet de police ne connaît pas tous, et si je me souviens de certaines victimes, je ne me rappelle pas avoir rencontré l’auteur de l’attaque. Comme vous, j’ai entendu dire – mais, des investigations judiciaires étant en cours, je suis extrêmement prudent – qu’un signalement verbal aurait eu lieu en juillet 2015 de propos qu’aurait tenus l’auteur quelques mois plus tôt au sujet de l’attentat commis contre Charlie Hebdo en janvier 2015. J’ai cru comprendre que ce signalement oral serait resté sans suite. Ce que je puis vous dire, c’est que lorsque j’étais en poste à la préfecture de police, les responsables hiérarchiques de chaque service étaient sensibilisés aux cas, je le redis très peu nombreux, de radicalisation au sein de la préfecture de police, et les signalements dont nous avons eu à connaître remontaient vers nous par la voie hiérarchique.

Je crois comprendre que, dans ce dossier, il y avait eu plusieurs signaux faibles. Comme d’autres, je m’étonne que ces signalements n’aient pas été pris en compte et ne soient pas remontés, d’autant que cet agent bénéficiait d’une habilitation secret défense et que, comme les textes le permettent, des vérifications conduisant éventuellement au retrait de l’habilitation auraient été possibles. Le signalement aurait permis de suivre cet individu et, à tout le moins, de procéder à des investigations complémentaires pour vérifier la réalité du soupçon de radicalisation révélé par certains signaux faibles. Mais, encore une fois, je m’exprime avec une grande prudence compte tenu de l’enquête en cours.

Après avoir occupé la fonction de préfet de police des Bouches-du-Rhône, ce qui m’a amené à suivre de très près les phénomènes de radicalisation, appliquant en cela les instructions du Gouvernement de l’époque qui demandait à chaque préfet un investissement rigoureux et minutieux dans le suivi des individus susceptibles de basculer dans l’action terroriste, j’ai été directeur général de la sécurité intérieure de juin 2017 jusqu’à ma nomination au Gouvernement en octobre 2018.

La DGSI est une direction exceptionnelle, tant par la qualité de ses personnels que par la sensibilité des missions auxquelles elle fait face. Ce fut un honneur pour moi de diriger ce service, d’autant que le Gouvernement en a renforcé le rôle pendant que j’étais à sa tête – et cela s’est poursuivi – en le désignant chef de file de la lutte antiterroriste, ce qui permet une plus grande cohérence et une plus grande force de frappe. Les moyens, notamment humains, de la DGSI ont été renforcés, entamant une montée en puissance salutaire : le recrutement de 1 900 agents du renseignement est prévu pendant le quinquennat, dont 1 200 concernent cette direction, et le suivi de la radicalisation par la DGSI n’a cessé de devenir plus opérationnel. En janvier 2019 a été installé au sein de la direction un état-major permanent réunissant tous les services ayant à connaître de la lutte anti-terroriste : les services de renseignement mais aussi, grande nouveauté, les services de police judiciaire pour ce qui concerne l’action de renseignement pré-judiciaire qu’ils mènent avant de saisir le parquet. Toutes les informations recueillies par l’ensemble des services chargés de la lutte antiterroriste sont désormais mutualisées et croisées au sein de l’état-major permanent. Il réunit treize services, dont une dizaine de services de renseignement et des services de police judiciaire, à commencer par la sous-direction de la direction centrale de la police judiciaire et la section antiterroriste de la préfecture de police qui, avec la DGSI, sont les trois services saisis dans l’affaire du 3 octobre 2019. Le rattachement de l’UCLAT à la DGSI complète ce nouveau dispositif, dont j’indique en incise qu’il traduit la politique souhaitée par le Gouvernement : plutôt que procéder à de lourdes réformes structurelles dont on a constaté dans le passé qu’elles ont pu nous affaiblir – ce disant, je pèse mes mots –, nous voulons que les services travaillent ensemble et que l’échange d’informations soit plus efficace et plus efficient. Considérant le nombre d’attentats déjoués, je pense que cette méthode fonctionne efficacement.

Une de vos questions écrites porte sur les relations entre la DRPP et la DGSI ; je peux témoigner que leur coopération est de très haut niveau. Il faut en finir avec l’idée trop répandue selon laquelle les deux services font la même chose, l’un à Paris, l’autre hors Paris. C’est faux : le champ d’action de la DGSI est beaucoup plus large que celui de la DRPP. La DGSI est compétente pour la protection des intérêts nationaux et des institutions contre les ingérences étrangères ; pour la protection de nos intérêts économiques ; en matière de lutte contre le terrorisme ; en matière de lutte contre les subversions violentes. Les champs de compétence de la DGSI et de la DRPP ne se recoupent que pour la lutte antiterroriste et contre les subversions violentes, mais la DGSI est compétente sur l’ensemble du territoire national, Paris et petite couronne compris. De plus, la DGSI a pour objectif « le haut du spectre », c’est-à-dire les individus et les mouvances les plus radicalisés, ceux qui sont le plus susceptibles de passer à l’action violente. La DRPP a pour cibles le moyen et le bas spectres et suit d’autres individus et structures que ceux qui sont violemment radicalisés. Les registres diffèrent donc beaucoup.

Cela étant, les échanges entre les services sont permanents et réguliers : je l’ai vécu à la préfecture de police et, surtout, j’ai eu à mettre en œuvre, à mon arrivée à la DGSI, la convention d’échange d’informations qui venait d’être signée entre la préfecture de police et la DGSI. La collaboration entre les deux services résulte également des textes, qui prévoient que la DRPP concourt aux missions de la DGSI. Les relations interpersonnelles entre les directeurs importent aussi, et la nomination de Mme Françoise Bilancini à la tête de la DRPP a grandement contribué à fluidifier les rapports, assez forts et très opérationnels, entre ces deux directions ; rien de ce que fait la DRPP, à Paris et en petite couronne, en matière de lutte antiterroriste, n’échappe à la DGSI – d’autant moins qu’existe désormais un état-major permanent d’échanges d’informations.

La menace qu’est l’éventuelle présence d’individus radicalisés au sein des services n’a évidemment jamais été négligée, et la vigilance relative aux comportements à risque au sein de la DGSI est bien sûr renforcée par le fait que ce service de renseignement est celui qui traite des menaces les plus graves et qu’il est, ce n’est un secret pour personne, l’objet de tentatives d’ingérences par des services étrangers. Les agents sont donc naturellement préparés à une extrême vigilance et les signalements d’individus éventuellement radicalisés remontent vers des structures spécifiques ; je ne serai pas plus précis car je ne peux détailler l’organisation de la DGSI. Lorsque j’étais à la tête de cette direction, j’ai eu connaissance de trois signalements d’individus supposément radicalisés mais je n’ai pas le souvenir que la radicalisation ait été confirmée. En tout cas, les signalements parviennent par la voie hiérarchique à des structures créées spécifiquement pour les recueillir.

Une autre de vos questions écrites portait sur les habilitations. La DGSI est compétente pour l’instruction des demandes d’habilitations de l’ensemble des personnels civils, l’habilitation elle-même étant délivrée par le haut fonctionnaire de défense. Avant même mon arrivée à la DGSI avait été créée au sein du service une structure chargée de réaliser des enquêtes en cours d’habilitation : à tout moment, des enquêtes peuvent être diligentées pour vérifier l’existence d’une vulnérabilité chez un agent habilité, afin qu’une procédure de retrait d’habilitation soit engagée, le cas échéant. Ce service spécifique est monté en puissance. Je sais, pour l’avoir vu à l’œuvre, qu’il travaille de manière remarquable, et des retraits d’habilitation ont lieu chaque année après que des vulnérabilités ont été détectées chez des agents du service. Elle peuvent être liées à leur entourage, à leur mode de vie, à leurs relations, et il est indispensable de pouvoir diligenter des enquêtes permettant de lever le doute ou de le confirmer et, en ce cas, de proposer le retrait de l’habilitation.

Alors que j’étais à la DGSI, Mme Bilancini, directrice de la DRPP – direction qui, par dérogation, instruit les enquêtes préalables à la délivrance d’habilitation à son propre personnel – a souhaité en 2017 renforcer ses équipes chargées des enquêtes d’habilitation et des enquêtes post-habilitation. Á sa demande, la DGSI a formé l’équipe chargée de ces missions à la DRPP, et les relations entre les deux directions se sont matérialisées dans une convention conclue il y a un peu plus d’un an.

Vous m’avez aussi demandé mon sentiment sur la durée des habilitations, qui diffère, vous le savez, en fonction de leur niveau. Elle me paraît suffisante à condition que les services, au moindre soupçon, au moindre incident qui remonte, puissent mener des enquêtes post-habilitation permettant de lever le doute ou d’en confirmer le bien-fondé, ce qui doit conduire à décider s’il faut aller jusqu’au retrait de l’habilitation ou, avant d’en arriver là, à une « mise en éveil » ou à une « mise en alerte ».

Enfin, à la suite de l’attaque du 3 octobre 2019 à la préfecture de police, le Premier ministre a diligenté une enquête de l’Inspection des services de renseignement, dont les conclusions ont entraîné des conséquences sur les procédures d’habilitation que le Premier ministre a rendues publiques dans un communiqué de presse. La DGSI sera désormais la seule structure compétente pour délivrer les habilitations aux personnels civils, notamment pour le ministère de l’Intérieur. La décision a aussi été prise de renforcer les entretiens préalables à l’embauche, qui seront conduits par des officiers de sécurité et des psychologues. Enfin, une doctrine harmonisée sur ce qu’est une vulnérabilité et les moments où il faut s’interroger sur un retrait d’habilitation sera définie sous la houlette du SGDN et partagée entre tous les services.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour ces précisions. Je souhaite revenir sur la situation de Mickaël Harpon au sein de la préfecture de police. Les auditions que nous avons conduites ont mis en exergue une accumulation de signaux faibles sur une période assez longue, dont vous vous êtes vous-même étonné qu’ils ne soient pas remontés à la hiérarchie : Mickaël Harpon s’est marié religieusement, manifestement avant 2010, année au cours de laquelle il s’est converti à l’islam. Un de ses collègues nous a décrit précisément une scène survenue après l’attentat ayant frappé Charlie Hebdo, et qui, nous a-t-il dit, s’est presque finie par une altercation physique. Parallèlement, M. Harpon fréquente une mosquée à Gonesse, son comportement à l’égard de ses collègues féminines se modifie, l’expression de sa pratique religieuse se fait manifestement plus intense. Vous avez dit votre étonnement, et le ministre de l’Intérieur a parlé de « faille ». Sur une période aussi longue, avec une conjugaison d’éléments aussi explicites, et au sein d’un service de renseignement, comment ces signaux d’alerte n’ont-ils pas été perçus, n’ont-ils pas été traités et n’ont-ils pas conduit à exclure Mickaël Harpon du bénéfice de l’habilitation secret défense ? Cette interrogation majeure est au cœur de nos travaux. Selon vous, ces lacunes ahurissantes relèvent-elles de défaillances individuelles de la hiérarchie immédiate de Mickaël Harpon ou de défaillances structurelles, sachant qu’il n’existait à l’époque, au sein de la préfecture de police, ni dispositifs d’alerte, ni procédures permettant de détecter les phénomènes de radicalisation et d’écarter cet agent d’un service aussi sensible ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. C’est la question essentielle de ce dossier. Encore une fois, je m’exprimerai avec prudence sur ce qui m’a été rapporté, car j’ignore ce qui a été déclaré lors des auditions judiciaires comme lors des auditions que vous avez menées à huis clos. Il y a eu des signaux faibles, dont certains sont d’ailleurs contestés. Il y a effectivement une conversion religieuse, ce qui, dans un service de renseignement, doit forcément appeler l’attention – je dis bien « appeler l’attention », car ce n’est pas en soi un élément suffisant. Au lendemain de l’attentat commis contre Charlie Hebdo, des propos semblant apologétiques sont tenus, dit-on, à un collègue de travail, mais d’autres les démentent, ou disent qu’il s’en est excusé ; peu importe, selon certains témoignages, il les a tenus. Sur son attitude et son comportement, nous avons aussi entendu parler d’une forme de repli, ce que d’autres contestent, et d’une pratique assidue de la religion. L’ensemble de ces signaux aurait évidemment dû faire l’objet d’un signalement, ne serait-ce que parce que cet homme travaillait dans un service de renseignement ; ces éléments auraient dû justifier une enquête pour déterminer si l’habilitation devait être retirée. Il fallait d’autre part savoir si l’on avait affaire à une personne radicalisée ou non ; les deux volets se recoupent assez largement.

La faille est-elle structurelle ou individuelle ? On comprend que dans le service concerné prévalait une ambiance assez protectrice vis-à-vis de cette personne, ce qui peut expliquer que les signalements n’aient pas été matérialisés – à ma connaissance, il n’y a pas de matérialisation écrite de ces signalements. Mais il y a eu des échanges verbaux, et l’on comprend mal qu’informée de cette situation, la hiérarchie n’ait pas fait remonter ces renseignements afin que soit enclenchée une enquête post-habilitation ou une enquête visant à vérifier l’hypothèse de la radicalisation de cet individu. Je le comprends d’autant plus mal que lorsque j’ai quitté mes fonctions à la préfecture de police de Paris, en mars 2015, alors que les procédures de signalement en étaient à leur début, d’autres types de signalements nous étaient remontés, que nous avons traités.

Le ministre a évoqué une faille, moi-même un dysfonctionnement, ce qui est assez proche. De fait, ce signalement aurait dû remonter, le cas de cet individu être porté à la connaissance de la directrice de la DRPP et de son prédécesseur, des enquêtes auraient dû être diligentées – évidemment ! A-t-on voulu protéger cet agent en minimisant l’importance de sa radicalisation ? En tout état de cause, sans préjuger de l’importance des signaux que vous avez rappelés, des investigations auraient dû être menées pour vérifier leur réalité et décider des conséquences nécessaires.

M. Éric Diard. Nous avons une divergence. Vous parlez d’une succession de signaux faibles : je l’entends pour la conversion et le fait de ne plus embrasser les femmes, mais dire « Charlie Hebdo, c’est bien fait », c’est quasiment, vous l’avez dit, faire l’apologie d’un acte terroriste et pour moi, c’est un signal fort. Vous étiez directeur de cabinet du préfet de police lorsque Mickaël Harpon s’est exprimé ainsi et lorsqu’il a considéré qu’il ne fallait plus embrasser les femmes. Je citerai ce que nous a dit l’un de ses collègues : « Mickaël Harpon s’est converti à l’islam, s’est marié, est réticent à embrasser les femmes et ne fait plus la bise à sa secrétaire. J’ai estimé que ce n’était pas inquiétant, on ne traite que les signalements de l’extérieur ». Selon un autre collègue de travail, ces éléments n’ont pas été consignés « car la culture de l’écrit n’est arrivée qu’en 2017 avec l’arrivée de Françoise Bilancini ». Vous nous avez dit que les signalements remontaient vers vous par la voie hiérarchique, mais il y avait-il des écrits à l’époque ? En 2017, le préfet Michel Cadot a donné comme lettre de mission à Françoise Bilancini « la professionnalisation du renseignement de la préfecture de police et l’amélioration de la coordination avec la DGSI ». Monsieur le secrétaire d’État, comment expliquez-vous qu’à la DGSI, selon Nicolas Lerner, une conversion religieuse éveille immédiatement l’attention, et qu’à la préfecture de police où vous étiez directeur de cabinet du préfet, une conversion, l’apologie d’un acte terroriste et le fait de ne plus embrasser les femmes ne l’éveillent nullement ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Je ne vois pas de divergence. Pour commencer, je ne fais pas miens les propos de ceux qui vous ont dit qu’à la DRPP on ne s’occupe que de l’extérieur. Ce n’est pas vrai : je l’ai vécu pour d’autres cas, je vous l’ai dit. Je répète que lorsque j’ai quitté la préfecture de police de Paris, en mars 2015, les nouvelles procédures en étaient à leur début mais, malgré cela, des cas nous ont été signalés sur la foi de signalements oraux. La culture de l’écrit arrive peut-être en 2017 parce qu’une instruction est diffusée en vertu de laquelle quiconque détecte un comportement radicalisé doit produire un écrit ; pour ma part, j’ai eu à connaître de signalements oraux, je peux vous l’assurer. J’ai ainsi en tête le souvenir d’un certain fonctionnaire que nous avons désarmé puis radié après une procédure enclenchée sur la base d’un signalement oral de sa hiérarchie, signalement opportun puisque la radicalisation de l’individu a été avérée. Nous étions attentifs et nous le restons.

En l’espèce, le problème ne tient pas tant à l’absence de signalement écrit qu’au fait que certaines informations portées à la connaissance de la hiérarchie intermédiaire ne sont pas allées au-delà. Voilà ce qui est anormal. Mais l’on ne peut pas dire que la DRPP, même en 2015, ne s’occupait que de l’extérieur. Après les attentats commis en janvier cette année-là, nous pensions évidemment tous à des menaces endogènes, à des attaques projetées, mais nous étions aussi très attentifs à ce qui se passait à l’intérieur des services, d’autant que nous recevions alors du CIPD des circulaires nous invitant à former les agents à ce risque et à désigner des référents, et la sensibilisation se diffuse à tous les étages. Ensuite viennent ce à quoi vous faites allusion : des instructions demandant de formaliser plus précisément la nature d’un signalement. Á ma connaissance, c’est postérieur à 2015 ; à l’époque, les signalements remontaient par la voie hiérarchique, et je peux vous assurer que le préfet Bernard Boucault et moi-même avons eu à connaître et à traiter d’un certain nombre de cas. Je ne comprends donc pas pourquoi ces éléments ne sont pas remontés mais, évidemment, je ne conteste pas l’existence de signaux que j’ai qualifiés de « faibles » parce que l’on a malheureusement entendu beaucoup de phrases de ce type après les attentats contre Charlie Hebdo. Mais que quelqu’un tienne de tels propos dans un service de renseignement aurait évidemment dû être porté à connaissance, et ce n’est pas parce que la personne considérée s’en excuse ensuite que l’épisode doit être minimisé, d’autant qu’il était corroboré par d’autres signaux faibles. L’accumulation aurait dû conduire à ce que le signalement remonte, et je ne comprends pas que l’on ait pu vous dire que l’on ne s’occupait que des traitements extérieurs. Pour avoir été l’un des acteurs concernés, je peux vous dire que c’est faux.

M. le président Éric Ciotti. Ces précisions sont importantes parce que dans les jours qui ont suivi l’attentat du 3 octobre 2019, le ministre de l’Intérieur a fréquemment indiqué qu’aucun signalement écrit ne figurait dans le dossier administratif de Mickaël Harpon, ce qui justifiait l’absence de décision de retrait éventuel d’habilitation. Vous précisez, ce qui me semble légitime, qu’un signalement oral aurait suffi. Notre commission d’enquête, qui sera amenée à formuler des préconisations, s’interroge sur la procédure de signalement. Plusieurs personnes auditionnées ont mentionné devant nous un contexte quelque peu protecteur à l’égard de Mickaël Harpon, peut-être en raison du handicap qui l’affectait. Êtes-vous, comme la réponse que vous venez de faire le laisse entendre, favorable à la prise en charge systématique des signalements oraux ? Êtes-vous favorable à la mise en œuvre d’une procédure de signalement anonyme valant pour tous les services de police et de renseignement ? Certaines des personnes auditionnées, les syndicats me semble-t-il, ont évoqué un système à double commande : le signalement serait anonymisé, sauf pour un échelon hiérarchique qui saurait quel en est l’auteur. Qu’en pensez-vous ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Permettez-moi de préciser qu’il n’y a pas de contradiction entre les propos du ministre de l’Intérieur et les miens. Ce qu’a dit le ministre résulte des renseignements qui nous ont été communiqués. C’est une information objective et il a parfaitement raison : il n’y a pas de signalement écrit dans ce dossier. Si le ministre s’exprime de la sorte, c’est que l’on a porté à notre connaissance le fait que dans les signalements oraux qui ont été effectués, il a été demandé aux agents qui ont fait part de leurs inquiétudes de formaliser cela par écrit. Voilà ce qu’a dit le ministre, et je ne dis rien d’autre.

Des procédures de signalement formalisées connues de tous sont bien sûr nécessaires. En 2015, nous nous appuyions sur les remontées par la voie hiérarchique. Je ne suis évidemment pas hostile à ce que la procédure soit formalisée – j’y suis d’autant plus favorable que c’est l’une des recommandations issues des travaux de l’Inspection des services de renseignement. Mais, j’y insiste, dans toutes mes fonctions de responsable des services de sécurité, tant à la préfecture de police qu’à la préfecture de police des Bouches-du-Rhône et à la DGSI, les informations me sont toujours remontées par la voie hiérarchique. Dans le cas qui nous occupe, une anomalie s’est produite. Pour répondre complétement à votre question, l’anonymat est d’une extrême importance en matière de signalement et j’y suis évidemment favorable. Il existe déjà pour le grand public : que les signalements soient faits par le biais du Numéro vert, portés à la connaissance des référents radicalisation ou portés en commissariat ou en brigade de gendarmerie, nous garantissons toujours l’anonymat, sans lequel certaines de ces informations ne nous seraient pas dévoilées.

M. Éric Poulliat. Iriez-vous jusqu’à privilégier l’installation d’une plateforme extérieure, libre de toute voie hiérarchique et réservée aux policiers ou préférez-vous un semi-anonymat ou un dispositif de référents radicalisation au sein des services de police ? D’autre part, on a constaté que lorsque le préfet de police Didier Lallement a définis les « signaux faibles » plus concrètement, les signalements ont augmenté ; les fonctionnaires de police n’ont-ils pas besoin que les choses soient clairement définies ? Enfin, même si des enquêtes post-habilitation sont régulièrement faites, la durée de l’habilitation vous paraît-elle satisfaisante ou pourrait-elle être raccourcie ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Sur votre première question, je n’ai pas d’avis très tranché. Je n’exclus pas que certains signalements de personnels régaliens soient passés par la plateforme du Numéro vert, mais je devrai le vérifier. Rappeler, dans les services, la nécessité de procéder à tout signalement par la voie hiérarchique me semble suffisant ; je crois assez peu à l’idée d’une plateforme spécifique aux services. Les signaux faibles ont toujours été définis ; le ministre de l’Intérieur a d’ailleurs été injustement critiqué parce qu’il avait osé rappeler un ou deux de ces signes, déterminés depuis qu’en 2014 a été mise en œuvre la politique de suivi de la radicalisation. Ces signaux faibles peuvent parfois choquer ou surprendre quand on les énonce individuellement, mais nous appliquons la théorie du faisceau d’indices. Ces signaux sont connus et, depuis 2014, rappelés régulièrement. Les personnes qui répondent quand on appelle le Numéro vert en ont la liste sous les yeux et les référents radicalisation de toutes les structures les connaissent – notamment ceux qui sont en poste à l’Éducation nationale, où ils jouent un rôle important. Tout cela n’existait pas et nous l’avons créé. Il faut replacer les choses dans le bon ordre en rappelant que la radicalisation n’est pas née quand ces dispositifs ont été créés mais qu’à un moment la volonté politique forte s’est manifestée de suivre le phénomène pour pouvoir l’enrayer si des individus basculent vers la radicalisation violente. Ces signes sont donc connus.

Cela étant, j’ai une légère, et rare, divergence avec le préfet de police à ce sujet car je sais qu’il y a toujours beaucoup plus de signalements dans les périodes post-attentats. Est-ce parce que sont alors portés à connaissance des comportements connus de très longue date ou est-ce parce que l’on est dans une période post-attentat ? Sans doute un peu les deux. En tout cas, le préfet de police vous l’a certainement dit et c’est vrai aussi dans la police nationale, nous constatons une hausse du nombre de signalements depuis le 3 octobre 2019, ce qui ne signifie pas que ce sont des cas de radicalisation avérés ; d’ailleurs, pour la plupart d’entre eux, les investigations conduisent à des levées de doute.

Je considère, je vous l’ai dit, que le vrai problème n’est pas la durée de l’habilitation. Ce qui est indispensable, ce sont les alertes permettant d’effectuer des enquêtes post-habilitation complètes, à charge et à décharge. Quand on a des soupçons, on mène des enquêtes exhaustives qui consistent évidemment à entendre la personne pour lui demander de s’expliquer ainsi que son entourage, et qui peuvent aller jusqu’au recours à des techniques plus intrusives et plus confidentielles. Ces enquêtes sont fondamentales et il ne faut bien sûr pas s’interdire de procéder à des retraits d’habilitation, comme cela s’est produit à la DGSI quand j’en étais le responsable, dans des proportions que je ne donnerai pas.

M. Florent Boudié, rapporteur. Votre audition, monsieur le secrétaire d’État, étant la trente-huitième que nous menons, nous avons une vision globale assez précise de ce qui nous semble avoir conduit aux dysfonctionnements que vous avez rappelés. Ces failles nous paraissent avoir été structurelles et organisationnelles, au moins jusqu’à la nomination, en 2017, de Mme Bilancini, dont l’une des missions principales consistait, pour reprendre le terme du préfet Boucault, à « professionnaliser » la DRPP en instituant des procédures jusqu’alors inexistantes. Nos recommandations découleront des constats que nous avons faits : l’absence de procédure matérialisée de signalement, la pratique de l’oral plutôt que de l’écrit, et aussi, sans doute, des lacunes assez prononcées de culture du risque de vulnérabilité interne, avant 2017 tout au moins.

Étant donné ce tableau, deux choix s’offrent : soit nous considérons que la DRPP, service de renseignement de second cercle, doit monter en gamme en épousant des normes plus exigeantes en matière de signalement, de détection de la radicalisation et de maintien des habilitations de ses agents ; soit nous considérons que puisqu’il y a eu un problème structurel, il faut envisager des réformes structurelles et, le cas échéant, de rattacher la DRPP, pour tout ou partie, à la DGSI. Votre avis sur cette question cruciale nous est précieux, car nous, parlementaires, devons aussi veiller à ne pas semer le trouble dans des services de renseignement dont le caractère opérationnel est indispensable, et nous savons que réformer pour perturber n’est pas de bonne pratique.

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Je confirme que la DRPP a connu une inflexion importante en 2017 avec l’arrivée d’une directrice qui instaure de nouvelles procédures dont je suis l’observateur direct. Elle souhaite notamment, à juste titre, systématiser les entretiens lors des enquêtes d’habilitation ; elle décide de constituer une équipe chargée de réaliser les enquêtes d’habilitation et les enquêtes post-habilitation et je donne mon accord, je vous l’ai dit, pour que cette équipe vienne se former au sein de la DGSI. Ce faisant, nous essayons de réduire encore le risque de vulnérabilité. Les outils étaient donc en place : si, en 2018, un incident relatif à celui qui allait être l’auteur de l’attaque du 3 octobre 2019 était remonté, l’équipe aurait mené une investigation. Le drame de cette affaire c’est, encore une fois, que l’information n’est pas remontée.

Vous parlez de faille structurelle ; je n’irai pas jusque-là. Il y a eu un dysfonctionnement majeur, mais le fait qu’un circuit clair de remontée d’informations par la voie hiérarchique n’avait pas été défini justifie-t-il que l’on fasse éclater la DRPP pour l’intégrer à la DGSI ? Je ne le crois pas. Je vous l’ai dit, la DRPP et la DGSI exercent des missions distinctes. La DRPP est chargée de collecter les informations générales, comme le font les services du renseignement territorial en province. Il y a des manifestations, des troubles à l’ordre public, des subversions violentes, et il me paraît indispensable que le préfet de police et ait un service de renseignement à sa disposition, qui œuvre aussi à la lutte anti-terroriste pour le milieu et le bas du spectre – comme le font aussi les services du renseignement territorial ailleurs qu’en région parisienne. Les objectifs situés en haut du spectre relèvent de la DGSI, et on vérifie d’autant mieux que chacun a le bon objectif depuis qu’a été créé l’état-major permanent. Je peux vous dire, pour l’avoir vécu, que la DGSI et la directrice de la DRPP se parlent constamment.

Il ne faut pas penser que la DGSI sera capable d’absorber la DRPP et ses missions de renseignement territorial sur un claquement de doigt. S’engager dans cette voie, ce serait affaiblir notre appareil de renseignement, car la DGSI ne peut pas reprendre toutes les missions de la sous-direction de la sécurité intérieure – dont il faudra sans doute changer l’intitulé, qui prête à confusion. Confier à la DGSI les missions de suivi de la radicalisation et de lutte anti-terrorisme de la DRPP, c’est contraindre cette direction à absorber un nombre important d’agents et à faire siennes des missions qui relèvent ailleurs du renseignement territorial. Ce faisant, on fragiliserait considérablement le renseignement français que l’on vient de renforcer significativement par la création de l’état-major permanent et le chef de filat affirmé de la DGSI. Une telle mesure créerait un problème de fonctionnement.

M. le président Éric Ciotti. Je suppose que cette forte prise de position figurera dans le livre blanc de la sécurité intérieure ; quand sera-t-il publié ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Le ministre et moi-même souhaitant que l’élaboration de ce document découle d’une large concertation, nous consultons beaucoup : des associations, des acteurs de terrain, des élus, des policiers, des gendarmes et un panel de citoyens. Les axes de réflexion sont très importants, puisqu’il s’agit notamment de penser l’organisation des services de la police nationale et de la gendarmerie pour améliorer encore l’articulation de leurs missions. La mise en garde que je viens de faire au sujet d’une éventuelle intégration de la DRPP au sein de la DGSI traduit ma manière personnelle d’envisager les choses, en fonction de mon expérience propre, mais la réflexion qui conduira au livre blanc se poursuit et peut-être d’autres opinions s’exprimeront-elles. Je crois cependant que cet avis est majoritairement celui des patrons des services de renseignement ; ils ont beaucoup à faire pour suivre les objectifs radicalisés et protéger nos concitoyens, et souhaitent qu’on les laisse travailler ensemble et que l’on cesse de faire des réformes de structure.

Le livre blanc traitera aussi du continuum de sécurité. Les maires souhaitent plus de pouvoirs en matière de sécurité. Le ministre réfléchit aux demandes formulées et nous sommes séduits par la position exprimée par certaines grandes associations d’élus, selon laquelle les forces de sécurité devraient se concentrer sur leur mission essentielle tandis que tout ce qui touche à d’autres thémes – salubrité, tranquillité…– devrait relever des polices municipales. Le livre blanc sera publié après les élections municipales, probablement au mois d’avril.

L’action de la police et de la gendarmerie n’est évidemment pas suspendue à cette parution. S’il fallait le démontrer, je citerais l’action résolue que nous menons dans la lutte contre les violences sexuelles et contre les violences conjugales – la facilitation de la liberté de parole pour les dépôts de plainte que nous avons permise explique d’ailleurs pour partie l’augmentation des violences signalées dans le pays. Nous avons aussi lancé le plan national de lutte contre les stupéfiants, qui oblige tous les services de gendarmerie et de police à travailler ensemble au démantèlement des réseaux – et l’on démantèle chaque année en France dix à quinze réseaux de plus que l’année précédente. Que le livre blanc soit encore à l’étude, comme il est normal car nous le voulons consensuel, n’empêche pas les services de police et de gendarmerie, le ministre de l’Intérieur et moi-même de mener une politique résolue de protection de la sécurité de nos concitoyens.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie pour ces précisions. Je voulais simplement savoir quand paraîtrait le livre blanc, dont nous pourrions débattre dans un autre cadre pour commenter votre analyse de l’augmentation de la violence, dont je ne suis pas convaincu qu’elle résulte simplement de la libération de la parole.

Mme Marine Le Pen. Au fil des auditions, la commission d’enquête est tombée de Charybde en Scylla. Le major de la DRPP chargé de la structure de lutte contre la radicalisation installée en février 2015 nous a indiqué avoir dû gérer un stock de 300 à 400 signalements qui n’avaient pas été traités en plus du flux, qu’il évaluait à 100 à 150 signalements par mois ; trouvez-vous cela normal ? Il nous a indiqué par ailleurs n’avoir aucune formation en matière de radicalisation, non plus que les deux personnes avec lesquelles il travaillait à l’analyse de ces signalements ; trouvez-vous cela normal ? On a le sentiment que tout cela n’était pas pris très au sérieux. Or cela ne se passait pas il y a dix ou quinze ans mais il y a cinq ans, alors que le danger terroriste était tout à fait identifié. Ce major nous a aussi indiqué que lors du renouvellement de l’habilitation secret défense, il n’y avait pas d’entretien : on ne voyait pas la personne à qui on avait confié cette habilitation, qui n’était donc pas interrogée sur son profil et son parcours, alors même que l’agent considéré pouvait entre-temps avoir changé de vie, de situation matrimoniale, accessoirement peut-être de religion, de lieu de culte, de comportement, etc. Á quoi bon une procédure de renouvellement d’habilitation si on ne s’intéresse pas dans ce cadre à d’éventuelles nouvelles vulnérabilités de l’agent concerné ? Enfin, dans la ligne des conclusions du rapport d’information de nos collègues Éric Diard et Eric Poulliat, que pensez-vous de la possibilité de confier au service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) le soin d’enquêter sur toutes les embauches dans toutes les fonctions publiques – territoriale comprise –, quels que soient la fonction et le grade ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Votre première question m’embarrasse parce que le très respectable major en question a témoigné à huis clos. J’ai été directeur de cabinet du préfet de police jusqu’en mars 2015 et, franchement, les personnes chargées du suivi de la radicalisation, à la DRPP comme dans tous les services de renseignement, savaient parfaitement ce qu’était la radicalisation, leur travail étant de la détecter ! Je sais, pour avoir encadré ce service, qu’ils le faisaient très bien, puisqu’énormément de cas ont été signalés et suivis par la DRPP et transmis à d’autres services de renseignement, dont la DCRI devenue DGSI. Je ne sais comment on peut dire pareille chose, j’ai un peu de mal à le croire et je suis stupéfait de cette remarque, surtout si elle émane de la personne chargée du suivi de la radicalisation. Je ne dis pas que c’est un mensonge mais, pour moi, il n’est tout simplement pas possible que quelqu’un qui suit les dossiers de radicalisation puisse dire qu’il ne sait pas détecter un individu radicalisé. Cela paraît fou. Á partir de 2014-2015, des formations spécifiques ont été intégrées progressivement au cursus des policiers et des gendarmes et figurent maintenant dans toutes les formations initiales et continues. Cela concerne tous les fonctionnaires de police et de gendarmerie, et quelqu’un qui est chargé du suivi de la radicalisation sait parfaitement ce qu’est un individu radicalisé – enfin, je l’espère, puisqu’il est censé le détecter et nous dire quand il basculera dans la radicalisation violente. Je peux être d’autant plus catégorique que j’ai encadré ces personnes, lu leurs notes et leurs analyses ; j’ai constaté qu’ils savent très bien détecter des individus radicalisés et appréhender si une radicalisation peut basculer en radicalisation violente, ce qui est le plus difficile dans le travail qu’ils mènent. Je suis estomaqué.

Depuis l’importante réforme voulue par Mme Bilancini en 2017, l’entretien préalable est systématique à la DRPP. C’est effectivement indispensable, comme est indispensable la possibilité de faire des enquêtes post-habilitation en cas de doute, de signalement, de connaissance d’un entourage inquiétant ou simplement d’une vulnérabilité passagère rendant un agent plus susceptible d’être entrepris par un service étranger.

Le SNEAS, jeune service créé par la loi dite Savary du 22 mars 2016 pour cribler tous les personnels des entreprises de transport chargés des missions dites de sécurité a vu son champ de compétence s’élargir progressivement aux policiers, gendarmes, policiers municipaux, à certains agents de sécurité privés, aux agents qui reçoivent des habilitations pour détention d’explosifs… Le SNEAS procède chaque année à plusieurs centaines de milliers de criblages et, à la fin de l’année 2020, son effectif passera d’une trentaine de personnes à soixante-sept. Faut-il rendre le criblage systématique pour l’ensemble des recrutements dans la fonction publique, comme le propose pour partie le rapport que vous avez mentionné, qui suggère de l’étendre à certaines autres catégories de fonctionnaires, tels ceux qui sont au contact de jeunes gens ou de publics vulnérables ? Signalements et détection nous paraissent préférables à un criblage généralisé noyant un service qui ne parviendrait sans doute pas à faire face. Il importe donc d’organiser dans les administrations et les grandes entreprises concernées la détection et les signalements permettant de faire remonter des comportements traduisant une radicalisation qui, d’ailleurs, ne serait pas forcément détectée par le SNEAS. Ainsi, ni l’auteur de l’attaque du 3 octobre 2019 ni celui de l’attaque de Villejuif, les deux dernières auxquelles nous avons été confrontées, n’étaient des individus « connus », au sens où ils n’étaient pas fichés comme radicalisés ; le criblage n’aurait rien changé. La question qui nous occupe aujourd’hui est bien celle du signalement. Á titre personnel, je ne suis pas favorable à l’extension à tout-va des criblages par le SNEAS. Je ne pense pas que ce soit la panacée, parce que certains individus qui ne sont pas connus des services ne ressortiront pas en positif. Le plus important, c’est de sensibiliser, en tous lieux, à la nécessité d’établir des procédures claires de signalement de radicalisation qui remontent, par le biais des référents, en préfecture, où ils sont examinés par les groupes d’évaluation départementaux, les services du renseignement territorial vérifiant si la radicalisation est avérée. Pour les raisons dites et par expérience personnelle, je crois plus à la détection qu’au criblage systématique. Pour l’auteur de l’attaque à la DRPP, le criblage n’aurait rien changé, mais le signalement aurait sans doute tout changé.

Une fois la radicalisation d’un individu avérée, on nous demande souvent : « Que faire pour exclure cette personne de son emploi dans la fonction publique ou de sa mission de service public » ? De fait, en dehors des cas prévus par l’article L114-1 du code de la sécurité intérieure, qui permet maintenant de radier ou d’écarter des fonctionnaires de souveraineté ou impliqués dans le domaine de la défense ou de la sécurité, les administrations concernées sont confrontées à une difficulté qu’elles résolvent en traitant la question sur le plan disciplinaire. Il y a sans doute là une voie de réflexion.

M. le président Éric Ciotti. Je confirme ce qui nous a été dit lors de l’audition mentionnée par Mme Le Pen, et qui nous a surpris autant que vous. La personne que nous avons auditionnée, chargée de la détection de la radicalisation quand le service a été créé, après l’attentat contre Charlie Hebdo, nous a indiqué qu’il était volontaire et qu’il n'avait pas d’expérience préalable. Mais cette personne a manifestement fait un excellent travail, à une période où ce service devait traiter des signalements très nombreux.

M. Meyer Habib. J’ai la conviction absolue que les failles sont structurelles et, au terme de centaines d’heures d’auditions, c’est le mot « amateurisme » qui paraît presque être de mise. Dans vos propos, le terme « radicalisation » revient en permanence. Mon sentiment, c’est qu’il y a aujourd’hui un triptyque islam politique-radicalisation-terrorisme. La réalité, c’est que l’islam politique n’est pas compatible avec la République. La burqa, la charia, la peine de mort… rien de tout cela n’est compatible avec la République, et ce que nous avons ressenti, particulièrement lors des auditions à huis clos, c’est que, souvent, les fonctionnaires sont perdus parce qu’il y a pas un protocole d’action clair au sujet de la radicalisation. Plusieurs fois, il a été fait état devant nous du danger du passage à la violence ; c’est cela la réalité, mais si on en est là, c’est déjà trop tard. Le problème, c’est que la frontière entre les trois composantes de ce triptyque est souvent ténue. L’islam politique est à mon sens le danger numéro un pour la République puisque l’on décompte, hélas, 280 morts dus au terrorisme en France et que ce terrorisme, contrairement à ce que l’on constate en Allemagne ou dans d’autres pays, est à 100 % un terrorisme islamique. Dans ce contexte, ne pensez-pas qu’il faudrait tout simplement refuser l’habilitation à tout fonctionnaire de police adepte de l’islam politique et durcir les critères pour faire en sorte qu’aucun fonctionnaire de police n’en soit adepte ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Vous soulevez une question extrêmement importante. La radicalisation, ce que l’on appelle maintenant le séparatisme, n’est pas né en 2012 ; il ne sort pas de nulle part. Je vais avoir un propos un peu plus politique et rappeler que la radicalisation existait dans les prisons mais qu’il a fallu attendre 2014 pour que soit créé un bureau du renseignement pénitentiaire – je dis bien un bureau, alors qu’étaient incarcérés des djihadistes membres de Forsane Alizza et d’autres structures djihadistes. Nous avons créé un service du renseignement pénitentiaire et défini les protocoles d’action avec les services de renseignement. De même, le séparatisme, dans certains quartiers, n’a pas commencé il y a trois ans, comme je l’entends dire ici ou là, mais maintenant nous avons le courage politique de nous y attaquer. Le triptyque que vous évoquez ne se vérifie pas à tous les coups. Depuis 2014, nous nous sommes concentrés sur la radicalisation violente, la menace d’attentat, le risque de passage à l’acte. Le dispositif mis en œuvre vise à détecter les individus radicalisés et, parmi eux, ceux que l’on pense susceptibles de passer à l’action violente ; mais il est très difficile de dire avec certitude qu’un individu radicalisé est susceptible de passer à l’action violente ; ce n’est pas aussi simple que vous le dites. Il est exact que certains individus qui ont basculé dans la radicalisation violente étaient passés par des formes de séparatisme – c’est la théorie de plusieurs auteurs tels que Gilles Keppel et Hugo Micheron. Mais d’autres auteurs, qui ont raison aussi, je puis en témoigner d’expérience, évoquent des individus basculant dans la radicalisation violente sans être passé par une phase de séparatisme communautaire.

Nous continuons évidemment de nous occuper de la radicalisation violente, parce qu’il s’agit d’individus susceptibles de passer à l’action, et cela restera une priorité du Gouvernement et de la lutte anti-terroriste en général. Ce à quoi nous nous attaquons depuis février 2018, ce sont d’autres formes de radicalisation, ce qu’on appelle le séparatisme qui se manifeste dans certains quartiers, dans certaines structures, dans de simples commerces. Partout où l’on explique que la loi divine est supérieure aux lois de la République, il découle de ces assertions une somme de conséquences en matière de discrimination hommes-femmes, de scolarisation des enfants, d’atteintes à la liberté d’aller et de venir, d’atteintes à la liberté d’autrui – autant de conséquences susceptibles de donner lieu à des actions de police administrative telles que le contrôle des débits ou la fermeture de lieux de culte au titre de la violation de règles d’urbanisme ou de sécurité incendie. Ces conséquences peuvent aussi donner lieu à des actions pénales : on peut saisir le procureur de la République quand on l’estime justifié. Depuis l’année dernière, d’abord dans quinze quartiers et maintenant dans l’ensemble du pays, nous avons demandé aux services de l’État de s’attaquer à cette forme de séparatisme. Mais je vous invite à nouveau à la prudence : on ne bascule pas forcément de l’un vers l’autre.

En tout état de cause, il n’est pas acceptable que des gens disent, dans certains quartiers, sur une partie du territoire français, que la loi divine l’emporte sur la loi de la République. Nous allons nous y attaquer fermement mais avec beaucoup de prudence car, évidemment, la très grande majorité des musulmans de France pratiquent leur foi et leur culte de manière extrêmement respectueuse des règles de la République et sans causer de troubles à l’ordre public. La limite est celle du principe de laïcité : doit-on recruter comme fonctionnaires des individus connus pour ne pas respecter ce principe ? Tous les fonctionnaires sont astreints au respect des principes de neutralité et de laïcité, et ceux qui enfreignent ces règles s’exposent à des sanctions disciplinaires. Nous avons tous eu, dans nos services, des fonctionnaires qui, sans forcément se comporter d’une manière attestant d’une radicalisation violente, avaient une attitude heurtant les principes de liberté, de neutralité et de laïcité, et certaines mesures disciplinaires pouvaient alors être prises. Tel est le panorama et, je le redis, il faut être extrêmement prudent car le triptyque que vous avez mentionné ne se vérifie pas à tout coup.

M. Meyer Habib. C’est heureux, mais le doute doit profiter aux Français même si le lien ne se vérifie pas à tous les coups.

Mme Constance Le Grip. Fin janvier, un communiqué de presse du Premier ministre indiquait que « le regroupement des services en charge des enquêtes d’habilitation du ministère de l’intérieur à la DGSI sera mis en œuvre à partir du deuxième trimestre 2020 ». La date annoncée sera-t-elle tenue ? Les moyens humains nécessaires ont-ils été dévolus à la DGSI ? Cette direction a-t-elle intégré les personnels de services d’enquête appartenant à d’autres services de renseignements ? Y a-t-il eu des recrutements supplémentaires ? Le communiqué établissait aussi que le SGDSN devrait renforcer la procédure d’habilitation pour l’ensemble des agents servant au sein d’un service de renseignement d’ici 2021, ce qui nous semble être un calendrier un peu long. Pouvez-vous nous en dire un peu plus et sur le calendrier et sur les éventuelles premières pistes de renforcement des procédures d'habilitation secret défense ? Enfin, est-il envisagé de rendre publiques d’autres pistes des deux rapports commandés par Matignon à l’Inspection des services de renseignement ? Si oui, à quelle échéance ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Il va être mis un terme à la convention conclue entre la DGSI et la DRPP que j’ai évoquée tout à l’heure, et le regroupement à la DGSI des services chargés des enquêtes d’habilitation pour l’ensemble du personnel du ministère de l’Intérieur, dont les agents de la DRPP, se prépare sans que j’aie connaissance de difficultés de mise en œuvre particulières. Dans le cadre du plan de recrutement en faveur des services de renseignement, la DGSI a bénéficié de renforts dont une partie sera affectée dans ces services. J’ajoute qu’il pouvait se produire, dans un nombre de cas limité, que des agents commencent à exercer sans avoir obtenu formellement l’habilitation définitive ; à la demande du Premier ministre, une procédure temporaire a été définie pour gérer cette période transitoire. La révision de la procédure d’habilitation est prévue, vous l’avez rappelé, pour 2021. Je n’ai pas connaissance du cours exact de la réflexion du SGDSN mais nous visons l’harmonisation de la gestion des vulnérabilités. Dans l’intervalle, les enquêtes d’habilitation ont été renforcées. Les rapports de l’Inspection des services de renseignement étant sous le sceau du secret de la défense nationale, je n’ai pas connaissance d’autres mesures qui pourraient être rendues publiques que celles annoncées par le Premier ministre, mais il est allé très loin dans la communication.

M. François Pupponi. Il est très troublant que la définition de ce qu’est un niveau d’alerte « faible » varie selon les responsables des services de renseignement. L’actuel et l’ancien directeurs de la DGSE et de la DGSI nous ont indiqué que s’ils apprenaient qu’un de leurs agents s’était converti, ils lui faisaient quitter le service. Une conversion religieuse n’est bien entendu pas un motif de sanction et l’agent concerné n’est pas exclu de la police nationale, mais ces responsables justifient la mise à l’écart par le risque que l’agent converti soit approché par un service extérieur. Pourquoi n’en va-t-il pas ainsi à la DRPP, particulièrement quand on sait qu’un agent, en difficulté en raison de problèmes personnels et d’un handicap, est peut-être susceptible d’être plus facilement « retourné » que d’autres ? La DRPP ne devrait-elle pas aussi appliquer la règle en vigueur dans d’autres services de renseignement qui considèrent qu’il y a un risque lorsqu’un fonctionnaire se marie avec un ressortissant d’un pays avec lequel la France n’entretient pas forcément de bonnes relations ? Quand on apprend qu’un agent s’est converti, ne doit-on pas au moins vérifier quelle mosquée il fréquente ? L’aurait-on fait, en l’espèce, que l’on se serait rendu compte qu’il priait chaque jour avec un imam radicalisé fiché S, ce qui aurait pu éveiller quelques soupçons. En bref, la DRPP ne devrait-elle pas appliquer les règles extrêmement strictes en vigueur dans les autres services ? Enfin, la presse rapporte aujourd’hui que Mickaël Harpon aurait consulté des sites explicites le jour où il a tué ses collègues et qu’il consultait régulièrement des sites proches des mouvances terroristes ; confirmez-vous ces informations ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Effectivement, il est difficile de définir les signaux faibles, d’autant, je vous l’ai dit, que ce qui alerte est un faisceau d’indices – un comportement, un repli sur soi, une tenue vestimentaire, une apparence physique soudaine… Encore ce faisceau d’indices ne donne jamais à lui seul un verdict : c’est ce qui doit attirer l’attention et permettre que le renseignement territorial vérifie s’il y a radicalisation ou pas.

M. François Pupponi. Même pour un agent d’un service de renseignement ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. J’y viens. Le signal faible, c’est donc, pour l’ensemble de la population, un faisceau d’indices multiples, ou un seul s’il est très inquiétant ; en ce cas, une investigation a lieu pour vérifier si la radicalisation est avérée. Mais vous avez raison, l’attention doit évidemment être plus soutenue dans un service de renseignement, et le moindre signal faible doit forcément appeler l’attention.

Des responsables de la DGSE et de la DGSI vous ont indiqué, me dites-vous, que toute conversion d’un agent de leur service entraîne forcément le retrait de son habilitation – c’est ce que cela signifie, puisque le retrait d’habilitation entraîne une mutation d’office. Je suis très ennuyé parce que je n’étais pas là quand cela a été dit. Je confirme qu’une conversion dans un service de renseignement attire forcément l’attention, ne serait-ce que pour comprendre dans quelles circonstances elle a eu lieu – mais cela peut être tout à fait normal. Une conversion entraîne certaines vérifications mais cela ne signifie pas que l’intéressé est sorti du service, et je suis un peu surpris par la réponse que vous prêtez à ces directeurs que je connais bien et avec lesquels j’ai travaillé. Sur le fond, vous avez raison : dans un service de renseignement, les signaux faibles, même isolés, doivent retenir l’attention, c’est une obligation.

J’ai lu l’article paru ce matin. Il contient des éléments qui concernent la procédure judiciaire en cours et je ne le commenterai donc pas, sinon pour dire que les connections décrites sont nombreuses et variées mais qu’avant d’en conclure qu’il s’est agi d’un acte terroriste, l’enquête doit aller à son terme.

M. le président Éric Ciotti. Il est dit dans cet article que, préalablement à la commission de l’attentat, l’auteur de l’attaque aurait consulté des sites djihadistes appelant au meurtre des mécréants. Les systèmes informatiques prévoient-ils la traçabilité par le directeur d’un service des consultations faites par les agents ? On peut naturellement considérer légitime qu’un agent d’un service de renseignement consulte de tels sites dans le cadre de ses missions, mais n’aurait-on pu se rendre compte que ces recherches étaient le fait de quelqu’un qui, même s’il était habilité secret défense, n’avait qu’une mission logistique ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Les agents de tous les services de renseignement savent, parce que cela leur a été dit, que toutes les consultations de fichiers internes sont traçables – et c’est heureux, car consulter un fichier sur des sujets dont on n’a pas à connaître est une faute. Pour ce qui est des consultations externes, je peux seulement vous dire qu’à partir du moment où il y a un signalement, il y a un risque et diverses techniques d’investigation peuvent alors être utilisées, que je ne détaillerai pas.

M. Guillaume Larrivé. Monsieur le secrétaire d’État, vous avez dit que le service de renseignement pénitentiaire est monté en puissance à partir de 2017. Je souhaite rappeler à nos collègues, notamment les plus récemment élus, que beaucoup de retard a effectivement pris en cette matière pendant le quinquennat précédent mais que le premier bureau du renseignement pénitentiaire est une création de Dominique Perben en 2003. J’ai présenté en 2014, au nom de la commission des lois, un avis sur le projet de budget de l’administration pénitentiaire pour 2015 appelant à créer un vrai service du renseignement pénitentiaire et à en renforcer l’effectif, limité à l’époque à treize personnes. Jean-Jacques Urvoas, Eric Ciotti et moi-même avons ensuite mené un combat politique contre Mme Taubira. Nous avons essayé de faire voter, en avril 2015, un amendement à la loi sur le renseignement pour introduire une accroche législative permettant de créer ce service de renseignement, mais nous n’y sommes parvenus que lorsque Jean-Jacques Urvoas a été nommé garde des Sceaux. Le cadre législatif a enfin pu être stabilisé en 2016, et c’est en février 2017 que le service de renseignement pénitentiaire a vraiment fait son entrée au sein de la communauté du renseignement.

Cet historique vise aussi à souligner, à l’attention de nos collègues de la majorité, que sous la législature précédente, le parti socialiste et l’UMP avaient su travailler ensemble sur certains sujets d’intérêt national, sans attendre l’avènement du nouveau monde en mai 2017. En l’occurrence, quand vous êtes arrivés aux affaires, vous avez, heureusement, bénéficié du travail que nous avions fait au cours des trois ou quatre années précédentes en créant ce service de renseignement pénitentiaire.

Je referme cette parenthèse historique destinée à la bonne information de tous et j’en viens à la lettre de mission, publiée par Le Figaro, que le ministre de l’Intérieur a adressée à Didier Lallement lorsque celui-ci a été nommé préfet de police, en mars 2019. Le ministre lui demandait de lui remettre, le 1er juillet de la même année, des préconisations et un calendrier relatifs à « la réforme du fonctionnement de la préfecture de police de Paris et son articulation avec les directions d’administration centrale en charge de la sécurité ». Je suppose que ce rapport a été remis ; pourrions-nous, pour éclairer nos travaux, être destinataires des préconisations, suggestions et analyses adressées par le préfet de police au ministre de l’Intérieur ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Dans cette lettre de mission, le ministre demandait au nouveau préfet de police de réfléchir au bien-fondé de la pérennisation des missions dites spécialisées, et M. Lallement lui a soumis des propositions. Le ministre de l’Intérieur et moi-même avons jugé préférable de les intégrer au livre blanc à paraître, puisqu’il s’agit de l’organisation des services, d’une réflexion globale sur la filière judiciaire en souffrance parce qu’elle n’attire plus : on ne recrute plus d’officiers de police judiciaire, c’est un problème réel que nous voulons régler.

M. Guillaume Vuilletet. Vous avez décrit une faille dans la transmission des informations dans la chaîne hiérarchique à la préfecture de Paris, tout en vous disant réticent, à titre personnel, au regroupement de la DRPP et de la DGSI, entre autres raisons parce que la mission de la DRPP, dites-vous, s’apparente à celle du renseignement territorial. Mais il y a des problèmes de transmission de l’information entre les services de renseignement territorial, puisque nul ne s’est avisé qu’un agent de la DRPP fréquentait une certaine mosquée. Je m’interroge donc, comme M. Pupponi : s’agit-il d’une faille conjoncturelle, d’une erreur ponctuelle qui mérite analyse mais qui peut se produire, ou cet épisode traduit-il une faille structurelle ? Le livre blanc apportera-t-il, par des réorganisations, des réponses à ce type de disjonctions dans une même région ?

Il ressort d’autre part des auditions que les choses sont noires ou blanches, sans nuance intermédiaire : soit on a affaire à un fonctionnaire radicalisé, soit à un fonctionnaire qui ne pose pas de problème. Mais qu’en est-il de la zone grise ? Que se passe-t-il quand des indications laissent percevoir qu’un agent s’inscrit dans une certaine pente, qu’un fonctionnaire est visiblement fragilisé ? Les gendarmes nous ont dit que des aumôniers musulmans pouvaient servir de référence à des fonctionnaires qui avaient besoin de contacts ; en est-il ainsi dans la police ? Les personnes qui se retrouvent isolées, fragilisées et qui peuvent en effet être des cibles ou des victimes de processus de radicalisation bénéficient-elles d’un accompagnement ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Vous avez raison de souligner que le rôle de coordination du renseignement de la DRPP en Île-de-France, prévu par les textes, doit être renforcé ; la DRPP doit s’investir dans ce chantier. Je l’ai vécu quand j’étais à la préfecture de police mais il faut sans doute faire plus. Cela étant, la DRPP et les services de renseignement territorial se parlent et échangent des informations, notamment pour ce qui concerne le suivi de la mouvance radicalisée et des lieux de culte. Pour le reste, je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, les choses ne sont pas seulement blanches ou noires, et la zone grise est bien prise en compte. Quand on se trouve face à un fonctionnaire radicalisé, dangereux, la loi nous permet désormais, dans notre domaine régalien, de le radier sans plus devoir passer par une procédure disciplinaire, plus fragile juridiquement, comme on le faisait auparavant. En revanche, quand le doute est levé, il n’y a pas de radicalisation, et c’est le cas pour les nombreux signalements de policiers que nous recevons en ce moment. Mais la zone grise existe bel et bien, et des mesures disciplinaires nous permettent alors, le temps d’y voir clair, de suspendre un agent, qui ne sera donc plus en fonction et qui peut être pris en charge par les structures à notre disposition, telles les cellules de suivi pour la prévention de la radicalisation et l’accompagnement des familles (CEPRAF).

M. Jean-Michel Fauvergue. Dans l’affaire sur laquelle nous enquêtons, il y a eu une faute humaine : un compte rendu a été fait par un fonctionnaire à son supérieur immédiat mais cela s’est arrêté là et, au-dessus, la hiérarchie n’a pas été saisie. On sait aussi que dans la police nationale bien davantage que dans la gendarmerie, protégée par son système militaire, il y a une culture de groupes, de clans, d’unités spécialisées qui fait que l’on a du mal à rendre compte. Dans certaines entreprises françaises et étrangères, si un employé ayant signalé à son supérieur hiérarchique immédiat que le comportement d’un collègue relève de la radicalisation ou du harcèlement n’obtient pas de réponse au bout d’un délai donné, il est en droit de rapporter les faits en franchissant les échelons hiérarchiques successifs, si bien que le chef de service sera quand même au courant. Cette procédure vous paraît-elle pouvoir figurer dans le futur livre blanc ?

M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Il est vrai que l’on observe au sein de la police nationale un fonctionnement par groupes très soudés. Même si, je le dis une dernière fois, dans les fonctions que j’ai occupées, les signalements me remontaient, y compris de manière orale, il y a eu un « loupé » et ce n’est pas normal. Aussi, tout ce qui améliore la transmission de l’information – qui, en l’espèce, aurait entraîné une enquête sur la pertinence du maintien de l’habilitation et un suivi au titre de la radicalisation – est de bonne pratique, et je n’ai pas d’objection à la proposition que vous formulez.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre écoute attentive et pour la qualité et l’exhaustivité de vos réponses.

 

 

 


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Audition du mercredi 26 février 2020

À 14 heures : Table ronde sur le secteur des transports

.  M. Christophe Merlin, directeur de la sûreté de la SNCF, M. Vincent Roque, directeur défense et international à la direction de la sûreté, et Mme Laurence Nion, conseillère parlementaire ;

.  M. Henri-Michel Comet, secrétaire général du Groupe ADP, et Mme Mélinda Souef, responsable des relations avec les institutions ;

.  M. Jérôme Harnois, directeur maîtrise des risques, sûreté et affaires institutionnelles et membre du comité exécutif de la RATP, M. Patrice Obert, délégué général à l’éthique, et M. John-David Nahon, chargé d’affaires parlementaires et institutionnelles.

M. Éric Diard, président. La présente table ronde nous permettra d’aborder un sujet en marge du champ de nos travaux. En effet, le personnel du secteur des transports n’est pas chargé d’une mission de souveraineté. Mais il n’en remplit pas moins des missions très sensibles, la sécurité de millions de passagers et d’usagers dépendant de lui.

Pour cette réunion, nous avons souhaité réunir des représentants de la SNCF, du groupe Aéroports de Paris (ADP) et de la RATP. Nous accueillons donc M. Christophe Merlin, directeur de la sûreté de la SNCF, M. Vincent Roque, directeur défense et international à la direction de la sûreté, et Mme Laurence Nion, conseillère parlementaire. Nous accueillons également M. Henri-Michel Comet, secrétaire général du Groupe ADP, et Mme Mélinda Souef, responsable des relations avec les institutions, ainsi que M. Jérôme Harnois, directeur maîtrise des risques, sûreté et affaires institutionnelles et membre du comité exécutif de la RATP, M. Patrice Obert, délégué général à l’éthique, et M. John-David Nahon, chargé d’affaires parlementaires et institutionnelles.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. ».

(M. Christophe Merlin, M. Vincent Roque, Mme Laurence Nion, M. Henri-Michel Comet, Mme Mélinda Souef, M. Jérôme Harnois, M. Patrice Obert et M. John-David Nahon prêtent successivement serment.)

M. Christophe Merlin, directeur de la sûreté de la SNCF. Je représente ici la SNCF dans sa nouvelle forme de société anonyme (SA), comme directeur de la sûreté rattaché directement à son président-directeur général (PDG).

Le principe de laïcité et de neutralité est ancré dans le fonctionnement et les outils des établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC) – devenus aujourd’hui des SA – de la SNCF depuis maintenant plus de cinq ans.

Nous sommes heureux d’avoir été invités à échanger sur le sujet, présenter ce que nous avons mis en œuvre ainsi que les attentes qui sont les nôtres pour gagner encore en efficacité dans ce domaine.

M. Henri-Michel Comet, secrétaire général du Groupe ADP. Le groupe ADP fait preuve d’une vigilance et d’une réactivité considérables aussi bien pour la prévention de la radicalisation que dans le domaine de la laïcité.

À titre liminaire, je souhaiterais souligner que l’organisation des misions sur une plateforme aéroportuaire obéit à des règles particulières. En effet, l’ensemble de la sûreté et de la surveillance est confié aux différents services de l’État – gendarmerie, police, armée au titre de l’opération Sentinelle. Dans cette démarche, ont été délégués à l’entreprise deux sujets particuliers : l’inspection filtrage, et la responsabilité intermédiaire de fabrication de titres de circulation aéroportuaire (TCA) dits « badges rouges ». Il s’agit d’une fonction d'intermédiaire entre les entreprises et l'État.

Sur l’ensemble des plateformes – Orly, Roissy-Charles-de-Gaulle, Le Bourget – les titulaires de ces badges rouges représentent environ 92 % des personnels.

Au nom de l’entreprise, nous déployons en outre une formation à la gestion du fait religieux, d’un jour et demi, à destination des managers. Nous avons également instauré une procédure de détection de cas particuliers, impliquant soit une orientation vers un dispositif de gestion des ressources humaines pluridisciplinaire, soit un signalement aux services de l’État.

Nous élargissons aussi depuis peu cette vigilance à nos sous-traitants, notamment par l’intermédiaire d’une révision des clauses administratives générales.

Nous sommes donc dans une démarche approfondie de vigilance, dans le cadre d’un métier particulier, pour la prévention de la radicalisation. Et compte tenu des événements de l’année dernière, nous élargissons le souci de cette prévention à nos sous-traitants.

M. Jérôme Harnois, directeur maîtrise des risques, sûreté et affaires institutionnelles et membre du comité exécutif de la RATP. Nous souhaitons faire une présentation liminaire à deux voix avec M. Patrice Obert, délégué général à l’éthique, afin de retracer et de mettre en perspective les actions entreprises depuis plusieurs années sur la question du fait religieux au sein du groupe RATP ainsi que les dispositifs mis en place pour un respect très ferme du principe de laïcité dans l’entreprise.

Je compléterai en revenant concrètement sur la mise en œuvre de la loi du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs, dite « loi Savary » et sur sa signification au sein de la RATP.

Je propose donc que nous vous retracions les différents dispositifs que nous avons mis en place pour mieux détecter et mieux lutter contre tout phénomène de radicalisation, à partir notamment des dispositions de la loi Savary, et que nous revenions sur ce que représente le fait religieux dans l’entreprise.

Présidence de M. Éric Ciotti, président de la commission

M. le président Éric Ciotti. Je vous prie d’excuser mon léger retard.

Je souhaiterais que vous nous indiquiez de façon synthétique le nombre de cas personnels qui vous semblent susceptibles de faire l’objet d’un signalement pour radicalisation, au sein de vos trois entités – ADP, SNCF et RATP.

La mission d'information sur la radicalisation dans les services publics, dont les co-rapporteurs étaient M. Éric Diard et M. Éric Poulliat, évoquait des chiffres. Comment ceux-ci ont-ils évolué depuis la présentation de leur rapport en juin 2019 ? Quel est l’état de la situation aujourd’hui ?

Au-delà du cadre général que vous allez nous préciser, nous souhaiterions donc disposer d’éléments précis et chiffrés.

Par ailleurs, sur la base des signalements et des identifications de radicalisations potentielles que vous avez effectués au sein de vos entreprises, je souhaiterais que vous nous indiquiez comment ces cas sont suivis et traités, où ces personnes sont placées dans l’entreprise, et éventuellement comment elles en sont exclues.

M. Patrice Obert, délégué général à l’éthique de la RATP. La délégation générale à l’éthique de la RATP a été créée le 1er décembre 2015, soit quelques jours après les attentats du Bataclan qui ont donné lieu à une campagne de presse assez virulente contre l’entreprise. À la suite de cette campagne et de la création par Mme Élisabeth Borne, la présidente de la RATP de l’époque, de la délégation, il a été décidé de prendre ce problème à bras-le-corps.

Non que rien n’ait été fait par le passé. En effet, dès 2005, une clause de laïcité avait été introduite dans les contrats de travail. De plus, en 2013, un guide pratique avait été diffusé aux managers sur ce sujet. Cela montre que ces questions avaient été perçues et étaient connues, mais n’avaient sans doute pas été suffisamment prises en compte.

À la suite des événements de 2015, nous avons mis en place dès le mois de février 2016 un plan global intitulé « travailler ensemble ». Comme nous avions été très violemment attaqués, il fallait répondre de façon très cohérente. Ce plan partait donc du recrutement, puis passait par l’étape de stage dite « année de commissionnement ». Il consistait également à introduire dans les évaluations annuelles des items sur les thèmes des valeurs et du respect de la laïcité et à mettre en place un plan complet de formation touchant autant l’encadrement supérieur que les managers de proximité, les apprentis et les tuteurs. L’idée était de réaffirmer le principe de laïcité, que nous conjuguons toujours avec les principes de neutralité et de non-discrimination à l’égard des femmes.

Nous avons tenu également à rappeler leurs obligations aux entreprises privées qui interviennent pour nous.

Tout l’enjeu était de réaffirmer une règle claire et forte, de faire en sorte que l’encadrement se sente soutenu s’il identifiait des problèmes et les faisait remonter, et de faire de la pédagogie – notamment à travers la formation. En effet, les questions liées à la laïcité sont compliquées. Nous pouvons imaginer que certaines des personnes recrutées ne les maîtrisent pas bien. Il faut donc expliquer pourquoi la laïcité existe en France, et comment elle s’applique dans une entreprise ayant une mission de service public.

Un volet « sanctions » a également été prévu, qui doit s’appliquer à partir du moment où nous constatons que les conditions du travail ensemble ne sont pas respectées.

Voilà la politique qui a été mise en place de façon systématique depuis le début de l’année 2016.

Au bout de quelques années, comment pouvons-nous en évaluer les résultats ?

Au total, quatre éléments sont à prendre en compte.

Le premier est la perception que nous pouvons avoir, que je peux avoir lorsque je me déplace dans les unités territoriales, lors des discussions avec les directeurs de centres et les équipes de cadres, où je n’entends pas dire que le problème de la laïcité est très présent. Le problème des incivilités des usagers à l’égard des conducteurs l’est en revanche bien davantage.

Le deuxième outil d’analyse est l’évolution des sanctions. Nous effectuons un recensement régulier des sanctions prises pour des comportements non conformes à la laïcité. Et l’on s’aperçoit que, si les sanctions ont été naturellement plus fortes début 2016 et en 2017 – allant jusqu’à cinq à six licenciements pour ces raisons –, elles ont ensuite diminué. Les licenciements étaient ainsi au nombre de deux en 2018. Et un seul licenciement a eu lieu en 2019.

Comment faut-il interprété l’évolution de ce chiffre ? Notre analyse est la suivante : nous avons montré que nous étions capables de sanctionner pour ces sujets, et cela s’est su à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise. La diminution du nombre de sanctions fortes s’explique à notre sens par le fait que les managers interviennent maintenant dès qu’ils perçoivent quelque chose qui peut s’assimiler à un non-respect des principes de laïcité et de neutralité. C’est la consigne que nous leur donnons. S’ils constatent un comportement ou un événement anormal, ils doivent intervenir immédiatement pour rappeler les valeurs de l’entreprise, les principes de laïcité et de neutralité, et demander à la personne concernée de changer son comportement.

Nous sommes très modestes. Nous savons que ce problème est compliqué. Nous ne prétendons donc pas avoir réglé tous les problèmes dans l’entreprise. Mais nous pensons que nous avons outillé les managers pour leur donner la possibilité d’intervenir tout de suite et de désamorcer les problèmes.

Cela nous a été confirmé par deux regards extérieurs. D’une part, celui du sociologue Alain Mergier, auquel nous avons confié une mission d’étude sur quatre centres bus, centrée sur l’évolution de la diversité : il nous a dit que les mesures que nous avions prises avaient porté leurs fruits et nous a donc confortés dans cette analyse.

Il s’agit d’autre part du livre de Denis Maillard paru fin 2017 intitulé Quand la religion s’invite dans l’entreprise, dont le premier chapitre « Métro, boulot, credo », est consacré à la RATP et retrace son évolution. Ce chapitre se conclut en disant qu’il n’y a jamais eu d’islamisation de la RATP, comme certains le prétendaient, et que les fantasmes ont été très nombreux autour de cette entreprise.

Denis Maillard et Alain Mergier soulignent tous deux que les managers ont désormais l’intelligence de la situation leur permettant d’intervenir. Cela nous permet de penser que, si tant est que quelqu’un se radicalise, il est tout de suite identifié et remarqué.

La RATP est citée dans la presse dès qu’un problème se produit dans le pays. Nous regrettons que les exemples donnés ou les anecdotes rapportées à ces occasions se rapportent à des périodes antérieures à 2015. Or cette année a marqué un changement très fort dans la psychologie nationale comme dans l’entreprise.

Avant 2015, un manager qui reprenait quelqu’un était critiqué, taxé d’islamophobie voire de racisme. L’année 2015 a montré l’existence d’un problème de sécurité, et une sorte d’unité s’est créée autour de ce constat, unité que nous avons d’ailleurs retrouvée dans l’élaboration du plan « travailler ensemble » à travers le soutien des organisations syndicales.

Il est pour nous très important de dire que, si des problèmes ont bien existé par le passé, ils seraient immédiatement identifiés et, le cas échéant, sanctionnés s’ils se reproduisaient aujourd’hui.

M. Jérôme Harnois. Je souhaite compléter en évoquant la position prise par l’entreprise dès que les dispositions de la loi Savary ont été mises en œuvre – avec notamment la création du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) en octobre 2017.

La loi Savary offre la possibilité du saisir le SNEAS pour des enquêtes administratives dans le cadre des recrutements ou des mobilités internes. Nous le saisissons systématiquement. Tous les recrutements et toutes les mobilités sur les postes sensibles prévus par la loi Savary ont donné lieu à une saisine du SNEAS.

Depuis octobre 2017, nous l’avons ainsi saisi à 5 983 reprises pour des recrutements, pour lesquels nous avons reçu 165 avis négatifs – soit 165 personnes qui, de fait, n’ont pas été recrutées.

Dans le cadre des mobilités d’agents d’un poste non-sensible à un poste sensible, nous avons saisi le SNEAS à 2 931 reprises et nous avons reçu 6 avis négatifs.

Sur ce point, nous allons un peu au-delà de la loi, ce qui génère des contentieux. Il s’agit là d’un sujet important, que le rapport d’information de M. Éric Diard et de M. Éric Poulliat avait d’ailleurs souligné. En effet, en cas d’avis négatif du SNEAS notre position est très claire et très ferme. Nous ne reclassons pas les personnes concernées, mais les licencions. Je rappelle que nous ne connaissons pas les motivations des avis du SNEAS. Nous avons donc pris la décision de licencier à chaque fois qu’un avis négatif nous est parvenu. Je ne vous cacherai pas que nous avons quelques contentieux en cours.

M. le président Éric Ciotti. C’est la question que j’allais vous poser.

M. Jérôme Harnois. Nous avons des contentieux en cours devant les conseils de prud’hommes. Nous avons même eu une décision de réintégration pour un individu qui voulait passer d’un métier non-sensible à un métier sensible, et qui a été réintégré sur un métier non-sensible.

La loi oblige à procéder à des mesures de reclassement. Or nous ne le souhaitons pas. À travers l’Union des transporteurs publics et ferroviaires (UTP), nous souhaitons une évolution législative sur ce point, pour que ne soit pas laissée à la charge de l’entreprise la gestion d’un individu qui se serait manifestement, au vu du SNEAS, radicalisé. Telle est la position assez ferme de l’entreprise.

Je rappelle par ailleurs que nous avons des métiers spécifiques, comme celui des agents du groupe de protection et de sécurité des réseaux (GPSR), porteurs d’une arme. Des dispositifs renforcés s’appliquent à eux. Au-delà des enquêtes administratives du SNEAS, le renouvellement du port d’armes, effectué tous les cinq ans, fait l’objet d’une enquête des services de la préfecture de police. Cela nous permet de bénéficier d’une enquête tous les cinq ans pour les agents ayant un port d’armes et qui exercent un métier particulièrement sensible. Il est difficile en effet de détecter la radicalisation, surtout lorsque les salariés savent qu’ont été mis en place des systèmes de vigilance. Ils ont tout intérêt en effet à ne pas montrer de signes extérieurs de radicalisation.

Alors que les policiers ou les gendarmes disposent d’un port d’armes à vie, une enquête administrative est donc menée tous les cinq ans pour ceux de nos personnels qui sont dans ce cas. En cas de retrait de port d’armes, nous avons procédé à des licenciements, l’une des conditions essentielles de l’exercice du métier n’étant plus remplie. Sur ce point également, des contentieux sont en cours. Les intéressés ont d’abord fait des recours sur la décision de la préfecture de police de retirer le port d’armes. Les tribunaux administratifs ayant considéré que la décision n’était pas suffisamment motivée, les intéressés ont ensuite formé un recours contentieux devant le conseil des prud’hommes en soulignant qu’ils avaient été licenciés à tort.

Nous avons donc quelques contentieux en cours, liés à notre position très ferme, mais nous les assumons.

M. le président Éric Ciotti. En cas d’avis négatif du SNEAS préalable à un recrutement, la situation est assez simple. Il suffit de ne pas recruter la personne concernée. Les 165 avis négatifs que vous avez cités constituent néanmoins un pourcentage important.

Vous nous avez indiqués des éléments chiffrés concernant les mobilités. Pourriez-vous faire de même s’agissant des agents qui ne sont pas en mobilité, au-delà de l’avis du SNEAS ?

M. Jérôme Harnois. Depuis 2017, nous avons fait trois demandes au SNEAS, dont une qui est en cours, et deux retours négatifs – cela signifie que nous avons saisi à deux reprises le SNEAS qui a conclu à l’absence de radicalisation au vu des éléments dont il dispose.

Pour saisir le SNEAS, il faut avoir de plusieurs signalements qui se recoupent. Un signal faible ne suffit pas à justifier une saisine. Et il existe une procédure en interne, impliquant la réunion d’une commission chargée de prendre la décision de saisir le SNEAS.

M. le président Éric Ciotti. Les chiffres que vous nous avez donnés concernent la période courant depuis le 1er janvier 2017.

M. Jérôme Harnois. En effet.

En parallèle, si l’entreprise joue un rôle dans la détection de la radicalisation, les services de police peuvent également être amenés à suivre des salariés de nos entreprises sans que ces derniers aient montré le moindre signe de radicalisation dans l’entreprise.

Nous avons recensé deux ou trois signalements sur les deux à trois dernières années, soit un nombre très faible.

Des sanctions s’appliquent aussi si se manifeste un comportement contraire aux valeurs de l’entreprise et au principe de laïcité, qui peuvent aller jusqu’à la révocation lorsque les intéressés, au bout d’un, ou deux, ou trois rappels, ne se sont toujours pas mis en conformité avec les valeurs et les principes de laïcité. Quelques révocations ont eu lieu, comme cela a été signalé par M. Patrice Obert.

M. le président Éric Ciotti. Vous nous décrivez le processus par lequel vous saisissez les services d’enquête administrative. Vous évoquez la possibilité que des personnels soient suivis par les services de police ou de renseignement. Bénéficiez-vous en ce cas d’une information, d’une alerte ou d’une saisine et comment la traitez-vous ?

Par exemple, si un personnel de la RATP est inscrit au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), bénéficiez-vous d’une information, d’une alerte ou d’une saisine de la part des services concernés ? Comment cela se passe-t-il concrètement, si cette personne exerce un emploi sensible et si les services de renseignement ont connaissance d’un risque ? Êtes-vous informés ? Vous demande-t-on de la muter ? 

M. Jérôme Harnois. Dans les rares cas qui se présentent, nous recevons un appel visant à nous demander des renseignements sur l’adresse déclarée par l’intéressé. La plupart du temps les rares alertes que nous recevons – nous avons dû en avoir, de mémoire, deux ou trois – ne sont donc pas si directes que cela.

Si l’intéressé ne présente aucun signe de radicalisation sur le lieu de travail, nous ne disposons d’aucun élément objectif à évoquer, donc n’avons aucune possibilité de nous en séparer. Nous pouvons ainsi avoir des salariés suivis par les services de renseignement, mais qui n’ont jamais montré de signe de non-respect du principe de laïcité ni présenté aucun problème de discipline ni aucun signe de radicalisation dans le cadre du travail.

De quelles possibilités l’employeur dispose-t-il dans ce cas, sachant qu’il est lié par un contrat de travail auquel il ne peut mettre fin faute d’éléments objectifs ? C’est un vrai sujet.

M. Henri-Michel Comet. La situation des aéroports est un peu singulière, car nous faisons face à une problématique assez fortement marquée par la géographie. En effet, la zone à accès réservé nécessite un titre de circulation. Or l’autorisation de l’octroi de ce titre est donnée par l’État.

Concrètement, les entreprises qui travaillent sur la plateforme et ont besoin de se rendre en zone dite « réservée » formulent une demande et nous l’adressent. Nous vérifions la complétude du dossier et transmettons la demande à l’État, qui nous répond par oui ou non. En cas de réponse positive, nous fabriquons le titre. Dans le cas contraire, nous ne le fabriquons pas. La situation d’ADP est donc différente de celle de la RATP et de la SNCF, compte tenu de ce marqueur géographique.

Une fois ceci posé, il faut également avoir une notion des poids relatifs.

Ainsi, ADP en tant qu’entreprise rassemble 6 400 salariés. Mais 122 000 salariés travaillent sur les plateformes aéroportuaires. Il faut donc avoir à l’esprit le rapport qui unit l’entreprise elle-même aux autres entreprises qui travaillent sur les plateformes, lesquelles relèvent de plusieurs catégories : les sous-traitants et les fournisseurs d'ADP, d’une part, et les compagnies aériennes, les assistants en escale, commerçants et hôteliers … d’autre part.

S’agissant de l’entreprise elle-même, un peu plus des deux tiers des personnels sont soumis à l’obligation de travailler en zone réservée et disposent donc d’un badge rouge.

Nous avons installé le dispositif de formation d’un jour et demi que j’évoquais plus haut. Une procédure est également prévue en cas de remontée d’information évoquant un comportement anormal, impliquant la mise en place d’une équipe pluridisciplinaire autour du manager pour choisir les dispositions à prendre et, en cas de nécessité, un signalement à l’État.

Depuis que ce dispositif fonctionne, c’est-à-dire depuis quatre ans, nous n’avons jamais été confrontés à un risque de licenciement ou à un besoin de licenciement sur la base d’un signalement. Pour ce qui est de l’entreprise, les choses sont donc assez claires.

S’agissant des autres entreprises qui travaillent sur la plateforme et constituent la majorité des partenaires et des acteurs économiques, 113 125 des 122 000 salariés qui travaillent sur les plateformes se sont vu octroyer un TCA. L’octroi du badge rouge concerne donc 92 % des effectifs.

Ce badge rouge n’est octroyé que si les services de police et les services de l’État l’autorisent et est soumis à une révision tous les trois ans. Une révision « mécanique » assez lourde est donc prévue à cette fréquence. Comme nous fabriquons les badges rouges, nous pouvons mesurer approximativement le nombre de ceux qui ont été refusés. En 2019, ils ont été au nombre de 2 800 environ.

Mais nous ne connaissons pas les motifs de ces refus, dont la diversité peut être grande. Nous ne savons pas pourquoi un badge est refusé, nous recevons simplement l’information de son refus.

M. Éric Diard. La responsabilité de l’octroi du badge rouge incombe-t-elle à la direction de la sûreté ?

M. Henri-Michel Comet. C’est la police aux frontières (PAF) qui s’en charge. C’est elle qui a les compétences de police générale, de police judiciaire, et de contrôle des fichiers.

M. le président Éric Ciotti. Il s’agit d’un service instructeur.

M. Henri-Michel Comet. En effet.

Nous ne connaissons donc jamais les motifs du refus d’un badge. Nous recevons simplement l’autorisation ou non de le fabriquer.

Actuellement, nous travaillons avec les sous-traitants à une révision des contrats de sous-traitance. L’idée est de s’assurer que les entreprises sous-traitantes prévoient bien une formation des personnels pour détecter les cas de risques de radicalisation. Une grande part des personnels concernés relevant des sociétés de sécurité, ces formations sont souvent déjà assurées, et des agréments préalables ont été octroyés. Il existe donc déjà des dispositifs susceptibles d’apporter des garanties. Néanmoins, plusieurs entreprises peuvent n’être pas soumises à de telles obligations – entreprises de nettoyage, par exemple, ou de prévenance.

De plus, nous travaillons avec les services de l’État – notamment la préfète déléguée pour la sécurité et la sûreté des plateformes aéroportuaires de Paris-Charles-de-Gaulle, du Bourget et de Paris-Orly auprès du préfet de police – à une démarche de rapprochement. L’idée est de voir comment nous pouvons travailler sur la prévention de la radicalisation avec les entreprises autres qu’ADP qui ne sont pas nos sous-traitants. Avec ses 6 000 employés, notre entreprise est petite relativement au nombre de salariés qui sont actifs sur les plateformes.

Nous travaillons donc avec une partie des acteurs, fournisseurs et opérateurs et avec la préfète pour voir comment nous pouvons aller plus loin dans la prévention de la radicalisation, au-delà du seul octroi du TCA.

M. le président Éric Ciotti. J’ai bien noté que l’octroi de ces titres concernait de nombreux salariés ne dépendant pas directement d’ADP, mais quel sort est-il réservé aux personnels concernés par un refus de badge rouge ? J’imagine que ceux d’entre eux qui relèvent, par exemple, d’entreprises de sécurité peuvent être affectés à d’autres missions en dehors des plates-formes aéroportuaires. Mais s’agissant des emplois spécifiques à ces plates-formes, le refus conduit-il à un licenciement ?

Comment traitez-vous les cas relevant d’ADP ? Et pour les autres avez-vous connaissance des pratiques utilisées ?

M. Henri-Michel Comet. Nous n’avons pas eu ce type de situation chez ADP.

M. le président Éric Ciotti. Aucun badge rouge n’a donc été refusé chez vous.

M. Henri-Michel Comet. Non.

S’agissant des autres entreprises, nous n’avons pas connaissance des suites données aux refus. Je sais néanmoins que, pour certaines entreprises – notamment dans le domaine de la sécurité – pour lesquelles la détention du badge rouge relève du contrat de travail, le refus aboutit soit à des licenciements, soit à des mutations hors plateformes. Au demeurant, elles rencontrent un peu les mêmes difficultés que celles qui ont été évoquées précédemment s’agissant de l’obligation de reclassement. Si ce reclassement a lieu, se fait-il en zone non protégée ou sur une autre fonction assurée ailleurs par l’entreprise ? Au niveau d’ADP nous n’avons pas la vision de ce que fait chaque entreprise dans ce domaine.

Il est certain en revanche que, pour les sous-traitants, en matière de sécurité, la détention du badge rouge relève du contrat de travail. Par voie de conséquence, le refus de ce badge aboutit soit à un licenciement, soit à une affectation en dehors des plates-formes.

Le problème évoqué plus haut par la RATP se pose donc aussi pour certaines entreprises qui travaillent sur les plateformes.

M. le président Éric Ciotti. À votre connaissance, le chiffre de 2 800 refus que vous avez cité plus haut est-il en croissance ou en diminution ?

M. Henri-Michel Comet. Je suis incapable de vous répondre, je vous prie de m’en excuser.

M. le président Éric Ciotti. N’avez-vous pas les chiffres des années précédentes ?

M. Henri-Michel Comet. Non. Je peux les retrouver, évidemment. Mais je ne les ai pas. J’ai voulu vous présenter une photographie.

M. le président Éric Ciotti. S’agit-il d’une habilitation annuelle ?

M. Henri-Michel Comet. C’est une habilitation trisannuelle, soumise à révision si le chef d’entreprise le souhaite ou en cas de problème. Le chef d’entreprise peut en ce cas solliciter les services de police. Cette décision lui appartient. Mais en l’absence d’une telle sollicitation, l’habilitation est renouvelée mécaniquement sur un rythme trisannuel.

M. le président Éric Ciotti. Cette durée de trois ans vous semble-t-elle pertinente, ou, dans un souci de plus grand contrôle, une habilitation annuelle vous semblerait-elle préférable ?

M. François Pupponi. C’est long, trois ans !

M. Henri-Michel Comet. Nous sommes très ouverts à l’idée d’un raccourcissement du délai de ce type de contrôle. D’autant que le dispositif de renouvellement des habilitations est totalement numérisé depuis à peu près un an, à travers le système de traitement informatisé des titres de circulation et des habilitations (STITCH). C’est donc envisageable. La réponse dépendra surtout des services de l’État, qui conduisent la procédure d’instruction. ADP se limite à vérifier la complétude des dossiers et fabriquons les titres. Nous sommes donc dans la main des services de l’État d’un côté et des entreprises qui demandent les titres de l’autre.

M. le président Éric Ciotti. Merci.

M. Christophe Merlin. Mon propos s’articulera autour de trois temps.

Tout d’abord, la SNCF a mis en place tout un arsenal à destination des managers. Il nous fallait en effet une structuration solide de nos processus pour pouvoir aller au bout de notre démarche visant à écarter ceux qui étaient repérés comme des personnes susceptibles d’être dangereuses. Cet arsenal comprend une charte éthique, un règlement intérieur, des kits managériaux, un kit « ressources humaines (RH) » sur la diversité, un baromètre de détection reposant sur des critères fournis par les services de l’État pour mesurer l’état de la pratique religieuse jusqu’à la dérive radicale, des formations, ainsi que la mise en place d’une cellule conseil permettant de recueillir les alertes des managers.

Ce système en place depuis un peu plus de cinq ans fonctionne bien. Il est intégré dans le fonctionnement de l’entreprise. Tous les nouveaux managers passent systématiquement sous ces fourches caudines. Et au vu des remontées d’informations nous constatons que cela est vivant et produit ses effets. Ce système permet à la fois un signalement en cas de doute, et un apaisement de la relation sociale, car il n’est pas question de mener une chasse aux sorcières. Il s’agit d’un enjeu de sécurité pour l’entreprise.

J’en viens à mon deuxième point. Nous avons deux axes : le flux des personnes qui veulent entrer, et le stock des personnels en exercice – soit sur des fonctions non sensibles soit sur des fonctions sensibles. À la SNCF, il y a chaque année une rotation importante de personnels. Et il se produit une évolution dans le stock, certains personnels faisant l’objet d’une mutation interne ou étant signalés ment par la hiérarchie pour une évolution de leur comportement.

Cela nous oblige à déployer des stratégies distinctes. Vous verrez dans les chiffres que chacun de ces trois axes peut effectivement mener à des volumes très différents d’actions à mener par les services RH.

Nous travaillons sur trois volets. Le premier est la radicalisation – si tant est que nous puissions avoir une définition très précise de cette notion, nous, opérateurs, lorsque nous évoquons ce sujet avec les forces de police, notamment les services de renseignement. Le deuxième est la pratique religieuse, sur laquelle nous sommes vigilants et qu’il faut bien séparer de la radicalisation. Et en conclusion de ce triptyque figure le communautarisme – autre sujet sur lequel nous sommes aussi très vigilants, pour ne pas déstabiliser l’entreprise en matière sociale.

J’en viens enfin aux données, puisque vous souhaitez avoir quelques chiffres.

Depuis la création du SNEAS nous avons envoyé 4 503 demandes pour des nouveaux entrants. Nous avons reçu 29 avis d’incompatibilité, soit un taux de 0,65 %.

Comme vous l’avez dit, monsieur le président, il s’agit de la partie la plus facile du sujet. Ces personnes n’étant pas encore entrées, nous pouvons nous priver de leurs services.

Toutefois, pour certains métiers en tension, nous pouvons nous trouver confrontés à des problèmes de délais parfois pénalisants – les délais de recrutement étant parfois trop courts pour que nous puissions obtenir des réponses claires et précises de la part du SNEAS.

S’agissant des enquêtes conduites pour des mobilités internes, elles ont été au nombre de 2 000 et ont donné lieu à 5 avis d’incompatibilité. Ces incompatibilités ont été traitées par des licenciements, notamment les personnes concernées exerçant des métiers sensibles – même si pour nous l’assiette des métiers sensibles doit être repensée. En effet, dans le cadre de notre métier, toute la partie « traction », notamment la partie « maintenance », me semble devoir mériter une attention particulière car elle est source de risques réels.

Quant aux inquiétudes hiérarchiques portant sur des personnes qui auraient montré une évolution dans leur comportement, elles ont été au nombre de cinq. Ces cinq cas ont étés ciblés et le SNEAS en a été saisi. Il a donné, dans tous ces cas, un avis de compatibilité.

Au-delà du champ classique de la loi et de la relation avec le SNEAS, une veille est par ailleurs assurée en interne sur des signaux faibles ou sur des signaux qui évoluent. Nous avons eu en interne 3 500 capteurs de détection de comportements tangents ou susceptibles de constituer une amorce d’évolution dans la pratique religieuse jusqu’à la radicalisation.

M. le président Éric Ciotti. Quelle période ce nombre couvre-t-il ?

M. Christophe Merlin. Il concerne la période courant depuis le 1er janvier 2017, période de référence depuis la mise en place du dispositif.

M. le président Éric Ciotti. À combien les effectifs de l’entreprise s’élèvent-ils ?

M. Christophe Merlin. Nous dénombrons 140 000 membres du personnel dans l’entreprise, pour le groupe public unifié (GPU), et 270 000 personnes pour l’ensemble des filiales et SA. Les chiffres que j’ai cités correspondent au GPU.

Une dizaine de ces 3 500 alertes ont fait l’objet d’une attention des services de renseignement – soit du renseignement territorial (RT), soit de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Et un suivi des personnes concernées a été engagé, mais qui n’a pas forcément donné lieu à une saisine du préfet pour avoir une enquête du SNEAS ni conclu en interne à un comportement pouvant justifier un licenciement.

En revanche, dès qu’une transgression de la charte éthique est constatée, nous la sanctionnons systématiquement.

Notre entreprise a un devoir de vigilance compte tenu des enjeux que représente notamment la conduite des trains. Vous imaginez bien à quel point cela peut avoir une incidence sur nos voyageurs. Pour autant, nous considérons qu’il y a, là aussi, quelques « trous dans la raquette » – nos sous-traitants, les intérimaires. Et, si je vais plus loin, nous avons peut-être aussi à partager un peu plus avec les services de renseignement. Parfois, nous leur donnons de l’information, mais nous n’avons pas de retour. Nous ne savons pas si notre détection ou notre ressenti sur une évolution comportementale au sein de l’entreprise correspondait à par une dangerosité réelle.

Nous sommes en effet dans un échange informel, sur la base de bonnes relations avec les services de renseignement. Mais cela n’est ni organisé ni structuré.

Comme la RATP, nous assumons les licenciements. Nous n’avons pas de contentieux à vous signaler pour le moment, en tout cas d’instance pendante, mais cela se produira sûrement un jour.

Le principe est en tout cas la fermeté sur l’application du principe de laïcité au sein de l’entreprise.

M. François Pupponi. Entendre dire en 2020, par une entreprise aussi importante que la SNCF et qui fait des efforts, que les relations avec les services de renseignement sont informelles et pas structurées m’inquiète un peu.

Je voudrais raconter quelques anecdotes. Pour venir à l’Assemblée, je prends le RER, puis le métro. Et il m’arrive de temps en temps de prendre l’avion. Durant l’état d’urgence, le commissaire de Sarcelles est allé, à la demande du ministère, interpeller les fichés S les plus dangereux de la ville. Il m’a appelé pour me dire qu’il ne les avait pas trouvés parce qu’ils étaient au travail. Or le fiché S le plus dangereux travaillait à Roissy, et sa femme, également fichée S, travaillait à Orly et était en formation à la conduite de camions-citernes !

Par ailleurs, comme beaucoup, je prends l’avion. Or quand je vois qui me fouille avant de monter dans l’avion, j’en reconnais certains, et je suis un peu ennuyé qu’ils soient chargés de la sécurité. Je pense qu’un vrai problème se pose au niveau des recrutements dans les sociétés sous-traitantes.

Les sociétés de sécurité que nous avons auditionnées disent toutes que les délais sont trop longs pour obtenir les autorisations. Et j’ai le sentiment que les recrutements se font parfois sans attendre les résultats des demandes d’autorisation. Et il y a effectivement des « trous dans la raquette ».

Je voudrais que l’on se mette tous d’accord sur l’ampleur du danger, et sur l’importance de respecter les délais.

Et pour les entreprises sous-traitantes, il est trop facile de dire comme cela a été dit : « Ce n’est pas nous, c’est les autres ! ». Car ces entreprises entrent partout : pour nettoyer les trains, pour faire entrer les passagers, etc. De même, dans les avions comme dans les métros, les sous-traitants sont partout. Or en l’absence de contrôles stricts, il risque de se produire une catastrophe.

Je ne sais pas comment nous pourrions y remédier. Je prends l’exemple d’ADP. ADP organise la sécurité sur la plateforme. Cette entreprise ne peut donc pas dire qu’elle n’est responsable que de ses salariés et non des salariés des entreprises sous-traitantes. La responsabilité de la sécurité de l’aéroport lui incombe, en lien avec l’État.

Je pense que nous devons tous être conscients du fait que, si des efforts ont été faits, les manques demeurent nombreux. Et il faut que nous parvenions à être plus opérationnels dans ce domaine. Des propositions seront sans doute formulées dans le cadre de la présente commission. Mais nous partons de loin, malgré la bonne volonté de tous ! Concrètement, sur le terrain, il arrive que l’on prenne des sueurs froides dans l’avion, le train ou le métro.

M. le président Éric Ciotti. J’ai cru comprendre que, le délai de retour du SNEAS étant un peu long, il arrivait que certaines mobilités se fassent sans attendre son avis. Attendez-vous systématiquement les retours du SNEAS pour décider les mobilités ?

M. Christophe Merlin. Je vais évoquer deux situations distinctes. Lorsqu’il s’agit d’un recrutement externe et qu’il n’y a pas de tension sur le métier concerné, à la SNCF nous prenons le temps nécessaire. Cela allonge un peu le délai de recrutement et de fourniture du poste, mais nous essayons d’attendre les deux mois requis pour obtenir une réponse du SNEAS avant de recruter la personne concernée.

Mais dans certains autres secteurs d’activité des filiales de la SNCF, notamment celui des conducteurs de bus qui souffre d’un manque d’attractivité du métier et de disponibilité sur le marché, nous devons parfois recruter plusieurs dizaines de personnes en intérim pour assurer les lignes de transport urbain. En ce cas, le délai de deux mois apparaît trop long pour combler l’attente des collectivités relative à la fourniture du service.  

Nous ne recrutons pas ces personnels définitivement. Mais parfois, dans l’urgence, nous nous trouvons confrontés à un dilemme, car sommes tenus de choisir entre la qualité de service engagée auprès des autorités organisatrices (AO) pour fournir le service de transport et l’attente de la réponse du SNEAS pour pouvoir donner un bus à conduire à la personne concernée.

M. François Pupponi. Je vais peut-être poser une question de béotien, mais qu’est-ce qui vous empêche de prérecruter cent, deux cents, trois cents voire cinq cents personnes ? Vous demandez les CV, vous les gardez en stock, vous demandez l’autorisation du SNEAS, et une fois la réponse obtenue après deux mois, vous avez un stock disponible.

M. Christophe Merlin. Le SNEAS nous demande de présenter un vrai contrat de travail à l’appui des saisines.

M. François Pupponi. D’accord, mais cela s’organise ! Il suffit de programmer des pré-recrutements, plutôt que d’attendre le dernier moment.

Un jour ou l’autre, un individu dangereux se retrouvera au volant d’un bus. Or un bus peut transporter 75 personnes !

M. le président Éric Ciotti. Ce point me paraît important. Vous nous dites donc que dans certains cas vous avez pu procéder à des recrutements sans attendre l’avis du SNEAS.

M. Vincent Roque, directeur défense et international à la direction de la sûreté de la SNCF. Jamais nous ne l’avons fait. Cela a failli arriver et a suscité un moment d’émotion intense au sein de l’entreprise. Nous avons dit que nous ne recrutions pas avant d’avoir l’avis du SNEAS.

Le SNEAS a beaucoup progressé entre 2017 et aujourd’hui sur les délais de réponse. À son lancement, il était dans une sorte de processus d’apprentissage. Très vite, il s’est mis à répondre beaucoup plus rapidement.

M. le président Éric Ciotti. Les moyens sont plus importants, aussi.

M. Vincent Roque. Oui.

Une nouvelle procédure doit être mise en place, impliquant l’utilisation d’un portail internet très bien sécurisé. Cela devrait aussi permettre d’alléger les démarches, et de donner aux enquêteurs la possibilité de se concentrer sur leur travail au lieu de faire des tâches administratives.

Les choses vont dans le bon sens.

Le SNEAS a aussi de grands événements à traiter. La charge est donc variable et nous le sentons de temps en temps.

M. François Pupponi. Cela ne va pas s’arranger !

M. Vincent Roque. Mais nous arrivons à tenir notre ligne consistant à ne pas recruter tant que nous n’avons pas le retour du SNEAS. De temps en temps, nous devons attirer l’attention du SNEAS sur l’urgence de tel ou tel dossier.

Il est vrai par ailleurs qu’il lui a fallu se familiariser avec les métiers du transport.

Le processus d’embauche est long. Il comporte un volet médical. Les candidats sont nombreux. Certains acceptent in fine les règles du travail en trois-huit, mais ils sont nombreux à renoncer au cours du processus.

La proposition de pré-recrutement que vous faites est vraiment intéressante. Mais le stock de CV est malheureusement difficile à constituer. Il est en effet compliqué de trouver des gens susceptibles de cocher toutes les cases. Nous rencontrons des difficultés de recrutement pour des postes comme la conduite de train ou la tenue des postes d’aiguillage. Et le vivier n’est pas si large, une fois les compétences techniques des candidats étudiées.

M. Jérôme Harnois. De même, à la RATP, nous ne recrutons pas tant que nous n’avons pas reçu l’avis du SNEAS. Cela nous a amenés à mieux anticiper nos besoins de recrutement, puisque nous allongeons les délais avant de donner l’accord final.

Le vrai sujet est ailleurs. Dans le cadre du Livre blanc de la sécurité intérieure, nous l’avons d’ailleurs abordé à travers l’UTP : il s’agit du sujet de l’intérim et de la sous-traitance, qui n’est pas traité par la loi Savary.

M. François Pupponi. Le vrai problème, il est là !

M. Jérôme Harnois. À la RATP, entreprise publique, nous avons encore assez peu recours à l’intérim. Ce n’est pas le cas de l’ensemble des professions de transport public comme cela a été souligné plus haut.

Sur des besoins particuliers, notamment en période estivale, il peut parfois nous arriver d’avoir recours à de l’intérim. Or le milieu de l’intérim est ainsi fait que, si on attend qu’un intérimaire fasse l’objet d’un avis du SNEAS, on a neuf chances sur dix qu’il soit parti travailler ailleurs – surtout dans des métiers en tension.

Monsieur Pupponi, j’ai essayé de mettre en œuvre ce que vous avez proposé il y a quelques mois. Nous ne travaillons pas avec un petit nombre d’agences d’intérim. J’ai donc envisagé de demander aux agences d’intérim avec lesquelles nous travaillons de saisir directement le SNEAS pour demander une autorisation pour tous leurs personnels ayant potentiellement le profil d’un conducteur de bus. Mais aujourd’hui, la loi ne le permet pas et le SNEAS dit qu’il ne criblera pas des intérimaires, car la loi ne le lui permet pas, et parce qu’il a déjà une charge de travail importante.

Nous sommes, les uns et les autres, demandeurs d’évolution sur ce point – pour les intérimaires appelés à travailler sur des métiers sensibles, bien évidemment. Il n’est pas question de procéder ainsi pour quelqu’un qui travaille à la comptabilité. Sinon, il faudrait élargir sérieusement la liste des métiers sensibles !

L’intérim et la sous-traitance constituent donc un sujet majeur, notamment s’agissant des entreprises sous-traitantes susceptibles d’accéder à certains lieux sensibles. Dans nos entreprises, nous n’avons pas de badge rouge comme il en existe sur les plateformes aéroportuaires, mais certaines entreprises de nettoyage peuvent néanmoins être amenées à accéder à des zones sensibles.

C’est donc une question qu’il faut poser, que nous avons déjà posée, et qui avait aussi, je crois, été soulevée par le rapport d’information présenté par M. Éric Diard et par M. Éric Poulliat. Et nous sommes preneurs d’évolutions législatives sur ce sujet.

Nous sommes également preneurs d’évolutions sur les métiers devant faire l’objet d’enquêtes administratives. À l’époque de la loi Savary, nous n’avions pas obtenu l’intégration de certains métiers de maintenance dans la liste de ces métiers. Or nous la réclamons toujours. Car certains métiers de maintenance peuvent être amenés à intervenir sur la voie ou sur le matériel roulant, et peuvent donc devenir sensibles de par leur lieu d’intervention.

Les deux sujets importants sont donc celui de l’intérim et de la sous-traitance d’un côté, et celui de l’élargissement de la liste des métiers pouvant faire l’objet d’une enquête administrative à quelques métiers supplémentaires que nous considérons, nous, transporteurs, comme sensibles.

M. Henri-Michel Comet. Les services de l’État apprécient seuls la nécessité ou non de nous transmettre une information. Nous sommes totalement dépendants sur ce point de leur appréciation et de leur discernement.

Par ailleurs, comme je l’ai évoqué, un travail important est mené en ce moment par ADP à l’égard de ses sous-traitants. Une révision du cahier des clauses administratives générales est ainsi en cours, visant à intégrer dans les marchés une clause particulière sur les sujets : d’obligation de formation professionnelle et d’obligation d’information. Ce travail devrait être clos dans les prochains jours.

Sur les plateformes aéroportuaires travaillent aussi beaucoup d’autres opérateurs que les sous-traitants. Je prends l’exemple que vous avez cité, monsieur le député, celui des assistants d’escale. Il s’agit des personnes qui conduisent les camions. Or ces personnes travaillent pour une entreprise sous-traitante d’une compagnie aérienne.

La question qui se pose est donc celle de la succession d’acteurs économiques, liés entre eux par des relations contractuelles d’une très grande diversité.

À l’égard de nos sous-traitants, nous assumons nos responsabilités, dans le respect du droit de chacun. Mais l’exemple donné concerne un sous-traitant d’un client.

ADP a une conscience claire de cet impératif de cohérence et de circulation des informations entre les acteurs, quelle que soit la situation. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons demandé à la représentation de l’État la mise en place d’un dispositif d’échange d’informations et de travail collégial – quelle que soit la situation de l’entreprise concernée.

Au-delà de la révision des contrats avec nous sous-traitants, nous ne pouvons être responsables juridiquement, ni chargés d’obligations. Mais une nécessaire coordination doit se mettre en œuvre sous la houlette de l’État, et nous la demandons d’ailleurs depuis un certain temps.

Monsieur le député, nous avons une conscience claire de l’exemple que vous avez cité. Si tant est qu’elle conduisait un camion et se trouvait en zone réservée, la personne dont vous avez parlé devait disposer d’un TCA dit « badge rouge ». Et ces titres peuvent être retirés à tout moment par les services de l’État, de leur propre chef.

M. François Pupponi. Nous sommes bien d’accord là-dessus. Mais nous constatons quand même qu’il n’y a plus de filet. Ce n’est pas seulement qu’il y a des trous dans la raquette, il n’y a plus de raquette ! Quand quelqu’un qui est fiché S conduit un camion-citerne sur une plateforme aéroportuaire, un grave problème se pose ! Imaginez ce que l’on peut faire avec un camion-citerne !

Qu’ADP dise au bout de tant d’années qu’un travail s’engage avec ses sous-traitants, soit. Mais la question concerne l’État : comment assurer la sécurité des plateformes aéroportuaires dans sa globalité ?

Nous voyons bien qu’un dysfonctionnement majeur se présente ici.

Nous ne sommes pas à huis clos, ce qui est regrettable, car nous risquons de donner des informations à des gens qui ayant de mauvais intentions.

Mais il y a là un vrai problème ! Il est urgent d’interpeller l’État sur ce point.

Dans les transports en général, et les plateformes aéroportuaires en particulier, se présente un vide béant qu’il faut combler rapidement, dans la mesure du possible, même si le risque zéro n’existe pas.

Dès que ces sujets sont abordés, il est question des sous-traitants. Mais les sous-traitants sont très nombreux dans les transports ! S’ils ne sont pas soumis aux mêmes règles que les entreprises titulaires, il risque d’en résulter des problèmes.

Après avoir appris la situation des deux fichés S que j’ai cités plus haut, j’ai interpellé le ministre M. Bernard Cazeneuve lors des questions au Gouvernement pour lui soumettre ce problème. Le lendemain, des articles parus dans les journaux soulignaient qu’à l’époque 70 fichés S travaillaient sur les plates-formes aéroportuaires – alors que chez nous, en banlieue, lorsque nous demandions un badge pour quelqu’un il suffisait que sa grand-mère ait volé un œuf pour que cela lui soit refusé.

Nous voyons bien qu’il y a des vides. Nous en constatons encore aujourd’hui. Et il faut essayer de régler ce problème.

M. Henri-Michel Comet. Pour les plates-formes aéroportuaires, au regard des dispositifs législatifs existants, la préoccupation que nous avons ne concerne pas tant des métiers qu’un espace géographique. Cela modifie l’approche. Nous sommes demandeurs d’évolutions.

M. le président Éric Ciotti. De quelle nature ?

M. Henri-Michel Comet. La loi Savary prévoit des criblages pour des métiers. Nous pourrions envisager que ces dispositions s’appliquent également à des espaces géographiques. Dans les aéroports où les espaces sont facilement délimités, cela peut être une hypothèse de travail.

Je me permets par ailleurs de rappeler que les TCA concernent plus de 92 % des personnels qui travaillent sur les plateformes – même si les pourcentages sont à prendre avec précaution, car sur le sujet qui nous réunit ce sont les situations particulières qui comptent.

M. le président Éric Ciotti. Pour les zones réservées, l’attribution des badges rouges est obligatoire. Une enquête est donc effectuée par les services de l’État.

M. Henri-Michel Comet. Oui.

M. le président Éric Ciotti. La SNCF ne se trouve pas dans le même cadre – notamment pour ses intérimaires et sous-traitants.

La conductrice de camion citée plus haut avait obligatoirement un badge rouge.

M. Henri-Michel Comet. Probablement, puisqu’elle travaillait en zone réservée. Je rappelle que le badge peut être retiré ad nutum par les services de l’État.

Je n’ai pas de commentaire à formuler, mais vous décrivez effectivement des personnes qui avaient certainement été autorisées à travailler dans des zones réservées.

M. le président Éric Ciotti. À votre connaissance, sur quels éléments l’enquête de la PAF – service instructeur chargé de délivrer le badge rouge – s’appuie-t-elle ? S’agit-il des mêmes éléments que le SNEAS ?

M. Henri-Michel Comet. Je ne peux pas répondre précisément à cette question, mais il s’agit des mêmes procédures et des mêmes types de criblages – effectués sur les fichiers existants.

M. Éric Diard. Nous retrouvons les mêmes recommandations que celles que nous avions présentées dans le rapport d’information paru en juin 2019 : criblage de la maintenance, criblage des sous-traitants, et extension de la loi Savary aux filiales.

À titre d’exemple, la RATP est soumise au criblage. Combien comptez-vous de filiales ?

M. Jérôme Harnois. Nous avons une grosse filiale, RATP Développement, qui en a elle-même cent. Toutes les filiales qui opèrent en France sont soumises à la loi Savary.

M. Éric Diard. Mais la question se pose pour la maintenance et pour les sous-traitants.

M. Jérôme Harnois. Oui.

M. Éric Diard. Et cela vaut aussi bien pour la RATP que pour la SNCF et pour ADP.

M. Jérôme Harnois. Cela vaut pour l’ensemble des transporteurs.

M. Éric Diard. Rien de nouveau sous le soleil pour moi !

M. le président Éric Ciotti. Souhaiteriez-vous une évolution législative concernant le criblage de la maintenance ?

M. Jérôme Harnois. Oui, tout à fait.

M. François Pupponi. En 2024, les Jeux olympiques (JO) seront organisés à Paris. Quelles sont les dispositions prévues pour anticiper cet événement ? J’imagine que le service ne sera pas le même, et que vous recruterez des sous-traitants, des contractuels ou des intérimaires pour faire face à ce changement. Je doute que vous recruterez des gens en contrat à durée indéterminée (CDI) juste pour cette occasion.

Comment avez-vous anticipé les choses sur ce point ?

M. Vincent Roque. Le travail est en cours sous l’égide du préfet Lieutaud. Nous en sommes encore aux groupes de travail d’identification des sujets. Mais cela a été vu. Nous avons notamment en tête l’expérience de Londres qui a montré qu’il était difficile de mobiliser les ressources envisagées, notamment dans le secteur de la sécurité privée.

Nous serons bien évidemment très attentifs à ce qui se passera à Tokyo lors des JO cet été.

Nous en sommes donc au démarrage. Le travail se fait en bonne coordination entre Paris 2024, le ministère de l’Intérieur et les différents opérateurs. Et il s’agit d’un sujet clé pour le Comité international olympique (CIO), sur lequel il challengera constamment les différents organisateurs.

M. Patrice Obert. M. le député Pupponi exprimait plus haut un certain malaise ressenti en passant devant des postes de contrôle ou en voyant le visage ou la tenue d’un conducteur de bus.

M. François Pupponi. Pas la tenue, non.

M. Patrice Obert. Nous nous interdisons de faire toute discrimination à l’embauche. Nous rappelons les règles de l’entreprise et nous demandons des compétences professionnelles.

Comme je le dis souvent, nous n’avons pas à sonder les cœurs et les reins. Nous demandons à nos agents d’appliquer les règles de l’entreprise. Et nous jugeons les agents sur cette application.

Nous avons comme exigence l’absence de toute manifestation du fait religieux dans l’entreprise. Nous exigeons ce respect. À partir de là, chacun de nos agents a ses convictions. Mais à partir du moment où il respecte son contrat de travail, aucun problème ne se pose. S’il exerce son travail de bonne façon, c’est un bon agent.

Je voulais faire cette précision, qui est importante.

M. François Pupponi. Qu’il n’y ait pas d’ambiguïté dans mes propos. Ils ne contenaient aucune remarque relative à une éventuelle discrimination ou portant sur le faciès de tel ou tel. Ce n’est pas la question !

J’ai été maire d’une ville pendant vingt ans. Tous les deux ou trois jours, il fallait que je sorte « engueuler » des chauffeurs de bus qui roulaient à soixante kilomètres à l’heure dans une zone limitée à trente. Et je voyais bien la réponse que l’on me faisait. On me disait d’aller me faire voir ! C’était un peu borderline. Mais ce n’était pas un problème de faciès.

On a recruté beaucoup et c’est très bien. Mais je pense que des efforts sont à faire en matière de formation sur le respect des règles et les attitudes à avoir.

Par ailleurs, je pense que tout le monde a déjà fait l’expérience d’un contrôle aéroportuaire. Quand vous voyez trois personnes qui s’interpellent, répondent au téléphone, etc., cela pose question. Et cela m’arrive quotidiennement ! Mais c’est la vie.

Je faisais part d’une expérience personnelle, et je pense ne pas être le seul à la vivre.

M. le président Éric Ciotti. Quelles propositions auriez-vous à formuler pour améliorer les dispositifs de sécurité ?

Et quelle est votre analyse du degré de sécurité au sein des entreprises dont vous avez la responsabilité ?

M. Christophe Merlin. Nous progressons, et nous sommes sur la bonne voie pour continuer à progresser. La présente commission en témoigne.

Mais nous ne sommes pas à l’abri d’un événement. Je ne peux pas dire que nous serons sûrs à 100 % demain. Ce n’est pas le cas, et nous le savons. D’ailleurs, le baromètre de la radicalisation montre bien que certains évitant soigneusement tout signe ostentatoire manifestant la réalité de leurs intentions. Le passage à l’acte peut donc toujours survenir.

En tout cas, la culture est là. Nous l’avons bien infusée. Nous progressons dans l’ensemble des actions que mène le groupe SNCF.

Nous voyons le corpus législatif français évoluer par ailleurs dans le bon sens, avec une prise en compte liée à des événements mais aussi à nos attentes.

Dans le rapport parlementaire de juin 2019 figuraient ainsi des pistes qui sont aujourd’hui plébiscitées par les opérateurs, car elles constituent l’acte II de la loi Savary – mûri et réfléchi à l’aune de quelques exemples que nous avons pu vivre.

Tout ce que nous avons dit plus haut, nous le sollicitons par voie législative pour essayer de combler de nouveau les failles. D’autres failles pourront émerger, car il se présente toujours des stratégies de contournement.

En tout cas, nous progressons, en « effet entonnoir ». Et nous constatons aujourd’hui que tout cela converge dans le bon sens, y compris entre nous, opérateurs. En effet, nous en parlons souvent entre nous. Nous l’évoquons dans les enceintes telles que l’UTP et l’Union Internationale des Transports Publics (UITP). Car ce n’est pas uniquement un sujet franco-français, bien au contraire. Et nous échangeons aussi dans les enceintes internationales pour essayer de nous inspirer de ce qui se fait à l’étranger.

Nous pourrons d’ailleurs vous remettre un cahier de doléances, qui recoupera des propositions faites dans le cadre du rapport parlementaire de juin 2019.

M. Henri-Michel Comet. Au titre du groupe ADP, je me rallierai volontiers à ce qui a été indiqué concernant la clarification de ce qui peut advenir des personnels lorsqu’une difficulté a été détectée. Les recours et les contentieux prud’hommaux pourraient être allégés si des évolutions normatives le permettaient.

Je réitère par ailleurs le souhait d’avoir une vision géographique de l’application de la loi Savary – pour que celle-ci vaille par exemple pour toute une aérogare et non seulement pour la zone réservée.

S’agissant du fonctionnement du SNEAS, je n’ai pas de proposition à formuler.

Quant à l’appréciation du degré de sécurité, je souhaite souligner que, depuis début 2016, nous avons engagé, à notre place et avec beaucoup d’énergie, des actions de soutien aux services de police chargés de la prévention et de la sécurité sur l’ensemble de la plateforme, qu’elle soit réservée ou non – gendarmerie des transports aériens (GTA), PAF, services de la préfecture de police, militaires de l’opération Sentinelle. Nous avons ainsi mis en place un certain nombre de services, de rondes de sécurité, de surveillance de bagages abandonnés en complément de ce que fait l’État.

Nous sommes donc dans une démarche très volontaire au sein de l’entreprise. Mais vous avez bien compris qu’il ne s’agit pas pour nous du cœur du sujet. Le cœur du sujet, c’est l’ensemble des entreprises.

À cet égard, je le répète, nous sommes engagés dans une démarche très claire vis-à-vis de nos sous-traitants en propre. Et nous sommes dans une démarche qui relève plutôt, à notre sens, pour l’instant des services de l’État, s’agissant de la vision des acteurs autres que nos sous-traitants qui interviennent sur la plateforme. Mais il s’agit davantage d’une démarche de management que d’une démarche d’évolution normative.

M. Jérôme Harnois. Pour la RATP, je pense que s’opère un double effet.

Le niveau de sécurisation que nous avons atteint reste perfectible. Mais il me semble important de souligner la prise de conscience qui s’est opérée depuis cinq ans – mais qui avait démarré bien avant, une clause de laïcité ayant été intégrée dans les contrats dès 2005 – avec toute la chaîne managériale, notamment à travers la formation sur le fait religieux dans l’entreprise. Le fait religieux est une réalité, il a bel et bien pénétré dans l’entreprise.

La chance que nous avons est d’être une entreprise publique. Nous avons donc des règles très claires, impliquant l’application et le respect des principes de laïcité et de neutralité. Toutes les entreprises n’ont pas cette « chance », et ce sujet est beaucoup plus complexe à gérer ailleurs.

En tous les cas, nous avons des lignes très claires à ne pas franchir, et nous pouvons sanctionner les dépassements.

Là-dessus, le message est clair. Il est compris et entendu par de nombreux salariés. Et la chaîne managériale est aussi très à l’aise pour réagir et prendre en compte le sujet.

Par ailleurs, le secteur des transports publics bénéficie, ce qui est une chance, des dispositions de la loi Savary, dont nous avons vu qu’elle est perfectible, mais qui nous permet depuis 2017 de recruter de manière beaucoup plus sereine que par le passé. Des enquêtes administratives sérieuses sont menées par les services du ministère de l’Intérieur. Certes, nous ne connaissons pas les motivations des décisions qui en découlent, mais peu importe. Le sujet mériterait en revanche peut-être d’être évoqué dans le cas des contentieux.

Et dès que des mobilités s’opèrent au sein de l’entreprise sur des métiers dits « sensibles », nous avons aussi la possibilité de saisir le SNEAS.

Je pense donc que nous avons énormément avancé sur ces sujets en quelques années. Il y a cinq ans, nous n’avions aucune possibilité de savoir, lorsqu’on recrutait quelqu’un, si le comportement de cette personne était compatible avec un métier impliquant de conduire un train contenant des milliers de passagers ou un RER transportant 2 500 personnes à l’heure de pointe. Depuis 2017, d’importantes avancées ont été enregistrées. Nous comptabilisons plus de 8 000 saisines du SNEAS, ce qui est beaucoup pour une si courte période.

Nous pouvons progresser. Le sujet des sous-traitants et des intérimaires est vraiment à prendre en compte, ainsi que l’élargissement des dispositions de la loi Savary à quelques métiers qui n’y avaient pas été intégrés à l’époque de sa promulgation. La majorité des métiers sensibles figurent dans la liste, mais il reste encore quelques « trous dans la raquette ». Ce serait l’occasion de pouvoir les réduire.

Ces propositions ont déjà été faites, comme le rappelait M. le député Diard, et nous les portons à travers l’UTP dans le cadre du Livre blanc de la sécurité intérieure.

Enfin se pose le problème de l’obligation de reclassement. Que faire en cas d’avis négatif du SNEAS sur une mobilité ? Actuellement, nous, transporteurs, sommes sur une position assez claire. Nous licencions, donc nous allons au-delà de ce que nous permet la loi et générons des contentieux.

Doit donc se poser également la question du devenir dans une entreprise de quelqu’un qui s’avère manifestement incompatible avec l’exercice d’un métier sensible et que l’on ne préfère pas garder.

C’est un sujet sur lequel il faudrait faire évoluer le cadre législatif. Cela limitera peut-être le nombre des quelques contentieux que nous pouvons avoir.

Se pose également la question de la motivation des avis d’incompatibilité prononcés par le SNEAS. Les juridictions peuvent en effet parfois dénoncer un manque de motivation, ce qui conduit à annuler des décisions de licenciement.

Voilà à mon sens les quelques sujets qu’il faudrait traiter.

M. le président Éric Ciotti. Merci infiniment pour les éléments que vous nous avez communiqués.

 

 

 


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Audition du mercredi 26 février 2020

À 16 heures 30 : Vice-amiral d’escadre Philippe Hello, directeur des ressources humaines du ministère des Armées (audition à huis clos)

M. le président Éric Ciotti. Nous accueillons le vice-amiral d’escadre Philippe Hello, directeur des ressources humaines du ministère des Armées, accompagné du commissaire en chef Thierry Comelli et du capitaine de frégate Florian El-Ahdab.

Avant de vous laisser la parole, et conformément à l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires qui régit l’organisation des commissions d’enquête, je vous demande de lever la main droite et de jurer de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Philippe Hello, M. Thierry Comelli et M. Florian El-Ahdab prêtent successivement serment.)

Nous avions entendu préalablement les représentants des chefs d’état-major des trois armes. Je ne vous cache pas que cette audition nous avait un peu frustrés. Nous avions eu notamment quelques difficultés à obtenir des informations précises.

Je vous remercie de votre présence, qui a pour objectif d’éclairer notre commission. Celle-ci travaille principalement sur l’attentat du 3 octobre 2019 commis à la préfecture de police mais elle a souhaité élargir son champ de propositions à la problématique de la radicalisation dans les institutions régaliennes, mais aussi pour les emplois sensibles participant à la sécurité nationale.

Nous vous avons adressé un questionnaire écrit. Mais nous souhaiterions avoir une évaluation du phénomène de radicalisation – bien que la définition de cette notion puisse faire débat – au sein du ministère des Armées, disposer pour cela de chiffres aussi précis que possible, et savoir quelles sont les procédures de détection de la radicalisation et les procédures de traitement engagées une fois cette radicalisation connue.

M. le vice-amiral Philippe Hello, directeur des ressources humaines du ministère des Armées. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous propose de faire un bref préambule puis de traiter les questions.

Je dois d’abord vous rappeler ma mission. Je ne voudrais pas vous décevoir, mais je ne suis pas chargé de la gestion individuelle des personnels militaires. Je suis directeur des ressources humaines (DRH) du ministère des Armées. Cela signifie que ma responsabilité ne s’exerce pas directement sur les personnels militaires. Je suis le DRH « groupe » du ministère. Je fixe les règles, je m’assure qu’elles sont bien mises en place et je cadre les politiques de ressources humaines. Ensuite, je gère directement les personnels civils.

Bien évidemment, par ailleurs, en tant qu’employeur, j’ai 4 000 personnes sous mes ordres, avec un réseau assez vaste en France, Outre-mer et à l’étranger. J’ai à cette occasion directement la responsabilité de ces questions lorsqu’elles concernent le personnel qui est sous mes ordres.

M. le président Éric Ciotti. S’agit-il d’un personnel civil ou militaire ?

Amiral Philippe Hello. Civil et militaire. J’ai 20 % de militaires et 80 % de civils.

J’ai en revanche une autorité fonctionnelle sur l’ensemble des treize gestionnaires de corps militaires du ministère que sont les trois armées, les services de soutien – service de santé des armées (SSA), service des essences des armées (SEA), service du commissariat des armées (SCA), service d’infrastructure de la Défense (SID), direction générale de l’armement (DGA), Contrôle général des armées (CGA) – ainsi que quelques petits corps comme les greffiers militaires et les magistrats militaires, les gendarmes du ministère de l’Intérieur et les administrateurs des affaires maritimes (AAM) du ministère de la Transition écologique et solidaire (MTES).

Cette autorité fonctionnelle s’exerce d’abord en matière de politique ministérielle, vis-à-vis des gestionnaires RH militaires et civils du ministère. Je suis chargé de la conception et de la mise en œuvre des politiques de ressources humaines, du pilotage des effectifs et de la masse salariale, de la gestion des compétences et des flux.

Et elle s’exerce de manière élargie aux autres ministères où se trouvent des militaires – les gendarmes et les AAM – pour tous les aspects statutaires. Ces aspects recouvrent la définition des textes RH de nature législative ou réglementaire, les négociations ministérielles et interministérielles visant à mettre en place ces dispositions, et leur implémentation dans les systèmes d’information de ressources humaines.

J’ai également la charge d’administrer l’ensemble des systèmes d’information des ressources humaines, donc les données RH. Je suis le responsable de traitement pour le ministère.

En complément, j’assure des services avec mes opérateurs au profit des personnels – de l’ordre de 400 000 avec les gendarmes – et des ressortissants du ministère qui incluent les retraités et les familles – soit environ 1 million de personnes – pour tout ce qui est soldes, paies, pensions, retraites, actions sociales et reconversions.

J’anime également le dialogue social avec les instances syndicales, et la concertation militaire avec le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) et les associations professionnelles de militaires.

Je suis notamment le garant des différents codes qui régissent les statuts des militaires : code de la défense, code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre, code du service national, et code des pensions civiles et militaires de retraite pour la période de transition jusqu’à la mise en place du système universel de retraite (SUR).

Je suis donc aussi le garant de la transposition de toutes les mesures de la fonction publique civile vers la fonction militaire – y compris dans le domaine de la sécurité.

À cet égard, la direction des ressources humaines du ministère de la Défense (DRH-MD) a travaillé notamment en 2017 et 2018 à l’élaboration du fameux article L. 4139-15-1 du code de la défense qui met en place une commission en miroir de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, à la différence près que la commission militaire n’est pas paritaire. Aucune organisation syndicale n’y siège.

Cette commission est juge de la compatibilité du comportement des agents publics avec leur fonction, lorsqu’ils occupent un emploi participant à l’exercice de missions de souveraineté de l’État ou relevant des domaines de la sécurité et de la défense. Cette commission a donc des objectifs assez larges et ne se limite pas à la radicalisation que nous abordons ce jour.

La radicalisation au ministère sera mon deuxième point. Comme vous l’avez souligné, monsieur le président, cette notion demeure floue et complexe. Nous sommes dans un État respectueux de toutes les croyances et fidèle au principe de laïcité. Le législateur s’est toujours refusé à définir des notions de secte ou de religion afin de ne pas heurter les libertés de conscience, d’opinion et de religion garanties par notre République.

La définition de la radicalisation n’est d’ailleurs pas non plus universelle et partagée entre les experts, les politiques, etc. La définition que l’on en donne est souvent née sous la pression des événements récents.

La réalité de la menace n’est pas toujours nommée. Il n’est pas tranché clairement sur le fait que l’on s’intéresse à toute forme de radicalisation ou seulement à la radicalisation dans ses effets les plus violents. Et les critères pour passer de l’une à l’autre sont difficiles à cerner.

Nous nous intéressons donc, au ministère des Armées, en premier lieu, aux prémices de cette radicalisation. Ce sont d’ailleurs les seuls faits pour lesquels nous pouvons être compétents en matière de traitement, que ce soit en opération extérieure ou sur le territoire national – c’est-à-dire dans la phase préalable à la commission d’actes violents.

Notons d’ailleurs qu’un guide de prévention de la radicalisation interministériel en a été publié mars 2016.

Nous considérons que cette notion renvoie d’abord à l’adoption d’une idéologie, dont la logique devient un véritable cadre de vie, d’action et de signification pour l’individu, à la croyance dans l’utilisation de moyens violents pour faire entendre sa cause et à une fusion progressive entre l’idéologie et l’action violente.

Dans notre acception, la prévention et la lutte contre la radicalisation ne se limitent pas à la radicalisation religieuse et plus particulièrement à l’islamisme. Mais force est de constater que l’actualité terroriste depuis 2012, et surtout depuis 2015, a contribué à focaliser nos réflexions et nos moyens de prévention et d’action sur ces derniers cas.

Cette prise de conscience a été assez tardive, comme dans le reste de l’État, même si nous disposons d’un certain nombre d’atouts sur lesquels je voudrais revenir, mais aussi, d’abord, de vulnérabilités potentielles.

Les flux d’entrée du ministère sont de l’ordre de 26 000 personnes par an, militaires et civiles, qui entrent et sortent. C’est une armée jeune, comme vous le savez, dotée d’un modèle assez pyramidal. Nous avons vocation à et souhaitons recruter ces personnels sans aucune discrimination, dans toutes les couches de la société et dans toutes les cultures. Il y a là forcément des facteurs de vulnérabilité assez spécifiques. Sur ces 26 000 personnes, 4 000 sont civiles. Le reste, ce sont des militaires – et pour la plupart des gens très jeunes, comme je le disais.

Je parle de vulnérabilités potentielles, mais je voudrais aussi souligner des atouts.

Les armées sont un creuset d’intégration sociale – par des valeurs que nous souhaitons afficher et vivre, et qui sont extrêmement fédératrices. Nous affichons aussi une volonté d’équité à tous les niveaux, et une volonté de progression sur le seul fondement des compétences et des qualifications. Ceci sans distorsion d’influences parallèles susceptibles de remettre en cause ces valeurs ou cette volonté d’uniformité, qui se traduit même dans la tenue.

Et puis, nous avons la chance d’avoir une discipline assez stricte qui permet aussi de maîtriser les risques.

Hors opérations, notre personnel est rarement armé, en dehors des équipes d’intervention visant à la sécurité et la protection de nos sites. Cela est un autre facteur de sécurité.

Les munitions sont fortement sécurisées, avec des cultures de manipulation très anciennes et très spécifiques.

Et nos enceintes militaires sont classifiées de manière très stricte en points sensibles ou en points d’intérêt vitaux, avec une normalisation très forte de leur protection.

La protection est aussi, depuis très longtemps, digitale. La sécurité des systèmes d’information est une réalité dans le ministère depuis des dizaines d’années. Elle a été renforcée récemment par la notion de protection des données à caractère personnel sensibles – comme les adresses, ou le caractère militaire d’une personne. Nous sommes extrêmement vigilants à cela, depuis les événements de 2015 notamment.

Plus récemment, le règlement général sur la protection des données (RGPD) européen vient encore renforcer cette dimension dans le traitement des données qui, comme je l’indiquais plus haut, est de ma responsabilité propre.

Enfin nous avons la chance d’avoir trois services de renseignement dont un service de contre-ingérence et de protection du secret. Nous avons des réseaux de référents pour la sécurité des systèmes d’information – nous avons des chaînes de protection très fortes dans toutes les unités, jusqu’à un maillage extrêmement. Mais des référents ont également été mis en place dans le domaine de la radicalisation, pour que les armées aient des correspondances directes avec la Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD).

Nous sommes également capables de conduire des enquêtes de commandement, des enquêtes administratives – pas pour tous les personnels, mais pour la plupart d’entre eux s’agissant des militaires. Nous pouvons également effectuer des contrôles de sécurité et d’habilitations de sécurité, qui facilitent aussi la surveillance du personnel. Des échéances périodiques s’appliquent en la matière, notamment pour les habilitations.

Nous avons en sus pour enquêter cette commission ad hoc de l’article L. 4139-15-1 du code de la défense. Mais nous pouvons aussi statuer sur des cas supposés de comportements pouvant porter atteinte à la sécurité des infrastructures et des personnes.

Et puis nous avons beaucoup de personnels contractuels – les deux-tiers des militaires, et de plus en plus de civils. Ainsi, l’année dernière j’ai recruté 30 % de contractuels. Or il s’agit de personnels dont il est plus facile de se séparer lorsque nous rencontrons des doutes ou des difficultés – en évitant ou en limitant le contentieux, ce qui est important.

Les premiers cas de militaires qui ont été signalés comme radicalisés remontent à 2013 et 2015. Je ferai allusion aux volontaires qui sont partis en Syrie, quelquefois se battre du côté obscur, mais aussi à un projet d’attaque contre un sémaphore au cap Béar en 2015. Il s’agissait dans ce dernier cas d’un marin, qui avait été recruté relativement récemment. Enfin, il y a peu, à Dieuze, un militaire qui venait d’être recruté a été mis en cause dans une affaire d’agression.

Mais la plupart des cas de radicalisation avérés étaient le fait d’anciens militaires. C’était le cas de ceux qui sont partis en Syrie. En dehors du cas de Dieuze, nous avons jusqu’à présent très peu de cas signalés et identifiés de militaires en service radicalisés et ayant commis des actes de violence – je mets bien les deux conditions.

Je voudrais aussi insister à nouveau sur le fait que les armées constituent réellement un melting-pot social et culturel depuis des siècles. Elles n’ont jamais accordé la moindre importance à l’origine ethnique, religieuse ou culturelle de leurs combattants. Nous, ce qui nous intéresse, ce sont les hommes et les femmes et ce qu’ils sont capables de réaliser.

Nos valeurs sont extrêmement fédératrices et intégratrices, y compris pour nos personnels civils. Les valeurs de la défense, d’engagement sont épousées très fortement aussi par les civils. Et je peux en témoigner, car je suis un peu le symbole de la synthèse entre les personnels civils et militaires du ministère et je dois veiller à leur cohésion autour des mêmes missions et des mêmes valeurs. Ce n’est pas qu’une déclaration, c’est une réalité.

Troisième point, je voudrais revenir sur les évolutions législatives et réglementaires, pour lutter contre la radicalisation.

Le corpus législatif et réglementaire a fortement augmenté après les événements de 2015 et plus particulièrement depuis 2016 avec la loi n° 2016-339 du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs, puis avec la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme et le décret du 2 août 2017 modifiant le décret du 5 mars 2015 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste » (FSPRT).

Ces dispositions permettent, dans le respect des droits individuels, de consulter les systèmes de traitement de données et de diligenter des enquêtes administratives. La mise en œuvre du RGPD en 2018 n’a pas réellement rendu les choses plus difficiles ; simplement elle oblige à les normaliser et à les tracer de manière beaucoup plus précise.

L’ensemble des dispositifs de contrôle élémentaire et de sécurité intéressant les agents sont classifiés, ainsi que les documents afférents. Les opérations de détection, de criblage et d’enquête administrative sont donc extrêmement normées.

Ces dispositifs sont évidemment beaucoup plus approfondis pour le personnel militaire, car ils peuvent intervenir dès le recrutement à partir de l’enquête de sécurité de la DRSD et systématiquement pour les habilitations confidentielles défense (CD) et secret défense (SD), renouvelées respectivement tous les dix et cinq ans – mais aussi en lien avec tout événement susceptible de les remettre en cause.

Enfin, pour le personnel militaire comme pour le personnel civil, la question de la radicalisation se pose surtout en cours de fonction, après le recrutement.

La loi d’octobre 2017 a apporté une première réponse inédite en permettant la radiation d’un cadre militaire ou civil sans faute disciplinaire, eu égard à une menace grave pour la sécurité publique. Et en février 2018 un deuxième plan national de prévention de la radicalisation (PNPR) est venu compléter le maillage de détection et de prévention, au moyen de mesures précisées pour la disposition de l’application de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure et de l’article L. 4139-15-1 du code de la défense.

À ce stade nous considérons au ministère que le corpus réglementaire est, de ce point de vue, suffisant.

Nous n’avons d’ailleurs pas encore utilisé les dispositifs prévus aux articles L. 114-1 du code de la sécurité intérieure et L. 4139-15-1 du code de la défense. Mais nous sommes prêts à le faire, le cas échéant. 

Nous avons un dialogue étroit et confiant avec la DRSD ainsi qu’avec les employeurs du ministère pour être très déterminés dans cette lutte, mais aussi pour agir avec discernement, discrétion et mesure. Mais il s’agit aussi de conserver la cohésion du corps social des armées autour des valeurs d’efficience au combat et, plus généralement, d’engagement des civils aux côtés des militaires. Il s’agit donc de traiter ces sujets avec beaucoup de circonspection et de recul. Mais je ne doute pas que vous en êtes pleinement conscients.

M. le président Éric Ciotti. Pouvez-vous nous dresser un état des lieux précis des chiffres ?

Amiral Philippe Hello. Tout dépend de quoi l’on parle.

Si l’on parle des signalements de personnes potentiellement radicalisées ou à suivre, ces informations sont détenues par la DRSD.

Ces signalements sont généralement informels, puisqu’il s’agit de laisser le moins possible de traces. Les fichiers existent dans les systèmes d’information de la DRSD. Soit nous constatons des évolutions de comportement, que nous signalons à la DRSD, soit c’est la DRSD qui nous les signale.

Nous suivons ensuite des individus qui peuvent être ou ne pas être fichés S. Un individu n’est d’ailleurs pas forcément fiché S pour des raisons de radicalisation religieuse, et ne l’est pas forcément directement pour des actions qui seraient de son fait. Un individu peut ainsi être fiché S parce qu’il vit dans un environnement familial potentiellement à risque.

Il est donc extrêmement difficile de vous dire, même avec la comptabilité des fichés S – si tant est que je puisse l’avoir – qui est radicalisé et qui ne l’est pas.

Je reviens à mon préambule : que veut dire « être radicalisé » ? Cela signifie-t-il commencer à avoir un comportement qui dérive ou être déjà sur le point de passer à l’acte ? Et comment estimer si quelqu’un va passer à l’acte ? Notre difficulté est là.

Globalement, cent à cent-cinquante personnes sont surveillées dans le ministère, pour ce qui est des militaires. Et environ trente à quarante personnes, réparties dans les trois armées, font l’objet d’une surveillance très attentive.

Je n’ai jamais eu encore à ce jour de proposition – transmise au cabinet du ministre ou directement à moi en tant que secrétaire de la commission de l’article L. 4139-15-1 du code de la défense – d’instruction de cas particuliers de personnels militaires ou de personnels civils.

Pour ce qui est des personnels civils, nous sommes confrontés à environ trente à quarante cas problématiques depuis 2015. Ces cas ne sont pas forcément liés à une radicalisation religieuse, mais tiennent le plus souvent à des questions de droit commun, ou à des questions d’intelligence économique ou de renseignement – liées à des puissances importantes comme la Russie ou la Chine. Certaines personnes peuvent ainsi avoir des relations familiales avec certains pays, ce qui justifie des mesures de surveillance de la part des services de renseignement. Ces derniers nous préviennent, mais le font quelquefois avec un délai qui n’est pas toujours compatible avec les mécanismes des concours et de la période de stage initial, que suit tout fonctionnaire lorsqu’il est admis à un concours de la fonction publique.

Ce problème pourrait aussi se poser dans le cas d’une suspicion de radicalisation. Mais jusqu’à présent aucun cas de ce type ne s’est présenté pour ce qui est du personnel civil. Nous avons en revanche des cas de droit commun.

M. François Pupponi. Dans le cadre de vos services de renseignement, si vous apprenez qu’un de vos agents se convertit, une procédure particulière est-elle mise en œuvre pour prendre en compte cette information ?

Amiral Philippe Hello. Je tiens à être très clair. La pratique des fiches est terminée depuis le XIXème siècle. Nous n’avons aucun suivi de la religion des personnes au sein du ministère des Armées. Et nous nous astreignons à ne pas le faire.

En revanche, si un service de renseignement nous prévenait, ce serait moins parce que la personne a changé de religion que parce que son environnement familial, affectif ou sociétal a évolué et que nous devons donc être vigilants. Ce serait une forme de signalement. Et nous prendrions en compte immédiatement l’information.

Les armées sont un milieu extrêmement ouvert, et nous avons beaucoup de personnes musulmanes en leur sein de nos armées. Le simple fait de rencontrer une jeune femme de religion musulmane peut quelquefois inciter un homme sans conviction à se convertir pour pouvoir l’épouser – sinon, ce serait très compliqué pour lui du point de vue des relations avec la famille de cette jeune femme. Il est donc difficile de tirer d’une conversion des conclusions sur un phénomène de radicalisation. J’appelle donc à beaucoup de circonspection sur ce sujet.

M. François Pupponi. Je parlais uniquement de personnes qui travaillent au sein de services sensibles ou de services de renseignement du ministère des Armées.

Amiral Philippe Hello. Pour ce qui est des services de renseignement, en cas de doute, ces services sont les premiers à connaître parfaitement les procédures. La DRSD pourrait faire un signalement ou prononcer un avis réservé ou restrictif sur une habilitation CD ou SD, par exemple – ce qui poserait un problème majeur d’employabilité pour un militaire, moins pour un civil. En effet, peu de civils ont une telle habilitation.

J’ai déjà été confronté pour ma part à des avis restrictifs, non pas pour des cas de changement de religion ou d’évolution liée à la religion, mais plutôt pour des motifs de relation avec des superpuissances militaires rivales. Cela nous amène, non pas nécessairement à vouloir nous séparer de la personne, mais en tout cas à prendre des dispositions provisoires consistant notamment à ne pas l’envoyer en opération extérieure, à la surveiller attentivement, et, éventuellement, à ne pas renouveler son contrat, s’il s’agit d’un contractuel.

Nous adoptons les mêmes dispositions dans les cas de personnes suspectes d’une potentielle radicalisation.

M. le président Éric Ciotti. Vous évoquiez la loi Savary de 2016. Avez-vous recours aux services du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) pour les recrutements contractuels ?

Amiral Philippe Hello. Non.

Pour ce qui est des contractuels et des personnels civils en général, nous ne sommes pas tenus de faire des contrôles ou des enquêtes administratives. Ce n’est pas prévu légalement, et le Gouvernement ne le souhaite d’ailleurs pas.

Ce qui nous permet de mener des contrôles élémentaires de sécurité, c’est que nous positionnons des civils dans des locaux sensibles du point de vue de l’accès. C’est ce qui nous permet de faire des contrôles élémentaires de sécurité sur les personnels civils. Mais il existe des cas très différents.

M. le président Éric Ciotti. Cela varie-t-il en fonction des zones géographiques auxquelles ils ont accès ?

Amiral Philippe Hello. Plus que les zones géographiques, ce sont les sites militaires qui déterminent les contrôles. Cela nous permet de résoudre la totalité des cas.

La prise de conscience a eu lieu dans les années 2013-2015. Et les contrôles élémentaires de sécurité sont faits par la DRSD. De plus, de manière systématique depuis fin 2016, dès que quelqu’un s’inscrit à un concours un processus de contrôle se déclenche. Un délai est nécessaire avant d’en obtenir le résultat. Il peut arriver que ce dernier n’arrive qu’après la réussite de la personne concernée au concours. Mais des mesures de suspension sont possibles durant la première année.

En général, nous mettons moins d’une année pour traiter ce genre de contrôles élémentaires de sécurité, qui sont assez rapides. Je ne peux vous affirmer en revanche qu’ils sont étanches.

M. le président Éric Ciotti. Si une personne est admise à un concours, se trouve dans sa première année d’exercice de ses fonctions, et fait l’objet d’un avis négatif de la DRSD, que se passe-t-il ? Cette personne est-elle exclue ?

Amiral Philippe Hello. Si cette personne est fonctionnaire titulaire, nous la suspendons. Ensuite, nous sommes confrontés à un risque de contentieux. Nous avons ainsi quelques contentieux en cours pour des personnes pour lesquelles nous avons découvert des faits de droit commun qui n’étaient pas inscrits dans leur casier judiciaire.

Ces personnes sont entre trente et quarante, pour les civils. Pour les militaires, nous comptabilisons entre cent et cent-cinquante signalements depuis 2015, pour toutes les armées.

Pour ce qui est des ouvriers d’État, qui passent des examens professionnels, nous avons toute latitude pour attendre le résultat du contrôle élémentaire de sécurité avant de valider les examens.

Et concernant les contractuels au sens propre, nous avons la possibilité de faire durer leur période probatoire jusqu’à l’obtention du résultat du contrôle élémentaire de sécurité.

Le cas le plus délicat est celui des fonctionnaires, dans l’hypothèse où les résultats des contrôles n’arriveraient qu’après un an. Mais jusqu’à présent ce cas n’est pas présenté.

Nous distinguons par ailleurs deux situations. Nous regardons plus attentivement les fonctionnaires positionnés sur des métiers techniques et susceptibles de faire des choses assez sensibles, voire d’aller dans des services de renseignement. Nous avons en ce cas un système de contrôle systématique, qui intervient dès l’inscription au concours et non après l’admission.

M. le président Éric Ciotti. Comment traitez-vous les prestataires ou les entreprises qui interviennent sur les sites ?

Amiral Philippe Hello. J’ai un important service informatique et suis donc amené régulièrement à surveiller ce que font les prestataires. Un officier de sécurité contacte la DRSD dès qu’il a le moindre doute, comme tout employeur.

Avant 2015, nous avions constaté que certains sous-traitants, notamment informatiques, employaient des gens issus de pays sensibles – indépendamment de la religion. Le monde de l’informatique rassemble, comme vous le savez, beaucoup de gens du Maghreb, d’Inde ou du Pakistan. Il faut donc se montrer vigilant.

Aujourd’hui il est impensable de laisser entrer ces personnes. Et cela pose d’ailleurs un problème aux sociétés informatiques.

M. le président Éric Ciotti. Tous les prestataires extérieurs sont-ils criblés par la DRSD ?

Amiral Philippe Hello. Oui. Et ils sont habilités.

M. le président Éric Ciotti. Si vous aviez à évaluer l’état de la menace interne de radicalisation, diriez-vous qu’il s’agit d’un sujet maîtrisé, même si le risque zéro n’existe pas ?

Amiral Philippe Hello. C’est un sujet maîtrisé, mais nous y portons une attention majeure.

Les attaques à la préfecture de police ont contribué à remobiliser et à resensibiliser nos chaînes RH, notamment dans les armées, pour obtenir une vigilance maximale.

Je n’ai pas la prétention de dire que notre dispositif est étanche, en tout cas il est robuste et il est en amélioration constante depuis 2015. Cela, je peux l’affirmer.

M. le président Éric Ciotti. Ce dispositif a-t-il été renforcé depuis le 3 octobre 2019 ? Avez-vous lancé un appel à la vigilance supplémentaire en interne ?

Amiral Philippe Hello. Depuis le 3 octobre 2019, nous avons simplement pris des mesures de sensibilisation, en lien avec le cabinet du ministre, à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique.

J’ai interrogé de nouveau formellement tous les DRH d’armées pour m’assurer que nous n’avions pas de cas qui nécessiteraient d’activer la commission de l’article L. 4139-15-1 du code de la défense. Nous avons donc refait un balayage complet de tous les cas potentiels.

Par ailleurs, depuis novembre 2019, nous bénéficions d’un guide interministériel élaboré par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et auquel le ministère des Armées a largement contribué, qui détaille les dispositions applicables au recours à cette commission.

M. le président Éric Ciotti. Vous nous avez donné des éléments précieux, je vous en remercie. Je vous redis notre confiance et notre soutien.

 

 

 


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Audition du jeudi 5 mars 2020

À 11 heures : M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le ministre, merci beaucoup pour votre présence devant notre commission d’enquête. Nous avons décalé la présente audition, initialement prévue le 4 mars, compte tenu des obligations qui étaient les vôtres – notamment la réunion du Conseil « Justice et affaires intérieures » de l’Union européenne à Bruxelles.

C’est avec plaisir que nous vous entendons ce jour au terme des travaux de notre commission. Celle-ci a en effet une durée de vie qui la conduira jusqu’au 15 avril 2020, M. le rapporteur devant remettre son rapport au président de l’Assemblée nationale début avril.

Votre audition constitue ainsi la dernière à laquelle nous procédons.

Nous avons souhaité conduire nos travaux essentiellement à huis clos. Nous avons également tenu à les mener loin de toutes considérations politiciennes. Cela a été rappelé le 4 mars au cours d’un échange de vues avec tous les membres de la commission. À cette occasion, les groupes qui se sont exprimés ont souligné à l’unanimité l’état d’esprit qui a présidé à la conduite des travaux de notre commission. Ces travaux se sont faits dans la sérénité, avec la volonté de déboucher sur des propositions concrètes ayant pour seul objectif – au-delà des débats – l’élévation de notre degré de sécurité à l’intérieur des services de renseignement mais aussi, plus généralement, au sein des forces de sécurité et pour tous les emplois concourant à la sécurité nationale.

Avant de vous céder la parole, monsieur le ministre, pour notre quarante et unième audition, je souhaiterais revenir sur quelques constats dressés par notre commission et sur lesquels vous pourrez réagir.

Tout d’abord, je crois pouvoir exprimer une position unanime en disant qu’au gré de nos auditions nous avons eu un sentiment de sidération. Il tenait bien sûr à la gravité des faits. Nous avons auditionné des collègues à la fois de l’auteur et des victimes – puisqu’ils travaillaient dans le même bureau. Nous avons mesuré le traumatisme qui a frappé la préfecture de police. Et nous rappelons aujourd’hui devant vous le respect, la considération, la reconnaissance et l’émotion que nous portons aux personnels qui ont été directement victimes de cet attentat.

Ce sentiment de sidération était également lié au fait que cette situation ait été possible malgré l’addition répétée dans le temps, plusieurs années avant la commission de cet attentat, de signaux pouvant individuellement être qualifiés de faibles mais qui ont convergé et qui auraient justifié, presque chacun d’entre eux, que Mickaël Harpon ne se trouve plus physiquement dans un service aussi sensible. Nous l’avons d’ailleurs souligné avec M. le rapporteur lors d’un point d’étape qui s’est tenu il y a quelques semaines. Car il s’agissait certes d’un service de renseignement du second cercle, mais d’un service engagé de façon très importante dans la lutte contre le terrorisme.

Ces signaux n’ont pas été pris en compte. Le premier de ces éléments est sans doute la conversion de Mickaël Harpon à l’islam à la suite de son mariage il y a une dizaine d’années – mariage religieux, avant un mariage civil.

Le deuxième élément est l’évolution de son comportement, qui traduit une pratique plus rigoriste de sa religion : certaines personnes auditionnées nous ont indiqué qu’il ne faisait plus la bise aux femmes.

Il s’est surtout produit un incident qui nous a été relaté, qui a presque eu une traduction physique avec l’un de ses collègues, après l’attentat contre Charlie Hebdo. Nous pouvons situer cet événement au cours du mois de janvier 2015, quelques jours après les attentats qui ont terriblement frappé notre pays.

Il faut aussi citer la fréquentation par Mickaël Harpon d’une mosquée accueillant des personnes inscrites au fichier des personnes recherchées (FPR) et fichées S à ce titre – notamment un imam qui faisait par ailleurs l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

Une phrase, prononcée par l’un des collègues de Mickaël Harpon, traduit cette sidération : « Nous ne nourrissions pas de craintes physiques par rapport à Mickaël Harpon. Mais, c’est vrai, nous avions une inquiétude sur le fait qu’il puisse être l’objet de manipulations pouvant le conduire à capter des données extrêmement sensibles auxquelles il avait accès compte tenu de son habilitation. »

Ces éléments nous ont conduits à dresser un constat. Je le dis avec objectivité, monsieur le ministre. Ces faits précèdent votre arrivée en responsabilité et sont quelquefois très anciens. Or ils traduisent, je le crois, une défaillance collective d’une structure qui n’a pas su s’autoprotéger.

Ces signes n’auraient dû en aucun cas rester sans suite dans un service aussi sensible. C’est en tout cas notre constat.

Ce constat amènera M. le rapporteur à formuler des propositions. Nous y reviendrons. Mais, au-delà des failles individuelles, il s’associe selon nous structurellement à une faille collective dans l’organisation de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) au sein de nos services de sécurité et de renseignement.

Nous avons aussi des questions sur le parcours de l’imam de la mosquée de Gonesse que fréquentait Mickaël Harpon. En effet, lui aussi – c’est sans doute une autre faille, là encore assez ancienne – s’est maintenu sur le territoire national alors qu’il n’aurait plus rien eu à y faire si avait été exécutée l’OQTF dont il a fait l’objet.

Notre constat est donc le suivant : compte tenu des signes cités plus haut, Mickaël Harpon n’avait rien à faire dans un service aussi sensible. Et l’imam de Gonesse qui a fréquenté Mickaël Harpon n’aurait plus rien eu à faire sur le territoire national – charge à l’enquête judiciaire d’évaluer le degré ou l’absence d’influence de l’un vers l’autre.

Nous voyons là deux failles majeures, qui sont sans doute à la source de cette tragédie qui a frappé en son sein une institution majeure de la République.

Nous aurons ensuite des propositions et des questions, relatives notamment à la façon dont nous pouvons élever le degré de protection de nos services de renseignement et de sécurité.

Une question est également souvent revenue devant notre commission : celle des modalités de prise en compte des signalements. Où placer le curseur entre le risque d’une dénonciation illégitime pouvant conduire à de la délation, et un indispensable principe de précaution ?

Parallèlement se pose aussi la question de la difficulté de nourrir des contentieux administratifs lorsque des mesures disciplinaires sont contestées. Vous savez combien ces contentieux peuvent être fragiles devant les juridictions. Comment faire pour que la charge de la preuve relève aussi du niveau de l’intérêt général et non plus du seul intérêt individuel ? Cela revient sans doute à visiter un peu différemment nos principes actuels. Mais il s’agit pour nous d’un vrai sujet.

Voilà l’état du constat que nous dressons, des failles que nous avons pointées, et des propositions que nous voulons formuler. C’est pour cela que nous voulions vous auditionner dans la « dernière ligne droite » de nos travaux. Nous n’avons pas voulu organiser une messe médiatique qui aurait pu tourner, dans l’émotion, à un procès politique. Vous êtes venu, peu de temps après les faits, devant la commission des Lois. Des questions ont été posées. J’en ai posé, notamment sur la rapidité, après l’attaque, de votre prise de parole concernant la situation administrative de Mickaël Harpon.

Nous avons des questions de fond. Comment, ensemble – car je crois que nous poursuivons tous le même objectif – arriverons-nous à élever notre degré de protection ? Des mesures ont été prises. L’Inspection des services de renseignement (ISR) a formulé des propositions. Le Premier ministre a annoncé des mesures dans un communiqué publié le jour même où nous recevions le secrétaire général de l’ISR. Nous y avons vu d’ailleurs un lien positif.

Avant de vous laisser la parole, et conformément à l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires qui régit l’organisation des commissions d’enquête, je vous invite à lever la main droite et à jurer de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Christophe Castaner prête serment.)

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Tout d’abord, je vous remercie d’avoir bien voulu reporter la présente audition. Je sais que c’est une contrainte pour celles et ceux qui y sont présents ainsi que pour celles et ceux qui s’y étaient préparés et n’ont finalement pas pu y assister. Mais, vous l’avez dit, monsieur le président, un sommet exceptionnel du Conseil « Justice et affaires intérieures » lié aux tensions migratoires que nous connaissons en Europe, dans sa relation avec la Turquie, a été convoqué hier à Bruxelles. Comme il s’agissait d’une demande de la France, il m’était difficile de ne pas y être présent.

J’ai suivi dans la mesure du possible avec intérêt l’ensemble des travaux que vous avez conduits – non seulement la présentation du travail à mi-parcours, mais aussi celles des quarante auditions que vous avez réalisées qui m’étaient accessibles.

Au fond, votre travail intervient en parallèle, en écho ou en avant-garde des réflexions que nous devons conduire au sein du ministère de l’Intérieur, avec pour buts d’améliorer la sécurité des Français et de renforcer encore la qualité et la protection de notre système compte tenu de ce qu’il s’est passé.

Il y a cinq mois, le 3 octobre, un agent administratif, Mickaël Harpon, a, semble-t-il, décidé un passage à l’acte – l’enquête l’indiquera – et a commis ce parcours meurtrier sur lequel je ne veux pas revenir, si ce n’est en l’évoquant comme une tragédie humaine. En évoquant, je reprends vos mots, monsieur le président, ces vies perdues, et ces familles meurtries avec lesquelles nous sommes en contact presque permanent, car nous leur devons cet accompagnement.

Nous leur devons aussi la vérité, et la vérité sera évidemment celle que présentera la justice. L’instruction se poursuit et limite notre expression ici, et ce que nous savons à ce stade.

Nous leur devons aussi la vérité dans la mesure du possible, compte tenu du secret défense qui couvre l’organisation de nos services de renseignement.

Mais j’ai veillé, dans l’accompagnement des travaux de la commission, à ce que toutes les auditions puissent se dérouler de la meilleure façon, et ai tenu à m’assurer que personne, au sein du ministère de l’Intérieur, n’ait le moindre doute quant au fait qu’il fallait éclairer le mieux possible les travaux de votre commission. C’est indispensable, car nous savons que toute attaque est un échec, dont nous devons tirer des enseignements pour améliorer encore notre dispositif de protection.

Concernant Mickaël Harpon – et votre présentation, monsieur le président, va dans ce sens – des questions d’importance se posent, auxquelles nous devons répondre. Y a-t-il eu des signaux précurseurs, un signalement ? À quel niveau ? Comment ont-ils été pris en compte ? Ont-ils été traités comme ils auraient mérité de l’être ?

Vous avez rappelé un certain nombre d’éléments, je ne vais pas forcément les évoquer tous. Mais l’un est connu : un dysfonctionnement grave, en 2015, dont il faut tirer les leçons avec une certaine évidence.

Au fond, il faut construire nos travaux avec pour seul objectif de répondre à cette question : comment garantir une meilleure détection de la radicalisation au sein de l’État, en particulier au sein des services de renseignement ?

Vous l’avez dit, c’est effectivement une faille supplémentaire quand c’est au sein de nos services de renseignement qu’un tel événement se produit.

Afin de répondre à vos questions, je souhaite dire quelques mots, en tenant compte des limites qui sont les nôtres. Monsieur le président, vous êtes aussi membre de la délégation parlementaire au renseignement et vous avez la possibilité de solliciter des informations dans ce cadre.

Si vous avez besoin de quoi que ce soit sur ce sujet avant la conclusion de vos travaux, n’hésitez pas – je veillerais à ce que l’on puisse vous le fournir, même si ce n’est pas dans l’enceinte de votre commission d’enquête.

Il est nécessaire qu’au moment de clore vos travaux vous n’ayez pas de doute sur les éléments dont vous auriez besoin et dont vous souhaitez avoir connaissance. Plusieurs cadres peuvent le permettre. Celui-ci peut aider également à renforcer encore votre éclairage sur vos travaux.

Je souhaite articuler mon propos liminaire autour de trois temps.

J’évoquerai tout d’abord l’événement en lui-même, la journée du 3 octobre et ses suites. Puis j’en viendrai – comme vous l’avez fait, mais peut-être plus en détail – au profil de l’assaillant et aux manquements qui ont conduit à ce que la radicalisation ne soit pas signalée. Enfin, je ferai un point sur les mesures décidées afin qu’un tel drame ne puisse plus se reproduire.

Jeudi 3 octobre 2019, chacun a en tête ce qu’il s’est passé, je ne vais ni y revenir ni entrer dans les détails du parcours de l’auteur. Mais je sais qu’en sept minutes il s’est passé ce drame. En sept minutes, les dysfonctionnements que vous avez évoqués se sont révélés.

Les éléments qui nous sont transmis à ce moment vont dans le même sens, et sont confirmés d’ailleurs par Mme Françoise Bilancini qui dirige la DRPP : il n’y avait eu aucun signalement formel de radicalisation de l’agent, qui avait au contraire de bonnes notations et semblait interagir normalement avec ses collègues.

Il était notoire, certes – et vous l’avez rappelé, monsieur le président – que Mickaël Harpon s’était converti à l’islam et qu’il pratiquait le ramadan. Mais conversion à l’islam ne vaut pas radicalisation. Cela doit inviter à la vigilance et à la détection d’éventuels signaux faibles, et c’est le sens de votre propos. Car, comme vous l’a indiqué M. Laurent Nuñez, nous travaillons sur un faisceau d’indices qui doit permettre de déclencher un approfondissement de l’enquête.

La journée du vendredi 4 octobre des investigations ont permis un certain nombre de découvertes. Je reprends ici les mots de M. Jean-François Ricard, le procureur national antiterroriste. Des échanges de SMS entre Mickaël Harpon et son épouse, des échanges de ce dernier avec certaines figures susceptibles d’appartenir à la mouvance salafiste, et des témoignages de son voisinage ont notamment laissé penser à une probable radicalisation religieuse.

C’est ainsi que, plus de 24 heures après les faits, vendredi 4 octobre en fin de journée, le parquet national antiterroriste (PNAT) s’est saisi de l’enquête.

J’en viens aux raisons qui ont conduit à ce que la radicalisation probable – je dis bien « probable », car elle devra être établie dans le cadre de l’enquête – de Mickaël Harpon n’ait pas été détectée.

Il était, vous l’avez dit, notoire que l’auteur s’était converti à l’islam il y a une dizaine d'années. Il était notoire qu'il faisait le ramadan. Mais les amalgames ont été rapides et sont toujours rapides. Je veux donc le dire fermement : être musulman, ce n’est pas être radicalisé ; être musulman, ce n’est pas être terroriste.

Plusieurs questions se sont posées sur le comportement et les propos tenus par l’auteur au cours des dernières années. Une nouvelle fois, l’enquête est en cours. Elle seule permettra d’établir et de déterminer la réalité des faits et des nombreuses informations qui nécessitent d’être recoupées et confirmées. La parole d’une seule personne peut ne pas suffire à confirmer cela.

En tout état de cause, à l’heure actuelle, d’après les informations dont je dispose et qui proviennent d’un rapport de la DRPP, nous n’avons connaissance que d’un signalement informel potentiel – en juillet 2015, quelques mois après un commentaire de l’assaillant sur l’attentat commis contre Charlie Hebdo. Chacun l’a ici en tête.

Je ne commenterai pas cela plus avant. Mais il semble, d’après les éléments dont m’a fait part la DRPP, que ce témoignage n’ait pas été formalisé et ne soit pas parvenu au bon niveau hiérarchique.

Si tel est le cas, il s’agit d’un dysfonctionnement sérieux. C’est une faille, une faille grave. Toute la vérité et toutes les conséquences doivent en être tirées. Vos travaux doivent permettre aussi d’éclairer cela.

Je sais qu’un certain nombre de questions se sont posées sur les habilitations. Il semble, dans le cas de l’auteur, que tout était en règle au regard de la loi.

Il n’est pas exact de dire que les habilitations ne sont pas vérifiées régulièrement. S’il n’est pas possible de réévaluer chacune en permanence, des vérifications sont menées régulièrement, selon les échéances prévues par les textes – tous les sept ans dans le cas du secret défense (SD), conformément à l’instruction générale interministérielle (IGI) n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale que vous connaissez.

La dernière habilitation concernant Mickaël Harpon datait du 1er août 2013 et expirait en avril 2020.

Il convient toutefois de noter qu’avant 2017 les enquêtes d’habilitation consistaient, conformément aux textes, à des vérifications de fichiers – notamment ceux de services spécialisés. Avec l’arrivée de Françoise Bilancini à la tête de la DRPP en 2017, beaucoup de choses ont changé pour renforcer considérablement l’action du service, mais aussi le suivi des agents habilités en son sein.

Il y avait beaucoup de travail à mener. Je crois que vous l’avez constaté. Vous l’avez évoqué vous-mêmes, monsieur le président, monsieur le rapporteur.

Et ce travail a été entamé avec courage et pugnacité. Je le dis d’autant plus que je n’étais pas en responsabilité à ce moment-là. Et si le travail était encore en cours au moment de l’attaque, cela n’enlève rien à ce qui a été commencé.

Ainsi, à l’arrivée de Françoise Bilancini en 2017, la nouvelle direction de la DRPP a demandé que des enquêtes plus poussées soient menées sur les agents. C’est une tâche lourde. Cela n’avait cependant et malheureusement pas encore été le cas pour Mickaël Harpon.

En outre, si un signalement formel avait été réalisé, une enquête aurait pu être déclenchée – mais cela n’a pas été le cas.

Je reviens enfin sur notre action en matière de radicalisation, et sur les suites à donner à l’attaque de la préfecture de police.

Pour faire un bref retour dans le temps, la France ne s’est emparée que tardivement de la question de la radicalisation. Ainsi, quand la Grande-Bretagne investissait plus de 5 millions de livres pour traiter 1 million d’individus dans 75 collectivités britanniques entre 2007 et 2011, la France ne s’était pas encore mise en ordre de bataille.

Mais le retard pris depuis cette échéance a été en partie rattrapé, et doit achever de l’être.

Ainsi, en avril 2014, le premier plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes – plans de lutte antiterroriste, PLAT – a été présenté. Il permettait notamment de renforcer les signalements, émanant des familles comme des citoyens en général, par l’ouverture d’un numéro vert rattaché à l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT).

Par ailleurs, une stratégie de prévention de la radicalisation dans les territoires a permis, pour la première fois, de faire travailler tous les ministères ensemble sur ce sujet.

D’autres avancées ont été rendues possibles ensuite, comme la création du fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) en mars 2015, ou des groupes d’évaluation départementaux (GED) – évolution des états-majors de sécurité créés en 2014. Ces éléments offrent à mon sens une meilleure capacité de suivi, de coopération et d’action.

En 2017, dès la première minute de ce quinquennat, nous avons posé la lutte contre le terrorisme comme une priorité absolue. Et vous avez, par les lois que vous avez votées, renforcé considérablement notre action.

Je pense à la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT, la première de la législature, qui nous a permis de sortir de l’état d’urgence tout en maintenant notre exigence en matière de sécurité – notamment par un suivi des individus radicalisés et par des mesures facilitant la fermeture de lieux de culte se changeant en officines de haine.

Il y a des limites à cela et j’ai eu l’occasion dans cette même salle il y a quelques semaines de rendre compte de la situation et de ses limites par la présentation du rapport annuel sur la mise en œuvre de la loi SILT. Je sais que vous réfléchissez aussi à ces questions, monsieur le président.

Nous avons d’autre part renforcé les moyens de suivi et de contrôle des individus radicalisés. Nous avons considérablement modernisé le FSPRT. Nous avons amélioré notre suivi, notamment de toutes les personnes jugées pour des actes de terrorisme sortant de prison, ce qui était impératif et n’avait pas été fait auparavant. Il y a même eu une rupture dans le quinquennat précédent, entre deux ministres de la Justice sur ces questions. Mais je crois que chacun le sait ici.

Nous avons aussi réorganisé notre lutte contre le terrorisme pour la rendre plus efficace. La direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a été désignée chef de file, et nous avons renforcé les moyens, notamment humains, en lançant le recrutement de 1 900 agents du renseignement, dont 1 200 pour la DGSI.

Contre la radicalisation, nous avons adopté successivement un grand nombre de mesures.

La première étape a été posée en février 2018 quand, à Lille, le Premier ministre a présenté les mesures du plan national de prévention de la radicalisation – toujours avec l’ambition la plus interministérielle possible, car il est indispensable d’agir à ce niveau pour mieux détecter, mieux travailler ensemble et agir par tous les moyens pour stopper la radicalisation.

C’est à ce moment d’ailleurs qu’a été lancé un travail spécifique dans quinze quartiers prioritaires dans lesquels a été déployé un plan de lutte contre la radicalisation qui a conduit à la fermeture de quinze lieux de culte, de douze établissements cultuels et associatifs, de quatre écoles et de plus de 150 commerces et débits de boissons liés à cette activité séparatiste.

Face aux résultats obtenus, nous avons décidé de généraliser cette méthode de vigilance et d’utilisation de tous les moyens légaux possibles pour limiter la propagation de la radicalisation.

En novembre 2018, nous nous sommes concentrés sur la radicalisation dans le sport, avec une circulaire spécifique qui a permis 170 contrôles d’établissements sportifs, la fermeture de cinq d’entre eux et une déclaration d’incapacité d’exercer pour sept autres.

Dans le même mois, au moyen d’une autre circulaire, nous avons renforcé le dialogue entre les préfets et les collectivités locales.

En novembre 2019, nous avons franchi une nouvelle étape avec la volonté d’élargir à l’ensemble du territoire la méthode évoquée pour les quinze quartiers particulièrement prioritaires.

Enfin, à Mulhouse il y a quelques jours, le Président de la République a franchi un nouveau cap : en nous emparant plus encore de la question du séparatisme islamiste, nous nous attaquons aux germes de la radicalisation et aux racines de l’action violente.

Ce sont quelques jalons, sur lesquels nous pourrons discuter mais qui montrent la conscience collective – je crois vraiment qu’elle est collective – de notre engagement sur ces sujets de la part de l’ensemble de la classe politique mais aussi de l’ensemble des acteurs. Je pense à l’exécutif, mais aussi à la vigilance parlementaire.

Je veux aussi évoquer quelques sujets très précis, dans la suite des travaux de MM. les députés Éric Diard et Éric Poulliat qui avaient montré combien la question de la radicalisation devait être une préoccupation forte et majeure dans les services publics. Nous retrouvons ici le cadre de la discussion que nous avons.

S’agissant, par exemple, de la détection et de la formation, les différents plans de lutte contre la radicalisation ont été particulièrement allants. J’ai déjà évoqué le numéro vert créé en 2014, et qui a fait l’objet d’importantes mesures de publicité. Le site internet http://www.stop-djihadisme.gouv.fr/ a également permis d’obtenir des résultats non négligeables.

Dans l’administration, nous avons désigné des référents radicalisation en pleine maîtrise des enjeux, qui ont permis et permettent encore de former les personnels à la détection de tous les signaux et de tous les indices de radicalisation.

Des grilles, largement diffusées dans l’administration comme dans le grand public, aident à évaluer ce que l’on pense être des signes de radicalisation.

Et, puisque nous parlons de détection et de signalement, je veux rappeler aussi que les signalements ne valent pas enquête : ce sont seulement des services spécialisés et des enquêteurs formés qui doivent évaluer le risque.

Dans le cas de Mickaël Harpon, la faille ne tient pas, je le crois, aux mécanismes de vérification ou de mise à l’écart des personnes soupçonnées de radicalisation, mais bien à l’absence de signalement formel au bon niveau, au niveau adapté de la hiérarchie.

Vous l’avez rappelé, monsieur le président, deux rapports ont été demandés par le Premier ministre à l’ISR. Le premier portait spécifiquement sur la préfecture de police et l’usage idoine des procédures de détection pendant toute la période que l’assaillant a passée en poste. Le second rapport concernait plus largement toutes les questions de détection dans les services de renseignement.

À la suite de ces rapports, nous avons immédiatement – pour ce qui nous concerne, au ministère de l’Intérieur – ouvert plusieurs chantiers avec pour consignes claires de faire preuve de la plus totale vigilance et de resserrer toujours plus les mailles du filet.

Concernant les habilitations, d’abord, plusieurs décisions ont été prises. Un traitement renforcé et prioritaire des habilitations de l’ensemble des agents servant au sein des services de renseignement est notamment prévu d’ici 2021. Une enquête visant à améliorer la gouvernance et la conduite du processus d’habilitation et des enquêtes de sécurité, menée par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), sera également engagée d’ici juin 2020.

Surtout, à partir du deuxième trimestre 2020, donc dans les semaines à venir, l’ensemble des enquêtes d’habilitation pour les services de renseignement dépendant du ministère de l’Intérieur seront menées par la DGSI. Cela veut dire que nous mettons fin aux enquêtes d’habilitation menées par la DRPP.

Concernant les recrutements, des décisions ont également été prises, que nous appliquons dès cette année, notamment la généralisation du principe d’habilitation préalable à toute prise de fonction dans l’un des services de renseignement.

Par ailleurs, depuis le 15 janvier 2020, les cas de radicalisation au sein des forces de sécurité intérieure et des services de renseignement font l’objet d’un suivi centralisé.

D’autres mesures suivront, car nous n’aurons jamais de cesse de renforcer notre attention en matière de radicalisation.

Je sais que parmi les questions qui se posent figure celle du positionnement de la DRPP. Nous devons comprendre que les relations entre la DGSI et la DRPP sont aujourd’hui très fluides, et qu’elles se sont d’ailleurs considérablement renforcées depuis l’arrivée de Françoise Bilancini.

Nous devons aussi bien garder en tête que la DGSI est d’ores et déjà compétente pour l’intégralité du territoire national, y compris Paris et la petite couronne. Les deux services sont complémentaires car ils n’ont pas le même champ d’action. Ainsi, la DGSI se concentre sur le haut du spectre, c’est-à-dire les personnes considérées comme les plus dangereuses ou les plus susceptibles de passer à l’action, tandis que la DRPP agit pour sa part sur le bas et le milieu du spectre, c’est-à-dire sur les individus que nous suivons et que nous soupçonnons, ou encore sur des structures à risque. Ce sont bien deux missions complémentaires.

L’échange d’informations entre ces services est constant. Une convention de partage d’informations les unit, et aucun renseignement collecté par la DRPP n’échappe à la DGSI.

Croire que l’un enlève quelque chose à l’autre ou que l’un serait fongible dans l’autre reviendrait à mon sens à ne pas prendre en compte les spécificités de ces services, de leurs missions et de nos besoins en matière de renseignement.

Le drame du 3 octobre a profondément marqué nos forces de l’ordre et nos services de renseignement. Il s’agit d’une situation grave, sérieuse, qui pose des questions auxquelles nous avons voulu immédiatement apporter des réponses. Mais nous n’avons pas apporté toutes les réponses, y compris aux questions qui sont apparues pendant vos travaux et auxquelles nous veillerons, en lisant leur conclusion, à répondre, ainsi qu’aux questions qui se posent dans le cadre de l’instruction judiciaire en cours.

Mais il était nécessaire d’agir et de réagir vite.

Notre combat collectif contre la radicalisation, en particulier chez nos forces de sécurité intérieure, ne s’arrête pas.

Je me tiens à votre disposition pour tenter de répondre à l’ensemble de vos questions. Peut-être pourrons-nous revenir sur deux points que vous avez évoqués, monsieur le président : l’analyse des signes de radicalisation et la faille que vous avez qualifiée de « majeure » dans les modalités de prise en compte du signalement, ainsi que la question plus précise de l’imam de Gonesse.

M. le président Éric Ciotti. Avant de passer la parole à M. le rapporteur, je souhaiterais soulever une question globale. Nous sommes cinq mois, presque jour pour jour, après l’attentat qui a frappé la préfecture de police de Paris. Aucune décision d’organisation ou de réorganisation n’a été prise à ce stade.

Je parle ici de décision collective, plus que de décisions individuelles – même si certaines décisions individuelles auraient pu ou pourraient intervenir. Et nous avons auditionné des personnes que nous avons senties fortement ébranlées, traumatisées par cette situation.

À ce stade, aucune décision individuelle et aucune décision collective n’ont donc été prises.

Monsieur le ministre, envisagez-vous d’aller sur ce terrain ? Avez-vous une réflexion sur certaines conséquences administratives, organisationnelles ou structurelles qui peuvent, doivent ou auraient dû être tirées après les événements de la préfecture de police ?

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Plusieurs décisions ont été prises, notamment celle que je viens d’évoquer relative au traitement des habilitations et au fait de rompre la convention, pourtant récente, portant sur ce sujet. Cela me permet de souligner à nouveau, comme je l’ai fait dans mon propos liminaire, le travail de Mme Bilancini et de ses collaborateurs.

Je salue ce travail d’abord parce que, comme chacun sait, ils ont été meurtris car touchés au cœur, et marqués par un questionnement qu’ils ont tous eu par rapport à leur propre responsabilité – c’est vrai pour le ministre de l’Intérieur, mais c’est vrai aussi pour celles et ceux qui sont sur le terrain et qui ont perdu leurs proches. Face à cette émotion, j’ai toujours voulu les soutenir et je continue à le faire.

Mais je salue aussi ce travail parce que je sais ce qui a été fait sous l’autorité de Françoise Bilancini.

Nous avions en février 2019 formalisé un protocole de travail avec la DGSI. M. Laurent Nuñez a évoqué également devant vous le travail de formation qui avait été conduit au sein de la DGSI pour les agents de la DRPP.

Mais la première décision qui a été prise a conduit à ce que l’habilitation accordée au sein de la préfecture de police soit désormais délocalisée – ainsi que certains personnels de la DRPP – et traitée directement par la DGSI.

Il faut tenir compte également de plusieurs circulaires du préfet de police et du directeur général de la police nationale (DGPN), ainsi que de consignes strictes passées au sein de la gendarmerie nationale visant par exemple à automatiser les signalements, à tous les niveaux d’évaluation, et ce quel que soit leur niveau d’indice. L’objectif est que les professionnels, les spécialistes, toutes les personnes formées au signalement puissent agir et réagir sur ce sujet.

En outre, des réorganisations plus structurelles sont à venir, notamment au sein de la préfecture de police et de la DRPP. Je sais que vous avez échangé avec M. Laurent Nuñez à ce sujet. Je ne souhaite pas forcément attendre l’aboutissement du Livre blanc de la sécurité intérieure pour valider certaines modifications relatives au niveau d’information, et à une approche plus partagée à l’échelle de la région Île-de-France visant à éviter de potentielles ruptures entre la préfecture de police et les départements franciliens non couverts par celle-ci.

Ces décisions n’attendront pas l’aboutissement du Livre blanc ou une traduction législative, car elles n’ont pas besoin de texte de loi.

M. Florent Boudié, rapporteur. M. le président de la commission l’a rappelé, il était important que nous nous voyons dans un temps éloigné de l’événement, loin de l’émotion – toujours présente, toujours forte bien sûr – afin de pouvoir aborder ces questions avec le calme et la sérénité nécessaires au travail parlementaire et en tirer des leçons et des constats.

Nous avons conduit une quarantaine d’auditions rassemblant tout ce que comptent de responsables le monde du renseignement et le monde de la sécurité publique de façon générale.

Au fond, notre constat, après cinq mois de travail, est assez simple.

Quelques jours après le 7 janvier 2015, quelques jours après que les propos de l’auteur de l’attaque ont été prononcés, un signalement formel aurait dû immédiatement être transmis par la voie hiérarchique.

C’est le premier constat : ce signalement n’a pas eu lieu. Cela constitue, comme vous l’avez dit, monsieur le ministre, et je reprends vos mots, une faille majeure.

Le deuxième constat est le suivant : cette personne aurait dû se voir retirer immédiatement – à la suite au moins de ces propos, par conséquent plus de quatre ans avant son passage à l’acte – son habilitation à travailler dans un service de renseignement.

Ces constats sont préoccupants car il nous semble qu’ils traduisent des dysfonctionnements non seulement individuels, mais aussi organisationnels et structurels.

La culture de la vigilance à l’égard du risque de vulnérabilité interne – et non seulement du risque de radicalisation – des agents de renseignement était sans doute insuffisamment présente. La directrice actuelle de la DRPP a été d’ailleurs missionnée pour réintroduire de l’exigence là où, manifestement, il en manquait singulièrement. Et il nous semble que nos auditions ont permis de traduire cette réalité, au moins postérieure à 2017.

Il convient de relever aussi un état d’esprit interne à la DRPP ou à une partie de cette direction. Cet état d’esprit est très professionnel, très appliqué, très performant lorsqu’il s’agit de tâches de renseignement tournées vers l’extérieur, mais il est très insuffisant et fonctionne très mal lorsqu’il s’agit de vigilances à l’égard de risques internes.

Nous avons pu sentir une sorte d’état d’esprit quasi familial. Pardon de le qualifier de cette façon, peut-être un peu caricaturale. Une forme d’autoprotection, ou d’autocécité, s’appliquait néanmoins vis-à-vis de plusieurs risques de vulnérabilité interne sur lesquels une vigilance permanente aurait dû, nécessairement, s’exercer.

Notre constat est donc sévère, s’agissant des séries de dysfonctionnements et de failles qui ont permis de placer l’auteur de l’attaque dans une forme d’angle mort. Cet angle mort n’aurait jamais dû être aussi large, au sein d’un service de renseignement.

Voilà, en quelques mots, nos constats.

Vous avez eu raison, monsieur le président, de parler de consternation. En effet, je crois que, quels que soient nos sensibilités et notre niveau de connaissance des sujets liés au renseignement et à la sécurité publique, nous avons été tous consternés par un certain nombre d’éléments qui nous ont été communiqués.

Je voudrais revenir sur l’un des éléments que vous avez évoqués, monsieur le ministre, afin de pousser la réflexion un peu plus loin.

Au fond, deux options se présentent à nous pour guider nos recommandations.

La première serait de considérer que, partant des constats que j’ai indiqués et que vous partagez, me semble-t-il, une possibilité serait d’élever les standards de sécurité interne afin de les aligner sur les exigences existant dans d’autres services de renseignement, notamment du premier cercle – DGSE (direction générale de la sécurité extérieure) et DGSI.

L’autre possibilité serait d’apporter à ce qui nous semble être un dysfonctionnement structurel une réponse structurelle, au moyen d’une réforme organisationnelle.

Je voudrais que l’on revienne sur ce sujet. À votre sens, monsieur le ministre, quels sont les éléments susceptibles de justifier, ou au contraire, de s’opposer à une telle réforme ? Sur le plan opérationnel, et à l’aune de l’exigence de sécurité et de vigilance qu’il nous faut avoir en interne, quels éléments pourraient-ils nous conduire à écarter, ou au contraire, à encourager la piste d’une réforme profonde de la DRPP ?

Faut-il la faire disparaître ? La question peut être posée, et nous sommes ici pour poser des questions parfois ouvertes. Se justifie-t-elle encore ? Faut-il simplement clarifier certaines de ses missions, notamment en matière de lutte antiterroriste ? Ne faudrait-il pas faire passer cette dernière au sein de la DGSI ?

Il nous semble donc qu’à travers les failles que nous avons pu rencontrer au cours de nos cinq mois de travaux, il n’est pas impossible qu’il soit pertinent de soulever la question de réformes profondes, structurelles, interrogeant le devenir même de la DRPP.

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Je reviens tout d’abord sur la dimension du dysfonctionnement individuel.

J’ai encore en tête les échanges que j’ai pu avoir le jour de l’attentat, mais aussi depuis lors, avec plusieurs collègues de Mickaël Harpon. Or il est étonnant de voir combien la dimension personnelle peut jouer face à des événements qui apparaissent aujourd’hui, je ne le conteste pas, comme devant justifier l’alerte, ou comme des éléments qui auraient dû conduire à l’engagement d’une procédure susceptible d’aboutir au retrait de l’habilitation de Mickaël Harpon, voire à d’autres formes d’évolutions ou de sanctions professionnelles. Une dimension liée à sa personnalité est en effet intervenue à l’époque.

Nous sommes à hauteur d’homme. Nous sommes dans des services qui travaillent ensemble. Dans des services qui ont aussi – et cela a été peu abordé – pris en compte la question du handicap de Mickaël Harpon. Cela m’a été dit et rapporté. Parce qu’il avait cette dimension de gêne et d’empêchement dans sa communication, cela a pu conduire certaines personnes à minorer des faits qu’ils n’auraient pas forcément pardonnés à d’autres. Tout cela relève d’une dimension humaine.

Cela montre qu’il nous faut un cadre formel susceptible d’empêcher que cette dimension humaine nous rende moins alertes sur le sujet.

Je l’évoque, non pour défendre qui que ce soit, mais parce que je sais que cette dimension est présente. Il faut effectivement, par la méthodologie et par l’approche structurelle, veiller à ce qu’il n’y ait jamais de faille dans le système parce que l’on aurait trop pris en compte cette dimension.

Mais notre système s’appuie sur des femmes et des hommes, qui ont, comme nous tous, des forces et des faiblesses. Cela vaut pour le ministre, cela vaut pour le parlementaire, cela vaut pour chacun de nos policiers ou de nos gendarmes. Il faut donc les protéger, à l’aide d’un dispositif de signalement qui doit être renforcé.

C’est ce que nous avons fait. Ainsi, les deux circulaires du 25 novembre 2019 – dont, je pense, vous avez connaissance mais que je peux si besoin vous communiquer – du préfet de police et du DGPN exigent que tous les indices de radicalisation fassent l’objet d’une transmission. Elles établissent également une grille de vigilance qui doit être transmise et remplie par la voie hiérarchique. Elles prévoient en outre que l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) soit saisie et puisse instruire de façon systématique tous les signalements, et que les signalements soient transmis à la DGSI et à l’état-major permanent (EMAP) que j’ai installé en janvier 2019 pour pouvoir agir sur ces sujets.

Depuis le 3 octobre 2019, l’EMAP – rassemblant l’ensemble des services travaillant sur les questions dont nous parlons – a été saisi de 287 signalements. Il est entré dans sa phase opérationnelle en janvier 2019, puis est monté en puissance en fin d’année.

Ce sont des mesures que nous avons prises pour protéger le système, mais aussi pour protéger l’individu, l’homme – j’insiste sur ce point – susceptible de commettre une erreur d’appréciation car il prend en compte une dimension personnelle, qu’il ne faut pas négliger.

La commission a raison de poser la question du contrôle interne. C’était d’ailleurs l’objet du travail conduit dans le cadre des deux rapports de l’ISR.

Les réformes organisationnelles prennent du temps, mais peuvent être aussi un risque. Et votre questionnement vise précisément à mesurer cela.

Toutes les questions doivent être posées, y compris les questions organisationnelles. Mais faut-il bouleverser l’organisation actuelle qui a connu des évolutions récentes au regard d’événements qui ont eu lieu il y a cinq ans ? Il faut faire attention à la proportionnalité de la réponse apportée, et aux risques de déstabilisation du service potentiellement contenus dans les propositions que nous allons faire – que vous ferez et que nous mettrons en œuvre, si nous les mettons en œuvre. Mais cela n’empêche pas l’exigence.

J’ai abordé la différence de niveau de travail qui s’observe entre la DGSI et la DRPP – entre le bas, le milieu et le haut du spectre.

Ce qui compte pour moi, c’est aussi l’avis des professionnels, c’est-à-dire de ceux qui exercent les responsabilités à la DGSI ou à la DRPP, qui portent le même niveau d’exigence que vous et qui le vivent au quotidien. Or ils ne souhaitent pas ce rapprochement, car ils ont le sentiment que cela affaiblirait le système.

Enfin, le préfet de police a besoin, dans son dispositif – comme tous les préfets dans les départements – de pouvoir s’appuyer sur un service de renseignement qui est utile pour d’autres sujets que la lutte contre le terrorisme. Il faut donc faire attention à ne pas affaiblir toute la dimension du travail des services de renseignement au motif qu’une faille évidente s’est produite dans un système en 2015, à partir de laquelle plusieurs corrections ont été apportées.

Telles sont les raisons pour lesquelles je ne suis pas favorable au rattachement de la DRPP à la DGSI.

Le travail de la DRPP n’est pas le cœur de métier de la DGSI. Nous perdrions une expérience sur le bas du spectre, qui ne relève pas de la fonction de la DGSI. Et nous fragiliserions le travail de la DGSI sur le haut du spectre en raison d’un nombre de dossiers trop élevé et d’une potentielle absence de filtres.

C’est sur cet équilibre qu’il faut travailler.

Nous serons évidemment à l’écoute de vos préconisations. Si vous émettez cette préconisation, je testerai formellement les services. Et je serai prêt à revenir devant la commission des Lois sur ce sujet, pour poursuivre votre réflexion. Car cette évaluation doit être conduite à mon sens de façon permanente.

Une très forte élévation des standards de sécurité interne a donc été opérée. Il est nécessaire qu’elle soit plus forte encore – même s’il ne s’agit pas du premier cercle, mais dès lors que l’on touche à la question de l’habilitation SD et que l’on fait face à un accès à un niveau d’information susceptible de faire courir un risque à la sécurité nationale.

S’agissant de la réforme structurelle, je vous ai dit ce que j’en pensais. Non que je sois contre les réformes structurelles. Nous en proposerons d’ailleurs probablement dans le Livre blanc pour l’ensemble de la police, y compris pour la préfecture de police. J’en ai proposé deux qui sont significatives, il y a quelque temps, au Premier ministre – l’une sur la question du renseignement, l’autre sur celle de la gestion du pôle migratoire en Île-de-France. Je ne suis donc pas du tout réservé sur la nécessité de faire bouger les choses.

À l’inverse, je ne souhaite pas considérer qu’au motif que la préfecture de police constituerait un État dans l’État et que, depuis des années, tous les ministres de l’Intérieur ont rêvé un jour de clouer au pilori cette institution, il y aurait une victoire à l’affaiblir. Je n’en tirerais aucune gloriole et ce ne serait pas une victoire si cela revenait à faire baisser le niveau des standards de sécurité que nous devons aux Français.

M. le président Éric Ciotti. Je souhaite faire part d’une réflexion dans l’esprit de ce que vient de rappeler M. le rapporteur. Nous avons ce débat : faut-il élever le degré de protection au sein de la préfecture de police – et, plus précisément, à la DRPP – ou faut-il aller vers une réforme plus ambitieuse ? Nous avons entendu votre point de vue.

La commission fera, souverainement, des propositions, portées par le rapporteur. Et vous aurez à les entendre ou à ne pas les entendre, selon le choix de l’exécutif. Mais, pour éclairer notre décision collective, je vous rappelle que j’ai déjà présidé une commission d’enquête début 2015. Nos travaux ont commencé trois jours après l’attentat commis contre Charlie Hebdo. Nous avions évoqué à l’époque un point qui nous avait heurtés. Il s’agissait d’une rupture dans le suivi d’un des deux frères Kouachi. Ce dernier était préalablement suivi par la DRPP, mais ce suivi avait été interrompu en raison d’un chevauchement de zones territoriales de compétence.

J’avais souligné ce point au moment de cette commission d’enquête, dont le rapporteur était M. Patrick Mennucci. Il s’agissait d’un point majeur dans le suivi d’une des personnes responsables de ce drame épouvantable de 2015, point de départ de ce « long chemin tragique », pour reprendre l’expression utilisée par l’un des responsables du renseignement de l’époque.

Le problème que nous évoquons ce jour s’est donc déjà produit.

Il faut rappeler également ce qu’il s’est passé à Saint-Étienne-du-Rouvray, au niveau de l’échange d’informations entre la DRPP et la DGSI.

Nous sommes là dans un domaine extraordinairement sensible, qui participe au premier plan de la sécurité nationale.

Nous faisons face aussi, mais dans un autre cadre, à une accumulation de signaux – j’utilise peut-être ce terme mal à propos – ou à tout le moins de faits qui convergent pour souligner que nous avons déjà pointé ces difficultés.

Nous ne pouvons pas simplement nous contenter de dire que « c’est la faute à pas de chance » et qu’il nous suffit d’élever un peu notre degré de sécurité. J’ai le sentiment qu’il nous faut montrer une plus grande détermination dans nos réponses.

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Je reprends totalement votre niveau d’exigence. Mais je ne peux pas laisser prospérer une interprétation qui a été faite de deux affaires, dans lesquelles il n’est pas établi qu’il y ait eu des dysfonctionnements. Je reprends ici tout ce qui a été dit à l’époque par des personnalités comme Bernard Cazeneuve, René Bailly ou Patrick Calvar, qui exerçaient leurs fonctions sur l’ensemble de la chaîne. Je ne veux pas que l’on laisse penser qu’il serait établi que des dysfonctionnements avaient eu lieu.

Des articles de presse ont été publiés, des positions politiques ont été prises. Mais cela n’établit pas une vérité. Je tiens d’ailleurs à votre disposition le rappel de ces éléments.

La surveillance de Saïd Kouachi avait été interrompue en juin 2014 parce qu’il avait été établi, dans l’analyse menée par les services, qu’il ne vivait plus en région parisienne mais s’était installé à Reims. Mais, alors qu’il a été dit dans d’autres cercles que ce n’avait pas été le cas, la DGSI avait bien été informée de ce déplacement – cela est confirmé d’ailleurs par René Bailly, DRPP à l’époque, et par Patrick Calvar, alors directeur général de la sécurité intérieure, ainsi que dans un rapport de l’ISR à ce sujet.

J’ai lu aussi beaucoup de choses à l’époque – j’étais député – sur l’attentat de Saint-Étienne-du-Rouvray. On a fait dire à une note de la DRPP que l’on savait qu’un passage à l’acte était attendu. La réalité est très différente. Cette note ne comportait aucun caractère d’urgence, s’inscrivait dans le travail quotidien délivré par le service et ne visait spécialement ni la date ni le lieu de l’attentat, ni même la commune où il a été commis. Oui, un risque avait été évoqué, mais sans précision. Si une précision avait été donnée, des alertes auraient été déclenchées.

Je sais aussi qu’un troisième fait est reproché concernant la communication entre les différents services, lié au relâchement de la surveillance de Samy Amimour – sur lequel il y a une part de doute.

On en a parlé. Ce n’est pas forcément établi. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu de dysfonctionnements. Mais nous avons tenté d’y répondre. Et j’ai le sentiment que la communication fonctionne mieux avec la DGSI comme chef de file et avec la création de l’EMAP en janvier 2019. Toutes les semaines, tous les dossiers – y compris ceux portant sur des signes de radicalisation concernant des fonctionnaires et pas seulement des policiers – remontent à l’EMAP et sont traités dans ce cadre.

Le système est-il parfait ? Non. Mais son niveau a été considérablement relevé, et je vous invite à prendre cela en compte.

Ce n’est pas un reproche que je vous fais, mais il est toujours tellement plus facile d’évaluer une situation a posteriori. Ce qui compte, c’est d’appréhender l’amont et de faire en sorte que l’on puisse améliorer les standards.

Je ne veux pas revenir sur ces trois affaires, mais cela a été trois mauvais procès, qui partaient certes de situations qui auraient pu être meilleures. Cela n’enlève donc rien à la nécessité d’élever les standards que vous avez évoquée, monsieur le président.

M. le président Éric Ciotti. S’agissant de la rupture du suivi de M. Saïd Kouachi, ce n’est pas un article de presse qui l’a pointée, c’est une commission d’enquête parlementaire, après l’audition sous serment des protagonistes. Les auditions auxquelles nous avions procédé à l’époque en font foi.

Vous avez rappelé le cœur de la difficulté apparue à l’époque : une écoute qui bornait à Reims, et qui ne relevait donc plus de la zone territoriale de la DRPP. La question se pose. L’information a peut-être été diffusée entre les deux services. Nous ne l’avions pas établi très clairement. Nous avions en tout cas pointé cette difficulté.

Je vous félicite pour la création de l’EMAP, qui marque un grand progrès. Mais l’exigence de coordination souligne les failles de la coordination précédente. À mon sens, plus les organisations sont centralisées, moins l’exigence de coordination s’impose. Quand apparaît une nécessité de coordination, cela tient souvent au fait que, précédemment, un manque de coordination s’est produit.

Un travail a été mené depuis 2015 pour augmenter les standards de protection. Nous avons fait face à une situation nouvelle, inédite par son ampleur, par sa violence et par sa brutalité. Les organisations se sont donc adaptées.

Mais, personnellement, je considère que, plus les organismes sont centralisés et unifiés, moins nous risquons de rencontrer ce type de difficulté.

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Je souhaite repréciser les choses. Je ne livre ici que des documents qui ont été rendus publics, notamment grâce aux travaux que vous aviez présidés à l’époque.

Sur l’affaire de Saïd Kouachi, il est précisé, il est dit et il n’est pas contesté que la DGSI a bien évidemment été avisée. C’est la parole de René Bailly du côté de la DRPP. Plus tard, Patrick Calvar a dit lui-même devant vous qu’aucun élément ne permettait d’établir de la part des frères Kouachi une activité terroriste, et que les écoutes avaient été interrompues parce qu’elles ne donnaient rien au bout de deux ans de surveillance pour l’un et pour l’autre.

En signalant ces deux dimensions, je veux dire que l’information avait bien fonctionné, mais qu’ensuite un service a pris la décision, sur la base des informations dont il disposait – deux ans d’écoutes infructueuses –, de lever le dispositif d’écoute. Et vous êtes exigeants également, en tant que parlementaires, sur l’encadrement de l’utilisation des techniques.

Il ne s’agit donc pas d’un problème de communication entre les deux services. Les auditions publiques sur cette affaire, menées dans le cadre de vos travaux, montrent bien qu’il y a eu une information de l’un vers l’autre, puis la décision de ce dernier de considérer que l’on pouvait lever le dispositif. On peut considérer que cette décision de lever les écoutes était une faute. La preuve, nous parlons de Saïd Kouachi. Mais il y a bien eu transmission de l’information.

Cela soulève un vrai débat concernant le management et la gestion de l’information. Je me souviens que nous avons eu, avant d’être dans les responsabilités qui sont les nôtres aujourd’hui, une discussion sur le fait de savoir s’il fallait un service central ou seulement un chef de file. Il faut de toute façon assumer de poser ces questions. Vous le faites, non parce que vous êtes dans l’opposition, mais parce que vous êtes initié à ces sujets et parce que cette interrogation est permanente.

M. Meyer Habib. Nous avons auditionné ces derniers mois des dizaines de décideurs et d’acteurs de nos services de sécurité.

La plus grande partie de ces auditions a été menée à huis clos, ce qui a offert un climat de sérénité et de confiance à nos travaux. Je souhaite d’ailleurs féliciter une nouvelle fois le président et le rapporteur pour leur qualité.

Vous l’avez senti, une certaine unanimité s’est exprimée, ce qui est rare. C’est la quatrième commission d’enquête sur un sujet de sécurité à laquelle je participe en tant que vice-président ou membre du bureau. Et j’ai senti cette fois-ci une certaine unanimité.

Nous sommes donc à l’heure de la conclusion.

Des failles, il y en a eu – vous l’avez dit – à tous les niveaux hiérarchiques. Vous n’étiez pas vous-même en fonction au moment où tout cela est arrivé. Nous dépersonnaliserons donc totalement ces questions.

Nous avons même eu parfois, je ne vous le cache pas, un sentiment d’amateurisme – que nous n’avons pas senti du tout lorsque nous avons auditionné la gendarmerie. Il s’agit, il est vrai, d’une structure plus importante. Et il est difficile d’entrer dans tous les détails. Mais oui, nous avons senti parfois, lors de certaines auditions, au-delà des failles, un certain niveau d’amateurisme.

Personne ne peut comprendre à ce jour qu’un attentat ait pu être commis au cœur de nos services par un individu radicalisé. Et par quelqu’un qui s’était, cela a été rappelé, publiquement réjoui de l’attentat commis contre Charlie Hebdo ! Ce dernier point est entièrement avéré. Nous le savons, car les auditions ont été menées à huis clos. Lui et ses collègues en ont parlé entre eux, il a présenté ses excuses, etc. Il n’y a aucun doute.

Le plus triste est que quatre familles sont endeuillées à cause de ces failles majeures, qui sont, le rapporteur l’a souligné, structurelles et non occasionnelles, et contre lesquelles nous n’avons pas de recette magique, chacun en est conscient.

Mon sentiment est que l’islam politique n’est pas compatible avec la République. Nous pourrions dire de même de l’ultra-droite ou de l’ultra-gauche, des black blocks ou de certaines mouvances d’extrême droite – une commission d’enquête a d’ailleurs travaillé sur ce dernier sujet – mais je voudrais me concentrer sur la question de l’islam politique.

Les Français attendent une République de combat. Les salafistes, les Frères musulmans, tous ceux qui rêvent d’un État islamique au-dessus de la République, entrent selon moi dans la catégorie de l’islam politique. Ils doivent quitter toutes les fonctions régaliennes. Et j’irai plus loin que les seuls services sensibles, pour couvrir également les métiers de la sécurité, de la défense et des transports. Un TGV lancé à 300 kilomètres à l’heure est une arme de destruction massive ! Un avion est une arme de destruction massive ! Nous l’avons vu, hélas, en 2001. Peut-on imaginer un salafiste dans une centrale nucléaire, capable de provoquer un nuage radioactif ?

Vous me direz, et vous aurez raison, que tous les salafistes, tous les membres de l’islam politique et, évidemment, tous les musulmans ne sont pas des terroristes. Mais je ne m’attaque pas aux musulmans, dont la majorité ne pose aucun problème, mais à l’islam politique.

On parle en permanence de radicalisation. Il existe un triptyque, dont j’ai parlé avec votre secrétaire d’État, qui rassemble islam politique, radicalisation et terrorisme.

Pourriez-vous m’expliquer la différence entre la radicalisation et l’islam politique ? Vous mentionnerez probablement le passage à la violence. Mais si l’on passe à la violence ou à l’idée de la violence, alors l’on est déjà dans le terrorisme, et c’est trop tard.

À mon sens, lorsque la vie des Français est en jeu, le principe de précaution doit primer. Il faut inverser les choses. Une grande partie de l’islam de France, tenue par les Frères musulmans, pose problème. La charia n’est pas compatible avec les lois de la République. Je l’ai dit. La burqa, la peine de mort, ne le sont pas davantage.

Dans toutes les synagogues de France, tous les samedis nous récitons la prière de la République.

Je l’ai dit tout récemment lors du premier colloque des imams d’Europe contre la radicalisation en présence de 70 imams : si chaque mosquée récitait la prière de la République, cela ferait peut-être avancer les choses. Je vais volontairement plus loin que le cadre de notre commission d’enquête, car j’essaie d’aller à la source de ce mal.

La question qui se pose aujourd’hui est simple : prendrez-vous toutes les mesures nécessaires pour éloigner les tenants de l’islam politique de toutes les fonctions sensibles ?

Une question se pose également concernant l’anonymat des signalements. Mme Bilancini nous a parlé de « grande famille », et de difficultés rencontrées dans la remontée des informations. La question de l’anonymat me paraît donc indispensable. Mais la question principale demeure à mon sens celle de l’islam politique.

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Ne réduisons pas la question du risque terroriste à la seule question de l’islamisme politique, mais ne l’excluons pas.

M. Meyer Habib. Elle représente tout de même 280 morts en France !

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. J’étais le 4 mars avec mon homologue allemand Horst Seehofer. Nous savons que le risque terroriste en Allemagne présente un profil différent. De même, en Israël, le risque terroriste a un profil différent. Je n’y reviens pas.

Ne nous focalisons donc pas sur ce sujet.

Vous évoquez, peut-être avec un peu de brutalité, une forme d’hybridation presque automatique – si je suis bien vos propos, mais je sais votre capacité à être démonstratif – qui ferait que nous passerions très vite de l’islam à l’islam politique, à la radicalisation violente et au terrorisme. Je pense que l’affirmer serait une erreur.

Il n’empêche que l’hybridation en soi existe. Vous avez échangé, vous l’avez rappelé, avec Laurent Nuñez sur le triptyque entre l’islam, la radicalisation et le niveau de radicalisation pouvant conduire au terrorisme. Ce risque existe.

Mais beaucoup de radicalisations violentes se sont aussi faites sans passer par l’écosystème séparatiste. De toute façon, cela ne suffirait pas en soi. Mais c’est un niveau de vigilance.

Ne laissons pas penser que l’islam conduit au terrorisme. Ce serait faux, et tenir un tel discours serait en outre dangereux pour l’équilibre et la paix sociale dans notre pays.

Ce n’est pas le sens de votre propos, mais ne laissons pas penser qu’il pourrait exister un tel mécanisme.

L’islam politique n’est pas compatible avec la République, dites-vous. Il faut définir l’islam politique. Mais je suis d’accord avec vous lorsque l’on considère qu’au nom d’un islam politique la charia serait supérieure aux lois de la République. Et je n’ai aucun problème sur ce sujet.

Vous avez suivi mes différentes expressions. J’ai même en tête le titre d’un papier paru dans Le Monde il y a quelques mois, qui me citait : « Mon adversaire, c’est l’islamisme ». Je nomme donc et je qualifie les choses. Mais je veille à bien considérer qu’il n’existe pas d’hybridation automatique entre le choix ou la culture de l’islam et le terrorisme. C’est un terreau qui peut amener au terrorisme. Telle est la logique de l’hybridation qui a été présentée par certains auteurs, notamment Hugo Micheron dans de récents travaux, ou Gilles Kepel dans des publications plus anciennes.

Les travaux de ces auteurs montrent également que ce phénomène n’est pas nouveau. Les travaux d’Hugo Micheron établissent que ce terreau fertile s’est construit entre 2005 et 2012, et que nous avons, selon les camps politiques – j’étais à l’époque au parti socialiste – trop souvent fermé les yeux sur ce sujet.

Il faut mener ce débat. Et je crois que nous le faisons. Le Président de la République a posé un cadre il y a quelques jours à Mulhouse ; il s’exprimera à nouveau.

Pour ce qui me concerne, j’ouvre aussi ce débat.

Il n’existe donc pas d’automaticité de l’hybridation, mais le risque existe. Et cela doit nous amener à des niveaux de contrôle supplémentaires pour l’ensemble des métiers sensibles. Et ils existent ! Ainsi, la montée en puissance du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) garantit que les plateformes aéroportuaires, les centrales nucléaires, les transports – au-delà donc des métiers sensibles comme ceux de la police et du renseignement – font l’objet d’un criblage. Nous pourrons y revenir ou je pourrai documenter la conclusion de vos travaux.

Il est indispensable que l’on prenne en compte tous ces métiers, qui sont potentiellement des métiers à risque par l’usage que l’on pourrait faire d’un train, par exemple. Mais il ne s’agit pas non plus de dire que l’on doit faire l’objet d’un contrôle attentif parce que l’on est pratiquant de l’islam. Ce n’est pas un signe de radicalisation que d’être musulman.

M. Meyer Habib. Je parle de l’islam politique, du salafisme ! C’est une conception particulière.

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Je ne crois pas m’être montré laxiste à l’égard du salafisme dans les expressions que j’ai pu avoir à ce sujet.

Je voudrais évoquer un engagement personnel.

Lorsque j’ai participé à une célèbre émission politique du jeudi soir sur le service public, en septembre 2019, j’ai posé comme cadre du débat que nous abordions ces sujets. C’était en septembre ! Et c’était avant que je réunisse tous les préfets pour un séminaire spécifique afin de mettre en place au niveau national tous les outils de lutte contre le séparatisme.

Nous pouvons débattre du fait de savoir si nous en faisons assez ou non, et chacun est légitime sur ce point. Mais je peux vous assurer que cette conscience du risque est forte chez moi, comme chez le Président de la République, qui s’est exprimé à ce sujet.

Il faut nous armer. Mais ne tombons pas dans la société de la suspicion systématique, a fortiori au motif que quelqu’un aurait fait un choix religieux. Il n’existe pas de distinction en fonction du choix religieux pour le laïc et le ministre des cultes que je suis.

M. François Pupponi. Monsieur le ministre, je n’ai aucun doute quant à votre engagement. Je pense d’ailleurs – et je le dis avec beaucoup de sincérité – que vous êtes l’un des ministres qui en ont fait le plus sur ce sujet. Il n’y a pas d’ambiguïté là-dessus à mes yeux.

J’ai posé systématiquement la même question à tous les responsables de services de renseignement que nous avons auditionnés : que faites-vous si vous apprenez qu’un de vos agents s’est converti à l’islam ? La DGSE et la DGSI ont toutes deux répondu qu’elles écartaient cet agent du service et menaient une enquête. Elles ne prennent pas de risque. La DGSE nous a même dit qu’elle avait agi de la même façon lorsque l’un des membres de ses services s’était marié avec une femme d’un pays étranger avec lequel nous n’avons pas forcément de bonnes relations.

Or quand j’ai posé cette question à la DRPP, la réaction a été très différente. Elle tendait à minorer l’importance d’une telle conversion. Mais nous parlons bien de services de renseignement !

Attention, il est évident que le fait de se convertir n’est pas un problème en soi pour un fonctionnaire. Mais nous parlons ici d’agents travaillant au cœur d’un service de renseignement – où, selon certains responsables, on ne doit pas prendre de risque, l’individu concerné pouvant se faire « retourner » par un service de renseignement étranger ou par nos adversaires.

Nous avons donc bien vu qu’il existait une différence d’appréciation des signaux faibles et des signaux forts et une différence d’attitude entre la DRPP et les autres services de renseignement.

Sincèrement – et nous en parlions encore le 4 mars lorsque nous avons fait le point du travail de notre commission d’enquête –, les hauts responsables de ce service nous ont paru complètement déstabilisés. J’ai trouvé notamment la directrice du service touchée au plus profond d’elle-même. Et je ne suis pas sûr d’ailleurs que la laisser en poste lui rende service – je le dis en aparté, avec beaucoup de respect. Pour l’avoir vue et avoir discuté avec elle, je pense que cette femme est en souffrance car elle est confrontée à une situation inimaginable.

Je crois donc que la DRPP a eu une façon un peu différente de voir les choses. Dans un service de renseignement aussi éminent, je pense qu’il n’aurait pas fallu prendre de risque.

La deuxième question que j’ai posée à tous était la suivante : vous apprenez que cet individu s’est converti, allez-vous au moins voir où il pratique sa religion ? Réponse de la DGSI : bien entendu, nous allons voir ce qu’il se passe, et nous menons une enquête pour découvrir les raisons de sa conversion – s’il s’agit d’une conversion personnelle, c’est son choix ; s’il s’est converti après avoir été approché par des réseaux salafistes, nous faisons attention.

Si un minimum de recherches avait été conduit une fois connue la conversion de Mickaël Harpon, on aurait découvert qu’il écoutait prêcher matin et soir un imam fiché S ! Pour un agent d’un service de renseignement, ce n’est pas anodin !

Les dysfonctionnements tiennent aussi à tout cela.

Se pose tout d’abord le problème de la conversion que l’on met de côté, alors qu’il s’agit de la conversion d’un agent d’un service de renseignement.

Et si l’on ajoute à cela que Mickaël Harpon était justement, en raison de son handicap, dans une situation de fragilité, l’on comprend qu’il pouvait faire partie des agents susceptibles d’être « retournés » facilement.

Je comprends le trouble, le traumatisme. Ce qui s’est passé est catastrophique. Mais j’ai eu le sentiment que les hauts fonctionnaires de la préfecture de police et du ministère de l’Intérieur n’en ont pas forcément bien pris la mesure… Ils nous ont tous expliqué qu’ils ont bien fait, bien tout compris, depuis lors. Sûrement ! Mais il sera peut-être nécessaire de prendre un peu de recul – et ce sera votre responsabilité, monsieur le ministre – sans forcément demander leur avis à ceux qui sont en poste. Car ils expliqueront sans doute que tout va bien et que cela ne se reproduira jamais plus.

C’est pourquoi la réforme de la DRPP sera, à mon sens, fondamentale. J’ai bien compris en les auditionnant que les hauts responsables n’en voulaient pas. Mais je ne suis pas certain que le fait de sortir d’un tel événement en disant que l’on continue comme avant, que l’on a compris et que l’on a changé constitue réellement une bonne solution. Mais c’est un avis purement personnel.

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Je le redis, nous n’avons pas de divergence sur le constat : Mickaël Harpon aurait dû faire l’objet d’une enquête et probablement d’un retrait d’habilitation sur la simple base des événements qui ont été portés à votre connaissance ainsi qu’à la mienne.

Il y a là un dysfonctionnement. J’ai parlé de faille dans les premières heures qui ont suivi la révélation de ces événements. Là-dessus, je vous rejoins parfaitement.

Aujourd’hui, c’est forcément une évidence pour nous tous. Mais à l’époque, pour des raisons qui nous échappent – vous en avez abordé quelques-unes –, cela n’a pas été signalé.

Par ailleurs, ce constat doit être fait dans tous les services – à la gendarmerie de Forcalquier comme à la DGSI – de la même façon. Il ne s’agit pas de considérer qu’à la DGSI il existerait une appréhension différente de la définition du basculement et du faisceau d’indices conduisant à la radicalisation. C’est d’ailleurs pour cette raison que la circulaire du DGPN a prévu des dispositifs et des documents, dont un tableau de synthèse des indicateurs de basculement prenant en compte l’environnement personnel de l’individu, les questions de ruptures, les évolutions de son discours, etc. – ce tableau pouvant conduire à approfondir l’analyse en enquêtant par exemple sur le lieu où l’individu pratique son culte ou à l’utilisation de techniques dont disposent les services, encadrée par le législateur, pour aller plus loin.

Je ne fais donc pas de différence, et nous demandons de ne pas faire de différence en fonction du service. Que les choses soient claires.

M. François Pupponi. Nous ne parlons pas tout à fait de la même chose.

Sur la radicalisation, je n’ai pas de problème. Mais un agent d’un service de renseignement qui se convertit, sans être forcément radicalisé, doit être sorti de son service, car il ne faut pas prendre de risque.

Il faut différencier les deux niveaux. Sommes-nous d’accord pour dire qu’il ne faut pas prendre de risque dans un service de renseignement ?

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Je crois que nous devons enquêter, mais qu’il ne faut pas d’automaticité.

Dans cette même salle, lors d’une audition par la commission des Lois, j’ai présenté les signes et indicateurs de radicalisation. Et j’ai ajouté quelque chose à la fin de mon propos, qui a été détourné notamment par les Frères musulmans sur les réseaux sociaux : « On peut ne pas être radicalisé si on a la totalité des indicateurs, et on peut être radicalisé sans même que l’on voie apparaître un indicateur. »

M. Meyer Habib. Bien sûr !

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Je ne suis donc pas favorable à une mise à l’écart automatique.

En revanche, le choix, non d’une conversion à l’islam, mais d’une conversion à une religion ou un lien plus fort avec un pays étranger constituent des signaux d’alerte et des indicateurs importants, qui doivent permettre immédiatement, en urgence, de déclencher une enquête – et ce à quelque niveau que ce soit.

Il faut ensuite que des gens formés, qui ne sont ni le ministre ni le secrétaire d’État, soient en capacité de faire le lien entre les différents signaux forts et les différents signaux faibles.

Je reviens sur la mosquée de Gonesse.

Il ne m’appartient pas de décider quelles sont les bonnes et les mauvaises mosquées. Mais, nous le savons, nos services de renseignement suivent ces sujets.

Je le dis : en dehors de l’emballement médiatique, la mosquée de Gonesse n’a jamais été considérée comme une mosquée salafiste. Que les choses soient claires ! Cette mosquée n’a jamais été identifiée comme telle et n’est toujours pas identifiée comme telle par nos services.

En son sein se trouve un homme, l’imam Ahmed Hilali. Je n’ai aucune envie de le défendre ! D’abord, je ne le connais pas, et ce que j’ai pu lire de lui ne me donne pas spontanément un sentiment de sympathie à son endroit. Mais je n’ai pas non plus envie de le condamner sur la base de ce que nous aurions pu lire dans la presse.

Cette personne n’est pas concernée par l’enquête. Elle a été entendue ; elle n’a pas été ni mise en cause, ni mise en examen.

Il n’existe donc pas de lien entre la radicalisation, qui sera peut-être avérée dans le cadre de l’enquête, de Mickaël Harpon et le fait qu’il aurait à un certain moment fréquenté cet imam.

Attention à ne pas penser que ce qui est dans la presse devient forcément une réalité !

Cette mosquée est connue, on y pratique l’islam… Tel est le niveau d’information que nous avons. Ensuite, elle est libre dans sa gestion. Il n’appartient pas au ministre de l’Intérieur de décider qui peut professer en son sein. Et le conseil d’administration de l’association a décidé de maintenir l’imam susmentionné en activité.

La question de la non-exécution de l’OQTF dont cet imam avait fait l’objet à un moment donné a été soulevée plus haut.

Je ne voudrais pas entrer dans tout le sujet, là aussi très personnel, de l’imam de Gonesse. Mais je sais que cette personne a été très longuement entendue devant une commission du titre de séjour composée notamment d’élus de la République et présidée par une sénatrice du Val-d’Oise appartenant au groupe Les Républicains, Mme Eustache-Brinio, connue pour être assez sévère sur ces sujets.

J’ai le compte rendu de l’entretien, durant lequel la présidente de la commission est entrée en détail dans l’ensemble de son parcours.

Vous le savez, cette commission ne se réunit pas pour tous les cas, mais lorsque les services de l’État ont un doute, et font alors appel à des femmes et des hommes d’expérience.

Or, le 14 juin 2019, il a été décidé par cette commission, par les responsables qui y siégeaient et qui ont la charge d’éclairer le préfet, d’accorder à cet imam un titre de séjour. J’ai sous les yeux la conclusion : « Après un long échange avec monsieur et son avocat, après avoir longuement questionné monsieur, avis favorable pour l’émission d’un titre d’un an – voir détails de l’audition. »

Là aussi, je refuse la chasse individuelle aux sorcières. Oui, cet individu a été mis en cause par les médias. Il a été entendu dans le cadre de l’enquête conduite sur l’attentat du 3 octobre. Et il a été mis hors de cause.

Il dispose aujourd’hui d’un titre de séjour qui a fait l’objet d’une décision d’une commission que le préfet a suivie. Attention à ne pas généraliser.

Même si cette information avait été étudiée par nos services, j’ai le sentiment que nous n’aurions pas considéré le fait que Mickaël Harpon aille dans cette mosquée comme un signe de radicalisation : ce n’est pas une mosquée identifiée comme abritant des discours et des appels à la haine contre la République.

Il est important d’avoir cela en tête. Certes, c’était un indice supplémentaire et le fait qu’il était converti aurait dû remonter, pour qu’il y ait un examen précis. Mais attention à ne pas faire de lien automatique. J’espère être clair. Je n’apporte aucun soutien à l’imam dont je viens de parler, ce n’est pas mon propos, mais nous ne pouvons considérer qu’il y aurait une automaticité dans l’exclusion d’un système.

M. François Pupponi. Votre réponse est éclairante, mais elle m’inquiète un peu.

L’imam Hilali, je le connais personnellement. J’ai eu à le gérer en tant que maire de Sarcelles, en collaboration avec les services de renseignement territoriaux. Je lui ai même accordé un appartement à la demande de ces derniers ! Et durant l’état d’urgence, la commissaire m’a appelé pour me demander son adresse afin d’aller le chercher.

En commission d’enquête, il nous a été dit que les services de renseignement territoriaux l’avaient identifié comme un imam posant des problèmes, proche de la mouvance salafiste, et qui a fait l’objet d’une condamnation pour fraude fiscale.

Et c’est cette première procédure qui pose problème. Le préfet du Val-d’Oise a pris une OQTF, et c’est une commission nationale qui y a fait obstacle. C’est cette procédure qui pose problème. Ce n’est pas la deuxième – car ensuite il s’est marié, il a eu un enfant, il a fait ce qu’il fallait. Mais c’est la première procédure qui pose problème !

Cet imam est connu et, d’après ce que nous avons compris, il est fiché S.

Dire d’une mosquée où un individu fiché S, proche de la mouvance salafiste, prêche tous les matins et tous les soirs qu’elle n’est pas salafiste soulève des interrogations. Elle n’est peut-être pas complètement salafiste, mais elle accueille tout de même quelqu’un que les services de renseignement ont fiché !

C’est là où je pense que la définition de ce qu’est une mosquée salafiste peut poser problème. Car s’il faut attendre que tous les voyants soient au rouge…

Pouvons-nous dire qu’une mosquée pose problème car elle accueille un imam qui pose problème ?

La vraie question qui se posera est la suivante : pourquoi une OQTF a-t-elle été engagée à la demande du préfet du Val-d’Oise et pourquoi a-t-elle été refusée par la DLPAJ ?

Il reste que, si la mosquée de Gonesse n’est pas répertoriée comme étant un peu problématique alors qu’un individu signalé par les services de renseignement et fiché S en fait partie, il faudrait peut-être que nous revoyions la classification des mosquées.

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Nous sommes dans une audition publique, nous n’allons pas poursuivre le procès d’une personne absente sur la base de on-dit.

M. François Pupponi. Ma question porte sur le contrôle des services.

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Les informations qui sont remontées des services de renseignement sur la mosquée dont nous venons de parler sont ceux que je viens de vous indiquer. Je ne sais pas qui dit quoi. Je sais ce que disent les rapports écrits dont je dispose, qui sont, sauf erreur, classés confidentiels défense et que je ne peux pas vous communiquer. Si ce n’est pas le cas, je les communiquerai volontiers au président de la commission en tant que de besoin.

M. le président Éric Ciotti. Je trouve un peu facile de faire porter sur une élue seule la responsabilité de la non-exécution de l’OQTF dont a fait l’objet la personne que nous évoquons, et dont le parcours nous a été rappelé – parcours judiciaire, et ayant conduit à l’émission d’une fiche S. En effet, il nous a été dit en audition que la personne que nous évoquons a fait l’objet d’une inscription au FPR.

La commission du titre de séjour que vous avez mentionnée est une commission consultative, qui ne lie pas le préfet. Monsieur le ministre, excusez-moi de le souligner, il est tout de même un peu réducteur de faire porter à une élue la responsabilité de cette décision.

La commission présidée par une élue – comme le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) le prévoit – a émis un avis. Mais c’est l’autorité administrative qui a pris la décision.

Il y a eu un contentieux, avec un avis de la DLPAJ pris sur des bases juridiques qui sont contraintes.

Cela m’amène d’ailleurs dans d’autres cadres à souhaiter des modifications législatives rendant quasi automatique l’expulsion de ceux qui sont signalés comme présentant une menace pour la sécurité nationale. Mais c’est un autre débat.

Je redis à ce stade ce que j’ai dit en introduction. Pour moi, cette personne ne devrait plus être sur le territoire national. L’enquête dira si elle avait un lien avec la radicalisation de Mickaël Harpon ou non. Cela, nous l’ignorons. Mais ce n’est pas le cœur de notre discussion.

Il reste que cela fait partie des dysfonctionnements que nous avons regardés.

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Mon propos a pu être maladroit s’il laissait croire que je mettais en cause la sénatrice dont j’ai parlée. Ce n’était pas le cas.

J’ai eu un échange à ce sujet en commission des Lois au Sénat, où elle a elle-même indiqué avoir présidé cette commission départementale.

Je signalais simplement le fait qu’elle était exigeante sur le sujet pour souligner le fait que l’avis rendu ne faisait qu’appliquer la loi… Je ne la pense pas une seconde laxiste sur ce point.

M. le président Éric Ciotti. Mais ce n’est pas elle qui décide !

M. Florent Boudié, rapporteur. Je fais une remarque de méthode à l’attention de certains nos collègues.

Nous avons eu des auditions à huis clos, parfois au secret, comportant une série d’informations dont certaines étaient classifiées.

Or je vois que des expressions parfois nominatives entrent aujourd’hui dans le détail d’un certain nombre d’éléments qui, s’ils doivent alimenter notre réflexion, n’ont pas à être communiqués à la presse. J’appelle votre attention sur le problème posé par la tenue d’auditions à huis clos, dont nous ferions trop ouvertement la synthèse à l’occasion de la dernière audition publique.

M. François Pupponi. On s’est bien tenus jusqu’à présent, on va continuer !

M. Guillaume Vuilletet. Sans vouloir écorner son huis clos, je voudrais exprimer un message de soutien à Mme Bilancini pour le travail qu’elle a réalisé. Elle a visiblement pris le problème à bras-le-corps et doit être saluée pour cela.

Nous sommes en audition publique. Et comme nous vous recevons, monsieur le ministre, il est un peu normal que nous ayons des positionnements plus politiques qu’ils ne l’ont été dans d’autres auditions.

Quand le Président de la République parle de séparatisme, je pense que le terme est bon et exprime bien les choses. Il parle de personnes qui essaient d’établir une contre-société, avec d’autres valeurs.

Ces personnes – dont d’aucuns pensent parfois qu’elles sont influencées par les Frères musulmans, mais pas uniquement, et ce n’est pas le sujet – ont besoin des radicalisés et des islamistes politiques. Et elles en ont besoin à deux niveaux : d’une part, car c’est ce qui leur permet de faire pression sur les familles en leur disant « vous avez le choix entre nous et ceux qui vont plus loin » ; d’autre part parce qu’elles attendent de la République qu’elle se radicalise elle-même face à l’islam politique pour que, par un phénomène de capillarité, l’on stigmatise l’ensemble des fidèles d’une religion.

Nous devons donc aussi avoir une forme de vigilance à ce propos, pour éviter de devenir les « idiots utiles » de la radicalité au travers de la stigmatisation d’une communauté.

Je voudrais revenir sur le contenu de nos auditions.

Je salue tout d’abord le fait que vous confirmiez l’annonce faite par le secrétaire d’État de modifications fortes dans les liens entre la DRPP et les renseignements territoriaux des différents départements non couverts par la DRPP en Île-de-France. Même si j’entends ce que vous dites de l’importance de ne pas personnaliser le sujet, nous sentons quand même qu’il y a eu des ruptures de faisceaux assez fortes dans la transmission des informations. Et ces ruptures ont été très dommageables à un moment donné et nous ont privés de la possibilité de croiser un certain nombre d’informations alors que cela était nécessaire. De ce point de vue, les modifications annoncées sont donc à mon sens très positives.

Je souhaiterais par ailleurs que vous reveniez sur un point. Quel est le système d’audit qui fait que l’on observe à intervalles réguliers ou de façon continue les services en charge de ces questions, afin qu’ils puissent s’améliorer et éviter de se scléroser dans des comportements qui ne sont pas forcément utiles ?

J’en viens au secret défense. Les procédures de renouvellement des habilitations qui y sont associées nous ont paru à tous assez distendues. Il y a eu là un manque d’efficacité.

Par ailleurs, dans la mesure de ce que vous pouvez en dire, comment les services observent-ils les fréquentations des personnes fragiles ou ayant accès à des informations sensibles sur internet ? On pense en effet aux lieux physiques que sont les mosquées – et François Pupponi et moi sommes bien placés pour le savoir, étant tous deux élus du Val-d’Oise – mais il existe aussi des informations dématérialisées.

Enfin, depuis 2018 la DGSI est chef de file en matière de renseignement. Quel bilan tirez-vous de cette situation ?

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. S’agissant des liens entre la DRPP et les renseignements territoriaux dans les départements non concernés par la DRPP, Laurent Nuñez a évoqué devant vous le risque de zone grise, ainsi que le risque de rupture qu’évoquait aussi le président Ciotti dans d’autres affaires. Ce risque existe toujours.

Mais nous savons que les risques associés à une démarche de centralisation sont aussi grands. Car dans un très grand ensemble, de nombreux éléments se perdent.

La proximité a également des vertus, que n’a pas forcément le centralisme démocratique – je couvre ici un champ politique non présent, d’un point de vue lexical, dans cette salle à l’instant où je vous parle. (Sourires.)

Il faut donc trouver un point d’équilibre. En revanche, il faut l’évaluer en permanence, notamment en allant au-delà des missions d’évaluation et de suivi que nous menons, par exemple, dans le cadre de l’EMAP ou de l’IGPN sur certains sujets. Il faut soulever la question de l’ensemble du renseignement. C’est aussi pour cela que l’ISR exerce des responsabilités et travaille très régulièrement sur ce point.

Dès que l’on identifie une zone grise, il importe de trouver le bon outil méthodologique permettant de la traiter et d’éviter des pertes en ligne.

Vous m’avez posé une deuxième question très précise concernant la surveillance exercée par les services sur internet, notamment sur les réseaux sociaux. Je ne vais, hélas, pas pouvoir vous répondre. Mais il s’agit d’un vrai sujet.

Mon propos sera général, car je ne peux entrer dans les détails techniques, et il consistera à dire que, très souvent, nous nous focalisons sur Google, Apple, Facebook, Amazon – les GAFA – dont nous soulignons qu’ils doivent faire des efforts, par exemple pour le retrait de contenus terroristes en ligne.

Parce qu’ils sont physiquement incarnés, nous pouvons rencontrer leurs représentants. En revanche, le dark web n’est pas incarné. Or le vrai risque se présente plutôt sur le dark web et avec ses outils, très facilement accessibles à beaucoup. C’est pour nos services un niveau d’action plus compliqué.

Il faut aussi tenir compte de toutes les nouvelles technologies, susceptibles de dépasser les techniques connues. Un exemple simple : les messageries cryptées, qui sont utilisées sans doute par tous ceux qui sont dans cette salle – à commencer par le ministre de l’Intérieur – rendent plus compliqué le travail de nos services.

Il nous faut nous adapter à cela. Tel est le questionnement législatif que nous avons et que nous aurons à nouveau à propos des sujets de renseignement et de la mise à jour de la loi relative au renseignement, – qui sera prochainement discutée avec beaucoup d’entre vous.

Pour tenir un propos très politique, la vraie difficulté est que nous, nous respectons la loi, y compris dans l’usage des techniques. Les parlementaires veillent à ce que les principes de liberté fondamentale et de liberté individuelle soient garantis par tous, mais nos adversaires, quelle que soit leur forme, se fichent de respecter tout cela. Nous sommes donc dans un combat souvent assez inégalitaire, notamment pour l’utilisation du monde d’internet, qui permet d’agir et de conduire des politiques contre notre pays en se délocalisant pour échapper à la capacité d’interpellation de nos forces.

Mme George Pau-Langevin. J’ai été sensible aux discours extrêmement républicains qu’ont tenus devant nous les représentants de la hiérarchie policière, qui contrastent parfois avec ce que l’on peut lire dans la presse. C’est plutôt rassurant pour notre démocratie.

J’ai cependant encore quelques interrogations.

On parle de cribler mieux les fonctionnaires. J’ai compris que, depuis l’attaque commise à la préfecture de police, des enquêtes plus approfondies seront conduites plus régulièrement. Mais, dans tous les services, y compris à la préfecture de police, travaillent d’autres agents parfois issus de sociétés privées, intérimaires ou sous-traitants. Comment garantir que ces gens-là aussi font l’objet d’un criblage suffisant ?

Par ailleurs, nous avons bien compris que Mickaël Harpon était en souffrance en raison de son handicap – ce qui explique d’ailleurs l’espèce de tolérance de ses collègues à son égard. À partir du moment où l’on détecte qu’un agent est en souffrance ou aigri à cause de sa situation, existe-t-il des mécanismes susceptibles de l’aider à passer ce cap ?

Nous avons vu aussi que ce que les collègues de Mickaël Harpon avaient compris, plus ou moins, à la préfecture de police, n’était finalement pas connu des agents du renseignement territorial. En région parisienne, il y a souvent une grande différence entre le lieu de travail et celui où les gens habitent. Comment fluidifier la circulation des informations entre le renseignement local et la préfecture de police ?

Enfin, améliorer les relations et les échanges d’informations avec les collectivités locales pourrait-il aider à réduire le nombre de « trous dans la raquette » ?

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Le SNEAS a été créé par un décret du 27 avril 2017. Cet outil monte fortement en puissance et est chargé précisément de renseigner sur des recrutements à venir, sur la base d’informations dont nous avons connaissance par nos différents outils. Cela ne concerne pas que le secteur public : j’évoquais les métiers du transport, mais les agents de sécurité privée font aussi l’objet d’enquêtes sous le contrôle du SNEAS.

Tous les métiers de la sécurité font l’objet d’enquêtes. Et un débat politique est posé pour savoir jusqu’où doit aller ce criblage. Ce débat vous appartient.

Le Gouvernement ne considère pas qu’il faille cribler la totalité de la société française et la totalité des métiers. Mais la radicalisation peut aussi se manifester dans l’Éducation nationale. C’est un sujet qui a été souvent abordé. Il y a peut-être moins de risques globaux pour un enseignant que pour un pilote dans une centrale nucléaire, mais il y a bien un risque majeur si un enseignant déroge au cadre de l’Éducation nationale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette dernière a formé en son sein des agents chargés de la lutte contre la radicalisation et d’identifier les différentes personnes en risque de radicalisation.

Au total, 409 000 enquêtes administratives ont été menées par le SNEAS en 2019. Ce chiffre va plus que doubler en 2020 compte tenu de l’élargissement du champ que vous avez décidé. Et il est nécessaire que nous renforcions les moyens de ce service. Nous doublons d’ailleurs presque ses effectifs, que j’ai installés dans de nouveaux locaux pour qu’ils puissent travailler dans de bonnes conditions.

Ce service rassemble des agents qui viennent de la police, de la gendarmerie nationale, et de la DGSI. Puis des recrutements directs sont opérés, avec plusieurs niveaux d’enquête, dans un cadre piloté par le SGDSN. Il est nécessaire en effet d’avoir une méthodologie partagée par tous.

La question est de savoir comment mieux cribler. Mais je ne suis pas favorable, je le dis, à un criblage systématique. La société de la vigilance n’est pas forcément celle du contrôle systématique de tous.

Vous avez évoqué ensuite l’accompagnement social – si je peux le réduire ainsi – d’une personne dont on considère qu’elle présenterait des signes de radicalisation. Votre propos, que je fais mien, consiste en un sens à considérer qu’une radicalisation est une forme de désespérance personnelle survenue dans un parcours, et qu’il convient de traiter. Et je pense qu’il faut l’envisager comme vous le faites.

Si cette situation implique d’un côté des mesures administratives immédiates – de déplacement, de sanction, de retrait d’agrément, etc. –, il faut aussi prendre en compte cette dimension humaine. Et je crois que les services de la police ont des services sociaux capables d’accompagner les personnes concernées.

Il me semble indispensable de lier les deux dimensions. D’un point de vue humain, fraternel, votre question est totalement pertinente. Je ne suis pas sûr que cette approche soit automatique, et je vous remercie d’avoir soulevé ce point. Je pense que j’aurai l’occasion de relayer cette double approche.

Se pose également la question du rapport avec les collectivités locales. Il me semble indispensable de renforcer notre niveau d’échanges, car c’est bien la question. Certains maires et certaines associations d’élus ont contribué aux travaux du Livre blanc en proposant par exemple que les maires soient systématiquement informés, nominativement, de l’identité de tous leurs administrés inscrits au FSPRT. Ce n’est pas la position que je défends, pour ce qui me concerne.

En revanche, dès le mois de novembre 2018, à ma prise de fonction, j’ai fait paraître une circulaire visant à améliorer la relation et la circulation des informations entre les préfets et les collectivités locales. Cela implique de signer une charte de confidentialité. Au moment où je vous parle, 150 chartes ont été signées pour 271 communes.

Cette charte permet aux préfets de donner des informations sur des recrutements susceptibles d’être effectués dans certains services considérés comme à risque – liés à l’enfance, par exemple – ainsi que des informations générales sur un risque avéré, à un moment donné, dans une commune donnée, ou sur le volume global de personnes suivies dans le cadre de nos services au sens large.

Nous ne sommes donc pas dans une transparence totale vis-à-vis des maires. Je pense qu’une telle transparence n’est pas nécessaire, et que les maires comme leurs services n’ont pas forcément vocation à connaître certains sujets relevant du judiciaire. Mais je suis partisan d’aller le plus loin possible dans cette communication et dans cette information.

J’ai noté que de nombreux maires n’étaient pas informés de l’existence du dispositif introduit par la circulaire de 2018. J’ai donc demandé récemment aux préfets de le relancer, et de faire en sorte que, dès l’installation des nouvelles municipalités ou la reconduction des municipalités existantes, l’existence de cette circulaire soit signalée aux maires et le dispositif proposé.

Mme Séverine Gipson. Je vous remercie pour vos propos liminaires, qui étaient très intéressants. Je souhaiterais revenir sur un point particulier de votre présentation.

Vous nous avez indiqué que des formations à la détection de la radicalisation ont été réalisées et correspondent entièrement à un outil de prévention. Mais je souhaiterais recouper ces informations avec nos auditions précédentes, où apparaissaient parfois une inquiétude humaine et une peur face à la hiérarchie pour communiquer sur ce point – ou encore la peur des collègues, susceptibles d’être mis en difficulté face à un signalement ; ou tout simplement la peur de se tromper.

Pensez-vous que ces peurs soient un frein réel ou une limite au bon fonctionnement de cet outil, et pensez-vous qu’il serait nécessaire, ou non, d’y apporter des améliorations ?

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Je me permets de traduire votre question en la faisant porter sur l’intérêt de l’anonymat au moment du signalement, afin d’y répondre doublement.

D’abord, je souhaite éviter l’anonymat. Je pense que lorsque l’on est policier ou gendarme, et que l’on travaille dans un service de sécurité, l’on doit assumer d’informer sa hiérarchie de ce que l’on considère comme un risque.

C’est une situation différente de celle de quelqu’un qui contacterait la plateforme stop-djihadisme – assez régulièrement ce sont des parents qui donnent les informations et déclenchent une enquête.

Mais je ne veux pas que ce soit une obligation, car il peut toujours se produire, une peur – pas forcément physique, mais intériorisée, du collègue par exemple –, une gêne – due à des raisons semblables à celles qui ont pu se présenter dans le cas de Mickaël Harpon, la peur de la hiérarchie en cas d’erreur, etc.

Si je rappelle le principe selon lequel un policier doit assumer son signalement car il constitue une contribution à une enquête globale, je ne veux pas pour autant prendre le risque que certains ne fassent pas la démarche. Je ne suis donc pas hostile à l’anonymisation de l’alerte, charge ensuite au supérieur hiérarchique, dont c’est la fonction, d’assumer sa responsabilité et de déclencher l’analyse du faisceau d’indices que j’évoquais plus haut.

Je revendique donc et je demande aux policiers d’assumer la transparence de leur démarche. Et ils seront protégés pour cela. Je le dis fermement. Mais, en même temps, comme il ne faut prendre aucun risque, si l’anonymisation est nécessaire et paraît opportune à celui ou celle qui déclenche le signalement, je l’assume également.

M. le président Éric Ciotti. Pouvez dresser un état des lieux chiffré des signalements pour radicalisation ? Plusieurs éléments évolutifs nous ont été donnés au cours des différentes auditions. Ainsi, après le 3 octobre, 105 saisines ont été répertoriées pour la DGPN.

Pourriez-vous également évoquer la difficulté du contentieux, et celle que vous avez quelquefois à défendre des positions de précaution devant les juridictions administratives ? C’est un sujet qui a été évoqué, et l’actualité médiatique récente s’en est fait l’écho.

M. Meyer Habib. Monsieur le ministre, vous dites qu’en cas de problème une enquête est déclenchée. Le problème est qu’une enquête est longue, forcément contradictoire, et implique des recours. La DGSE, pour sa part, tranche rapidement. Et la rapidité de trancher sur ces questions me semble indispensable.

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Je voudrais évoquer la gendarmerie, dont on parle peu.

Des dispositifs existent aussi en son sein, qui s’intègrent dans un système de signalement et de traitement des cas de radicalisation. Un certain nombre de cas ont ainsi fait l’objet de signalements et d’un suivi. Ce phénomène est globalement stable dans la gendarmerie depuis 2015, avec 35 à 40 signalements par an – et des « pics » enregistrés après chaque attentat. Au total, 28 signalements ont été transmis au dernier trimestre 2019, sur les 240 signalements traités depuis 2013. Il s’agit bien de signalements et de suspicions de radicalisation, ce qui ne vaut pas radicalisation.

Un suivi plus global est également effectué au niveau des saisines de l’EMAP, relatives au criblage des agents publics au sens large. Il me semble important aussi d’avoir cela en tête. Depuis l’attentat du 3 octobre 2019 – je crois que ce chiffre n’a jamais été donné, mais il me semble utile de le communiquer –, l’EMAP a été saisi de 287 signalements relatifs à la radicalisation d’agents exerçant dans les différentes missions de sécurité, de défense ou de souveraineté dont nous avons parlé. Et tous font l’objet d’un examen.

M. le président Éric Ciotti. Y compris dans les transports ? Au-delà de votre ministère ?

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Oui.

L’essentiel de ces signalements n’aboutit pas à une procédure.

S’agissant de la police nationale, 193 cas ont été signalés depuis la création de la structure qui gère ce dispositif – le Groupe d’évaluation central (GEC) –, dont 110 après le 3 octobre. Au total, 74 cas ont été classés après une levée de doute – 36 avant le 3 octobre, 38 à la suite du 3 octobre.

Je le redis – mais je ne veux pas, ce faisant, laisser penser qu’il ne faut pas signaler : le signalement ne vaut pas radicalisation.

Sur ces 193 cas, 22 agents ont été écartés pour suspicion de radicalisation – dont 2 après le 3 octobre 2019 – et 97 cas sont en cours d’exploitation par les services spécialisés. Vous avez là une gamme de suivis très variée. Je n’entrerai pas dans le détail. Cette gamme comprend des procédures de suspension à titre conservatoire, ou encore des procédures de radiation. Certains cas peuvent faire l’objet de l’application du quatrièmement de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, ou d’autres types de mesures, notamment de désarmement.

Jusqu’à présent, dans tous les cas, les services ont déployé une approche extrêmement pragmatique. L’objectif a été d’écarter de façon systématique celles et ceux qui présentaient un risque. Cela ne veut pas dire qu’ils étaient radicalisés.

Dans certains cas, cela a pris la forme d’une fin de stage, d’un départ volontaire, ou d’une mise en longue maladie. Tous les dispositifs « passerelles » pouvant exister pour sortir de fonctions liées à la protection des Français ont donc été utilisés.

Voilà, monsieur le président, les chiffres que je peux vous livrer. Rapportés aux 250 000 fonctionnaires que composent nos forces de sécurité intérieure, ils ne sont pas élevés, mais ils montrent une sensibilité. Ils montrent aussi les « pics » que nous avons connus après le 3 octobre dans les signalements – ce qui est parfaitement normal car, en ces circonstances, l’on se réinterroge soi-même sur ce que l’on a pu penser comme non important.

Au fond, s’il n’y a qu’une seule fragilité, qui est en réalité une force, c’est que nous travaillons avec des femmes et des hommes, qui portent en eux une fragilité d’appréciation du dossier – et ce à quelque niveau que ce soit. Mais c’est en même temps la force d’un système qui ne peut pas être automatisé, mécanisé, car il conduirait à stigmatiser ou à écarter certaines personnes ; ce qui poserait la vraie question de ce qui serait déterminant ou non comme signe de radicalisation. Je pense que le système global de nos forces de sécurité intérieure a conscience de cela.

Mais nos adversaires ont des capacités extrêmement développées, extrêmement puissantes. Il faut donc de toute façon faire monter de façon systématique le niveau d’exigence, de pression, de contrôle et de protection – pouvant impliquer un niveau de sanction.

M. le président Éric Ciotti. Qu’en est-il des contentieux ? Vous évoquez les différentes gammes de réponses possibles aux cas de signalements. Certaines personnes sont désarmées, des procédures disciplinaires sont engagées, etc.

Quel est votre point de vue sur l’idée d’un « contradictoire asymétrique » dans ce domaine ? Comment motiver en effet une décision de suspension ou de mutation devant une juridiction administrative sans pouvoir fournir les éléments dont disposent les services de renseignement ?

Dans un cadre un peu similaire mais, j’en conviens, très différent, lorsque le gouvernement ne suit pas les avis émis par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), il en résulte une saisine automatique du Conseil d’État – avec des magistrats habilités au secret de la défense nationale pouvant avoir connaissance d’éléments motivant la décision du gouvernement.

Vous paraîtrait-il concevable de spécialiser une section du Conseil d’État ou une juridiction administrative, qui serait habilitée à avoir connaissance d’éléments dont disposent les services de renseignement, susceptibles d’introduire un doute, afin que ce doute bénéficie à la collectivité plutôt qu’à l’individu ?

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Le débat sur la démarche asymétrique a eu lieu au moment de la loi SILT. Il est nécessaire en certains cas de pouvoir porter à la connaissance d’un magistrat des éléments n’ayant pas vocation à être tracés dans le dossier car, quand on fait la transparence totale sur une procédure, on informe nos adversaires.

Je prendrai un exemple. Nous devons rendre compte dans la procédure de toutes les techniques utilisées dans la lutte contre le trafic de drogue. Nous avons parlé récemment d’une très belle saisine de 3,2 tonnes de cocaïne, représentant un enjeu de 230 millions d’euros. Or lorsqu’une très belle opération de ce type se présente, la loi, que vous avez votée – le « vous » étant collectif –, impose que la totalité des techniques utilisées par nos services apparaisse dans le dossier.

Or nous savons qu’un certain nombre d’acteurs ont accès au dossier et peuvent parfaitement relayer le fait que, sur tel conteneur, telle technique a été employée. Nous donnons donc des informations à nos adversaires. Et, au fond, nous nous privons de moyens.

Quand on est au ministère de l’Intérieur, quand on est engagé dans ces dossiers, on connait les vertus du système asymétrique.

Je ne réponds pas à votre question de savoir s’il faut une chambre spécialisée sur ces sujets. Mais je pense qu’en matière de lutte contre la radicalisation et de lutte contre le terrorisme il faut assumer une transparence totale à l’égard de la justice, qui doit pouvoir jouer son rôle et sanctionner une dérive administrative, tout en veillant à ce que cela puisse se faire sans fragiliser notre système de renseignement.

Les cas que nous avons souhaité écarter et sur lesquels des procédures ont été engagées ont été assez peu nombreux. J’ai connaissance d’un cas pour lequel la décision a été cassée ensuite par les juridictions. C’est un vrai problème, car il faut réaffecter la personne concernée – pas forcément à la même place, et pas forcément dans le même service. Généralement, j’imagine qu’elle est vouée à un placard. Mais il n’empêche que cette personne continuera à être payée pour des missions qui ne sont pas celles pour lesquelles elle avait été engagée initialement.

J’entends dans votre question une suggestion, une proposition. Et je vous le dis : la démarche asymétrique est une démarche dans laquelle le ministère de l’Intérieur et nos forces de sécurité intérieure assument la transparence de ce qu’ils font, mais cette transparence doit se faire sous le contrôle d’une autorité judiciaire ou d’un juge administratif, et ne pas forcément conduire à porter des informations à la connaissance d’acteurs qui n’hésiteraient pas à les utiliser pour les détourner ensuite.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le ministre, merci pour ces réponses. La présente audition conclut les travaux de notre commission d’enquête.

 

 

 

 

 

 

 

 


([1]) Rapport n° 3922, XIVème législature ; le président de la commission d’enquête était M. Georges Fenech, son rapporteur M. Sébastien Pietrasanta.

([2]) Audition de M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, par la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, du 8 octobre 2019.   

([3]) Audition de M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, par la commission d’enquête, du 5 mars 2020.

([4]) Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19.

([5]) Selon les informations communiquées par le préfet de police Didier Lallement à l’occasion de son audition publique du 30 octobre 2019, la prise de fonction de Mickaël Harpon date du 2 janvier 2003.

([6]) La préfecture de police de Paris, Rapport public thématique de la Cour des Comptes, décembre 2019.

([7]) Le service informatique de la DRPP est un service de proximité, spécifique à cette direction. Il est à différencier du service informatique de la préfecture de police de Paris relevant de la direction opérationnelle des services techniques et logistiques (DOSTL), laquelle est chargée des achats et des réseaux. À l’image de toutes les directions, la DRPP dispose par conséquent d’une section informatique uniquement chargée de la maintenance quotidienne dans laquelle Mickaël Harpon exerçait ses fonctions.

([8]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police de Paris, du 30 octobre 2019

([9]) Ibid.

([10]) Audition de M. Didier Lallement, préfet de police, du 30 octobre 2019.

([11]) Article 24 de l’arrêté du 30 novembre 2011 portant approbation de l’instruction générale interministérielle n° 1300.

([12]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, du 30 octobre 2019.

([13]) Ibid.

([14]) Lors de son audition à huis clos du 20 novembre 2019, M. René Bailly, en fonction à la tête de la DRPP jusqu’au mois d’avril 2017, a confirmé n’avoir eu connaissance d’aucun élément de faits et de contexte concernant les propos tenus par Mickaël Harpon à la suite de l’attentat de Charlie Hebdo. Il formule l’hypothèse selon laquelle les collègues directs de Mickaël Harpon se seraient contentés d’un « signalement à huis clos ».

([15]) Divulguée par voie de presse, cette note a été remise à la commission d’enquête par le préfet de police, M. Didier Lallement, à la suite de son audition du 30 octobre 2019.

([16]) Audition tenue au secret du 8 janvier 2020.

([17]) Rapport dinformation fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de ladministration générale de la république par MM. Éric Diard et Éric Poulliat sur les services publics face à la radicalisation, n° 2082, XVème législature, 27 juin 2019, p. 9.

([18]) Ibid.

([19]) Audition de M. Michel Cadot, ancien préfet de police, du 20 novembre 2019.

([20]) Audition de M. Didier Lallement, préfet de police, du 30 octobre 2019.

([21]) Larticle 28 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dite loi « Le Pors », précise que « tout fonctionnaire […] est responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées. Il doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ». Il résulte de cette disposition un principe d’obéissance au pouvoir hiérarchique, lequel se traduit traditionnellement, par exemple dans la sphère militaire, par le devoir de « rendre compte ». Dans le champ de la police et de la gendarmerie nationale, le titre premier du code de déontologie qui leur est applicable, codifié à l’article R. 434-4 du code de la sécurité intérieure, définit le « principe hiérarchique », lequel se déploie, là-aussi, par l’obligation de « rendre compte » : « le policier ou le gendarme porte sans délai à la connaissance de l’autorité hiérarchique tout fait survenu à l’occasion ou en dehors du service, ayant entraîné ou susceptible d’entraîner sa convocation par une autorité de police, juridictionnelle ou de contrôle ».

([22]) Audition de M. Jean-François Ferlet, directeur du renseignement militaire, du 30 janvier 2020.

([23]) Audition de M. René Bailly, ancien directeur du renseignement de la préfecture de police, du 20 novembre 2019.

([24]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, du 30 octobre 2019.

([25]) Présenté lors du conseil des ministres du 23 avril 2014, le plan national de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes a été précisé par la circulaire interministérielle du 25 juin 2014 visant le renforcement de la coopération entre les services de l’État et fixant, notamment, le fonctionnement des groupements d’évaluation départementale (GED).

([26]) Audition de M. Bernard Boucault, ancien préfet de police, du 6 novembre 2019.  

([27]) Laction de ces différents acteurs et le déroulement de la procédure dhabilitation sont détaillés par lIGI 1300.

([28]) Les avis de sécurité suivent trois niveaux possibles : « sans objection », « restrictif » ou « défavorable ».

([29]) Pour le niveau très secret défense, l’autorité d’habilitation est le Premier ministre, par le biais du SGDSN. Pour les niveaux inférieurs, l’autorité d’habilitation est constituée des ministres concernés ou des personnes bénéficiant de leur délégation.

([30]) Selon une note de bas de page rattachée à larticle 24 de lIGI 1300, la DGSI constitue en effet le « service enquêteur du ministère de l’intérieur » pour l’ensemble des personnels civils, y compris ceux travaillant pour la gendarmerie, ou les organismes travaillant dans le domaine civil.

([31]) Selon une note de bas de page rattachée à l’article 24 de l’IGI 1300, la DRSD et la DGSE sont désignées comme les « services enquêteurs du ministère de la défense » pour l’ensemble des personnes civils ou militaires du ministère de la défense, les personnes militaires de la gendarmerie, les personnels employés dans les organismes ou les entreprises travaillant au profit du ministère de la défense.

([32]) Audition de Mme Claire Landais, secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale, du 29 janvier 2020.

([33]) Ibid.

([34]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, du 21 janvier 2020.

([35]) Audition de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, du 11 décembre 2019.

([36]) Le criblage est une enquête administrative préalable à l’habilitation d’un agent qui repose sur la consultation d’un ou de plusieurs fichiers, afin de vérifier si son identité y est enregistrée. Le rétro-criblage est une procédure semblable, qui intervient quant à elle quand l’agent est déjà en poste, et qui vise à vérifier que son comportement n’est pas devenu incompatible avec son niveau d’habilitation.

([37]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, du 30 octobre 2019.

([38]) Par lettres en date du 5 octobre 2019, le Premier ministre a confié à l’inspection des services de renseignement (ISR) deux missions : l’une centrée sur la direction du renseignement de la préfecture de police, l’autre concernant l’ensemble des services spécialisés de renseignement ainsi que le service central du renseignement territorial (SCRT), la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), la sous-direction de l’anticipation opérationnelle de gendarmerie nationale (SDAO) et le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP). Cette mission visait à évaluer les mesures prises par l’ensemble des services de renseignement pour réduire leurs risques liés à la vulnérabilité du personnel et, plus particulièrement, à la radicalisation. La commission d’enquête n’a pu obtenir les conclusions de cette mission en raison de leur classification.

([39]) Audition de M. Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense, du 18 février 2020.

([40]) Ibid.

([41]) Audition de M. Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de lIntérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure, du 26 février 2020.

([42]) Article 6 du décret n° 2015-386 du 3 avril 2015 fixant le statut des fonctionnaires de la direction générale de la sécurité extérieure.

([43]) Audition de M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure, du 29 janvier 2020.

([44]) Audition de M. Frédéric Rose, secrétaire général du comité interministériel de la délinquance et de la radicalisation, du 22 janvier 2020.

([45]) Note du directeur général de la police nationale du 15 octobre 2015.

([46]) Audition de M. Éric Morvan, directeur général de la police nationale, du 29 janvier 2020.

([47]) Contribution écrite du préfet de police Didier Lallement.

([48]) Audition de M. Éric Morvan, directeur général de la police nationale, du 29 janvier 2020.

([49]) Ibid.

([50]) Guide du SGDSN relatif à la mise en œuvre des dispositions des articles L. 114-1, IV, du code de la sécurité intérieure et L. 4139-15-1 du code de la défense aux fins de lutte contre la radicalisation.

([51]) Audition de M. Éric Morvan, directeur général de la police nationale, du 29 janvier 2020.

([52]) Ibid.

([53]) Audition de M. Jacques Reiller, conseiller d’État, président de lorganisme paritaire prévu au IV de larticle L.114-1 du code de la sécurité intérieure, du 6 février 2020.  

([54]) Audition de M. Amin Boutaghane, chef de lUnité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), du 4 décembre 2019.

([55]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, du 30 octobre 2019.  

([56]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, du 21 janvier 2020.

([57]) Article 70 de l’IGI 1300.

([58]) Ibid.

([59]) Article 73 de lIGI 1300.  

([60]) Ibid.

([61]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, du 21 janvier 2020.

([62]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, du 21 janvier 2020.

([63]) Les enquêtes post-habilitation constituent la méthode dite de « rétro-criblage ». Elles se formalisent par une enquête destinée à s’assurer que le comportement de l’agent n’est pas devenu, depuis son recrutement, incompatible avec ses missions.

([64]) Audition de Mme Claire Landais, secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale, du 29 janvier 2020.  

([65]) Audition de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, du 11 décembre 2019.

([66]) Contribution écrite de M. Didier Lallement, préfet de police.

([67]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, du 21 janvier 2020.  

([68]) Audition de M. Didier Lallement, préfet de police, du 30 octobre 2019.

([69]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, du 21 janvier 2020.

([70]) Les attentats islamistes des 15 et 19 mars 2012 respectivement à Montauban puis à Toulouse ont provoqué la mort de trois militaires et quatre civils, dont trois enfants élèves d’une école juive.

([71]) Les attentats islamistes des 7, 8 et 9 janvier 2015 ayant visé la rédaction du journal Charlie Hebdo, une policière municipale à Montrouge et les clients d’une supérette casher ont provoqué la mort de dix-sept personnes. Ceux du 13 novembre 2015 de Saint-Denis et Paris ont blessé 413 personnes et provoqué la mort de 130 autres.

([72]) Un individu pouvant exercer ou avoir exercé plusieurs professions sensibles.

([73]) Dans les éléments transmis à la commission denquête, lUCLAT précise quil convient de lire « fiche par fiche » afin de déterminer si, au-delà du domaine professionnel sensible, le poste exercé est réellement sensible. À titre dexemple, un agent de guichet radicalisé dans une entreprise de transport ne présente pas la même dangerosité potentielle, de par le poste occupé, quun conducteur.

([74]) Lobjectif était notamment d’éviter le maintien dun système éclaté entre les réseaux des préfectures.

([75]) Loi n° 2016339 du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs.

([76]) Loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant lefficacité et les garanties de la procédure pénale.

([77]) Article L. 211-11-1 du code de la sécurité intérieure.

([78]) cret n° 2017-668 du 27 avril 2017 portant création du service à compétence nationale dénommé « service national des enquêtes administratives de sécurité ».

([79]) Audition de Mme Carine Vialatte, cheffe du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS), du 30 octobre 2019.

([80]) Titre I de larticle L. 114-1 du code de la sécurité intérieure.

([81]) g du 3° de l’article R. 114-2 du code de la sécurité intérieure.

([82]) j du 3° de l’article R. 114-2 du code de la sécurité intérieure.

([83]) j du 3° de l’article R. 114-2 du code de la sécurité intérieure.

([84]) i du 3° de l’article R. 114-2 du code de la sécurité intérieure.

([85]) Articles L. 144-1 et R. 114-5 du code de sécurité intérieure.

([86]) La liste de ces entreprises est énumérée à larticle R.114-7 du code de la sécurité intérieure.

([87]Article L. 211-11-1 du code de la sécurité intérieure.

([88]) À titre d’exemple, sont ainsi concernés les agents de nettoyage, serveurs, cuisiniers, conducteurs, vendeurs, personnels d’accueil, agents de sécurité, agents de parking.  

([89]) Article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, introduit par lordonnance n°2018-1125 du 12 décembre 2018.

([90]) Dans le cadre de lapplication par cet établissement des articles L. 711-6, L. 712-2 et L. 712-3 du code de lentrée et du séjour des étrangers et du droit dasile.

([91]) Lenquête doit alors montrer si le comportement de la personne concernée donne des raisons sérieuses de penser que sa présence ou son activité sur le territoire national constitue une menace grave pour lordre public, la sécurité publique, la sûreté de l’État ou la société française.

([92]) Contribution écrite du SNEAS. 

([93]) En application de l’article 5 de la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie.

([94]) Automatisation de la consultation centralisée de renseignements et de données.

([95]) cret n° 2017-1224 du 3 août 2017 portant création dun traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « Automatisation de la consultation centralisée de renseignements et de données » (ACCReD).

([96]) Prévu par le décret n° 2019-1074 du 21 octobre 2019 modifiant le décret n° 2017-1224 du 3 août 2017 portant création dun traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « Automatisation de la consultation centralisée de renseignements et de données » (ACCReD) mais laccès est prévu pour le second semestre 2020.

([97]) cret n° 2019-1074 du 21 octobre 2019 modifiant le décret n° 2017-1224 du 3 août 2017 portant création dun traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « Automatisation de la consultation centralisée de renseignements et de données » (ACCReD).               

([98]) Ibid.

([99]) IV de larticle L. 1141 du code de la sécurité intérieure.

([100]) Audition de Mme Carine Vialatte, cheffe du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS), du 30 octobre 2019.

([101]) cret n° 2018-141 du 27 février 2018 portant application de larticle L. 114-1 du code de la sécurité intérieure.

([102]) Larticle 11 de la loi SILT a également créé un nouvel article L. 4139-15-1 dans le code de la défense permettant d’appliquer ce même dispositif aux militaires. Le décret n° 2018-135 du 27 février 2018 portant application de cette disposition prévoit une procédure équivalente avec cette différence que l’instance chargée d’émettre un avis nest pas paritaire.

([103]) Arrêtés du 22 juin 2018 portant nomination à lorganisme paritaire prévu au IV de larticle L. 114-1 du code de la sécurité intérieure. Ces arrêtés portant nomination ont été actualisés à plusieurs reprises en avril, octobre et novembre 2019, ainsi qu’au mois de mars 2020.

([104]) L’article 1er du décret n° 2018-1’1 du 27 février 2018 précise que « le secrétariat de la commission est assuré par la direction générale de l’administration et de la fonction publique » où se situe par conséquent son siège.

([105]) Article L. 4139-15-1 dans le code de la défense.

([106]) Il est à noter que les élèves-fonctionnaires et les fonctionnaires stagiaires sont exclus du champ d’application de cette procédure.

([107]) Audition de M. Jacques Reiller, conseiller d’État, président de lorganisme paritaire prévu au IV de larticle L.114-1 du code de la sécurité intérieure, du 6 février 2020.

([108]) Sur le fondement des articles 29 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 et 67 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 et du décret n° 84-961 du 25 octobre 1984 relatif à la procédure disciplinaire concernant les fonctionnaires de l’État.

([109]) Guide relatif à la mise en œuvre des dispositions des articles L. 114-1 IV du code de la sécurité intérieure et L. 4139-15-1 du code de la défense aux fins de lutte contre la radicalisation, SGDSN.

([110]) Rapport de la commission denquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, M. Éric Ciotti, président, M. Patrick Mennucci, rapporteur, n° 2828, XIVème législature, 2 juin 2015.

([111]) Ibid.

([112]) Rapport de la commission denquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, M. Georges Fenech, président, M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur, n° 3922, XIVème législature, 5 juillet 2016.

([113]) cret n° 2017-1095 du 14 juin 2017 relatif au coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, à la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme et au centre national de contre-terrorisme.

([114]) Audition de M. Pierre de Bousquet, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, du 4 décembre 2019.

([115]) En janvier 2016, l’ancien chef de l’État, M. François Hollande, a attribué à la DGSI la maîtrise d’œuvre de la manœuvre globale de lutte contre le terrorisme. Celle-ci a ainsi été désignée comme chef de file de la lutte antiterroriste au titre de sa mission de protection des ressortissants Français et de leurs intérêts sur le territoire national.

([116]) La DRPP peut interroger lintégralité de PASP. En cas de « hit » portant sur un individu inscrit par le renseignement territorial, elle naura accès qu’à la fiche individu. La réciproque est vraie dans le cas dinterrogation du SCRT sur des individus inscrits par la DRPP. Aux fins dobtenir la ou les notes relatant l’événement ayant conduit à linscription, des demandes sont faites auprès des États-majors des deux services.

([117]) Audition de M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, par la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, du 8 octobre 2019.

([118]) Saisie par l’autorité administrative lorsque celle-ci envisage de refuser de délivrer ou de renouveler une carte de séjour temporaire ou de délivrer une carte de résident, la commission du titre de séjour est instituée dans chaque département. L’article L. 312-1 du CESEDA précise qu’elle se compose d’élus locaux et de personnalités qualifiées.

([119]) Audition de M. Christian Protar, secrétaire général de linspection des services de renseignement (ISR), du 21 janvier 2020.

([120]) Audition de M. Bernard Emié, directeur général de la sécurité extérieure, du 29 janvier 2020.

([121]) Article 6 du décret n° 2015-386 du 3 avril 2015 fixant le statut des fonctionnaires de la direction générale de la sécurité extérieure.

([122]) Audition de M. Bernard Emié, directeur général de la sécurité extérieure, du 29 janvier 2020.

([123]) Une autre structure de la direction générale est quant à elle chargée de linstruction des dossiers de lensemble des agents de l’État qui ont vocation à être habilités à un titre ou à un autre.

([124]) Audition de M. Bernard Squarcini, ancien directeur central du renseignement intérieur, du 28 janvier 2020.

([125]) Audition de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, du 11 décembre 2019.

([126]) Institut national des langues et civilisations orientales.

([127]) Audition de M. Jean-François Ferlet, directeur du renseignement militaire, du 30 janvier 2020.

([128]) Audition de M. Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense, du 18 février 2020.

([129]) Rapport sur la présence et lemploi des forces armées sur le territoire national, MM. Olivier Audibert Troin et Christophe Léonard,  3864, XIVème législature, 22 juin 2016.  

([130]) Table ronde des représentants des chefs d’États major de larmée de terre, de larmée de lair et de la marine du 5 février 2020.

([131]) La gendarmerie maritime est un corps de gendarmes spécialisé et mis à la disposition de l’état-major de la Marine.

([132]) 75 % des militaires de larmée de terre sont des contractuels.

([133]) Audition du général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, du 12 février 2020.

([134]) Deux sont en rapport avec lintelligence avec un pays étranger, un avec la mouvance de lultra-gauche et dix-huit avec la mouvance de lultra-droite.

([135]) Audition du général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, du 12 février 2020.

([136]) Ibid.

([137]) Audition du colonel Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie, du capitaine Leïla Benmokhtar, secrétaire générale adjointe, et des membres du groupe de liaison, du 6 février 2020.

([138]) Table ronde de représentants des syndicats pénitentiaires du 19 février 2020.

([139]) Audition de M. Stéphane Bredin, directeur de ladministration pénitentiaire, du 19 février 2020.

([140]) Parmi lesquels 8 concernent des individus ayant fait l’objet, par le passé, d’une fiche FSPRT.

([141]) Rapport dinformation fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de ladministration générale de la république par MM. Éric Diard et Éric Poulliat sur les services publics face à la radicalisation, n° 2082, XVème législature, 27 juin 2019, p. 9.

([142]) cret n° 2019-1503 du 30 décembre 2019 modifiant diverses dispositions relatives au renseignement pénitentiaire.

([143]) Audition de M. Stéphane Bredin, directeur de ladministration pénitentiaire, du 19 février 2020.

([144]) Loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant lefficacité et les garanties de la procédure pénale.

([145]) Article L. 811-4 du code de la sécurité intérieure.

([146]) Arrêté du 29 mai 2019 portant création et organisation dun service à compétence nationale dénommé « Service national du renseignement pénitentiaire ».

([147]) Article 3 de l’arrêté précité.

([148]) Ibid.

([149]) Ibid.

([150]) Loi n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité publique modifiée par la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

([151]) Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

([152]) Le renseignement pénitentiaire aura ainsi vu ses effectifs augmenter dune centaine dagents entre 2018 et 2020.

([153]) cret n° 2019-1503 du 30 décembre 2019 modifiant diverses dispositions relatives au renseignement pénitentiaire.

([154]) Cette commission est composée des deux chefs de service, du sous-directeur des ressources humaines et des relations sociales, du chef du service national du renseignement pénitentiaire, du sous-directeur de la sécurité pénitentiaire et de la directrice de cabinet du DAP, ou de leurs représentants.

([155]) Audition de M. Stéphane Bredin, directeur de ladministration pénitentiaire, du 19 février 2020.

([156]) Ce qui inclut, outre les phénomènes de radicalisation, tout signalement pointant une action ou attitude non compatible avec le code de déontologie de ladministration pénitentiaire.

([157]) Ce canal prend la forme d’une adresse unique pour toute ladministration pénitentiaire.

([158]) Ce contrôle porte sur la contextualisation et l’évaluation a priori de la crédibilité et de la criticité et peut également porter sur la demande d’éventuels éléments complémentaires.

([159]) Table ronde de représentants des syndicats pénitentiaires du 19 février 2020.

([160]) Ibid.

([161]) Issu de l’article 5 de la loi n° 2016339 du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs.

([162]) Rapport d’information fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république par MM. Éric Diard et Éric Poulliat sur les services publics face à la radicalisation, n° 2082, XVème législature, 27 juin 2019.

([163]) Visé par l’article R. 114-7 du code de la sécurité intérieure.

([164]) I des articles R. 114-9, I et R. 114-10 du code de la sécurité intérieure.

([165]) II des articles R. 114-8 et R. 114-10 du code de la sécurité intérieure.

([166]) Lavis dincompatibilité, motivé, est notifié au seul salarié. Faisant grief, il est susceptible de faire lobjet par ce dernier dun recours, pré-contentieux devant le ministre de lIntérieur ou contentieux devant le juge administratif.

([167]) Le SNEAS nest pas informé de la décision prise par lemployeur.

([168]) Table ronde des représentants de la SNCF, de la RATP et dAéroport de Paris (ADP) du 26 février 2020.

([169]) Ibid.

([170]) Rapport d’information fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république par MM. Éric Diard et Éric Poulliat sur les services publics face à la radicalisation, n° 2082, XVème législature, 27 juin 2019.

([171]) Émission « Grand Rendez-vous dEurope1 » du 13 décembre 2015.

([172]) Le communiqué de presse du Premier ministre précise notamment que si les dispositifs mis en œuvre par les services de renseignement pour réduire les risques de vulnérabilité du personnel et, plus particulièrement, à la radicalisation sont « globalement de qualité », ils demeurent « hétérogènes en fonction des services audités ».

([173]) Audition M. Christian Protar, secrétaire général de linspection des services de renseignement, du 21 janvier 2020.

([174]) Daprès la contribution écrite du SNEAS, un contrôle est effectué pour les postes de cadets de la République, adjoints de sécurité, gardiens de la paix, officiers de police, commissaires de police et les personnels techniques et scientifiques.  

([175]) Contribution écrite du SNEAS.

([176]) Audition du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie du 6 février 2020 et contribution écrite du SNEAS.

([177]) Audition du vice-amiral descadre Philippe Hello, directeur des ressources humaines du ministère des Armées, du 26 février 2020.

([178]) Cf le décret n° 2018-141 du 27 février 2018 portant application de l’article L. 114-1 du code de sécurité intérieure précisant son champ d’application aux fonctionnaires d’État et agents contractuels régis par le décret n°86-83 du 17 janvier 1986 relatif aux dispositions générales applicables aux agents contractuels de l’État, occupant des emplois participant à l’exercice de missions de souveraineté de l’État ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense visée à l’article R. 114-2 du code de la sécurité intérieure.

([179])Décret n° 2018-135 du 27 février 2018 portant application de l’article L. 4139-15-1 du code de la défense.

([180]) En vertu de l’article R. 40-29 du code de procédure pénale, « dans le cadre des enquêtes prévues [à l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure], les données à caractère personnel figurant dans le traitement [d’antécédents judiciaires] qui se rapportent à des procédures judiciaires en cours ou closes, à l’exception des cas où sont intervenues des mesures ou décisions de classement sans suite, de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement devenues définitives, ainsi que des données relatives aux victimes, peuvent être consultées, sans autorisation du ministère public, par les personnels de la police et de la gendarmerie (…) ».

([181]) Rapport d’information fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république par MM. Éric Diard et Éric Poulliat sur les services publics face à la radicalisation, n° 2082, XVème législature, 27 juin 2019.

([182]) Audition de Madame Carine Vialatte, cheffe du SNEAS, du 30 octobre 2019.

([183]) Ibid.

([184]) Audition de M. Jacques Reiller, président de la commission de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, du 6 février 2020.

([185]) Table ronde des représentants de la SNCF, de la RATP et dAéroport de Paris (ADP) du 26 février 2020.

([186]) Sites de Beauvau, Garance, Lumière et Lognes.

([187]) Audition de M. Christophe Mirmand, secrétaire général du ministère de lIntérieur, du 30 janvier 2020.

([188]) Audition de M. Stéphane Bredin, directeur de ladministration pénitentiaire, du 19 février 2020.

([189]) Table ronde des représentants de la SNCF, de la RATP et dAéroport de Paris (ADP) du 26 février 2020.

([190]) Salariés d’ADP, entreprises sous-traitantes et opérateurs.

([191]) Contribution écrite du SNEAS.

([192]) Les entreprises ayant un rôle d’opérateur sur la plateforme aéroportuaire.  

([193]) Communiqué du Premier ministre portant sur « la radicalisation dans les services de renseignement », 21 janvier 2020.

([194]) Ibid.

([195]) Audition de M. Christian Protar, secrétaire général de lInspection des services de renseignement, du 21 janvier 2020.  

([196]) Audition de M. Bernard Emié, directeur général de la sécurité extérieure, du 29 janvier 2020.

([197]) Son conjoint, ses parents et les parents de son conjoint, de même que ses enfants et les enfants de son conjoint.

([198]) Audition de M. Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense, du 18 février 2020.   

([199]) Article 24 de l’IGI 1300.

([200]) Ibid.

([201]) Article 26 de l’IGI 1300.

([202]) Ibid.

([203]) Cette liste figure à l’article 26 de l’IGI 1300.

([204]) L’article 6 du décret n° 2015-386 du 3 avril 2015 fixant le statut des fonctionnaires de la direction générale de la sécurité intérieure précise en effet que « nul ne peut être recruté à la direction générale de la sécurité extérieure ou maintenu dans ses fonctions s’il ne se voit conférer par le ministre de la défense une habilitation spéciale de sécurité ».

([205]) Ibid.

([206]) Article 7 du décret n° 2015-386 du 3 avril 2015 fixant le statut des fonctionnaires de la direction générale de la sécurité extérieure.  

([207]) cret n° 2019-1271 du 2 décembre 2019 relatif aux modalités de classification et de protection du secret de la défense nationale.

([208]) Article premier du décret n° 2019-1271 du 2 décembre 2019 relatif aux modalités de classification et de protection du secret de la défense nationale.

([209]) Audition de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, du 11 décembre 2019.  

([210]) Cette inspection constitue le service de sécurité en charge des agents de la DGSI, cf. supra.

([211]) Audition de M. Bernard Emié, directeur général de la sécurité extérieure, du 29 janvier 2020.  

([212]) Audition de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, du 11 décembre 2019.

([213]) Guide relatif à la mise en œuvre des dispositions des articles L. 114-1 IV du code de la sécurité intérieure et L. 4139-15-1 du code de la défense aux fins de lutte contre la radicalisation, SGDSN.

([214]) Table ronde de représentants des syndicats de police du 5 février 2020.

([215]) Audition de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, du 11 décembre 2019.

([216]) Voir, à cet égard, la décision du tribunal administratif de Paris annulant l’avis d’incompatibilité du ministre de l’intérieur pris sur le fondement de l’article L. 114-2 du code de la sécurité intérieure. De façon tout à fait remarquable, le tribunal observe qu’« en dépit de la mesure d’instruction (…) tendant à ce que lui soient communiqués les éléments ayant conduit à cet avis d’incompatibilité, le ministre de l’intérieur, qui s’est borné à soutenir que la requête était irrecevable, n’a produit en défense aucun élément factuel qui permettrait de démontrer que Monsieur Y. constituerait une menace pour la sécurité ou l’ordre public. Dans ces conditions, Monsieur Y. est fondé à soutenir que le ministre de l’intérieur a fait une inexacte application des dispositions de l’article L. 114-2 du code de la sécurité intérieure (…) », Tribunal administratif de Paris, Monsieur Y., 15 janvier 2019, n° 1822085/3-1.

([217]) Rapport d’information fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république par MM. Éric Diard et Éric Poulliat sur les services publics face à la radicalisation, n° 2082, XVème législature, 27 juin 2019.

([218]) Ibid.

([219]) Audition du général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, du 12 février 2020.

([220]) Audition de M. Patrick Calvar, ancien directeur général de la sécurité intérieure, du 28 janvier 2020.

([221]) CC, 30 mars 2006, Loi pour l’égalité des chances, n° 2006-535 DC, consid. 24.  

([222]) Loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement.

([223]) Article L. 841-1 du code de la sécurité intérieure.

([224]) Article L. 773-6 du code de la justice administrative.

([225]) Article L. 773-7 du code de la justice administrative.

([226]) Article L. 773-5 du code de la justice administrative.

([227]) CC, 23 juillet 2015, Loi relative au renseignement, n° 2015-713 DC, pt. 86.

([228]) CJUE, 18 juillet 2013, Commission européenne c. Royaume-Uni (« Kadi II »).

([229]) Directive (UE) 2016/943 du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secret daffaires) contre lobtention, lutilisation et la divulgation illicites.

([230]) Directive n° 2014/104/UE du 26 novembre 2014, transposée par lordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017.

([231]) CEDH, 23 mai 2017, Van Wesenbeeck c. Belgique, aff. n° 67496/10.

([232]) Audition de M. Stéphane Bredin, directeur de ladministration pénitentiaire, du 19 février 2020.

([233]) Contribution écrite du SNEAS.

([234]) Table ronde des représentants de la SNCF, de la RATP et dAéroport de Paris (ADP) du 26 février 2020.

([235]) Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

([236]) Article R. 434-29 du code de la sécurité intérieure.

([237]) Article R. 434-2 du même code.

([238]) cret n° 2013-874 du 27 septembre 2013 relatif à la prestation de serment des militaires de la gendarmerie nationale.

([239]) Décret n° 2010-1711 du 30 décembre 2010 portant code de déontologie du service public pénitentiaire.

([240]) Les actions de formation mises en œuvre par la police nationale sont détaillées dans la partie II. A. 1 .a. du présent rapport.

([241]) Table ronde des représentants des syndicats de police du 5 février 2020.

([242]) Ibid.

([243]) Audition de M. René Bailly, ancien directeur du renseignement de la préfecture de police, du 20 novembre 2019.

([244]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, du 30 octobre 2019.

([245]) Audition de M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure, du 29 janvier 2020.

([246]) Voir à cet égard le rapport fait au nom de la commission des finances du Sénat par M. Philippe Dominati sur la préfecture de police de Paris, n° 353 (2016-2017), 1er février 2017, p. 12 ainsi que le rapport public thématique de la Cour des comptes, La préfecture de police de Paris : réformer pour mieux assurer la sécurité dans l’agglomération parisienne, décembre 2019.

([247]) Rapport de M. Sébastien Pietrasanta, fait au nom de la commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, n° 3922, XIVème législature, 5 juillet 2016, p. 162.

([248]) À l’heure de la crise du coronavirus que connaît notre pays, les professionnels de santé mentale alertent sur le risque d’une « seconde vague psychiatrique ». Selon le mot du Professeur Nicolas Franck, psychiatre au Centre hospitalier Le Vinatier de Lyon, « la santé mentale doit être considérée, après le virus lui-même et l’économie, comme la troisième priorité dans la crise. » Cet enjeu d’importance nationale, peu présent actuellement dans les médias et le débat public, aura des conséquences sur les enjeux de sécurité et de terrorisme lorsque l’on connaît l’importance des syndromes anti-sociaux, psychopathiques et schizophréniques dans le profil des terroristes.

([249]) Selon un récent rapport de la Fédération nationale des sourds de France, 43 % des personnes malentendantes sont en situation de souffrance au travail, contre 5,4 % des entendants. La commission «Discrimination» de la Fédération Nationale des Sourds de France avait alerté le Défenseur des droits sur les conditions de travail des personnes sourdes dont l’évolution professionnelle est rapidement limitée du fait des conditions d’accessibilité largement plafonnées en France. Les salariés sourds ne peuvent pas s’exprimer librement et ne peuvent donc faire part de leur souffrance et de leur désespoir.

([250]) Depuis 2010, 40% des usagers fréquentant la structure SOS Surdus expriment une souffrance au travail. La commission «Discrimination» de la Fédération Nationale des Sourds de France a publié un rapport «Diagnostics et préconisations, sourds et entendants au travail» en émettant des recommandations, parmi lesquelles figurent la nécessité de l’intervention et d’actions de sensibilisations dans les organismes d’Etat comme dans les entreprises afin de permettre aux salariés sourds et entendants de comprendre les chocs culturels et de s’adapter les uns aux autres.  

([251]) Voir à ce sujet « Bienvenue Place Beau » de l’Oliver Recasens, Didier Hassoux et Chrisophe Labbé, chapitre 6 : « La Belle PP »… Robert Laffont, 2017.  

([252]) La Poste : Fait religieux et vie au travail, Le Groupe La Poste, édition 2014.

([253]) Laïcité, le vade-mecum de l’AMF, Hors-série de “Maires de France”, novembre 2015