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Logo2003modifN° 3296

 

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de lAssemblée nationale le 2 septembre 2020

 

RAPPORT

FAIT

 

Au nom de la commission denquête (1)

sur les obstacles à lindépendance du pouvoir judiciaire

Président

M. Ugo BERNALICIS,

 

Rapporteur

M. Didier PARIS,

 

Députés.

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(1) La composition de cette commission d’enquête figure au verso de la présente page.


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La commission denquête est composée de : M. Ugo Benalicis, président ; M. Didier Paris, rapporteur ; MM. Vincent Bru, Olivier Marleix, Mme Naïma Moutchou, M. Bruno Questel, vice-présidents ; MM. Ian Boucard, Fabrice Le Vigoureux, Mmes Laurianne Rossi, Cécile Untermaier, secrétaires ; M. Erwan Balanant, Mme Aurore Bergé, MM. Jean-Michel Clément, Michel Delpon, Mme Coralie Dubost, M. Fabien Gouttefarde, Mme Émilie Guerel, MM. Dimitri Houbron, Guillaume Larrivé, Fabien Matras, Pierre Morel-À-L’Huissier, Sébastien Nadot, Stéphane Peu, Éric Poulliat, Hervé Saulignac, Antoine Savignat, Guillaume Vuilletet, Michel Zumkeller, membres.


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SOMMAIRE

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Pages

Avant-propos de M. le Président Ugo Bernalicis.................... 7

Rapport de M. Didier Paris, rapporteur.............................. 23

INTRODUCTION..................................................... 23

Avant propos de M. le Président Ugo Bernalicis

Rapport de M. Didier Paris, rapporteur

I. Au-delà de sa reconnaissance, lindépendance de la justice doit voir ses garanties renforcées

A. Une indépendance institutionnelle consacrée aux niveaux constitutionnel et conventionnel

1. La justice judiciaire

a. Une indépendance consacrée par la Constitution

b. Une protection différenciée selon les fonctions

c. Lindispensable alignement du statut des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège

d. Laffermissement du rôle du CSM

2. La justice administrative

a. Une consécration constitutionnelle et conventionnelle

b. Les garanties accordées aux membres du Conseil dÉtat et aux magistrats des tribunaux et cours administratives dappel

3. La Cour de justice de la République

a. Dune procédure dexception devant une juridiction dexception pour les ministres ayant commis des faits pénalement répréhensibles dans lexercice de leurs fonctions…

b. … à une procédure dexception devant une juridiction de droit commun

B. Une indépendance personnelle garantie par les règles déontologiques

1. Des textes fondateurs en matière de déontologie des magistrats

a. La justice judiciaire

b. La justice administrative

2. La prévention des conflits dintérêts et les obligations déclaratives des magistrats

a. La déclaration dintérêts

b. Lentretien de déontologie

c. Les règles de déport

3. La formation des magistrats, garantie de leur indépendance

II. Lautorité judiciaire doit disposer de moyens adaptés pour son fonctionnement et pour les enquêtes quelle dirige

A. les moyens financiers : pour des règles dorganisation budgétaire plus rationnelles et efficaces

1. Lindépendance financière de la justice, condition dune indépendance effective

a. Lexigence européenne dun budget et dune autonomie suffisants des juridictions

b. Des moyens suffisants et la maîtrise de ceux-ci sont nécessaires à un environnement de travail serein pour les magistrats, condition dune justice indépendante

c. Labsence de maîtrise des moyens peut restreindre le juge dans lexercice de son office

2. Le budget de la justice connaît depuis quelques années une importante augmentation

a. Leffort budgétaire de la France pour la justice est tendanciellement moins important que dans dautres pays européens

b. Depuis 2017, le budget de la justice en France a très sensiblement augmenté

3. Lautonomie de décision de linstitution judiciaire doit être renforcée

a. En dépit des avantages certains quelle présente, la maquette budgétaire de la mission Justice doit être modifiée pour mieux identifier la justice judiciaire

b. Un processus de décision budgétaire qui doit mieux associer les acteurs du monde judiciaire

4. Une autonomie de gestion des juridictions à affirmer

a. Simplifier la chaîne de responsabilité budgétaire et comptable

b. Mettre en œuvre un dialogue de gestion plus efficace et équilibré

c. Donner aux gestionnaires publics les outils permettant de les responsabiliser

d. Renforcer les pouvoirs des directeurs de greffe

B. La direction des enquÊtes : des rapports satisfaisants entre les magistrats et la police judiciaire

1. Le contrôle de laction de la police judiciaire relève de lautorité judiciaire

a. Le contrôle par le parquet durant la phase denquête

b. La direction par le juge dinstruction pendant la phase dinstruction

2. Lappartenance administrative de la police judiciaire au ministère de lIntérieur nempêche pas lautorité judiciaire de mener sa mission en toute indépendance

a. Les services denquête sont fonctionnellement rattachés au ministère de lIntérieur

b. Ce rattachement a pu faire naître une incertitude sur la possibilité pour lautorité judiciaire dexercer son activité en toute indépendance

c. Ce rattachement hiérarchique napparaît toutefois pas comme un obstacle à lindépendance de lautorité judiciaire

III. Laffermissement de lindépendance de la justice suppose une plus grande transparence

A. la clarification des relations avec le pouvoir exÉcutif

1. Une politique pénale définie par le Gouvernement et mise en œuvre par le parquet

a. La politique pénale est définie par le Gouvernement, qui en est responsable devant le Parlement

b. La politique pénale est mise en œuvre par le parquet

2. Les instruments de la conduite de la politique pénale

a. Au sein de lexécutif

b. Les instructions

c. La remontée de linformation

3. Le cas particulier du parquet national financier

B. le renforcement des droits de la dÉfense par Un encadrement plus strict de la conduite des enquÊtes

1. Lenquête préliminaire

a. Des « fadettes »

b. Des suspensions denquêtes en période électorale

c. De la durée des enquêtes préliminaires

2. Linformation judiciaire

C. lAmélioration de linformation des citoyens

1. Les médias jouent un rôle fondamental dans linformation des citoyens

2. Ce rôle fondamental peut toutefois constituer un risque pour lindépendance de la justice

a. Les médias font peser une forte pression sur les magistrats, qui peut nuire à leur indépendance

b. Les médias peuvent devenir un instrument de violation du secret de lenquête

3. La réflexion sur le rapport des magistrats aux médias ainsi que sur léquilibre entre secret de lenquête et de linstruction et droit à linformation doit dès lors être poursuivie

a. Réaffirmer le secret de lenquête et de linstruction tout en consacrant un droit à linformation

b. Contrôler plus strictement le respect du secret de lenquête et de linstruction

c. Poursuivre la formation à la communication et créer des postes de magistrats spécialisés dans ce domaine

d. Vers des règles plus strictes sagissant des réseaux sociaux ?

D. la justice au cœur de la cité

1. Poursuivre louverture du recrutement des magistrats

2. Mieux associer les citoyens au fonctionnement de la justice

EXAMEN du rapport

Synthèse des propositions

Contributions

I. Contribution présentée par MM. Olivier Marleix, Antoine Savignat et Ian Boucard, au nom du groupe Les Républicains

II. Contribution présentée par Mme Cécile Untermaier, au nom du groupe Socialistes et apparentés

III. Contribution présentée par M. Ugo Bernalicis

IV. Contribution présentée par M. Sébastien Nadot, non-inscrit

ANNEXES

I. Comptes rendus des auditions

II. compte rendu de l’Entretien du président et du rapporteur, avec M. Robert Badinter, ancien garde des sceaux, ministre de la Justice (le jeudi 11 juin 2020)

III. Contributions écrites en réponse à un questionnaire du rapporteur


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   Avant propos de M. le Président Ugo Bernalicis

Je souhaite avant tout remercier mon équipe d’attachés parlementaires et particulièrement Antoine Béchet. L’accomplissement de ce travail ne serait pas possible sans l’aide de ces travailleuses et travailleurs de l’ombre que sont les attachés, les administrateurs et tous ceux qui concourent au bon fonctionnement de l’Assemblée. Notre commission d’enquête a été percutée comme toute la société par la Crise de la Covid 19, et nos travaux ont pu être maintenu grâce à leur professionnalisme et leur dévouement au fonctionnement de notre démocratie.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, je souhaite également indiquer à la lectrice et au lecteur qu’à la fin de cet avant-propos figureront la liste des propositions que je formule en tant que président de la commission ainsi que mon avis succinct sur les propositions du rapporteur Didier Paris. Par ailleurs, une contribution plus large et plus détaillée figure en annexe du présent rapport. Je vous invite à la consulter ainsi que celles de mes collègues qui ont bien voulu contribuer.

L’état actuel de la Justice inspire beaucoup de choses mais assez peu la confiance. Les enquêtes d’opinion le démontrent à l’envie. Tantôt, car elle est perçue comme partiale. Ces vers de La Fontaine résonnent encore à travers le temps : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Tantôt, car elle est perçue comme inutile par des classements sans suite sans enquête, ou trop lente et trop déconnectée de la réalité et du vécu, que ce soit des auteurs ou des victimes au pénal, ou des parties au civil. Et quand il sagit des affaires politico-financières, son indépendance est quasi-systématiquement mise en cause, que les liens avec le pouvoir en place soient réels ou fantasmés. La faute au parquet à la française et son lien hiérarchique avec le ministre, dit-on. Lien défendu par une grande partie des magistrats et des organisations politiques comme nécessaire pour assumer la conduite de la politique par le garde des Sceaux, responsable devant le Parlement. Néanmoins, les responsables politiques dénoncent quasi systématiquement des instrumentalisations quand ils sont mis en cause. De quoi semer le doute.

Une chose est sûre, il existe des marges de progression substantielles pour donner au ministère de la Justice et à la fonction de juger la légitimité et lautorité qui sont nécessaires dans un régime démocratique et républicain.

Mais lindépendance dans tout ça ? Car cest bien lobjet de cette commission denquête sur les obstacles à lindépendance du pouvoir judiciaire. Indépendance de qui ? De quoi ? Du gouvernement en place ? Des politiques en général ? Des milieux économiques ? Des journalistes ? Est-il souhaitable davoir une justice complétement indépendante, coupée du reste de la société ? Et puis, il est vrai que dans la cinquième République il nexiste pas de pouvoir judiciaire. On parle dautorité judiciaire en France, notamment pour la distinguer dun service public comme les autres. Le pouvoir étant réservé au législatif et à lexécutif. Pourtant, cest un véritable pouvoir que celui de juger. Et nul ne saventurerait à contester la nécessaire séparation des pouvoirs dans un État de droit. Que penser alors de la Constitution actuelle qui confie au président de la République, chef de lexécutif, le soin de garantir lindépendance de la dite autorité judiciaire ?  Le constitutionnaliste Guy Carcassonne a commenté sur le sujet « autant proclamer que le loup est garant de la sécurité de la bergerie ».

Ce sont tous ces questionnements qui ont été soulevés, discutés, contestés au fil des huit mois de cette commission denquête extraordinaire. Extraordinaire, car cest la première fois que linstitution judiciaire dans son entièreté et son rôle constitutionnel est lobjet dune commission denquête parlementaire. Extraordinaire aussi car la quasi-totalité des auditions ont été publiques et filmées et resteront disponibles sur internet pour tout citoyen désireux de mieux comprendre la justice de son pays par-delà lanalyse livrée dans ce rapport avec le rapporteur ou le président que je suis. Extraordinaire enfin, car traversée par la pandémie du coronavirus/covid-19 qui a quelque peu désorganisé nos travaux, mais na rien enlevé à lamplitude de ces derniers.

Cette commission denquête est celle issue du droit de tirage du groupe parlementaire de la France insoumise, dont je suis membre. Nous avons sollicité cette commission denquête à plusieurs titres. Dabord, parce que nous avons subi des perquisitions inédites pour une organisation politique faisant figure de principale opposante politique à la gauche de léchiquier politique et face au président de la République, Emmanuel Macron. Si nous pensons quil y a un problème avec le fonctionnement de la Justice, nous avons souhaité lanalyser à froid et en tirer des propositions politiques. Pas pour nous-même, mais dans lintérêt de toutes et tous. Ensuite, parce que plusieurs éléments troublants sont venus alimenter des doutes sur linstitution judiciaire. Le traitement hors du commun du mouvement des gilets jaunes en est un exemple criant. La justice pénale a été la continuité des desiderata de lexécutif en assurant elle aussi le maintien de lordre, que ce soit au parquet sous limpulsion dune circulaire de politique pénale, ou que ce soit au siège par la sévérité des jugements prononcés. Or, ce nest pas son rôle dans un État de droit au regard de la théorie de la séparation des pouvoirs. Enfin, les régulières fuites judiciaires dans la presse ainsi que le procès de Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, devant la Cour de justice de la République pour avoir transmis des informations à Thierry Solère, alors député, concernant une enquête judiciaire en cours le concernant, ont fini de nous convaincre que la simple affirmation « la justice est indépendante et impartiale en France » ne suffisait pas à elle-même.

Il faut avouer quà lissue de cette commission denquête, jen ai autant appris lors des auditions que par les nombreux témoignages informels en dehors de celles-ci. Ce fut pour moi la démonstration du caractère inabouti du pouvoir de contrôle parlementaire et singulièrement celui des oppositions. On ne nous dit pas tout devant les commissions denquête parlementaires, quand bien même les audités lèvent la main et jurent de « dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ». Finalement, le grand nombre est tenu à lécart de la réalité du fonctionnement du monde judiciaire, pour le meilleur et pour le pire. Entre la fin des auditions et la rédaction de cet avant-propos, Mediapart a rendu publiques des interceptions judiciaires de conversations de Bernard Squarcini en 2013, alors directeur central du renseignement intérieur. On y apprend sans ambage que la remontée dinformation côté ministère de lIntérieur au profit de lexécutif se fait bien plus efficacement et plus précisément quau ministère de la Justice sur toutes les affaires sensibles, entrant même dans le détail des enquêtes. Au détour dun échange, on constate que des magistrats sont souvent au carrefour de violations du secret de lenquête. Le scandale de la collecte des fadettes des principaux avocats et magistrats de la place parisienne par le parquet national financier qui a éclaté pendant les travaux de notre commission ne font pas oublier le point de départ de cet acte denquête : qui est le magistrat qui a renseigné lancien président de la République Nicolas Sarkozy sur laffaire en cours qui porte le nom de son alias, Paul Bismuth ? Tout cela tranche avec les auditions pour la plupart très convenues des magistrats occupant les plus hautes fonctions dans le pays.

À la question « Est-ce que cela coûte, et combien, dêtre indépendant ? », le juge dinstruction honoraire Renaud Van Ruymbeke me répond sans détour « On fait une croix sur sa carrière, terme que je nai dailleurs jamais aimé ». Cest un magistrat du siège qui parle, statutairement plus indépendant quau parquet. De cet autre côté, cest le propos liminaire de lancienne procureure nationale financière, Éliane Houlette, qui est le plus évocateur. Elle développe de la sorte : « Pour reprendre lexpression dun professeur de droit public, Mme Letteron, “ lindépendance sexerce donc dans la dépendance. Je partage totalement cette analyse. Le principe de lindépendance est posé, mais cest une indépendance sous contrôle. Le parquet – cest une réalité objective – est sous le contrôle du pouvoir exécutif. » Lorsquon nous expose que la modification constitutionnelle visant à inscrire dans notre loi suprême la nécessité davoir un avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) serait de nature à garantir lindépendance pour les magistrats du parquet, alors même que cest déjà la pratique depuis plus de 10 ans, cela semble le minimum attendu. Le rapporteur, quant à lui, propose une modification un peu plus ambitieuse : aligner purement et simplement les règles disciplinaires et de nomination du parquet sur celles du siège, renforçant ainsi le pouvoir du CSM au détriment de limmixtion de lexécutif dans le fonctionnement judiciaire. La subtilité, qui nen est pas une, réside dans le fait de savoir qui propose et qui confirme. Un simple avis conforme pour le parquet aurait pour conséquence de laisser intégralement le pouvoir de proposition dans les mains de lexécutif. En alignant sur les règles du siège, le pouvoir de proposition pour les chefs de juridiction côté parquet serait entre les mains du CSM et non plus de lexécutif. Ce serait une petite révolution pour lexécutif et le judiciaire. Dans la continuité de cette réflexion, il mapparaît nécessaire que les remontées dinformation dans les affaires individuelles cessent. Et je ne le dis pas que pour le ministère de la Justice, pour lequel il existe un minimum de cadre avec une circulaire de 2014, mais également pour le ministère de lIntérieur. Les interceptions judiciaires des conversations de Bernard Squarcini nous apprennent crûment que le respect du secret de lenquête et de linstruction sont des fables et que lexécutif est tenu informé de tous les éléments pouvant avoir une importance politique ou médiatique. Bien loin des histoires de remontées dinformation uniquement pour des questions dordre public. Ces remontées dinformation au mieux ne servent à rien pour lexécutif, au pire elles mettent les ministres dans une situation délicate, car ils nont pas le droit de divulguer ou dutiliser les informations quils ont à leur disposition. Le procès de Jean-Jacques Urvoas, et sa condamnation devant la cour de justice de la République en est une parfaite illustration. Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux, que nous avons interrogé sur le sujet a commencé sa réponse par la phrase suivante : « Incontestablement, certaines informations mettent le garde des Sceaux dans lembarras. »

Mais faut-il une indépendance totale de la Justice ? Sur ce thème lextrême opposé est souvent mis en avant comme un repoussoir : le gouvernement des juges. Il est largement admis que la souveraineté résidant dans le peuple, les magistrats, nétant élus par personne, nont pas à interférer avec le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Une magistrature en dehors de tout contrôle nest pas souhaitable. Et un simple auto-contrôle ne semble pas apporter le maximum de garanties démocratiques. Dès lors, la justice étant rendue au nom du peuple français, ce dernier semble le plus à même de sassurer de ce contrôle. Dabord par lui-même directement. Mais comment faire ? Le modèle des procès dassises nous offre un exemple concret et plébiscité par la communauté juridique comme mettant en acte lidéal de justice. Voilà donc une direction intéressante à emprunter : mettre des citoyens tirés au sort et impliqués dans le monde judiciaire en situation davoir un droit de regard sur le fonctionnement de notre système judiciaire. Cest dailleurs lesprit qui a prévalu aux différentes réformes de la composition du CSM. Avec une limite tout de même, les personnalités extérieures à la magistrature étant largement désignées par lexécutif ou le législatif. Il faudrait donc élargir le nombre global de membres du CSM afin dy introduire une part substantielle de citoyens et de représentants dassociations. Le conseil supérieur de la magistrature est en effet la clé de voûte la plus à même de garantir lindépendance et limpartialité de la justice au nom du peuple français. Dès lors, sa présidence pourrait être dévolue plutôt au ministre de la Justice, responsable devant le Parlement plutôt que le président de la République, irresponsable par nature. Le CSM ainsi renouvelé pourrait proposer au ministre de la Justice des orientations de politique pénale. Le ministre aurait alors tous les éléments à sa disposition pour faire un projet de loi de politique pénale débattu et voté par le Parlement. Le ministre aurait donc la légitimité dun vote démocratique pour faire respecter la politique pénale par linstitution judiciaire, à la différence des circulaires de politique pénale qui sapparentent davantage au fait du prince. Ainsi, les nécessaires interactions entre les différents pouvoirs seraient effectives tout en garantissant leur séparation réciproque.

Il est à noter à ce moment du développement quil existe des juges élus, ceux des prudhommes et des tribunaux de commerce. Ils offrent un exemple concret dune interaction aboutie dune partie du corps social avec la fonction de juger. Ils ne sont pas des magistrats professionnels et pour autant, ils rendent des jugements globalement bien acceptés. Évidemment, des marges de progression sont souhaitables, également sur des enjeux dindépendance et les dispositions récentes sur les questions de déontologie lillustrent. Mais lélection des juges ne présente pas les inconvénients quon voudrait bien lui prêter. Peut-être est-il à réfléchir dans une certaine mesure à un système mixte entre magistrats professionnels et magistrats non-professionnels. Une nouvelle fois, lexemple des procès dassises est une démonstration que cest possible et que cela fonctionne.

Venons-en à la question budgétaire. Elle ne faisait pas lunanimité dans notre commission quant à la pertinence de lier les questions dindépendance et budgétaire. En effet, lindépendance est souvent conçue comme une problématique statutaire et juridique. Pourtant, la totalité des magistrats auditionnés ont pu à la fois pointer le manque chronique des moyens de la justice judiciaire et le lien direct avec la notion dindépendance. À lissue de nos travaux tout le monde est dorénavant convaincu que lindépendance ne sexerce que dans le cadre des moyens fournis. Quand les dossiers saccumulent, quand le rythme devient effréné, comment peut-on alors faire preuve de sérénité pour assumer et assurer pleinement son indépendance ? Cette question vaut pour lenquête ou linstruction, en matière pénale ou civile, jusquau jugement. Comment faire une enquête complète à charge et à décharge quand le temps manque, quand la disponibilité des enquêteurs nest pas celle souhaitée, ou quand les expertises se font rares ou coûteuses ? Comment assurer la collégialité dans les formations de jugement quand les effectifs sont à los ? Comment exécuter la peine la plus adaptée à la personne reconnue coupable quand les alternatives à la prison se font rares ? Il ne suffit donc pas dêtre indépendant dans les textes pour avoir les moyens de lêtre dans les faits. Dailleurs, la dépendance aux services enquêteurs en matière judiciaire est un sujet en soi que nous verrons un peu plus loin.

Chaque année, on nous explique que le budget de la Justice augmente et quil na jamais été aussi élevé. Cest vrai si lon sarrête aux apparences. Quentend-on par Justice ? Il sagit dune mission budgétaire au sens de la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) qui regroupe en réalité plusieurs programmes budgétaires. Six au total : Justice judiciaire, Administration pénitentiaire, Protection judiciaire de la jeunesse, Accès au droit et à la justice, Conduite et pilotage de la politique de la justice, Conseil supérieur de la magistrature. Voici la ventilation budgétaire pour lannée 2020 en loi de finances initiale :

Ce tableau nous éclaire sur plusieurs points dont :

La hausse de 5 % des crédits de paiement par an sur la mandature prévue et votée dans la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ne se traduit pour lannée 2020 que par une hausse de 3,66 % comme lindique la dernière colonne à la dernière ligne.

La hausse est ventilée de manière complètement hétérogène entre les programmes. On peut constater que le programme 166Justice judiciaire naugmente que de 0,32 % tandis que le programme 107 Administration pénitentiaire augmente de 5,5 %.

Laction 02 Conduite de la politique pénale et jugement des affaires pénales est même en diminution de 2,18 %. Cette diminution est essentiellement due à des économies sur les frais de justice … Qui ne seront donc pas redéployées au profit de la justice pénale. Pourtant, elle en aurait bien besoin.

On comprend ainsi mieux pourquoi les magistrats auditionnés continuent de se plaindre du manque de crédits malgré les annonces très médiatiques daugmentation substantielle du budget. Il se trouve par ailleurs quun excellent rapport intitulé Quelle indépendance financière pour lautorité judiciaire ? a été remis par le professeur Michel Bouvier au premier président de la Cour de cassation dalors, Bertrand Louvel. Rapport dans lequel on apprend par le biais de la proposition n°11 que le ministère de la Justice ne fait pas de comptabilité analytique. Par-delà les aspects techniques, budgétaires et comptables, cest la capacité pour la justice judiciaire à assurer son indépendance qui est questionnée. Deux propositions retiennent mon attention particulièrement :

Proposition n° 18 : Séparer la mission « Justice » en deux missions distinctes, lune regroupant les crédits de la « Justice judiciaire » (programmes 166 et 335 et éventuellement en tout ou partie 101), la seconde réunissant les crédits nécessaires à l« Administration de la justice » (programmes 107, 182 et 310)

Proposition n° 20 : Doter le Conseil supérieur de la magistrature dune nouvelle compétence davis en matière budgétaire sur le projet de loi de finances de lannée, requis au stade de lélaboration des crédits (au moment du débat dorientation des finances publiques) et portant, par ailleurs, sur les conditions dexécution de la loi de finances ; créer un jaune budgétaire comportant notamment ces avis.

Ces propositions seraient de nature à la fois à clarifier les données du débat budgétaire et à davantage reconnaître et responsabiliser le CSM dans sa mission de garantie de lindépendance de la justice, y compris sous langle budgétaire. Elles empêcheraient par ailleurs une ventilation quasi-systématiquement défavorable à la justice judiciaire au profit de ladministration pénitentiaire. La plupart des propositions du rapport du professeur Michel Bouvier ont dailleurs eu lassentiment du rapporteur qui les a fait siennes et je men réjouis.

Le budget, ce sont aussi les effectifs de magistrats, de greffiers et de fonctionnaires. On entend souvent la communication politique nous apporter comme un graal la résorption des postes vacants de magistrats pour atteindre leffectif cible. Afin de pointer la problématique de fond sans trop développer, voici ce que me répondait Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux le 22 octobre 2019 en commission des lois lors dune discussion sur le budget 2020 : « Monsieur Bernalicis, leffectif cible concernant notamment les magistrats est-il leffectif idéal ? Je ne le crois pas. Je suis parfaitement lucide : les tâches des magistrats évoluent sans cesse. Cest la raison pour laquelle, prenant appui sur le rapport de la Cour des comptes, nous avons décidé, avec le directeur des services judiciaires, de réfléchir, avec les représentants des magistrats, les conférences et les organisations syndicales, à lélaboration dune nouvelle clé de répartition, qui concerne aussi bien les magistrats que les greffiers. » Je confirme quil est grand temps de refaire le point sur les besoins humains au sein du ministère de la Justice au regard de ses missions. Rappelons simplement ici que la France compte deux fois moins de magistrats par habitant quen Allemagne. Par-delà les magistrats, les effectifs de greffiers sont encore bien en deçà de lobjectif cible, lui-même en deçà des besoins. Là où la tentation semble grande de les exclure dun certain nombre dactes et de procédures, il faut rappeler que leur rôle est précisément de garantir le bon déroulement de la procédure. Leur rôle dauthentification des actes établis par le magistrat fait deux des acteurs indispensables dans la manifestation de lindépendance et de limpartialité de la justice. Leur nombre et leur rôle devraient être drastiquement renforcés.

Il y a beaucoup de modifications à apporter à linstitution judiciaire pour lui permettre de bien instruire et de bien juger. Dans ce cadre, il est évident que la comparution immédiate nest pas une bonne justice. Cest une justice rapide, certes, mais au détriment de beaucoup dautres principes. Prendre le temps de juger sans pour autant subir des délais trop longs, cest encore une affaire de moyens. Ajouter du contradictoire dans les procédures prend également du temps. Mettre en œuvre un maximum de collégialité est également chronophage pour le magistrat si les assesseurs ne veulent pas simplement survoler le dossier… On voit donc bien comment laugmentation substantielle des moyens serait de nature à améliorer le traitement judiciaire et donc à susciter davantage de respect et de confiance par les citoyens. Les décisions sen trouvant alors dautant plus admises. Le magistrat pourrait faire vivre pleinement son indépendance et son impartialité. En matière pénale, particulièrement, il est nécessaire de retrouver ce temps si précieux afin de rendre la justice plus humaine, bien loin du suivi statistique du “taux de réponse pénale”. On ne juge pas des affaires, on juge des êtres humains avant tout. Il ne faudrait pas loublier dans le tumulte de lapplication dogmatique du new public management. La place de lavocat doit être réaffirmée et les moyens dy avoir accès également. Pas dindépendance de la justice possible sans égal accès aux moyens de droit.

Les moyens de la police judiciaire – qui ne concerne pas que la police nationale et la gendarmerie puisque bien dautres agents de lÉtat ont des qualifications judiciaires, comme les agents des douanes par exemple – doivent pouvoir être largement mis à disposition des magistrats. Il réside aujourdhui une tension dans laffectation des ressources de police entre police administrative et police judiciaire. Cest pourquoi nous pensons judicieux de rattacher tout ou partie de la police judiciaire au parquet et à linstruction par voie de détachement ou de mise à disposition. Charge ensuite aux magistrats darbitrer entre eux lutilisation des moyens qui sont aujourdhui arbitrés par la hiérarchie policière. Lexemple de la lutte contre la délinquance économique et financière illustre parfaitement bien ce problème. Pour le haut du spectre des affaires les plus importantes, on voit une augmentation continuelle du nombre daffaires en cours par le parquet national financier avec une stagnation des effectifs de police dans les offices centraux de police judiciaire notamment, qui sont eux-mêmes sollicités par les procureurs de la République de leur ressort. Lorsquune politique pénale est définie et votée par le Parlement, dans notre esprit il est alors indispensable que la discussion sur les moyens intègre les polices. Cela frise lévidence et pourtant, lorganisation institutionnelle et les discussions budgétaires nintègrent quà la marge cette dimension. Ce serait là une révolution que davoir à nouveau un corps des inspecteurs de police. Rappelons que cest Charles Pasqua qui la fait disparaître en 1995. Depuis, la qualité dofficier de police judiciaire est devenue une qualification en plus du grade de gardien de la paix. La complexification de la procédure, la faible valorisation de celle-ci, le manque de formation initiale et continue ont conduit à un désamour pour la fonction judiciaire dans la police. Cest aujourdhui une crise majeure des vocations dans la police sur ce sujet. En se rapprochant des magistrats qui sont en charge de la conduite des enquêtes, la fonction dofficier de police judiciaire peut ainsi retrouver toute sa grandeur, bien loin des procédures à la chaîne pour usage simple de produits stupéfiants.

La participation citoyenne doit être le corollaire dune réforme en profondeur de linstitution judiciaire pour une justice pleinement rendue au nom du peuple français. Non pas par citoyennisme béat, mais bien pour rétablir et ancrer durablement la confiance des Françaises et des Français dans la Justice. Cest la condition de sa légitimité et de lacceptation des décisions rendues. Nous avons vu plus haut comment la participation pourrait intégrer la gouvernance de la justice par le biais dune refonte majeure du CSM. Nous devons aller bien au-delà en inventant les formes permettant aux citoyens dintégrer les discussions concernant le fonctionnement des juridictions elles-mêmes. Nous mettons sur la table la proposition dériger les conseils de juridiction en véritables conseils dadministration permettant la collégialité de la prise de décision au niveau de chaque tribunal. Cela permettrait à la fois à toute la communauté judiciaire de se retrouver dans un cadre démocratique formel et de donner toute la légitimité au service public de proximité quest la justice. On pense notamment aux associations daide aux victimes qui pourraient ainsi faire valoir les dysfonctionnements du quotidien auxquels sont confrontés une partie des justiciables. En matière civile, cela permettrait également de faire connaître les difficultés rencontrées par les parties. Les représentants des avocats auraient toute leur place en tant quauxiliaire de justice au contact des justiciables. Tout cela ne se ferait pas en défiance avec les autorités constituées présentes dans les conseils de juridiction comme lautorité préfectorale, les services de police, ou les élus locaux, mais bien en complémentarité.

Dès lors, la justice avec toutes ces propositions serait dotée dun pouvoir. Et surtout de contre-pouvoirs. Car ce qui a été pris pour beaucoup comme une erreur dans lintitulé de la commission denquête “sur les obstacles à lindépendance du pouvoir judiciaire” nen était pas une. Aujourdhui la formulation d« autorité » en lieu et place de “pouvoir” permet à des politiques et des magistrats peu scrupuleux de se jouer des règles dun État de droit sans pour autant être inquiétés, ou que très rarement. Il est certain que ce nest pas dans notre culture française que de séparer aussi nettement le judiciaire et lexécutif. Quoi que… cest oublier que les fondements de notre système judiciaire sont issus de la grande révolution de 1789 et plus précisément des lois daoût 1790. Rappelons quà lépoque, les juges étaient élus pour être directement responsables devant le peuple et indépendants des autres pouvoirs. Les propositions que nous formulons sont donc pour un retour au peuple dans le fonctionnement judiciaire et un contrôle plus étroit de la magistrature qui ne soit pas lexclusivité de lexécutif. Pas de pouvoir sans responsabilité. Celle des magistrats doit pouvoir être engagée. Ils ne sont pas au-dessus des lois, ceci étant dune banale évidence une nouvelle fois. Et pourtant, limpression que cest le cas est un ressenti bien partagé. Par ailleurs, la saisine directe du CSM par le justiciable, rendue possible par la réforme constitutionnelle de 2008, a produit quelques effets. Mais le faible taux de prise en compte des plaintes montre toute la limite du système. Dailleurs, seul le justiciable partie au procès peut saisir le CSM. Le simple citoyen qui assure à laudience et constate par exemple des manquements déontologiques na aucunement le droit de saisir le CSM. Autre bizarrerie, les magistrats eux-mêmes ne peuvent pas le saisir quand ils constatent des manquements de certains de leurs collègues ou supérieurs hiérarchiques. Le rapporteur propose dailleurs quils puissent le faire et je suis parfaitement daccord avec cette proposition. Mais alors à quoi servirait un ministre de la Justice avec une magistrature aussi indépendante ? Il pourrait dès lors se concentrer sur les lois en vigueur et les propositions de réforme afférentes pour pouvoir déterminer la politique de son ministère selon les orientations gouvernementales. Puis sassurer du respect de ces mêmes lois tant dans le fonctionnement courant en saisissant le CSM autant que de besoin, notamment sur lorganisation des moyens nécessaires au bon fonctionnement du service public de la justice. Le garde des Sceaux conduirait alors la politique votée par le Parlement, lui-même renforcé par cette nouvelle organisation institutionnelle. Le ministre aurait toute la force et la légitimité de la loi avec lui.

Ce rapport et ces propositions mettent tous les sujets sur la table. Je nai pas la prétention daffirmer que ces propositions résoudraient tous les problèmes. Mais elles permettent dorénavant aux uns et aux autres de se positionner et surtout de faire en sorte que la justice ne soit pas lapanage dune élite éclairée qui décide des évolutions loin du peuple. De toute évidence, dans notre esprit politique, une telle réforme de la justice ne pourra se faire que dans un grand rendez-vous entre le peuple et ses institutions par le biais dune assemblée constituante pour une VIe République. Noublions pas que la justice est rendue au nom du peuple, seul souverain légitime en démocratie et en République.

Concernant les propositions du rapporteur, je soutiens globalement les propositions qui portent les numéros 1, 2, 3, 4, 6, 7, 9, 10, 12, 14, 15, 16, la première partie de la 17, 18, 19, 20, 21, 22, 28, 31, 33, 34, 35, 36, 37, 38 et 40. Un certain nombre de propositions vont dans le bon sens mais je formule des propositions plus ambitieuses. Elles portent les numéros 5, 8, 13, 23, 24, 25, 26, 27, 29, 30, 32 et 41. Je suis en désaccord avec les propositions numéro 11, la deuxième partie de la 17 et la numéro 39 qui visent surtout à remettre en cause lanonymat et le pseudonymat sur les réseaux sociaux.

Enfin, voici la liste des propositions concrètes que jémets et dont vous retrouverez le détail en annexe du présent rapport :

I. Sortir de lambiguïté pour garantir une justice républicaine indépendante

Proposition FI n°1 : Modifier la Constitution afin d’y inclure les notions suivantes : « La Justice est rendue au nom du peuple. Le pouvoir de rendre la Justice est confié à des juges impartiaux, inamovibles, qui ne sont soumis qu’à la loi. Ce pouvoir judiciaire constitue un ordre autonome et indépendant de tout autre pouvoir. »

Proposition FI n°2 : Modifier l’article 64 de la Constitution pour supprimer la mention selon laquelle le président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire au profit du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

Proposition FI n°3 : Suppression de l’article 17 de la Constitution pour supprimer la grâce présidentielle, qui permet au Président de la République de supprimer ou de réduire la peine d’un condamné. Les grâces ne doivent relever que de la loi.

Proposition FI n°4 : Tenir un débat annuel sur la jurisprudence dans les commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat sur la base des rapports d’activité de la Cour de cassation et du Conseil d’État. Le législateur pourra ainsi apprécier les évolutions jurisprudentielles devant être précisées ou non dans la loi.

Proposition FI n°5 : Création d’une saisine du Conseil supérieur de la magistrature, par le président de la République, le ministre de la Justice, le président de l’Assemblée nationale ou du Sénat, par 60 sénateurs ou 60 députés visant à contrôler le fonctionnement de la justice. Le CSM peut dans ce cadre formuler des recommandations ou toute sanction disciplinaire qu’il jugera utile. La saisine ne peut cependant intervenir dans le cadre d’une instance en cours.

Proposition FI n°6 : Supprimer la catégorie de membre de droit du Conseil constitutionnel.

Proposition FI n°7 : Réformer la procédure de nomination des membres du Conseil constitutionnel afin de le confier au pouvoir législatif en associant le Conseil supérieur de la magistrature.

Proposition FI n°8 : Réformer la composition du CSM, en permettant aux greffiers, avocats, notaires, huissiers, universitaires, représentants d’associations de lutte contre la pauvreté, contre la corruption, et d’aide aux victimes, des justiciables comme des personnes condamnées et aux citoyens-jurés d’y accéder.

Proposition FI n°9 : Supprimer le pouvoir du ministre de la Justice de proposition des magistrats du parquet.

Proposition FI n°10 : Confier le pouvoir disciplinaire au Conseil supérieur de la magistrature. Le ministre de la Justice doit disposer de la possibilité de saisir le CSM sur des faits pouvant relever du disciplinaire et dont il aurait eu la connaissance.

Proposition FI n°11 : Doter le Conseil supérieur de la magistrature de la compétence de nommer les magistrats du siège et du parquet, ainsi que des moyens actuellement dévolus à la Sous-direction des ressources humaines de la magistrature (SDRHM) la direction des services judiciaires (DSJ) du ministère de la Justice.

Proposition FI n°12 : Re-définir et encadrer strictement les conditions de mobilité des magistrats en administration centrale ou en fonction de cabinet ministériel.

Proposition FI n°13 : Rattacher l’inspection générale de la Justice (IGJ) au Conseil supérieur de la magistrature. Le ministre de la Justice continue d’avoir la possibilité de saisir l’inspection pour toute problématique interne au ministère ou mission de prospective.

Proposition FI n°14 : Réformer la procédure disciplinaire des magistrats du siège et du parquet afin de renforcer le contradictoire.

Proposition FI n°15 : Unifier le corps des magistrats administratifs de la première instance à la cassation.

Proposition FI n°16 : Créer un groupe de travail visant à réformer le Conseil d’État afin de reconnaître pleinement ses fonctions juridictionnelles, et de réfléchir au positionnement institutionnel de ses fonctions de conseil du Gouvernement.

Proposition FI n°17 : Développer des modules de formation communs pour les magistrats de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif afin de faciliter les échanges et l’unité des ordres juridictionnels.

Proposition FI n°18 : Créer un Conseil supérieur de la magistrature administrative et transférer la mission de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) au Conseil supérieur de la magistrature administrative.

II. Garantir lindépendance de la justice en recentrant sur les missions dun magistrat du peuple

Proposition FI n°19 : Supprimer la mention à l’article 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 qui place les magistrats du parquet premiers « sous lautorité » du garde des Sceaux, ministre de la Justice. Les magistrats sont soumis à l’autorité de la loi, proposée à la fois par le Gouvernement et les parlementaires et votée définitivement par le pouvoir législatif.

Proposition FI n°20 : Mettre en place un collège des procureurs et des avocats généraux visant à proposer une politique pénale au ministre de la Justice qui présentera un projet de loi de politique pénale, qui sera débattue et votée par le Parlement. Cette loi aura vocation à évoluer dans le temps en suivant la procédure législative ordinaire, bien loin des circulaires de politique pénale issues du fait du prince.

Proposition FI n°21 : Interdire les instructions individuelles du ministre de la Justice aux magistrats du parquet dans les procédures civiles.

Proposition FI n°22 : Mettre fin aux remontées d’informations judiciaires dans les dossiers individuels à destination de l’exécutif, sauf celles qui appellent une intervention directe de l’exécutif (comme les catastrophes ou les attaques terroristes massives) et de limiter l’information du ministère de la Justice à des rapports généraux de politique pénale. Ces mesures s’appliquent tout autant au ministère de la Justice, qu’au ministère de l’Intérieur.

Proposition FI n°23 : Dans le cadre d’instances en cours, les parlementaires et membres des exécutifs nationaux et locaux peuvent intervenir par le biais d’interventions volontaires. Ces interventions ainsi que les réponses éventuelles sont versées au dossier. Elles ont pour but de renforcer l’effectivité sociale du droit en encadrant les prises de paroles des personnalités politiques dans des procès en cours, qui peuvent avoir un retentissement national ou local tout en préservant par une procédure l’indépendance des magistrats.

Proposition FI n°24 : Supprimer les médailles et décorations décernées aux magistrats par l’exécutif.

Proposition FI n°25 : Consacrer l’autonomie de décision du magistrat du parquet, qui ne doit être soumis, dans le traitement des dossiers qui lui sont confiés, qu’au respect de la légalité et des directives générales de politique pénale déterminées par la loi et adaptées localement par le procureur.

Proposition FI n°26 : Clarifier les règles de répartition des services, de l’attribution et du dessaisissement des dossiers.

Proposition FI n°27 : Développer le recours à la collégialité et favoriser la mise en œuvre d’un travail véritablement collectif pour l’ensemble des fonctions de magistrat du siège et du parquet.

Proposition FI n°28 : Mener des actions de communication lorsque des mises en cause sont portées contre la Justice ou des magistrats. Cette communication doit être réalisée par le CSM en réponse à des critiques générales dirigées contre l’institution judiciaire et par les chefs de cours et de juridictions en réaction à des critiques ciblées contre un magistrat ou le déroulement d’une procédure.

Proposition FI n°29 : Renforcer les moyens des préparations publiques que sont les Instituts d’études judiciaires sur l’ensemble du territoire, afin de démocratiser l’accès à l’École nationale de la magistrature.

Proposition FI n°30 : Mettre en place un groupe de travail visant à refondre les contenus des concours d’accès à la profession de magistrat.

Proposition FI n°31 : Développer l’effectivité du droit à la formation continue pour les magistrats.

Proposition FI n°32 : Interdire les relations de l’École nationale de la magistrature avec les instituts privés de formation afin d’assurer l’égalité républicaine d’accès à la magistrature.

Proposition FI n°33 : Confier au Conseil supérieur de la magistrature une mission équivalente à celle de la HATVP pour les fonctionnaires.

III. Repenser une juridiction indépendante au nom du peuple

Proposition FI n°34 : Rationaliser la présentation budgétaire de la Justice autour de deux missions « justice judiciaire » et « administration de la Justice ».

Proposition FI n°35 : Simplifier la carte budgétaire des juridictions sur la base d’un budget opérationnel de programme (BOP) par cour d’appel et réformer la carte des pôles Chorus pour tendre vers l’objectif d’une cour d’appel, structure de gestion, un BOP et un pôle unique Chorus.

Proposition FI n°36 : Doter l’ensemble des juridictions d’un modèle comptable performant avec la création d’une comptabilité analytique, alimentée par les données issues de la comptabilité d’exercice.

Proposition FI n°37 : Associer le Conseil supérieur de la magistrature et les juridictions judiciaires à l’appréciation des besoins en personnel et dans l’adéquation des choix à faire en fonction des profils de poste et créer un jaune budgétaire comportant notamment ces avis.

Proposition FI n°38 : Soumettre le budget des services judiciaires à l’avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature.

Proposition FI n°39 : Mettre en place un groupe de travail visant à ériger en établissement public sui generis l’ensemble des juridictions de tous les degrés (tribunaux judiciaires, cours d’appel, Cour de cassation), doté d’un conseil d’administration permettant d’associer à leur gestion les magistrats, personnels judiciaires, et l’ensemble des partenaires de la Justice (barreau, services d’enquêtes, collectivités locales, …), ainsi que des associations d’usagers.

Proposition FI n°40 : Élargir la composition des conseils de juridiction en associant systématiquement les parlementaires, les représentants des collectivités territoriales, les représentants des professionnels du droit, les associations partenaires régulières des juridictions et les citoyens jurés du ressort, dont les pouvoirs seront également élargis.

Proposition FI n°41 : Mettre en place un groupe de travail sur l’étendue des pouvoirs des chefs de juridiction et de cour.

Proposition FI n°42 : Mettre en place un groupe de travail visant à définir des critères objectifs et préétablis tenant seulement compte de la bonne administration de la Justice, pour l’affectation des juges, leur désignation pour statuer dans les différents types d’affaires et la distribution de ces affaires dans les différentes formations de jugement.

IV. Reconstruire une justice indépendante comme garantie pour le justiciable

Proposition FI n°43 : Positionner le parquet dans les salles d’audience au-dessus des parties et en-dessous des juges du siège.

Proposition FI n°44 : Faire évoluer les mécanismes de récusation en donnant à une formation collégiale la responsabilité d’accepter ou non la récusation. Dans ce cadre, il peut être envisager à titre expérimental d’y associer des citoyens jurés.

Proposition FI n°45 : Développer la publicité des débats en envisageant notamment des mises en ligne accessibles des vidéos des audiences.

Proposition FI n°46 : Arrêter les expérimentations des cours criminelles et développer le recours aux jurys populaires pour certains délits.

Proposition FI n°47 : Associer les jurés tirés au sort et régulièrement retenus de chaque ressort de cours d’assise pour produire un document public sur le fonctionnement de la Justice et ses moyens.

Proposition FI n°48 : Mettre en place un système d’élection au sein des jurés afin de désigner un collège des jurés, qui aura en charge de donner un avis simple auprès du CSM sur le budget de la Justice, et sur les affectations des magistrats.

Proposition FI n°49 : Mettre en place un statut des greffiers afin de clarifier le rôle des greffiers et des greffiers en chef au sein du fonctionnement des juridictions et un recueil des obligations déontologiques des personnels de greffe.

Proposition FI n°50 : Mettre en place un groupe travail visant à clarifier les fonctions de « magistrat coordonnateur de service » et de directeurs de greffes.

Proposition FI n°51 : Fonctionnariser les greffes des tribunaux de commerce en lieu et place du système actuel dans une réforme visant à la transformation de la Justice commerciale en un véritable service public.

Proposition FI n°52 : Inscrire dans la Constitution le droit pour tout citoyen à une défense, comme dans la Constitution italienne.

Proposition FI n°53 : Faire une réforme de l’aide juridictionnelle afin de relever les seuil d’accès et de permettre une rétribution conséquente des avocats.

Proposition FI n°54 : Faire une réforme visant à assurer la protection du secret professionnel des avocats.

Proposition FI n°55 : Encadrer strictement les legaltech et la Justice prédictive.

Proposition FI n°56 : Créer un groupe de travail visant à évaluer la gestion et la maîtrise des logiciels informatiques par le ministère de la Justice.

Proposition FI n°57 : Obliger la consultation du Conseil supérieur de la magistrature et la présentation d’un rapport devant le Parlement pour tout développement des outils numériques de la Justice.

V. Réinvestir le rôle du juge, gardien des libertés individuelles

Proposition FI n°58 : Mettre fin à la politique du chiffre et supprimer les primes aux résultats, notamment l’indemnité de responsabilité et de performance des commissaires (IRP) et les primes de résultats exceptionnels (PRE).

Proposition FI n°59 : Mettre en place un groupe de travail pour réformer la doctrine d’emploi des entités du parquet chargées du traitement en temps réel.

Proposition FI n°60 : Mettre en place un groupe de travail visant à distinguer, dans l’organisation administrative, les fonctions de police administrative et les fonctions de police judiciaire.

Proposition FI n°61 : Expérimenter le détachement d’officiers de police judiciaire auprès des juridictions, sur la base du volontariat et pour une période de trois ans renouvelable.

Proposition FI n°62 : Rattacher les services de police judiciaire spécialisés à l’autorité judiciaire.

Proposition FI n°63 : Expérimenter la présence physique du parquet dans les commissariats, afin de conduire l’enquête préliminaire et d’assurer le contrôle de l’action judiciaire.

 

 


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   Rapport de M. Didier Paris, rapporteur

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MESDAMES, MESSIEURS,

Selon un sondage réalisé par l’IFOP pour le magazine lExpress, rendu public le 30 octobre 2019, 53 % des Français seulement déclarent faire confiance à la justice, qu’ils trouvent lente, complexe et opaque. Le même sondage indique que moins d’un Français sur deux (45 %) estime que les magistrats sont indépendants du pouvoir politique et que seulement 51 % considèrent qu’ils le sont à l’égard des intérêts économiques.

Dans le même temps, les attaques dénonçant une politisation de la justice et le manque d’indépendance du parquet se sont multipliées ces derniers mois, tout comme les prises à partie de magistrats.

Si ces attaques s’inscrivent dans une longue tradition de défiance entre les politiques et les juges, celle des citoyens est nouvelle.

C’est dans ce contexte que M. Ugo Bernalicis a déposé, le 3 décembre 2019, une proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire et que M. Jean-Luc Mélenchon, président du groupe La France insoumise, a indiqué, lors de la Conférence des Présidents du même jour, qu’il faisait usage, pour cette proposition, du droit de tirage que le deuxième alinéa de l’article 141 du Règlement de l’Assemblée nationale reconnaît à chaque président de groupe d’opposition ou de groupe minoritaire, une fois par session ordinaire ([1]).

Visant le pouvoir judiciaire, l’intitulé même de la commission d’enquête soulève des difficultés d’ordre juridique.

En effet, la théorie de la séparation des pouvoirs, élaborée par Locke et Montesquieu, distingue les différentes fonctions de l’État – législative, exécutive et judiciaire –, afin de limiter l’arbitraire et d’empêcher les abus qui découleraient de l’exercice de missions souveraines. Elle repose sur le principe selon lequel chacune de ces fonctions doit être exercée par des organes distincts, indépendants les uns des autres, tant par leur mode de désignation que par leur fonctionnement. L’objectif fixé par Montesquieu est en effet d’aboutir à l’équilibre des différents pouvoirs, « pour quon ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».

Cependant, faisant écho à ces principes de philosophie politique, la Constitution de la Vème République, qui consacre, en son article 64, l’indépendance de l’autorité judiciaire, en faisant du Président de la République son garant, se garde bien d’affirmer l’existence d’un pouvoir judiciaire. Ce dernier a en effet été disqualifié durablement par le souvenir des parlements de l’Ancien Régime et le dogme de la primauté de la loi, si bien que, dans la conception restrictive de la justice héritée de la Révolution française, la fonction de juger est confiée à une autorité plutôt qu’à un pouvoir. La Constitution de la Vème République, dont le titre VIII est relatif à l’autorité judiciaire, reste fidèle à cette acception de la justice : si les juges exercent leurs fonctions « au nom du peuple français », ils n’en sont pas pour autant les représentants au même titre que les membres du Parlement ou du Gouvernement, et ne peuvent donc constituer un pouvoir propre.

Aussi, la notion de pouvoir judiciaire sera-t-elle entendue, conformément à l’exposé des motifs de la proposition de résolution, comme recouvrant la justice judiciaire, la justice administrative et la Cour de justice de la République.

Le principe d’indépendance de la justice, qui vise à garantir la possibilité de prendre des décisions à l’abri de toute instruction ou pression, s’entend, de manière traditionnelle, par rapport aux pouvoirs législatif et exécutif. Dans le premier cas, elle résulte d’une double interdiction : celle faite aux juges de se substituer au législateur en rendant des décisions générales et impersonnelles – les arrêts de règlement – et celle faite au législateur d’intervenir – sauf impérieux motif d’intérêt général – dans une affaire judiciaire en cours en adoptant une loi rétroactive ou de validation. Dans le second cas, elle est garantie par la séparation des fonctions administratives et judiciaires ainsi que par diverses règles statutaires.

Dans une conception plus contemporaine, l’indépendance de la justice vaut également à l’égard des parties et, plus largement, à l’égard de la société – en particulier de pressions exercées par des groupes sociaux, économiques et culturels ou des médias.

L’indépendance se distingue enfin de la notion d’autonomie, qui est la capacité à déterminer ses propres règles, et de l’impartialité, dont l’importance est notamment consacrée par la Convention européenne des droits de l’homme et qui désigne l’absence de préjugés qui doit caractériser les décisions d’un magistrat.

La commission d’enquête s’est fixée comme objectifs de mieux identifier les obstacles et de faire des préconisations pour garantir une plus grande indépendance de la justice.

 

À l’issue des cinquante auditions auxquelles la commission d’enquête a procédé, lui permettant de recueillir l’avis de tous les acteurs – magistrats, greffiers, justiciables, auxiliaires de justice, policiers et gendarmes, ministres –, votre rapporteur formule donc 41 propositions destinées à renforcer les garanties de l’indépendance de la justice, permettre à l’autorité judiciaire de disposer de moyens adaptés pour son fonctionnement et pour les enquêtes qu’elle dirige et, enfin, assurer une plus grande transparence de la justice.

Alors que la demande de justice est plus que jamais présente dans notre société, dont le niveau d’exigence morale s’est considérablement renforcé et qui n’a certainement jamais eu autant besoin de transparence et de confiance dans ses institutions, ces propositions poursuivent un objectif fondamental : faire en sorte que les citoyens aient la certitude que la décision du magistrat est juste, impartiale et qu’elle est prise à l’abri de toute pression.


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I.   Au-delà de sa reconnaissance, l’indépendance de la justice doit voir ses garanties renforcées

Si l’indépendance de la justice est reconnue dans ses dimensions institutionnelle et personnelle, ses garanties doivent encore être affermies.

A.   Une indépendance institutionnelle consacrée aux niveaux constitutionnel et conventionnel

L’indépendance de la justice est affirmée tant par la Constitution de la Vème République que par la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Ainsi, l’article 64 de la Constitution consacre l’indépendance de l’autorité judiciaire, en faisant du Président de la République son garant, et pose le principe de l’inamovibilité des magistrats du siège. Le Conseil constitutionnel considère en outre que les principes d’indépendance et d’impartialité résultent de l’article 16 de la Déclaration de 1789, aux termes duquel « Toute société dans laquelle la garantie des droits nest pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, na point de Constitution ». Il en déduit qu’ils sont applicables à toutes les juridictions ([2]) et que ni le législateur, ni le Gouvernement, non plus qu’aucune autorité administrative ne peuvent empiéter sur les fonctions des juges ([3]).

L’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoit que « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ». La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’attache à quatre critères pour juger de l’indépendance des juges : leur mode de désignation, la durée de leur mandat, l’existence de garanties contre les pressions extérieures et l’apparence ou non d’indépendance.

La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dispose, en son article 47, que « Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de lUnion ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. » Pour la Cour de justice, l’exigence d’indépendance s’entend comme requérant que l’instance concernée exerce ses fonctions en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, et visant une égale distance par rapport aux parties au litige et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celui‑ci ([4]).

1.   La justice judiciaire

Les juridictions de l’ordre judiciaire sont compétentes pour régler les litiges opposant les personnes privées et pour sanctionner les auteurs d’infractions aux lois pénales.

Comprenant plus de 30 000 membres – dont 8 300 magistrats et 12 800 greffiers environ – la justice judiciaire est organisée selon trois niveaux :

– les juridictions du premier degré, dont 168 tribunaux judiciaires, 134 tribunaux de commerce, 210 conseils de prudhommes et 6 tribunaux du travail ;

– 36 cours d’appel et le tribunal supérieur d’appel de Saint-Pierre-et-Miquelon ;

– la Cour de cassation.

a.   Une indépendance consacrée par la Constitution

L’indépendance de l’autorité judiciaire est affirmée par l’article 64 de la Constitution, qui dispose que « Le Président de la République est garant de lindépendance de lautorité judiciaire. Il est assisté par le Conseil supérieur de la magistrature. Une loi organique porte statut des magistrats. Les magistrats du siège sont inamovibles. »

Le Conseil constitutionnel a précisé que l’autorité judiciaire « comprend à la fois les magistrats du siège et du parquet » ([5]).

L’article 65 de la Constitution définit par ailleurs la composition du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ([6]) et ses missions en matière de nomination des magistrats et de pouvoir disciplinaire ainsi que de consultation.

b.   Une protection différenciée selon les fonctions

Fondé sur le titre VIII de la Constitution relatif à l’autorité judiciaire, le statut des magistrats est régi par l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, qui organise le déroulement de la carrière des magistrats du parquet et du siège.

Au-delà du principe de l’unité du corps judiciaire qui permet à chaque magistrat, au cours de sa carrière, d’être nommé à des fonctions du siège et du parquet, et des règles communes à ces magistrats en matière d’incompatibilités, d’obligations, d’avancement et d’irresponsabilité, il existe des différences notables entre le statut des magistrats du siège et celui des magistrats du parquet.

Ces différences trouvent leur origine dans la distinction qui est opérée dans l’exercice de leur mission d’application du droit :

– les magistrats du siège – les juges – sont chargés de dire le droit en rendant des décisions de justice ;

– les magistrats du parquet – les procureurs – ont pour fonction de veiller, au nom de la société et dans l’intérêt général, à l’application de la loi.

Les magistrats du siège bénéficient d’un statut protecteur reposant sur :

– des règles de nomination : ils sont nommés par le président de la République, sur proposition du garde des Sceaux, après avis conforme du CSM ou, pour les chefs de juridiction et les magistrats du siège de la Cour de cassation, sur proposition du CSM ;

– un régime disciplinaire, dans lequel le CSM est compétent pour prononcer les sanctions et où les juges du siège ne peuvent pas être révoqués, suspendus ou mis à la retraite d’office sans garanties procédurales prévues par le statut des magistrats ;

– la règle de l’inamovibilité : les juges du siège ne peuvent pas être mutés, même avec un avancement, sans leur consentement. Cette règle constitue l’une des traductions concrètes du principe d’indépendance de l’autorité judiciaire. Elle est en effet destinée à éviter les pressions hiérarchiques ou politiques sur les décisions des juges du siège.

Les magistrats du parquet ne bénéficient pas des mêmes garanties que ceux du siège.

Ils sont en effet soumis à un principe hiérarchique qui découle de la nature même de leurs fonctions, puisqu’ils sont notamment chargés de l’application de la politique pénale que le Gouvernement détermine et conduit en application de l’article 20 de la Constitution.

Ce principe se traduit dans le pouvoir confié au garde des Sceaux de nommer les magistrats du parquet, sur un avis simple du CSM – qui est toutefois systématiquement suivi depuis 2008 – et de les sanctionner, le CSM n’émettant qu’un simple avis en matière disciplinaire, ainsi que dans celui de conduire la politique pénale déterminée par le Gouvernement et de veiller à la cohérence de son application sur le territoire. Toutefois, ce pouvoir est limité, depuis 2013 ([7]), à un pouvoir d’instruction générale et le ministre de la Justice ne peut ni substituer sa décision à celle des magistrats du parquet ni annuler ou réformer les actes pris par eux. Votre rapporteur y reviendra plus en détail (cf. infra).

Par ailleurs, le principe de subordination hiérarchique des magistrats du parquet ne fait obstacle ni à leur liberté de parole à l’audience, ni au pouvoir propre du procureur de la République d’exercer l’action publique.

En revanche, et contrairement aux juges du siège, ces magistrats ne bénéficient pas de la garantie d’inamovibilité.

Le statut des magistrats du parquet fait l’objet d’appréciations différentes par les juges.

– La Cour européenne des droits de l’homme

Les développements récents de la jurisprudence de la CEDH ([8]) déniant aux magistrats du parquet la qualité d’autorité judiciaire au sens de l’article 5 § 3 de la Convention ([9]) ont été perçus, au moins symboliquement, comme illustrant la nécessité de renforcer les garanties d’indépendance du parquet à l’égard de l’exécutif.

La Cour de cassation s’est ralliée à la position de la CEDH dans plusieurs arrêts, en prenant soin de relier l’impossibilité de qualifier le ministère public d’autorité judiciaire au sens de l’article 5 § 3 à son défaut d’indépendance et d’impartialité ([10]).

Toutefois, les arrêts rendus par la CEDH et par la Cour de cassation ne remettent pas en cause le statut des magistrats du parquet dans toutes ses implications, mais uniquement en ce quil ne présente pas les garanties suffisantes pour leur permettre dassurer le contrôle de la légalité dune arrestation et dune détention au sens de larticle 5 § 3, dès lors que leur fonction de poursuite ne leur permet pas den juger de façon impartiale.

– La Cour de justice de l’Union européenne

La CJUE a considéré, le 12 décembre 2019 ([11]), que le parquet français présentait « une garantie suffisante dindépendance pour émettre des mandats darrêt européens ». Selon la Cour, les magistrats du parquet français disposent du pouvoir d’apprécier de manière indépendante, notamment par rapport au pouvoir exécutif, la nécessité de l’émission d’un mandat d’arrêt européen et son caractère proportionné et exercent ce pouvoir objectivement, en prenant en compte tous les éléments à charge et à décharge. Leur indépendance n’est pas remise en cause par le fait qu’ils sont chargés de l’action publique, que le ministre de la Justice peut leur adresser des instructions générales de politique pénale et qu’ils sont placés sous la direction et le contrôle de leurs supérieurs hiérarchiques, eux-mêmes membres du parquet.

– Le Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel a considéré que les dispositions de l’article 5 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, qui prévoient que les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du garde des Sceaux, assurent une conciliation équilibrée entre le principe d’indépendance de l’autorité judiciaire et les prérogatives que le Gouvernement tient de l’article 20 de la Constitution, et qu’elles ne méconnaissent pas la séparation des pouvoirs ([12]).

c.   L’indispensable alignement du statut des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège

Alors que l’on assiste depuis une vingtaine d’années à un accroissement continu des prérogatives du parquet, avec notamment le développement des procédures rapides de traitement des affaires pénales ([13]), l’octroi de nouveaux moyens d’enquête en matière de lutte contre le terrorisme et le crime organisé, jusque-là principalement réservés à l’instruction ([14]) ou encore l’élargissement du champ de l’ordonnance pénale et l’assouplissement des conditions de recours à la composition pénale ([15]), ce mouvement doit nécessairement s’accompagner d’une extension des garanties relatives à l’indépendance des membres du parquet.

Outre quil sinscrirait dans lesprit de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de lhomme, ce renforcement des garanties permettrait de mieux affirmer lunité du corps judiciaire sans renoncer à la conception française du ministère public. L’unité du corps judiciaire a été consacrée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 22 juillet 2016 ([16]). Le Conseil, se fondant sur l’alinéa 1er de l’article 64 de la Constitution, qui dispose que « le Président de la République est garant de lindépendance de lautorité judiciaire », a en effet considéré qu’« il découle de lindépendance de lautorité judiciaire, à laquelle appartiennent les magistrats du parquet, un principe selon lequel le ministère public exerce librement, en recherchant la protection des intérêts de la société, laction publique devant les juridictions pénales ».

L’affermissement de l’indépendance du parquet est souhaité par l’ensemble des magistrats qui ont été entendus par la commission d’enquête. Comme l’a souligné M. Rémi Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris ([17]), « aujourdhui, en labsence de révision constitutionnelle, le parquet est régulièrement attaqué pour un prétendu défaut dindépendance par rapport au siège. Il existe beaucoup de suspicion, de soupçons infondés qui résultent dune lecture caricaturale. Cette situation est difficile à vivre au quotidien pour les magistrats du parquet dont la formation est identique à celle de leurs collègues du siège. Cette différence de statut est aujourdhui une difficulté. À terme, si la constitution névolue pas, la profession pourrait ne plus être attractive. »

Cette réforme est également attendue par les justiciables, dans la mesure où, ainsi que l’a relevé M. Peimane Ghaleh-Marzban, directeur des services judiciaires, « lacceptabilité du système pour les citoyens, et les magistrats, réside dans la croyance que les nominations ne sont pas faites sur des considérations qui pourraient être politiques, ou dappartenance à telle ou telle école de pensée, ou même par rapport à un comportement » ([18]). L’approfondissement des garanties relatives à l’indépendance du parquet peut contribuer à rendre l’impartialité de la justice insoupçonnable pour les justiciables et, par conséquent, à renforcer leur confiance dans les institutions judiciaires. Comme l’a indiqué M. Jean-Paul Sudre, membre du Conseil supérieur de la magistrature, « la confiance du citoyen dans la justice passe par des modes de nomination garantissant totalement lindépendance des magistrats au service de lautorité judiciaire » ([19]).

Le renforcement des garanties relatives à l’indépendance des magistrats du parquet suppose, à tout le moins, de renforcer les pouvoirs du CSM à l’égard des magistrats du parquet en :

– transformant l’avis simple sur leurs nominations en un avis conforme à l’instar de ce qui prévaut pour les magistrats du siège n’occupant pas les fonctions hiérarchiques les plus élevées, ces derniers faisant l’objet de propositions de nomination par le CSM ;

– lui conférant le rôle de conseil de discipline à l’égard de ces mêmes magistrats, comme c’est le cas actuellement pour les magistrats du siège.

Tel est l’objectif poursuivi par le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique (n° 2203, XVème législature), déposé sur le Bureau de l’Assemblée le 29 août 2019, qui reprend lui-même les propositions relatives à l’indépendance des magistrats du parquet contenues dans les projets de révision de la Constitution présentés en 1998, 2013 et 2018, qui n’ont pu aboutir pour des raisons politiques.

Cette réforme s’inscrirait dans la lignée des révisions constitutionnelles de 1993 et de 2008, qui ont progressivement affirmé la compétence du CSM en matière de nomination et de discipline des membres du parquet.

La reconnaissance progressive de la compétence du CSM en matière de nomination et de discipline des magistrats du parquet

 La révision constitutionnelle de 1993

La loi constitutionnelle n° 93-952 du 27 juillet 1993 a étendu les attributions du CSM aux magistrats du parquet, de telle sorte qu’il donne son avis sur leurs nominations – à l’exception des emplois de procureur général près la Cour de cassation et de procureur général près une cour d’appel –, et sur les sanctions disciplinaires les concernant.

Elle a par ailleurs renforcé ses attributions à l’égard des magistrats du siège, en remplaçant l’avis simple du CSM par un avis conforme et en élargissant le pouvoir de proposition aux nominations des présidents de tribunal de grande instance.

 La révision constitutionnelle de 2008

La loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 a étendu l’avis simple du CSM aux nominations aux postes de procureurs généraux.

Elle constitutionnaliserait la pratique, constante depuis 2008, du respect, par le garde des Sceaux, des avis de la formation compétente en matière de nomination des magistrats du parquet, qu’ont rappelée notamment M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation et président de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du parquet, et M. Peimane Ghaleh-Marzban, directeur des services judiciaires.

L’adoption de ce projet de loi constitutionnelle permettrait d’éviter tout retour à la pratique dite du « passer outre » qui était fréquente jusqu’en 2007 – le ministre de la Justice avait ainsi passé outre l’avis du CSM dans 9 cas sur 10 en 2006 et dans 9 cas sur 14 en 2007. Comme l’a souligné M. Peimane Ghaleh-Marzban, « aujourdhui, les ministres respectent lavis simple, mais peut-être un jour y en aura-t-il qui agiront différemment, et il serait bien de le prévenir » ([20]).

« Cest bien parce quil sagit dune pratique prétorienne qui pourrait être remise en cause par un pouvoir politique qui serait moins respectueux de la séparation des pouvoirs quil faut absolument poursuivre cette révision constitutionnelle », a souligné M. François Molins.

Toutefois, comme l’a également relevé M. François Molins, « lavis conforme donné par le CSM ne suffira pas à tout régler aujourdhui, parce quon a trop attendu et cest devenu le minimum minimorum » ([21]).

Aussi, votre rapporteur est-il convaincu qu’il faut aller plus loin dans le renforcement des garanties relatives à l’indépendance des membres du parquet.

Votre rapporteur rejette lidée dinstaurer un procureur général de la Nation qui soutiendrait la politique pénale appliquée par les procureurs généraux et les parquets.

Il partage en effet l’avis de M. Robert Badinter, ancien garde des Sceaux, qui « demeure très hostile à lidée dun grand inquisiteur, procureur général de la Nation. Ce ministre de la justice bis exercerait le pouvoir le plus important, celui de laction publique, tout en étant irresponsable. Je sais bien que les grands parquetiers, de tout temps, en ont rêvé, mais Dieu merci, il y a pour les grands magistrats des postes internationaux à pourvoir ! » ([22]) et considère qu’il revient au pouvoir politique, et non à un procureur général de la Nation, d’assumer la responsabilité politique de la politique pénale et d’en rendre compte devant le Parlement.

En revanche, votre rapporteur, convaincu quil faut « extraire le venin de la suspicion » ([23]), défend lidée dun alignement total du mode de nomination et du régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège.

Ainsi, les membres du parquet :

– seraient nommés par le président de la République sur proposition du garde des Sceaux après avis conforme de la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature ou, pour les chefs de juridiction et les magistrats du siège de la Cour de cassation, sur proposition de ce Conseil supérieur ;

– relèveraient, en matière disciplinaire, de la formation du CSM compétente à l’égard des magistrats du parquet qui statuerait, sous la présidence du procureur général près la Cour de cassation, en tant que conseil de discipline de ces derniers.

Proposition n° 1 : aligner le mode de nomination et le régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège.

Cette proposition va dans le sens de lunité du corps judiciaire, qui a été consacrée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 22 juillet 2016 ([24]), et à laquelle la plupart des magistrats entendus se sont dits très attachés.

En effet, une séparation des magistrats du siège et des magistrats du parquet qui s’accompagnerait de la création de deux corps et de deux formations distincts entraînerait un véritable bouleversement de la magistrature.

Au-delà, cette séparation constituerait un premier pas, majeur et sans doute irrémédiable, vers l’instauration d’un système procédural de type accusatoire, dont les conséquences sont encore loin d’être mesurées.

Il apparaît, en outre, que l’unité du corps judiciaire est nécessaire.

Comme l’a souligné Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, « le magistrat qui exerce les fonctions de procureur défend un intérêt public particulier, qui nest pas celui des parties. Le magistrat du siège, de la même manière, doit porter un jugement impartial, qui nest pas celui des parties. Lun comme lautre ne sont pas dans lintérêt des parties. Cest la raison pour laquelle, lunité du corps est nécessaire », avant d’ajouter que « le parquet à la française fonctionne très bien, il laisse le magistrat du parquet totalement libre dans les situations individuelles » ([25]).

Une troisième justification à l’unité du corps des magistrats réside dans le fait que les magistrats doivent comprendre et pouvoir exercer les deux grandes fonctions que sont le siège et le parquet.

Si votre rapporteur nest pas favorable à une scission du corps des magistrats, il sinterroge néanmoins sur lopportunité damener, après une première période dexercice professionnel (qui pourrait être fixée à une dizaine dannées, correspondant globalement à laccession au 1er grade) chaque magistrat à opter, pour le reste de sa carrière, pour lune ou lautre des fonctions.

Lors de l’entretien du 11 juin 2020, M. Robert Badinter, ancien garde des Sceaux, s’est déclaré très favorable à une telle mesure.

D’un côté, la plupart des magistrats qui ont procédé à de tels mouvements ont défendu la possibilité de les effectuer car ils considèrent que c’est un élément d’enrichissement de leur carrière. M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, a ainsi relevé que les passages du siège au parquet « représentent la garantie de sadapter et dintégrer les contraintes des autres » ([26]). On peut d’ailleurs observer, comme l’a fait M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, que ces mouvements ne sont pas si fréquents et qu’ils ne concernent « en pratique que 13 à 15 % des effectifs du corps – cette mobilité est dailleurs rapidement suivie dune spécialisation –, et que la séparation est absolue dans lexercice judiciaire, cette mixité que les magistrats défendent à juste titre » ([27]).

De l’autre, les passages du siège au parquet peuvent être interprétés comme un facteur de risque pour l’indépendance et être une source de confusion pour le justiciable. On peut penser qu’après une dizaine d’années de carrière, le magistrat est en mesure de choisir sa voie. Comme l’a reconnu M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris, « dans les dix premières années de sa carrière, il est parfaitement normal quun magistrat recherche sil est plus à laise dans les fonctions du siège ou du parquet. Il faut exercer au parquet pour comprendre son fonctionnement. À un certain stade de la carrière, au moment où lon accède à lavancement, donc grosso modo à lissue des dix premières années, il vaudrait mieux que les choix sopèrent de manière nette, entre siège ou parquet. Les parcours seraient moins brouillés, et le logiciel siège ou le logiciel parquet ne changerait pas en permanence, surtout dans une même juridiction ou dans des juridictions limitrophes, ce qui, à mes yeux, pose problème. » ([28])

Proposition n° 2 : fixer une durée maximum (pouvant correspondre à l’accession au 1er grade, soit une dizaine d’années) au-delà de laquelle les magistrats devront choisir de poursuivre leur carrière dans les fonctions du siège ou celles du parquet.

d.   L’affermissement du rôle du CSM

Outre le renforcement des prérogatives du Conseil supérieur de la magistrature à l’égard des membres du parquet, votre rapporteur considère comme pleinement justifié de faciliter l’accès au CSM en cas de manquement à l’indépendance de l’autorité judiciaire et de renforcer ses moyens d’investigation.

 

Aux termes de l’article 65 de la Constitution, le CSM peut être saisi :

– dans sa formation plénière, par le Président de la République, de demandes d’avis formulées en sa qualité de garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire ;

– dans sa formation plénière, par le ministre de la Justice, des questions relatives à la déontologie des magistrats et de toute question relative au fonctionnement de la justice ;

– dans ses formations disciplinaires, par le ministre de la Justice, par les premiers présidents de cours d’appel ou les présidents de tribunaux supérieurs d’appel, par les procureurs généraux près les cours d’appel ou les procureurs près les tribunaux supérieurs d’appel, ou encore, depuis la révision constitutionnelle de 2008, par tout justiciable, sous réserve que la commission d’admission des requêtes juge la saisine recevable, de faits motivant des poursuites disciplinaires contre un magistrat du siège ou du parquet.

Comme l’a souligné M. Jean-Paul Sudre, membre du CSM, « en létat de larticle 65 de la Constitution, le Conseil ne peut se prononcer doffice en matière datteinte à lindépendance que si le président de la République le lui demande, et il ne peut pas se prononcer sur des questions de déontologie ou de fonctionnement des juridictions si la garde des Sceaux ne le saisit pas. Cest un véritable obstacle à lindépendance, au regard des normes internationales en cette matière et de la situation des Conseils européens comparables au nôtre. » ([29])

Pour surprenantes quelles soient, labsence de possibilité de saisine du CSM par un magistrat en cas datteinte à son indépendance ou à son impartialité (alors que tout justiciable peut saisir le Conseil supérieur en cas de faits motivant des poursuites disciplinaires à légard dun magistrat du siège ou du parquet), ainsi que labsence de reconnaissance de la capacité du CSM de se saisir doffice de toute question relative à lindépendance de lautorité judiciaire, conduisent, dans les faits, le CSM à recourir à des expédients.

Ainsi, Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation et présidente du CSM, a-t-elle expliqué qu’« alors quun magistrat de Monaco estimait que son indépendance était mise en cause. Nous nous sommes emparés de la question et nous avons écrit au Président de la République. » ([30])

 

 

De même, M. Jean-Paul Sudre, membre du CSM, a-t-il indiqué qu’« actuellement, le CSM contourne [l’absence de capacité d’auto-saisine] en se prononçant par des communiqués de presse quand cela est nécessaire, mais seul un pouvoir davis spontané serait à la hauteur de lenjeu » ([31]).

Partageant l’avis de Mme Chantal Arens, selon laquelle le CSM peut « rendre des avis et [s’] auto-saisir s[il constate] un problème majeur. Cela a été fait sous le précédent mandat. Mais (…) cest quand même mieux quand lÉtat le reconnaît », votre rapporteur considère comme essentiel d’inscrire dans la Constitution que tout magistrat doit pouvoir saisir le CSM s’il estime que son indépendance ou son impartialité est mise en cause.

Proposition n° 3 : inscrire dans la Constitution que tout magistrat doit pouvoir saisir le CSM s’il estime que son indépendance ou son impartialité est mise en cause.

Comme l’ont relevé Mme Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, et M. Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats, il est fâcheux que la révision constitutionnelle de 2008 ait eu pour conséquence de supprimer la possibilité, pour le CSM, de se saisir des questions relatives à l’indépendance de l’autorité judiciaire ([32]).

Aussi, votre rapporteur propose-t-il de conférer au CSM le pouvoir de se saisir de toute question relative à l’indépendance de l’autorité judiciaire.

Proposition n° 4 : inscrire dans la Constitution que le CSM peut se saisir, d’office, de toute question relative à l’indépendance de l’autorité judiciaire.

Pour assurer ses fonctions, le CSM ne dispose que de peu de moyens : outre ses 22 membres, il n’a à sa disposition que son secrétariat général, qui est composé de 22 équivalents temps plein annuel travaillé, dont quatre magistrats, et le service d’aide et de veille déontologique, qui repose sur trois magistrats.

Or, ses missions en matière de nomination et de discipline des magistrats requièrent des moyens supplémentaires pour être menées dans des conditions optimales. Comme l’a indiqué M. Didier Guérin, membre du CSM, « nous avons connu, au début de notre mandat, dune juridiction dans laquelle il y avait des difficultés. Après que linformation nous a été donnée de manière quelque peu chaotique, nous nous sommes déplacés à trois magistrats et nous avons fait le tour de la juridiction pour savoir ce qui sétait passé ; il va sans dire que ce déplacement nous a été utile pour la nomination dun chef de juridiction. Lenseignement à tirer de cet épisode est que sans attendre lapplication des réformes de fond envisagées, le CSM pourrait obtenir davoir recours pour des missions ponctuelles à des inspecteurs de la justice mis à sa disposition et qui, pour ces missions, nauraient de compte à rendre à nul autre quau Conseil. » ([33])

M. Georges Bergougnous, membre du CSM, a cependant indiqué que « nous avons un groupe de travail qui nous permet, en liaison avec linspection générale et donc nécessairement avec lautorisation de la garde des Sceaux, dobtenir des informations sur le fonctionnement des cours dappel ou des tribunaux ; pour peu que linspection dispose de ces éléments, elle nous les fait parvenir ». ([34])

Compte tenu de limportance accrue des missions du CSM en matière de nomination et de discipline des magistrats, votre rapporteur considère, au-delà même de la pratique heureuse du groupe de travail, que le Conseil doit bénéficier du recours à un corps dinspection.

Plutôt que d’envisager la création d’un corps qui soit directement rattaché au CSM, votre rapporteur considère qu’une solution plus expédiente consisterait à ce que, sur demande du CSM, le ministre de la Justice puisse mettre, temporairement, à sa disposition des membres de l’inspection générale de la Justice.

Proposition n° 5 : prévoir que le ministre de la Justice puisse mettre, temporairement, à disposition du CSM, sur sa demande, des membres de l’inspection générale de la justice.

2.   La justice administrative

Dotée d’effectifs à hauteur de 4 100 – dont 232 membres en activité au Conseil d’État, 1 220 magistrats dans les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel et 2 667 agents –, la justice administrative est chargée de trancher les litiges opposant une personne privée à l’État, à une collectivité territoriale, à un établissement public ou à un organisme privé chargé d’une mission de service public.

Elle comporte trois niveaux de juridictions :

– les tribunaux administratifs, au nombre de quarante-deux, sont les juridictions compétentes de droit commun en première instance. Vient s’y ajouter la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), juridiction administrative spécialisée qui statue en premier et dernier ressort sur les recours formés contre les décisions de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ;

– les cours administratives d’appel, au nombre de huit (neuf à compter de 2021), sont compétentes pour statuer en appel ;

– le Conseil d’État, juridiction suprême de l’ordre administratif, est, à titre principal, le juge de cassation des arrêts rendus par les cours administratives dappel et par la CNDA.

Outre sa mission de juge suprême de l’administration, le Conseil d’État exerce deux missions essentielles : conseiller le Gouvernement pour la préparation des projets de textes et gérer l’ensemble de la juridiction administrative.

a.   Une consécration constitutionnelle et conventionnelle

Le principe d’indépendance de la justice administrative n’est pas inscrit formellement dans la Constitution française.

« Il nest [d’ailleurs] pas fait état, dans la Constitution, du rôle du Conseil dÉtat ou de la juridiction administrative en tant que juge », comme l’a souligné M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État ([35]).

En effet, la Constitution mentionne le seul Conseil d’État, à trois reprises à titre principal : à propos de sa consultation obligatoire sur les projets de loi (article 39) et sur les projets d’ordonnance (article 38) et à propos de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), comme filtre obligatoire, au même titre que la Cour de cassation, pour le renvoi au Conseil constitutionnel (article 61-1).

Cependant, l’indépendance de la justice administrative a été reconnue par le Conseil constitutionnel, sur le fondement d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République au sein de la loi du 24 mai 1872 portant réorganisation du Conseil d’État ([36]).

« Cest le Conseil constitutionnel qui tire de toute la tradition républicaine, ininterrompue depuis 1872, le principe dindépendance de la juridiction administrative, qui a la même valeur quune disposition textuelle de la Constitution et qui ne pourrait être modifié que par un changement de la Constitution », a expliqué M. Bruno Lasserre ([37]).

La justice administrative est, comme la justice judiciaire, placée sous les exigences d’indépendance et d’impartialité consacrées, dans leur champ respectif, par la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux.

b.   Les garanties accordées aux membres du Conseil d’État et aux magistrats des tribunaux et cours administratives d’appel

Constituant un corps distinct de celui des magistrats administratifs, les membres du Conseil d’État n’ont pas la qualité de magistrat. Leur recrutement s’effectue par le concours de l’École nationale d’administration et par le concours complémentaire des tribunaux et des cours administratives d’appel, ainsi que par le tour extérieur, au choix du Gouvernement ([38]).

Si l’article L. 131-2 du code de justice administrative prévoit que les membres du Conseil d’État exercent leurs fonctions en toute indépendance ([39]), leur statut, inscrit au titre III du livre Ier du même code ([40]) ne leur confère que des garanties juridiques limitées. Ainsi, l’inamovibilité ne leur est pas expressément garantie.

Toutefois, plus que des textes, le statut et les garanties d’indépendance des membres du Conseil d’État découlent de l’autorité de son vice-président et du poids de la tradition. Certaines de ces garanties résultent en effet, selon M. Bruno Lasserre, « de ce que lon peut appeler des conventions, cest-à-dire des usages et des pratiques, qui sont systématiquement respectés et qui constituent des garanties dautant plus fortes quil est plus difficile de modifier un usage que damender un texte » ([41]).

Ainsi, l’inamovibilité des membres du Conseil d’État résulte de l’existence d’un corps propre au Conseil d’État, puisque nul ne peut être affecté en dehors de son corps sans son accord.

De même, la gestion du Conseil d’État est assurée en interne et l’avancement de ses membres s’effectue exclusivement à l’ancienneté ([42]).

 

Enfin, les nominations et affectations dans certaines fonctions, lorsqu’elles prennent la forme de décrets ou d’arrêtés ministériels, suivent systématiquement les propositions faites par le bureau du Conseil d’État, qui réunit les présidents de section et le vice-président.

La Cour européenne des droits de l’homme a reconnu que si « linamovibilité des membres du Conseil dÉtat nest pas prévue par les textes », elle « se trouve garantie en pratique comme est assurée leur indépendance par des usages anciens tels que la gestion de linstitution par le bureau du Conseil dÉtat, sans ingérences extérieures (…) ou lavancement à lancienneté, garant de lautonomie tant à légard des autorités politiques quà légard des autorités du Conseil dÉtat elles-mêmes » ([43]).

L’autorité disciplinaire est le vice-président et l’instance disciplinaire qui doit être consultée pour les sanctions au-delà d’un certain niveau est la commission supérieure du Conseil d’État ([44]).

Recrutés parmi les anciens élèves de l’ENA, par concours spécifique ou par la voie du détachement, les juges composant les tribunaux et cours administratives d’appel forment un corps unique. Leur carrière se déroule indifféremment dans l’un ou l’autre des deux degrés de juridiction.

L’article L. 231-1-1 du code de justice administrative prévoit que ces magistrats exercent leurs fonctions en toute indépendance. Ils doivent s’abstenir de tout acte ou comportement à caractère public incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions. Ils ne peuvent se prévaloir, à l’appui d’une activité politique, de leur appartenance à la juridiction administrative.

 

Les représentants du syndicat de la juridiction administrative et de l’Union syndicale des magistrats administratifs ([45]) ont souligné, qu’à la différence des magistrats de l’ordre judicaire, les magistrats administratifs ne prêtent pas serment lors de leur nomination à leur premier poste et ne portent pas la robe dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles.

Leurs valeurs symboliques ont pourtant une réelle portée sur l’affirmation de l’indépendance et de l’impartialité du juge dans sa double dimension institutionnelle et personnelle, tant à l’égard du magistrat lui-même que des justiciables.

Votre rapporteur suggère donc d’étendre aux magistrats administratifs la prestation de serment, complétée de la référence à l’indépendance comme proposée dans la proposition n° 12 (voir infra), et le port de la robe.

Proposition n° 6 : Instaurer pour les magistrats administratifs une prestation de serment dans les mêmes conditions et termes que les magistrats de l’ordre judiciaire.

Proposition n° 7 : Instaurer le port de la robe pour les magistrats administratifs dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles.

L’article L. 231-3 du même code pose un principe d’inamovibilité : lorsqu’ils exercent leurs fonctions de magistrat dans une juridiction administrative, ils ne peuvent recevoir, sans leur consentement, une affectation nouvelle, même en avancement. Ces dispositions ne font pas obstacle à un déplacement d’office pour raison disciplinaire avec alors des garanties procédurales. De même, il ne peut être mis fin à des détachements dans le corps que sur demande des intéressés ou pour motif disciplinaire.

La gestion de leur carrière et les procédures disciplinaires sont assurées par le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel ([46]).

3.   La Cour de justice de la République

a.   D’une procédure d’exception devant une juridiction d’exception pour les ministres ayant commis des faits pénalement répréhensibles dans l’exercice de leurs fonctions…

Introduits par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993, les articles 68-1 et 68-2 ont créé la Cour de justice de la République pour juger les ministres qui ont commis des crimes ou des délits dans l’exercice de leurs fonctions.

Ces dispositions s’inscrivent dans la tradition française qui consiste, depuis la Révolution française, à soumettre la responsabilité pénale des ministres à des juridictions d’exception.

 

Le régime de responsabilité pénale des ministres au fil du temps

Sous chaque régime depuis 1789, les lois constitutionnelles ont prévu une juridiction spéciale, à l’exception de la IIIème République, qui certes confia au Sénat, constitué en Haute Cour de justice, le soin de juger les ministres mais avec la compétence concurrente des juridictions pénales ordinaires.

Aussi, depuis la Révolution française, un seul ministre, M. Charles Baihaut, a été condamné, en 1893, par une juridiction de droit commun – la cour d’assises de la Seine – pour une infraction commise alors qu’il était ministre, dans l’affaire du canal de Panama.

Sous la Vème République, la responsabilité pénale des membres du Gouvernement était traitée, jusqu’en 1993, en même temps que celle du Président de la République, par l’article 68 de la Constitution, qui prévoyait la compétence de la Haute Cour de justice, composée de membres du Parlement.

La conjugaison des obstacles intrinsèques de la procédure – les conditions de saisine de la Haute Cour rendaient impossible le jugement des ministres et transformaient ce privilège de juridiction en impunité de fait – et de la jurisprudence de la Cour de cassation rendait toute responsabilité pénale illusoire. De fait, aucune des dix procédures engagées de 1980 à 1992 n’a abouti à la réunion effective de la Haute Cour de justice.

Après plusieurs tentatives infructueuses de renvoi devant la Haute Cour de plusieurs anciens ministres cités dans l’affaire du sang contaminé, la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 a introduit dans la Constitution de 1958 un titre X, consacré à la responsabilité pénale des membres du Gouvernement, qui prévoit, en ses articles 68-1 et 68-2, le régime de la responsabilité pénale des ministres et la compétence de la Cour de justice de la République. Ce titre X a été complété par un article 68-3, introduit par la loi constitutionnelle du 4 août 1995, qui reprend le deuxième alinéa de l’article 93 prévu par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993, qui vise à soumettre à la Cour de justice de la République les faits antérieurement commis à son entrée en vigueur.

La Cour de justice de la République est une juridiction pénale d’exception puisque, liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu’elles résultent de la loi, elle soustrait à la compétence des juridictions de droit commun les membres du Gouvernement quand ils commettent des infractions dans l’exercice de leurs fonctions.

Il ne s’agit pas d’une juridiction souveraine, car ses décisions (arrêts de la commission d’instruction et de la formation de jugement) sont, conformément au 7e Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, susceptibles de pourvoi devant la Cour de cassation.

Sous un intitulé unique, la Cour de justice de la République renvoie à trois organes distincts – la commission des requêtes, la commission d’instruction et la Cour en tant que formation de jugement – appelés à intervenir successivement et correspondant, comme l’a rappelé M. Dominique Pauthe, président de la Cour de justice de la République, « aux trois fonctions assignées à linstitution et aux trois phases de la procédure pénale, lexercice de poursuites, linstruction préalable et le jugement » ([47]).

Alors que la commission des requêtes, chargée d’apprécier l’opportunité des poursuites ([48]), est composée de sept magistrats issus des juridictions judiciaires, administratives et financières ([49]) et la commission d’instruction, qui cumule les attributions d’un juge d’instruction et celles d’une chambre de l’instruction, comprend trois magistrats de la Cour de cassation ([50]), la formation de jugement de la Cour de justice de la République présente la particularité d’être une juridiction mixte, composée d’une majorité de parlementaires – douze – et d’une minorité de juges professionnels – trois.

Si cette composition ne semble pas soulever de difficultés au regard de la jurisprudence de la CEDH, qui a accepté de considérer un organe comme indépendant, alors même que les juges sont désignés par le pouvoir exécutif ou par le pouvoir législatif ([51]), elle suscite des interrogations quant au principe de séparation des pouvoirs.

« La Cour de justice de la République, en raison de sa composition mixte de magistrats et de membres du Parlement, était critiquée, incomprise et perçue comme un privilège de juridiction », a relevé M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau ([52]).

Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris, est allée plus loin, en affirmant qu’il était possible « dévoquer un soupçon de corporatisme, puisque cette juridiction compte en son sein douze parlementaires qui pourraient être tentés dêtre bienveillants vis-à-vis de ministres ayant eux-mêmes été parlementaires auparavant » ([53]).

Outre les critiques relatives à la composition de sa formation de jugement, la Cour de justice de la République, et en particulier sa commission d’instruction, sont confrontées au reproche récurrent de la lenteur de leurs procédures.

Il apparaît en effet que la procédure devant la Cour de justice de la République dure plusieurs années. Si les plaintes sont traitées par la commission des requêtes dans un délai d’un à deux mois, la procédure d’instruction peut durer de quelques mois à plusieurs années, la commission d’instruction étant tributaire, le cas échéant, des investigations qui peuvent être accomplies par les juges d’instruction de droit commun. Ensuite, le délai de jugement est, en moyenne, de six mois.

Ainsi, dans la procédure concernant MM. Édouard Balladur et François Léotard, poursuivis pour complicité et recel d’abus de biens sociaux dans le cadre du financement de la campagne électorale présidentielle de 1995, la commission d’instruction a été saisie en 2014, l’arrêt de mise en accusation est intervenu en 2019 et la procédure est actuellement en cours d’audiencement devant la Cour de justice de la République.

Mme Janine Drai, présidente de la commission d’instruction, a toutefois relativisé ces délais en notant qu’« à la décharge de la Cour de justice de la République, il faut rappeler quelle nest pas, en général, saisie immédiatement mais après que les juridictions de droit commun ont estimé que laffaire relevait de sa compétence, cest-à-dire, souvent, à la fin de linstruction de droit commun, lorsque le rôle du ministre a été clairement défini » avant d’ajouter qu’une autre origine de ces délais est à rechercher dans le fait que « les magistrats de la commission dinstruction doivent mener en parallèle leurs activités de conseillers à la Cour de cassation pour lesquelles ils ne disposent daucune décharge » et avant de conclure que « la longueur des délais sexplique par le fait que les procédures pénales sont souvent longues, en raison des recours, du silence de certains mis en examen ou de la complexité des faits, autant déléments qui ne sont pas spécifiques à la Cour de justice de la République » ([54]).

Se pose, par ailleurs, la problématique récurrente de la double saisie puisqu’en parallèle de la procédure menée devant la CJR, peuvent se dérouler les poursuites devant les juridictions ordinaires, source de complexités procédurales et de confusions dans l’esprit du public.

« Lessentiel des critiques formulées par ses détracteurs à la Cour de justice de la République porte sur laboutissement des affaires dont celle-ci est saisie » ([55]), a souligné M. Dominique Pauthe, son président.

Tout d’abord, peu d’affaires aboutissent.

Ainsi, depuis 1993, sur les 1 566 requêtes émanant de plaintes de particuliers ou d’associations ou correspondant à des saisines d’office ou demandes d’avis du procureur général à la suite de décisions d’incompétence de juridictions du droit commun dont la commission des requêtes a été saisie, elle a émis 46 avis favorables à la saisine de la commission d’instruction. Sur les 46 saisines de la commission d’instruction, moins de la moitié ont donné lieu à l’ouverture d’informations, 10 ont abouti à un arrêt de renvoi devant la formation de jugement ([56]) et 8 anciens ministres ont été jugés ([57]).

Ensuite, le sens de certaines décisions peut susciter des interrogations, à tel point que M. Jean-Baptiste Parlos, ancien président de la Cour de justice de la République, a relevé que « pour résumer de manière un peu triviale la problématique de la Cour de justice de la République, je dirais quelle donne limpression que les affaires concernant les ministres sy résolvent par de petits arrangements entre amis » ([58]).

Sur les huit ministres renvoyés, à un ou plusieurs titres, devant la formation de jugement :

– trois ont fait l’objet d’une relaxe ([59]) ;

– trois d’une condamnation à des peines d’emprisonnement avec sursis ([60]) ;

– deux d’une déclaration de culpabilité assortie d’une dispense de peine ([61]).

b.   … à une procédure d’exception devant une juridiction de droit commun

La nécessité de rapprocher du droit commun la responsabilité pénale des membres du Gouvernement et les critiques que suscitent la composition de la Cour de justice de la République, la lenteur de sa procédure ainsi que le sens de certaines de ses décisions justifient pleinement la suppression de cette juridiction dexception.

En effet, comme l’a souligné Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris, « le sens de lhistoire nest plus au privilège de juridiction ni aux juridictions dexception. Ces concepts, lorsquils sont mis en œuvre, favorisent le soupçon chez le citoyen. » ([62])

Aussi, votre rapporteur plaide-t-il en faveur d’une adoption rapide des dispositions contenues dans l’article 8 du projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, déposé sur le Bureau de l’Assemblée le 29 août 2019, qui ont pour objet de substituer la cour d’appel de Paris à la Cour de justice de la République pour connaître des seuls actes accomplis par des ministres dans l’exercice de leurs fonctions, à l’exception des actes détachables.

Ce projet de loi constitutionnelle présente en effet lavantage de supprimer la Cour de justice de la République au profit dune juridiction de droit commun tout en prenant en considération limpact de la mise en cause pénale dun ministre sur le fonctionnement de la vie administrative et politique du pays ainsi que le risque dinstrumentalisation à des fins politiques des questions de responsabilité pénale, en prévoyant de maintenir le filtre de la commission des requêtes. Comme l’a relevé M. Robert Badinter, ancien garde des Sceaux, « les filtres sont essentiels pour protéger les ministres des passions du public » ([63]).

La cour d’appel de Paris statuerait, en outre, en premier et dernier ressort. Comme l’a indiqué M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau, « on juge ainsi le plus vite possible et on évite que la longueur de la procédure soit instrumentalisée pour mettre en cause durablement des hommes politiques ou des ministres » ([64]).

Proposition n° 8 : procéder, rapidement, à la réforme constitutionnelle prévue en 2019, visant à substituer la cour d’appel de Paris à la Cour de justice de la République pour connaître des seuls actes accomplis par des ministres dans l’exercice de leurs fonctions, à l’exception des actes détachables.

B.   Une indépendance personnelle garantie par les règles déontologiques

L’indépendance revêt également une dimension personnelle. Le juge doit être, mais doit aussi apparaître, aux yeux du justiciable, le plus neutre et le plus impartial possible. Ce sont les notions d’indépendance ou d’impartialité objectives et subjectives qui entrent en jeu.

« La plus grande tentation datteinte à lindépendance est de faire passer ses convictions, ses passions et ses croyances avant son devoir dimpartialité. Lindépendance est aussi une obligation, pour le juge, de sextraire de ses propres appartenances, déterminismes et convictions, pour raisonner en droit et de manière impartiale. Le juge doit sarracher à ce qui le détermine comme individu et citoyen », a souligné M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État ([65]).

La déontologie, qui repose sur un ensemble de règles et d’obligations d’éthique professionnelle, doit contribuer à assurer cette dimension personnelle de l’indépendance du juge.

Depuis 2010, la diffusion et le renforcement des règles déontologiques ont contribué à « une véritable révolution culturelle » au sein de la justice, et singulièrement de la justice judiciaire, comme l’a reconnu M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris ([66]). En effet, selon M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, « dans les années 1980 et 1990, la déontologie était perçue par les magistrats comme une entrave à leur indépendance, un moyen de coercition susceptible dêtre utilisé par le pouvoir politique » ([67]).

1.   Des textes fondateurs en matière de déontologie des magistrats

La justice, tant judiciaire qu’administrative, s’est dotée de textes destinés à préciser les obligations déontologiques des magistrats.

a.   La justice judiciaire

En application de l’article 20-2 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 ([68]), le CSM a élaboré et rendu public, en 2010, un recueil des obligations déontologiques des magistrats, qu’il a entièrement refondu en 2019.

Conformément au souhait du législateur organique, ce recueil ne constitue pas un code de déontologie ayant force réglementaire et dont le contenu serait figé.

Il énonce des principes de conduite professionnelle, articulés autour des grandes valeurs qui doivent structurer le comportement de tout magistrat : l’indépendance, l’impartialité, l’intégrité, la loyauté, la conscience professionnelle, la dignité, le respect et l’attention portés à autrui, la réserve et la discrétion.

Le recueil comprend aussi des fiches exposant, de façon thématique, les bonnes pratiques, les commentaires et les recommandations destinés à guider les magistrats dans leur réflexion déontologique.

Par ailleurs, en application du décret n° 2016-514 du 26 avril 2016, le Conseil national des tribunaux de commerce a élaboré et rendu public, en 2018, un recueil des obligations déontologiques du juge du tribunal de commerce à destination des juges commerciaux qui ne sont pas des magistrats professionnels mais sont élus, bénévoles et peuvent exercer concomitamment une activité industrielle ou commerciale et des responsabilités au sein d’instances syndicales ou représentatives ([69]).

Ce recueil aborde les principes directeurs d’une déontologie de la justice commerciale avant de décliner les obligations déontologiques du juge du tribunal de commerce en distinguant les valeurs fondamentales consacrées par la loi (indépendance, dignité, impartialité, intégrité, probité et devoir de réserve) et les obligations déontologiques majeures (légalité et compétence, secret et confidentialité, loyauté, diligence, disponibilité et attention à autrui).

M. Jérôme Prince, président du tribunal de commerce de Dijon, s’est félicité de la mise en place de ce recueil « remarquable, puisque lon y trouve tout. Cette bible permet de montrer au juge que tel ou tel principe nest pas une invention du président ou une marque de zèle, mais une obligation de base. » ([70])

b.   La justice administrative

En 2011, la juridiction administrative s’est dotée, en dehors de tout cadre législatif, d’une charte de déontologie énonçant les principes déontologiques et les bonnes pratiques relatifs à l’exercice des fonctions de membre de la juridiction administrative.

Puis, en 2017, le vice-président du Conseil d’État a, conformément à l’article L. 134-1 du code de justice administrative qui lui en faisait l’obligation ([71]), établi une nouvelle charte de déontologie, qui a été complétée en 2018 afin d’y inclure des recommandations propres à l’usage des réseaux sociaux par les membres de la juridiction administrative.

La charte de déontologie dessine les lignes de force de l’éthique des pratiques professionnelles des membres du Conseil d’État et des magistrats administratifs qui reposent sur l’indépendance et l’impartialité, la prévention des conflits d’intérêts dans l’exercice de leurs fonctions, le devoir de réserve dans l’expression publique, le secret et la discrétion professionnels et l’obligation d’exclusivité.

« Elle règle notamment la question de la dualité de fonction confiée au Conseil dÉtat, celle de juge et celle de conseil, en prévoyant des cloisons très claires et étanches entre les fonctions, pour préserver limpartialité du juge, qui, in fine, décide », comme l’a indiqué M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État ([72]).

La charte comprend également les avis et recommandations du collège de déontologie, pour répondre aux interrogations nouvelles auxquelles peuvent être confrontés les membres du Conseil d’État et les magistrats administratifs dans l’ensemble de leurs activités.

Ces textes – qu’ils prennent le nom de recueil ou de charte – ont diffusé dans les juridictions une véritable culture de la déontologie qui, en permettant aux communautés juridictionnelles de réfléchir sur leurs pratiques et de clarifier les exigences déontologiques qui y sont attachées, traduit une véritable « intériorisation » par chacun de leurs membres de ces exigences.

2.   La prévention des conflits d’intérêts et les obligations déclaratives des magistrats

Si la justice judiciaire et la justice administrative étaient déjà dotées de règles tendant à garantir l’impartialité des décisions de justice (comme celles relatives au déport et à la récusation, aux incompatibilités ou encore à la collégialité), le législateur a, en 2016, prévu des instruments de prévention et de règlement des conflits d’intérêts ainsi que des obligations déclaratives s’inspirant des mesures déontologiques applicables aux principaux responsables publics depuis 2013 ([73]).

a.   La déclaration d’intérêts

Les lois de 2016 ont donné, à la justice judiciaire et à la justice administrative, une définition du conflit d’intérêts entendu comme « toute situation dinterférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer lexercice indépendant, impartial et objectif dune fonction ».

Ces mêmes lois ont instauré, pour les magistrats de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif, une obligation de déclaration d’intérêts, à effectuer dans les deux mois suivant leur affectation, sous peine de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

Le contenu de la déclaration dintérêts

La déclaration d’intérêts comporte les éléments suivants :

1) Les activités professionnelles donnant lieu à rémunération ou gratification exercées à la date de la nomination ou au cours des cinq dernières années précédant la déclaration ;

2) Les activités de consultant exercées à la date de l’installation/la nomination ou au cours des cinq années précédant la date de la déclaration ;

3) La participation aux organes dirigeants d’un organisme public ou privé ou d’une société à la date de l’installation/la nomination et au cours des cinq années précédant la date de la déclaration ;

4) Les participations financières directes dans le capital d’une société à la date de l’installation/la nomination ;

5) Les activités professionnelles exercées à la date de l’installation/la nomination par le conjoint, le partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou le concubin :

6) Les fonctions bénévoles susceptibles de faire naître un conflit d’intérêts exercées à la date de l’installation/la nomination par le déclarant ainsi que, pour les magistrats de l’ordre administratif, par le conjoint, le partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou le concubin ;

7) Les fonctions et mandats électifs exercés à la date de l’installation/la nomination par le déclarant ainsi que, pour les magistrats de l’ordre administratif, par le conjoint, le partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou le concubin.

Si la liste des rubriques à remplir est, dans l’ensemble, identique pour les magistrats de l’ordre judiciaire (y compris les juges commerciaux) et pour ceux de l’ordre administratif, il convient de relever que, dans la déclaration d’intérêts que doit remplir le magistrat de l’ordre administratif s’ajoute l’obligation de déclarer les fonctions bénévoles susceptibles de faire naître un conflit d’intérêts et les fonctions et mandats électifs exercés par son conjoint, son partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou son concubin.

Compte tenu du fait que les risques liés à l’exercice de fonctions bénévoles ou de mandats électifs par le conjoint d’un magistrat sont identiques, qu’il relève de l’ordre judiciaire ou administratif, votre rapporteur propose d’aligner les rubriques de la déclaration d’intérêts des magistrats judiciaires sur celles de la déclaration d’intérêts des magistrats administratifs.

Proposition n° 9 : compléter les rubriques de la déclaration d’intérêts que doit remplir le magistrat judiciaire sur le modèle de la déclaration d’intérêts du magistrat administratif afin de prévoir l’obligation de déclarer les fonctions bénévoles susceptibles de faire naître un conflit d’intérêts et les fonctions et mandats électifs exercés par son conjoint, son partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou son concubin.

Toute modification substantielle des intérêts fait l’objet d’une déclaration complémentaire actualisant la déclaration et indiquant la nature et la date de l’événement ayant conduit à la modification.

La déclaration d’intérêts est annexée au dossier de l’intéressé selon des modalités garantissant sa confidentialité, sous réserve de sa consultation par les personnes autorisées à y accéder.

Lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée à l’égard d’un magistrat judiciaire, le Conseil supérieur de la magistrature et le garde des Sceaux peuvent obtenir communication de la déclaration. Cette déclaration d’intérêts peut également être communiquée à l’inspection générale de la justice dans le cadre de l’enquête dont elle peut être saisie par le ministre de la justice.

Lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée à l’égard d’un magistrat administratif, le garde des Sceaux et la commission de la déontologie peuvent obtenir communication de la déclaration d’intérêts.

Il en est de même pour le garde des Sceaux et la commission nationale de discipline, lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée à l’égard d’un juge commercial.

 

b.   L’entretien de déontologie

La remise de la déclaration d’intérêts donne lieu à un entretien déontologique avec l’autorité à laquelle la déclaration a été remise, ayant pour objet de prévenir tout éventuel conflit d’intérêts et d’inviter, s’il y a lieu, à mettre fin à une situation de conflit d’intérêts.

À l’issue de l’entretien, la déclaration peut être modifiée par le déclarant. Toute déclaration complémentaire peut donner lieu à un entretien déontologique. L’entretien peut être renouvelé à tout moment à la demande du déclarant ou de l’autorité.

L’autorité à laquelle la déclaration a été remise peut solliciter l’avis du collège de déontologie – de la juridiction judiciaire ou de la juridiction administrative – sur la déclaration lorsqu’il existe un doute sur une éventuelle situation de conflit d’intérêts. Lorsque l’avis est sollicité par un président de section, il est également porté à la connaissance du vice-président du Conseil d’État. Lorsqu’il est sollicité par un président de tribunal administratif ou de cour administrative d’appel, il est aussi porté à la connaissance du président de la mission d’inspection des juridictions administratives.

L’autorité compétente reçoit le membre de l’organisation juridictionnelle concernée. Une discussion s’engage à partir de la déclaration d’intérêts, au cours de laquelle l’autorité compétente rappelle les exigences déontologiques et cherche à identifier, le cas échéant, les risques de conflits d’intérêts.

M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris, a ainsi expliqué que, lors de cet entretien, le président de la juridiction « senquiert notamment de [la] connaissance [des magistrats] du recueil des obligations déontologiques des magistrats, désormais largement diffusé par lENM sous différents supports, et des formations quils auraient suivies en la matière. Jassure la diffusion et la connaissance de ce recueil au travers de lentretien déontologique. Il marrive parfois aussi, lorsque des événements me sont signalés par des plaintes de particuliers ou par des courriers davocats, de reprendre les magistrats concernés sur le respect de la politesse, de la délicatesse et de certains principes fondamentaux dont lapplication a pu sémousser dans un contexte particulier. Il sagit de comportements qui appellent non pas une sanction disciplinaire mais un rappel sur la déontologie. » ([74])

L’entretien est très important pour les deux parties.

Pour le membre de l’organisation juridictionnelle, la déclaration d’intérêts et l’entretien déontologique sont l’occasion d’une « introspection ».

Mme Ophélie Thielen, secrétaire générale de l’Union syndicale des magistrats administratifs, a ainsi reconnu que « cet entretien déontologique obligatoire, qui concerne aussi les activités du conjoint, permet de réfléchir, voire de pré-identifier des incompatibilités possibles auxquelles le magistrat naurait pas nécessairement pensé et qui, dès lors, sont inscrites dans un document » ([75]).

Ce travail d’introspection revêt une importance accrue dans le cas des juges commerciaux. Comme l’a souligné M. Georges Richelme, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, « la déclaration dintérêts permet au juge de réfléchir avant de sengager, dans la mesure où les règles déontologiques ne sont pas toujours évidentes pour un magistrat non professionnel. Après avoir été élu, le juge doit désormais sentretenir avec son président et lui remettre sa déclaration dintérêts ». M. Jérôme Prince, président du tribunal de commerce de Dijon, a confirmé ces propos en ajoutant « quavoir formalisé un rendez-vous de déontologie lors du dépôt de la déclaration dintérêts permet de faire prendre conscience au juge de ses responsabilités » ([76]).

Pour l’autorité compétente, cet échange permet d’appréhender de manière approfondie la situation du membre afin de pouvoir parer, plus tard, à tout risque en termes d’indépendance. Comme l’a souligné M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, l’autorité « va lire la déclaration et commenter avec lintéressé tous les problèmes potentiels que peut susciter lexercice dactivités passées, encore en cours, ou même les activités exercées par le conjoint. Cest au cours de ce dialogue que nous réglons les cas où lintéressé devra sabstenir de siéger pour certaines affaires, aussi bien pour les formations consultatives que juridictionnelles. Si un doute existe, nous pouvons saisir le collège de déontologie, qui va émettre un avis et préciser les règles du jeu. » ([77])

Au total, « ces moments déchange sont toujours assez riches, parce que les collègues vont évoquer spontanément des situations où ils ont besoin dun éclairage sur un éventuel conflit dintérêts. La question est généralement : ʺ Pensez-vous que je puisse juger cette affaire ? ʺ Je leur dis que le simple fait de poser cette question indique un problème. Avoir de tels débats est excellent », comme l’a souligné M. Jean-Michel Hayat, premier président de la Cour d’appel de Paris ([78]).


Au Conseil d’État, l’entretien est, en principe réalisé, par le président de section. Une possibilité de délégation est toutefois prévue à la section du contentieux ([79]). Dans les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, l’entretien est, en principe, conduit par le président de la juridiction, qui peut néanmoins en déléguer la réalisation à son premier vice-président ([80]).

Au sein de la magistrature judiciaire, l’entretien déontologique est, en principe, mené par le chef de juridiction. Toutefois, la possibilité de déléguer la conduite de l’entretien déontologique est prévue, afin d’alléger la charge des chefs des juridictions les plus importantes ([81]). Cependant, aucune délégation n’est possible pour la conduite de l’entretien déontologique des premiers présidents des cours d’appel, des procureurs généraux près les cours d’appel et des présidents ou des procureurs de la République.

Compte tenu de l’importance que revêt l’entretien déontologique, qui constitue un temps d’échange privilégié avec le chef de juridiction et un moment où ce dernier peut appeler l’attention du magistrat sur son devoir de vigilance en matière d’impartialité, d’indépendance et d’observation des règles déontologiques, votre rapporteur considère, à l’instar de M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris, qu’il ne faut pas déléguer cet entretien.

Proposition n° 10 : supprimer la possibilité de déléguer la conduite de l’entretien de déontologie.

c.   Les règles de déport

Les magistrats doivent veiller à prévenir ou à faire cesser immédiatement les situations de conflit d’intérêts.

 

 

 

Le code de la justice administrative précise que le membre du Conseil d’État ou le magistrat qui estime se trouver dans une situation de conflit d’intérêts s’abstient de participer au jugement de l’affaire concernée. Son remplacement est assuré en application des règles de suppléance prévues par le code de justice administrative ([82]).

De même, dans le cadre des fonctions consultatives du Conseil d’État, le membre du Conseil d’État qui estime se trouver dans une situation de conflit d’intérêts s’abstient de participer aux délibérations.

Le président de la formation de jugement ou le président de la cour administrative d’appel ou du tribunal administratif peut également, à son initiative, inviter à ne pas siéger un de ses membres dont il estime, pour des raisons qu’il lui communique, qu’il se trouve dans une situation de conflit d’intérêts. Si le membre concerné n’acquiesce pas à cette invitation, la formation de jugement, la cour administrative d’appel ou le tribunal administratif se prononce, sans sa participation. S’il y a lieu, son remplacement est assuré en application des règles de suppléance prévues par le code de justice administrative.

« En matière de déport, la pratique au sein de la juridiction administrative est plutôt marquée par une extrême prudence dans lidentification de causes personnelles dincompatibilité avec certains dossiers ou matières » et « les déports étaient déjà systématiques » avant l’entrée en vigueur de la loi de 2016, comme l’a souligné Mme Ophélie Thielen, secrétaire générale de l’Union syndicale des magistrats administratifs ([83]).

En revanche, l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ne précise pas les règles en matière de déport. Le recueil de déontologie se contente d’indiquer que « Le magistrat se déporte, sans attendre une éventuelle demande de récusation lorsquune situation fait naître, dans son esprit, dans celui des parties ou du public un doute légitime sur son impartialité ou lexistence dun conflit dintérêts ».

Toutefois, M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris, a souligné que « ces pratiques sont désormais bien instituées : ce qui pouvait jadis être toléré par habitude ou parce quil nétait pas dusage dy prêter attention fait désormais lobjet dune considération beaucoup plus sérieuse de la part des chefs de juridiction » ([84]).

M. Stéphane Noël a ajouté qu’« il est possible que le magistrat connaisse directement ou indirectement une affaire ou lune des parties. Il a alors lobligation déontologique de se déporter. Sil a eu le temps dexaminer le dossier, il se déporte avant le procès. Mais il peut aussi ne découvrir quà laudience, sil na pas eu connaissance du dossier en tant quassesseur, que la victime est un commerçant de sa rue, ou un voisin, ou quelle a des liens de parenté avec des proches. Il pourra alors se déporter le jour même de laudience. »

Les parties peuvent également demander la récusation du juge si elles considèrent qu’il n’offre pas toutes les garanties pour juger en toute impartialité. Cela fait l’objet d’une appréciation par le chef de juridiction et le chef de cour.

Compte tenu du droit qui est ouvert aux justiciables de récuser un juge, votre rapporteur sinterroge sur la possibilité qui est aujourdhui ouverte à ces mêmes justiciables de mettre en cause, en saisissant le CSM, limpartialité du juge, après le jugement, alors quils nont pas fait valoir leur droit de récusation et quils connaissent la composition de la formation de jugement et les motifs de sa saisine.

C’est pourtant ce qui s’est passé dans la procédure disciplinaire dont ont fait l’objet un président de chambre et des conseillers à la Cour de cassation devant le CSM en 2019 ([85]).

En effet, les plaignants, qui n’avaient pas demandé la récusation des trois magistrats de la chambre sociale de la Cour de cassation concernés, ont saisi, postérieurement à l’arrêt rendu par cette même chambre sociale le 28 février 2018 – qui était en défaveur des plaignants –, le CSM en vue d’une procédure disciplinaire au motif principal que ces magistrats, qui avaient participé à des journées d’études organisées par des filiales de la société en cause dans l’affaire, se seraient mis en situation de conflit d’intérêts, de violation du devoir d’impartialité et d’absence de déport lors du jugement concernant la société mère.

Tout en reconnaissant l’existence d’un lien d’intérêts entre les magistrats et l’une des parties au pourvoi qu’ils jugeaient qui aurait dû les conduire à faire usage de la règle du déport, le CSM a conclu à l’absence de faute disciplinaire.

Cette affaire suscite plusieurs interrogations, résumées par M. Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation, et l’un des magistrats mis en cause : « Lorsque le justiciable est parfaitement informé de la cause de récusation, lorsquil est parfaitement informé de la composition de la formation, ne serait-ce que parce que cest lui-même qui a demandé le renvoi devant une formation élargie (…), lorsque laffaire est plaidée, quil est présent à laudience et quil se garde bien de faire valoir son droit de récusation, peut-on admettre quil attende le prononcé de la décision et, en fonction du sens de la décision – cest là que se trouve le point important et problématique – suscite une campagne de presse chez certains médias et introduise une plainte disciplinaire ? » ([86]).

Aussi, votre rapporteur considère-t-il comme justifié de prévoir, à l’article 63 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, un nouveau cas d’irrecevabilité pour les plaintes déposées par les justiciables devant le CSM. Ainsi, à peine d’irrecevabilité, une plainte ne pourrait être dirigée contre un juge, postérieurement à l’audience de jugement, pour un motif d’impartialité, dès lors que le plaignant n’a pas fait valoir son droit de récusation et qu’il connaît la composition de la formation de jugement et les motifs de sa saisine.

Proposition n° 11 : prévoir un nouveau cas d’irrecevabilité pour les plaintes déposées par les justiciables devant le CSM, qui viseraient, après l’audience de jugement, un juge pour un motif d’impartialité, dès lors que le plaignant n’a pas fait valoir son droit de récusation et qu’il connaît la composition de la formation de jugement et les motifs de sa saisine.

3.   La formation des magistrats, garantie de leur indépendance

Si l’indépendance des magistrats est garantie statutairement, dire le droit de manière indépendante est également un état d’esprit, un savoir-être et un savoir-faire qui doivent être enseignés, cultivés et approfondis tout au long de la carrière.

Ainsi, l’International Organization for Judicial Training (IOJT), qui rassemble plus de 150 centres de formation judiciaire sis au sein de 79 États
– dont l’École nationale de la magistrature –, a adopté, le 8 novembre 2017, une déclaration des principes de la formation judiciaire, dont l’article 1er énonce que « la formation judiciaire joue un rôle fondamental pour garantir lindépendance de la justice ».

Comme l’a exposé M. Olivier Leurent, directeur de l’École nationale de la magistrature, « lenseignement du savoir être et des règles déontologiques, qui inclut celui de lindépendance, est devenu, depuis quelques années, depuis, disons-le, laffaire Outreau, un fil rouge, de la première journée de formation initiale à lÉcole à la dernière journée. » ([87])

Aussi, l’École nationale de la magistrature présente-t-elle la « capacité à identifier, sapproprier et mettre en œuvre les règles déontologiques » comme l’une des treize capacités fondamentales que les magistrats stagiaires doivent acquérir et mettre en pratique au cours de leur formation.

Dans le cadre de la formation initiale des auditeurs de justice, les programmes pédagogiques de l’ensemble des voies de formation comprennent des enseignements ayant trait au statut et à la déontologie du corps de la magistrature. L’ENM organise ainsi des séquences sur les notions de déontologie professionnelle et d’indépendance, sur l’interférence des émotions du magistrat avec son impartialité, sur la gestion des réseaux sociaux ou encore sur le service d’aide et de veille déontologique qui, depuis trois ans, est mis à la disposition des auditeurs de justice. Elle propose également une réflexion sur l’engagement public du magistrat et sur la liberté d’expression publique au regard de l’obligation de réserve.

Par ailleurs, l’ENM veille à ce que l’approche déontologique ne soit pas uniquement théorique mais également pratique. Ainsi, des ateliers de déontologie sont animés par des chefs de juridiction et les auditeurs de justice sont placés dans des situations concrètes.

L’École veille également à développer, chez les auditeurs de justice, le réflexe de la collégialité face au risque d’atteinte à leur indépendance.

Dans le cadre de la formation continue des magistrats, l’accent est également mis sur la déontologie. Comme l’a souligné M. Olivier Leurent, « Depuis une dizaine dannées, tous les changements de fonction font lobjet dune formation obligatoire dun mois réparti entre quinze jours de formation théorique dans la nouvelle fonction et quinze jours de formation pratique sous forme de stages. À chaque changement de fonction, les questions de déontologie propres à la fonction future sont abordées. ».

Si les notions d’indépendance et d’impartialité figurent en bonne place dans les enseignements dispensés par l’ENM, votre rapporteur relève avec étonnement qu’elles sont absentes du serment que prête le magistrat. En effet, selon les termes consacrés par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, le magistrat « jure de bien et fidèlement remplir ses fonctions, de garder le secret des délibérations et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat ».

L’absence de référence à la notion d’indépendance est d’autant plus surprenante qu’il y est fait mention dans le serment de l’avocat, qui jure, comme avocat, d’exercer ses fonctions avec « dignité, conscience, indépendance, probité et humanité ».

Votre rapporteur propose, par conséquent, d’inscrire l’indépendance et l’impartialité dans le serment du magistrat en prévoyant que le magistrat se conduise en tout comme « un magistrat indépendant, impartial, digne et loyal ».

Proposition n° 12 : compléter le serment du magistrat pour prévoir qu’il se conduise comme « un magistrat indépendant, impartial, digne et loyal ».

 


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II.   L’autorité judiciaire doit disposer de moyens adaptés pour son fonctionnement et pour les enquêtes qu’elle dirige

A.   les moyens financiers : pour des règles d’organisation budgétaire plus rationnelles et efficaces

La commission d’enquête a fait le choix de s’intéresser à une thématique souvent oubliée lorsqu’il est question d’indépendance de la justice : les moyens financiers et les modalités de gestion budgétaire nécessaires à l’exercice d’une justice indépendante.

S’il est régulièrement question des moyens alloués à la justice, l’indépendance financière a également une dimension qualitative, qualifiée d’« autonomie financière » dans le rapport du professeur Michel Bouvier Quelle indépendance financière pour lautorité judiciaire ?, publié en juillet 2017 ([88]). Se borner à l’aspect quantitatif, selon le professeur Bouvier, ne peut « que maintenir lautorité judiciaire dans une relation de dépendance ». Cette autonomie financière de la justice comporte deux aspects :

– d’abord une autonomie de décision financière à l’égard de l’allocation des crédits, qui suppose la possibilité pour l’institution de détenir en tout ou partie la capacité de définir et de décider de son budget. Cette autonomie doit être différenciée d’une indépendance totale, qui supposerait des ressources propres ;

– ensuite, une autonomie de gestion, qui consiste à transférer à l’institution judiciaire la gestion de son budget. Selon M. Bouvier, cette autonomie nécessite « pour être effective, non seulement une législation qui responsabilise les gestionnaires mais également lutilisation par eux doutils de gestion, donc leur formation à cette utilisation » ([89]) .

Convaincu, à l’issue des travaux de la commission d’enquête, que cette dimension financière est une composante à part entière de l’indépendance de la justice, votre rapporteur souhaite optimiser la gestion des moyens, de l’organisation et de la prise de décisions budgétaires.

 

1.   L’indépendance financière de la justice, condition d’une indépendance effective

Le lien entre indépendance financière et indépendance de la justice peut à première vue ne pas paraître direct. Pourtant, les différentes auditions conduites par la commission denquête ont permis de mettre en évidence que la première est une condition de la deuxième. Ainsi que l’a exprimé Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, « je lie indépendance juridictionnelle et indépendance fonctionnelle. (…) Un magistrat le perçoit très aisément : pour administrer la justice, il faut avoir la liberté dobtenir des moyens et de les affecter dans de bonnes conditions. » ([90])

a.   L’exigence européenne d’un budget et d’une autonomie suffisants des juridictions

Les instances européennes ont rappelé que des moyens suffisants et l’autonomie financière des juridictions étaient une condition de l’indépendance de la justice.

Dans sa recommandation CM/Rec(2010)12, Sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a affirmé que « chaque État devrait allouer aux tribunaux les ressources, les installations et les équipements adéquats pour leur permettre de fonctionner dans le respect des exigences énoncées à larticle 6 de la Convention [européenne de sauvegarde des droits de l’homme] et pour permettre aux juges de travailler efficacement. ([91]) (…) Le pouvoir dun juge de statuer dans une affaire ne devrait pas être uniquement limité par la contrainte dune utilisation efficace des ressources. » ([92])

Par ailleurs, parmi les critères adoptés par la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite Commission de Venise, pour déterminer si un État peut être qualifié d’État de droit, figure la question de savoir si l’autonomie budgétaire et l’autonomie financière de la justice sont garanties. La Commission de Venise pose ainsi la question suivante : « Lautonomie financière de la justice est-elle garantie ? En particulier, les tribunaux disposent-ils de ressources suffisantes, et le budget comporte-t-il une rubrique spéciale pour la justice, avec interdiction à lexécutif de la réduire (…) ? » ([93]).

 


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Lors de son audition, Mme Joëlle Munier, présidente de la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires, affirmait que notre justice judiciaire ne disposait pas « dun fonctionnement sur le plan budgétaire entièrement conforme à ces prescriptions » ([94])

b.   Des moyens suffisants et la maîtrise de ceux-ci sont nécessaires à un environnement de travail serein pour les magistrats, condition d’une justice indépendante

La grande majorité des personnes auditionnées par la commission d’enquête s’est dit convaincue que de bonnes conditions matérielles étaient nécessaires à la conduite indépendante de son office par le juge. Des conditions de travail dégradées nuisent en effet à un exercice serein de la justice.

Témoignant de la situation à la cour d’appel de Paris, M. Jean-Michel Hayat, son premier président, indiquait à la commission d’enquête : « nous sommes enkystés dans des dossiers que nous narrivons pas à traiter, parce que nous ne sommes pas assez nombreux. Cela fait que la justice ne fonctionne pas bien, ce qui forcément remet en cause le fondement même de notre mission, la recherche la vérité et laffirmation de la justice pour la recherche des responsabilités (…) Je laffirme : lindépendance passe aussi par des moyens qui permettent deffectuer son travail. Les magistrats doivent disposer du temps nécessaire pour étudier les dossiers, ne pas être toujours dans le stress de deux ou trois audiences collégiales par semaine, dans lesquelles il faut étudier des dossiers très complexes. » ([95]) M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, soulignait quant à lui que « lindépendance de la justice gagnerait à une meilleure identification et à un ciblage des budgets affectés aux services judiciaires et à ladministration des juridictions » ([96]).

Pour Mme Véronique Malbec, secrétaire générale du ministère de la Justice, « lindépendance de la justice, comprise comme lindépendance de la prise de décision juridictionnelle, nécessite des moyens (…) suffisants pour ne pas être entravée » ([97]).

M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, qui avait en 2016 parlé de « clochardisation » de la justice pour alerter sur le manque de moyens alloués aux tribunaux rappelait ainsi lors de son audition par la commission d’enquête que « Marc Aurèle écrit quun juge doit être serein pour juger ; des conditions de travail déplorables ne le permettent pas. » ([98])

c.   L’absence de maîtrise des moyens peut restreindre le juge dans l’exercice de son office

Lors de son audition par la commission d’enquête, Mme Joëlle Munier insistait aussi sur la nécessité de « percevoir les possibles atteintes à lindépendance tant en amont de la décision de justice – prévention, frais de justice, police judiciaire – quen aval, sur lexécution » ([99]).

En amont de la décision de justice, le lien entre indépendance financière et indépendance de la justice s’incarne notamment au travers de la problématique des frais de justice, c’est-à-dire l’ensemble des frais occasionnés par un procès, et notamment ceux y étant directement liés, comme les frais d’huissier et les frais d’expertise. M. Alain Richard, secrétaire général adjoint de l’UNSA services judiciaires, soulignait ainsi que « des moyens sont nécessaires pour payer les frais de justice, les experts, et pour faire des analyses. Or en cours dannée, le budget nest plus suffisant. À force davoir attendu leur règlement, beaucoup dexperts ne répondent même plus aux sollicitations des magistrats enquêteurs. Cest gravissime, car cela signifie que, selon que vous saisissez la justice en mars ou en octobre, vous ne recevez pas le même traitement judiciaire. En effet, de décembre à mars, il ny a plus dargent dans les caisses ! ». ([100]) Depuis 2006, les crédits budgétaires destinés aux frais de justice sont limitatifs, alors qu’ils étaient auparavant évaluatifs ([101]). Ces crédits s’inscrivent donc désormais dans une enveloppe et leur consommation ne peut dépasser le montant de celle-ci. Certains acteurs s’interrogent sur cette évolution : « on peut se demander si certaines expertises ne sont pas refusées aux victimes pour des raisons économiques et financières, ce qui viendrait tarir une partie de lindépendance du juge » ([102]) a indiqué à la commission M. Jérôme Moreau, trésorier de France victimes. La secrétaire générale du ministère de la Justice et le directeur des services judiciaires ont cependant assuré lors de lors audition ne jamais avoir limité les frais de justice et ne pas avoir d’exemple d’un magistrat dont l’action aurait été entravée pour cette raison. La recherche de l’optimisation et de l’efficience des frais de justice est, selon eux, compatible avec la garantie de l’indépendance de la justice ([103]).

 

 


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Votre rapporteur est particulièrement sensible à cette question, qui se double d’une difficulté quant au nombre d’experts disponibles, en particulier s’agissant de certains domaines, tels que l’aéronautique. Moins les experts sont nombreux, et plus la question de leur indépendance se pose. Les crédits destinés aux frais de justice doivent être suffisants pour permettre une justice efficace et indépendante de contingences financières excessives, mais les expertises réalisées doivent rester proportionnées aux enjeux des affaires en cause.

En aval de la décision de justice, le juge peut être conduit à revoir sa décision faute de moyens suffisants et/ou faute de maîtrise sur ceux-ci. Lors de son audition, Mme Munier a pu donner à la commission plusieurs exemples concrets. Ainsi, un juge des enfants qui sollicite les services de la protection judiciaire de la jeunesse pour rechercher des solutions alternatives à l’incarcération peut se voir dans l’obligation de revoir sa décision faute de moyens suffisants. Les moyens des lieux d’accueil possibles dépendant en effet du programme « Protection judiciaire de la jeunesse », il arrive que « les services de la protection judiciaire indiquent au juge des enfants quils nont pas de solution alternative, non pas parce quil ny en a pas correspondant à la personnalité de ce mineur, aux faits commis ou au parcours établi, mais parce quil ny a pas de place ; et il ny a pas de place parce quil ny a pas de financements suffisants. » ([104]). Votre rapporteur fait siens les propos de Mme Munier qui considère que cela constitue « une atteinte à la décision juridictionnelle, donc à lacte de juger du juge des enfants, qui, ne pouvant prendre une décision alternative à lincarcération, va décider lincarcération » ([105]).

Le fonctionnement budgétaire actuel de la justice judiciaire pèse ainsi directement sur l’exercice de l’activité de juger.

2.   Le budget de la justice connaît depuis quelques années une importante augmentation

a.   L’effort budgétaire de la France pour la justice est tendanciellement moins important que dans d’autres pays européens

Lors de son audition, Mme Véronique Malbec, secrétaire générale du ministère de la justice, a reconnu que le budget de la justice restait bien inférieur à celui de certains de nos voisins. Encore votre rapporteur souhaite-t-il souligner que la stricte comparaison budgétaire ne traduit parfois qu’imparfaitement la réalité dans des modes procéduraux ou d’organisation judiciaire très différents d’un pays à l’autre.

Dans son étude Systèmes judiciaires européens – Efficacité et qualité de la justice de 2018 ([106]), la commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) indique ainsi que le budget du système judiciaire ([107]) par habitant en 2016 était, en valeur absolue, de 65,9 euros en France contre 78,7 euros au Royaume-Uni, 82,3 euros en Belgique, 122 euros en Allemagne et près de 215 euros en Suisse. Au total, 19 pays sur les 47 étudiés dans le rapport ([108]) allouent à leur système judiciaire un montant par habitant supérieur à celui alloué par la France. La moyenne européenne du budget consacré au système judiciaire par habitant en 2016 pour les États ou entités ayant répondu est ainsi de 64 euros. L’analyse de l’effort budgétaire fait par chaque pays, c’est-à-dire en rapportant les chiffres ci-dessus à la richesse totale du pays, aboutit à un constat similaire. Selon l’analyse de la CEPEJ, l’effort budgétaire de la France est modéré par rapport à sa richesse, contrairement à des pays comme l’Espagne par exemple.

budgets alloués aux systèmes judiciaires par habitant

au regard du pib en 2016

Source : Étude du CEPEJ, « Systèmes judiciaires européens – Efficacité et qualité de la justice », 2018

b.   Depuis 2017, le budget de la justice en France a très sensiblement augmenté

Depuis 2017, le budget tant de la mission Justice dans son ensemble que du programme « Justice judiciaire » a très sensiblement augmenté. Le budget de la mission est ainsi de 9,4 milliards d’euros pour 2020, dont 3,5 milliards pour la justice judiciaire, contre 8,54 milliards d’euros et 3,21 milliards d’euros respectivement pour 2017 ([109]).

Par ailleurs, la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 ([110]) et de réforme pour la justice a inscrit l’évolution du budget de la justice dans une logique pluriannuelle, permettant ainsi une meilleure visibilité et une assurance d’un budget en hausse dans un contexte budgétaire contraint.

évolution des crédits de la mission Justice (hors charges de pensions) prévue par la loi de programmation du 23 mars 2019

(en milliards d’euros courants)

2018

2019

2020

2021

2022

7,0

7,3

7,7

8,0

8,3

Le budget du ministère de la justice qui était en 2017 de 6,7 milliards d’euros hors charges de pensions ([111]) devrait ainsi augmenter au total de 1,6 milliard d’euros entre 2017 et 2022, soit une augmentation de près de 25 %. Votre rapporteur se félicite de cette augmentation et souhaite que sa trajectoire puisse être respectée.

Proposition n° 13 : poursuivre la trajectoire d’augmentation des moyens alloués à la justice.

3.   L’autonomie de décision de l’institution judiciaire doit être renforcée

a.   En dépit des avantages certains qu’elle présente, la maquette budgétaire de la mission Justice doit être modifiée pour mieux identifier la justice judiciaire

Les moyens destinés à la justice judiciaire sont inscrits, au sein du budget de l’État, dans la mission ([112]) Justice.

Relevant du seul ministère de la Justice, cette mission comprend six programmes :

– « Justice judiciaire » (P. 166) ;

– « Administration pénitentiaire » (P. 107) ;

– « Protection judiciaire de la jeunesse » (P. 182) ;

– « Accès au droit et à la justice » (P. 101) ;

– « Conduite et pilotage de la politique de la justice » (P. 310) ;

– « Conseil supérieur de la magistrature » (P. 355).

La structure actuelle de la mission budgétaire Justice s’explique, selon les services du ministère de la Justice, par plusieurs raisons.

En premier lieu, il existe un « continuum entre la justice pénale et les services qui assurent la préparation des décisions pénales et leur exécution » ([113]). La structure actuelle de la mission permet au Parlement d’avoir une vision d’ensemble sur le fonctionnement de la justice. Certains indicateurs de performance du programme « Justice judiciaire », par exemple l’objectif de renforcement de l’efficience de la réponse pénale, le sens et l’efficacité de la peine ([114]), ne peuvent être dissociés des objectifs et indicateurs d’autres programmes de la mission, notamment le programme « Administration pénitentiaire ».

En deuxième lieu, un certain nombre de fonctions support ([115]) au profit des différentes directions du ministère sont mutualisées et portées par un seul programme « Conduite et pilotage de la justice ». Un changement de structure de la mission conduirait à ne conserver ce programme que dans une seule des missions résultant du changement, nuisant à la vision générale ou à créer un autre programme portant les dépenses des fonctions supports au sein de chaque mission, ce qui serait selon le ministère de la Justice « budgétairement et fonctionnellement incohérent ».

En troisième et dernier lieu, la scission de l’actuel budget de la justice en plusieurs missions priverait « le ministère de la Justice dune souplesse de fonctionnement dans le cadre de la gestion infra-annuelle. Lexistence dune mission unique permet en effet de redéployer des marges qui peuvent apparaître sur lun ou lautre des programmes ». Par exemple, en 2019, « 100 emplois de la direction de ladministration pénitentiaire, pour lesquels les recrutements ne pouvaient être réalisés, ont pu être transférés dès lautomne 2019 à la direction des services judiciaires pour anticiper le recrutement des greffiers prévu en 2020 ».

Ainsi, les services du ministère de la Justice jugent pour le moment « inopportun de dissocier la justice judiciaire de la mission justice (…) si lon souhaite conserver une cohérence à lexamen du budget ». Cette position est partagée par la direction du budget qui considère que « lexistence dune seule mission correspondant au ministère de la justice permet dapprécier les crédits dévolus à ce ministère au global et de manière cohérente et rationnelle, favorisant aussi les coopérations entre ses différentes composantes » ([116]).

La mission Justice telle qu’elle existe présente deux défauts :

– sa maquette semble conduire à un fléchage de la progression des crédits de la mission vers l’administration pénitentiaire ;

– la répartition des dotations au sein de la mission rend difficile l’appréhension des moyens consacrés à la justice judiciaire.

Tout d’abord, la maquette budgétaire actuelle tend à favoriser la préemption des moyens supplémentaires accordés à la mission Justice par l’administration pénitentiaire au détriment des juridictions judiciaires.

L’article 97 de la loi de finances pour 2020 ([117]) ouvre pour l’année 2020 un budget pour la Justice de 9,11 milliards d’euros en autorisations d’engagements (AE) et 9,39 milliards d’euros en crédits de paiement (CP).

Budget 2020 de la mission Justice, par programme

(en millions d’euros)

Programmes

AE

CP

Justice judiciaire (P. 166)

3 610,31

3 500,59

Administration pénitentiaire (P. 107)

3 582,39

3 958,79

Protection judiciaire de la jeunesse (P. 182)

930,93

893,59

Accès au droit et à la justice (P. 101)

530,51

530,51

Conduite et pilotage de la politique de la justice (P. 310)

452,27

500,50

Conseil supérieur de la magistrature (P. 355)

5,97

4,91

Total Mission Justice

9 112,39

9 388,91

Source : Loi de finances initiale pour 2020

Cependant, en 2020, comme les années précédentes, la progression des moyens de la mission Justice bénéficie, à titre principal, à ladministration pénitentiaire et, à titre résiduel, à la justice judiciaire.

Ainsi, alors que les crédits de paiements de la mission ont augmenté de 332 millions d’euros (+ 3,7 %), ceux inscrits sur le programme « Administration pénitentiaire » ont progressé de 209 millions (+ 5,55 %), représentant plus de 60 % de l’augmentation totale, tandis que ceux consacrés au programme « Justice judiciaire » enregistraient une quasi-stabilisation (+ 12 millions d’euros soit + 0,33 %).

De même, sur les 1 520 emplois créés en 2020, 1 000 sont destinés à l’administration pénitentiaire et 384 à la justice judiciaire (dont 100 postes de magistrats).

Cette préemption des moyens, si elle s’explique par la nécessité d’améliorer la qualité du parc pénitentiaire, est toutefois déplorée par de nombreux acteurs.

Pour Mme Nina Milesi, secrétaire nationale de l’Union syndicale des magistrats, « La mission Justice comporte six programmes dont les poids respectifs sont très divers et dont un seul est relatif à la justice judiciaire. Ladministration pénitentiaire bénéficie toujours prioritairement des moyens supplémentaires alloués au ministère de la justice. Sagissant dune autorité régalienne, nous estimons que le budget des juridictions judiciaires devrait être différencié de ceux consacrés à ladministration pénitentiaire et à la protection judiciaire et de la jeunesse (PJJ). Nous souhaiterions donc bénéficier dune mission distincte. » ([118])

Par ailleurs, le programme « Justice judiciaire » ne permet pas une vision complète des moyens consacrés à la justice judiciaire

Représentant un peu plus d’un tiers des crédits (3,5 milliards d’euros en crédits de paiement et 3,6 milliards en autorisations d’engagement) de la mission Justice, le programme « Justice judiciaire », dont le directeur des services judiciaires est responsable, est composé de sept actions qui retracent les moyens budgétaires et humains destinés aux juridictions, mais également ceux consacrés aux écoles de formation des magistrats et des personnels de greffe, au casier judiciaire national ou encore à la direction des services judiciaires.

Budget 2020 du programme 166 « Justice judiciaire », par action

(en millions d’euros)

Actions

AE

CP

Action 01 : Traitement et jugement des contentieux civils

1 026,32

1 026,32

Action 02 : Conduite de la politique pénale et jugement des affaires pénales

1 214,84

1 214,84

Action 03 : Cassation

60,85

60,85

Action 05 : Enregistrement des décisions judiciaires

13,00

13,00

Action 06 : Soutien

1 117,77

1 008,05

Action 07 : Formation

155,18

155,18

Action 08 : Support à l’accès au droit et à la justice

21,99

21,99

Total

3 609,96

3 500,24

Source : Projet annuel de performances Justice, annexé au PLF 2020.

Cependant, pour avoir une vision complète des moyens destinés aux juridictions judiciaires, il convient également de tenir compte de certaines dotations – en particulier celles prévues au titre du plan de transformation numérique du ministère doté d’une enveloppe globale de plus de 175 millions d’euros – inscrites au sein du programme support « Conduite et pilotage de la politique de justice » qui est géré par le secrétariat général du ministère.

Selon l’acception – plus ou moins stricte – retenue des moyens consacrés aux juridictions judiciaires, il convient également d’ajouter :

– les moyens dévolus au Conseil supérieur de la magistrature, qui dispose, depuis la loi de finances pour 2012, de son propre programme, doté de près de 5 millions d’euros en paiements et de près de 6 millions en engagements ;

– les crédits inscrits sur le programme « Accès au droit et à la justice » (530 millions d’euros).

La grande majorité des acteurs du monde judiciaire a indiqué souhaiter une révision de la maquette de la mission Justice, et la création d’une mission consacrée exclusivement à la justice judiciaire.

Votre rapporteur recommande ainsi de modifier l’architecture du budget de la justice en remplaçant l’actuelle mission Justice par deux missions distinctes :

– une mission Justice judiciaire, qui regrouperait les trois programmes concernant directement le fonctionnement des juridictions judiciaires : le programme 166, « Justice judiciaire », le programme 335 « Conseil supérieur de la magistrature » ainsi qu’une partie du programme 101 « Accès au droit et à la justice » ;

– une mission Administration de la justice, qui regrouperait les programmes touchant aux politiques publiques périphériques à la justice : les actuels programmes 107, « Administration pénitentiaire », 182, « Protection judiciaire de la jeunesse » et 301 « Conduite et pilotage de la justice » et les crédits restant du programme 101 « Accès au droit et à la justice ».

Proposition n° 14 : modifier la maquette budgétaire de l’actuelle mission Justice afin de créer une mission consacrée uniquement à la justice judiciaire.

b.   Un processus de décision budgétaire qui doit mieux associer les acteurs du monde judiciaire

La discussion budgétaire, qui aboutit au projet de loi de finances, rassemble plusieurs acteurs :

– le secrétaire général du ministère de la Justice, qui est le responsable de la fonction financière ministérielle. Il assume le pilotage transversal des six programmes du ministère de la Justice, en s’appuyant sur une vision d’ensemble des politiques publiques. Il représente le ministère auprès des autres administrations, en particulier la direction du budget lors des négociations budgétaires et assure la gestion des crédits liés aux politiques transversales du ministère (action sociale, informatique, immobilier, etc.). Le secrétariat général est en outre responsable du programme « Conduite et pilotage de la politique de justice » ;

– le directeur des services judiciaires, responsable du programme « Justice judiciaire ». En étroite concertation avec le secrétariat général, la direction des services judiciaires, qualifiée par la direction du budget de « direction métier », prépare les documents budgétaires, est force de proposition pour la budgétisation de mesures nouvelles et porte son projet auprès de la direction du budget. La direction des services judiciaires joue également un rôle essentiel en gestion, comme il sera développé infra ;

– les services de la direction du budget, notamment le sous-directeur de la 8ème sous-direction et le personnel du bureau justice et médias.

L’autorité judiciaire est assimilée aux autres administrations de l’État et ne fait l’objet d’aucun traitement particulier dans le cadre du processus budgétaire – contrairement à la justice administrative ou la justice financière ([119]).

Les juridictions administratives et financières, comme le Conseil d’État et la Cour des comptes, disposent en effet d’un programme propre qui fait partie de la mission Conseil et contrôle de l’État, directement rattachée au Premier ministre. La juridiction administrative dispose par ailleurs d’un seul budget, qui est fongible, alloué à l’ensemble de la juridiction administrative. Le secrétaire général du Conseil d’État répartit ce budget entre toutes les juridictions, c’est-à-dire entre les 42 tribunaux administratifs, les huit cours administratives d’appel, la Cour nationale du droit d’asile et le Conseil d’État. À l’automne, il tient des conférences budgétaires avec chaque chef de juridiction, dans lesquelles ils discutent des besoins et des objectifs de la juridiction. Il s’intéresse aux indicateurs d’activité dont la juridiction doit rendre compte. Ces conférences conduisent à l’attribution d’une masse budgétaire pour chaque juridiction, accompagnée de lettres de cadrage pour fixer le cadre de fonctionnement de chaque juridiction.

Le total du budget de la juridiction administrative est de 440 millions d’euros en 2020. Le Conseil d’État gère toutes les fonctions support : immobilier, ressources humaines, paiement des salaires des magistrats, informatique, lancement des chantiers numériques, etc., en liaison avec les équipes des tribunaux et des cours. Tout est mis en commun.

 

M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général du Conseil d’État a indiqué lors de son audition que « le mode de gestion du budget de la juridiction administrative fait que nous entretenons une discussion directe avec le ministère du budget pour préciser les besoins et la demande de budget que nous faisons. » ([120])

Votre rapporteur souhaite ainsi mieux assurer la « participation de linstitution judiciaire aux prises de décisions budgétaires nationales » selon les mots du professeur Bouvier, participation qui constitue selon ce dernier une condition essentielle de l’autonomie de décision des juridictions.

À cette fin, votre rapporteur soutient l’idée d’instaurer un « dialogue de décision » – dont la dénomination fait écho au dialogue de gestion déjà existant au stade de l’exécution du budget. Ce dialogue associerait le ministère de la Justice et les conférences de chefs de cour et de juridiction sur les orientations retenues par le Gouvernement. Il pourrait se dérouler au moment du dépôt de la lettre de cadrage du Premier ministre.

Proposition n° 15 : instaurer un « dialogue de décision » entre l’administration centrale et les conférences de chefs de cour et de juridiction sur les orientations budgétaires retenues par le Gouvernement.

Le Conseil supérieur de la magistrature pourrait également être associé à ce processus, en étant doté dune compétence davis budgétaire. Selon le professeur Bouvier, cet avis « pourrait être requis au stade de lélaboration du budget, par exemple au moment du débat dorientation budgétaire portant sur le budget de lÉtat, et également au moment de lexécution de la loi de finances » ([121]).

Selon la direction des services judiciaires et le secrétariat général du ministère de la justice, doter le CSM de cette compétence d’avis n’est toutefois pas possible en l’état actuel de la Constitution, les compétences du CSM étant définies par celle-ci. Les services du ministère soulignent également la question de légitimité démocratique que poserait un tel avis au regard de l’organisation d’un service public ([122]). Si l’indépendance de la justice est un principe fondamental, les aspects budgétaires et comptables relèvent plutôt d’une approche organisationnelle de la justice comme service public, qui relève du Gouvernement en application de l’article 20 de la Constitution.

 

Cette évolution est toutefois souhaitée par un grand nombre d’acteurs. L’Union syndicale des magistrats demande ainsi « la modification des textes relatifs à la compétence du CSM et le contenu de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) » ([123]), et la Conférence des premiers présidents de cour d’appel propose que le CSM soit consulté préalablement à l’élaboration du budget ([124]).

Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, souligne qu’une telle consultation serait bénéfique aussi bien aux décideurs publics, dans la mesure où le CSM est « un point dobservation de linstitution judiciaire. Lorsqu[‘il se déplace] dans les juridictions, [il observe] ce quil se passe. À cet égard, il serait intéressant que le CSM puisse intervenir [dans la procédure budgétaire] », mais également à l’activité du CSM. Elle indiquait ainsi à la commission d’enquête : « Depuis que je préside la formation " siège " du CSM, jai invité le directeur des services judiciaires à nous parler des moyens du ministère de la justice. En effet, il est très difficile de procéder à des nominations de présidents ou de premiers présidents sans connaître les moyens affectés aux juridictions. » ([125])

Votre rapporteur est favorable à l’instauration d’un tel avis, qui porterait sur les crédits envisagés pour la mission Justice judiciaire dont il propose la création et qui, sans être contraignant, serait de nature à permettre des ajustements pertinents et à enrichir les débats parlementaires, notamment.

Proposition n° 16 : soumettre pour avis l’avant-projet de budget de la justice au Conseil supérieur de la magistrature.

4.   Une autonomie de gestion des juridictions à affirmer

a.   Simplifier la chaîne de responsabilité budgétaire et comptable

La chaîne budgétaire et comptable des juridictions est composée de nombreux acteurs dont les champs de compétences couvrent des zones géographiques différentes. Outre les acteurs de l’administration centrale évoqués supra qui interviennent principalement au moment de l’établissement du budget, de nombreux acteurs territoriaux interviennent au stade de la gestion.

 Les cours dappel

La déclinaison du programme « Justice judiciaire » en budgets opérationnels de programmes (BOP) et en unités opérationnelles (UO) est la suivante.

Détail des BOP et des UO du programme « Justice judiciaire »

Source : direction du budget.

Alors qu’avant 2012, il existait un BOP par cour d’appel et une UO par juridiction, la réorganisation engagée par le ministère de la Justice a conduit à réduire le nombre de BOP à 16, en créant des BOP interrégionaux, et le nombre d’UO à 36, chacune placée sous la responsabilité d’une cour d’appel ([126]). Certaines cours d’appel ont ainsi la responsabilité d’un BOP et d’une UO, alors que d’autres n’ont la responsabilité que d’une UO. Les juridictions, quant à elles, sont devenues des centres de coûts.

On dénombre ainsi 16 BOP cour d’appel : 10 BOP cour dappel sur le territoire hexagonal localisés à Aix-en-Provence, Bordeaux, Dijon, Douai, Lyon, Nancy, Rennes, Toulouse, Paris et Versailles ; et 6 BOP cour dappel ultramarins : Basse-Terre, Cayenne, Atlantique, Nouméa, Papeete, Saint-Denis de la Réunion.

Ces BOP sont composés d’une ou plusieurs unités opérationnelles (UO), entre lesquelles sont répartis les crédits et au sein desquelles ils sont consommés.

Chacune des 36 cours dappel (ainsi quun tribunal supérieur dappel) dispose dune UO alors que les BOP interrégionaux regroupent plusieurs UO.

Seules les cours d’appel de Paris et Versailles, en raison de leur volumétrie financière importante, et les cours d’appel de Basse-Terre, Cayenne, Nouméa, Papeete et Saint-Denis de La Réunion, en raison de leur situation géographique, disposent d’un BOP à UO unique.

Il n’existe pas de « hiérarchie » entre les cours d’appel. Si les 16 cours d’appel qui correspondent à un BOP déclinent le dialogue de gestion et de performance avec les 20 cours d’appel qui constituent seulement des UO, les chefs de « cours d’appel ‑ UO » disposent des mêmes prérogatives d’organisation de leur ressort juridictionnel que les chefs de « cours d’appel – BOP » dont ils relèvent pour la répartition des moyens.

 


Liste des BOP et de leurs UO

 


BOP métropolitains

 

BOP

cour d’appel - UO

BOP Sud-Est

Aix-en-Provence

Bastia

BOP Sud-Ouest

Bordeaux

Pau

Poitiers

Limoges

BOP Centre

Dijon

Reims

Orléans

Bourges

BOP Grand Nord

Douai

Amiens

Rouen

BOP Centre Est

Lyon

Grenoble

Chambéry

Riom

BOP Grand Est

Nancy

Besançon

Colmar

Metz


 

 

BOP Paris

Paris

BOP Grand Ouest

Rennes

Caen

Angers

BOP Sud

Toulouse

Agen

Montpellier

Nîmes

BOP Versailles

Versailles

BOP ultramarins

 

BOP

cours d’appel - UO

BOP Basse-Terre

Basse-Terre

BOP Cayenne

Cayenne

BOP Atlantique

Fort-de-France

Saint-Pierre-et-Miquelon

BOP Nouméa

Nouméa

BOP Papeete

Papeete

BOP Saint-Denis de la Réunion

Saint-Denis de la Réunion

 

 


—  1  —

Les cours d’appel ont à leur tête une tête une dyarchie : premier président et procureur général. Depuis 2004, le premier président et le procureur général près la cour d’appel sont ordonnateurs secondaires conjoints pour les dépenses et les recettes des juridictions de leur ressort ([127]), en lieu et place des préfets, à l’exception des dépenses et recettes d’investissement. Ils ont donc compétence pour mandater les dépenses des juridictions du ressort. Leur signature peut être déléguée conjointement, sous leur responsabilité, à un même magistrat ou fonctionnaire de catégorie A de la cour d’appel. Les chefs de cour ont également la qualité de personne responsable des marchés pour leur ressort.

 Les services administratifs régionaux

Les chefs de cour sont assistés dans leurs tâches de gestion budgétaire et des ressources humaines par les services administratifs régionaux (SAR), dirigés, sous leur autorité, par un directeur délégué à l’administration régionale de la justice (DDARJ). Le SAR intervient dans les domaines de gestion administrative du personnel, de formation du personnel (à l’exception de celle des magistrats), de préparation et d’exécution des budgets opérationnels de programme et de passation des marchés, de systèmes d’information et de gestion du patrimoine immobilier ([128]).

Le SAR coordonne la gestion administrative et financière des juridictions du ressort de la cour d’appel. Chaque cour d’appel travaille ainsi avec un SAR.

Les chefs de cour mandatent les dépenses des juridictions du ressort, via les SAR, qui doivent créer à cet effet une cellule d’ordonnancement secondaire. Les SAR gèrent, notamment, les frais de justice et les dépenses d’aide juridictionnelle.

Ils participent pleinement à la gestion budgétaire des juridictions. À cet effet, ils prennent part aux comités de pilotage stratégiques, qui rassemblent les chefs de cour d’appel BOP, les chefs de cours d’appel UO et les directeurs des SAR concernés, ainsi qu’aux comités de pilotage opérationnel (CPO), qui ne rassemblent que les responsables des SAR.

 Les délégations interrégionales

Relevant du secrétariat général du ministère de la Justice, 9 délégations interrégionales sont également chargées d’apporter leur soutien aux juridictions et aux services déconcentrés dans les domaines de l’action sociale, de la formation généraliste continue, de l’hygiène, de la santé et de la sécurité au travail, du handicap, de l’informatique et des télécommunications, de l’immobilier, des achats et des marchés publics ([129]).

Les conditions pratiques dans lesquelles ce soutien est apporté sont précisées par des contrats de service signés avec les chefs de cour d’appel et directeurs interrégionaux intéressés, qui définissent les obligations réciproques des parties et les modalités de suivi de la performance.

 Les pôles Chorus 

Parallèlement à la structure des BOP et des UO, il existe 18 pôles Chorus chargés de l’exécution des dépenses.

Les cours d’appel ne disposant pas d’un pôle Chorus sont rattachées à un pôle situé dans une autre cour d’appel, qui assure donc l’exécution, d’une part, des crédits de sa cour d’appel d’implantation et d’autre part, en tant que prestataire de service, des crédits de la cour qui lui est rattachée.

Cette organisation complexe, que la carte ci-après permet de visualiser, ne peut pas conduire à une gestion optimale. Il en résulte que « le processus de dialogue budgétaire est réalisé avec trop dacteurs centraux ou en territoires, dans un calendrier qui nest pas compatible avec celui imposé par les arbitrages interministériels », ainsi que l’a souligné la Cour des comptes ([130]).

 

 

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Source : Rapport du Professeur Michel Bouvier, Quelle indépendance financière pour lautorité judiciaire ?, juillet 2017

 

La modification de la cartographie des BOP, adoptée en 2012, avait deux objectifs principaux : mieux faire correspondre les différentes cartographies directionnelles et redimensionner les BOP afin de dégager, par mutualisation au niveau local, des marges de manœuvre suffisantes pour permettre un meilleur pilotage local ([131]).

Cette nouvelle cartographie des BOP ne permet toutefois pas aux cours d’appel de disposer des moyens pour asseoir leur autorité stratégique et opérationnelle. Le positionnement des responsables de BOP entre la DSJ et les UO est en effet difficile. Dès lors que les chefs de cour se perçoivent comme des pairs et que certains responsables d’UO exercent au sein de cours ayant une structure et une activité plus grandes que les responsables de BOP auxquels ils sont rattachés, la définition d’une stratégie et l’exercice d’une véritable coordination s’avèrent impossibles et les relations entre BOP et UO reposent au mieux sur la recherche d’un consensus au sein d’instances de concertation. Les BOP apparaissent ainsi comme une juxtaposition d’UO, parfois assistées par le SAR du BOP, sans uniformisation des pratiques et des politiques. La cartographie conduit également à ce que les chefs de cour responsables à la fois de BOP et d’UO soient parfois amenés à concilier des intérêts contradictoires.

La majorité des représentants de magistrats auditionnés appellent ainsi de leurs vœux une réorganisation de cette cartographie. Les conférences représentatives des chefs de juridiction se sont exprimées en ce sens. Selon M. Jean‑Jacques Bosc, de la conférence nationale des procureurs généraux, « La conférence serait favorable à ce que chaque chef de cour soit responsable dun BOP pour sa cour dappel. En revanche, le principe « un BOP pour une cour dappel » paraissant peu compatible avec le maintien de trente-six cours dappel, il convient de réfléchir à la carte judiciaire et peut-être denvisager la fusion de certaines cours (…) » ([132]) ; la conférence nationale des premiers présidents de cour d’appel, par la voix de MM. Xavier Ronsin et Gilles Accomando, propose quant à elle « de revoir la cartographie budgétaire de la justice en constituant de grandes régions judiciaires qui disposeraient de pouvoirs budgétaires élargis. Cela nous semble dautant plus nécessaire quil sest développée une organisation territoriale dépendant du secrétariat général de la justice constituée des plateformes régionales qui regroupent lautorité judiciaire, ladministration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse. Mais les problèmes de fonctionnement du judiciaire et ceux de ladministration pénitentiaire ne sont pas les mêmes. Le maintien de léclatement de la gestion budgétaire fragilise lautonomie accordée à lautorité judiciaire. (…) Toutefois, il serait difficile de fonctionner avec 36 ensembles ; il faudrait donc en diviser le nombre par deux pour créer de nouvelles grandes régions judiciaires, qui correspondent dans la mesure du possible aux régions administratives. » ([133]) Mme Chantal Arens, premier président de la Cour de cassation, plaide également en faveur d’une réforme de la carte judiciaire, qui permettrait, sans supprimer des lieux de justice de proximité, « davoir moins de structures et quelles soient plus compactes » ([134]).

Votre rapporteur recommande ainsi de revoir la cartographie budgétaire des juridictions selon un double axe : revenir au principe selon lequel chaque cour d’appel est un BOP, tout en réduisant le nombre de cours d’appel. Il ne méconnait pas les difficultés d’une telle réorganisation territoriale, largement évoquées lors des débats sur la loi du 23 mars 2019, mais considère que cet objectif doit encore figurer au rang des priorités. Il s’agit de constituer des régions judiciaires plus importantes, qui coïncideraient, autant que possible, avec l’organisation administrative territoriale française.

Une telle organisation permettrait en outre un meilleur dialogue, plus équilibré, avec les services administratifs régionaux, dont le rapporteur rappelle l’importance. Un personnel spécialisé de bon niveau est indispensable pour bien conseiller les juridictions dans leur travail de gestion.

Proposition n°17 : revenir à un système où chaque cour d’appel est un budget opérationnel de programme, tout en poursuivant l’objectif de faire coïncider les ressorts des cours d’appel avec les régions administratives.

b.   Mettre en œuvre un dialogue de gestion plus efficace et équilibré

En tant que responsable du programme 166 « Justice judiciaire », la direction des services judiciaires est chargée de la répartition des crédits de ce programme et du suivi de leur bon usage. À cette fin, un « dialogue de gestion » est organisé chaque année entre la DSJ et les responsables de BOP.

Ce dialogue de gestion a été rénové en 2017. Le directeur des services judiciaires a ainsi indiqué à la commission d’enquête que le processus distinguait désormais deux étapes ([135]).

 Un volet budgétaire

Ce volet comporte :

– une réunion technique avec les services administratifs régionaux : la réunion technique permet d’évoquer entre équipes de gestion (bureau budgétaire de la DSJ et SAR) l’ensemble des thématiques relatives à la consommation des crédits. Sont notamment discutés l’exécution des dépenses de l’année en cours, le détail des demandes budgétaires, l’impact de ces dernières sur les ratios de consommation ainsi que les besoins spécifiques du ressort ;

– une réunion stratégique avec les chefs de cour d’appel : la réunion stratégique a pour vocation de permettre aux responsables de BOP d’évoquer les éléments saillants de la gestion du BOP. Ainsi les responsables de BOP présentent au responsable de programme, tout événement connu ou envisageable qui pourrait avoir au cours de l’exercice n+1 un impact significatif sur leur budget délégué (fonctionnement courant, immobilier, frais de justice). Dans l’absolu, ces échanges permettent d’avoir une vision à moyen terme de l’évolution des besoins budgétaires et s’inscrire donc dans une perspective pluriannuelle.

 Un volet performance

Ce volet du dialogue de gestion s’inscrit dans la démarche d’approfondissement des échanges avec les juridictions. Il est organisé autour de deux axes, l’un quantitatif, d’analyse de l’activité des juridictions et l’autre plus contractuel concernant les différents contrats d’objectifs conclus entre l’administration centrale et les juridictions.

Les documents de dialogue de gestion sont transmis en amont de la réunion aux chefs de cour afin de permettre des échanges avec la cellule contrôle de gestion de la DSJ et ainsi pouvoir évoquer conjointement les écarts constatés, expliciter ces différences et partager la même analyse, socle indispensable pour un dialogue de gestion de qualité.

L’ensemble des chefs de cour est impliqué dans ce dialogue dans la mesure où les responsables d’UO participent aux réunions – mais c’est bien le responsable de BOP qui porte la stratégie globale du budget opérationnel et procède aux arbitrages éventuellement nécessaires à l’adéquation des ressources mises à disposition par le responsable de programme.

Ainsi, Mme Marie-Christine Tarrare témoignait devant la commission d’enquête : « Ma cour est une unité opérationnelle et na pas de BOP (…) ce nest pas parce que ma cour est une UO que, lors du dialogue de gestion annuel avec les services de la chancellerie, le premier président et moi navons pas la possibilité dexprimer les besoins de la cour, quitte à soutenir des demandes qui vont à lencontre de la répartition budgétaire envisagée par le BOP. Cest un élément important. » ([136])

Le rapport Bouvier soulignait déjà en juillet 2017 que « le dialogue de gestion tel quil est actuellement pratiqué est très critiqué par les chefs de cour (…) le dialogue, essentiellement formel, ne laisse que peu de place à la remise en cause des choix déjà opérés par la chancellerie ».

M. Gilles Accomando, ancien président de la Conférence des premiers présidents de cour d’appel, indiquait ainsi à la commission d’enquête souhaiter un véritable « dialogue de gestion avec le ministère sur laffectation des moyens » qui permette de « recentrer les décisions portant sur la répartition des crédits à la main du ministère au niveau des vrais responsables que sont les chefs de cours, de même que le directeur de lENM effectue, au sein des moyens qui sont attribués à lÉcole, des arbitrages entre ses services informatiques, budgétaires, etc. » ([137])

Un tel dialogue de gestion existe d’ailleurs s’agissant des juridictions administratives. M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général du Conseil d’État, indiquait ainsi à la commission d’enquête : « le budget est réparti par le biais de conférences de gestion que je tiens avec chacun des chefs de juridiction aux mois doctobre et de novembre. Nous passons alors en revue lactivité de chaque juridiction, ses besoins en effectifs, en immobilier et en dotations de fonctionnement. Nous attribuons ensuite les moyens en fonction de ces besoins. (…) la plupart des fonctions support et des moyens budgétaires sont centralisés au Conseil dÉtat, et font lobjet de ce dialogue de gestion avec chacune des juridictions pour déterminer leurs besoins. Cela ne nous met pas à labri des mesures de gel budgétaire, même si nous avons des négociations en cours dannée budgétaire pour obtenir des levées partielles du gel, lorsque nous arrivons à convaincre les autorités financières. En revanche, il est vrai que nous disposons dune assez grande autonomie sur lattribution des moyens à lintérieur même de la juridiction. » ([138])

Votre rapporteur souhaite ainsi que le dialogue de gestion puisse être encore modernisé et laisse une marge de décision plus importante aux chefs de cours.

Proposition n° 18 : poursuivre la modernisation du dialogue de gestion entre la direction des services judiciaires et les chefs de cours afin de laisser à ces derniers une marge d’action plus importante.

 

c.   Donner aux gestionnaires publics les outils permettant de les responsabiliser

Selon le professeur Bouvier, « lautonomie de gestion nest pas concevable sans une responsabilisation des gestionnaires publics. Pour cela, des crédits globaux et des crédits fongibles doivent être mis à disposition des gestionnaires » ([139]).

À cette fin, plusieurs pistes sont envisageables.

Les magistrats reçoivent aujourd’hui une formation à la gestion, tant en formation initiale qu’en formation continue.

Formation à la gestion reçue par les magistrats ([140])

En formation initiale :

-         les auditeurs de justice étudient la LOLF au sein des enseignements du parquet, de l’instruction, et dans le cadre des enseignements du pôle Administration de la justice ;

-         pendant le stage en juridiction, les auditeurs effectuent un stage d’une semaine auprès du directeur des services de greffe judiciaire de la juridiction au cours duquel ces questions sont abordées de manière très concrètes dans leur application aux juridictions ;

-         enfin, l’accent est mis également par l’école sur la proposition de stages extérieurs permettant d’explorer concrètement les règles de finances publiques (directions régionales des finances publiques, chambres régionales des comptes par exemple).

En formation continue :

-          la formation continue en matière de gestion est largement développée dans le cadre du pôle Administration de la justice, qui a notamment vocation à former les magistrats en situation d’encadrement ;

-          les chefs de cour, chefs de juridiction et secrétaires généraux appelés à exercer pour la première fois ces fonctions suivent une formation obligatoire qui traite de manière approfondie la gestion du budget ;

-          d’autres sessions permettent aux magistrats d’appréhender les grands principes budgétaires et les outils de gestion appliqués à l’autorité ;

-          le cycle approfondi d’études judiciaires (CADEJ) de l’ENM propose chaque année un module de trois journées consacré au budget de la justice

Les acteurs de la chaîne financière des juridictions bénéficient également de formations Chorus notamment de la part de l’Agence pour l’informatique financière de l’État, dans le cadre du plan ministériel de formation aux fonctions financières (plus de 20 sessions pour plus de 70 agents en 2019).

Votre rapporteur salue l’ensemble de ces dispositifs et souhaite qu’ils puissent être approfondis, afin que les auditeurs de justice comme les magistrats en formation continue puissent exercer de manière effective leur rôle au sein de la chaîne budgétaire et comptable une fois chefs de cour. Ces dispositifs doivent notamment intégrer la formation aux techniques employées, afin de permettre aux futurs chefs de cour de comprendre l’objectif de tel ou tel acte et la logique de la LOLF.

Proposition n° 19 : approfondir la formation budgétaire des auditeurs de justice et des magistrats en formation continue.

Les différents mécanismes de gestion de crédits, comme les crédits fléchés ou le gel des crédits sont un frein à l’autonomie de gestion des chefs de cours.

Il est complexe pour les juridictions de développer une stratégie de gestion du fait de la part croissante des crédits fléchés par le responsable de programme, vécue par les chefs de cour, gestionnaires des crédits délégués, comme une « reconcentration » en contradiction avec les principes de la LOLF. Ces modifications en cours d’année des crédits alloués sont de surcroît une source d’imprévisibilité budgétaire.

Le rapport Bouvier propose ainsi de « permettre une véritable autonomie de gestion des chefs de cour en limitant les crédits fléchés et en assurant la mise à disposition de leur enveloppe de crédits dès le début de lannée ».

Cette évolution est appelée de leurs vœux par un grand nombre d’acteurs du monde de la justice. Ainsi, Mme Joëlle Munier indiquait que la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires (CNPTJ), dont elle la présidente, soutenait « la création de mécanismes budgétaires permettant, a minima, dinterdire le gel de crédits ».

Votre rapporteur souhaite limiter ces mécanismes de régulation budgétaire, afin de donner aux chefs de cour une autonomie accrue.

Proposition n° 20 : limiter les mécanismes de régulation budgétaire afin d’accroître l’autonomie des chefs de cour dans la gestion des crédits qui leur sont alloués.

 

 

L’absence de comptabilité analytique est selon votre rapporteur un manque important au développement d’une meilleure gestion. Une telle comptabilité est d’ailleurs demandée par les responsables de cour d’appel. Pour M. Benjamin Deparis, vice-président de la CNPTJ, « la question est de savoir (…) comment disposer dune véritable comptabilité analytique, qui sera aussi très utile au contrôle parlementaire » ([141]).

Les différentes comptabilité prévues par le décret du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique (GBCP)

Le chapitre IV « Les comptabilités » du Titre Ier du décret GBCP prévoit différents types de comptabilités, qui concourent à l’établissement d’une comptabilité publique (article 55).

La comptabilité générale, définie à l’article 56 du décret, « retrace lensemble des mouvements affectant le patrimoine, la situation financière et le résultat. (…) Elle est tenue par exercice sétendant sur une année civile. »

La comptabilité budgétaire, définie à l’article 58 du décret, « retrace louverture et la consommation des autorisations dengager et de payer, ainsi que lenregistrement des recettes autorisées. Elle permet de rendre compte de lutilisation des crédits et, le cas échéant, des emplois mis à disposition des ordonnateurs (…) »

Enfin, la comptabilité analytique est définie à l’article 59 du décret qui expose que : « la comptabilité analytique est fondée sur la comptabilité générale. Elle a pour objet, (…) de mesurer les coûts dune structure, dune fonction, dun projet, dun bien produit ou dune prestation réalisée et, le cas échéant, des produits afférents en vue déclairer les décisions dorganisation et de gestion. »

Le rapport Bouvier indique de même qu’une comptabilité analytique serait « un bon outil dans la connaissance et lanalyse des coûts » – et qu’une « bonne gestion suppose de connaître parfaitement les coûts ».

Les services du ministère de la Justice ont confirmé que la politique pénale ne faisait actuellement pas l’objet d’un suivi en comptabilité analytique « même si une réflexion [était] menée en lien avec la direction du budget pour mettre en place un tel suivi dans une approche de recherche dun équilibre optimal entre efficacité et coût du dispositif » ([142]).

Votre rapporteur souligne la nécessité que ces discussions se poursuivent et quune telle comptabilité analytique soit mise en place rapidement, afin de donner aux chefs de cours les outils nécessaires à une gestion optimale de leur juridiction.

Proposition n° 21 : mettre en place une comptabilité analytique au sein du ministère de la Justice.

d.   Renforcer les pouvoirs des directeurs de greffe

Au sein d’une juridiction, le directeur de greffe joue un rôle essentiel et multiple ([143]). Principalement connu pour être dépositaire des minutes, scellés et archives, il participe également à l’élaboration des budgets, en assure l’exécution et veille à la bonne gestion des moyens matériels. Il collabore ainsi avec les chefs de juridiction afin de mettre en œuvre leurs décisions.

Dans la gouvernance actuelle des juridictions, en vertu de l’article R. 123‑3 du code de l’organisation judiciaire, « les chefs de juridiction exercent leur autorité et un contrôle hiérarchique sur le directeur de greffe ».

Un comité de gestion, composé du président du tribunal de grande instance, du procureur de la République et du directeur de greffe se réunit selon une fréquence au moins mensuelle. Il débat des questions de gestion et de fonctionnement de la juridiction et, éventuellement, d’autres questions proposées par ses membres (articles R. 212-60 et R. 212-61 du code de l’organisation judiciaire).

Les syndicats de greffiers entendus par la commission d’enquête ont demandé que cette organisation soit revue. « Nous avions demandé comme les autres organisations syndicales la révision de la gouvernance des juridictions, notamment concernant la dépendance du directeur de greffe à légard des chefs de juridiction » ([144]) a indiqué Mme Sophie Grimault, secrétaire générale adjointe du Syndicat des greffiers de France FO, lors de son audition. Une telle organisation permettrait que les magistrats puissent se concentrer sur l’activité judiciaire et que toute la partie administrative relève du greffe ; une telle situation existe déjà dans les hôpitaux a rappelé M. Henri-Ferréol Billy, secrétaire national du Syndicat national CGT des chancelleries et services judiciaires ([145]).

Sans aller jusqu’à l’instauration d’une triarchie à la tête des juridictions, votre rapporteur plaide en faveur d’un renforcement des pouvoirs de gestion du directeur de greffe au sein des juridictions.

Proposition n° 22 : renforcer les pouvoirs de gestion des directeurs de greffe.

B.   La direction des enquÊtes : des rapports satisfaisants entre les magistrats et la police judiciaire

1.   Le contrôle de l’action de la police judiciaire relève de l’autorité judiciaire

La police judiciaire est l’autorité chargée de constater les infractions, d’en rechercher les auteurs et de rassembler les preuves. Ses membres sont des fonctionnaires dotés de la qualité d’officier ou d’agent de police judiciaire (OPJ ou APJ) ([146]).

L’exercice par la police judiciaire de sa mission est dirigé, pendant la phase d’enquête, par le procureur de la République, et, pendant l’instruction, par le juge d’instruction. Ces magistrats sont notamment compétents pour autoriser, contrôler ou prescrire certaines mesures attentatoires aux libertés. L’article R. 2-16 du code de procédure pénale (ci-après « le CPP ») précise que « les officiers de police judiciaire, à loccasion dune enquête ou de lexécution dune commission rogatoire ne peuvent solliciter ou recevoir dordres ou instructions que de lautorité judiciaire dont ils dépendent ».

a.   Le contrôle par le parquet durant la phase d’enquête

Plusieurs dispositions du code de procédure pénale énoncent que le procureur de la République dirige la police judiciaire. Parmi elles, l’article 12 dispose que « la police judiciaire est exercée, sous la direction du procureur de la République ». La loi du 3 juin 2016 ([147]) a inséré dans le même code un article 39-3 qui vise à conforter le rôle de l’autorité judiciaire dans la direction de la police judiciaire et à rappeler les principes qui doivent présider à l’enquête, en disposant que « dans le cadre de ses attributions de direction de la police judiciaire, le procureur de la République peut adresser des instructions générales ou particulières aux enquêteurs. Il contrôle la légalité des moyens mis en œuvre par ces derniers, la proportionnalité des actes dinvestigation au regard de la nature et de la gravité des faits, lorientation donnée à lenquête ainsi que la qualité de celle-ci. Il veille à ce que les investigations tendent à la manifestation de la vérité et quelles soient accomplies à charge et à décharge, dans le respect des droits de la victime, du plaignant et de la personne suspectée. »

Le procureur, qui a le libre choix des formations auxquelles appartiennent les OPJ ([148]), est ainsi informé par la police judiciaire de son action (comme le déclenchement des investigations policières ([149]), le placement d’un individu en garde à vue ([150]) et plus généralement les opérations quils exécutent ([151])) et prend un certain nombre de décisions lencadrant (par exemple celle de poursuivre au-delà de huit jours une enquête de flagrance ([152])).

La police judiciaire a besoin de l’autorisation du juge de la liberté et de la détention pour accomplir un certain nombre d’actes d’enquête portant atteinte à la liberté individuelle du suspect (par exemple requérir des opérateurs de télécommunications qu’ils préservent les informations utiles sur leurs usagers ([153])) ou à son domicile (par exemple des perquisitions ou visites domiciliaires effectuées sans l’assentiment de la personne chez qui elles ont lieu ([154])).

b.   La direction par le juge d’instruction pendant la phase d’instruction

L’article 14 alinéa 2 du CPP dispose que « lorsquune information est ouverte, [la police judiciaire] exécute les délégations des juridictions dinstruction et défère à leurs réquisitions. » La police judiciaire devient ainsi incompétente pour agir sans ordre du magistrat instructeur saisi, sous peine d’irrégularité des actes accomplis.

2.   L’appartenance administrative de la police judiciaire au ministère de l’Intérieur n’empêche pas l’autorité judiciaire de mener sa mission en toute indépendance

a.   Les services d’enquête sont fonctionnellement rattachés au ministère de l’Intérieur

La police judiciaire représente une partie importante de l’activité des policiers et gendarmes.

En gendarmerie, la mission de police judiciaire est confiée à 30 000 officiers de police judiciaire, dont 7 200 spécialistes affectés dans des unités spécialisées. La police judiciaire a représenté 38 % de l’activité totale de la gendarmerie au cours des cinq dernières années. L’ensemble des unités territoriales concourent aux missions de police judiciaire ; ainsi, outre les officiers évoqués supra, des dizaines de milliers d’agents de police judiciaire exercent aussi la mission de police judiciaire. Cette mission est par ailleurs difficilement dissociable des missions de sécurité publique et de renseignement, les unités et services spécialisés de la gendarmerie consacrés exclusivement aux missions de police judiciaire gardant une proximité avec les personnels chargés des missions périphériques de police judiciaire ([155]). S’agissant de la police nationale, la mission de police judiciaire et de concours à la justice regroupe 45 000 équivalents temps plein, soit 30 % des effectifs.

Si le code de procédure pénale affirme clairement le principe de la direction et du contrôle de l’enquête judiciaire par l’autorité judiciaire, les services enquêteurs sont fonctionnellement rattachés au ministère de l’Intérieur, qui est compétent s’agissant de l’organisation des services, de l’affectation des ressources et de la carrière des agents.

b.   Ce rattachement a pu faire naître une incertitude sur la possibilité pour l’autorité judiciaire d’exercer son activité en toute indépendance

Il a pu découler de cette situation une double incertitude soulevée par la doctrine ([156]) :

– le fait que ministère de l’Intérieur, à travers les directives qu’il donne, s’agissant de la lutte contre la délinquance par exemple, oriente l’action de la police judiciaire – et ce d’autant plus qu’il peut opérer des choix favorables à la présentation statistique ;

– le faible poids des appréciations du parquet dans la notation des OPJ et dans la gestion administrative de ces fonctionnaires, qui incite ces derniers à suivre les directives de leur ministère de tutelle.

Cette appartenance fonctionnelle au pouvoir exécutif des moyens de l’enquête menée par le pouvoir judiciaire apparaît aux yeux de certains acteurs comme faisant peser un risque sur la séparation des pouvoirs et, de fait, sur l’indépendance de la justice. Le Syndicat de la magistrature a ainsi plusieurs fois souligné ce risque, en affirmant notamment que « dans les affaires sensibles, la conduite indépendante des enquêtes est dangereusement mise à mal par le contrôle que le pouvoir exécutif exerce sur les unités de police judiciaire. Plusieurs leviers sont à sa disposition : orienter les investigations, être informé de leur évolution avant même les magistrats ou encore affecter les moyens denquête au gré de ses intérêts. » ([157])

Plusieurs observateurs ont ainsi proposé de faire évoluer cette situation. Le rapport Nadal, Refonder le ministère public, publié en 2013, recommande ainsi de renforcer l’autorité fonctionnelle du parquet sur la police judiciaire dans la direction des enquêtes à travers davantage de réunions, déplacements au sein des services d’enquête, etc., ou encore en énonçant clairement le principe du libre choix du service d’enquête par le parquet. La commission Nadal propose de créer auprès de chaque parquet une unité détachée d’officiers de liaison de la police et de la gendarmerie, ou encore de soumettre les projets de nomination des principaux responsables des services de police et de gendarmerie exerçant des missions de police judiciaire à l’avis préalable, non contraignant et non public, du procureur général.

D’autres observateurs sont allés plus loin, en proposant de rattacher au ministère de la Justice les principaux services spécialisés de police judiciaire (notamment les services dépendants de la direction centrale de la police judiciaire et de la sous-direction de la police judiciaire de la gendarmerie, le service national de douane judiciaire). Ce rattachement supposerait alors la création d’une direction de la police judiciaire au sein du ministère de la Justice et l’organisation de carrières interministérielles pour les enquêteurs concernés ([158]).

c.   Ce rattachement hiérarchique n’apparaît toutefois pas comme un obstacle à l’indépendance de l’autorité judiciaire

Il résulte toutefois des auditions de la commission denquête que le rattachement fonctionnel de la police judiciaire au ministère de lIntérieur nest pas un obstacle à lindépendance de la Justice.

Tant M. Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, que M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, ont rappelé lors de leur audition que les magistrats maîtrisaient l’entier processus de police judiciaire. Interrogés spécifiquement par le rapporteur sur la question des directives, M. Christian Rodriguez a indiqué qu’il « ne voyait aucune difficulté à concilier les directives ministérielles et les directives pénales » ([159]). M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, a quant à lui rappelé que « de bons niveaux déchange et de coopération existaient à plusieurs échelles » ([160]), au niveau du Gouvernement à travers le travail conjoint des ministres de l’Intérieur et de la Justice sur la détermination de la politique en matière de sécurité intérieure, mais également au niveau des administrations chargées de décliner cette politique. « La DGPN travaille (…) par des échanges très réguliers avec la DACG ». Enfin, dans les départements, l’autorité administrative et l’autorité judiciaire « animent conjointement les états-majors de sécurité ».

Ainsi, selon M. Frédéric Veaux, « dans ce système bien rodé, chacun trouve sa place et contribue à leffort commun dans le respect des prérogatives respectives ».

La fédération interco-CFDT souligne que dans la majorité des enquêtes, les enquêteurs entretiennent « un contact régulier avec un magistrat du parquet qui pourra demander des actes supplémentaires aux fonctionnaires de police ou prendre une décision sur les suites à donner à la procédure » ([161]).

 

D’autres syndicats sont toutefois plus critiques sur la situation. Le syndicat Force ouvrière de la fédération des syndicats du ministère de l’Intérieur (FSMI-FO) a affirmé que « cette direction bicéphale [était] une contrainte réelle pour les enquêteurs » ([162]) du fait d’objectifs de l’autorité judiciaire et de l’autorité administrative souvent divergents. La relation directe entre l’officier de police judiciaire n’est ainsi « pas toujours bien vécu[e] par la hiérarchie policière », plaçant l’officier de police judiciaire « dans une situation complexe à gérer qui ne devrait pas avoir lieu dêtre » (1).

Votre rapporteur ne préconise toutefois pas un rapprochement organique entre la police judiciaire et le ministère de la Justice, qui entraînerait probablement plus de difficultés quil naméliorerait le système, et ce pour au moins pour deux raisons :

– la complémentarité des missions de police judiciaire et des missions de police administrative. Ainsi que l’a rappelé M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, « police judiciaire, police administrative et renseignement forment un tout. Le travail de renseignement permet ainsi souvent louverture de procédures judiciaires. (…) séparer la police judiciaire des autres activités de la police (…) reviendrait à ignorer la réalité du terrain, et des enquêtes, et à nous handicaper dans notre capacité à agir » ([163]) ;

– le fonctionnement très intégré de l’ensemble des services de police et de gendarmerie, en particulier en matière de ressources humaines, qui permet actuellement l’envoi rapide de renforts en cas de besoin. M. Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, a illustré devant la commission d’enquête les difficultés que provoquerait un rattachement de la police judiciaire au ministère de la Justice : « Si nos sections de recherche dépendaient désormais des magistrats, cela signifierait que les affaires judiciaires du haut du spectre ne me concerneraient plus. Dans cette nouvelle organisation, vers qui se tourneront les magistrats qui souhaiteront avoir davantage de moyens ? Les missions de la gendarmerie sont très nombreuses ; si la police judiciaire nen fait plus partie, les magistrats prendront un ticket et attendront leur tour. (…) Si lon me prive de mon bras armé, je recentrerai mon action sur la prévention de la délinquance et jinviterai lautorité judiciaire à régler ses problèmes avec ses enquêteurs » ([164]).

 

 

 

Ainsi que l’a résumé M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, « Les enquêtes sont menées sous lautorité et le contrôle du juge, jamais sous lautorité et le contrôle du ministre de lintérieur. (…) Le juge choisit de saisir le service chargé de mener lenquête. Il en fixe ensuite le cours et les orientations et en assure le contrôle. Ce contrôle va loin. (…) [il] garantit la séparation des pouvoirs et lindépendance des enquêtes. Cest pourquoi nous y veillons tant. » ([165])

Votre rapporteur considère que le système tel quil fonctionne aujourdhui est équilibré et ne préconise pas de le faire évoluer.

 


—  1  —

III.   L’affermissement de l’indépendance de la justice suppose une plus grande transparence

Restaurer la confiance de la population dans la justice impose d’assurer une plus grande transparence de son fonctionnement. Cela passe par une clarification des relations entre les magistrats et le pouvoir exécutif, qui sont l’objet de soupçons récurrents, mais aussi par le renforcement des droits de la défense, l’amélioration de l’information des citoyens ainsi qu’une meilleure insertion de la justice dans la cité.

A.   la clarification des relations avec le pouvoir exÉcutif

Les commentaires des personnalités politiques sur les décisions de justice nuisent gravement à la sérénité de celle-ci et peuvent être interprétés comme des formes de pression. Aussi, l’autorité judiciaire a-t-elle pleinement joué son rôle lorsque Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, et M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, ont rappelé, le lundi 27 janvier 2020, que l’exécutif ne peut s’immiscer dans le traitement judiciaire des affaires en indiquant, en réaction au commentaire fait par le Président de la République sur l’affaire Halimi, que « lindépendance de la justice, dont le Président de la République est le garant, est une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie. Les magistrats de la Cour de cassation doivent pouvoir examiner en toute sérénité et en toute indépendance les pourvois dont ils sont saisis. »

Si l’indépendance des magistrats du siège ne fait pas débat, celle des magistrats du parquet demeure en question notamment du fait du principe hiérarchique qui trouve à s’appliquer, des procureurs de la République jusqu’au ministre de la Justice.

1.   Une politique pénale définie par le Gouvernement et mise en œuvre par le parquet

a.   La politique pénale est définie par le Gouvernement, qui en est responsable devant le Parlement

Aux termes de l’article 20 de la Constitution, selon lequel « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation », il revient au Gouvernement de définir la politique pénale.

L’article 30 du code de procédure pénale issu de la loi du 25 juillet 2013 précise que « le ministre de la justice conduit la politique pénale déterminée par le Gouvernement. Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République. »

Le garde des Sceaux a ainsi pour missions d’adapter et d’actualiser la politique pénale et de s’assurer de l’homogénéité et de l’efficacité de sa mise en œuvre sur la totalité du territoire.

Le ministre de la Justice a également pour mission de rendre compte de la politique pénale devant le Parlement.

En application du même article du code de procédure pénale, le ministre de la Justice doit ainsi publier, chaque année, un rapport sur l’application de la politique pénale déterminée par le Gouvernement, qui précise les conditions de mise en œuvre de cette politique et des instructions générales. Ce rapport est transmis au Parlement et peut donner lieu à un débat à l’Assemblée nationale et au Sénat.

Cependant, votre rapporteur relève avec regret que le dernier rapport relatif à la politique pénale a été remis au Parlement au mois de mai 2017, par M. Jean-Jacques Urvoas.

Considérant qu’il est impératif que le Parlement puisse exercer son pouvoir de contrôle, votre rapporteur invite le Gouvernement à renouer avec la pratique prévue par l’article 30 du code de procédure pénale de remise d’un rapport annuel dressant le bilan de la politique pénale.

Jugeant également qu’il convient d’animer le débat sur la politique pénale et, plus généralement, sur les grandes orientations de la justice, votre rapporteur propose que soit organisé, chaque année, pendant une semaine de contrôle, à l’Assemblée nationale, un débat sur les grandes orientations de la justice.

Proposition n° 23 : reprendre la pratique, introduite par la loi du 25 juillet 2013, du rapport annuel du gouvernement dressant le bilan de la politique pénale et organiser, à cette occasion, lors des semaines de contrôle de l’Assemblée nationale, un débat sur les grandes orientations de la justice.

b.   La politique pénale est mise en œuvre par le parquet

Les magistrats du parquet sont notamment chargés de l’application de la politique pénale définie par le Gouvernement en application de l’article 20 de la Constitution.

Les principales attributions des magistrats du parquet

C’est en matière pénale que les attributions des magistrats du parquet sont les plus importantes. Le ministère public étant partie principale dans chaque procès pénal et, à ce titre, irrécusable, la présence de l’un de ses représentants est obligatoire auprès des juridictions pénales de droit commun et d’exception.

Il appartient ainsi au procureur de la République d’assurer tout à la fois la direction de la police judiciaire (article 12 du code de procédure pénale), la conduite de l’action publique (article 31 du même code), la défense des intérêts de la société devant les juridictions pénales (alinéas 1er et 2 de l’article 32) et, enfin, l’exécution des décisions rendues par les juridictions pénales (alinéa 3 de l’article 32 et alinéa 1er de l’article 707).

En dehors du champ pénal, les magistrats du parquet assurent la défense de l’intérêt général et de l’ordre public, toutes les fois qu’ils le jugent utile, devant les juridictions judiciaires comme, par exemple, devant le tribunal judiciaire, pour les affaires relatives à l’état des personnes ou devant le tribunal de commerce, s’agissant des entreprises en difficulté.

Ils forment, au sein du corps des magistrats judiciaires, un ensemble indivisible ([166]) et hiérarchisé : le ministère public ([167]).

Le principe hiérarchique auquel ils sont soumis, compte tenu de la nature même de leurs fonctions, apparaît comme le pilier de l’organisation du ministère public. L’article 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, inchangé depuis son entrée en vigueur, dispose en effet que « les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous lautorité du garde des Sceaux, ministre de la justice. À laudience, leur parole est libre. » Le Conseil constitutionnel a reconnu la conformité à la Constitution de cet article 5 en considérant que « les dispositions contestées assurent une conciliation équilibrée entre le principe dindépendance de lautorité judiciaire et les prérogatives que le Gouvernement tient de larticle 20 de la Constitution. Elles ne méconnaissent pas non plus la séparation des pouvoirs. » ([168])


Ce principe de subordination vaut au sein du parquet : le procureur général près la cour d’appel a autorité sur tous les officiers du ministère public du ressort de la cour d’appel ([169]) et le procureur de la République a autorité sur les officiers du ministère public près les tribunaux de police de son ressort ([170]).

Ce principe trouve également à s’appliquer dans les relations entre les magistrats du parquet et le ministre de la Justice.

On peut d’ailleurs observer que, depuis la loi du 9 mars 2004, « lorganisation pyramidale du parquet avec à sa tête le garde des Sceaux ressort de larchitecture même du code de procédure pénale » ([171]). Le chapitre consacré aux attributions du garde des Sceaux, ministre de la Justice, précède en effet celui consacré au ministère public, qui distingue les attributions du procureur général près la cour d’appel et celles du procureur de la République.

L’existence de ce lien hiérarchique entre les magistrats du parquet et le ministre de la Justice est consubstantielle à la création d’un parquet en France, au tournant des XIIIème et XIVème siècles. Les procureurs et avocats du Roi étaient alors chargés de défendre les droits de ce dernier devant les juridictions royales, mais aussi ceux des plus faibles afin de garantir la paix publique. Cette fonction de défense des intérêts de l’État a été assignée aux magistrats du ministère public sous les différents régimes politiques que la France a connus jusqu’à aujourd’hui.

Cette autorité hiérarchique se traduit dans le pouvoir confié au garde des Sceaux de nommer les magistrats du parquet, de les sanctionner, de les muter d’office s’il estime que cette mutation est conforme à l’intérêt du service. C’est la situation rencontrée par M. Jean-Michel Prêtre, alors procureur de la République de Nice à la suite de « l’affaire Geneviève Legay » ([172]).

Elle se traduit, évidemment, aussi dans le pouvoir de conduire la politique pénale déterminée par le Gouvernement et de veiller à la cohérence de son application sur le territoire de la République.

Toutefois, comparée au pouvoir hiérarchique que le ministre exerce sur les agents de son département ministériel, l’autorité qui lui est reconnue sur les magistrats du parquet est réduite, puisqu’elle se limite aujourd’hui à un pouvoir d’instructions générales et qu’il ne peut ni substituer sa décision à la leur ni annuler ou réformer les actes pris par eux. Votre rapporteur y reviendra (cf. infra).

Par ailleurs, le principe de subordination hiérarchique des magistrats du parquet ne fait obstacle ni à leur liberté de parole à l’audience ([173]), ni au pouvoir propre du procureur de la République d’exercer l’action publique ([174]).

« Le statut dual du parquet fait que ses membres sont des magistrats qui prennent leurs décisions en toute indépendance mais sont aussi tenus dappliquer une politique pénale à la fois conforme aux instructions nationales du ministère de la justice et à leurs déclinaisons locales par le procureur général, même si le magistrat apporte des réponses pénales individualisées en fonction des circonstances de faits, humaines et juridiques », comme l’a indiqué à la commission d’enquête M. Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République, avant de relever que « le parquet est la colonne vertébrale dune politique pénale. (…) Son efficacité et sa cohérence sont nourries par le lien hiérarchique qui relie les parquets de première instance aux parquets généraux avec toutefois deux atténuations qui sont le pouvoir propre du procureur de la République et la liberté de parole du magistrat à laudience. » ([175])

Il convient d’ajouter que « le code de procédure pénale institue (…) lindépendance et la liberté dans lexercice de laction publique, en précisant que cet exercice doit se faire dans le respect du principe dimpartialité auquel le ministère public est tenu. Cela est résumé dans les articles 31 et 39-3 du code de procédure pénale » ainsi que l’a souligné M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation ([176]).

Attaché au modèle du parquet à la française, cest-à-dire dun ministère public exercé par des magistrats appliquant la politique pénale conduite par le garde des Sceaux au nom du Gouvernement, votre rapporteur nenvisage pas de revenir sur le principe hiérarchique qui régit le parquet. Il souhaite, en revanche, préciser le cadre dans lequel sexerce lautorité hiérarchique.

2.   Les instruments de la conduite de la politique pénale

a.   Au sein de l’exécutif

Le garde des Sceaux, ministre de la Justice, exerce pleinement sa responsabilité dans le cadre de la cohésion du gouvernement, dirigé par le Premier ministre.


La conduite de la politique pénale ne peut s’abstraire des autres politiques publiques mises en œuvre et doit tendre à la plus parfaite collaboration. C’est à ce titre que le ministre de la Justice a pu, par exemple, élaborer des stratégies de lutte contre les trafics de stupéfiants en lien avec ses collègues chargés de l’intérieur, de la ville, de la santé…

Cette responsabilité politique fondamentale ne saurait toutefois sexercer au mépris des règles élémentaires dimpartialité propres au service public de la justice.

Le mail adressé, le 18 septembre 2019, par le directeur du cabinet de la ministre de la Justice à la conseillère chargée de la justice au sein du cabinet du Premier ministre, est porteur, à cet égard, d’interrogations, puisqu’il soumettait les annonces des modifications de la répartition géographique des postes de juges d’instruction à l’analyse des « cibles électorales [de LREM] pour les municipales ».

Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, a clairement reconnu qu’« il sagissait (…) dune erreur » tout en précisant que « cet email a été suivi dune réunion à Matignon, où aucune décision na été prise ; il na donc eu aucune conséquence. » ([177])

La commission n’a eu connaissance d’aucune autre situation s’apparentant à celle-ci.

b.   Les instructions

Jusqu’en 1993, l’article 36 du code de procédure pénale reconnaissait au ministre de la Justice la faculté de dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il avait connaissance, de lui enjoindre d’engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites qu’il jugeait opportunes. La loi du 4 janvier 1993 ([178]) avait imposé que « les instructions du ministre de la justice » soient « toujours écrites », tandis que la loi du 9 mars 2004 ([179]) avait repris ces dispositions à l’article 30 du code de procédure pénale. Il s’en déduisait, a contrario, que les instructions de classement sans suite étaient interdites.

Marquant un tournant dans les prérogatives du ministre de la Justice en matière pénale, la loi du 25 juillet 2013 ([180]) a supprimé la faculté qui lui était ouverte d’adresser aux magistrats du ministère public des instructions dans des affaires individuelles, en précisant, à l’article 30 du code de procédure pénale, qu’« il ne peut leur adresser aucune instruction dans des affaires individuelles ».

Selon M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, avec la loi du 25 juillet 2013, « il y a véritablement eu dans la vie des parquetiers un avant et un après » ([181]).

De fait, les magistrats entendus ont tous, sans exception, confirmé quils navaient reçu aucune instruction individuelle depuis lentrée en vigueur de cette loi et navait pas connaissance dun tel manquement à la règle. La pratique semble, aujourdhui, parfaitement conforme à la loi et il ne viendrait même plus à lesprit dun ministre, comme le confirment trois anciens gardes des Sceaux auditionnés, dy déroger.

Désormais, l’article 30 du code de procédure pénale dispose qu’aux fins de la conduite de la politique pénale et de la cohérence de celle-ci sur l’ensemble du territoire, le ministre de la Justice « adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales ».

Les instructions générales peuvent prendre la forme de circulaires générales de politique pénale, qui peuvent être thématiques ou territoriales, mais aussi de directives données par le directeur des affaires criminelles et des grâces par délégation du ministre ou encore de commentaires de lois nouvelles.

Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces, a ainsi indiqué que « les fameuses circulaires de politique pénale recouvrent une grande diversité de situations et dobjets. Jai déjà évoqué les circulaires de déclinaison de lois nouvelles, nombreuses en raison de lintensité de lactivité législative. Il peut sagir également dinformer le ministère public ou les magistrats du siège de décisions du Conseil constitutionnel qui viendraient, par exemple, modifier brusquement lapplication de la procédure pénale, ou de décisions de la Cour de justice de lUnion européenne (CJUE) ou de la Cour européenne des droits de lhomme (CEDH), qui sont dapplication directe. Elles peuvent répondre à des préoccupations politiques nationales conjoncturelles, sur lesquelles il sera demandé aux procureurs dêtre réactifs (…). Les circulaires visent aussi à rappeler aux magistrats les outils dont ils disposent pour apporter un traitement judiciaire approprié à un type donné dinfractions. » ([182])

Votre rapporteur est convaincu de lintérêt du maintien de ces instructions générales dans le système pénal français.

Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, a d’ailleurs indiqué qu’elle avait eu récemment l’occasion de rencontrer en Italie, « le ministre de la justice, qui na pas le pouvoir de donner des instructions, et le procureur général près la Cour de cassation, qui ne rend pas de comptes devant le Parlement et qui ne peut pas vraiment donner dinstructions à ses procureurs. Ce dernier me disait que la difficulté résidait dans légale application de la loi sur lensemble du territoire. » ([183])

Il convient par ailleurs de souligner que des circulaires générales sont également prises, par le ministre de la Justice ou par la direction des affaires civiles et du Sceau, dans le domaine civil. Ces dernières ont pour objet de présenter et d’expliquer les dispositions et les règles de droit ou de fixer des orientations d’action publique pour les parquets. Elles peuvent également concerner les officiers de l’état civil : elles sont alors adressées aux procureurs généraux, qui les diffusent aux officiers d’état civil conformément à la chaîne hiérarchique.

Comme l’a précisé M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau, « la DACS est aussi linterlocuteur des parquets généraux dans certaines affaires individuelles, mais la relation hiérarchique ne se fait plus, depuis longtemps, sur le mode « Garde-à-vous, rompez ! ». Il sagit désormais de soutien, dexpertise, déchanges avec les parquets généraux au sujet daffaires aux enjeux importants, pour lesquelles les parquets généraux doivent connaître lanalyse, juridique ou de politique publique, du ministère de la justice, et qui donnent lieu à la transmission dinformations » avant d’ajouter que « que la chancellerie puisse suivre attentivement des affaires individuelles ne me paraît pas porter atteinte à lindépendance de lautorité judiciaire puisquon est face à des juges indépendants ; ils entendent la position du ministère de la justice, qui est communiquée et débattue contradictoirement comme le serait la position de nimporte quel autre observateur, mais avec la place que peut occuper le ministère dans certains dossiers, et statuent souverainement, et si les parties sont en désaccord avec la décision, les voies de recours demeurent ouvertes. » ([184])

Chargé de veiller à l’application de la loi pénale dans toute l’étendue du ressort de la cour d’appel et au bon fonctionnement des parquets du ressort, le procureur général anime et coordonne l’action des procureurs de la République, tant en matière de prévention que de répression des infractions à la loi pénale. À cette fin, il précise et, le cas échéant, adapte les instructions générales du ministre de la Justice au contexte propre au ressort. Il procède à l’évaluation de leur application par les procureurs de la République ([185]).

Il revient au procureur de la République d’animer et de coordonner dans le ressort du tribunal judicaire la politique de prévention de la délinquance dans sa composante judiciaire, conformément aux orientations nationales de cette politique déterminées par l’État, telles que précisées par le procureur général ([186]).

 

 

Un exemple de lexercice de lautorité hiérarchique au sein du parquet : le traitement judiciaire des gardes à vue à Paris lors des manifestations de gilets jaunes

Votre rapporteur considère que le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, M. Rémy Heitz, était dans son rôle, quand il a déterminé le cadre du traitement judiciaire des gardes à vue, lors des manifestations de gilets jaunes les 1er et 8 décembre 2018, à l’intention des magistrats de permanence les moins expérimentés. Il convenait en effet de faire en sorte que ce traitement judiciaire, week-end après week-end, soit cohérent et s’inscrive dans une politique pénale bien définie avec des réponses harmonisées.

Pour autant, ce message, dont la lecture, a posteriori, peut, sans conteste, poser difficulté au regard du caractère extensif de lutilisation de la garde à vue, doit sinterpréter dans le contexte insurrectionnel de sa rédaction, celui des violences urbaines et des difficultés de maintien de lordre qui ont choqué les Français, semaine après semaine.

M. Rémi Heitz a, pour sa part, indiqué à la commission d’enquête, « pour la juridiction parisienne et pour mon parquet, le traitement de ces faits a constitué un défi colossal. Nous avons eu presque 4 000 gardes à vue à traiter, procédé à plus de 1 000 rappels à la loi, organisé plus de 600 comparutions immédiates et on a également utilisé toute la gamme pénale, avec un souci dindividualisation de chaque réponse. (…) Le nombre de gardes à vue nous a conduits à faire intervenir des magistrats qui nétaient pas habitués à la permanence et au traitement de ce type de contentieux. Nous avons donc fait un petit memento dans lequel nous avons consigné les pratiques. À un moment, une phrase a été sortie complètement de son contexte. Nous navons pas dit que lon pouvait prolonger les gardes à vue pour empêcher les manifestants daller manifester. Ce nest pas un motif de prolongation de garde à vue. En revanche, pour les cas où la procédure sachemine vers un rappel à la loi ou pour le cas dune infraction insuffisamment caractérisée, nous conseillons dattendre la fin de la manifestation pour lever la garde à vue. Cela évite de grossir les rangs des manifestants. Ce conseil donné nest rien dautre que la pratique habituelle. » ([187])

Par ailleurs, le procureur général peut, dans certaines hypothèses, donner des instructions sur des affaires individuelles, à condition qu’elles soient écrites et versées au dossier. L’article 36 du code de procédure pénale prévoit en effet que « le procureur général peut enjoindre aux procureurs de la République, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, dengager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le procureur général juge opportunes ». Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris, a insisté sur le fait que « cest donc pour vaincre une inertie, rarissime, mais qui peut exister de la part dun procureur, que le procureur général peut être amené à donner des instructions, mais uniquement des instructions de poursuite et non de classement », avant d’ajouter que ces instructions « peuvent intervenir en cas de concurrence de compétences entre deux parquets (…), en cas de conflit négatif de compétence [ou] sur lorientation de certaines affaires de terrorisme » ([188]), dans tous les cas dans le souci d’une bonne administration de la justice.

Ainsi, l’adage selon lequel « la plume est serve, la parole est libre », qui vaut aujourd’hui « plutôt dans les rapports entre le procureur général et le procureur et entre le procureur et le magistrat du parquet » selon M. Éric Mathais, président de la conférence nationale des procureurs de la République ([189]), signifie-t-il que « la servitude de la plume consiste à verser au dossier de la procédure des instructions écrites du procureur général. De la sorte, le juge dinstruction ou le tribunal peut exprimer le fait quil a reçu des instructions dans une direction ou une autre, notamment sagissant des qualifications. Effectivement, la parole est libre, ce qui signifie quune fois que les réquisitions écrites ont été déposées, leur auteur peut sen détacher et reprendre la liberté de parole qui est conforme à ses convictions », comme l’a souligné Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris ([190]).

c.   La remontée de l’information

Si la loi du 25 juillet 2013 a supprimé la possibilité pour le garde des Sceaux de donner des instructions dans les affaires individuelles, elle na pas, pour autant, mis fin à la remontée des informations concernant ces mêmes dossiers individuels quelle a, au contraire, institutionnalisée et encadrée.

La remontée hiérarchique de l’information doit en effet répondre à des nécessités clairement identifiées et permettre à chaque échelon du ministère public d’assumer les missions qui lui ont été confiées par la loi.

Ses modalités de mise en œuvre ont été explicitées par la circulaire du 31 janvier 2014 de présentation et d’application de la loi n° 2013-669 du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique.

Il convient de souligner qu’il existe également une remontée hiérarchique de l’information au sein du ministère de l’Intérieur. Présentant la doctrine mise en œuvre en la matière, M. Christophe Castaner a indiqué : « Notre objectif est dêtre capable de définir au mieux les orientations et les moyens à déployer dans le cadre de la politique de sécurité intérieure, dans le respect absolu des dispositions de larticle 11 du code de procédure pénale. Le ministre de lintérieur et son cabinet sont informés de certains événements qui risquent de troubler lordre public : en matière de risque terroriste (…) ou en matière de risque de violences urbaines ou de troubles à lordre public en lien avec des événements particuliers. (…) Ces informations peuvent également porter sur des sujets plus sensibles : une interpellation, un accident, des affrontements entre bandes. » ([191])

L’obligation d’information, qui concerne les procédures particulières comme l’application de la politique pénale et l’activité des parquets, s’applique aux procureurs de la République à l’égard des procureurs généraux, conformément aux dispositions de l’article 39-1 du code de procédure pénale issu de la loi du 25 juillet 2013.

Le procureur de la République établit, soit d’initiative, soit sur demande du procureur général, des rapports particuliers et adresse à ce dernier un rapport annuel sur lactivité et la gestion de son parquet ainsi que sur lapplication de la loi.

L’annexe à la circulaire du 31 janvier 2014 fixe les critères de signalement des procédures.

Les critères de signalement fixés aux procureurs de la république

Les procédures devant être signalées répondent aux critères suivants qui peuvent être cumulatifs :

– la gravité intrinsèque des faits ;

– le trouble manifestement grave à l’ordre public ;

– la personnalité de l’auteur ou de la victime (faits impliquant les représentants des corps constitués de l’État, notamment ceux relevant du ministère de la justice, les élus, les personnes chargées d’une mission de service public dans l’exercice de leurs fonctions, ou les personnalités de la société civile) ;

– le nombre élevé de victimes (accidents collectifs) ;

– les infractions concernant des faits ciblés comme relevant d’une priorité de politique pénale, ou nécessitant une action coordonnée des pouvoirs publics ;

– les infractions représentant de nouvelles formes de criminalité ou relevant d’une criminalité organisée ;

– toute difficulté juridique ou institutionnelle posant une question dépassant le cadre d’un seul ressort ;

– la dimension internationale de l’affaire ;

– la médiatisation possible ou effective de la procédure.

Une attention toute particulière doit être portée aux affaires dans lesquelles l’institution judiciaire est susceptible d’être mise en cause.

Au regard des particularités locales de leur ressort et après concertation avec les procureurs de la République, les procureurs généraux pourront adapter ces critères de signalement afin de leur permettre de mettre en œuvre les prérogatives des articles 35 et 36 du code de procédure pénale et d’évaluer la politique pénale locale.

Mme Marie-Christine Tarrare, membre de la Conférence nationale des procureurs généraux, a explicité la mise en œuvre de la remontée de l’information entre les procureurs de la République et les procureurs généraux : « Certaines affaires nintéressent absolument pas et nintéresseront jamais ladministration centrale mais ont un intérêt local, soit quelles présentent un caractère de gravité spécial ou que la question à traiter est particulière, soit quelles donneront lieu à un procès sensible lors duquel un grand nombre de personnes devront être jugées. Cette information relève dun dialogue quotidien et continu. Je demande ainsi très souvent aux substituts de contacter le parquet général pour discuter des affaires quils peuvent avoir à gérer et, le cas échéant, pour partager une décision car il nest pas toujours simple didentifier la qualification pénale à retenir, lorientation à donner ou le service denquête à saisir. Il est donc important quil y ait un dialogue constant et régulier entre les parquets de première instance et le parquet général, qui a un certain recul par rapport aux magistrats de première instance, soumis à davantage de pression. » ([192])

En application de l’article 35 du code de procédure pénale dans sa rédaction issue de la loi du 25 juillet 2013, le procureur général établit, soit d’initiative, soit sur demande du ministre de la Justice, des rapports particuliers. Il adresse également à ce dernier un rapport annuel de politique pénale sur l’application de la loi et des instructions générales ainsi qu’un rapport annuel sur l’activité et la gestion des parquets de son ressort.

Selon la circulaire du 31 janvier 2014, le parquet général doit informer la chancellerie régulièrement, de manière complète et en temps utile, des procédures les plus significatives et exercer pleinement son rôle d’analyse et de synthèse. Il doit préciser s’il partage l’analyse et les orientations du procureur de la République et prendre position sur la conduite des dossiers en indiquant, le cas échéant, les instructions, générales ou individuelles, qu’il a été amené à adresser.

En cas de demande d’analyse adressée à la direction des affaires criminelles et des grâces, le parquet général portera à la connaissance de celle-ci l’ensemble des éléments factuels nécessaires. La direction sollicitera le cas échéant toute précision utile.

Le parquet général doit répondre avec diligence aux demandes d’information ponctuelles du garde des Sceaux.

La circulaire du 31 janvier 2014 explicite également les fondements et les finalités du signalement à la chancellerie.

Les finalités du signalement à la chancellerie

Le garde des Sceaux doit disposer d’éléments d’information concrets en provenance des juridictions lui permettant de conduire la politique pénale définie par le Gouvernement, d’en préciser les orientations thématiques ou territoriales, de les actualiser le cas échéant, puis d’en assurer l’évaluation à l’occasion de l’élaboration du rapport de politique pénale. Ces éléments peuvent également éclairer les décisions relatives à l’affectation des moyens nécessaires à la mise en œuvre de la politique pénale.

Le garde des Sceaux, qui peut notamment être interrogé par des autorités administratives indépendantes ou par des parlementaires à l’occasion de questions écrites ou orales sur sa conduite de la politique pénale, doit être renseigné sur les procédures présentant une problématique d’ordre sociétal, un enjeu d’ordre public, ayant un retentissement médiatique national ou bien encore qui sont susceptibles de révéler une difficulté juridique ou d’application de la loi pénale.

L’intervention du garde des Sceaux peut être de nature à faciliter l’entraide judiciaire internationale : une telle intervention suppose aussi une information circonstanciée.

Le garde des Sceaux doit être tenu informé des procédures susceptibles de mettre en cause l’institution judiciaire et mis en mesure de veiller au bon fonctionnement de l’institution judiciaire et de l’ensemble des services placés sous son autorité.

L’annexe à la circulaire du 31 janvier 2014 précise les critères de signalement à l’égard de la chancellerie.

Les critères de signalement à la chancellerie

Les procédures devant être signalées répondront aux critères suivants qui pourront être cumulatifs :

– gravité des faits (préjudice humain, financier, atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou au pacte républicain) de nature à nécessiter une action coordonnée des pouvoirs publics ou à leur donner un retentissement médiatique au niveau national ;

– insertion dans un champ de politique pénale prioritaire ;

– qualité des mis en cause ou des victimes ;

– dimension internationale de la procédure.

Les parquets généraux pourront aussi signaler les affaires dont le traitement a révélé une bonne pratique pouvant être, le cas échéant, généralisée.

Le principe, dans le cadre de ces échanges, est celui de la non-transmission de pièces de procédures, exceptions faites des réquisitoires définitifs ou des ordonnances de renvoi, des jugements ainsi que des arrêts.

Mme Marie-Christine Tarrare, membre de la Conférence nationale des procureurs généraux, a illustré les modalités de la remontée de l’information entre les procureurs généraux et la chancellerie : « il revient au procureur général de déterminer ce quil lui semble utile et important de communiquer à ladministration centrale, laquelle attend quon lui fasse remonter les questions qui présentent un intérêt juridique particulier, un intérêt national, ou qui vont faire débat. Mais je nentre pas pour autant – je ne peux pas parler au nom de mes collègues – dans le détail de laffaire en question. (…) il est de la responsabilité du procureur général de déterminer le moment et le contenu de la remontée ainsi que le rythme auquel linformation est portée à la connaissance de ladministration centrale » ([193]).

Tous les magistrats ont confirmé qu’ils ne transmettaient jamais de pièces de procédure.

Lors de la même audition, M. Jean-Jacques Bosc, membre de la Conférence nationale des procureurs généraux, a ainsi indiqué : « il existe une règle, que tout le monde applique : on ne fait remonter à la chancellerie que les décisions juridictionnelles, arrêts et jugements, et non les pièces de procédure, notamment les procès-verbaux, non plus que les mesures envisagées, comme une garde à vue ».

M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, a, pour sa part, insisté sur le fait que, « dans la pratique parquetière, les informations remontant à la chancellerie ne concernent que les actes denquête accomplis et non pas les actes à venir. Cétait ma pratique personnelle, notamment au tribunal de Paris, et je ny ai jamais dérogé. Je nai jamais, je dis bien, jamais, avisé ma hiérarchie, parquet général ou chancellerie, dactes à venir dans les dossiers, notamment sagissant de perquisitions. Ma pratique était de ne les aviser des perquisitions que lorsque celles-ci avaient commencé. » ([194])

L’information transmise à la DACG peut ensuite être communiquée au ministre de la Justice ou à son cabinet, qui peut in fine l’envoyer au cabinet du Premier ministre ou à la présidence de la République, « quand limportance de laffaire le nécessite », comme l’a précisé Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, avant d’ajouter « il ny a jamais de demandes dinformation directes, elles passent forcément par le garde des Sceaux ou son cabinet. Matignon et lÉlysée ne sadressent jamais directement à la DACG. » ([195])

Il est par ailleurs possible qu’« au vu du compte rendu établi, la chancellerie nous demande des précisions factuelles sur un certain nombre déléments que nous leur avons proposés. On peut, par exemple, nous demander si la personne mise en cause a des antécédents judiciaires », ainsi que l’a souligné M. Jean-Jacques Bosc ([196]).

Comme l’a expliqué Mme Marie-Christine Tarrare, « nous envoyons un compte rendu en toute indépendance lorsquune affaire nous paraît justifier une remontée dinformations. (…) En retour, nous recevons un accusé de réception de la DACG, qui nous indique si elle ne souhaite pas plus dinformations ou si elle veut continuer à être informée, auquel cas nous lui faisons remonter les informations actualisées lorsque nous lestimons utile. Exceptionnellement, notre rapport peut se terminer par une demande dexpertise juridique sur une situation particulière. Nous pouvons en effet solliciter la DACG afin de discuter, par exemple, dune qualification pénale dans certains cas hors normes. »

Malgré le cadre fixé par la loi du 25 juillet 2013 et la circulaire du 31 janvier 2014, qui a permis de passer « de plus de 50 000 [signalements ] avant lentrée en vigueur de la loi à un peu plus de 8 000 au début de lannée 2017 » selon M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux ([197]), les remontées d’information continuent de susciter de nombreux « fantasmes » pour reprendre les termes utilisés par M. Jean-Jacques Urvoas et Mme Nicole Belloubet, anciens gardes des Sceaux, ainsi que par M. Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République.

Un exemple de demandes de remontée dinformation mal vécues : le cas de lancienne procureure de la République financière

Il apparaît que la remontée de l’information peut être mal vécue et créer des tensions. Ainsi, Mme Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière, a-t-elle témoigné, que, dans son cas particulier, « à travers les instructions générales et les rapports particuliers, le procureur général sarroge un droit de regard sur la conduite et les choix daction publique des procureurs de la République – en tout cas du procureur de la République financier, je ne parle ici quen mon nom. Ce droit de regard est omniprésent. Il se traduit par des demandes de rapports, de copies de réquisitoires définitifs dès quils sont transmis au juge dinstruction, et des demandes de précisions. Lorsquune personnalité politique est mise en cause, le contrôle est très étroit. » ([198])

On peut s’interroger sur la portée des propos de Mme Éliane Houlette qui a, sans conteste, mal vécu la pression dont elle faisait l’objet dans cette affaire, plus que médiatisée, à un moment particulièrement important de notre démocratie, celui de l’élection du Président de la République.

Pour autant, le déroulement chronologique de la procédure démontre qu’elle a su conserver son libre arbitre de procureur de la République en ne suivant pas immédiatement les « recommandations » qui lui étaient faites d’ouvrir une information judiciaire et en ne s’y résolvant qu’à la suite de l’analyse, strictement juridique, d’un dossier rendu tout particulièrement complexe par des notions de prescription pénale.

Spécialement interrogée par votre rapporteur, Mme Houlette a, en outre, confirmé que la pression dont elle faisait l’objet de la part de la procureure générale de Paris, sa supérieure hiérarchique, pour être particulièrement intense, n’en respectait pas moins sinon l’esprit, du moins la lettre de la loi de 2013 et la circulaire de 2014.

Pour sa part, M. Jean-Michel Hayat, à l’époque président du tribunal de grande instance de Paris, a largement expliqué les conditions précises et conformes, tant à la loi qu’aux usages, dans lesquelles les trois juges d’instruction ont été désignés pour suivre ce dossier.

Faut-il, néanmoins, supprimer les remontées de linformation ?

Votre rapporteur ne le pense pas.

En effet, « la solution de facilité, sympathique comme le sont souvent les solutions démagogiques, serait de supprimer les remontées : avec ça, tout le monde serait tranquille mais la démocratie ne fonctionnerait pas. Il faudrait supprimer la fonction de garde des Sceaux ; mais, à ce moment-là, qui rendrait compte, qui prendrait les décisions, qui définirait la politique pénale ? Ce nest pas concevable, le garde des Sceaux a des responsabilités et il doit pouvoir les exercer », comme l’a affirmé avec force Mme Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux ([199]).

Votre rapporteur considère que la remontée de linformation est indispensable à la conduite de la politique pénale et directement liée à la responsabilité politique du garde des Sceaux.

Prenant acte de la reconnaissance, par la Cour de justice de la République, saisie de poursuites contre M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, du fait que les informations transmises au garde des Sceaux sont couvertes par le secret professionnel et que leur divulgation ne peut revêtir un intérêt légitime que si elle est justifiée par un motif d’intérêt général ([200]), votre rapporteur juge utile de préciser davantage le cadre dans lequel a lieu la remontée de l’information.

En effet, comme l’a mis en évidence le président de la Conférence nationale des procureurs de la République, « actuellement, dans le code procédure pénale, il est seulement fait mention des rapports particuliers que le procureur général peut établir dinitiative ou à la demande du ministre de la Justice. La loi nen dit pas davantage. La circulaire qui encadre ces remontées dinformations, distingue les quatre cas dans lesquels elles semblent nécessaires : la survenue dun problème juridique nouveau, la mise en cause de linstitution judiciaire, un intérêt manifeste pour la conduite de la politique pénale et lapparition daffaires au retentissement national. Il faudrait inscrire ces points dans la loi pour mettre fin aux fantasmes. » ([201])

M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, a également souligné que « la loi na toutefois pas délimité précisément les hypothèses et les situations dans lesquelles les informations devaient remonter aux procureurs et à la direction des affaires criminelles et des grâces » avant d’ajouter que « chaque ministre de la justice signe donc dans les semaines qui suivent son entrée en fonction une circulaire déclinant les informations sur les affaires individuelles qui doivent remonter à la DACG et selon quelles modalités. Il y a certainement là une carence. » ([202])

Aussi, votre rapporteur souhaite-t-il reprendre la proposition faite par la commission présidée par M. Jean-Louis Nadal sur la modernisation du ministère public, en 2014, dinscrire dans la loi les critères de signalement des procédures. À cette fin, pourraient être visés les critères actuellement fixés par lannexe de la circulaire du 31 janvier 2014 :

 la survenue dun problème juridique nouveau ;

 la mise en cause de linstitution judiciaire ;

 lintérêt manifeste pour la conduite de la politique pénale ;

 lapparition daffaires au retentissement national.

Alors qu’actuellement, l’interdiction de la transmission d’éléments de procédure est posée par l’annexe à la circulaire du 31 janvier 2014 et que la prohibition de la communication d’éléments sur les actes d’enquête à venir résulte de la seule pratique des magistrats du parquet, votre rapporteur considère également comme nécessaire de préciser dans la loi la nature des informations pouvant faire lobjet dune remontée.

Proposition n° 24 : dans le cadre de la remontée de l’information prévue aux fins de la conduite de la politique pénale par le ministre de la Justice, inscrire dans la loi les critères de signalement des procédures ainsi que le contenu des informations pouvant faire l’objet d’une transmission.

Afin de lever le risque de suspicion évoqué par Mme Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière, votre rapporteur suggère par ailleurs que les demandes dinformation émanant du garde des Sceaux ou de son cabinet soient motivées.

Proposition n° 25 : prévoir que les demandes d’information émanant du garde des Sceaux ou de son cabinet soient motivées.

Souhaitant éviter que le garde des Sceaux – ou le ministre de lIntérieur qui peut également être destinataire de remontées dinformation par ses services – ne se retrouve dans la situation dêtre destinataire dinformations pouvant le concerner de près ou de loin, votre rapporteur souhaite enfin que soit lancée une réflexion sur la prévention de tels conflits dintérêts.

Proposition n° 26 : créer un groupe de travail chargé de déterminer les voies et moyens de prévenir les situations de conflit d’intérêts lors de la transmission d’informations relatives aux procédures aux ministres chargés de la justice et de l’intérieur.

3.   Le cas particulier du parquet national financier

Créé par la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, à la suite d’une affaire mettant en cause un ancien ministre du Budget, le parquet national financier, a actuellement plus de 600 affaires en cours.

Ce parquet présente une double spécificité, comme l’a souligné Mme Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière, « une compétence géographique étendue à tout le territoire national et une compétence matérielle limitée aux infractions économiques et financières les plus graves, cest-à-dire les délits boursiers ([203]) – il sagit dune compétence exclusive –, les atteintes à la probité ([204]) et les atteintes aux finances publiques ([205]), ou fraude fiscale complexe, ces deux dernières compétences étant concurrentes avec les autres parquets, notamment les parquets des juridictions interrégionales spécialisées » ([206]).

M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, a précisé que, s’agissant de son mode de saisine, « le PNF utilise trois canaux. Le premier cest lauto-saisine. (…) Le deuxième canal extérieur est lié au public. (…) Les collègues procureurs de la République du territoire métropolitain et doutre-mer constituent le troisième canal dalimentation. Nous analysons alors ensemble sil y a lieu pour le parquet territorial de se dessaisir en notre faveur ou sil conserve laffaire. Cest là quinterviennent les critères que vous évoquiez, notamment la grande complexité de laffaire. Si les investigations sont très lourdes et que le parquet local ne peut les assumer, le PNF sinscrit dans les poursuites. » ([207])

Le parquet national financier présente enfin la particularité d’être placé sous l’autorité hiérarchique du procureur général de Paris. Il résulte de la compétence nationale du parquet national financier que le ressort du procureur de la République financier est plus étendu que celui de l’autorité hiérarchique sous laquelle il est placé. « Le procureur financier informe donc le procureur général de Paris daffaires particulières qui se déroulent dans dautres ressorts que celui de la cour dappel de Paris. La question se pose de la légitimité du procureur général de Paris pour solliciter des informations sur des faits qui ne concernent pas son ressort », a souligné Mme Éliane Houlette ([208]).

« Lindépendance du PNF (…) rejoint celle du ministère public en général », comme l’a relevé M. Jean-François Bohnert. Ainsi, les remontées d’information « sont des synthèses et ne comportent ni pièce, ni réquisitoire, comme cela se faisait il y a une dizaine dannées au sein de la magistrature française. Des échanges de documents peuvent cependant avoir lieu avec le parquet général si nous avons un doute sur lanalyse juridique, sur la qualification juridique des faits, sur la rédaction des chefs de prévention qui vont ensuite lier le tribunal. Il ne sagit cependant pas de soumettre notre travail à approbation. » ([209])

Au-delà du fait que l’indépendance du parquet national est régulièrement remise en cause à l’occasion d’affaires pénales à caractère politique, les circonstances dans lesquelles s’est déroulée la commission d’enquête ont soulevé la question de l’avenir du parquet national financier.

Votre rapporteur y apporte une réponse claire : le parquet national financier est un instrument puissant de lutte contre les délits financiers les plus graves, qui a fait la preuve de son efficacité. C’est, en outre, pour reprendre les termes employés par Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, « un élément de la souveraineté judiciaire française et nous avons pu voir récemment, dans les grandes affaires concernant Airbus, Google et autres, à quel point il jouait un rôle capital » ([210]). Il est donc indispensable de préserver son existence.

Cette situation ninterdit pas, pour autant, de mener une réflexion sur létendue du champ de compétence du PNF, comme a pu lévoquer Mme Nicole Belloubet. Si la question peut mériter dêtre posée, sa réponse est loin dêtre intuitive aux yeux de votre rapporteur. Elle nécessiterait, sans aucun doute, une phase d’approfondissement que la commission n’est pas en mesure de mener.

Faut-il, par ailleurs, placer le parquet national financier hors de lautorité hiérarchique du procureur général de Paris ? Cette question résulte de la compétence nationale du PNF, lui-même en situation de concurrence (à lexception des infractions boursières) avec les parquets locaux. La réponse, à ce stade, est délicate, dans la mesure où le procureur général de Paris est de plus en plus en charge de procédures centralisées, dont il y a peu de raisons dexclure le PNF, et où il nest pas envisageable de créer un lien hiérarchique direct avec le garde des Sceaux, seule alternative théorique possible.

Si votre rapporteur ne souhaite pas trancher ces questions, il considère, à tout le moins, qu’une réflexion sur la manière d’améliorer les relations entre le parquet national financier et les parquets locaux pourraient être menée. Celle-ci pourrait passer par la création de procureurs délégués dans les cours d’appel, à l’instar de ce qui existe pour le parquet national antiterroriste, ou, à défaut par une meilleure information du parquet national à l’égard du parquet dans le ressort duquel l’infraction a été commise.

 

 

Proposition n° 27 : créer un groupe de travail ou une mission, chargé de réfléchir à la façon d’améliorer les relations entre le parquet national financier et les parquets locaux, qui pourrait passer par la création de procureurs délégués dans les cours d’appel, à l’instar de ce qui existe pour le parquet national antiterroriste, ou, à défaut par une meilleure information du parquet national à l’égard du parquet dans le ressort duquel l’infraction a été commise.

B.   le renforcement des droits de la dÉfense par Un encadrement plus strict de la conduite des enquÊtes

L’affermissement de l’indépendance de la justice suppose de remédier aux défauts de transparence ou de contrôle de certaines procédures menées par les procureurs de la République mais également par les juges d’instruction.

1.   L’enquête préliminaire

a.   Des « fadettes »

Les auditions conduites par la commission d’enquête ont mis en lumière certaines limites de la procédure pénale.

Il apparaît tout d’abord qu’alors que le régime des écoutes téléphoniques est très encadré, celui de la consultation des relevés des appels téléphoniques transmis par les opérateurs de téléphonie mobile, autrement dénommés « fadettes » (pour « factures détaillées »), est lobjet dun vide juridique propice, notamment, à une utilisation politique.

 


—  1  —

Le régime applicable aux écoutes téléphoniques

Les écoutes téléphoniques relèvent du régime, plus vaste, des interceptions de correspondances émises par la voie des télécommunications électroniques.

Ces interceptions ne peuvent être prescrites, par le juge d’instruction, que dans une information pour crime ou délit, si la peine encourue est égale ou supérieure à deux ans d’emprisonnement, ou dans une information pour recherche des causes de la mort ou d’une disparition. Elles peuvent être autorisées par le juge des libertés et de la détention, sur requête du procureur de la République, dans le cadre d’une enquête aux fins de découvrir une personne en fuite ou d’une enquête de flagrance ou d’une enquête préliminaire portant sur certaines infractions (comme celles relatives à la délinquance et à la criminalité organisées).

La mise en œuvre de ces mesures suppose que les nécessités de l’information ou de l’enquête de flagrance ou de l’enquête préliminaire l’exigent.

Toute personne peut faire lobjet dune interception, quel que soit son statut procédural : personne mise en examen, témoin assisté, partie civile, témoin ou même personne non encore entendue.

Larticle 100-7 du code de procédure pénale prévoit toutefois une règle protectrice au bénéfice de certaines catégories de personnes. Ainsi, le juge ne peut procéder à une interception sur la ligne dun parlementaire, dun avocat ou dun magistrat, sans en avoir préalablement informé, selon le cas, le président de lassemblée parlementaire à laquelle appartient lintéressé, le bâtonnier ou le chef de cour dappel concerné. Cette formalité est prescrite à peine de nullité.

Selon une jurisprudence constante, il est interdit dintercepter les correspondances entre la personne mise en examen et son avocat. Il nen est autrement que dans lhypothèse où il existerait contre lavocat des indices de participation à une infraction.

Si linterception sur une ligne, autre que celle de lavocat, a permis de surprendre une conversation entre lavocat et la personne mise en examen, la protection des droits de la défense exclut que ces propos fassent lobjet dune transcription.

Si linterception a permis de surprendre une conversation tenue entre lavocat et une personne autre que son client, fût-elle un proche de celui-ci, les propos tenus peuvent être transcrits.

Certes, contrairement aux écoutes téléphoniques, qui livrent le contenu des conversations, les fadettes permettent seulement didentifier les interlocuteurs.

Il nen demeure pas moins que laffaire dite « des fadettes », dans laquelle le parquet national financier aurait consulté les relevés des appels téléphoniques de nombreuses personnes, dont des avocats, soulève des interrogations sur le procédé employé et sur le respect du secret professionnel des avocats.

Sans attendre les conclusions de lenquête confiée par la garde des Sceaux, Mme Nicole Belloubet, à linspection générale de la justice, afin de déterminer létendue et la proportionnalité des investigations effectuées et le cadre procédural de lenquête menée par le parquet national financier dans laffaire Nicolas Sarkozy-Paul Bismuth, qui devraient être remises le 15 septembre 2020, il apparaît nécessaire de mettre fin à « la zone dombre existant sur le plan législatif sagissant des fadettes : elles ne sont pas réglementées ; elles ne sont pas expressément visées par le code de procédure pénale », comme la relevé Mme Catherine Champrenault, procureure générale près de la cour dappel de Paris ([211]).

M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris, a ainsi émis la proposition de réfléchir « sagissant des fadettes, à un mécanisme qui pourrait être calqué sur celui en vigueur pour les écoutes téléphoniques » ([212]), Mme Catherine Champrenault indiquant que, « pour ce qui concerne les professions juridiquement protégées, car dépositaires dun secret professionnel – avocats, médecins, journalistes –, on pourrait envisager que le code de procédure pénale encadre les demandes de ces factures détaillées, comportant les numéros de téléphone des personnes appelées ».

Aussi, tout en rappelant lobligation de respecter rigoureusement le secret professionnel des avocats, votre rapporteur propose la mise en place dun régime dencadrement du recours, par les magistrats, aux relevés dappels téléphoniques, sinspirant du régime des interceptions de correspondances émises par la voie des télécommunications électroniques, afin de protéger, en particulier, les avocats.

Proposition n° 28 : prévoir, à l’instar des interceptions téléphoniques et électroniques, un cadre procédural spécifique aux relevés d’appels téléphoniques, garantissant les libertés individuelles et le secret professionnel.

b.   Des suspensions d’enquêtes en période électorale

S’est, par ailleurs, posée la question, soulevée par l’affaire concernant M. François Fillon, des conséquences d’une enquête pénale pendant des moments essentiels de la vie démocratique que sont les élections nationales et de l’opportunité d’une suspension des poursuites pendant cette période.

M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris, a indiqué craindre « que lon dise quil y a une pause pour les uns et pas pour les autres, que le traitement des citoyens devant la loi pénale nest pas égal. Louverture dune information me semble la meilleure des garanties dans la procédure pénale actuelle, en raison de lexistence dun débat contradictoire. Un problème se pose lorsquune enquête préliminaire dure deux, trois ou sept ans, sans possibilité daccéder au dossier, sans que les avocats sachent ce quil en est. » ([213])

 

Partageant lavis de M. Jean-Michel Hayat, votre rapporteur ne préconise pas le gel des poursuites pendant une période électorale, décision trop lourde de conséquences dans le fonctionnement de notre démocratie et se heurtant à de trop nombreuses difficultés tant éthiques que juridiques.

c.   De la durée des enquêtes préliminaires

Nombreuses sont les personnes auditionnées à avoir déploré la durée excessive des enquêtes préliminaires, dautant que notre droit ne prévoit aucune phase contradictoire en dehors de la présence de lavocat pendant la garde à vue et des dispositions de larticle 77-2 du code de procédure pénale qui permettent, au bout dune année, à toute personne mise en cause ou à toute victime, de consulter le dossier et de faire des observations.

Mme Christiane Taubira et Mme Nicole Belloubet, anciennes gardes des Sceaux, ont toutes deux soulevé la question de la durée des enquêtes préliminaires. Mme Nicole Belloubet a indiqué que « la question du délai des enquêtes préliminaires qui, il est vrai, sont longues, est à la fois simple et vaste. Il ne me semblerait pas absurde quau bout dun certain temps le parquet prenne une position : soit il classe lenquête qui naboutit pas, soit il demande une autorisation de la continuer à un juge de lenquête. Cette question se rattache à lévolution de notre procédure pénale – une procédure inquisitoire qui se teinte, cest vrai, de plus en plus daccusatoire. » ([214])

M. Julien Dami Le Coz, avocat de Jérôme Kerviel a souligné que « lon pourrait juridictionnaliser la phase denquête, afin dassurer un contrôle de lactivité du procureur. Car on peut bien exiger du parquet quil procède à un minimum dactes denquête, mais qui le vérifierait ? Sil ne veut pas les effectuer, il ne les fera pas. Linstitution dun juge de lenquête aurait, entre autres conséquences (…) la création dun statut du suspect, qui, en dehors de la garde à vue, nexiste pas, et lapplication du contradictoire dans la phase denquête, en permettant au suspect et à son avocat davoir accès au dossier. Le juge de lenquête pourrait contrôler les actes faits par le procureur de la République, les autoriser (…). Au cours de lenquête, le suspect pourrait saisir ce juge pour demander la nullité dun acte. À lheure actuelle, il doit attendre de se trouver devant la chambre de linstruction ou la juridiction de jugement pour soulever in limine litis des nullités de procédure. Cette proposition permettrait déviter que lenquête préliminaire, qui permet au procureur dagir à sa guise, ne traîne en longueur. » ([215])

M. Christian Saint-Palais, président de l’Association des avocats pénalistes, est allé dans le même sens, en indiquant que « nous avons surtout besoin de contradictoire dans lenquête menée par le procureur » ([216]).

Article 77-2 du code de procédure pénale

« Toute personne contre laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction punie d’une peine privative de liberté et qui a fait l’objet d’un des actes prévus aux articles 61-1 et 62-2 peut, un an après l’accomplissement du premier de ces actes, demander au procureur de la République, par lettre recommandée avec demande d’avis de réception ou par déclaration au greffe contre récépissé, de consulter le dossier de la procédure afin de formuler ses observations.

« Dans le cas où une telle demande lui a été présentée, le procureur de la République doit, lorsque l’enquête lui paraît terminée et s’il envisage de poursuivre la personne par citation directe ou selon la procédure prévue à l’article 390-1, aviser celle-ci, ou son avocat, de la mise à la disposition de son avocat, ou d’elle-même si elle n’est pas assistée par un avocat, d’une copie de la procédure et de la possibilité de formuler des observations ainsi que des demandes d’actes utiles à la manifestation de la vérité dans un délai d’un mois.

« Lorsqu’une victime a porté plainte dans le cadre de cette enquête et qu’une demande de consultation du dossier de la procédure a été formulée par la personne mise en cause, le procureur de la République avise cette victime qu’elle dispose des mêmes droits dans les mêmes conditions.

« Pendant ce délai d’un mois, le procureur de la République ne peut prendre aucune décision sur l’action publique, hors l’ouverture d’une information, l’application de l’article 393 ou le recours à la procédure de comparution sur reconnaissance de culpabilité.

« À tout moment de la procédure, même en l’absence de demande, le procureur de la République peut communiquer tout ou partie de la procédure à la personne mise en cause ou à la victime pour recueillir leurs éventuelles observations ou celles de leur avocat.

« Les observations ou demandes d’actes de la personne ou de son avocat sont versées au dossier de la procédure.

« Le procureur de la République apprécie les suites devant être apportées à ces observations et demandes. Il en informe les personnes concernées. »

Votre rapporteur est sensible à cette situation qui place nombre de justiciables dans une situation dinsécurité et dignorance, peu compatibles avec les droits de la défense, propres à un État de droit.

À linverse, la commission denquête na pas vocation à jeter les bases dune réforme complète de la procédure pénale, jusque-là marquée par notre système historiquement inquisitoire (même si de plus en plus déléments contradictoires y trouvent leur place) et ne peut faire abstraction des conditions procédurales, déjà particulièrement lourdes, imposées aux services enquêteurs.

Il n’en résulte pas moins que l’absence de décision de l’autorité de poursuite qu’est le procureur de la République, apparaît, dans certaines procédures, préjudiciable à une bonne administration de la justice.

 

 

Tout comme l’a souligné Mme Nicole Belloubet, il paraît concevable de forcer le procureur de la République, à l’issue d’une première durée d’enquête restant à déterminer (un, deux, voire trois ans en matière criminelle), à prendre une position procédurale claire sur la suite qu’il entend lui donner (classement sans suite, ouverture d’information, mesure alternative aux poursuites ou poursuite pénale).

Dans lhypothèse où le procureur de la République estimerait devoir prolonger lenquête préliminaire au-delà de cette échéance, il lui appartiendrait de présenter létat de la procédure à un juge du siège et dobtenir de sa part lautorisation de la poursuivre.

Il va de soi, que votre rapporteur ne propose pas, en la matière, la création d’un juge de l’enquête, supposé autoriser le parquet à ordonner des actes faisant grief, qui s’apparenterait à l’instauration d’une procédure pénale contradictoire.

La recommandation se dirige, par contre, vers la création dun « juge de la mise en état de lenquête pénale » (qui pourrait, par extension, être lactuel juge des libertés et de la détention) ayant seul pouvoir dautoriser le procureur de la République à poursuivre ses investigations au-delà dun certain délai et pour un nouveau délai au-delà duquel la même procédure aurait à sappliquer. Une approche de même nature avait déjà été mise en œuvre par la loi dite « Guigou » du 30 décembre 2000 ([217]) mais rapidement abrogée par la loi dite « Perben » du 18 mars 2003 ([218]) .

Sans interrompre, de façon abrupte, le déroulement d’une enquête pénale, cette procédure nouvelle en réduirait considérablement les effets négatifs et permettrait le regard circonstancié d’un juge du siège sur sa valeur.

Il y aurait lieu, dans cette hypothèse, de ne pas opérer de réduction de droits par rapport à la situation actuelle et d’appliquer, à cette phase nouvelle, les dispositions relatives au contradictoire prévues à l’article 77-2 du code de procédure pénale (accès au dossier et possibilités de formuler des observations).

Votre rapporteur conçoit parfaitement que, sans remettre fondamentalement en cause notre système pénal inquisitoire, cette recommandation est loin d’être neutre et mérite une réflexion plus poussée, par le biais d’une mission complémentaire.

Proposition n° 29 : procéder à la création d’un « juge de la mise en état de l’enquête pénale », ayant seul le pouvoir d’autoriser le procureur de la République à poursuivre une enquête préliminaire au-delà d’un certain délai, les dispositions relatives au contradictoire de l’article 77-2 du CPP étant par ailleurs applicables.

Proposition n° 30 : prévoir une mission complémentaire d’approfondissement et d’étude d’impact de cette nouvelle entité judiciaire de contrôle.

Dans le souci d’une meilleure prise en compte du contradictoire et plus généralement du fonctionnement de la justice, votre Rapporteur fait siennes les remarques de Mme Élisabeth Pelsez, déléguée interministérielle à l’aide aux victimes : « nous avons noté non pas une remise en cause de lindépendance de la justice, mais une incompréhension sur son fonctionnement. Il est absolument essentiel dexpliquer le déroulement dune procédure judiciaire. Nous avons par exemple constaté que lorsque les juges dinstruction réunissent les parties civiles dun attentat de masse – comme ceux de 2015 –, ces rencontres portent leurs fruits : les victimes comprennent bien ce qui leur est expliqué ainsi que la nécessité de ne rien divulguer. Lune dentre elles ma confié navoir jamais imaginé que les investigations étaient aussi poussées. Les parties avaient compris, non seulement le fonctionnement de la justice, mais également les raisons de la supposée lenteur de linstitution, due aux mandats darrêt, aux commissions rogatoires, etc. certaines ont totalement changé dopinion à son égard. » ([219])

Votre rapporteur propose d’instaurer des « fenêtres d’information » pour les victimes sur le modèle de celles prévues par l’article 77-2 du CPP, afin de faire un point d’avancement des enquêtes, s’agissant la plupart du temps de faits graves, nécessitant des investigations longues et complexes.

Proposition 31 : prévoir des rendez-vous périodiques durant les enquêtes préliminaires entre les victimes et le procureur de la République.

2.   Linformation judiciaire

Aux termes de l’article 80-1 du code de procédure pénale, le juge « ne peut procéder à la mise en examen d’une personne quaprès avoir préalablement entendu les observations de la personne ou lavoir mise en mesure de les faire, en étant assistée par son avocat, soit dans les conditions prévues par larticle 116 relatif à linterrogatoire de première comparution, soit en tant que témoin assisté conformément aux dispositions des articles 113-1 à 113-8 ».

Quelques soient les conditions de la comparution, en tant que témoin assisté ou en première comparution, la seule obligation procédurale imposée au juge d’instruction est de porter les faits qui lui sont reprochés à la connaissance de la personne mise en cause et de les qualifier pénalement.

Seul le processus de placement en détention provisoire suppose une motivation de la décision.

Si lon accepte lidée que la bonne compréhension des décisions de justice est un facteur important de limitation des interprétations et surenchères médiatiques qui pèsent lourdement sur la sérénité et lindépendance de la justice, la motivation des ordonnances de mise en examen par le juge dinstruction doit concourir à cet objectif

Comme la évoqué M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour dappel de Paris, « une évolution envisageable est la motivation de la mise en examen. Le ou les juges dinstruction pourraient dire en quoi ils considèrent quil y a des indices graves et concordants. Une loi permet déjà des débats publics devant la chambre de linstruction. Cette disposition est peu utilisée, alors quelle tend à ouvrir une fenêtre. La motivation de lordonnance permettrait de savoir sur quelle base les juges dinstruction se sont prononcés, et il faudrait ensuite quun appel soit possible. La clé de tout, cest le recours, lexamen par une juridiction supérieure, pour vérifier ce quil en est. » ([220])

Convaincu de l’intérêt, pour les justiciables comme pour la justice, d’introduire plus de transparence dans son fonctionnement, votre rapporteur suggère de prévoir que la notification de la mise en examen prenne la forme d’une ordonnance motivée et susceptible de publicité.

Proposition n° 32 : prévoir la motivation des ordonnances de mise en examen par le juge d’instruction, celles-ci étant, par ailleurs, susceptibles de publicité.

 

 

Le cas de lassociation Anticor

La commission d’enquête a auditionné l’association Anticor, titulaire, aux côtés des associations Sherpa et Transparency International, d’un agrément délivré par le ministère de la Justice pour se constituer partie civile dans les affaires de corruption ou pouvant relever d’un manquement au devoir de probité ([221]).

Anticor a démontré ses capacités d’intervention dans de nombreuses affaires relevant de sa mission. Pour autant, la question a pu être posée de la réalité de son indépendance notamment du fait que son vice-président, M. Éric Alt, magistrat au tribunal judiciaire de Paris, s’est constitué partie civile, au titre de l’association, dans une procédure devant la juridiction dont il est lui-même membre, situation qui a dû entraîner un dépaysement du dossier.

De la même façon, les membres de la commission se sont interrogés sur l’indépendance de l’association du fait d’un sentiment de faible transparence quant à l’identité de ses donateurs, Anticor n’ayant, par ailleurs, pas souhaité répondre aux questions écrites complémentaires qui lui ont été posées, postérieurement à l’audition.

C.   l’Amélioration de l’information des citoyens

1.   Les médias jouent un rôle fondamental dans l’information des citoyens

Les médias, en particulier la presse, dont la liberté est consacrée par nos textes fondamentaux, jouent un rôle essentiel d’information du citoyen.

 

La liberté de la presse découle en premier lieu de la liberté d’expression, consacrée à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de lHomme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de labus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »), à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 (« Tout individu a droit à la liberté dopinion et dexpression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen dexpression que ce soit ») et à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme du 4 novembre 1950 (« 1. Toute personne a droit à la liberté dexpression. Ce droit comprend la liberté dopinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans quil puisse y avoir ingérence dautorités publiques et sans considération de frontière (…) »).

Elle est consacrée en France, par une législation ancienne qui a subi diverses évolutions n’ayant jamais remis en cause ses fondements, celle de la loi du 29 juillet 1881.

Les médias jouent un rôle essentiel d’information des citoyens, fondement de toute démocratie. Ce rôle fondamental est également reconnu par les acteurs du monde judiciaire. La presse est bénéfique pour l’institution judiciaire à au moins deux niveaux :

– À travers la transparence quelle instaure, la presse incite les magistrats à exercer leurs fonctions avec encore plus dexemplarité, et donc de facto d’indépendance. Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, a ainsi indiqué à la commission d’enquête : « Il y a quarante ans, la question de lindépendance ne se posait pas de la même façon. Rappelons-nous quand même quun hélicoptère était allé chercher un magistrat dans lHimalaya. Ce serait un peu compliqué, aujourdhui ! Jobserve une grande différence depuis ces dernières années, grâce au rôle fondamental de la presse. Nous sommes sous son regard et, de mon point de vue, tout finit par se savoir. Pour moi, une très grande évolution dans la justice sest produite avec la presse et, plus encore, les réseaux sociaux. » ([222]) M. Jean-François Beynel, chef de linspection générale de la justice, a rappelé quant à lui, au sujet du Conseil supérieur de la magistrature quil siégeait publiquement et que « tous les journalistes [pouvaient] assister à ses audiences disciplinaires et en rendre compte dans la presse comme ils lentendent. Cest une forte garantie démocratique et une pression positive sur le corps. » ([223])

 

 La presse peut révéler des informations utiles à une enquête judiciaire. M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation a indiqué lors de son audition que « la presse exerce une forte pression au travers du suivi des dossiers. Nous avons besoin cependant de la presse, que daucuns ont qualifiée de " chien de garde de la démocratie " (…) Le journaliste dinvestigation met parfois le doigt sur des informations permettant dengager des investigations dans le champ pénal. » ([224]) Mme Janine Drai, présidente de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République, a de même affirmé : « La presse a parfois des éléments qui sont utiles à la manifestation de la vérité. Il nous est arrivé de convoquer à titre de témoins des journalistes qui nous ont donné des éléments sans jamais trahir le secret de leurs sources – nous ne lavons jamais demandé. » ([225])

2.   Ce rôle fondamental peut toutefois constituer un risque pour l’indépendance de la justice

Selon M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, « la principale pression qui sexerce sur le cours de la justice est celle des médias (…) qui à travers linvestigation, la violation du secret de linstruction, la publication de documents ressortant des dossiers, exercent une pression sur la justice, en particulier les parquets » ([226]).

a.   Les médias font peser une forte pression sur les magistrats, qui peut nuire à leur indépendance

Les médias, dans leur mission d’informer les citoyens, font peser sur les magistrats une pression, qui, pour votre rapporteur, est représentative de la pression de l’opinion publique et de son besoin de compréhension. Cette pression peut, en elle-même, rendre plus complexe lexercice de leur office par les magistrats, du parquet en particulier, en rendant nécessaire une parole publique plus fréquente.

Dans plusieurs juridictions, un magistrat du parquet est même spécialisé en matière de relations avec la presse. Ainsi que l’a dit M. Rémy Heitz, procureur de la République de Paris, « il y a vingt ans (…) la pression médiatique navait absolument rien à voir avec celle qui sexerce aujourdhui 24 heures sur 24. Un magistrat au parquet de Paris est dédié à cette tâche et une permanence est assurée, week-end compris » ([227]).

Cette prise de parole plus fréquente peut s’avérer problématique dès lors qu’elle empêche un déroulement serein de l’enquête. M. Alexandre de Bosschère, procureur de la République près le tribunal de grande instance d’Amiens, a expliqué à la commission d’enquête que « cette pression médiatique nous oblige parfois à intervenir " à chaud " dans une enquête en cours et inaboutie. Nous prenons donc des précautions oratoires et sommes parfois surpris de leurs retranscriptions dans les articles de presse. Cest la raison pour laquelle les procureurs insistent sur la nécessité dêtre assistés dans cette communication. » ([228])

Plus encore, la presse peut selon certains magistrats vouloir exercer une véritable influence sur laction de la justice. Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour dappel de Paris, la reconnu : « les pouvoirs, quels quils soient, presse comprise, sont exposés à la tentation dinfluer sur le cours de la justice. Il ne faut pas être dupe. Il faut donc pouvoir les mettre à distance, ce qui ne veut pas dire que nous nentendons pas les critiques ni les questionnements. Simplement, il ne faut pas que les interférences des pouvoirs puissent nuire à lindépendance des juges. » ([229])

Cette atteinte à l’indépendance de la justice peut également avoir lieu a posteriori à travers la critique des décisions de justice. M. Jérôme Moreau, trésorier de France victimes, a déploré cette pratique devant la commission denquête : « Enfin, la critique des décisions de justice par voie de presse nuit aussi à lindépendance de cette dernière. En effet, les victimes qui font porter une voix devant les juridictions correctionnelles, que ce soit dans les cours dassises ou après un accident collectif, nattendent certainement pas que lon critique la justice, car cela remet en cause son indépendance et lautorité de la chose jugée. » ([230])

b.   Les médias peuvent devenir un instrument de violation du secret de l’enquête

L’article 11 du code de procédure pénale dispose que « sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de lenquête et de linstruction est secrète ». Dans une question prioritaire de constitutionnalité ([231]), le Conseil constitutionnel a reconnu deux finalités au secret de l’instruction :

– « garantir le bon déroulement de lenquête et de linstruction, poursuivant ainsi les objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à lordre public et de recherche des auteurs dinfractions, tous deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle » ;

– « protéger les personnes concernées par une enquête ou une instruction, afin de garantir le droit au respect de la vie privée et de la présomption dinnocence, qui résulte des articles 2 et 9 de la Déclaration de 1789 ».

 

Tous les acteurs de la procédure judiciaire, tant les magistrats que les forces de police judiciaire, sont tenus au secret de l’enquête. M. Rémy Heitz, procureur de la République de Paris a rappelé que la « ligne de conduite [des magistrats du parquet] [était] larticle 11 [du code de procédure pénale] » ([232]), tandis que M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, a affirmé que « La règle, cest le secret de lenquête. Nous nous y conformons strictement. » ([233])

Le secret de lenquête est cependant régulièrement bafoué. Des documents confidentiels et des informations relatives à une enquête en cours sont publiés dans les médias.

La mission d’information de l’Assemblée nationale sur le secret de l’enquête, effectuée par M. Xavier Breton et votre rapporteur, au second semestre 2019, soulignait que le secret de l’enquête et de l’instruction « vise à protéger des droits fondamentaux et à garantir la tenue dun procès équitable, mais (…) est concurrencé par le désir dinformation des citoyens, stimulé par les réseaux sociaux et les chaînes dinformation en continu, et leur volonté dune plus grande transparence du fonctionnement de la justice. » ([234]) Une analyse identique a été faite devant la commission d’enquête par M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, ancien bâtonnier de Paris, qui a reconnu qu’il était « difficile de conjuguer le nécessaire secret de linstruction, qui participe de la sérénité de la justice, et lutilité démocratique dinformer le public » ([235]).

La régularité avec laquelle le secret de l’enquête est violé inquiète les acteurs du monde de la justice. M. Frédéric Veaux a constaté devant la commission « qu[il] est très largement bafoué à de nombreux niveaux. La presse et certains, sur les réseaux sociaux, se procurant des documents de procédure assez régulièrement, il peut nous arriver de devoir confirmer ou infirmer la teneur de ce qui est ainsi diffusé. » ([236]) Certains, s’attendant à ce que ce secret soit bafoué, en viennent simplement à espérer qu’il le soit le plus tardivement possible, à l’instar de M. Renaud Van Ruymbeke, ancien juge d’instruction : « sagissant du secret de linstruction, combien dextraits de procès-verbaux ai-je retrouvés dans la presse ! Croyez-vous que cela me faisait plaisir ? Non ! Jespérais simplement que le décalage serait le plus long possible entre laudition et la publication : deux jours après, le travail de linstruction était discrédité, un mois après, le soulagement était grand. » ([237])

3.   La réflexion sur le rapport des magistrats aux médias ainsi que sur l’équilibre entre secret de l’enquête et de l’instruction et droit à l’information doit dès lors être poursuivie

La presse et les journalistes eux-mêmes, à travers un souci accru de déontologie, sont les premiers à pouvoir remédier aux excès évoqués. Votre rapporteur salue à ce titre la création en décembre 2019 du Conseil de déontologie journalistique et de médiation, dépourvu de pouvoir de sanction, mais chargé de rendre des avis sur les questions relatives à la déontologie des journalistes.

D’autres évolutions peuvent cependant être mises en œuvre.

a.   Réaffirmer le secret de l’enquête et de l’instruction tout en consacrant un droit à l’information

Les différentes auditions conduites par la commission d’enquête ont confirmé l’importance du secret de l’enquête et de l’instruction

Si l’information du public est nécessaire, aucune des personnes auditionnées n’a remis en cause ni l’existence du secret de l’enquête et de l’instruction, ni son utilité. Votre rapporteur est persuadé du fait que le secret, tant qu’il protège la bonne marche de la justice et les intérêts des personnes mises en cause, est un corollaire de la confiance de nos concitoyens dans la justice.

Il propose ainsi d’affirmer dans le droit le principe d’une nécessaire conciliation entre droit à l’information et respect du secret de l’enquête en considérant que : « ainsi que le consacrent les jurisprudences européenne et française, le droit à linformation doit pouvoir être légalement reconnu à travers la notion " dimpératif prépondérant dintérêt public ", celui-ci ne sexprimant que sil est " strictement nécessaire et proportionné au but légitime dinformation poursuivi " ».

Proposition n° 33 : inscrire dans le code de procédure pénale que le droit à l’information constitue un impératif prépondérant d’intérêt public, en précisant que celui-ci doit être strictement nécessaire et proportionnée au but poursuivi.

Pour préciser l’encadrement de ce droit, votre rapporteur recommande de définir les objectifs de valeur équivalente à protéger. La jurisprudence de la CEDH reconnaît que des intérêts publics ou privés, de valeur équivalente à l’impératif prépondérant d’intérêt public de droit à l’information, doivent faire l’objet d’un même niveau de protection. Dès lors, les intérêts publics et privés que le secret de l’enquête et de l’instruction doit garantir doivent être expressément énoncés.

Votre rapporteur recommande ainsi dinscrire à larticle 11 du code de procédure pénale les intérêts publics et privés qui doivent faire lobjet dune protection : lautorité et limpartialité de la justice, leffectivité de lenquête pénale, la protection des personnes, le droit de toute personne à la présomption dinnocence, le droit de toute personne à la protection de la vie privée et le droit de toute personne à la dignité.

Proposition n° 34 : inscrire à l’article 11 du code de procédure pénale les intérêts publics et privés qui doivent faire l’objet d’une protection :

– l’autorité et l’impartialité de la justice ;

– l’effectivité de l’enquête pénale ;

– la protection des personnes ;

– le droit de toute personne à la présomption d’innocence ;

– le droit de toute personne à la protection de la vie privée ;

– le droit de toute personne à la dignité.

b.   Contrôler plus strictement le respect du secret de l’enquête et de l’instruction

Afin de rendre plus effective la protection du secret de l’enquête et de l’instruction, l’atteinte à ces intérêts doit être réprimée au moyen d’une sanction proportionnée à la gravité de cette atteinte.

La peine actuellement encourue pour la violation du secret professionnel est d’un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Votre rapporteur considère quelle devrait être, pour le cas spécifique des atteintes aux intérêts protégés par larticle 11 du code de procédure pénale, très significativement renforcée et portée à trois ans de prison et 30 000 euros damende. En effet, « la singularité de cette répression dans le champ du secret professionnel aurait, de fait, une valeur symbolique et pratique qui la porterait à hauteur de la réprobation sociale et des graves préjudices humains quengendrent les violations » ([238]).

Proposition n° 35 : renforcer la répression des violations du nouvel article 11 du code de procédure pénale en la portant à trois ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende.

La violation du secret de lenquête est particulièrement grave en cas de communication de pièces de procédure, qui authentifient le secret et rendent plus difficile le rétablissement de la vérité ou la protection des objectifs publics ou privés assignés au secret.

Votre rapporteur juge les sanctions actuellement prévues en cas de transmission de pièces du dossier de procédure par les partis (10 000 euros d’amende, en vertu de l’article 114-1 du code de procédure pénale) ou de publication avant jugement (3 750 euros d’amende en vertu de l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881) trop faibles au regard de l’objectif poursuivi. Il considère que la communication et la publication illicites de pièces ne doivent pas être moins sanctionnées que la violation du secret en lui-même.

Proposition n° 36 : fixer la peine encourue en cas de transmission de pièces du dossier par des parties à des tiers (article 114-1 du code de procédure pénale) ou de publication illégale de pièces (article 38 de la loi 1881) au même niveau que celle de la violation du secret de l’enquête et de l’instruction.

c.   Poursuivre la formation à la communication et créer des postes de magistrats spécialisés dans ce domaine

Afin dapprendre aux élèves magistrats à gérer les risques de pression médiatique, lÉcole nationale de la magistrature (ENM) a mis en place un module consacré à ce thème, tant en formation initiale quen formation continue. M. Olivier Leurent, directeur de lENM, a expliqué à la commission : « Nous avons mis en place, en formation initiale et continue, des ateliers de media-training animés par des journalistes. Après une grande conférence présidée par François Molins, qui vient expliquer sa pratique professionnelle en matière de relations avec la presse, sur la base des dispositions de larticle 11 du code de procédure pénale, nous plaçons les auditeurs de justice en situation de communication de crise face à un fait divers, en compagnie de journalistes de la radio, de la télévision, de la presse écrite. En formation continue, une session est consacrée à la déontologie du journaliste et des magistrats pour un public mixte. » ([239])

Votre rapporteur salue cet apprentissage et recommande de lapprofondir, en formation initiale comme en formation continue.

Proposition n° 37 : améliorer la sensibilité des magistrats à la relation à la presse et approfondir les enseignements de media-training à destination des magistrats, en formation initiale comme en formation continue.

M. Rémy Heitz, procureur de la République de Paris, a affirmé devant la commission denquête que « La communication nest donc pas secondaire. Elle fait aujourdhui partie intégrante de laction, puisque nous vivons dans un monde connecté, de chaînes dinformation continue, de réseaux sociaux, où tout va extrêmement vite. Nous devons nous inscrire dans ces communications alors que le temps judiciaire nest pas celui du temps médiatique » ([240]). Votre rapporteur souscrit pleinement à ces propos et souhaite que la communication occupe une place plus importante dans lactivité des juridictions. Pour cela, votre rapporteur recommande de renforcer la présence dans les juridictions de magistrats spécifiquement en charge de la communication. Une telle proposition avait été faite à la commission denquête par M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation : « si on voulait aider les procureurs français, il faudrait, au moins pour les dix ou douze juridictions les plus importantes, quils aient auprès deux un chargé de communication à même de répondre aux journalistes ». ([241])

Proposition n° 38 : instaurer dans les juridictions les plus importantes un poste de magistrat du parquet chargé de la communication et des relations avec la presse.

Aux côtés de ces principales recommandations, d’autres pistes d’amélioration pourraient utilement être envisagées, s’agissant notamment des conditions d’expression des acteurs de la chaîne pénale : élargissement des conditions d’expression du procureur de la République, possibilité pour les services de police et de gendarmerie de communiquer pendant les enquêtes de flagrance ou préliminaires, sur autorisation et sous le contrôle du procureur de la République, …

d.   Vers des règles plus strictes s’agissant des réseaux sociaux ?

Les différentes auditions menées par la commission d’enquête ont attiré l’attention de votre rapporteur sur la nécessité de renforcer les règles encadrant l’activité sur les réseaux sociaux.

En particulier, la possibilité de publier anonymement devient problématique dès lors que les publications ont pour objectif ou pour effet de mettre à mal la présomption d’innocence, de jeter le discrédit sur une décision de justice, voire l’institution judiciaire dans son ensemble. Devant la commission, M. Éric Maillaud, procureur de la République près le tribunal de Clermont-Ferrand, a évoqué la « tentation de critiquer sur les réseaux sociaux », et a souligné qu’« à force dentendre que les juges sont politisés et les parquetiers aux ordres, les citoyens finissent par le croire. Si un jour le silence devenait un peu plus dor quil ne lest aujourdhui, sans doute y aurait-il moins de suspicion. » ([242])

Plus largement, dans un monde « dominé » selon M. François Molins, par « la théorie du complot » ([243]), les réseaux sociaux constituent souvent pour M. Rémy Heitz « le véhicule efficace des thèses complotistes les plus farfelues ». ([244])

Certaines publications peuvent également viser des magistrats ad hominem. M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris, l’a déploré devant la commission : « je ne cesse de dire à mes collègues que nous sommes googlisés matin, midi et soir, que les réseaux sociaux diffusent des photos, etc. » ([245]).

Une séquence est d’ailleurs consacrée à la gestion des réseaux sociaux durant la formation des auditeurs de justice.

Votre rapporteur, dans le respect de la liberté d’expression, souhaite qu’une réflexion puisse être menée sur la question de l’anonymat sur les réseaux sociaux et les conditions dans lesquelles il pourrait être restreint.

Proposition n° 39 : initier une réflexion au sujet de l’anonymat sur les réseaux sociaux.

D.   la justice au cœur de la cité

1.   Poursuivre l’ouverture du recrutement des magistrats

Il existe aujourd’hui plusieurs voies pour intégrer la magistrature.

La plus connue est l’École nationale de la magistrature (ENM), qui forme les magistrats judiciaires. Elle offre un grand nombre de voies daccès :

– un premier concours, ouvert aux étudiants, âgés de moins de 31 ans et diplômés au minimum d’un bac + 4 ;

– un deuxième concours, interne, ouvert aux personnes âgées de moins de 48 ans et 5 mois, travaillant dans la fonction publique depuis au moins quatre ans ;

– un troisième concours, ouvert aux personnes âgées de 40 ans au moins, travaillant dans le secteur privé depuis au moins huit ans ;

– un concours complémentaire permettant de devenir magistrat du second ou du premier grade, ouvert aux personnes de respectivement plus de 35 ans ou 50 ans, ayant exercé respectivement 7 ou 15 ans d’activité particulièrement qualifiante pour exercer des fonctions judiciaires ;

– des recrutements complémentaires sous forme d’intégration directe (hors concours), ouverts aux personnes justifiant notamment avoir exercé durant plusieurs années une activité particulièrement qualifiante pour exercer des fonctions judiciaires ([246]).

Au cours de ces dernières années, l’ENM a élargi son recrutement.

Afin d’accroître son ouverture sociale, elle a mis en place en des classes préparatoires intégrées « Égalité des chances », ouvertes à Paris en 2008 puis à Bordeaux et Douai en 2009. Ces classes ciblent les élèves méritants, boursiers, issus des quartiers « politique de la ville » ou de « zones de revitalisation rurale ». En dix ans, 491 étudiants ont bénéficié de ces classes préparatoires. 28 % ont été admis à l’ENM ([247]). Mme Chantal Arens, qui préside le conseil d’administration de l’ENM a salué devant la commission d’enquête les résultats de cette ouverture en rappelant qu’« en 2019, près de 34 % des lauréats du concours externe pour les étudiants ([248]) s étaient boursiers » ([249]).

Louverture sest également faite vers les professionnels en reconversion.

Sur les 297 élèves de la promotion 2020, 223 sont issus du premier concours, 18 du deuxième concours, 7 du troisième concours et 49 de la procédure de recrutement complémentaire – soit un total de 74 professionnels en reconversion ([250]).

Outre lENM, dautres voies daccès permettent de devenir magistrat, comme la nomination directe aux fonctions de magistrats hors hiérarchie ([251]), la nomination en qualité de conseiller ou davocat général à la Cour de cassation en service extraordinaire ([252]), ou encore le détachement dans le corps judiciaire ([253]).

Il en résulte que la magistrature est aujourdhui composée de nombreuses personnes ne layant pas intégrée dès la fin de leurs études universitaires. Lors de son audition, M. Olivier Leurent, directeur de lENM, a indiqué que « depuis quelques années, un magistrat sur deux de lordre judiciaire est recruté en France dans le cadre dune reconversion professionnelle. Nous sommes largement ouverts à la société civile puisque la moitié des magistrats ont donc déjà exercé une activité professionnelle ». Il a jugé que cette expérience était un gage dindépendance car « la maturité professionnelle et lexpérience permettent de décoder plus vite les atteintes à lindépendance et dy répondre » ([254]).

Ces expériences professionnelles sont variées. On compte parmi les magistrats d’anciens cadres de la fonction publique, cadres du secteur privé, enseignants, greffiers ou directeurs des services de greffe judiciaires, juristes, officiers de gendarmerie, et bien sûr avocats. Ces derniers peuvent emprunter plusieurs des voies proposées pour intégrer la magistrature. Ils comptent ainsi parmi les profils les plus représentés parmi les étudiants issus du troisième concours, du concours complémentaire, de la nomination directe en tant qu’auditeur de justice ainsi que parmi les bénéficiaires de l’intégration directe dans le corps judiciaire ([255]).

 

Votre rapporteur salue cette ouverture, quil considère comme particulièrement bénéfique pour lindépendance de la justice et la qualité des décisions rendues. Il souhaite ainsi que le recrutement de personnes ayant déjà une expérience professionnelle continue à progresser.

Proposition n° 40 : augmenter le nombre de places offertes aux deuxième et troisième concours, au concours complémentaire ainsi que qu’à la nomination directe comme auditeur de justice ou l’intégration directe dans le corps judiciaire.

2.   Mieux associer les citoyens au fonctionnement de la justice

a.   Renforcer les conseils de juridiction

Les conseils de juridiction ont été créés par le décret du 26 avril 2016 relatif à l’organisation judiciaire, aux modes alternatifs de résolution des litiges et à la déontologie des juges consulaires ([256]).

« Lieu déchanges et de communication entre la juridiction et la cité » ([257]), le conseil de juridiction a été créé auprès des cours d’appel et des tribunaux judiciaires.

Son ordre du jour est arrêté par les chefs de juridiction après avis du directeur de greffe et de l’assemblée plénière des magistrats et des fonctionnaires, qui peuvent également faire des propositions d’ordre du jour.

Coprésidé par le président du tribunal judiciaire et le procureur de la République ou par le premier président de la cour d’appel et le procureur général, le conseil de juridiction se réunit au moins une fois par an. Il se compose de magistrats et fonctionnaires de la juridiction désignés par la commission restreinte ([258]) ou l’assemblée plénière en fonction de la taille de la juridiction et, en fonction de son ordre du jour, notamment de représentants de l’administration pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse, de représentants locaux de l’État, de représentants des collectivités territoriales et de parlementaires du ressort, de personnes exerçant une mission de service public, de représentants du barreau et des professions du droit, ou encore de représentants d’associations.

La cour d’appel de Grenoble a ainsi tenu son premier conseil de juridiction le 13 juin 2019 autour de la thématique « Qu’attendez-vous de la justice ? » et y a convié plusieurs acteurs importants du monde économique du ressort ([259]).

Votre rapporteur salue ces premiers résultats prometteurs mais souhaite que les conseils de juridiction puissent être renforcés.

Votre rapporteur recommande notamment :

– que la composition du conseil de juridiction ne dépende plus autant de son ordre du jour, comme c’est le cas actuellement. Les parlementaires, les représentants des collectivités territoriales, les représentants des professionnels du droit et des associations pourraient systématiquement être invités à participer aux réunions du conseil ;

– que l’ordre du jour ne soit plus arrêté exclusivement par les chefs de juridiction ou de cours, mais de manière concertée avec l’ensemble des acteurs ;

– qu’un compte rendu des débats soit publié obligatoirement, en lieu et place de l’actuelle synthèse des observations rédigée par les chefs de cour ([260]) dont la publicité n’est pas rendue obligatoire par les textes ;

– que le dernier alinéa du I. des articles R. 212-64 et R. 312-85 du code de l’organisation judiciaire soit modifié afin de mentionner que le conseil de juridiction est un conseil « consultatif » – sans pour autant bien sûr que soit remis en cause le principe selon lequel cet organe n’exerce aucun contrôle sur l’activité juridictionnelle ou sur l’organisation de la juridiction. 

Proposition n° 41 : renforcer les conseils de juridiction.

b.   Instaurer une représentation citoyenne au sein du CSM ?

Le Conseil supérieur de la magistrature s’est ouvert de manière croissante à la société civile ces dernières années, au moins à deux niveaux :

– la composition du CSM a évolué et les personnalités extérieures, y sont désormais majoritaires ([261]) ;

– en créant les commissions d’admission des requêtes, la loi a permis la saisine directe du CSM par le justiciable ([262]).

Votre rapporteur s’interroge sur la possibilité de poursuivre cette ouverture, par exemple en donnant une place à des représentants citoyens au sein du CSM.

Il est conscient des difficultés qu’il y aurait à nommer comme membres du CSM des citoyens, qui pourraient être tirés au sort, difficultés que n’ont pas manqué de rappeler plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête :

– être membre du CSM est chronophage et demande un investissement important : deux jours par semaine pour les magistrats et trois jours par semaine par les personnalités extérieures, comme l’a rappelé M. Didier Guérin, membre du Conseil supérieur de la magistrature, président suppléant de la formation compétente pour les magistrats du siège ([263]). Ainsi que l’a indiqué Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris, « garantir la disponibilité des jurés quinze jours durant pour une session est déjà très difficile compte tenu de leurs obligations professionnelles ou familiales. Je doute que des citoyens tirés au sort accepteraient de sengager sur un mandat long de plusieurs années, à plein temps, pour exercer au sein du Conseil supérieur de la magistrature des missions qui sont très particulières » ([264]) ;

– l’activité du CSM requiert une certaine technicité. Mme Hélène Pauliat, membre du CSM, a reconnu qu’elle voyait mal « des citoyens siéger au CSM : il y faut des compétences techniques et de lappétence », tout en affirmant qu’il était naturel que les citoyens aient un « droit de regard sur cette institution comme sur toute institution publique » ([265]).

Il serait néanmoins intéressant d’engager une réflexion sur des modalités possibles d’association aux travaux du CSM de « simples » citoyens (ou, au moins, de membres de structures associatives liées au monde judiciaire).

 


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   EXAMEN du rapport

La commission d’enquête examine le présent rapport au cours de sa réunion du mercredi 2 septembre 2020.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous prie tout d’abord de bien vouloir excuser M. Stéphane Peu, retenu dans sa circonscription par une visite ministérielle.

Nous allons procéder à l’examen du rapport de notre commission d’enquête, deux mois plus tard que prévu en raison du confinement et de la prolongation de deux mois de la durée des travaux des commissions d’enquête, issue de l’article 22 de la loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 du 23 mars 2020.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d’enquête, le rapport ne vous a pas été envoyé préalablement à cette séance mais il était consultable les 28 et 29 juillet sous forme papier dans une salle de notre assemblée. Un exemplaire vous est remis pour cette réunion ; je vous remercie de bien vouloir le restituer à votre sortie. En effet, le rapport de notre commission ne peut être publié avant le mercredi 9 septembre, un délai de cinq jours francs étant ouvert pendant lequel l’Assemblée nationale pourrait demander sa réunion en comité secret pour se prononcer, le cas échéant, sur sa publication – peut-être qu’une réforme du règlement clarifiera un jour cette procédure !

Avant de passer la parole au rapporteur puis à ceux d’entre vous qui souhaiteront intervenir, je tiens à remercier les membres de la commission qui ont assisté régulièrement à nos auditions, de même que nos attachés parlementaires, les administrateurs et administratrices, toujours présents à nos côtés pendant ces huit mois.

M. Didier Paris, rapporteur. Je tiens également à remercier les administrateurs qui ont accompli un travail difficile mais remarquable dans le contexte parfois tendu d’une commission d’enquête. Je remercie également ma collaboratrice, Marie, et je vous remercie également toutes et tous : nous avons auditionné, je crois, soixante-dix personnes, ce qui est considérable, et vous êtes parvenus à vous mobiliser malgré des emplois du temps parfois difficilement conciliables. Enfin, je remercie M. le président Bernalicis : même si cela n’allait pas de soi, nous avons entretenu des relations de travail très satisfaisantes, agréables, dans le respect des rôles de chacun et indépendamment des oppositions politiques.

Je ferai tout d’abord quelques remarques à propos des quatre contributions que nous avons reçues.

Celle de M. le président relève sinon d’un contre-rapport, du moins, d’un rapport bis, puisqu’elle formule soixante-trois propositions qui, selon moi, s’apparentent plutôt à un programme politique, alors que mon rapport s’attache au cadre de discussion qui a été le nôtre et aux auditions que nous avons menées, conformément à l’esprit d’une commission d’enquête. Ainsi évoquez-vous, monsieur le président, un Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui serait garant de l’indépendance de la magistrature en lieu et place du Président de la République, une saisie du CSM par les parlementaires à l’instar de ce qui existe pour le Conseil constitutionnel, et une nomination des membres du Conseil constitutionnel par le pouvoir législatif en association avec le CSM, autant de points dont il n’a jamais été question dans le cadre de cette commission d’enquête. Dont acte, mais je tenais à le préciser. Je note par ailleurs que nombre de propositions que vous formulez sont assez cohérentes avec les miennes et que, fort heureusement, nous nous retrouvons sur la plupart d’entre elles.

La contribution du groupe Les Républicains, rédigée par M. Olivier Marleix, est essentiellement axée sur l’affaire Fillon, ce que je comprends. Il adresse au président deux demandes de signalement de parjures mais je crois comprendre que celui-ci fera d’autres signalements au parquet de Paris. Il ne m’appartient pas de juger de cette décision.

J’ai également noté, bien sûr, quelques observations sur le rapport et la reprise d’un certain nombre de ses propositions mais, aussi, quelques idées dont je ne suis pas sûr qu’elles soient directement liées à nos travaux, dont la nomination du garde des Sceaux par le Président de la République après avis conforme des trois cinquièmes des commissions compétentes du Parlement. Dont acte, là encore.

La contribution de Mme Cécile Untermaier porte notamment sur le budget de la justice, le juge de l’enquête, les droits de la défense, le statut des remontées d’informations, autant d’éléments qui ne me semblent en rien incohérents avec la logique de mon rapport, même si elle préconise, pour l’essentiel, d’aller encore un peu plus loin.

J’admets bien évidemment les différences de position, le rôle du rapporteur étant selon moi de synthétiser les aspects les plus importants de nos travaux et non d’opérer une synthèse politique.

Enfin, la contribution de M. Sébastien Nadot porte sur des points peu traités par la commission, ce que j’admets tout à fait là encore, dont les questions liées au numérique, l’Europe et le jeu particulier des acteurs de la justice.

J’en viens au rapport proprement dit.

Selon nos travaux, il apparaît que notre justice est globalement indépendante et contribue correctement à l’expression de l’État de droit, étant entendu que nous avons également mis en évidence de nécessaires progrès à réaliser. J’ai formulé quarante-et-une propositions dans des domaines différents, ce qui a impliqué de faire des choix : j’aurais pu en faire soixante-trois si j’avais eu connaissance de la contribution de M. le président – je précise que j’ai lu très rapidement vos contributions, certaines d’entre elles m’étant parvenues hier – et il aurait été aussi bien possible d’en faire une centaine en retenant les micro-propositions des uns et des autres !

Je les ai réparties en trois domaines : institutionnel ou statutaire, renforcement des moyens, et plus grande indépendance de la justice grâce à davantage de transparence.

Sur le premier point, je reprends des éléments que nous connaissons bien.

Tout d’abord, l’alignement du mode de nomination et de la procédure disciplinaire des magistrats du parquet sur ceux des magistrats du siège. J’ai lu ce matin une tribune de MM. Nadal et Molins réaffirmant l’impérative nécessité de rééquilibrer les rôles et d’avoir un parquet indépendant, point de vue qui fait l’objet d’un consensus au sein de notre commission mais encore faut-il le rappeler, y insister, et faire en sorte que cet outil politique qu’est le rapport soit utilisé en ce sens.

S’agissant de la séparation des carrières, j’étais de prime abord très sceptique mais je la juge envisageable après l’acquisition du premier grade, donc, après environ une dizaine d’années en fonction : magistrats du parquet, magistrats du siège, il faut finir par faire un choix. Une telle évolution, qui ressort clairement de nos auditions, serait assez importante.

S’agissant du renforcement des pouvoirs disciplinaires et des pouvoirs d’enquête du CSM, je ne suis pas tout à fait d’accord avec certaines propositions. J’ai fait un choix politique en souhaitant que le CSM puisse bénéficier de l’apport d’enquêteurs de l’Inspection générale de la justice mis à disposition par le ministre de la Justice. Dans mon esprit, il est en effet difficile, y compris d’ailleurs pour des raisons constitutionnelles, d’envisager que le CSM bénéficie d’un corps d’enquêteurs spécifique.

Je note également la nécessité d’améliorer le régime des déclarations d’intérêts et la poursuite du bloc de réformes constitutionnelles que nous avons essayé d’engager, laquelle a été bloquée par le Sénat. Peut-être pourrions-nous la reprendre par compartiment et non dans le cadre d’une réforme constitutionnelle globale, en incluant notamment la réforme de la Cour de justice de la République.

Le deuxième point, qui concerne le renforcement des moyens, a fait l’objet de très nombreuses discussions sous l’impulsion de M. le président, qui est très féru en la matière ! Nombre de propositions simples et concrètes ont été faites. Elles partent du principe qu’il convient d’améliorer globalement les moyens dont dispose la justice – les dernières déclarations politiques vont dans ce sens – mais qu’il convient également de veiller à leur mode d’exécution.

Je propose aussi : la modification de la maquette budgétaire en faveur d’une mission consacrée à la justice judiciaire qui, contrairement à la justice administrative, n’est toujours pas identifiée en tant que telle ; l’avis du CSM sur le projet de budget, ce qui me paraît essentiel, le CSM étant sans doute l’un des meilleurs connaisseurs des forces et des faiblesses de la carte judiciaire française ; l’indispensable modernisation du dialogue de gestion – et même, de décision – dans les juridictions et la simplification drastique des budgets opérationnels de programme (BOP), ce qui n’implique pas de diviser par deux le nombre de cours d’appel, comme l’a écrit M. Olivier Marleix, mais de promouvoir un meilleur ordonnancement – selon moi, un BOP par cour d’appel, une cour d’appel par circonscription administrative ; enfin, la limitation des mécanismes de régulation budgétaire et la mise en place d’une comptabilité analytique.

Troisième et dernier point, où se trouvent peut-être les éléments les moins consensuels de mon rapport qui, j’insiste, se fonde exclusivement sur les auditions que nous avons menées, et qui vise donc une justice plus indépendante et plus transparente : la remise d’un rapport annuel au Parlement, possible depuis 2013, doit être rétablie et accompagnée d’un débat – nul besoin d’une loi ; un meilleur encadrement des remontées d’informations – j’y reviendrai ; une nécessaire réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts auxquels un ministre peut être confronté ; l’établissement d’un cadre procédural général concernant l’exploitation des fadettes ; enfin, l’encadrement de la durée des enquêtes pénales : je pars du principe qu’au bout d’un, deux ou trois ans, selon les cas, le procureur doit soit opérer un classement sans suite, soit engager des poursuites devant une juridiction, soit saisir un juge d’instruction, soit, s’il souhaite poursuivre l’enquête, obtenir l’autorisation d’un juge indépendant – par exemple un juge des libertés et de la détention (JLD), qui est le mieux placé pour ce faire – lequel, contrairement à ce que pense Mme Untermaier, ne doit pas être le juge de l’enquête. Je ne propose pas un habeas corpus à l’anglaise mais que la poursuite de l’enquête préliminaire ne puisse être autorisée que par un juge sur la base des éléments contradictoires fournis par le parquet, conformément à l’article 77-2 du code de procédure pénale, lesquels pourraient être rendus publics. Il n’est pas possible de poursuivre une enquête dans n’importe quelles conditions : à un moment, le processus doit s’arrêter. Tout ceci doit être discuté, bien sûr, avec le pouvoir exécutif.

Par ailleurs, à ce jour, le juge d’instruction doit seulement motiver la mise en détention provisoire – plus exactement, c’était le cas lorsque j’exerçais mais, aujourd’hui, cela incombe au JLD – mais je considère qu’il n’est pas anormal qu’il doive aussi motiver des ordonnances de mises en examen et qu’il rende donc des comptes, sa décision pouvant être par ailleurs connue des parties et susceptible de publicité, sous réserve du secret professionnel.

S’agissant du droit d’information du public, j’ai repris un certain nombre de points de mon précédent rapport, auquel il a été largement fait référence – mais jamais par votre serviteur ! Il s’agit d’un élément essentiel, d’intérêt public, à condition qu’il soit strictement encadré par une réforme de l’article 11 du code de procédure pénale et un renforcement des sanctions. Je considère également qu’il convient d’« ouvrir les chakras » de l’École nationale de la magistrature, jusqu’à envisager qu’il ne soit pas possible de devenir juge sans avoir exercé une autre profession judiciaire ou sans avoir eu un certain nombre de responsabilités, y compris dans le secteur privé. En l’occurrence, je propose plus simplement d’accroître l’intégration dans le corps judiciaire de personnes qui ont connu d’autres fonctions ou, qui ont eu, en quelque sorte, d’autres vies. Cela n’est pas une garantie absolue d’indépendance ou d’impartialité, mais de meilleure objectivité.

Je souhaite, enfin, renforcer le regard citoyen dans le cadre des conseils de juridiction.

J’ajoute que mon rapport, conformément à nos travaux, tient compte de situations particulières qui nous ont beaucoup préoccupés : l’affaire Fillon, avec les discussions autour du parquet national financier (PNF) et des déclarations de Mme Houlette, lesquelles ont été très largement reprises dans la presse ; l’affaire Sarkozy, avec le sujet des fadettes ; la circulaire de M. Rémy Heitz à propos des gardes à vue à l’occasion des manifestations de « gilets jaunes » – que j’ai obtenue de la Chancellerie en tant que rapporteur –, dont nous devons considérer que la rédaction et la philosophie soulèvent un certain nombre de problèmes ; le mail de la Chancellerie sur la concordance des projets de carte judiciaire et de carte électorale pour les élections municipales…

M. le président Ugo Bernalicis. Avec les pièces jointes.

M. le rapporteur. En effet…, de même que la situation d’Anticor, de nombreuses questions ayant été posées sur le dessaisissement de la juridiction en question – le tribunal de Paris – compte tenu de la position particulière du vice-président de l’association et des problèmes de transparence.

Tout ceci figure dans le rapport. Je conçois parfaitement que le mode d’approche qui est le mien ne vous satisfasse pas mais il me semblait normal de ne pas passer à côté de ces différents points sur lesquels je donne donc mon sentiment en considérant que, dans certains cas, nous sommes « hors limite », même si le système, dans son ensemble, ne l’est pas.

Enfin, j’assume de ne pas avoir retenu un certain nombre de propositions.

Ainsi, je ne préconise pas la création d’un procureur général de la nation. Je me rallie à l’avis de M. Robert Badinter selon qui ce grand inquisiteur serait un ministre bis disposant de beaucoup de pouvoir mais à qui n’incomberait aucune responsabilité politique. Or, je suis un fervent défenseur de la responsabilité politique de l’exécutif.

À la suite des affaires Fillon ou Sarkozy, j’ai envisagé une suspension des poursuites lors des épisodes électoraux afin de neutraliser les conséquences négatives des affaires judiciaires mais, en même temps, qu’en serait-il de la démocratie, où la justice joue un rôle central ? Finalement, j’ai considéré qu’aller dans cette direction comporterait trop de risques.

Après avoir entendu les nombreuses déclarations, notamment, des plus hauts responsables de la police et de la gendarmerie, je ne suis pas favorable au rattachement de la police judiciaire au ministère de la Justice, y compris à titre expérimental ou dans le cadre de dispositifs qui déplaceraient, ici, des officiers de police judiciaire (OPJ), là, des magistrats. Les règles du jeu resteront claires à condition de ne pas les déconstruire, ce qui n’interdit pas de les améliorer.

Je ne suis pas non plus favorable à la remise en cause de la forme hiérarchique du parquet à la française, ce qui n’empêche pas une clarification de ses règles de fonctionnement. Les règles « descendantes » me semblent à peu près acquises : aucun de nos interlocuteurs n’a fait état de directives individuelles qui lui auraient été données, les ministres considérant qu’il faudrait être complètement fou pour le faire, le risque politique étant immense. En revanche, les conditions des remontées d’informations peuvent être très sensiblement améliorées : elles ne reposent que sur des circulaires, évolutives, et des éléments par trop disparates. Je souhaiterais que la loi formalise bien mieux ces processus.

Enfin, en dépit des griefs qui lui ont été adressés, je ne préconise pas la suppression du PNF. Nous avons besoin d’un organe de cette nature permettant de poursuivre la délinquance de haut vol, organisée, y compris celle qui est liée au monde politique. S’il en était autrement, cela reviendrait à abandonner une part essentielle du contrôle démocratique de nos institutions.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie.

Cette commission d’enquête a permis de mettre sur la table, publiquement, le fonctionnement de la justice judiciaire. Les plus hauts magistrats du pays, les représentants d’un certain nombre d’associations de magistrats ont pu ainsi s’exprimer, ce qui est très important. Nous l’avons constaté lors de l’examen de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, ces problématiques sont souvent accaparées par des experts, des spécialistes, sans que le citoyen lambda y soit associé, comme s’il ne disposait pas des compétences nécessaires. J’ai donc voulu, comme la commission dans son ensemble, que nos travaux soient le plus possible publics et filmés. Ce fut un exercice démocratique plus qu’intéressant, plusieurs chercheurs et universitaires nous ayant d’ailleurs remerciés car nos échanges constituent une « matière première » à laquelle ils n’ont pas accès d’ordinaire pour comprendre le fonctionnement de l’institution judiciaire.

Par ailleurs, de nombreuses personnes auditionnées ont tenu un discours assez convenu. On lève la main, on prête serment, on dit « Je le jure », mais je n’ai pas eu le sentiment que le fond des choses ait toujours été atteint. Je le dis d’autant plus librement que nous nous réunissons à huis clos : j’ai eu des rendez-vous informels, en dehors de la commission d’enquête, avec un certain nombre d’intervenants qui m’ont dit comment cela se passe au sein du ministère de la Justice et ce qu’il en ressort est beaucoup plus troublant et inquiétant – relations des uns avec les autres, nominations, etc.

Nous avons certes effleuré le problème de l’indépendance de la justice mais jusqu’à quel point, si j’excepte l’audition de Mme Éliane Houlette ? Quoi qu’il en soit, en dépit des polémiques, des positions des uns et des autres, des propos de l’avocat de M. François Fillon, l’important est que notre commission d’enquête ne soit pas restée dans l’ombre des travaux de l’Assemblée nationale. Il est bon que le débat public ait pu se nourrir de nos travaux. Il est bon que MM. Nadal et Molins se soient saisis de la fenêtre de tir médiatique que constitue la sortie du rapport pour se prononcer à nouveau publiquement sur un certain nombre d’enjeux.

Autre point très positif : dès le début, la répartition des rôles a été très claire entre Didier Paris et moi. Le rapporteur rédige son rapport, je ne suis pas là pour lui dire ce qu’il doit y mettre et il n’est pas là pour m’imposer quoi que ce soit. Nous avons travaillé dans un respect mutuel qui, au final, permet de disposer d’un document – j’y intègre vos contributions – indispensable aux débats à venir. Peut-être vos positions évolueront-elles encore mais les points de vue exposés, les propositions formulées permettent de poser les bonnes questions.

Nos travaux ont également montré que certaines idées, que l’on croyait minoritaires au sein de la magistrature, sont en fait très largement partagées. Je pense notamment à la question budgétaire, très importante à mes yeux et déterminante pour l’indépendance même de la justice. Des propositions très simples qui, en partie, relèvent du domaine règlementaire, pourraient être concrétisées.

J’espère que le nouveau garde des Sceaux pourra tirer profit des propositions du rapporteur. Quant à moi, je soutiens au moins 80 % d’entre elles sans difficulté – je ne m’oppose qu’à trois dispositions – les autres n’allant pas à mon sens assez loin et relevant, en quelque sorte, d’« amendements de repli » auxquels je ne me résous pas !

Parmi les propositions qui retiennent mon attention figure l’alignement des règles de nomination des magistrats du parquet sur celles des magistrats du siège. Je note à ce propos la légère différence qu’il y a avec la réforme constitutionnelle qui a été proposée, laquelle impliquait un avis conforme du CSM pour la nomination des magistrats du parquet. Cette petite différence concerne la hiérarchie du parquet puisque, aujourd’hui, c’est le garde des Sceaux qui propose des noms et qu’il en serait de même avec le seul avis conforme. En l’occurrence, nous souhaitons que le CSM propose des noms pour les postes de chefs de juridiction, y compris pour le parquet, ce qui n’est pas rien ! Je suis heureux que le débat avance en la matière. Je ne remets pas en cause la hiérarchie du parquet à la française mais je pense qu’il faut couper le cordon ombilical avec l’exécutif, avec le ministre, qui deviendrait avec le CSM le garant d’une indépendance de la justice un peu renouvelée.

La place du citoyen me semble déterminante au sein de la Justice. En l’associant aux conseils de juridiction, nous avançons, mais à petits pas. Peut-être pourrait-on imaginer d’autres dispositifs ? Dans ma contribution, je propose ainsi que des citoyens tirés au sort puissent être membres du CSM. Nous avons trouvé une petite astuce pour que ce ne soit pas n’importe qui en proposant que seuls des citoyens issus des jurés d’assises puissent y accéder puisqu’ils connaissent un peu l’univers judiciaire. Ils apporteraient ainsi la fraîcheur d’un regard extérieur sur l’institution judiciaire, sur les règles de nomination, le budget et d’autres points qui concernent le peuple français, au nom de qui la justice est rendue depuis 1790, période révolutionnaire s’il en est ! Le site du ministère de la Justice explique d’ailleurs que la justice moderne, en France, résulte directement des lois d’août 1790, notamment, les jurés d’assises – vous savez combien je suis critique à l’endroit des cours criminelles départementales ! Je trouve même dommage qu’un procès comme celui des attentats contre Charlie Hebdo ne fasse pas appel à des jurés populaires car c’est au peuple français qu’il appartient de se prononcer sur une affaire aussi tragique, qui l’a touché dans sa totalité.

La collégialité, qui a reculé au fil des réformes pour des raisons budgétaires et de gestion de flux, me paraît une garantie d’impartialité et d’indépendance. La dernière loi de programmation de la justice a augmenté le nombre de jugements pouvant être rendus avec un juge unique, or, je ne suis pas certain que ce soit rendre service à l’institution judiciaire.

La collégialité protège les juges contre les mises en cause : le justiciable voit bien que c’est l’institution judiciaire qui a rendu un jugement et non tel ou tel juge. Il existe des marges de progression substantielles en la matière, mais je sais bien que le corollaire est l’augmentation du nombre de magistrats : si on introduit de la collégialité partout en gardant le même nombre de magistrats, la pile de dossiers ne va pas se réduire… L’équation est donc compliquée, et on revient à la question des moyens.

S’agissant de la police judiciaire, je crois que nous devons franchir le pas en la plaçant, au moins en partie, entre les mains de l’institution judiciaire elle-même. De nombreux autres pays l’ont fait : nous ne serions pas une exception dans le monde. Au demeurant, le code pénal prévoit que les officiers de police judiciaire ne rendent compte qu’aux magistrats lorsqu’une enquête est ouverte – la loi est déjà très claire, mais ce n’est pas si simple dans la réalité. Je ne veux pas dire que j’ai été déçu par l’audition des chefs de la police et de la gendarmerie, mais je trouve qu’ils ont évoqué une partie de la réalité qui ne correspond pas exactement à la manière dont les choses fonctionnent. Les syndicats ont donné leur version des faits, qui est un peu différente.

Je vous invite à prendre connaissance, si vous ne l’avez pas déjà fait, des interceptions judiciaires dont M. Bernard Squarcini a fait l’objet – publiées par Mediapart, elles sont plus que troublantes. On apprend notamment, à propos de l’affaire Cahuzac, qu’il y avait des remontées d’informations de la police judiciaire vers le ministre de l’Intérieur en ce qui concerne le fond de l’enquête, et non pour des questions relatives à l’ordre public. Il y a aussi un échange d’informations avec l’actuel directeur général de la police nationale en vue de la mutation de deux policiers à Montpellier.

Rien de tel n’a transparu lors de nos auditions, et pourtant cela existe. Quelles garanties pouvons-nous donc instaurer ? Le problème des remontées d’informations est peut-être plus flagrant au ministère de l’Intérieur qu’à celui de la Justice. Je ne suis pas sûr qu’il n’y ait plus, depuis 2017, de remontées administratives au sujet des enquêtes en cours depuis la police judiciaire ou les offices centraux. Cela rend la situation un peu compliquée lorsqu’une enquête porte sur un membre du Gouvernement – vous connaissez les critiques adressées au ministre de l’Intérieur actuel…

Se doter de garanties démocratiques en ce qui concerne l’indépendance et l’impartialité de la justice implique d’agir sur de nombreux points : le budget, l’information du public – je souscris aux propositions figurant dans le projet de rapport – mais aussi l’identité du garant de l’indépendance – le Conseil supérieur de la magistrature me paraît l’acteur le plus indiqué. Notre rapporteur propose que les magistrats puissent lui signaler une atteinte à leur indépendance, ce qui constituerait une avancée intéressante.

M. Vincent Bru. On peut aussi envisager une auto-saisine.

M. le président Ugo Bernalicis. Tout à fait.

Afin de ne pas être trop long – vous pourrez lire ma contribution écrite –, je voudrais simplement ajouter que je compte signaler à la justice cinq parjures commis lors de nos auditions.

Le préfet Didier Lallement a eu le toupet de nous dire qu’il ne connaissait pas les organisateurs des manifestations policières. C’était peut-être une fanfaronnade, un pied de nez : cela l’amuse peut-être, mais je trouve que c’est un peu déplacé devant une commission d’enquête, lorsqu’on a prêté serment. Nous verrons ce que fera le Procureur de la République, mais cela me semble assez inquiétant.

M. Jean-Michel Prêtre a déclaré, pour sa part, qu’il n’était pas au courant qu’il y avait une enquête en cours sur les violations du secret de l’instruction. Pourtant, l’enquête a été ouverte par le parquet de Nice alors qu’il y était encore procureur de la République. Je serais étonné qu’il n’ait pas été au courant – je suis sûr, en fait, qu’il l’était.

Je vais également signaler à la justice, compte tenu des écoutes que j’ai évoquées, le parjure commis par M. Frédéric Veaux : il nous a dit que le secret de l’enquête est inviolable, qu’il n’échange pas avec des gens extérieurs à l’enquête, que tout est hermétique, que l’on ne rend compte qu’aux magistrats, mais cette fable s’est un peu effondrée.

Le quatrième parjure – je ne sais pas qui a menti, même si j’ai ma petite idée – concerne les versions, différentes, qui ont été données par Mme Houlette et par Mme Champrenault au sujet du nombre des remontées d’informations, des auteurs des demandes et de leur contenu : leurs explications ne coïncident absolument pas.

Enfin, le procureur Rémy Heitz nous a dit que l’on n’avait pas fait en sorte que des gens restent en garde à vue pour ne pas gonfler les rangs des manifestants. Le document qu’il a envoyé à ses services établit le contraire.

Je suis très content du travail accompli par notre commission d’enquête, de votre implication et des retours médiatiques – il est important que notre travail ne reste pas confiné, si je peux utiliser cette expression, à l’Assemblée nationale. Je remercie tous ceux qui ont contribué au bon déroulement de nos travaux, en particulier le personnel de l’Assemblée et nos collaborateurs.

Mme Cécile Untermaier. Merci pour la qualité du travail qui a été réalisé.

Je pense que l’indépendance de la justice implique une réforme de son statut, en particulier afin d’instituer un mode de nomination équivalent pour les juges du siège et pour les magistrats du parquet. Le régime actuel n’a pas toujours été bien exposé lors de nos auditions : c’est grâce à ce que nous savons par ailleurs que nous pouvons apprécier ce que signifie en réalité un avis conforme du CSM sur une proposition du garde des Sceaux.

Mon sentiment est qu’il faut modifier aussi bien la composition du CSM, qui doit être plus ouvert à la société civile, que sa compétence. Il faudrait conforter cette dernière en permettant l’examen de candidatures qui ne se limiteraient pas aux propositions faites par le garde des Sceaux mais reposeraient sur des candidatures.

L’indépendance implique aussi la responsabilité du juge et une absence de repli sur soi. Il faut travailler en même temps sur tous ces sujets.

On doit absolument assurer un rééquilibrage entre le parquet et la défense. Il faut limiter les enquêtes préliminaires, pendant lesquelles on n’a pas connaissance de son dossier et qui ne sont pas toujours fondées. Il est très difficile d’admettre, au XXIème siècle, qu’une des parties puisse être mise de côté quand on lui reproche quelque chose, si ce n’est pour une durée suffisamment restreinte. Le principe du contradictoire doit également s’appliquer avant toute mesure d’instruction – c’est souvent très intrusif –, y compris dans le cadre d’une enquête. Certaines mesures d’instruction n’ont pas de sens et abîment des personnes qui n’ont pas la possibilité de s’y opposer. Sur ce point, il faudrait peut-être encadrer davantage le pouvoir du juge et renforcer les droits de la défense.

Il y a aussi la question des délais de jugement et de l’efficacité de la justice : son indépendance n’a pas de sens si le citoyen se détourne d’elle. Les délais de jugement causent de la souffrance au citoyen qui attend la résolution de son litige et conduisent à des soupçons. Nous avons tous en tête des affaires qui n’émergent pas depuis deux ou trois ans : on se demande pourquoi elles traînent, surtout lorsqu’elles sont politico-financières, et c’est extrêmement dommageable à l’idée de l’indépendance de la justice.

S’agissant des relations avec le Gouvernement, je pense, comme le rapporteur, que l’exécutif doit avoir compétence en matière de politique pénale et d’organisation judiciaire. J’estime aussi qu’il faut travailler sur les remontées d’informations. En ce qui concerne la politique pénale, il faut revenir à une déclaration devant le Parlement. La justice est rendue au nom du peuple, et la représentation nationale doit débattre de la politique pénale proposée par le Gouvernement.

Je pense, par ailleurs, qu’il faut communiquer davantage. Le parquet le fait, mais pas le juge du siège. J’ai entendu, au-delà de cette commission d’enquête, beaucoup de policiers et de gendarmes se plaindre de décisions prises par des juges qu’ils ne comprenaient pas. J’ai demandé au Gouvernement de créer une plateforme de communication qui ne serait pas réservée au parquet mais qui permettrait aux juges d’expliquer – et non de rendre compte – les raisons pour lesquelles ils ont pris telle ou telle décision. Une clarification, une communication est nécessaire vis-à-vis des acteurs de la sécurité et des citoyens. Dans la terrible affaire de Nantes, j’ai été un peu choquée que ce soit finalement le garde des Sceaux qui lance une inspection : il me semble que le tribunal pourrait apporter des explications sur le suivi socio-judiciaire réalisé, sur sa nature et sur le point de savoir s’il a été mené jusqu’à son terme. Le président du tribunal ne peut-il pas expliquer ce qui s’est passé dans cette affaire, qui a des effets perturbateurs et qui renforce un sentiment d’insécurité qu’il faudrait au contraire réduire ?

Je suis très favorable aux propositions du rapporteur, qui me paraissent tout à fait pouvoir être inscrites dans un texte législatif. Cela permettrait de réaliser de véritables avancées.

M. Vincent Bru. Je veux d’abord souligner l’excellente relation qui s’est nouée entre le président et le rapporteur, même s’ils n’ont pas nécessairement les mêmes points de vue sur le plan politique. Ils ont travaillé en commun et fait en sorte que la commission d’enquête se déroule dans les meilleures conditions.

Je note aussi la très grande liberté de ton des personnes que nous avons auditionnées, y compris de hauts magistrats. Ces personnes devaient, bien entendu, dire la vérité, puisqu’elles avaient prêté serment, mais j’ai trouvé qu’elles s’exprimaient en toute impartialité, en toute indépendance, ce qui est tout à leur honneur.

Je suis d’accord avec 99 % des propositions du rapporteur, et je ne vais pas revenir sur ce qui a déjà été dit. J’insisterai seulement sur quelques points.

J’observe que les règles de déport des magistrats administratifs sont inscrites dans le code de justice administrative mais que cela ne figure que dans le recueil des obligations déontologiques en ce qui concerne les magistrats judiciaires. Je pense que le statut de la magistrature devrait être beaucoup net sur ce point.

Pour ce qui est des remontées d’informations, je regrette qu’il n’existe en la matière qu’une simple circulaire, datant de 2014 : il me semble que ce n’est pas une garantie suffisante pour un sujet aussi important. Une loi s’impose.

En ce qui concerne les relations au sein du parquet, notamment l’emprise que peuvent avoir les procureurs généraux sur les procureurs de la République, je suis assez sceptique. La hiérarchisation me semble quelque peu excessive.

Quant au Conseil d’État, je propose d’apporter une petite modification à ce qui est indiqué dans le projet de rapport à propos de son rôle en tant que juge de cassation : on pourrait ajouter « à titre principal ». Il ne faut pas oublier qu’il statue en premier et dernier ressort sur des textes fondamentaux – les décrets du Président de la République, les ordonnances délibérées en Conseil des ministres, les arrêtés réglementaires des ministres et les décisions administratives des organismes collégiaux à vocation nationale – et qu’il est juge d’appel pour les élections municipales et départementales.

Il me semble que le projet de rapport n’aborde pas la question de la collégialité, évoquée par notre président. Elle est coûteuse, naturellement, mais on peut se poser la question de son rapport avec l’indépendance de la justice.

J’ai des réserves sur le port de la robe par les magistrats de l’ordre administratif. Il existe, en effet, des traditions très différentes. Connaissant certains magistrats administratifs, je ne suis pas sûr qu’ils accepteraient volontiers, non pas de se déguiser, mais de porter la robe.

Je suis également un peu réticent à l’égard de la réduction du nombre de cours d’appel qui est proposée en filigrane, pour des raisons budgétaires. Je comprends ce qui vous inspire, monsieur le rapporteur, mais je ne vous souhaite pas de devenir garde des Sceaux qui aura à réduire le nombre de cours d’appel !

Dernier point, de détail, le projet de rapport évoque la représentation citoyenne au sein du CSM. Je crois qu’il existe des réticences pour plusieurs raisons : c’est une activité très chronophage – il est déjà compliqué de trouver des gens ayant du temps pour participer à une cour d’assises – et les questions qui se posent sont souvent très techniques. Je note toutefois, s’agissant de la convention citoyenne pour le climat, que des citoyens ont pu se libérer. Vous ne faites pas de proposition à ce sujet, même si vous en parlez à la fin du rapport. Pourquoi ?

M. Olivier Marleix. Je salue l’état d’esprit qui a animé le président et le rapporteur de cette commission d’enquête : vous avez fait preuve d’une grande ouverture quant aux sujets à aborder et à la manière de le faire, ce qui est très appréciable.

Cette commission d’enquête a été très utile. Sauf erreur de ma part, il n’y en avait pas eu sur cette question, le fonctionnement de la justice, depuis l’affaire d’Outreau, c’est-à-dire depuis une quinzaine d’années, alors que c’est un des sujets majeurs d’insatisfaction pour les parlementaires, la justice elle-même et nos concitoyens. Il serait important que ce type de travail puisse avoir lieu plus régulièrement. Compte tenu de l’étendue immense des sujets qu’il fallait traiter, il serait bon que la majorité permette de creuser davantage certains d’entre eux.

Je suis heureux que la magie du travail parlementaire ait fonctionné, une fois de plus, entre un rapporteur de La République en Marche et un président appartenant à La France insoumise. C’est assez « ancien monde », en réalité : cela fonctionnait déjà ainsi, et cela continue.

Je ne reviendrai pas sur l’ensemble des propositions. Quelques-unes font consensus, et l’objet de notre contribution n’est pas de réagir à toutes.

Celle relative à la séparation des carrières au bout de dix ans est importante, s’agissant de la culture des magistrats. Lorsque des gens ont été conseillers de membres clefs de l’exécutif, comme le Président de la République ou le garde des Sceaux, il est gênant qu’ils exercent ensuite des fonctions dans lesquelles ils peuvent mettre en œuvre l’action publique. On pourrait aussi, dans le même esprit de séparation des carrières, prendre quelques précautions en ce qui les concerne.

Je souscris à la proposition relative à la création d’une mission budgétaire « Justice judiciaire » indépendante, afin d’avoir davantage d’assurance que les moyens consacrés à la justice évoluent favorablement.

Pour ce qui est des conseils de juridiction, je pense qu’il faut aller plus loin dans le dialogue entre les représentants de l’autorité judiciaire, les citoyens et leurs représentants. On gagnerait à ce que ces conseils n’aient pas pour ressort la cour d’appel mais plutôt le tribunal judiciaire, et il faudrait aussi aller plus loin en ce qui concerne l’association des citoyens. Sur ce plan, le tirage au sort pourrait tout à fait avoir sa place – c’est une de nos propositions.

Nous ne sommes pas du tout d’accord sur d’autres points, notamment la suppression de certaines cours d’appel. Vous n’avez pas dit qu’il faudrait passer de 36 à 18 – c’est moi qui ai fait le raccourci, étant donné qu’il existe 18 pôles Chorus. Votre proposition fait référence au nombre de régions. Comme il en existe 13, le nombre retenu, si l’on suit votre logique, est encore plus faible… Nous avons besoin de proximité : il ne faut pas la casser. Parmi les rares éléments du discours du Gouvernement auxquels j’adhère – il existe d’ailleurs, en la matière, une continuité entre Édouard Philippe et Jean Castex –, il y a la prise de conscience qu’on a réalisé une déconcentration trop régionalisée et qu’il faudrait, pour l’organisation des services de l’État, une plus forte départementalisation.

Vous avez pris la liberté, monsieur le rapporteur, de pointer les propositions des uns et des autres qui n’ont pas spécialement trait aux échanges que nous avons eus au sein de la commission d’enquête. Je ne me souviens pas que nous ayons beaucoup traité de l’anonymat sur les réseaux sociaux, qui semble une marotte de M. Dupond-Moretti et peut-être de quelques membres de votre famille politique. Je suis en désaccord avec la proposition n° 39, qui me paraît totalement irréalisable.

Vous avez fait, monsieur le rapporteur, une remarque au sujet d’Anticor que je n’ai pas complètement comprise et qui ne figure pas, si je m’en souviens bien, dans le rapport. Même si cette association n’a pas toujours joué un rôle agréable pour ma famille politique, je crois profondément en la nécessité d’associations de lutte contre la corruption. Anticor est une association agréée par le ministère de la Justice, au moins depuis 2012, qui mène un combat important pour l’intérêt général. Dans l’affaire concernant Éric Alt, ce qui me préoccupe plutôt, monsieur le rapporteur, c’est l’origine et les motivations de la mission confiée à l’Inspection générale de la justice, étant précisé que l’affaire a été très vite classée, sans poursuites disciplinaires.

Vous avez évoqué, monsieur le président, cinq signalements. Je voudrais vous soumettre un sixième cas au sujet duquel je vais vous adresser un courrier. Lors de sa deuxième audition, qui était exclusivement consacrée à la question du choix du juge d’instruction en charge du dossier Fillon – c’est-à-dire, en clair, pourquoi M. Tournaire a été désigné –, le premier président de la cour d’appel de Paris, Jean-Michel Hayat, a tenu des propos qui n’étaient pas d’une compréhension très simple, mais c’était son droit – je comprends qu’il puisse y avoir une part d’embarras. À la suite de remarques de journalistes, pour lesquels M. Hayat n’aurait pas dit la vérité, ce dernier a été obligé de se corriger lui-même pour éviter un parjure flagrant. À la relecture de son témoignage sous serment, néanmoins, une phrase qu’il n’a pas retirée me paraît contraire à la vérité : il a déclaré qu’« il y avait beaucoup de dossiers relatifs à des personnes de la même appartenance politique au cabinet de Renaud Van Ruymbeke, notamment les dossiers Balkany, qui ont été violents ». À ma connaissance, mais je veux bien être démenti, M. Van Ruymbeke n’avait à ce moment-là que le dossier Balkany, qui n’était pas d’envergure nationale. En revanche, tous les dossiers concernant la famille politique en question étaient entre les mains du juge Serge Tournaire. Cette déclaration du président Jean-Michel Hayat pose un vrai problème. À ceux qui penseraient que le nombre de signalements devient trop important, je répondrai que nous sommes dans notre rôle car il est gênant que de très hauts représentants de la magistrature puissent, sous serment, devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, moyen de contrôle le plus puissant dont disposent les représentants du peuple, tenir des propos approximatifs, voire contraires à la vérité, au sujet d’affaires aussi sensibles.

Le respect dû à notre démocratie est en jeu. Libre à eux de ne pas répondre à la convocation ou de ne pas approfondir leur propos. En tout cas, le signalement qui sera déposé auprès de M. Rémy Heitz le mettra peut-être dans une situation délicate qui le contraindra à se dessaisir mais j’espère qu’il n’y aura pas de classement sans suite. Le sujet est très grave. Aucun parjure ne devrait être commis devant la représentation nationale, qui plus est dans le cadre d’une commission d’enquête.

M. Sébastien Nadot. Je remercie, à mon tour, le président et le rapporteur, d’avoir permis qu’un tel rapport voie le jour car il témoigne de ce que représente un véritable travail parlementaire : analyser, débattre, confronter des positions divergentes, dans un esprit constructif. Je salue le travail des administrateurs qui s’est déroulé dans des conditions difficiles, pendant le confinement mais aussi après puisque les déplacements étaient encore compliqués.

Ce rapport est très riche. Je le reconnais d’autant plus volontiers que, contrairement aux intervenants précédents, je ne suis pas un expert du monde judiciaire. J’ai beaucoup progressé, certes, mais j’ai porté sur l’ensemble des échanges le regard d’un citoyen ordinaire. Je l’avoue, les sujets abordés m’ont parfois semblé très complexes mais les échanges m’ont permis de comprendre beaucoup de choses.

J’aimerais soulever quelques points. M. Bernalicis, à ce propos, a présenté ses propositions dont je me demande s’il est normal que nous ne les découvrions qu’aujourd’hui.

M. le président Ugo Bernalicis. Je m’y suis pris tard car mon été a été très chargé !

M. Sébastien Nadot. Concernant le numérique, les usages ont évolué dans le monde entier et de nouvelles pratiques sont apparues dans d’autres démocraties. Elles peuvent présenter des intérêts évidents mais aussi soulever des inquiétudes, en particulier pour l’indépendance de la justice. Je grossis le trait à dessein mais il me semble préoccupant de dépendre de robots. Ce sujet mérite débat.

Enfin, pour ce qui est des suites données à ce rapport, rappelons que nous examinerons bientôt un texte relatif à la justice qui tendra, notamment, à créer le parquet européen, ce qui posera la question de l’indépendance de la justice. Ne pourrions-nous profiter de l’occasion ? Je pose la question au rapporteur qui appartient à la majorité et maîtrise plus que nous l’agenda.

M. Bruno Questel. Je salue, moi aussi, la qualité du travail réalisé et le climat exemplaire qui a présidé à nos travaux, grâce au président et au rapporteur. Je ne reprendrai pas les propositions qui ont été présentées et dont j’approuve la quasi-totalité, c’est-à-dire celles du rapporteur. Je serai plus réservé pour ce qui concerne celles du président mais il n’en sera pas surpris.

À la suite de l’audition de la présidente et du vice-président de l’association anticorruption Anticor, j’ai écrit au président et au rapporteur de cette commission d’enquête. M. Marleix a raison, Anticor est un outil essentiel de la démocratie, de la transparence mais je suis ennuyé que ses dirigeants n’aient pas voulu répondre à une question précise que je leur ai posée lors de leur audition et que M. le rapporteur a reprise dans un courrier qu’il leur a adressé : Anticor reçoit-il, directement ou indirectement, en particulier par le biais de l’aide juridictionnelle, de l’argent public ? Je regrette que cette association, toujours prompte à donner des leçons de morale, d’éthique, de bonne conduite dans le fonctionnement de notre démocratie, ait gardé le silence face à une question qui ne me semblait pas si compliquée.

Mme Naïma Moutchou. J’ai participé avec plaisir aux travaux de la commission dont chacun aura salué la qualité des échanges et l’atmosphère puisque les quelques tensions qui ont pu survenir ont été aplanies avec subtilité. En revanche, contrairement au président, les personnes auditionnées m’ont semblé jouer le jeu et j’ai été agréablement surprise par leur liberté de ton et de parole qui contrastait avec la réserve et la retenue auxquelles nous avait habitués le corps de la magistrature.

Sur le fond, je salue la qualité du rapport qui n’a éludé aucune des questions posées, y compris celles relatives aux enquêtes en cours portées à notre connaissance et qui ont pu être fortement médiatisées. Loin de se cantonner à un catalogue des constats que nous connaissons tous, il contient des propositions concrètes. J’approuve l’intégralité des propositions, jusqu’à celles concernant l’anonymat sur les réseaux sociaux même si ce sujet n’était pas au cœur des préoccupations de la commission. J’espère que nous pourrons en débattre.

Si nous voulons renforcer l’indépendance de la justice, il faudra concrétiser de nombreuses propositions, y compris certaines formulées dans le « rapport bis », même si je ne les approuve pas toutes, pour les mêmes raisons que celles exposées par le rapporteur.

Deux axes au moins, prioritaires, me paraissent devoir retenir notre attention : la question budgétaire et le renforcement des droits de la défense. Sur le premier point, tout le monde est d’accord : il faut augmenter les moyens de la justice. Mais ce qui est en jeu, et qui a été débattu lors des auditions, est aussi la modification de la maquette budgétaire de la justice judiciaire, qui va de pair avec l’autonomisation des juridictions. De ce point de vue, nous franchirions une étape importante en faisant progresser la simplification des procédures et la concertation avec les acteurs directement concernés. Quant au renforcement des droits de la défense, il s’agit d’une évidence.

Je remercie le rapporteur d’avoir inclus dans son rapport la question des fadettes et du secret professionnel des avocats, d’une part, et celle des enquêtes préliminaires, d’autre part – deux sujets qui me tiennent particulièrement à cœur et que j’ai intégrés à mon propre rapport remis la semaine dernière au ministre de la Justice dans le cadre de la mission Perben sur l’avenir de la profession d’avocat. Ils sont essentiels à l’indépendance de la justice comme à une profession en souffrance. Quant au véhicule législatif qu’emprunteront les mesures à prendre, monsieur Nadot, je suis rapporteure du texte sur le parquet européen et le rapporteur de la commission d’enquête en sera responsable pour notre groupe : nous sommes directement impliqués. Peut-être Didier Paris ajoutera-t-il un mot à ce propos.

En ce qui concerne la suspension des enquêtes préliminaires en période électorale, je suis d’accord avec le rapporteur : le débat est important et légitime, mais le sujet est très délicat ; il pose des problèmes de constitutionnalité eu égard à l’égal accès à la justice des victimes ayant porté plainte. Je n’y suis donc pas favorable.

J’espère que le rapport ne restera pas dans un tiroir ; je serai en tout cas aux côtés du rapporteur et – en ce qui concerne nos points de convergence – du président pour défendre les mesures nécessaires.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci à toutes et à tous. Le premier des groupes parlementaires qui fera inscrire l’examen du rapport à l’ordre du jour d’une semaine de contrôle aura gagné ! Je demanderai en tout cas à mon groupe que nos travaux fassent l’objet d’un débat dans l’hémicycle. Mais il nous faudra être très patients : la prochaine semaine de contrôle n’aura pas lieu avant novembre du fait de la période budgétaire.

À ce propos, je vous attendrai au tournant lors de l’examen de la loi de finances, quand il s’agira de renforcer les moyens budgétaires de la justice ! Les membres de la commission des lois savent combien je peux être casse-pieds en abordant le détail des missions. Ainsi, j’avais interpellé Mme Nicole Belloubet à propos de l’impossibilité de parler du budget de la justice en général alors que la mission « Justice » recouvre à la fois les crédits de la justice judiciaire et ceux de l’administration pénitentiaire. Cela va dans le sens de notre proposition de scinder ces deux volets pour plus de clarté. Je compte donc sur votre vigilance à cet égard.

Je vous alerte en particulier sur un point : dans le projet de loi de finances pour 2020, les crédits du programme 166, « Justice judiciaire », n’augmentent que de 0,32 % ; ceux alloués à l’action « Conduite de la politique pénale » sont même en baisse. En effet, les crédits économisés notamment sur la plateforme d’interception judiciaire, la PNIJ, n’ont pas été réaffectés à cette action.

Ce sont de petits détails, mais les étudier de près permet d’engager la discussion avec le ministre. Pour ce faire, vous pourrez vous appuyer sur notre audition du sous-directeur de la huitième sous-direction de la direction du budget : à la question de savoir si les crédits programmés pour la construction d’une prison pouvaient être redéployés dans le cas où le projet aurait pris du retard, il m’a répondu que, si le principe de sincérité budgétaire interdit d’inscrire des crédits dont on sait qu’ils ne seront pas consommés pour les réaffecter ensuite, rien n’empêche de procéder à un redéploiement en loi de finances : c’est une décision politique. Ne nous laissons donc pas avoir par le discours technocratique qui justifie une baisse de crédits par le report à l’année suivante de la réalisation d’un projet, et n’oublions pas le principe de fongibilité prévu par la loi organique relative aux lois de finances, y compris entre les crédits d’investissement et les crédits de fonctionnement.

Le débat budgétaire est le prochain que nous aurons à propos de la justice. Le Gouvernement a fait des annonces : très bien ; voyons ce qu’il en sera dans le projet annuel de performances pour 2021.

M. Didier Paris, rapporteur. Merci à tous de vos propos concernant mon rapport, issu de nos discussions par-delà les divergences d’analyse, voire les oppositions politiques, qui sont normales. Ainsi, concernant l’association de citoyens au CSM, cher Vincent Bru, si je tourne un peu autour du pot plutôt que d’émettre une proposition formelle, c’est parce qu’à mes yeux ce serait sortir du champ de nos travaux ; mais on aurait pu formuler cinquante autres propositions.

S’agissant d’Anticor, à laquelle je consacre un encadré, Bruno Questel a déjà répondu. Je partage le point de vue d’Olivier Marleix : il est heureux que cette association soit l’une des trois structures autorisées à se constituer partie civile dans les affaires de corruption. Il y a eu une situation délicate, conduisant à un dessaisissement. Mais la question est plutôt ce qui s’est passé au sein même de la commission d’enquête : comme rapporteur, j’ai écrit à Anticor, qui m’a répondu que nos travaux portaient sur l’indépendance de la justice et non sur Anticor – en somme, « circulez, il n’y a rien à voir, nous n’avons pas à vous dire qui sont nos financeurs, si nous touchons l’aide juridictionnelle, etc. » L’échange de courriers est à votre disposition. Or l’une des trois structures nationales agréées en vue de l’exercice des droits de la partie civile ne devrait-elle pas faire preuve de transparence ? Je me suis cependant contenté de sa réponse, sans faire usage de la possibilité qui m’était offerte de demander expressément les pièces sous peine de me rendre sur place moi-même. Il n’était d’ailleurs pas totalement faux de dire que notre enquête ne portait pas sur Anticor ; mais cette réponse donne une coloration particulière à la discussion. Relisez mes observations, cher collègue : elles sont très mesurées, presque exclusivement factuelles.

M. Olivier Marleix. Ce point pourrait faire l’objet d’un petit débat de droit. Le rôle d’une commission d’enquête, l’un des moyens de contrôle dévolus au Parlement, est d’enquêter sur l’exécutif et sur les pouvoirs publics en général. Je doute que cela l’autorise à porter atteinte à la liberté d’association. De même, je doute que le pouvoir de contrôle sur pièces et sur place du rapporteur lui permette de se rendre chez des acteurs privés – pourquoi pas des citoyens, si l’on va par là ? Le statut des associations loi 1901 n’est pas sans valeur dans notre droit. De ce fait, les observations du rapporteur pourraient sembler un peu limite – à quelle page figurent-elles, d’ailleurs ?

M. Didier Paris, rapporteur. Page 121. Le point en question, je l’ai vérifié, et je suis d’accord avec vous : j’ai écrit à Anticor pour demander des éléments, libre à l’association de nous en fournir ou non ; elle a refusé. J’inscris ce refus dans le rapport.

M. Bruno Questel. Je précise que ma motivation est uniquement liée à l’agrément dont bénéficie l’association et aux conséquences qui en découlent.

Mme Cécile Untermaier. La question posée concernait un conflit d’intérêts, c’est-à-dire non pas une remise en question générale de l’association, mais l’analyse d’un cas particulier, dans une situation particulière ; nous aurions dû le préciser.

S’agissant d’Anticor comme d’une autre association rendant des services d’intérêt général, l’enjeu est l’agrément, et l’indépendance dans ce cadre. J’aurais aimé que nous fassions état de la fragilité du système qui permet de couper facilement les vivres à une association.

M. Didier Paris, rapporteur. J’en prends acte. J’avais parfaitement conscience du cadre juridique contraint dans lequel nous opérions, je l’ai vérifié ; la question soulevée par Bruno Questel me paraît proportionnée au but recherché, s’agissant du fonctionnement de l’association eu égard à son agrément national. Anticor n’a pas voulu répondre ; je le dis, je n’en tire pas d’autre conséquence et ne formule aucune recommandation à ce sujet.

Quant à la suite de nos travaux, Sébastien Nadot a raison de s’en préoccuper – de très nombreux rapports contiennent des préconisations qui ne sont jamais suivies d’effet… Pour notre part, nous constatons et révélons avant de préconiser. D’ailleurs, on aurait tout à fait pu concevoir une commission d’enquête ne débouchant sur aucune préconisation. Mais nous avons tous été d’accord pour en formuler, afin de faire avancer les choses et d’exercer pleinement notre rôle de parlementaires, comme l’ont dit Vincent Bru ou Olivier Marleix.

La suite est un combat : il nous reste relativement peu de temps avant la fin du quinquennat. Le ministre de la Justice lui-même en a pris assez violemment conscience… Ne vous inquiétez pas : je mènerai la discussion avec l’exécutif sur le fondement du rapport, en tant que membre du groupe majoritaire. Certains débats sont déjà sur la place publique ; j’aimerais les faire progresser. S’il faut sans doute oublier la vaste réforme constitutionnelle que nous avions prévue, une refonte sur ces points précis semble plus concevable, y compris vis-à-vis du Sénat.

Quant à la dimension budgétaire, Ugo Bernalicis a raison : comme en amour, il n’y a que les preuves qui comptent ! Nous verrons donc quelles preuves d’amour nous seront données au prochain exercice budgétaire. Cela dit, je crois avoir suffisamment démontré que, si le montant du budget est un élément indispensable, ce n’est pas le seul : l’autonomie des juridictions, sur laquelle Naïma Moutchou a insisté à juste titre, fait gravement défaut. Tous les présidents de juridiction ou les procureurs que nous rencontrons nous le disent : ils se sentent infantilisés, privés de tout pouvoir, et demandent à pouvoir redéfinir les priorités. Voilà pourquoi il faudrait revoir l’ensemble de l’organisation budgétaire.

S’y ajoutent bien d’autres points, dont l’insécurité générale dans le pays et la mise en œuvre par le ministère, jusqu’au dernier kilomètre, des décisions permettant de la combattre. Ils occuperont les discussions entre les groupes parlementaires et l’exécutif.

J’espère en tout cas, vu l’intérêt des médias pour le sujet qui nous occupe, que la pression médiatique aura, pour une fois, une conséquence positive : inciter à l’action.

M. le président Ugo Bernalicis. Je rappelle qu’en adoptant le rapport nous permettrons sa publication à l’issue d’un délai de cinq jours, l’Assemblée, constituée en comité secret, pouvant décider d’en censurer tout ou partie à la suite d’une demande intervenue dans ce délai – même si, en pratique, la majorité évite plutôt d’emblée d’adopter un rapport quand elle n’en souhaite pas la publication…

La commission denquête adopte le rapport à l’unanimité.

 

 


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   Synthèse des propositions

I. Au-delà de sa reconnaissance, lindépendance de la justice doit voir
ses garanties renforcées

Proposition n° 1 : Aligner le mode de nomination et le régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège.

Proposition n° 2 : Fixer une durée maximum (pouvant correspondre à l’accession au 1er grade, soit une dizaine d’années) au-delà de laquelle les magistrats devront choisir de poursuivre leur carrière dans les fonctions du siège ou celles du parquet.

Proposition n° 3 : Inscrire dans la Constitution que tout magistrat doit pouvoir saisir le CSM s’il estime que son indépendance ou son impartialité est mise en cause.

Proposition n° 4 : Inscrire dans la Constitution que le CSM peut se saisir, d’office, de toute question relative à l’indépendance de l’autorité judiciaire.

Proposition n° 5 : Prévoir que le ministre de la Justice puisse mettre, temporairement, à disposition du CSM, sur sa demande, des membres de l’inspection générale de la justice.

Proposition n° 6 : Instaurer pour les magistrats administratifs une prestation de serment dans les mêmes conditions et termes que les magistrats de l’ordre judiciaire.

Proposition n° 7 : Instaurer le port de la robe pour les magistrats administratifs dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles.

Proposition n° 8 : Procéder, rapidement, à la réforme constitutionnelle prévue en 2019, visant à substituer la cour d’appel de Paris à la Cour de justice de la République pour connaître des seuls actes accomplis par des ministres dans l’exercice de leurs fonctions, à l’exception des actes détachables.

Proposition n° 9 : Compléter les rubriques de la déclaration d’intérêts que doit remplir le magistrat judiciaire sur le modèle de la déclaration d’intérêts du magistrat administratif afin de prévoir l’obligation de déclarer les fonctions bénévoles susceptibles de faire naître un conflit d’intérêts et les fonctions et mandats électifs exercés par son conjoint, son partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou son concubin.

Proposition n° 10 : Supprimer la possibilité de déléguer la conduite de l’entretien de déontologie.

Proposition n° 11 : Prévoir un nouveau cas d’irrecevabilité pour les plaintes déposées par les justiciables devant le CSM, qui viseraient, après l’audience de jugement, un juge pour un motif d’impartialité, dès lors que le plaignant n’a pas fait valoir son droit de récusation et qu’il connaît la composition de la formation de jugement et les motifs de sa saisine.

Proposition n° 12 : Compléter le serment du magistrat pour prévoir qu’il se conduise comme « un magistrat indépendant, impartial, digne et loyal ».

II. Lautorité judiciaire doit disposer de moyens adaptés pour son fonctionnement et pour les enquêtes quelle dirige

Proposition n° 13 : Poursuivre la trajectoire d’augmentation des moyens alloués à la justice.

Proposition n° 14 : Modifier la maquette budgétaire de l’actuelle mission Justice afin de créer une mission consacrée uniquement à la justice judiciaire.

Proposition n° 15 : Instaurer un « dialogue de décision » entre l’administration centrale et les conférences de chefs de cour et de juridiction sur les orientations budgétaires retenus par le Gouvernement.

Proposition n° 16 : Soumettre pour avis l’avant-projet de budget de la justice au Conseil supérieur de la magistrature.

Proposition n° 17 : Revenir à un système où chaque cour d’appel est un budget opérationnel de programme, tout en poursuivant l’objectif de faire coïncider les ressorts des cours d’appel avec les régions administratives.

Proposition n° 18 : Poursuivre la modernisation du dialogue de gestion entre la direction des services judiciaires et les chefs de cours afin de laisser à ces derniers une marge d’action plus importante.

Proposition n° 19 : Approfondir la formation budgétaire des auditeurs de justice et des magistrats en formation continue.

Proposition n° 20 : Limiter les mécanismes de régulation budgétaire afin d’accroître l’autonomie des chefs de cour dans la gestion des crédits qui leur sont alloués.

Proposition n° 21 : Mettre en place une comptabilité analytique au sein du ministère de la Justice.

Proposition n° 22 : Renforcer les pouvoirs de gestion des directeurs de greffe.

III. Laffermissement de lindépendance de la justice suppose
une plus grande transparence

Proposition n° 23 : Reprendre la pratique, introduite par la loi du 25 juillet 2013, du rapport annuel du gouvernement dressant le bilan de la politique pénale et organiser, à cette occasion, lors des semaines de contrôle de l’Assemblée nationale, un débat sur les grandes orientations de la justice.

Proposition n° 24 : Dans le cadre de la remontée de l’information prévue aux fins de la conduite de la politique pénale par le ministre de la Justice, inscrire dans la loi les critères de signalement des procédures ainsi que le contenu des informations pouvant faire l’objet d’une transmission.

Proposition n° 25 : Prévoir que les demandes d’information émanant du garde des Sceaux ou de son cabinet soient motivées.

Proposition n° 26 : Créer un groupe de travail chargé de déterminer les voies et moyens de prévenir les situations de conflit d’intérêts lors de la transmission d’informations relatives aux procédures aux ministres chargés de la justice et de l’intérieur.

Proposition  27 : Créer un groupe de travail ou une mission, chargé de réfléchir à la façon d’améliorer les relations entre le parquet national financier et les parquets locaux, qui pourrait passer par la création de procureurs délégués dans les cours d’appel, à l’instar de ce qui existe pour le parquet national antiterroriste, ou, à défaut par une meilleure information du parquet national à l’égard du parquet dans le ressort duquel l’infraction a été commise.

Proposition n° 28 : Prévoir, à l’instar des interceptions téléphoniques et électroniques, un cadre procédural spécifique aux relevés d’appels téléphoniques, garantissant les libertés individuelles et le secret professionnel.

Proposition n° 29 : Procéder à la création d’un « juge de la mise en état de l’enquête pénale », ayant seul le pouvoir d’autoriser le procureur de la République à poursuivre une enquête préliminaire au-delà d’un certain délai, les dispositions relatives au contradictoire de l’article 77-2 du CPP étant par ailleurs applicables.

Proposition n° 30 : Prévoir une mission complémentaire d’approfondissement et d’étude d’impact de cette nouvelle entité judiciaire de contrôle.

Proposition  31 : Prévoir des rendez-vous périodiques durant les enquêtes préliminaires entre les victimes et le procureur de la République.

Proposition n° 32 : Prévoir la motivation des ordonnances de mise en examen par le juge d’instruction, celles-ci étant, par ailleurs, susceptibles de publicité.

Proposition n° 33 : Inscrire dans le code de procédure pénale que le droit à l’information constitue un impératif prépondérant d’intérêt public, en précisant que celui-ci doit être strictement nécessaire et proportionnée au but poursuivi.

Proposition n° 34 : Inscrire à l’article 11 du code de procédure pénale les intérêts publics et privés qui doivent faire l’objet d’une protection :

– l’autorité et l’impartialité de la justice ;

– l’effectivité de l’enquête pénale ;

– la protection des personnes ;

– le droit de toute personne à la présomption d’innocence ;

– le droit de toute personne à la protection de la vie privée ;

– le droit de toute personne à la dignité.

Proposition n° 35 : Renforcer la répression des violations du nouvel article 11 du code de procédure pénale en la portant à trois ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende.

Proposition n° 36 : Fixer la peine encourue en cas de transmission de pièces du dossier par des parties à des tiers (article 114-1 du code de procédure pénale) ou de publication illégale de pièces (article 38 de la loi 1881) au même niveau que celle de la violation du secret de l’enquête et de l’instruction.

Proposition n° 37 : Améliorer la sensibilité des magistrats à la relation à la presse et approfondir les enseignements de media-training à destination des magistrats, en formation initiale comme en formation continue.

Proposition n° 38 : Instaurer dans les juridictions les plus importantes un poste de magistrat du parquet chargé de la communication et des relations avec la presse.

Proposition n° 39 : Initier une réflexion au sujet de l’anonymat sur les réseaux sociaux.

Proposition n° 40 : Augmenter le nombre de places offertes aux deuxième et troisième concours, au concours complémentaire ainsi que qu’à la nomination directe comme auditeur de justice ou l’intégration directe dans le corps judiciaire.

Proposition n° 41 : Renforcer les conseils de juridiction.

 

 

 


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   Contributions

 

I.   Contribution présentée par MM. Olivier Marleix, Antoine Savignat et Ian Boucard, au nom du groupe Les Républicains

I - Les auditions menées dans le cadre de la Commission d’enquête ont jeté une lumière inquiétante sur le traitement à proprement parler exorbitant, innovant et sur mesure, réservé à François Fillon parce qu’il était candidat à l’élection présidentielle.

La Procureure nationale financière, Mme Eliane Houlette, réfutant avoir subi des « pressions politiques », a toutefois dénoncé des pressions anormales de sa hiérarchie, pointant notamment de très nombreuses demandes de remontées d’informations de sa hiérarchie, en l’occurrence Mme la Procureure générale de Paris.

Lors de son audition le 10 juin 2020, Mme Houlette, énumère «  des demandes de transmission rapide sur les derniers actes d’investigation, des demandes de transmission des premiers éléments sur les actes de la veille, avant onze heures, des demandes de précisions, sur les perquisitions en cours, sur les réquisitions supplétives, des demandes de chronologie générale – et tout cela à deux ou trois jours d’intervalle -, des demandes  d’éléments sur les auditions, des notes des conseils mis en cause, etc. Les rapports que j’ai adressés étaient circonstanciés, l’un d’eux faisait dix pages !  (…) S’exerçait sur nous un contrôle très étroit et une pression très lourde. (…) Pourquoi ce luxe de précisions ? Dans les très nombreuses demandes qui m’ont été faites, une seule était accompagnée d’une demande de la direction des affaires criminelles concernant une actualisation du dossier. Toutes les autres demandes étaient ressenties comme une énorme pression ».  

Au final, même si Mme Houlette s’est défendue d’avoir connu des pressions politiques directes, on ne peut que se faire l’écho de ses propres interrogations, exprimées de façon générale, sur « ce droit de regard du procureur général sur l’action publique à travers des affaires particulières ». « Comment l’interpréter ? Agit-il pour lui ou pour quelqu’un d’autre ? Ce contrôle de l’action publique laisse la possibilité d’une intervention dont la profondeur des motivations est inconnue, et cela nuit véritablement à l’indépendance ».

Or, lors de son audition devant la Commission le 2 juillet 2020, Mme la Procureure générale de Paris, Catherine Champrenault, interrogée sur les remontées d’informations qu’il lui est reproché d’avoir sollicitées de façon excessive, a déclaré n’avoir effectué que « quatre demandes d’information du parquet général et une proposition d’assistance. La plupart des remontées étaient donc spontanées. »

Entendue par le CSM saisi par le Président de la République Mme Houlette a confirmé les propos qu’elle avait tenus devant notre Commission évoquant des demandes multiples : elle a en effet dénombré lors de cette audition « quatre rapports complets, formels et circonstanciés » auxquels se sont ajoutés dix-sept « rapports par messagerie électronique et des synthèses d’audition, à la demande expresse du parquet général ». Mme Houlette a donc relevé 21 remontées d’informations qui n’étaient pas spontanées mais demandées par le parquet général. A ces demandes s’ajoutaient « des demandes orales et des réunions hebdomadaires ».

Il est plus que surprenant que deux magistrates occupant deux des postes parmi les plus importants et les plus prestigieux dans la magistrature française, puissent ainsi, dans une affaire aussi sensible, livrer à une Commission d’enquête de l’Assemblée nationale, sous serment, des versions qui se contredisent directement : 4 pour l’une, 21 pour l’autre.

En outre, les justifications avancées par Mme Champrenault aux remontées d’information du parquet général à la DACG ont évolué. Celle-ci a d’abord affirmé que ces remontées d’information étaient conformes aux critères définis par la circulaire du 31 janvier 2014. Toutefois, Mme Champrenault indiquait ensuite en audition qu’il s’agissait pour la « chancellerie de savoir si les faits à l’égard de M. Fillon tenaient ou non ». Elle avançait également, sans certitude, qu’« en ce qui concerne les deux demandes adressées de manière un peu comminatoire, j’imagine que la garde des Sceaux devait se rendre à l’Assemblée ou au Sénat et envisageait de répondre à des questions, écrites ou orales ». Or, aucune question au sujet de la procédure en cours n’a été posée à l’Assemblée nationale ou au Sénat à Monsieur Jean-Jacques Urvoas, alors Garde des Sceaux, aux dates indiquées par Madame Catherine Champrenault.

Conformément au III. de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les députés du groupe Les républicains demandent au Président de la commission d’enquête de signaler ces faits au Procureur de la République de Paris comme possiblement constitutifs d’un parjure.

La qualification pénale retenue par le Parquet national financier s’agissant des faits reprochés aux époux Fillon révèle une deuxième innovation dont le candidat à l’élection présidentielle a eu l’étrange « bénéfice ». 

Ainsi que l’a reconnu Mme la Procureure générale de Paris lors de son audition du 2 juillet, les enquêtes ouvertes dans des affaires présumées d’emploi fictifs l’étaient jusque-là sous la qualification d’abus de confiance. C’est donc la première fois qu’une telle affaire était traitée sous la qualification de détournement de fonds publics.

Le 15 décembre 2016 (un mois et 10 jours donc avant l’ouverture de l’enquête sur M. Fillon), le parquet de Paris avait ouvert une enquête préliminaire sur les présumés emplois fictifs du Front national pour abus de confiance. Les mises en examen prononcées le 30 juin 2017 le sont pour abus de confiance. Il faudra attendre le 12 octobre 2018 pour que les mises en examen soient requalifiées en détournement de fonds publics.

Dans le cas des emplois fictifs présumés du Modem, une enquête a été ouverte par le parquet de Paris le 22 mars 2017 (un mois après l’enquête sur M. Fillon) en revenant à la qualification « habituelle » d’abus de confiance. L’information judiciaire ouverte le 20 juillet le sera aussi sur cette même qualification. Il faudra attendre la mise en examen de François Bayrou en décembre 2019 pour que la qualification de détournement de fonds publics soit à son tour retenue.

 Outre son aspect particulièrement infamant, incontestablement plus médiatique, la qualification retenue a aussi eu notamment pour effet d’écarter la compétence du Procureur de la République de Paris au profit du PNF.

Le choix du premier juge d’instruction par le Président du Tribunal de grande instance de Paris marque une « troisième exception » dans le traitement réservé au candidat Fillon.

Lors de son audition, M. Van Ruymbeke, alors premier vice-président chargé de l’instruction a confirmé que le Président Jean-Michel Hayat, contrairement à l’usage, avait choisi seul, comme il en avait le droit, les magistrats instructeurs, sans consulter ni le doyen des juges d’instruction, ni lui-même, premier vice-président chargé de l’instruction. « Pour l’anecdote, j’ai appris la nouvelle aux informations, le vendredi soir, et je n’y ai pas cru, persuadé que j’aurais été mis au courant. J’ai appelé la première vice-présidente, qui m’a confirmé la nouvelle. »

M. Jean-Michel Hayat, Premier Président de la Cour d’Appel de Paris, auditionné admet avoir choisi seul. Il semble que ce soit en réalité le premier dossier dans lequel il ait usé de cette prérogative.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les explications du Président Hayat, s’efforçant de justifier pourquoi il avait retenu le juge Tournaire, déjà en charge de nombreux dossiers concernant le même parti politique, plutôt que le juge van Ruymbeke ont été pour le moins laborieuses, à tel point qu’elles ont dû faire l’objet d’une rectification de sa part. Fait étonnant et plus que regrettable pour une audition sous serment minutieusement préparée par une si haute personnalité de la magistrature. Au terme de ces explications, le Président Hayat n’a d’ailleurs finalement fourni aucune explication quant au choix personnel qu’il avait opéré. Si le Président Hayat, a effectivement adressé un rectificatif à notre commission, force est de constater que ce rectificatif n’était pas spontané (le Président Hayat avait été mis face à ses contradictions par un journaliste du journal Le Point) et laisse au final sans réponse l’une des principales questions qui avait été posée lors de son audition par notre commission. De fait, le Président Hayat n’a semble-t-il pas dit la vérité lorsqu’il a affirmé sous serment qu’à ce moment-là « il y avait beaucoup de dossiers relatifs à des personnes de la même appartenance politique au cabinet de Monsieur Renaud Van Ruymbeke notamment les dossiers Balkany qui ont été violents ». Lesquels ?

Conformément au III. de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les députés du groupe Les républicains demandent au Président de la commission d’enquête de signaler ces faits au Procureur de la République de Paris comme possiblement constitutifs d’un parjure.

II - Si l’indépendance de la justice, condition indispensable d’un État de droit, est une exigence démocratique forte, la commission d’enquête a permis de mettre en exergue, mais aussi de lever certaines suspicions sur l’instrumentalisation politique de cette dernière.  Persiste tout de même la question de l’indépendance des magistrats, principe affirmé, consacré par la Constitution de la Ve République, mais souvent mis à mal en pratique comme les auditions ont pu le révéler.

Pour lever ces suspicions, garantir une meilleure indépendance mais aussi redonner de la confiance en notre système judiciaire, des clarifications et améliorations sont souhaitables, raison de la contribution que le Groupe Les Républicains souhaite apporter au rapport établi à l’issue des travaux de la Commission d’Enquête.

Préalablement, certaines des préconisations formulées par le rapporteur appellent des observations quant à leur bienfondé ou leur opportunité.

La proposition numéro 11 sur l’irrecevabilité de l’évocation de l’impartialité en cause d’appel ne saurait être retenue. Elle aurait pour conséquence de ne pas permettre au justiciable de faire état d’un comportement inadapté du juge a posteriori alors qu’initialement rien de laissait penser qu’il était envisageable.

Priver ainsi le justiciable d’un moyen de défense ne saurait être admis, tout comme, faire peser une présomption sur le magistrat chargé du dossier, a priori.

La proposition numéro 17, tendant à diviser le nombre de Cour d’Appel par deux est sans rapport avec le sujet intéressant la Commission d’enquête et l’indépendance de la justice.

Outre le fait d’éloigner encore plus le justiciable des juridictions, elle aurait pour conséquence de rallonger de manière inacceptable les délais de prise de décision, décourageant ainsi d’autant le justiciable du recours légitime dont il dispose aujourd’hui.

La proposition numéro 23 relative au rapport annuel et au débat devant l’Assemblée nationale a toute sa raison d’être et devra être complétée par un débat au niveau départemental comme nous le proposerons ci-après.

La proposition numéro 39 sur l’anonymat sur les réseaux sociaux n’a aucune raison d’être dans le présent rapport, le lien avec la nécessaire exigence d’indépendance de la justice n’étant pas établi.

Le Groupe les Républicains entend insister sur les moyens à mettre en œuvre pour garantir l’effectivité du principe à valeur constitutionnelle et présupposé indispensable au fonctionnement d’une démocratie qu’est l’indépendance de la Justice.

Aujourd’hui, l’indépendance des magistrats du siège est avant tout garantie par la spécificité de leur statut. Agents publics, ils ne sont pas fonctionnaires et ne sont par conséquent pas soumis à l’autorité hiérarchique d’un ministre. Inamovibles, leurs décisions ne peuvent être contestées que dans le cadre de l’exercice des voies de recours. La gestion de leur carrière est assurée par une autorité constitutionnelle, le Conseil supérieur de la magistrature.

Mais le pouvoir exécutif s’immisce chaque jour un peu plus dans le fonctionnement de la justice, portant par la même atteinte à son indépendance.

Ainsi, la formation des juges, la gestion de leurs carrières ou encore la composition du Conseil supérieur de la Magistrature sont autant d’éléments soumis à l’appréciation de l’exécutif et autant de raison de douter de la réalité de l’indépendance de la justice.

Une séparation plus stricte des pouvoirs est nécessaire, pour garantir l’effectivité de la séparation entre l’exécutif et la justice et redonner légitimité et confiance absolue en cette dernière.

Ainsi, et pour la distinguer sans conteste des autres pouvoirs régaliens, un mode de désignation particulier du ministre de la Justice garde des Sceaux, doit être instauré.

Désignation du ministre de la Justice :

Sur proposition du Premier ministre, le ministre de la Justice devrait être nommé par le Président de la République après avis conforme à la majorité des 3/5èmes des commissions parlementaires compétentes.

Le ministre de la Justice ne serait alors plus un politique membre de l’exécutif mais une personnalité unanimement reconnue pour ses compétences et son indépendance.

L’avis conforme des commissions parlementaires lui apportant la reconnaissance de ces qualités par la représentation nationale et le légitimant d’autant dans la mission de garant de l’indépendance qui est la sienne.

Mais la confiance passe aussi par la transparence et si comme le suggère le rapporteur dans sa proposition 23 un rapport et un débat annuel à l’Assemblée Nationale sur l’activité judiciaire est une bonne chose, permettre à chacun de nos concitoyens d’appréhender la réalité et l’effectivité de cette activité semble aussi nécessaire dans cette quête de regain de confiance en notre système.

Mise en place d’un débat départemental :

Le protocole et la solennité des audiences de rentrée ne sauraient suffire au besoin de savoir et de comprendre de chacun de nos concitoyens.

Rendre la Justice au nom du peuple français implique un peu de pédagogie et beaucoup de transparence.

Nous proposons qu’une fois par an, soient tirés au sort, sur les listes électorales, un certain nombre de citoyens pour participer à un débat organisé dans le ressort de chaque tribunal judiciaire au cours duquel après avoir entendu les rapports d’activités du chef de juridiction et du procureur de la République, chacun pourra les interpeller sur ses légitimes interrogations, craintes et autres observations que le fonctionnement du système judiciaire pourrait faire naître en eux.

Il sera ainsi possible de rétablir la confiance par plus de proximité, de transparence et de pédagogie en laissant à chacun la possibilité de s’exprimer.

Réaffirmer et renforcer l’indépendance nécessaire de la justice passe aussi par une clarification des rôles.

Les magistrats sont à la fois le siège et le Parquet et l’absence de frontière hermétique entre ces deux fonctions rend illisible et engendre la suspicion en terme d’indépendance.

En effet, s’il ne saurait être discuté que le magistrat du siège doit jouir de la plus totale indépendance dans l’exercice de ses fonctions, celle du Parquet est plus relative.

Il appartient au ministre de la justice de conduire “la politique d’action publique déterminée par le Gouvernement” (art. 30 Code de procédure pénale).

La politique pénale fait partie de la politique d’ensemble nécessaire et déterminée par le gouvernement. Le garde des Sceaux dispose donc d’un pouvoir d’intervention. 

Les travaux de la commission ont permis de mettre en relief l’immense ambigüité qui existe entre siège et parquet et ce d’autant que les carrières sont liées et qu’indifféremment un magistrat peut être juge ou procureur.

Séparation des carrières

Il convient donc, afin de mieux garantir l’indépendance de la Justice de distinguer clairement la carrière de juge du siège de celle de procureur.

Les passerelles d’une fonction à l’autre ne doivent plus être possibles ou a minima encadrées par de strictes conditions de mobilité.

Ainsi sera garantie l’indépendance des juges du siège tant vis-à-vis du Parquet que du pouvoir exécutif.

Il est évident que cela ne pourra pas se faire sans une refonte en profondeur de la formation des magistrats.

La justice pour être totalement indépendante doit également disposer des moyens de son action et non être continuellement sous perfusion de l’État.

Demander, pour cause de crise, mais également à cause du manque flagrant de moyens, à des procureurs de revoir l’opportunité des poursuites engagées dans certaines affaires pour désengorger les tribunaux est une atteinte inadmissible à l’indispensable indépendance de la justice.

Le budget de la justice qui englobe celui de la pénitentiaire est illisible et le vase communicant qui existe entre la condamnation potentiellement prononcée et son exécution est une atteinte à la liberté du juge, lequel devra nécessairement tenir compte des capacités de l’administration pénitentiaire lorsqu’il sera amené à prononcer une condamnation.

Un budget de la justice isolé de celui de la pénitentiaire

Les Français ont besoin de savoir si leurs juges disposent des moyens de leur action, présupposé indispensable de leur indépendance.

C’est pourquoi nous demandons que le budget de la Justice soit distinct de celui de la pénitentiaire.

 

 

 


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II.   Contribution présentée par Mme Cécile Untermaier, au nom du groupe Socialistes et apparentés

La commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire nous a permis de mesurer une fois encore la puissance et la fragilité du système judiciaire français. Une fragilité qui s’explique d’abord par un budget très insuffisant dont l’augmentation ces dernières années, est sans effet lisible, par des procédures qui ne cessent de changer et de renforcer les prérogatives du Parquet et ses moyens d’enquête et enfin, par la médiatisation d’affaires politico-financières sur fond de soupçon d’intervention du pouvoir politique en place

Les recommandations proposées par le rapporteur sont largement partagées. Je ferai les observations suivantes : 

– Un budget à la hauteur des enjeux : L’indépendance de l’institution implique des moyens budgétaires suffisants. Il ne peut être question d’indépendance si le service public de la justice ne peut garantir un égal accès à tous, une défense facilement mobilisée, en particulier pour les plus modestes mais aussi les classes moyennes, des délais de jugement compatibles avec les attentes des justiciables et une qualité attendue d’expertise.

L’effort financier qui s’impose doit s’accompagner de plus de précisions dans l’analyse des flux des affaires traitées par les tribunaux et une responsabilité identifiée des juges comme de l’ensemble des professionnels de la justice.

Il revient enfin à la justice de s’organiser de manière autonome. Il n’appartient pas au garde des Sceaux, comme cela a été dénoncé dernièrement, de soumettre au cabinet du Premier ministre, qui plus est en toute discrétion avant les élections municipales, les choix de construction ou de transfert de compétences intéressant certains tribunaux.

– Limiter dans le temps lenquête préliminaire :

L’enquête préliminaire, prolongée de plus en plus souvent, traduit un attachement du Parquet à conserver l’entièreté du pouvoir alors que l’information judiciaire qui ouvre le contradictoire est de moins en moins fréquente. Un juge de lenquête doit être créé, à même de recueillir les demandes des parties et de décider de la prolongation dune enquête, passé un certain délai.

– Introduire les droits de la défense au cœur de lenquête préliminaire. Il est de plus en plus difficile d’admettre que le citoyen ne connaisse rien du dossier qui l’accuse. Il n’est pas tolérable que la décision de mesures d’instruction intrusives, « pour les besoins de l’enquête (ou de l’instruction) », attentatoires à la vie privée d’une des parties, et souvent à charge, ne puisse être conditionnée à un débat contradictoire.

– Encadrer dans le temps la phase de jugement. Des délais anormalement longs, de plusieurs années, confortent l’idée de pressions exercées par le pouvoir en place pour ne pas « faire sortir » les affaires.

– Respecter le secret de linstruction. Sa transgression régulière donne une image désastreuse dune justice qui ne maitrise pas ses dossiers et ne protège pas les justiciables. La Justice doit faire respecter le secret de l’instruction, enquêter systématiquement et s’exprimer tant dans la presse qu’auprès des parties, en cas de transgression.

– Préciser le statut juridique des « remontée dinformations » du Parquet général au garde des Sceaux. Ces remontées dinformation sont une nécessité politique. Le ministre de la Justice ne peut se contenter d’être informé par voie de presse. En revanche, lesdits documents doivent avoir un statut et un cheminement identifié jusqu’à leur destruction. Les conditions dans lesquelles ils sont transmis au garde des Sceaux et l’usage qu’il peut en faire, doivent être précisés.

– Réformer la nomination des membres du Parquet : il s’agit d’une institution hiérarchisée, qui place le Procureur sous l’autorité du Procureur général (PG) et le PG en lien hiérarchique avec le garde des Sceaux s’agissant de l’application de la politique pénale. Le Parquet est considéré affaibli par « une culture de soumission » à la chancellerie. Cette situation fait que beaucoup de professionnels et/ou de personnalités politiques considèrent que la séparation Parquet/Siège serait garante de l’indépendance de la justice.

La nomination des juges du siège et des magistrats du parquet doit évidemment obéir à la même règle procédurale de l’avis conforme émis par le Conseil supérieur de la magistrature. Cet avis doit être prononcé à l’issue de l’examen par le CSM de lensemble des candidatures potentielles ou exprimées et non sur les seules propositions qui seraient faites par le GDS. Le pouvoir disciplinaire exercé par le CSM doit l’être tant pour les membres du siège que ceux du parquet.

– Le CSM doit être revu dans sa composition, notamment sagissant de la surreprésentation de la hiérarchie judiciaire, ainsi que l’a fait valoir l’ancien juge Van Ruymbeke, lors de son audition.

– Enfin, la politique pénale définie par le Gouvernement, doit être présentée au parlement et faire l’objet d’un débat.

En conclusion de ces quelques observations, rappelons que ce sont essentiellement les affaires pénales politico-financières qui ont retenu l’attention de la commission d’enquête. Cela ne doit pas nous faire oublier que l’indépendance de la justice et son impartialité doivent être interrogées dans les affaires intéressant le quotidien des citoyens. L’impartialité objective et subjective du juge est questionnée avec les déclarations d’intérêt et les entretiens déontologiques obligatoires depuis 2016 et dont l’utilité n’est pas contestée. Sans doute, le citoyen demandera-t-il dans un proche avenir à mieux connaître son juge. Ces déclarations d’intérêt, actuellement non publiques, ne pourront pas rester longtemps dans la seule main de l’institution judiciaire. Et, c’est d’ailleurs dans un tel contexte de publicité des déclarations d’intérêt que la proposition n° 11 du rapporteur, de rendre irrecevables des plaintes déposées par les justiciables devant le CSM pour un motif d’impartialité, pourrait me semble-t-il prospérer. 

La justice commerciale, les prud’hommes, la justice des mineurs et la justice des pauvres dont parle Pierre Joxe doivent aussi être interrogées par ces préoccupations. La responsabilité du juge dont il a été peu question ici, comme l’exigence qui entoure son office dès lors qu’il est source de droit, sont indissociables de celles de l’indépendance et de l’impartialité qui nous ont préoccupés dans le cadre de cette enquête.

Il me reste à remercier le président Ugo Bernalicis et le rapporteur Didier Paris pour leur souci constant de partager une réflexion apaisée sur un sujet fortement médiatisé. Ce rapport d’enquête constitue une contribution solide à l’œuvre de justice.

Je n’oublie pas dans mes remerciements l’équipe des administratrices et administrateurs de l’Assemblée nationale et bien évidemment les personnes auditionnées qui ont nourri notre travail.

 


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III.   Contribution présentée par M. Ugo Bernalicis

La confiance des citoyens dans le service public de la Justice est essentielle à la pérennité du caractère républicain et démocratique de notre société. Or, la Justice n’apporte que peu de réponses à de nombreux justiciables en France et les professionnels de la Justice sont de plus en plus précarisés. Taxée de tous les maux, la Justice française souffre d’une lenteur pour être rendue et d’une complexité à l’égard du justiciable, qui nuit à son acceptation. Le parcours judiciaire est presque devenu inhumain, éloignant ainsi les justiciables d’une justice qui pourtant devrait leur être rendue. En renonçant à engager une procédure, ce sont bien les droits des citoyennes et des citoyens qui sont bafoués, et le pacte républicain et social qui est entamé. Or le rapport que les citoyennes et les citoyens entretiennent avec notre justice change au regard des enjeux contemporains : les citoyennes et les citoyens exigent de plus en plus la reconnaissance effective de leur droit mais réclament aussi lémergence de droits nouveaux par la voie judiciaire.

En ce sens, le vaste mouvement de protestation populaire des gilets jaunes a exprimé une revendication de justice sociale, reprochant notamment à la Justice un traitement différencié et inégalitaire en raison de l’origine sociale des justiciables. C’est ce que Jean de La Fontaine nous enseigne dans les animaux malades de la peste :

« Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».

Il est devenu urgent de réorganiser la Justice et nos institutions judiciaires. Pour le Président Ugo Bernalicis, la première pierre de cette réflexion doit être l’indépendance de la Justice. Comme le définit le Conseil constitutionnel dans sa décision de mars 2007, le principe d’indépendance de la Justice vise à garantir la possibilité de prendre des décisions à l’abri de toute instruction ou pression. Ni le législateur, ni le pouvoir exécutif, aucune autorité administrative, ni aucun individu ne peuvent empiéter sur les fonctions des juges.

Si cette commission d’enquête a pour but de mettre à plat le statut de la Justice en France, les termes choisis sont importants et s’inscrivent dans une vision politique : identifier les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, afin de la restaurer comme l’un des piliers de notre République.

Par « pouvoir judiciaire », il faut comprendre l’ensemble des missions remplies par la Justice et l’ensemble des personnes qui interviennent pour la rendre. Il ne faut pas le réduire ou focaliser seulement aux fonctions de magistrat, car ce serait en premier lieu oublier les justiciables, mais aussi les fonctionnaires des tribunaux, les avocats, les huissiers, … Il faut également prendre en compte dans cette réflexion le mouvement de privatisation de la Justice, à savoir le nombre croissant de personnes et entités non-étatiques qui y interviennent.

Par indépendance du pouvoir judiciaire, il faut l’entendre au sens le plus entier, tant constitutionnel, que budgétaire ou encore social. L’œuvre de justice ne peut s’accomplir de manière indépendante sans un contrôle effectif et démocratique. Indépendance ne veut pas dire autarcie, indépendance ne veut pas dire pour le bénéfice d’une minorité. Au contraire, l’indépendance de la Justice est une exigence démocratique, condition et conséquence de la séparation des pouvoirs et des équilibres démocratiques tout autant qu’elle permet une effectivité de l’égalité républicaine de toutes et tous. L’indépendance de la Justice est nécessaire pour que l’autorité judiciaire soit la gardienne de la liberté individuelle. Les décisions qu’elle rend se fondent sur les lois votées par les représentants du peuple et les principes fondamentaux inscrits dans notre constitution ou dans les traités internationaux ratifiés par la France.

Mais plus fondamentalement, la question de l’indépendance de la Justice est indissociable du rôle qui lui est assigné par les équilibres démocratiques. Ainsi, une tribune, publiée en décembre 2019 dans le journal le Monde, décrit intelligemment cet équilibre, consubstantiel à l’acte de juger : « Au centre des rythmes démocratiques, entre le peuple électeur (la loi votée), le peuple fondateur (les droits fondamentaux) et le peuple des citoyens plaideurs (la demande de justice) ».

À titre liminaire, il convient de regretter les manques de cette commission d’enquête, qui peuvent s’expliquer par le temps contraint des commissions d’enquête, mais aussi les équilibres politiques. Notre commission n’a entendu que peu de justiciables et est restée centrée sur certaines régions, n’illustrant donc que partiellement les inégalités territoriales dont souffre le service public de la Justice. Les aspects pénaux ont dominé nos échanges au détriment de la Justice civile, qui pourtant représente la majorité des saisines des tribunaux. Nous n’avons eu également aucun échange sur la privatisation de la Justice… Il est évident qu’un temps plus conséquent aurait été nécessaire pour étoffer nos réflexions et aborder l’ensemble des pans de la Justice française.

Ceci étant dit, le Président Ugo Bernalicis se satisfait d’avoir pu conduire à son terme cette commission d’enquête, dont la richesse des échanges qui ont été tenus aux cours des nombreuses auditions, mais aussi les polémiques qu’elle a suscitées ont permis faire prendre conscience à un cercle plus large que les personnes directement concernées par la justice, de l’urgence de s’interroger sur la place de la justice dans notre République.

Le groupe de la France insoumise porte depuis le début de cette mandature et bien au-delà avec l’Avenir en Commun, le programme présidentiel lors de la campagne de 2017, une véritable réflexion sur la Justice, qui ne peut être seule résumée dans cette contribution. Néanmoins, au regard des travaux effectués par cette commission d’enquête et sans revenir sur les constats posés par les personnes auditionnées et figurant dans le rapport, le Président Ugo Bernalicis souhaite développer succinctement un certain nombre de points.

I. Sortir de lambiguïté pour garantir une justice républicaine indépendante

I.A. Un pouvoir judiciaire indépendant, impartial et contrôlé

Aux termes de l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (DDHC), « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits nest pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, na point de Constitution ». La Constitution de la Vème République de 1958 n’évoque pas un pouvoir judiciaire, mais consacre son titre VIII à « lAutorité judiciaire » (aux articles 64 à 66-1). Mais, la Constitution marque en son article 64 une volonté de soumission hiérarchique de l’institution en proclamant que « le président de la République est garant de lindépendance de lautorité judiciaire ».

C’est une singularité de la France parmi les démocraties contemporaines, et c’est une entorse à la séparation des pouvoirs. L’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) et l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques imposent à l’autorité judiciaire d’être indépendante et impartiale. La combinaison de ces deux principes est une garantie indispensable de l’effectivité de la séparation des pouvoirs, mais aussi une garantie pour les justiciables.

 

Proposition FI n°1 : Modifier la Constitution afin dy inclure les notions suivantes. La Justice est rendue au nom du peuple. Le pouvoir de rendre la Justice est confié à des juges impartiaux, inamovibles, qui ne sont soumis quà la loi. Ce pouvoir judiciaire constitue un ordre autonome et indépendant de tout autre pouvoir.

Proposition FI n°2 : Modifier larticle 64 de la constitution pour supprimer la mention selon laquelle le président de la République est garant de lindépendance de lautorité judiciaire au profit du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

Proposition FI n°3 : Suppression de larticle 17 de la Constitution pour supprimer la grâce présidentielle, qui permet au Président de la République de supprimer ou de réduire la peine dun condamné. Les grâces ne doivent relever que de la loi.

Les auditions ont montré que la notion de contrôle de l’autorité judiciaire dans les décisions de justice par les autres pouvoirs constitués était résiduelle, la loi votée semblant être seule à même de limiter l’action du juge. Les débats parlementaires sont très souvent influencés par les évolutions de la jurisprudence lors de l’examen des textes législatifs, principalement dans un sens protecteur des libertés individuelles. Pour autant, il est vrai qu’aucun débat n’existe sur la jurisprudence prise au cours d’une année dans son ensemble et non sous le seul prisme des textes débattus. Un débat démocratique annuel sur la base des rapports d’activités effectués par les cours suprêmes de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif (Cour de cassation et Conseil d’État) pourrait être utile pour contrôler et rendre compte de l’application de la loi par les tribunaux.

La création d’un mécanisme de contrôle de l’activité judiciaire doit être également renforcé sur le modèle du contrôle de constitutionnalité. Ainsi, il peut être proposé que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui serait rénové comme exposé ultérieurement dans cette contribution, puisse être saisi par le président de la République, le ministre de la Justice, le président de l’Assemblée nationale ou du Sénat, par 60 sénateurs ou 60 députés. Le CSM ainsi saisi pourra mener une inspection visant à contrôler le fonctionnement de la justice, au regard des situations qui lui sont soumises. Il pourra ainsi formuler des recommandations, ou toute sanction disciplinaire, qu’il jugera utile. La saisine ne peut cependant pas intervenir dans le cadre d’une instance en cours.

 

Proposition FI n°4 : Tenir un débat annuel sur la jurisprudence dans les commissions permanentes de lAssemblée nationale et du Sénat sur la base des rapports dactivité de la Cour de cassation et du Conseil dÉtat. Le législateur pourra ainsi apprécier les évolutions jurisprudentielles devant être précisées ou non dans la loi.

Proposition FI n°5 : Création dune saisine du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), par le président de la République, le ministre de la justice, le président de lAssemblée nationale ou du Sénat, par 60 sénateurs ou 60 députés visant à contrôler le fonctionnement de la justice. Le CSM peut dans ce cadre formuler des recommandations ou toute sanction disciplinaire quil jugera utile. La saisine ne peut cependant intervenir dans le cadre dune instance en cours.

 


I.B. Une organisation juridictionnelle renforcée de la Justice

Il faut instaurer une véritable Cour constitutionnelle, préservée des influences des politiques

La commission d’enquête n’a pas abordé ou très peu abordé cette question de l’architecture judiciaire par l’examen de la jurisprudence constitutionnelle et du double ordre juridictionnel français. Pourtant, il s’agit d’un enjeu majeur pour la construction d’un pouvoir judiciaire indépendant légitime et intelligible.

Depuis 1958, le Conseil constitutionnel s’est très largement émancipé à la faveur de sa propre jurisprudence et des révisions successives de la Constitution. En particulier, les dernières réformes constitutionnelles ont permis une juridictionnalisation du contrôle de constitutionnalité des lois du Conseil constitutionnel notamment par l’instauration en 2008 de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Pour autant, le statut de ses membres et leur mode de désignation n’a pas été revu afin de renforcer leur indépendance et leur impartialité. Le Conseil constitutionnel se trouve ainsi particulièrement exposé au soupçon de partialité politique. Il est impératif de revoir profondément sa composition et son processus de désignation. Des propositions existent et la révision constitutionnelle abandonnée en 2018 à la suite de l’affaire Benalla en fait état : il s’agit de supprimer d’une part le pouvoir discrétionnaire de nomination des neuf membres du Conseil, que se partagent le président de la République et les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale et d’autre part supprimer la catégorie de membre de droit dont bénéficient les anciens présidents de la République.

Il faut être beaucoup plus ambitieux afin que le Conseil constitutionnel se dote d’un statut conforme à son rôle juridictionnel. Une telle réforme ne peut se faire sans convoquer une nouvelle constituante afin de revoir l’architecture globale de la Justice.

 

Proposition FI n°6 : Supprimer la catégorie de membre de droit du Conseil constitutionnel.

Proposition FI n°7 : Réformer la procédure de nomination des membres du Conseil constitutionnel afin de le confier au pouvoir législatif en associant le Conseil supérieur de la magistrature.

 

Il faut consacrer un Conseil Supérieur de la magistrature rénové doté dun rôle central dans lorganisation judiciaire

L’organisation de la Justice nécessite l’instauration d’un Conseil supérieur de la Justice, responsable devant le Parlement auquel il rendra des comptes au moins une fois par an. Cependant, une telle révolution ne peut s’effectuer sans une réflexion quant à sa légitimité démocratique et en tout état de cause sans recours au peuple via la convocation d’une constituante. Pour autant, certains éléments peuvent constituer la base politique d’une réforme de l’institution, qui aurait comme structure centrale un Conseil supérieur de la magistrature (CSM), rénovée.

Actuellement, le Conseil supérieur de la magistrature est l’organe chargé par la Constitution d’assister le chef de l’État dans sa fonction de garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire et, à ce titre, il lui incombe principalement la gestion de la carrière des magistrats. Le CSM, qui a été profondément réformé par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 pour mettre fin à sa composition majoritairement corporatiste, est une institution originale dont le statut résulte de l’article 65 de la Constitution.

Les auditions ont permis de mettre en exergue la nécessité de réformer cette institution en poursuivant certaines évolutions, mais aussi en révisant profondément son fonctionnement. Le CSM actuel ne remplit pas la tâche de garantir l’égalité de traitement entre les justiciables faute de moyens et de volonté politique.

Conformément à notre vision politique, et afin de garantir l’indépendance des magistrats à l’égard du pouvoir exécutif sans pour autant instaurer un gouvernement des juges, pour le Président Ugo Bernalicis c’est à la représentation nationale et au pouvoir législatif de fixer le cadre judiciaire de la République.

Tout d’abord, concernant la composition actuelle du CSM, il convient de souligner que les réformes récentes ont permis de rééquilibrer en partie la répartition des magistrats et des membres extérieurs. Il faut pour autant poursuivre une réforme de sa composition, afin que les conditions de nominations de ces membres extérieurs soient moins dépendantes du pouvoir politique en place et plus ouverte sur la société civile. En outre, la composition de ce futur CSM doit faire en sorte qu’aucun des collèges représentatifs ne soit majoritaire à lui seul. La présidence de cette instance doit être assurer par le Ministre de la justice, afin de permettre un niveau de représentativité de l’exécutif, tout en assurant une place non hégémonique. La présidence par le garde des Sceaux, à la différence du président de la République, a cet intérêt d’être responsable devant le Parlement. Cela lui permet par ailleurs de s’assurer de la prise en compte des évolutions législatives dont le CSM doit aussi veiller à la bonne application.

Le CSM doit renforcer sa légitimité et sa représentativité du monde de la Justice en intégrant des représentants des magistrats comme dans sa formation actuelle, mais aussi des greffiers, des avocats, des notaires, des huissiers. En outre, pour permettre l’implication citoyenne, le Parlement doit pouvoir désigner des universitaires, des représentants d’associations de lutte contre la pauvreté, contre la corruption, et d’aide aux victimes, des justiciables comme des personnes condamnées ainsi que des citoyens-jurés (cette dernière hypothèse sera ultérieurement développée dans cette contribution).

 

Proposition FI n°8 : Réformer la composition du CSM, en permettant aux greffiers, avocats, notaires, huissiers, universitaires, représentants dassociations de lutte contre la pauvreté, contre la corruption, et daide aux victimes, des justiciables comme des personnes condamnées et aux citoyens-jurés dy accéder.

Ensuite, s’agissant de la nomination des magistrats, et plus largement de leur carrière, l’exécutif conserve actuellement la mainmise et le pouvoir du CSM reste dans les faits marginal. En effet, l’exécutif choisit parmi les magistrats ayant posé leur candidature pour chaque poste, à l’exception des présidents et premiers présidents des juridictions, le rôle du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) se restreint à un avis sur ces choix, qui doit être conforme pour les magistrats du siège alors que le garde des Sceaux n’est pas lié par la décision du CSM s’agissant du parquet.

Concrètement, c’est la direction des services judiciaires (DSJ) du ministère de la Justice qui dispose de tous les moyens relatifs à la gestion des carrières des magistrats, qui fait ce travail de gestion. Aussi, proposer que le CSM soit seul chargé de la compétence de nommer les magistrats, aussi bien du siège que du parquet, nécessite qu’il dispose des moyens humains et financiers pour fonctionner pleinement en toute indépendance.

En outre, tout au long des auditions de la Commission d’enquête les parlementaires se sont interrogés sur le respect du principe de séparation des pouvoirs concernant les mobilités de magistrats en administration centrale en particulier au ministère de la Justice ou dans des fonctions de cabinet auprès des ministres. Si nous reconnaissons qu’exercer de telles fonctions pour un magistrat est un enrichissement tant personnel que professionnel, il nous apparaît cependant que le CSM manque particulièrement de vigilance sur ces situations notamment au regard du principe de séparation des pouvoirs. Un magistrat, dès lors qu’il exerce des fonctions au sein d’un organe rattaché à l’exécutif et jusqu’à ce qu’elles prennent fin, ne doit plus être considéré comme étant magistrat, une autre position statutaire comme la disponibilité devrait être envisagé. L’absence de règle d’incompatibilité tant à l’entrée en fonction qu’en sortie ou de limitation dans le temps de ces fonctions porte préjudice à l’indépendance de la Justice.

 

Proposition FI n°9 : Supprimer le pouvoir du ministre de la Justice de proposition des magistrats du parquet.

Proposition FI n°10 : Confier le pouvoir disciplinaire au Conseil supérieur de la magistrature. Le ministre de la Justice doit disposer de la possibilité de saisir le CSM sur des faits pouvant relever du disciplinaire et dont il aurait eu la connaissance.

Proposition FI n°11 : Doter le Conseil supérieur de la magistrature de la compétence de nommer les magistrats du siège et du parquet, ainsi que des moyens actuellement dévolus à la Sous-direction des ressources humaines de la magistrature (SDRHM) la direction des services judiciaires (DSJ) du ministère de la Justice.

Proposition FI n°12 : Redéfinir et encadrer strictement les conditions de mobilité des magistrats en administration centrale ou en fonction de cabinet ministériel.

 

Par cohérence, cette même réflexion oblige à s’interroger sur le pouvoir disciplinaire du CSM vis à vis des magistrats. Il est nécessaire d’aligner le régime disciplinaire des magistrats du parquet, qui relève actuellement en dernier lieu du ministre de la Justice, sur celui des magistrats du siège en la confiant au CSM.

En outre, les auditions ont montré que la procédure disciplinaire n’est pas exempte de critiques : non-respect du contradictoire, des droits de la défense des magistrats, insuffisance des moyens donnés au CSM pour réaliser les investigations utiles. Ces critiques montrent toute la place et donc la dépendance à l’enquête administrative réalisée par l’inspection de la Justice (IGJ) en amont du CSM. Or, il faut rappeler que l’IGJ est sous l’autorité du garde des sceaux et que le CSM ne peut la saisir directement. Dans les faits, le pouvoir politique conserve donc les moyens d’intervenir dans la procédure. Faute de moyen équivalent à l’IGJ, le CSM ne peut assumer l’entièreté de ses missions.

 

Proposition FI n°13 : Rattacher linspection générale de la Justice (IGJ) au Conseil supérieur de la magistrature. Le ministre de la Justice continue davoir la possibilité de saisir linspection pour toute problématique interne au ministère ou mission de prospective.

Proposition FI n°14 : Réformer la procédure disciplinaire des magistrats du siège et du parquet afin de renforcer le contradictoire.

I.C. Une justice administrative constitutionnalisée

Interroger les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, oblige également à considérer la structure juridictionnelle qu’a adopté la Justice en France : mis à part le Conseil constitutionnel, la France s’inscrit historiquement dans ce qu’on appelle un dualisme juridictionnel avec d’une part l’ordre judiciaire et d’autre part l’ordre administratif. Ce dernier est composé des juridictions administratives de droit commun, des juridictions spécialisées, en particulier la Cour des comptes, la Cour nationale du droit d’asile ou les juridictions disciplinaires nationales des ordres professionnels, et enfin du Conseil d’État, juridiction administrative suprême. Cet ordre administratif reçoit et juge environ 300 000 recours par an.

Il est indispensable d’apprécier la pertinence et l’efficacité de cette dualité de l’ordre juridictionnel français au regard des garanties qu’il offre à l’État de droit, mais aussi au service des justiciables. Il ne faut pas entendre ici une quelconque remise en cause de l’existence d’un juge spécialisé dans le contentieux administratif, nous sommes au contraire conscients de sa pertinence qui a permis l’émergence d’un contrôle crédible et effectif de l’administration, dans le respect de ses prérogatives et des droits des personnes.

Si la commission d’enquête n’a pas abordé frontalement ce sujet, des éléments issus des auditions en particulier des syndicats de magistrats administratifs peuvent être ici rappelés.

Le premier constat vient du fait que la juridiction administrative ne bénéficie pas d’une reconnaissance dans la constitution. En effet, ce n’est qu’à l’aune de la réforme constitutionnelle de 2008 qu’a été modifié l’article 65 de la Constitution, en évoquant l’existence d’un ordre juridictionnel administratif, mais sans en consacrer spécifiquement l’existence et sans lui apporter de garanties que seule jusqu’à ce jour la jurisprudence préserve.

Très certainement au cœur de cette non-reconnaissance, la place occupée par le Conseil d’État notamment dans le maintien de son double rôle, de conseiller du gouvernement et de plus haute juridiction de l’ordre administratif. C’est en effet l’un des points centraux, auquel il faut mettre fin ! L’indépendance et l’impartialité du Conseil d’État sont intrinsèquement mises en cause car ses membres sont à la fois conseils et juges. En outre, l’inamovibilité des membres du Conseil d’État n’est pas prévue par les textes. C’est structurellement une entorse aux principes que requiert la fonction juridictionnelle.

C’est pourquoi, le Conseil d’État est accusé de rendre des décisions politiques. Récemment, cette critique s’est faite dans le cadre de la gestion de la crise de la Covid, où, comme le décrit l’universitaire Paul Cassia le Conseil d’État a été « un organe de labellisation juridictionnelle des décisions prises par le Premier ministre, lui-même membre de cette institution ». Il a ainsi souligné que le Conseil d’État a exigé que les actes de police municipale pris durant l’état d’urgence sanitaire soient alignés sur l’action gouvernementale, présumée cohérente et efficace, relative à la lutte contre la pandémie. Au contraire, la période du Covid a mis en exergue les carences du Conseil d’État dans son rôle de garant des libertés fondamentales. Il a agi en soutien indéfectible du pouvoir, ce qui légitimement interpelle les législateurs que nous sommes quant à son rôle de contre-pouvoir.

La dualité des corps qui existe au sein de l’ordre juridictionnel administratif, distinguant les magistrats administratifs des conseillers d’états, nous interpelle.

La qualité de « magistrat » a été progressivement reconnu aux magistrats des tribunaux administratifs (TA) et cours administratives d’appel (CAA), les distinguant des statuts de la fonction publique dans les dispositions législatives contenues dans le code de justice administrative. Mais une clarification semble également nécessaire pour l’inscrire définitivement comme garant des libertés.

 

Proposition FI n°15 : Unifier le corps des magistrats administratifs de la première instance à la cassation.

Proposition FI n°16 : Créer un groupe de travail visant à réformer le Conseil dÉtat afin de reconnaître pleinement ses fonctions juridictionnelles, et de réfléchir au positionnement institutionnel de ses fonctions de conseil du Gouvernement.

La formation et la carrière des magistrats administratifs se décline dans une certaine ambiguïté, résumée notamment par l’adage selon lequel « Pour bien juger ladministration, il faut la connaître de lintérieur ». La connaissance de l’administration se conçoit au regard de la spécificité des missions remplies par les administrations par une formation pour partie commune avec les corps de l’État, mais aussi tout au long de leur carrière. Celle-ci suppose des allers-retours dans l’administration.

Comme nous l’ont confirmé les syndicats des magistrats administratifs, ceux-ci restent relativement peu fréquents et se limitent à l’exercice de fonctions hors de leur corps d’origine, dans le cadre de la mobilité statutaire qui s’impose à l’ensemble des corps recrutés par la voie de l’École Nationale d’Administration (ENA). Le Conseil d’État, dans son rôle de gestionnaire du corps des TA et CAA, incite d’ailleurs les magistrats administratifs à faire des allers-retours au-delà de la seule mobilité statutaire requise pour pouvoir prétendre à l’inscription au tableau d’avancement au grade de président.

Les évolutions de la société notamment en terme de transparence, mais aussi d’indépendance de la Justice imposent, selon nous, de renforcer le contrôle exercé par des instances légitimes. Comme l’ont évoqué les auditions de la commission d’enquête, le rôle joué par le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel (CSTACAA) en la matière doit être réformé notamment au regard de sa composition.

En l’état de nos réflexions, la création d’un Conseil supérieur de la magistrature administrative sur le modèle du CSM est indispensable, tout en maintenant un contrôle au moins équivalent comme l’effectue la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). C’est à la fois la conséquence de la reconnaissance constitutionnelle de la juridiction administrative qu’une exigence au regard du sujet même de la commission d’enquête.

 

Proposition FI n°17 : Développer des modules de formation communs pour les magistrats de lordre judiciaire et de lordre administratif afin de faciliter les échanges et lunité des ordres juridictionnels.

Proposition FI n°18 : Créer un Conseil supérieur de la magistrature administrative et transférer la mission de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) au Conseil supérieur de la magistrature administrative.

 

II. Garantir lindépendance de la justice en recentrant sur les missions dun magistrat du peuple

II.A. Une nécessaire réforme du parquet

Il faut clarifier le statut du parquet en consacrant son indépendance du pouvoir politique, mais pas son irresponsabilité

Une résolution du Conseil de l’Europe adoptée en 2009 affirme que : « les procureurs doivent pouvoir exercer leurs fonctions indépendamment de toute ingérence politique. Ils doivent être protégés contre toutes instructions concernant une affaire donnée, tout au moins si de telles instructions visent à empêcher que laffaire soit traduite en justice ».

La situation française est depuis longtemps l’objet de critiques. Ainsi, La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que les membres du ministère public français ne peuvent être considérés comme « juge ou autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires », car ils ne satisfont pas à l’exigence d’indépendance à l’égard de l’exécutif (arrêt Medvedyev du 29 mars 2010 et arrêt Moulin contre France, 23 novembre 2010). L’adoption de la loi du 25 juillet 2013 qui proscrit les interventions du ministre dans les affaires individuelles marque une avancée, mais la situation n’est toujours pas satisfaisante.

Aux termes des dispositions de l’article 5 de la loi organique du 22 décembre 1958, « Les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous lautorité du garde des sceaux, ministre de la Justice. À laudience, leur parole est libre ». Toute l’ambiguïté de ce statut transparaît dans une décision de 2017 du Conseil constitutionnel, où en répondant à une question prioritaire de constitutionnalité, il a considéré que ces dispositions assurent « une conciliation équilibrée entre le principe dindépendance de lautorité judiciaire et les prérogatives que le Gouvernement tient de larticle 20 de la Constitution. Elles ne méconnaissent pas non plus la séparation des pouvoirs ».

Ainsi, la subordination hiérarchique, qui justifie l’information du garde des Sceaux dans les affaires individuelles est justifiée par l’article 20 de la Constitution : « Le gouvernement conduit et détermine la politique de la nation ». Le même article dispose également que « le gouvernement est responsable devant le parlement dans les conditions et suivant les procédures prévues aux articles 49 et 50 ». La France maintient donc une position paradoxale consacrant tout à la fois indépendance et subordination hiérarchique.

Comme l’ont souligné l’association Anticor et les syndicats de magistrats, l’importance de la politique pénale doit être relativisée :

La notion d’opportunité des poursuites, qui permet de faire des choix dont le ministre de la Justice devrait répondre, est résiduelle. Les parquets sont fortement incités à maximiser le taux de réponse pénale, et l’opportunité ne joue plus que dans des affaires sensibles, en particulier politiques et financières ;

L’action pénale est « surdéterminée » par le dépôt des plaintes et l’action des services de police et de gendarmerie ; la part pro-active dans la politique pénale, qui consiste par exemple à mobiliser des services extérieurs à la Justice pour mieux traiter certaines catégories d’infractions, est réduite et dépend pour partie de la disponibilité de ces services ;

Le cadre de l’action publique est fixé par la loi, et les choix de politique pénale ne peuvent conduire à privilégier l’application de certaines lois au détriment des autres, sauf à dénaturer la volonté du législateur ;

Sur les 38 circulaires parues en 2019, la plus grande partie n’est pas prescriptive, et constitue une doctrine de présentation des textes. Les seules circulaires qui peuvent être considérées comme prescriptives n’ont jamais donné lieu ni à l’engagement de la responsabilité d’un procureur, ni à celle du Gouvernement.

Ces éléments circonstanciés relativisent la nécessité d’un rapport hiérarchique des procureurs au ministre pour l’application d’une politique pénale. De plus, la cohérence de l’action publique et la définition d’une politique pénale ne dépendent pas forcément d’un lien étroit avec l’autorité politique comme le démontrent d’autres modèles juridiques européens avec l’exemple du collège de procureurs et d’avocats généraux, comme cela existe en Belgique, aux Pays-Bas et en Espagne. Ce collège aurait la charge de proposer une politique criminelle cohérente au ministre, qu’il pourrait ensuite mettre en débat devant le parlement.

 

Proposition FI n°19 : Supprimer la mention à larticle 5 de lordonnance du 22 décembre 1958 qui place les magistrats du parquet premiers « sous lautorité » du garde des Sceaux, ministre de la Justice. Les magistrats sont soumis à lautorité de la loi, proposée à la fois par le Gouvernement et les parlementaires et votée définitivement par le pouvoir législatif.

Proposition FI n°20 : Mettre en place un collège des procureurs et des avocats généraux visant à proposer une politique pénale au ministre de la Justice qui présentera un projet de loi de politique pénale, qui sera débattue et votée par le Parlement. Cette loi aura vocation à évoluer dans le temps en suivant la procédure législative ordinaire, bien loin des circulaires de politique pénale issues du fait du prince.

Au cours des auditions, la question des instructions individuelles en matière civile a été abordée. La loi du 25 juillet 2013 a fixé la nouvelle répartition des compétences entre le ministre de la Justice et les magistrats du parquet en interdisant notamment au ministre de la Justice d’adresser aux procureurs de la République des instructions dans des affaires individuelles dans le domaine pénal. Cette loi visait à garantir les citoyens contre toute ingérence de l’exécutif dans le déroulement des procédures pénales, afin de ne plus laisser place au soupçon de pressions partisanes. Cette importante réforme du fonctionnement de l’autorité judiciaire cependant ne s’est pas prononcée sur les procédures civiles. Les auditions ont permis d’évoquer cette question au travers du contentieux du droit de la nationalité, où la chancellerie maintient opportunément un bureau dédié, qui adresse sur l’ensemble des contentieux traitant de la perte ou l’acquisition de la nationalité française des instructions individuelles aux parquets. Il apparaît indispensable au nom de l’indépendance de la Justice de poser la même interdiction et de mettre fin à cette pratique.

 

Proposition FI n°21 : Interdire les instructions individuelles du ministre de la Justice aux magistrats du parquet dans les procédures civiles.

 

Il faut mettre fin aux remontées dinformations dans les dossiers individuels

La question des remontées d’informations des parquets au ministère de la Justice constitue un obstacle majeur à l’indépendance de la Justice et en tout état de cause porte un grave préjudice à l’institution. En théorie, il s’agit d’un « secret partagé » entre le garde des Sceaux et les procureurs, justifié par la connaissance nécessaire par le ministre de certains dossiers, au regard de sa responsabilité politique. Ces remontées d’informations prévues par la loi doivent être analysées en gardant à l’esprit le pouvoir de nomination des procureurs de la République par le garde des Sceaux. Ainsi, ne pas remettre en cause ce système ou se masquer derrière un juste équilibre, n’est pas admissible et serait même dévastateur pour le pacte républicain.

Il ne peut y avoir de confiance des citoyens quand l’exécutif a entre les mains des éléments précis et circonstanciés sur certaines enquêtes en cours. La pertinence du maintien de ces remontées d’informations n’a pas été démontrée par les auditions de la présente commission d’enquête, le procureur ayant tout loisir de rendre public des éléments si nécessaire, comme les dispositions de l’article 11 du code de procédure pénale le prévoient. Le procès et la condamnation de Jean-Jacques Urvoas en ont donné un bon exemple. L’ancien ministre avait en effet transmis au député Thierry Solère, situé dans l’opposition, des informations sur les investigations en cours à son sujet couvertes par le secret de l’instruction.

Notre analyse ne se limite d’ailleurs pas au seul ministère de la Justice. Les auditions ont permis de bien mettre en évidence que ces remontées d’informations bénéficient également d’un circuit au sein du ministère de l’intérieur, principalement pour des motifs d’ordre public. Plus exactement ce sont trois canaux de remontées à destination du ministre de l’intérieur : police, gendarmerie et préfecture de police.

C’est d’ailleurs ce que le dernier rapport d’évaluation du Groupe d’États contre la corruption, dans le cadre du Conseil de l’Europe, a dénoncé en recommandant au sens large « des garanties supplémentaires quant à la remontée dinformation vers lexécutif sur les procédures en cours qui concernent des personnes exerçant de hautes fonctions de lexécutif afin de préserver lintégrité des poursuites ».

 

Proposition FI n°22 : Mettre fin aux remontées dinformations judiciaires dans les dossiers individuels à destination de lexécutif, sauf celles qui appellent une intervention directe de lexécutif (comme les catastrophes ou les attaques terroristes massives) et de limiter linformation du ministère de la Justice à des rapports généraux de politique pénale. Ces mesures sappliquent tout autant au ministère de la Justice, quau ministère de lIntérieur.

Proposition FI n°23 : Dans le cadre dinstances en cours, les parlementaires et membres des exécutifs nationaux et locaux peuvent intervenir par le biais dinterventions volontaires. Ces interventions ainsi que les réponses éventuelles sont versées au dossier. Elles ont pour but de renforcer leffectivité sociale du droit en encadrant les prises de paroles des personnalités politiques dans des procès en cours, qui peuvent avoir un retentissement national ou local tout en préservant par une procédure lindépendance des magistrats.

Enfin, quand bien même le sujet peut paraître anecdotique, il faut rappeler que les juges peuvent recevoir des décorations et distinctions du pouvoir exécutif. L’obtention par les magistrats de décorations fait naître un soupçon de dépendance à l’égard du pouvoir exécutif qui en décide discrétionnairement l’attribution. À plus forte raison, le port de ces décorations à l’audience, quelles que soient les vertus personnelles des magistrats qui les arborent, n’est pas souhaitable. En toute cohérence avec la conception de la séparation des pouvoirs qui nous anime, il faut interdire pour les magistrats de recevoir toute distinction pendant ou à raison de l’exercice de leurs fonctions, et l’interdiction de porter, à l’audience, les décorations obtenues antérieurement.

 

Proposition FI n°24 : Supprimer les médailles et décorations décernées aux magistrats par lexécutif.

 

Il faut repenser le fonctionnement de la hiérarchie du parquet, pour garantir au magistrat son indépendance

Sans remettre en cause le principe du rapport hiérarchique au sein du parquet, une clarification doit être effectuée afin que les substituts, qui sont des magistrats placés sous l’autorité d’un procureur, ne soient pas entièrement dépendant de leur hiérarchie. En effet, nous considérons qu’il est nécessaire au nom de l’indépendance de la Justice de doter ces magistrats d’une autonomie décisionnelle, qui n’est ni incompatible avec le cadre d’une politique pénale, ni avec celui de la responsabilité décisionnelle.

En effet, les auditions notamment des syndicats de magistrats ont relevé que de trop nombreux parquets au sens hiérarchique ont adopté des pratiques relevant d’une conception « infantilisante » de la relation hiérarchique tendant à considérer le substitut comme le simple délégataire d’une autorité, qui appartiendrait en propre qu’à son procureur. Le syndicat de la magistrature a été très précis et nous reprenons son constat qui nous semble avoir été corroboré par les autres syndicats :

Exigence de comptes rendus systématiques quotidiens, voire bi-quotidiens, sur les affaires traitées à la permanence, y compris dans des dossiers sans difficultés ni sensibilités particulières.

Diffusion d’instructions générales systématiques déniant le pouvoir d’appréciation du magistrat du parquet.

Exigence d’une autorisation préalable de la hiérarchie avant l’ouverture d’une information judiciaire voire interdiction pour les substituts de signer eux-mêmes des réquisitoires introductifs.

Signature impérative de l’ensemble des réquisitoires définitifs criminels par le chef de parquet.

Modification a posteriori, sans discussion préalable, des décisions prises par des substituts en cas de recours exercé auprès du chef de parquet par la hiérarchie policière ou les élus locaux.

 

Proposition FI n°25 : Consacrer lautonomie de décision du magistrat du parquet, qui ne doit être soumis, dans le traitement des dossiers qui lui sont confiés, quau respect de la légalité et des directives générales de politique pénale déterminées par la loi et adaptées localement par le procureur.

 

Il faut clarifier les règles de répartition des services, de lattribution et du dessaisissement des dossiers pour recentrer autour de laction de juger

Que ce soit pour les magistrats du parquet ou pour ceux du siège, des règles claires, précises et objectives doivent présider à la répartition des services, à l’attribution et au dessaisissement des dossiers.

Concernant les magistrats du parquet, le statut doit préciser dans quelles conditions, un dossier peut être repris par le procureur de la République par application du principe hiérarchique. En tout état de cause, ces décisions devant être formalisées par écrit et motivées.

Concernant les magistrats du siège, l’audition du Premier Président de la Cour d’appel de Paris, Jean-Michel Hayat a montré à quel point les questions de l’attribution des dossiers et le rôle même de l’autorité de nomination sont brûlantes, mais surtout que les pratiques ne sont pas formalisées et qu’une grande hétérogénéité de pratiques existe sur tout le territoire.

Le risque d’arbitraire est donc bien présent dans ces choix souvent difficiles d’attribution de dossiers et le rôle hiérarchique fait peser un risque d’entrave à l’indépendance du juge. Il nous apparaît nécessaire de clarifier les procédures et de les objectiver.

 

Proposition FI n°26 : Clarifier les règles de répartition des services, de lattribution et du dessaisissement des dossiers.

 

II.B. La collégialité, principe cardinal de lindépendance

Le rapport du groupe de travail relatif à la protection des magistrats en date du 28 juin 2016 décrit une réalité qui n’a pas été contredite depuis : il persiste une augmentation des attaques à l’encontre des magistrats et de l’institution judiciaire : incivilités, outrages ou violences régulièrement commises contre des magistrats et en particulier des menaces graves pesant sur certains magistrats spécialisés. Les constats posés par ce rapport ainsi que les déclarations issues des auditions de la commission d’enquête contribuent à renforcer certaines de nos propositions visant à assurer l’indépendance de la Justice, en particulier concernant le recours à la collégialité.

La collégialité fait l’objet depuis longtemps d’une réduction de son champ d’application par les réformes successives et ce tant pour des raisons idéologiques que budgétaires. Preuve en est sans être exhaustif, les réformes qui consacrent et étendent notamment les audiences en juge unique en matière civile et pénale, affaiblissant la collégialité, y compris en appel.

Dans les faits, elle reste pratiquée à l’instruction, mais est souvent limitée aux actes les plus importants (ordonnance de règlement notamment) et, en tout état de cause, ne trouve d’expression concrète aux yeux des justiciables qu’en de rares occasions, notamment pour les mis en examen lors des interrogatoires. En termes d’indépendance, elle n’évite donc pas la personnalisation des dossiers sur la personne du juge et ne constitue pas une protection pour les magistrats en charge des investigations. Le juge unique explique d’ailleurs en partie qu’en cas de mise en cause la profession face bloc par corporatisme.

Comme le rapport de 2016 l’explicite, cette mise en œuvre imparfaite de la collégialité s’explique notamment par la charge de travail des magistrats affectés dans ces juridictions, laquelle rend difficile la multiplication des tâches qu’implique la collégialité, ainsi que par des habitudes de travail qui tendent à privilégier un exercice parfois plus individuel que collectif de la fonction de juge d’instruction. Cette situation ne c’est qu’un peu plus dégradée depuis, comme les auditions de la commission d’enquête l’ont démontré.

Ainsi, la concentration des pouvoirs entre les mains d’une seule personne favorise la mise en cause de celle-ci, alors que l’intervention d’une pluralité de magistrats évite la personnalisation des procédures et rend caduque la mise en place d’une stratégie de déstabilisation efficace. La collégialité offre en outre une garantie supplémentaire pour le justiciable de la qualité de la décision et de l’absence de partialité. Ainsi, elle est pour notre groupe parlementaire un gage de confiance dans la Justice. Bien évidemment, ce constat, ne doit pas être réduit aux seules fonctions d’instruction, mais apparaît également pertinent pour le ministère public.

En conséquence, il apparaît indispensable de renforcer, à l’instruction, la collégialité, et au parquet un travail en équipe fondé sur une connaissance réellement partagée des dossiers et une représentation plurielle du ministère public lors des audiences.

 

Proposition FI n°27 : Développer le recours à la collégialité et favoriser la mise en œuvre dun travail véritablement collectif pour lensemble des fonctions de magistrat du siège et du parquet.

 

En outre, le développement des actions de communication et notamment du recours à des stratégies de déstabilisation appellent une prise de parole publique qui doit concilier la nécessité d’apporter une réponse aux critiques émises tout en préservant l’impartialité des magistrats connaissant ou susceptibles d’avoir à connaître la procédure critiquée. Diverses hypothèses sont actuellement dans le débat public et nécessitent que le législateur se prononce. Au regard des auditions de la commission d’enquête, il nous apparaît que c’est au Conseil supérieur de la magistrature, compte tenu de son positionnement institutionnel et du rôle qu’il joue pour garantir l’indépendance de l’autorité judiciaire, d’assumer ce rôle, mais aussi aux chefs de Cours et de juridictions.

Le rapport de 2016 précité évoquait dans une proposition n°9 la nécessité de diffuser une circulaire ayant pour objet de rappeler aux chefs de Cours et de juridictions les outils à leur disposition ainsi que les principes devant guider leur action lorsqu’un magistrat fait l’objet d’une attaque. Il nous semble impératif de rendre effective cette proposition et d’y allouer tous les moyens budgétaires afin que des formations et un accompagnement au plus près des juridictions soient réalisés.

 

Proposition FI n°28 : Mener des actions de communication lorsque des mises en cause sont portées contre la Justice ou des magistrats. Cette communication doit être réalisée par le CSM en réponse à des critiques générales dirigées contre linstitution judiciaire et par les chefs de cours et de juridictions en réaction à des critiques ciblées contre un magistrat ou le déroulement dune procédure.

 

II.C. La préservation dune magistrature ouverte sur la société

Une étude récente (« Lâme du corps. La magistrature française dans les années 2010 : morphologie, mobilité et conditions de travail ») menée par les sociologues Yoann Demoli et Laurent Willemez et achevée en novembre 2019 a montré le caractère persistant du manque de diversité quant à l’origine sociale des magistrats, parlant même de carences. Si des réformes importantes ont été menées pour diversifier le recrutement à l’École nationale de la magistrature (ENM), cette dernière ne saurait pas à elle seule corriger les inégalités sociales qui pèsent sur les individus depuis le commencement et durant toute leur scolarité. Le poids des préparations privées dans l’accès aux fonctions de magistrat est disproportionné et participe à maintenir le caractère peu démocratique de l’accès à la magistrature.

Dans ce débat essentiel, nous sommes inquiets des propositions faites par la mission « Haute fonction publique » menée par Frédéric Thiriez de janvier 2020. Les propositions de permettre une formation commune de 6 mois entre les grandes écoles publiques de formation des fonctionnaires (Santé, police, magistrature) et ingénieurs de l’État (X, Mines, Ponts etc), tout comme les 3 semaines de préparation militaire sont contraires à l’exigence d’indépendance que requiert la magistrature, et méconnaissent le fonctionnement de l’ENM. Au contraire, le maintien de l’École nationale de la magistrature (ENM) nous paraît essentiel pour garantir un haut niveau de formation ainsi que l’indépendance de ce corps.

 

Proposition FI n°29 : Renforcer les moyens des préparations publiques que sont les Instituts détudes judiciaires sur lensemble du territoire, afin de démocratiser laccès à lÉcole nationale de la magistrature.

Proposition FI n°30 : Mettre en place un groupe de travail visant à refondre les contenus des concours daccès à la profession de magistrat.

Proposition FI n°31 : Développer leffectivité du droit à la formation continue pour les magistrats.

Proposition FI n°32 : Interdire les relations de lÉcole nationale de la magistrature avec les instituts privés de formation afin dassurer légalité républicaine daccès à la magistrature.

Il est évident, comme évoqué précédemment, que les dispositions statutaires actuelles permettant la mobilité des magistrats constituent un enrichissement pour le corps. Les allers-retours entre privé et public sont moins importants dans la magistrature judiciaire que dans d’autres corps de la fonction publique et, s’ils ne doivent pas être interdits, il n’en reste pas moins que le contrôle doit être accru.

Aussi, force est de constater qu’il n’existe pas d’équivalent de la HATVP dans la magistrature. En cohérence avec une volonté de donner une place centrale au CSM, il convient, afin de prévenir toute dérive et surtout de responsabiliser les instances légitimes de l’ordre judiciaire, de confier au CSM une mission équivalente à celle de la HATVP pour les fonctionnaires.

 

Proposition FI n°33 : Confier au Conseil supérieur de la magistrature une mission équivalente à celle de la HATVP pour les fonctionnaires.

 

III. Repenser une juridiction indépendante au nom du peuple

III.A. Une juridiction autonome et lisible budgétairement

Le pouvoir judiciaire doit disposer des moyens nécessaires et proportionnés afin de rendre des décisions impartiales, éclairées et dans des délais raisonnables pour chaque justiciable qui le saisit. Ce service public de la Justice exige en conséquence une évolution de son organisation territoriale et budgétaire, qui garantisse aux citoyennes et aux citoyens une justice de proximité, accessible, efficace, et indépendante.

Or, ce service public n’a actuellement pas les moyens de fonctionner de façon satisfaisante. Cet état de sous-budgétisation, qualifié de « clochardisation », perdure depuis de nombreuses années et conduit à considérer que la Justice n’est pas financièrement indépendante. En 2018, la Commission européenne pour l’Efficacité de la Justice (CEPEJ) publiait son analyse quadriennale des systèmes de justice dans les différents pays européens. Ainsi, d’un point de vue budgétaire, la France se situe en queue de peloton, consacrant une moyenne de 69,90 euros par an et par habitant, loin derrière l’Allemagne qui y consacre 122 euros. Au niveau strictement français, le budget de la Justice se situe très loin derrière celui d’autres missions comme la défense et la sécurité.

Le Président Ugo Bernalicis considère qu’il n’existe pas d’indépendance de la Justice sans moyens matériels suffisants. Néanmoins, se limiter au seul constat préalable du manque de moyens ou de la nécessité d’augmenter les moyens de la Justice est insuffisant. Ce ne doit pas être qu’un constat quantitatif. En effet, il s’agit bien au-delà d’une réflexion systémique de l’existence d’un pouvoir judiciaire et en particulier au regard de son indépendance.

Les auditions de la commission d’enquête ont mis clairement en évidence les conséquences de la sous-budgétisation et plus globalement les conséquences du fonctionnement actuel du budget de la Justice sur sa dépendance. C’est pour le Président Ugo Bernalicis un des apports fondamentaux de cette commission d’enquête, dont l’objectif est aussi de conscientiser les acteurs de la Justice et les décideurs publics sur les problématiques budgétaires dans leur rapport à la notion d’indépendance.

En particulier, l’audition du Professeur Bouvier à l’aune du rapport du groupe de travail qu’il a animé, intitulé « Quelle indépendance financière pour l’autorité judiciaire ? », constitue une grille de lecture indispensable pour comprendre l’indépendance de la Justice en France. Ce groupe de travail a formulé en septembre 2017, 21 propositions pour une indépendance financière de l’autorité judiciaire, permettant d’élaborer un nouveau mode d’administration budgétaire de l’autorité judiciaire.

Concrètement, l’indépendance de la Justice est mise à mal lorsqu’un magistrat n’a plus de budget pour diligenter des enquêtes techniques poussées, lorsqu’il est de plus en plus difficile de trouver des experts judiciaires, lassés de réclamer en vain le paiement de leurs factures, lorsqu’un magistrat pour mineur requiert son enfermement faute de budget pour des mesures éducatives alternatives à l’incarcération, … Ces exemples égrenés aux cours des auditions sont peu connus du grand public et ne représentent pas directement un problème d’indépendance pour nombre de professionnels. Or, c’est justement le cas.

La paupérisation de la Justice malgré des efforts de communication du gouvernement constitue un des principaux obstacles à son indépendance. Il est devenu urgent de construire l’indépendance financière de la Justice, dans un cadre républicain, en maintenant et instaurant des contrôles démocratiques au plus près de la réalité des justiciables et des juridictions.

Le premier constat est que l’autorité judiciaire est dépendante des choix effectués par le pouvoir exécutif dans le cadre des projets de loi de finances, notamment des arbitrages interministériels, mais également dans une moindre mesure des amendements parlementaires. Deux écueils peuvent être dès à présent relevés : d’une part, les discussions parlementaires sur le budget justice sont insincères, car la mission Justice se trouve mélangée à d’autres fonctions qui nuisent à sa lisibilité ; d’autre part, l’autonomie de gestion des crédits n’est pas effective s’agissant de la Justice, et il manque cruellement des outils de gestion et de la formation des acteurs. Pour notre groupe parlementaire, cette autonomie de gestion constitue l’ossature de l’action budgétaire de l’institution judiciaire.

Pour gagner en lisibilité, le professeur Bouvier propose de distinguer deux missions : la première mission dite justice judiciaire, comprenant les trois programmes concernant directement le fonctionnement des juridictions judiciaires (le programme 166 justice judiciaire , le programme 335 portant sur le CSM et partiellement le programme 101 sur l’accès au droit et à la Justice), la seconde mission qualifiée d’administration de la Justice, comprenant les programmes touchant aux politiques publiques périphériques et à l’activité des juridictions (le programme 107 administration pénitentiaire, le programme 182 protection judiciaire de la jeunesse et le programme 310 conduite et pilotage de la politique de la Justice). Cette présentation nous paraît à ce stade suffisante pour permettre au Parlement de voter les crédits.

 

Proposition FI n°34 : Rationaliser la présentation budgétaire de la Justice autour de deux missions « justice judiciaire » et « administration de la Justice ».

Néanmoins au-delà d’une meilleure lisibilité, comme cela a été déclaré par nombre de personnes auditionnées : il manque une programmation budgétaire de la Justice qui reflète l’activité et la stratégie annuelle et pluriannuelle. Dans les faits, les modifications très fréquentes, en cours d’année, des moyens alloués entraînent une imprévisibilité budgétaire et la gestion des crédits est rendue hasardeuse par l’insuffisance de la dotation initiale annuelle et la multiplication des mouvements.

Cette cohérence programmatique doit en outre correspondre à une architecture budgétaire de la Justice cohérente avec la cartographie judiciaire. Aussi il est nécessaire de revoir cette dernière en fonction de critères de proximité et de spécialisation, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Pour rappel, nous souhaitons pour notre part ouvrir des tribunaux pour retrouver un maillage territorial au plus près des citoyennes et des citoyens.

En d’autres termes, il nous apparaît nécessaire de créer un budget opérationnel de programme par cour d’appel, de mettre en œuvre et renforcer les instruments de gestion, en particulier par la mise en place d’une comptabilité analytique pour mieux connaître les coûts de chaque politique.

De surcroît, le vote du budget de la Justice doit correspondre à une procédure respectant ce besoin d’indépendance de la Justice par un renforcement démocratique de son vote. Ainsi, le projet de budget de la Justice serait présenté avant son adoption par le gouvernement en Conseil des ministres au Conseil Supérieur de la Magistrature, qui rendrait un avis sur ses orientations et son contenu. Doté de moyens humains et techniques conséquent, le CSM assurerait en outre un suivi des conditions de l’exécution budgétaire. Il apparaît également souhaitable d’associer de manière plus institutionnelle les instances représentatives comme le Conseil national des barreaux (CNB), la conférence nationale des premiers présidents ou encore la Conférence nationale des procureurs de la République, en leur permettant de formuler des avis sur le projet de budget et les priorités de l’institution avant les débats parlementaires.

 

Proposition FI n°35 : Simplifier la carte budgétaire des juridictions sur la base dun budget opérationnel de programme (BOP) par cour dappel et Réformer la carte des pôles Chorus pour tendre vers lobjectif dune cour dappel, structure de gestion, un BOP et un pôle unique Chorus.

Proposition FI n°36 : Doter lensemble des juridictions dun modèle comptable performant avec la création dune comptabilité analytique, alimentée par les données issues de la comptabilité dexercice.

Proposition FI n°37 : Associer le Conseil supérieur de la magistrature et les juridictions judiciaires à lappréciation des besoins en personnel et dans ladéquation des choix à faire en fonction des profils de poste et créer un jaune budgétaire comportant notamment ces avis.

Proposition FI n°38 : Soumettre le budget des services judiciaires à lavis conforme du Conseil supérieur de la magistrature.

 

III.B. Un fonctionnement démocratique des juridictions

Les tribunaux doivent être à l’image de la République et leur fonctionnement inspiré par la démocratie. Les juridictions françaises fonctionnent selon un modèle de dyarchie, plaçant ainsi à leur tête un président de tribunal et un procureur de la République. Cependant, cette dyarchie est remise en cause car les choix d’administration qu’elle met en œuvre visent à organiser la juridiction en vue d’objectifs de production judiciaire, sans véritable considération pour le justiciable.

Pour concentrer notre propos sur les chefs de juridiction ou de Cour, il faut considérer qu’ils disposent de prérogatives importantes d’organisation et de contrôle prévues de manière sommaire dans le Code de l’organisation judiciaire (COJ), qui couvrent les aspects hiérarchiques et budgétaires. Ils définissent également les priorités et objectifs de la juridiction dans un projet de juridiction, qui en principe s’élabore de manière concertée. Leurs prérogatives leur permettent notamment de déterminer le nombre et la répartition des différentes audiences.

Or, les instances syndicales de magistrats et des fonctionnaires de la Justice décrivent un exercice autoritaire de leurs pouvoirs par les chefs de juridiction qui, en l’état des contraintes qui s’imposent à eux, s’adonnent à la gestion managériale des questions de justice, impulsée par la chancellerie. Cette gestion permanente de la pénurie, obnubilée par la gestion des flux de contentieux est la source de dérives de ces instances dirigeantes qui, nous le rappelons, ne sont pas élues.

Actuellement, les chefs de juridiction disposent de pouvoirs considérables, qui freinent le développement d’une justice pleinement indépendante et démocratique. En effet, le code de l’organisation judiciaire organise l’administration des juridictions par la concentration de l’ensemble des pouvoirs de gestion entre les mains des seuls chefs de juridiction, ne laissant aux instances de concertation avec les magistrats et fonctionnaires (assemblées générales, commissions plénières et restreintes) qu’un rôle accessoire, et reléguant les objectifs de satisfaction des besoins des justiciables, usagers de ce service public de la Justice malheureusement à une contrainte nécessaire.

Nous sommes convaincus au contraire que la concertation et l’intelligence collective sont sources d’une bien meilleure organisation du travail et d’une meilleure qualité de service rendu à la population.

Dans le cadre de la réforme de la Justice du 21ème siècle, ont été instaurés des conseils de juridiction qui permettent la participation des citoyens au fonctionnement de la Justice. Cependant, leur fonctionnement reste encore imparfait. Si le conseil de juridiction se voit comme un lieu d’échanges entre la juridiction et la cité afin de rendre la Justice plus proche et de l’ouvrir sur la société en familiarisant les citoyens à son fonctionnement, reste qu’il ne se réunit très souvent qu’au minimum légal, c’est-à-dire une seule fois par an, et reste perçu comme une contrainte supplémentaire par les personnels judiciaires. Surtout que les citoyennes et citoyens en question sont les chefs à plumes locaux, bien loin des préoccupations du justiciable lambda.

Les auditions ont au contraire permis de prendre conscience de l’importance de ces conseils de juridictions, qui favorisent le dialogue entre les usagers, les professionnels, les acteurs et les responsables politiques. Il faut prolonger leur ancrage et leur légitimité en incluant systématiquement les parlementaires, les représentants des collectivités territoriales, les représentants des professionnels du droit et les associations partenaires régulières des juridictions, mais aussi les citoyens jurés du ressort.

 

Proposition FI n°39 : Mettre en place un groupe de travail visant à ériger en établissement public sui generis lensemble des juridictions de tous les degrés (tribunaux judiciaires, cours dappel, Cour de cassation), doté dun conseil dadministration permettant dassocier à leur gestion les magistrats, personnels judiciaires, et lensemble des partenaires de la Justice (barreau, services denquêtes, collectivités locales, …), ainsi que des associations dusagers.

Proposition FI n°40 : Élargir la composition des conseils de juridiction en associant systématiquement les parlementaires, les représentants des collectivités territoriales, les représentants des professionnels du droit, les associations partenaires régulières des juridictions et les citoyens jurés du ressort, dont les pouvoirs seront également élargis.

Proposition FI n°41 : Mettre en place un groupe de travail sur létendue des pouvoirs des chefs de juridiction et de cour.

Proposition FI n°42 : Mettre en place un groupe de travail visant à définir des critères objectifs et préétablis tenant seulement compte de la bonne administration de la Justice, pour laffectation des juges, leur désignation pour statuer dans les différents types daffaires et la distribution de ces affaires dans les différentes formations de jugement.

IV. Reconstruire une justice indépendante comme garantie pour le justiciable

IV.A. Une impartialité pour les justiciables

Nous devons répondre à la défiance à l’égard de l’institution judiciaire qui sévit depuis ces dernières décennies en renforçant l’impartialité du juge qui intervient pour dire le droit en tranchant un litige. L’impartialité est un attribut des droits humains au titre du droit à un procès équitable, et c’est aussi une obligation déontologique du juge, dont les justiciables doivent avoir la garantie.

Autrement dit, pour que le pouvoir judiciaire remplisse sa mission, la Justice ne doit pas seulement être dite, elle doit également donner le sentiment qu’elle a été bien rendue. Cette théorie, appelée théorie de l’apparence, est essentielle pour rendre effective l’indépendance de la Justice, mais aussi pour redonner la place indispensable qu’elle doit remplir dans notre République.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, puis celle de la Cour de cassation, se fondant sur les dispositions de l’article préliminaire du code de procédure pénale, a dégagé une double approche de la notion d’impartialité : d’une part, une approche subjective, qui cherche à établir la conviction ou l’intérêt personnel de tel ou tel magistrat dans une affaire donnée ; d’autre part, une approche objective, qui cherche à apprécier si la juridiction présentait bien les garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité.

Tout magistrat a des opinions, et son devoir d’impartialité lui impose de juger sans idée préconçue, la manifestation publique de ces opinions étant sans effet à cet égard, tant que son expression publique ne vise pas spécifiquement une partie au procès. Les règles du déport, et les règles instaurées en 2016 dans le statut visant à prévenir les conflits d’intérêts, imposent au magistrat de ne pas juger certaines affaires dans lesquelles son impartialité objective serait mise en cause, en raison notamment de ses liens avec les parties, y compris dans le cadre de fonctions bénévoles.

Concrètement, il s’agit d’examiner si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter le manque d’impartialité de ce dernier. Cette impartialité s’impose au juge lui-même ou à la formation collégiale, l’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions du justiciable comme objectivement justifiées.

Il est évident à notre sens que le juge doit offrir ces garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime sur son impartialité. Cependant, la recherche de cette impartialité ne peut résulter d’une appréciation subjective du justiciable qui voudrait choisir son juge, ou de l’avocat qui voudrait manœuvrer pour retarder le cours d’une affaire. Nous refusons l’écueil d’un magistrat supposé neutre, érigé en fonctionnaire du règlement de conflit et de l’application de la loi. En effet, cette conception retire à la Justice la légitimité à appliquer la norme en étant créatrice du Droit et de droits.

Il faut préserver la faculté que le juge à d’interpréter la loi et les textes en fonction des situations qui lui sont présentées. La jurisprudence dans sa construction s’adapte aux changements de la société et aux besoins des justiciables. C’est ainsi par exemple que les juges d’instance ont réussi à inverser la jurisprudence des plus hautes juridictions et ont permis l’essor d’un droit réellement protecteur des consommateurs, qu’ils ont inventé la notion de « préjudice écologique pur » à l’occasion du procès Erika, que le droit des personnes s’est adapté à l’évolution des mœurs. Le législateur que nous sommes ne peut ignorer les revirements de jurisprudence, qui ont parfois précédé des changements législatifs.

Nous regrettons également que les réformes successives ont cherché au nom de cette conception d’un juge neutre à réduire les possibilités d’échanges informels. C’est notamment l’exemple de la disparition progressive du lien informel entre la profession d’avocat et les fonctions de magistrat dite foi du palais, ou encore l’architecture même des tribunaux qui tend à réduire les espaces d’échanges.

La question de l’agencement même des salles d’audience doit faire l’objet d’une réflexion à l’aune des évolutions proposées. Sans être exhaustif, le positionnement du parquet doit refléter l’indépendance et l’impartialité auprès des justiciables, mais aussi à l’égard des juges du siège. Maintenir sa place au même niveau que les juges du siège ne reflète pas l’impartialité objective que l’on doit aux justiciables, tout comme la réduire à une simple partie au procès. Le parquet n’est ni la partie civile, ni la défense. Il exerce une fonction d’autorité assurant à chaque justiciable la sûreté et l’objectivité dans leurs réquisitions. Le plus important reste en toute hypothèse que la Justice se mette à sa hauteur des justiciables pour résoudre les problèmes qui lui sont posés.

 

Proposition FI n°43 : Positionner le parquet dans les salles daudience au-dessus des parties et en-dessous des juges du siège.

Pour autant, les auditions de la Commission d’enquête ont mis en exergue les tensions et les difficultés quant à l’application des procédures de mise en cause de l’impartialité des juges, en particulier le mécanisme de récusation. Cette procédure est l’incident de procédure soulevé par une partie qui suspecte un juge de partialité envers l’un des plaideurs sans contester la compétence d’une juridiction. Si, comme l’énoncent les principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire, c’est au juge lui-même d’être le premier acteur de son impartialité et qu’il doit « dans la mesure du raisonnable, se conduire de sorte à minimiser les occasions de rendre sa récusation nécessaire », les justiciables et leurs représentants doivent disposer de mécanismes clairs et effectifs de remise en cause. Depuis 2003 et le Rapport de la Commission de réflexion sur l’éthique dans la magistrature, les procédures ont évolué pour devenir plus contraignantes, et ce, afin de protéger légitimement les magistrats contre le phénomène de récusations abusives et illégitime.

Néanmoins, les auditions d’associations de justiciables, mais aussi des représentants de la profession d’avocat ont témoigné que la récusation du juge est rare et très aléatoire, ces derniers regrettant que l’entière juridiction faisait bloc lorsque ces procédures étaient activées. Cette analyse est selon nous accentuée par le manque de moyens de la Justice, qui participe au fait que la magistrature apparaisse comme corporatiste.

Si dans notre esprit, le maintien de procédures rigoureuses ne doit pas être remis en cause, il convient d’entendre le besoin de clarifier les dispositifs et de les rendre plus accessibles et transparents pour les justiciables.

 

Proposition FI n°44 : Faire évoluer les mécanismes de récusation en donnant à une formation collégiale la responsabilité daccepter ou non la récusation. Dans ce cadre, il peut être envisager à titre expérimental dy associer des citoyens jurés.

Pour le président de la commission, il est nécessaire dans cette optique de garantir l’impartialité du juge en renforçant la publicité de la Justice, qui permet le contrôle et protège le citoyen et le juge. Cependant, ici encore il faut regretter que les réformes successives ont eu de cesse de réduire cette publicité sous couvert de rendement judiciaire et d’une idéologie promouvant une justice sans public, sans presse, sans audience, et de plus en plus souvent sans avocat. La non-publicité des audiences est un danger majeur pour la pérennité d’une justice indépendante.

 

Proposition FI n°45 : Développer la publicité des débats en envisageant notamment des mises en ligne accessibles des vidéos des audiences.

 

IV.B. Linstitutionnalisation du jury populaire

L’existence des jurys populaires est ancienne en France et remonte à la période révolutionnaire. Elle consacre l’illustration d’une justice rendue « au nom du peuple français » par la présence de citoyens tirés au sort et siégeant aux côtés de juges professionnels pour représenter le peuple français. Depuis une loi du 28 juillet 1978, tout citoyen inscrit sur les listes électorales et âgé de plus de 23 ans est susceptible d’être appelé à exercer cette fonction. Cette fonction est en un sens l’une des expressions les plus abouties de la citoyenneté.

Pourtant, depuis longtemps, il existe un recul de la place des jurys populaires dans la Justice en France, qui est imputable à une pratique judiciaire mais aussi législative.

C’est tout d’abord dû à la pratique par les magistrats de la correctionnalisation, qui consiste pour les juridictions d’instruction à considérer certains crimes comme des délits et à renvoyer en conséquence leurs auteurs devant le tribunal correctionnel. Cette pratique s’explique pour plusieurs raisons et en particulier par une volonté gestionnaire (gain de temps, allègement des coûts, …).

Ensuite, le législateur a accompagné le déclin du rôle des jurés par une correctionnalisation légale. Pour des raisons essentiellement similaires de cadencement de la Justice et de réduction des coûts, le législateur a ainsi déclassé périodiquement certains crimes. En outre, le législateur a structurellement réorganisé la justice en excluant peu à peu le peuple, comme c’est le cas en instaurant des cours d’assises sans jury ou encore récemment en expérimentant les cours criminelles départementales, sans jurés.

L’actuel Gouvernement a d’ailleurs clairement affiché son objectif de gestion des flux au détriment des jurés populaires, en profitant de l’état d’urgence sanitaire pour accélérer sa volonté de dégradation de la justice pénale et de la démocratie par la disparition progressive des jurés populaires. Le président de la commission regrette ce mouvement de recul de la démocratie dans la Justice française. Au contraire, il est temps de réinvestir au nom de l’indépendance de la Justice la place des jurés dans notre Justice, afin d’apporter un juste équilibre démocratique dans cette institution.

Les jurés tirés au sort et retenus dans les listes de chaque Cour d’assises bénéficient, avant de siéger, d’une courte formation pendant laquelle le président de la Cour d’assises, un avocat général et un avocat fournissent des explications sur le fonctionnement de la Cour et de la Justice. Leur expérience acquise, bien que partielle, sur le fonctionnement de la Justice leur donne une compétence rare et nécessaire, qu’il est impératif non seulement de préserver mais aussi de développer.

Proposition FI n°46 : Arrêter les expérimentations des cours criminelles et développer le recours aux jurys populaires pour certains délits.

Proposition FI n°47 : Associer les jurés tirés au sort et régulièrement retenus de chaque ressort de cours dassise pour produire un document public sur le fonctionnement de la Justice et ses moyens.

Proposition FI n°48 : Mettre en place un système délection au sein des jurés afin de désigner un collège des jurés, qui aura en charge de donner un avis simple auprès du CSM sur le budget de la Justice, et sur les affectations des magistrats.

 

IV.C. Un statut des personnels de greffe, gage de lindépendance de la Justice

Les personnels des greffes participent à l’impartialité de la Justice, parce qu’ils sont les garants de la procédure. Comme l’ont souligné les représentants de ces personnels, le « greffier est le témoin du déroulé de laudience : à ce titre, lune des qualités du greffier est sa neutralité ». Ainsi, étant neutre et garant de la procédure, la greffière et le greffier participent de manière indispensable à l’indépendance de la Justice et leur statut de fonctionnaire est une garantie.

Cependant, depuis de nombreuses années la fonction publique a été réformée dans le sens d’une fragilisation du statut et d’une précarisation des agents, qui n’a pas épargné, loin s’en faut, les fonctions de greffe. Les syndicats ont ainsi relevé, certes une augmentation régulière des effectifs, mais ont aussi dénoncé un détournement dans l’affectation des agents : « Trop de greffiers naccomplissent pas la totalité de leurs fonctions (comme lassistance du juge lors de certaines audiences civiles), car elles/ils sont surchargés dautres tâches… Si les effectifs de greffiers augmentent, les effectifs globaux diminuent avec un total de 248 postes supprimés en 2018 et 2019. Pour 2020, nous nous attendons à de nouvelles suppressions de postes grâce aux fusions des juridictions ».

Ces baisses d’effectifs ont largement été amplifiées par la réforme statutaire de 2015, dont l’une des conséquences a été la suppression de plusieurs centaines de postes de directeurs de greffe dans les juridictions dites « de petite taille », qui pourtant répondent aux besoins d’une justice de proximité, accessible et indépendante.

Les auditions de la commission d’enquête ont ainsi permis de montrer le caractère indispensable des greffiers dans la Justice, de l’avis de l’ensemble des professionnels de la Justice. Il faut ainsi dénoncer le manque de personnels qui conduit à des retards, des pratiques déviantes, et à un détournement des missions essentielles remplies par les greffiers et greffières.

En particulier, la Commission d’enquête a été alerté sur une des évolutions néfastes du point de vue de l’indépendance de la réforme statutaire de 2015 : les greffiers sont désormais placés sous l’autorité des magistrats, ceux-ci étant appelés à rédiger selon les « directives » des magistrats et non plus selon leurs « indications ». C’est également le développement des « magistrats coordonnateurs de service » qui inquiète particulièrement les représentants des personnels des greffes puisque ces attributions empiètent directement sur le domaine de compétence des directeurs de greffe.

Ainsi, pour le Président Ugo Bernalicis, il est indispensable de rouvrir des négociations pour asseoir un statut de fonctionnaire des personnels des greffes assurant l’autonomie et l’impartialité des agents et des fonctions assurées. Il faut en particulier rappeler le rôle du greffier comme garant de la procédure et dans sa mission d’authentification des actes juridictionnels.

Nous ne pouvons que nous inquiéter de récentes déclarations devant l’Assemblée Nationale du Garde des sceaux Éric Dupond Moretti en date du 20 juillet 2020 s’interrogeant sur la possibilité que les greffiers n’assistent plus à l’audience.

 

Proposition FI n°49 : Mettre en place un statut des greffiers afin de clarifier le rôle des greffiers et des greffiers en chef au sein du fonctionnement des juridictions et un recueil des obligations déontologiques des personnels de greffe.

Proposition FI n°50 : Mettre en place un groupe travail visant à clarifier les fonctions de « magistrat coordonnateur de service » et de directeurs de greffes.

Proposition FI n°51 : Fonctionnariser les greffes des tribunaux de commerce en lieu et place du système actuel dans une réforme visant à la transformation de la Justice commerciale en un véritable service public.

 

IV.D. Lavocat, auxiliaire indispensable du fonctionnement du service public de la Justice

Les évolutions de la profession d’avocat doivent également faire l’objet d’une réflexion au regard de l’indépendance de la Justice. Ces auxiliaires de justice sont indispensables au fonctionnement démocratique des institutions et répondent au plus près aux besoins des justiciables.

En préalable, il nous paraît important de soutenir le mouvement qui a conduit l’ensemble de la profession à s’opposer à la réforme des retraites notamment du point de vue de l’indépendance de la Justice. En effet, le projet de réforme des retraites du Gouvernement en ce qu’il envisage de supprimer les régimes autonomes et par conséquent la Caisse nationale des barreaux français, est une entrave à l’indépendance des avocats alors qu’aucun élément extérieur ne doit pouvoir entraver la manière dont l’avocat défend son client. En l’absence de contre-modèle de gestion permettant de garantir aux justiciables le libre choix de sa défense et le libre exercice par les avocats de leur profession, il convient de relever que toute atteinte aux régimes de retraites des avocats est une entrave à l’indépendance de la Justice.

Le souci de garantir un équitable accès aux tribunaux et à la justice entre dans le champ de l’indépendance de la justice lorsqu’on constate que les justiciables les plus vulnérables sont exclus peu à peu des prétoires. C’est tout le débat sur l’aide juridictionnelle qui, comme un serpent de mer, revient sans cesse sous le seul prisme de l’économie. Or, pour notre groupe parlementaire, il en va de l’indépendance de la justice que de permettre à chacune et chacun de pouvoir accéder à la justice et donc à un avocat. L’aide juridictionnelle permet la prise en charge par l’État des honoraires et frais de justice des plus pauvres. Cependant, les réformes successives ont conduit le système actuel de l’aide juridictionnelle à constituer une atteinte au droit à un procès équitable et à l’indépendance de la justice. En effet, les besoins de justice exprimés par les citoyennes et les citoyens ne sont pas aujourd’hui satisfaits et nombre d’entre eux sont exclus du fait de seuils d’accès trop élevés ou s’excluent par eux même de recourir à la justice ou à l’assistance d’un avocat. De même, ces réformes n’ont eu de cesse d’éloigner les avocats de l’aide juridictionnelle faute d’une rétribution équivalente à leur prestation. Un système inique qui entrave l’indépendance de la justice.

Il est donc impératif de relever les seuils afin de couvrir ce besoin de justice, il n’est pas acceptable que la rétribution versée aux avocats intervenant au titre de l’aide juridictionnelle ne couvre pas leurs charges de fonctionnement.

 

Proposition FI n°52 :  Inscrire dans la Constitution le droit pour tout citoyen à une défense, comme dans la Constitution italienne.

Proposition FI n°53 : Faire une réforme de laide juridictionnelle afin de relever les seuil daccès et de permettre une rétribution conséquente des avocats.

La profession d’avocat fait en outre face à une tendance lourde qui la percute violemment : celle visant à réduire le secret professionnel de l’avocat pour divers motifs. En effet, la question du secret professionnel des avocats s’est retrouvé à nouveau au cœur de l’actualité avec l’affaire des fadettes d’avocats consultées par le parquet national financier dans le cadre d’une enquête préliminaire. Aux termes du Code de procédure pénale le secret professionnel de l’avocat est encadré en ce sens que des écoutes sont possible seulement si ce dernier a participé à une infraction pénale.

Ce régime est lacunaire et, régulièrement, des atteintes au secret professionnel des avocats font les gros titres. Comme les auditions de la Commission d’enquête l’ont relevé, cette remise en cause procède d’un mouvement de fond mettant ce secret professionnel en danger, et toute violation est une remise en cause de l’indépendance de la Justice. Les auditions l’ont mis en exergue, tant de la part des avocats eux-mêmes que des magistrats, une réforme des textes qui régissent les écoutes et les interceptions de correspondance est nécessaire.

 

Proposition FI n°54 : Faire une réforme visant à assurer la protection du secret professionnel des avocats.

 

IV.E. Lurgence à encadrer le développement le numérique dans la justice

L’évolution des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle entraîne des modifications majeures des pratiques professionnelles de l’ensemble des professions judiciaires. Depuis la mise à disposition large et libre de l’information juridique qu’il faut saluer, s’ouvre depuis quelques années un marché de l’analyse automatisée des données juridiques qui permet le développement de sociétés privées et de la Justice prédictive. Ces évolutions, sous l’impulsion d’un modèle essentiellement libéral, mettent en branle le fonctionnement du service public de la Justice et ses partenaires historiques et interroge quant aux conséquences sur la déontologie et l’éthique des professionnels.

Chantre de cet essor des nouvelles technologies et du numérique dans le monde de la Justice, les legaltech sont venues bouleverser les pratiques traditionnelles des praticiens du droit, en permettant par la création de services juridiques informatique basés sur des algorithmes. L’offre de ses services est très vaste et bénéficie d’une image favorable : favorisant l’accès au droit, à la sécurité juridique, … Pour autant, le développement de ces outils fait craindre une Justice prédictive déshumanisée non déontologique et non indépendante.

En effet, si elle permet légitimement de développer des stratégies juridiques et judiciaires, il faut considérer qu’elle peut constituer une entrave illégitime au recours au juge. En outre, l’absence de transparence sur la construction des algorithmes fait prendre le risque de décisions partiales favorables à des parties participants elles-mêmes aux financements de ces outils numériques.

Notre groupe parlementaire s’inquiète de cette dérégulation, qui, en l’état, participe à la privatisation de la Justice en développant de véritables obstacles au recours au juge au détriment des justiciables.

L’exemple le plus récent du logiciel « DataJust » est symptomatique d’une dérive. Sur la forme, le Ministère de la justice a édicté un décret le 27 mars 2020, en pleine période de pandémie de Covid-19, provoquant l’indignation des magistrats et des avocats. Cela montre l’absence de de concertation et donc de vision stratégique sur le sujet. Mais sur le fond, Ce décret autorise le ministère de la Justice à mettre en œuvre, pour une durée de deux ans, un traitement automatisé de données à caractère personnel, ayant pour finalité le développement d’un algorithme. Il s’agit concrètement de créer un référentiel indicatif officiel, évaluant financièrement les différents types de préjudices, afin de favoriser un règlement amiable des litiges.

Les craintes de voir cet outil - en principe d’aide à la décision - devenir dans les faits une décision elle-même, sont réels. En outre, il constitue une nouvelle incitation à la déjudiciarisation des contentieux, en l’espèce en matière de préjudice corporel, qui répondra tout autant qu’elle justifiera le manque d’effectifs en juridiction.

L’État doit assurer son rôle non de régulateur, mais de préservation des missions régaliennes de Justice en la matière et rendre compte auprès de la représentation nationale.

 

Proposition FI n°55 : Encadrer strictement les legaltech et la Justice prédictive.

L’autorité judiciaire est régulièrement décriée pour l’état de son parc informatique et des carences des logiciels informatiques, et c’est ce qu’ont témoigné les syndicats des personnels des greffes et des magistrats devant la Commission d’enquête.

Sans être exhaustif, le logiciel Cassiopée illustre l’ampleur du sujet. Ce logiciel qui devait permettre à l’ensemble des magistrats et greffier de retrouver les données essentielles d’un dossier, comme l’état civil, la nature des faits et les étapes principales d’une procédure, ou encore des trames de décision déjà rédigées, n’a eu de cesse depuis 2008, année de son déploiement et jusqu’à aujourd’hui, a engrangé les critiques : bug informatiques, graves lacunes et erreurs de droit et mentions contradictoires sur les dossiers, … Beaucoup de magistrat à l’instruction ou encore pour la justice des mineurs ont renoncé faute de fonctionnalités dédiées et utilisent d’autres outils propres. On retrouve les mêmes constats pour d’autres logiciels comme Genesis (la base de données des détenus, contenant des éléments biométriques, l’exécution des sentences pénales et les décisions de justice et modalités de la détention), dont les dysfonctionnements ont concerné des versements pour indemniser des victimes, ou encore des difficultés pour des détenus d’obtenir une réduction de peine.

Ne voir que l’alourdissement de la charge de travail des greffiers, ou des magistrats, est réducteur de la gravité du problème. Pour notre groupe parlementaire, l’absence de maîtrise des outils numériques par l’autorité judiciaire constitue un obstacle à l’indépendance de la justice.

 

Proposition FI n°56 : Créer un groupe de travail visant à évaluer la gestion et la maîtrise des logiciels informatiques par le ministère de la Justice.

Il est à craindre également que ce marché de l’informatique judiciaire participe à entamer l’indépendance de la justice, tant le ministère de la Justice favorise l’externalisation dans la gestion de certains logiciels informatiques. Preuve en est le « succès » de la 3ème édition de l’événement Vendôme Tech qui s’est déroulée le lundi 20 janvier 2020 au ministère de la Justice situés. Sous-couvert de promotion de la transformation numérique de la justice, se sont bien tous les acteurs privés de l’écosystème numérique de la justice, dont de nombreuses legaltech, qui étaient présents pour présenter leurs produits.

Du casier judiciaire, des transmissions des pièces des avocats au suivi des mesures de surveillances électroniques, en passant par le télétravail des fonctionnaires et magistrats, sont autant de sujets qui rendent impératif de définir une vision stratégique quant à la préservation de l’indépendance de la justice. Or comme pour ces sujets, le Gouvernement procède sans transparence, ni consultation des acteurs.

 

Proposition FI n°57 : Obliger la consultation du Conseil supérieur de la magistrature et la présentation dun rapport devant le Parlement pour tout développement des outils numériques de la Justice.

 

V. Réinvestir le rôle du juge, gardien des libertés individuelles

Au titre de l’article 66 de la constitution, l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle et assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. Cette fonction protectrice des justiciables est pourtant potentiellement remise en cause par des obstacles à l’indépendance de la Justice. En effet, le magistrat dans l’exercice de cette mission peut être contraint et ne pas avoir d’autres choix que de priver une personne de liberté. Or, il appartient à une République de faire en sorte que ce choix ne soit dicté par d’autres exigences que celle de rendre la Justice.

Les travaux de cette commission d’enquête ont révélé plusieurs situations où la Justice a été contrainte pour d’autres raisons à bafouer les libertés individuelles. Ces situations sont le fruit d’une confusion des fonctions au sein de la police judiciaire, des réformes législatives successives qui ont cherché à adapter sans cesse le peu de moyens dont dispose la Justice pour fonctionner, mais aussi d’une idéologie sécuritaire qui a augmenté considérablement les pouvoirs des procureurs.

V.A. Le renouvellement de la coordination des enquêtes judiciaires

Sous la direction et le contrôle de l’institution judiciaire, la police judiciaire dispose de pouvoirs importants, attentatoires aux libertés individuelles, dont l’emploi ne peut être justifié que s’ils sont exercés dans le respect des lois.

Ce cadre répond à la maxime de Blaise Pascal qui fonde toute la légitimité de ce fonctionnement : « La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique ». Cette garantie s’inscrit dans l’indépendance de la Justice, au sens où, si l’autorité judiciaire ne contrôle pas effectivement les actes réalisés par la police judiciaire, elle perd toute légitimité.

Les travaux de la Commission d’enquête ont permis d’illustrer la perte d’indépendance de l’institution judiciaire due au recul du contrôle de la police judiciaire.

C’est tout d’abord, la politique du chiffre qui entre frontalement en opposition avec l’indépendance de la Justice en ce qu’elle conduit de manière autonome à produire une activité de police judiciaire sans connexion directe avec l’accomplissement d’une mission de Justice. Même si la remise en cause par les policiers et gendarmes de la politique du chiffre reste marginale, les professionnels de la Justice dénoncent quant à eux l’explosion des gardes à vue et des contrôles d’identité et mettent directement en cause la politique du chiffre.

Touchant à tous les domaines (de la consommation de cannabis à la répression des étrangers « sans papiers »), la politique du chiffre conçue par l’attribution de primes comme une politique managériale, oblige à maximiser le nombre d’arrestations ou de contraventions, ciblant au passage les personnes les plus vulnérables. Ainsi, outre les effets destructeurs de cette politique sur la population mais aussi sur les métiers de police et de gendarmerie, nous constatons qu’elle constitue un obstacle à l’indépendance de la Justice, dans le sens où l’activité de police judiciaire n’est plus directement conduite et contrôlée par l’autorité judiciaire mais bien par les instructions du ministère de l’intérieur.

 

Proposition FI n°58 : Mettre fin à la politique du chiffre et supprimer les primes aux résultats, notamment lindemnité de responsabilité et de performance des commissaires (IRP) et les primes de résultats exceptionnels (PRE).

En outre, sous l’aspect du fonctionnement des parquets, les représentants des policiers et des associations de gendarmes ont évoqué une des conséquences de la gestion du flux, qui sclérose l’activité judiciaire et la contraint à se détourner de sa mission de protection des libertés individuelles. En effet, il a été déclaré que les enquêteurs sur le terrain étaient régulièrement confrontés à des temps d’attente trop important avant de pouvoir entrer en communication avec les entités du parquet chargées du Traitement en temps réel (TTR), qui permettent l’effectivité et l’immédiateté du contrôle par les autorités judiciaires. En effet, le magistrat du ministère public, dont les prérogatives sont continuellement étendues, est soumis à un flux de procédures auquel il n’est pas en mesure de faire face en maintenant un traitement de qualité. Le magistrat du parquet est confronté, tant au TTR que dans le cadre du suivi d’enquêtes au plus long cours, à une absence de maîtrise sur l’activité de la police judiciaire ce qui constitue un obstacle majeur à son indépendance.

Il est indispensable de pallier aux manques des moyens humains et matériels des parquets. Plus structurellement, il est nécessaire de réviser la doctrine d’emploi du TTR, dont la généralisation irréfléchie et l’emballement sont les facteurs d’une justice de mauvaise qualité, d’un contrôle insuffisant sur les enquêtes et de conditions de travail dégradées.

 

Proposition FI n°59 : Mettre en place un groupe de travail pour réformer la doctrine demploi des entités du parquet chargées du traitement en temps réel.

 

V.B. Le rattachement de la police judiciaire

Il n’est pas d’indépendance de la Justice pénale sans officiers de police judiciaire en mesure d’exercer leurs attributions à l’abri du risque d’intrusion du pouvoir exécutif. Le code de procédure pénale affirme le principe de la direction et du contrôle de l’enquête judiciaire par l’autorité judiciaire, mais il est démenti par l’architecture administrative actuelle, dans laquelle les services enquêteurs sont rattachés fonctionnellement au ministère de l’Intérieur, qui dispose de toute latitude sur l’organisation des services, l’affectation des ressources et la carrière des agents. Précisément, les auditions ont montré que ce sont les services du ministre de l’Intérieur qui décident, seuls, du nombre et de la qualité des O.P.J. et A.P.J. affectés à une enquête, de l’urgence des investigations, de la répartition des compétences entre les services de police judiciaire d’un même ressort de tribunal de grande instance, ...

Ainsi, dans les faits, la direction, la surveillance et le contrôle de la police judiciaire échappent, bien souvent, aux magistrats fautes moyens matériels d’exercer cette mission. Le ministère de l’Intérieur, donc l’Exécutif apparaît comme le véritable chef de la police judiciaire, car il est en mesure d’interférer dans le cours d’enquêtes sensibles ou non et d’imposer à l’autorité judiciaire ses propres priorités.

Le souci d’efficacité l’emporte sur toute autre considération touchant à l’État de droit ou aux libertés. C’est d’ailleurs une des raisons qui explique les déclarations régulières des ministres de l’intérieur, mais également des syndicats de police, demandant des comptes aux magistrats sur les interpellations réalisées, au mépris de la procédure pénale.

Pour autant, il ressort des auditions de la Commission d’enquête que, pour les représentants des agents de police et les associations de gendarmes, il n’y a pas de sujet d’indépendance de la police judiciaire. Pour eux, la pratique d’agent montre que l’appartenance judiciaire des agents l’emporte généralement grâce à l’autonomie qu’ils arrivent à dégager dans l’exercice de leurs fonctions. Cette représentation de la situation révèle d’une part la fragilité du système qui ne garantit pas l’indépendance de la Justice, et repose dans les faits sur l’arbitraire des agents eux-mêmes. Elle fait d’autre part fi de la situation de l’activité judiciaire d’encombrement des tribunaux, de la lenteur des procédures et d’un sous-encadrement qui a favorisé le cloisonnement des services par un fonctionnement bureaucratique au détriment des principes de séparation des pouvoirs, d’indépendance, et de contrôle, et ce dans l’ignorance de la situation des personnes.

D’autres systèmes plus respectueux de la séparation des pouvoirs sont envisageables. En Italie, par exemple, des officiers de police judiciaire sont directement rattachés aux parquets et ne dépendent que de l’autorité judiciaire pour leur carrière. Ils sont en général chargés des dossiers les plus sensibles tandis que d’autres officiers de police judiciaire travaillent avec la Justice pour le reste des dossiers, selon un modèle comparable à celui de la France.

 

Proposition FI n°60 : Mettre en place un groupe de travail visant à distinguer, dans lorganisation administrative, les fonctions de police administrative et les fonctions de police judiciaire.

Proposition FI n°61 : Expérimenter le détachement dofficiers de police judiciaire auprès des juridictions, sur la base du volontariat et pour une période de trois ans renouvelable.

Proposition FI n°62 : Rattacher les services de police judiciaire spécialisés à lautorité judiciaire.

Dans le prolongement de cette problématique de l’effectivité du contrôle par les procureurs dans la conduite des enquêtes de police judiciaire et de la protection des libertés individuelles, les auditions ont illustré le manque de proximité entre le procureur et les agents de police ou de gendarmerie. Si le parquet est juridiquement tenu de diriger l’action de la police judiciaire car il est informé de manière immédiate et systématique, la réalité montre au contraire qu’il n’est pas systématiquement en mesure de tout diriger, au même titre que n’importe quel échelon hiérarchique.

Ainsi un exemple de bonne pratique a été mentionné à Montpellier : le parquet a été externalisé dans le commissariat. Il apparaît ainsi que le déplacement hebdomadaire du parquet a permis un examen plus direct des dossiers en lien avec la réalité des effectifs et des moyens de police et de gendarmerie, ainsi qu’un contrôle accru du magistrat.

Si une telle pratique ne doit pas constituer une charge supplémentaire pour le magistrat au regard des autres missions qu’il réalise, il apparaît intéressant de pouvoir l’évaluer et la développer.

 

Proposition FI n°63 : Expérimenter la présence physique du parquet dans les commissariats, afin de conduire lenquête préliminaire et dassurer le contrôle de laction judiciaire.

 

 

 

SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS DU PRÉSIDENT

 

I. Sortir de lambiguïté pour garantir une justice républicaine indépendante

Proposition FI n°1 : Modifier la Constitution afin d’y inclure les notions suivantes.  « La Justice est rendue au nom du peuple. Le pouvoir de rendre la Justice est confié à des juges impartiaux, inamovibles, qui ne sont soumis qu’à la loi. Ce pouvoir judiciaire constitue un ordre autonome et indépendant de tout autre pouvoir. »

Proposition FI n°2 : Modifier l’article 64 de la Constitution pour supprimer la mention selon laquelle le président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire au profit du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

Proposition FI n°3 : Suppression de l’article 17 de la Constitution pour supprimer la grâce présidentielle, qui permet au Président de la République de supprimer ou de réduire la peine d’un condamné. Les grâces ne doivent relever que de la loi.

Proposition FI n°4 : Tenir un débat annuel sur la jurisprudence dans les commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat sur la base des rapports d’activité de la Cour de cassation et du Conseil d’État. Le législateur pourra ainsi apprécier les évolutions jurisprudentielles devant être précisées ou non dans la loi.

Proposition FI n°5 : Création d’une saisine du Conseil supérieur de la magistrature, par le président de la République, le ministre de la Justice, le président de l’Assemblée nationale ou du Sénat, par 60 sénateurs ou 60 députés visant à contrôler le fonctionnement de la justice. Le CSM peut dans ce cadre formuler des recommandations ou toute sanction disciplinaire qu’il jugera utile. La saisine ne peut cependant intervenir dans le cadre d’une instance en cours.

Proposition FI n°6 : Supprimer la catégorie de membre de droit du Conseil constitutionnel.

Proposition FI n°7 : Réformer la procédure de nomination des membres du Conseil constitutionnel afin de le confier au pouvoir législatif en associant le Conseil supérieur de la magistrature.

Proposition FI n°8 : Réformer la composition du CSM, en permettant aux greffiers, avocats, notaires, huissiers, universitaires, représentants d’associations de lutte contre la pauvreté, contre la corruption, et d’aide aux victimes, des justiciables comme des personnes condamnées et aux citoyens-jurés d’y accéder.

Proposition FI n°9 : Supprimer le pouvoir du ministre de la Justice de proposition des magistrats du parquet.

Proposition FI n°10 : Confier le pouvoir disciplinaire au Conseil supérieur de la magistrature. Le ministre de la Justice doit disposer de la possibilité de saisir le CSM sur des faits pouvant relever du disciplinaire et dont il aurait eu la connaissance.

Proposition FI n°11 : Doter le Conseil supérieur de la magistrature de la compétence de nommer les magistrats du siège et du parquet, ainsi que des moyens actuellement dévolus à la Sous-direction des ressources humaines de la magistrature (SDRHM) la direction des services judiciaires (DSJ) du ministère de la Justice.

Proposition FI n°12 : Redéfinir et encadrer strictement les conditions de mobilité des magistrats en administration centrale ou en fonction de cabinet ministériel.

Proposition FI n°13 : Rattacher l’inspection générale de la Justice (IGJ) au Conseil supérieur de la magistrature. Le ministre de la Justice continue d’avoir la possibilité de saisir l’inspection pour toute problématique interne au ministère ou mission de prospective.

Proposition FI n°14 : Réformer la procédure disciplinaire des magistrats du siège et du parquet afin de renforcer le contradictoire.

Proposition FI n°15 : Unifier le corps des magistrats administratifs de la première instance à la cassation.

Proposition FI n°16 : Créer un groupe de travail visant à réformer le Conseil d’État afin de reconnaître pleinement ses fonctions juridictionnelles, et de réfléchir au positionnement institutionnel de ses fonctions de conseil du Gouvernement.

Proposition FI n°17 : Développer des modules de formation communs pour les magistrats de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif afin de faciliter les échanges et l’unité des ordres juridictionnels.

Proposition FI n°18 : Créer un conseil supérieur de la magistrature administrative et transférer la mission de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) au conseil supérieur de la magistrature administrative.

 

II. Garantir lindépendance de la justice en recentrant sur les missions dun magistrat du peuple

Proposition FI n°19 : Supprimer la mention à l’article 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 qui place les magistrats du parquet premiers « sous lautorité » du garde des Sceaux, ministre de la Justice. Les magistrats sont soumis à l’autorité de la loi, proposée à la fois par le Gouvernement et les parlementaires et votée définitivement par le pouvoir législatif.

Proposition FI n°20 : Mettre en place un collège des procureurs et des avocats généraux visant à proposer une politique pénale au ministre de la Justice qui présentera un projet de loi de politique pénale, qui sera débattue et votée par le Parlement. Cette loi aura vocation à évoluer dans le temps en suivant la procédure législative ordinaire, bien loin des circulaires de politique pénale issues du fait du prince.

Proposition FI n°21 : Interdire les instructions individuelles du ministre de la Justice aux magistrats du parquet dans les procédures civiles.

Proposition FI n°22 : Mettre fin aux remontées d’informations judiciaires dans les dossiers individuels à destination de l’exécutif, sauf celles qui appellent une intervention directe de l’exécutif (comme les catastrophes ou les attaques terroristes massives) et de limiter l’information du ministère de la Justice à des rapports généraux de politique pénale. Ces mesures s’appliquent tout autant au ministère de la Justice, qu’au ministère de l’Intérieur.

Proposition FI n°23 : Dans le cadre d’instances en cours, les parlementaires et membres des exécutifs nationaux et locaux peuvent intervenir par le biais d’interventions volontaires. Ces interventions ainsi que les réponses éventuelles sont versées au dossier. Elles ont pour but de renforcer l’effectivité sociale du droit en encadrant les prises de paroles des personnalités politiques dans des procès en cours, qui peuvent avoir un retentissement national ou local tout en préservant par une procédure l’indépendance des magistrats.

Proposition FI n°24 : Supprimer les médailles et décorations décernées aux magistrats par l’exécutif.

Proposition FI n°25 : Consacrer l’autonomie de décision du magistrat du parquet, qui ne doit être soumis, dans le traitement des dossiers qui lui sont confiés, qu’au respect de la légalité et des directives générales de politique pénale déterminées par la loi et adaptées localement par le procureur.

Proposition FI n°26 : Clarifier les règles de répartition des services, de l’attribution et du dessaisissement des dossiers.

Proposition FI n°27 : Développer le recours à la collégialité et favoriser la mise en œuvre d’un travail véritablement collectif pour l’ensemble des fonctions de magistrat du siège et du parquet.

Proposition FI n°28 : Mener des actions de communication lorsque des mises en cause sont portées contre la Justice ou des magistrats. Cette communication doit être réalisée par le CSM en réponse à des critiques générales dirigées contre l’institution judiciaire et par les chefs de Cours et de juridictions en réaction à des critiques ciblées contre un magistrat ou le déroulement d’une procédure.

Proposition FI n°29 : Renforcer les moyens des préparations publiques que sont les Instituts d’études judiciaires sur l’ensemble du territoire, afin de démocratiser l’accès à l’École nationale de la magistrature.

Proposition FI n°30 : Mettre en place un groupe de travail visant à refondre les contenus des concours d’accès à la profession de magistrat.

Proposition FI n°31 : Développer l’effectivité du droit à la formation continue pour les magistrats.

Proposition FI n°32 : Interdire les relations de l’École nationale de la magistrature avec les instituts privés de formation afin d’assurer l’égalité républicaine d’accès à la magistrature.

Proposition FI n°33 : Confier au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) une mission équivalente à celle de la HATVP pour les fonctionnaires.

 

III. Repenser une juridiction indépendante au nom du peuple

Proposition FI n°34 : Rationaliser la présentation budgétaire de la Justice autour de deux missions « justice judiciaire » et « administration de la Justice ».

Proposition FI n°35 : Simplifier la carte budgétaire des juridictions sur la base d’un budget opérationnel de programme (BOP) par cour d’appel et Réformer la carte des pôles Chorus pour tendre vers l’objectif d’une cour d’appel, structure de gestion, un BOP et un pôle unique Chorus.

Proposition FI n°36 : Doter l’ensemble des juridictions d’un modèle comptable performant avec la création d’une comptabilité analytique, alimentée par les données issues de la comptabilité d’exercice.

Proposition FI n°37 : Associer le Conseil supérieur de la magistrature et les juridictions judiciaires à l’appréciation des besoins en personnel et dans l’adéquation des choix à faire en fonction des profils de poste et créer un jaune budgétaire comportant notamment ces avis.

Proposition FI n°38 : Soumettre le budget des services judiciaires à l’avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature.

Proposition FI n°39 : Mettre en place un groupe de travail visant à ériger en établissement public sui generis l’ensemble des juridictions de tous les degrés (tribunaux judiciaires, cours d’appel, Cour de cassation), doté d’un conseil d’administration permettant d’associer à leur gestion les magistrats, personnels judiciaires, et l’ensemble des partenaires de la Justice (barreau, services d’enquêtes, collectivités locales, …), ainsi que des associations d’usagers.

Proposition FI n°40 : Élargir la composition des conseils de juridiction en associant systématiquement les parlementaires, les représentants des collectivités territoriales, les représentants des professionnels du droit, les associations partenaires régulières des juridictions et les citoyens jurés du ressort, dont les pouvoirs seront également élargis.

Proposition FI n°41 : Mettre en place un groupe de travail sur l’étendue des pouvoirs des chefs de juridiction et de cour.

Proposition FI n°42 : Mettre en place un groupe de travail visant à définir des critères objectifs et préétablis tenant seulement compte de la bonne administration de la Justice, pour l’affectation des juges, leur désignation pour statuer dans les différents types d’affaires et la distribution de ces affaires dans les différentes formations de jugement.

 

IV. Reconstruire une justice indépendante comme garantie pour le justiciable

Proposition FI n°43 : Positionner le parquet dans les salles d’audience au-dessus des parties et en-dessous des juges du siège.

Proposition FI n°44 : Faire évoluer les mécanismes de récusation en donnant à une formation collégiale la responsabilité d’accepter ou non la récusation. Dans ce cadre, il peut être envisager à titre expérimental d’y associer des citoyens jurés.

Proposition FI n°45 : Développer la publicité des débats en envisageant notamment des mises en ligne accessibles des vidéos des audiences.

Proposition FI n°46 : Arrêter les expérimentations des cours criminelles et développer le recours aux jurys populaires pour certains délits.

Proposition FI n°47 : Associer les jurés tirés au sort et régulièrement retenus de chaque ressort de cours d’assise pour produire un document public sur le fonctionnement de la Justice et ses moyens.

Proposition FI n°48 : Mettre en place un système d’élection au sein des jurés afin de désigner un collège des jurés, qui aura en charge de donner un avis simple auprès du CSM sur le budget de la Justice, et sur les affectations des magistrats.

Proposition FI n°49 : Mettre en place un statut des greffiers afin de clarifier le rôle des greffiers et des greffiers en chef au sein du fonctionnement des juridictions et un recueil des obligations déontologiques des personnels de greffe.

Proposition FI n°50 : Mettre en place un groupe travail visant à clarifier les fonctions de « magistrat coordonnateur de service » et de directeurs de greffes.

Proposition FI n°51 : Fonctionnariser les greffes des tribunaux de commerce en lieu et place du système actuel dans une réforme visant à la transformation de la Justice commerciale en un véritable service public.

Proposition FI n°52 : Inscrire dans la Constitution le droit pour tout citoyen à une défense, comme dans la Constitution italienne.

Proposition FI n°53 : Faire une réforme de l’aide juridictionnelle afin de relever les seuil d’accès et de permettre une rétribution conséquente des avocats.

Proposition FI n°54 : Faire une réforme visant à assurer la protection du secret professionnel des avocats.

Proposition FI n°55 : Encadrer strictement les legaltech et la Justice prédictive.

Proposition FI n°56 : Créer un groupe de travail visant à évaluer la gestion et la maîtrise des logiciels informatiques par le ministère de la Justice.

Proposition FI n°57 : Obliger la consultation du Conseil supérieur de la magistrature et la présentation d’un rapport devant le parlement pour tout développement des outils numériques de la Justice.

 

V. Réinvestir le rôle du juge, gardien des libertés individuelles

Proposition FI n°58 : Mettre fin à la politique du chiffre et supprimer les primes aux résultats, notamment l’indemnité de responsabilité et de performance des commissaires (IRP) et les primes de résultats exceptionnels (PRE).

Proposition FI n°59 : Mettre en place un groupe de travail pour réformer la doctrine d’emploi des entités du parquet chargé du traitement en temps réel.

Proposition FI n°60 : Mettre en place un groupe de travail visant à distinguer, dans l’organisation administrative, les fonctions de police administrative et les fonctions de police judiciaire.

Proposition FI n°61 : Expérimenter le détachement d’officiers de police judiciaire auprès des juridictions, sur la base du volontariat et pour une période de trois ans renouvelable.

Proposition FI n°62 : Rattacher les services de police judiciaire spécialisés à l’autorité judiciaire.

Proposition FI n°63 : Expérimenter la présence physique du parquet dans les commissariats, afin de conduire l’enquête préliminaire et d’assurer le contrôle de l’action judiciaire.

 

 

 

 


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IV.   Contribution présentée par M. Sébastien Nadot, non-inscrit

La présente contribution n’a pas pour objectif de revenir sur les éléments largement évoqués dans le rapport de cette commission d’enquête (même s’il reste nécessaire de répéter ici que la question des moyens de la justice est centrale) mais plutôt de revenir sur des points assez peu traités ou bien qui n’ont guère trouvé réponse au cours des nombreuses auditions.

Si cette question d’indépendance de la justice était extrêmement intéressante et importante à aborder, il faut préciser que l’utilisation du terme « pouvoir judiciaire » plutôt qu’ « autorité judiciaire » ou « institution judiciaire » dans le libellé du titre pose problème. D’abord parce qu’elle ouvrait grand le risque d’une commission d’enquête très politicienne – le risque a finalement été évité – privant la représentation nationale d’une réflexion en profondeur sur les conditions de la séparation des pouvoirs et de leur bon équilibre, une exigence démocratique majeure. Ensuite, parce que dans son titre VIII, l’actuelle Constitution française de 1958 parle de l’autorité judiciaire, et non pas de pouvoir judiciaire : si les juges exercent leurs attributions « au nom du peuple français », ils n’en sont pas pour autant les représentants comme le sont les membres du Parlement ou le président de la République, et ne peuvent donc constituer un « pouvoir ». En tant qu’autorité, la justice gardienne de la liberté individuelle doit demeurer éloignée des forces politiques, ce qui est une façon d’instituer son indépendance. Choisir dès le titre d’enquêter sur le « pouvoir judiciaire », c’était donc, au choix, considérer que l’autorité judiciaire, trop faible, est asservie au pouvoir exécutif qui finalement exercerait le pouvoir judiciaire, ou bien que les services de la justice sont assujettis aux aléas de la politique et donc, que de manière systémique la justice est partiale en France. Ces deux hypothèses sont beaucoup trop réductrices de la situation française. Ceci étant, la commission a su éviter de s’astreindre à une définition de l’indépendance uniquement mesurée dans son rapport au pouvoir exécutif pour aborder les conditions d’exercice des magistrats et ce qui garantit leur indépendance dans leur activité juridictionnelle. Dans ce domaine, il faut toutefois mettre fin à l’incongruité consistant à confier au président de la République la garantie de l’indépendance de l’autorité judiciaire et confier ce soin à un Conseil Supérieur de la Magistrature doté de plus de moyens et de plus de pouvoirs. Il revient au rapporteur de cette commission et à son président de trouver un accord et surtout la majorité des trois cinquièmes pour un Congrès à Versailles se prononçant sur ce point-là.

Trois points encore méritent d’être approfondis. Leur temporalité et ressorts sont très divers, à la mesure de la complexité du sujet.

Numérique

On peut commencer par se tourner vers l’avenir et s’interroger sur les nouvelles technologies, les usages du numérique et de l’intelligence artificielle. D’un côté, l’intelligence artificielle vise à rationaliser et à massifier le traitement. De l’autre, la justice est censée donner à chaque cas une réponse individualisée tenant compte des particularités de l’espèce. Dans un contexte global de restrictions budgétaires, le risque avec des solutions numériques économes humainement paraît bien réel si une réflexion n’est pas menée suffisamment en amont et au plus vite. Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour d’appel, qui a travaillé sur la Charte éthique européenne d’utilisation de l’intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires et leur environnement considère que le juge robot n’existe nulle part et qu’il faut continuer de dialoguer comme au niveau européen entre scientifiques et juristes, avec pour guide le principe de maîtrise permanente de l’utilisateur (le juge ne doit jamais être esclave d’un outil devant induire sa décision). La réflexion entre justice et intelligence artificielle est balbutiante en France. Rien au Parlement sur le sujet. Aussi, un chantier mérite d’être ouvert.

Europe et constitution

Certains domaines échappent plus ou moins au contrôle de la justice et ne sont abordés que très rarement. La raison d’État occupe un espace très important en France sans réel pouvoir contradictoire.

Par exemple, la France continue en 2020 d’exporter des armes en direction de pays belligérants du conflit au Yémen, en contradiction avec le Traité sur le Commerce des Armes (2014) auquel notre pays est pourtant partie. Les rapports annuels successifs, commandés en 2018 et 2019 par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme à un groupe d’expert pour enquêter sur les violations des droits de l’homme au Yémen, sont parfaitement explicites. Lorsque des journalistes d’investigation de Disclose ont révélé des informations confidentielles sur l’implication des armes françaises dans la guerre au Yémen, mettant en évidence l’infraction au droit international de la France, le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, a d’abord agit logiquement. Saisi par un article 40 d’une violation du secret-défense (la ministre de la défense lui signalant qu’une journaliste aurait, lors d’une réunion publique, brandit une feuille avec le logo rouge confidentiel défense), il a fait intervenir la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le service enquêteur habilité à travailler sur les délits de compromission. Les journalistes ont donc été entendus par la DGSI. Ils ont opposé le secret des sources et la procédure a été retournée au procureur de la République, lequel a procédé à leur encontre à un rappel à la loi enregistré au parquet, dans le logiciel Cassiopée.

Mais ce qui étonne le justiciable, c’est que le même procureur ou l’un de ses collègues n’ait pas cru bon de se pencher sur le contenu des informations confidentielles rendues publiques dans cette affaire, d’autant plus que des pans entiers de la note confidentielle ont été publiées au Journal officiel de la République (11/06/2019 page : 5262). À l’heure de la mondialisation et de l’information globalisée via les réseaux sociaux, les actes de gouvernement liés à la conduite des relations extérieures de la France, bien qu’à la vue de tous, restent pour grande partie « hors-jeu » de la justice - au moins sur les exportations d’armes, le nucléaire, le cyberespace. Le regard citoyen porté sur ces questions renvoie immanquablement à une collusion de la justice et du pouvoir politique. Interrogeant le procureur général près la Cour de cassation, lors de son audition, sur l’équilibre des pouvoirs compte-tenu du développement des nouveaux moyens de communication et de l’avènement de la société des réseaux sociaux et l’étonnement, voire la suspicion, avec lequel les citoyens voient le secret bancaire ou le secret-défense opposé par des ministres, sa réponse fut sans appel : « Je pense quon vit dans un monde où on parle trop et à tort et à travers. » Finalement, dans la situation où les uns crient au complot quand les autres ne voient pas de problème, la solution est peut-être introuvable dans l’espace constitutionnel français. Qui sinon de véritables juges constitutionnels pour examiner les actes de gouvernement liés à la conduite des relations extérieures de la France ?

Si une réforme constitutionnelle, qui permettrait notamment de disposer de véritables juges constitutionnels, ne trouve pas le chemin du consensus, la création du Parquet européen pourrait avoir des effets positifs sur un certain nombre de situations où jusqu’ici la justice n’a pas construit sa voie pour s’extirper des pressions systémiques du pouvoir politique hexagonal.

Jeu des acteurs, culture collective et formation

Enfin, un aspect est peut-être trop resté en retrait dans cette commission d’enquête même si le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme l’a souligné lors de son audition : « lindépendance de la magistrature ne tient pas quau statut des magistrats; elle dépend aussi de la vertu des femmes et des hommes qui exercent cette fonction, et de la qualité des femmes et des hommes politiques. »

Côté magistrats, le directeur de l’École Nationale de la Magistrature a rappelé lors de son audition que l’enseignement du savoir-être et des règles déontologiques, qui inclut celui de l’indépendance, est devenu, depuis quelques années (depuis, disons-le, l’affaire Outreau), un fil rouge, de la première journée de formation initiale à l’École à la dernière journée. Le magistrat « jure de bien et fidèlement remplir ses fonctions, de garder le secret des délibérations et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat ». De leur côté, les avocats jurent d’« exercer leurs fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité ». On notera que le serment des magistrats ne parle pas d’indépendance ni d’impartialité.

La question du rôle et comportements des acteurs n’est pas neutre.

Interrogeant Mme Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux, je lui demandais : le courage n’est-il pas justement ce qui permet d’être fort sur la question de l’indépendance ? Sa réponse est intéressante : « Il faut parvenir à réhabiliter le courage politique. Le problème, cest que le personnel politique est très exposé et quil en prend plein la figure. Jy vois un danger terrible pour la démocratie : si cela continue à être aussi violent, les gens qui ont des idéaux et qui ont envie de servir vont très vite se rendre compte que cela signifie porter préjudice à sa vie personnelle, à sa vie familiale, se compliquer la vie, être à la disposition de tout le monde, être constamment en train de travailler parce quil faut comprendre les choses pour prendre les bonnes décisions – ces gens-là vont séloigner ! Il faut réhabiliter le courage politique mais il faut aussi créer les conditions pour quil nexige pas forcément du masochisme. Le courage de faire, le courage de dire, le courage daller à contre-courant, ce nest pas forcément le courage de souffrir ! »

Les médias ont leur part de responsabilité dans les errements actuels de la justice et de son rapport au politique. Le problème est systémique et pas spécifiquement « français ». En revanche, il est un point assez évident : pour avoir du courage et affirmer son indépendance, encore faut-il maîtriser les règles. Côté politique, il est frappant de voir à quel point de nombreux élus découvrent la justice quand ils y sont confrontés – c’est-à-dire trop tard !

La formation des élus, a minima des parlementaires, ministres et présidents de grandes collectivités, aux règles essentielles de la justice avant leur prise de fonction paraît indispensable.

Par ailleurs, et pour conclure, développer des espaces d’éthique et de réflexion collective au sein des juridictions de même que là où officient de grandes assemblées représentatives permettrait d’avancer sur cette question de l’individu, seul, confronté parfois à des décisions difficiles. La solitude dans l’exercice du pouvoir et dans les prises de décisions n’est pas synonyme d’indépendance ou d’impartialité.

 

 


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   ANNEXES

 


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I.   Comptes rendus des auditions

Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête.

 

SOMMAIRE DES AUDITIONS

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Pages

Audition du 29 janvier 2020

À 15 heures 30 : M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris.......212

 

Audition du 30 janvier 2020

À 15 heures : M. Jean-François Beynel, chef de l’inspection générale de la justice 241

 

Auditions du 5 février 2020

À 14 heures 30 : M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, accompagné de Mme Audrey Prodhomme, secrétaire générale du parquet général, et de Mme Sophie Rey, secrétaire générale du Conseil supérieur de la magistrature              258

À 16 heures : M. Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats, et Mme Nina Milesi, secrétaire nationale              277

À 17 heures : M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris              286

 

Auditions du 6 février 2020

À 8 heures 30 : M. Jean-Michel Hayat, premier président de la Cour d’appel de Paris301

À 9 heures 45 : M. Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République, MM. Alexandre de Bosschere et Éric Maillaud, procureurs de la République              313

À 15 heures : Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité Magistrats SNM-FO323

À 16 heures : Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la Cour d’appel de Paris, accompagnée de M. Jacques Carrère, premier avocat général              334

 

Auditions du 12 février 202

À 15 heures : Mme Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, Mme Lucille Rouet et M. Nils Montsarrat, secrétaires généraux              353

À 16 heures : M. Xavier Autain, président de la commission communication du Conseil national des barreaux, M. Philippe Klein, vice-président, et M. Jérôme Dirou, membre du bureau de la Conférence des bâtonniers              362

 

Audition du 20 février 2020

À 16 heures : M. Jean-Jacques Bosc et Mme Marie-Christine Tarrare, membres de la conférence nationale des procureurs généraux              372

 

Auditions du 4 mars 2020

À 14 heures 30 : M. Pascal Gastineau, président de l’Association française des magistrats instructeurs              384

À 15 heures 30 : Mme Joëlle Munier, présidente de la Conférence nationale des présidents de tribunaux d’instance, accompagnée de MM. Benjamin Deparis et Christophe Mackowiak, vice-présidents              395

À 16 heures 30 : M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, M. Jean-Denis Combrexelle, président de la section contentieux, et M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général              406

 

Auditions du 20 mai 2020

À 15 heures 30 : M. Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour d’appel, et M. Gille Accomando, ancien président              425

À 16 heures 30 : M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier...432

À 17 heures 30 : Mme Elise Van Beneden, présidente d’Anticor, et M. Eric Alt, vic-président              437

 

Audition du 25 mai 2020

À 14 heures : Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice              448

 

Auditions du 27 mai 2020

À 16 heures 30 : M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice              456

À 17 heures 30 : M. Jean-Michel Prêtre, avocat général près la cour d’appel de Lyon 464

 

Auditions du 28 mai 2020

À 10 heures : Me Christian Saint-Palais, président de l’Association des avocats pénalistes              476

À 11 heures : M. Dominique Pauthe, président de la Cour de justice de la République, M. Jean-Baptiste Parlos, ancien président de la Cour, Mme Janine Drai, présidente de la commission d’instruction, et M. Christian Pers, président de la commission des requêtes              487

 

Audition du 29 mai 2020

À 10 heures 30 : M. Georges Richelme, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, et M. Jérôme Prince, président du tribunal de commerce de Dijon              500

 

Auditions du 3 juin 2020

À 14 heures 30 : Table ronde de représentants d’associations de victimes...........509

À 16 heures : Table ronde de représentants d’associations de journalistes.......523

 

Audition du 4 juin 2020

À 9 heures 30 : Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, et M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale              533

 

Auditions du 10 juin 2020

À 14 heures 30 : Mme Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière549

À 16 heures : Table ronde de représentants de syndicats de greffiers...........564

 

Auditions du 11 juin 2020

À 15 heures 30 : M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau              577

À 17 heures : Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation accompagnée de Mme Sophie Rey, secrétaire générale du Conseil supérieur de la magistrature, et Mme Nathalie Bourgeois de Ryck, conseillère chargée de mission au cabinet de la première présidente              588

 

Auditions du 17 juin 2020

À 14 heures 30 : Mme Élisabeth Pelsez, déléguée interministérielle à l’aide aux victimes, accompagnée de MM. Benoît Legrand, chef du pôle Amélioration des dispositifs d’aide aux victimes, et Abdel-Akim Mahi, chef du pôle Coordination de la politique d’aide aux victimes              603

À 15 heures 30 : M. Michel Bouvier, professeur des universités, président de l’association pour la Fondation internationale de finances publiques              611

 

Auditions du 18 juin 2020

À 9 heures 30 : Audition de M. Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, M. Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale, et Mme Laurence Pécault-Rivolier, conseillère à la chambre sociale              624

À 11 heures : Table ronde de représentants de syndicats de magistrats administratifs643

À 14 heures : Mme Hélène Pauliat, MM. Georges Bergougnous, Didier Guérin et Jean-Paul Sudre, membres du Conseil supérieur de la magistrature              657

 

Auditions du 24 juin 2020

À 14 heures 30 : M. Didier Lallement, préfet de police, accompagné de M. Christian Sainte, directeur de la police judiciaire              670

À 15 heures 30 : M. Olivier Leurent, directeur de l’École nationale de la magistrature, accompagné de M. Élie Renard, directeur adjoint              682

 

Auditions du 25 juin 2020

À 9 heures : Mme Véronique Malbec, secrétaire générale du ministère de la Justice, et M. Peimane Ghaleh-Marzban, directeur des services judiciaires              692

À 10 heures 30 : M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, accompagné de M. Thomas Dumortier, chargé de mission              710

À 15 heures : M. Renaud Van Ruymbeke, magistrat honoraire................719

À 16 heures : M. Jean-Marc Oléron, sous-directeur de la 8ème sous-direction de la direction du budget, accompagné de M. Jérôme Paillot, adjoint au chef de bureau justice et médias              731

 

 

Audition du 1er juillet 2020

À 16 heures : Table ronde de représentants de syndicats de policiers...........740

 

Auditions du 2 juillet 2020

À 9 heures 30 : Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris, accompagnée de M. Jacques Carrère, premier avocat général              756

À 11 heures : M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur.................781

À 15 heures : M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris, accompagné de M. Julien Quéré, conseiller à la cour d’appel, chargé de mission à la première présidence              799

 

Audition du 8 juillet 2020

À 16 heures 30 : M. Jérôme Kerviel, accompagné de son avocat, Me Julien Dami Le Coz815

 

Auditions du 9 juillet 2020

À 9 heures 30 : Mme Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice              829

À 11 heures : Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice              845

 

 

 

 


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Audition du mercredi 29 janvier 2020

À 15 heures 30 : M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris

M. le président de la commission Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, nous commençons aujourd’hui les auditions de la commission d’enquête en recevant M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris, juridiction nouvelle, née le 1er janvier 2020 de la fusion du tribunal d’instance et du tribunal de grande instance de Paris.

Cette audition est publique, ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Avant de commencer, je précise que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Stéphane Noël prête serment.)

M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, c’est un honneur pour moi de me présenter devant vous aujourd’hui.

Quelques mots, tout d’abord, de mon parcours professionnel varié ou un peu atypique. J’ai toujours exercé des fonctions de magistrat, du siège et du parquet. J’ai été en poste au sein de l’administration centrale et dans des juridictions. J’ai exercé mes fonctions en province et à Paris, ou en région parisienne, au sein de juridictions de taille modeste ou importante.

J’ai également connu deux expériences professionnelles un peu particulières : la première assez longuement au sein de l’inspection générale des services judiciaires, aujourd’hui dénommée inspection générale de la justice ; la seconde pendant plusieurs années en cabinet ministériel. J’y ai notamment servi trois gardes des Sceaux successifs, ce qui n’est pas si fréquent dans l’histoire du fonctionnement de nos institutions.

L’intérêt que vous portez à la question de l’indépendance du pouvoir judiciaire est consubstantiel de l’approche que l’on peut avoir de l’institution judiciaire depuis 1958. Comme vous le savez, les institutions de la Ve République ont en effet attribué à l’autorité judiciaire une place – une reconnaissance – particulière. Mais je suis toujours étonné que l’on se focalise toujours sur le juge judiciaire, sans intégrer la justice administrative dans les enjeux des rapports entre le justiciable, c’est-à-dire nos concitoyens, et la justice. Or pour un grand nombre d’administrés, les rapports avec l’État, les collectivités locales, les préfets ou les autorités administratives passent par la justice administrative.

Je trouve donc, même si c’est parfaitement légitime, que l’on accorde toujours beaucoup d’attention à l’autorité judiciaire, sans s’interroger sur le fonctionnement de la justice administrative au regard de principes directeurs, notamment la notion d’indépendance.

Cela étant, dans l’exercice de mes fonctions, notamment au sein de l’inspection générale, mais également en tant que chef de cour, comme procureur général près la cour d’appel de Bourges pendant trois ans et demi, j’ai été très attaché à l’appréciation du fonctionnement de services de la justice qui participent, eux aussi, à l’autorité judiciaire, à savoir les tribunaux de commerce et les conseils de prud’hommes qui sont composés non pas de magistrats professionnels, mais de juges élus. Dans le périmètre de la notion d’indépendance de l’autorité judiciaire, quel regard portons-nous sur l’indépendance des juges qui composent les tribunaux de commerce ou les conseils de prud’hommes eu égard aux impératifs que l’on assigne légitimement aux magistrats de l’ordre judiciaire ?

Pour s’assurer du bon fonctionnement de l’institution judiciaire, il importe de prendre en considération deux notions : celle, bien évidemment, d’indépendance, qui relève du statut, lui-même découlant de la Constitution et de la loi organique, mais également celle d’impartialité, qui relève davantage de la déontologie et de l’éthique du juge. Ces deux notions ont évolué et progressé depuis le début de la Ve République et depuis que le recrutement et la formation des magistrats sont assurés par l’École nationale de la magistrature. Elles font désormais partie du corpus des magistrats et sont bien maîtrisées, même si elles font toujours l’objet, compte tenu de leur importance, d’interrogations de la part tant des observateurs que de la communauté des juges eux-mêmes.

Eu égard aux fonctions de président du tribunal judiciaire de Paris que j’exerce actuellement, j’insisterai davantage sur le regard que les magistrats du siège peuvent porter sur ces notions. Certaines déclinaisons ou appréciations de ces dernières peuvent varier en effet selon qu’on est au siège ou au parquet.

S’agissant des conditions de nomination des magistrats du siège, vos premières interrogations concernent le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Son évolution, notamment dans sa composition et dans son rôle, a atteint un point d’équilibre. Une des évolutions les plus importantes que nous ayons connues ces dernières années a trait à sa composition : les magistrats professionnels n’y sont plus majoritaires. Les personnalités extérieures, ou les « laïcs » dans le jargon des juristes et des magistrats, sont désormais majoritaires au sein du Conseil.

Cette évolution ne fait plus l’objet de critiques virulentes : une sorte de maturité a été atteinte, grâce notamment à l’ouverture de la magistrature, élément important pour assurer le lien avec nos concitoyens. Cette nouvelle composition du CSM constitue donc une avancée importante.

On peut, en revanche, relever que les attributions du CSM lui permettent de continuer à prêter une attention particulière aux conditions de nomination des magistrats du siège et du parquet. Vous m’interrogerez certainement sur ce que je peux penser de l’évolution du statut du parquet. Je réponds par avance et franchement : il est important que tous les travaux parlementaires en cours dans le cadre de la navette du projet de loi constitutionnelle aboutissent enfin à faire évoluer le statut du parquet. La nomination des magistrats du parquet après l’avis conforme du CSM ? Il appartient à la représentation nationale de le décider et à l’exécutif de convoquer le Congrès afin de faire adopter cette réforme qui est attendue par la communauté des magistrats.

Si je m’en réfère à mon expérience, une évolution des fonctions du CSM est également envisageable s’agissant de l’intégration dans la magistrature. Comme vous le savez, la tradition républicaine veut que l’on entre dans la magistrature par concours. Mais depuis de nombreuses années, l’institution judiciaire s’étant ouverte, il est désormais possible de l’intégrer en présentant un dossier de candidature, et après avoir été entendu par des chefs de juridiction ou de cour ainsi que par les membres de la commission d’avancement qui est composée exclusivement de magistrats professionnels.

Le CSM pourrait se voir reconnaître la décision d’intégrer des magistrats. De même, il pourrait revenir au CSM d’assurer la promotion des magistrats au travers notamment de l’inscription sur la liste d’aptitude. Le CSM validerait en quelque sorte les premières années de carrière professionnelle dans le second grade et permettrait l’accès au grade supérieur.

De même, les contestations des décisions de la commission d’avancement, qui dispose d’une compétence d’évaluation des magistrats, pourraient être portées devant le Conseil supérieur de la magistrature. Cela permettrait d’étendre ses missions en termes de gestion des ressources humaines. L’un des enjeux de l’évolution du CSM tourne en effet autour de la gestion du corps.

L’étude du fonctionnement et de la composition du CSM impose également de se pencher sur son mode de renouvellement, en intégralité, tous les quatre ans. Ceci peut nuire à l’efficacité comme à l’engagement d’une équipe qui, pendant la durée du mandat, s’est investie, a procédé à de très nombreuses auditions, a visité des juridictions, s’est intéressée au fonctionnement de l’institution judiciaire et a pu apprécier les enjeux liés à la formation. Il est peut-être dommage qu’au terme de quatre ans, cette connaissance se perde, seul le secrétariat général du CSM étant à même d’assurer la continuité entre les équipes. C’est une bonne chose, mais il ne dispose pas de la même légitimité que les membres du CSM.

Pour autant, ces derniers ne siègent pas à plein temps. Ils ont, par ailleurs, une occupation professionnelle, soit en tant que magistrats, soit en tant qu’universitaires, ou fonctionnaires issus d’autres administrations. Pour la formation du parquet, ils siègent un jour par semaine, et deux jours pour la formation du siège.

Il est certain qu’une extension des compétences du CSM nécessiterait de la part de ses membres une disponibilité beaucoup plus grande : ce serait une autre approche de leur mandat.

Depuis un certain nombre d’années, des débats portent sur le fait de reconnaître ou non la vocation du CSM à devenir un conseil de justice, c’est-à-dire une autorité exerçant davantage de missions dans la gestion de la justice voire une fonction d’inspection des cours et des tribunaux et d’appréciation des procédures administratives. Le sujet est difficile car, au-delà de l’aspect ayant trait aux ressources humaines, il y a aussi des enjeux budgétaires.

J’avoue être un peu plus réservé sur cette évolution : elle imposerait en effet de repenser complètement le périmètre d’intervention du Conseil en termes de durée de mandat et de disponibilité pour l’exercer. En outre, l’architecture administrative du ministère de la justice est devenue extrêmement complexe. On pourrait cependant concevoir que le Conseil supérieur de la magistrature dispose d’un « droit de tirage » sur les missions confiées à l’inspection générale de la justice qui dépend actuellement du garde des Sceaux. Dans cette hypothèse, l’inspection ne rendrait compte qu’au conseil.

Le CSM exerce aussi une compétence en matière disciplinaire : dans ce domaine également, les choses ont culturellement évolué. Cette compétence a constitué une révolution culturelle désormais parfaitement intégrée : les chefs de cour pourront vous présenter, en termes de sanctions ou de suites disciplinaires, certains éléments quantitatifs et qualitatifs.

Vous auditionnerez sûrement la première présidente de la Cour de cassation et le procureur général, qui vous présenteront l’organisation mise en place pour traiter les requêtes des particuliers, ce qu’elles représentent en nombre et en contenu. Ils vous indiqueront également qu’il est important que le CSM engage régulièrement un dialogue nourri notamment avec la direction des services judiciaires ainsi qu’avec le ministère en général : c’est globalement le cas puisque le directeur des services judiciaires est son interlocuteur privilégié s’agissant des nominations de magistrats.

Je vous ai franchement indiqué ma position concernant les conditions de nomination des procureurs. S’agissant des missions du CSM, on peut envisager certaines évolutions qui sont cependant conditionnées à une redéfinition de la durée du mandat et des missions de ses membres, afin qu’elles s’exercent avec davantage de continuité dans le temps.

Vous m’avez également interrogé sur le point de savoir si les allers-retours entre le siège et le parquet étaient susceptibles de nuire à l’indépendance de la justice : très franchement, je pense que non. Bien au contraire.

Une autre de vos questions porte sur le fort corporatisme qui marquerait aujourd’hui l’institution judiciaire et qui alimente certaines critiques. On pourrait y répondre par une boutade : qui n’est pas corporatiste dans notre pays ? Au-delà du corporatisme, il faut éviter l’isolement ou le repli du juge, notamment du juge du siège. Il est donc important qu’au cours de sa carrière professionnelle un magistrat, quelle que soit son affectation, puisse bénéficier d’une ouverture. Je n’ai jamais entendu des magistrats du siège passés par le parquet regretter ce type d’expérience – et inversement. De tels allers-retours entre le siège et le parquet représentent forcément un enrichissement professionnel. Je ne crois pas qu’ils puissent être perçus comme une atteinte à l’indépendance.

Lorsque vous siégez au parquet, les missions de l’action publique sont certes particulières mais elles correspondent à des enjeux fondamentaux du fonctionnement de la justice. De même, l’acte de juger n’a rien à voir avec l’acte de poursuivre : ils nécessitent cependant tous deux de s’approprier les enjeux de l’ensemble du procès judiciaire.

Une des évolutions importantes, désormais très marquées, que j’ai mentionnée précédemment, a trait à l’ouverture du corps des magistrats. Il y a plus de vingt ans, seuls des étudiants sortant des facultés de droit ou des instituts d’études politiques devenaient magistrats et faisaient toute leur carrière au sein de la magistrature. Désormais, un nombre non négligeable de personnes dites extérieures, c’est-à-dire ayant eu une carrière professionnelle dans un autre secteur, soit au sein des professions judiciaires – comme la protection judiciaire de la jeunesse ou l’administration pénitentiaire – ou juridiques, soit parfois dans le secteur privé, intègre la magistrature.

Ayant été chef de cour et étant actuellement encore chef de juridiction, je mesure la richesse et le caractère précieux de leur apport : il oxygène en quelque sorte la maison justice au sens le plus large. Cette ouverture est donc une bonne chose.

L’unité de la magistrature entre le siège et le parquet, qui fait notre spécificité, constitue un très fort élément de notre identité institutionnelle – le corps des magistrats y est d’ailleurs très attaché. Je réponds catégoriquement que ces allers-retours entre le siège et le parquet ne portent pas atteinte à l’indépendance de la magistrature : il faut simplement veiller – et les conditions statutaires sont bien déterminées – que l’on ne passe pas de l’un à l’autre dans la même juridiction, voire dans la même cour, et qu’il n’y ait pas d’ambiguïté en termes d’apparence vis-à-vis du justiciable.

Il reste, mais cet aspect relève de la déontologie – le recueil des obligations déontologiques le rappelle et les chefs de cour et de juridiction doivent y veiller –, qu’il ne faut pas que le justiciable puisse avoir le sentiment qu’il existe une trop grande proximité ou une connivence entre le siège et le parquet. Il est vrai qu’ils travaillent tous deux au sein des juridictions, et que parfois, dans celles de taille modeste, ils partagent les mêmes couloirs. Cependant, à l’audience, on veille à ce que les magistrats ne fassent pas leur entrée ensemble et à ce qu’ils n’échangent pas au cours des suspensions. De même, avant une affaire, on évite de déjeuner ensemble pour ne pas donner le sentiment qu’il peut exister une proximité entre des acteurs judiciaires qui, au moment du procès, ne représentent pas les mêmes intérêts dans l’issue du litige. Cela me paraît très important.

Sur la question de la mobilité géographique, beaucoup d’éléments sont à souligner. Premièrement, le corps de magistrats est marqué par une très grande mobilité : chaque année plusieurs centaines de magistrats changent d’affectation.

Cette mobilité s’explique tout d’abord parce qu’à la sortie de l’école, les jeunes magistrats commencent principalement leur carrière soit dans le Nord, soit dans l’Est, soit dans le centre de la France, régions, où du fait de difficultés particulières, il est plus difficile de pourvoir certains postes, alors que les magistrats sont plutôt issus des grands pôles urbains et des grandes métropoles régionales. Il existe donc une mobilité liée à l’âge ainsi qu’à la géographie.

Le second élément tient à l’existence d’une magistrature régionale : les carrières se déroulent essentiellement au sein des grandes cours d’appel. Il est rare, en effet, qu’au cours de sa carrière, un magistrat soit affecté successivement à Boulogne-sur-Mer, Toulon et à Clermont-Ferrand puis qu’il revienne à Avesnes-sur-Helpe pour terminer à Toulouse ou à Bordeaux.

Ainsi les magistrats originaires du Sud-Ouest regagnent-ils très vite leur région d’origine pour y rester. En termes de proximité géographique, ce phénomène peut parfois, au travers de pressions ou d’une trop grande connaissance de l’environnement, soulever une difficulté. Il est donc nécessaire à mon sens de bien veiller à ce qu’au-delà de l’inamovibilité du magistrat du siège, principe fondamental pour garantir son indépendance, il n’existe pas de trop grande proximité géographique entre les juges et leur environnement que certains d’entre eux peuvent connaître depuis trop longtemps.

Je vous livre deux anecdotes. J’ai été pendant un peu plus de deux ans président du tribunal de grande instance de Belley, petite juridiction dans le sud du département de l’Ain. Mes collègues de l’époque et moi-même, en l’absence de restaurant administratif, déjeunions dans le petit restaurant ou le café du coin. Or à l’époque, ce tribunal exerçait une compétence commerciale : il devait de ce fait juger toutes les difficultés rencontrées par les commerçants. Nous avons vite compris que nous allions sans doute parfois déjeuner chez des restaurateurs qui se trouvaient en redressement judiciaire. Devions-nous déontologiquement continuer à le faire ? Pouvions-nous accepter qu’on nous offre un café ? Même s’il n’était question ni de pression ni d’atteinte à notre indépendance, il était nécessaire de prendre du recul.

Cela signifie que, lorsque vous évoluez dans un environnement que vous connaissez trop, la distance, qui est absolument essentielle dans l’exercice des fonctions de magistrat, n’est pas toujours facile à conserver dans la durée.

Seconde anecdote, lorsque j’étais procureur général près la cour d’appel de Bourges, j’ai mesuré la réalité de l’existence d’une magistrature régionale. Les magistrats qui y étaient en poste avaient effectué leur carrière entre Bourges, Châteauroux, Nevers et parfois, mais très peu, Orléans et Clermont-Ferrand. Cette situation faisait que les membres de la communauté professionnelle rassemblant magistrats, avocats, notaires, huissiers et milieux économiques se connaissaient nécessairement. Je m’interrogeais régulièrement pour savoir si nous étions suffisamment attentifs aux conséquences déontologiques que cela pouvait engendrer.

La mobilité géographique doit donc être également perçue comme une garantie de l’indépendance du juge. Il n’existe cependant pas, dans le statut de la magistrature, d’obligation de mobilité géographique.

Actuellement, certaines fonctions spécialisées, comme les juges d’instruction ou les juges des enfants, doivent respecter une obligation statutaire et ne pas être exercées plus de dix ans. Pour les chefs de cour et de juridiction, la limite a été fixée à sept ans. Ces obligations ont fait suite aux conclusions de la commission d’enquête sur l’affaire d’Outreau, mais la mobilité géographique n’a fait l’objet d’aucune réflexion particulière. Certes, elle peut constituer un handicap car une trop grande mobilité désorganise les juridictions. Mais une trop grande stabilité dans un même lieu peut faire naître des interrogations quant à l’indépendance du juge. Même si je n’ai pas d’idée arrêtée sur le sujet, à la lumière de ce que j’ai pu connaître, je m’interroge, sous l’angle de l’impartialité.

L’appartenance syndicale d’un magistrat peut-elle nuire à son indépendance ? La question du syndicalisme dans la magistrature est difficile, et elle est régulièrement posée. Se syndiquer, adhérer à une organisation professionnelle représentative est désormais un droit acquis pour les magistrats, reconnu par les dispositions statutaires et figurant dans les recommandations du Conseil de l’Europe.

Je n’ai pas le sentiment que le fait pour un magistrat d’appartenir à une organisation syndicale nuise à son indépendance. La nécessité de conserver une certaine distance par rapport à toute forme d’engagement ou d’adhésion est un principe déontologique qui vaut aussi pour l’appartenance syndicale. Cet impératif doit être rappelé.

Recevoir une décoration est-il, pour un magistrat, compatible avec l’exigence d’indépendance ? Je porte aujourd’hui la mienne, honoré de la distinction que la République a bien voulu me reconnaître. L’institution judiciaire mérite d’être distinguée au même titre que les autres grandes institutions de la République, et l’engagement de celles et ceux qui s’investissent dans le fonctionnement de la justice mérite d’être reconnu.

Ce n’est pas parce qu’on est distingué par une décoration que l’on est davantage susceptible d’allégeance vis-à-vis de celui qui vous l’a obtenue ou qui vous la remet. À nouveau, cela relève de l’éthique du juge, et jamais je n’ai constaté autour de moi que la remise d’une décoration ait pu porter le discrédit sur l’indépendance d’un juge. En préparant cette audition, je me suis d’ailleurs demandé si on se posait la même question pour les universitaires. Je ne pense pas qu’un universitaire décoré perd sa liberté intellectuelle dans la façon d’appréhender un débat. La maturité républicaine de notre société est telle que ceux qui sont distingués par la République savent faire la part des choses entre une distinction officielle et l’engagement professionnel au quotidien.

En revanche, j’ai été confronté indirectement à des comportements susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de la justice à l’occasion des contrôles effectués lorsque j’étais à l’inspection générale sur le fonctionnement des tribunaux de commerce ou des conseils de prud’hommes. Ces instances présentent deux difficultés d’ordre déontologique : la proximité géographique et l’élection. Compte tenu de ce mode de désignation et de renouvellement de mandat, les conditions de nomination et d’exercice des fonctions y sont différentes des juridictions de droit commun.

Dans certains conseils de prud’hommes, on assiste à un rapport de force extrêmement tendu entre le collège salarié et le collège employeur, et la distance requise par rapport au milieu professionnel qui les a élus n’est pas toujours respectée par les juges, ce qui pénalise le fonctionnement de l’institution judiciaire.

Assez récemment, lors de la prestation de serment des nouveaux conseillers prud’homaux devant le tribunal de grande instance de Créteil, j’ai fait un discours assez musclé de mise en garde : tout en reconnaissant la valeur de leur engagement syndical, de leurs années de militantisme, je leur ai rappelé qu’ils avaient désormais pour fonction de juger, et que l’exigence déontologique propre à cette fonction requérait un effort intellectuel particulier pour se détacher de ce patrimoine et changer d’habit afin de se mettre au service de la cause de la justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur le président, je vous propose de répondre aux deux dernières questions relatives au respect des obligations déontologiques.

M. Stéphane Noël. En matière de déontologie, nous avons connu ces dix dernières années une véritable révolution culturelle.

Celle-ci touche tout d’abord la formation initiale des magistrats qui, jusqu’à récemment, ne comportait pas d’enseignement sur la déontologie. Il se trouve que je suis aujourd’hui régulièrement invité à l’École nationale de la magistrature (ENM) pour assurer en formation initiale une conférence générale intitulée « Savoir et être » sur les fondamentaux de la déontologie. Des séminaires autour de cas pratiques mettent par ailleurs les jeunes magistrats dans des situations qui renvoient à des principes déontologiques. Le programme pédagogique de la formation initiale fait donc une place importante à la déontologie, et c’est une des priorités de l’École.

Ensuite, les nouveaux magistrats doivent désormais remplir une déclaration d’intérêts lorsqu’ils arrivent en juridiction. Lors de la remise de cette déclaration, ils sont reçus par le président de la juridiction pour un entretien déontologique. Celui-ci s’enquiert notamment de leur connaissance du recueil des obligations déontologiques des magistrats, désormais largement diffusé par l’ENM sous différents supports, et des formations qu’ils auraient suivies en la matière.

J’assure la diffusion et la connaissance de ce recueil au travers de l’entretien déontologique. Il m’arrive parfois aussi, lorsque des événements me sont signalés par des plaintes de particuliers ou par des courriers d’avocats, de reprendre les magistrats concernés sur le respect de la politesse, de la délicatesse et de certains principes fondamentaux dont l’application a pu s’émousser dans un contexte particulier. Il s’agit de comportements qui appellent non pas une sanction disciplinaire mais un rappel sur la déontologie.

Ces pratiques sont désormais bien instituées : ce qui pouvait jadis être toléré par habitude ou parce qu’il n’était pas d’usage d’y prêter attention fait désormais l’objet d’une considération beaucoup plus sérieuse de la part des chefs de juridiction.

Il n’y a pas de magistrat référent en matière de déontologie au tribunal judiciaire de Paris, où je n’occupe mes nouvelles fonctions que depuis deux mois. Toutefois, pour être franc avec vous, je n’avais pas désigné de référent durant mes quatre années de présidence de juridiction à Créteil.

M. le président Ugo Bernalicis. J’aimerais tout d’abord préciser que la justice administrative est incluse dans le périmètre de la commission d’enquête et que des auditions sont prévues sur le sujet. En revanche, les tribunaux de commerce et les conseils de prud’hommes ne le sont pas : ne disposant que de six mois pour établir notre rapport, nous avons été contraints d’en circonscrire le périmètre. Nous serons peut-être amenés à l’élargir à mesure de l’avancée de nos travaux.

Votre parcours n’a rien d’anodin : vous êtes de ces magistrats qui ont servi à la fois au siège et au parquet, qui ont eu des responsabilités politiques dans les cabinets ministériels et sont passés par l’inspection générale des services judiciaires. Vous avez une belle carrière et vous occupez aujourd’hui un poste à responsabilité. Pensez-vous que le fait d’occuper un poste de magistrat à l’administration centrale de la justice (MACJ) pose un problème d’indépendance ? Les magistrats qui occupent ces postes bénéficient en effet d’un avancement plus rapide que ceux qui restent en juridiction.

M. Stéphane Noël. Le passage en administration centrale est précieux pour la culture du magistrat, en ce qu’il lui permet incontestablement de s’ouvrir sur la société, et d’apprécier comment l’institution judiciaire s’y insère. C’est aussi le moyen de voir quelle est la place du ministère de la justice dans le fonctionnement de l’État, au travers des enjeux interministériels, et de prendre la mesure des enjeux budgétaires propres à l’institution judiciaire.

Lorsqu’un magistrat est en administration centrale, il n’est plus juge : il ne participe plus à l’activité juridictionnelle. Je ne pense pas qu’à son retour en juridiction son indépendance soit entamée. Jamais je n’ai constaté, de la part des collègues que j’ai pu accueillir en juridiction de retour d’un passage en administration centrale, une quelconque dégradation de la qualité d’appréciation, de l’impartialité ou de l’indépendance. J’ai même trouvé chez ces magistrats une certaine gourmandise professionnelle à retrouver le cœur de métier après dix années dans l’administration centrale finalement perçues comme une parenthèse.

Ces expériences n’en restent pas moins précieuses. Voici un exemple très concret : une magistrate, passée par la direction des affaires criminelles et des grâces, était une spécialiste de la coopération internationale. Elle avait mené des négociations avec Bruxelles et des échanges bilatéraux avec certains États. Nommée juge d’instruction dans le Val-de-Marne, à Créteil, elle a été d’une aide précieuse pour moi-même et mes collègues juges d’instruction pour rédiger une commission rogatoire internationale, la diffuser et en assurer l’exécution. Elle disposait de relais institutionnels pour faciliter le dialogue avec l’administration centrale, ce qui ne constituait nullement une atteinte à son indépendance, et qui d’ailleurs n’était perçu comme telle ni par elle-même, ni par ses collègues.

J’aurais de multiples exemples à vous donner. Le dernier en date est celui d’une magistrate que nous avons accueillie au tribunal de Paris, qui était à la direction de la protection judiciaire de la jeunesse et qui s’était beaucoup investie dans la réforme de l’ordonnance de 1945. J’ai considéré qu’elle était pour le service une personne ressource dans l’appréhension de l’ensemble du travail préparatoire réalisé par le ministère, certainement en lien avec la commission des Lois de votre assemblée, et dans la compréhension des enjeux de la refonte de ce texte réglementaire. Il ne me semble pas que ce soit là une atteinte à son indépendance.

Vous m’avez interrogé sur la possibilité d’obtenir un avancement plus rapide en passant par l’administration centrale de la justice. Un élément objectif pourrait aller dans ce sens : il est acquis que l’on est plus vite inscrit au tableau d’avancement, ce qui permet de passer plus rapidement au premier grade.

Je le répète : le passage en administration centrale constitue pour le magistrat un enrichissement personnel pour l’exercice de ses fonctions futures. Il permet de concevoir l’institution judiciaire non plus exclusivement dans le périmètre classique et très noble du prétoire ou du jugement d’une affaire, qui est le cœur du métier, mais dans son environnement, dans son travail avec les divers partenaires que sont les professions judiciaires et juridiques, les autorités préfectorales, les élus, les acteurs de la protection de l’enfance, et d’acquérir ainsi une culture administrative.

M. le président Ugo Bernalicis. Pour vous, le fait de passer par l’administration centrale ou par un cabinet ministériel, c’est-à-dire d’être au cœur même de l’exécutif, ne poserait donc pas de problème d’indépendance. Ne peut-il pas y avoir dans certains cas une forme d’acculturation des magistrats à une pensée conforme qu’on pourrait attendre d’eux ?

Je pense par exemple à la circulaire de politique pénale adressée au parquet sur le traitement judiciaire des infractions commises en lien avec le mouvement des « gilets jaunes ». Comment expliquez-vous que des magistrats du siège, qui sont censés être parfaitement indépendants statutairement, aient strictement suivi les préconisations du parquet en la matière en appliquant, pour des faits identiques, des sanctions plus lourdes qu’habituellement ?

M. Stéphane Noël. Permettez-moi de vous objecter, monsieur le président, que tous les magistrats qui ont jugé des affaires impliquant des « gilets jaunes » ne sont pas nécessairement passés par l’administration centrale. J’ajoute qu’un juge du siège n’est pas là pour appliquer des circulaires. Engager l’action publique, c’est le rôle du ministère public. Le juge a pour fonction quant à lui d’apprécier individuellement les situations qui lui sont soumises, d’établir la matérialité des faits, de considérer les éléments constitutifs de l’infraction, la personnalité de l’auteur, l’objectif de réinsertion notamment, pour individualiser la peine et son application.

Vous affirmez que les peines prononcées ont dépassé les réquisitions ou ce qui pouvait être attendu ; je ne peux me prononcer sur ces situations individuelles. Ce que je peux vous affirmer avec certitude, et je suis catégorique sur ce point, c’est que le passage en administration centrale n’obère pas l’indépendance du juge.

On pourrait éventuellement soutenir que les fonctions de magistrats sont incompatibles avec celles exercées au ministère de la justice ou celles de membre d’un cabinet. Christian Vigouroux, conseiller d’État, a écrit un très beau livre sur les cabinets ministériels dans lequel cette question est posée. Or, si les magistrats de l’ordre judiciaire ne participaient pas à la vie du ministère ou à celle des cabinets, ce serait alors des administrateurs civils, des membres des tribunaux administratifs ou du Conseil d’État – lesquels participent déjà beaucoup à l’activité ministérielle –, qui porteraient leur appréciation sur le fonctionnement de la justice.

Il me paraît souhaitable au contraire que des magistrats familiers du fonctionnement de l’institution judiciaire apportent aussi leur concours au bon fonctionnement du ministère ou leurs conseils à un garde des Sceaux, et cette mobilité ne me paraît pas nuire à l’image de l’institution judiciaire. Nous sommes désormais nombreux à avoir occupé de telles fonctions, en particulier à Paris, sous l’autorité de directeurs ou de gardes des Sceaux de sensibilités différentes, et il serait infondé d’accuser les uns ou les autres de partialité ou d’atteinte à l’indépendance.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez évoqué dans votre propos liminaire les évolutions possibles du Conseil supérieur de la magistrature, notamment de sa composition, et fait état de la volonté de certains d’évoluer vers un véritable conseil supérieur de justice, plus étoffé, avec plus de compétences ; c’est la position que je défends.

Verriez-vous d’un bon œil que, sur le modèle des jurés de cours d’assises, des citoyens tirés au sort et formés pour l’occasion siègent au sein d’un conseil supérieur de la magistrature rénové ? La maxime selon laquelle les jugements sont rendus au nom du peuple français trouverait ainsi une déclinaison par le droit de regard du peuple français sur une magistrature qui, sans cela, fonctionne complètement hors sol et en vase clos, comme vous sembliez le reconnaître tout à l’heure.

M. Stéphane Noël. Je n’y suis pas opposé sur le principe, mais l’expérience que je tire des jurés de cours d’assises me laisse penser que ce serait peu réaliste en pratique. Garantir la disponibilité des jurés quinze jours durant pour une session est déjà très difficile compte tenu de leurs obligations professionnelles ou familiales. Je doute que des citoyens tirés au sort accepteraient de s’engager sur un mandat long de plusieurs années, à plein temps, pour exercer au sein du Conseil supérieur de la magistrature des missions qui sont très particulières.

On peut bien sûr défendre la conception idéale d’une représentation nationale au plus près du citoyen. Il demeure que l’essentiel des fonctions au sein du CSM relève de la gestion des ressources humaines et du management de carrière d’une profession bien spécifique qui suppose, en particulier en matière disciplinaire, une parfaite connaissance des obligations des magistrats. Le savoir-faire intellectuel et technique requis pour cet exercice ne serait à mon avis pas garanti par le tirage au sort.

M. Didier Paris, rapporteur. J’aimerais revenir rapidement sur plusieurs éléments.

S’agissant du Conseil supérieur de la magistrature, serait-ce pour vous un gage d’indépendance si le Président de la République, le président de l’Assemblée nationale et le président du Sénat n’avaient plus le pouvoir de désigner certains de ses membres ?

M. Stéphane Noël. Ce serait en effet envisageable. Désormais, vous le savez, les personnalités dont la nomination est proposée en qualité de membre du CSM doivent être auditionnées par la commission des Lois de chaque assemblée, qui s’exprime par un vote sur ces propositions. Il appartiendra à l’exécutif et à la représentation nationale d’apprécier, le moment venu, l’opportunité d’une nouvelle évolution de ces conditions de nomination, et je n’ai pas à me prononcer en la matière.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez assez largement abordé les problématiques liées à la mobilité fonctionnelle, entre le siège et le parquet, d’une part, et, d’autre part, vers l’administration centrale et les cabinets ministériels.

Vous avez également évoqué la question de l’intégration dans le corps judiciaire. Sans entrer dans le détail des dispositions organiques relatives au statut de la magistrature, il faut préciser que cette possibilité concerne essentiellement les avocats ou les fonctionnaires de corps régaliens tels que la police et la gendarmerie. Est-ce suffisant selon vous pour enrichir le corps judiciaire, ou pourrait-on ouvrir cette possibilité à des personnes issues de la société civile dans un sens plus large ? Le cas échéant, quelles en seraient les conditions ? L’examen du dossier par la commission d’avancement et le stage probatoire en juridiction seraient-ils des modalités suffisantes ?

M. Stéphane Noël. La direction des services judiciaires pourrait vous donner précisément l’origine professionnelle des personnes intégrées dans la magistrature. Parmi celles-ci, les avocats sont nombreux, et il y a également quelques policiers et gendarmes. J’ajouterai à ces professions les travailleurs sociaux, ainsi que des personnes issues du secteur privé, de directions juridiques, des professionnels du droit bancaire ou du contentieux bancaire. L’intégration s’est donc déjà beaucoup élargie.

Concernant les conditions d’intégration définitive, il ne faut pas négliger le stage en juridiction, qui permet d’apprécier les capacités intellectuelles dans l’appréhension de toutes les composantes d’un litige, notamment la capacité à rédiger et à tenir un raisonnement juridique. Avoir un intérêt pour la chose judiciaire, avoir le sens de l’écoute, de l’empathie pour son prochain sont des compétences nécessaires pour la qualification professionnelle, mais il est aussi essentiel de maîtriser la technique du jugement, la rédaction d’un réquisitoire, d’une ordonnance, parfois dans l’urgence.

Le stage probatoire a vocation à devenir un moment essentiel de l’intégration, et je serais d’avis d’en étendre la durée.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez largement abordé la question de la mobilité des magistrats, une autre garantie de l’indépendance des juges qui s’ajoute, pour les juges du siège, à l’inamovibilité. Selon les exigences statutaires actuelles, la durée de certaines fonctions hiérarchiques, comme celle de chef de cour, est limitée à sept ans, et celle des fonctions spécialisées, telles que juge d’instruction, à dix ans. Ce sont des périodes assez longues, notamment au regard d’autres corps d’État tels que celui des préfets, dont le rôle est différent mais dont la charge régalienne est également importante.

Les exigences de mobilité sont-elles à vos yeux suffisantes, y compris en région, où vous avez laissé entendre qu’on peut parfois passer sa carrière dans une seule cour à condition de ne pas trop monter dans la hiérarchie, ou voyez-vous, à l’appui de votre expérience, d’autres règles, plus strictes ou plus novatrices, qui pourraient être appliquées pour garantir l’indépendance ?

M. Stéphane Noël. La règle des dix ans ne s’applique que pour les fonctions spécialisées et elle n’est pas assortie d’une obligation de mobilité géographique. Un magistrat qui a exercé la fonction de juge d’instruction pendant dix ans au sein d’une juridiction peut ensuite devenir juge au tribunal.

M. Didier Paris, rapporteur. Est-ce suffisant selon vous ? Pourrait-on envisager de faire évoluer ces règles ?

M. Stéphane Noël. La durée de dix ans me paraît être une limitation suffisante, et que la personne réintègre ensuite la juridiction est raisonnable. Imposer une mobilité géographique serait beaucoup trop contraignant et pourrait être perçu comme une sanction.

Le statut a d’ailleurs évolué en matière de mobilité géographique : pour accéder à un emploi hors hiérarchie, de mémoire, il faut avoir exercé au minimum deux fonctions dans deux cours différentes. On pourrait le concevoir aussi pour le passage au premier grade, pour lequel il faut justifier de sept années d’ancienneté, sans condition de mobilité géographique.

M. Didier Paris, rapporteur. Il faudrait donc concilier le souci d’évolution professionnelle et des contraintes minimales de mobilité.

M. Stéphane Noël. Oui, mais l’élément déterminant de l’évolution de la carrière d’un magistrat, en particulier pour le passage au grade supérieur, reste la compétence professionnelle ; ce n’est pas la mobilité géographique. Ce sont avant tout les acquis professionnels et la diversité des fonctions exercées qui doivent conditionner l’évolution d’une carrière.

M. Didier Paris, rapporteur. J’aimerais enfin vous interroger sur la déclaration d’intérêts que doivent remettre les magistrats et sur l’entretien déontologique qui s’ensuit avec le chef de juridiction. Premièrement, cet entretien est-il obligatoire ?

M. Stéphane Noël. Il l’est.

M. Didier Paris, rapporteur. Deuxièmement, une simple déclaration d’intérêts vous paraît-elle suffisante ? Les parlementaires, par exemple, sont soumis à un contrôle qui dépasse de loin la simple déclaration d’intérêts. Pourrait-on envisager de renforcer ce contrôle ou les dispositions actuelles vous paraissent-elles suffisantes pour garantir l’indépendance des magistrats, notamment au plan financier ? Il me semble que l’ouverture à des personnes venant du secteur privé donne à cette déclaration une importance accrue.

M. Stéphane Noël. Lorsque la déclaration d’intérêts a été adoptée pour les magistrats de l’ordre judiciaire – elle existait alors déjà pour les magistrats de l’ordre administratif et les magistrats financiers –, la question s’est posée de l’étendre à leur patrimoine, mais cela n’a pas été fait.

La déclaration d’intérêts me paraît suffisamment détaillée. Le document que le magistrat doit remplir est très précis, il concerne à la fois sa propre personne et son conjoint, son engagement associatif ou politique. L’entretien associé est par ailleurs formel et structuré.

Le fait de renseigner ce document ne m’a pas paru poser de difficultés aux magistrats concernés. Certains se sont interrogés sur la pertinence d’une rubrique sur leur compte bancaire et leurs éventuels crédits, mais cette déclaration n’a pas suscité d’indignation ou d’opposition. Tous ont estimé que c’était une bonne innovation, en particulier parce qu’elle conduisait le magistrat à s’interroger sur la possibilité que son environnement personnel entre en opposition avec l’exercice de ses fonctions.

M. Vincent Bru. Merci, monsieur Noël, de répondre aux questions de cette commission d’enquête qui concerne l’autorité judiciaire, et non le pouvoir judiciaire comme l’indique son titre.

Vous parliez à l’instant de la déclaration d’intérêts. À qui est-elle adressée : au Conseil supérieur de la magistrature, aux chefs de cour, au ministère ?

M. Stéphane Noël. La déclaration d’intérêts est un document écrit, renseigné par le magistrat et remis à son chef de juridiction. Lors d’un entretien avec le magistrat concerné, le chef de juridiction apprécie cette déclaration et passe en revue les différentes rubriques pour évaluer l’existence d’un risque de conflit d’intérêts.

Ce document est ensuite placé sous pli et reste confidentiel. Il est adressé à la direction des services judiciaires. Une fois la déclaration d’intérêts établie, une fiche navette est produite, dans laquelle le chef de juridiction explique avoir reçu le magistrat en entretien individuel, précise s’il a délégué ou non cet entretien et s’il a été nécessaire de saisir le collège de déontologie. Une copie de cette fiche navette est jointe au dossier administratif du magistrat, tandis que l’original est envoyé avec la déclaration d’intérêts à la direction des services judiciaires.

M. Vincent Bru. Votre parcours est très intéressant : vous avez été parquetier et magistrat du siège à un haut niveau. Avez-vous été témoin, notamment en tant que procureur, de pressions directes ou indirectes de la part du personnel politique ?

Il est heureux que des magistrats travaillent en administration centrale, vous venez de le justifier, mais certaines fonctions, au cœur du dispositif ministériel, sont particulières. Vous avez ainsi été directeur de cabinet de Rachida Dati. Si elle venait à être élue maire de Paris, pourriez-vous encore être président du tribunal judiciaire de Paris en toute indépendance ? Quel regard porterait le justiciable sur cette proximité issue de vos fonctions précédentes ? Pensez-vous que cela puisse poser problème ?

M. Stéphane Noël. Pour être précis, j’étais directeur adjoint de cabinet auprès de Rachida Dati.

En réponse à votre première question, au cours de mon expérience professionnelle, je n’ai jamais rencontré d’élus qui se seraient manifestés afin d’exercer une pression sur le président ou le procureur général.

Au-delà des cérémonies républicaines d’audiences de rentrée, j’ai toujours eu à cœur d’informer et d’associer les élus au fonctionnement du tribunal. Lorsque j’étais président à Créteil, avec la procureure, nous avons reçu les commissions des Lois de l’Assemblée nationale et du Sénat, les parlementaires du Val-de-Marne ont été invités à réaliser un stage pour s’immerger dans les services, et nous avons accueilli des administrateurs de l’Assemblée nationale et du Sénat. Nous partions en effet du constat que fréquemment, les élus n’ont pas une très bonne connaissance du fonctionnement de notre institution. Nous n’avons jamais ressenti de pressions ou d’atteintes à l’indépendance dans ce cadre.

Votre seconde question peut susciter un débat, mais un chef de juridiction n’est pas en contact régulier avec le maire ou avec les élus. La situation est légèrement différente pour les procureurs, car ils sont impliqués dans la conduite de politiques publiques ou de partenariat. Lorsque j’étais en poste à Créteil, sans être en contact régulier avec le maire Laurent Cathala, je participais à des rencontres sur des sujets techniques : enjeux de stationnement, accès du justiciable, signalisation du tribunal à la sortie du métro, nom du parvis devant le palais de justice ou manifestations dans le cadre du jumelage. Que ce soit à Créteil, Bourges ou Belley, en aucun cas il n’y a eu d’interventions de maires portant sur l’activité juridictionnelle. Déontologiquement, il serait insensé de penser que nous puissions avoir une oreille attentive à ce type de propos.

M. le président Ugo Bernalicis. Avant d’être directeur adjoint du cabinet de Mme Dati, vous y avez été conseiller chargé de la carte judiciaire. Même dans ces fonctions, vous n’avez subi aucune pression politique à propos de la fermeture de tribunaux ? Cela me semble invraisemblable, mais nous ne mettons peut-être pas la même chose derrière le terme « pressions ».

M. Stéphane Noël. Si vous le souhaitez, je peux vous parler de la réforme de la carte judiciaire ; ce sera très long. Les travaux ont été complexes et difficiles. En tout cas, le conseiller d’un ministre sur un sujet qui concerne l’organisation d’un service public n’exerce pas de fonctions juridictionnelles. Il accompagne un garde des Sceaux dans l’exercice de ses fonctions régaliennes de chef d’une administration, et n’évoque en aucun cas des procès ou des affaires individuelles s’il se retrouve avec des élus.

C’est un euphémisme de dire qu’il y a eu des relations difficiles entre les élus et Mme Dati et son cabinet au sujet de la réforme de la carte judiciaire. En l’occurrence, le conseiller du ministre est dans le cadre d’une logique institutionnelle, administrative, à propos de l’organisation d’un service public qui a un impact dans les territoires. Cela n’entre pas dans le périmètre de l’acte de juger dans un prétoire.

M. Sébastien Nadot. En tant que président du tribunal judiciaire de Paris, vous avez des attributions spécifiques dans les cas de crimes contre l’humanité, crimes de guerre, crimes et délits, fraude fiscale et terrorisme. Le procureur de Paris, Rémy Heitz, a classé sans suite l’enquête pénale visant les journalistes de Disclose qui avaient révélé des informations confidentielles sur l’utilisation d’armes françaises dans la guerre au Yémen. Il estime cependant que l’infraction de violation du secret-défense est caractérisée et enjoint les journalistes à se conformer à la loi à l’avenir.

La plainte émanait du ministère des armées. Le procureur de Paris a-t-il eu des échanges officieux avec les cabinets ministériels pour rendre une décision équilibrée et politiquement acceptable, ou la séparation est-elle parfaite ?

Le secret-défense est-il l’arme absolue de l’exécutif lorsqu’il souhaite s’opposer à une procédure judiciaire ? Le juge Van Ruymbeck a déploré, en son temps, que le secret-défense l’ait empêché de mener à bien un certain nombre d’affaires. Quel est votre avis sur cette question ? Le secret-défense est-il un frein au bon ouvrage de la justice en France ?

M. Stéphane Noël. Je suis président du tribunal judiciaire de Paris, je ne peux donc pas me substituer au procureur pour apprécier les circonstances dans lesquelles il a pris une décision. Vous pourrez lui poser cette question lors de son audition.

S’agissant du secret-défense, je n’ai pas l’expertise technique suffisante pour vous répondre en cet instant. C’est bien sûr un obstacle aux investigations que les juges d’instruction ou les enquêteurs peuvent mener, à l’instar du secret bancaire dans un autre domaine. Pour la manifestation de la vérité, les juges d’instruction ont des pouvoirs et mènent des investigations, mais on peut leur opposer un certain nombre de principes, dont celui du secret-défense. Le juge d’instruction peut alors demander la levée de ce secret-défense à une commission ad hoc. Je ne peux pas vous répondre de manière plus précise. J’en suis désolé.

Mme Laurianne Rossi. J’ai écouté avec attention votre exposé sur l’ouverture du corps de la magistrature, et j’aimerais que vous développiez les règles et procédures en vigueur pour prévenir le risque de conflit d’intérêts et d’atteinte à l’indépendance des juges en lien avec les carrières antérieures. Par hypothèse, un juge pourrait avoir eu connaissance, dans son métier précédent de l’une des parties d’une affaire dont il est saisi, ou de l’objet du litige. Des obligations de déport sont-elles prévues et comment sont-elles appliquées ?

M. Stéphane Noël. Lorsqu’un magistrat non spécialisé est nommé dans une juridiction, le président a l’obligation de l’affecter dans un service. Cette affectation se fait en fonction des compétences acquises, des envies, des évolutions professionnelles, et fait l’objet d’une discussion entre le président et le magistrat. Le président doit apprécier l’évolution du parcours professionnel et de l’environnement individuel du magistrat pour déterminer s’il n’y a pas de difficultés à l’affecter dans un service donné, et cela s’applique évidemment pour ceux qui viennent du secteur privé.

Par exemple, un ancien cadre au service contentieux d’une banque ne va pas rejoindre la chambre bancaire du tribunal, car il pourrait avoir des difficultés à trouver l’objectivité suffisante pour juger les contentieux qu’il aura connus sous un autre angle particulier quelques années plus tôt. De même, un ancien huissier de justice n’est pas forcément le plus apte à exercer dans le domaine des voies d’exécution, car il gardera peut-être inconsciemment des réflexes dans sa façon d’exécuter les recouvrements de créances.

De plus, il est possible que le magistrat connaisse directement ou indirectement une affaire ou l’une des parties. Il a alors l’obligation déontologique de se déporter. S’il a eu le temps d’examiner le dossier, il se déporte avant le procès. Mais il peut aussi ne découvrir qu’à l’audience, s’il n’a pas eu connaissance du dossier en tant qu’assesseur, que la victime est un commerçant de sa rue, ou un voisin, ou qu’elle a des liens de parenté avec des proches. Il pourra alors se déporter le jour même de l’audience.

Les parties peuvent également demander la récusation du juge si elles considèrent qu’il n’offre pas toutes les garanties pour juger en toute impartialité. Cela fait l’objet d’une appréciation par le chef de juridiction et le chef de cour.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez parfaitement raison, des situations concrètes peuvent placer le magistrat, qu’il l’ait prévu ou non, dans une situation délicate. Existe-t-il un registre des déports, une règle particulière qui normalise cette question qui relève de la conscience individuelle de chaque magistrat ? C’est le cas au Parlement.

M. Stéphane Noël. Pour ma part, je n’ai jamais recensé ces situations. Elles ne sont pas fréquentes et ne portent pas atteinte au bon fonctionnement de la juridiction, puisque dans les grandes juridictions, des juges de permanence sont prêts, en cas de difficultés pour la composition d’un tribunal en raison d’une absence, d’un retard ou d’un problème d’ordre déontologique, à venir compléter la juridiction.

Ce n’est pas une source d’incidents majeurs, car comme je le dis mes collègues, il vaut mieux anticiper les difficultés et révéler toute forme d’incompatibilité pour siéger dans une affaire, même si les liens avec l’une des parties ou l’objet du litige sont très éloignés, afin d’éviter toute difficulté.

Je n’ai jamais effectué ce type de recensement, et je n’en ai jamais eu connaissance dans mes fonctions d’inspecteur général.

M. Fabrice Le Vigoureux. Vous avez plaidé pour un rôle accru du Conseil supérieur de la magistrature en matière de promotions, peut-être à l’image de ce qui se passe pour les sections du Conseil national des universités. Il y a 9 000 magistrats en France, ce serait un travail considérable. Pensez-vous que ce soit possible ?

Cette proposition a-t-elle pour objet de contrer un certain localisme ? C’est la critique qui est parfois adressée au CNU concernant les promotions des professeurs et des maîtres de conférences dans les universités.

M. Stéphane Noël. L’organisation du corps des magistrats est divisée en trois grades. La carrière commence au second grade, puis l’on passe au 1er grade, et l’on peut accéder ensuite à la « hors hiérarchie », pour les postes les plus élevés. Il y a une liste d’aptitude – une inscription au tableau – lorsqu’après les premières années de fonction, on considère que le magistrat a fait preuve de suffisamment de compétence pour accéder au premier grade. Cette inscription au premier grade relève aujourd’hui de la commission d’avancement. Par mes propos, je suggérais que ce pouvoir pourrait relever du Conseil supérieur de la magistrature, étant entendu que cette inscription au tableau se fait sur les propositions des chefs de juridiction et des chefs de cour qui, au regard des compétences acquises, considèrent qu’un magistrat peut accéder au premier grade. Je n’ai pas les statistiques en tête, mais, actuellement les personnes sont inscrites et réalisent ce passage de grade dans le cadre d’une mobilité fonctionnelle ou géographique au bout de cinq ou sept ans.

Une avancée pourrait consister, pour l’accès à la « hors hiérarchie », à poser des critères de compétences au regard du parcours professionnel, de la mobilité géographique, éventuellement du détachement ou de l’acquisition d’autres expériences professionnelles. Les fonctions hors hiérarchie correspondent de plus en plus à des fonctions d’encadrement – supérieur ou intermédiaire. Or je suis convaincu qu’il faut d’autres acquis professionnels que le simple exercice de l’activité juridictionnelle pour assurer, notamment dans les plus grandes juridictions ou cours d’appel, des fonctions d’encadrement intermédiaire.

Le nombre de 8 500 ou 9 000 magistrats est à relativiser au regard de ces deux étapes, qui pourraient constituer une approche d’une nouvelle gestion du corps des magistrats.

M. Olivier Marleix. S’agissant des passages par l’administration centrale, il me semble que les fonctions en direction centrale exercées par des magistrats doivent être distinguées de celles en cabinet, qui sont bien plus proches du pouvoir politique, particulièrement les cabinets du Président de la République, du Premier ministre ou du garde des Sceaux.

Ce n’est pas la capacité des magistrats concernés à exercer leurs fonctions de manière neutre et détachée de leurs engagements précédents qui est en question, mais le regard que porte la société sur ce phénomène. Un parallèle pourrait être fait avec le pantouflage, qui créé une présomption de confusion d’intérêts. Nos concitoyens souhaitent avoir la certitude que le magistrat exercera des fonctions dans lesquelles les liens qu’il a précédemment noués n’auront pas de conséquences.

Pensez-vous que l’on puisse imposer que les magistrats sortant de cabinet soient affectés à des fonctions au siège, et non au parquet ? C’est souvent sur les magistrats du parquet que pèse le soupçon de politisation. Cette distinction vous paraît-elle pertinente ?

M. Stéphane Noël. Les fonctions en cabinet sont toujours examinées avec beaucoup d’intérêt par les observateurs, et avec beaucoup de rigueur et d’attention par la direction des services judiciaires et le Conseil supérieur de la magistrature. Les sorties de cabinet trop lisibles sur certaines fonctions ne recevraient pas nécessairement l’accord du Conseil supérieur de la magistrature, et il n’est pas évident que les magistrats sortant de cabinet obtiennent toujours le poste qu’ils désiraient.

Si je vous ai bien compris, vous estimez qu’il serait préférable d’accéder, dans cette hypothèse, à des fonctions de magistrat du siège plutôt que du parquet, pour éviter de travailler dans le prolongement de l’activité de l’exécutif au sens le plus large. D’expérience, c’est l’inverse qui se produit : les magistrats qui sortent de cabinet partent très fréquemment vers des fonctions au parquet, en respectant l’éthique et la déontologie du ministère public dans l’exercice de leurs fonctions.

Si de telles contraintes devaient être imposées, elles devraient être prévues par la loi organique, ou faire partie des règles non écrites du Conseil supérieur de la magistrature. Celles-ci sont toujours définies a posteriori. Il vaudrait mieux les connaître avant.

M. Olivier Marleix. Quelle est votre appréciation de la réforme constitutionnelle de 2008, qui a ouvert la possibilité au justiciable de saisir directement le Conseil supérieur de la magistrature ? Le bilan quantitatif des premières années d’application de cette mesure est assez décevant : en 2013, on a compté à peu près 300 saisines, dont presque 250 étaient irrecevables et 47 infondées ; seules 5 ou 6 ont été examinées. Cette évolution, qui a suivi les conclusions de la commission d’enquête sur l’affaire d’Outreau, n’a pas porté les fruits espérés à l’époque.

M. Stéphane Noël. Ces chiffres montrent aussi que notre institution judiciaire ne fonctionne pas si mal ! Les justiciables ne sont pas nombreux à se plaindre.

Parmi eux, on trouve les plaignants d’habitude, qui écrivent presque quotidiennement à toutes les institutions de la République y compris au CSM. Beaucoup de justiciables mécontents d’une décision qui a été rendue saisissent aussi le CSM pour s’en plaindre, avant ou après avoir utilisé les voies de recours à leur disposition. Ils contestent la décision rendue en invoquant de manière plus ou moins bien articulée les insuffisances professionnelles ou déontologiques du magistrat qui a rendu ladite décision.

La première présidente de la Cour de cassation et le procureur général près la Cour de cassation pourront vous donner plus de précisions sur le contenu et l’analyse qui est faite de ces décisions. Le rapport annuel d’activité du CSM revient chaque année sur ces éléments. Les parties aux litiges et les avocats ont maintenant bien intégré la possibilité de saisir le CSM en cas d’insuffisance professionnelle ou de faute disciplinaire. Le nombre limité de saisines traduit donc selon moi le fait que les justiciables ne sont pas si mécontents du fonctionnement de l’institution.

M. Olivier Marleix. En tant que parlementaire, je suis frappé par le peu d’occasions d’échanges entre le service public de la justice et la société. Les parlementaires ont le privilège d’être invités à une audience solennelle de rentrée. Ils écoutent un discours sans pouvoir prendre la parole. Et tous les cinq ou dix ans, une commission d’enquête se penche sur le fonctionnement de la justice.

Cette absence d’échanges me semble source de maux dont la justice est sans doute la première victime. Ainsi, elle se plaint à juste titre de son manque de moyens, mais elle a rarement l’occasion de porter ce débat dans la sphère politique.

Au-delà de vos fonctions de président du tribunal judiciaire de Paris, vous qui connaissez intimement le fonctionnement de la justice, quelles solutions vous semblent envisageables ? Pourrait-on imaginer une instance dans chaque département, rassemblant des représentants des citoyens, et devant laquelle les deux chefs de juridiction viendraient rendre compte de l’action de la justice dans le département et participer à des débats, notamment pour expliquer les classements sans suite et les raisons pour lesquelles l’application du code pénal varie de manière aussi sensible d’un département à l’autre ? Je sais que je vous demande de sortir de votre rôle actuel, mais partagez-vous ce constat ?

M. Stéphane Noël. Je partage votre analyse. Il ne faut pas confondre indépendance et isolement, et la grande difficulté, pour l’institution judiciaire, est de rompre son isolement. Si elle y parvenait, la confiance entre la justice, les autres institutions de la République et nos concitoyens en serait renforcée.

Je conviens que les audiences de rentrée sont un exercice de style qui ne répond plus aux enjeux d’une communication institutionnelle. Pour ma part, j’ai toujours veillé à entretenir des relations régulières avec les parlementaires ou les principaux maires de mon ressort au moyen de rencontres bilatérales. Les stages sont un moyen offert aux parlementaires de découvrir de l’intérieur le fonctionnement de l’institution judiciaire en fonction de leur domaine d’intérêt : droit de la famille, droit pénal, droit économique ou autre.

On peut également s’engager, au-delà de la question de la politique pénale, dans des politiques de juridiction. Celles-ci peuvent être partagées avec les élus. Dans le Val-de-Marne, nous nous étions fortement engagés dans deux domaines : l’accès au droit et les violences conjugales, qui ont fait l’objet de réunions avec le secteur associatif mais aussi avec les parlementaires – nous avons toujours veillé, avec Mme la procureure, à les y convier. Ils étaient présents, toutes tendances politiques confondues, aux réunions où nous présentions ce que nous faisions.

On a tendance à créer des structures nouvelles qui aboutissent à un millefeuille administratif. Il existe déjà ce type d’instances – au minimum deux et même trois si on prend en compte la politique pénale.

La première instance est le conseil départemental de l’accès au droit (CDAD), qui est présidé par le président de la juridiction et coprésidé par le procureur. Le préfet et les élus en sont membres. C’est un élément très important. On oublie trop souvent tous les enjeux relatifs à l’accès au droit. Or c’est aussi un aspect important pour le ministère de la justice, qui correspond, dans le cadre de la loi de finances, au programme 101. Beaucoup de moyens sont consacrés à cette question, notamment pour que les plus démunis bénéficient de lieux de proximité où ils peuvent obtenir des conseils juridiques au sens le plus large du terme.

Le CDAD, qui existe dans chaque département, est souvent le moyen, pour la juridiction, en lien avec le secteur associatif – notamment –, de travailler sur toutes les politiques qui peuvent être menées, en particulier celles qui concernent le droit de la famille, le droit des personnes et souvent, dans les zones urbaines, le droit des étrangers, et le droit du logement. Ce sont des sujets qui concernent nos concitoyens, dans leur vie quotidienne. Au-delà des procès et des instances civiles, il y a une volonté d’aider le justiciable dans les litiges. Par ailleurs, c’est souvent le CDAD qui permet de développer les actions menées en matière d’aide aux victimes et en faveur du développement de la conciliation et de la médiation.

Il existe aussi, depuis la loi « J21 », des conseils de juridiction. Ce sont des instances qui permettent de réunir les chefs de juridiction et les élus – plutôt les maires – pour voir comment une juridiction, dans son ressort, peut conduire avec les élus des politiques partenariales. On y retrouve généralement certains sujets : l’accessibilité du palais de justice, l’accès au droit ou les actions qui peuvent être menées pour préparer un procès retentissant. Il y a souvent des échanges nourris, dans le respect des compétences de chacun, non pas à propos des affaires individuelles – ce n’est pas un prétoire – mais des problématiques judiciaires qui ont une résonance politique au sens le plus noble du terme.

En matière pénale, les procureurs de la République s’investissent beaucoup dans la prévention de la délinquance – c’est une des caractéristiques de leurs fonctions. Le conseil départemental de prévention de la délinquance et les déclinaisons qui peut exister dans certaines communes est souvent l’occasion pour les procureurs de rencontrer non seulement les élus mais aussi, parfois, les administrés, pour évoquer les enjeux de la délinquance dans un territoire.

Des instances existent déjà. Il faut les faire vivre. Les chefs de cour et de juridiction ont la responsabilité d’être dans une posture d’ouverture. Je souscris pleinement à cette démarche, et j’ai essayé de le montrer autant que possible.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai participé aux trois derniers conseils de juridiction qui ont eu lieu dans ce qui est désormais le tribunal judiciaire de Lille. Cet exercice, qui se déroule une fois par an, s’apparente plutôt à une grand-messe de deux heures et demie ou trois heures, au cours de laquelle sont livrées les statistiques du tribunal, comme à l’audience solennelle, suivie d’une discussion générale. Nous avons un projet de palais de justice, qui servira de norme dans le pays : il en est un peu question, mais en réalité on survole à peu près tous les sujets sans aller au fond de ceux-ci. Je pense que les logiques partenariales se développent grâce à des contacts bilatéraux, avec tel maire ou telle intercommunalité, plutôt que dans le cadre du conseil de juridiction. Il faut faire attention, à mon avis, à ne pas créer des structures qui visent à dire qu’on communique, alors qu’on survole, en fait, à peu près tous les sujets.

Je partage l’avis exprimé par Olivier Marleix : il faudrait associer un peu plus les citoyens. On pourrait imaginer que les conseils de juridiction soient filmés et rendus publics, pour ceux qui veulent les regarder et qui s’intéressent à la justice dans leur secteur.

M. Stéphane Noël. Je partage tout à fait votre constat. Il est vrai que le justiciable est bien loin dans ce type de rencontres. Mon expérience m’a montré, néanmoins, que ceux qui prennent la parole dans le cadre d’instances plus largement ouvertes à nos concitoyens ont souvent des litiges en cours et ils évoquent leur affaire individuelle. Quand on rappelle qu’on ne peut pas aborder les situations individuelles, parce que la justice est rendue ailleurs que dans ces réunions, cela crispe beaucoup les débats et les rend quasiment impossibles. On est obligé de prendre de la distance, de faire comprendre qu’on est là pour échanger sur des problématiques judiciaires et non sur des situations individuelles. Même dans les conseils départementaux de prévention de la délinquance, il est souvent très délicat de ne pas faire des « focus » sur des situations individuelles. La frontière est parfois ténue.

M. le président Ugo Bernalicis. Un secret partagé est possible dans certains cadres, notamment les conseils locaux de la sécurité et de la prévention de la délinquance.

Je propose de passer aux questions relatives aux moyens budgétaires, qui sont importantes, notamment dans vos fonctions actuelles. Il n’est pas évident pour tout le monde de se dire que les moyens budgétaires alloués aux tribunaux peuvent être une question qui touche à leur indépendance. Vous sentez-vous conditionné par les moyens budgétaires au tribunal judiciaire de Paris ? Concrètement, n’y a-t-il pas une question d’indépendance, d’impartialité ou de capacité à rendre des jugements sans être sous la pression rebutante de piles de dossiers qui s’entassent dans un certain nombre de contentieux, quand on vous demande d’aller vite, que ce soit du côté du siège, pour le jugement, ou du parquet ? Je rappelle que vous êtes notamment en charge de l’allocation des moyens au tribunal. Le traitement en temps réel, par exemple, permet-il d’assurer une bonne justice ?

M. Stéphane Noël. Les moyens attribués à la justice, qui font l’objet de questions récurrentes, ne conditionnent pas nécessairement, selon moi, le respect de l’indépendance de l’institution judiciaire mais plutôt son bon fonctionnement. C’est une évidence : tout ce qui concerne les ressources, au sens le plus large du terme, a trait à la garantie – ou non – du bon fonctionnement de l’institution judiciaire.

Les crédits de la justice sont en progression depuis plusieurs années – à peu près une dizaine d’années. C’est un acquis important. Vous êtes bien placés, mesdames et messieurs les députés, pour savoir que la contrainte budgétaire est une réalité qui pèse sur les décisions qui sont prises. Depuis plusieurs années, néanmoins, le ministère de la justice est plutôt privilégié – je ne dirais pas qu’il est sanctuarisé, mais les retombées sont là.

Une évolution s’est dessinée cependant : le budget de l’administration pénitentiaire est désormais le budget principal du ministère de la justice. C’était une nécessité, compte tenu de l’état du parc pénitentiaire. Il était tellement dégradé qu’il était nécessaire de prévoir des moyens pour améliorer la prise en charge des détenus. C’est un sujet compliqué et essentiel. Vous savez que, du fait de ses insuffisances, la France a souvent été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en ce qui concerne les conditions de détention.

M. le président Ugo Bernalicis. Elle continue à l’être.

M. Stéphane Noël. S’agissant des services judiciaires, on est au rendez-vous en matière de ressources pour ce qui est des magistrats et des fonctionnaires, mais aussi en ce qui concerne les budgets globaux de fonctionnement. Il est peut-être plus difficile pour le ministère d’assurer la prévisibilité des besoins en matière de ressources humaines à moyen terme. Je suis toujours frappé par les trous qui peuvent exister dans l’activité des juridictions parce que la gestion des évolutions des effectifs de magistrats ou de greffiers se fait un peu en accordéon, compte tenu du temps nécessaire pour la formation des arrivants.

Je crois qu’il est essentiel d’appeler votre attention sur un point : les fonctions support sont le nerf de la guerre du bon fonctionnement de la justice – il y a bien sûr la question des magistrats et des fonctionnaires, mais nous améliorerons la qualité de la réponse judiciaire lorsque les fonctions support, notamment les équipements informatiques et numériques, auront un niveau de développement et d’efficacité à la hauteur des enjeux de l’administration du XXIe siècle. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet. Au lieu d’avoir des applications ou des outils informatiques performants, à la hauteur des enjeux, on est plutôt dans la « maison du bricolage ». Trop souvent, les juges et les greffiers peinent au quotidien à faire fonctionner des applications informatiques qui ne sont pas adaptées ou des outils numériques qui ne sont pas à la hauteur des enjeux que nous devons traiter. C’est impressionnant : je crois que les parlementaires et les élus qui viennent en stage dans des juridictions sont frappés par cette réalité.

Je tiens néanmoins à souligner, parce que je veux être objectif, que la dernière loi de programmation qui a été adoptée en faveur de la justice a considérablement augmenté les moyens. Je crois que 500 millions d’euros sont prévus en ce qui concerne l’informatique et le numérique, ce qui est loin d’être négligeable. J’espère que le niveau de consommation et le développement des outils seront au rendez-vous – c’est un enjeu important.

S’agissant du budget de fonctionnement des juridictions, je n’ai pas constaté de contrainte budgétaire dans mes deux derniers postes – j’ai été nommé récemment à Paris, mais j’ai veillé à faire le point sur ce sujet en vue de mon audition : nous avons les moyens budgétaires de fonctionner. Nous ne sommes pas en difficulté pour assurer le paiement des factures, l’entretien des juridictions ou l’exécution du budget courant. Cela vaut pour Créteil, mais aussi pour l’exercice budgétaire 2019 au tribunal de Paris.

Il y a eu une évolution sur un point en matière de gestion, c’est le recours à des marchés régionaux qui échappent à la compétence des chefs de juridiction. Lorsqu’il s’agit d’organiser le gardiennage ou la surveillance, le lavage des vitres et l’entretien des bâtiments, ce type de marchés peut tout à fait se concevoir : ce n’est pas, en soi, une difficulté.

En ce qui concerne le budget de fonctionnement classique, les moyens sont au rendez-vous. Le point sur lequel je trouve que nous sommes peut-être un peu en décalage avec les objectifs de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) – je m’exprime sous réserve de l’appréciation que le ministère pourrait formuler – est qu’on ne demande pas – de présenter des politiques de juridiction pour lesquelles des moyens seraient fournis. En ce qui concerne, par exemple, les violences conjugales ou l’accès au droit – j’ai indiqué que les crédits étaient au rendez-vous –, on pourrait se placer dans le cadre d’objectifs ou de politiques de juridiction auxquels des moyens seraient consacrés.

Je sais, par ailleurs, qu’il n’y a pas de marge de manœuvre dans certaines cours d’appel ou dans certaines juridictions pour les dépenses non obligatoires, c’est-à-dire les moyens à la disposition des chefs de cour et de juridiction pour changer le matériel, refaire des peintures ou modifier l’organisation de certains services afin de les rendre plus fonctionnels, de les adapter au public ou aux personnes qui travaillent dans ces services.

On se situe dans une logique de reconduction des crédits permettant d’assurer le fonctionnement des juridictions : on s’inscrit un peu moins dans des ambitions à plus long terme, dans le cadre de politiques de juridiction et en ce qui concerne les dépenses non obligatoires.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous conviendrez que si le budget est en augmentation, il est essentiellement consacré à l’administration pénitentiaire. Pour l’exercice 2020, l’augmentation prévue pour le programme 166, qui concerne la justice judiciaire s’élève à 0,6 %, ce qui est bien en deçà de l’inflation. Il est probable que vos dépenses augmentent un peu, mais les crédits ne suivent pas nécessairement. Je pense que vous aurez à faire quelques économies pour la fin de l’année – vous avez des dépenses obligatoires et vous êtes tenu par les marchés passés. Par ailleurs, vous êtes tributaires d’un partenariat public-privé qui contraint largement votre exercice budgétaire : vous avez peu de marges de manœuvre.

Vous dites que vous avez les moyens de fonctionner. Pensez-vous que c’est aussi l’avis des personnels de greffe du tribunal ? On entend souvent leurs représentants syndicaux dire que l’on manque de greffiers pour assurer le bon fonctionnement de la justice, pour permettre aux magistrats d’exercer correctement, du côté du parquet et du siège. Partagez-vous cette analyse ?

Je ne connais pas la situation de Paris, mais à Lille le manque de moyens, s’agissant des juges aux affaires familiales, par exemple, conduit à une augmentation des délais de jugement et à des situations ubuesques. Des demandes de garde alternée des enfants se heurtent au fait que le magistrat observe que cela fait sept mois que les enfants sont chez leur mère – il a fallu sept mois pour avoir un rendez-vous – et il n’accorde pas la mesure souhaitée, au nom de l’intérêt supérieur des enfants. Les moyens ont un impact sur la manière dont les magistrats prennent leurs décisions. Êtes-vous en dehors de ces cas de figure et tout se passe-t-il bien, dans le meilleur des mondes, au tribunal judiciaire de Paris ?

M. Stéphane Noël. Non, le premier élément de ma réponse concernait les budgets de fonctionnement – le paiement de l’électricité, par exemple…

M. le président Ugo Bernalicis. La hausse de 0,6 % que j’ai citée concerne le fonctionnement.

M. Stéphane Noël. Pour ce qui est de la ressource en matière d’équivalents temps plein de magistrats et de greffiers, il est bien évident que des tensions subsistent, d’une manière qui peut être aiguë dans certaines juridictions – j’en ai parfaitement conscience. Nous avons souvent été en difficulté dans le Val-de-Marne et il y a aussi un décalage au tribunal de Paris entre les besoins théoriques de la juridiction, tels qu’ils sont affichés par le ministère, et la gestion réelle des effectifs – ceux que nous avons. Une tension demeure, même si elle a peut-être tendance à diminuer par rapport à ce que nous avons connu il y a quelques années.

Je voudrais ajouter qu’une des difficultés qui existent pour l’institution judiciaire est d’apprécier, avec le plus de rigueur de possible, l’impact des réformes votées. Il y a souvent des évolutions de périmètres d’activité à moyens presque constants. Lorsqu’on réalise des projections de besoins particuliers, les moyens ne sont pas adaptés. Je pourrais citer trois exemples.

Je pense notamment à la mise en œuvre, récente, des pôles sociaux dans les juridictions : non seulement on a procédé à moyens constants, ou presque, mais s’y ajoutait un enjeu très difficile qui était l’intégration, ou non, de personnels des caisses primaires d’assurance maladie. Cela nécessitait de mettre en place une ingénierie extrêmement complexe. La situation est encore extrêmement difficile dans les juridictions – cela représente des milliers de procédures qui concernent la vie quotidienne des gens.

M. le président Ugo Bernalicis. Les pôles sociaux sont un exemple très intéressant. La réforme a été problématique dans tout le pays. Pourtant, la décision a été prise en 2016 et elle était applicable au 1er janvier 2019. On a eu donc deux ans et demi pour appliquer la réforme. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Deux ans et demi, c’est bien plus que le temps laissé à la plupart des autres administrations pour conduire des réformes. Elles ont plutôt trois ou quatre mois.

M. Stéphane Noël. Tout a été difficile dans cette réforme, y compris l’appréhension des nouveaux périmètres de contentieux. Comment allait-on juger, selon quelles règles de procédure ? Qu’en était-il des applications informatiques et des trames de jugement ? Il y a des questions de base telles que la compatibilité des applications informatiques et la gestion des personnels de la caisse primaire d’assurance maladie. Il n’y avait souvent pas de réponses précises, ce qui a créé beaucoup d’incertitude et de dégradation des conditions de travail. Les services judiciaires devaient reprendre tout le contentieux. Des effectifs y étaient certes dédiés, mais ils n’ont pas été à la hauteur des milliers de procédures en stock.

En 2018, on a malheureusement dû gérer par anticipation les problèmes sans avoir beaucoup de lignes directrices, puis on a mis les choses en place en 2019 en faisant un peu de bricolage dans les juridictions pour essayer d’apporter la meilleure réponse possible. Début 2020, la question des pôles sociaux n’est toujours pas réglée. Le tribunal judiciaire de Paris n’est pas en mesure de traiter le contentieux de l’incapacité, qui représente à ce jour 7 000 procédures.

Je pourrais vous donner d’autres exemples, qui concernent notamment le développement des compétences des juridictions interrégionales spécialisées et l’anticipation de la réforme de l’ordonnance de 1945 : ce sont des sujets qui ont de forts impacts en matière d’activité et qui nécessitent beaucoup d’anticipation dans la mise en œuvre.

Un autre exemple – c’est une de nos difficultés en ce début d’année – est relatif à la réforme de la procédure civile. La mise en œuvre de l’assignation avec prise de date, qui est une technique de procédure pour enregistrer une demande en justice a été reportée au 1er septembre 2020 car le ministère n’était pas en mesure de fournir l’application informatique nécessaire. Je me suis rapproché du ministère il n’y a pas très longtemps. J’ai souligné qu’il fallait, pour réussir cette réforme qui n’est pas contestée sur le fond, développer et tester l’application informatique prévue avant qu’elle ne soit opérationnelle. Il y a trop fréquemment des décalages dans ce domaine, ce qui nuit, bien sûr, au bon fonctionnement des services.

M. Didier Paris, rapporteur. Je comprends tout à fait cette discussion sur la situation financière des juridictions, les budgets de fonctionnement et ceux d’investissement, mais je ne vois pas le lien avec la question de l’indépendance du corps judiciaire, de la justice ou du pouvoir judiciaire dans son ensemble. Vous avez dit qu’il ne fallait pas confondre indépendance et isolement, et vous avez raison. De même, je ne suis pas sûr que l’on doive confondre indépendance et moyens budgétaires en général.

Vous avez rappelé que la situation des tribunaux avait connu des évolutions positives à la suite de la loi du 23 mars 2019. La situation financière actuelle des juridictions a-t-elle une quelconque conséquence sur le mode de fonctionnement de la justice, s’agissant de son indépendance ? Avez-vous connaissance, en tant que président du tribunal judiciaire de Paris, d’un exemple dans lequel vous vous êtes trouvé, vous-même ou les magistrats sous votre autorité, en situation de dépendance du fait des conditions matérielles dans lesquelles vous exécutez vos tâches ?

M. Stéphane Noël. Je dirais que les contraintes budgétaires peuvent peser sur l’activité d’une juridiction et conduire à ce qu’elle travaille en mode dégradé, ce qui peut avoir des conséquences sur les conditions dans lesquelles l’acte de juger est réalisé. Est-ce une atteinte directe et sensible à l’indépendance du juge ? Je n’irais pas jusque-là.

Mme Cécile Untermaier. Je rejoins la question posée par notre rapporteur. Le manque de crédits budgétaires – je ne dis pas la pénurie financière – fait qu’on est bien obligé de faire des choix. Ces choix résultent d’une politique fixée par la garde des Sceaux – je ne remets pas cet aspect en question. En regard de votre indépendance, comment vivez-vous ces priorités ? Des questions extrêmement importantes peuvent se poser.

M. Stéphane Noël. La garde des Sceaux ne donne pas d’instructions aux chefs de cour ou de juridiction, pour les questions d’administration ou d’organisation. La garde des Sceaux peut définir une politique pénale et la décliner par des circulaires, mais elle ne dit pas aux présidents des tribunaux la façon dont ils doivent organiser leur juridiction, et selon quelles priorités. Le président du tribunal fait des choix, en lien avec la communauté judiciaire.

On retrouve le même schéma partout : deux domaines sont toujours sanctuarisés, par rapport aux contraintes que l’on peut rencontrer en matière d’organisation : le droit de la famille et le traitement des affaires pénales, notamment celles où il y a des victimes.

M. le président Ugo Bernalicis. Peut-être que nous ne nous entendons pas bien sur le terme d’indépendance, mais quand la garde des Sceaux dit que sa priorité est l’accueil convenable, dans chaque juridiction, des femmes victimes de violences – c’est d’ailleurs ce que demande le texte débattu en ce moment dans l’hémicycle –, vous n’êtes tenu à rien en la matière : vous êtes complètement indépendant en ce qui concerne votre organisation judiciaire ?

M. Stéphane Noël. Complètement.

Nous avons appris, à l’issue du Grenelle sur les violences conjugales, que la juridiction de Créteil était retenue en tant que juridiction pilote, mais nous n’avons pas été associés à ce choix, je vous l’assure – j’ai prêté serment. Nous l’avons appris à la lecture du communiqué de presse.

La juridiction de Créteil s’était engagée dans cette problématique depuis de très nombreuses années, bien avant mon arrivée : j’ai développé et valorisé cette orientation qui était déjà consubstantielle à la culture judiciaire du Val-du-Marne. Nous en avons fait, collectivement, une des priorités de la politique de juridiction. Nous avons valorisé cela auprès des parlementaires et du secteur associatif. Le ministère est venu voir ce que nous faisions, comment nous nous y prenions. Mais à aucun moment, on ne m’a mis en demeure de dire qu’il fallait s’engager sur la question des violences conjugales. Il n’y a pas eu d’atteinte à l’indépendance administrative, si j’ose dire – c’est-à-dire en matière d’organisation.

Mme Cécile Untermaier. On impose finalement une expérimentation que vous souhaitiez.

M. Didier Paris, rapporteur. Le mode de fonctionnement que vous décrivez entre le tribunal de Créteil et la chancellerie me paraît tout à fait sain. J’ai en tête l’exemple du tribunal judiciaire de Dijon, qui s’est engagé depuis longtemps dans la voie du travail d’intérêt général et des nouvelles manières d’aborder la peine et qui a, lui aussi, été désigné comme juridiction pilote sur ces questions. Une telle situation me paraît tout à fait saine : en effet, l’indépendance n’exclut pas le partenariat. Cela renvoie à l’observation de notre collègue Olivier Marleix sur la nécessité, pour la justice, de s’ouvrir à des partenaires extérieurs. Dès lors qu’un président de juridiction a la volonté politique, comme vous l’avez eue à Créteil, de privilégier certaines actions, il est tout à fait logique que la chancellerie lui renvoie la balle. Je ne vois pas en quoi cela pourrait nuire à l’indépendance de la justice. C’est, au contraire, une manière tout à fait saine de fonctionner.

M. le président Ugo Bernalicis. Je suppose néanmoins que lorsqu’on est passé par l’administration centrale, il est plus simple de diriger un site pilote, puisqu’on se conformera plus naturellement aux objectifs définis par la chancellerie.

M. Stéphane Noël. Monsieur le président, je ne sais pas quoi dire…

M. le président Ugo Bernalicis. Je suis un peu provocateur, mais il y a bien deux façons de voir les choses. Certains tribunaux peuvent accepter et se réjouir d’être désignés comme site pilote sur une action qu’ils ont eux-mêmes mise en avant. Mais une telle désignation peut aussi être une contrainte pour d’autres tribunaux qui ont d’autres priorités, par exemple la lutte contre la délinquance ou les affaires civiles. Ils se retrouvent dans l’œil du cyclone et sont contraints d’avoir des résultats dans des domaines qui ne faisaient pas partie de leurs objectifs.

M. Stéphane Noël. Je crois que les choses ne se passent pas de cette manière.

M. Olivier Marleix. Pour prolonger ce débat, j’aimerais revenir sur la question des effectifs. Si, demain, le législateur, veut accroître les moyens budgétaires de la justice, notamment le nombre d’ETP, comment s’assurer que ces moyens supplémentaires bénéficieront aux politiques que les juridictions définissent elles-mêmes, et qui sont parfois limitées dans le temps ?

Aujourd’hui, la souplesse du système repose sur les magistrats placés, que la cour d’appel peut allouer à certains tribunaux judiciaires en manque d’effectifs. Ces moyens sont-ils suffisants ? Peut-on envisager, demain, dans le respect du statut des magistrats, d’assouplir encore le système afin qu’une juridiction dispose, pour une politique particulière et limitée dans le temps, de moyens humains supplémentaires ?

M. Stéphane Noël. Si j’ai bien compris votre question, monsieur le député, vous me demandez de quelle marge de manœuvre la cour et les tribunaux disposent pour apporter la meilleure réponse, à un moment donné, à l’accroissement du nombre de contentieux.

M. le président Ugo Bernalicis. Par exemple avec le mouvement des « gilets jaunes » qui a conduit à un accroissement de l’activité judiciaire.

M. Stéphane Noël. Il y a eu un accroissement de l’activité judiciaire dans certains ressorts de tribunaux. C’est très net pour le tribunal de Paris mais, à quelques kilomètres de là, dans le Val-de-Marne, la crise des « gilets jaunes » n’a pas eu d’impact sur l’activité pénale. Le seul fait notable, y fut, pendant quinze jours, des manifestations de lycéens extrêmement fortes, qui se sont traduites par un accroissement de l’activité du tribunal pour enfants.

Pour revenir à la question de M. le député Olivier Marleix, en l’état, les chefs de cour ont à leur disposition la ressource des magistrats et des greffiers placés qui ont, statutairement, vocation à jouer le rôle de « Samu judiciaire ». La direction des services judiciaires a tendance à renforcer les effectifs des magistrats placés pour donner plus de souplesse aux chefs de cour. Il existe une autre possibilité, la délégation des magistrats et des fonctionnaires, sur la base du volontariat. Un magistrat peut être délégué dans une autre juridiction que celle où il exerce habituellement ses fonctions, pour un temps donné et sur des contentieux précis. Mais c’est très peu pratiqué.

M. Olivier Marleix. Le cadre juridique actuel vous semble-t-il suffisant ou pensez-vous qu’il faille le modifier ?

M. Stéphane Noël. Dans les plus grandes juridictions, celles du groupe 1, si tous les postes étaient effectivement pourvus et si l’on pouvait compter sur les magistrats placés, les choses se passeraient correctement, mais on en est loin.

Mme Cécile Untermaier. J’aimerais revenir rapidement sur le CSM. Considérez-vous que la réforme du CSM, telle qu’elle a été envisagée en 2016 et telle qu’elle est actuellement proposée par le Président de la République, garantira effectivement l’indépendance des nominations ? Les magistrats du parquet et ceux du siège devraient désormais être nommés selon les mêmes modalités, ce qui est une bonne chose, mais le fait que les propositions continuent d’être faites par le garde des Sceaux ne limite-t-il pas la liberté de nomination du CSM ?

M. Stéphane Noël. La disposition qui est en débat devant le parlement porte sur l’avis conforme du CSM pour la nomination des magistrats du parquet. Pour les chefs de cour ou des chefs de juridiction, le Président de la République nomme par décret des magistrats choisis par la formation du CSM compétente à l’égard des magistrats du siège. Pour les magistrats du parquet, en revanche, c’est la direction des services judiciaires qui propose des noms, et la formation du CSM compétente à l’égard des magistrats du parquet ne fait que donner un avis, qui n’est pas contraignant.

Mme Cécile Untermaier. Le CSM, qui est une autorité indépendante, ne pourrait-il pas faire lui-même des propositions de nomination, au lieu de les attendre du garde des Sceaux. Puisque vous proposez, et je trouve que c’est très intéressant, que le CSM gère aussi la promotion et la carrière des magistrats, ne vous semblerait-il pas normal qu’il décide lui-même des nominations, sans attendre des propositions venues de l’extérieur ?

M. Stéphane Noël. Même pour les magistrats du siège du second et du premier grade, les nominations se font aujourd’hui sur la base de propositions préparées par la direction des services judiciaires, qui sont ensuite appréciées par le CSM. Vous suggérez que le CSM fasse lui-même des propositions de nomination, aussi bien pour le siège que pour le parquet. Cela reviendrait à transférer les compétences de la sous-direction des ressources humaines de la magistrature et de la direction des services judiciaires de l’administration centrale au CSM. Cela supposerait de transformer l’organisation du CSM pour que ses membres aient le temps pour ce travail de gestion des ressources humaines. La direction des services judiciaires, qui s’en occupe actuellement, a des effectifs adaptés. Ceux du CSM, en revanche, sont extrêmement limités.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous y reviendrons lorsque nous recevrons les membres du CSM.

Je propose que nous en venions aux questions relatives à la conduite des enquêtes. Quand on parle de l’autorité, voire du pouvoir judiciaire, comme nous l’avons fait de façon un peu provocatrice dans la dénomination de cette commission d’enquête, on pense notamment à la police judiciaire, qui conduit les enquêtes. Diriez-vous que vos relations avec le ministère de l’intérieur sont satisfaisantes, notamment durant la phase de l’instruction ? Les moyens alloués à la conduite des enquêtes sont-ils suffisants ? Si tel n’est pas le cas, en quoi cela peut-il avoir un effet sur votre indépendance ?

M. Stéphane Noël. Je ne suis pas en mesure de me prononcer sur les moyens que le ministère de l’intérieur alloue à la police judiciaire pour répondre aux mandats judiciaires qui lui sont donnés, soit sous l’égide du ministère public, soit sous l’égide des juges d’instruction. Ce que je peux dire, c’est qu’il arrive que certaines enquêtes, et plus encore certaines commissions rogatoires, soient retardées parce que les services en charge de l’enquête sont surchargés. Cela peut poser des problèmes et, en l’état, l’autorité judiciaire n’a pas la compétence de procéder à des arbitrages pour donner la priorité à certaines enquêtes ou à certaines investigations : c’est effectivement un sujet important.

Dans le même ordre d’idées, il peut sembler étrange que la direction générale de la gendarmerie nationale, pour sa mission de police judiciaire, et la direction centrale de la police judiciaire, au sein du ministère de l’intérieur, ne soient pas dirigées par des magistrats. Il fut un temps, désormais lointain, où la gendarmerie nationale était dirigée par un magistrat. L’important, c’est que les officiers de police judiciaire, qui exercent sous mandat judiciaire (OPJ), reçoivent une habilitation de la part de l’autorité judiciaire : c’est elle qui contrôle le niveau de compétence et d’engagement des officiers de police judiciaire, et elle peut les sanctionner. Un officier de police judiciaire qui n’est pas compétent ou qui ne fait pas preuve de rigueur dans le traitement de la procédure pénale peut se voir retirer son habilitation.

Pour revenir à la tutelle du ministère de l’intérieur sur l’institution judiciaire dans la conduite des enquêtes et sur le contrôle des actes de procédure pénale pris par les OPJ, je rappellerai que les magistrats instructeurs et les parquetiers regardent cela de très près. C’est d’ailleurs le quotidien aussi bien dans les permanences de parquet que dans la conduite des enquêtes par les juges d’instruction. Il y a des liens très forts entre les magistrats instructeurs et les enquêteurs : ils font équipe dans la conduite des enquêtes. La direction et le contrôle de l’enquête, c’est l’affaire du juge d’instruction, et le travail opérationnel, c’est l’affaire des OPJ. J’ai été juge d’instruction pendant quatre ans : ce travail de directeur d’enquête avec des OPJ était extrêmement précieux et, au quotidien, je ne ressentais pas du tout la hiérarchie administrative du ministère de l’intérieur dans la conduite des enquêtes. Par ailleurs, dans l’exercice de mes fonctions de chef de juridiction, je n’ai jamais entendu un juge d’instruction se plaindre d’interférences susceptibles de porter atteinte au bon déroulement des enquêtes.

M. le président Ugo Bernalicis. Au cours de votre carrière, vous n’avez jamais été dans un rapport de force avec le ministère de l’intérieur ? Vous n’avez jamais manqué de moyens, ni dans votre expérience au parquet, ni en tant que juge d’instruction ?

Je vais plus loin. La circulaire du 31 janvier 2014 a mis en lumière les remontées d’information au sein du ministère de la justice, et les a encadrées. Mais qu’en est-il des remontées d’information au sein du ministère de l’intérieur ? Elles ne font l’objet d’aucune circulaire, alors qu’elles sont peut-être plus efficaces que celles qui ont lieu au sein du ministère de la justice et qu’elles peuvent nuire, aussi bien au secret de l’instruction qu’à l’indépendance de la justice.

M. Stéphane Noël. Les rapports de force avec le ministère de l’intérieur et la gendarmerie dans la conduite des enquêtes ou sur la priorité à donner à telle enquête plutôt qu’à une autre font partie du quotidien. Il peut arriver qu’un juge d’instruction rencontre des difficultés dans la gestion de son propre cabinet et que des affaires ne progressent pas, parce que les commissions rogatoires ne « rentrent pas », comme on dit dans le jargon. Les services de gendarmerie ou de police lui répondent en général qu’ils sont saturés ou en manque d’effectifs. Cela étant, si un juge d’instruction est en charge d’une affaire particulièrement sensible et s’il demande aux services de gendarmerie ou de police de traiter prioritairement une commission rogatoire, il sera généralement entendu. Mais il est vrai qu’à grande échelle, c’est effectivement un enjeu, où se joue un rapport de force.

M. le président Ugo Bernalicis. Au cours de votre carrière, avez-vous eu connaissance de remontées d’information au sein du ministère de l’intérieur, qui auraient porté préjudice à l’enquête ?

M. Stéphane Noël. De mémoire, je dirais que cela m’est arrivé une fois, dans mes fonctions de procureur général, lors d’une enquête conduite dans le département de la Nièvre. Des informations étaient remontées au sein du ministère de l’intérieur, avant que le ministère public en ait pris connaissance. J’ai convoqué le responsable de la compagnie et l’OPJ en charge de cette enquête pour lui rappeler qu’il était soumis à un certain nombre d’obligations et que son habilitation et son évaluation relevaient du procureur général.

M. le président Ugo Bernalicis. Comment cet OPJ s’est-il défendu ? Comment a-t-il justifié cette remontée d’information ?

M. Stéphane Noël. Je ne m’en souviens pas.

M. Didier Paris, rapporteur. J’aimerais revenir sur ce qui est au cœur de notre commission d’enquête : l’indépendance de la justice. Nous ne sommes pas dans un monde virtuel ou fictif. Notre organisation actuelle repose sur une police judiciaire, c’est-à-dire une police, qui dépend, dans son action judiciaire, de l’autorité judiciaire. C’est d’ailleurs pourquoi l’officier de police judiciaire est sous l’autorité directe du procureur de la République et sous le contrôle du procureur général : les règles sont particulièrement claires en la matière.

Qu’il existe un système parallèle de remontée d’information ne me paraît pas, en soi, remettre en cause l’indépendance de la justice. Ce qui serait problématique, c’est par exemple qu’une personne tenue au secret professionnel divulgue des informations dans la presse, en violation de l’article 11 du code de procédure pénale. Il me paraît tout à fait normal, en revanche, que le ministère de l’intérieur jette un œil sur l’action de la police judiciaire. Ce qui serait problématique, aussi, c’est que le ministère de l’intérieur ou la chancellerie déroge aux règles habituelles et se mette dans une situation, disons, de prévalence politique. Monsieur le président, percevez-vous les choses de cette manière ? Est-ce que cette situation, en elle-même, menace l’indépendance de l’autorité judiciaire ?

M. le président Ugo Bernalicis. Voilà une parfaite transition avec le sujet des fuites dans les médias et du secret de l’instruction. Je rappelle que notre rapporteur est l’auteur d’un rapport d’information sur le secret de l’enquête et de l’instruction.

M. Stéphane Noël. La question est complexe. Dans la mesure où les officiers de police judiciaire agissent dans le cadre d’un mandat judiciaire, on pourrait considérer que la loyauté leur impose de ne faire remonter l’information que par le canal judiciaire. Mais il se trouve que le traitement de l’information n’est pas le fait du seul OPJ : elle revient à une administration qui n’est pas celle du ministère de la justice. Il est bien évident que la remontée de l’information peut se faire plus rapidement le long de cette ligne de fonctionnaires appartenant au ministère de l’intérieur que par le canal judiciaire, qui est moins rectiligne.

M. Didier Paris, rapporteur. J’aimerais revenir avec vous sur la loi du 25 juillet 2013 et sur la circulaire d’application du 31 janvier 2014, qui ont introduit dans notre droit un principe nouveau, celui de l’interdiction des instructions individuelles. Cette disposition a renforcé l’indépendance des autorités judiciaires, notamment du parquet, par rapport au pouvoir politique. À de nombreuses reprises, la ministre de la justice a rappelé devant le Parlement qu’elle s’interdisait de formuler des instructions individuelles et qu’elle respectait strictement cette règle, comme c’est son rôle.

Mais il ne faut pas confondre les instructions individuelles et la remontée d’information qui, elle aussi, est très encadrée par la circulaire de 2014. L’affaire impliquant l’ancien garde des Sceaux, M. Jean-Jacques Urvoas, a mis en lumière l’importance de la remontée d’information pour le ministère de la justice. Il est apparu qu’elle était nécessaire au pouvoir politique, qui l’utilise par exemple pour formuler des directives générales – et non plus individuelles – en matière de politique pénale, sachant qu’elle est très encadrée, puisque la remontée de pièces est exclue et que le garde des Sceaux ne peut recevoir aucune information sur les suites qui peuvent être données à une procédure en cours.

La situation actuelle vous paraît-elle satisfaisante au plan juridique ? En matière d’indépendance – pour revenir, une fois encore, à ce qui fait le cœur de notre commission d’enquête – voyez-vous des évolutions possibles ?

M. Stéphane Noël. Comme vous le savez, je ne suis plus au ministère public depuis plus de huit ans. Ce que je peux dire avec assurance, c’est que les dispositions de la loi de 2013 et de la circulaire de 2014 étaient attendues et qu’elles constituent un progrès incontestable. La communauté des procureurs, d’après ce que j’ai pu observer, se satisfait de cette avancée et n’en réclame pas d’autre.

Par ailleurs, le nombre d’affaires signalées a considérablement baissé au cours des dernières années. Lorsque j’étais procureur général, on qualifiait volontiers d’affaires signalées des faits divers qui avaient défrayé la chronique mais qui, en fin de compte, n’intéressaient en rien l’administration centrale ou le garde des Sceaux. La remontée d’information se concentre aujourd’hui sur des affaires plus sensibles, par leur gravité ou par leur nature. La délinquance financière, par exemple, est beaucoup plus suivie que les affaires de droit commun, qui ne constituent plus des affaires signalées.

M. Olivier Marleix. L’hommage que vous avez rendu, monsieur le président Noël, à l’efficacité de la circulation de l’information au sein du ministère de l’intérieur a répondu à ma question.

M. le président Ugo Bernalicis. Pensez-vous que la loyauté que l’on attend des officiers de police judiciaire soit une garantie suffisante ?

M. Stéphane Noël. Disons qu’un excès de déloyauté se traduirait, ou devrait se traduire, par un retrait de l’habilitation à exercer au sein de la police judiciaire. La difficulté, c’est qu’il faut pouvoir établir la responsabilité d’un OPJ dans une remontée d’information par un canal parallèle à celui de l’autorité judiciaire.

M. le président Ugo Bernalicis. Il ne fait pas de doute qu’il y a, au ministère de l’intérieur, une culture de la remontée d’information, y compris chez les agents qui ne sont pas sur le terrain. Pour y avoir été fonctionnaire, je peux en attester.

Mme Cécile Untermaier. J’aimerais revenir sur le secret de l’instruction, qui est régulièrement bafoué. À l’occasion du procès de M. Jean-Jacques Urvoas, nous avons entendu des magistrats dire que toute action de rétorsion, et même toute enquête sur la violation du secret de l’instruction, était vaine et vouée à l’échec. Pensez-vous que l’existence de canaux d’information au sein du ministère de l’intérieur et de celui de la justice soit, structurellement, la raison de votre impuissance à préserver le secret de l’instruction ?

M. Didier Paris, rapporteur. Permettez-moi une précision qui ne change rien au sens de cette question : M. Jean-Jacques Urvoas n’a pas été condamné pour violation du secret de l’instruction, mais du secret professionnel.

Mme Cécile Untermaier. Ma question ne concerne pas M. Urvoas en tant que tel. Elle porte sur la difficulté, voire l’impuissance, des magistrats à protéger le secret de l’instruction.

M. Stéphane Noël. Monsieur le rapporteur, j’ai lu attentivement votre rapport d’information sur le secret de l’enquête et de l’instruction. Vous y montrez très bien que la violation du secret de l’instruction est consubstantielle au secret de l’instruction lui-même, dans la mesure où il s’agit de concilier des principes contradictoires : la protection de la présomption d’innocence et du secret de l’enquête, d’une part, et le besoin d’informer et de communiquer, d’autre part. Ce besoin d’informer prend deux formes. C’est d’abord le travail des journalistes, qui est essentiel dans une démocratie, et qui inclut la protection des sources. C’est aussi la possibilité, pour les avocats de la défense, de communiquer sur certains éléments, au nom des droits de la défense. Toute la difficulté consiste à trouver le juste équilibre. Or je crois que vous l’avez trouvé, en disant qu’il faut continuer à communiquer sur l’instruction.

Si l’on veut préserver le secret de l’instruction d’une manière stricte, il faut décider qu’absolument personne ne peut communiquer sur l’instruction et instaurer un système fermé. Il me semble préférable, comme vous le préconisez, de conserver un système partiellement ouvert. Il existe des moments dans la procédure, au cours desquels celle-ci peut être davantage rendue publique qu’au stade de l’instruction. Cette nécessité de concilier des intérêts contradictoires, c’est toute l’équation juridique de l’expression des libertés publiques. J’ai relu vos recommandations : certaines sont faciles à mettre en œuvre, d’autres le sont moins.

M. Olivier Marleix. Le système américain garantit beaucoup plus de transparence, tout au long de la procédure. S’il n’est pas capable de garantir le secret de l’instruction, le législateur ne devrait-il pas envisager de donner davantage de publicité à certains actes de procédure ? Par exemple, ne faudrait-il pas rendre public le fait qu’une personne est entendue comme témoin dans une enquête ? D’après votre expérience, ou par comparaison avec d’autres systèmes judiciaires, n’y aurait-il pas une marge de progression de ce côté-là ?

M. Stéphane Noël. Je vais terminer cette audition par des propos un peu révolutionnaires. Selon moi, si les conditions de nomination du ministère public évoluent, comme je le souhaite, et si le parquet européen voit ses représentants émerger dans la procédure pénale française – c’est l’objet d’une directive européenne qui doit bientôt être transposée –, vous aurez inévitablement à vous prononcer, non plus sur le statut du parquet, mais sur le maintien ou non de la fonction de l’instruction.

Si les prérogatives du ministère public sont renforcées, grâce à un nouveau statut du parquet et à un nouveau mode de nomination, l’enquête pourra être menée par le ministère public. Et, pour certains actes particulièrement coercitifs, on recourra au juge des libertés et de la détention, qui devra en débattre contradictoirement avec les parties. Et qui dit débat contradictoire dit, en principe, débat contradictoire public. Voilà une évolution possible, qui pourrait se profiler assez vite. Je ne dis pas que cela sera facile à gérer, car nous aurons des phases de secret de l’enquête et des phases d’ouverture qui anéantiront le secret antérieur.

Rappelez-vous le rapport de Mireille Delmas-Marty : avec l’émergence du juge des libertés et de la détention, elle avait déjà fixé un certain nombre de lignes directrices de l’évolution de la politique pénale. Ces grands sujets fondamentaux pour l’exercice des libertés publiques sont à nouveau devant nous.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est dans les périodes de tensions et de crises que nous pouvons mettre à l’épreuve nos fondamentaux et nos principes républicains. On assiste en ce moment à une grève très suivie des avocats, qui ont demandé le renvoi de nombreuses affaires. Or une polémique est née du fait que l’administration centrale a communiqué à tous les présidents de tribunaux et de cours d’appel la procédure à suivre pour refuser ces renvois. Cela vous inspire-t-il des commentaires sur l’indépendance dont jouissent les présidents de juridiction ?

M. Stéphane Noël. Monsieur le président, au risque de paraître insoumis, ce que je ne suis pas, je n’ai pas eu connaissance de l’instruction que vous mentionnez. En tout cas, je ne l’ai pas adressée aux magistrats du tribunal de Paris.

Mme Cécile Untermaier. Mais vous l’avez reçue ?

M. Stéphane Noël. Je n’ai pas reçu l’instruction dont vous parlez, ou alors j’ai manqué d’attention en lisant les mails que la cour d’appel a pu m’adresser à ce sujet. Notre priorité, depuis le départ, a été de garantir la continuité du service minimum des services judiciaires et la sérénité de la communauté judiciaire. Or, depuis plusieurs semaines, on assiste à des tensions extrêmement vives dans les juridictions et dans les prétoires.

La règle, lorsque des avocats participent à des mouvements de revendications qui peuvent se traduire par des demandes de renvoi, est que, sauf impératif lié notamment à la détention ou à des circonstances particulières concernant la situation des parties, ces renvois sont acceptés, et cela ne crée pas d’incident. Sur certains types de contentieux, notamment en matière pénale, les magistrats sont parfois obligés de faire valoir les circonstances exceptionnelles pour refuser un renvoi, par exemple lorsqu’une remise en liberté serait préjudiciable à la bonne administration de la justice. Mais je répète que je n’ai pas donné l’instruction aux magistrats de repousser les demandes de renvoi formulées par les avocats.

Nous avions déjà connu un mois de décembre très compliqué dans les juridictions, du fait de la grève des transports : de nombreuses demandes de renvoi avaient été présentées, parce que les justiciables ou leurs avocats ne pouvaient pas rejoindre le tribunal et, depuis le mois de janvier, nous constatons des tensions extrêmement fortes dans certains services.

M. le président Ugo Bernalicis. Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire : c’est écrit dans notre Constitution. Très récemment, il a pourtant fait une déclaration au sujet de l’affaire Sarah Halimi, qui a suscité un communiqué de presse de la Cour de cassation. Celle-ci a rappelé que les magistrats de la cour devaient pouvoir juger en toute sérénité et que le Président de la République n’avait pas à interférer dans les affaires en cours. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ?

M. Stéphane Noël. Je crois que ce sont les chefs de la cour d’appel de Paris qui ont réagi aux commentaires du Président de la République, puisque la décision qui a été rendue l’a été par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris…

M. le président Ugo Bernalicis. Il y a bien eu un communiqué de la Cour de cassation…

M. Stéphane Noël. Je crois que les magistrats étaient dans leur rôle et que c’était leur devoir de le faire. Il y a quelques années de cela, le Conseil supérieur de la magistrature a indiqué que les chefs de cour et de juridiction devaient communiquer lorsque l’institution judiciaire était critiquée ou qu’elle faisait l’objet d’attaques. Il fallait une réponse institutionnelle pour préserver la qualité et la sérénité des débats judiciaires qui ont entouré cette affaire.

M. le président Ugo Bernalicis. Une dernière question : Avez-vous encore des contacts informels avec Mme Rachida Dati, aux côtés de qui vous avez travaillé ?

M. Stéphane Noël. Je n’ai plus de contacts avec Mme Dati depuis plusieurs années. J’ai servi la République en travaillant au sein de son cabinet ministériel de 2007 à 2008. Depuis cette date, je n’ai plus exercé de fonctions de ce type : j’ai poursuivi une carrière de magistrat en province, à l’inspection générale, en région parisienne et aujourd’hui à Paris. J’ai mis mes compétences au service d’une activité ministérielle à un moment donné, et c’est terminé.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie, monsieur le président, de nous avoir consacré autant de temps.

 


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Audition du jeudi 30 janvier 2020

À 15 heures 30 : M. Jean-François Beynel, chef de linspection générale de la justice

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, nous auditionnons M. Jean-François Beynel, chef de l’inspection générale de la justice.

Cette audition est publique, ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Avant de commencer, je précise que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Jean-François Beynel prête serment.)

M. Jean-François Beynel, chef de linspection générale de la justice. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je suis très honoré d’avoir été convoqué par votre commission d’enquête sur un sujet qui m’est cher et qui est important pour tout magistrat de l’ordre judiciaire.

Je suppose que ce sont mes fonctions actuelles d’inspecteur général, chef de l’inspection générale de la justice, qui vous intéressent en priorité, mais je suis prêt à vous répondre sur l’ensemble des fonctions que j’ai exercées.

L’inspection générale de la justice est une institution très jeune – à peine trois ans – qui a été créée par un décret de décembre 2016.

Il y a toujours eu, au ministère de la justice comme dans l’ensemble des ministères – finances, affaires sociales, intérieur – des inspections générales remplissant une mission d’inspection.

Jusqu’en 2016, le ministère de la justice comptait trois inspections distinctes : une inspection générale des services judiciaires, compétente pour l’ensemble des juridictions de l’ordre judiciaire ; une inspection des services pénitentiaires, dédiée essentiellement aux établissements pénitentiaires et aux services pénitentiaires d’insertion et de probation – j’y ai exercé les fonctions d’adjoint au directeur de l’administration pénitentiaire – ; et une inspection de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) dédiée au réseau de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse.

En 2016, le Gouvernement a souhaité fusionner ces trois inspections. Un débat opposait depuis une vingtaine d’années les tenants de la position fractionniste à ceux de la position unioniste au sein du ministère de la justice. Les unionistes l’ont emporté et le Premier ministre de l’époque a signé un décret supprimant les trois inspections et en créant une nouvelle : l’inspection générale de la justice.

C’est une inspection placée auprès du garde des Sceaux et compétente sur l’ensemble des services du ministère de la justice. Ce ministère regroupe des missions très diverses – administration pénitentiaire, protection judiciaire de la jeunesse, services judiciaires – mais il a une unité forte.

À cet égard, les débats de l’Assemblée nationale qui ont eu lieu en 1911, lors du rattachement par la loi de l’administration pénitentiaire au ministère de la justice, sont toujours d’actualité. Le rapporteur du texte à l’époque indiquait à l’Assemblée pourquoi il était indispensable que l’administration pénitentiaire, jusqu’alors rattachée au ministère de l’intérieur, soit rattachée au ministère de la justice. Je rappelle que l’administration pénitentiaire a été rattachée au ministère de l’intérieur au XXe siècle à une seule occasion, entre 1940 et 1944. Le rapporteur de 1911 expliquait que l’unité du ministère de la justice tenait à l’exercice du mandat judiciaire, et qu’afin d’exercer pleinement ses fonctions, son périmètre devait comprendre non seulement la production de la norme juridictionnelle, mais également son exécution, ce qui explique le rattachement de l’administration pénitentiaire au ministère de la justice. C’est une spécificité française forte que l’on ne retrouve dans quasiment aucun autre État européen.

L’inspection générale est la traduction de cette unité : il n’y a pas de hiatus entre la manière de concevoir l’exercice judiciaire et son exécution. Il faut qu’un ensemble exécutif unique exerce un contrôle administratif global sur l’ensemble des trois secteurs, et détermine une politique juridictionnelle.

La création de l’inspection générale de la justice a également changé les choses en matière de fonctionnement de l’inspection, de recrutement et de missions.

S’agissant des missions, les textes fondant les trois inspections préalables, très spécifiques, détaillaient des points de contrôle et des secteurs de contrôle pour chacune d’entre elles. À l’inverse, le décret de 2016 est très clair : il prévoit que l’inspection générale de la justice est compétente sur l’ensemble des services du ministère de la justice, sur l’ensemble des juridictions et pour l’appréciation du comportement professionnel de l’ensemble des magistrats et agents publics qui travaillent au ministère de la justice. Il précise aussi – on l’oublie souvent – que l’inspection générale est également compétente pour contrôler l’ensemble des personnes privées ou publiques travaillant pour le compte ou avec le ministère de la justice, dès lors qu’elles sont financées directement ou indirectement par le ministère. Ce champ de compétence nouveau porte sur les associations – associations d’aide aux victimes, de réinsertion – mais aussi sur le secteur de l’assistance éducative, qui est partagé entre les départements et l’institution judiciaire. Le périmètre de contrôle correspond donc aux attributions du garde des Sceaux, ministre de la justice.

Le fonctionnement de l’inspection a été modifié à deux titres.

Premièrement, les membres de l’inspection – inspecteurs et inspecteurs généraux – sont recrutés au sein du corps judiciaire, parmi les magistrats de l’ordre judiciaire, mais aussi au sein des administrations du ministère : directeurs territoriaux de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ; chefs d’établissements pénitentiaires ; responsables de service pénitentiaire d’inspection et de probation (SPIP). Et la réforme a créé un statut d’emploi spécifique à l’inspection qui permet d’y recruter, par voie de détachement, tout agent public, même s’il vient d’un autre ministère.

Par exemple, l’inspection comprend actuellement des administrateurs civils issus des collectivités locales – ancien directeur général des services, ancien secrétaire général de commune –, des administrateurs civils du corps interministériel, des universitaires et des professionnels de tous les corps et de tous les ministères. Bénéficier, au sein d’une même inspection, des regards croisés extérieurs offrant une pluralité d’approches pour exercer des missions de contrôle ou d’évaluation constitue une révolution. Il y a cependant un important bémol, puisque le décret de 2016 prévoit que le contrôle des juridictions de l’ordre judiciaire est effectué par des magistrats, et que les enquêtes administratives qui peuvent concerner des magistrats sont exercées uniquement par d’autres magistrats. À l’exception de ce bémol statutaire, il n’y a pas de différence particulière.

Deuxièmement, le décret de 2016 précise la manière dont l’inspection générale doit fonctionner et son positionnement par rapport au garde des Sceaux et aux pouvoirs publics. Il indique très clairement qu’elle est rattachée exclusivement au garde des Sceaux – c’est un principe fondamental qui lui permet d’être indépendante – et qu’elle ne peut pas s’autosaisir, même si une jurisprudence du Conseil d’État laisse entendre le contraire.

L’inspection est totalement maîtresse de sa méthodologie : le garde des Sceaux n’intervient pas sur ce point et elle est indépendante dans ses écrits et sa production. Cette indépendance est garantie par plusieurs dispositions, dont celle prévoyant que l’inspection choisit seule les membres affectés à une mission. L’inspection est saisie par une lettre de mission du garde des Sceaux, elle décide ensuite librement qui réalisera la mission et selon quelles modalités. Quant aux écrits, nous les rendons nous-mêmes, et le garde des Sceaux n’a aucune prise dessus.

Ces dispositions qui figurent dans le décret de 2016 ont été soumises au contrôle du Conseil d’État, un recours ayant été formé par certaines organisations syndicales contre le décret. Dans une décision du 23 mars 2018, le Conseil d’État a exclu la Cour de cassation du champ de l’inspection, et dans les considérants douze et treize de sa décision, a validé le principe de l’indépendance de l’inspection sur la méthodologie et sur les écritures.

La question fondamentale posée au Conseil d’État revenait à déterminer si une inspection générale rattachée au garde des Sceaux pouvait contrôler les juridictions de l’ordre judiciaire, qui sont par essence et par nature indépendantes. Le Conseil d’État a répondu par l’affirmative, pour plusieurs raisons. Premièrement, l’inspection est maîtresse de sa méthodologie et de son écriture. Deuxièmement, les inspecteurs qui sont désignés pour une mission signent personnellement le rapport. Troisièmement, les contrôles de fonctionnement effectués sur les juridictions de l’ordre judiciaire sont réalisés par des magistrats. Quatrièmement, les magistrats au sein de l’inspection bénéficient de la protection statutaire des magistrats de l’ordre judiciaire.

Sur ce dernier point, je tiens à souligner le rôle du Parlement. L’article 1er de la loi organique du 11 août 2016 définit désormais comme magistrat de l’ordre judiciaire : un magistrat en juridiction, du siège et du parquet ; un magistrat en administration centrale, qui aura un statut particulier ; et un magistrat à l’inspection générale de la justice. Les magistrats de l’inspection bénéficient des garanties statutaires reconnues aux magistrats en juridiction, non de celles des magistrats en administration centrale.

Autrement dit, le magistrat affecté à l’inspection générale de la justice est nommé comme l’ensemble des magistrats de juridiction, avec les mêmes garanties statutaires, sur avis favorable du Conseil supérieur de la magistrature, et il bénéficie de l’inamovibilité au même titre que les magistrats de juridiction. C’est une dérogation qui fait que les magistrats de l’inspection, ne pouvant être déchargés de leurs fonctions ou affectés dans un autre service que s’ils sont candidats au poste proposé, y compris en avancement. La règle de l’inamovibilité garantie par la Constitution s’applique aux magistrats de l’inspection comme aux magistrats de juridiction.

Cette distinction paraît un peu technique, mais elle donne aux membres de l’inspection un statut spécifique qui garantit leur indépendance. C’est pour ce faisceau de raisons que le Conseil d’État indique dans sa décision de mars 2018 que le garde des Sceaux peut disposer d’une inspection générale compétente pour contrôler les juridictions de l’ordre judiciaire, dès lors que les magistrats qui la composent sont les seuls à pouvoir le faire et qu’eux-mêmes sont nommés selon les garanties statutaires que je viens d’évoquer.

Enfin, il me paraît fondamental de rappeler la nature des missions de l’inspection et la manière dont nous fonctionnons.

Au-delà des textes, un appareil déontologique interne prévoit un référent déontologue et une charte de déontologie. Surtout, notre méthodologie de travail est publique : elle peut être consultée sur le site de l’inspection. Cette méthodologie garantit des règles de transparence et d’indépendance ainsi que l’indépendance des membres qui effectuent les contrôles.

Depuis un an que je suis à la tête de ce service qui, je le rappelle, couvre l’ensemble du ministère, je peux dire que je n’ai eu aucune difficulté de quelque nature que ce soit, et que nos contrôles sont effectués dans des conditions très processuelles – la procédure est faite pour garantir la manière dont les choses sont faites. Si vous le souhaitez, je pourrai revenir sur la procédure suivie par l’inspection lorsque nous sommes dans un des secteurs sensibles, à savoir l’examen administratif de la situation particulière d’un magistrat à un moment donné.

L’arrêt du Conseil d’État que j’ai évoqué est considéré dans l’institution judiciaire comme une garantie très importante de la manière dont nous devons fonctionner.

M. le président Ugo Bernalicis. Pourriez-vous nous donner des précisions sur l’organisation de l’inspection ? J’ai cru comprendre qu’elle avait un aspect interministériel.

M. Jean-François Beynel. Nous pouvons être saisis par le garde des Sceaux, le Premier ministre, ou encore par plusieurs ministres dont le garde des Sceaux, lorsque les sujets que nous devons aborder concernent plusieurs secteurs de l’activité politique, de l’activité publique ou des politiques publiques. Par exemple, Mmes Elisabeth Borne et Nicole Belloubet sont intervenues ce matin à l’occasion d’un colloque organisé par votre collègue Bérangère Abba à l’Assemblée nationale sur le thème : « Quelle justice pour répondre à l’urgence environnementale ? » Ce colloque fait suite à un travail confié à l’inspection générale de la justice et à notre homologue du ministère de la transition écologique par les deux ministres sur la justice et l’environnement. Alors que la transformation climatique est en route, il s’agit de savoir si l’appareil judiciaire dispose des outils et des moyens suffisants pour avoir une action efficace sur les questions climatiques. Nous avons répondu à ces questions dans un rapport qui a été remis aux ministres et rendu public aujourd’hui. C’est un exemple des travaux interministériels que nous réalisons.

Les missions que nous réalisons sont de différentes natures.

Nous effectuons les missions de contrôle assez classiques que l’on retrouve dans tous les corps d’inspection. Il s’agit de contrôler un secteur, un service, une maison d’arrêt, un centre pénitentiaire, un foyer de la PJJ, ou encore une juridiction.

Nous faisons aussi des inspections de fonctionnement, lorsque des difficultés particulières se posent dans un établissement ou un service. Par exemple, nous intervenons dans un établissement pénitentiaire si une évasion pose des questions concernant la sécurité ou la sûreté, si la prise en charge d’un détenu présente des difficultés, ou encore en cas de suicide d’un détenu. Nous sommes alors amenés à faire des constatations et un rapport.

Nous effectuons également des missions thématiques, internes au ministère ou interministérielles, sur l’évaluation d’une politique publique.

Nous réalisons aussi des missions d’enquête administrative. Ces enquêtes disciplinaires représentent de 5 à 10 % de notre activité. C’est l’activité la plus faible en équivalent temps plein travaillé (ETPT) et en moyens fournis.

Nous accomplissons aussi des missions d’examen de situations : il s’agit de faire un diagnostic de l’ensemble du ministère sur des dysfonctionnements managériaux dans une structure, qu’elle soit judiciaire, pénitentiaire, qu’il s’agisse de la PJJ ou d’une association, et de formuler des propositions.

Enfin, nous effectuons les missions d’appui et de conseil comme toutes les inspections, c’est-à-dire que nous apportons notre soutien méthodologique à l’accompagnement et l’application d’une réforme.

M. le président Ugo Bernalicis. Comment se répartit la charge de travail entre ces différentes missions ?

M. Jean-François Beynel. Je vais me référer à l’année 2019, avec une analyse financière assez classique en rapportant le temps de travail des femmes et des hommes qui composent l’inspection aux missions qu’ils ont exercées.

Entre 5 et 10 % du temps de travail de l’inspection est consacré aux enquêtes administratives, autrement dit disciplinaires ; 40 % est consacré aux missions thématiques, c’est-à-dire des enquêtes qui concernent l’examen ou l’évaluation des politiques publiques, qu’elles soient demandées par le garde des Sceaux, plusieurs ministres ou le Premier ministre ; 15 % aux inspections de fonctionnement relatives à un dysfonctionnement particulier ; entre 15 et 20 % aux missions d’appui et de soutien à des politiques publiques, à des rénovations ou à la mise en œuvre de réformes. Le reste du temps est consacré à examiner des situations de management, mais c’est minoritaire, ou à des questions d’organisation interne du ministère de la justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Quelle est la répartition entre le secteur judiciaire, le secteur pénitentiaire et la PJJ ?

M. Jean-François Beynel. Depuis la fusion, l’inspection se consacre à peu près à équivalence entre les trois secteurs. Certaines années, nous travaillons 40 % du temps sur le judiciaire et 28 % sur le pénitentiaire, mais en général nous consacrons entre 28 % et 35 % à chacun des trois blocs structurants de l’inspection.

Au regard de la situation passée, dans laquelle l’inspection générale des services judiciaires se consacrait à 100 % aux services judiciaires ; l’inspection des services pénitentiaires à 100 % aux missions pénitentiaires et l’inspection de la PJJ à 100 % à la PJJ ; la diversité est beaucoup plus grande aujourd’hui. L’intérêt fondamental de la fusion tient à la mixité des personnels. La faculté de composer des équipes polyvalentes issues d’horizons professionnels différents, y compris de membres de l’inspection qui ne sont pas issus du ministère de la justice, est extrêmement positive. Cela permet d’avoir un regard croisé, sauf pour les contrôles de fonctionnement des juridictions et les enquêtes disciplinaires des magistrats qui doivent être menés par un magistrat.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous dites que des garanties d’indépendance sont offertes par votre fonctionnement, votre méthodologie, et la procédure de nomination, même s’il demeure un lien évident avec le garde des Sceaux, seul à pouvoir vous saisir avec le Premier ministre.

Certaines de vos prérogatives, notamment en matière disciplinaire, semblent se superposer au rôle du Conseil supérieur de la magistrature. Comment évaluez-vous la répartition de vos rôles, sachant que le Conseil supérieur de la magistrature est censé garantir l’indépendance des magistrats dans leur ensemble ?

M. Jean-François Beynel. Je vais peut-être vous surprendre : je pense que tout magistrat, quel qu’il soit et quelles que soient les fonctions qu’il exerce, garantit l’indépendance de la magistrature. Je suis magistrat depuis trente-six ou trente-sept ans. J’ai exercé de nombreuses fonctions et j’ai toujours garanti l’indépendance de la magistrature, parce que c’est un principe constitutionnel et que c’est le fondement de notre démocratie. Il en va de même pour les libertés individuelles : il n’y a pas de fonctionnaires dédiés à la défense des libertés individuelles, tous les agents publics défendent les libertés individuelles, ou devraient le faire.

Heureusement, nous ne venons pas nous superposer au Conseil supérieur de la magistrature, la Constitution nous en préserve. Nous ne sommes pas un organe constitutionnel, nous sommes rattachés au garde des Sceaux, avec des missions particulières, tandis que le Conseil supérieur de la magistrature est une institution qui relève de la Constitution et qui a une mission tout à fait distincte. Nous ne prononçons pas de sanction disciplinaire, nous ne nous prononçons pas sur l’échelle des sanctions possibles. Notre compétence disciplinaire est très précise, elle existe dans tous les ministères.

Elle porte sur l’ensemble des corps du ministère : les directeurs de services pénitentiaires, les greffiers, les agents de la PJJ, et les magistrats. Ces derniers ne représentent qu’une partie des 5 à 10 % de notre temps de travail consacré aux enquêtes disciplinaires.

Notre démarche est la même pour tous les corps : nous apportons au garde des Sceaux, dans un rapport, un point de vue sur les faits et sur leur déroulement.

Le garde des Sceaux décide ensuite de l’opportunité d’engager des poursuites sur la base de notre rapport, il est libre de ne pas suivre nos recommandations puisque la Constitution et la loi organique lui donnent le droit de saisir le Conseil supérieur de la magistrature en matière disciplinaire. Il peut le saisir en suivant notre rapport ou sans le suivre, il peut nous demander une enquête ou ne pas la demander ; la décision se trouve à la main du ministre à qui nous rendons le rapport.

Ce rapport remplit des conditions particulières, nous suivons une méthodologie d’enquête administrative qui ne s’applique pas qu’aux magistrats, mais à tous les agents concernés par nos travaux, et qui est transparente et contradictoire à l’égard de la personne concernée.

Lorsque nous engageons une enquête administrative, nous notifions d’abord au magistrat la lettre de mission qui nous a saisis et qui décrit les faits. Nous lui laissons ensuite un temps de réflexion. Il a la liberté de se faire assister, dans tous les actes qui seront accomplis, par un avocat de son choix, un conseil ou quiconque souhaitant l’accompagner. Nos travaux sont tous contradictoires : ils font tous l’objet d’un procès-verbal écrit, signé et systématiquement communiqué au magistrat concerné. Toutes les pièces que nous récoltons au cours de l’enquête lui sont communiquées et, lorsque nous procédons à son audition, nous devons respecter un délai de quinze jours entre la communication des pièces et celle-ci, de manière à ce qu’il puisse préparer sa défense. Enfin, toutes les auditions se font en présence du conseil de son choix, qui a la liberté de faire toutes les observations qu’il pense utiles. Le rapport est ensuite complètement transparent.

Notre méthodologie d’enquête assure donc à la personne concernée des garanties très importantes. Ensuite, ce rapport est communiqué à celui qui nous l’a demandé, c’est une obligation constitutionnelle puisque c’est le garde des Sceaux qui a l’initiative des poursuites disciplinaires. Le garde des Sceaux est un des acteurs de la procédure disciplinaire, tout comme le citoyen, qui peut saisir la commission des recours du CSM. Le garde des Sceaux fait ensuite l’usage qu’il souhaite de notre rapport.

Enfin, nos rapports sont à charge et à décharge : nous nous attachons à vérifier l’exactitude des faits rapportés et s’ils sont de nature à constituer une faute disciplinaire. Nous prenons également soin de retracer la carrière du magistrat et de contextualiser les faits. Surtout, nous procédons systématiquement à tous les actes d’investigation que le magistrat concerné nous demandera de réaliser.

Lors de sa première audition, nous commençons par lui expliquer la procédure, en précisant qu’il sera assisté tout au long de celle-ci, que nous entendrons tous ceux qu’il souhaite que nous entendions, et que nous réaliserons tous les actes qu’il nous demandera de faire, en les portant à sa connaissance. Jusqu’au bout, le magistrat peut nous demander tout acte utile.

Nous ne nous superposons donc pas du tout au CSM. Selon le choix que fait le garde des Sceaux, le rapport que nous produisons peut être transmis au CSM et servir d’élément de débat. Mais une fois encore, cela se fera dans le respect du principe du contradictoire, et les deux parties concernées – le représentant du garde des Sceaux d’un côté, le collègue magistrat de l’autre – pourront en débattre devant le CSM.

M. le président Ugo Bernalicis. En dépit des garanties méthodologiques que vous avez détaillées, le fait que seul l’exécutif – le garde des Sceaux et le Premier ministre – puisse vous saisir pour mener des enquêtes, notamment sur l’organisation judiciaire – pourtant réputée indépendante – ne pose-t-il pas problème à l’égard de la séparation des pouvoirs ? S’agit-il d’une « dépendance indépendante » ? Comment pourrait-on qualifier cette situation ?

M. Jean-François Beynel. Je n’y vois pas de contradiction. La nation a choisi de confier l’administration de la justice au garde des Sceaux, ministre de la justice, qui en répond politiquement devant le Parlement par le vote de son budget, par l’exercice du pouvoir d’interpellation du Parlement, par le vote de la loi ou le contrôle du Parlement et de la Cour des comptes sur l’institution judiciaire. Dès lors que le ministre de la justice répond de cette administration devant le Parlement, il est utile qu’il dispose d’une inspection indépendante pour assurer l’audit et le contrôle de cette organisation. Mais c’est l’administration de la justice qui est confiée au garde des Sceaux, ce ne sont pas les décisions judiciaires.

Quant au risque de superposition de nos prérogatives disciplinaires avec celles du CSM, nous rendons un rapport au garde des Sceaux, mais celui-ci est parti à l’instance disciplinaire ; en effet, dans la majorité des cas, c’est son représentant qui est porteur de l’engagement de la poursuite. Nous sommes au service du garde des Sceaux pour l’éclairer du mieux possible et le plus indépendamment possible sur la qualification des faits et leur éventuelle portée disciplinaire. Je n’y vois pas d’inconvénient en matière d’indépendance : les rôles respectifs des uns et des autres sont clairement établis, et c’est le CSM, institution totalement indépendante, qui rendra une décision elle-même soumise à un contrôle juridictionnel, en l’occurrence celui du Conseil d’État. L’ensemble du système me semble équilibré.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous expliquiez que le rattachement de l’institution pénitentiaire au ministère de la justice avait une histoire expliquant que l’inspection des services pénitentiaires fasse partie de vos missions en raison de l’unité du mandat judiciaire. Si l’on poursuit votre raisonnement, il faudrait aussi que la police judiciaire soit rattachée au ministère de la justice et comprise dans votre périmètre d’inspection. Pensez-vous que cela soit souhaitable ?

M. Jean-François Beynel. Je ne me lancerai pas dans le débat sur le rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice ou au ministère de l’intérieur. Ma vision est très pragmatique : la police judiciaire, comme son nom l’indique, est judiciaire. Le code de procédure pénale est d’une clarté absolue : la police judiciaire est dirigée par le parquet, par le procureur de la République et par l’autorité judiciaire.

De par mon expérience, je ne suis pas sûr que le débat sur le rattachement de la police judiciaire soit essentiel. Il me semble que cette question a été tranchée par différentes instances juridictionnelles administratives de plus haut niveau. Dès lors que le code de procédure pénale s’applique totalement – et celui-ci n’est pas du tout ambigu, puisqu’il indique clairement que la police judiciaire est dirigée par le procureur de la République, ou par le juge d’instruction sur commission rogatoire – il n’y a pas de difficulté, en matière de fonctionnement de l’institution judiciaire, à ce que la police judiciaire soit rattachée au ministère de l’intérieur pour son organisation et son administration.

Dans ce cadre, quel est le rôle de l’inspection générale de la justice ? La police judiciaire est très fréquemment l’objet de nos interventions, et son rattachement opérationnel à l’autorité judiciaire a un impact important sur nous. Lorsque le Gouvernement s’interroge sur le fonctionnement global de la police judiciaire, par exemple en se demandant si ses services sont suffisamment organisés et structurés à l’échelle nationale pour faire face aux fraudes, il ordonne une enquête qui n’est pas confiée uniquement à l’inspection du ministère de l’intérieur ; celle-ci est nécessairement conduite de manière conjointe avec nos services. Il n’y a pas d’ambiguïté, nous participons au contrôle de la police judiciaire par les missions d’inspection qui nous sont confiées. Quant à la question du rattachement de cette institution à tel ou tel ministère, je pense qu’elle n’est pas cruciale et qu’il faut se contenter de suivre le code de procédure pénale.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez sans doute vu un article paru dans La Lettre A du 16 décembre 2019, dans lequel vous êtes cité, qui s’intitule : « Comment l’inspection de la justice sert de sas de décompression pour les magistrats “politiques” ? »

M. Jean-François Beynel. Je ne suis pas un grand lecteur de ce type de courrier ; je crois qu’il ne se lit que par abonnement, et je n’y suis pas abonné.

M. le président Ugo Bernalicis. Il est remarquable que beaucoup de magistrats passés dans l’administration centrale ou dans les cabinets ministériels, rejoignent ensuite l’inspection générale de la justice avant de retrouver des fonctions de magistrat en juridiction. Est-ce un faux constat, ou cela peut-il poser des problèmes d’indépendance et de composition de votre inspection ?

On pourrait faire le même reproche à l’inspection générale de la police : confier le soin de contrôler ses collègues à des personnes qui ont effectué leur carrière et la poursuivront au sein de cette institution, est-ce la meilleure garantie d’un contrôle efficace ?

M. Jean-François Beynel. D’abord, le terme de « magistrats politiques », utilisé dans cet article, me gêne. En tant que citoyen et en tant qu’agent public, j’ai un profond respect pour la politique, qui est pour moi quelque chose de très important, et cet adjectif ne peut être utilisé dans un sens réducteur. Que veut-on dire par là ? La connotation de cette expression me paraît curieuse, comme si, en accolant ces deux termes, on voulait affaiblir l’un par l’autre.

Je ne sais pas comment La Lettre A a effectué ses calculs, ni ce qu’elle entend par « beaucoup ». Mais il est fondamental de rappeler que depuis une réforme statutaire, les magistrats amenés à exercer des fonctions dans les cabinets ministériels, quels qu’ils soient et quel que soit le Gouvernement en place, sont nommés pour ordre à l’inspection générale de la justice, même s’ils n’y exercent pas de manière effective, pour des raisons statutaires et budgétaires.

Je préfère mille fois cette solution à la situation antérieure, dans laquelle les magistrats exerçant dans les cabinets ministériels étaient prélevés, du point de vue budgétaire, sur des postes en juridiction. Au moins, ils ne prennent pas de poste en juridiction et leur statut est clair. En outre, c’est une garantie d’indépendance : en cas de changement de ministre ou de démission de leurs fonctions au cabinet, ils conservent un poste de rattachement. Cela permet d’éviter toute pression dans l’exercice de leurs fonctions en cabinet.

L’inspection générale de la justice a une mission de contrôle qui s’exerce sur l’ensemble du ministère de la justice, pas seulement sur les magistrats. Le raisonnement est le même pour tous, et peut-être La Lettre A s’intéressera-t-elle, après les magistrats, à ceux qui, issus de l’administration pénitentiaire, de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou du corps des administrateurs civils, sont passés par les cabinets ministériels avant d’arriver à l’inspection générale de la justice – car il y en a.

L’inspection fait appel à des compétences techniques, à des compétences liées à un métier particulier et à des compétences transversales. Puisque l’inspection exerce une mission transversale, il est sain que ces compétences soient recherchées et que ceux qui les détiennent y soient nommés. L’inspection compte aussi des magistrats ou d’autres agents publics dont les compétences techniques sont tirées de leur expérience en juridiction, elles leur permettent d’apporter une connaissance du terrain. On y trouve d’anciens premiers présidents de cour d’appel ou de la Cour de cassation, d’anciens présidents de juridiction, procureurs de la République, juges d’instruction ou juges des enfants. Il y a aussi des magistrats qui ont été juge d’instruction ou juge des enfants, qui sont passés par l’administration centrale avant de revenir en juridiction, et qui ont à un moment de leur carrière fait un passage en cabinet ministériel – j’en fais partie. En matière de compétences et de diversité de recrutement, le passage par un cabinet ministériel, quelle que soit sa couleur politique, est le signe d’une solide formation professionnelle, d’un intérêt pour la chose publique et d’une vraie appétence à appréhender la complexité et la diversité des sujets. À mon sens, ce n’est pas un problème, car cela ne me semble pas avoir un quelconque lien avec la question de l’indépendance.

M. Didier Paris, rapporteur. La mission dévolue à l’inspection générale de la justice vous amène à contrôler l’attitude de toute personne intervenant dans le cadre de la mission de service public de la justice. Au-delà des cas individuels, avez-vous constaté – récemment ou pas – des problèmes systémiques plus généraux relatifs à l’organisation ou au mode de fonctionnement du système judiciaire de nature à remettre en cause les garanties d’indépendance ? Si l’indépendance est d’abord une question de responsabilité individuelle, je vous rejoins sur ce point, avez-vous identifié des problèmes systémiques, et avez-vous présenté des propositions précises pour faire évoluer la situation ?

M. Jean-François Beynel. Mon expérience personnelle est brève : je suis à la tête de l’inspection depuis un an. Cela dit, les archives sont bien faites, et on connaît sa maison. Je n’ai jamais eu connaissance d’un dossier spécifique qui, du point de vue systémique, aurait soulevé des difficultés relatives à l’indépendance. Évidemment, je ne parle que de la période récente, je ne vais pas remonter à la création de l’inspection en 1965, c’est un peu lointain et je pense que ce serait moins intéressant pour vous. Pour ma part, je suis magistrat depuis 1984, et j’ai fait un premier passage à l’inspection en tant qu’inspecteur en 2005 et 2006. J’y suis de nouveau depuis l’année dernière, et je n’ai jamais connu, vu ou entendu parler d’un problème global en matière d’indépendance. Les dysfonctionnements que j’ai connus étaient liés à des comportements individuels posant des difficultés d’ordre déontologique et disciplinaire, ou au fonctionnement même du système, comme c’est le cas dans n’importe quel autre ministère, mais je n’ai jamais connu de cas précis dans lesquels on aurait pu, à un moment donné, constater que l’indépendance juridictionnelle était remise en cause.

Je dois préciser que j’ai toujours été magistrat du siège. J’ai beaucoup d’admiration pour mes collègues du parquet, étant très attaché à l’unité du corps judiciaire, mais par appétence personnelle, par goût et par choix, j’ai toujours exercé comme magistrat du siège. Et au cours de ma carrière de magistrat du siège, je n’ai jamais constaté de difficultés liées à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

M. Didier Paris, rapporteur. Le champ de compétences de l’inspection générale de la justice est très large. Il ne comprend pas les tribunaux administratifs, mais il inclut les tribunaux de commerce. L’indépendance tient aussi à la composition de la juridiction, or le tribunal de commerce a la particularité d’être composé de personnes issues de la société civile, dont les allers-retours entre la société civile et l’institution judiciaire sont permanents et quotidiens. Avez-vous le sentiment que ces juridictions, compte tenu des caractéristiques particulières de leur organisation et de la qualité de leurs membres, posent davantage de difficultés en matière d’indépendance que le reste de notre système judiciaire ? Est-il possible de mesurer ce phénomène, et avez-vous déjà mené des enquêtes spécifiques à ce sujet, comme ce fut récemment le cas concernant le tribunal de commerce de Nice ? Je ne veux pas évoquer de cas précis, mais je voudrais savoir si l’inspection générale a soulevé des points particuliers pouvant menacer la garantie d’indépendance à laquelle nous sommes attachés, et, le cas échéant, si elle a formulé des préconisations afin de faire évoluer la situation.

M. Jean-François Beynel. Je confirme que l’inspection est compétente pour le contrôle de toutes les juridictions, tribunaux de commerce mais aussi conseils de prud’hommes ou pôles sociaux créés par la loi du 19 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle.

En France, la justice est majoritairement rendue par les citoyens – on a tendance à l’oublier. En volume, les citoyens rendent beaucoup plus de décisions de justice que les magistrats professionnels. Il s’agit des usagers quotidiens de l’institution judiciaire, par exemple la femme qui cherche à ne pas être licenciée alors que son mari l’a quittée, et qui a par ailleurs affaire au juge aux affaires familiales (JAF) et au juge du surendettement. Je suis fier de mon métier car on s’y occupe des pauvres et des malheureux. La clientèle du ministère de la justice, ce sont les plus déshérités de nos concitoyens, les femmes battues, les surendettés, les expulsés, les détenus. C’est notre quotidien ; le juge est à l’écoute, il règle d’abord et avant tout les problèmes des plus malheureux et des plus pauvres de nos concitoyens. Je ne le répéterai jamais assez, car c’est pour cela que je suis devenu magistrat et que j’aime ce métier.

La justice quotidienne est d’abord rendue par des magistrats citoyens. Les conseils de prud’hommes sont composés uniquement de citoyens qui donnent de leur temps bénévolement pour juger les litiges prud’homaux. Les membres des tribunaux de commerce, les assesseurs des tribunaux pour enfants, des pôles sociaux des juridictions, ou encore les jurés d’assises sont des citoyens. Le citoyen est chez lui dans l’institution judiciaire, et il rend la justice tous les jours. Votre question est très intéressante, et je ne veux pas la contourner mais, en prenant le curseur de l’indépendance, je ne sens pas de différence structurelle d’appréciation entre le magistrat professionnel et celui qui ne l’est pas. Cela va peut-être vous paraître naïf, mais je ne veux pas que l’on puisse dire, parce que je ne l’ai pas constaté, que ces dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui donnent de leur temps gratuitement pour contribuer à la justice de leur pays – ceux qui exercent les fonctions de juge de commerce, de conseiller prud’homal ou d’assesseur au tribunal pour enfants prennent ce temps sur leurs loisirs personnels – ne rendent pas leurs décisions de manière véritablement indépendante.

Néanmoins, je comprends votre question, qui fait écho au problème plus large de la formation professionnelle et de l’adaptation de chacun aux fonctions qu’il exerce. De ce point de vue, je peux surtout m’attacher à mesurer l’évolution des choses, plutôt qu’à dresser un constat à un moment donné. Je peux donc observer les efforts réalisés par le législateur, notamment ces dernières années, pour rendre obligatoire et améliorer la formation des conseillers prud’homaux ainsi que des juges consulaires, qui ont enfin un statut équivalent à celui des magistrats professionnels, sont aussi formés au sein de l’école nationale de la magistrature (ENM), et sont soumis aux mêmes règles déontologiques et aux mêmes déclarations d’intérêts qu’eux. Je mesure donc l’effort consenti par l’État pour apporter aux juges non professionnels les moyens de disposer de l’indépendance qui doit leur être assurée. Comme vous le disiez tout à l’heure, monsieur le rapporteur, l’indépendance, c’est une question d’état d’esprit, mais il faut aussi lui apporter des garanties. En imposant la formation des juges consulaires et des conseillers prud’homaux par l’ENM et en les soumettant au même statut et aux mêmes obligations déontologiques que les magistrats professionnels, l’État contribue à l’indépendance de la justice et fait progresser les choses.

Finalement, les difficultés liées à l’indépendance sont les mêmes que vous soyez juge consulaire, juge des enfants ou substitut du procureur. Certes, les fonctions judiciaires peuvent être, de par leur nature, plus ou moins exposées à ces difficultés, mais je n’ai pas mesuré entre elles de différence majeure à ce sujet.

M. Didier Paris, rapporteur. Un décret du 2 mai 2017 a institué l’obligation pour tous les magistrats de transmettre une déclaration d’intérêts. Ce système vous semble-t-il satisfaisant ? Les chefs de cours ou de juridictions jouent-ils le jeu, sachant que l’obligation de mener un entretien avec chaque magistrat sur sa déclaration d’intérêts n’est assortie d’aucun délai ? Le conseil de déontologie auprès de la Cour de cassation remplit-il son rôle ?

Cette déclaration d’intérêts vous paraît-elle suffisante pour couvrir le champ des difficultés qui pourraient se rencontrer ? Elle est nettement moins contraignante que celle qui s’impose aux parlementaires, par exemple.

M. Jean-François Beynel. J’ai vu fonctionner le mécanisme de la déclaration d’intérêts comme chef de l’inspection, mais aussi en tant que chef de cour. J’ai été trois ans et demi premier président de la cour d’appel de Grenoble, au moment où ce dispositif a été mis en place. J’ai donc moi-même fait transmettre par tous les magistrats du ressort une déclaration d’intérêts la première année ; par la suite, elle n’est remplie qu’au moment d’un changement de poste.

Vous dites qu’il peut y avoir une variation sur le délai de la déclaration ; dans le décret, il n’en est prévu aucune !

M. Didier Paris, rapporteur. Sauf erreur, il est prévu un délai de deux mois pour la déclaration, mais il n’est pas prévu de délai pour l’entretien entre le chef de cour et le magistrat à propos de cette déclaration d’intérêt.

M. Jean-François Beynel. En effet. Le directeur des services judiciaires serait en mesure de vous donner la statistique précise car toutes les déclarations d’intérêt lui sont remises sous pli cacheté. Si, au sein d’une cour d’appel, des déclarations n’étaient pas transmises, ou dans des proportions anormalement faibles, la direction des services judiciaires serait amenée à réagir. Quoi qu’il en soit, dans ma cour d’appel, tout le monde avait transmis sa déclaration en respectant le délai imparti, et je peux témoigner de l’efficacité du système, qui se mesure à plusieurs titres.

Tous les magistrats ont fait une déclaration d’intérêts – moi le premier, auprès du premier président de la Cour de cassation. La loi et le texte réglementaire prévoient que la déclaration s’accompagne d’un entretien avec le premier président de la juridiction. J’ai conçu cet entretien comme une vraie discussion, en trois temps.

Le premier temps portait sur la nature de la déclaration d’intérêts, et comportait la lecture de l’article 7-1 de l’ordonnance portant loi organique, qui la définit. C’est un texte moderne et puissant, qui a retenu la définition la plus large du conflit d’intérêts : tous les comportements, dispositions et attitudes qui constituent en eux-mêmes un conflit d’intérêts ou qui sont susceptibles d’en paraître un aux yeux d’un observateur de bonne foi. Il s’agit donc non seulement des liens directs – par exemple si le juge est le conjoint de l’avocat qui plaide – mais aussi de comportements pouvant laisser paraître qu’il existe un conflit d’intérêts. Lors de l’entretien, mes collègues ont découvert la portée de cette notion très large.

La discussion ainsi engagée, je demandais à mon interlocuteur quelles difficultés particulières il pouvait rencontrer, pour examiner le moyen de les résoudre.

Dans un troisième temps, je recevais la fameuse déclaration d’intérêts. Sans être une révolution, cette démarche a permis à l’ensemble des magistrats de s’interroger et de se repositionner face à d’éventuels conflits d’intérêts. Elle a donc été relativement efficace.

La déclaration d’intérêts permet à la hiérarchie de prendre les dispositions nécessaires : il est possible d’être en conflit d’intérêts, tout en étant un excellent magistrat. Lorsque j’étais jeune auditeur de justice et stagiaire au parquet – cela remonte à quelques années –, j’ai vu arriver dans la salle d’audience un coiffeur de ma ville natale chez qui j’allais. J’ai immédiatement informé mon maître de stage de mon souhait de ne pas travailler sur ce dossier, afin que nul ne puisse penser que mes réquisitions avaient été influencées par le fait que je connaissais cette personne.

Pour répondre à votre question, je pense donc que la déclaration d’intérêts, qui a permis à la hiérarchie de réorganiser le service en fonction des difficultés identifiées, a été très bénéfique.

Le fait qu’elle soit actée la rend très efficace : des présidents de cours qui s’interrogent sur la faute éventuelle commise par un magistrat peuvent en effet s’y reporter pour confronter les faits à la déclaration.

Par ailleurs, le formulaire me semble couvrir l’ensemble des questions que l’on peut se poser sur un magistrat de l’ordre judiciaire : les éventuels conflits d’intérêts avec les activités de son conjoint ou les intérêts associatifs, personnels et financiers du magistrat. Le champ que couvrent les questions du formulaire est très large.

M. Didier Paris, rapporteur. Ma question était double. Premièrement, il s’agissait de savoir si, à titre personnel, vous considérez que la démarche pourrait aller plus loin que la simple déclaration d’intérêts, et viser la déclaration de patrimoine.

Deuxièmement, il y a une grande spécificité du système institué par l’article 7-1 de l’ordonnance de 1958 pour les magistrats de l’ordre judiciaire. La déclaration est strictement confidentielle, sous pli privé, un citoyen n’y a donc pas accès.

Vous semble-t-il nécessaire de conserver ou de faire évoluer ce système ?

M. Jean-François Beynel. La question de la déclaration de patrimoine, qui ne s’imposerait qu’à certains magistrats de l’ordre judiciaire, dans des conditions définies, a été débattue au Parlement. Je travaillais en administration centrale à l’époque, et je me rappelle très bien de ce débat important, qui a donné lieu à des décisions des plus hautes instances judiciaires du pays.

Obliger à une déclaration de patrimoine est un choix d’opportunité politique, sur lequel je ne me prononcerai pas : il revient au Parlement souverain de prendre ses responsabilités. À titre personnel, je ne suis pas convaincu qu’elle soit vraiment nécessaire, étant donné le champ que recouvre actuellement la déclaration d’intérêts.

En France, le corps judiciaire est très contrôlé. Tous les magistrats de l’ordre judiciaire font des déclarations d’intérêts. Par ailleurs, nous sommes le seul corps d’agents publics dont les instances disciplinaires sont publiques et ouvertes, notamment à la presse. Je ne connais pas d’autre corps d’agents publics dont les problèmes disciplinaires sont jugés en public. C’est la contrepartie normale des fonctions que nous exerçons.

En outre, nos décisions sont toujours rendues en public, sauf exceptions qui tiennent à d’autres raisons. Elles sont toutes soumises à recours. Il y a une inspection qui, sans fausse modestie, est efficace, comme l’est le contrôle exercé par le Parlement.

La comparaison avec nos voisins européens m’incite à considérer l’institution judiciaire française comme l’une des plus transparentes et ouvertes à de tels contrôles, notamment sur le volet disciplinaire. On ne mesure pas l’importance que revêt le fait que les débats disciplinaires aient lieu en public – j’y suis très attaché. Le Conseil supérieur de la magistrature siège publiquement. Tous les journalistes peuvent assister à ses audiences disciplinaires et en rendre compte dans la presse comme ils l’entendent. C’est une forte garantie démocratique et une pression positive sur le corps.

Quant à savoir si le citoyen doit avoir accès aux déclarations d’intérêts des magistrats, la question revêt aussi une part d’opportunité politique. Le Parlement doit décider s’il souhaite aller plus loin dans la transparence des magistrats. Je m’interroge toutefois sur ce que la publicité apporterait de plus. Certes, on saurait qu’un magistrat est adhérent et membre du bureau du club de football où jouent ses enfants…

M. le président Ugo Bernalicis. Permettez-moi de vous interrompre, cela permettrait aux parties au procès de déterminer si elles se trouvent elles-mêmes en situation de conflit d’intérêts avec le magistrat qui instruit leur affaire, et de ne pas se reposer uniquement sur la capacité du magistrat à se déporter.

M. Jean-François Beynel. Pour parler franc, monsieur le président, vous heurtez là un principe démocratique fondamental, en vertu duquel on ne choisit pas son juge. Et il y aura danger le jour où un prévenu le choisira, sur les critères que vous avez énoncés.

Le juge est présumé être un agent public de bonne foi, qui exerce au nom de la République une partie de la souveraineté nationale. Les inconvénients qu’entraînerait la possibilité d’accéder à son intimité dépassent largement les avantages. Sans lancer de débat sur la déclaration d’intérêts et le déport, j’estime qu’il faut être prudent dans ce domaine et garder une sphère qui appartient au juge.

Lorsque les éléments qui peuvent conduire au déport sont objectivement connus des parties et que celles-ci en font état, ils peuvent donner lieu à certaines procédures, comme la récusation. Ces procédures existent et sont pratiquées par l’ensemble des juridictions, dont la Cour de cassation.

Il n’en va pas de même si chacun des magistrats voit ses activités personnelles, associatives, philosophiques, politiques, amicales, exposées au public. La robe que porte le magistrat n’a pas pour fonction de faire peur ou de paraître Ancien Régime, mais de cacher ses vêtements lors de l’audience, afin que l’on ignore s’il préfère le foulard Hermès ou les baskets. Le magistrat est juge, d’abord.

Je suis attaché à ce principe, et, en tant que citoyen, je me suis toujours méfié de la mise à nu et de la transparence absolue.

M. Fabien Gouttefarde. Pourriez-vous rappeler à grands traits le régime de responsabilité professionnelle des magistrats dans le cadre de leurs fonctions ? Ce régime particulier est en effet évoqué lors des affaires où l’on parle d’erreurs judiciaires.

J’entends que vous n’êtes ni un service judiciaire, au sens de la police judiciaire, ni un service entièrement disciplinaire. Votre inspection serait-elle cependant susceptible d’intervenir si une nouvelle affaire Outreau survenait ?

De même, intervient-elle contre les auteurs des fuites qui alimentent tant les chroniques judiciaires et façonnent l’image que le citoyen peut se faire de la justice, sachant que celles-ci relèvent de la sanction disciplinaire, voire de la faute pénale ?

M. Jean-François Beynel. Votre première question porte sur la responsabilité professionnelle du magistrat, c’est-à-dire le principe selon lequel le magistrat n’est pas personnellement responsable. Le service public de la justice assume sa responsabilité en cas d’erreur ou de difficulté.

Dans les deux cas que vous avez évoqués, l’affaire Outreau et les fuites, l’inspection a été saisie. Elle a notamment rendu un rapport public sur l’affaire Outreau, peut-être éclipsé par la commission d’enquête parlementaire. Le rapport avait été publié sur le site du ministère de la justice.

S’agissant des fuites, j’ai en tête plusieurs affaires instruites par l’inspection générale des services judiciaires sur des faits allégués de fuites commis par des magistrats de l’ordre judiciaire. Il me semble que l’une des affaires a été débattue publiquement devant le Conseil supérieur de la magistrature, ainsi que le rapport de l’inspection qui avait abouti à des conclusions permettant de qualifier le comportement du magistrat.

L’inspection est donc susceptible d’intervenir dans les deux cas que vous avez cités : elle serait probablement saisie et rendrait un rapport car cela fait partie de ses missions.

Pour revenir à la responsabilité professionnelle des magistrats, je ne suis pas habilité à avoir un avis autre que personnel et professionnel sur ce sujet. Je n’ai pas la légitimité du Parlement pour savoir comment légiférer dans ce domaine.

La décision judiciaire est une décision humaine, complexe et difficile. Plusieurs réformes du droit disciplinaire des magistrats ont été engagées. L’ordonnance de 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, qui définit notamment la faute professionnelle du magistrat, a été modifiée à plusieurs reprises. Dans la rédaction actuelle, le magistrat est responsable disciplinairement lorsqu’il commet sciemment des actes de procédure de manière à bafouer volontairement le droit des parties. Le texte va donc déjà très loin. Je doute qu’il faille en faire plus.

Considérant la fragilité de la décision judiciaire et la complexité de la prise de décision, il est heureux que, dans une démocratie, la collectivité nationale assure la protection qu’elle doit aux magistrats, comme à l’ensemble des agents publics. À moins de démontrer que les faits commis sont entièrement détachables de la mission juridictionnelle, exercée au nom de la collectivité nationale, s’ils lui sont rattachés très directement, il paraît logique de recevoir une protection. Dans le cas contraire, nous entrerions sur le terrain glissant de la liberté et de l’indépendance.

Prendre des décisions juridictionnelles, c’est toujours prendre un risque. La réalité n’est jamais blanche, ou noire, mais grise. Elle nécessite une analyse, une pesée car il y a toujours des arguments dans les deux sens. Le juge, par nature, est confronté à des arguments, des intérêts et des valeurs contradictoires. Il doit trancher, donner une opinion. Cette analyse doit être faite en toute liberté et en toute indépendance pour être juste, franche et étayée. S’il faut prendre en compte le risque de se voir imputer une faute personnelle dans le cas où la décision prise n’a pas la conséquence imaginée, et anticiper le comportement des agents sociaux, cette liberté et cette indépendance sont largement entamées. Pour juger, il faut être libre, et libre de beaucoup de choses.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est une excellente remarque, sur laquelle je reviendrai.

Mme Naïma Moutchou. Monsieur le chef de l’inspection, vous êtes magistrat du siège depuis 1984. Une telle expérience permet de prendre un certain recul, diriez-vous que la question de l’indépendance du pouvoir judiciaire se pose davantage ou différemment aujourd’hui qu’hier ? Si vous constatez une évolution, comment l’expliquez-vous ?

Au préalable, que recouvre pour vous la notion d’indépendance du pouvoir judiciaire ? Certains considèrent en effet qu’il existe une brèche dans l’indépendance de la justice, dès lors qu’un ministre de la justice conduit la politique pénale.

M. Jean-François Beynel. Vous me demandez si, au cours de ma carrière, j’ai constaté des évolutions du point de vue de l’indépendance de la justice, dans un sens comme dans un autre. Je vous répondrai en tant que magistrat du siège, et ma réponse ne serait pas tout à fait la même si j’avais été magistrat du parquet.

Je n’ai jamais eu de problème d’indépendance, ni le sentiment qu’il y ait eu une évolution sensible depuis les années 1980. Au début de ma carrière en tant que juge d’instruction à différents postes, j’ai eu à prendre des décisions importantes dans des dossiers très complexes, liés à l’exercice de mandats ou de fonctions publiques. J’ai toujours été indépendant, aujourd’hui comme hier. Je répète que je réponds là en tant que magistrat du siège.

S’agissant de la seconde question, j’estime qu’il est heureux que le garde des Sceaux donne des instructions en matière de politique pénale. Il agit en tant que membre du Gouvernement, qui, d’après la Constitution, « détermine et conduit la politique de la Nation » et en assume la responsabilité politique devant le Parlement – veuillez m’excuser si j’enfonce là des portes ouvertes. Il me semble ainsi tout à fait normal et démocratique que le garde des Sceaux puisse indiquer ses priorités en matière de politique pénale. Qui serait mieux placé que lui pour donner de telles directives ?

M. le président Ugo Bernalicis. L’Assemblée nationale ?

M. Jean-François Beynel. Peut-être voudriez-vous que l’Assemblée nationale indique aussi ses priorités en matière agricole ou dans d’autres domaines ?

Je vous renvoie alors la question, qui me dépasse. Il ne s’agit pas d’un problème judiciaire, mais constitutionnel : le partage des pouvoirs publics entre l’exécutif et le législatif, afin de déterminer la marge de manœuvre et l’exercice de responsabilité politique du Gouvernement.

M. le président Ugo Bernalicis. Je ne crois pas que le principe de séparation des pouvoirs consacre un pouvoir agricole, mais nous évoluerons peut-être en la matière !

Vous évoquiez précédemment un exemple de déport, lorsque vous étiez magistrat stagiaire. Cette situation n’est-elle pas différente de celle des trois magistrats de la chambre sociale de la Cour de cassation qui ne se sont pas déportés dans l’affaire Wolters Kluwer France (WKF) ? Leur comportement n’a pourtant emporté aucune conséquence disciplinaire.

On peut s’interroger sur l’impact auprès du public de cette affaire, relayée médiatiquement car les audiences disciplinaires du Conseil supérieur de la magistrature sont publiques. Bien que les débats et la décision aient été publics, la décision rendue n’est pas à la hauteur de l’exigence d’indépendance dont vous avez fait preuve en tant que stagiaire.

M. Jean-François Beynel. Il ne m’appartient pas de me prononcer sur la nature des décisions rendues par le Conseil supérieur de la magistrature. Je n’ai aucun avis sur le sujet, et je n’ai pas à en avoir.

Le Conseil supérieur de la magistrature est un organe souverain, constitutionnel, composé, selon la volonté du constituant, de magistrats élus et désignés, ainsi que de représentants des différents organes constitutionnels de la République. Il est placé sous le contrôle du Parlement, puisque les personnalités extérieures ne peuvent y exercer si les trois cinquièmes des membres des deux commissions des lois s’y sont opposés. Il s’agit donc d’un organe constitutionnel qui rend des décisions souveraines, comme le Conseil constitutionnel.

En tant que juriste, je crois à la force de la loi et des institutions. Votre question évoque également la façon dont le magistrat se positionne en son intime conviction. Je ne peux que renvoyer chacun à sa conscience.

Je conclurai en disant que, dans cette affaire, il n’y a pas eu d’inspection.

M. le président Ugo Bernalicis. Dans une autre affaire, celle de Geneviève Legay, manifestante bousculée par les policiers, votre collègue de Nice, Jean-Michel Prêtre, a reconnu devant la chancellerie avoir modifié la réalité des faits à la suite des déclarations du Président de la République. J’ignore s’il y a eu une inspection, mais de la même manière, aucune sanction disciplinaire n’a été prise. Seule une mutation comme avocat général près de la cour d’appel de Lyon a été prononcée.

Ces deux affaires ont eu lieu en 2019. Or, selon vous, 2019 semblait avoir été une année où aucun problème d’indépendance de la justice n’avait été soulevé. S’agit-il du point de vue de l’inspection, c’est-à-dire uniquement des affaires que vous avez-vous eues à connaître et des contrôles que vous avez pu opérer, ou d’un jugement plus global de votre part ?

M. Jean-François Beynel. Le rapporteur m’a demandé tout à l’heure si j’avais eu connaissance de problèmes relatifs à l’indépendance dans ma pratique professionnelle. Je lui ai répondu dans ce cadre, uniquement.

Je ferai la même réponse à la question du président sur la seconde affaire individuelle qu’il évoquait. C’est une affaire dans laquelle des recours sont possibles ; l’intéressée a pu les exercer. Le statut de la magistrature prévoit, outre la disposition visée, la possibilité d’un déplacement dans l’intérêt du service.

Le Conseil supérieur de la magistrature a été saisi et a rendu sa décision. Là encore, je ne me permettrai pas de le critiquer, comme je ne critiquerai pas le Conseil d’État également saisi dans cette affaire, ni l’ordonnance de 1958, qui permet ce type de procédure.

Dans les cas que vous évoquez, je ne peux que constater que les textes comme les droits attachés aux magistrats, tels qu’ils sont prévus, ont été respectés.

M. Didier Paris, rapporteur. Un magistrat peut-il exercer ses fonctions tout en étant membre, voire président, d’une association supposée défendre l’éthique en politique et intervenant dans le champ judiciaire de l’éthique en politique ? Sur ce sujet, pouvez-vous donner votre sentiment personnel, qui n’est pas nécessairement celui de l’inspection générale que vous représentez ?

M. Jean-François Beynel. Monsieur le rapporteur, c’est peut-être la seule question à laquelle je ne peux pas vous répondre, pour des raisons que vous comprenez d’évidence. Je ne peux y répondre ni comme citoyen, ni à titre professionnel, car si je le faisais, je manquerais moi-même à mon devoir d’indépendance.

M. le président Ugo Bernalicis. Le rapporteur vous interrogeait sur l’enquête qui est en train d’être menée sur votre collègue, Éric Alt, que nous auditionnerons à plusieurs titres. On peut s’interroger sur l’opportunité, de la part de la garde des Sceaux, à diligenter ou non une enquête sur une personne. Je ne vous demande pas nécessairement de répondre à cette remarque.

M. Didier Paris, rapporteur. Et je n’ai pas non plus demandé au président d’interpréter ma question.

M. le président Ugo Bernalicis. Je le fais d’autorité.

Pour conclure, j’attends avec impatience le rapport qu’ont commandé à votre inspection le ministère de la justice, le ministère de l’intérieur et le ministère de l’économie et des finances, sur les moyens de lutte contre la fraude. Je suis heureux que la commande ait été passée car je ne suis pas entièrement étranger à ce rapport.

 

 


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Audition du mercredi 5 février 2020

À 14 heures 30 : M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, accompagné de Mme Audrey Prodhomme, secrétaire générale du parquet général, et de Mme Sophie Rey, secrétaire générale du Conseil supérieur de la magistrature

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, la commission d’enquête entend aujourd’hui M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, qui est accompagné de Mme Audrey Prodhomme, secrétaire général du parquet général, et de Mme Sophie Rey, secrétaire générale du conseil supérieur de la magistrature (CSM).

Monsieur Molins, vous êtes également vice-président du conseil supérieur de la magistrature et que nous aurons donc la possibilité d’aborder avec vous les questions relatives au rôle du CSM et à son évolution.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. François Molins prête serment.)

M. François Molins, procureur général près la cour de cassation. Merci de me permettre de m’exprimer sur ce sujet important pour les magistrats et pour la société en général.

Je m’exprimerai à titre personnel. Vous avez rappelé deux de mes fonctions actuelles. Il y en a également deux autres, puisqu’aujourd’hui, les procureurs généraux exercent aussi le ministère public près la Cour de Justice de la République, et je suis également vice-président du conseil d’administration de l’école nationale de la magistrature (ENM).

J’ai pris connaissance de l’exposé des motifs de la résolution créant cette commission d’enquête. Si j’en partage certains constats sur la crise de confiance que traverse depuis quelques années l’autorité judiciaire, je ne suis pas en accord avec l’ensemble des observations et des critiques formulées.

Puisque cette commission a pour but d’enquêter sur les obstacles à l’indépendance de la justice, je rappellerai que dans tous les États démocratiques, la justice ne peut se concevoir qu’au sein de l’entité juridique de l’État, dont elle est l’une des principales fonctions régaliennes.

À titre liminaire, je ferai donc quatre observations directement liées au problème de l’indépendance, sur lequel j’aurai l’occasion de revenir en réponse à vos questions.

Première observation, dans l’exercice professionnel d’un magistrat, qu’il soit au siège ou au parquet, l’indépendance a toujours une double dimension. Elle a une dimension institutionnelle et statutaire et une dimension personnelle, parce que vous aurez beau imaginer toutes les garanties du monde possibles, notamment sur le plan statutaire, celles-ci doivent se doubler d’un exercice personnel visant à l’exercice de cette indépendance au quotidien.

Il est du devoir de chaque magistrat, du siège comme du parquet, d’être lucide dans son exercice professionnel, de savoir identifier ses éventuelles dépendances pour les dépasser et de savoir identifier ses faiblesses pour les surmonter. Le magistrat, qu’il soit du siège ou du parquet, ne doit jamais sacrifier, notamment pour une promotion, ce qui fonde et justifie son action, la dimension morale de sa profession, ses exigences déontologies d’indépendance, d’intégrité, de probité, de loyauté, d’impartialité et de délicatesse.

Ces dernières années, l’institution a beaucoup œuvré pour améliorer les garanties d’indépendance par un renforcement des règles déontologiques, par la rédaction d’un recueil des règles déontologiques, par un enseignement spécifique à l’école nationale de la magistrature en formation initiale pour tous les auditeurs de justice, par la mise en œuvre de la déclaration d’intérêt et la création du service de veille déontologique, ainsi que par la possibilité pour tout citoyen de saisir le conseil supérieur de la magistrature via la commission d’admission des requêtes. Tout cela va dans le bon sens. Il fallait le faire. Si cela n’empêche pas certaines dérives, cela apporte des réponses. C’est ce que le citoyen attend de la part d’une justice responsable.

Deuxième observation, cela ne suffit pas. L’indépendance doit aussi être assurée sur le plan institutionnel. La première garantie passe par un processus de nomination des magistrats qui prenne en compte leur seule aptitude, leurs seules qualités professionnelles, indépendamment de toute appartenance réelle ou supposée à une organisation professionnelle ou à une école de pensée. Le principe d’indépendance dont le Conseil constitutionnel affirme la valeur constitutionnelle vise à garantir la possibilité de prendre des décisions à l’abri de toute pression ou de toute instruction. Il est aujourd’hui assuré de deux façons qui, à mon sens, ne suffisent pas. Les garanties constitutionnelles doivent être renforcées.

Sur le plan statutaire, le conseil supérieur de la magistrature est le garant de l’indépendance de la magistrature, avec le Président de la République. La formation du CSM compétente à l’égard des magistrats du siège a le pouvoir de proposer les nominations des premiers présidents et des présidents. Pour les autres magistrats du siège, elle donne un avis conforme, qui lie le gouvernement. En revanche les magistrats du parquet, quelle que soit leur juridiction d’affectation, sont toujours nommés sur proposition du garde des Sceaux, le conseil donnant un avis simple qui, dans les textes, ne lie pas le gouvernement.

Depuis 1946, le conseil supérieur de la magistrature a connu trois révisions constitutionnelles qui lui ont conféré toujours plus de pouvoir, dans le souci de mieux garantir l’indépendance de l’autorité judiciaire. Aujourd’hui, c’est bien le CSM qui, au travers de ses attributions, garantit de façon quotidienne et effective cette indépendance, même à l’égard des magistrats du parquet. Je rappelle que la pratique en vigueur depuis dix ans qui consiste à respecter les avis du CSM a toujours été suivie par les différents gardes des sceaux. C’est bien parce qu’il s’agit d’une pratique prétorienne qui pourrait être remise en cause par un pouvoir politique qui serait moins respectueux de la séparation des pouvoirs qu’il faut absolument poursuivre cette révision constitutionnelle. Depuis vingt ans, il existe un consensus en faveur du renforcement du statut des magistrats du parquet par une révision constitutionnelle prévoyant la nécessité d’un avis conforme du CSM pour leur nomination et alignant leur régime disciplinaire sur celui des magistrats du siège. Cette modification est sur la table et n’a toujours pas abouti, faute de réelle volonté politique partagée, bien au-delà de discours parfois très convenus. Elle est pourtant indispensable pour « extraire le venin de la suspicion », pour reprendre les propos de Jean-Louis Nadal, qui est entretenu par le statut quo.

En outre, en l’état des textes, le conseil supérieur de la magistrature n’a pas la possibilité de formuler d’office des avis, puisqu’en application de l’article 65 de la Constitution, cette prérogative ne peut être exercée que si le CSM est saisi par le Président de la République ou par le ministre de la justice. On peut s’interroger sur la pertinence de cette restriction. Il faudrait envisager une extension du pouvoir d’avis consistant à autoriser le conseil à se saisir de toute question mettant en cause l’indépendance de la justice et à offrir à tout magistrat la possibilité de saisir le conseil de toute atteinte à son indépendance et à son impartialité.

Troisième observation, les garanties d’indépendance du parquet sont aussi apportées par la loi, pour ce qui concerne les affaires individuelles. En France, le statut du parquet est dual ou hybride. Il est la conséquence de la dualité de sa nature, puisqu’étant magistrat et, à ce titre, indépendant, le magistrat du parquet est aussi le représentant du pouvoir exécutif pour la mise en œuvre de la politique pénale, ce qui explique le principe de la subordination hiérarchique. Celle-ci est toutefois limitée par deux grands principes : le pouvoir propre des procureurs – personne ne peut se substituer à eux et il n’existe aucun moyen pour leur supérieur hiérarchique c’est-à-dire le procureur général, d’exercer ce pouvoir à leur place –, et la liberté de parole des magistrats du ministère qui développent librement à l’audience « les observations qu’ils croient convenables au bien de la justice », pour reprendre la formule du code de procédure pénale.

Tout au long de ma carrière, j’ai constaté le profond attachement des magistrats du ministère public à satisfaire aux mêmes exigences déontologiques et à répondre aux mêmes valeurs que leurs collègues du siège.

Un changement fondamental est intervenu dans cet exercice professionnel avec la loi du 27 juillet 2013. Il y a véritablement eu dans la vie des parquetiers un avant et un après. Cette loi a supprimé la possibilité pour le garde des Sceaux de donner des instructions dans les affaires individuelles, sans mettre fin à la remontée des informations concernant ces mêmes dossiers individuels qu’il a, au contraire, institutionnalisée.

À la fin du mois de septembre dernier, la Cour de Justice de la République, saisie de poursuites contre un ancien garde des Sceaux, a précisé que les informations transmises au garde des Sceaux étaient couvertes par le secret professionnel et que leur divulgation ne pouvait revêtir un intérêt légitime que si elle était justifiée par un motif d’intérêt général. En réalité, ces informations ne sont transmises que parce qu’elles sont utiles à l’office du ministre et seulement pour cela.

Le code de procédure pénale institue donc l’indépendance et la liberté dans l’exercice de l’action publique, en précisant que cet exercice doit se faire dans le respect du principe d’impartialité auquel le ministère public est tenu. Cela est résumé dans les articles 31 et 39-3 du code de procédure pénale.

La loi n’a toutefois pas délimité précisément les hypothèses et les situations dans lesquelles les informations devaient remonter aux procureurs et à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG). Chaque ministre de la justice signe donc dans les semaines qui suivent son entrée en fonction une circulaire déclinant les informations sur les affaires individuelles qui doivent remonter à la DACG et selon quelles modalités. Il y a certainement là une carence. Comme l’avait proposé la commission Nadal sur la modernisation du ministère public, en 2014, il conviendrait que ce soit le législateur qui précise les cas dans lesquels il y a lieu à remontée d’information. Cela pourrait concerner quatre situations : les questions de droit nouvelles, les affaires présentant un intérêt manifeste pour la conduite de la politique pénale, les affaires mettant en cause le fonctionnement de la justice et les affaires qui, en raison de leur retentissement, ont une dimension nationale. La remontée de ces informations ne se justifie que par le souci de permettre au ministre de la justice de remplir ses missions constitutionnelles. Par conséquent, une précision apportée par le législateur clarifierait très certainement les choses pour les magistrats du parquet qui dirigent aujourd’hui les enquêtes.

Je voudrais toutefois préciser que, dans la pratique parquetière, les informations remontant à la chancellerie ne concernent que les actes d’enquête accomplis et non pas les actes à venir. C’était ma pratique personnelle, notamment au tribunal de Paris, et je n’y ai jamais dérogé. Je n’ai jamais, je dis bien, jamais, avisé ma hiérarchie, parquet général ou chancellerie, d’actes à venir dans les dossiers, notamment s’agissant de perquisitions. Ma pratique était de ne les aviser des perquisitions que lorsque celles-ci avaient commencé.

Ma quatrième observation porte sur les relations de notre société avec sa justice. Un sondage publié il y a deux mois dans l’hebdomadaire « L’Express » pointait la défiance des Français vis-à-vis de leur justice qu’ils trouvent lente, complexe et opaque. Il est vrai que les procédures sont trop longues, que cela nécessiterait à la fois plus de moyens et une meilleure organisation, ainsi qu’une gestion des ressources humaines moderne et mieux adaptée se traduisant par une moindre mobilité des magistrats. Le même sondage indiquait que moins d’un Français sur deux estimait que les juges sont indépendants du pouvoir. Certains y voient un effondrement de la crédibilité des magistrats, entraînant avec elle la confiance placée par leurs concitoyens en l’institution.

Dans le même temps, ces derniers mois – ce n’est pas la première fois mais nous assistons au renouveau du phénomène –, les attaques dénonçant une politisation de la justice et le manque d’indépendance du parquet se sont multipliées, tout comme les affrontements et les prises à partie de magistrats, accusés, soit de mener un combat qui leur serait propre et ainsi de remplir une sorte de mission de justicier dont ils seraient les seuls à définir les objectifs et les limites, soit, à l’opposé, d’être les bras armés du pouvoir politique. Ces attaques signent une longue tradition de défiance entre les politiques et entre les juges.

La défiance des citoyens, elle, est plus nouvelle. Elle signifie peut-être tout simplement que la demande de justice est plus que jamais présente dans une société dont le niveau d’exigence morale s’est considérablement renforcé et qui n’a certainement jamais eu autant besoin de transparence et de confiance dans ses institutions, en particulier dans sa justice. Les citoyens doivent avoir la certitude que la décision d’un juge est juste, impartiale et qu’elle est prise à l’abri de toute pression.

Dans ce contexte, je voudrais témoigner que les juges, les procureurs, les fonctionnaires de justice œuvrent au quotidien avec des moyens contraints mais avec courage et beaucoup de dévouement. Je considère que le mépris envers les juges est le commencement du désordre. Les ingérences dans le cours de la justice et les attaques contre les juges et les procureurs portent toujours atteindre à notre Constitution et à notre démocratie. Elles jettent de façon dommageable le soupçon sur une institution qui, je pense, ne le mérite pas et doit être respectée.

Certes, nous devons, nous magistrats, faire preuve en toutes circonstances et en toute indépendance d’une rigueur et d’une déontologie sans faille dans le respect de notre serment et des règles déontologiques. Nous devons aussi faire toujours preuve d’une grande vigilance et toujours observer la réserve nécessaire à l’impartialité de nos décisions et donc à la confiance du justiciable. C’est bien le sens du nouveau recueil des obligations déontologiques qui vient d’être diffusé par le CSM. Mais je pense aussi, et je le dis sans langue de bois ni acrimonie, que le regard des politiques sur la justice doit changer. Je suis personnellement frappé, et je l’ai vu tout au long de sept années passées à la tête du parquet de Paris, que chaque fois qu’une enquête ou une instruction vise un homme ou une femme politique, sa stratégie de défense consiste à mettre en cause l’impartialité du procureur ou du juge, ou de l’accuser d’être à la solde du pouvoir. Face à ces frictions, il faut avancer ensemble pour parvenir impérativement à un meilleur équilibre entre les pouvoirs politique et judiciaire, dans le respect de l’indépendance de la justice mais aussi de la séparation des pouvoirs qui ne peut pas être à sens unique. Cela est valable pour les uns et pour les autres.

Magistrat depuis quarante ans, je sais que les magistrats du ministère public de mon pays manifestent chaque jour dans leur exercice professionnel un dévouement exceptionnel et exercent leurs fonctions au-delà des clivages, dans le souci du bien commun.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez bien saisi l’objectif de cette commission d’enquête qui vise à sortir des joutes publiques et des mises en cause, justifiées ou pas, de la justice ou de personnalités politiques.

Vous dites qu’il y a un avant et un après la loi de 2013 et la circulaire de 2014. Dans votre carrière, avez-vous connu, de près ou de loin, des situations de manquement à l’indépendance de la justice ?

M. François Molins. Quand j’étais jeune magistrat, en 1982 ou 1983 – je n’étais pas en capacité de décision puisque je n’étais pas procureur de la République –, nous avions reçu, dans une affaire financière dans laquelle j’avais proposé des poursuites à mon parquet général, des instructions écrites de classement, au motif que l’infraction n’était pas constituée, ce qui n’était pas du tout ma conviction. Mon chef de parquet a suivi ces instructions et l’affaire a été étouffée. C’était clairement une entorse à l’indépendance. Mais, je le répète, c’était dans un monde ancien et la situation a beaucoup évolué. À l’époque, les instructions individuelles existaient encore et portaient aussi bien sur la poursuite que sur le classement. Une première évolution avait précisé que les instructions écrites ne pouvaient être que des instructions de poursuite, ce qui déjà a fermé la porte aux instructions de classement.

En revanche, depuis la loi de 2013, dans les parquets que j’ai dirigés, à Bobigny puis à Paris, je n’ai jamais eu à subir, de quelque façon que ce soit, des instructions ou des tentatives d’instruction de la part du pouvoir politique. De toute façon, je ne l’aurais pas accepté. Je n’ai pas eu, non plus, à m’occuper de comportements de magistrats pouvant constituer cette sorte de manquement.

La seule affaire dont j’ai eu à connaître et qui pourrait faire penser à la question que vous évoquez concernait un magistrat – je n’en dirai pas plus afin de ne pas trahir le secret de la procédure en cours –, pour lequel on a découvert, à l’occasion de perquisitions effectuées après son départ à la retraite, au travers de ses relations avec certains élus, des éléments pouvant évoquer d’éventuelles corruptions ou trafics d’influence. Dans ce cas-là, je n’ai eu aucun état d’âme : au vu des éléments qui m’avaient été communiqués, j’ai ouvert une information et saisi un juge d’instruction.

M. le président Ugo Bernalicis. Estimez-vous qu’il faille faire évoluer la législation afin d’éviter tout soupçon de lien entre les politiques et les magistrats, notamment concernant les magistrats qui sont en poste à l’administration centrale de la justice (MACJ). Compte tenu de votre parcours, vous pourriez être vous-même la cible de ce type d’accusations ? Comprenez-vous que cela soit de nature à faire planer le soupçon, même si vous-même et plusieurs de vos collègues que nous avons auditionnés nous ont fait part de la dimension personnelle de leur fonction – quand ils sont au cabinet, ils sont au cabinet et quand ils sont en situation de jugement, ils appliquent les critères d’impartialité et de neutralité ?

M. François Molins. Ce problème est révélateur des tensions qui s’expriment autour de la justice. La question est toujours posée. On peut le déplorer, car cela n’a pas lieu d’être. Elle renvoie peut-être à l’insuffisance ou à l’ambiguïté du statut.

J’ai été pendant trois ans adjoint du directeur des affaires criminelles et des grâces et, pendant deux ans et demi, directeur de cabinet de deux ministres différents. Nous appartenons à un corps unique, ce qui, comme le dit la jurisprudence du Conseil constitutionnel, mériterait d’être inscrit dans la Constitution. Le passage vers des fonctions juridictionnelles au parquet ou au siège, en administration centrale, en cabinet ou dans diverses situations de détachement, constitue en réalité une richesse.

Je pense qu’il est bien d’avoir des magistrats dans des cabinets. J’ai le plus grand respect pour les énarques, mais ils n’ont pas toujours une connaissance fine et subtile des mécanismes de la justice. Il est souhaitable pour l’appréhension et la résolution des problèmes actuels de la justice que des magistrats doués d’une certaine expérience puissent donner des conseils utiles et éclairés au garde des Sceaux aux côtés duquel ils travaillent.

Je séparerai la démarche personnelle et la démarche institutionnelle. J’ai été directeur de cabinet du garde des Sceaux pendant deux ans et demi. À mon arrivée au parquet de Paris, il y a eu la polémique qu’on connaît. Tous ont dit : on ne critique pas vos qualités personnelles mais votre passage institutionnel ; je ne l’ai, pour autant, pas très bien vécu. Quand on est magistrat, si on exerce sa fonction normalement, on a pour seul souci l’intérêt général et le bien commun. Si j’avais prêté le flanc à un minimum de critiques en arrivant au parquet de Paris, j’aurais pu être tenté de protéger les gens avec lesquels j’avais travaillé quelque temps avant. Je ne l’ai pas fait. Quand j’étais au parquet de Paris, je pense avoir ouvert des enquêtes ou des informations contre la quasi-totalité des mouvements politiques. J’en ai ouvert concernant le parti au pouvoir à partir de 2012, c’est le cas du dossier Cahuzac qui concernait le gouvernement en place, j’ai ouvert un dossier d’enquête sur l’affaire Bygmalion, donc contre des gens avec lesquels j’avais pu avoir une proximité lorsque j’étais directeur de cabinet du garde des Sceaux. Avec le même raisonnement, on aurait pu penser que je serais incapable de travailler avec M. Delanoë et Mme Hidalgo. Il se trouve que j’ai fait avec eux un travail d’une qualité que je n’avais jamais atteinte auparavant sur des objectifs partagés de prévention de la délinquance et de politique de la ville.

Par conséquent, dans la réalité, ce n’est pas un sujet, compte tenu de l’objectif poursuivi dans l’exercice au quotidien de notre métier de magistrat. Le problème vient du statut. Dans le monde dans lequel nous vivons, marqué par la dualité que j’évoquais, nous avons la liberté absolue de la conduite des affaires individuelles, et je vous assure que c’est la réalité, et nous soutenons une politique pénale. Conformément à l’article 20 de la Constitution, la politique pénale relève de la responsabilité politique du gouvernement. Dans le cadre de la politique pénale, la subordination hiérarchique se justifie puisqu’elle garantit l’égalité des citoyens devant la loi. Imaginez une absence de subordination hiérarchique et une politique qui varierait suivant l’humeur, le caractère et la personnalité des membres de chaque parquet ! On vivrait dans une République dominée par des conditions majeures d’inégalité dans l’application de la loi. Ce ne serait ni concevable ni tolérable. La subordination hiérarchique existe.

En matière de statut, il existe deux pistes d’évolution. L’avis conforme donné par le CSM ne suffira pas à tout régler aujourd’hui, parce qu’on a trop attendu et c’est devenu le minimum minimorum. Il faut donc envisager deux autres grandes hypothèses.

La première consisterait à nommer un procureur général de la nation qui soutiendrait la politique pénale appliquée par les procureurs généraux et les parquets. Ce n’est pas ma conception, car je considère que dans une République, c’est au pouvoir politique et non à un procureur général de la nation d’assumer la responsabilité politique de la politique pénale et d’en rendre compte devant les assemblées parlementaires. D’autant moins que ce n’est pas une façon vraie et exhaustive de régler la situation. En mettant en place un procureur général de la nation, on repousserait le problème d’un cran : comment serait-il nommé et par qui ?

Je crois beaucoup plus à la seconde solution consistant à investir le CSM du pouvoir de proposer les nominations des procureurs généraux et des procureurs de la République.

Pour résoudre la difficulté, il faudrait naviguer entre ces deux solutions extrêmes. L’avis conforme est de fait une réalité, il est aussi une garantie. Même si le conseil supérieur de la magistrature ne donne aujourd’hui qu’un avis simple, celui-ci est suivi par le gouvernement. Dans l’actuelle législature, depuis le début de l’année 2019, le conseil supérieur de la magistrature a rendu six avis défavorables qui concernaient, pour deux d’entre eux, des avocats généraux à la cour de cassation, pour l’un d’entre eux, un procureur général, et pour les trois autres, des procureurs de la République. Par conséquent, le CSM essaie de faire vivre cette indépendance au quotidien.

La dimension personnelle des collègues au regard des devoirs d’indépendance et d’impartialité ne pose pas de problème. Pour ma part, je n’en ai jamais rencontré.

On pourrait m’opposer la relation avec les élus et me dire : comment pouvez-vous travailler avec des élus qui ont été proches de gens avec lesquels vous avez travaillé ? Nous avons fait des progrès depuis quarante ans que j’exerce ce métier. Quand j’étais jeune substitut, avant les lois de décentralisation adoptées sous la présidence de François Mitterrand, les conseils généraux votaient les budgets de fonctionnement des tribunaux de grande instance. Il fallait alors négocier avec l’exécutif de son département le budget de fonctionnement de la juridiction. Les lois de décentralisation ont mis fin à cela et nous dépendons désormais du ministère, ce qui pose d’autres questions sur lesquelles vous m’interrogerez certainement.

À Paris, chaque fois que j’ai eu à gérer des plaintes concernant les élus avec qui je travaillais en bonne intelligence, j’ai utilisé l’article 43 du code de procédure pénale, qui permet de saisir son procureur général pour dépayser le dossier et le confier au procureur du tribunal limitrophe. J’ai aussi utilisé largement une seconde possibilité : chaque fois qu’une plainte en matière financière concernait la mairie de Paris, je ne gardais pas le dossier. Je m’entendais avec la procureure du parquet national financier, puisque nous avions une compétence concurrente, pour le lui transmettre. Moyennant quoi je pense avoir eu d’excellentes relations avec la maire de Paris, avec qui j’ai très bien travaillé.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous voyons bien que les relations avec les élus et le respect des règles déontologique tiennent, vous l’avez signalé, à une dimension personnelle. En théorie, un procureur aurait pu agir différemment de vous. Il aurait pu classer sans suite une enquête que vous auriez décidé d’ouvrir ou ouvrir une enquête que vous auriez choisi de classer sans suite. Ne serait-il pas judicieux de préciser, par la loi plus que par circulaire, le mode d’appréhension des situations dans lesquelles des élus peuvent être mis en cause et de prévoir systématiquement un dépaysement quand est en cause un élu du département dont dépend le tribunal ?

Sans évoquer au fond les perquisitions qui ont concerné La France insoumise, si on les compare à celles qui ont concerné le Modem sur le même sujet des assistants parlementaires européens, on constate que dans un cas vous avez décidé d’ouvrir une information judiciaire et, dans l’autre, vous avez maintenu l’enquête préliminaire. C’est votre choix, d’autres auraient pu être faits. Quand des personnalités politiques sont mises en cause, ne pourrait-on opter systématiquement pour l’instruction, de façon à mettre au-dessus de tout soupçon la procédure en cours ?

M. François Molins. La question n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît, car il existe une différence de niveau entre la teneur des éléments pouvant justifier l’ouverture d’une enquête et celle des éléments pouvant justifier le recours à un juge d’instruction. On peut ouvrir une enquête sur des éléments beaucoup plus ténus que ceux conduisant à l’ouverture d’une instruction. Aller vers une instruction, dans le cadre de notre procédure actuelle, c’est déjà un regard porté sur la solidité des charges.

Dans le cadre de la loi du 25 juillet 2013, l’article 39-3 du code de procédure pénale donne au procureur de la République l’obligation impérieuse d’agir en toute impartialité, d’enquêter à charge et à décharge. Il lui donne un devoir de contrôle de légalité sur les moyens employés par la police – c’est aussi pour faire entrer la sécurité dans la case État de droit que nous sommes magistrats procureurs – et sur leur proportionnalité au regard de la gravité de l’infraction. Si nous avons des éléments suffisants pour aller vers l’ouverture d’une instruction, nous le faisons. C’était notre pratique au parquet de Paris ; les enquêtes étant tellement longues que nous estimions qu’il pouvait être intéressant d’ouvrir une instruction pour gagner du temps. Il a aussi des affaires dans lesquelles les sources d’information font courir le risque d’être instrumentalisé et obligent à des investigations préliminaires pour vérifier la crédibilité des informations à charge qui vous ont été communiquées. L’exercice est donc bien plus compliqué que votre question le laisse croire car il pourrait être contre-productif de rendre obligatoire l’ouverture d’une information chaque fois qu’un élu est visé par une plainte. De nombreuses plaintes à l’encontre d’élus donnent lieu à des classements sans suite, tout simplement parce qu’un premier examen démontre que les faits dénoncés ne sont pas constitués.

M. le président Ugo Bernalicis. Il se peut, en effet, que le dossier soit classé sans suite parce que les faits ne sont pas constitués, mais le parquet étant hiérarchiquement subordonné, la suspicion continuera de planer tant que ces magistrats ne seront pas, a minima, nommés sur avis conforme du CSM.

Des garanties procédurales sont prévues pour certaines professions. Quand un avocat est perquisitionné, le bâtonnier ou son délégué est présent, les journalistes ont aussi un statut particulier. Pourquoi les personnalités politiques ne pourraient pas, dans le cadre de la séparation des pouvoirs et des garanties démocratiques, bénéficier d’une procédure de nature à lever le moindre doute quant à la responsabilité personnelle des choix effectués par les procureurs ? Un procureur, qui est un magistrat et un être humain soucieux de sa carrière, qui a eu un poste avant et qui en aura un autre après, peut vouloir ne pas faire de vagues. Vous avez dit vous-même que, dans les années 1980, cette logique prédominait. On ne peut exclure une forme d’autocensure. Ne pourrait-on pas faire œuvre utile en apportant cette garantie supplémentaire dans l’ouverture de l’instruction ? Cela éviterait d’entendre dire que les juges d’instruction ne sont occupés à l’instruction que 30 % du temps et qu’il faudrait peut-être en supprimer quelques-uns.

M. François Molins. Les juges d’instructions ne sont pas occupés à 30 % du temps. Ils sont plutôt débordés qu’en manque de travail.

Le procureur est maître de l’action publique. Je ne pense pas souhaitable de l’obliger à choisir telle ou telle voie procédurale, dès lors qu’il respecte les obligations déontologiques et d’impartialité que lui impose le code de procédure pénale. Je le répète, la suspicion vient uniquement du statut. La loi du 25 juillet 2013 apporte une garantie institutionnelle. Les instructions individuelles n’existent plus. Je n’en ai jamais vu depuis 2013 et je ne connais pas un collègue qui ait fait état d’instructions de ce type.

Quelles garanties envisager ? Vous me faites penser à une question qui m’a été posée par une mission parlementaire sur les immunités parlementaires : ne faudrait-il pas entourer les perquisitions menées chez les députés et les sénateurs de règles particulières comme celles existantes pour les avocats ? J’ai répondu que ce serait une très mauvaise idée et le type même de disposition qui serait comprise par nos concitoyens comme une volonté du monde politique de s’auto-protéger contre les règles de la justice. Je n’ai pas changé d’avis. Je pense qu’il faut faire confiance à la justice, mais il faut lui donner les moyens de fonctionner ainsi qu’un statut capable d’extraire le venin de la suspicion qui transparaît dans vos préoccupations.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous dites que la circulaire est peu précise sur les conditions des remontées d’informations. L’annexe évoque pourtant des cas précis : droits nouveaux, mise en cause de la justice, affaires à retentissement médiatique, évolution de la politique pénale. Que se passe-t-il si un procureur ne fait pas remonter une information prévue par la circulaire ?

M. François Molins. Pas grand-chose. L’autorité hiérarchique qui aurait eu connaissance de cette affaire par un autre canal, par exemple une dépêche de presse, formulerait tout simplement une demande de renseignement afin d’obtenir des éléments, en raison du retentissement de ce dossier ou des problèmes juridiques posés. Ou alors cela serait corrigé au travers d’un simple compte rendu téléphonique, ou bien cela donnerait lieu à une demande de rapport circonstancié par courrier électronique ou par rapport écrit. Il n’y aurait pas d’autres conséquences.

M. le président Ugo Bernalicis. Ce serait pourtant un manquement à son obligation de prévenir l’autorité hiérarchique. On pourrait imaginer des poursuites disciplinaires, une enquête de l’inspection.

M. François Molins. La faute disciplinaire est précisément définie : un manquement à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité. Tout le monde peut oublier de rendre compte de quelque chose. C’est arrivé à tous les parquetiers. Cela ne pose aucun problème, cela se corrige au cas par cas. Pourrait poser problème le cas d’un procureur qui refuserait de façon quasi-systématique de faire remonter des informations à son parquet général. Compte tenu de la subordination hiérarchique et des obligations qui sont les siennes, cela pourrait conduire à engager des poursuites disciplinaires pour insuffisance professionnelle, mais pas dans les cas que vous évoquez.

Franchement, cela n’arrive jamais. Nous sommes soucieux de l’intérêt général. Au sein du ministère public, le pouvoir politique ne peut plus donner d’instructions individuelles aux procureurs généraux. Et les instructions individuelles possibles entre les parquets généraux et les parquets, s’inscrivent dans un dialogue utile à chacun pour exercer ses compétences. Le directeur de l’action publique, c’est le procureur. Cela fait partie de ses compétences. Ce n’est pas au parquet général ou au procureur général d’exercer l’action publique ni de la diriger. Cependant, le procureur général peut donner des instructions. Ce jeu de dialogue hiérarchique, notamment dans les affaires importantes, médiatiques ou financières, consiste à mettre son autorité hiérarchique en mesure de faire valoir son point de vue dans la conduite d’un dossier.

En pratique, dans une affaire financière, on se tourne vers le procureur général, on lui fait un rapport ou on lui dit par téléphone : « Monsieur le procureur général ou Madame la procureure générale, j’ai reçu telle plainte, j’ai tel et tel élément, et j’envisage de faire cela ». La plupart du temps, il n’y a pas d’observations particulières et on fait ce que l’on a proposé de faire. Ce dialogue permet au procureur général, s’il n’est pas du même avis, pour des raisons juridiques ou procédurales, de faire valoir son point de vue en donnant des instructions. Mais il n’y a quasiment jamais d’instructions du parquet général, et s’il y en a, elles figurent par écrit dans les dossiers.

M. le président Ugo Bernalicis. Il y a donc un dialogue dans lequel on dit : j’envisage de faire cela, j’envisage de faire tel acte d’enquête, telle poursuite ou de mener telle stratégie d’enquête ?

M. François Molins. Pas sur l’acte d’enquête mais sur les grandes ouvertures procédurales ! Je l’ai dit dans mon propos liminaire, dans les dossiers politico-financiers, je ne suis jamais allé dire à mon procureur général que j’allais procéder à une perquisition à tel endroit, parce que j’estime que je n’ai pas à le faire et que le parquet général et le pouvoir politique n’ont pas à être avisés des actes envisagés. Ils peuvent en être avisés ensuite. C’est plutôt confortable pour le politique de ne pas savoir ce que va faire la justice. Au moins, il n’est pas tenté de faire passer des messages et il constate après coup. J’ai toujours raisonné ainsi. En revanche, sur les grandes stratégies – ouverture d’une enquête, ouverture d’une information –, oui.

Dans notre partenariat avec les juges d’instruction, nous pouvons avoir une forme de secret partagé conduisant à un dialogue entre le procureur et le juge d’instruction, notamment sur les actes à venir. Les juges d’instructions parlent aux procureurs, parce qu’ils savent que les procureurs le garderont pour eux. S’ils allaient divulguer ce qu’il est envisagé de faire dans un dossier, ils ne nous donneraient plus ce type d’information. Je pense donc nécessaire de les garder pour nous.

M. le président Ugo Bernalicis. Il y a donc un échange avec l’autorité hiérarchique, une remontée potentielle d’informations, au vu de la circulaire de 2014, sur la décision d’ouvrir ou de fermer une enquête, notamment quand des personnalités politiques ou économiques sont mises en cause…

M. François Molins. Oui.

M. le président Ugo Bernalicis. Mais pas d’informations sur les actes d’enquête précis, sauf dans le cadre du secret partagé avec l’autorité hiérarchique immédiate ?

M. François Molins. Il n’y a pas de secret partagé avec la hiérarchie concernant les actes à venir. Les actes à venir ne donnent pas lieu à comptes rendus. En tout cas, j’ai toujours fait comme ça : pas d’informations sur les actes à venir et jamais de transmission de procès-verbaux à l’autorité hiérarchique. C’était la pratique du parquet de Paris.

M. le président Ugo Bernalicis. Et quand vous étiez autorité hiérarchique, aucun procureur ne vous en a jamais fait remonter non plus ?

M. François Molins. À une époque, il pouvait y avoir ce genre de remontée, mais encore une fois, cette époque est révolue depuis 2013.

M. le président Ugo Bernalicis. Je voudrais vous interroger sur le communiqué de presse que vous avez publié afin de rappeler que le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Vous nous avez d’ailleurs fait savoir que vous acceptiez que cette audition soit publique compte tenu de l’actualité. Souhaitez-vous ajouter quelque chose à ce communiqué de presse ?

M. François Molins. Je vais l’expliquer. Ce n’est pas la première fois que ce genre de démarche est faite. Elle est toujours interprétée, pour ne pas dire surinterpréter. Les premier président et procureur général de la cour de cassation précédents ont eu à faire ce genre d’exercice ; nous n’en avons pas la primeur.

Nous vivons dans un monde dans lequel la justice est au cœur des enjeux de la société. À titre personnel, je pense qu’il est tout à fait légitime de commenter, j’irai jusqu’à dire de critiquer, des décisions de justice, car cela fait partie du débat social et démocratique. Mais il y a deux limites. La première, c’est qu’on ne doit pas jeter le discrédit sur une décision de justice, ce qui est d’ailleurs une infraction punie par la loi. La seconde, c’est que les commentaires ne doivent en aucun cas constituer ou pouvoir être interprétés comme une pression exercée sur les juges saisis du dossier. Si on respecte ces deux limites, on a tout à fait le droit de porter une décision de justice dans le débat public. C’est le sens du communiqué lacunaire, mais qui se suffisait très bien à lui-même, que nous avons rédigé avec Mme la première présidente de la cour de cassation.

M. le président Ugo Bernalicis. Ce communiqué faisait référence à quelle actualité ?

M. François Molins. Les propos qui avaient été tenus par le Président de la République dans l’affaire Halimi.

M. le président Ugo Bernalicis. La presse a pu évoquer l’affaire Faouzi Lamdaoui. Au printemps 2012, quelques semaines avant l’élection présidentielle, une enquête préliminaire a rapidement été ouverte par le parquet de Paris, avant d’être clôturée une fois le président de la République François Hollande élu. Cette affaire a été relancée par la plainte d’un ancien proche de Faouzi Lamdaoui. Il est écrit dans la presse que le parquet de Paris a fait preuve d’une particulière prudence, notamment en interdisant aux policiers enquêteurs de frapper à la porte de l’Élysée. Est-ce le monde d’avant 2014 dont vous parlez ?

M. François Molins. Je n’ai pas le souvenir d’avoir interdit à des enquêteurs d’aller perquisitionner à l’Élysée. C’est un dossier dans lequel la justice a fait son travail – je devrais plutôt dire « essayé de faire son travail ». Je ne veux pas entrer dans le fond de l’affaire parce que ses éléments sont couverts par le secret de l’enquête et de l’instruction. Tout ce que je peux dire, c’est que l’on n’est pas allé très vite, je le reconnais, pour différentes raisons, liées aussi à des problèmes d’effectifs dans la police parisienne et que ce dossier ne s’est pas soldé par des résultats très heureux, puisque, de mémoire, une annulation a été prononcée au motif qu’on était restés trop longtemps en enquête préliminaire et que, ce faisant, on n’avait pas respecté le principe du contradictoire. Il y a eu ensuite un appel devant la cour d’appel de Paris, et je ne sais plus ce qu’il en est advenu. Il ne faut pas croire tout ce qui est écrit dans la presse !

M. le président Ugo Bernalicis. C’est vous qui le dites ! Nous auditionnerons aussi des représentants de la presse. Peut-être nous diront-ils qu’il ne faut pas croire tout ce que disent les procureurs.

M. François Molins. J’ai prêté serment, monsieur le président !

M. le président Ugo Bernalicis. Eux aussi prêteront serment.

Merci pour vos réponses. Les relations avec la police judiciaire et le choix du parquet de mettre l’accent sur telle et telle enquête dans des moyens contraints feront aussi partie des questions de mes collègues.

M. Didier Paris, rapporteur. Merci, monsieur le procureur général, pour la précision et la densité de vos propos liminaires et de vos réponses.

Notre commission d’enquête a pour objet l’indépendance du pouvoir de la justice, au sens large, c’est-à-dire qu’elle concerne non seulement les magistrats mais aussi l’ensemble des personnels contribuant au processus judiciaire. Pourriez-vous identifier un ou plusieurs points pour lesquels l’indépendance est difficile à garantir dans l’ensemble du processus ?

M. François Molins. C’est complexe, car cela renvoie à tous les facteurs qui nuisent à l’indépendance.

M. Didier Paris, rapporteur. Dans le processus judiciaire lui-même, ses acteurs ou dans la procédure, avez-vous constaté des facteurs de fragilité, au long d’une carrière marquée, comme vous l’avez justement dit, par des allers et retours entre le corps et les cabinets, ce qui est tout à votre honneur.

M. François Molins. Permettez-moi vous répondre par un classement en forme de quarté ?

Je placerai au premier rang le statut. Il existe depuis vingt ans un consensus politique en faveur de son évolution, ce qui signe bien l’intensité du besoin. Il faut faire évoluer le statut de telle sorte qu’on ne puisse plus suspecter certains déroulements de carrières et l’intervention du politique dans le processus de nomination. Aux termes du statut actuel, il est normal que le Président de la République s’intéresse à la nomination de certains hauts magistrats, puisque c’est lui qui signe le décret.

Je mettrai au deuxième rang le conseil supérieur de la magistrature. Son statut constitutionnel actuel s’explique par une époque antérieure, et il faudrait le faire évoluer. Le Président de la République, garant de la Constitution, est aussi le garant de l’indépendance de la justice. Dans la Constitution, il est écrit que le Président est garant de l’indépendance de la justice avec l’assistance du conseil supérieur de la magistrature. Cette rédaction se comprenait quand le président de la République présidait le CSM, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Le garant au quotidien de l’indépendance de la justice, c’est le conseil supérieur de la magistrature. Il faudrait élargir ses compétences en lui donnant la possibilité de se saisir de toute question mettant en cause l’indépendance et l’impartialité de la justice et en ne réservant pas son intervention aux cas dans lesquels il est saisi d’une demande d’avis par le président de la République ou par le garde des Sceaux.

Le troisième point est celui de l’indépendance financière. On ne va pas au bout du raisonnement. Tout le monde convient que de nombreux efforts budgétaires ont été consentis ces dernières années en faveur de la justice. Il faut les poursuivre car cet effort est dilué dans la masse. Au cours des dix dernières années, la majorité des efforts budgétaires destinés au ministère de la justice ont, en effet, été absorbés par la nécessité d’améliorer la qualité et la quantité du parc pénitentiaire. L’indépendance de la justice gagnerait à une meilleure identification et à un ciblage des budgets affectés aux services judiciaires et à l’administration des juridictions.

Le dernier point, et non le moindre, est celui de la formation. Après un certain nombre d’affaires qui ont agité la justice tout en montrant qu’elle savait évoluer et se remettre en cause – l’affaire Outreau, l’affaire Bismuth-Aziber, l’affaire « mur des cons » –, la préoccupation centrale du ministère, des pouvoirs publics et de l’école de la magistrature a été d’insuffler dans l’esprit des jeunes magistrats en formation et des autres une très grande vigilance en matière d’impartialité, d’indépendance et d’observation des devoirs déontologiques. C’est l’objet du code de déontologie dont j’ai apporté quelques exemplaires. Il a beaucoup évolué. Une première mouture, rédigée il y a neuf ans par le CSM, se bornait à rappeler les grands principes. Celui-ci se double d’une annexe évoquant des mises en application pratiques des grands préceptes déontologiques pour aider les magistrats à adopter la bonne conduite.

À cela s’ajoute l’obligation de déclaration d’intérêt à laquelle nous sommes désormais soumis dans le cadre de nos fonctions. Quand j’étais procureur de Paris, j’avais 135 collègues, mais je n’ai jamais délégué cette tâche. J’ai toujours fait moi-même les entretiens déontologiques sur la déclaration d’intérêt, pour saisir cette occasion de les sensibiliser à la vigilance dont ils devaient faire preuve quotidiennement, notamment par rapport à l’obligation d’impartialité, et leur rappeler que s’ils sentaient une trop grande proximité avec tel dossier ou tel justiciable, ils devaient se déporter. Nous avons fait beaucoup de progrès, mais c’est un combat permanent. C’est un sujet auquel les jeunes magistrats sont plus sensibles que les magistrats sortis de l’école il y a vingt ans.

M. Didier Paris, rapporteur. Monsieur le procureur général, dans un espace qui n’est pas seulement franco-français mais aussi européen, nous avons à faire à des injonctions contradictoires. La Cour européenne des droits de l’homme condamne régulièrement la France pour le manque d’indépendance des parquets, tandis qu’un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne rendu le 12 décembre déclare le parquet français apte, en raison des garanties apportées à son indépendance, à dresser des mandats d’arrêt internationaux. En outre, un projet de loi relatif au parquet européen et à la justice pénale spécialisée est en cours d’examen. Ce maelström de règles entourant la collaboration judiciaire et la collaboration de police, qui sont dans le contexte actuel impératives, vous paraît-il cohérent ? Existe-t-il des risques en matière d’indépendance des parquets européens ?

M. François Molins. On fait dire beaucoup de choses aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Quel que soit le degré d’indépendance du magistrat du parquet, ce ne sera jamais un juge mais un organe de poursuite. C’est quelqu’un qui porte une accusation et qui, dans le cadre du procès équitable, verra toujours son action et son statut limités. Nous avons tout de même eu quelques avancées en matière d’indépendance. Vous avez raison de rappeler que, le 12 décembre, la Cour de Justice de l’Union européenne a estimé que, compte tenu de la loi du 25 juillet 2013, le parquet français pouvait être considéré comme indépendant et donc tout à fait habilité à décerner un mandat d’arrêt européen, dans la mesure où il ne peut plus recevoir d’instructions individuelles du pouvoir politique et où il peut apprécier en toute indépendance la proportionnalité de la mesure envisagée.

La première chambre civile de la cour de cassation a rendu une autre décision dont on parle moins. Selon le code de procédure civile, seule une autorité judiciaire peut requérir l’âge osseux d’un mineur isolé. À la question de savoir si le parquet français était une autorité judiciaire, la cour de cassation a répondu « oui ».

En outre, une décision prise par la Cour de justice de la République inscrit le schéma institutionnel entre les parquets généraux et l’autorité politique dans un cadre très particulier, montrant bien que l’autorité politique ne peut pas faire n’importe quel usage des informations qui lui sont remontées.

Comme je le disais au début de mon propos, je considère qu’il y a un monde d’avant et un monde d’après la loi du 25 juillet 2013. Elle permet aux parquetiers de travailler en toute impartialité et indépendance, au-delà des polémiques sur le statut.

La création du procureur européen conduira à la coexistence de deux modèles très différents. Le parquet européen vise un objectif de totale indépendance résultant d’un consensus européen. Nous allons donc voir coexister dans la procédure pénale française deux schémas tout à fait différents : d’un côté, le parquet français, caractérisé par une absence d’instructions individuelles mais le statut que l’on connaît et une procédure pénale qui l’oblige à requérir et à aller vers un juge d’instruction dès que l’affaire devient trop complexe, et, de l’autre côté, un procureur européen qui aura des pouvoirs d’instruction et qui ira vers le juge des libertés et de la détention chaque fois qu’il faudra accomplir un acte attentatoire aux libertés. Maintiendra-t-on les deux schémas ou la procédure ira-t-elle dans un sens ou dans l’autre ?

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez indiqué que vous ne déléguiez pas le débat sur la déclaration d’intérêt avec le magistrat concerné. Je ne suis pas persuadé que ce soit le cas de tous vos collègues, mais peut-être avez-vous, au titre du CSM, une appréciation de l’application de ces règles relativement nouvelles et très importantes ?

Le système actuel vous paraît-il mature et suffisant ou est-ce qu’à l’instar de ce qui existe pour les parlementaires, faudrait-il aller au-delà de la simple déclaration d’intérêt ? Dans le cadre de vos fonctions au conseil supérieur de la magistrature, avez-vous fréquemment connaissance de manquements à la déontologie des magistrats.

M. François Molins. La plupart des procureurs que je vois au CSM viennent pour les entretiens déontologiques sur les déclarations d’intérêt. Il y a, en réalité, deux catégories de magistrats. Pour la quasi-totalité d’entre eux, les déclarations d’intérêt sont quasiment sans contenu. Quand on est jeune, on n’a pas de grosse fortune. Pour une autre catégorie, composée d’anciens avocats, de juristes et d’autres personnes qui ont été intégrés dans la magistrature après avoir eu une première vie professionnelle, il convient d’être particulièrement vigilant sur le contenu de leur déclaration afin de prévenir tout conflit d’intérêt. L’exercice prend beaucoup plus de sens et conduit à aller plus dans le détail.

Pour les jeunes magistrats et les magistrats judiciaires sortis de l’école et ayant passé le concours, l’exercice est rapide. J’utilisais la déclaration pour tenir à chacun d’eux un discours dans lequel je prenais le contre-pied du préambule indiquant que la déclaration d’intérêt ne demande aucun compte des opinions religieuses, philosophiques, politiques ou cercles de pensée. Je leur disais : je vais vous en parler, non pour savoir ce que vous pensez, mais pour vous sensibiliser au fait qu’à partir du moment où le courant de pensée syndical ou politique auquel vous appartenez commence à entrer dans la sphère publique, il convient, pour chacun des dossiers que vous avez à traiter, de vous demander si vous devez vous déporter ou pas. Vous présidez un grand procès, vous êtes assesseur dans une formation correctionnelle ou dans un procès environnemental et vous êtes en même temps vice-président de l’association locale d’aide aux victimes ; c’est une entorse à l’impartialité objective. En ce cas, on se déporte. Si on ne se déporte pas, on prend le risque d’insécuriser la procédure et la décision qui sera prise.

Je le répète, la grande majorité des magistrats sont attentifs à l’observation des préceptes déontologiques. Mais j’en ai vu un certain nombre qui, ayant perdu certains repères déontologiques, ont eu dans la conduite d’une procédure une attitude non conforme au devoir d’impartialité. Le chef de juridiction doit alors agir. J’ai toujours essayé de faire la part des choses entre ce qui relevait du simple rappel à l’ordre – je faisais venir le magistrat et en général, il comprenait ce que je lui expliquais –, de ce qui relevait d’un rapport au parquet général en vue d’un avertissement par le procureur général ou d’une saisine du conseil de discipline. Il ne faut pas se tromper dans cet exercice qui est au cœur du travail des chefs de juridiction. Quand on est président ou procureur, ou premier président ou procureur général en charge de la déontologie, on doit veiller à ce que les magistrats gardent leurs repères et on est chargé de leur évaluation. Lorsqu’un dossier passe devant le conseil supérieur de la magistrature, on entend les intéressés mais on examine surtout le contenu du dossier. Le chef de juridiction a le devoir élémentaire d’identifier les anomalies ou les manquements au seuil de vigilance et de faire preuve d’une action pédagogique qui peut aller du simple rappel à l’ordre à la procédure disciplinaire.

M. le président Ugo Bernalicis. En disant cela, aviez-vous à l’esprit les magistrats passés devant la formation disciplinaire du CSM en décembre dernier dans l’affaire de la société Wolters Kluwer ? Le pire n’est-il pas d’ouvrir une procédure disciplinaire pour constater ensuite que les manquements avérés à la déontologie n’entraînent aucune sanction ?

M. François Molins. C’est difficile à expliquer. Cela renvoie à la différence qui existe entre l’impartialité objective et l’impartialité subjective. L’impartialité objective, c’est l’apparence qu’on a pu donner dans son comportement qui pourrait laisser penser que… Cela n’entre pas dans la définition de la faute disciplinaire. Le manquement à l’impartialité subjective, c’est, dans une procédure dont on s’est saisi, avoir manqué à l’impartialité nécessaire, ce qui peut relever du disciplinaire. C’est tout le problème de cette décision.

M. Antoine Savignat. Monsieur le procureur général, vous l’avez dit tout à l’heure, il y a un corps et deux métiers. Le siège et le parquet ont des missions antinomiques. Si on comprend que le siège doive pouvoir exercer ses fonctions dans l’indépendance la plus absolue, on perçoit en vous écoutant que le parquet exerce sa mission dans une indépendance relative. Il y a des instructions descendantes et des informations qui remontent. Ne pensez-vous pas que l’existence de ce corps unique et la possibilité pour tout magistrat de faire carrière tantôt au parquet, tantôt au siège, soient antinomiques avec le bon exercice de l’indépendance de la justice ?

M. François Molins. Je le répète, il n’y a pas d’instructions descendantes du politique. Vous mélangez deux notions, les instructions dans les affaires individuelles et la politique pénale en général.

M. Antoine Savignat. Nous sommes d’accord, il n’y a pas d’instructions descendantes pour des affaires individuelles. En revanche, la politique pénale est définie par le gouvernement, se traduit par l’information descendante du politique vers le parquet et il existe des remontées d’informations – vous en proposiez quatre types – au bon vouloir du parquet puisque ces informations sont filtrées. N’est-ce pas contradictoire avec la décision prise dans le procès Urvoas ? Puisqu’on considère que le garde des Sceaux est soumis au secret professionnel le plus absolu, on peut se demander pourquoi il y aurait lieu de filtrer ou de limiter les informations qui lui sont transmises. Par ailleurs, un corps unique pour une double fonction et la possibilité d’exercer l’une ou l’autre au cours d’une carrière ne sont-ils pas antinomiques d’un exercice indépendant ?

M. François Molins. Pour moi, ce n’est pas antinomique. D’abord, je pense que les parquetiers doivent être des magistrats. Magistrats, ils ont le devoir d’être gardiens des libertés et sont davantage en mesure de remplir leur office conformément à leurs obligations. Il est des pays dans lesquels ce n’est pas le cas. En France, cela fait partie de la tradition constitutionnelle. À plusieurs reprises, le conseil constitutionnel a dit que le corps judiciaire était composé à la fois de magistrats du siège et du parquet.

Le passage d’une fonction à l’autre posait davantage problème lorsque vous pouviez, il y a vingt ou trente ans, être substitut à Paris et faire une demande de mutation pour être nommé juge à Paris. Aujourd’hui, cela n’est plus possible, parce que le conseil supérieur de la magistrature, dans le cadre d’une vigilance particulière en matière d’impartialité objective, s’est fixé une règle de gestion interdisant le passage d’une fonction à l’autre au sein de la même juridiction avant un délai de cinq ans. Pour moi, c’est une solution équilibrée.

En matière de gestion, je vois plutôt l’existence d’un corps unique comme un facteur d’enrichissement. J’ai failli moi-même devenir magistrat du siège, il y a dix ans pour devenir conseiller dans une cour d’appel. C’est un facteur d’enrichissement de travailler dans une fonction quand on a connu l’autre. Dans une juridiction précédente, j’ai travaillé avec un président de tribunal de grande instance qui avait été procureur de la République, et je me suis toujours félicité de l’expérience qui était la sienne. Il était parfaitement vigilant sur le respect de l’office du juge et il n’y avait absolument aucune compromission entre nous.

Pour moi, ce passage est un facteur d’enrichissement du corps judiciaire, sachant que la règle de précaution instituée par le CSM, a fait baisser d’un cran la difficulté que vous évoquiez.

M. Antoine Savignat. Compte tenu de votre expérience, cette indépendance est parfaite et absolue. Vous n’avez pas eu à connaître d’instructions descendantes dans des affaires individuelles, mais en pratique, il n’existe aucun autre garde-fou à l’indépendance dans l’exercice des fonctions que l’affirmation du principe lui-même. A contrario, il existe une défiance à l’encontre du politique, compte tenu de l’existence du secret professionnel que vous évoquiez et du choix par les magistrats des informations qu’ils font remonter.

Cela me conduit à m’interroger sur la transition vers les fonctions de directeur des affaires civiles et du Sceau. Un magistrat qui quitte ses fonctions ne peut pas se présenter à une élection au suffrage universel dans le ressort dans lequel il a exercé. Est-ce qu’un directeur des affaires civiles et du Sceau quittant ses fonctions peut exercer des fonctions de parquetier ? N’y a-t-il pas une ambiguïté entre la fonction politique qu’il a exercée, même s’il reste un magistrat avec ses compétences, et un retour à l’exercice d’une fonction qui doit être indépendante ?

M. François Molins. L’indépendance est une obligation légale figurant dans le code de procédure pénale et une obligation déontologique. Je ne peux vous donner tort de vous demander ce qu’il convient de faire si quelqu’un ne la respecte pas. Je le répète, cela nécessite une évolution du statut. Cela nécessiterait aussi de donner un rôle accru au CSM, qui pourrait être saisi de toute demande concernant l’insuffisance d’indépendance ou d’impartialité d’un magistrat.

Vous évoquez le cas de personnes qui exercent des fonctions administratives. Je précise que tous les directeurs d’administration centrale ne sont pas des magistrats. Les deux derniers directeurs des affaires civils et du Sceau venaient du Conseil d’État. Un directeur d’administration centrale, n’exerce pas de fonctions juridictionnelles. Il n’est pas du tout dans le même schéma mental. Il n’est pas lié par les obligations déontologiques figurant dans le recueil de déontologie et les grands principes statutaires. Il est une courroie de transmission destinée à mettre en œuvre les décisions du pouvoir politique.

En outre, et la règle figure dans le statut, un magistrat n’a pas le droit de se présenter à une élection dans le ressort où il exerce ses fonctions. Il en a toujours été ainsi et il ne faudrait surtout pas revenir sur cette règle.

M. Antoine Savignat. À l’évidence, ce n’est pas la même fonction que celle de magistrat, qu’il soit du siège ou du parquet, puisqu’elle est politique. Dès lors, ne faudrait-il pas prévoir des incompatibilités à l’issue de l’exercice de ces fonctions qui se traduisent par un lien de collaboration avec le pouvoir politique ?

M. François Molins. Il faudrait tout simplement renforcer le statut pour le jour où il reprendrait des fonctions juridictionnelles. Pour reprendre mon exemple, cela ne m’a pas empêché de bien travailler et d’être indépendant.

Ce que je disais sur l’enrichissement des parcours siège-parquet est aussi valable pour l’administration centrale. C’est un enrichissement pour un magistrat de juridiction d’aller exercer en administration centrale. Je l’ai fait. Si, par la suite, vous revenez en juridiction, vous apportez de la valeur ajoutée à votre exercice professionnel.

Il ne faut pas se priver de ces parcours. Le plus grand risque dans la justice n’est pas le corporatisme mais le repli sur soi. Il faut donc veiller à ne pas prendre des mesures de nature à limiter l’ouverture du corps judiciaire sur l’extérieur. Si l’on supprimait ces passages, cela ne servirait pas la qualité de la justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Chacun a son point de vue, mais on peut craindre que, l’administration centrale faisant partie de l’exécutif, et l’autorité judiciaire étant censée être un autre pouvoir, des allers et retours entre l’un et l’autre créent de la confusion. Cela pourrait d’ailleurs figurer dans la déclaration d’intérêt en vue d’un éventuel déport.

M. Ian Boucard. Vous avez été un procureur de Paris particulièrement médiatique, à votre corps défendant, compte tenu des événements qui se sont produits quand vous étiez en fonction. Or les médias aussi peuvent exercer, sur les magistrats en général et sur les procureurs en particulier, des pressions de nature à entraver leur indépendance. Vous étiez un magistrat expérimenté ayant une certaine carrière derrière vous. Dans le passé, certains de vos collègues n’ont pas aussi bien réagi que vous face à la pression. Dans l’affaire d’Outreau, il semble que la pression médiatique n’ait pas aidé le juge Burgaud. Dans l’affaire du petit Grégory, le juge Lambert ne l’a pas parfaitement gérée. Ces difficultés touchent particulièrement des magistrats en début de carrière et inexpérimentés ou des magistrats qui ne sont pas préparés à cela. Avec les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue, ces pressions ont tendance à s’accroître. Comment préparer les futurs magistrats à affronter la pression médiatique ?

M. François Molins. La presse exerce une forte pression au travers du suivi des dossiers. Nous avons besoin cependant de la presse, que d’aucuns ont qualifiée de « chien de garde de la démocratie ». Le journaliste d’investigation met parfois le doigt sur des informations permettant d’engager des investigations dans le champ pénal. Résister à cette pression est un exercice complexe. Je disais toujours : communiquer, c’est aussi savoir se taire. Il y a des affaires dans lesquelles on a intérêt à parler et d’autres dans lesquelles on n’y a pas intérêt. Je pense qu’un juge d’instruction n’a jamais intérêt à parler. À partir du moment où il parle, il se met en difficulté, et c’est forcément une entorse à son devoir de réserve de nature à mettre en cause son impartialité. Le procureur peut parler mais le juge doit s’abriter derrière celui qui peut communiquer sur les éléments objectifs de la procédure.

Il faudrait, pour améliorer les choses, une meilleure formation. L’école nationale de la magistrature a fait un très important travail depuis une vingtaine d’années. Elle organise, dans le cadre de la formation continue, des séances de média-training avec des journalistes pour habituer les procureurs à s’exprimer. Des progrès ont été accomplis. Les procureurs apparaissent d’ailleurs beaucoup plus à la télévision qu’il y a vingt ans et cela va dans le bon sens.

Il faudrait les y aider. À Paris, j’avais la chance d’avoir un magistrat chargé de la communication à temps plein. Je me suis toujours demandé comment certains de mes collègues parvenaient à travailler avec les journalistes en sus de toutes leurs occupations. Si on voulait aider les procureurs français, il faudrait, au moins pour les dix ou douze juridictions les plus importantes, qu’ils aient auprès d’eux un chargé de communication à même de répondre aux journalistes. Il n’y a pas de plus mauvais effet qu’un journaliste qui téléphone à un parquet et qui n’obtient pas de réponse. C’est toutefois un exercice difficile, dans lequel il faut être extrêmement attentif à ce qu’on dit.

M. le président Ugo Bernalicis. Le principe de l’égalité des armes, la présomption d’innocence et nombre d’autres éléments peuvent être perturbés par la communication.

Monsieur le procureur général, avec votre accord et avec celui du rapporteur, nous pourrions nous revoir d’ici deux à trois mois afin de compléter notre échange notamment sur les aspects budgétaires et les liens avec la police judiciaire, que nous avons très peu évoqués faute de temps.

M. François Molins. Je suis à la disposition de la commission d’enquête.

M. Sébastien Nadot. La lecture de votre communiqué public sur les propos du Président de la République, m’avait rendu perplexe. Je m’étais demandé si vous étiez dans votre rôle. Puis, lundi, j’ai entendu le Président de la République rappeler, à l’université de Cracovie, que l’indépendance de la justice était une condition existentielle de l’appartenance à l’Union européenne, et je me suis dit que votre rappel à l’ordre avait eu certains effets.

Comment considérez-vous l’équilibre des pouvoirs entre le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, compte tenu du développement des nouveaux moyens de communication et de l’avènement de la société des réseaux sociaux ? Les citoyens qui voient tous les jours avec étonnement, voire suspicion, le secret bancaire ou le secret-défense opposé par des ministres ont-ils raison d’être curieux et inquiets ? Est-ce un obstacle à l’indépendance de la justice que vous avez rencontré dans le passé et un élément qu’il vous paraît nécessaire de repenser afin de garantir l’équilibre des pouvoirs ?

M. François Molins. Je pense qu’on vit dans un monde où on parle trop et à tort et à travers. Le secret n’a malheureusement plus aucun contenu. Le secret de l’instruction et le secret professionnel ont un sens. J’ai vécu cela pendant sept ans. Quand j’étais à Paris, j’étais habilité « secret-défense ». Le secret-défense est une nécessité parce que certains éléments ne peuvent pas tomber entre toutes les mains et méritent d’être protégés en raison des intérêts supérieurs de la sûreté de l’État et du pays. C’est le cas dans tous les pays et nous ne sommes pas celui qui en fait le plus. Les États-Unis ont une approche du secret bien plus conséquence que la nôtre.

Je ferai une réflexion personnelle qui n’engage que moi. Nous vivons dans un monde dominé par la théorie du complot. Je l’ai constaté dans nombre de procédures à Paris où, derrière des faits commis se profile toujours la conviction qu’il y a des choses inavouables à ne pas partager avec les concitoyens. Si le secret-défense est une nécessité absolue, il faudrait parfois avoir une appréciation plus nuancée des éléments à classifier. À plusieurs reprises, après avoir obtenu la déclassification de certains dossiers, nous nous sommes bien demandé pourquoi ils l’avaient été. La classification peut alimenter la théorie du complot. Des aménagements pourraient être apportés au secret-défense, même si certaines choses n’ont pas à se trouver sur la place publique, parce qu’elles conditionnent de trop graves intérêts supérieurs.

Mme Émilie Guerel. Frédéric Thiriez doit rendre dans les prochains jours un rapport sur la réforme de la haute fonction publique. Sa feuille de mission indique que la réforme de l’ENA et d’autres concours de la haute fonction publique, dont celui de l’école nationale de la magistrature (ENM), doit obéir à trois principes : l’objectivité et la neutralité du recrutement par le maintien du concours, la sélection des candidats les plus compétents et l’égalité des chances qui n’est pas ou plus réellement assurée. Cette réforme des concours induirait aussi une réforme du contenu de la formation, qui s’étendrait ainsi sur deux ans. La piste d’un tronc commun avec d’autres écoles de hauts fonctionnaires comme l’ENM a été avancée. Or ajouter un tronc commun généraliste d’un an reviendrait à amputer la formation théorique des futurs juges et procureurs.

Lors de leur audition par la mission Thiriez, les dirigeants de l’ENM se sont dits ouverts à un stage commun dans des administrations publiques d’une durée limitée à un mois. Cependant, ils ont également rappelé qu’au nom du principe d’indépendance de la justice, il n’existait à l’étranger aucun État de droit proposant un tronc commun de formation initiale entre magistrats et hauts fonctionnaires. Quel regard portez-vous sur cette réforme et de quelle manière la réforme du tronc commun de la formation initiale pourrait favoriser à la fois l’excellence de la formation délivrée par l’ENM et l’indépendance de la justice ?

M. François Molins. En matière d’ouverture et de repli sur soi, l’école a beaucoup évolué depuis sa création, en 1958. L’après Outreau s’est traduit par une réforme profonde de la pédagogie et il n’y a aucun refus de changement.

La durée de formation à l’ENM est de trente et un mois. Nous ne sommes pas du tout dans la situation de l’ENA. Nous n’avons aucune difficulté d’ouverture sur l’extérieur. À Bordeaux, plus de 30 % des élèves sont ou ont été boursiers. Trois classes préparatoires intégrées permettent d’allouer des bourses à des étudiants méritants venant de territoires défavorisés. Chaque classe préparatoire intégrée coûte 200 000 euros, ce qui est peu à l’échelle du budget d’un État. Il suffirait d’en avoir trois de plus pour couvrir toute la partie est de la France. En outre, il n’y a pas de « botte » à l’ENM. Quand vous sortez très bien classé à l’ENA, vous intégrez les grands corps de l’État, tandis qu’à la sortie de l’ENM, tout le monde va faire du juridictionnel et « pousser les wagons dans la mine ». Les reproches adressés à l’ENA n’ont pas lieu de l’être à l’ENM.

Cela étant, pourquoi ne pas changer ? Avec la première présidente et le conseil supérieur de la magistrature, nous avons pris des positions qui ne s’opposent pas à un tronc commun, à partir du moment où il est proportionné. J’ai noté que la mission Thiriez était revenue à une approche plus réaliste et plus conforme à nos souhaits, puisqu’il n’est plus question d’un tronc commun d’un an mais plutôt de quelques mois et qui ne serait plus organisé ab initio. Nous disions qu’il était inutile de réunir des gens qui venaient de réussir des concours et qui, par définition, n’avaient aucune pratique professionnelle à partager. Il faut absolument sanctuariser la place de la formation pour ce qui est de l’acquisition des vertus d’impartialité et d’indépendance des futurs magistrats. Dès lors qu’on préserve ces acquis, pourquoi ne pas changer ? Je le répète, ce n’est pas la première fois qu’on l’aura fait.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci beaucoup, monsieur le procureur général, d’avoir accepté cette audition publique. Compte tenu du sujet, il me paraissait utile que les citoyennes et les citoyens puissent assister à cette audition afin de s’en emparer et que toute la lumière puisse être faite sur le fonctionnement de la justice.

 

 


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Audition du mercredi 5 février 2020

À 16 heures : M. Jacky Coulon, secrétaire général de lUnion syndicale des magistrats, et Mme Nina Milesi, secrétaire nationale

M. le président Ugo Bernalicis. La commission d’enquête entend M. Jacky Coulon, secrétaire général de l’union syndicale des magistrats (USM), et Mme Nina Milesi, secrétaire nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jacky Coulon et Mme Nina Milesi prêtent successivement serment.)

M. Jacky Coulon, secrétaire général de lunion syndicale des magistrats. La France compte environ 8 500 magistrats de l’ordre judiciaire, dont 2 200 adhérents de l’union syndicale des magistrats (USM). Aux dernières élections professionnelles, notre organisation a recueilli 64 % des voix, ce qui fait de l’union syndicale des magistrats l’organisation professionnelle de loin la plus représentative. Les deux autres organisations professionnelles, dont vous entendrez des représentants, sont le syndicat de la magistrature et FO magistrats.

L’union syndicale des magistrats se caractérise par son apolitisme. Cela ne signifie pas que l’USM s’interdit de participer au débat politique, cela veut dire qu’elle intervient sans arrière-pensées politiques et sans idéologie préconçue.

L’objet même de l’union syndicale des magistrats, et cela figure en tête de nos statuts, est d’assurer l’indépendance de la fonction judiciaire. C’est dire que nous sommes tout à fait dans le sujet qui vous préoccupe et qui nous préoccupe aussi. L’intitulé de votre commission d’enquête est d’ailleurs intéressant, car le pouvoir judiciaire va bien au-delà de « l’autorité judiciaire » figurant dans la Constitution. L’indépendance de la fonction judiciaire est une garantie essentielle des droits et libertés des citoyens. C’est le fondement de la démocratie. À cet égard, nous sommes actuellement préoccupés par ce qui se passe en Pologne, cas sur lequel nous aurons peut-être l’occasion de revenir.

Mme Nina Milesi, secrétaire nationale de lunion syndicale des magistrats. L’indépendance de la justice est un droit constitutionnel pour les citoyens, qui doivent avoir la garantie que les magistrats n’exercent leurs fonctions qu’en application de la loi et de l’intérêt général, hors de toute considération politique. Elle doit être protégée sur le plan institutionnel par le statut des magistrats. Elle ne doit pas être confondue avec l’impartialité, qui est également une garantie essentielle de la confiance du public en la justice. L’impartialité repose sur une absence de parti pris et de préjugés du magistrat tout au long de la procédure qui le conduit à rendre une décision.

Loin d’être totalement assurée, l’indépendance de la justice demeure incomplète au regard des règles statutaires qui régissent les membres du parquet, notamment s’agissant de la nomination et la discipline.

Récemment encore, la première présidente et le procureur général de la Cour de cassation ont dû rappeler que « l’indépendance de la justice […] est une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie », rappel adressé au Président de la République. C’est dire que l’indépendance de la justice n’est jamais totalement acquise ni facile.

S’agissant du statut des magistrats, j’évoquerai les conditions de nomination des magistrats et la discipline des magistrats du parquet.

Pour que les nominations des magistrats soient exemptes de suspicion de partialité en lien avec des affinités politiques, elles ne doivent pas rester entre les mains du pouvoir exécutif, comme c’est le cas aujourd’hui. À titre principal, l’USM demande une réforme constitutionnelle afin que le conseil supérieur de la magistrature (CSM) gère la totalité des carrières des magistrats et puisse mener une politique réelle et efficace de gestion des ressources humaines. C’est aujourd’hui la direction des services judiciaires, c’est-à-dire le ministère de la justice, qui gère la majeure partie des carrières des magistrats du siège comme du parquet. À titre subsidiaire, un régime unique de désignation de tous les magistrats doit être instauré.

Actuellement, le principal obstacle à l’indépendance du pouvoir judiciaire réside donc dans le statut des magistrats du parquet qui dépendent du ministère de la justice pour leur nomination, puisque le ministre propose leur nomination au CSM qui n’émet qu’un avis simple. C’est pourquoi nous demandons un statut unique, à savoir un alignement complet des conditions de nomination des magistrats du parquet sur celles des magistrats du siège, c’est-à-dire un avis conforme du CSM pour toutes les nominations et le transfert au CSM du pouvoir de proposition des candidats aux fonctions de procureurs, procureurs généraux et membres du parquet général, soit les postes les plus importants du parquet.

Certes, des avancées notables ont été réalisées. Les instructions individuelles dans les dossiers ont été supprimées par la loi du 25 juillet 2013 et le CSM dispose désormais de la liste des candidats ayant postulé aux postes les plus importants du parquet. Ces réformes sont encore insuffisantes. Le Président de la République avait envisagé de reprendre un certain nombre de dispositions dans son projet de réforme constitutionnelle, mais tout semble arrêté.

S’agissant de la discipline des magistrats du parquet, aujourd’hui le CSM, dans sa formation « parquet », ne rend que des avis qui peuvent ne pas être suivis par le ministère de la justice. Ainsi, en matière disciplinaire, le garde des Sceaux saisit le CSM, requiert devant le CSM et prend la décision. Dès lors, on ne peut pas considérer qu’un magistrat du parquet est totalement indépendant. Sa nomination et l’exercice du pouvoir disciplinaire à son égard dépendent entièrement du pouvoir exécutif. Nous demandons donc que le conseil supérieur de la magistrature ait le même rôle pour le magistrat du siège que pour le magistrat du parquet. Nous estimons également que la « mutation pour nécessités de service » d’un magistrat du parquet doit être supprimée. L’USM demande enfin que l’article 4 de l’ordonnance statutaire soit ainsi modifié : « Les magistrats du siège et du ministère public sont inamovibles ».

J’en viens aux moyens. Pour qu’une justice soit réellement indépendante, que cette indépendance ne reste pas théorique, il faut que la justice judiciaire ait les moyens de fonctionner décemment. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Je sais que c’est un lieu commun que de dénoncer les difficultés de fonctionnement rencontrées par les magistrats, les greffiers et les tribunaux en raison d’un manque de moyens chronique. Certes, le budget de la justice a été préservé par rapport à d’autres budgets, mais il reste, parmi les grandes démocraties européennes, dans la fourchette basse. Cette situation qui pose de nombreux problèmes a été dénoncée par toutes les instances de la justice judiciaire, y compris par la Cour des comptes qui a stigmatisé à plusieurs reprises des réformes prises sans étude d’impact, et sans ajustement des effectifs, ce qui désorganise grandement la justice.

C’est pourquoi nous demandons que toute nouvelle réforme de la justice soit précédée d’une étude d’impact réelle et sérieuse et qu’elle soit conditionnée à l’octroi des moyens nécessaires à sa mise en œuvre. Aujourd’hui, ces principes n’étant pas suivis, les dysfonctionnements sont multiples. L’immobilier se dégrade. C’est notamment le cas des tribunaux de Bobigny, Toulon, Cayenne et Perpignan. Sur le plan des effectifs, la situation des magistrats s’est grandement améliorée grâce des recrutements massifs, ces dernières années, mais elle reste largement sous-évaluée. Les dysfonctionnements des extractions judiciaires de détenus sont tels que l’USM a publié un livre blanc : nombre de magistrats obtiennent difficilement l’extraction le jour et à l’heure qu’ils souhaitent.

Outre l’insuffisance des moyens, la façon dont ils sont gérés pose également problème. La mission justice comporte six programmes dont les poids respectifs sont très divers et dont un seul est relatif à la justice judiciaire. L’administration pénitentiaire bénéficie toujours prioritairement des moyens supplémentaires alloués au ministère de la justice.

S’agissant d’une autorité régalienne, nous estimons que le budget des juridictions judiciaires devrait être différencié de ceux consacrés à l’administration pénitentiaire et à la protection judiciaire et de la jeunesse (PJJ). Nous souhaiterions donc bénéficier d’une mission distincte.

Il ne peut y avoir d’indépendance réelle de la justice sans autonomie financière. C’est pourquoi nous demandons que le conseil supérieur de la magistrature puisse donner un avis sur le projet de budget avant sa présentation au Parlement. Cette réforme impliquerait la modification des textes relatifs à la compétence du CSM et le contenu de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).

À plus long terme, l’USM considère que l’indépendance de la justice judiciaire passe par le transfert au CSM de prérogatives de l’exécutif en matière budgétaire, tant au niveau national que pour le budget de fonctionnement de chaque juridiction.

Le CSM lui-même pourrait faire l’objet d’une réforme visant à renforcer son indépendance budgétaire. Depuis 2010, il bénéficie d’un programme budgétaire spécifique au sein de la mission justice. C’est une avancée mais nous la jugeons insuffisante. Nous souhaiterions que le CSM soit érigé en pouvoir public, ce qui lui permettrait de fixer les moyens nécessaires à son fonctionnement. Cette réforme se justifierait à plus d’un titre. Le CSM est une autorité constitutionnelle. Il est également une juridiction constitutionnelle en matière de discipline des magistrats. Une telle autonomie est justifiée par le principe même de la séparation des pouvoirs. Seul un organe réellement indépendant sera à même de garantir l’indépendance de la justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous dites que vous êtes un syndicat apolitique mais que vous pouvez critiquer la politique conduite en matière de justice. D’ailleurs, le dernier discours de votre présidente, Céline Parisot, intitulé « Justice et dépendances » remettait en cause la politique actuelle. Pourriez-vous préciser la nature des critiques que vous adressez à la loi de programmation et de réforme pour la justice ? Dans un article récent, vous écriviez : « lier carte judiciaire et électorale est tout simplement scandaleux ».

M. Jacky Coulon. S’agissant de la possible adéquation de la carte électorale avec la carte judiciaire, vous le savez, un message du cabinet de la ministre de la justice adressé au ministère de l’intérieur demandait l’intervention d’un spécialiste en matière électorale en vue de la possible suppression de la fonction de juge d’instruction dans certaines juridictions.

Pour l’USM, la suppression éventuelle de juges d’instruction doit être liée à la taille efficiente et pertinente d’une juridiction. Nous considérons que lorsqu’une juridiction est trop petite pour pouvoir bien fonctionner, il ne faut pas hésiter à la supprimer, quitte à la remplacer par d’autres services. Les juridictions ne peuvent fonctionner en dessous d’une taille minimale. La ministre avait déclaré : « je ne veux fermer aucun site judiciaire ». Certes, la justice de proximité est nécessaire, mais en tout état de cause on ne saurait prendre en compte la couleur politique des élus locaux pour ne pas fermer des sites judiciaires dont la présence est devenue injustifiée, comme cela s’est pratiqué par le passé. À l’occasion de précédentes réformes de la carte judiciaire, certaines juridictions ont été sauvées en raison de la couleur politique du député ou du maire. Au regard de notre apolitisme, seul le critère de la taille efficiente de la juridiction est à retenir. Nous ne sommes pas opposés à la fermeture de juridictions dans la mesure où ces décisions ne sont pas inspirées par des considérations politiques.

L’USM n’est donc pas systématiquement opposée à la suppression de postes de juge. Dans une petite juridiction, un juge d’instruction isolé qui ne traite qu’une quinzaine de dossiers par an n’a pas les moyens de fonctionner efficacement, dans la mesure où, happé par d’autres activités juridictionnelles – juge aux affaires familiales, audiences correctionnelles – il a très peu de temps à consacrer à l’instruction. De plus, l’expérience montre qu’il vaut mieux regrouper les juges d’instruction dans des pôles pour améliorer leur efficacité.

La loi de programmation prévoit aussi des suppressions de postes de juge d’application des peines. Nous y sommes, en revanche, totalement opposés parce que, contrairement à celle de juge d’instruction, cette fonction nécessite absolument une proximité. Il s’agit de traiter des cas difficiles de personnes en situation de précarité, des personnes « en sursis avec mise à l’épreuve », qui sera prochainement appelé « sursis probatoire », qui ne peuvent pas se déplacer facilement. Si on les éloigne du juge, leur suivi ne sera pas efficace. C’est l’une des dispositions de la loi de programmation et de réforme pour la justice que nous critiquions. À notre connaissance, il n’est pas prévu de suppressions de fonctions de juge d’application des peines, mais la possibilité ouverte par la loi nous inquiète.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est un lieu commun du monde judiciaire de souhaiter faire évoluer les règles relatives aux avis simples et conformes rendus par le CSM sur les nominations. La position d’un magistrat en administration centrale, particulièrement au ministère de la justice, ou en cabinet occupe aussi les réflexions des membres de la commission d’enquête. Quelle est la position de votre syndicat sur le fait qu’un magistrat qui, au cours de sa carrière, se trouve en situation de proximité avec l’exécutif, puisse éveiller une certaine suspicion sur son indépendance.

M. Jacky Coulon. Ce n’est pas parce que, pendant un temps donné, un magistrat est en administration centrale qu’il sera dépendant du pouvoir en place pour la suite de sa carrière. Certes, en administration centrale, on est intégré dans une hiérarchie, mais quand on est en juridiction, on bénéficie d’un statut différent, garantissant son indépendance. Le statut du magistrat en administration centrale est proche de celui du parquet. On parle d’ailleurs de substitut ou de premier substitut. Nous réclamons plus d’indépendance pour le parquet et que les magistrats en administration centrale aient un statut différent de ceux du parquet.

M. le président Ugo Bernacilis. Serait-il utile de prévoir d’autres positions statutaires, afin d’établir clairement la distinction et éviter toute confusion ?

M. Jacky Coulon. C’est envisageable, puisqu’un magistrat directeur d’administration est en détachement. Un magistrat qui intervient comme formateur à l’école nationale de la magistrature (ENM) l’est également.

M. le président Ugo Bernalicis. Les passages en administration centrale sont le plus souvent des « boosts » dans la carrière des magistrats concernés. Cela appelle-t-il des remarques de votre part ?

M. Jacky Coulon. Je ne pense pas que ce soit une question statutaire et ce n’est pas le cas de tous les passages en administration centrale. Les magistrats nommés dans les cabinets ministériels sont plus probablement amenés à avoir une carrière particulière. D’autres ne bénéficient pas des mêmes avantages, raison de plus pour demander que la nomination des magistrats échappe au pouvoir exécutif. Si le CSM nommait les procureurs et les procureurs généraux, on n’aurait pas comme procureur de la République celui qui était conseiller du ministre dans son cabinet.

M. le président Ugo Bernalicis. Il existe une polémique relative à la décoration des magistrats. Il y a encore environ trois semaines a été décoré un procureur à Lyon qui avait classé sans suite une affaire concernant les comptes de campagne du Président de la République. Évidemment, la presse a écrit qu’il avait été décoré pour cette raison. C’était sans doute un raccourci, mais que pensez-vous de ce sujet ? Ces décorations ne peuvent-elles pas être interprétées comme des échanges entre l’exécutif et l’autorité judiciaire ?

M. Jacky Coulon. C’est surtout une question d’image. Dans l’affaire du procureur de Lyon, le délai d’instruction de la demande d’une telle médaille ne pouvait avoir aucun lien avec la décision qu’il avait prise quinze jours avant.

M. le président Ugo Bernalicis. Le fait d’être décoré, même de manière décorrélée dans le temps, est-il de nature à créer une dépendance vis-à-vis de l’exécutif, une sorte de pensée conforme, à l’instar des passages en administration centrale et en cabinet ?

M. Jacky Coulon. Pas vraiment. Sans être indispensables, les décorations ne sont pas non plus une marque de dépendance.

M. le président Ugo Bernalicis. Le conseil supérieur de la magistrature ne peut pas s’autosaisir pour rendre des avis et l’inspection générale de la justice ne peut pas non plus s’autosaisir en matière disciplinaire, quand apparaît une affaire sur un magistrat qui aurait commis des manquements déontologiques. Souhaitez-vous voir évoluer le fonctionnement de l’inspection générale de la justice, tout comme celui du CSM ?

M. Jacky Coulon. La prérogative d’émettre des avis spontanés devrait être réattribuée au CSM. Elle lui a été retirée lors de la précédente réforme constitutionnelle de 2008. Il est fâcheux que le CSM ne puisse pas se saisir de sujets relatifs à l’indépendance et émettre un avis sur une situation qui lui paraîtrait problématique.

En ce qui concerne les enquêtes administratives de l’inspection générale de la justice, des progrès importants sont à faire, car aucun texte ne régit cette phase pré-disciplinaire. La méthodologie arrêtée par l’inspection générale guide la procédure, ce qui est intolérable et insuffisant. Il y a moins d’une dizaine d’années, avant des décisions du Conseil d’État, puis du CSM, un magistrat visé par une enquête administrative n’avait aucun droit. Il n’avait pas accès au dossier, ne pouvait être assisté, n’avait que le droit de répondre aux questions qui lui étaient posées. Puis le CSM écarta une enquête administrative en faisant valoir que, compte tenu des conditions de son déroulement, les auditions effectuées par l’inspection n’avaient aucun crédit : la personne concernée, sans assistance, se trouvait en situation de précarité en raison de son état de santé. À la suite de cela, l’inspection a légèrement modifié sa méthodologie en permettant l’assistance de l’intéressé en cas de situation de précarité, appréciée au cas par cas. En 2016, la loi a introduit la possibilité pour les chefs de cour de prendre des avertissements à l’égard des magistrats. La procédure prévoyait que le magistrat pouvait se faire assister d’un délégué syndical ou d’un avocat ayant accès au dossier et pouvant défendre l’intéressé. L’inspection a de nouveau modifié sa méthodologie en prévoyant que le magistrat visé par une enquête administrative puisse être assisté par un représentant syndical ou un avocat, mais uniquement lors de son audition. On ne peut pas intervenir, on ne peut pas poser de questions, on n’a pas accès au dossier et on ne peut pas demander d’investigations complémentaires. Ce n’est pas une assistance au sens où on l’entend dans une procédure pénale, où l’avocat assiste un mis en examen devant un juge d’instruction. Nous réclamons une modification de l’enquête administrative sur ce point.

Actuellement, le service de l’inspection générale dépend exclusivement du garde des Sceaux. Elle ne remet le dossier qu’au garde des Sceaux et non au magistrat visé lorsqu’il n’y a pas de poursuites disciplinaires. Il faudrait que l’inspection soit rattachée au CSM, puisse être saisie par le CSM et ne soit pas uniquement un organe au service du garde des Sceaux.

M. le président Ugo Bernalicis. Avez-vous eu connaissance, dans le cadre de votre mandat syndical ou de vos prérogatives professionnelles, de manquements directs ou indirects à l’indépendance de la justice ?

Mme Nina Milesi. Je n’ai été que magistrate du siège et je n’ai jamais été victime ou témoin de pressions d’un membre du pouvoir exécutif, d’un membre du pouvoir législatif, d’un collègue ou de la hiérarchie.

M. Jacky Coulon. J’ai été magistrat du parquet et magistrat du siège. Depuis la loi de 2013 interdisant les instructions individuelles du garde des Sceaux à l’égard des parquets, cette disposition législative a toujours été respectée à la lettre dans les affaires dont j’ai eu à connaître. J’ai même connu un procureur de la République qui avait demandé des instructions et auquel le ministre de la justice avait répondu qu’il n’avait pas à lui en donner et qu’il devait faire ce qui lui semblait être le plus adapté ! L’image publique de la justice est entachée par le statut du parquet. Le statut du parquet qui met la nomination et la discipline des procureurs de la République aux mains du pouvoir exécutif nuit à l’image d’indépendance de la justice, une indépendance que l’on constate pourtant concrètement dans les affaires individuelles. Je peux vous garantir que depuis 2013, je n’ai pas eu d’instructions dans des dossiers individuels.

M. le président Ugo Bernalicis. À titre syndical, êtes-vous sollicités pour effectuer des médiations entre un magistrat et une hiérarchie trop pressante dans une affaire, pour en accélérer ou ralentir le rythme, effectuer tel acte d’enquête ?

M. Jacky Coulon. Nous n’avons jamais eu de collègues qui se seraient plaints d’atteintes à l’indépendance. Il y a d’autres difficultés, comme la dépendance de la police judiciaire vis-à-vis du ministère de l’intérieur, que vous connaissez bien, monsieur le président.

M. le président Ugo Bernalicis. Les manquements éventuels à l’indépendance vis-à-vis de l’exécutif ne se limitent pas au garde des Sceaux et à la direction de l’administration centrale. Le ministère de l’intérieur est aussi l’exécutif.

M. Jacky Coulon. Le ministre de la justice ne donne pas d’instructions dans les dossiers individuels. Nous pourrons revenir sur la question des remontées d’informations.

Par ailleurs, les officiers de police judiciaire, qui dépendent du ministère de l’intérieur, rendent compte de ce qu’ils font au ministère de l’intérieur, même dans le cadre d’une instruction dirigée par un juge d’instruction.

M. Didier Paris, rapporteur. Souhaitez-vous que le CSM ait un pouvoir de proposition ou un pouvoir d’avis conforme sur la nomination des postes les plus importants du parquet ?

M. Jacky Coulon. Un pouvoir de proposition pour les nominations des procureurs de la République et des procureurs généraux. Cela revient à étendre le dispositif existant pour les chefs de juridiction. Pour les autres magistrats du parquet, qui ne sont ni procureurs ni procureurs généraux, c’est-à-dire les vice-procureurs, procureurs adjoints, substituts, qui représentent l’essentiel des magistrats du parquet, on ne peut pas demander au CSM, compte tenu des moyens qui sont les siens, de procéder à leur nomination. Pour eux, nous demandons que leur nomination soit conditionnée à un avis conforme du CSM.

M. Didier Paris, rapporteur. J’ai un souvenir précis des conditions d’adoption de la loi du 23 mars 2019. Nous avons commencé par un examen long et approfondi de l’étude d’impact. Pourquoi avez-vous dit qu’il n’y avait pas eu d’étude d’impact ?

Mme Nina Milesi. J’ai dit que c’était le cas pour de multiples réformes, pas pour toutes les réformes. Beaucoup de réformes concernant la justice sont adoptées sans étude d’impact réelle.

M. Didier Paris, rapporteur. Pourriez-vous citer des exemples ?

M. Jacky Coulon. Nous déplorons souvent le manque de sérieux de l’étude d’impact et nous ne sommes pas les seuls. Dans son rapport sur l’approche méthodologique des coûts de la justice, publié en janvier 2019, la Cour des comptes faisait le même constat. Je pense notamment à l’étude d’impact relative au projet de loi de programmation et de réforme pour la justice où est envisagée l’économie d’une douzaine de postes de juge d’application des peines. Comment est-on parvenu à ce chiffre ? Cela aurait pu être cinq, quinze, vingt ou trente !

M. Didier Paris, rapporteur. Il s’agit donc moins, pour vous, d’absence d’étude d’impact que d’une contestation de fond de son contenu, ce qui est légitime et propre à votre syndicat.

Lors de la discussion de la loi de programmation, je n’ai pas entendu votre syndicat s’exprimer en faveur de la fermeture des juridictions, j’ai même cru l’inverse, puisque le débat incitait la ministre à se positionner clairement sur l’absence de fermeture. Si ces fermetures devaient intervenir dans le respect de l’indépendance de la justice, quels en seraient les critères les plus évidents ? Vous avez parlé de pertinence, mais qu’est-ce que cela signifie dans l’esprit de votre syndicat ?

M. Jacky Coulon. Lorsque l’effectif d’une juridiction n’est pas suffisant pour la rendre apte à prendre des décisions dans un délai raisonnable, par exemple, en raison de la vacance d’un ou deux postes, soit on le renforce, soit on estime que le volume d’affaires à traiter n’est pas suffisant et on la ferme. C’est une position que l’USM a toujours défendue. Il est vrai que lors des débats sur la loi de programmation, la ministre a défendu l’idée de ne fermer aucun site. Mais nous ne sommes pas là pour défendre telle ou telle juridiction, et nous avons toujours dit que si une juridiction n’était pas en état de fonctionner faute d’effectifs suffisants et si on ne pouvait les lui attribuer, il valait mieux transférer son activité à la juridiction voisine. C’est la position constante de l’USM par rapport à ce que nous appelons la taille efficiente de juridiction.

M. Didier Paris, rapporteur. Il existe des règles, d’ailleurs plus ou moins précises, sur la mobilité fonctionnelle et géographique des magistrats, mais aussi des règles relatives à l’intégration dans le corps judiciaire de personnes n’ayant pas suivi le cursus de l’ENM, anciens avocats, juristes ou autres. Ces personnes intégrées à un moment ou à un autre de leur carrière vous semblent-elles présenter les mêmes garanties d’indépendance que les magistrats ayant suivi un cursus classique à l’ENM ? Si oui, dont acte ; si non, pour quelles raisons ? Et les règles qui prévalent pour l’intégration des magistrats venant de l’extérieur vous paraissent-elles suffisantes eu égard aux garanties d’indépendance ?

M. Jacky Coulon. L’intégration, mode de recrutement parallèle à celui des concours, doit intervenir dans le cadre d’une procédure pilotée par la commission d’avancement, laquelle étudie les dossiers et entend les personnes concernées en ayant à l’esprit l’obligation d’indépendance. Après quoi intervient une décision du CSM. Nous avons connu des exemples où il avait émis un avis non conforme, parce qu’il estimait que les conditions d’indépendance n’étaient pas suffisamment garanties.

M. Antoine Savignat. Vous appelez de vos vœux un mode de désignation des parquetiers, dans lequel le pouvoir exécutif n’exerce aucun rôle. Dans le même temps, vous nous dites ne jamais avoir eu à connaître d’instruction ou de tentative d’immixtion du pouvoir exécutif dans l’exercice de la justice. Vous citiez même l’exemple inverse d’un magistrat qui avait demandé des instructions et à qui elles avaient été refusées. Cela ne peut que semer le doute dans nos esprits. Votre prédécesseur dans cette salle François Molins observait que nous vivions dans une société du complot. Si cette commission a été créée, c’est bien que la question se pose. Vous nous dites que ça n’existe pas mais qu’il faudrait faire quelque chose contre cela. Pourriez-vous nous éclairer sur ce paradoxe ?

Si on en venait à la solution que vous préconisez en matière de nomination, qui est peut-être la meilleure, même si cela fonctionne bien actuellement, quel rôle donner au pouvoir politique ? Comment le gouvernement pourra-t-il mener la politique pénale qu’il souhaite, ce qui est une de ses missions premières dans l’exercice du mandat qui lui est confié ?

M. Jacky Coulon. Votre question appelle une double réponse. Premièrement, il suffit de voir, dès qu’une affaire un peu médiatique est engagée, les accusations portées par les uns et par les autres contre le parquet, considéré comme étant à la solde du pouvoir, même si nous ne cessons de dire qu’il n’y a pas d’instructions individuelles. Dans l’affaire Balkany, on a dit que le parquet, inféodé au pouvoir, menait un procès politique. Certains peuvent le dire parce que les conditions de nomination et de discipline du parquet ne garantissent pas son indépendance. L’image ne correspond certes pas à la réalité mais elle est très défavorable au parquet, car il est vrai que la nomination et la discipline des magistrats du parquet sont entièrement entre les mains du pouvoir exécutif.

Deuxièmement, la dépendance du parquet est-elle légitime pour permettre au gouvernement d’appliquer la politique pénale dont il doit répondre devant le Parlement ? À l’USM, nous estimons que le gouvernement doit pouvoir mener une politique pénale sans avoir la mainmise sur les nominations des procureurs de la République et des procureurs généraux. Pour cela, le ministre de la justice dispose du pouvoir de prendre des circulaires applicables au magistrat du parquet, même s’il est nommé par le CSM. Le statut du parquet prévoit que le magistrat du parquet exécute les dispositions prévues par circulaire et rend compte de son activité, faute de quoi cela constitue une faute disciplinaire.

Tout magistrat, qu’il soit du parquet ou du siège, doit respecter la loi. L’indépendance de la justice, ce n’est pas faire n’importe quoi et prendre une décision par rapport à son propre état d’esprit ou ses convictions. Si un magistrat du siège estime qu’une loi n’est pas adaptée, il l’applique quand même, il n’a pas le choix. En démocratie, la volonté populaire oblige à appliquer la loi, qu’elle plaise ou non au magistrat. S’il y a des instructions du garde des Sceaux à l’égard des magistrats du parquet, même s’ils n’ont pas été nommés par le pouvoir exécutif, on peut leur demander d’appliquer cette politique pénale.

M. Olivier Marleix. Nous ne doutons pas que les magistrats du siège appliquent la loi, bien qu’en matière d’application des peines planchers, on ait vu des comportements très différents d’un tribunal à un autre.

Quel rôle doit rester entre les mains du ministre de la justice ? En quoi consiste l’élaboration d’une politique pénale pour le gouvernement ? À la lecture des circulaires de politique pénale rédigées par les différents gardes de Sceaux à leur entrée en fonction, on a le sentiment que c’est un gentil exercice répondant à l’air du temps. Il s’agit de courir après les méchants, de poursuivre les terroristes, etc. Le seul intérêt, c’est que cela donne une indication sur les priorités du moment.

Par ailleurs, existe-t-il des dispositifs d’alerte internes à la disposition des magistrats en cas de tentative du pouvoir exécutif d’orienter le cours d’une enquête préliminaire ou d’une instruction ? La loi Sapin 2 a créé un dispositif de lanceurs d’alerte pour l’administration et les entreprises. Au ministère de l’intérieur, il existe la plateforme de signalement de l’inspection générale de la police nationale (IGPN). Existe-t-il un dispositif équivalent au sein du ministère de la justice ?

M. Jacky Coulon. En ce qui concerne l’exercice de la politique pénale par le garde des Sceaux, votre question me surprend, car il est du pouvoir, voire du devoir, du ministre de fixer des priorités. Fixer pour priorités la lutte contre le terrorisme ou les violences au sein de la famille, ce n’est pas rien. Ce sont des orientations de politique pénale que les magistrats du parquet doivent appliquer.

Le principal dispositif d’alerte, ce sont les syndicats de magistrats. Environ un quart des magistrats sont adhérents chez nous. S’ils subissaient des atteintes à l’indépendance, nous aurions inévitablement des remontées. Nous entretenons des contacts fréquents avec nos adhérents par des listes de discussion. Ils ont tous nos adresses mail. Le téléphone fonctionne beaucoup au bureau de l’USM. Ce canal ne manquerait pas d’être utilisé. Mais je ne vois pas comment on pourrait mettre en place au sein du ministère de la justice ou du ministère de l’intérieur un système d’alerte sur leurs propres pressions.

M. Sébastien Nadot. Les possibles connivences et le jeu des réseaux locaux dans les tribunaux de commerce, les conseils de prud’hommes et les petits tribunaux de province ont été évoqués lors des auditions. Cela rejoint un questionnement des citoyens. En tant que représentant d’un syndicat représentant des magistrats, comment abordez-vous ce problème bien réel ?

M. Jacky Coulon. Nous n’avons aucun adhérent qui soit juge dans un tribunal de commerce ou dans un conseil de prud’hommes. Nous sommes un syndicat de magistrats professionnels. Dans les tribunaux de commerce, les juges sont élus par leurs pairs et, dans les conseils de prud’hommes, ce sont des représentants d’employeurs ou de salariés. En tant qu’organisation syndicale de magistrats, nous n’avons pas de commentaire à faire sur la dépendance ou l’indépendance de ces juridictions.

Il y a eu, à l’occasion de la réforme de la carte judiciaire, dite « Dati », de nombreuses suppressions de petits tribunaux de commerce, en raison peut-être du sentiment que vous évoquiez. Mais nous n’avons pas d’informations particulières, car nous n’avons pas de contact avec les tribunaux de commerce ou les conseils de prud’hommes.

 


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Audition du mercredi 5 février 2020

À 17 heures : M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

M. le président Ugo Bernalicis. Nous entendons maintenant M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Rémy Heitz prête serment)

M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris. L’indépendance de la justice est un sujet fondamental pour notre justice et notre démocratie. Il est au cœur des pratiques quotidiennes des magistrats.

Mon parcours est souvent qualifié d’atypique. J’exerce la fonction de magistrat de l’ordre judiciaire depuis plus de trente ans et j’ai alterné les fonctions judiciaires et administratives. J’ai exercé des fonctions au siège et au parquet.

J’ai été trois fois directeur d’administration centrale, pas uniquement d’ailleurs au ministère de la justice : j’ai été délégué interministériel à la sécurité routière, directeur de l’administration générale et de l’équipement au ministère de la justice, et directeur des affaires criminelles et des grâces. Au parquet, j’ai été substitut à Pontoise, vice-procureur à Paris, procureur de la République à Saint Malo, à Metz puis à Paris aujourd’hui.

Au siège, j’ai exercé les fonctions de président du tribunal de grande instance de Bobigny et de premier président de la cour d’appel de Colmar avant d’être nommé procureur de la République de Paris.

C’est un parcours particulier mais qui n’est pas exceptionnel. Pour certains, les passages du siège au parquet peuvent être interprétés comme un facteur de risque pour l’indépendance ; pour moi, ils représentent la garantie de s’adapter et d’intégrer les contraintes des autres. Grâce à ces parcours croisés, avec le président du tribunal judiciaire de Paris, nous formons aujourd’hui une dyarchie harmonieuse.

Concernant l’indépendance, je centrerai mon propos sur le parquet et les fonctions du ministère public. Il y a à peine deux mois, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu un arrêt important reconnaissant au parquet français la qualité d’autorité judiciaire capable de délivrer un mandat d’arrêt européen.

Aujourd’hui, en l’absence de révision constitutionnelle, le parquet est régulièrement attaqué pour un prétendu défaut d’indépendance par rapport au siège. Il existe beaucoup de suspicion, de soupçons infondés qui résultent d’une lecture caricaturale. Cette situation est difficile à vivre au quotidien pour les magistrats du parquet dont la formation est identique à celle de leurs collègues du siège. Cette différence de statut est aujourd’hui une difficulté. À terme, si la constitution n’évolue pas, la profession pourrait ne plus être attractive.

Notre indépendance est au cœur de notre statut et est liée à la responsabilité. Les décisions des magistrats du siège et du parquet doivent être prises en toute indépendance et en toute impartialité.

Le parquet de Paris, est composé de 125 magistrats et de 400 fonctionnaires. C’est donc une équipe de près de 500 personnes. Elle assure les fonctions du ministère public au plan local, comme tous les parquets, mais aussi au niveau interrégional et au niveau national pour certaines infractions : cybercriminalité, criminalité organisée complexe ou santé publique. C’est la raison pour laquelle nous traitons des dossiers tels que le Médiator, les catastrophes aériennes ou les grandes attaques cybercriminelles.

Au parquet, la loyauté est le corollaire de l’indivisibilité. Les magistrats du parquet sont des procureurs. Ils n’agissent pas par délégation. Lorsqu’ils prennent une décision, ils sont le procureur de la République. C’est le code de procédure pénale qui leur donne cette qualité.

Cela fonctionne grâce à la solidarité, à la loyauté et à l’échange. J’ai connu la collégialité au siège mais, au parquet, le collectif représente une dimension permanente de son fonctionnement.

Le procureur de la République ne prend pas ses décisions, seul dans son bureau : elles sont prises au terme d’un processus associant l’ensemble des magistrats dans une démarche constructive et collective. Je prends davantage de décisions avec des gens qui sont hiérarchiquement situés en dessous de moi qu’avec des gens au-dessus de moi. Je n’associe pas à mes décisions le parquet général de Paris.

Certes, nous nous rencontrons mais nous rendons compte a posteriori à notre hiérarchie, avec des règles strictes fixées par la circulaire du 31 janvier 2014 en application de la loi de juillet 2013. Nous n’informons donc pas notre hiérarchie des affaires à venir et nous ne transmettons jamais de copie de pièces de procédure.

À cette indépendance qui imprègne notre fonctionnement s’ajoute la règle que nous apprenons en faculté de droit : « la plume est serve, la parole est libre ». La liberté de parole est un principe extrêmement vivant et nous n’adressons ni ne recevons d’instruction écrite.

Dans ma carrière de procureur, je n’ai jamais reçu d’instruction. J’ai toujours eu le sentiment d’agir dans un très grand esprit d’autonomie et d’indépendance. La liberté de parole est un principe sacro-saint. Jamais personne n’ira dire à un magistrat dans quel sens il doit opérer.

La liberté de parole se conjugue avec l’indivisibilité et la loyauté. Ce sont notre ciment commun et notre ADN. Le fonctionnement du ministère public forme un tout. Par exemple, si un magistrat du parquet n’est pas d’accord avec une poursuite engagée, il vient s’en ouvrir à son procureur ou à son procureur-adjoint. Dans ce cas, nous trouvons la solution la plus appropriée afin que cette liberté de parole ne soit jamais contrainte ou remise en question. Mais je ne donne jamais d’indication à mes magistrats sur le sens de leurs réquisitions.

Comment renforcer encore cette indépendance que nous avons tous chevillée au corps ? Tout d’abord, il y a la question des moyens, c’est-à-dire de l’indépendance financière. La difficulté ne se situe pas exclusivement au niveau immobilier, surtout à Paris où la collectivité a consenti un effort considérable pour nous attribuer un outil de travail formidable. Le sujet concerne davantage l’entourage du juge. Nous manquons d’assistance, de fonctionnaires de greffe, de collaborateurs. Aujourd’hui, un juge rend chaque année 800 décisions qu’il rédige et qu’il motive. Un substitut, le week-end, répond, seul ou entouré d’un unique fonctionnaire, à une centaine d’appels téléphoniques par jour. C’est la réalité de notre fonctionnement. Le magistrat exerce donc des tâches matérielles d’exécution, comme des photocopies, qui le détournent de sa mission.

Ces difficultés de moyens concernent également la police judiciaire. Nous manquons cruellement d’officiers de police judiciaire (OPJ) et certaines procédures ne peuvent pour cette raison être traitées de façon diligente. Les filières chargées de la délinquance économique et financière sont sinistrées. Certaines brigades ne sont composées que de deux ou trois OPJ et cela ne permettra pas de traiter les centaines de procédures en retard. Nous avons une vraie problématique de moyens qui peut constituer un frein à l’exercice de nos missions.

Le niveau d’un système judiciaire se mesure au niveau de formation de ses membres. La formation des magistrats est exceptionnelle. La vraie question est celle de la gestion des ressources humaines. Or la gestion des magistrats est encadrée par deux institutions : le ministère de la justice et le Conseil supérieur de la magistrature. Cette dualité fait que les règles d’évolution de carrière sont complexes et que les magistrats sont très peu accompagnés en termes de parcours. Ils ne bénéficient d’aucune assistance lorsqu’ils sont mutés, contrairement à d’autres administrations.

Je suis, par ailleurs, favorable à une limitation de durée des fonctions. Aujourd’hui, elle existe pour certaines fonctions : sept ans pour les chefs de juridiction ou les chefs de cours, dix ans pour les fonctions spécialisées. Cette règle pourrait être généralisée aux fonctions non spécialisées. Pour cela, il faudrait aider les magistrats à faire des choix professionnels réfléchis s’inscrivant dans de véritables parcours. Malgré les efforts, les marges de progrès de gestion RH sont importantes.

Enfin, le statut doit évoluer. Aujourd’hui, les règles statutaires sont différentes pour les magistrats du parquet et les magistrats du siège. Il faut inscrire l’avis conforme du CSM dans tous les cas dans la loi constitutionnelle.

En pratique, la nomination des magistrats du siège et du parquet obéissent aux mêmes règles. Il faut rappeler que 80 % des magistrats du siège sont nommés sur proposition de la Chancellerie. La loi doit être en harmonie avec la pratique suivie et la règle de l’avis conforme inscrite dans le marbre. Cela évitera les attaques, les suspicions à l’égard des magistrats du parquet. Cette réforme attendue pourrait résoudre une partie des difficultés.

Pierre Truche a rédigé un très beau livre, Juger et être jugé. Il écrivait à l’égard des jeunes générations : « plutôt que de se proclamer sans cesse indépendant comme par exorcisme, être lucide sur ses propres dépendances envers soi-même, envers ses convictions personnelles qui devenues préjugés empêchent de juger, envers son savoir dont les insuffisances peuvent limiter la compréhension, envers les autres qui au-dessus et alentours invoquent la dimension politique ou arguent du droit à linformation pour orienter. Au milieu de cette agitation, faire son choix, dans limmobilité de son cœur et de son esprit ». Pierre Truche restera un grand magistrat du ministère public et je souhaitais achever mon intervention avec cette citation.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous parliez des questions statutaires et des nominations. Il y a eu une polémique relative à votre nomination au poste de procureur de la République. Personnellement, je trouve en effet bizarre que quelqu’un présent dans l’hémicycle comme conseiller du ministre soit nommé la semaine suivante à ce poste.

Dans la phase amont de votre recrutement, trois candidats ont été auditionnés puis recalés. Un nouvel appel à candidatures a été lancé et vous avez été choisi. Une source proche de l’exécutif disait que l’on était dans la logique du statut du parquet et que le principe de la nomination appartenait à l’exécutif. On est en effet dans cet « entre-deux » : un exécutif qui a besoin de rendre des comptes sur sa politique pénale et d’avoir quelqu’un de désigné pour la conduire. En ayant servi la garde des Sceaux, vous étiez le candidat idéal puisque l’exécutif – dans la logique de la Vème République où le Président est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire et la garde des Sceaux garante de la politique pénale suivie – préfère bien entendu nommer quelqu’un dont on a choisi l’orientation pénale. En même temps, vous nous dites : « il faut quand même que l’on dispose des moyens de pouvoir clamer cette indépendance ».

Comment expliquez-vous cette contradiction ? Finalement, les conditions de votre nomination ne vous ont-elles pas empêché, dès le départ, de proclamer une indépendance au-dessus de tout soupçon ?

M. Rémy Heitz. Il y a eu un appel à candidatures. Je me suis porté candidat aux fonctions de procureur de la République de Paris. Ces fonctions revêtaient pour moi une importance toute particulière. Je vous l’ai dit, j’ai exercé dans bien d’autres juridictions. C’est naturellement un poste qui m’intéressait au plus haut point et mon parcours pouvait m’y conduire de façon naturelle.

J’ai été auditionné par le Conseil supérieur de la magistrature. J’avais su – cela m’avait été indiqué – qu’il y avait eu un recours contre ma nomination. Le Conseil supérieur de la magistrature m’a entendu et, à l’issue de cette audition de près d’une heure et après en avoir délibéré, a rendu un avis favorable à ma nomination.

Ensuite, le Président de la République, qui nomme l’ensemble des agents publics de notre pays et les magistrats, a signé le décret me nommant aux fonctions de procureur de la République de Paris. Le processus de nomination a été parfaitement suivi et j’aurais pu faire l’objet d’un avis défavorable, cela peut arriver.

Regardez les parcours de l’ensemble des responsables de la magistrature à Paris : après trente ans de carrière, quand on accède à ces fonctions, on est généralement passé par un cabinet ministériel ou une administration centrale. C’est le cas des magistrats du siège également. Cela remet-il en cause leur indépendance ? L’exercice de fonctions en administration centrale, voire en cabinet, peut et doit être vu comme un enrichissement pour le ministère de la justice et pour les juridictions.

M. le président Ugo Bernalicis. Je ne conteste en rien la régularité de votre nomination et ceux qui ont conduit votre audition seront également amenés à répondre à nos questions dans le cadre de cette commission d’enquête.

Toutefois, ne pensez-vous pas que cela puisse accentuer la suspicion et le discrédit sur l’autorité judiciaire ?

L’enrichissement, que vous évoquez par le passage en cabinet, est aussi une source de suspicion. Il est censé exister une séparation des pouvoirs entre l’exécutif et l’autorité judiciaire. Ce système dans lequel les passages en administration centrale ou en cabinet débouchent ensuite sur une nomination aux postes les plus exposés, ne conduit-il pas les intéressés à se conformer aux desiderata de l’exécutif ? Vous avez mené à bien du côté du ministère de la justice, en administration centrale, le projet de loi devenu ensuite la loi de programmation de la justice et, aujourd’hui, vous êtes en situation de l’appliquer.

M. Rémy Heitz. Ce projet de loi est un bon exemple. Lors des débats en commission et dans l’hémicycle j’assistais en effet le ministre. Si le directeur des affaires criminelles et des grâces peut avoir un avis pertinent et conseiller utilement un ministre, c’est justement parce qu’il est nourri de cette pratique professionnelle. Pour ma part, je suis heureux aujourd’hui de pouvoir mettre en pratique concrètement des dispositions qui facilitent le travail des enquêteurs, des magistrats et rendent plus simples certaines démarches.

On peut avoir une vision négative, émettre des suspicions. On peut aussi, au contraire, en voir le côté positif. L’enrichissement mutuel donne un sens à notre action au service des justiciables.

M. le président Ugo Bernalicis. Il est clair que l’on peut considérer que c’est un enrichissement. Vous avez été au cœur de la préparation de la réforme : qui de mieux pour l’appliquer que celui qui l’a préparée ? C’est une évidence !

M. Rémy Heitz. L’enjeu est lourd, monsieur le président, pour conduire cette ambitieuse réforme, pour développer le travail d’intérêt général, de nouveaux modes de procédure et pour essayer de réduire les courtes peines d’emprisonnement en développant les aménagements de peine.

Avoir été au cœur du dispositif législatif m’aide d’aujourd’hui à donner une impulsion à la juridiction parisienne et au parquet de Paris. L’objectif que je poursuis est celui de l’intérêt général. La seule chose qui me motive dans cette affaire, c’est de faire en sorte que la justice fonctionne mieux, dans des délais plus acceptables, avec des procédures qui répondent mieux aux attentes de tous, notamment à celles des justiciables. Je crois que l’on est là dans l’intérêt général.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez dit que vous ne receviez pas d’instructions écrites sur les remontées ou sur les demandes d’information.

M. Rémy Heitz. J’ai même dit : pas d’instruction du tout !

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous demande de compléter et de préciser s’il existerait des discussions, des échanges, même informels, dans des contextes moins administratifs où l’on peut croiser le pouvoir exécutif de plus près ?

M. Rémy Heitz. Je vous réponds très clairement : non, car le magistrat du parquet ne peut pas se mettre dans cette situation où il évoquerait une affaire en cours et les suites susceptibles de lui être réservées. Ce n’est pas dans notre fonctionnement. Retenez ce que je vous ai dit tout à l’heure car il faut vraiment en avoir conscience : quand le procureur de Paris prend une décision, il ne la prend pas seul mais avec son équipe.

Dans tous les cas, concrètement, la décision que je prends est celle qui m’est proposée car elle est le fruit d’une réflexion collective. Elle part du magistrat du parquet. Il a le dossier en main, il connaît bien la procédure, il va en discuter avec son chef de section qui en discutera avec son procureur-adjoint. Tous viendront me voir dans mon bureau. Nous évoquerons la situation et la décision prise sera le fruit de cette réflexion partagée. Il n’y a pas place pour un conseil extérieur qui fixerait une orientation.

Je suis parfois sincèrement très étonné de voir certaines interprétations. Dans le même dossier on peut me reprocher ma dépendance avant de me dire que j’ai été un procureur formidablement indépendant !

Dans tous les cas, nous faisons notre travail. Notre travail, c’est d’exercer l’action publique, d’évaluer l’opportunité des poursuites, d’analyser des éléments à charge et à décharge, d’intégrer des éléments de fait, de les combiner avec l’analyse de la personnalité des mis en cause. Le travail d’un procureur, c’est de rechercher et de poursuivre les infractions à la loi pénale et de faire la vérité.

L’énorme travail que nous conduisons depuis quinze mois sur la question des gilets jaunes est réalisé au cas par cas et privilégie toujours l’approche individuelle et la personnalisation de la réponse. Même lorsqu’il y a eu 1 000 gardes à vue le 8 décembre 2018, nous nous sommes mis en situation de continuer à fonctionner exactement de la même façon. Il n’y a pas eu de traitement de masse ou de garde à vue préventive.

Cela a conduit, le dimanche 8 décembre, à mobiliser plus de vingt magistrats du parquet. Ce sont les procureurs-adjoints qui ont fait les rappels à la loi. Nous avons réussi à mobiliser plus de vingt magistrats pour une seule journée afin que la justice ne dévie pas de sa trajectoire. Notre force au quotidien, c’est de pouvoir décliner une politique pénale partagée et constante. Nous n’imagions pas qu’il puisse y avoir des réponses différentes d’un samedi à l’autre. Le rôle du procureur, c’est de veiller à cette cohérence et à cette ligne. Pourtant sur ce sujet, les commentateurs nous ont qualifiés indistinctement de laxistes et de « répressistes ». L’opinion a beaucoup varié dans le temps mais nous sommes restés constants.

M. le président Ugo Bernalicis. Il y a un domaine où il existe des remontées d’informations individuelles à la chancellerie, il s’agit du droit de la nationalité. Au vu des instructions de la loi de 2013 et de la circulaire de 2014, trouvez-vous cela normal ou s’agit-il d’une exception qui se justifie par une raison particulière ?

M. Rémy Heitz. Les remontées d’information sont encadrées par la loi du 25 juillet 2013. Elle a mis fin aux instructions individuelles et prévoit la possibilité, pour le procureur général, d’adresser des rapports individuels au garde des Sceaux. C’est la circulaire du 31 janvier 2014. Cette circulaire ne concerne pratiquement que le domaine pénal.

J’ai été magistrat à la direction des affaires criminelles et des grâces mais j’ai aussi été chef du bureau de l’action publique. J’ai vu les choses des deux côtés et les pratiques évoluer dans le temps. Le nombre d’affaires signalées a considérablement baissé. Après la circulaire de Mme Taubira du 31 janvier 2014, le nombre d’affaires signalées était descendu à 3 000 ou 4 000. Leur nombre a certes ensuite un peu progressé pour se stabiliser autour de 6 000 ou 7 000, mais cela est loin du volume d’affaires signalé dans les années 2000 où le caractère inutile de toutes ces remontées d’informations avait été constaté. La chancellerie recevait de la part des parquets généraux des rapports sur des événements qui, s’ils pouvaient être localement importants, n’intéressaient pas le ministre de la justice.

Personnellement, je défends le principe d’une remontée d’information car elle se fait a posteriori et informe la direction des affaires criminelles de nombreuses problématiques. Elle lui permet d’exercer ses missions, c’est-à-dire l’animation de la politique pénale et le suivi de l’activité des juridictions dont le garde des Sceaux est comptable devant la représentation nationale.

Il y a sûrement des choses à revoir. J’avais d’ailleurs installé un groupe de travail sur la remontée d’informations à la direction des affaires criminelles et des grâces pour faire un bilan d’étape de l’application de la circulaire du 31 janvier et examiner les simplifications à envisager. Les éléments qui intéressent le ministère à un instant précis n’ont pas nécessairement besoin de faire l’objet d’un suivi dans la durée.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous me confirmez qu’il n’y a donc pas d’instruction écrite dans des cas individuels en matière pénale ?

M. Rémy Heitz. Je vous parle principalement de la matière pénale. Il n’y a jamais d’instructions individuelles. La loi de 2013 est parfaitement respectée. Il n’y a pas d’instruction écrite ou orale adressée au parquet dans les affaires pénales. Je suis formel et catégorique. Soyons lucides : avec l’information et les réseaux sociaux, qui pourraient prendre un tel risque ? Pour quel bénéfice ? Dans l’histoire plus ancienne, on a vu à quoi cela a pu conduire au plan politique. Moi, je n’ai jamais reçu d’instruction.

M. le président Ugo Bernalicis. Seriez-vous favorable à l’extension de cette instruction aux affaires civiles ?

M. Rémy Heitz. Pour les affaires civiles ou commerciales, il y a parfois des échanges. Ils portent sur des questions techniques et non sur l’orientation donnée à une situation individuelle. Vous pourrez, sur ce point, interroger le directeur des affaires civiles et du sceau. Je peux aussi vous proposer l’intervention d’un magistrat civiliste de mon parquet.

M. Didier Paris, rapporteur. J’ai moi aussi connu Pierre Truche et heureusement en France, il y a encore des grands magistrats et pas seulement des hauts magistrats !

Le procureur de la République de Paris que vous êtes, les raisons pour lesquelles vous êtes indépendant : pourquoi ne pas vous croire ? Mais comment peut-on expliquer le hiatus entre la vision que vous avez de votre indépendance et celle du corps social qui, généralement, considère que la justice, dans son ensemble, n’est pas indépendante ?

Comment est-on arrivé à cette situation ? Est-ce la vision fantasmée d’une réalité ?

M. Rémy Heitz. L’image de la justice diffère selon que l’on s’adresse à des personnes qui ont eu affaire ou pas à la justice. Les indicateurs sont beaucoup mieux orientés lorsque les gens ont été confrontés à la justice. Ils sortent alors de cette vision parfois fantasmée ou caricaturale et cela est rassurant.

Je constate ce hiatus. Nous le subissons et j’en suis affecté alors que je connais la très grande éthique des magistrats et des procureurs. Il peut s’expliquer de différentes façons. Tout d’abord, par une responsabilité des médias qui parfois déforment les faits. Ensuite, par les réseaux sociaux : ils sont souvent le véhicule efficace des thèses complotistes les plus farfelues. Quand je vois ce qui peut être dit par des personnes qui ne connaissent rien à l’affaire de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris que nous instruisons, je sais que les réseaux sociaux peuvent nous faire du mal.

Enfin, il a pu y avoir des maladresses des magistrats, mais parfois aussi des décideurs, dans l’expression publique. L’indépendance de la justice, c’est une responsabilité collective. C’est la raison pour laquelle il faut être prudent quand on parle de la justice.

Je relisais dernièrement dans le code pénal une des rares dispositions qui cite l’indépendance de la justice. L’article 434-25 réprime d’une peine importante – six mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende – le discrédit est porté sur une décision juridictionnelle dès lors que ce discrédit est de nature à porter atteinte à l’indépendance de la justice.

La question que vous posez, Monsieur le rapporteur, c’est aussi celle de notre rapport aux médias. Les procureurs sont très exposés puisqu’ils assurent désormais la communication sur les affaires couvertes par le secret de l’enquête et de l’instruction. Cela a peut-être contribué à fausser l’image d’impartialité qui était davantage assurée lorsque la justice était un peu dans sa tour d’ivoire. La société évolue, la justice avec et les magistrats qui la rendent au quotidien aussi.

M. Didier Paris, rapporteur. Le sujet des médias est effectivement important. Vous avez été amené, il y a peu, à prendre une position publique forte par rapport à celle du ministre de l’intérieur. Quel était votre état d’esprit ?

M. Rémy Heitz. Cette prise de position a été interprétée comme une forme de recadrage du ministre. Ce n’était ni mon intention, ni mon objectif. Dans une enquête extrêmement sensible qui faisait suite à un attentat et avançait très vite, j’ai souhaité rappeler que seul le procureur de la République était habilité, en application de l’article 11 du code de procédure pénale, à communiquer sur les investigations en cours.

Si c’était à refaire, je le referais sûrement. Ce principe posé par la loi est un principe d’efficacité des enquêtes et de protection des investigations. Il conditionne donc la manifestation de la vérité et un fonctionnement serein de la justice.

La communication sur le bilan victimaire ne peut être réalisée que par le procureur de la République car il va prendre un certain nombre de précautions indispensables. Dans les affaires importantes, quand je constate une dérive, une prise de parole de nature à gêner les investigations, comme dans l’affaire de Lyon, je crois utile de rappeler les principes. Je le fais également par d’autres voies, en ouvrant parfois des enquêtes pour violation du secret de l’instruction. Ces enquêtes ont du mal à aboutir puisque, le plus souvent, elles se heurtent à la question du secret des sources. Je l’ai fait par exemple à la suite de l’attentat de Strasbourg.

Ce sont des décisions que je prends seul. Les procureurs ont une très grande liberté de communication. Contrairement à ce que j’ai pu voir ailleurs dans les administrations – il est utile de pouvoir comparer les pratiques – nos communiqués de presse ne font l’objet d’aucune validation. Le procureur de la République les signe et les diffuse sans autorisation.

M. le président Ugo Bernalicis. Quand on est procureur du tribunal judiciaire de Paris doit-on donner des gages d’indépendance ?

Également, pensez-vous qu’il existe un problème fondamental de remontée d’informations du côté du ministère de l’intérieur ?

M. Rémy Heitz. Il n’y a pas lieu de donner des gages d’indépendance. En mai, mon communiqué de rappel des principes du secret de l’instruction n’était pas destiné à rappeler l’indépendance du procureur de la République. Je n’ai de gage à donner à personne. Être indépendant, c’est compliqué car il s’agit de l’être vis-à-vis des parties et des médias. Quand on prend une décision on sait qu’elle peut être interprétée comme favorable au pouvoir en place. Mais nous faisons notre métier de magistrat et, lorsque nous prenons une décision, ce n’est pas pour être dans une posture ou pour soigner son image ; c’est parce que nous exerçons le métier exigeant de magistrat. Les conséquences de nos décisions sont lourdes car nous avons, souvent, entre nos mains, l’honneur des personnes.

Concernant votre question relative aux remontées d’informations au sein du ministère de l’intérieur, il faudrait poser directement la question au ministre. Sur ce sujet, nous sommes dans une relation de confiance et de loyauté avec des OPJ et des APJ, les officiers et les agents de police judiciaire. Ils sont habilités et c’est nous qui assurons leur discipline. S’ils commettent une violation du secret de l’enquête ou de l’instruction, ils peuvent se voir retirer leur habilitation. Si un OPJ ou un APJ fait remonter à sa hiérarchie des informations et que cette dernière fait remonter des éléments à des personnes qui ne concourent pas à l’enquête, cela conduit à des retraits d’habilitation ou à des poursuites pénales. Sur ce sujet, je suis extrêmement vigilant et ferme. Chacun doit assumer ses responsabilités. Nous disposons d’un cadre législatif clair, l’article 11 du code de procédure pénale, et il faut respecter la loi.

M. Didier Paris, rapporteur. La création d’un parquet européen représente-t-elle pour vous un risque ou un avantage en termes d’indépendance de la justice ou un déplacement du centre de gravité de l’action du monde judiciaire ?

Vous avez parlé des médias et vous avez été procureur antiterroriste avant que l’on crée le parquet national antiterroriste (PNAT) par la loi du 23 mars 2019. Dans ce contexte, vous avez subi une pression considérable de la part de la presse, représentative de la pression de l’opinion publique et de son besoin de compréhension. Peut-on considérer qu’il s’agit d’une limitation de l’indépendance fondamentale de la justice et comment peut-on opérer au mieux ?

M. Rémy Heitz. C’est un sujet d’interrogation permanent et qui a beaucoup évolué. Il y a vingt ans, j’ai exercé les fonctions de vice-procureur chargé des relations avec la presse auprès de Jean-Pierre Dintilhac, procureur de la République à Paris. Les relations avec la presse représentaient alors un petit mi-temps. Nous avions quelques relations au quotidien, mais la pression médiatique n’avait absolument rien à voir avec celle qui s’exerce aujourd’hui 24 heures sur 24. Un magistrat au parquet de Paris est dédié à cette tâche et une permanence est assurée, week-end compris.

Notre ligne de conduite, c’est l’article 11. Il précise que notre communication ne doit pas pouvoir emporter de considérations sur les charges retenues, doit respecter la présomption d’innocence et ne doit pas entraver les investigations. La voie est donc extrêmement étroite et nous avons une communication très encadrée. Lorsque nous communiquons par exemple sur des révélations d’abus sexuels, notamment sur des mineurs, et annonçons l’ouverture d’une enquête, cela peut permettre la révélation d’autres faits.

M. Didier Paris, rapporteur. Auriez-vous engagé cette poursuite ou procédé à cette ouverture d’enquête sans le contexte médiatique actuel ?

M. Rémy Heitz. Si la victime était venue dénoncer des faits : oui. En l’état, les faits nous sont communiqués par voie de presse à la suite de la parution d’un livre.

Dans toutes les affaires où nous avons ouvert des enquêtes, si, au départ, les victimes étaient réticentes, elles ont rapidement compris l’importance du travail d’investigation de la justice.

La communication n’est donc pas secondaire. Elle fait aujourd’hui partie intégrante de l’action, puisque nous vivons dans un monde connecté, de chaînes d’information continue, de réseaux sociaux, où tout va extrêmement vite. Nous devons nous inscrire dans ces communications alors que le temps judiciaire n’est pas celui du temps médiatique.

Nous devons aussi expliquer comment nous agissons et progressons. Il y a parfois des incompréhensions.

Par exemple, concernant les gilets jaunes, nous avons dû expliquer plusieurs éléments. C’est la raison pour laquelle, le 31 mai 2019, j’avais donné une interview au journal Le Parisien, pour expliquer notre position en matière de réponse aux plaintes concernant les violences policières. J’avais annoncé que des policiers seraient renvoyés devant le tribunal correctionnel. Il y a eu des réactions assez vives de syndicats de police, mais nous avions choisi ce temps de la communication pour expliquer de manière transparente l’action du parquet et pour dire aux plaignants que la justice passerait, que nous accordions à leur demande toute l’importance qu’elle requérait.

Aujourd’hui, si on n’explique pas l’action de la justice, on est dans l’incompréhension et on laisse se développer des visions complotistes. L’indépendance de la justice se construit donc aussi avec un message porté par une communication institutionnelle.

L’action du parquet européen sera circonscrite et limitée à la poursuite des fraudes aux intérêts financiers de l’Union et aux grandes fraudes à la TVA, avec un seuil de 10 millions d’euros. Cela n’aura donc pas du tout d’effet sur le quotidien des parquets.

Le parquet européen est doté d’une très large indépendance. Il y a un chef du parquet européen, madame Laura Kövesi, un chef des parquets européens, des procureurs nationaux et des procureurs délégués. Dans l’organisation du parquet européen, on ne connaît pas le juge d’instruction. Cela bouleversera notre ordre juridique interne. Nous allons donc devoir adapter notre loi et c’est l’objet du projet en cours. C’est un débat important car certains y voient une évolution de notre procédure pénale vers une diminution du rôle du juge d’instruction.

Pour le parquet de Paris, l’impact de la création du parquet européen sera limité. Il concernera davantage le parquet national financier. Toutefois, certains dossiers, notamment en matière de grande criminalité organisée de très grande complexité, pourront intéresser le parquet européen.

M. Ian Boucard. Vous avez travaillé avec un cabinet qui a porté une loi et vous avez donc créé des liens avec des responsables. Il est difficile d’imaginer qu’il n’existe plus aucun échange professionnel avec vos anciens collègues.

Vous nous avez dit que la Cour de Justice de l’Union européenne a conféré, à la fin de l’année 2019, au ministère public français la capacité à émettre un mandat d’arrêt européen lui reconnaissant ainsi son indépendance du pouvoir exécutif. Ce n’est pas neutre, vous avez raison, parce que la CJUE avait refusé ce statut à l’Allemagne notamment, quelques mois auparavant.

Cela vient contredire les arrêts Medvedyev et Moulin de la Cour européenne des droits de l’homme, qui concernaient la France. Pour autant, l’avocat général auprès de la CJUE a relevé que l’architecture institutionnelle du ministère public français ne garantissait pas, à ce jour, une action exempte de toute influence du pouvoir exécutif.

Pour la CJUE, ce n’est donc pas l’organisation de notre justice qui garantit votre indépendance mais, et vous l’avez dit vous-même, l’usage et la pratique.

Si un pouvoir exécutif venait à vouloir mettre fin à l’indépendance de la justice, ou si votre successeur avait moins cet esprit d’indépendance, qu’est-ce qui garantirait dans notre organisation actuelle qu’elle serait maintenue ? Contrairement à la loi, une pratique se change facilement.

M. Rémy Heitz. J’ai exercé une dizaine de fonctions ces trente dernières années. J’ai toujours très scrupuleusement respecté le cadre institutionnel. Lorsque j’ai été nommé président du tribunal de Bobigny, il y a un peu plus de dix ans, un journal avait titré : la reprise en mains du tribunal de Bobigny. Comme si j’allais, moi, reprendre en mains quoi que ce soit ! Au bout de quinze jours, l’ambiguïté avec mes collègues et les représentations syndicales au sein du tribunal de Bobigny était levée. Ils avaient compris que je venais pour exercer mes fonctions, pour respecter et défendre l’indépendance des magistrats du siège. Personne ne viendra vous dire que je n’ai pas tenu cet engagement.

Nous sommes habitués à ce cloisonnement et nous avons des réflexes. Celui de demander à un collègue de se déporter en fait partie. Je ne délègue jamais les déclarations d’intérêt par exemple. C’est un moment de discussion et d’échanges alors que tout ne figure pas dans la déclaration écrite d’intérêts.

Les termes de l’arrêt de la CJUE sont très clairs. Ils démontrent qu’en France, les magistrats du parquet disposent du pouvoir d’apprécier de manière indépendante, notamment par rapport au pouvoir exécutif, la nécessité et le caractère proportionné de l’émission d’un mandat d’arrêt européen et exercent ce pouvoir de manière objective en prenant en compte tous les éléments à charge et à décharge.

Cet arrêt de la CJUE nous a mis du baume au cœur car nous avons souffert des suites de l’arrêt Medvedyev.

Qu’est-ce qui garantit notre indépendance dans le temps ? Ce sont les fonctionnements que j’ai décrits, mais c’est surtout la loi du 25 juillet 2013. Elle interdit les instructions individuelles de façon parfaitement limpide. Demain, lorsque la réforme constitutionnelle sera adoptée et que le principe de l’avis conforme du CSM pour toute nomination d’un parquetier sera gravé dans le marbre constitutionnel, je pense que nous aurons franchi une étape extrêmement importante.

Aujourd’hui, les pratiques vertueuses existent déjà, mais l’adoption de la loi nous permettrait d’interdire tout retour en arrière.

M. Sébastien Nadot. Avant d’être nommé procureur de Paris, vous étiez dans un cabinet ministériel du Gouvernement actuel.

Récemment vous avez classé sans suite l’enquête pénale visant les journalistes de Disclose. Ils avaient révélé des informations confidentielles sur l’implication des armes françaises dans la guerre au Yémen. Vous avez estimé que l’infraction de violation du secret-défense était caractérisée et vous avez enjoint par courrier les journalistes à se conformer à la loi à l’avenir. Cette décision peut sembler équilibrée mais pour le béotien que je suis en justice, elle paraît étrange.

Le procureur général Molins qui était là tout à l’heure, avait d’ailleurs déjà adopté ce procédé il y a six ans, dans une affaire assez similaire. Mais comprenez-vous que sur une telle affaire, compte tenu de votre carrière, cette décision puisse conduire le citoyen à se défier de l’indépendance de la justice ?

En tant que procureur de la République de Paris, avez-vous la faculté de vous déporter quand vous êtes face à une affaire qui implique le Gouvernement que vous serviez directement il y a quelques mois ?

Dans les déclarations d’intérêts que vous examinez pour les autres magistrats, la proximité avec le pouvoir exécutif figure-t-elle ?

M. Rémy Heitz. Monsieur le député, je vais apporter un correctif : je n’ai pas été membre d’un cabinet ministériel ces dernières années. Le dernier cabinet ministériel auquel j’ai appartenu, était celui de Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, il y a presque vingt ans. Récemment, j’étais directeur des affaires criminelles et des grâces, donc directeur d’administration centrale, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Dans l’affaire que vous évoquez, là aussi, j’ai tout lu, alors que le processus judiciaire de cette affaire est totalement habituel. J’ai été saisi, par un article 40, d’une violation du secret-défense, le ministre de la défense me signalant qu’une journaliste aurait,
lors d’une réunion publique, brandit une feuille avec le logo rouge confidentiel défense.

Le délit de compromission est un délit formel : celui qui contribue à rendre public un document confidentiel-défense, même par simple maladresse, commet une infraction. Systématiquement, dans ces cas-là, nous saisissons la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le service enquêteur habilité à travailler sur ces délits de compromission. Pourquoi ? Pour des raisons techniques. En effet, même en tant que procureur, je n’ai pas le droit de voir cette note classée confidentiel-défense. Seule la DGSI et ses personnels habilités secret ou confidentiel-défense peuvent instruire ces procédures. Toutes les procédures pour compromission lui sont donc confiées.

Or, j’ai lu dans la presse que le procureur de Paris avait donné à cette affaire une tournure extrêmement choquante en saisissant un service de renseignement. Je n’ai fait que ce que tous mes prédécesseurs avaient fait dans la même situation.

Les journalistes ont été entendus par la DGSI. Ils ont opposé le secret des sources et la procédure nous a été retournée.

Comme ces journalistes n’avaient pas commis de précédentes infractions, et c’est notre jurisprudence constante, nous avons procédé par rappel à la loi. Comme nous le faisons, lorsque des responsables, parfois par maladresse, ne respectent pas le secret de la défense nationale. C’est une procédure qui a été conduite normalement, comme beaucoup d’autres, et son traitement n’a absolument pas été dérogatoire. Les fonctions que j’ai pu exercer en administration centrale n’ont strictement rien à voir avec cela. Ce rappel à la loi est enregistré au parquet, dans notre logiciel Cassiopée, et nous conservons pendant un certain temps cette information. Si les personnes concernées venaient à réitérer ces comportements, elles s’exposeraient à des poursuites dès lors qu’elles ont été rappelées aux devoirs de leurs charges.

M. le président Ugo Bernalicis. Le rappel que vous avez fait au ministre de l’intérieur en matière antiterroriste sur la question lyonnaise pourrait être fait à peu près toutes les semaines puisqu’il n’est pas rare que les ministres de l’intérieur, dans leur communication, annoncent que « les sanctions seront sévères », alors qu’ils ne représentent pas l’autorité de poursuite.

Concernant les gilets jaunes, deux questions se posent. Premièrement, vous avez dit : « il n’y a pas eu de garde à vue préventive ». Mais de toute façon ce n’est pas vous qui les auriez décidées puisque nous sommes dans le cadre d’un flagrant délit mais l’OPJ qui est sur place. Vous, vous ne faites que constater une garde à vue à laquelle vous donnez des suites ou pas.

En interne, vous avez transmis une note en indiquant que plusieurs motifs permettent la mise en garde à vue. Le sixième point de l’article 62-2 du code de procédure pénale permet la garde à vue pour garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser le crime ou le délit. Sur son fondement, vous pouvez prolonger les gardes à vue, de sorte que les intéressés ne puissent pas retourner manifester. Or, les manifestations durent rarement plus de 24 heures. Pourquoi les gardes à vue sont-elles donc prolongées plus de 24 heures ?

Cela amène une autre question toutefois non spécifique à votre parquet. Il y a un traitement en temps réel, arrivé par la permanence du parquet. Cependant si on se fait attraper le vendredi ou le samedi dans une manifestation, il n’est pas rare d’entendre les policiers dire qu’il faudra attendre le lendemain pour avoir un avis du parquet. Comment explique-t-on cela alors que vous êtes garant des libertés individuelles et alors que la garde à vue reste une entrave ?

M. Rémy Heitz. Pour la juridiction parisienne et pour mon parquet, le traitement de ces faits a constitué un défi colossal. Nous avons eu presque 4 000 gardes à vue à traiter, procédé à plus de 1 000 rappels à la loi, organisé plus de 600 comparutions immédiates et on a également utilisé toute la gamme pénale, avec un souci d’individualisation de chaque réponse.

Concernant la note que vous évoquez, je n’ai signé aucun document donnant des instructions à mes collègues. Les choses ne se sont pas passées comme ça. La responsabilité du procureur de Paris est de faire en sorte que le traitement, week-end après week-end, soit cohérent, s’inscrive dans une politique pénale bien définie avec des réponses harmonisées.

Le nombre de gardes à vue nous a conduits à faire intervenir des magistrats qui n’étaient pas habitués à la permanence et au traitement de ce type de contentieux. Nous avons donc fait un petit memento dans lequel nous avons consigné les pratiques. À un moment, une phrase a été sortie complètement de son contexte. Nous n’avons pas dit que l’on pouvait prolonger les gardes à vue pour empêcher les manifestants d’aller manifester. Ce n’est pas un motif de prolongation de garde à vue. En revanche, pour les cas où la procédure s’achemine vers un rappel à la loi ou pour le cas d’une infraction insuffisamment caractérisée, nous conseillons d’attendre la fin de la manifestation pour lever la garde à vue. Cela évite de grossir les rangs des manifestants. Ce conseil donné n’est rien d’autre que la pratique habituelle.

M. le président Ugo Bernalicis. Dans des cas où l’infraction n’est pas suffisamment caractérisée, dans des cas donc où aucun délit n’est commis, vous prenez la décision d’empêcher un individu de retourner manifester alors que vous n’avez rien à lui reprocher !

M. Rémy Heitz. L’article 62, précise que l’un des objectifs de la garde à vue est aussi d’éviter la réitération des faits pour lesquels la personne est placée en garde à vue.

M. le président Ugo Bernalicis. Mais si les faits ne sont pas avérés ?

M. Rémy Heitz. Ça, on ne le sait généralement qu’à la fin. Il s’agit des gardes à vue pour lesquelles on s’achemine vers un classement parce qu’il y a des choses à vérifier et que nous ne sommes pas certain de caractériser une infraction. Soyons sérieux : il n’est pas question de prononcer de garde à vue pour empêcher les gens de manifester. C’est une caricature. Mais pour certaines situations, il est préférable de lever la garde à vue une fois la manifestation terminée. C’est également ce que l’on observe pour des personnes interpellées en état d’alcoolémie pour un délit de conduite sous l’emprise de l’alcool. Les gardes à vue ne sont levées qu’une fois que les personnes sont totalement dégrisées.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous faites un parallèle avec les gilets jaunes en disant qu’ils doivent se « dé-gilets-jauniser » le temps de la garde à vue !

M. Rémy Heitz. C’est vous qui le dites ! Vous interprétez et caricaturez, de façon amusante, mes propos. Dans ce cas de figure, on est sur l’un des objectifs de la garde à vue : éviter la réitération des faits.

Remettons-nous, dans le contexte des 1er et 8 décembre. Quel était l’objectif poursuivi ? Nous étions dans une situation extrêmement préoccupante et notre objectif était de rétablir la paix sociale. Nous avons veillé à ce que chaque situation soit examinée le plus précisément possible et nous avons privilégié les réponses alternatives. Nous avons ainsi fait des comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) c’est-à-dire du plaider coupable. Pour les faits les plus graves, nous avons organisé des comparutions immédiates mais en organisant des audiences supplémentaires, de sorte qu’elles ne se terminent pas trop tard et que tout le monde puisse être jugé dans des conditions sereines.

Avons-nous eu beaucoup de griefs de la part des personnes qui ont été jugées ? Non, monsieur le Président. Les personnes jugées l’ont été dans des conditions de dignité grâce à une organisation judiciaire qui s’est adaptée à l’urgence de la situation.

M. le président Ugo Bernalicis. Les comparutions immédiates, jusqu’à des heures très tardives, ne permettent pas de réunir les conditions favorables qui seraient propices à une justice rendue dans la sérénité.

D’ailleurs, et c’est mon point de vue, vous le savez puisque vous m’avez entendu dans l’hémicycle, la comparution immédiate n’est pas une justice très sereine. Nous sommes en désaccord là-dessus. Je le suis également avec la majorité et probablement avec le rapporteur.

Néanmoins, les capacités judiciaires mobilisées, et notamment celles de la police, ne le sont pas toujours avec la même célérité. Choisir où l’on met les moyens, choix qui n’est pas seulement celui du parquet puisqu’il est fait conjointement avec les services de police et de gendarmerie, a aussi des incidences.

M. Rémy Heitz. Nous avons, un nombre considérable de procédures à traiter. Sur ces enquêtes, nous avons ouvert une vingtaine d’informations judiciaires. Nous avons poursuivi deux policiers devant le tribunal correctionnel de Paris. Il y aura encore des poursuites à venir. Aucune situation n’est prise à la légère. Toutes les plaintes, tous les signalements, même ce qui nous remonte par les réseaux sociaux, font l’objet d’enquêtes. À plusieurs reprises, j’ai été amené à ouvrir des enquêtes où la personne victime n’était pas identifiée.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est dire que tout le monde ne vient pas se plaindre.

M. Rémy Heitz. On peut avoir cette interprétation mais lorsque nous avons connaissance de faits, nous diligentons une enquête. Elles sont très complexes et c’est la raison pour laquelle nous avons ouvert beaucoup d’informations judiciaires.

Lorsque des personnes sont grièvement blessées, cela nécessite des expertises pour déterminer la qualification des faits. Il faut travailler sur les témoignages et sur la vidéo. L’inspection générale de la police nationale (IPGN) fait un travail considérable. Le nombre de saisines a plus que doublé cette année et elle se trouve face à un plan de charge considérable.

Je suis personnellement l’évolution de ces enquêtes et j’ai encore participé récemment à une réunion avec les responsables de l’IGPN à ce sujet. Lorsqu’il y a un classement sans suite, il est argumenté. Nous envoyons parfois des notes de deux à trois pages aux plaignants où nous expliquons pour quelles raisons nous n’avons pas réussi à objectiver les faits ou pourquoi nous avons décidé de ne pas poursuivre.

Depuis que nous sommes dans ce processus, grâce à ce travail de pédagogie, nous n’avons pas reçu de contestation des classements sans suite bien qu’il existe une possibilité de recours hiérarchique devant le procureur général ou au CSM.

Ces affaires seront conduites avec toute la rigueur nécessaire et les informations judiciaires seront menées par les juges d’instruction, là aussi, en toute indépendance. Il y a des expertises et il y aura sûrement des mises en examen. Encore une fois, ce sont des affaires complexes. Elles imposent de déterminer la nécessité de l’intervention et sa proportionnalité. Ces deux éléments sont compliqués à caractériser et à objectiver, notamment dans des contextes de très grande confusion.

M. Didier Paris, rapporteur. La manière dont le président s’exprime n’engage aucunement notre commission d’enquête et, à ce stade, ce n’est pas une commission de prises de position publiques.

Le mémento que vous avez évoqué pourra-t-il est consulté par notre commission ?

Ses modalités de diffusion et le nom de ses magistrats destinataires pourront-ils également être connus ?

M. Rémy Heitz. C’est un document qui prend la forme d’un mail, d’un message récapitulatif. Sur le passage concerné, je n’ai rien à cacher et je suis disposé à communiquer ce document à la commission.

J’avais répondu au Syndicat des avocats de France que j’assumais cette position : elle n’est pas nouvelle et correspond à la pratique suivie par le parquet dans de telles situations. L’objectif que nous poursuivons est de prévenir la réitération de faits violents et de maintenir la paix sociale.

M. le président Ugo Bernalicis. Concernant les moyens judiciaires disproportionnés mis en œuvre, je souhaite évoquer le cas des décrocheurs de portraits d’Emmanuel Macron.

Quand le procès s’est tenu, en septembre 2019, il y a eu, devant le tribunal, une manifestation à laquelle j’ai participé. J’ai rarement vu un tel déploiement de policiers, gendarmes et CRS pour la manifestation d’une association réputée pacifique et non-violente.

Est-ce vous qui avez demandé ce dispositif ? Cette initiative a-t-elle été prise par le ministère de l’intérieur ? Pourquoi est-ce le bureau de lutte antiterroriste de la gendarmerie nationale qui a été saisi d’une partie de l’enquête ? Nous parlons de gens qui décrochent un portrait d’une valeur de 16 ou 17 euros, en fonction de la qualité du cadre. Ne pensez-vous pas que les moyens déployés sont manifestement disproportionnés ?

M. Rémy Heitz Le parquet a engagé des poursuites contre les personnes que vous appelez les décrocheurs et qui se sont vu reprocher un délit de vol simple.

Ces personnes ont été convoquées et se sont présentées. Le ministère public a requis des peines symboliques, relativement modérées, pour des délits de vols. Le ministère public a été suivi dans ses réquisitions puisqu’il s’agissait de faits caractérisés de soustraction frauduleuse de la chose d’autrui.

Il n’y a pas eu d’instruction de politique générale sur le sujet, mais tous les parquets ont procédé de la sorte. Si nous laissons sans réponse pénale les personnes venues s’emparer d’un bien commun dans une salle municipale, un lieu public donc, cela pose la question du respect de l’autorité et de la loi.

Sur votre question relative au maintien de l’ordre, je ne peux pas vous répondre car je n’en suis pas responsable et j’ignore quels moyens ont été déployés. Mais nous veillons à ce que les audiences se tiennent dans la sérénité. La justice doit être rendue dans la dignité et à l’abri des pressions, y compris celles de la rue.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie.

 


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Audition du jeudi 6 février 2020

À 8 heures 30 : M. Jean-Michel Hayat, premier président de la Cour dappel de Paris

M. le président Ugo Bernalicis. Nous recevons à présent M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Michel Hayat prête serment.)

M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour dappel de Paris. Je me présente rapidement. J’ai eu une carrière exclusivement de magistrat du siège. Je n’ai jamais exercé des fonctions au parquet, par choix personnel et par conviction que mon indépendance passait par l’exercice exclusif des fonctions au siège. Considéré comme un magistrat pénaliste, j’ai, à l’occasion de l’évolution de ma carrière, exercé des fonctions au civil à plusieurs reprises. Après avoir été juge d’instruction et président de chambre correctionnelle, puis président de cour d’assises, j’ai bifurqué à l’âge de cinquante ans, à ma demande, vers des fonctions de chef de juridiction.

Ce choix personnel m’a amené, en 2005, à me porter candidat à la fonction de président du tribunal de grande instance de Nice. Je percevais parfaitement les grandes difficultés que traversait cette juridiction, après la mise à la retraite d’office de l’ancien doyen des juges d’instruction pour des faits d’atteinte lourde à la déontologie des magistrats, puisqu’il avait été sanctionné par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). L’enjeu fut considérable. Il m’a fallu remettre cette juridiction sur les rails, pour corriger une image particulièrement flétrie au terme d’années noires. La tâche fut très difficile, mais j’ai eu la satisfaction de voir cette juridiction retrouver son crédit au bout de cinq ans.

Cinq ans plus tard, j’ai été nommé président du tribunal de grande instance de Nanterre, qui était divisé, là encore, par une affaire très médiatisée. En 2014, j’ai été nommé président du tribunal de grande instance de Paris. C’est donc tout récemment que j’ai accédé aux fonctions de premier président de la cour d’appel de Paris. J’ai par ailleurs effectué deux années en cabinet ministériel, puisque j’ai été nommé membre du cabinet du ministre de l’éducation nationale, plus précisément à l’enseignement scolaire. J’ai été chargé du traitement des problèmes de société qui traversaient l’institution. Le premier sujet important dont j’ai eu à connaître était la lutte contre la pédophilie, sujet que ne savait pas traiter l’éducation nationale, puisque – si je puis me permettre l’expression – on se « refilait le mistigri », lorsque l’on repérait un enseignant qui pouvait avoir des difficultés de cet ordre. J’ai ensuite été chargé de tous les sujets de société : la violence en milieu scolaire ; l’organisation des sorties scolaires, pour éviter des drames, en termes de sécurité des enfants – nous étions juste après l’affaire du Drac, où des enfants avaient été emportés par un lâcher d’eau d’EDF – ; la transmission des bulletins scolaires aux deux parents, lorsque les parents étaient séparés – c’était il y a vingt ans un sujet très important, même si cela semble aujourd’hui naturel – ; l’enseignement privé ; le foulard islamique ; la lutte contre les sectes ; l’obligation scolaire. Tout cela m’a passionné. Ce ne fut pas pour autant un accélérateur de carrière pour ce qui me concerne, puisque j’étais vice-président du tribunal correctionnel de Versailles lorsque je suis parti en cabinet ministériel, et suis devenu vice-président au tribunal de grande instance de Nanterre lorsque j’en suis sorti.

Après quarante ans de carrière, j’ai le sentiment que la marche vers l’indépendance de la justice a été un long combat qui n’est toujours pas gagné. Pourquoi ? Parce que la réforme absolument indispensable, à savoir une évolution fondamentale du statut du parquet n’est toujours pas faite. On ne peut plus la retarder : les difficultés pour atteindre un consensus sur la réforme constitutionnelle doivent épargner cette question. Je pense que la réforme telle qu’elle est envisagée, c’est-à-dire l’avis conforme du CSM et l’alignement de la procédure disciplinaire, est une réforme a minima. J’ai acquis la conviction que, pour protéger la nomination des magistrats du parquet de toute suspicion, il faut l’aligner complètement sur celles des magistrats du siège, avec un pouvoir de proposition du CSM pour les postes de procureurs de la République et de procureurs généraux. Très clairement, nous y gagnerons.

Je veux ensuite souligner la très grande insuffisance du budget du ministère de la justice, en dépit des efforts considérables de l’État, notamment la construction du nouveau tribunal de Paris, qui est une réussite architecturale impressionnante. Cette construction a considérablement amélioré les conditions de travail des magistrats et des fonctionnaires, qui sont globalement fiers de leur tribunal. Ce premier pas n’est toutefois pas suffisant. Le vrai problème est l’insuffisance des moyens et des équipes autour des magistrats ; elle pèse considérablement sur notre travail. Nous avons trop peu de collaborateurs, d’assistants spécialisés, de juristes assistants. Les magistrats sont confrontés à un rythme effréné de traitement des contentieux. Par exemple, les juges des libertés qui traitent à la fois de la décision de maintien en liberté ou de placement en détention provisoire, de la rétention administrative des étrangers et des hospitalisations sans consentement, sont à Paris, au nombre de douze pour 22 000 décisions rendues par an ! Chaque année, il faut se battre pour obtenir des moyens, qu’on ne nous donne qu’au compte-gouttes. Tout devient extrêmement lourd. Les juges des enfants à Paris sont confrontés à 15 ou 20 déferrements de mineurs non accompagnés tous les jours. Alors qu’auparavant un seul juge des enfants était de permanence, maintenant ils sont parfois deux. Dans mes fonctions de premier président de cour d’appel, je constate que toutes les chambres sont écrasées de travail. Je l’affirme : l’indépendance passe aussi par des moyens qui permettent d’effectuer son travail. Les magistrats doivent disposer du temps nécessaire pour étudier les dossiers, ne pas être toujours dans le stress de deux ou trois audiences collégiales par semaine, dans lesquelles il faut étudier des dossiers très complexes.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez dit avoir eu un parcours exclusivement au siège, point très important à vos yeux. Le débat sur les allers-retours entre siège et parquet se pose, notamment sous l’angle de l’indépendance de la justice, puisque le parquet est rattaché hiérarchiquement au ministère et à la garde des Sceaux. Est-il du ressort d’une éthique personnelle de cloisonner le parquet et le siège – c’est d’ailleurs votre choix, tout à fait légitime – ou faudrait-il faire évoluer les règles, y compris les règles de nomination et les règles de carrière pour mieux séparer siège et parquet ? Ou bien, comme un certain nombre de vos collègues, pensez-vous que ces allers-retours sont un enrichissement ?

M. Jean-Michel Hayat. Mon point de vue a évolué. La jurisprudence du CSM a posé comme règle que l’on ne puisse plus revenir dans une même juridiction avec les mêmes fonctions. Dans les dix premières années de sa carrière, il est parfaitement normal qu’un magistrat recherche s’il est plus à l’aise dans les fonctions du siège ou du parquet. Il faut exercer au parquet pour comprendre son fonctionnement. À un certain stade de la carrière, au moment où l’on accède à l’avancement, donc grosso modo à l’issue des dix premières années, il vaudrait mieux que les choix s’opèrent de manière nette, entre siège ou parquet. Les parcours seraient moins brouillés, et le logiciel siège ou le logiciel parquet ne changerait pas en permanence, surtout dans une même juridiction ou dans des juridictions limitrophes, ce qui, à mes yeux, pose problème.

M. le président Ugo Bernalicis. Pourquoi cela pose-t-il problème ? Dans les différentes auditions que nous avons conduites jusqu’à présent, l’on nous dit que, finalement, les magistrats, en fonction du poste occupé, changent de comportement. Il existerait une sorte de fonctionnement hermétique à l’intérieur d’eux-mêmes. Quand ils sont en cabinet, ils sont en cabinet, quand ils sont dans une administration centrale, ils sont dans une administration centrale, quand ils sont au parquet, ils sont au parquet, quand ils sont au siège, ils sont au siège.

Toutefois, il me semble que les choses ne sont pas si simples : nous sommes toujours traversés par notre histoire, nos contradictions, etc. Malgré la meilleure volonté du monde et une force intérieure hors du commun, nous ne pouvons pas complètement y échapper. Votre sentiment semble plutôt aller dans ce sens.

M. Jean-Michel Hayat. Oui, je pense que la remontée d’informations, les rapports transmis au parquet général, tout cela n’est pas indifférent. Avoir été juge d’instruction, puis ensuite magistrat au parquet, où l’on va rendre des rapports sur l’instruction, voilà qui me paraît un peu compliqué ! Je préférerais que les itinéraires soient nets et que ces passerelles n’existent pas. Tout le monde y gagnerait. Je répète cependant qu’il est absolument indispensable de pouvoir faire un choix éclairé au début de sa carrière. Ensuite, les fonctions du siège et les fonctions du parquet ne sont pas du tout les mêmes, parce que les fonctions du parquet sont hiérarchisées au quotidien.

M. le rapporteur Didier Paris. Monsieur le premier président, vous avez indiqué avoir été nommé président, à Nice, notamment parce qu’il fallait redresser une juridiction…

M. Jean-Michel Hayat. En réalité, j’avais la perception que seul un profil pénaliste permettrait de répondre aux difficultés que traversait la juridiction. Jusqu’alors, le procureur s’occupait plutôt du pénal, le président du civil. C’était la culture de l’époque. J’ai eu le sentiment, en 2005, qu’à l’évidence il fallait probablement un magistrat pénaliste pour écarter le soupçon de corruption qui avait traversé les couloirs de cette juridiction. Je me suis dit que, peut-être, c’était le bon moment de candidater, en se présentant au CSM, pour les fonctions de président du tribunal de Nice.

M. le rapporteur Didier Paris. Précisément, je voulais revenir sur les difficultés que rencontrait cette juridiction : corruption, difficultés liées à la déontologie, puisque ce sont vos propres termes. Pour entrer un peu plus dans le détail, quelle était la nature des problèmes rencontrés ? Les faits ne sont pas si anciens. Pouvons-nous encore rencontrer des difficultés de cette nature et comment les contrer ? Cette commission d’enquête porte sur l’indépendance de la justice, et tout système de corruption est en lien direct avec la notion d’indépendance.

M. Jean-Michel Hayat. Cette juridiction a fait l’objet d’un très grand nombre d’inspections, par l’inspection générale de la justice, à l’époque inspection générale des services judiciaires. Il existait une forme de porosité. Une affaire, tout particulièrement, portait sur une escroquerie internationale. L’argent de l’escroquerie avait transité sur le faux compte Carpa d’un avocat, qui était le futur bâtonnier du barreau de Nice. L’information judiciaire n’a jamais avancé. Le doyen des juges d’instruction avait, à l’évidence, ralenti le cours de cette information. C’est dans ces conditions, alors que nous étions à la limite du délai de prescription, que le procureur de la République de l’époque, Éric de Montgolfier, a demandé au président le dessaisissement du juge d’instruction qui avait été désigné. Ce fut un tremblement de terre. Le changement de juge d’instruction a enfin permis à cette instruction de démarrer et d’aboutir à des mises en examen, y compris du professionnel de justice concerné, en l’occurrence l’ancien futur bâtonnier de Nice.

Cette affaire fut une véritable tempête au sein de la juridiction, qui s’est fracturée en deux chez les avocats, et entre les magistrats du ministère public et les magistrats du siège. Je suis arrivé après la décision prise par le CSM de mise à la retraite d’office de cet ancien doyen des juges d’instruction. Entre-temps, le dossier d’instruction avait prospéré et venait le moment du jugement de cette affaire. Il fallait prendre une décision pour savoir qui allait la juger. Je considérais qu’il fallait absolument la dépayser. Nous ne pouvions juger cette affaire dans ce climat de tension extrême. Voilà qui a beaucoup divisé ; j’ai vu les uns les autres intervenir et les réseaux fonctionner. C’est dans ces conditions que la Cour de cassation a ordonné le dépaysement de cette procédure, qui a été jugée à Lyon ; les condamnations sont intervenues. Tout cela a été extrêmement difficile.

J’ai aimé cette juridiction, j’ai aimé cette ville et je suis heureux du travail accompli. Il y avait beaucoup de démocrates qui en avaient assez de toutes ces affaires, de tous ces réseaux pour intervenir, pour peser, pour détourner le cours normal de la justice. Au terme de ces cinq années, qui n’ont pas été simples, nous sommes arrivés, nous tous, avocats, magistrats du siège et du parquet, à faire en sorte que le soupçon s’éloigne. Pour autant, il faut être extrêmement vigilant : on ne peut pas dire que l’on déjeune ou que l’on dîne avec n’importe qui. Il faut toujours faire extrêmement attention, être sur la réserve, et être toujours en état de veille, pour savoir à qui s’adressera ensuite celui qui vous parle, celui qui vous rencontre, celui qui vous reçoit. La prudence a été constante.

À l’évidence, c’est une juridiction où, peut-être, la déontologie doit être rappelée. J’ai eu la chance – je l’ai dit publiquement, je le redis aujourd’hui sous serment – d’avoir un entretien assez long avec le premier président de la cour d’appel de Versailles, qui, à l’époque, était membre du CSM, et qui, avant mon départ à Nice, m’a donné un grand nombre de conseils sur le plan déontologique. Je m’en souviendrai toute ma vie. Je pense qu’il m’a évité beaucoup d’erreurs. Sur des postes aussi difficiles, une veille déontologique me semble devoir être mise en place.

M. le rapporteur Didier Paris. À propos de déontologie, François Molins nous a communiqué la nouvelle version du Recueil des obligations déontologiques des magistrats. Comment est-elle perçue par les magistrats, mais aussi les greffiers, les personnels de justice en général ? La compréhension des enjeux vous paraît-elle suffisante ? Le Recueil est-il une réponse adaptée ? Est-il vivant et utilisé dans les juridictions, y compris dans les cours d’appel ? Est-ce que, en soi, l’obligation de débats autour des questions issues de la loi de 2017 répond suffisamment à la préoccupation d’indépendance des magistrats et de l’ensemble de la sphère judiciaire ?

M. Jean-Michel Hayat. Le Recueil des obligations déontologiques des magistrats a été publié en 2010. Il avait été adressé à chacun des magistrats et a fait l’objet de nombreux débats. Je l’avais moi-même invoqué lorsque j’avais pris mes fonctions de président au tribunal de Nanterre. Évidemment, au fil du temps les choses s’oublient. Le Recueil a été actualisé l’année dernière, avec un certain nombre de cas pratiques, qui sont diffusés en annexe et sans donner lieu à débat. À l’École nationale de la magistrature, les obligations déontologiques sont très longuement expliquées aux auditeurs de justice.

En revanche, la déclaration d’intérêts a été une avancée majeure. Au cours des deux premiers mois de sa prise de fonction, le magistrat va s’entretenir avec son chef de juridiction ou son chef de cour. À mon sens, s’il y avait une modification à apporter, c’est bien l’interdiction de déléguer cette obligation : il revient aux chefs de juridiction, non à son délégataire, de mener cet entretien.

M. le rapporteur Didier Paris. Vous-même avez-vous délégué ?

M. Jean-Michel Hayat. Au moment de l’application du texte, j’exerçais mes fonctions au tribunal de grande instance de Paris, maintenant tribunal judiciaire. Il était impossible de faire du jour au lendemain la déclaration d’intérêts pour les 360 magistrats. J’ai procédé à un maximum d’entretiens et j’ai délégué pour les plus jeunes et les moins gradés, ceux qui étaient sortis d’école assez récemment. Depuis 2018, je ne délègue plus du tout la moindre déclaration d’intérêts. Je procède à tous les entretiens déontologiques de tous les magistrats qui rejoignent le tribunal, dans un premier temps, et maintenant la cour d’appel.

Je pense qu’il faut clarifier encore plus les choses : en cas de changement de fonction, cet entretien déontologique doit être obligatoirement repris. Pourquoi ? Parce qu’un chef de juridiction doit absolument avoir un entretien avec le ou la future collègue, pour s’assurer qu’il ou elle a bien pris en compte toutes les exigences déontologiques. Le chef de juridiction doit avoir parfaitement repéré les éventuels conflits d’intérêts qui pourraient naître. D’ailleurs, certains magistrats reviennent me voir, à la suite de cet entretien. Je leur explique que la vie fait que l’on se marie, que l’on divorce, que l’on se remarie, etc. Je prends souvent pour exemple que ce n’est pas la même chose d’être marié avec une professeure de piano et de se remarier avec une patronne du CAC 40. J’explique également que la vie fait que l’on perd ses parents, que des successions vont changer considérablement la configuration du patrimoine, etc. Voilà qui nécessite aussi de prendre en compte de nouveaux intérêts.

À mon sens, il ne faut pas déléguer cet entretien. Ces moments d’échange sont toujours assez riches, parce que les collègues vont évoquer spontanément des situations où ils ont besoin d’un éclairage sur un éventuel conflit d’intérêts. La question est généralement : « Pensez-vous que je puisse juger cette affaire ? » Je leur dis que le simple fait de poser cette question indique un problème. Avoir de tels débats est excellent.

Dans l’ensemble, après beaucoup de scepticisme au départ, les choses ont été comprises. La déclaration de patrimoine avait été envisagée pour tous les magistrats ; elle ne concerne que les membres du CSM et les chefs de la Cour de cassation, qui la font auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Il ne me semble pas nécessaire d’aller plus loin.

M. le rapporteur Didier Paris. Le président a évoqué le passage du parquet au siège et du siège au parquet ; vous avez répondu sur ce point. Les carrières de magistrat peuvent être parfois plus complexes, avec des intégrations de magistrats qui viennent de l’extérieur, qui ont eu des carrières précédemment. Par ailleurs, la gestion du corps fait que l’on ne peut exercer longtemps certaines fonctions, ce qui est nécessaire pour préserver l’indépendance : le juge d’instruction a une obligation de quitter son poste au bout de dix ans, pour d’autres fonctions c’est au bout de sept ans. D’autres corps d’État, comme les préfets, considèrent qu’une durée d’exercice de trois ans est le maximum possible.

Les règles de mobilité fonctionnelle et géographique des magistrats vous semblent-elles suffisamment protectrices des garanties d’indépendance que nous devons à nos concitoyens ? Compte tenu de votre très longue et très riche expérience, vous semble-t-il que nous puissions encore évoluer, dans une direction plus stricte ?

M. Jean-Michel Hayat. Il faut faire bouger les choses. La règle de dix ans doit s’imposer également à tous les magistrats non spécialisés. Cette règle est saine pour toutes les fonctions spécialisées : juge d’instruction, juge des enfants, ex-juge d’instance et juge d’application des peines. En revanche, nous constatons des situations aberrantes, où l’on peut être président de chambre correctionnelle pendant vingt-cinq ans à Limoges. Cela existe – pas à Limoges en l’occurrence.

Un magistrat peut accéder, pour son premier grade, à des fonctions non spécialisées, et ensuite, comme il est inamovible, ne pas bouger. En restant très longtemps dans une fonction non spécialisée, on se fossilise. Il est absolument indispensable d’aller se confronter à la problématique d’une autre juridiction. Si nous demandons cet effort aux magistrats spécialisés, je pense qu’il faut le demander aussi aux autres magistrats. C’est une vraie garantie démocratique, pour découvrir d’autres réalités.

Il n’est pas sain, non plus, que, dans la situation actuelle, de jeunes juges d’instruction, par exemple, ou d’autres jeunes juges se spécialisent dans des thématiques très particulières : propriété intellectuelle, pôle santé publique de Paris, où ils vont avoir à traiter d’affaires hypersensibles, que ce soit des problèmes d’environnement ou d’accidents collectifs et que pour des simples questions d’avancement, ils doivent partir dans un tribunal de la périphérie parisienne. Voilà qui est absolument absurde !

Je me permets également d’évoquer le cas d’une collègue qui était en charge du crash de la Malaysia Airlines. Elle connaissait à la minute près ce qui s’était passé dans le cockpit de cet avion, ce qui représente des mois et des mois de travail pour bien comprendre la législation, le fonctionnement d’un avion, les systèmes de sécurité, etc. Pour des raisons de carrière, elle doit réaliser son premier grade ailleurs. C’est catastrophique.

En revanche, s’il peut réaliser son avancement sur place, dans les limites d’un total de dix ans, nous garantissons l’indépendance du magistrat, nous ne l’écartons pas d’un dossier le cas échéant, et il ne se fossilise pas en exerçant les mêmes fonctions pendant une durée trop longue. Au-delà de dix ans, on n’est plus assez souple pour se remettre en cause et s’adapter à des réalités différentes. Pour les chefs de juridiction, la règle est de sept ans et elle est extrêmement saine également. Au-delà de sept ans, les influences et le climat local font que peut-être les réflexes s’émoussent. Ces règles de mobilité sont absolument indispensables.

Devant le CSM, j’avais pris l’exemple des Alpes-Maritimes : les tribunaux de Nice et Grasse devraient être considérés comme une seule et même juridiction, parce que la passerelle de Nice à Grasse ne permet pas cette oxygénation. En revanche, pour les carrières en région parisienne, passer de Paris à Bobigny implique un véritable changement parce que les départements ont des réalités et des thématiques complètement différentes. Il est extrêmement sain de connaître les différentes juridictions. J’ai moi-même pu circuler entre Paris, Nanterre, Pontoise, Versailles et Nice. Toutes ces juridictions présentent des thématiques et des problématiques sociales hétérogènes.

M. le président Ugo Bernalicis. Je suis frappé par le fait – ce qui vient sans doute de votre parcours – que l’essentiel des exemples que vous citez concernant des potentiels manquements à la déontologie, notamment à Nice, porte finalement sur des magistrats du siège, qui, eux, bénéficient de règles de nomination qui représentent a priori une garantie sûre. Vous disiez en préambule qu’il était essentiel de faire évoluer le statut du parquet sur les règles de nomination. Est-ce une condition nécessaire ou une condition suffisante pour aller vers plus d’indépendance ? L’indépendance, n’est-ce pas aussi faite de mécanismes, comme ceux que nous venons d’évoquer, comme la mobilité géographique ? Par ailleurs, je vous rejoins sur les questions de spécialisation : pour avoir conduit une mission sur la délinquance économique et financière, j’appréhende la difficulté qu’ont les magistrats à se spécialiser sur ces questions, que ce soit au parquet ou au siège. Nous gagnerions à monter en compétence sur ces sujets.

M. Jean-Michel Hayat. Il est urgent que la nomination d’un procureur ou d’un procureur général ne puisse pas donner lieu à suspicion. Nous n’avons jamais vu, depuis maintenant vingt ans, des polémiques sur des nominations de magistrats du siège comme président ou comme premier président. En revanche, les nominations problématiques au parquet et les nominations de procureurs malgré un avis défavorable du CSM ne sont pas si anciennes dans l’histoire de la magistrature française. Si nous ne faisons pas cette réforme, il y aura une scission du corps. Ce serait une catastrophe. Si nous n’alignons pas les deux statuts, du siège et du parquet, chaque alternance politique sera inévitablement l’occasion de suspicions sur les nominations. Ces suspicions sont un poison mortel, parce qu’elles affaiblissent le magistrat qui est l’objet de ces critiques, fondées ou non fondées – ce n’est pas le sujet. Cette suspicion est très préjudiciable à l’exercice de l’action publique, car la réminiscence du soupçon est toujours présente. Si nous ne clarifions pas les choses, je crains qu’une décision de la Cour européenne ou même de la Cour de cassation ne vienne souligner une difficulté majeure.

M. le rapporteur Didier Paris. Les magistrats du parquet n’ont pas le sentiment d’avoir moins d’indépendance qu’un magistrat du siège. Nous sommes plutôt face à une question de suspicion de la part de l’opinion publique, d’incertitudes sur la réalité de l’indépendance de la justice. Un sondage récent montre que les Français croient assez peu à son indépendance. La Cour de Justice de l’Union européenne, dans un arrêt du 19 décembre dernier, clarifie un peu la question, mais pas en concordance avec la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui est encore un autre débat.

M. Jean-Michel Hayat. Les nominations de procureurs et de procureurs généraux sont traitées par la chancellerie ! Je considère qu’un CSM, qui recevrait les candidatures, qui les examinerait, qui procéderait à des auditions, un Conseil dont nous pouvons maintenant considérer que sa composition est pluraliste et ouverte car nous sommes arrivés à un point d’équilibre, offrirait infiniment plus de garanties que le choix opéré par la chancellerie.

M. le rapporteur Didier Paris. Les procureurs sont aussi auditionnés par le CSM, du moins ceux qui occupent les plus hauts postes.

M. Jean-Michel Hayat. Seulement pour émettre un avis, c’est très différent ! Pour les magistrats du siège, le CSM, cherche, auditionne et décide. Pour le parquet, la sélection a été faite en amont. Le CSM est forcément tenu d’avoir une jurisprudence cohérente, pour éviter les débats en son sein. Dans les avis qu’il donne pour les nominations au parquet, il a une marge de manœuvre plus réduite. Cette évolution serait beaucoup plus saine pour la démocratie.

M. Sébastien Nadot. La lecture du Recueil des obligations déontologiques des magistrats est assez rassurante. Toutefois, on ne perçoit pas assez la pratique à travers cette lecture, notamment sur la question des déports. Désormais, à l’Assemblée nationale, grâce à notre intranet, il nous suffit de cliquer sur un bouton pour indiquer un déport sur un vote, en raison d’un éventuel conflit d’intérêts. Cette pratique est-elle naturelle pour les magistrats, ou reste-t-elle exceptionnelle ? Quels sont les volumes des déports ?

M. Jean-Michel Hayat. Aucune statistique n’est établie. En réalité, dans la plupart des cas, il s’agit d’une connaissance personnelle ou une affaire dont on a eu à connaître par un autre biais dans le passé. En définitive, ce n’est pas si fréquent. Établir des statistiques ne doit pas créer un climat de suspicion, alors que ces déports relèvent de la connaissance d’une partie, du frère d’une partie, d’une personne connue il y a dix ou vingt ans, etc. Après tout, pourquoi pas… En revanche, je ne cesse de dire à mes collègues que nous sommes googlisés matin, midi et soir, que les réseaux sociaux diffusent des photos, etc., et qu’il faut rester très vigilants quant à nos fréquentations. Dans l’ensemble, je trouve que cette notion de conflit d’intérêts a bien été intégrée par les magistrats. Je suis assez impressionné par ce sursaut constant et la veille déontologique que les magistrats ont acquis au fil des ans, notamment grâce à ce Recueil.

M. le président Ugo Bernalicis. Le CSM, qui s’est réuni dans sa formation disciplinaire au mois de décembre dernier, pour trois magistrats de la Cour de cassation, a conclu que trois manquements à la déontologie avaient eu lieu, mais qu’ils n’impliquaient pas de sanction disciplinaire. Pensez-vous que cette décision soit de nature à rassurer quant à la prise en compte des obligations déontologiques par les magistrats, notamment dans la plus haute juridiction qu’est la Cour de cassation ?

M. Jean-Michel Hayat. Vous comprendrez que je ne me permette pas de commenter une décision du CSM. Pour ce qui me concerne, je fais attention aux demandes d’enseignement ou aux droits d’auteur potentiellement perçus. Il me semble que cette affaire a suscité beaucoup d’interrogations chez les magistrats, et a donc alimenté leur réflexion sur la déontologie.

M. le président Ugo Bernalicis. J’en viens aux aspects organisationnels des juridictions. Le système de dyarchie dans la gestion des juridictions est étrange. En théorie, c’est plutôt le siège qui est censé gérer la juridiction, mais elle le fait main dans la main avec le parquet, en l’occurrence avec le procureur général. Ce fonctionnement est-il sain et utile ? Peut-il être une source de problèmes, quand l’une des deux parties n’est pas d’accord quant à l’organisation de la juridiction et aux moyens alloués ? Il existe une discussion permanente avec l’administration centrale sur l’allocation des moyens, notamment avec le responsable de programme et les responsables de budget opérationnel de programme. Faut-il évoluer sur cette question, pour que les budgets soient plus indépendants, en tout cas qu’ils offrent des marges de manœuvre plus larges ?

M. Jean-Michel Hayat. J’ai connu un peu tous les types d’organisation : la dyarchie, la triarchie au tribunal de Paris, avec en plus un partenariat public-privé qui est venu considérablement compliquer la donne. La dyarchie est une organisation baroque, puisqu’il y a deux pilotes dans l’avion. Pour autant, de manière assez classique, le président suit les questions budgétaires, et le procureur s’assure qu’il n’y a pas de distorsion ; mais c’est plutôt le président qui a la main. Il existe une sorte d’accord tacite entre chefs de juridiction, qui s’entendent assez bien sur une répartition. Je vous dois cependant la vérité ! Quand l’allocation des moyens est insuffisante, quand il y a une pénurie de greffiers, quand il y a une pénurie d’adjoints administratifs, se répartir la misère, c’est lamentable !

J’ai connu une autre organisation au tribunal de Paris, avant son déménagement, qui, à mon sens, était beaucoup plus saine : il existait des moyens alloués au parquet, des moyens alloués au siège, et une réflexion sur ce que pouvaient être les services communs, comme le traitement des frais de justice. Nous évitions ainsi des querelles assez indignes, pour bénéficier qui du nouveau greffier, qui du nouvel adjoint administratif. Nous sommes dans une situation permanente de sous-effectifs. Deux directions de greffe séparées, avec d’une part un directeur de greffe rattaché au procureur de la République, qui gère ses moyens, et d’autre part celui du siège, voilà qui est beaucoup plus digne. Cela autorise une dyarchie beaucoup plus harmonieuse, qui consacre son temps aux vrais sujets.

La difficulté est que les moyens alloués aux juridictions sont insuffisants. Dans la plupart des juridictions, nous sommes confrontés à ces pénibles arbitrages. Faut-il affecter le greffier qui vient d’arriver à la notation des officiers de police judiciaire pour le parquet, ou au service d’accueil du justiciable pour le siège, qui sont deux préoccupations prégnantes ? Dans les deux cas, le recrutement est urgent et nécessaire au bon fonctionnement de l’institution. Quand les moyens sont séparés, chacun gère et arbitre sans querelles quotidiennes. Pour avoir testé les deux systèmes, celui-ci est beaucoup mieux.

M. le président Ugo Bernalicis. Par-delà les querelles, que je comprends bien, et qui sont une réalité quotidienne très concrète, n’y aurait-il pas aussi un problème au regard de l’indépendance vis-à-vis de l’exécutif et vis-à-vis de la conduite de la politique pénale ? Si le président ou le premier président ne sont pas tenus par la circulaire de politique pénale, le procureur général, lui, y est tenu. Il doit décliner l’organisation des moyens en fonction des priorités de politique pénale. Avec cette dyarchie, l’arbitrage doit se faire d’un côté en fonction de la circulaire de politique pénale, et de l’autre en fonction de choix sans doute plus indépendants.

M. Jean-Michel Hayat. Oui, je partage complètement votre analyse.

M. le président Ugo Bernalicis. Votre proposition de deux directions de greffe et de moyens alloués séparément, au sein de la même juridiction, entre siège et parquet, semble de nature à répondre à ce souci d’indépendance vis-à-vis de l’exécutif et de la conduite de la politique pénale.

M. Jean-Michel Hayat. Cette organisation clarifie considérablement les choses. Elle permet à un procureur et à un président de réfléchir au déploiement des moyens de manière beaucoup plus sereine. J’ai travaillé avec François Molins dans cette organisation-là. Cette période fut pour nous extrêmement précieuse, parce qu’il n’y avait absolument aucune tension à ce sujet.

Nous avons connu jusqu’à 10 % de postes vacants dans les effectifs de greffe. Effectivement, cela est très préoccupant quand il manque du personnel à la permanence du parquet pour gérer les permanences et les déferrements, qui constituent le poumon du parquet. C’est également une catastrophe s’il n’y a pas de greffier dans un cabinet d’instruction, s’il n’y a pas de greffier aux côtés d’un juge aux affaires familiales ; tous les matins, nous nous demandons comment organiser les audiences !

Voilà qui pèse véritablement sur le bon fonctionnement de la justice et n’est pas digne d’une démocratie. La bataille des moyens est constante ! 10 % de postes vacants indiquent une réelle situation de fragilité, qui nous vaut des critiques, parce que la justice est lente, parce que les décisions traînent à être à être mises en forme alors qu’elles sont rendues. Tout cela n’est pas bon non plus pour l’image d’un grand service public qui devrait fonctionner de manière fluide.

Par ailleurs, le combat est permanent avec l’administration centrale pour convaincre de la nécessité de renforcer les équipes autour du juge. Je m’en suis expliqué publiquement à deux reprises, récemment. Dans les petites juridictions du ressort – Sens, Fontainebleau, Auxerre – les présidents exercent généralement pour la première fois les fonctions de chef de juridiction. Il suffit qu’il y ait un juge aux affaires familiales en stage, un juge d’instruction en congé de maternité ou un juge des référés qui tombe malade et le chef de juridiction doit assumer en plus de ses fonctions d’administration, comme il a la responsabilité de sa juridiction, celle de juge des référés le matin, président de correctionnelle l’après-midi et juge des libertés et de la détention le soir. Nous ne pouvons continuer ainsi. Je les vois tous au bord du burn-out. Il faut leur permettre non pas d’avoir un greffier en chef, un directeur de service de greffe, mais un juriste assistant, c’est-à-dire un juriste bac+5, à leurs côtés, qui leur permette de mettre en forme les ordonnances de référé qu’ils ont rendues ou des jugements correctionnels qui sont frappés d’appel ; ils doivent être assistés au quotidien pour exercer leur rôle de juge. Je me bagarre depuis des mois et des mois pour obtenir ce renfort pour les petites juridictions ; mais je me bagarre aussi pour avoir des assistants spécialisés au pôle antiterroriste ou dans d’autres services.

Nous sommes écoutés, mais tout cela vient trop lentement. On m’a reproché de créer la polémique, je l’assume. Quand le tribunal de Paris, par les décisions qu’il a rendues sur des conventions judiciaires d’intérêt public, rapporte en deux ans quatre milliards d’euros à l’État, il serait normal qu’il y ait une enveloppe pour la justice, comme pour les douanes qui bénéficient d’un « retour sur investissement ». Cela ne servirait pas à augmenter la rémunération de qui que ce soit, mais à renforcer les équipes dans les juridictions. Le dialogue serait plus équilibré vis-à-vis de l’administration centrale. Cela doit profiter à tout le monde, pas seulement à Paris, mais à Périgueux, à Dunkerque, etc. Ces équipes renforcées autour des juges sont nécessaires, parce que ces sous-effectifs structurels nous affaiblissent.

M. le président Ugo Bernalicis. Je partage ce constat, y compris sur la délinquance économique et financière qui tend à monter en puissance et sur le « retour sur investissement » dont vous parlez. Il profite au budget général, donc il n’y a pas de raison qu’il ne profite pas aussi au ministère de la justice et au programme 166.

Vous parlez de l’allocation des moyens et de la discussion avec l’administration centrale. Elle aussi gère la misère, mais à l’échelle du pays. Finalement, chaque magistrat recruté dans une cour d’appel va manquer dans une autre cour. Comment monter en puissance sur le recrutement, mais aussi sur les moyens ? Par ailleurs, le tribunal de Paris est certes neuf, mais le partenariat public-privé coûte cher et le mode de fonctionnement et d’organisation, d’un genre nouveau, est aussi celui d’un cloisonnement des activités à l’intérieur du tribunal.

M. Jean-Michel Hayat. Monsieur le président, c’est le parlement qui vote le budget ! La transformation numérique est effective au ministère de l’économie et des finances. Nous sommes tous contribuables, nous avons vu, en quelques années, comment l’administration fiscale s’était organisée pour que nous fassions nos déclarations de revenus sur internet. Le prélèvement à la source – chacun dira ce qu’il veut – a été une réussite, alors que nous étions tous très inquiets quant à des éventuels bugs.

M. le président Ugo Bernalicis. Certes, mais cela a entraîné des suppressions de postes dans le ministère concerné.

M. le rapporteur Didier Paris. C’est une question qui préoccupe tous nos territoires.

M. Jean-Michel Hayat. Dans tous les cas, cette réforme a été menée avec succès à Bercy. Le ministère de la justice entreprend une réforme du divorce et dit aux avocats de prendre rendez-vous au greffe pour le jour d’assignation. C’est une plaisanterie ? Les 32 000 avocats inscrits au barreau de Paris vont téléphoner au greffe pour demander une date ! Quand il y a audience, le greffier est à l’audience. Le téléphone sonnera dans le vide.

Le système envisagé ressemblera grosso modo à Doctolib pour assigner une date d’audience, mais il n’existe toujours pas ! La réforme du divorce a été reportée au 1er septembre, parce que nous avons convaincu le ministère qu’un sous-équipement informatique était irréaliste. Les nouvelles technologies modifient les équilibres et peuvent provoquer des pertes d’emplois. Cependant, un greffier sera toujours aux côtés du juge et ces nouvelles technologies nécessitent aussi des personnels très qualifiés. Le plan de transformation numérique mis en place par le ministère de la justice a des années de retard par rapport aux autres ministères. Nous aimerions voir enfin arriver cette transformation numérique, qui allégera la charge de travail des greffes, qui restent encore infiniment trop paperassiers.

Pour parler de la justice au quotidien, le bureau d’aide juridictionnelle est encore très archaïque : on demande la fiche d’état civil, le livret de famille, la déclaration de revenus, etc. Nous pourrions croiser les informations déjà connues pour savoir si une personne est éligible à l’aide juridictionnelle, puisque cela a été validé par les services fiscaux. Nous éviterions ce traitement monstrueux ! Deux cents personnes viennent tous les jours au tribunal de Paris pour solliciter une aide juridictionnelle, ce qui retarde le cours de la justice, puisqu’il en va de trente à cinquante jours pour instruire ces dossiers. Les marges de progression sont considérables !

M. le rapporteur Didier Paris. J’en reste aux questions budgétaires. Le Gouvernement et le Parlement, dans la dernière loi no 2019-222 du 23 mars 2019, ont tenté de trouver un certain nombre de réponses à ces difficultés. L’augmentation du budget est significative. Cependant, il est vrai que le débat sur l’adéquation des moyens aux besoins ne sera sans doute jamais clos. Quant à ces difficultés dont vous vous faites largement l’écho, nul ne peut réellement les contester. Les retards sont certains. Pour autant, notre commission d’enquête porte sur l’indépendance de la justice. Il y a quelques éléments de positionnement et de contexte que j’ai du mal à suivre.

Premièrement, en quoi la faiblesse budgétaire impacte-t-elle directement l’indépendance de la justice ? De quel type d’indépendance parle-t-on ? Parle-t-on, comme le président, d’indépendance par rapport à l’exécutif ? J’ai un peu de mal à comprendre. La justice est un service public d’État et une fonction régalienne. Peut-être que sur le plan politique des questions se posent, mais sur le plan budgétaire, je ne vois pas le sens de la question. La faiblesse du budget impacte-t-elle l’indépendance de la justice à l’égard de l’extérieur ? Par indépendance de la justice, nous n’entendons donc pas l’indépendance interne ?

Deuxièmement – vous avez largement et légitimement évoqué ces questions d’organisation – je ne suis pas sûr que cette dyarchie ou triarchie impactent directement non plus la notion d’indépendance, qui est le sujet de notre commission d’enquête. Nous pourrions plutôt parler d’autonomie de gestion. Au plan strictement budgétaire, estimez-vous qu’un gain en termes d’autonomie serait aussi un gain en termes d’indépendance, ou ces deux notions sont-elles séparées ? Les interrelations entre les deux ne me semblent pas aussi claires que vous-même ou le président semblez le dire.

M. Jean-Michel Hayat. Je vais essayer de vous répondre de la manière la plus claire possible. Nous n’avons pas les moyens suffisants en nombre de juges d’instruction pour traiter la délinquance économique et financière, les problèmes d’environnement ou de santé publique, qui deviennent des problèmes majeurs. Les juges croulent sous les dossiers ; ils ne sont pas suffisamment nombreux pour aller au cœur des sujets et assez rapides pour répondre à l’urgence qui est liée à la manifestation de la vérité. Nous sommes enkystés dans des dossiers que nous n’arrivons pas à traiter, parce que nous ne sommes pas assez nombreux. Cela fait que la justice ne fonctionne pas bien, ce qui forcément remet en cause le fondement même de notre mission, la recherche la vérité et l’affirmation de la justice pour la recherche des responsabilités.

Il existe un secteur pour lequel les moyens ont toujours été alloués en temps et en heure : c’est le terrorisme, très clairement. L’État a été très attentif aux besoins absolument indispensables de la justice parisienne pour traiter les affaires de terrorisme. Nous avons toujours été très écoutés.

Sur le crime organisé, des augmentations très considérables de moyens doivent être opérées pour lutter contre ce qui se passe notamment dans le Sud-Est mais aussi sur l’ensemble du territoire. Il en va de même pour la justice pénale économique et financière et pour les problèmes de santé publique et d’environnement. Le pôle santé publique a actuellement à connaître d’affaires gigantesques par l’ampleur des investigations à effectuer. Sept juges d’instruction au pôle santé publique pour traiter les affaires Lubrizol, Dépakine, les accidents d’avion, le chlordécone, etc., voilà qui est très notoirement insuffisant ! Le fait que des juges d’instruction n’arrivent pas à accomplir leur mission sur des sujets essentiels est bien un obstacle à l’indépendance de la justice.

Quand je vois qu’il n’y a pas suffisamment de greffiers pour permettre aux services de fonctionner, que des services correctionnels sont encore trop embouteillés, qu’à Bobigny la situation était telle qu’il fallait onze mois pour pouvoir divorcer devant un juge des affaires familiales, tout cela n’est pas bon et donne l’image d’un service public qui n’accomplit pas sa mission. L’insuffisance des moyens fait obstacle au bon fonctionnement d’un service public.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous parliez de 10 % de postes vacants en greffe. Des postes sont aussi vacants chez les magistrats. Une discussion a actuellement lieu entre les effectifs cibles au niveau global et les effectifs cibles en fonction des missions des différents magistrats. De mon point de vue d’ancien attaché d’administration, qui gérait les fonctions support dans son secteur, 10 % d’effectifs en moins, voilà qui est gérable. J’ai l’impression qu’au ministère de la justice, même 2 ou 3 % en moins prennent tout de suite des proportions importantes. La question fondamentale est donc la suivante : l’effectif cible correspond-il aux besoins ?

M. Jean-Michel Hayat. Monsieur le président, très clairement, la réponse est non. Les effectifs cibles sont insuffisants. Il faut les repenser. Nous nous rapprochons du plafond d’emplois pour les magistrats, puisqu’il y a de moins en moins de postes vacants. Si nous ne réajustons pas les effectifs cibles, l’on va dire que nous avons atteint le plein-emploi. Cependant, il faut considérablement augmenter les moyens !

Globalement, le nombre d’affaires civiles est orienté à la baisse en première instance et en appel, tout comme les pourvois à la Cour de cassation. Il va falloir regarder cela de près, de manière très objective. En matière pénale, c’est exactement l’inverse car la justice pénale envahit tous les champs de la société et parce que la mobilisation sur les violences conjugales est inédite. La justice pénale intervient sur tous les fronts, notamment sur les problèmes d’environnement et de pollution. Voilà ce que nous disons à la chancellerie : il faut nous écouter un peu plus attentivement sur les créations de postes nécessaires pour remplir toutes nos missions.

Vous m’aviez par ailleurs posé par écrit une question sur la Cour de Justice de la République. Dois-je y venir ?

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous en prie, nous écoutons votre réponse, même si j’ai déjà un avis à ce sujet.

M. Jean-Michel Hayat. Je porte un regard sévère sur son fonctionnement. Ce tronçonnage des procédures est complètement absurde, entre un volet non ministériel des affaires jugé d’un côté et un volet ministériel jugé d’une autre manière. Des protagonistes sont entendus en qualité de prévenu, puis, dans l’autre enceinte, en qualité de témoin ! Si vous êtes témoin vous n’avez pas d’avocat, si vous êtes prévenu vous en avez un… tout cela est complètement absurde.

Une même formation du jugement doit examiner l’ensemble des faits. Nous pourrions très bien imaginer deux séquences dans le procès, la première concernant les collaborateurs et l’environnement, puis la seconde l’autorité ministérielle.

Il me semble que, dans le projet de réforme de la Cour de Justice de la République, une seule juridiction sur le fond était prévue, sans juridiction d’appel. Voilà qui ne va pas non plus. Chacun doit pouvoir plaider sa cause une deuxième fois devant une juridiction du fond.

M. le rapporteur Didier Paris. Le président et moi-même en tirons la conclusion que vous êtes favorable à la suppression pure et simple de la Cour de Justice de la République, ce sur quoi nous pouvons largement nous retrouver. C’est un objectif politique que nous nous sommes assignés, malgré les difficultés qu’il implique. Voyez-vous le maintien d’une commission des requêtes, une sorte de filtre pour la juridiction de droit commun ou ordinaire qui aurait à juger ?

M. Jean-Michel Hayat. Il faut être très prudent et éviter l’instrumentalisation de la justice aux moyens de poursuites engagées de manière un peu hasardeuse pour déstabiliser un ministre. Tous les mécanismes qui permettent d’éviter ces risques d’instrumentalisation doivent être étudiés. Je suis tout à fait conscient de ce risque.

M. le rapporteur Didier Paris. Vous seriez donc favorable à une juridiction de droit commun, mais avec des dispositifs qui prennent en compte cette situation particulière ?

M. Jean-Michel Hayat. Tout à fait.

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur le premier président, je vous remercie.

 


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Audition du jeudi 6 février 2020

À 9 heures 45 : M. Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République, MM. Alexandre de Bosschere et Éric Maillaud, procureurs de la République

M. le président Ugo Bernalicis. La commission d’enquête auditionne ce matin M. Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République, procureur de la République de Dijon, M. Alexandre de Bosschere procureur de la République d’Amiens, et M. Éric Maillaud procureur de la République de Clermont-Ferrand.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Messieurs, je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(MM. Mathais, Bosschere et Maillaud prêtent serment)

M. Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République. La Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR) est née en 2002 à l’initiative de procureurs qui éprouvaient le besoin de confronter leurs expériences, leurs pratiques et leurs préoccupations. Elle s’est constituée en association en 2006. Elle regroupe des procureurs très différents, au-delà de leurs sensibilités et éventuelles appartenances syndicales.

Depuis sa création, la CNPR constitue une structure ouverte au dialogue permanent avec la Chancellerie. Elle est également force de propositions à l’occasion notamment des projets relatifs au statut de la magistrature, aux missions et compétences des procureurs de la République, à l’organisation des parquets, aux moyens de l’institution judiciaire et à la défense des intérêts moraux et matériels de ses membres.

La CNPR a pour ambition d’être un interlocuteur responsable, loyal et non porteur exclusif de revendications catégorielles. La Conférence fait valoir la spécificité du métier et du statut de procureur de la République mais aussi celle de tous les magistrats du parquet et promeut le ministère public à la française. La Conférence regroupe aujourd’hui la majorité des procureurs, soit 83 sur 169.

L’indépendance de la justice, de la magistrature et des parquets sont des questions importantes pour la CNPR. En juin 2017, nous avions écrit et rendu public un livre noir du ministère public opérant un état des lieux et fixant la doctrine de la Conférence. Il aborde la question cruciale de l’indépendance. Elle est déterminante pour les magistrats du parquet car l’appréciation de l’opportunité de poursuites ne peut relever de l’exécutif mais seulement d’une autorité judiciaire indépendante.

Le statut dual du parquet fait que ses membres sont des magistrats qui prennent leurs décisions en toute indépendance mais sont aussi tenus d’appliquer une politique pénale à la fois conforme aux instructions nationales du ministère de la justice et à leurs déclinaisons locales par le procureur général, même si le magistrat apporte des réponses pénales individualisées en fonction des circonstances de faits, humaines et juridiques.

La loi du 26 juillet 2013 renforce l’obligation d’impartialité et la valeur des garanties qui y sont apportées. Outre la suppression des instructions individuelles, elle consolide l’obligation d’impartialité propre aux magistrats.

Une réforme du statut nous semble cependant indispensable pour sécuriser l’unicité du corps mais aussi pour garantir une direction de la police judiciaire et une accusation pleinement judiciaire. Cela permettrait d’éviter des procès d’intention en manque d’indépendance.

L’unicité de corps nous semble une condition impérative pour constituer une autorité judiciaire moderne et efficace. Le Conseil constitutionnel a rappelé, à de nombreuses reprises, que l’autorité judiciaire comprenait à la fois des magistrats du siège et des magistrats du parquet. Cette unicité du corps est essentielle pour que le parquet assure son rôle de gardien de la liberté individuelle, défini par l’article 66 de la Constitution.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a souvent été détournée et exploitée. On a trop souvent dit qu’elle déniait la qualité de magistrat au parquetier français alors, qu’à notre sens, elle se borne à indiquer qu’au-delà d’un bref délai les parquetiers ne peuvent plus garantir la liberté judiciaire en cas de privation de liberté, en raison essentiellement de leur position d’accusateur au procès.

La décision de la Cour de Justice de l’union européenne (CJCE) du 12 décembre 2019 a estimé que les parquets répondaient aux exigences d’indépendance requises et est venue rappeler leur qualité de membre de l’autorité judiciaire.

Pour nous, le ministère public à la française est une institution d’avenir et elle mérite d’être soutenue. Cette fonction et son statut protecteur devront s’inscrire dans un cadre européen, c’est-à-dire dans le projet en cours de création d’un parquet européen. Pour que cette création soit comprise et féconde à ce niveau supranational, sa fonction et son statut doivent être stabilisés au niveau national.

Le parquet est la colonne vertébrale d’une politique pénale. Lui seul peut conduire une politique strictement judiciaire sans la déconnecter des autres politiques publiques. Le procureur français assume un rôle d’apaisement et de structuration sociale. Son efficacité et sa cohérence sont nourries par le lien hiérarchique qui relie les parquets de première instance aux parquets généraux avec toutefois deux atténuations qui sont le pouvoir propre du procureur de la République et la liberté de parole du magistrat à l’audience. L’existence d’une éthique forte est également un élément déterminant.

Enfin, la question du statut est au cœur de l’indépendance des parquets. Il existe aujourd’hui un consensus sur la nécessaire réforme du parquet, décrite par la préconisation 25 du rapport de l’inspection générale de la justice sur l’attractivité du ministère public, d’octobre 2018. Mais malgré un diagnostic partagé, la réforme tant espérée depuis de très nombreuses années n’a pu se concrétiser à ce jour.

Il existe pourtant des solutions. En l’absence de la majorité nécessaire à une réforme constitutionnelle, la Conférence des procureurs a défendu une solution médiane avec, outre l’alignement du régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui du siège, la réécriture des articles 5, 28 et 38 de l’ordonnance du 22 décembre 1958. Cela consiste à qualifier de conforme l’avis à donner par la formation compétente par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour la nomination des magistrats du parquet (articles 28 et 38) et à en modifier l’article 5. Cette modification pourrait reprendre le texte de l’alinéa 2 de l’article 30 du code de procédure pénale et énoncer : « les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leur chef hiérarchique. Le garde des Sceaux peut leur adresser des instructions générales à lexclusion de toute directive dans des affaires individuelles. À laudience leur parole est libre ». Avec l’alignement des régimes disciplinaires des magistrats du siège et du parquet, cela nous paraît être le socle minimal.

Un deuxième niveau est possible. Si la représentation nationale était prête à mettre un terme définitif aux soupçons de dépendance du parquet, on pourrait envisager la réforme constitutionnelle tant attendue des magistrats.

Deux options seraient alors possibles. Une option minimale avec l’alignement du régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège et l’avis conforme de la formation compétente du CSM pour les nominations des magistrats du parquet. Si nous pouvions aller plus loin, une seconde option pourrait être envisagée avec l’alignement des modalités de nomination sur celles des magistrats du siège, c’est-à-dire un pouvoir de proposition de la formation compétente du CSM.

Selon nous, en raison des fortes divergences de points de vue, il n’est pas opportun de réformer les modalités de proposition et d’élection des membres du CSM.

Cet objectif permettrait de se rapprocher des standards européens et de lever, définitivement, les soupçons.

Autre point important : encadrer et fixer dans la loi la remontée de l’information. Cela a déjà été proposé par la commission de modernisation du ministère public présidée par Jean-Louis Nadal qui avait œuvré en faveur de la modernisation du ministère public. Cette remontée d’information est l’objet de tous les fantasmes. Il est pourtant légitime que le ministre qui conduit la politique pénale soit informé de certaines choses.

Actuellement, dans le code procédure pénale, il est seulement fait mention des rapports particuliers que le procureur général peut établir d’initiative ou à la demande du ministre de la Justice. La loi n’en dit pas davantage. La circulaire qui encadre ces remontées d’informations, distingue les quatre cas dans lesquels elles semblent nécessaires : la survenue d’un problème juridique nouveau, la mise en cause de l’institution judiciaire, un intérêt manifeste pour la conduite de la politique pénale et l’apparition d’affaires au retentissement national. Il faudrait inscrire ces points dans la loi pour mettre fin aux fantasmes.

En conclusion, la justice est un pilier, la garantie d’un État de droit et de la démocratie. La suspicion qui entoure la justice, notamment l’action des procureurs, est mise en avant dès qu’une décision est contestée et cette suspicion est délétère.

Pourtant il existe toujours la possibilité de contester une décision par les voies de droit. Et la critique est évidemment possible sous réserve de ne pas porter le discrédit sur une décision de justice. L’article 434-25 du code pénal incrimine, en effet, le fait de chercher à jeter le discrédit publiquement par des actes, paroles, écrits ou images sur un acte ou une décision juridictionnelle dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance. Cet article est cependant délicat à utiliser.

Le manque d’indépendance des magistrats du siège ou du parquet est souvent mis en avant pour critiquer une décision de justice. Un récent sondage révèle que seul un Français sur deux estime que les magistrats sont indépendants. Ce ressenti est éloigné de la réalité quotidienne et des pratiques des magistrats. C’est également très loin des termes de la loi, qui depuis la loi du 25 juillet 2013 prohibe toute instruction individuelle et qui est une réalité dans chacun des parquets de France.

Ces critiques sont difficilement ressentis par les magistrats. Des évolutions nous semblent donc nécessaires pour progresser et sortir de ce que la commission Nadal qualifiait de « venin de la suspicion ».

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur le président, vous avez évoqué les liens avec l’exécutif, question qui se pose souvent à Paris. En région, là où vous êtes, les relations avec les préfets, le représentant de l’État, vous semblent-elles satisfaisantes en matière de conduite de la politique pénale ? Vos liens avec les autorités sont étroits, notamment en ce qui concerne le maintien de l’ordre. Trouvez-vous que votre indépendance, y compris en termes d’affectation de moyens de police judiciaire est respectée ?

Plus formellement, je souhaiterais savoir si, dans vos carrières, vous avez été victimes ou vous avez observé des tentatives de pression de l’exécutif. Dans ce cas, quelle réponse avez-vous apportée ?

M. Éric Mathais. Je suis magistrat au parquet et depuis trente ans j’ai constaté que les relations avec le préfet avaient considérablement évolué. Des dispositifs, notamment des dispositifs de coordination de la police judiciaire, ont été mis en œuvre. Je pense à l’état-major de sécurité. C’est une structure coprésidée par le procureur de la République et par le préfet qui rassemble les services de sécurité intérieure, la direction générale des finances publiques (DGFiP), l’éducation nationale et les services susceptibles de connaître des problèmes de prévention de la délinquance.

Dans le cadre de ces dispositifs coprésidés, les procureurs demandent que les réunions se tiennent en alternance au tribunal et à la préfecture. Lorsque j’ai sollicité cette alternance dans des départements où elle n’existait pas, ma demande a toujours été entendue.

Ces structures ont permis aux procureurs et aux préfets de mieux se connaître. Les préfets comprennent mieux les particularismes de l’institution judiciaire, notamment sa dyarchie qui implique que des orientations d’un procureur en matière de politique pénale ne peuvent être garanties par les décisions du tribunal. Pour des hauts fonctionnaires de l’administration, où il n’y a qu’une tête, l’indépendance du magistrat du siège et du parquet doit être expliquée.

Ces dernières années, je constate que les préfets sont très respectueux de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Je trouve utile d’être informé des conséquences possibles d’une décision. Je ne le vis pas comme une pression. J’ai besoin, par exemple pour des affaires relevant du tribunal de commerce, d’être informé d’une situation sensible et d’avoir tous les éléments à ma disposition pour prendre une décision parfaitement éclairée en toute indépendance. C’est ce que j’appelle une action publique éclairée.

Concernant l’affectation des moyens de police judiciaire, de mon point de vue, la question ne pose pas vis-à-vis du préfet, mais plutôt avec les responsables de services de police ou de gendarmerie. Le dialogue s’installe et le procureur de la République a la possibilité de demander des moyens nécessaires à la dimension de l’enquête. Ceux-ci ont toujours été déployés.

M. Alexandre de Bosschere, procureur de la République. Les relations avec les préfets sont étroites. Elles concernent la délinquance et les questions de sécurité. Les procureurs, depuis vingt ou trente ans, se sont avancés sur des terrains qu’ils maîtrisaient peu comme la prévention de la délinquance, le suivi de la radicalisation ou le renseignement. Nous sommes associés à la question de l’ordre public et de la gestion de manifestations. Dans ma pratique, je n’ai jamais ressenti de tensions relatives aux questions d’affectation de moyens ou à un empiétement des préfets sur notre rôle.

La question des moyens est un sujet distinct. Ces derniers temps, les services de police ont été très impactés dans les villes par des problématiques d’ordre public. Actuellement ces services sont surchargés tant en ce qui concerne les contentieux spécialisés, que le traitement de la masse du judiciaire du quotidien. Les procureurs sont donc inquiets par rapport à la capacité des services d’enquête à traiter ces volumes d’affaires.

Je n’ai jamais connu, dans le cadre de mes différents postes, d’atteinte à mon indépendance. Je crois avoir toujours pris mes décisions en totale indépendance. Il existe une très forte culture d’indépendance chez les magistrats du parquet. C’est notamment pour cette raison qu’ils perçoivent mal les paroles publiques qui la remettent en cause.

M. Éric Maillaud, procureur de la République. Monsieur le président, vous avez indiqué que les préfets participaient à la conduite de la politique pénale. Non ! Ce sont les procureurs de la République qui la conduisent. La sécurité de nos concitoyens est un tout et le préfet intervient sur les aspects liminaires d’ordre public et de troubles. Nous prenons le relais lorsque les troubles sont constatés. Nous travaillons donc ensemble.

Je n’ai jamais connu de pression. Nous nous sentons avant tout magistrats. J’ai été au siège et aujourd’hui je suis procureur. Je vous assure qu’il n’y a pas une feuille de papier à cigarette entre mon exercice en tant que président, magistrat du siège et magistrat du parquet. Je n’ai qu’un maître, c’est la loi et c’est vous qui la faites.

Une pression, c’est l’avis de quelqu’un qui tend à vous faire faire quelque chose. L’appel d’un préfet pour me demander mon avis n’est pas une pression, c’est un échange. Lorsqu’un député me contacte pour appeler mon attention sur une situation particulière, je ne le vis pas comme une pression mais comme une information destinée à prendre des réquisitions éclairées.

M. le président Ugo Bernalicis. Ne pensez-vous pas que le parquet pourrait être une courroie de transmission des desiderata des exécutifs ? Cela ne devrait-il pas être clarifié ?

Je rappelle que le préfet, et ce n’était pas une erreur de ma part, est le représentant de l’État dans les territoires, donc aussi du ministre de la justice. Sa capacité à affecter des forces de police administratives donc des officiers de police judiciaire (OPJ) à des opérations de maintien de l’ordre est de nature à nourrir votre travail ensuite. Le préfet décide ainsi des dossiers qui vont vous être soumis. De votre côté, vous déterminez l’ouverture des enquêtes. Il y a donc bien un partage de la politique pénale.

M. Éric Mathais. Ce n’est pas du tout mon avis, ni mon ressenti ou mon expérience. Les préfets respectent notre indépendance et reconnaissent que nous déterminons la politique pénale. Les magistrats du parquet ne doivent pas vivre dans une tour d’ivoire. Le partage et le recueil d’informations par des réunions avec les différents services de l’État ont été encouragés par le ministère de la justice. La création des États-majors départementaux de sécurité, l’ouverture de certaines commissions sur la radicalisation aux procureurs de la République ont fait évoluer considérablement la pratique des procureurs.

Aujourd’hui, les procureurs connaissent mieux les différents services de l’État et partagent avec eux des informations, dans la limite du respect du secret de l’enquête. Il m’arrive parfois de refuser de transmettre un élément mais les informations que je reçois me paraissent enrichissantes. Elles représentent un soutien à mon indépendance car dès lors que je dispose d’informations très larges, je deviens difficilement instrumentalisable. Dans certains domaines où je ne suis pas spécialiste, ces informations me permettent de disposer de toutes les données. Ensuite, je suis en mesure de prendre mes décisions de manière plus éclairée.

M. le président Ugo Bernalicis. Je me suis rendu à un procès dit des « décrocheurs du portrait du président de la République », à Nevers. J’ai été étonné de voir les moyens d’enquête déployés. Pour des militants dont l’action est retransmise en direct sur Facebook à visages découverts, et où la caractérisation des faits semble évidente, il y a eu une enquête de voisinage chez vingt-six voisins, une perquisition et de nombreuses auditions alors que la valeur d’un portrait est d’une vingtaine d’euros. Ne pensez-vous qu’il y a parfois une disproportion dans certaines affaires qui relèverait davantage de la volonté de l’exécutif que de l’indépendance du parquet ?

M. Éric Mathais. Il m’est difficile de porter une appréciation sur un dossier que je ne connais pas. Seuls les magistrats qui ont traité le dossier ou assisté au procès peuvent le faire.

L’article 39-3 du code de procédure pénale renforce depuis 2013 les obligations d’impartialité du procureur de la République lorsqu’il conduit les enquêtes et l’action publique. Cet article précise que le procureur est responsable de la proportionnalité des moyens d’enquête mis à disposition. On ne peut pas reprocher aux magistrats et aux enquêteurs de bien mener les enquêtes. Les personnes qui hésitent à porter plainte sont souvent surprises des moyens mis à disposition.

Dans l’affaire que vous citiez, le choix des moyens déployés est de la responsabilité du procureur de la République local.

M. le président Ugo Bernalicis. Cela dépend des sujets. En fonction du dépôt de plainte, pour escroquerie par exemple, le taux de classement est assez élevé.

Votre collègue Jean-Michel Prêtre, procureur de Nice, a été mis en avant médiatiquement à la suite de l’affaire Geneviève Legay et il a, semble-t-il, modifié les faits pour éviter une distorsion entre la parole du Président de la République et la sienne. Qu’en pensez-vous ?

M. Éric Mathais. Il m’est difficile de répondre à la place d’un collègue. Dans un contexte de forte pression médiatique, Jean-Michel Prêtre a indiqué dans la presse avoir changé sa temporalité de communication sans modifier les faits.

Nous en revenons à la pression médiatique. La communication n’est pas notre métier principal mais nous devons la prendre en compte.

Jean-Michel Prêtre a été, me semble-t-il, prudent car il a précisé que les premiers éléments de l’enquête ne lui permettaient pas de penser qu’il y avait eu un contact physique entre les forces de sécurité intérieure et Mme Legay. Sous son autorité, l’enquête s’est poursuivie et il a changé de position après l’exploitation de nouvelles photographies.

M. Alexandre de Bosschere. Cette pression médiatique nous oblige parfois à intervenir « à chaud » dans une enquête en cours et inaboutie. Nous prenons donc des précautions oratoires et sommes parfois surpris de leurs retranscriptions dans les articles de presse. C’est la raison pour laquelle les procureurs insistent sur la nécessité d’être assistés dans cette communication.

M. Éric Maillaud. Cette communication s’effectue dans des circonstances où de nombreuses personnes s’expriment alors que, dans le cadre d’une enquête judiciaire en cours, elles ne devraient pas le faire. Tenir compte de la communication qui a été faite avant la nôtre ce n’est ni se coucher, ni être influencé. C’est décider comment faire le lien pour informer les citoyens dans ce contexte. Il existe une courtoisie républicaine qui ne permet pas de dire qu’un préfet ou un ministre a menti. Le procureur est là pour rétablir la vérité et nuancer les choses. Une enquête est par définition évolutive. Nous préférerions ne pas communiquer et attendre de connaître la vérité avant d’énoncer quelque chose de certain. Aujourd’hui la pression médiatique ne nous permet pas de faire autrement.

M. le président Ugo Bernalicis. Récemment, les paroles du président de la République sur l’affaire Halimi ont conduit la Cour de cassation à diffuser un communiqué de presse. Également, le tribunal de Paris s’est prononcé sur une affaire en cours à Lyon. C’est à vous, autorité judiciaire de fixer le curseur.

M. Didier Paris, rapporteur. La pression médiatique et la pression de l’opinion publique semblent difficiles à limiter. Certaines juridictions, à Paris notamment, bénéficient de magistrats chargés de la communication. Cela ne résout toutefois pas le problème du secret de l’enquête et de l’instruction. Si vous avez des propositions pour faire évoluer les choses, vous pouvez les partager avec la commission d’enquête.

Vous avez abordé la question de la place du procureur. Un procureur ne peut pas exercer dignement sa tâche en étant privé d’informations. Comment analysez-vous la différence entre ce besoin d’information et les risques d’instrumentalisation ? Avez-vous des pare-feu, des méthodes individuelles ou collectives ou tout repose-t-il sur votre engagement et votre déontologie ?

M. Éric Mathais. Je pense que tout repose avant tout sur la déontologie et le statut. Lorsque l’on est procureur de la République, on évite avec force l’écueil de la manipulation ou de l’instrumentalisation. À ma connaissance, nous n’avons pas de système précis. Investir les commissions, les groupes départementaux d’échanges d’informations représente un investissement considérable mais aussi la possibilité d’avoir des informations différentes que nous recoupons.

Monsieur le rapporteur, les conclusions du travail que vous avez menés sur le secret de l’instruction me semble intéressantes en termes d’équilibre. Certains proposent de mettre fin au secret de l’enquête et de l’instruction. Les propositions que vous avez formulées – notamment la modification de l’article 11 du code pénal qui permettrait au procureur de la République de communiquer sous réserve d’intérêts publics ou privés à protéger – ont été accueillies très favorablement par la conférence des procureurs de la République.

M. Alexandre de Bosschere. Le parquet dispose désormais de beaucoup plus de moyens autonomes d’information. Cela permet d’apporter des garanties en rendant son instrumentalisation difficile. Les contacts avec les élus locaux permettent, en outre, de décliner la politique locale en fonction des contraintes réelles.

Chaque année, les autorités administratives sont invitées à l’audience solennelle de rentrée où les procureurs prononcent un discours libre au cours duquel ils n’hésitent pas à s’exprimer sur des réformes ou sur les questions de moyens. De la même manière, librement, nous traitons en toute indépendance les dossiers qui nous sont soumis.

Pour en revenir aux services enquêteurs, il serait extrêmement simple pour un procureur de déprioriser le traitement d’une affaire. Les services enquêteurs et tous les acteurs locaux le savent parfaitement. Rien n’est en effet écrit, mais nous avons toute liberté pour orienter les procédures, dans un sens ou dans un autre, y compris en opportunité. Ce n’est pas parce qu’une infraction est caractérisée que nous sommes obligés de la poursuivre. C’est la force du parquet à la française de disposer de l’opportunité des poursuites.

M. Éric Maillaud. Par exemple, nous entrons en période électorale et nous pourrions imaginer une multiplication des plaintes en diffamation entre candidats pour tenter de déstabiliser un adversaire. Or la diffamation relève beaucoup du ressenti personnel. La loi nous donne la possibilité de ne pas nous investir dans des plaintes en diffamation multiples avec citation directe ou plaintes avec constitution de partie civile. Autrement, nous pourrions être instrumentalisés.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez évoqué, Monsieur Mathais, le parquet à la française. Dans votre esprit, le projet de loi, c’est-à-dire la transposition de la directive européenne portant création d’un parquet européen, vient-il renforcer ou mettre à mal l’autonomie et l’indépendance du parquet à la française ? Vos modes de fonctionnement vont-ils être modifiés ?

M. Éric Mathais. Il y aura deux systèmes avec des statuts différents. Cela nécessite de renforcer les garanties. Dans les méthodes d’enquêtes, il y aura des situations où nous n’aurons pas à saisir le juge d’instruction et cela modifiera vraisemblablement les relations avec le pôle de l’instruction. Ces systèmes ne sont pas incompatibles mais ils ne sont pas semblables et nous devrons les faire coïncider.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous ne ressentez pas de crainte en termes d’indépendance ?

M. Éric Mathais. Non.

M. Didier Paris, rapporteur. Nous avons évoqué la loi du 25 juillet 2013 sur les remontées d’information. La formule « la plume est serve, la parole est libre » a-t-elle encore une signification pour vous, procureur de la République ?

Vous ne recevez pas d’instructions écrites. Dans la pratique des parquets, donnez-vous des directives à vos substituts ? Quel est le degré d’indépendance d’un substitut ? Est-ce seulement une parole libre à l’audience ou un degré d’indépendance plus large dans ses prises de position ?

Vous avez évoqué les quatre points relatifs au contenu des remontées d’information qui mériteraient d’être sanctuarisés dans la loi. Les remontées d’information suscitent-elles encore des difficultés ?

M. Éric Mathais. Sur la question « la plume est serve, la parole est libre », plus la garantie d’indépendance a progressé, moins cet adage est devenu utile pour le procureur de la République. Ce principe intervient plutôt dans les rapports entre le procureur général et le procureur et entre le procureur et le magistrat du parquet. Il existe un principe hiérarchique mais, en même temps, chaque magistrat du parquet est à la fois indivisible car il représente le parquet et il est un magistrat. De fait, je ne peux pas, et je ne veux pas, imposer à un collègue de prendre des réquisitions alors qu’il aurait une difficulté avec une poursuite formulée par un autre collègue.

M. Didier Paris, rapporteur. Pouvez-vous expliquer la différence entre « je ne peux pas » et « je ne veux pas » ? Est-ce une volonté déontologique de votre part et pourriez-vous le faire si vous le souhaitiez ?

M. Éric Mathais. Je ne pourrais pas le faire car à l’audience la parole est libre. Nous en discutons de manière très loyale et, généralement, nous envisageons un remplacement de collègue.

M. Didier Paris, rapporteur. Il y a l’audience bien sûr, mais le règlement d’un dossier d’instruction peut donner lieu à des divergences. Avez-vous, là aussi, la même attitude ?

M. Éric Mathais. Ce sont des questions qui ne se posent presque jamais. Dans le règlement d’une information judiciaire, je n’ai pas le souvenir d’un tel cas.

Concernant la remontée d’information, dans la pratique, nous n’annonçons plus les actes de procédure à l’avance et nous ne faisons plus remonter les pièces.

M. Sébastien Nadot. Le Conseil de l’Europe a adopté une charte éthique européenne d’utilisation de l’intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires et leur environnement. Y êtes-vous préparés ? Cela pose-t-il des problèmes nouveaux en termes d’indépendance ? Cela vous inquiète-t-il ou ces nouveaux usages vous seront-ils très utiles ?

M. Éric Mathais. Le big data en termes d’analyse des jurisprudences est susceptible de permettre une justice prédictive, tribunal par tribunal, plus importante. Nous nous interrogeons sur les conséquences de l’utilisation de ces outils de justice prédictive dans notre quotidien. Néanmoins, il faudra beaucoup de temps pour que l’ordinateur remplace l’analyse fine et intuitive d’un être humain.

M. Éric Maillaud. Je suis plus inquiet que mon collègue. L’intelligence artificielle permet d’analyser la jurisprudence individuelle de chaque magistrat. Les magistrats du parquet ne sont pas concernés mais cela représente une véritable pression. À chaque fois qu’il prendra la plume ou le clavier, le magistrat se demandera s’il conserve sa jurisprudence et envisagera de motiver différemment sa décision. C’est une pression dangereuse.

M. Sébastien Nadot. Il s’agit donc d’un problème nouveau mais pas spécifiquement un problème d’indépendance.

M. le président Ugo Bernalicis. La circulaire de 2014 précise que certaines pièces de procédure peuvent être transmises. La circulaire n’indique en revanche rien sur la stratégie d’enquête et les actes à venir. Avez-vous eu, depuis 2014, à transmettre à vos hiérarchies des informations sur ces deux points ?

M. Éric Mathais. Comme je l’ai dit, ces précisions figurent uniquement dans la circulaire et pas dans la loi. Une circulaire peut être abrogée et elle a une valeur juridique moindre.

M. le président Ugo Bernalicis. Chaque garde des Sceaux, lorsqu’il prend ses fonctions, précise la circulaire et le cadre de la remontée d’informations.

M. Éric Mathais. Nous ne faisons pas remonter d’informations au ministère mais au procureur général qui est un magistrat, comme nous. Nous pouvons parfois évoquer avec lui des questions de stratégie d’enquête et pouvons être amenés à évoquer des actes, si toutefois nous en avons connaissance.

M. Fabrice Le Vigoureux. Vous avez évoqué « le venin de la suspicion » et vous avez rappelé ce sondage selon lequel près d’un Français sur deux considère que l’autorité judiciaire n’est pas indépendante. Quelle serait la mesure à prendre pour faire reculer cette suspicion ?

Vous avez dit qu’il était délicat d’appliquer le code de procédure pénale lorsque l’indépendance de la justice était mise en cause. Pourquoi est-ce si délicat ?

M. Éric Mathais. Je faisais référence à l’article du code pénal qui permet de poursuivre quelqu’un pour suspicion jetée sur une décision de justice. Il est délicat à utiliser car si nous multiplions les poursuites, nous pourrions être « taxés » de corporatistes. Il y a donc un équilibre nécessaire, difficile à trouver si nous souhaitons éviter d’entendre que les magistrats ne supportent pas la critique de leurs décisions.

Pour lutter contre « le venin de la suspicion », comme le soulignait la commission Nadal, l’évolution du statut et les conditions du statut pourraient faire changer les choses.

M. Éric Maillaud. La définition du discrédit est complexe. Si nous diligentions des poursuites régulièrement, nous nous exposerions à des critiques.

La liberté de parole des avocats est une autre limite. Si les textes nous permettent de les poursuivre lorsque leurs propos dépassent la courtoisie habituelle, la jurisprudence constante de la CEDH dit qu’un avocat, même s’il est quasi insultant à l’audience, fait usage de sa liberté d’expression. La CEDH est extrêmement « sourcilleuse » lorsque l’usage d’un texte empêche quelqu’un de s’exprimer. C’est pour cette raison que nous utilisons très peu cet article.

L’autre difficulté c’est la tentation de critiquer sur les réseaux sociaux. À force d’entendre que les juges sont politisés et les parquetiers aux ordres, les citoyens finissent par le croire. Si un jour le silence devenait un peu plus d’or qu’il ne l’est aujourd’hui, sans doute y aurait-il moins de suspicion.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous convenez être aux ordres de la circulaire de la politique pénale ! C’est le minimum syndical dont nous pouvons convenir.

Dans le mouvement social des « gilets jaunes », de nombreux manifestants ont fait valoir que nous avions un parquet aux ordres du Gouvernement décidé à réprimer le mouvement. Cela pose également la question de l’indépendance du siège. Vos réquisitions, dans beaucoup de cas, ont été suivies par le siège bien qu’il ait un statut plus indépendant que le vôtre et qu’il ne soit pas tenu par la circulaire de politique pénale. Cela aussi a été soulevé par les sociologues car pour beaucoup de primo-délinquants, on observe des peines assez lourdes.

M. Éric Mathais. Peut-on faire l’hypothèse que les réquisitions du procureur ont été suivies car elles étaient fondées en fait et en droit ? Par ailleurs, il est arrivé que certaines réquisitions ne soient pas suivies, à Dijon, par exemple.

M. le président Ugo Bernalicis. Dans l’ensemble, il y a un accroissement du quantum des peines dans le cadre de la manifestation des « gilets jaunes ». Je ne fais qu’analyser la situation.

On peut dire que la circulaire de politique pénale existe pour garantir des réquisitions comparables sur l’ensemble du territoire pour des faits et des personnalités comparables. Dès lors pour quelles raisons un individu en possession de stupéfiants bénéficiera dans les tribunaux urbains d’un simple rappel à la loi alors, qu’à l’autre bout du département, en milieu rural, il sera condamné à de la prison avec sursis ? Le citoyen et le représentant politique que je suis s’interroge sur l’égalité du citoyen devant la justice.

M. Alexandre de Bosschere. A contrario, faudrait-il avoir des directives de politique pénale qui imposent aux procureurs la réponse aux infractions sans prendre en considération l’impact sur la population, la réalité locale, le type de consommation, les antécédents judiciaires, le comportement au moment du contrôle, la date des antécédents ? Il y a tant de cas particuliers que cela me semble impossible à normer.

M. Éric Maillaud. Un rappel à la loi n’a qu’une faible valeur pédagogique et n’en a aucune en termes de soins. Parfois, pour un primo-délinquant jeune, on va requérir une condamnation à l’emprisonnement avec sursis et mise à l’épreuve. C’est une sanction juridique très lourde mais qui permettra une prise en charge thérapeutique dans la durée avec pour perspective d’aider ce jeune à sortir de la toxicomanie. Le citoyen pourra trouver la peine sévère juridiquement mais humainement c’est plus utile.

M. le président Ugo Bernalicis. Je comprends l’argument technique et juridique et cela plaide en faveur de ce que j’ai défendu dans l’hémicycle. Une peine de probation autonome éviterait de devoir prononcer du sursis avec mise à l’épreuve quand on veut juste prononcer une obligation de soins.

Je suis convaincu de la nécessité de l’individualisation des peines, mais elle ne résiste pas à l’analyse sociologique du fonctionnement des juridictions, ainsi que des hommes et femmes dans le pays.

 


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Audition du jeudi 6 février 2020

À 15 heures : Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale dUnité Magistrats SNM-FO

M. le président Ugo Bernalicis. La commission d’enquête auditionne Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité Magistrats SNM-FO.

En vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 qui vous impose de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité Madame, je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Mme Béatrice Brugère prête serment)

Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale dUnité magistrats SNM-FO. André Malraux disait que « les institutions deviennent ce qu’en font les nations » dans son discours du 4 septembre 1958, préalable à la Constitution. Au vu de la convocation que nous avons reçue pour cette commission d’enquête, nous sommes manifestement un peu à l’heure du bilan, car en lisant ses motivations, nous avons l’impression d’y voir une photographie plutôt négative de la justice et de son indépendance. On pourrait même se demander si l’on n’est pas à la veille d’un krach politico-institutionnel. En effet, votre résolution – photographie relativement récente de ce qu’on pourrait appeler des dysfonctionnements de la justice – nous laisse penser que nous sommes encore très loin de ce que l’on peut attendre en termes de séparation des pouvoirs, mais également de ce que pourrait être l’œuvre de justice du côté des magistrats.

Nous sommes heureux de pouvoir être entendus sur un sujet aussi important, et nous saluons la création de cette commission d’enquête. Nous espérons qu’elle sera un point de départ pour une réflexion sur l’équilibre des pouvoirs institutionnels et sur ce que devrait être la justice. J’ai relu – c’est toujours intéressant – le discours de Charles de Gaulle, qui disait que la République, c’est la souveraineté du peuple, l’appel de la liberté, l’espérance de la justice. L’espérance de la justice, j’imagine, est la raison pour laquelle nous avons été conviés ici, et j’espère pouvoir vous redonner cette espérance. Car, c’est vrai, la justice est le socle fondamental de la démocratie et du bon fonctionnement de nos institutions.

En contrepoint de votre commission d’enquête qui se réfère à des faits assez récents, j’aimerais faire un retour historique car il est intéressant de voir les dynamiques à l’œuvre. On s’aperçoit très rapidement que nous sommes dans une dynamique de progression en termes d’indépendance de la justice, même si – et votre saisine l’exprime de façon très claire – il reste encore des obstacles et sans doute du chemin à parcourir. Si l’on regarde ce qu’ont été la magistrature et l’autonomie de la justice du bas Moyen Âge jusqu’à la Révolution, on s’aperçoit que ce qu’on appelle l’État de justice, comme le montre Jacques Krynen, est en fait une période pendant laquelle les parlements avaient une très forte autonomie, telle qu’ils ont mis en difficulté la monarchie sous Louis XV et sous Louis XVI : cela a donné la Fronde, la révolte des parlements, et a sans doute participé à la fin de la monarchie. Les magistrats tiraient leur légitimité de cette autonomie et – à leur égard le terme d’indépendance n’a aucun sens puisque l’indépendance est un corollaire de la séparation des pouvoirs – de la souveraineté du roi dont ils étaient simplement à la fois les vicaires puis très clairement les concurrents. La Révolution est arrivée : c’est une parenthèse très fâcheuse pour la justice, bien que l’on ait souvent tendance à penser qu’elle a constitué un modèle. Et l’on voit que les problématiques soulevées par cette commission d’enquête sont toujours les mêmes. C’est en cela qu’il est intéressant de faire ce détour par l’histoire, tel que Tocqueville nous y invite, lorsque l’on tente d’avoir une réflexion un peu complexe sur des sujets aussi importants. Sous la Révolution française, on s’est attaché à vouloir que les magistrats ne soient que l’expression de la loi, puisque la souveraineté se trouvait dans la loi. Nous, magistrats, n’avions qu’à la dire, surtout pas à l’interpréter. C’est une période où l’on pensait aussi que la légitimité des magistrats devait se trouver dans l’élection.

Votre saisine fait appel à deux notions : à l’indépendance de la justice, dont on va parler abondamment, mais aussi à un autre concept, l’émergence d’un nouveau pouvoir judiciaire. Ce concept n’est pas neutre. Les mots sont des armes qui se retournent parfois contre ceux qui les utilisent. Le terme de « pouvoir » judiciaire pose évidemment la question de la légitimité des magistrats. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle le constituant de 1958 a utilisé un autre terme : celui d’autorité.

Les motifs que vous avancez pour créer cette commission, vous placent déjà dans une autre constitution. Je ne fais aucun commentaire à ce sujet, mais je préfère, avant d’évoquer l’émergence d’un pouvoir judiciaire et des obstacles qui pourraient y faire obstacle, me placer dans la constitution qui est la nôtre et qui – je pense avec beaucoup de sagesse – préfère le mot d’autorité à celui de pouvoir. On a tort de croire que le terme d’autorité nous abaisse. L’autorité n’existe pas chez les Grecs, mais chez les Romains. Elle renvoie au principe premier, celui de l’empereur. L’empereur, qui est le « princeps », est celui qui détient l’autorité. Ce mot est à la base de ce qui fonde le lien social et donc, pour nous, la démocratie. C’est un terme aussi très intéressant parce qu’il est en surplomb. Il évite cette idée de séparation des pouvoirs et il est beaucoup plus fort. Autorité vient du verbe augere qui veut dire accroître, développer, augmenter. Et en fait, la justice augmente, ce que dit d’ailleurs le général de Gaulle en parlant de « l’espérance de la justice ». L’espérance fait référence à un mouvement : on est dans une augmentation. Le terme d’autorité est bien supérieur à celui de pouvoir aussi parce que, comme il est en surplomb, il évite tout ce qui est politicien ou partisan, et surtout il évite de poser la question de la légitimité qui fonde le pouvoir ou l’autorité des magistrats dans un cadre de séparation des pouvoirs. Je ne porte aucun jugement particulier, mais il me semblait important de resituer le débat sur les mots que vous avez employés.

Je reviens sur le terrain de l’indépendance, pour appeler votre attention sur la signification que le terme peut revêtir. J’ai essayé d’en dresser la liste pour votre réflexion personnelle.

L’indépendance – notion complexe si vous vous attelez à la définir – peut être un principe, celui qui a été consacré dans la hiérarchie des normes, y compris par la Cour européenne des droits de l’homme, et auquel fait référence l’article 16 de notre Constitution. Elle peut être un standard, c’est-à-dire un horizon vers lequel on doit tendre. Elle peut être une valeur, une exigence morale qui renvoie à un système de valeurs, à une éthique du juge. Elle peut être une garantie : l’indépendance protège, mais de qui, de quoi, et pourquoi ? Elle peut être un droit, et là j’appelle votre attention : le juge est indépendant parce que ce serait un droit subjectif car il est libre – attention à la nuance indépendance du juge-indépendance de la justice… Elle peut être un devoir : l’indépendance guiderait alors le comportement du juge qui se doit d’être indépendant donc impartial dans l’exercice de son office. Elle peut être une discipline : quand le juge manque à une règle de discipline, il pourrait risquer une sanction. Je vous invite d’ailleurs à vous pencher sur la manière dont nous gérons le disciplinaire qui est un enjeu extrêmement important alors que la caractérisation de la faute est assez vague.

L’indépendance peut être une responsabilité : elle serait alors individuelle et avant tout morale. Elle peut être budgétaire, c’est un enjeu très important. Elle peut être également un processus de désignation : c’est toute la réflexion sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et sur l’avis conforme pour certaines nominations ce qui ne changera absolument rien à l’indépendance du parquet, je m’en expliquerai plus tard. Elle peut-être aussi différenciée, et c’est très important, entre une indépendance soit statutaire, soit fonctionnelle, ce qui n’est pas du tout la même chose. C’est le problème du parquet. Et elle doit également être mise en lien avec l’indépendance des juridictions administratives, financières, du Conseil constitutionnel, sans parler des juridictions au niveau européen ou supranational.

La justice est bien plus large que la justice pénale qui manifestement occupe le premier plan de cette commission d’enquête. Je rappelle d’ailleurs, à ce titre, que lors de l’état d’urgence, entre le 14 novembre 2015 et le 1er novembre 2017, nous avons eu affaire à 5 000 perquisitions administratives réalisées sans aucun contrôle juridictionnel a priori, et basées sur le concept de « dangerosité », concept lui-même dangereux. Au final, elles se sont révélées infondées dans pratiquement 99 % des cas.

En réalité, sous le projecteur de l’État de droit, l’indépendance est surtout une conséquence directe d’une interprétation stricte du principe de la séparation des pouvoirs et un corollaire nécessaire à la protection judiciaire des droits. Je ne reviendrai pas à l’époque de l’Ancien Régime où il aurait été complètement farfelu pour les magistrats de demander leur indépendance, parce qu’ils se seraient du coup privés de la légitimité qui fondait justement leur pouvoir. Pourtant, si l’indépendance de la justice est consacrée dans nos textes au plus haut niveau, par la Cour européenne des droits de l’homme et par l’article 64 de la Constitution, qui désigne le président de la République comme son garant, le constituant de 1958 n’a pas voulu voir la justice comme un pouvoir, mais comme une autorité.

Parmi les motivations avancées pour la création de votre commission d’enquête, vous avez pointé du doigt ce qui pourrait être perçu comme des obstacles à cette indépendance, des obstacles évidents et visibles. Il serait bon que vous puissiez vous intéresser aussi à ce qui n’est pas visible et à ce qui n’est pas évident, et qui n’en constitue pas moins des obstacles. L’obstacle le plus évident et le plus visible est évidemment le statut du parquet. Je l’ai déjà dit, la réforme envisagée sur le plan constitutionnel et réclamée avec force, vigueur et conviction par tous depuis plusieurs années ne changera absolument rien à l’indépendance du parquet. Parce qu’il faut raisonner à deux niveaux : l’indépendance statutaire et l’indépendance fonctionnelle. Il est clair que sur le plan statutaire, les magistrats du parquet ne sont pas indépendants comme les magistrats du siège. L’avis conforme pourrait éventuellement remettre à niveau les magistrats du parquet par rapport à ceux du siège, en alignant leur processus de désignation. Mais cela ne changera absolument rien, parce que c’est déjà la pratique qu’on ne fera que consacrer de manière plus solennelle. Cela peut paraître rassurant, mais en fait ne lèvera en rien le soupçon qui pèse en permanence sur le parquet, ni la manière dont il fonctionne.

La décision du Conseil constitutionnel du 8 décembre 2017, qui a admis la conformité à la Constitution de la règle de la hiérarchisation du ministère public sous l’autorité du garde des Sceaux, présente un raisonnement intéressant sur le plan de la logique. On pourrait le résumer en trois mots : « en même temps »… Cette décision est assez curieuse. En fait, elle nous dit que le parquet est indépendant, mais qu’en même temps il est dépendant car sous l’autorité fonctionnelle du gouvernement, via le ministère de la Justice. La Cour européenne des droits de l’homme adopte une autre forme de raisonnement et a une position plus claire et plus intelligible : elle refuse de reconnaître aux procureurs français la qualité de juges, faute pour le ministère public de présenter des garanties d’indépendance suffisante, ce qui leur interdit d’assurer la garde des mesures privatives de liberté, laquelle relève des seuls magistrats du siège.

Cette contradiction est imputable à notre Constitution, dont l’article 64 affirme que l’indépendance de l’autorité judiciaire est valable à la fois pour les magistrats du siège et les magistrats du parquet. Si la Constitution le dit, c’est que c’est vrai : nous sommes indépendants. On devrait d’ailleurs plutôt parler d’autonomie. Mais la Constitution, dans sa révision du 27 juillet 1993, organise la dépendance des magistrats du parquet par référence à l’article 20 de la Constitution. Nous avons donc une combinaison de deux règles constitutionnelles contradictoires, qui nous permet de différencier l’indépendance statutaire et l’indépendance fonctionnelle. Sur le terrain statutaire, si on augmente nos garanties, nous serons en effet alignés sur les magistrats du siège ; on pourrait d’ailleurs y ajouter l’inamovibilité, qui n’est pas prévue. Mais sur le plan fonctionnel, la soumission des magistrats du parquet au pouvoir politique demeurera, puisque l’article 20 place ces magistrats sous la dépendance du gouvernement.

Pourtant, à l’article 20 de la Constitution, il n’est pas écrit que nous devons être sous la dépendance fonctionnelle du garde des Sceaux. Comme l’explique avec beaucoup de pertinence le professeur de droit Paul Cassia, l’article 20 dans son premier alinéa dispose que le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Mais, par une décision du 2 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, le Conseil constitutionnel a jugé que cette disposition permettait au ministère de la Justice d’adresser par circulaires aux magistrats du parquet des instructions générales de politique pénale, à la manière du ministre de l’Intérieur qui peut fixer des directives d’action publique aux préfets. Or la décision du 8 décembre 2017 n’est pas convaincante car elle fait une lecture incomplète de l’article 20 de la Constitution en ne s’attachant qu’à son seul alinéa 1er alors qu’il en comporte trois.

L’article 20 dit bien que c’est le gouvernement qui détermine et conduit la politique de la nation, mais dans son autre alinéa, il ne dit pas que c’est en réquisitionnant les magistrats du parquet, mais que, pour ce faire, « le gouvernement dispose de l’administration et de la force armée ». La Constitution est claire : en creux, elle dit que le gouvernement ne dispose pas de la magistrature et encore moins du parquet. Il dispose de l’administration et de l’armée. Évidemment, se pose une question essentielle : comment fait-on en matière de politique pénale ? Ces magistrats, seront en autonomie totale, et on ne pourra plus les contrôler. Bien sûr que si, car conformément au principe de séparation des pouvoirs, il est tout à fait normal que l’exécutif prenne par décret, sur le fondement des articles 20 et 37 de la Constitution, des mesures de portée générale et impersonnelle, y compris en matière pénale, s’appliquant à tous, c’est-à-dire également aux magistrats du siège et du parquet – et même aux juges administratifs, on a trop tendance à les oublier. Les magistrats sont tenus d’appliquer la politique pénale déterminée par le gouvernement au titre de son pouvoir réglementaire. Nous avons l’obligation d’appliquer la loi, et les décrets. Le pouvoir réglementaire du gouvernement nous oblige également : comme il n’appartient pas aux juges de faire ni la loi pénale ni le règlement pénal, nous y sommes soumis.

Je me permets d’ailleurs une parenthèse. Je vous invite à lire les dernières circulaires de politique pénale dont tout le monde semble dire qu’elles constituent l’alpha et l’oméga de ce que l’on peut imaginer pour conduire une politique pénale dans notre pays. Outre le fait que leur contenu est en grande partie indigent, elles sont souvent extrêmement ciblées et donc absolument pas générales. Il en existe d’ailleurs une très intéressante sur les gilets jaunes… Et elles sont très directives quant à ce que l’on doit faire. On y voit bien qu’on est très loin d’une politique pénale intéressante, c’est-à-dire d’une vision du politique sur l’activité de la justice.

C’est donc un prétexte et, juridiquement, cela ne tient pas : le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire du gouvernement permettent de conduire une politique pénale digne de ce nom. Nous avons donc aujourd’hui un système qui contredit la magna carta des juges qui dit que « dans l’exercice de sa fonction de juger, le juge ne peut recevoir aucun ordre ou instruction et est tenu seulement au respect des règles de droit ». Depuis la loi du 25 juillet 2013, on a supprimé la possibilité, pour le garde des Sceaux, de donner des instructions aux procureurs dans les affaires individuelles tout en donnant a contrario une base légale à la communication par le ministère public d’informations – donc de pièces de procédure – au garde des Sceaux dans toute affaire individuelle en cours, normalement couverte soit par le secret de l’enquête, soit par le secret de l’instruction qui est garanti par l’article 11 du code de procédure pénale. C’est la pratique des instructions générales qui marque la prérogative fonctionnelle du gouvernement sur les magistrats du parquet.

Je terminerai en dressant la liste des obstacles moins visibles à l’indépendance de la justice. On a trop tendance à penser que le problème de l’indépendance de la justice se résume au parquet : je crois que c’est faux, c’est également le problème du siège. Je rappelle que 90 % des carrières au siège et au parquet, sont aux mains de la Chancellerie. Le CSM n’est pas au début mais à la fin du processus. Or, le plus important, ce n’est pas la fin : c’est déjà d’être présenté à un poste.

Deuxièmement, il existe une immunité totale des chefs de cour, qui ne sont jamais évalués.

Troisièmement, l’évaluation des magistrats, en partie infantilisante telle qu’elle est pratiquée, est la même pour les magistrats du siège et du parquet. Or, c’est elle qui fonde l’avancement des carrières. Je ne parle pas de l’ancienneté, ni de la mobilité, à propos desquels nous sommes aussi très réservés.

Enfin, je citerai également le CSM, sa composition et surtout le mode de scrutin, sa représentativité et sa légitimité, qui constitue en lui-même un enjeu pour l’indépendance du siège comme du parquet ; les moyens budgétaires, enjeu extrêmement important ; l’organisation judiciaire, la caporalisation, le rôle des assemblées générales qui sont des chambres d’enregistrement ; le choix des juges d’instruction – on n’en parle jamais – qui est aux mains du président de la juridiction ; le choix des compositions, – c’est une méthode qui se développe de plus en plus que de choisir les juges qui vont constituer ce que l’on appelle des compositions ad hoc pour certains procès – ; la possibilité pour les magistrats du siège d’être affectés à d’autres contentieux au bon vouloir du président du tribunal de grande instance.

Je continue cette liste avec l’inspection des services judiciaires, qui est aussi un vrai problème puisqu’elle n’est absolument pas indépendante. Je rappelle que les magistrats qui sont à l’inspection ont le statut du parquet. Enfin, le choix des procédures, le choix des calendriers, l’accroissement des pouvoirs du parquet qui a créé en France une situation assez incroyable au niveau européen. Je crois que nous sommes les seuls à avoir désormais deux systèmes inquisitoires qui fait que c’est devant les juges d’instruction que l’on bénéficie le plus de droits, et au parquet que l’on en a le moins, Toutes ces questions sont moins visibles car elles sont de l’ordre de la pratique ou des usages. Pour autant elles sont peut-être aussi importantes que le statut du parquet.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci pour ce propos liminaire. Je dois juste préciser que dans le cadre des commissions d’enquête, il ne s’agit pas d’une saisine mais d’une résolution accompagnée d’un exposé des motifs. Je n’aurais pas la prétention de faire des saisines. C’est un droit de tirage du groupe parlementaire la France insoumise qui est utilisé. C’est notre manière de présenter les choses pour ouvrir le débat, pas pour le fermer. Et c’est à ce titre que nous avons utilisé, peut-être en forme de petite provocation, l’expression « pouvoir judiciaire » en faisant appel à un certain nombre de sujets d’actualité, afin que l’on sache de quoi nous voulons concrètement parler.

La liste d’obstacles moins visibles à l’indépendance de la justice que vous avez dressée me semble le point le plus intéressant. Nous avons assez peu entendu les magistrats nous en parler. Il pourrait être bon, par exemple, de se pencher sur le choix du juge d’instruction. Votre propos fait écho à l’audition du premier président de la cour d’appel de Paris, Jean-Michel Hayat, à propos de son expérience à Nice. Il y a des choses à dire sur le choix de tel ou tel juge d’instruction et le fait que telle ou telle enquête n’avance pas à dessein. En tant qu’organisation syndicale, avez-vous eu ou continuez-vous d’avoir des remontées de la part de vos collègues du parquet ou du siège sur des manquements à l’indépendance, dans tous les sens du terme ; c’est-à-dire dans tous les aspects que vous avez évoqués, que ce soit au titre de l’avancement de la carrière, de la présentation au tableau d’avancement, du choix de tel ou tel juge d’instruction, du choix du calendrier de l’enquête, etc.

Mme Béatrice Brugère. Nous en sommes même le réceptacle. Le déroulement de carrière est un sujet fondamental, puisque l’atteinte à l’indépendance consiste à faire et à défaire les carrières. Un monopole pour le siège comme pour le parquet est aux mains de la Chancellerie pour quasiment 90 % des magistrats. En ce qui concerne le CSM, ce n’est pas mieux, il n’y a pas plus de transparence, et nous ne sommes pas satisfaits non plus de son fonctionnement. En tant que syndicat, nous assistons à ce qu’on appelle les réunions de transparence. Le système est complètement aberrant : nous n’avons pas de gestion des ressources humaines et les magistrats postulent quasiment à l’aveugle. C’est-à-dire que lorsque vous postulez pour avoir un avancement – puisque la mobilité permet l’avancement –, vous ne savez pas si le poste est libre. Concrètement, cela signifie que le magistrat indique par exemple « je suis au parquet, je voudrais devenir juge d’instruction à Limoges » sans même savoir si le poste est vacant. Cela conduit à ce qu’on lui demande de faire de multiples choix, car plus il formulera de demandes, plus il aura de chances d’obtenir un poste.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous voulez dire qu’il n’y a pas de postes vacants ?

Mme Béatrice Brugère. Si, bien sûr. Mais on ne les connaît pas. Nous sommes un cas unique en l’espèce… Je ne parle pas des postes de chefs de juridiction : on sait quand ils sont vacants, parce qu’ils sont très peu nombreux et que le CSM est saisi. Il y a également maintenant quelques postes, c’est tout nouveau, appelés postes spécialisés pour lesquels on bénéficie de diffusions car on cherche des profils spécifiques. Mais pour la grande majorité des postes, il faut recourir au bouche-à-oreille.

M. le président Ugo Bernalicis. Il n’y a pas d’avancement sur place, dans l’administration centrale, par exemple ?

Mme Béatrice Brugère. Pas spécialement dans l’administration centrale. A priori, on ne pratique pas l’avancement sur place ; c’est la règle. Mais parfois on le fait… Vous avez mis le doigt sur un sujet : il y a des critères qui ne sont jamais vraiment des critères, puisqu’en réalité chacun a ses propres exceptions. Ce sont donc des critères relativement flous. C’est un turnover permanent très difficile à gérer, il est vrai, du côté de la Chancellerie. Pour savoir qu’il y a un poste vacant, encore faut-il que celui qui demande à partir libère son poste, mais pour qu’il libère son poste il lui faut être sûr que lui-même en trouvera un autre. Tout cela parce qu’il n’y a pas de gestion des ressources humaines. C’est une DRH à l’ancienne, un jeu de dominos qui n’est pas du tout compatible avec la transparence. Ce système-là fait que les magistrats postulent à l’aveugle. Il est donc facile pour la Chancellerie de toujours dire qu’il y a d’autres candidats, que ce poste n’est pas libre, etc. Il n’y a aucune transparence : à la fin sort une liste – qu’on appelle une transparence ! – ou vous apprenez que vous êtes choisi ou pas pour le poste que vous avez demandé.

M. le président Ugo Bernalicis. Pour résumer, de votre point de vue, la transparence est assez opaque. La liste finale est transparente, mais le processus pour y parvenir l’est moins. C’est cela ?

Mme Béatrice Brugère. Oui. Ensuite, vous avez le jeu compliqué de l’évaluation, qui est en cours de réexamen. On travaille à quelque chose de très pertinent d’ailleurs, qui serait une évaluation à 360 degrés. C’est en train de s’améliorer, mais ce n’est pas encore traduit en actes. Pour l’heure, les évaluations sont des critères d’avancement auxquels s’ajoute le critère de l’ancienneté, qui n’a jamais été un critère de qualité : l’ancienneté ne dit que l’ancienneté.

M. le président Ugo Bernalicis. Comment liez-vous tout cela à la problématique d’indépendance ou de non-indépendance ?

Mme Béatrice Brugère. Le système n’est pas transparent, on ne sait donc pas vraiment quels sont les critères d’avancement. Tout est assez flou, pour ne pas dire autre chose, et compliqué. Je n’affirme pas que cela cache une volonté de mal faire, mais en tout cas, il n’y a pas de transparence. Le CSM est destinataire d’un flot de nominations pour pratiquement 90 % des postes. C’est la raison pour laquelle je dis que c’est exactement la même chose pour le siège et le parquet. Le CSM a le monopole sur la nomination des chefs de juridiction et le processus n’est pas plus transparent : il va chercher qui il veut, il auditionne qui il veut…

Nous avons proposé une réforme complète inspirée par le système belge, extrêmement transparent, dans lequel le pouvoir politique a toujours son mot à dire, parce qu’il faut en permanence garder l’équilibre des pouvoirs. Au lieu que le pouvoir politique soit au départ du processus de désignation, il intervient à la fin pour la validation. Et il est obligé de justifier les raisons pour lesquelles il serait contre la nomination de tel ou tel magistrat. Tous les magistrats postulent sur des postes ouverts, tous sont entendus par le Conseil supérieur de la justice belge et tous savent pourquoi le candidat X est passé devant le candidat Y. Cette réforme a été menée après des affaires en Belgique, comme l’affaire Dutroux ou des cas de corruption, d’opacité et de politisation des magistrats. En France, le système qui consiste à confier tout le processus au Conseil supérieur de la magistrature ne nous satisfait pas. J’appelle, en effet, votre attention sur le mode de désignation des magistrats élus par leurs pairs qui est totalement atypique, puisque c’est le seul cas dans la fonction publique de mode de scrutin à deux tours. Nous demandons un mode de scrutin du type « un magistrat égale une voix ». Le système actuel extrêmement complexe favorise le monopole des syndicats majoritaires et son fonctionnement n’est guère rassurant.

M. le président Ugo Bernalicis. J’imagine que, puisque c’est la direction des services judiciaires qui prépare les listes de nominations et que la direction des services judiciaires, c’est l’exécutif, cela n’aide pas à assurer une transparence ni une indépendance entre l’autorité judiciaire et le pouvoir exécutif.

Mme Béatrice Brugère. Oui, la carrière est un enjeu, parmi d’autres.

M. Didier Paris, rapporteur. Merci de votre présentation qui nous a replongés dans des périodes historiques qui permettent de voir l’évolution, pas seulement du corps, pas seulement de la justice, mais aussi de la société. Mais pour être franc, la position de votre syndicat qui nous est déjà en partie connue est très en contradiction avec celles qui ont été exprimées lors de toutes les autres auditions auxquelles nous avons procédé.

Quand on parle d’indépendance, un des premiers points qui vient à l’esprit c’est la manière dont nos concitoyens voient la justice. Et clairement, cette vision est relativement négative, surtout s’agissant dans les derniers sondages de personnes qui n’ont jamais eu de contact effectif avec la justice. Il y a donc une espèce de fantasmagorie selon laquelle les juges seraient aux mains du pouvoir politique, ou des lobbies, ou de qui on veut en réalité. Toutes les autorités et les magistrats que nous avons entendus jusqu’à maintenant nous présentent comme fondamental le fait que, pour restaurer la confiance – ou limiter la notion de soupçon qui est devenue une contingence habituelle de notre vie sociale –, il faut absolument donner au parquet une indépendance statutaire. Cela nous renvoie évidemment à la réforme du CSM et à l’extension à certains postes du parquet de la nomination sur avis conforme de sa formation compétente, même si vous avez indiqué qu’en fait, ça ne changerait rien. L’approche assez générale, c’est qu’on doit travailler sur l’idée même qu’on peut avoir de la justice.

Qu’en pensez-vous ? Trouvez-vous quand même une certaine vertu à faire en sorte qu’on puisse évoluer, quant au rôle du CSM et quant au statut du parquet, y compris par une réforme constitutionnelle ?

Mme Béatrice Brugère. Je ne sais pas vraiment en quoi nous serions en opposition avec ceux qui disent qu’il faut une évolution statutaire. Je dis simplement que cela ne suffira pas. Cette réforme est ridicule par rapport aux enjeux. On va simplement inscrire une pratique dans la loi constitutionnelle. C’est très bien mais, vous l’avez souligné avec beaucoup de pertinence, la justice souffre d’un déficit extrêmement fort dans l’opinion publique. La problématique de son indépendance ne se résume pas à la question du parquet, loin s’en faut. Il faut une approche globale et beaucoup plus ambitieuse : tant qu’il y aura une dépendance fonctionnelle, qui à mon avis est infondée au regard de la Constitution, ce soupçon existera. On le voit bien dans les médias : ce qui ressort toujours c’est le soupçon que les magistrats du parquet sont sous l’autorité du pouvoir politique, pas la question de l’avis conforme pour leur nomination, dont je suis d’ailleurs persuadée que personne ne sait vraiment de quoi il s’agit…

C’est tout un processus qui est en cause, c’est pourquoi notre syndicat souhaite une révision constitutionnelle « copernicienne », ce qui signifie changer le système, mener une réforme d’envergure et pas simplement procéder par ajustements, avec un « petit avis conforme ». Cette réforme se fera peut-être, et elle ne changera rien : au prochain scandale politico-médiatique, on fera face exactement aux mêmes accusations. Ce que je dis n’est pas dirigé contre le pouvoir exécutif, mais, en l’état, je suis très réservée à l’idée que le CSM ait plus de compétences RH. Je dis simplement que le problème tient au fait qu’il n’y a pas de gestion RH. Il faudrait que ce ministère s’empare de cette question de façon transparente et globale.

S’agissant du siège, de l’inspection des services judiciaires ou du budget, je ne pense pas que nous soyons en contradiction avec ce que vous avez déjà entendu. L’inspection des services judiciaires est un vrai sujet. On fait, et on défait aussi les carrières : on peut neutraliser des magistrats. Aujourd’hui, le droit disciplinaire est quasiment balbutiant. Je vous invite à venir, puisque c’est public, à des audiences disciplinaires : nous n’avons pas de code disciplinaire, il n’existe pas de droits de la défense stricto sensu. Surtout, les enquêtes disciplinaires qui sont menées comme des gardes à vue sans durée limitée sans possibilité d’avoir d’avocat, sont aux mains du pouvoir exécutif et n’offrent donc pas de garantie d’indépendance, alors que c’est ce qui fonde tout de même la saisine disciplinaire…

Garantir l’indépendance consisterait à aligner au maximum le droit disciplinaire des magistrats du parquet sur celui de ceux du siège. Cela ne figure pas, dans le projet de loi constitutionnelle. Je pense ici à la possibilité de muter d’office un procureur, après un avis simple du CSM : on pourrait aussi prévoir un avis conforme. Ce n’est pas non plus dans le projet. J’espère avoir répondu à votre question, monsieur le rapporteur.

M. Didier Paris, rapporteur. Pour vous, l’acte fondamental de l’indépendance du pouvoir ou de l’autorité judiciaire – je vous suis assez bien dans cette distinction – serait la séparation fonctionnelle du corps judiciaire avec l’exécutif ? Et, accessoirement, si on parvenait à une plus grande séparation, cela serait-il concevable dans le système inquisitoire qui est le nôtre au plan pénal ?

Mme Béatrice Brugère. La question est difficile. On voit bien qu’on achoppe sur la problématique de la politique pénale. Je pense que la politique pénale est un fantasme, puisque les magistrats sont liés dans leur activité judiciaire par les lois que vous votez et par le pouvoir réglementaire du gouvernement. Et bien évidemment, il n’est pas question de revenir là-dessus. En ce qui concerne les carrières et l’indépendance, on est dans une dynamique de progression. Encore une fois, il faut voir d’où l’on vient. Cela dit, le chemin à parcourir est encore important. Les carrières sont sans doute un des enjeux importants, mais pas le seul.

Le budget l’est aussi. Notre syndicat prône une autonomie budgétaire par la création d’une mission budgétaire spécifique à la justice judiciaire. Mais il est vrai que la question de la séparation stricte que vous avez évoquée, dans laquelle les magistrats gagneraient encore en indépendance, pose obligatoirement celle de la légitimité des magistrats : elles ne peuvent aller l’une sans l’autre. Et si on gagne en indépendance, il va falloir qu’on se demande comment gagner en légitimité. Nous avons évidemment des idées, il y a des marges d’amélioration. Cela répondrait aux critiques en partie légitimes de l’opinion publique et des citoyens sur la manière dont la justice fonctionne. Cela signifie qu’il faut repenser aussi la responsabilité des magistrats, leur déontologie, et être sans doute plus stricts sur certains aspects, telle que l’impartialité.

M. Didier Paris, rapporteur. La loi 25 juillet 2013 sur les relations entre pouvoir politique, procureurs généraux et procureurs de la République a été très importante. Selon vous, est-on encore réellement au milieu du gué sur cette question ? Pour la première fois, ces relations ont été clarifiées, ou du moins a-t-on tenté de le faire avec l’interdiction des instructions individuelles – ce qui est fondamental – et la manière de faire remonter les éléments d’informations à la Chancellerie. On a bien vu lors du procès de l’ancien garde des Sceaux Jean‑Jacques Urvoas, toute la difficulté que pose la remontée d’information et à quel stade cela s’arrête. Cette situation vous paraît-elle satisfaisante, à droit constant – j’y insiste –, ou est-ce que même sur ce point, la relation entre le pouvoir politique et les parquets, il y a encore de vraies évolutions à prévoir ?

Mme Béatrice Brugère. Nous sommes pour la suppression des remontées d’informations. Si on se demandait à quoi elles servent, le procès Urvoas y a répondu. Pour être franche, si les remontées d’informations servaient à alimenter les circulaires de politique pénale, vous n’auriez pas beaucoup d’hésitation quant à leur suppression. D’ailleurs, lors des réquisitions au procès de l’ancien garde des Sceaux, le procureur général près la Cour de cassation a fait allusion au fait que ces remontées d’informations pourraient avoir un intérêt quand elles posaient une question de droit nouvelle ou quand on est vraiment confronté à une problématique juridique. De façon extrêmement ponctuelle, extrêmement résiduelle, extrêmement bien encadrée, la remontée d’informations pour la direction des affaires criminelles et des grâces – qui aurait alors une analyse juridique pertinente et pourrait en tenir compte pour faire évoluer la loi – serait intéressante. Mais on n’est pas dans ce schéma.

Les remontées d’informations telles qu’elles ont été définies, c’était « ce que je lâche d’un côté, je le reprends de l’autre », « je lâche les instructions individuelles, mais… » Sur les critères tels qu’ils sont définis, c’est-à-dire aucun, tout est urgent et tout doit remonter. Outre que c’est une charge de travail indue pour les parquets généraux – qui les transforme en scribouillards bureaucrates devant faire en permanence des remontées d’informations – ; outre que c’est l’organisation de la violation du secret de l’enquête et de l’instruction – car il n’y a aucune raison que ces informations remontent – ; outre qu’il y a eu une inflexion de la direction des affaires criminelles et des grâces pour un peu les anonymiser, à la suite du procès Urvoas, ces remontées d’informations n’alimentent en rien une véritable politique pénale. En revanche, si elles ne sont pas réalisées comme le pouvoir le demande, elles font courir un risque disciplinaire. Cela n’a pas encore eu de conséquences, mais ce risque existe. Si vous ne faites pas remonter l’information qui peut devenir urgente parce qu’un média s’en est emparé par exemple – c’est quand même cela, la réalité –, vous pouvez voir votre responsabilité disciplinaire engagée. Donc oui, pour toutes ces raisons, nous sommes absolument favorables à la suppression des remontées d’informations, sauf pour les cas extrêmement spécifiques que j’ai indiqués, qui seraient susceptibles de faire avancer l’intérêt général.

M. Guillaume Larrivé. L’unité du corps, est-elle selon vous un faux problème ou une vraie question ? Un seul corps, deux types de fonctions tout de même extrêmement différentes, des facultés d’allers-retours, peut-être l’apprentissage d’un métier… Faudrait-il selon vous maintenir cela, ou au contraire spécialiser les magistrats, voire créer des filières étanches l’une par rapport à l’autre ?

Mme Béatrice Brugère. À titre personnel, je trouve que cette capacité de passer d’une fonction à l’autre est une grande richesse dans un monde où prédominent souvent l’individualisme et la mauvaise compréhension à l’égard de ce que peut faire l’autre. Mais au regard de l’évolution des métiers, ou mieux des fonctions, et des critères que nous sommes en train d’évoquer, notamment d’indépendance, j’ai bien peur que le sens de l’histoire nous oblige à un moment donné à changer de système et justement à séparer les deux. Je suis désolée ; je ne réponds sans doute pas vraiment à votre question, mais sur ce sujet je n’ai pas de religion.

M. le président Ugo Bernalicis. Les équivalents de nos procureurs dans d’autres pays sont plus proches des services de police que des palais de justice. Dans bien des cas, cela leur permet de remplir leur rôle, par exemple pour les prolongations de garde à vue, la présentation des auteurs poursuivis, la conduite des enquêtes en tant que telles avec les enquêteurs, physiquement parlant au même endroit, dans la même pièce, etc. Ne serait-ce pas un peu moins hypocrite, ou du moins plus satisfaisant que la situation actuelle en France où le traitement en temps réel se fait à distance avec un téléphone, en répondant comme une hotline aux policiers ?

Mme Béatrice Brugère. Votre commentaire contient plusieurs questions. Le traitement en temps réel est un autre sujet : celui de la politique pénale, du moins de la manière dont on fonctionne et à propos duquel nous sommes tout à fait favorables à une grande réforme. Les magistrats du parquet ont des fonctions quasi juridictionnelles dans notre système. Ils ont un pouvoir d’opportunité sur le choix des procédures et je vous invite à consulter les pourcentages de celles qui entrent dans la grosse machine de traitement en temps réel par rapport au nombre de procédures qui arrivent devant un juge. Vous serez très étonné de constater que ce qu’on appelle les troisièmes voies ou toutes les procédures latérales aux mains du parquet sont beaucoup plus nombreuses : plus de 80 % restent du quasi juridictionnel, et seulement 20 % arrivent devant un tribunal. Cela signifie qu’une partie extrêmement résiduelle des procédures relève en fait des magistrats du siège. C’est toute la problématique de notre procédure qui a fait du parquet quelque chose d’énorme et qui, à mon avis, la déstabilise complètement. D’où vos questions, qui sont pertinentes, et nos interrogations qui n’emportent pas obligatoirement des convictions sur ces sujets.

M. Guillaume Larrivé. Le corps des magistrats judiciaires est en réalité un assez petit corps. Je ne parle pas de qualité, mais du fait que vous êtes environ 8 000, à comparer aux 150 000 policiers et aux 100 000 gendarmes. Sur la gestion de ce petit volume, j’ai trois séries d’interrogations. Une sur la formation : formation initiale, formation continue, quelles sont les marges d’amélioration, selon vous ? Une deuxième plus inhabituelle sur la pyramide des âges : pour le dire de manière brutale, n’est-ce pas un corps trop jeune ? Chez les Britanniques, on devient magistrat judiciaire quand on est déjà senior, quand on est avocat, ou quand on a servi l’État, la nation britannique, d’une autre manière. Je ne dis pas qu’il faut faire de même, mais on peut néanmoins s’interroger. Quand on assiste en tant que parlementaire aux rentrées solennelles des tribunaux de grande instance, on est frappé par l’extrême jeunesse des magistrats qui sont pourtant confrontés à des faits souvent tragiques de l’histoire ou de la vie, à des sujets très lourds. Et puis, une question aussi, sur la rémunération : est-ce aujourd’hui une fonction suffisamment rétribuée, si on la compare à d’autres fonctions juridiques ? Quand je parle de rémunération, je pense aussi aux moyens. Sans tomber dans l’anecdote, j’ai eu une conversation avec un procureur bientôt affecté dans une très grande ville où il y a beaucoup d’enjeux qui m’expliquait que, naturellement, il n’y avait pas de logement lié au poste. Il fallait donc qu’il produise ses propres fiches de rémunérations, qu’il indique quel est son employeur, ce qui – au regard aussi de sa propre sécurité – est assez extravagant. On ne demande pas à un préfet ou un sous-préfet d’aller se loger lui-même au milieu de l’année…

Mme Béatrice Brugère. Sur la formation, j’indique simplement que le concours classique d’entrée à l’École nationale de la magistrature est de moins en moins le concours unique. Nous avons de plus en plus de voies latérales et la question de la formation doit justement se poser pour ceux qui les empruntent. Il faut notamment remettre ce qu’on appelait les humanités au cœur de la formation, en particulier pour compenser la jeunesse. La mission Thiriez sur la réforme de la haute fonction publique évoque la suppression de la culture générale : je trouve cela catastrophique. La culture générale, c’est donner à tout le monde la chance de pouvoir s’élever. Nous avons fait la proposition de réinstaurer un concours qui permettrait à tous ceux qui sont intégrés de se mettre à un niveau homogène de compétence, d’humanité et de transversalité. Il est très important de décloisonner ces filières sur le modèle de l’École de guerre. Ce concours viendrait culbuter notre RH inexistante pour former, au bout de dix à quinze ans des magistrats appelés à exercer des fonctions de très haut niveau ayant du discernement, de la culture générale, de la transversalité, de l’ouverture sur les autres, etc.

La collégialité doit en outre être un réflexe cardinal, d’ailleurs également en termes d’indépendance. La collégialité doit être insufflée au maximum parce qu’elle permet justement d’éviter des erreurs de jeunesse. Le tutorat me semble aussi une piste intéressante.

S’agissant de la rémunération, il serait malvenu de dire que nous sommes mal payés au regard d’autres fonctions. Mais comparaison n’est pas raison. Si on doit se référer au taux horaire, puisque les conditions de travail sont extrêmement difficiles, oui, nous sommes très, très mal payés. Les marges d’amélioration sont réelles, notamment en ce qui concerne les primes, le calcul horaire, le respect de la circulaire Lebranchu et la prise en compte du surcoût de la vie dans des villes comme Paris.

 


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Audition du jeudi 6 février 2020

À 15 heures 30 : Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la Cour dappel de Paris, accompagné de M. Jacques Carrère, premier avocat général

M. le président Ugo Bernalicis. La commission d’enquête va entendre Mme Catherine Champrenault, procureure générale près de la cour d’appel de Paris, accompagnée de M. Jacques Carrère, avocat général près la cour d’appel de Paris.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Catherine Champrenault et M. Jacques Carrère prêtent serment.)

Mme Catherine Champrenault procureure générale près la Cour dappel de Paris. Merci de m’avoir invitée à m’exprimer au sujet de cette question importante pour notre démocratie et pour l’ensemble de nos concitoyens, celle des obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

J’observe, monsieur le président, que vous avez substitué à l’expression constitutionnelle d’autorité judiciaire celle de pouvoir judiciaire. Je crois deviner que cette substitution n’est pas tout à fait fortuite même si, étymologiquement, l’auctoritas latine est une vertu supérieure à la potestas.

Nos concitoyens ont souvent une image dégradée, sinon négative, du fonctionnement de la justice de leur pays. L’institution judiciaire a par définition un rôle civilisationnel, dans la mesure où elle retire au particulier le pouvoir de se faire justice pour le confier à un tiers, le juge. L’institution judiciaire a donc l’obligation, en vertu même de ce pacte social, d’inspirer la confiance.

Les magistrats se doivent ainsi d’être compétents et de ne pouvoir être suspectés dans leurs prises de décisions, que ce soit de conflit d’intérêts ou de partialité. Nous aborderons très largement cette problématique car il s’agit d’une question tout à fait essentielle, tout comme il importe fondamentalement pour la démocratie que l’ensemble des institutions de la Nation et de ceux qui y participent respectent la fonction judiciaire, dans ses actes comme dans ses discours. Cette dernière a en effet pour mission de garantir que la loi, expression de la volonté générale, est elle-même respectée.

Or, les coups de boutoir contre l’indépendance de la justice sont relativement fréquents et viennent de tous les horizons.

Les élus eux-mêmes ne sont pas exempts de torts en la matière, lorsque, par exemple, maires ou députés envoient des lettres de recommandation en faveur de tel ou tel administré pour solliciter l’indulgence du juge. Ceux qui dénoncent, tantôt le laxisme, tantôt l’acharnement, voire l’inhumanité de la justice, sont une autre source de pressions pesant sur le pouvoir judiciaire. Ceux qui s’insurgent de ce que, au travers de la lutte contre la délinquance économique et financière on s’attaque à l’économie du pays, voire à la démocratie, sont un troisième exemple du même phénomène.

Même si la critique de l’œuvre de justice est possible, voire salutaire, elle ne doit pas, à mon sens, caricaturer ou discréditer le travail des magistrats qui agissent au nom de la loi avec leur conscience pour seul guide. Mais la justice doit s’efforcer, si ce n’est d’être aimée, du moins d’être comprise et, dans tous les cas, respectée. C’est pourquoi je n’hésite jamais à apporter mon soutien public aux magistrats, quand ils sont attaqués dans leur personne ou dans leur indépendance.

Quant à la garantie de l’indépendance de la justice, je forme le vœu que les travaux de votre commission permettent d’identifier certaines voies d’amélioration.

À cet égard, votre tâche est complexe, dans la mesure où il importe de préserver l’indépendance de l’autorité judiciaire sans pour autant la conduire sur la voie étriquée d’un isolement qui serait aussi celle d’un irrémédiable affaiblissement.

Au-delà des garanties juridiques qui peuvent ou qui doivent être apportées au soutien de cette indépendance, cette dernière dépend avant tout, et je le dis avec une certaine gravité, de la conscience intime et personnelle qu’ont les magistrats des obligations attachées à leur mission exigeante et difficile. Celle-ci, je tiens à le souligner, nécessite de la part de mes collègues, un engagement et un courage quotidiens.

M. le président Ugo Bernalicis. Avez-vous, dans vos fonctions actuelles ou antérieures, été confrontée de près ou de loin, directement ou indirectement, à des éléments qui pourraient constituer des manquements à l’indépendance de la justice ou d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions ?

Mme Catherine Champrenault. Je n’ai pas, dans mon passé récent, eu de telle expérience, mais il est vrai que, quelques années après le début de ma carrière, j’ai été confrontée à ce qu’on peut appeler une pression exercée sur la justice – plus exactement, une pression sur le parquet.

Cet exemple m’a laissé un goût amer : j’étais jeune substitut à Tours et nous avions engagé des poursuites contre un notable, un cadre bancaire, qui organisait des colonies de vacances pendant ses loisirs et qui a été suspecté d’actes de pédophilie. L’information avait réuni un certain nombre de charges, suffisamment sérieuses pour que l’intéressé soit renvoyé devant le tribunal correctionnel. Pendant cette instruction et avant le procès, il y a eu des manifestations de soutien sur la voie publique qui ont pu être extrêmement virulentes, voire violentes, au moins verbalement. Elles s’en prenaient à l’institution judiciaire qui, selon elle, s’en prenait à un notable qui voulait simplement rendre service.

En première instance, cet individu a été relaxé. La logique de la poursuite et la conviction du ministère public auraient imposé que nous fassions appel ; nous n’avons pas eu ce droit, le procureur général de l’époque ayant relayé la question du trouble à l’ordre public soulevé par le pouvoir exécutif pour nous interdire d’exercer cette voie de recours afin d’éviter que ne se tienne un deuxième procès.

Cet exemple m’a inspiré le sentiment que l’institution judiciaire n’avait pas suffisamment résisté et ne s’était pas donné tous les moyens pour parvenir à la vérité.

M. le président Ugo Bernalicis. Pensez-vous qu’aujourd’hui les garanties sont suffisantes, notamment grâce à la loi du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et à la mise en œuvre de l’action publique et à la circulaire du 31 janvier 2014 ? Pensez-vous qu’il n’y a plus d’instructions individuelles et qu’ainsi il ne peut plus y avoir de telle pression que ce soit de la part de l’exécutif, d’un élu local, d’un membre du corps préfectoral, d’un élu quel qu’il soit ou d’un citoyen ou d’un notable en vertu de ses relations économiques et financières ? Pensez-vous qu’il n’est aujourd’hui plus possible d’observer ce genre de pression formelle, que ce soit par écrit – j’imagine qu’à l’époque de votre exemple l’instruction aura été écrite et assumée –, ou de manière informelle ou officieuse ?

Mme Catherine Champrenault. Il est évident que la loi du 25 juillet 2013 a marqué d’une pierre blanche l’histoire de l’indépendance de la justice. En effet, cette loi acte la rupture totale entre l’exécutif et l’autorité judiciaire s’agissant de la conduite des affaires individuelles. Cette déconnexion a plusieurs conséquences.

La première provient du fait qu’il n’y a plus, ni de près ni de loin, ni directement ni par suggestion, d’influence du pouvoir exécutif. Celle-ci pouvait être le fait du ministère de la justice par l’intermédiaire de la direction des affaires criminelles et des grâces qui nous ordonnait d’agir dans tel ou tel sens pour faire prendre à une procédure une orientation donnée. C’est extrêmement important.

Pour autant, sans que cela n’ait rien à voir avec une atteinte à l’indépendance de la justice, le pouvoir hiérarchique régit le ministère public français : le procureur général, en charge de veiller à l’application de la loi et au bon fonctionnement des parquets, a également un pouvoir d’instruction dans les affaires individuelles lorsqu’il estime que l’une d’entre elles n’est pas correctement traitée. C’est donc pour vaincre une inertie, rarissime, mais qui peut exister de la part d’un procureur, que le procureur général peut être amené à donner des instructions, mais uniquement des instructions de poursuite et non de classement.

Ce lien hiérarchique peut être source de mauvaises interprétations, mais nous avons pu, très dernièrement, par une décision du 12 décembre 2019, entendre la Cour de Justice de l’Union européenne énoncer que le principe d’indépendance dont elle exigeait le respect s’entendait aussi à l’égard du pouvoir exécutif et que le lien hiérarchique qui unissait le ministère public à la française n’était pas contraire à l’idée d’indépendance. Ce lien hiérarchique que j’estime personnellement profitable à l’institution est effectivement lié au fait que le double regard, dans les affaires complexes, peut avoir sa vertu. J’y insiste, ces instructions, exclusivement de poursuite, se fondent uniquement sur des problématiques juridiques ou techniques. Ce que nous visons – ce que je vise –, lorsque, chose très rare, j’émets des instructions de poursuites, c’est l’efficacité de la justice. Ne sont alors à l’œuvre ni des considérations d’ordre public ni des considérations politiques.

Ainsi, lorsque vous me demandez si nous sommes totalement à l’abri des pressions, je dois répondre que, du point de vue institutionnel et juridique, tel est bien le cas.

Mais vous ne pourrez pas empêcher les autres pouvoirs, car cela leur est peut-être inhérent, de vouloir peser, même de façon subliminale, sur la justice. Il faut donc que chacun des magistrats en charge du traitement des affaires puise dans sa conscience, dans les principes de son corps et dans sa déontologie pour résister à ces pressions avec clairvoyance. Les pouvoirs, quels qu’ils soient, presse comprise, sont exposés à la tentation d’influer sur le cours de la justice. Il ne faut pas être dupe. Il faut donc pouvoir les mettre à distance, ce qui ne veut pas dire que nous n’entendons pas les critiques ni les questionnements. Simplement, il ne faut pas que les interférences des pouvoirs puissent nuire à l’indépendance des juges.

Pour résumer, je dirais que nous disposons de garanties terriblement appréciables sur le plan juridique, mais que les tentations peuvent toujours exister.

En tout état de cause, je crois, pour que nos concitoyens soient absolument persuadés que nous ne sommes pas activés par le pouvoir, notamment par le pouvoir exécutif, qu’une réforme du statut du parquet parachèverait l’existant. La réforme constitutionnelle engagée en 2018 me semble donc de bon aloi. Aligner le régime de nomination des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège pourrait être envisagé avec profit : la désignation des chefs des parquets ou des parquets généraux serait utilement soumise à l’avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). De la même manière, les procédures disciplinaires pourraient être alignées.

Je dirais même, à titre personnel, que si l’intention était véritablement de compléter cet édifice, il serait envisageable d’aller jusqu’à proposer que les nominations aux fonctions de chef de parquet et de chef de parquet général se fassent sur proposition du CSM, comme c’est le cas pour les fonctions de président et de premier président. C’est une question de visibilité.

En tout état de cause que les nominations aient lieu après avis conforme du CSM, lequel s’imposerait ainsi au garde des Sceaux, me semblerait de nature à apporter une première garantie, extrêmement importante. Il est toutefois vrai que, depuis 2012, les gardes des Sceaux ont toujours suivi l’avis du CSM, alors que l’avis conforme n’est pas exigé par la loi. De la sorte, ceux-ci ont manifesté qu’ils ont intégré ce besoin de déconnexion entre les nominations et le pouvoir exécutif.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous indiquez que vous n’émettez que des instructions de poursuites et non de classement sans suite. Il me semble que ce point est déjà inscrit dans notre droit.

Mme Catherine Champrenault. Tel est le cas depuis 2004.

M. le président Ugo Bernalicis. Ils ne pourront peut-être pas être tirés de l’expérience acquise à votre poste actuel, sauf peut-être s’agissant d’affaires parvenues à leur terme, mais disposez-vous d’exemples concrets dans lesquels vous avez pu émettre des instructions de poursuites alors que vos subordonnés ne souhaitaient pas poursuivre ?

Mme Catherine Champrenault. Je dois d’abord rappeler que ces instructions de poursuite sont rares, si ce n’est exceptionnel. Elles peuvent intervenir en cas de concurrence de compétences entre deux parquets. J’évoque ici une affaire de terrorisme dont j’ai eu à connaître. L’affaire principale, qui portait sur un attentat, était instruite à Paris en vertu d’une compétence exclusive de fait, tandis qu’une affaire connexe, était instruite à Versailles. Il s’agissait du financement d’une filière de terrorisme, qui relevait des instances de Versailles au motif que la victime était dans ce ressort et y avait déposé plainte. La filière faisait l’objet d’une enquête à Paris, tandis qu’une partie du dispositif de financement faisait l’objet d’une instruction à Versailles. Le parquet de Versailles a demandé à se dessaisir de sa partie du dossier au profit du parquet de Paris, lequel opposait un refus, pour ne pas alourdir sa procédure. J’ai considéré qu’il participait d’une bonne administration de la justice de réunir les deux.

Dans un autre registre, en cas de conflit négatif de compétence, nous devons également intervenir. Ainsi, alors que le parquet de Fontainebleau voulait confier une affaire assez complexe de trafic d’armes à la juridiction interrégionale spécialisée de Paris et que cette dernière la refusait, j’ai dû lui donner des instructions de poursuite pour lui forcer la main.

Il existe un troisième cas de figure, très actuel, mais qui reste rare, sur l’orientation de certaines affaires de terrorisme. Il est en effet possible de s’interroger sur le point de savoir si une affaire de terrorisme ouverte avec des qualifications criminelles doit rester ainsi qualifiée et donc être jugée par la cour d’assises ou si elle peut au contraire faire l’objet d’une correctionnalisation. J’ai ainsi pu considérer dans certains dossiers que la gravité des faits et la dangerosité des personnes mises en cause et mises en examen justifiaient que l’on conserve la qualification terroriste ; j’ai donc pris des instructions sur ces qualifications.

Les recours sur classement, pour leur part, remontent à la loi du 9 mars 2004 portant sur l’adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite loi Perben II ; la loi du 25 juillet 2013 y fait écho. Les recours sur classement, nous en comptons plusieurs centaines par an à Paris, entendent permettre à la victime ou à l’administration de contrôle qui va verbaliser un contrevenant ou un acteur de dépasser le classement du procureur et de demander en quelque sorte un arbitrage du procureur général. Il s’agit d’un filet de sécurité : c’est le double regard. Un parquet peut commettre, en toute bonne foi, des erreurs d’appréciation dans la gestion de masse qu’il doit déployer.

Au parquet général, je dispose d’un service spécifique – qui gère un nombre de procédures important bien que cette importance doive être relativisée au regard de l’étendue géographique du ressort – qui est chargé de revoir la procédure et éventuellement de dire au parquet qu’une affaire classée par lui doit faire l’objet de compléments d’enquête – celle ayant été conduite apparaissant lacunaire – et que le classement, dans ces conditions, ne serait pas compris. Il peut également émettre clairement des instructions de poursuite.

M. le président Ugo Bernalicis. D’où proviennent de telles demandes de révision ? Par quel circuit le service que vous évoquez peut-il être saisi ?

Mme Catherine Champrenault. La saisine peut être le fait de toute personne à l’origine de la plainte, de la réclamation, du signalement ou de la dénonciation, conformément à l’article 40-3 du code de procédure pénale. Ceci inclut bien évidemment les victimes. Par exemple, une victime d’agression sexuelle pourrait tout à fait demander que la procédure soit revue avec un œil neuf et peut-être aussi parfois plus expérimenté. En effet, même si cela ne garantit pas que le juge soit meilleur, il reste que les magistrats du parquet général n’y sont parvenus qu’après quelques années d’expérience. Il est donc possible qu’ils apportent de ce fait une plus-value à la procédure.

La saisine peut donc être le fait de la victime, mais également de l’administration. Alors que j’étais avocate générale à Douai, j’ai eu l’occasion de formuler des instructions de poursuite au nom du procureur général de l’époque, au motif que l’inspection du travail s’était plainte que le parquet ait classé une procédure pour des dépassements d’horaires légaux de travail. J’ai formulé des instructions de poursuite parce que l’infraction était parfaitement constituée qu’il y avait un intérêt social et donc pénal à faire respecter la loi.

M. le président Ugo Bernalicis. L’exécutif ne peut donc pas intervenir dans ce mécanisme, sauf s’il est à l’initiative de la première demande. Par le biais de l’article 40 du code de procédure pénale, un ministre, quel qu’il soit et pas forcément le garde des Sceaux, dès lors qu’il a demandé l’ouverture d’une enquête par un signalement et que cette demande a été classée sans suite, peut demander la réouverture de l’enquête. Peut-être cela n’est-il jamais arrivé ?

Mme Catherine Champrenault. Effectivement, ce n’est jamais arrivé, mais, au moins en théorie, il ne semble pas absurde d’y voir une possibilité. Toute personne à l’origine d’un signalement ou d’une plainte dispose théoriquement de cette faculté.

M. Didier Paris, rapporteur. Il s’agit d’une possibilité théorique.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai bien compris que c’était théorique, monsieur le rapporteur. Il reste que ces échanges répondront peut-être à certaines interrogations sur la responsabilité du politique à poursuivre et à demander des poursuites.

Je prolongerai ma question en évoquant la remontée d’informations prévue par la circulaire de 2014. Nous confirmez-vous que la pratique actuelle consiste à faire remonter des informations, non pas sur les actes d’enquête à venir, mais seulement a posteriori.

Mme Catherine Champrenault. Il convient de distinguer deux types de remontées d’informations : la remontée d’informations entre le parquet et le parquet général et celle intervenant du parquet général vers la chancellerie. Dans ce second cadre, nous ne faisons jamais remonter quoi que ce soit qui pourrait nuire à la manifestation de la vérité. Par exemple, nous ne ferons jamais remonter un projet de perquisition – quand nous en avons connaissance – ni un projet d’interpellation. Parfois, nous-mêmes ne sommes pas au courant. Il est toutefois possible que les parquets nous consultent sur l’opportunité de mener une perquisition au stade de l’enquête préliminaire ou bien d’attendre l’ouverture d’une information par un juge. Ils nous interrogent alors sur l’orientation des poursuites.

Encore une fois, par souci d’étanchéité, parce que l’État n’en a pas besoin et parce que cela pourrait nuire, on ne sait jamais, à la manifestation de la vérité, nous ne faisons remonter aucun acte intéressant cette dernière avant qu’ils aient été réalisés. De la même manière, nous ne faisons jamais remonter de pièces de procédure à la chancellerie.

M. le président Ugo Bernalicis. Il y a toutefois des exceptions, listées par la circulaire d’application. Il est ainsi indiqué que les réquisitoires définitifs sont exclus du champ d’application de cette règle.

Mme Catherine Champrenault. Effectivement, parce que dans ce cas nous nous trouvons en bout de procédure.

M. Jacques Carrère, avocat général près la cour dappel de Paris. C’est l’annexe de la circulaire de 2014 qui précise qu’un certain nombre de pièces correspondant quasiment à la phase ultime de la procédure peuvent être communiquées. Tel n’est certainement pas le cas, par exemple, d’un procès-verbal d’audition.

Mme Catherine Champrenault. Il est possible de faire remonter un réquisitoire ou une ordonnance, en tant que synthèse des charges qui va servir au procès à venir, du parquet général vers la chancellerie.

Il y a effectivement un autre type de remontées d’informations entre parquet général et procureurs, nécessaires pour que le parquet général puisse exercer ses prérogatives légales qui sont le suivi, le contrôle de l’action publique et, le cas échéant, le pouvoir de faire appel – puisque le procureur général a un pouvoir d’appel propre – ainsi que le pouvoir de dépaysement. Le pouvoir de dépaysement est un élément de régulation intéressant justement pour éviter toute suspicion de corporatisme ou de favoritisme, au sens non juridique du terme.

Ainsi, lorsqu’un magistrat est auteur ou victime, il est possible d’indiquer au parquet que l’affaire sera plus sereinement traitée ailleurs. Au nom de l’impartialité objective, elle pourra être mieux traitée une fois dépaysée, une fois disparue cette idée que le magistrat mis en cause ou victime est dans la proximité des autres magistrats de la juridiction qui a à traiter son affaire.

M. le président Ugo Bernalicis. La circulaire prévoit quatre critères déclencheurs des remontées d’information. Nous confirmez-vous que l’ouverture d’enquête compte au nombre des remontées d’informations ?

Mme Catherine Champrenault. Nous pouvons être informés d’une ouverture d’enquête, mais ce n’est pas systématique. En tous les cas, si nous le sommes, nous ne le signalons pas nécessairement à la chancellerie, parce que qui dit ouverture d’enquête dit audition et, éventuellement, perquisition.

Prenons par exemple l’affaire portée par le parquet de Paris qui, je crois, donne lieu à un communiqué de presse : l’affaire « Abitbol », dans le cadre de laquelle cette dame est victime. Dans ce cas, nous avons fait remonter le fait que le parquet de Paris ouvrait une enquête. Effectivement, c’est une affaire qui a défrayé la chronique, mais surtout qui est très ancienne : il est possible de se dire que ce ne sont pas les perquisitions ou les auditions de témoins qui pourront être compromises par l’annonce de son ouverture.

En revanche, lorsqu’un effet de surprise est recherché, dans un certain nombre de contentieux ou de situations, il ne faut pas que les protagonistes puissent s’attendre à l’arrivée des gendarmes ou des policiers.

M. le président Ugo Bernalicis. Le point I.A. de l’annexe à la circulaire de 2014, s’agissant de la remontée d’information entre parquets et parquets généraux, énonce que « les procédures devant être signalées répondent aux critères suivants qui peuvent être cumulatifs » et cite la médiatisation possible ou effective de la procédure. Ce n’est donc pas une fois que l’affaire a été médiatisée, mais quand cette médiatisation est encore potentielle que le signalement est susceptible d’intervenir.

Les critères comprennent également le nombre élevé de victimes pour une action collective et les infractions concernant des faits ciblés comme relevant d’une priorité de politique pénale. Ainsi, la dernière circulaire de politique pénale, s’agissant de la question des gilets jaunes, indique explicitement qu’il faut faire remonter toutes les informations qui ont trait à la judiciarisation de personnes qui ont participé à des manifestations de gilets jaunes. Il semble donc qu’il y a une certaine automaticité. Avez-vous déjà vous-même demandé au parquet des informations qu’il aurait omis de vous faire remonter, au titre de la circulaire de 2014 ? Au contraire, ne faites-vous finalement qu’office de réceptacle et de filtre pour la chancellerie ?

Mme Catherine Champrenault. Nous ne sommes certainement pas un réceptacle, pour la raison que je vous ai indiquée, à savoir que nous sommes investis d’une mission de suivi, de contrôle, et d’une mission légale.

Il nous appartient de tenir compte non seulement du retentissement médiatique potentiel, mais aussi de la préservation de la manifestation de la vérité. Si le retentissement médiatique, bien sûr, peut être présumé, il reste que nombreuses sont les affaires et les enquêtes qui n’ont pas encore eu un tel retentissement et qui font l’objet d’investigations fort heureusement secrètes.

Il faut bien mesurer que lorsqu’un parquet ouvre une enquête, c’est parfois pour procéder à des vérifications. Il n’est pas possible de présumer de la culpabilité d’un individu qui est mis en cause par tel ou tel. Il convient de se préserver par rapport à la presse qui peut certes quelquefois fois être bien informée, mais qui peut aussi elle-même être manipulée. Il convient donc de veiller à ne pas faire remonter à la chancellerie une enquête qui au départ ne vise qu’à vérifier si nous sommes ou non en présence d’une infraction.

Dès lors que la remontée à la chancellerie est susceptible de nuire à la manifestation de la vérité, elle n’a pas lieu.

Le cas des gilets jaunes est différent. Dans ce cadre, les enquêtes étaient menées au cours d’une garde à vue et dans un laps de temps restreint. Certes, les perquisitions sont possibles, pour vérifier si l’individu possède des armes, mais elles sont rares. La plupart des personnes interpelées l’ont été pour des exactions ou des faits commis sur la voie publique. La question importante est alors de savoir si nous possédons suffisamment d’éléments pour affirmer que l’intéressé a été violent et que sa participation à la manifestation tombait sous le coup de la loi. Dans ce cas, la remontée d’information ne nuit pas à l’enquête.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous évoquez la presse et le rôle des médias avec peut-être un regard légèrement négatif, enfin c’est comme cela que j’interprète vos propos. Vous suggérez que la presse est manipulée ou qu’elle pourrait manipuler la justice, qu’il s’agirait pour elle d’une tentation. Je crois pour ma part qu’il s’agit d’un objectif en soi pour certains journalistes, d’investigation notamment. Ils cherchent à ce que leurs articles aboutissent à l’ouverture d’une enquête judiciaire. Il est de plus en plus fréquent que des parquets ouvrent des enquêtes suite à d’articles publiés dans la presse. Hier, alors que nous auditionnions Rémy Heitz, celui-ci nous expliquait qu’il avait ouvert une enquête suite aux révélations dans la presse de potentiels actes de pédophilie ou tout au moins d’agression sexuelle sur mineur.

Il est également possible de se dire que tout ceci participe du jeu démocratique : que la presse peut aussi faire surgir des éléments dont la justice ne s’est pas elle-même saisie au motif que les victimes ne se sont pas signalées.

Mme Catherine Champrenault. Tous les cas de figure sont imaginables. Effectivement, vous pouvez tout à fait être face à une presse sérieuse, responsable, qui révèle des faits qui lui apparaissent suffisamment graves pour que la justice s’en saisisse.

Il reste que le travail de la justice consiste d’abord à mener de premières vérifications pour examiner s’il y a matière à prolonger les investigations. Il est donc exact que, dans un premier temps, beaucoup d’enquêtes sont envisagées pour vérifier ce qui a été annoncé dans la presse. Ensuite, une fois acquise la conviction que les journalistes ont agi de bonne foi et que les révélations correspondent à quelque chose de réel, les investigations continuent.

M. le président Ugo Bernalicis. Il me semble que, même si les révélations sont faites de mauvaise foi, il peut se trouver que les faits sont caractérisés.

Mme Catherine Champrenault. Il convient toujours de se méfier de la démarche de quelqu’un agissant de mauvaise foi.

M. le président Ugo Bernalicis. Je suis d’accord avec vous. Il n’est pas nécessairement évident de juger de la bonne ou de la mauvaise foi de quelqu’un, tout du moins a priori.

Mme Catherine Champrenault. Plutôt que d’utiliser les termes de bonne ou de mauvaise foi, j’évoquerais le sérieux de la personne qui tient les propos. Il existe des journalistes d’investigation tout à fait professionnels dans leur démarche.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai une question qui fait écho à l’audition précédente d’un syndicat de magistrats. Ces interlocuteurs évoquaient la gestion de la carrière des magistrats et une forme de caporalisation qui serait liée au mode de désignation, de promotion et d’avancement. Partagez-vous ce constat ou pensez-vous que cette appréciation n’a pas de fondement s’agissant du fonctionnement actuel du ministère de la justice, que ce soit en lien avec le CSM ou, pour la majorité des magistrats, en lien avec la direction des services judiciaires (DSJ) impliquée dans la tenue du tableau d’avancement ?

Mme Catherine Champrenault. Je n’ai pas cette perception négative de l’évolution des carrières. Au contraire, j’ai plutôt le sentiment d’une grande équité dans le traitement des carrières. Par caporalisation, vous voulez énoncer, j’imagine, que celui qui sortant du rang pourrait voir sa carrière ralentie.

M. le président Ugo Bernalicis. Ce n’est pas moi qui le dis, je le précise, même si je pourrais tenir de tels propos ailleurs. Cette affirmation est le fait des représentants du syndicat FO Magistrats.

Mme Catherine Champrenault. Pratiquement tous les magistrats du siège et tous ceux du parquet sont nommés sur proposition de la direction des services judiciaires. Le corps, compte tout de même plus de 8 000 magistrats. En dehors des fonctions de chef de juridiction, de chef de cour et de conseiller à la Cour de cassation, le processus de nomination est lancé par la direction des services judiciaires en fonction des règles statutaires de mobilité et d’avancement. Ces règles disposent, par exemple, que le passage du second au premier grade intervient seulement après sept années d’exercice et que ce passage ne peut pas intervenir sans une mobilité préalable. Une fois au premier grade, il n’est possible de passer hors hiérarchie qu’après avoir occupé deux postes au premier grade, dont, éventuellement, un détachement.

Il convient de conserver à l’esprit qu’en cas d’erreur d’appréciation ou de volonté supposée de la chancellerie de privilégier l’un sur l’autre, les magistrats ont la faculté de formuler des observations et ainsi, d’une certaine façon, de contester auprès du CSM, la proposition de nomination de la DSJ. Il arrive de temps en temps que le CSM rende un avis négatif. Depuis 2012, pour les magistrats du siège, le mouvement est alors automatiquement annulé sans davantage de questionnements. Pour les magistrats du parquet, le ministère retire sa proposition.

Vous m’interrogez en somme sur la manière dont interviennent les avancements. Les magistrats avancent d’abord parce qu’ils le demandent – ce n’est jamais une obligation – et sur la base d’un dossier. Les magistrats doivent en effet être évalués tous les deux ans. Là encore, la procédure est contradictoire. Le responsable hiérarchique direct mène un entretien préalable, demande à son collègue de rédiger une annexe 3 dans laquelle celui-ci expose ses activités. L’entretien préalable est donc suivi des premières évaluations du chef de juridiction, puis d’une deuxième évaluation du chef du parquet général. Il en va de même pour le siège, avec une évaluation par le président puis par le premier président.

L’évaluation offre donc des garanties, d’autant qu’elle peut être contestée, devant la commission d’avancement, devant le tribunal administratif, voire devant la cour administrative d’appel. Dès lors, face à une mauvaise appréciation des qualités du magistrat, celui-ci dispose de recours assez simples à mettre en œuvre. Le processus de nomination s’appuie donc sur des desiderata et sur les évaluations, qui peuvent être demandées par la chancellerie si elles n’ont pas été faites. De temps en temps, un peu de retard peut être pris, mais nous sommes fautifs si nous ne les conduisons pas tous les deux ans. C’est au vu des demandes, des conditions d’ancienneté et de mobilité et, enfin, du dossier, qu’il est possible de prétendre à un avancement.

Globalement, à mon sens, il existe des garanties appréciables contre les biais de subjectivité trop importants dans l’appréciation de la valeur professionnelle des magistrats.

J’ajouterai que le parquet, de première instance ou général, se caractérise par la culture du questionnement. Ses membres promeuvent systématiquement la réflexion collective. Un magistrat en désaccord avec son chef, par voie de conséquence, n’encourt aucune critique. Au contraire, parce que c’est en entendant des points de vue qui peuvent être différents que peut émerger une décision mûrement réfléchie. Un chef de parquet, qui, comme tout chef, a besoin des autres, se doit particulièrement de favoriser la réflexion collective. S’il peut compter sur des ressources un peu atypiques, originales, qui peuvent en un sens déranger – pour peu qu’elles respectent les lois et agissent avec sincérité et conscience –, ce n’est pas un problème.

M. Didier Paris, rapporteur. J’avais un certain nombre de questions au sujet de la loi du 25 juillet 2013, mais il y a déjà été largement fait référence. Je relèverai simplement que je n’avais pas aussi clairement conscience du rôle de cheville ouvrière du parquet général, dont vous êtes une très fine connaisseuse puisque, depuis 2004, vous y avez été continûment en fonction.

Mme Catherine Champrenault. J’ai toutefois exercé comme procureure de la République à Avignon pendant trois ans et demi avant d’être nommé procureure générale.

M. Didier Paris, rapporteur. Nous voyons bien qu’il est impropre de dire qu’il n’y a pas de directive descendante, puisqu’il y en a de votre part en destination du parquet.

Mme Catherine Champrenault. Oui.

M. Didier Paris. C’est normal. Lorsqu’interviennent des remontées d’information, finalement, c’est vous qui traitez l’information avant de l’envoyer à la chancellerie. C’est à votre niveau, et seulement à votre niveau qu’elle est expurgée d’un certain nombre d’éléments, conformément à la circulaire de 2014 notamment. Ensuite, elle se traduit en fiche pénale qui ne contient pas certains des éléments qui sont à votre disposition. Nous voyons donc parfaitement à quel point vous tenez un rôle tout à fait central. D’ailleurs, et ce n’est pas une observation seulement technique, vous avez énoncé qu’un des rôles du parquet général, évidemment, était celui de la coordination de l’action publique, comme le rappelle la circulaire, mais il lui revient aussi d’intervenir en matière de dépaysement.

Un des points abordés par la toute récente réforme de la justice traite précisément de la mécanique du dépaysement. Tout d’abord, il avait été demandé que, dans certains cas – nous sommes là au cœur de la notion d’indépendance –, dès lors par exemple qu’un élu serait mis en cause, le dépaysement soit automatique. Ce n’est pas le choix que nous avons fait, mais votre avis m’intéresse sur ce point.

Ensuite, et il y a là un lien avec le statut des parquets, il me semble qu’il ne peut pas y avoir de dépaysement de parquet à parquet puisque ces derniers ne sont pas des organes juridictionnels en tant que tels. Je renvoie ici à toute la discussion que vous avez entamée au sujet de la Cour de Justice de l’Union européenne et de son dernier arrêt du 12 décembre 2019.

Mme Catherine Champrenault. Si, c’est possible.

Les dépaysements eux-mêmes peuvent faire l’objet d’interrogations, voire de fantasmes. Il existe deux mécanismes essentiels. Le premier concerne l’enquête préliminaire, le stade auquel la direction d’enquête est assurée par le parquet. S’il apparaît que la victime ou le mis en cause est un magistrat, un greffier, un avocat, un gendarme, un fonctionnaire de l’administration pénitentiaire ou un policier qui est susceptible d’être en relation professionnelle avec les magistrats du parquet qui seraient en charge de l’enquête, l’article 43 alinéa 2 du code de procédure pénale trouve à s’appliquer. Selon ce texte, dans ce cas de figure et dès l’enquête, le parquet ou le procureur général peuvent solliciter d’office auprès du procureur général que l’enquête soit dépaysée dans un autre parquet. Le texte précise toutefois que le procureur général ne peut dépayser une affaire que dans un parquet limitrophe. Ainsi, quand un magistrat parisien est concerné à Paris, le dépaysement ne peut intervenir que vers Bobigny, parce que c’est le parquet de plus proche.

Votre assemblée a amélioré le texte récemment, par la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, qui dispose que le procureur général – en fait toute la cour peut être concernée – peut aussi demander au procureur général de la cour d’appel la plus proche de se saisir. Lui-même, investi de ce pouvoir de saisine, va devoir saisir le parquet le plus proche du parquet d’origine.

M. Didier Paris, rapporteur. Nous avons effectivement étendu le champ d’application de cette disposition.

Mme Catherine Champrenault. Ce dispositif est très utile. Nous l’avons déjà mis en œuvre trois fois.

Un autre dispositif est mieux connu, car il est plus sophistiqué : celui de l’article 665 alinéa 2 du code de procédure pénale. Lorsqu’une information judiciaire est ouverte, les parties, le ministère public ou le juge lui-même peuvent demander au procureur général de saisir la chambre criminelle en dépaysement. Le motif, défini largement, doit être celui d’une bonne administration de la justice. En un sens, cette disposition retient les mêmes catégories de motifs que l’article 43. Cette possibilité est cependant plus sophistiquée, puisque le procureur général présente une requête à la chambre criminelle de la Cour de cassation qui peut l’accepter ou non ; si le procureur général n’est pas d’accord avec sa décision une possibilité de recours est ouverte à la partie qui a demandé le dépaysement, devant le procureur général de la Cour de cassation. Il s’agit donc d’un dispositif à double détente.

En tout état de cause, j’y insiste, le temps n’est plus au privilège de juridiction. Ainsi, lorsque c’est possible, il est toujours préférable de ne pas dépayser une affaire et de la laisser à son juge naturel, de permettre au procureur local de se saisir et de continuer à l’instruire.

M. Didier Paris, rapporteur. En termes d’indépendance de l’autorité judiciaire ou du pouvoir judiciaire, comme l’a évoqué le groupe politique à l’origine de la création de cette commission d’enquête, appréciez-vous différemment l’état d’esprit ou les modes de fonctionnement selon que le magistrat a passé le concours externe de l’ENM, qu’il a été reçu au concours interne, ou qu’il a fait l’objet d’une intégration directe au titre de l’article 22 ou de l’article 30 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ?

En somme, l’ouverture du corps vers l’extérieur – je ne parle plus spécifiquement des passages du parquet au siège et inversement – est-elle porteuse d’un risque ou plutôt d’un avantage à vos yeux ?

Mme Catherine Champrenault. Les modes de recrutement sont divers, mais la voie royale du concours de la magistrature étudiant reste le pourvoyeur le plus important de magistrats, à raison probablement de 75 % du total des nominations. En tout état de cause, qu’il s’agisse du concours étudiant ou du concours interne, l’intérêt est de faire bénéficier les lauréats des enseignements de l’ENM. C’est un credo pour moi, même si aujourd’hui ce n’est peut-être pas politiquement correct : je suis très attachée à l’École nationale de la magistrature et à la qualité de son enseignement. Nous pouvons en juger chaque jour en voyant ses étudiants sortir de l’école – la Cour d’appel de Paris voit nombre de magistrats nommés à Bobigny, à Évry, à Créteil, à Meaux, voire à Paris. Je suis convaincue que l’accès à l’ENM par concours doit rester la voie royale.

Pour autant, je ne veux pas dire que l’ouverture du corps à l’extérieur soit négative. Je vous ferai d’ailleurs une confidence : mon mari est aujourd’hui à la retraite, mais il a par le passé intégré la magistrature par la voie latérale et la greffe a bien pris. Je n’ai aucune prévention au sujet des recrutements extérieurs.

Les recrutements extérieurs sont aujourd’hui d’origines diverses. Au parquet général et à la cour d’appel – mais c’est vrai aussi pour les juridictions de premier degré où les présidents et procureurs jouent ce rôle – nous conduisons des entretiens avec tous les candidats à ce qu’on appelle l’intégration directe dans la magistrature. Nous établissons dans ce cadre des rapports qui, s’ils sont favorables, permettent de présenter le dossier devant la commission d’avancement.

Il nous est à ce titre demandé de savoir si la personne à l’origine de la demande d’intégration représentera un apport exceptionnel pour le corps judiciaire. En principe, les recrutements latéraux doivent bénéficier à des personnes dont la valeur professionnelle est déjà établie – par exemple dans d’autres professions judiciaires – et à la condition qu’elle représente une plus-value pour le corps judiciaire. Il est vrai que certaines intégrations sont remarquables et enrichissent le corps.

Je n’ai pas mené d’études – je pense que l’École et la chancellerie le font – pour savoir si les recrutements classiques entraînent moins « d’erreurs de casting » que les recrutements latéraux. Mais je pense que la grande majorité des magistrats issus d’une intégration directe intègre les valeurs et les principes du corps judiciaire et la notion d’indépendance.

En tous les cas, lorsque nous les entendons, nous notons une véritable aspiration à cette indépendance. Ainsi, certains candidats avocats peuvent affirmer qu’ils veulent précisément échapper à la dépendance vis-à-vis de leurs clients qu’ils vivent comme une contrainte, et qu’ils souhaitent simplement appliquer le droit sans forcément passer par le prisme de la relation de clientèle.

M. Fabien Gouttefarde. L’inscription du parquet au sein d’un système hiérarchique et, en parallèle, la marge de manœuvre dont les procureurs disposent, notamment au travers de leurs réquisitions, est souvent rappelée grâce à l’adage suivant : la plume est serve, mais la parole est libre. La liberté des parquetiers dans leur réquisitoire est souvent évoquée, mais pouvez-vous commenter l’autre aspect de cet adage, la servitude de la plume ? Au quotidien, pour les parquetiers, quelle forme cela revêt-il ?

Mme Catherine Champrenault. La servitude de la plume consiste à verser au dossier de la procédure des instructions écrites du procureur général. De la sorte, le juge d’instruction ou le tribunal peut exprimer le fait qu’il a reçu des instructions dans une direction ou une autre, notamment s’agissant des qualifications. Effectivement, la parole est libre, ce qui signifie qu’une fois que les réquisitions écrites ont été déposées, leur auteur peut s’en détacher et reprendre la liberté de parole qui est conforme à ses convictions.

Cette parole doit cependant respecter certains principes déontologiques comme la dignité ou l’absence d’arrogance, quelle que soit la gravité des actes qui sont reprochés à un individu.

M. Jacques Carrère. Vous avez évoqué, monsieur le député, la servitude de la plume au quotidien. Cette servitude ne se sent pas au jour le jour, elle reste exceptionnelle. Elle se manifeste dans les conditions que vient de rappeler madame la procureure générale mais aussi à l’occasion d’instructions internes. Il peut arriver que le procureur général souhaite que les réquisitions soient prises dans un sens donné. Nous sortons là du champ de l’article 36 du code de procédure pénale stricto sensu. Le chef du parquet général est en droit de demander à un de ses collaborateurs de requérir dans le sens qu’il juge utile.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ignore si cela répond à la question posée…

Monsieur Guillaume Larrivé. Je voudrais revenir sur un point qui me paraît important dans l’ordonnance de 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, plus précisément dans son article 5. Il indique que les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques. C’est très clair, et l’audition, consacrée essentiellement à cette question, nous a permis de mieux appréhender ce que cela signifie. Mais cet article ajoute que ces magistrats sont également placés « sous l’autorité du garde des Sceaux, ministre de la justice », expression que, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel, par sa décision du 8 décembre 2017, a jugée conforme à la constitution.

Nous, qui ne sommes pas magistrats judiciaires et qui ne sommes ni usagers du service public de la justice ni auxiliaires de justice, n’avons qu’une acception assez théorique de ce rapport de sujétion. J’aimerais connaître la position de la magistrate que vous êtes, madame la procureure générale : que veulent dire concrètement, en France, en 2020, les termes « sous l’autorité du garde des Sceaux, ministre de la justice » ? J’ai bien compris ce qu’ils ne signifient plus depuis la loi du 25 juillet 2013, mais que veulent-ils dire concrètement ?

Mme Catherine Champrenault. Cette expression nous vaut beaucoup d’opprobre. Parfois, en audience, les avocats de la défense, entendent discréditer notre action en énonçant que, agissant sous l’autorité du garde des Sceaux, nous ne sommes pas indépendants. Il y a là un vrai problème de compréhension, même si je pense en fait que les avocats savent très bien ce que veut dire l’article 5. Il reste qu’une lecture littérale pourrait laisser penser que le garde des Sceaux exercerait une autorité globale sur les magistrats du parquet.

Je considère donc qu’il faudrait préciser la portée de cet article 5, tout simplement en inscrivant dans la loi que les magistrats sont placés sous l’autorité du garde des Sceaux « en ce qui concerne la politique pénale ». De la sorte, nous rappellerions l’article 35 et l’article 36 du code de procédure pénale et nous préciserions que cette autorité ne vaut que pour l’application, dans le ressort en question, de la politique pénale décidée par le gouvernement.

Il existe par ailleurs des circulaires de politique pénale qui donnent des orientations plus ou moins précises. Tout ceci n’a rien à voir avec les affaires individuelles. Il s’agit simplement de cadres définis pour traiter tel ou tel type de contentieux. Le pouvoir exécutif est dans son rôle lorsqu’il détermine des priorités de politique pénale, d’ailleurs elles-mêmes alimentées par les remontées d’informations depuis les parquets généraux.

Je pense que cet article 5 est trompeur parce qu’il est elliptique. Pris seul, il conduit à oublier la loi du 25 juillet 2013 et permet à certains mauvais esprits de dire que, en présence d’une contradiction entre ces textes, le statut prime sur la loi.

Monsieur Guillaume Larrivé. Je pense effectivement qu’un amendement serait envisageable, qui préciserait que cette autorité vaut pour « la politique pénale de la Nation ». Le lien serait ainsi établi avec l’article 20 de la Constitution qui confie au Gouvernement le soin de conduire et de déterminer la politique de la Nation.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous nous focalisons beaucoup sur la matière pénale, mais je n’ai pas l’impression que la chancellerie soit complètement isolée des parquets en matière civile. Ainsi, en contentieux du droit de la nationalité, des instructions individuelles sont données par la chancellerie. Est-ce normal sachant que la circulaire de 2014 n’a valeur qu’en matière pénale ? S’agit-il d’un impensé, cet oubli de la matière civile ?

Mme Catherine Champrenault. Vous avez raison : la loi du 25 juillet 2013 est une loi qui a été intégrée au code de procédure pénale et qui ne concerne que les affaires individuelles en matière pénale.

Pour autant, bien entendu, l’indépendance de la justice veut qu’en matière civile, commerciale et sociale, il n’y ait pas d’instruction. Les questions de nationalité sont effectivement une exception, mais elle est strictement juridique et technique. Les questions de nationalité sont généralement très complexes et appellent parfois des connaissances très approfondies en géopolitique et en histoire. Souvent, il s’agit de savoir si une personne, à l’époque de la colonisation et relevant d’une région donnée du monde, était française ou non, et si ses parents l’étaient. Cela peut être extrêmement complexe.

Il arrive donc que la chancellerie et la direction des affaires civiles et du sceau envoient, effectivement, des conclusions juridiques en cette matière. Elles sont en principe totalement relayées par le parquet général. À supposer qu’une erreur manifeste d’appréciation soit commise sur ces questions, rien n’empêcherait cependant le magistrat du parquet général de faire preuve d’indépendance dans sa parole.

M. le président Ugo Bernalicis. S’agit-il de la seule exception en matière civile, commerciale ou sociale ?

Mme Catherine Champrenault. Il n’en existe pas d’autre à ma connaissance. En matière commerciale, bien entendu, il n’y a pas d’instruction de la direction des affaires civiles et du sceau, de même qu’il n’y en a pas, en matière sociale. Pourtant, le parquet général, et particulièrement celui de Paris, prend des conclusions dans ces matières, que ce soit au sujet des procédures collectives ou en matière sociale, en appel des conseils des prud’hommes. Nous avons pu développer des conclusions très argumentées pour un certain nombre de situations qui posaient de véritables problèmes juridiques. Par exemple, dans le dossier des chibanis de la SNCF, le parquet général a développé des conclusions qui ont d’ailleurs été retenues.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai lu dans la presse – qui ne dit pas toujours toute la vérité, vous vous prononcerez sur ce point – que les relations sont parfois compliquées entre le parquet général et les avocats. Tel serait notamment le cas s’agissant du parquet général de Paris et de certains avocats, dont un en particulier, celui délégué par le bâtonnier pour s’occuper des perquisitions.

Pour vous, la relation avec les avocats, le bâtonnier et le barreau est-elle un élément permettant de faire vivre l’indépendance de la justice ? Pensez-vous au contraire que les interventions des avocats sont intempestives et compromettent son bon fonctionnement ? Je ne vais pas évoquer le fond du dossier, mais j’aimerais comprendre ce qu’il en est, sachant que certains éléments ont été portés à la connaissance du public par voie de presse.

Mme Catherine Champrenault. Je préciserai d’abord que je ne suis pas à l’origine de ces éléments. Vous faites référence à une procédure disciplinaire en cours, dont, bien évidemment, je ne parlerai pas.

Pour répondre à votre question, je dois rappeler un credo qui est le mien : justice est bien rendue seulement si tout un chacun dans la salle d’audience joue sa partition avec le plus possible de conscience et de professionnalisme.

J’ai une deuxième conviction : que les avocats sont absolument nécessaires à l’œuvre de justice. Il n’y a pas de discussion là-dessus. Je peux même aller plus loin pour vous dire qu’ils ont pu jouer un rôle actif et remarquable dans la détection d’éventuelles erreurs judiciaires. Les avocats sont donc indispensables : ils défendent leurs clients, ils donnent des éléments d’appréciation différents et peuvent faire ressortir des éléments de personnalité de leurs clients que nous ne soupçonnions pas. Indéniablement, ils éclairent la justice dont ils sont des auxiliaires. Je plaide donc pour un barreau fort et investi dans une défense sans concession.

Néanmoins, je suis convaincue que le débat judiciaire, qui n’est pas la guerre, a besoin de sérénité. Ainsi, s’il est compréhensible que, dans certaines audiences à enjeu répressif majeur et dans lesquelles la liberté des individus est en cause et les sanctions encourues sont importantes comme en cour d’assises il puisse y avoir de l’émotion voire de l’indignation du côté de la défense, il y a cependant des limites à ne pas franchir. Je veux ici évoquer le respect de la personne des magistrats : les attaques personnelles sont inadmissibles. Sont proscrites les injures, les insultes et les menaces.

Ce n’est qu’à cette condition que le débat judiciaire remplit sa fonction, celle que j’évoquais dans mon propos préliminaire, c’est-à-dire une fonction d’apaisement, de médiation au sens fort du terme, au titre de laquelle les parties remettent à un tiers le droit de trancher. Se départir de cette exigence de sérénité et de respect des acteurs du procès pénal nous placerait tous en danger, et nous avons, les uns et les autres, magistrats et avocats, des règles déontologiques qui s’imposent à nous.

Une règle commune à ces deux corps est l’obligation de dignité. Il y a donc une limite dans la liberté de parole des avocats à ne pas dépasser. Lorsqu’il est possible de considérer que les propos ont dépassé les besoins de la défense et ont été jusqu’à attenter à la personne et à l’indépendance des magistrats – dont vous avez raison de vous inquiéter – et à toucher au cœur de leur mission, là, effectivement, il faut intervenir et stigmatiser le manquement déontologique. En l’espèce, c’est ce que j’entends faire. Ceci explique mon action.

Je rappelle que Paris compte plus de 30 000 avocats. Pourtant, les procédures contre eux sont rares. S’il arrive que des avocats commettent des faits graves et que certains soient sanctionnés, nous ne sommes pas pour autant dans un climat de défiance généralisée. Il n’y a pas d’acharnement. Simplement, nous sommes là pour faire respecter des principes déontologiques qui permettent à chacun d’exercer en sérénité – que nous revendiquons non pas comme un privilège, mais comme un ingrédient nécessaire à la qualité de notre réflexion. Lorsque ces manquements à la déontologie sont commis, il appartient, en vertu de la loi, et en parallèle du bâtonnier – qui a également un rôle à jouer en matière de sanction des manquements déontologiques – d’engager des poursuites disciplinaires autonomes, le cas échéant.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai deux dernières questions : la première sur la Cour de Justice de la République (CJR) parce que vous seriez concernée, si la réforme constitutionnelle annoncée intervenait.

Il en est une deuxième qui me tient particulièrement à cœur. Vos prises de parole publique sont assez rares, suffisamment rares pour qu’elles soient remarquées. S’agissant des perquisitions du type de celles qui ont visé mon mouvement politique, ne pensez-vous pas qu’il serait plus sain pour vous, parquet et institutions judiciaires, et pour nous, personnes politiques, qu’une information judiciaire soit systématiquement ouverte pour toute mise en cause de ce type, qui est nécessairement médiatique. La défense des personnes politiques est en effet systématiquement publique, de fait. Il en ira de même pour ceux qui souhaiteraient se taire. Ne pensez-vous pas qu’il s’agirait de la meilleure garantie possible pour la sérénité du fonctionnement de la justice ?

Des dispositions particulières existent déjà pour les avocats, vous l’avez rappelé, mais aussi pour les journalistes. Il s’agit de garanties démocratiques, qui présentent un lien avec la séparation des pouvoirs en prévenant les pressions de l’exécutif, voire du judiciaire si l’on suppose qu’elles sont possibles. J’apprécierais de connaître votre avis sur la question, maintenant que ces dossiers ne font plus l’actualité.

Mme Catherine Champrenault. Effectivement, ma parole est rare, contrairement à celle des procureurs de la République qui, en vertu de l’article 11 du code de procédure pénale, ont la faculté de s’exprimer sur les affaires en cours, s’il s’agit pour eux de prévenir la divulgation d’informations fausses ou inexactes ou d’empêcher un trouble à l’ordre public. Je ne me trouve bien évidemment pas dans cette configuration, puisque, bien qu’exerçant un contrôle, je ne diligente pas l’action publique et ma parole est donc forcément plus restreinte que celle des procureurs de la République. Elle traite d’abord de l’activité juridictionnelle de la cour, non pas au travers d’interviews, mais plutôt au travers de communiqués de presse explicitant nos réquisitions, les décisions de justice, voire les recours par nous exercés.

Je peux également apporter mon soutien aux magistrats injustement attaqués. C’est l’hypothèse à laquelle vous faites allusion. J’ai effectivement pris la parole dans un média pour soutenir publiquement les magistrats et officiers de police qui ont mené des perquisitions dans les locaux du parti qui est le vôtre, monsieur le président. J’estimais qu’ils avaient été injustement malmenés. J’espère que tout un chacun en est désormais conscient.

La question que vous posez est, au fond, celle de savoir si, en cas de mise en cause d’un élu ou d’un parti politique, il convient de recourir d’emblée à un juge d’instruction par le biais de l’ouverture d’une information judiciaire. Le sens de mon propos, même si j’espère des améliorations en matière d’indépendance du parquet afin de rassurer nos concitoyens quant au fait qu’il ne peut y avoir de confusion, est qu’il convient de cesser de se convaincre que les magistrats du parquet sont des magistrats de seconde zone.

Certes, ils ne bénéficient pas totalement du statut particulièrement protecteur des magistrats du siège, mais cela n’en fait pas des magistrats scélérats, seulement dignes d’une demi-confiance ou même d’une confiance un tant soit peu réduite. Il serait injuste de les concevoir autrement. En effet, la déconnexion vis-à-vis du pouvoir exécutif est à mon sens devenue une réalité. Une perquisition menée par un procureur de la République, magistrat assermenté ayant reçu la même formation que les magistrats du siège et qui agit avec les mêmes principes déontologiques et avec la même éthique, est conduite dans les mêmes conditions protectrices.

Je ne crois pas qu’il y ait de différence, d’autant que, dans la plupart des cas, si des perquisitions interviennent dans les locaux d’un parti, elles ont lieu, non pas en flagrant délit, mais dans le cadre d’une enquête préliminaire. À ce titre, elles doivent recevoir l’autorisation d’un juge de la liberté et de la détention (JLD). Les parquetiers et le JLD sont tous soumis au principe d’impartialité et au principe de proportionnalité qui figure désormais dans le code de procédure pénale après n’avoir longtemps résulté que de la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme.

Ma première réponse est donc que le parquet n’offre pas moins de garanties que le siège. Ses membres sont des magistrats qui agissent à l’instar d’un juge d’instruction, assistés d’officiers de police et, comme ils le souhaitent, dans la sérénité.

Je dois ajouter qu’en procédure pénale, il existe une gradation : une enquête sert d’abord à procéder à des vérifications quant à la nature des faits dénoncés. Dans le cas que vous avez évoqué, vous savez qu’il existait deux sources de signalement. Il est donc possible de considérer que cette graduation doit être respectée et que le parquet peut être protecteur lorsqu’il décide d’une première perquisition qui pourrait révéler une absence totale d’infraction. Cela évite l’ouverture d’une information, laquelle constitue toujours une étape supplémentaire dans la mise en cause : dans l’esprit du public, lorsqu’un juge d’instruction est désigné, c’est qu’il existe des charges importantes à l’encontre de la personne inquiétée.

Finalement, j’ignore si le fait de soumettre les poursuites contre tous les responsables politiques, sous prétexte de plus grandes garanties, à une information judiciaire préalable serait une bonne chose. Il existe des affaires dénoncées contre des responsables politiques et autres acteurs majeurs de la vie politique, publique ou économique, qui en restent au stade de l’enquête ou du classement. Faut-il maximaliser la réponse judiciaire et les moyens déployés alors qu’existe toujours la possibilité que les dénonciateurs se soient fourvoyés ou aient mal interprété les faits ? Je ne suis pas certaine que cela rendrait service aux acteurs de la vie politique.

M. le président Ugo Bernalicis. Mon interrogation portait moins sur le statut comparé du parquet et du siège que sur le cadre d’enquête lui-même. Peut-être la gradation fait-elle de l’enquête préliminaire une première étape et de l’information judiciaire une deuxième étape ? Il reste que, chose extraordinaire, du point de vue des droits de la défense, mieux vaut, dans le cadre du droit pénal actuel, être sous le coup d’une information judiciaire. Ceci ouvre en effet accès au dossier. Du point de vue des droits de la défense, la gradation que vous évoquez est inversée.

Mon interpellation porte moins sur l’identité du magistrat qui aura en charge l’affaire que sur le cadre de l’enquête et des conditions d’égalité des armes. Vous savez qu’il est possible de passer directement de l’enquête préliminaire au procès sans transiter par l’information judiciaire. Tel était le cas pour la mise en cause en correctionnelle, qui est désormais derrière nous, à la suite des perquisitions. Ma question porte donc surtout sur les droits de la défense. Selon l’article 76 du code de procédure pénale, une perquisition peut intervenir en enquête préliminaire avec l’accord de l’intéressé. À défaut de cet accord, le JLD peut être saisi. C’est un élément de gradation supplémentaire.

Mme Catherine Champrenault. Effectivement, le JLD est saisi pour les perquisitions devant être menées sans l’assentiment de l’intéressé.

M. le président Ugo Bernalicis. Il y a donc déjà une stratégie d’enquête. Je tenais à ce que l’on comprenne bien pourquoi je m’interroge : pourquoi ne pas engager de facto une information judiciaire plutôt qu’une enquête préliminaire ?

Mme Catherine Champrenault. Vous avez raison de m’orienter vers le sujet des garanties offertes par la procédure d’instruction. Il est effectivement possible de contester les actes et d’attaquer une perquisition en nullité devant la chambre d’instruction alors que c’est impossible dans le cadre d’une enquête préliminaire.

Un recours peut, par ailleurs, être formé au sujet des objets saisis. Cette dernière procédure est prévue pour offrir une possibilité de contestation contradictoire aux personnes qui ont fait l’objet de saisies de sommes ou de documents. Le recours devant la chambre d’instruction permet d’en contester la validité ou la régularité. Je vous le dis cependant avec une franchise qui va me mettre en difficulté : la chambre d’instruction est particulièrement lente à statuer sur de tels recours.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est effectivement de notoriété publique.

Mme Catherine Champrenault. Cela étant, il serait possible de prévoir que dans ce cadre, la perquisition elle-même puisse être attaquée devant la chambre d’instruction. Je ne suis pas contre. En effet, pourquoi ne pas offrir ce recours au justiciable ? Ceci soulèverait toutefois la question des moyens mis à la disposition de la justice, sachant que nous sommes déjà très en retard pour les saisies.

Il est cependant vrai qu’aujourd’hui – globalement, nous nous en félicitons –, les méthodes d’investigation en matière financière ont évolué. Nous visons à satisfaire à une exigence de lisibilité de la réponse pénale. En conséquence, les procédures doivent se dérouler plus rapidement. Ainsi, le parquet national financier (PNF), dont le succès est reconnu unanimement, mène essentiellement des enquêtes préliminaires.

M. le président Ugo Bernalicis. Selon la doctrine, et sous l’impulsion d’Éliane Houlette, il est possible d’aller directement au procès sans passer par la phase d’information judiciaire, pour gagner du temps. Il s’agit d’une stratégie qui peut toutefois en faire perdre au moment du procès.

Mme Catherine Champrenault. Vous avez absolument raison. L’information judiciaire peut être contestée devant la chambre d’instruction. Si celle-ci n’est pas ouverte, elle peut être contestée devant le tribunal. Oserais-je vous le dire toutefois : même si nous ouvrons une information alors que la chambre d’instruction est censée purger la procédure de toutes ses causes de nullité, intervient encore un deuxième temps de contestation de la régularité sur l’ordonnance de renvoi.

Il est également possible de déposer des questions prioritaires de constitutionnalité. Je préférerais personnellement que celles-ci soient encadrées dans le temps et qu’elles ne puissent pas intervenir à l’ouverture du procès, alors que plusieurs semaines ou mois d’audience sont prévus. Les procès peuvent en effet, pour l’instant, être désorganisés par une QPC qui intervient après une ou plusieurs années d’instruction. J’avais formulé ce souhait. Le législateur en avait tenu compte et la Cour de cassation avait validé ce principe, mais le Conseil constitutionnel a censuré cette pratique. Je n’y reviens pas, même s’il ne serait pas absurde de se dire que l’instruction est aussi la mise en état de la procédure et qu’il serait bon que la QPC soit formulée pendant celle-ci.

Si l’enquête préliminaire se déroule et aboutit à des poursuites, un débat intervient devant le tribunal sur la régularité de la procédure. Désormais, de manière systématique, le PNF, à l’issue de l’enquête préliminaire, ouvre un temps contradictoire au cours duquel il communique la procédure, rédige une sorte d’acte d’accusation récapitulant les charges, tandis que la défense peut y répliquer et éventuellement demander des actes. Il est vrai qu’une telle pratique permet de ne pas avoir recours à l’instruction, ce qui dans des affaires graves, mais simples – il en existe, car la gravité n’est pas signe de complexité et réciproquement – permet de diligenter des poursuites sans recours à l’instruction, même si l’on sait que les débats risquent du même coup de se concentrer pendant l’audience de jugement sur la régularité de la procédure.

Nous avons d’ailleurs vu une affaire relevant non pas du PNF, mais du parquet de Paris, au sujet de laquelle la procédure a d’abord été annulée en première instance avant d’être validée en appel.

M. le président Ugo Bernalicis. Pensez-vous que ce qui a été proposé dans le projet de réforme constitutionnelle concernant la Cour de Justice de la République (CJR) est le choix le plus opportun ? Je pense ici à la mise en place d’une juridiction unique, en premier et dernier ressort. Comment éviter que deux juridictions différentes soient amenées à se prononcer sur les mêmes faits ?

Mme Catherine Champrenault. J’ai été entendue spécifiquement par l’Assemblée nationale en juin 2018 au sujet du projet de loi supprimant la CJR et la remplaçant par un autre dispositif. Je m’y réfère donc.

Le sens de l’histoire n’est plus au privilège de juridiction ni aux juridictions d’exception. Ces concepts, lorsqu’ils sont mis en œuvre, favorisent le soupçon chez le citoyen. S’agissant de la CJR, il est possible d’être plus précis et d’évoquer un soupçon de corporatisme, puisque cette juridiction compte en son sein douze parlementaires qui pourraient être tentés d’être bienveillants vis-à-vis de ministres ayant eux-mêmes été parlementaires auparavant. Il s’agit d’un premier écueil.

Le deuxième tient à la différence de temporalité des deux procédures, entre le droit commun et le volet ministériel impliquant la commission des requêtes et le cas échéant la Cour de Justice de la République. Ainsi, l’examen du sort réservé aux protagonistes de l’affaire Tapie montre que Christine Lagarde a été jugée en 2016, avec une déclaration de culpabilité, tandis que le volet non ministériel n’a été évoqué qu’en juin 2019. Trois années se sont écoulées entre les deux, ce qui pose problème.

Loin d’être idéale, cette juridiction présente donc des inconvénients, même si je ne remets pas en doute le fond de ses appréciations.

Le projet de loi constitutionnelle déposé entendait substituer la cour d’appel de Paris à la CJR pour connaître des seuls actes accomplis par des ministres dans l’exercice de leurs fonctions, à l’exception des actes détachables. Ce projet présentait l’intérêt d’intégrer la jurisprudence de la Cour de cassation, ce qui est appréciable, et de substituer une juridiction de droit commun à une juridiction d’exception. Cette avancée était aussi appréciable.

Pour autant, je ne suis pas certaine que nous aurions ainsi mené la logique à son terme. En effet, la dualité entre le volet ministériel et le volet non ministériel est maintenue. Par ailleurs, porter l’affaire directement devant la cour d’appel revient à priver la personne mise en cause du double degré de juridiction. Certes, le droit de revoir un jugement qui ne satisfait pas un citoyen n’implique pas nécessairement le droit d’être de nouveau jugé au fond. Il est admis qu’un pourvoi en cassation constitue un recours garantissant au citoyen le droit de double regard. Il reste que le pourvoi en cassation n’est pas l’appel, la Cour de cassation ne statuant que sur le droit et pas sur le fond. Il est peut-être regrettable que nous n’allions pas jusqu’au bout et que nous ne fassions pas confiance à l’organisation classique de l’institution judiciaire pour juger les membres du gouvernement.

M. Guillaume Larrivé. Nous pourrions toutefois envisager que la Cour de cassation, par effet dévolutif ou d’évocation, devienne elle-même juge d’appel.

Mme Catherine Champrenault. Certes, mais cela reviendrait à changer la mission assignée à la Cour de cassation. Une réforme en profondeur serait alors nécessaire. Il est vrai que le Conseil d’État peut être juge du fond ou juge de cassation selon les cas. Je ne l’avais pas envisagé tant il est vrai que la Cour de cassation, jusqu’ici, ne juge que le droit. Vous ouvrez peut-être ici des horizons utiles.

M. Guillaume Larrivé. Je ne l’évoquais que pour le plaisir de la discussion, tant je pense que nous ne serons pas saisis immédiatement de ce projet de loi constitutionnelle.

 


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Audition du mercredi 12 février 2020

À 15 heures : Mme Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, Mme Lucille Rouet et M. Nils Montsarrat, secrétaires généraux

M. le président Ugo Bernalicis. La commission d’enquête auditionne cet après-midi, Mme Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, qui est accompagnée par Mme Lucille Rouet et M. Nils Monsarrat, secrétaires généraux.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Mesdames, monsieur, je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Mmes Katia Dubreuil et Lucille Rouet et M. Nils Monsarrat prêtent successivement serment)

Mme Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature. L’indépendance de la justice est une exigence démocratique, car elle est une condition de la séparation des pouvoirs et des équilibres démocratiques. Elle est garantie constitutionnellement, mais le syndicat de la magistrature constate qu’elle est loin d’être effective, tant dans le statut des magistrats que dans le fonctionnement de la justice au quotidien.

Pourquoi réclamons-nous cette indépendance de la justice ? L’indépendance est nécessaire parce que l’institution judiciaire est la gardienne de la liberté individuelle et qu’elle ne peut pas jouer ce rôle si elle reçoit des ordres du pouvoir exécutif. Elle n’est alors plus en mesure de protéger le droit des citoyens à la sûreté.

Elle ne peut pas non plus faire respecter l’égalité devant la loi – et c’est un rôle fondamental – si une majorité ou un autre pouvoir la contrôle et l’empêche de rechercher des infractions commises par ceux qui soutiennent cette majorité ou ce pouvoir.

Au-delà de la garantie de ces deux principes fondamentaux – l’égalité et la liberté individuelle –, la justice assoit ses décisions sur les lois qui sont votées au nom du peuple français mais aussi sur les principes fondamentaux inscrits dans notre corpus constitutionnel et érigés au fil des siècles au cours d’une lente maturation. Le juge doit appliquer l’ensemble de ces normes à des cas particuliers. Les décisions prises par les juges forment la jurisprudence ; elle est vivante, colle à l’évolution de la société, voire précède les évolutions législatives. C’est la raison pour laquelle, au-delà des questions de l’indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir exécutif, la question des conditions d’exercice des magistrats est déterminante.

Cette indépendance est ainsi indissociable du rôle qui lui est assigné dans la démocratie. En France, elle a été historiquement réduite à un strict rôle d’application de la loi et cet héritage pèse lourdement dans le débat national sur son indépendance. La justice est constamment renvoyée à son absence de légitimité face à un pouvoir exécutif et un pouvoir législatif élus. Pour nous, elle est, je cite une tribune récemment publiée dans le journal Le Monde par un collectif d’intellectuels, d’avocats et de responsables politiques, « au centre des rythmes démocratiques entre le peuple électeur, cest-à-dire la loi votée, le peuple fondateur, cest-à-dire les droits fondamentaux, et le peuple, des citoyens plaideurs, cest-à-dire la demande de la justice ».

Nous distinguons trois principaux obstacles à cette indépendance : les conditions de nomination et de discipline des magistrats du parquet et du siège, l’organisation interne des juridictions et les moyens de la justice.

La carrière des magistrats se trouve entre les mains de l’exécutif qui fait son choix parmi les magistrats qui ont candidaté à un poste à l’exception des présidents et des premiers présidents des juridictions qui sont choisis sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Le CSM ne trouvant pas matière à rendre des avis non conformes ou défavorables quand les profils sont équivalents, le garde des Sceaux peut faire jouer une part d’intuitu personae qui ne connaît aucune justification.

Le fantasme d’une justice asservie au pouvoir exécutif ne correspond pour autant pas à la réalité puisque l’indépendance est une des obligations déontologiques des magistrats.

En revanche, ces règles de nomination ont principalement pour effet d’affaiblir la justice pour deux raisons. Soit parce que les citoyens mettent en doute chaque décision en se demandant s’il ne faut pas y voir la main du gouvernement, soit parce que quelques magistrats très visibles, notamment ceux qui occupent les plus hauts postes de la hiérarchie du parquet, peuvent être tentés de prendre leurs décisions pour complaire à l’exécutif.

C’est pour cette raison que le Syndicat de la magistrature revendique que le Conseil supérieur de la magistrature soit le seul chargé de la compétence de nomination des magistrats, du siège comme du parquet.

Nous connaissons l’argument qui nous est opposé. Le pouvoir de nomination par la garde des Sceaux est justifié par l’application de la politique pénale qu’il définit conformément à l’article 20 de la Constitution. Nous ne voyons toutefois pas le rapport conceptuel entre nomination et application de la politique pénale. D’ailleurs, quand une majorité change, on ne révoque pas les procureurs pour en nommer de nouveaux. Les procureurs restent en place et c’est heureux. Il n’est pas nécessaire de laisser les nominations à la main du garde des Sceaux pour qu’ils appliquent la politique pénale qu’il a décidée.

Le projet de réforme constitutionnelle nous semble donc insuffisant. D’abord, parce que le CSM ne se verrait pas transférer l’initiative de la nomination de la totalité des magistrats. Ensuite, parce que l’alignement des conditions de nomination des magistrats du parquet sur ceux du siège ne serait même pas complet puisque les procureurs de la République et les procureurs généraux continueraient d’être nommés sur initiative du garde des Sceaux, sur avis conforme du CSM, alors que le conseil propose les nominations des présidents et des premiers présidents pour le siège.

Par ailleurs, depuis sept ans, le régime proposé par cette révision constitutionnelle est appliqué de fait, puisqu’il n’y a pas eu de nomination de magistrat du parquet, contre l’avis du CSM. Avons-nous vu pour autant les critiques sur l’absence d’indépendance du parquet se tarir ? Je ne crois pas. Elles sont au contraire très fortes ces dernières années.

Sans développer davantage les autres questions institutionnelles, je précise toutefois que le syndicat défend le principe de l’unité du corps. Nous souhaitons aussi voir advenir l’inamovibilité des magistrats du parquet, comme elle est prévue pour ceux du siège par la Constitution. Certains des critères appliqués pour la mobilité et la progression de la carrière des magistrats ont une incidence sur l’indépendance de la justice et nous revendiquons notamment la création d’un grade unique et une progression indiciaire à l’ancienneté. Enfin, nous demandons la suppression des rapports sur les dossiers individuels signalés, c’est-à-dire des remontées d’informations vers le garde des Sceaux.

Si nous souhaitons voir confier au CSM des attributions importantes en matière de nomination, nous sommes favorables à la répartition actuellement en vigueur en son sein entre les membres extérieurs et les magistrats, qui lève tout soupçon de corporatisme et de clientélisme, dans un contexte où cette institution a déjà été décrédibilisée.

En revanche, nous réclamons une modification des modes de nomination ou d’élection de ses membres. Pour les membres extérieurs, nous souhaitons des conditions de nomination moins dépendantes du pouvoir politique en place. Pour les membres élus, nous souhaitons supprimer les collèges électoraux. Le mode de scrutin actuel entraîne une surreprésentation de la hiérarchie parmi les membres élus magistrats mais aussi une surreprésentation des syndicats majoritaires de la profession. Quatre des sept magistrats élus sont membres de la hiérarchie alors qu’elle ne représente que 2 à 3 % de la profession : cela pose un problème de représentativité.

La discipline des magistrats du parquet, qui relève en dernier lieu du garde des Sceaux, doit également être alignée sur les règles prévues pour les magistrats du siège.

Il faudrait enfin rattacher l’inspection générale de la justice au CSM alors qu’elle dépend actuellement du garde des Sceaux et préciser les modalités des enquêtes administratives pour les magistrats qui font l’objet de poursuites disciplinaires. Il existe aujourd’hui en ce domaine une absence de garantie.

Nous revendiquons par ailleurs, toujours en matière disciplinaire, l’amélioration de la procédure devant la commission d’admission des requêtes du CSM. Cette commission, chargée d’examiner les plaintes directes des justiciables, a besoin de pouvoirs d’investigation.

Nous souhaitons aussi que le CSM puisse se saisir des questions relatives à l’indépendance de la justice et la défendre. Depuis la révision constitutionnelle de 2008, ce n’est plus possible.

Enfin l’organisation du fonctionnement interne des juridictions est un élément peu mis en avant lorsque l’on évoque l’indépendance de la justice. Pour les magistrats du parquet et du siège, la répartition des dossiers est exclusivement dans la main des chefs de juridiction après un simple avis de l’assemblée générale des magistrats. Nous souhaitons donc que des règles claires, précises et objectives président à la répartition des services, à l’attribution et au dessaisissement des dossiers – à concilier pour le parquet, avec le principe hiérarchique en son sein. Une procédure donnée doit par principe échoir à son juge naturel. Nous souhaiterions voir ce principe concrétisé dans la Constitution. Un chef de juridiction ne devrait jamais pouvoir décharger de manière arbitraire un magistrat d’un contentieux ou d’un dossier. Cela se produit pourtant régulièrement.

Par ailleurs, afin que ce principe soit mieux respecté, il conviendrait que certaines fonctions du siège puissent faire l’objet d’une nomination par décret. En confiant la responsabilité de ces nominations au CSM – dont les exigences en termes de composition et d’indépendance seraient encore renforcées – les présidents de juridiction n’auraient pas la liberté de dire à un juge, « vous allez faire du juge aux affaires familiales » où « vous allez être président en correctionnelle ».

Au-delà de la toute-puissance actuelle des chefs de juridiction dans l’attribution des services et des dossiers confiés aux magistrats, d’autres règles leur donnent un pouvoir exorbitant sur les magistrats de leur juridiction. D’abord, ce sont les chefs de juridiction qui évaluent les magistrats. Quand vous êtes juge d’instruction, bien que le secret de l’instruction ne permette pas à votre président d’aller voir ce que vous faites dans vos dossiers, c’est lui qui vous évalue et cette évaluation est primordiale pour avancer en grade et obtenir un poste souhaité ; c’est donc un moyen de pression sur les magistrats.

C’est pour cela que le Syndicat de la magistrature milite pour une évaluation des magistrats confiée à un corps d’inspecteurs rattaché au CSM. Cela permettrait, en outre, de l’appliquer aux chefs de cour qui ne font aujourd’hui l’objet d’aucune évaluation.

Par ailleurs, les chefs de juridiction déterminent une partie de la rémunération des magistrats puisque, depuis 2003, ils fixent le taux de la prime modulable censée récompenser leur engagement dans leur service. Dans un contexte de pénurie des moyens, cela encourage le productivisme du magistrat sans prendre en considération la qualité des décisions rendues.

Régulièrement, en notre qualité de syndicat de magistrats, nous sommes consultés par des collègues qui subissent des atteintes à leur indépendance dans tous ces champs. Ce sont des collègues déchargés de leur contentieux de manière unilatérale par un président à qui les décisions prises ne conviennent pas. Ce sont des convocations paradisciplinaires du président pour reprocher telle ou telle décision susceptible de déplaire en haut lieu. Ce sont des collègues « saqués » dans leurs évaluations pour des raisons totalement extérieures à leurs qualités professionnelles. Ce sont des instructions données à des magistrats du parquet sur la réquisition en violation du principe selon lequel à l’audience, la parole est libre. Ce sont des inspections de chefs de cour qui vont aller consulter des dossiers d’instruction en violation du secret de l’instruction.

Il n’existe, aujourd’hui, hormis pour l’évaluation, aucun recours. Les syndicats peuvent dénoncer ces pressions publiquement ou plus confidentiellement. Bien entendu, souvent nos collègues ne le souhaitent pas car cela n’améliore pas leurs relations avec leur hiérarchie. Nous avons donc une magistrature corsetée, contrainte de rendre des décisions conformes à l’esprit de sa hiérarchie et du pouvoir exécutif.

Les réformes des procédures civiles et pénales s’enchaînent pour juger plus, plus vite au détriment de la qualité et de l’humanité de la justice. Souvent, ces réformes consacrent les audiences de juge unique, en matière civile et pénale, affaiblissant d’autant la collégialité. Or, non seulement la collégialité est cruciale pour la qualité de la justice, mais un juge seul est affaibli car il peut faire plus facilement l’objet d’attaques, notamment sur sa prétendue partialité.

Les magistrats du ministère public, dont les prérogatives sont continuellement étendues, sont soumis à un flux de procédures auxquelles ils font face comme ils peuvent. Évidemment, cela entraîne un contrôle insuffisant sur les enquêtes et sur l’activité des services de police. Le syndicat de la magistrature demande donc une révision de la doctrine d’emploi du traitement en temps réel.

Sans officiers de police judiciaire (OPJ), il ne peut y avoir de justice pénale. Même si les magistrats, en théorie, ont la direction et le contrôle de l’enquête judiciaire, les OPJ sont rattachés au ministère de l’intérieur. Ils ont donc la possibilité, ponctuellement, de refuser d’exécuter des instructions de magistrats. Cela s’est déjà vu. Le Syndicat de la magistrature revendique donc une police judiciaire placée sous l’autorité fonctionnelle des magistrats.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez dit que beaucoup de vos collègues vous faisaient remonter des entraves à leur indépendance. Ils vous informent mais ne déposent pas de recours devant le CSM. Vos propos m’interpellent car vous êtes les premiers à nous confirmer l’existence de ces entraves. Pourriez-vous nous apporter des précisions ?

Mme Katia Dubreuil. Il est difficile de venir montrer les dysfonctionnements internes. Le Syndicat de la magistrature, et c’est sa spécificité, n’est pas un syndicat corporatiste. Il souhaite donc que le débat public puisse porter sur le fonctionnement de la justice pour le faire évoluer. C’est peut-être la raison pour laquelle notre discours est plus libre.

Nous avons des exemples réguliers de collègues qui nous contactent. Nous réagissons souvent par un courrier adressé aux chefs de juridiction. Nous ne rendons pas forcément ces faits publics et tentons de régler les choses calmement, notamment dans l’intérêt de notre collègue. Parfois, quand les événements dépassent les bornes, nous relayons les faits auprès des autres magistrats. Actuellement, le magistrat n’a pas de voie de recours car il ne peut pas saisir le CSM et celui-ci ne peut s’autosaisir. Depuis 2008, le CSM ne peut être saisi que par le Président de la République, le garde des Sceaux ou un justiciable.

Ces derniers mois, nous avons des exemples très précis et un cas dans lequel on a cherché à faire partir un magistrat de son service, de façon illégale, en raison d’une décision qu’il avait rendue. Très récemment, nous avons des exemples de parquetiers qui reçoivent des instructions écrites, notamment sur des refus de renvoi d’audiences, dans le contexte de la grève des avocats.

M. le président Ugo Bernalicis. Le premier président de la cour d’appel de Paris, M. Hayat, nous disait qu’il avait jadis exercé dans une juridiction, à Nice, où il existait des problématiques de corruption. Cela concernait des magistrats du siège, l’un d’eux a été mis en cause dans une affaire pénale, mis en examen puis radié des cadres. Mais il n’y a pas des M. Hayat tout le temps et partout. Je ne dis pas non plus qu’il y a de la corruption partout. Toutefois, le règlement de ces problèmes internes semble complexe. Il existe, en théorie, la possibilité de signaler les faits à la Chancellerie. La Chancellerie – donc l’exécutif – est-elle un allié pour régler ces problèmes ?

Mme Katia Dubreuil. Les faits que j’évoquais n’étaient pas liés à des questions de corruption. Je parlais des dossiers. Quel dossier échoit à quel magistrat ? Ça ne doit pas être un choix intuitu personae et les chefs de juridiction ne doivent pas pouvoir décharger des magistrats de certaines affaires.

Nous écrivons très régulièrement à la garde des Sceaux. L’année dernière, des enquêteurs de police de l’Office central de lutte contre le trafic illicite de stupéfiants (OCTRIS) ont été mis en examen. Les enquêteurs ont alors déclaré qu’ils ne travailleraient plus sur les dossiers suivis par la juridiction interrégionale spécialisée de Paris, donc qu’ils arrêteraient d’exécuter les instructions des magistrats. Cela pose quand même un problème institutionnel… Nous avons interpellé la garde des Sceaux pour qu’elle prenne à cet égard une position institutionnelle. Nous n’avons reçu aucune réponse !

La chancellerie n’est donc pas forcément un recours. Elle a pour objectif de faire absorber par la justice des flux bien trop importants par rapport aux moyens qui lui sont dévolus, grâce notamment aux chefs de juridiction qui utilisent leurs pouvoirs pour tendre vers une concordance de vues.

M. le président Ugo Bernalicis. La justice est rendue au nom du peuple français. Ne pensez-vous qu’il serait temps de faire en sorte que des citoyens, pourquoi par tirage au sort comme dans les cours d’assises, soient présents dans toutes les instances ?

Pensez-vous par ailleurs que la procédure damicus curia, les amis de la cour, pourrait permettre davantage de transparence, dans le respect des attributions des uns et des autres ?

Mme Katia Dubreuil. Nous souhaitons placer la société civile au centre de nos choix. Ainsi, nous proposons que soit constitué un comité composé de personnalités comme la présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et des représentants d’autres institutions de ce type, dont la nomination serait validée par les trois cinquièmes des instances compétentes des assemblées.

La réforme de l’organisation que nous préconisons ferait entrer les citoyens dans le fonctionnement de la justice. Les juridictions seraient constituées sous la forme d’établissements publics au sein desquels des citoyens siégeraient au conseil d’administration.

Il y a déjà eu un progrès sur ce plan puisque les conseils de juridiction permettent d’intégrer des personnes extérieures à la justice. Les attributions de ces conseils demeurent cependant réduites : nous souhaitons aller plus loin.

M. le président Ugo Bernalicis. Pensez-vous que la procédure damicus curia, serait acceptable si un membre de l’exécutif ou un parlementaire voulait avoir un avis sur ce qui passe lors d’une procédure en cours ? Cette procédure pourrait-elle être respectueuse de l’indépendance des magistrats ?

M. Nils Monsarrat, secrétaire général du Syndicat de la magistrature. Vous pouvez déjà le faire. Vous avez le droit de critiquer la politique pénale d’un parquet ou nos décisions de justice : c’est la liberté d’expression et la démocratie ; c’est normal et il n’y a pas besoin d’une procédure pour cela.

M. le président Ugo Bernalicis. On pourrait me dire que cela constitue une entorse à l’indépendance de la justice.

Mme Katia Dubreuil. J’ai l’impression que, globalement, les critiques de la politique pénale du parquet sont déjà nombreuses ! L’infraction de discrédit porté sur une décision de justice est peu utilisée, heureusement.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous développez une théorie où le juge devient propriétaire de son contentieux et où l’on retire à la hiérarchie la capacité de l’évaluer. Or, la justice est un service public, qui suppose de s’adapter à des situations évolutives. On rend la justice au nom du peuple, mais, concrètement, pour des citoyens. N’avez-vous pas le sentiment de confondre indépendance et autonomie ?

Mme Katia Dubreuil. Dans la configuration que nous proposons, la justice ne devient pas hors sol et les magistrats ne sont pas propriétaires de leur contentieux. La variété des contentieux fait que, même si certaines fonctions étaient protégées par une nomination par décret, les services conserveraient de nombreuses attributions.

Nous demandons des règles précises pour l’attribution des services et des dossiers et que les règles du jeu ne soient pas modifiées au gré des volontés individuelles. Ces pratiques n’ont rien à voir avec les besoins du service public de la justice. Cela ne signifie pas que le magistrat décidera seul de ce qu’il va faire. Nous demandons simplement que l’assemblée générale ait un rôle plus important dans les juridictions et donne un avis sur cette répartition.

Nous voulons aussi faire entrer des citoyens dans l’organisation des juridictions. Le regard citoyen permettra à la justice de s’adapter à leurs besoins.

Mme Lucille Rouet, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature. La nomination par décret ne garantit pas une organisation transparente de la juridiction. Notre souhait n’est pas de devenir propriétaire de nos dossiers mais de fixer des règles pour que le principe du juge naturel soit bien respecté.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez rapidement évoqué la situation budgétaire. En quoi la faiblesse des moyens de la justice – même s’ils sont en train d’évoluer – peut-elle directement atteindre son indépendance ? Quels sont les exemples que vous pouvez donner à la commission ?

Mme Katia Dubreuil. Quand vous êtes un magistrat du parquet au service du traitement en temps réel et que vous recevez dans la journée soixante appels d’officiers de police judiciaire, vous ne dirigez pas l’action des services de police : c’est la police qui vous dirige.

Ensuite, les magistrats doivent rédiger très rapidement leurs décisions pour pouvoir rendre leurs délibérés. C’est l’obsession des magistrats. En 2019, ils ont répondu à notre étude qu’ils souffraient d’une terrible perte de sens de leurs fonctions. Comment, dans ces conditions, remplir son office au sein du service public de la justice ? Comment, dans cette configuration, faire évoluer la jurisprudence ? On se contente de faire jouer des réflexes.

L’indépendance de la justice ce n’est pas exclusivement une question de séparation entre les pouvoirs. C’est aussi la capacité d’être créateur de droit. Si les magistrats sont contraints, faute de temps, de répondre mécaniquement à des demandes, ce n’est plus le service public de la justice et ni le rôle qu’il doit jouer en démocratie.

Mme Cécile Untermaier. L’administration centrale compte dans ses services beaucoup de magistrats. Cela vous semble-t-il favorable ou défavorable à l’indépendance de la justice ?

Vous avez par ailleurs évoqué le manque de moyens des conseils de juridiction. Les députés sont très soucieux de cette question et je suis favorable à une présence plus importante des parlementaires dans ces conseils. Nous sommes élus au suffrage universel, nous sommes des représentants du peuple et je crois que cette présence serait intéressante sans que cela ne remette en question votre indépendance.

Enfin, l’organisation est un des éléments essentiels d’affirmation de l’indépendance. Dans les juridictions administratives, comme j’en ai eu l’expérience, les magistrats avaient leurs dossiers à traiter et à aucun moment, un président de chambre ou de tribunal, ne se serait permis de leur en retirer un. Je voudrais savoir si une organisation de ce type est envisageable dans le judiciaire.

Mme Katia Dubreuil. Des magistrats travaillent en effet dans l’administration centrale. Leur nombre n’est toutefois pas déséquilibré par rapport au volume du corps. Cela est compatible avec l’indépendance. Surtout, il est impossible d’imaginer que les magistrats ne puissent pas aller expliquer ce qu’est le fonctionnement de la justice au sein des administrations centrales. De la même manière, des magistrats vont dans les cabinets ministériels où ils apportent leur expertise. Les magistrats ne sont pas cloisonnés dans l’institution.

M. Nils Monsarrat. La composition des conseils de juridiction n’est pas fixée et une certaine latitude est laissée au président de la juridiction. Il peut y faire participer des députés et je connais des cas où cela est arrivé. Certes, un député ne peut pas participer à certains cas procéduraux, comme ce qui a trait à la protection de la jeunesse, mais le principe est bien que le président de la juridiction peut inviter largement les participants.

Mme Lucille Rouet. En lien avec la question sur la juridiction administrative, ce qui est important en termes d’organisation, c’est la collégialité. Le mouvement actuel tend à laisser le juge seul. Avec la réforme de la justice des mineurs, on veut laisser un juge seul décider de peines en cabinet alors que l’on dispose d’une institution ouverte à la société civile avec des assesseurs non professionnels.

Le risque de pouvoir être privé d’un dossier se pose moins quand on est plusieurs. Un juge seul est beaucoup plus fragile.

Mme Katia Dubreuil. Nous proposons des règles claires qui permettraient de savoir à qui doit échoir quel dossier, sans modification intempestive.

Mme Naïma Moutchou. Vous n’avez pas abordé le sujet du syndicalisme politique. Cela ne pose-t-il pas de difficultés vis-à-vis de l’impartialité, du droit de réserve, de la confiance et de la défiance des justiciables ?

Mme Katia Dubreuil. Il n’y a pas de difficulté en réalité. La différence entre un syndicalisme qui se prétend politique et un syndicalisme apolitique est assez faible. Dès lors que nous acceptons l’idée selon laquelle la justice, son fonctionnement et ses règles résultent d’une vision politique, en tant que syndicat nous avons une vision politique. Le syndicalisme politique n’est cependant pas partisan. Notre syndicat n’est affilié à aucun parti. Les magistrats ont tous des opinions politiques, ils votent à droite, au centre ou à gauche !

Le problème n’est pas d’avoir des opinions. Le juge se départit de ses opinions, de ses biais au moment de juger. Cela fait partie de son office.

Apprécier l’impartialité objective revient à savoir s’il existe un doute légitime pouvant laisser penser que, quand le magistrat juge, il a des liens tels avec une partie qu’il ne va pas être en mesure de se départir de ses opinions. On observe un glissement de cette notion : si quelqu’un trouve que son juge n’a pas l’air impartial, alors il est partial… La notion d’apparence d’impartialité est ainsi étendue en dehors de son champ et devient la subjectivité de celui qui est jugé. Tous les magistrats ont des opinions, ont des vies personnelles, ont des préférences et ils jugent malgré tout.

M. Olivier Marleix. L’interdiction faite depuis la loi de 2013 au garde des Sceaux de donner des instructions sur des affaires individuelles, n’empêche pas tous les ministres de la justice, y compris Mme Taubira, d’employer la formule « je vous promets que les auteurs seront sanctionnés » ou « je promets que les auteurs seront poursuivis ». C’est en fait l’expression d’un malaise dans notre pays, car la population attend des responsables politiques qu’ils les assurent que des poursuites seront engagées quand des faits délictueux sont commis.

Ne faudrait-il pas préciser cette relation avec le garde des Sceaux ainsi que la capacité à faire remonter des informations ?

Vous dénoncez par ailleurs l’influence du chef de juridiction dans l’attribution des dossiers. Que proposez-vous d’autre ?

Concernant la politisation, en 2007, j’avais été choqué de voir votre organisation syndicale publier une contre-circulaire expliquant aux magistrats comment ne pas appliquer la loi. La loi s’applique à tout le monde. Qu’un syndicat donne un mode d’emploi pour ne pas appliquer la loi votée par les représentants du peuple me semble poser un problème.

De même, appeler à voter pour un candidat à l’élection à la présidence de la République est une démarche qui me semble aller au-delà de la question de la sensibilité politique de chaque magistrat.

Tout le monde est prêt à accepter cette idée d’une indépendance accrue mais le corollaire est la garantie d’une neutralité. Dans la fonction publique au sens large, certains agents n’ont pas le droit syndical. Je comprends que les gens puissent se retrouver au sein des syndicats par familles de pensées, mais ne pensez-vous pas qu’il doit y avoir des limites ?

Mme Katia Dubreuil. Nous sommes opposés aux remontées d’informations. Les critères fixés dans la circulaire de 2014, à la suite de la loi de 2013, sont extrêmement larges et incluent toutes les affaires susceptibles d’être médiatisées.

Vous disiez que, pour certains faits divers, le garde des Sceaux devait rassurer la population. Il nous paraît plus important de rassurer la population quant à l’absence de traitement différencié des affaires judiciaires. Par ailleurs, les procureurs de la République ont le droit de s’exprimer, en vertu de l’article 11 du code de procédure pénale. C’est ainsi que l’on a vu le procureur de la République de Paris le faire abondamment au moment des attentats.

Il conviendrait par ailleurs que l’ordonnance de 1958 prévoie des règles claires de roulement. Ce n’est pas ce qui passe. La pratique actuelle est infantilisante dans les parquets où un substitut du procureur de la République est conduit à faire relire et corriger ses réquisitoires définitifs par le procureur. Pourtant, la Cour de cassation définit le substitut du procureur comme un magistrat qui tient des pouvoirs de sa propre personne et non par simple délégation de ceux du procureur. Le procureur dispose du pouvoir hiérarchique et peut tout à fait considérer que la décision du substitut ne lui convient pas. Nous souhaitons cependant que cela soit transparent et inscrit dans le dossier.

S’agissant de la contre-circulaire, je rappelle qu’il existe une hiérarchie des normes. Le juge n’applique pas uniquement la loi votée, mais aussi la Constitution, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), etc. C’est ainsi que les droits de la garde à vue ont évolué en 2014. Certains juges se sont appuyés sur la jurisprudence de la CEDH, qui prévoit la présence des avocats dès la première heure de la garde à vue et un droit au silence. C’est un des cas où l’indépendance de la justice a été malmenée puisque des officiers de police judiciaire ont refusé d’appliquer les instructions des juges. Les juges ont fait le choix de faire primer la convention européenne des droits de l’homme sur la loi nationale et la Cour de cassation a ensuite validé cette interprétation avant qu’elle ne soit finalement inscrite dans la loi. Le contenu de notre contre-circulaire – ce terme caractérise bien notre côté frondeur – est tout à fait dans les règles.

Enfin, notre syndicat n’avait pas appelé à voter pour un candidat mais contre un candidat. L’autre syndicat de magistrats, l’Union syndicale des magistrats avait qualifié le quinquennat de Nicolas Sarkozy « d’heures sombres ». Nous n’étions pas l’unique syndicat de magistrats à considérer que l’action menée pour la justice pendant ces années était une véritable calamité et qu’il fallait absolument en sortir. Le syndicat de la magistrature n’a pas pour habitude de donner ses consignes de vote. C’était une situation particulière qui nous avait amenés à cette prise de position.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie.

 


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Audition du mercredi 12 février 2020

À 16 heures : M. Xavier Autain, président de la commission communication du Conseil national des barreaux, M. Philippe Klein, vice-président, et M. Jérôme Dirou, membre du bureau de la Conférence des bâtonniers

M. le président Ugo Bernalicis. Nous auditionnons M. Xavier Autain, président de la commission communication du Conseil national des barreaux (CNB), M. Philippe Klein, vice-président de cette commission, et M. Jérôme Dirou, membre du bureau de la Conférence des bâtonniers.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Messieurs, je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(MM. Xavier Autain, Philippe Klein et Jérôme Dirou prêtent successivement serment).

M. Philippe Klein, vice-président de la commission communication du Conseil national des barreaux. Je précise d’abord que les élus du Conseil national des barreaux représentent les 70 000 avocats du barreau de France.

L’indépendance des autorités judiciaires est un sujet extrêmement sensible pour les avocats et pour l’ensemble des citoyens. Votre convocation vise une commission d’enquête sur le pouvoir judiciaire alors que l’article de la Constitution ne parle que d’autorité judiciaire. Cela met en exergue la discussion que nous pouvons avoir quant au choix entre pouvoir et autorité judiciaire.

L’indépendance de l’autorité judiciaire est garantie par le Président de la République. Cependant, dès lors que l’un des rouages essentiels du fonctionnement judiciaire est constitué par la profession d’avocat, nous considérons qu’il pourrait y avoir dans la constitution française le droit, pour tout citoyen, d’avoir recours à un avocat : cela garantirait l’existence de l’autorité judiciaire et de son indépendance grâce à celle d’un contradicteur.

Avant de parler des obstacles à l’indépendance de l’autorité judiciaire, il faut que cette autorité existe. Nous avons la chance de disposer d’une autorité judiciaire, mais, pour qu’elle puisse être indépendante, il faut déjà qu’elle soit saisie.

Or, deux sources tendent à vider l’autorité judiciaire de son pouvoir de juger : la déjudiciarisation, où l’on se passe de l’autorité judiciaire, et les obstacles à sa saisine.

La déjudiciarisation est souvent un prétexte à la simplification ou à la réalisation d’économies. Dans une démocratie, elle retire sa nourriture à l’autorité judiciaire. Au titre de la déjudiciarisation, le cas le plus connu du public est celui des radars. Auparavant, lorsque vous étiez susceptible d’encourir une infraction pour un dépassement de vitesse, vous pouviez passer devant un juge. Aujourd’hui, vous êtes l’objet d’une sanction qui peut, ensuite, faire l’objet d’un recours judiciaire.

C’est également le cas des fermetures administratives : on n’interroge pas le juge pour savoir si l’infraction est constituée et mérite une peine ; on sanctionne préalablement, avant tout débat judiciaire.

Les délégations à d’autres entités administratives sont une autre forme de déjudiciarisation. Le recouvrement des pensions alimentaires et le droit d’en décider, par exemple, seront désormais, confiés aux directeurs des caisses d’allocations familiales.

Il y a par ailleurs deux sortes d’obstacles à la saisine : que ce soit en matière d’auto-saisine ou de saisine par les tiers.

La création d’organismes nationaux risque d’enlever des attributions aux organismes locaux du pouvoir judiciaire. La manière dont ces organismes sont utilisés, par exemple, le parquet national financier, est susceptible de leur retirer des compétences.

La saisine par les tiers rencontre quant à elle, deux obstacles : les obstacles préalables et les obstacles internes. Dans un système démocratique, les obstacles préalables sont les conditions qui empêchent la saisine directe du juge par le citoyen. Il ne faut pas que ces conditions préalables la rendent impossible.

La très récente réforme de la procédure civile impose comme condition préalable de passer par la médiation. Bien évidemment, avant de faire un procès, il faut tenter de concilier les parties, mais, si cela devient une condition obligatoire, puis que d’autres conditions s’y ajoutent, la liberté de pouvoir saisir un juge sans aucune condition préalable s’en trouverait entravée.

Pour être saisi librement, le juge doit aussi être accessible physiquement. Pour des raisons d’économie et de risque terroriste, nos tribunaux se sont fermés aux justiciables et même aux avocats. Dans des pans entiers de nos juridictions, les justiciables ne peuvent plus rencontrer ni un juge, ni un greffier et même leurs avocats sont privés de ce droit, car la lourdeur des démarches préalables revient à les éliminer de ces lieux de justice.

Enfin, le coût de la justice est un obstacle préalable : pour être accessible et rester indépendante, la justice doit être gratuite, c’est fondamental.

Le paiement de taxes pour recourir au juge comme le prévoit l’article 45 du récent projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP) avec pour corollaire une intervention accrue des assureurs en protection juridique, risque de porter atteinte à la gratuité de la justice.

Les modes de saisine peuvent aussi constituer un obstacle préalable. On impose désormais de saisir la justice par voie dématérialisée alors que nombre de Français n’ont pas accès à internet ou ont des grandes difficultés à s’en servir. La tyrannie des cases, dans laquelle la manière de saisir le juge est formatée, est également susceptible de restreindre la saisine.

Enfin, la suppression de la publicité des débats constitue un obstacle interne. Aujourd’hui, on incite les parties et leurs conseils à ne pas plaider leur dossier, mais à aller déposer. Or, l’oralité c’est l’humanité et la justice. Il faut donc être attentif à ne pas supprimer l’oralité qui a comme pendant la publicité des débats. Le travail du greffier à l’audience évite qu’un magistrat se permette n’importe quoi.

Enfin un décret du 17 décembre 2019 applicable au 1er janvier 2020 prévoit que toutes les décisions rendues en première instance sont revêtues de l’exécution provisoire de plein droit. Cela signifie que le justiciable, dès la décision de première instance, a l’obligation d’exécuter ce qui a été décidé. À défaut il ne pourra pas exercer la voie de recours par l’appel. La partie à qui profite la condamnation peut ainsi demander au juge de dire que votre appel ne peut pas être examiné tant que vous n’avez pas payé. Alors que c’est évidemment dans les cas les plus désespérés que l’on rencontre les situations les plus terribles et on a pourtant retiré au juge sa capacité d’appréciation.

Je terminerai avec les irrecevabilités de forme, notamment dans le cadre des procédures d’appel. Aujourd’hui, il existe des irrecevabilités de pure forme pour des formalités sans lien avec la défense des parties ou le fond. Toutefois, si vous ne les respectez pas – et parfois elles entraînent un coût, une signification par huissier – c’est le justiciable qui paie l’erreur de l’avocat. Bien évidemment, il est assuré, mais fait-on des réformes pour limiter les procès ou pour en susciter de nouveaux ?

Tout ce dont je viens de vous parler est évitable et aménageable en augmentant les moyens octroyés à la justice.

J’en terminerai en vous disant que pour les avocats, il ne sert à rien de rendre la justice si elle n’est pas acceptée. L’avocat n’est pas seulement celui qui lance une action, qui plaide pour l’une des parties, c’est aussi celui explique la décision du juge. Il est donc un vecteur de paix sociale, indispensable à l’exercice de notre démocratie.

M. le président Ugo Bernalicis. Dans les affaires que vous avez eues à traiter, avez-vous connu des manquements à l’indépendance de la justice ?

M. Xavier Autain, président de la commission communication du Conseil national des barreaux. Oui. Je pense à un magistrat qui avait reçu un appel téléphonique de la part de ses hautes autorités l’invitant à prononcer une relaxe. C’est une forte tête et il a rendu une décision contraire à ce qui était attendu. Il arrivait à un moment de sa carrière où il devait changer de tribunal. C’était un bon président de correctionnelle, un ancien juge d’instruction : il s’est retrouvé juge de l’expropriation dans un tribunal de banlieue. Voilà ! Il a continué sa carrière, mais j’ai du mal à penser qu’il n’existe pas de lien. C’était avant la loi de 2013 et serait plus compliqué aujourd’hui, mais le pouvoir politique avait jugé utile de prendre contact avec ce président de correctionnelle en charge d’un très gros dossier pénal financier parce qu’il existait quelques amitiés à défendre. Quand je lui ai demandé ce qu’il comptait faire, il m’a dit : « Rien. J’ai rendu ma décision et j’en paierai les conséquences ». Il considérait que cette indépendance était indispensable.

L’indépendance est indispensable mais elle a comme corollaire la responsabilité. En l’état, l’indépendance est croissante mais la responsabilité des magistrats reste limitée. Elle peut être dénoncée, et nous avons tous en tête l’affaire Outreau pour laquelle il s’est agi de la responsabilité de l’ensemble des magistrats qui avaient entériné successivement des décisions, probablement parce que l’absence de moyens ne leur permettait pas d’accorder le temps nécessaire à un examen de fond et parce qu’il y avait aussi véritablement une confiance, comme dans toutes corporations, dans le bon travail de leurs collègues.

L’indépendance passe par une responsabilité et par des moyens qui n’ont rien de comparable avec ceux de la justice aujourd’hui. Je sais que les moyens sont en croissance et que le nombre de magistrats augmente chaque année mais il reste cependant encore assez proche de celui que nous observions en France en 1820.

M. Philippe Klein. Les sanctions administratives prises préalablement à une décision judiciaire constituent une dépendance totale. Les officiers de police judiciaire (OPJ) reçoivent des instructions. Ils ne font que les exécuter en relevant des infractions mais ils sont également ceux qui proposent à une autorité administrative, en général le préfet ou la DIRECCTE (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi), le quantum et l’existence même de la sanction. C’est là où l’on perd l’indépendance du juge. Tous les officiers de police judiciaire, dans leur rôle d’enquêteurs et d’autorité capable de relever des infractions, vont estimer que leur travail est excellent et que les résultats de leurs enquêtes méritent une sanction. La sanction administrative passe avant le débat judiciaire qui n’a pas lieu. La plupart du temps d’ailleurs, parce qu’il y a eu cette sanction administrative, les parquets, dans le cadre de l’opportunité des poursuites, classent le dossier. Ils pensent inutile de poursuivre d’un point de vue judiciaire. Nous sommes là dans un dysfonctionnement institutionnel.

M. Jérôme Dirou, membre du bureau de la Conférence des bâtonniers. Je suis ancien bâtonnier de Bordeaux et les avocats provinciaux n’ont pas les dossiers qui leur permettraient de s’exprimer sur l’indépendance à l’égard du pouvoir politique. En revanche, nous avons des exemples relatifs à l’indépendance vis-à-vis de la hiérarchie judiciaire.

Je pense à ce premier président qui a été le premier à motiver les arrêts de cour d’assises. Jusqu’à une loi très récente, les décisions de cour d’assises, les plus graves, n’étaient pas motivées. On pouvait être condamné à perpétuité sans savoir pourquoi ! Les motivations de ce président alourdissaient le travail du greffe et gênaient ses collègues qui ne motivaient pas leurs décisions. Quand ce président en fin d’année, est allé voir son président de cour pour discuter de son affectation celui-ci lui a annoncé, puisqu’il aimait motiver les arrêts et les décisions, qu’il quittait la cour d’assises pour rejoindre la chambre sociale. La mutation est ici un élément cynique d’atteinte à l’indépendance du magistrat en le dirigeant vers une chambre où la motivation des décisions, en raison des contrôles de la Cour de cassation, représente une corvée pour les magistrats.

L’indépendance est un sujet tabou et peu évoqué entre les magistrats et les avocats. Peut-être, dans quelques années, aurons-nous aussi beaucoup de confessions de magistrats comparables à celles du mouvement MeeToo. Dans l’immédiat, nous les connaissons peu et pouvons donc difficilement témoigner.

M. Xavier Autain. Il y a l’indépendance vis-à-vis de l’extérieur et celle qu’intériorise le magistrat. Je mythifie peut-être le juge à l’anglosaxonne qui se sent très indépendant. Toutefois, il y a quelques années, j’ai eu un dossier dans lequel l’Autorité de la concurrence avait sollicité des perquisitions contre des entreprises qu’elle soupçonnait. On est venu me consulter, en tant que pénaliste, dans le cadre de la contestation de l’autorisation que le juge des libertés et de la détention (JLD) avait donnée. Ce JLD avait, en quelques heures, signé une ordonnance prérédigée de quarante-cinq pages qui laissait penser que l’examen pratiqué était assez sommaire, non pas parce qu’il n’avait pas travaillé, mais parce qu’il avait fait confiance, par principe, à l’Autorité de la concurrence. Il semblait s’être abstenu de faire preuve d’indépendance et de l’examen critique que cette indépendance sous-entendait. Les mesures qu’il avait ordonnées étaient exorbitantes et nous sommes allés en appel. La cour d’appel nous a écoutés poliment, et a entériné le dossier, sans se poser la question des droits fondamentaux qui avaient été violés. On sentait la difficulté de remettre en cause une autorité comme celle de l’Autorité de la concurrence et, plus généralement, celle de toutes les autorités indépendantes. Parfois le juge éprouve aussi des difficultés à remettre en cause la position du parquet.

De ce fait, on n’arrive pas à avoir cet imperium du juge à l’anglosaxonne qui sait dire « je vais simplement faire du droit et pas forcément ce que la puissance publique attend de moi ». À côté de l’indépendance extérieure bien encadrée par la loi de 2013 et par la circulaire de 2014, il y a donc la question de l’indépendance intériorisée du juge judiciaire.

M. le président Ugo Bernalicis. Votre profession a fait valoir que la caisse autonome de retraite des avocats était un élément de leur indépendance. Pourriez-vous nous en expliquer les raisons ?

Par ailleurs, en quoi, la montée en puissance des legaltech, de la prédictibilité et des assureurs pourrait être un obstacle à l’indépendance de l’autorité – ou du pouvoir – judiciaire ?

M. Jérôme Dirou. J’ai été auditionné ce matin par l’un de vos collègues député, kinésithérapeute de métier. Il disait que sa profession relevait d’une caisse générale et qu’elle n’avait pas besoin d’une caisse de retraite autonome pour être indépendante.

Lorsqu’un avocat est en difficulté dans le paiement de ses charges – ce qui est le cas dans un barreau comme le mien où un tiers des avocats gagnent moins de 2 000 euros net par mois, c’est-à-dire moins qu’une greffière dans un tribunal – il connaît des difficultés économiques mises en exergue par la loi sur la faillite civile des professions indépendantes. Il peut être déféré pour non-paiement de cotisations par l’Urssaf, qui est le premier déclencheur de procédures collectives contre les avocats.

Si votre parlement fait passer les cotisations de 14 à 28 %, un avocat qui paie aujourd’hui 1 400 euros sur 10 000 euros en paiera 2 800. Sur 120 euros gagnés, l’avocat en donne 20 à l’État pour la TVA et il a entre 50 et 60 euros de charges. Il gagne donc 40 euros. Si on augmentait de 14 points ses cotisations, il ne gagnerait plus que 30 euros.

Si le recouvrement des retraites des avocats était réalisé par l’Urssaf,
le nombre des saisines doublerait car les organismes d’État sont aujourd’hui des acteurs extrêmement importants dans le déclenchement de procédures dont ils ont la maîtrise. Aujourd’hui, quand ces procédures sont recouvertes par notre caisse nationale des barreaux français, il y a une appréciation intuitu personae du débiteur avocat avec une saisine du bâtonnier, une intervention des ordres et un mécanisme protecteur. C’est une approche spécifique de la gestion de la difficulté de l’avocat que ne pourrait pas avoir l’Urssaf si elle devenait l’autorité chargée du recouvrement des sommes. Aujourd’hui, la Caisse nationale des barreaux français par son mécanisme, par ces commissions de secours, par ces aides, par sa manière d’appréhender les problèmes est beaucoup plus protectrice.

M. Philippe Klein. Si les charges d’un professionnel augmentent, il a deux solutions : disparaître, s’il ne peut plus les payer, ou les répercuter. Il opterait pour la seconde et cela aurait un impact sur le justiciable.

Bien que je préfère parler de justice prévisible que prédictive, encore faut-il que l’intelligence artificielle se nourrisse de décisions humaines. Si elle se nourrissait de décisions de robots, nous finirions par n’avoir, quel que soit le cas, qu’une seule décision.

Le lien entre l’assureur protection juridique et l’incidence de la justice prédictive est très important. Aujourd’hui, les citoyens qui n’ont pas les moyens de saisir la justice ont la possibilité de recourir à l’aide juridictionnelle. Elle est consentie à deux conditions : une condition de ressources et celle de ne pas avoir de contrat de protection juridique. Cela peut paraître bizarre et l’on pourrait considérer la première condition comme suffisante mais cela marque les prémices d’un nouveau système. Comme pour le système de santé, on s’achemine vers une obligation de protection juridique privée. Mais, contrairement au système étatique, l’assureur protection juridique a un contrat et il existe des conditions de mise en jeu de ce contrat. Demain, grâce à la justice prévisible il pourra, au regard des éléments apportés, apprécier s’il juge opportun de financer un procès et que le juge soit saisi.

Cela pose un problème fondamental. Il ne faut pas permettre que le système judiciaire tombe dans le secteur marchand. Cela conduirait à des conditions contractuelles qui empêcheraient la saisine du juge. Ce point est un élément essentiel de notre démocratie.

M. Xavier Autain. Il est inscrit dans notre code de déontologie que l’avocat doit être libre et indépendant. J’ai tendance à ajouter compétent, car sans la compétence on ne peut garantir la liberté et l’indépendance.

Nous sommes libres et indépendants pour nos clients, pour être certains qu’aucun élément extérieur n’interfère dans la façon dont nous traitons leur dossier. Cela concerne les éléments apportés par le client, les éléments extérieurs, la crainte d’engager une procédure ou la peur du juge. Nous devons conseiller notre client avec toute l’indépendance, le recul et la liberté dont il a besoin. Nous devons être libres de dire : « il ne faut pas faire ce recours » ; cela nous arrive régulièrement. C’est pour cette raison que nous souhaitons que la liberté et l’indépendance de l’avocat figurent dans la Constitution comme c’est le cas dans les constitutions brésilienne, tunisienne et canadienne.

Il ne nous semble pas aberrant que cette indépendance se traduise aussi dans la retraite et dans la perpétuation d’un système qui fonctionne depuis 70 ans. Cette indépendance garantit que la seule chose qui compte pour un avocat, c’est l’intérêt de son client dans un système de droit.

Nous sommes des piliers de la démocratie. Cela nous oblige énormément et cette obligation a pour corollaire des protections qui ne sont pas liées aux individus mais à notre rôle.

M. Didier Paris, rapporteur. Maître Klein, en vous écoutant, j’ai l’impression de rajeunir d’une année et de revenir aux auditions que j’ai menées en tant que rapporteur de la loi du 23 mars 2019. Non content de me transporter dans le temps, vous m’avez déplacé dans l’espace, en me donnant l’impression de siéger au sein de la commission spéciale sur la réforme des retraites. Tel n’est pas le cas !

M. Xavier Autain. J’aurais été plus long devant la commission spéciale…

M. Didier Paris, rapporteur. Vous y auriez été confronté à une contradiction plus forte car les dernières rencontres entre le barreau, la chancellerie et le Premier ministre montrent des évolutions, notamment sur la question de l’autonomie de votre caisse de retraite, qui n’est plus remise en cause. Certains articles récents ont même montré que les avocats pouvaient y être gagnants.

J’en reviens à notre commission d’enquête. Maître Autain, vous avez raison, l’indépendance a aussi un lien direct avec la responsabilité, ainsi que, dans mon esprit, avec la confiance, notamment celle que nos concitoyens placent dans leur justice. Que devrait-on faire pour restaurer et renforcer cette confiance ?

M. Xavier Autain. Il faut pouvoir accéder au juge. Or, aujourd’hui, malheureusement, les contraintes budgétaires font que les réponses sont tardives. Il y a quelques années, j’ai fait annuler une procédure considérable impliquant une grande entreprise française, car il y avait eu cinq ou six ans d’enquête préliminaire.

La confiance se nourrit de l’efficacité. Certes, on peut déjudiciariser, mais j’ai la faiblesse de penser que l’autorité du juge n’est pas celle d’un médiateur. Quand le juge décide, il est plus écouté qu’un médiateur qui dit « les enfants, mettez-vous d’accord ! ». De surcroît – et c’est une question d’accès au droit – le justiciable aura-t-il encore les moyens de saisir à nouveau son avocat pour aller devant le juge et y trouver la solution dont il avait besoin quand celle proposée par le médiateur ne lui convient pas ? Je ne le crois pas.

La déjudiciarisation à l’œuvre répond à des logiques budgétaires. Je peux comprendre cette nécessité mais on parle là d’une fonction régalienne. La confiance du justiciable ne sera pas rétablie par une privatisation.

Je partage parfaitement votre point de vue, monsieur le rapporteur, il faut de la confiance dans l’ensemble des membres du système, y compris dans les avocats – et nous ne sommes pas irréprochables – parce que nous ne sommes là que pour porter la voix des autres.

Nous devons donc tendre à être irréprochables dans un système irréprochable. Cela passe par des moyens, mais aussi par une plus grande proximité entre les magistrats et les avocats : l’opposition forcenée entre ces deux professionnels ne m’intéresse pas et entame la confiance.

Moins on parle de la justice, moins elle est dans le débat journalistique et mieux elle se porte. J’ai eu quelques dossiers médiatiques. Pourtant, vous ne m’avez pas beaucoup vu dans les médias. Je considère que ma parole est réservée aux magistrats et à mes clients. J’ai des dossiers où les données sont sorties tellement tôt que cela ne pouvait être le fait de cabinets d’avocats. La justice ne peut être rendue sereinement, en confiance et en indépendance, si les médias nourrissent ce jeu.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez beaucoup parlé d’accès à la justice judiciaire. Il y a ausi une justice administrative mais aussi une justice composée de citoyens qui ne sont pas des juges professionnels. C’est le cas des tribunaux de commerce ou des tribunaux de prud’hommes. Sous l’unique prisme de l’indépendance, toutes les juridictions se valent-elles ou faites-vous des différences ? Si oui, lesquelles et comment pourrait-on les résorber ?

M. Philippe Klein. Ces juridictions ont les qualités de leurs défauts et inversement. Lorsque l’on est avocat et que l’on a un dossier qui peut ressortir, soit de la justice commerciale rendue par des personnes qui ne sont pas des magistrats professionnels, soit de magistrats professionnels, la question se pose. Si l’on considère que le dossier n’est pas très bon en droit, mais que la position de notre client est la bonne, nous saisissons le juge du tribunal de commerce. À l’inverse, si nous considérons que notre client est un voyou, mais qu’il a raison en droit, nous saisissons le juge judiciaire parce que nous considérons qu’il va mieux appliquer la règle de droit.

Chaque juridiction a une approche philosophiquement différente. Cela dit, je pense que l’échevinage ou une meilleure formation juridique des bénévoles serait souhaitable. Ils y consacrent beaucoup de temps, veulent bien remplir leur mission, mais n’ont pas les moyens de le faire.

M. Xavier Autain. L’échevinage me semble intéressant. Les décisions rendues, par exemple en départage aux prud’hommes, prennent en compte le pragmatisme des juges élus ou consulaires et le rappel du juge départiteur car on peut vouloir jouer les Salomon et faire dans l’équité mais il y a bien un moment où il faut faire du droit ! Or sans juges professionnels, c’est un peu plus compliqué. Tout dépend cependant des lieux et du tribunal.

M. Fabrice Le Vigoureux. À travers vos exemples on comprend que certains juges agiraient en fonction de ce que la puissance publique attend d’eux et non pas forcément en fonction de ce que le droit attend d’eux. Cela révélerait-il un dysfonctionnement institutionnel, déontologique ou de l’autocensure ? Les règles de mobilité des magistrats sembleraient liées à ce dysfonctionnement. Pensez-vous qu’elles doivent être revues ?

M. Xavier Autain. Pour les magistrats du siège, les règles de mobilité sont assez protectrices. Ils restent en poste plusieurs années, mais quand l’échéance arrive on peut les déplacer. On peut d’ailleurs parfois ainsi se priver de compétences.

Je pense qu’il y a beaucoup d’autocensure chez les magistrats. Mon sentiment personnel – je ne parle pas au nom du CNB – est que les juges se posent parfois des questions qu’ils n’ont pas à se poser. La jurisprudence prend de plus en plus de place en matière judiciaire, alors que nous sommes dans un pays de codes et non dans un pays de common law. Pourtant, de plus en plus, il faut fournir des quantités de jurisprudences pour expliquer des textes qui parfois sont extrêmement clairs. Ceci fait que l’on est de plus en plus sous l’imperium du juge qui s’assure de ne pas engager la puissance publique alors qu’il devrait, me semble-t-il, rendre une décision en droit.

Nous, avocats en justice civile, sommes fautifs, par exemple, si nos argumentations sont bancales. Le juge ne peut pas aller au-delà de ce qui lui est soumis. Je dirais que 90 %, voire 95 %, de la décision nous est imputable à nous, avocats. Cela plaide en faveur d’un travail étroit entre magistrats et avocats.

Une seule école pour les avocats et les magistrats pourrait être une solution. Dans certains pays, pour devenir magistrat du siège il faut avoir été avocat plusieurs années. C’était d’ailleurs le cas avant l’École nationale de la magistrature. Être un jour procureur – c’est-à-dire l’avocat de la République – et être le lendemain, comme aux États-Unis ou en Angleterre, avocat d’une des parties, ne me semble pas dénué de sens.

M. Philippe Klein. La mobilité me fait penser à la collégialité parce que c’est un élément important pour assurer l’indépendance interne et contrebalancer les risques que vous évoquiez. On sait que la collégialité n’est pas toujours respectée mais celui qui prend la décision doit la faire lire par ses collègues et la justifier auprès d’eux. C’est une barrière importante. La collégialité est un rempart à la crainte de rendre des décisions qui pourraient déplaire à la puissance publique. Malheureusement pour des raisons budgétaires elle tend à disparaître.

La justice qui a les moyens est une bonne justice. En France, le budget de la justice est partagé avec celui de l’administration pénitentiaire. Cela pose de grandes difficultés. Il n’empêche que la collégialité doit impérativement être conservée pour être un des piliers de la garantie de l’indépendance interne.

Mme Naïma Moutchou. On vit dans un État de droit ; il n’y a pas de magistrat sans avocat et pas d’avocat sans magistrat. Il y a donc un vrai sujet dans le rapport entre les magistrats et les avocats qui influence le fonctionnement de la justice et certainement aussi son indépendance. Pourriez-vous nous dire quel est l’état de leur relation aujourd’hui ?

M. Autain, vous avez parlé de la médiatisation des affaires. Quel regard critique portez-vous sur ces tribunaux médiatiques de plus en plus prégnants à la télévision ou sur les réseaux sociaux, au mépris de la présomption d’innocence ? Quelle est l’influence de ces médiatisations sur l’indépendance de la justice ? Quelles solutions pourraient être apportées ?

M. Xavier Autain. Les relations entre les avocats et les magistrats ne sont pas bonnes et ne vont pas en s’améliorant. Les deux parties sont en cause et personne ne peut s’exonérer de sa responsabilité.

À Paris, avant le déménagement dans le nouveau tribunal judiciaire, nous pouvions circuler assez librement et le contact entre les magistrats et les avocats se faisait. Aujourd’hui, le tribunal judiciaire ressemble à Fort Knox. Pour entrer, il y a des codes, des interphones et nous ne pouvons pas accéder à certains endroits. L’accès aux magistrats et les liens informels ne se font plus à cause de l’architecture. Il faut désormais faire des demandes formelles de rencontre et on constate que le juge d’instruction est parfois indisposé, peut-être parce que les avocats se comportent mal et demandent trop de choses. C’est compliqué et cela devient extrêmement conflictuel. Ce lien doit être amélioré. Il est vrai qu’en dépit de notre volonté d’être aimables et compréhensifs, le mouvement de contestation de la réforme des retraites que nous menons n’y participe pas. Cela est aussi lié aux moyens : un juge surchargé n’a pas de temps à accorder aux représentants du justiciable.

Le rôle du juge dans un monde socialement et économiquement tendu est pourtant fondamental. Les gens ont un sentiment d’injustice. Si l’institution n’est pas là pour les entendre, ils descendent dans la rue. Il faut donc un juge qui tranche, présent et disponible.

M. Sébastien Nadot. Pour remédier au volume d’affaires, on numérise, on utilise la visioconférence, on regarde du côté de la justice prédictive. Les magistrats que nous avons entendus ne semblaient pas inquiets. Ce processus, où l’épaisseur humaine semble disparaître, vous semble-t-il dangereux pour l’indépendance de la justice ?

S’il y avait une mesure à prendre concernant les magistrats et pour une meilleure indépendance de la justice, laquelle prendriez-vous ?

M. Jérôme Dirou. Ma réponse ne va pas vous satisfaire mais il faudrait plus de magistrats. Si leur charge de travail était moins lourde, bien des choses s’amélioreraient toutes seules. La fonction cathartique est indispensable : il n’y a rien de pire qu’une décision de justice pour laquelle, après deux ans d’attente, la personne ne voit pas le juge et ne peut s’exprimer devant lui : pour elle, s’exprimer et être entendue est presque plus important que de gagner son procès.

M. Philippe Klein. Le critère essentiel, qui doit présider à toutes les décisions, quelles qu’elles soient, c’est l’humanité. Tant que le curseur de l’humanité demeure présent, vous prendrez la bonne décision. Dès qu’apparaît la déshumanisation de la justice, vous faites fausse route.

Mme Cécile Untermaier. Nous avons décidé d’accroître les médiations. Dans ma circonscription, je constate qu’il y a, finalement, peu d’encadrement de ces procédures. Cela me préoccupe car, dans beaucoup d’affaires, la justice n’a plus de regard. Il faut aller plus vite et les médiations sont en ce sens une bonne chose, mais la question de la justice et de la rapidité de son action reste centrale. Quelles dispositions faudrait-il prendre pour que la médiation se situe dans une sphère de droit et de justice et n’en soit plus un dispositif extérieur ? Quelquefois on retire l’affaire qui est pendante devant un tribunal parce qu’il a été décidé de réunir les deux parties et d’essayer de trouver un accord. On ne sait plus où l’on en est ; il y a là un vrai sujet de rationalisation.

M. Jérôme Dirou. Les principaux risques d’échec de la médiation sont l’absence de professionnalisation et l’éparpillement des médiateurs. En effet, un peu comme les experts judiciaires, ils exercent à titre individuel.

À Bordeaux, nous avons essayé de créer des juridictions de la médiation, et cela a heurté la ministre, Pour qu’elle soit efficace et utile, il faudrait que la médiation soit organisée comme des conseils de prud’hommes ou des tribunaux de commerce. Les médiateurs pourraient être regroupés dans une maison de la médiation avec un greffe qui accueillerait les personnes, s’occuperait du staff et donnerait à cette structure un processus de règlement des litiges dont la rigueur serait comparable à celle d’un processus judiciaire. Il y aurait un échange de pièces, des convocations des parties dans un lieu neutre et un engagement de produire une décision de règlement du litige sécurisée. Cela ne peut se faire que dans une structure regroupant des médiateurs et où les anciens pourraient former les plus jeunes, afin de permettre une homogénéisation des pratiques.

M. Xavier Autain. Il existe des formations à la médiation très qualifiantes. Certaines sont suivies par les avocats et les magistrats. Je crois que cela représente 200 heures de formation. La professionnalisation des médiateurs est une vraie question car certaines formations sont proches du spiritisme…

M. le président Ugo Bernalicis. Récemment, il y a eu un communiqué de l’association nationale des avocats pénalistes et, les militants de Bure, avec leurs avocats, ont été dans l’œil du cyclone médiatique et judiciaire.

Comment voyez-vous l’indépendance de la justice, au regard des différentes entraves telles que les perquisitions et les auditions d’avocats ?

M. Xavier Autain. Les perquisitions chez les avocats sont encadrées par un texte. Il permet la présence d’un avocat.

Nous rencontrons encore quelques problèmes relatifs aux écoutes téléphoniques puisque le texte, tel qu’il est interprété par la Cour de cassation, prévoit la désignation expresse de l’avocat pour les exclure. Dans l’affaire Sarkozy, notre confrère Herzog, bien qu’il soit l’avocat habituel de M. Sarkozy depuis des années, a quand même été écouté car il n’avait pas nominativement été désigné. Cela signifie que l’on part d’un principe d’écoute possible dès lors que la désignation n’est pas écrite. Nous avions beaucoup lutté contre ces écoutes dites à filets dérivants. Des éléments doivent justifier de placer un avocat sur écoute. À défaut, les cabinets d’avocats deviendraient – pour des magistrats mal intentionnés – des supermarchés de la preuve. Nos cabinets sont des citadelles qui contiennent les secrets que nos clients nous confient. Dès lors que nous ne participons pas à la commission des infractions poursuivies, il n’y a aucune raison d’aller dans nos cabinets. Nous sommes des justiciables comme les autres et il convient de sanctuariser les cabinets d’avocats.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie.

 


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Audition du jeudi 20 février 2020

À 15 heures : M. Jean-Jacques Bosc et Mme Marie-Christine Tarrare, membres de la conférence nationale des procureurs généraux

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, avant de procéder à notre audition, je vous informe que M. Pascal Gastineau, président de l’association française des magistrats instructeurs et Mme Joëlle Munier, présidente de la conférence nationale des présidents des tribunaux judiciaires, ont souhaité que leur audition se déroule à huis clos.

Pour motiver sa demande, M. Pascal Gastineau indique qu’il est en fonction au pôle financier du tribunal judiciaire de Paris et qu’une audition publique pourrait lui être préjudiciable dans le cas où ses prises de parole lui étaient reprochées. Mme Joëlle Munier, quant à elle, souligne qu’elle est soumise à un devoir de réserve.

Comme je vous l’ai indiqué dès le début de nos travaux, je suis opposé par principe aux auditions à huis clos et très soucieux que nos auditions soient publiques en raison même du sujet dont nous traitons. Je ne suis donc pas favorable à ce que l’audition de ces deux personnes se fasse à huis clos.

M. Didier Paris, rapporteur. Nous avons effectivement décidé, au début de nos travaux, que nos auditions seraient publiques. Mais nous avons également indiqué que si des demandes particulières étaient formulées et justifiées, la commission les examinerait et les trancherait au cas par cas – c’était en tout cas mon souhait personnel. Je rappelle enfin qu’en cas de désaccord entre le président et le rapporteur, c’est la commission qui est appelée à trancher.

Les deux demandes de huis clos qui nous sont parvenues ne me semblent pas devoir recevoir la même réponse. Mme Joëlle Munier justifie la sienne en invoquant son droit de réserve. Dans la mesure où elle représente une organisation professionnelle, une organisation de magistrats parmi d’autres, cet argument ne me semble pas suffisant et je ne vois aucune raison de l’auditionner à huis clos.

La situation de M. Pascal Gastineau est différente, puisqu’il n’est pas seulement président de l’association française des magistrats instructeurs, mais aussi magistrat instructeur au pôle financier du tribunal judiciaire de Paris. Il craint qu’on puisse lui reprocher des propos qu’il tiendrait devant notre commission en tant que juge d’instruction. À titre personnel, je donnerai donc un avis favorable à la demande de huis clos de M. Pascal Gastineau.

La commission accepte la demande de huis clos de M. Pascal Gastineau.

Puis elle rejette la demande de huis clos de Mme Joëlle Munier.

La commission en vient à laudition de M. Jean-Jacques Bosc et de Mme Marie-Christine Tarrare, membres de la conférence nationale des procureurs généraux.

 

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, notre commission d’enquête entend aujourd’hui M. Jean-Jacques Bosc et Mme Marie-Christine Tarrare, tous deux membres de la conférence nationale des procureurs généraux et respectivement procureur général près les cours d’appel de Nancy et de Bourges.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Jacques Bosc et Mme Marie-Christine Tarrare prêtent successivement serment.)

M. Jean-Jacques Bosc, procureur général près la cour dappel de Nancy. Vous avez rappelé que nous sommes l’un et l’autre procureur général. Nous sommes aussi vice-présidents de la conférence nationale des procureurs généraux, qui a été créée en 1994 et qui n’a pas de personnalité juridique. Elle a d’abord pour objet de favoriser la discussion entre les procureurs généraux sur les questions de justice, de droit pénal et d’administration judiciaire. Elle peut également, lorsqu’elle est consultée, être amenée à donner son avis sur des projets de loi ou des projets de l’administration centrale. Enfin, elle a vocation à fluidifier les relations entre l’administration centrale, d’une part, et les cours et les procureurs généraux, d’autre part.

La conférence est actuellement présidée par Mme Marie-Suzanne Le Quéau, procureure générale d’Aix-en-Provence, et son bureau compte six membres. Nous avons pour habitude d’intervenir à deux, afin de garantir un équilibre. Des conférences régionales préparent nos réunions et nous tenons un séminaire annuel au cours duquel nous réfléchissons à toutes les questions qui concernent la justice.

Mme Marie-Christine Tarrare évoquera la question statutaire et je me concentrerai, pour ma part, sur la question financière et budgétaire, qui est aussi un élément important de l’indépendance de la justice.

Mme Marie-Christine Tarrare, procureure générale près la cour dappel de Bourges. L’indépendance de l’autorité judiciaire est inscrite dans la Constitution et il n’y a pas lieu de s’interroger sur l’appartenance des magistrats du parquet à l’autorité judiciaire : elle va de soi. Le principe d’indépendance concerne aussi bien les magistrats du siège que ceux du parquet.

La question qui se pose, en revanche, est de savoir si les garanties de l’indépendance des magistrats du parquet sont suffisantes et si elles sont au niveau de ce que nos concitoyens sont en droit d’attendre. Le statut des magistrats du parquet a certes déjà évolué, mais d’autres évolutions sont attendues depuis de nombreuses années. Au début du mois, lorsque Mme la garde des Sceaux a réuni les chefs de cour, la présidente de la conférence nationale des procureurs généraux a rappelé la nécessité de faire évoluer le statut des magistrats sur deux points. Premièrement, nous souhaitons que les nominations des magistrats du parquet fassent l’objet d’un avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Deuxièmement, nous demandons l’alignement du régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège.

Certains candidats aux élections s’étaient engagés à mener ces réformes que nous appelons de nos vœux depuis de nombreuses années mais que d’autres questions sont venues les éclipser. La conférence nationale des procureurs généraux est convaincue que ces deux évolutions sont absolument nécessaires si nous voulons que nos concitoyens cessent de s’interroger sur l’indépendance des magistrats du parquet et sur les pressions qu’ils pourraient subir de la part des pouvoirs exécutif ou législatif.

Si les deux points que je viens d’évoquer font l’unanimité, d’autres questions sont moins consensuelles.

Par exemple, le garde des Sceaux doit-il ou non conserver son pouvoir de proposition pour la nomination des magistrats du parquet ? Aujourd’hui, le CSM donne un avis simple sur la proposition de nomination du garde des Sceaux – dans les faits, il s’agit désormais d’un avis conforme, mais nous souhaiterions passer du fait au droit. Les procureurs généraux souhaitent majoritairement que le garde des Sceaux conserve son pouvoir de proposition, parce qu’ils considèrent que le rôle des magistrats du parquet est d’appliquer la politique pénale, qui est l’une des politiques publiques du Gouvernement. La nomination par le garde des Sceaux garantit à leurs yeux une application uniforme des politiques pénales au niveau national, c’est-à-dire la protection de l’intérêt général et l’égalité de nos concitoyens.

L’évolution du CSM fait également débat. Faut-il qu’il ait des pouvoirs de proposition, de nomination, voire de gestion du corps ? Certains le proposent. Actuellement, c’est la direction des services judiciaires qui est chargée de la gestion du corps des magistrats. Faut-il que le CSM s’en charge à l’avenir, ce qui entraînerait une déconnexion totale avec le ministère ? Je n’ai pas trouvé, dans les dernières motions de la conférence nationale de procureurs généraux, de position officielle sur ce sujet.

M. Jean-Jacques Bosc. J’en viens à l’aspect financier. Vous nous demandez si les moyens à la disposition de l’autorité judiciaire nous semblent suffisants pour assurer son indépendance et vous vous interrogez également sur les relations, en matière budgétaire, entre les chefs de cour et l’administration centrale, d’une part, et les chefs de cour et les chefs de juridiction, d’autre part.

L’organisation budgétaire de l’autorité judiciaire fait actuellement l’objet de réflexions. La conférence nationale des procureurs généraux ne revendique pas une autonomie de décision, qui supposerait l’instauration d’un conseil de justice ou d’un CSM amélioré, qui ne dépendrait pas du Gouvernement pour ses crédits et qui les allouerait aux juridictions. Notre conférence continue de penser que c’est au garde des Sceaux d’obtenir du Parlement, dans le cadre de la loi de finances, les crédits nécessaires au fonctionnement de la justice. De notre point de vue, c’est au pouvoir politique de fixer le montant de ces crédits – même si nous pouvons avoir un avis là-dessus.

La conférence nationale des procureurs généraux souhaite en revanche une large autonomie de gestion des crédits alloués. Les chefs de cour sont, en vertu du code de l’organisation judiciaire, ordonnateurs secondaires. Il nous paraît essentiel que les cours d’appel bénéficient de crédits et que les chefs de cour disposent de l’autonomie de gestion de ces crédits : ce sont deux données essentielles de l’indépendance de la justice.

Si, par exemple, des arbitrages doivent être rendus au sujet des frais de justice, les chefs de cour, parce qu’ils sont des magistrats, me semblent être les mieux placés pour le faire. Au risque d’être un peu technique, j’évoquerai les budgets opérationnels de programme (BOP). Dans le système actuel, certains chefs de cour sont responsables de BOP qui concernent plusieurs cours d’appel : c’est par exemple le cas de la cour d’appel de Nancy. Ils ont donc une prééminence en matière budgétaire, puisqu’ils répartissent eux-mêmes les crédits entre les différentes cours. La conférence serait favorable à ce que chaque chef de cour soit responsable d’un BOP pour sa cour d’appel.

En revanche, le principe « un BOP pour une cour d’appel » paraissant peu compatible avec le maintien de trente-six cours d’appel, il convient de réfléchir à la carte judiciaire et peut-être d’envisager la fusion de certaines cours – même si c’est une question difficile. L’autonomie de gestion implique de pouvoir choisir des marchés et de faire des choix budgétaires. Elle concerne des questions aussi différentes que le gardiennage, l’amélioration de l’environnement de travail ou l’équipement des juridictions en moyens informatiques et téléphoniques. Pour le bon fonctionnement des parquets, notamment de ce que l’on appelle la permanence – le service de traitement en temps réel –, ce dernier point est absolument essentiel. Il faut que les chefs de cour aient leur mot à dire sur ces questions.

J’en viens à la question des moyens humains et financiers alloués aux juridictions. Ces moyens ont longtemps été insuffisants et nous ne sommes pas les seuls à le dire. Il y a trois ans, l’Inspection générale des finances (IGF) et l’Inspection générale des services judiciaires ont rendu un rapport sur les dépenses de fonctionnement courant des juridictions. Ce rapport montrait tout d’abord que les chefs de cour étaient de bons gestionnaires, alors qu’on avait tendance à dire le contraire pour leur contester cette autonomie de gestion. L’IGF soulignait toutefois que les budgets étaient très contraints et ne couvraient guère que les dépenses nécessaires et incompressibles : l’environnement de travail et la maintenance immobilière pouvaient ainsi en pâtir.

La situation s’améliore depuis quelques années, notamment en ce qui concerne les frais de justice. Il y a encore quatre ou cinq ans, nous devions fréquemment procéder à des arbitrages en fin d’année parce que nous n’avions pas les crédits nécessaires : ce temps est révolu. Des efforts ont également été faits pour réduire le nombre de postes vacants, notamment pour les parquets de première instance. Le projet de mouvement des magistrats pour le mois de septembre prochain, dit « transparence », a été publié hier : tous les postes seront pourvus dans les parquets de première instance.

Il existe encore une marge de progression, s’agissant de l’assistance des magistrats des parquets : il est essentiel que les substituts soient assistés, notamment dans les services de permanence. Il faut qu’ils puissent s’appuyer sur un greffier ou, pour leurs travaux écrits, sur des juristes et des assistants de justice. C’est un élément essentiel et nous sommes loin du compte.

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur le procureur général, vous soulevez le sujet de la nomenclature du cadre de la gestion budgétaire de l’application CHORUS en parlant des budgets opérationnels de programme. Vous dites que, dans l’idéal, il faudrait un BOP par cour d’appel. J’imagine qu’alors une juridiction devrait être une unité opérationnelle (UO) en tant que telle, pour disposer d’une forme d’autonomie de gestion. Aujourd’hui, certaines cours d’appel sont responsables d’unités opérationnelles (RUO), alors que d’autres, en bout de chaîne, ne sont que des « centres de coûts », ce qui signifie que leur marge de décision est quasi inexistante. Nous interrogerons l’administration centrale du ministère, puisque c’est elle qui a la main sur la cartographie budgétaire, mais j’ai bien compris que vous appelez à une clarification, à travers l’augmentation du nombre d’UO et de BOP.

S’agissant des marchés publics, où fixez-vous la frontière entre ce qui devrait relever de marchés nationaux mutualisés, voire interministériels, et ce qui devrait rester à la main du chef de juridiction ?

M. Jean-Jacques Bosc. Chaque cour devrait avoir un budget opérationnel de programme, ce qui impliquerait de réduire le nombre de cours. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il faut que chaque juridiction soit une UO : certaines d’entre elles sont trop petites et ont donc des moyens trop limités. La gestion des moyens par la cour me semble être la meilleure option.

S’agissant des marchés, il faudrait que les chefs de cour puissent choisir, soit d’adhérer au marché national s’ils y trouvent un intérêt, soit de recourir à un marché local. Je pense par exemple au nettoyage, qui représente une certaine somme et qui a une grande importance dans la vie de tous les jours, mais aussi au gardiennage. Nombre de juridictions souhaitent avoir un service de gardiennage, mais il n’est pas possible que toutes en bénéficient, surtout les plus petites : il importe donc, une fois encore, que le chef de cour puisse faire des arbitrages.

Se pose néanmoins la question de la capacité des services administratifs régionaux (SAR), qui assistent les chefs de cour dans leur gestion budgétaire et administrative, de conclure des marchés. En effet, passer un marché requiert une véritable expertise mais, dans le cadre de BOP renforcés, les SAR pourraient plus facilement comprendre des experts en matière de marchés.

Mme Marie-Christine Tarrare. Ma cour est une unité opérationnelle et n’a pas de BOP – je suis procureure générale depuis deux ans et demi maintenant : c’est ma seule expérience en la matière. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous lorsque vous affirmez que les UO ne seraient que des centres de coûts ; nous avons tout de même une petite marge de manœuvre. Les UO ont voix au chapitre : l’allocation des moyens fait l’objet d’une véritable discussion avec les chefs de BOP, de sorte que nous ne nous sentons pas les mains complètement liées. De même, ce n’est pas parce que ma cour est une UO que, lors du dialogue de gestion annuel avec les services de la chancellerie, le premier président et moi n’avons pas la possibilité d’exprimer les besoins de la cour, quitte à soutenir des demandes qui vont à l’encontre de la répartition budgétaire envisagée par le BOP. C’est un élément important.

Par ailleurs, il est vrai que les marchés nationaux apparaissent parfois comme peu adaptés aux réalités et aux besoins locaux. Le SAR de Bourges, par exemple, ne comprend pas de responsable de la gestion des marchés publics, de sorte qu’il n’est pas en mesure de préparer et de négocier un marché, car c’est une tâche extrêmement lourde qui requiert des compétences spécifiques. Dans le cadre des contrats de services que nous avons signés avec les délégués régionaux du secrétaire général, nous avions demandé, précisément pour pouvoir faire des propositions et mieux maîtriser nos besoins, que nous soit alloué un responsable chargé de la gestion budgétaire et des marchés publics (RGBMP). Manifestement, nous n’obtiendrons pas satisfaction, en raison de la petite taille de la cour. Un BOP par cour, ce serait très bien, mais, comme l’a dit mon collègue, il y a aussi d’autres enjeux.

M. le président Ugo Bernalicis. Je précise qu’on ne délègue pas de crédits à un centre de coûts : la ventilation se fait a posteriori, par imputation, alors que l’UO permet de disposer de crédits.

Je souhaiterais vous interroger à présent sur les aspects statutaires. Vous avez peu évoqué, dans votre exposé, la circulaire de 2014 sur la remontée d’informations. Quelle est votre pratique professionnelle en la matière ? Quel filtre appliquez-vous ? Faites-vous remonter l’information dès qu’une enquête correspondant aux critères de la circulaire est ouverte ? Êtes-vous amenés à interroger vos parquets sur des informations dont vous pensez qu’il est important qu’elles soient remontées ? Avez-vous avec ces derniers un dialogue sur le choix de la stratégie d’enquête à adopter dans les affaires les plus sensibles, sans forcément en référer à la chancellerie ? Enfin, estimez-vous que cette circulaire doit évoluer et, si oui, quelles évolutions proposeriez-vous ?

Mme Marie-Christine Tarrare. Pour ma part, je me sens très libre. La circulaire de 2014 n’est pas un carcan et j’estime qu’en ma qualité de procureure générale, j’ai la capacité d’apprécier ce qui doit faire l’objet d’une remontée d’informations au niveau central.

En matière d’information, il faut distinguer deux niveaux – il en est en tout cas ainsi dans ma cour. Le premier concerne la relation entre le parquet général et les parquets. Certaines affaires n’intéressent absolument pas et n’intéresseront jamais l’administration centrale mais ont un intérêt local, soit qu’elles présentent un caractère de gravité spécial ou que la question à traiter est particulière, soit qu’elles donneront lieu à un procès sensible lors duquel un grand nombre de personnes devront être jugées. Cette information relève d’un dialogue quotidien et continu. Je demande ainsi très souvent aux substituts de contacter le parquet général pour discuter des affaires qu’ils peuvent avoir à gérer et, le cas échéant, pour partager une décision car il n’est pas toujours simple d’identifier la qualification pénale à retenir, l’orientation à donner ou le service d’enquête à saisir. Il est donc important qu’il y ait un dialogue constant et régulier entre les parquets de première instance et le parquet général, qui a un certain recul par rapport aux magistrats de première instance, soumis à davantage de pression.

Ensuite, il revient au procureur général de déterminer ce qu’il lui semble utile et important de communiquer à l’administration centrale, laquelle attend qu’on lui fasse remonter les questions qui présentent un intérêt juridique particulier, un intérêt national, ou qui vont faire débat. Mais je n’entre pas pour autant – je ne peux pas parler au nom de mes collègues – dans le détail de l’affaire en question. Ainsi, pour répondre à votre question, je ne suis pas du tout convaincue que la remontée d’informations doive se faire dès le déclenchement d’une enquête préliminaire. On peut très bien estimer qu’il faut laisser du temps au temps et qu’il est préférable d’attendre de voir la manière dont l’affaire va évoluer. Peut-être, à un moment donné, faudra-t-il faire remonter l’information, par exemple si des questions juridiques particulières sont soulevées ou si l’affaire va avoir un retentissement important. De fait, le ministre peut avoir besoin de cette information pour répondre – dans le cadre des questions au Gouvernement, par exemple – aux questions que les parlementaires lui posent sur la manière dont une affaire a été gérée, sur les raisons pour lesquelles telle décision a été prise ou non. Mais il est de la responsabilité du procureur général de déterminer le moment et le contenu de la remontée ainsi que le rythme auquel l’information est portée à la connaissance de l’administration centrale.

M. Jean-Jacques Bosc. En la matière, il existe une règle, que tout le monde applique : on ne fait remonter à la chancellerie que les décisions juridictionnelles, arrêts et jugements, et non les pièces de procédure, notamment les procès-verbaux, non plus que les mesures envisagées, comme une garde à vue.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci pour ces éléments. Est-il arrivé que la police judiciaire procède elle-même à une remontée d’informations qui vous aurait court-circuités, qui aurait été plus rapide que la vôtre ou qui aurait eu lieu alors que vous aviez souhaité vous abstenir ? Je rappelle en effet que le canal de la police remonte également jusqu’à l’exécutif, même s’il s’agit d’un autre ministre.

M. Jean-Jacques Bosc. Je n’en ai pas eu d’exemple dans mon exercice professionnel, mais je pense que ce phénomène existe, oui.

Mme Marie-Christine Tarrare. Je ne parlerai pas de court-circuitage, mais il est arrivé qu’une remontée soit plus rapide que la mienne. Cela n’a toutefois pas perturbé les investigations et je n’ai pas été gênée dans la manière dont je souhaitais diriger l’enquête. C’est un constat que je peux faire.

M. Vincent Bru. Madame la Procureure, vous avez indiqué, à propos de la nomination des membres du parquet, que, selon l’opinion majoritaire des parquets généraux, le pouvoir de proposition du garde des Sceaux devait être maintenu, au motif que ceux-ci appliquent une politique pénale. En quoi le fait de priver le garde des Sceaux de son pouvoir de proposer des nominations remettrait-il en cause l’application de sa politique pénale ? Ce pouvoir ne met-il pas un tant soit peu en doute l’indépendance du parquet aux yeux de l’opinion publique et ne contribue-t-il pas, de ce fait, à le fragiliser ?

Mme Marie-Christine Tarrare. Si l’on part du haut de la pyramide, le garde des Sceaux définit et met en œuvre la politique pénale du Gouvernement, qu’il appartient aux procureurs généraux d’appliquer. Ceux-ci adaptent cette politique à leurs territoires respectifs et l’affinent, ce qui leur ouvre une certaine indépendance vis-à-vis de la position adoptée par le Gouvernement. Si la conférence nationale des procureurs généraux souhaite majoritairement le maintien du pouvoir de proposition du garde des Sceaux, c’est parce qu’elle estime que ce pouvoir est une garantie que les procureurs généraux veilleront à l’application de la politique pénale et que sera ainsi respectée l’égalité de traitement de nos concitoyens. On ne peut certes pas empêcher ces derniers de penser que le lien entre un membre du Gouvernement et ces magistrats est trop étroit.

M. Jean-Jacques Bosc. Tout dépend de la manière dont on envisage la politique pénale. Si l’on considère qu’il s’agit d’une politique publique au titre de l’article 20 de la Constitution, selon lequel « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation », on peut soutenir que le garde des Sceaux est fondé à choisir – même si ce choix doit être entériné par d’autres – le magistrat, en l’espèce le procureur général, qui sera amené à décliner régionalement cette politique pénale. J’ajoute que l’appréciation du garde des Sceaux n’est pas discrétionnaire puisque le Conseil supérieur de la magistrature émet un avis, dont nous souhaiterions, comme la révision constitutionnelle le proposait, qu’il soit désormais conforme. Le CSM aurait ainsi la possibilité de s’opposer à la nomination d’un candidat.

M. Didier Paris, rapporteur. Je comprends mal le lien que vous établissez entre les questions budgétaires et financières et la notion d’indépendance de la justice. La situation budgétaire des juridictions, singulièrement des cours d’appel, vous donne-t-elle le sentiment de ne pas disposer de l’indépendance nécessaire pour accomplir votre tâche de représentant du ministère public et, si tel est le cas, pouvez-vous nous citer des exemples précis ? Je crois avoir compris, monsieur le procureur général, que, s’agissant des frais de justice, par exemple, vous ne subissiez pas de contraintes particulières, lesquelles auraient pu peser sur votre pouvoir juridictionnel.

M. Jean-Jacques Bosc. Nous souhaitons le maintien du dispositif actuel. Les frais de justice sont engagés par le magistrat enquêteur : juge d’instruction, officier de police judiciaire, etc. Le chef de cour doit simplement veiller à ce que la dotation de frais de justice allouée à la juridiction couvre les dépenses. En revanche, en matière de gestion, la question budgétaire a des implications évidentes. Par exemple, les chefs de cour allouent des crédits à la documentation, notamment pour l’achat des codes et veillent à ne pas limiter la documentation à la disposition des magistrats. Si cette question relevait d’un administrateur qui ne soit pas magistrat, celui-ci pourrait décider d’y consacrer un budget limité. Ces questions financières ont nécessairement une incidence sur le fonctionnement et, d’une certaine façon, sur l’indépendance de la justice. Je pourrais citer d’autres exemples : allouer des crédits permettant à un procureur de la République de disposer d’un assistant de justice participe de son indépendance, dans la mesure où il peut ainsi exercer ses fonctions de façon plus sereine, faire des choix… C’est pourquoi la question budgétaire et financière me semble être un élément de l’indépendance. Les moyens existent mais il me paraît essentiel que, in fine, des magistrats, en l’espèce les chefs de cour, restent maîtres de leur emploi et des arbitrages.

M. Didier Paris, rapporteur. Si cela contribue sans aucun doute à la qualité de la justice, le lien avec la notion d’indépendance me semble moins évident.

La loi du 8 août 2016 impose aux magistrats de remplir une déclaration d’intérêts. Pouvez-vous nous indiquer la manière dont vous appliquez cette loi ? Réalisez-vous vous-mêmes les entretiens individuels ou déléguez-vous cette tâche ? Avez-vous, par ce biais ou par d’autres, repéré des situations discutables au plan de l’indépendance du magistrat et, le cas échéant, avez-vous des préconisations pour améliorer encore ce dispositif ?

M. Jean-Jacques Bosc. La loi impose un certain formalisme – un peu pesant, du reste – en la matière. Le chef de cour ou le chef de juridiction reçoit le magistrat, qui doit lui remettre sa déclaration d’intérêts. Lors de l’entretien déontologique, il est rappelé au magistrat que la question de l’impartialité peut se poser de façon très concrète, dans des situations quotidiennes auxquelles il doit être attentif, en décidant, le cas échéant, de se déporter. À cet égard, la loi a été positive et contribue à faire en sorte que tous les magistrats soient pénétrés de cet impératif. J’ajoute que la question de l’impartialité se pose, certes aux magistrats professionnels, mais aussi aux magistrats non professionnels : conseillers prud’homaux, magistrats des tribunaux de commerce… Il faut, me semble-t-il, être vigilant en la matière. En tout état de cause, j’estime que cette évolution législative est positive.

Mme Marie-Christine Tarrare. L’entretien déontologique durant lequel on remet à son chef de cour ou à son chef de juridiction sa déclaration d’intérêts dûment remplie n’est pas une simple formalité. Je rappelle, du reste, que cette déclaration est remplie à chaque nouvelle installation ou mutation, et non une fois pour toutes. C’est important, car le respect de la déontologie est la garantie pour le justiciable de l’indépendance et de l’impartialité des magistrats. Pour les chefs de cour et les chefs de juridiction qui doivent y veiller, l’entretien est l’occasion de poser un certain nombre de principes. Pour ma part, j’ai exercé dans de petites villes de province, où il est souvent beaucoup plus compliqué d’être impartial. De fait, lorsqu’un jeune collègue est nommé dans une petite ville – s’il a des enfants qui vont à l’école, il va côtoyer les parents d’élèves, il fera peut-être du sport… –, il est important de lui rappeler les principes déontologiques, de le mettre en garde contre certains pièges qui pourraient lui être tendus et de lui indiquer que son chef de cour, son chef de juridiction, est un garde-fou à cet égard.

L’entretien déontologique permet de faire un certain nombre de rappels, notamment dans des situations, que j’ai pu connaître, où un magistrat est l’époux d’un avocat qui exerce dans le même ressort ou d’un officier de police judiciaire. Il faut alors veiller à maintenir une étanchéité. Ce ne sont pas des cas d’école, mais des situations que l’on rencontre au quotidien et qu’il faut gérer le mieux possible pour éviter les difficultés. Mais je vous accorde que ce n’est pas toujours simple, notamment dans des petits ressorts.

M. Antoine Savignat. S’agissant de la remontée d’informations, vous avez insisté sur votre indépendance en précisant que vous étiez maître de son contenu, de son opportunité ainsi que du moment où elle est effectuée et qu’elle ne comportait ni indications sur les actes à venir ni pièces de procédure. Or, cela peut susciter des interrogations. Puisque vous mettez en œuvre la politique pénale, quel est l’intérêt de vider d’une partie de sa substance le dossier dont vous remontez les informations ? Par ailleurs – c’est un peu l’objet de notre commission –, qu’en est-il de « la redescente », c’est-à-dire des instructions ? Certes, dans les dossiers individuels, celles-ci n’existent pas mais, comme tout ce qui n’existe pas, cela nous intéresse. On a vu que certains bénéficiaires de la remontée d’informations pouvaient être mis en cause. Avez-vous eu à connaître ou avez-vous été confrontés à des instructions, qu’elles soient individuelles ou d’ordre général, dans l’exercice de vos fonctions ?

M. Jean-Jacques Bosc. Que voulez-vous dire par « vider le dossier de sa substance » ?

M. Antoine Savignat. Je ne dirais pas que vous le videz, mais que vous nuancez le contenu de l’information qui est remontée. Encore une fois, nous avons bien compris que ni les actes à venir ni les pièces de procédure ne faisaient partie de l’information remontée, mais nous avons bien compris également que c’est vous seul, dans l’exercice indépendant de vos fonctions, qui déterminez le contenu de cette information.

M. Jean-Jacques Bosc. Oui, cela relève de notre responsabilité. En ce qui concerne la redescente, il est possible qu’au vu du compte rendu établi, la chancellerie nous demande des précisions factuelles sur un certain nombre d’éléments que nous leur avons proposés. On peut, par exemple, nous demander si la personne mise en cause a des antécédents judiciaires.

Des instructions, qui seraient illégales au regard de la loi de 2013, je n’en ai pas été destinataire dans l’exercice de mes fonctions. Il est vrai que les affaires dont je tenais informée la direction des affaires criminelles et des grâces ne le justifiaient peut-être pas. En tout état de cause, il me semble que, politiquement, un garde des Sceaux se trouverait en grave difficulté si le fait qu’il a donné des instructions se savait.

M. Didier Paris, rapporteur. La loi et la circulaire organisent un entonnoir : les procureurs doivent vous remonter beaucoup plus d’informations que vous ne devez en transmettre à la chancellerie. Vous arrive-t-il, avant d’envoyer la fiche de renseignements par écrit, de contacter la DACG ou le cabinet du ministre pour savoir si une information doit y figurer ?

M. Jean-Jacques Bosc. Je ne contacte jamais le cabinet du ministre ; notre interlocuteur est la DACG, qui se charge de remonter les informations au cabinet.

Il a pu m’arriver d’appeler la DACG pour lui transmettre une information que j’estimais urgente. Par exemple, il y a trois ans et demi, un immeuble a explosé à Dijon et il était possible de suspecter un attentat terroriste. J’ai tout de suite obtenu des informations permettant d’établir qu’il s’agissait d’un accident, et j’en ai immédiatement avisé la DACG par téléphone. Mais je n’utilise jamais le téléphone pour savoir ce que je dois écrire dans mon compte rendu.

M. le président Ugo Bernalicis. Les informations que vous remontez auprès de la chancellerie ne consistent pas dans des propositions, mais il ne s’agit pas d’une proposition : vous faites remonter une fiche d’informations.

Mme Marie-Christine Tarrare. En effet, nous ne proposons rien, nous envoyons un compte rendu en toute indépendance lorsqu’une affaire nous paraît justifier une remontée d’informations. Nous ne rédigeons plus les rapports administratifs qui étaient encore la norme il y a une dizaine d’années : nous envoyons un e-mail à la DACG exposant les faits que nous souhaitons faire connaître.

En retour, nous recevons un accusé de réception de la DACG, qui nous indique si elle ne souhaite pas plus d’informations ou si elle veut continuer à être informée, auquel cas nous lui faisons remonter les informations actualisées lorsque nous l’estimons utile.

Exceptionnellement, notre rapport peut se terminer par une demande d’expertise juridique sur une situation particulière. Nous pouvons en effet solliciter la DACG afin de discuter, par exemple, d’une qualification pénale dans certains cas hors normes. Pour ma part, je n’ai jamais eu à le faire, et je n’ai jamais appelé la DACG avant de faire mon rapport. J’ai toujours rédigé mes comptes rendus en mon âme et conscience.

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur Bosc, vous avez indiqué que la chancellerie pouvait vous adresser des demandes de précisions. De quelle nature sont-elles ?

M. Jean-Jacques Bosc. Il s’agit de demandes de précisions factuelles sur les personnes en cause : leur profession, leurs antécédents… La plupart des affaires concernent des repris de justice.

Actuellement, il nous est demandé de tenir la DACG informée des homicides par conjoint. Si nous ne l’informons pas des antécédents et des procédures antérieures dans ces cas, elle nous demandera de le préciser.

M. Antoine Savignat. Vous semble-t-il normal que le garde des Sceaux mène sa politique pénale avec des remontées d’informations qui dépendent du bon vouloir de chaque intervenant sur le terrain ? Est-ce compatible avec l’indépendance de la justice ?

M. Jean-Jacques Bosc. Oui, je pense que c’est compatible avec l’indépendance de la justice. Ceci étant, il arrive que la DACG nous demande des précisions sur une affaire dont elle a eu connaissance, par exemple par voie de presse ; nous faisons alors remonter l’information selon les règles habituelles.

Cela ne me paraît pas porter atteinte à l’indépendance. Il est légitime que le garde des Sceaux demande des informations. Et puisqu’elles peuvent lui arriver par d’autres canaux, notamment le ministère de l’intérieur, le magistrat que je suis préfère que les informations qui parviennent à la chancellerie aient été validées de façon judiciaire. Cela permet que nos institutions fonctionnent conformément à la Constitution.

Mme Marie-Christine Tarrare. Suite à la suppression des instructions individuelles, cette remontée d’informations ne peut pas contrecarrer l’indépendance du magistrat.

Nous donnons l’information que nous estimons utile au ministre pour mener la politique pénale. Il doit savoir quels phénomènes de délinquance se développent, dans quels endroits, et quelles évolutions sont en cours, pour adapter la politique conduite. Cette remontée d’informations du terrain me semble utile pour faire évoluer la réflexion au plus haut niveau.

Ce qui importe, c’est la disparition des instructions individuelles. Il n’est pas possible d’obliger le magistrat à orienter son enquête dans un sens ou à la retenir dans un autre. Nous restons libres des orientations que nous souhaitons donner à une enquête.

Vous avez évoqué la « rétention » d’informations de notre part, mais dans certains cas, notamment les ouvertures d’informations judiciaires, le procureur de la République ne connaît pas les instructions que le juge d’instruction donnera dans ses commissions rogatoires ; il ne l’apprend qu’au moment de la décision. Il n’y a donc pas de rétention d’informations dans ces situations.

M. Ian Boucard. Madame la procureure générale, vous avez expérimenté dans le ressort de votre cour d’appel le remplacement du jury populaire par la cour criminelle. La justice, qu’elle soit rendue par des magistrats ou un jury populaire, l’est toujours au nom du peuple. Cette expérimentation soulève néanmoins plusieurs questions.

Les cours criminelles mobilisent cinq juges pour une seule audience, alors que les effectifs ne sont pas au complet dans de nombreuses juridictions, ce qui rappelle que la question des moyens humains est centrale.

Elles ont pour effet d’éloigner la justice du peuple, car les citoyens qui étaient appelés à être jurés prenaient ainsi conscience de la difficulté de la mission qui incombe aux magistrats.

Enfin, la garde des Sceaux n’a pas caché que cette expérimentation avait un objectif d’économie. Était-ce la meilleure solution ?

Il ressort des auditions que nous avons menées qu’une des principales difficultés de la justice tient à la défiance des citoyens à l’égard de l’institution judiciaire. Éloigner les décisions de justice du peuple ne risque-t-il pas de renforcer cette défiance et d’accréditer le sentiment d’un entre soi ? L’expérimentation est encore très récente, mais avez-vous de premiers retours ?

Mme Marie-Christine Tarrare. Précisons tout d’abord que la cour d’appel de Bourges ne s’est pas portée candidate à l’expérimentation parce qu’elle rencontrait des difficultés pour gérer le stock d’affaires criminelles. Au contraire, nous pouvions juger les affaires criminelles dans des délais extrêmement raisonnables, de l’ordre de huit mois après le renvoi. Nous voulions justement montrer quelles répercussions cette future évolution législative aurait sur des cours qui fonctionnent bien. Le concept a été imaginé pour des cours qui n’étaient pas capables de juger dans des délais raisonnables des personnes à qui l’on reprochait des faits extrêmement graves, et qui se trouvaient en détention provisoire pendant très longtemps. Or, il n’est pas question que les mesures pensées pour aider des juridictions très engorgées viennent désorganiser celles qui fonctionnent bien.

L’expérimentation a commencé au mois d’octobre dernier. Nous avons donc très peu de recul : nous n’avons traité que deux dossiers en deux sessions, car dans les deux cas, il s’agissait de dossiers très lourds. Un cas impliquait des accusés multiples, l’autre un nombre de parties civiles très important.

Avec ce tout petit recul, il ressort que l’oralité des débats n’a pas été oubliée. Les présidents de cour criminelle et l’ensemble des participants ont tenu à échanger comme ils le feraient devant une cour d’assises, afin que les parties civiles, les accusés ou les témoins puissent s’exprimer. Devant la cour criminelle du département du Cher, nous continuons à faire citer des témoins ; ce n’est pas une audience correctionnelle à un échelon supérieur. Il faut se laisser le temps nécessaire pour juger une personne.

Dès le premier dossier, il est également apparu que les débats sont plus juridiques et techniques que devant une cour d’assises ; nous avons beaucoup plus discuté de points de droit.

S’agissant des moyens, la cour criminelle est effectivement composée de cinq magistrats juges et le parquet est représenté par un avocat général – ce dernier point ne change pas. Il est possible de faire siéger des magistrats temporaires et des magistrats juridictionnels honoraires, ce qui peut aider dans certains ressorts. Le premier président de la cour criminelle départementale du Cher a décidé d’ouvrir l’assessorat à l’ensemble des magistrats du siège du ressort de la cour, répondant à la demande des magistrats du siège d’autres départements qui souhaitaient participer à cette expérimentation et voir vivre cette cour criminelle pour se forger un avis sur la pertinence de l’expérimentation.

Enfin, la seule économie constatée est celle liée au dédommagement des jurés, puisqu’il n’y a plus de jury d’assises.

Vous me demandez si nous ne risquons pas de nous couper encore plus de nos concitoyens. Ceux-ci connaissent très peu et très mal le fonctionnement de leur justice. Chaque fois que j’ai reçu dans ma juridiction des personnes qui n’étaient pas juristes, elles en sont reparties positivement étonnées, et j’ai pensé qu’elles pourraient ensuite expliquer autour d’elles comment fonctionne notre justice. Derrière des murs parfois un peu austères, notre fonctionnement n’est pas obscur : des règles sont appliquées, au quotidien, par des personnes compétentes, motivées, d’une grande déontologie et animées par le respect du service public.

Votre question est donc pertinente. Notre droit fait juger les affaires les plus graves avec une participation citoyenne. La participation des citoyens aux tribunaux correctionnels a même fait l’objet d’une expérimentation pendant un temps. Je n’ai pas eu l’occasion de la mettre en œuvre, mais l’expérimentation n’a pas prospéré.

La présence de citoyens aux côtés du magistrat est incontestablement une richesse : tous les présidents de cour d’assises vous diront que les délibérés y sont riches et les interventions des jurés de qualité. Ces derniers prennent vraiment à cœur cette mission, qui leur est parfois imposée. Lors des révisions de listes, on voit souvent des personnes arriver en traînant les pieds, espérant ne pas être tirées au sort, mais après avoir participé à un jury d’assises, elles souhaitent recommencer. Cette participation permet de comprendre notamment combien il est compliqué de juger une personne. Tout le monde se fait aisément un verdict au-dehors, mais lorsqu’il faut prendre la décision, c’est beaucoup plus compliqué.

Faire participer nos concitoyens à l’œuvre de justice contribue à leur éducation civique. Mais si l’on constate que le système ne fonctionne pas, pourquoi ne pas essayer de trouver une autre solution ? Peut-être que la conclusion de cette expérimentation sera qu’il ne faut pas se passer des jurys populaires. Il est difficile de dire s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise idée, pour l’instant. Nous essayons de faire fonctionner l’expérimentation au mieux, pour reproduire la dynamique qui existe au sein d’une cour d’assises. La présence des magistrats à titre temporaire, qui peuvent avoir une autre profession et venir d’un autre horizon permet d’apporter un regard différent. Nous verrons, au terme de l’expérimentation, s’il est décidé de la généraliser.

M. Ian Boucard. Je constate que nous sommes tous convaincus de l’importance des jurys populaires. Vous dites que le système ne fonctionne pas. Comment préconisez-vous d’associer les citoyens aux décisions de justice ?

Mme Marie-Christine Tarrare. Je vous donnerais tout de suite la solution si je l’avais ! Il est vrai que le fonctionnement des cours d’assises, qui implique le tirage au sort des jurés, les révisions de listes, les constitutions de jurys, est extrêmement lourd et prend beaucoup de temps. Nous pourrions assouplir les modalités de désignation des citoyens assesseurs en prenant exemple sur les autres pays qui fonctionnent avec des jurys populaires. Et si nous y parvenions, pourquoi réserver la participation des citoyens aux décisions les plus graves ? Ils pourraient prendre part à bien d’autres contentieux.

M. le président Ugo Bernalicis. Imaginons qu’un article de presse fasse état d’un comportement condamnable de la part d’une personne morale ou physique dans le ressort de votre juridiction, qui n’aurait pas fait l’objet d’une remontée d’information de votre part. La DACG pourrait-elle vous demander si une enquête est ouverte ? Et si ce n’est pas le cas, pourrait-elle vous demander d’en ouvrir une ?

Dans quelle mesure le fait de vous demander si une enquête est ouverte ne va pas vous pousser à le faire, alors que la sérénité de la justice aurait conduit à laisser les choses en l’état tant qu’aucun élément tangible ne lui était communiqué ?

M. Jean-Jacques Bosc. L’article 41 du code de procédure pénale prévoit que le procureur de la République doit rechercher les infractions. Il n’y aurait rien de choquant ou d’illégal à ce qu’un procureur de la République, ou un procureur général – qui garde le pouvoir de donner des instructions individuelles –, ordonne une enquête sur le fondement d’informations de presse, cela s’est déjà fait, mais ce n’est pas lié aux remontées d’informations à la DACG.

Et selon le retentissement médiatique, on peut imaginer que la DACG demande au procureur général si une enquête est ouverte, mais cette simple interrogation ne déterminerait pas l’ouverture d’une enquête.

Mme Marie-Christine Tarrare. J’ai vécu un cas de cette nature. Un hebdomadaire de la presse nationale avait fait paraître un article relatant qu’un patient était décédé dans la salle d’attente d’un hôpital, et mettant en cause la responsabilité de l’établissement dans la chaîne de prise en charge du patient.

Le décès de ce patient n’avait pas été porté à notre connaissance. Cette affaire publiée dans la presse, a suscité l’attention de la DACG qui m’a appelé pour me demander si j’avais des informations. Je n’en avais absolument aucune, et je me suis renseignée avant de décider des suites éventuelles. Mais je n’ai pas reçu d’instructions m’incitant à diligenter une enquête ; j’ai simplement été sollicitée car l’affaire semblait avoir une forte importance.

M. le président Ugo Bernalicis. Cette audition est terminée, je vous remercie d’avoir répondu à nos questions.

 


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Audition du mercredi 4 mars 2020

À 14 heures 30 : M. Pascal Gastineau, président de lAssociation française des magistrats instructeurs (audition à huis clos)

M. le président Ugo Bernalicis. Nous recevons à présent M. Pascal Gastineau. Monsieur, je vous remercie de votre présence. Cette audition se tient à huis clos, à votre demande, en raison de vos fonctions de vice-président chargé de l’instruction au pôle financier du tribunal judiciaire de Paris. Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire, qui précèdera notre échange sous forme de questions et de réponses.

Auparavant, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Pascal Gastineau prête serment.)

M. Pascal Gastineau, président de lAssociation française des magistrats instructeurs. Je représente pour la quatrième année l’AFMI ; mon mandat de président s’achève bientôt. L’AFMI est une association professionnelle, et non un syndicat. Les membres de l’association, essentiellement des juges d’instruction, parfois des présidents de chambre de l’instruction, y officient sans aucune décharge, en sus de leur activité professionnelle.

Les juges d’instruction s’expriment peu, quasiment jamais, dans la presse. Grâce à l’AFMI, nous pouvons nous exprimer, mais seulement sur des sujets institutionnels, ou pour répondre à des questions telles que l’anonymisation du juge d’instruction, etc. Vos collègues députés ou sénateurs nous auditionnent souvent sur des questions qui intéressent le droit pénal, comme le secret de l’instruction ou la récente réforme de la loi pénale.

Je ne peux exprimer que le point de vue de l’association. Nous avons préparé cette audition ensemble, avec mes collègues du conseil d’administration, à partir de la liste indicative de questions que vous nous avez adressée. Évidemment, je suis strictement tenu au secret de l’instruction, c’est-à-dire à la loi pénale que vous-mêmes avez votée, mesdames et messieurs les parlementaires. Peut-être serai-je amené à vous dire que répondre à telle ou telle question m’obligerait à violer le secret de l’instruction, ce qui est évidemment hors de question. Néanmoins, je m’adresse à vous avec plaisir, mais aussi avec une certaine appréhension. Nous, magistrats, n’avons pas l’habitude d’un tel exercice. Cette commission d’enquête parlementaire porte sur un très beau sujet, et je viens vers vous en toute confiance et toute humilité.

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur, nous allons nous astreindre à une certaine discipline ; nous ne souhaitons pas vous tenter de violer le secret de l’instruction ! Ce n’est pas l’objet de notre commission.

M. Pascal Gastineau. Je ne suis pas inquiet !

M. le président Ugo Bernalicis. Le rôle du juge d’instruction a changé, notamment au cours des vingt ou trente dernières années, parallèlement aux évolutions du rôle dévolu au parquet, qui a vu ses compétences et prérogatives s’élargir, au point qu’elles sont dans certains cas presque similaires à celles du juge d’instruction. Ma première question vous semblera peut-être un peu provocatrice. Quelle est la plus-value du juge d’instruction dans le système actuel ?

M. Pascal Gastineau. Monsieur le président, nous démarrons fort ! Le juge d’instruction est clairement menacé. Chaque réforme voit le renforcement du pouvoir du parquet. La dernière en date fut une mauvaise nouvelle. Quand j’ai été invité par l’ordre des avocats de Paris à participer à un colloque, dont le titre était « L’agonie du juge d’instruction », j’ai aimablement dit à M. le vice-bâtonnier que nous n’étions pas encore morts et que le Conseil constitutionnel nous avait finalement sauvés. En effet, dans une décision extrêmement longue et bien motivée, ce dernier explique que nous ne pouvons pas transférer au parquet des pouvoirs importants d’enquête, car seul le juge d’instruction a la faculté de connaître entièrement le dossier.

Je suis un jeune magistrat. Avocat pendant près de vingt ans, j’ai rejoint la magistrature voilà dix ans. J’ai été intégré en plein exercice, comme vice-président chargé de l’instruction, d’abord à Arras. J’ai ensuite été affecté à Lille, où je me suis intéressé au droit commun et au droit financier. Étant ancien avocat dans la capitale, j’ai en effet dû réaliser ce passage dans le Nord avant de revenir à Paris. J’ai eu la chance de connaître des postes d’instruction divers et variés.

J’ai ainsi constaté que, en France, l’existence d’un juge d’instruction est une chance. Il enquête de manière tout à fait indépendante. Je n’irai pas jusqu’à citer Balzac, qui, dans Splendeurs et misères des courtisanes, dit qu’« aucune puissance humaine, ni le roi, ni le garde des Sceaux, ni le premier ministre ne peuvent empiéter sur le pouvoir dun juge dinstruction ». Il a raison ! Je ne vois pas le garde des Sceaux empiéter sur les pouvoirs d’un juge d’instruction. Mais Balzac donne l’image d’un juge d’instruction que rien n’arrête et rien ne commande. Nous sommes encadrés, notamment dans la procédure contradictoire, car tous nos actes sont soumis à la censure de la cour d’appel, voire de la Cour de cassation. Toutefois, le juge d’instruction ne rend compte à personne. Je n’ai jamais reçu de coup de téléphone me disant : « M. Gastineau, un poste dans le sud, à votre niveau de carrière, ne serait-ce pas intéressant ? » Cela n’est jamais arrivé.

Le juge d’instruction a réellement le pouvoir d’instruire les dossiers et de décider de tous les actes d’enquête possibles. Il nous faut donc faire preuve de discernement. Un acte de perquisition n’est ni un acte simple ni un acte sans conséquence. Une mise en examen n’est pas non plus sans conséquence, pour telle personne, tel chef d’entreprise, etc. J’ai connu dans le Nord le cas de personnes mises en examen pour des faits d’agression sexuelle, dont l’innocence a été montrée par l’instruction. La mise en examen les avait bannis de leur village, c’était fini. Notre pouvoir a des conséquences lourdes.

Par ailleurs, le juge d’instruction ne peut enquêter que s’il a à disposition des services d’enquête efficaces. Cela est souvent le cas, mais pas toujours. J’ai connu des dossiers qui auraient mérité un appui technique plus important. En effet, je ne peux pas réaliser moi-même la plupart des actes, comme les interceptions judiciaires.

Un juge d’instruction a aussi besoin de systèmes informatiques performants. Le huis clos me permet une certaine liberté de parole – je n’avais d’ailleurs pas d’autre intention que de vous répondre de façon sincère et claire, conformément à mon serment. Je prendrai un exemple. Nous disposions auparavant du système informatique Winstru, très performant et ergonomique, conçu par des juges d’instruction et des greffiers, et peu onéreux. Ce système a été supprimé, au prétexte que tous les professionnels de la justice devaient disposer du même système. Quelle mauvaise nouvelle ! Créé au moment où l’on voulait supprimer les juges d’instruction, le nouveau système national, Cassiopée, qui est une chaîne pénale, est une grosse machine qui ne fonctionne pas encore bien. Je me suis plaint de ce changement, ce qui n’a pas été apprécié. Nous espérons des améliorations, mais les bugs sont récurrents.

Je vous livre une anecdote. Quand nous convoquons une personne à un débat de prolongation de détention, nous devons être attentifs à convoquer aussi son avocat. Si elle en a plusieurs, nous convoquons systématiquement le premier avocat saisi. L’erreur n’est pas permise ! Si nous convoquons le deuxième ou le troisième, nous risquons de voir le débat être annulé et la personne libérée. Si le premier avocat saisi est maître Zerbib, comme Cassiopée trie les noms de manière alphabétique, la greffière risque d’en convoquer un autre, le premier s’affichant dans la liste. Des annulations ont eu lieu ! Voilà qui est rageant !

Winstru avait aussi beaucoup d’avantages. Il était la mémoire du cabinet. De plus, ce système n’était pas ouvert à tout vent. Cassiopée permet des intrusions ! Nous voyons des petits malins s’adresser au greffe du service de l’accueil du justiciable, qui demandent à la jeune personne qui s’occupe de l’accueil : « Au fait, dans le dossier, cest bien M. un tel qui est chargé de linstruction ? – Ah non, Monsieur. Quel est votre nom ? Ah oui, je vois, il y a un mandat darrêt… – Ah, il y a un mandat darrêt ? Merci Madame… ». Nous devons vérifier que les fenêtres sont bien verrouillées. Il s’agit certes de points anecdotiques, mais ils ont leur importance. Les moyens techniques et d’enquête sont importants.

La co-saisine est indispensable. Je ne dis pas qu’un juge d’instruction est fragile, mais il est seul. Les points de vulnérabilité d’un juge d’instruction sont multiples. Nous constatons l’attaque de certains conseils. Certains d’entre nous ont pu faire l’objet de demandes qu’ils considèrent comme attentatoires à leur honneur, par exemple des demandes de récusation. Les attaques médiatiques et tentatives de décrédibilisation existent aussi. Certains de mes collègues parisiens ont vu leur nom sortir dans la presse. Ainsi, un juge d’instruction peut se trouver seul face à la presse, quand la défense d’une partie trouve un écho favorable auprès d’un journaliste. Voilà qui n’est pas une situation facile. L’indépendance consiste aussi à pouvoir conduire son dossier en toute sérénité, sans devenir la victime d’attaques ou de tentatives de déstabilisation.

Enfin, en France, nous avons la possibilité de nous constituer partie civile. Voilà qui est formidable ! Je m’entends bien avec mon parquet. Les parquetiers sont d’abord et avant tout des magistrats. Cependant, des divergences de point de vue peuvent survenir. Il existe un concept remarquable, excellent marqueur de la qualité d’une démocratie, à savoir l’ordonnance de passer outre. Cette ordonnance peut être prise par le juge d’instruction, dans le cas où une plainte est déposée avec constitution de partie civile et où le parquet dit : « Circulez, il ny a rien à voir. Ce nest quun litige privé, commercial. Je requiers de ne pas informer ». Le juge d’instruction peut entendre la partie civile et prendre une ordonnance de passer outre. J’ai ainsi pu voir sortir des dossiers importants, qui ont donné lieu à des instructions fructueuses et à la manifestation de nouvelles vérités, car telle est la mission du juge d’instruction : la manifestation de la vérité et l’instruction à charge et à décharge.

Nous ne sommes pas des parquetiers, nous n’accusons pas. Nous essayons en revanche de savoir ce qui s’est réellement passé. Nos moyens d’investigation et d’enquête sont importants. Même si certains jeunes magistrats sont tout à fait brillants, je pense que plus un juge d’instruction a vécu, mieux c’est, notamment en matière de juridiction spécialisée.

L’image classique d’un magistrat est qu’il ne connaît ni la comptabilité ni l’informatique. Toutefois, nous avons sorti récemment des dossiers de cybercriminalité qui ne sont pas anodins. Nous sommes par ailleurs reconnus en matière de coopération internationale. Nous avons beaucoup de facilité, grâce au nouveau régime de la décision d’enquête européenne, à obtenir immédiatement, de la part de nos homologues européens, des informations nécessaires à l’instruction de nos dossiers.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci pour l’exhaustivité de cette première réponse. Plusieurs éléments appellent mes remarques. Premièrement, votre parcours par Arras et Lille ne peut que me parler. Je suis né à Arras, habite à Lille, suis élu de cette circonscription et travaille maintenant à Paris. Les similitudes sont grandes !

M. Didier Paris, rapporteur. C’est une collusion ! (Sourires.)

M. le président Ugo Bernalicis. Est-ce une atteinte à votre indépendance ? Suis-je suivi par un juge d’instruction ? Je ne le sais pas encore. (Rires.)

Vous avez dit que le juge d’instruction ne rendait de compte à personne. J’y vois certes un gage d’indépendance, et cela suscite aussi la peur. (M. Gastineau acquiesce.) Dans une société démocratique, je conçois l’existence de différents pouvoirs, mais aussi de contre-pouvoirs en toute matière. Bien que le pouvoir judiciaire ne soit qu’une autorité aux yeux de la Constitution, comment faire en sorte que le juge d’instruction ait à rendre compte, sans pour autant que cela implique des possibles récusations ou des moyens de pression ?

Le statut du siège, et du juge d’instruction particulièrement, est plus protecteur que celui du parquet, afin de garantir son indépendance. Cependant, cela ne préserve d’aucune dérive. Par exemple, votre collègue M. Hayat, qui nous expliquait son parcours à Nice, relatait que le doyen des juges d’instruction avait été mis en cause, mis en examen puis radié, parce qu’il trempait dans une affaire de criminalité organisée. Il a pu agir ainsi car il était doyen des juges d’instruction. Je m’interroge sur l’orientation des dossiers. Qui prend les décisions pour savoir quel juge d’instruction traitera quel dossier ? Voilà une décision qui n’est pas neutre. C’est un choix, partial, qui ne paraît pas transparent, et qui suscite un certain nombre de fantasmes. Des points de clarification seraient sans doute nécessaires.

Enfin, vous disiez entretenir de bons rapports avec le parquet : j’imagine qu’il s’agit du parquet financier actuel, et non de l’ancien. Une enquête vient d’être ouverte sur l’ancien responsable de la section financière du parquet de Paris.

M. Pascal Gastineau. Je n’ai pas connu cette personne.

M. le président Ugo Bernalicis. Voir cette affaire sortir, en 2020, sur un magistrat du parquet…

M. Pascal Gastineau. Nous sommes d’accord.

M. le président Ugo Bernalicis. …qui est mis en cause dans une affaire qui lie finances, BTP, etc. ! Les questions sont légitimes, et obtenir de meilleures garanties devient urgent.

M. Pascal Gastineau. En disant que je n’ai à rendre de comptes à personne, peut-être me suis-je mal exprimé. Je n’ai simplement pas de compte rendu hiérarchique à faire. Je ne rends pas compte de mes actes d’instruction à mon président. Mon président ne peut pas entrer dans mon cabinet d’instruction et aller fouiller dans mes dossiers. Les présidents sont parfois plus ou moins interventionnistes. Ils peuvent parfois s’inquiéter de tel ou tel dossier. Personnellement, ce ne fut jamais le cas. Toutefois, je rends compte à la cour d’appel et à la chambre d’instruction. Chacun de mes actes peut faire l’objet soit d’une requête en nullité, soit d’un appel. Les conseils ne s’en privent pas, ce dont je ne me plains pas, puisque je ne peux pas dire faire l’objet d’un harcèlement judiciaire contentieux de la part des conseils. Nous sommes extrêmement encadrés. Par ailleurs, mon cabinet est surveillé par la chambre d’instruction, en ce sens qu’elle vérifie les entrées et sorties et s’assure que les dossiers ne dorment pas. Enfin, les parties civiles sont attentives, au sein d’une procédure contradictoire.

La différence avec le parquet tient à la hiérarchie. Je demande parfois un avis à un parquetier sur un point précis, car le texte prévoit un avis ou une réquisition. Le parquetier répond qu’il va demander à son supérieur, ce que je ne fais jamais ! J’adresse des demandes systématiquement à mes co-saisis, mais jamais à un supérieur.

Quant aux relations du juge d’instruction avec le parquet, le premier a besoin du second car les avis, les réquisitions et les règlements définitifs du parquet sont nécessaires. Cependant, au cours de ma carrière dans le Nord, il m’est arrivé d’attendre longtemps un réquisitoire supplétif. Je m’explique : le juge d’instruction découvre des faits, pour lesquels il n’a d’abord pas été saisi, mais qui ont une portée économique, financière et politique. Le juge d’instruction demande au parquet de bien vouloir le saisir, car il découvre au cours d’une perquisition que telle personne entretient avec telle autre de tel office des relations qui ne sont pas normales. Parfois nous nous interrogeons : les réquisitions n’arrivent pas, le parquet doit être très occupé. Or, sans réquisition, le juge d’instruction ne peut informer. De ce point de vue, nous sommes dépendants du parquet. Notre dépendance vient du fait que, en général, nous ne pouvons pas nous autosaisir, à moins de nous constituer partie civile.

J’en viens maintenant à la désignation des juges d’instruction. En France, nous sommes désignés par le président du tribunal, magistrat du siège, avec une possibilité de délégation. Son choix est déterminé par des critères dont les principaux semblent être la charge de travail, la compétence technique, l’appétence et la bonne organisation du service.

Cependant, certains juges d’instruction s’interrogent quand ils ne sont pas désignés pour informer tel dossier. Dans ce cas, un choix, des critères n’ont pas été compris. Une explication peut donc avoir lieu : « Je ne vous ai pas choisi car vous avez déjà une charge de travail très importante, etc. » Nous espérons cependant qu’il n’y a pas d’autres raisons, car nous avons tous la même formation et répondons au même cahier des charges.

D’autres systèmes existent, dans d’autres États. En Espagne existe un tirage au sort. D’autres pays s’en tiennent au tableau de permanence. Quand le parquet ouvre l’information, on examine simplement ce tableau de permanence pour désigner le juge d’instruction. Cependant, dans ce cas, le parquet peut décider du moment opportun, en fonction du magistrat ou des enquêteurs de permanence. Le diable est toujours dans les détails. Les grandes questions institutionnelles sont résolues, car les juges d’instruction, en France, sont bien indépendants. Toutefois, la question pertinente est de savoir si nous choisissons la bonne personne pour les bonnes raisons. Personnellement, il ne m’est jamais arrivé d’être écarté d’un dossier. Cependant, nous pourrions parfaire ce système pour éviter de donner l’apparence d’un choix ou d’une désignation arbitraires.

Quant à la vulnérabilité des personnes, heureusement, le cas de Nice est tout à fait exceptionnel.

M. le président Ugo Bernalicis. Je ne sais pas si cela est exceptionnel.

M. Pascal Gastineau. Je ne connais pas ce cas, mais il me semble, au regard de vos propos, tout à fait exceptionnel. Le cas de juges corrompus est rare, et il est très difficile de mettre en examen un juge d’instruction révoqué, qui a été emporté par ses faiblesses. A priori, tout cela me semble exceptionnel.

Le diable est bien dans les détails : la désignation, le réquisitoire supplétif qui tarde à arriver, etc. Voyez le cas du règlement, ou réquisitoire définitif. Je viens de terminer mon information, et conformément à l’article 175 du code de procédure pénale, je transmets le dossier au procureur de la République et en avise toutes les parties. Si le parquet ne répond pas, je peux toujours clôturer mon dossier et prendre mon ordonnance de non-lieu ou de renvoi. Toutefois, il est toujours plus délicat de le faire sans l’avis du parquet, ce que l’on appelle le règlement ou réquisitoire définitif, même si le parquet n’a pas obligation de répondre.

M. le président Ugo Bernalicis. Avez-vous eu connaissance, de près ou de loin, au cours de votre carrière, de manquements à l’indépendance de magistrats, de tentatives de pression de l’exécutif, de médias, d’élus locaux, etc. ?

M. Pascal Gastineau. La presse s’est déjà fait l’écho de certaines affaires, dont celle des écoutes. Je ne sais rien d’autre que ce qu’elle en dit. J’ai eu connaissance d’un autre cas, aussi rapporté par la presse, concernant la libération par erreur d’un terroriste. Un collègue du pôle antiterroriste a été sanctionné, sans que, selon les dires de ce dernier et de la presse, il ait le sentiment que la procédure ait été suivie, procédure qui doit passer par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Toutefois, tout semble être rentré dans l’ordre.

Personnellement, je n’ai jamais connu aucune pression. Je sais que mes collègues, et même les plus jeunes, s’ils faisaient l’objet de toute forme de pression, seraient courroucés. Par ailleurs, la règle des dix ans nous rend tout à fait inamovibles. Il existe très peu de moyens de pression sur un juge d’instruction. La contrepartie est que le juge d’instruction ne doit pas se croire tout puissant. Les contre-pouvoirs existent, et nous devons aussi nous discipliner. Nous pouvons avoir vite fait de manquer de discernement, d’où l’importance de la co-saisine.

M. Didier Paris, rapporteur. Nous constatons, dans vos réponses, à quel point le juge d’instruction, dans l’organisation judiciaire française, a une place tout à fait originale. Cette place reste tout à fait centrale, même si seulement 3 % des procédures pénales sont informées par le juge d’instruction. Mais ce faible ratio est d’une grande qualité. Vous êtes à la charnière de ce que peut représenter le mode français de l’indépendance de la justice. Vous en êtes le fer de lance.

Quant aux points de vulnérabilité, ils sont sans doute multiples. Je ne reviens pas sur l’organisation interne des juridictions et les modes de désignation – vous les avez évoqués. Je me rappelle qu’un grand nombre de désignations avaient lieu d’après le tableau de permanence, qui – il est vrai – a aussi des défauts.

Quels sont les autres points de vulnérabilité ? Je pars du principe que le juge d’instruction est par nature un homme seul, malgré l’existence de la co-saisine, et que son indépendance repose beaucoup sur sa volonté d’indépendance. Or – je reprends vos propos – il est très difficile d’attenter à l’indépendance du juge d’instruction. La manière dont les juges d’instruction sont nommés, après un cursus universitaire et à la sortie de l’École nationale de la magistrature (ENM), devenant parfois juges d’instruction dès la sortie d’école, est-elle une garantie suffisante d’indépendance du juge, en termes d’état d’esprit et de mode de fonctionnement intime de la personne, compte tenu du poids de ses responsabilités ?

Quant à la presse et à l’opinion publique, nous constatons qu’elles exercent des pressions constantes sur l’appareil judiciaire, singulièrement sur les juges d’instruction, compte tenu de leur rôle particulier. Quelles sont les évolutions et les protections possibles à envisager ? J’en viens à un point précis. Nous avons vu comment la communication dans les affaires joue un rôle majeur. En particulier, le parquet de Paris dispose d’un magistrat chargé de la communication. Il va chercher directement les renseignements auprès de ses collègues du parquet, et peut-être auprès, aussi, des juges d’instruction – à vous, monsieur, de nous le préciser. Au regard de ces échanges d’information ou de la pression médiatique extérieure, comment vivez-vous ces phénomènes, comment assurez-vous, dans votre quotidien comme dans vos fonctions de président de cette association, la garantie de votre indépendance ?

M. Pascal Gastineau. La première question, en résumé, est la suivante : « Peut-on être un bon juge d’instruction en sortant de l’ENM ? » Au pôle financier, j’ai des collègues qui sont beaucoup plus jeunes que moi et qui sont très bons.

M. Didier Paris, rapporteur. Je parle au regard de l’indépendance.

M. Pascal Gastineau. Quand je dis qu’ils sont très bons, ils le sont en tous les sens du terme. Ils sont très efficaces, totalement indépendants, « inoxydables », dirais-je. Monsieur le rapporteur, vous pourriez avoir raison sur le papier, mais l’ENM – j’y interviens parfois – est une école excellente. Certes, avoir un peu vécu peut aider, mais on peut être un excellent juge d’instruction à 25 ans.

M. Didier Paris, rapporteur. À vos yeux, le passage par d’autres fonctions avant celles de juge d’instruction est-il un passage obligé, ou sommes-nous hors sujet ?

M. Pascal Gastineau. Il me semblerait radical d’imposer, avant de devenir juge d’instruction, d’avoir exercé d’autres fonctions. Dans certains pays il n’est pas possible de devenir magistrat sans avoir été auparavant avocat, comme au Luxembourg. Mais il n’y a pas d’ENM au Luxembourg.

M. Didier Paris, rapporteur. Tout comme au Canada.

M. Pascal Gastineau. Le choix d’un poste de juge d’instruction est déterminé souvent par le classement, sauf erreur de ma part. Cette fonction est assez prisée. Elle est globale, intéressante, multi domaines, et permet de faire évoluer les lignes. Les intérêts sont nombreux. Le classement est aussi, en soi, la garantie de ce que le candidat ait les épaules suffisamment larges.

Je trouve trop radical d’imposer d’exercer d’autres fonctions avant de devenir juge d’instruction. En revanche, rester trois ans au minimum à la même fonction – ce qui n’est pas encore le cas –, voilà qui est important. Nous pâtissons d’un turnover trop important. Certains dossiers ne sortent pas car un juge occupe le poste pendant deux ans, puis est remplacé par un autre juge ; s’ajoute un congé maternité, etc. Le temps court contre nous, or le temps est un élément essentiel de l’information judiciaire.

Concernant la presse, il n’est pas possible aux juges d’instruction de s’exprimer, si ce n’est par l’intermédiaire de l’AFMI. Cela peut créer une grande frustration chez certains de nos collègues. Certains articles de presse sont parfois totalement faux, y compris dans des journaux du soir très sérieux, qui diffusent des informations inexactes. À la suite de telle information, dans la presse, annonçant la mise en examen de telle ou telle personne, une avalanche de questions inonde le cabinet d’instruction, qui renvoie alors au parquet. Voilà le moment où il est important que le parquet soit agile en matière de communication. Le secret de l’instruction a beau être indispensable, parfois, une information a minima du public est nécessaire, par exemple dans le domaine de la cybercriminalité, pour des atteintes massives à l’ensemble de la collectivité, pouvant toucher jusqu’à 30 millions de personnes par exemple – cela est colossal ! Nous l’avions fait pour la lutte antiterroriste. Nous devons parfois éveiller les consciences pour les inciter à se défendre.

M. le président Ugo Bernalicis. Peut-il arriver que le parquet vous sollicite pour demander des éléments de communication extérieure, ou vous arrive-t-il de communiquer au parquet des éléments, parce qu’il a, lui, la possibilité de les communiquer ?

M. Pascal Gastineau. Nous pouvons le faire, mais, en général, le parquet connaît tout le dossier. Il ne connaît pas certains actes, notamment tous les actes d’investigation en cours, les plus secrets et les plus pointus, que nous ne révélerons jamais à qui que ce soit, si ce n’est certains actes qui exigent une réquisition favorable du parquet.

M. Didier Paris, rapporteur. Concernant vos rapports avec le substitut ou le membre du parquet, avez-vous des discussions sur un mode de communication ?

M. Pascal Gastineau. C’est effectivement possible, quand il est nécessaire d’informer le public, ou plutôt, souvent, de contrecarrer une rumeur ou des informations fausses qui pourraient mettre en péril des réputations.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez parlé de l’évolution du rôle du juge d’instruction, question posée dans la loi de programmation et de réforme de la justice du 23 mars 2019. Je ne partage pas forcément votre avis sur ce point, mais nous pourrons en débattre dans un autre cadre.

Un projet de parquet européen est en cours. Il a été voté au Sénat hier à la quasi-unanimité, et arrive très bientôt devant notre assemblée. À vos yeux, est-ce un élément supplémentaire d’indépendance ou n’est-ce qu’accessoire ?

M. Pascal Gastineau. Nous sommes condamnés !

M. Didier Paris, rapporteur. Pardon ?

M. Pascal Gastineau. Nous sommes condamnés ! Évidemment ! Qu’un parquetier, équivalent du procureur français, dans les mêmes locaux du tribunal judiciaire, puisse mettre en examen, avec des pouvoirs pour certains identiques aux juges d’instruction, pose la question de la pertinence de notre fonction, même si, jusqu’à preuve du contraire, nous ne sommes jamais présents à l’audience pour accuser et requérir une condamnation.

Certes, pour le moment, le procureur européen ne traite que d’un contentieux tout à fait spécifique, les atteintes aux finances de l’Union européenne, et le procureur délégué français ne rend compte qu’à un procureur européen, qui a une autre source de légitimité. Le circuit est différent.

M. Didier Paris, rapporteur. Cependant, ce procureur délégué doit passer par le juge des libertés et de la détention pour les mesures réductrices de liberté.

M. Pascal Gastineau. Tout à fait. Pour nous, juges d’instruction, ce n’est ni une bonne ni une mauvaise nouvelle. En revanche, nous voyons ici la preuve qu’un parquetier peut être indépendant. Voilà la signification de ces nouvelles dispositions.

Au regard de la compréhension complète du système judiciaire français, que vont dire les gens ? Nous disposons de 550 juges d’instruction en France. Les dossiers sortent-ils ? Oui, mais le rythme pourrait être plus rapide. Avoir un juge d’instruction, pour la justice spécialisée, voilà qui est positif : santé publique, grands dossiers économiques et financiers, etc. Mais nous avons désormais le parquet national financier (PNF), qui fonctionne très bien, et qui rapporte de l’argent ! Et la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), voilà qui est formidable ! Cette convention porte ce nom car, à l’époque de sa création, la rapporteure du projet de création de la convention de compensation d’intérêt public m’a interrogé ici même, dans les locaux de l’Assemblée nationale. Je lui ai dit que cela était une bonne idée, qui permettait de rapporter de l’argent, mais qu’il s’agissait aussi d’une convention judiciaire, et qu’il aurait été bon de le rappeler.

Cette convention a fait du PNF une structure très performante, en apparence. Cependant, le PNF est-il indépendant ? Je ne sais pas. Les magistrats travaillent comme des juges d’instruction. Ils sont deux en co-saisine et ouvrent une sorte d’examen contradictoire. En réalité, toutes ces créations sont la preuve que certains peuvent être aussi bons que nous, voire meilleurs et plus efficaces. Cependant, pour toutes les affaires traitées en dehors de Paris, nous sommes bien satisfaits de la présence d’un juge d’instruction ! Voyez toutes les affaires avec constitution de partie civile, qui ne sont pas toutes vaines et sans intérêt, et qui ne se résument pas à un moyen de résoudre un litige civil ou commercial !

Au pôle financier, nous avons actuellement un problème de communication. Nous avons réussi à démonter des escroqueries extraordinaires, qui ne sont que la partie cachée d’un iceberg avec d’immenses litiges civils et commerciaux. La principale difficulté tient au fait que les parties n’ont jamais la possibilité – le parquet n’a pas le pouvoir de délier qui que ce soit de cette obligation, tout comme le juge d’instruction – de faire part de découvertes pénales dans le cadre d’un procès civil ou commercial. Voilà encore une autre question, mais une réforme pourrait être envisagée.

M. Didier Paris, rapporteur. C’est en cours !

Mme Naïma Moutchou. Monsieur le président Gastineau, je n’ai pas la même analyse que vous, mais je n’entrerai pas dans le détail sur le parquet européen. Les missions ne sont pas les mêmes. Même si le PNF réalise un immense travail, les angles morts existent, notamment pour les dossiers internationaux et transfrontaliers de grande fraude, qui ne trouvent pas de réponse en droit interne.

Ma première question porte sur un grief récurrent, de la part des avocats et d’une partie de la doctrine, et qui nourrit le projet de suppression du juge d’instruction, idée qui revient régulièrement. Ce reproche consiste à dire que le juge d’instruction instruit en théorie à charge et à décharge, alors qu’en pratique – peut-être parce qu’il n’en a pas les moyens – il n’instruit qu’à charge, et non à décharge. Le juge d’instruction est donc le juge de l’accusation, ce qui pose la question de l’indépendance. Qu’en pensez-vous ?

Ma deuxième question porte sur un point très précis. Un arrêt de 2019 sur la question de la mise en examen dans le cadre d’un supplément d’information ordonné par la chambre de l’instruction, qui a conduit à la désignation d’un juge d’instruction et à des mises en examen, a posé la question de la libre appréciation, du libre arbitre et donc de la dépendance du juge d’instruction. La chambre criminelle a dit que ce juge avait la possibilité de refuser la mise en examen, ce qui n’était pas si clair jusque-là. Le législateur devrait-il intervenir pour clarifier la situation ?

M. Pascal Gastineau. Annuler ou réformer une décision d’un juge d’instruction est une chose. Lui demander de mettre en examen en est une autre. Moi aussi, je trouve choquant qu’une chambre d’instruction puisse ordonner ces mises en examen. Cette situation est l’image même de toutes les contradictions de l’indépendance du juge d’instruction.

M. Didier Paris, rapporteur. La chambre peut mettre en examen elle-même.

M. Pascal Gastineau. Tout à fait, tout comme elle peut renvoyer. Nous avons même déjà vu, dans des affaires graves, un juge d’instruction ordonner un non-lieu, puis la chambre d’instruction, totalement opposée à ce non-lieu, ordonner un renvoi ou une mise en accusation devant une cour d’assises.

Votre expression, madame, concernant le juge d’instruction qui n’instruirait qu’à charge me choque ! J’essaie toujours de faire preuve de discernement et d’instruire à charge et à décharge, dans mes discussions, dans mon ordonnance de renvoi ou de non-lieu, etc. Nous avons encore la latitude d’agir ainsi. Je suis sincèrement persuadé que mes collègues y sont toujours attentifs, dans toutes leurs questions et toutes les observations des conseils qu’ils reçoivent. Il n’est arrivé bien souvent de changer de point de vue, car j’entendais d’un conseil que telle situation était impossible, que tel élément factuel ou juridique allait contre mes conclusions. Au pôle financier, les conseils sont très affûtés.

Concernant les angles morts de la grande fraude, nous avons beaucoup progressé ! Nous ne chômons pas dans le domaine des grandes escroqueries financières ! Des coopérations nouvelles sont instaurées, par exemple avec Israël.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous verrons ce que cela donne.

M. Antoine Savignat. Vous nous avez dit que vous n’avez jamais reçu d’appel vous proposant un poste dans le sud. Vous avez ensuite dit « mon président », et ajouté que tous les hommes et toutes les femmes ne sont pas faits du même bois et que certains présidents sont parfois plus interventionnistes. Paris est une grande juridiction, les pressions semblent difficiles. Toutefois, dans de petites juridictions, le juge d’instruction, qui est seul, dit « mon président ». Or, le président, dans l’évolution de toutes les carrières dans la magistrature, joue un rôle prépondérant. Séparer le juge d’instruction de cette forme de hiérarchie, ne serait-ce pas une avancée en termes d’indépendance ? Dans une petite ville, le président pourra aller voir le juge d’instruction et lui demander la raison de ses actes. Cette hiérarchie est-elle un obstacle à l’indépendance du juge d’instruction ?

Le juge des libertés et de la détention, dans la plénitude de l’exercice des pouvoirs qui sont les siens, en matière de détention, de protection des libertés et de perquisition, est-il également un obstacle à l’exercice, en toute liberté, de la mission du juge d’instruction ? Dans le cadre de son instruction, le juge est aussi confronté au bon vouloir des magistrats du siège, qui ont à se prononcer sur le bien-fondé d’une perquisition, d’une détention, etc., et qui influent donc sur la poursuite de son travail.

M. Pascal Gastineau. Certes, le président est d’abord l’évaluateur. L’évaluation ne doit en principe pas être une évaluation de la pertinence des décisions du juge d’instruction. La vulnérabilité est effectivement plus grande dans une petite juridiction. Cependant, je n’imagine pas vraiment le président poser des questions directement. En revanche, il peut s’interroger, de façon indirecte, sur le rythme d’entrée et de sortie des dossiers, sur la performance, etc. Est-ce là un moyen d’inquiéter le juge d’instruction ? Qui, cependant, ira ensuite évaluer le juge d’instruction ? Certes le président évalue d’abord, mais la première présidence de la cour d’appel ensuite, et le président doit aussi demander l’avis du président de la chambre de l’instruction. Ce système d’évaluation est complexe, mais peut-être qu’un point de vulnérabilité existe.

La création du juge des libertés et de la détention vient du fait que l’on considérait que le juge d’instruction disposait de trop de pouvoir. Il semblait abusif qu’il puisse dire : « Monsieur, ou ce soir vous me dites tout, ou vous dormez en prison. Que préférez-vous ? » Désormais, la dichotomie est totale. C’est une vraie dichotomie, car la surprise est constante ! Les décisions des juges des libertés et de la détention sont parfois surprenantes ou, du moins, incompréhensibles à nos yeux. Le juge des libertés et de la détention aura sans doute de bonnes raisons de les prendre. Le système est assez bien fait. Chacun fait son travail. La seule difficulté, parfois, pour le juge des libertés et de la détention – comme le dit le Conseil constitutionnel – est qu’il n’a pas la capacité matérielle d’apprécier tout le dossier en permanence. Le juge d’instruction peut utiliser des techniques spéciales d’enquête, parfois assez massives, comme des interceptions, des géolocalisations. Pour certaines affaires économiques et financières, je fais parfois passer mes enquêteurs par les gaines d’aération pour obtenir une sonorisation du centre de contrôle de la fraude. Il s’agit là d’atteintes profondes. Cependant, je sais ce que je fais, je le fais pendant une période courte, car les infractions sont graves, et car je n’ai pas d’autres moyens pour arrêter une infraction qui par ailleurs peut entraîner des dizaines de millions d’euros de préjudice. Cela étant dit, le juge des libertés et de la détention est une avancée démocratique.

M. le président Ugo Bernalicis. Concernant les aspects médiatiques, est-il impensable que le juge d’instruction donne lui-même des informations à la presse, du fait du mutisme auquel il est astreint et de son impossibilité à communiquer par des voies officielles ? Dans un certain nombre de dossiers, le nombre de personnes connaissant les informations est assez limité, j’imagine que c’est le juge d’instruction lui-même qui fait sortir les informations.

M. Pascal Gastineau. Il serait sous le coup de la violation du secret de l’instruction. Avec ou sans approbation du parquet, cela est impensable.

M. le président Ugo Bernalicis. Il serait couvert par le secret des sources. (M. Gastineau sourit.) Il s’agit là d’une vraie question !

M. Pascal Gastineau. Parlez-vous d’un juge d’instruction qui s’adresserait à un journaliste, en secret ?

M. le président Ugo Bernalicis. Tout à fait.

M. Pascal Gastineau. Il n’a pas droit le faire.

M. le président Ugo Bernalicis. Un article est sorti dans la presse concernant un parquetier qui avait un groupe Whatsapp avec une dizaine de journalistes, pour les informer en temps réel sur un certain nombre d’enquêtes en cours.

M. Pascal Gastineau. Certes, mais il est parquetier, il n’est pas tenu par le secret de l’instruction.

M. le président Ugo Bernalicis. Oui, mais ces faits n’ont pas lieu dans le cadre de l’article 11 du code de procédure pénale. Une marge d’appréciation existe.

M. Pascal Gastineau. Je suis d’accord, mais il ne nous est pas imaginable, via la presse, de faire passer des messages. Ce n’est techniquement pas possible.

M. Didier Paris, rapporteur. Il est toujours imaginable que quelqu’un ne respecte pas la loi. Certains juges peuvent évoquer des questions particulières avec des journalistes, tout comme des députés peuvent se mettre en marge de la loi.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est entendu. Monsieur le président, quand vous dites que vous pouvez faire passer une information par le biais du parquet, pour rétablir une certaine forme de vérité, quand des informations erronées circulent par voie de presse, au regard de l’égalité des armes, est-ce respectueux des parties ?

M. Pascal Gastineau. Que voulez-vous dire ?

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez la capacité de faire sortir des informations, dans une instruction en cours. Raconter n’importe quoi dans la presse, cela est la vie de tous les jours. Quant à faire sortir une information, même cadrée, même par le biais du parquet, n’est-ce pas de nature à remettre en cause l’égalité des armes ?

M. Pascal Gastineau. Non, s’il ne s’agit que d’une information de portée générale, purement informative, portant sur un phénomène global, et non sur les parties elles-mêmes ou un dossier. Il doit s’agir d’une information de nature à intéresser l’ensemble du public. En général, de toute façon, c’est toujours le parquet qui informe, et non le juge d’instruction. Les dossiers sont alors d’intérêt général, et portent par exemple sur la santé publique, sur des atteintes informatiques qui concernent tout le monde. Ceux qui enquêtent sont bien les juges d’instruction, mais c’est toujours le parquet qui communique. Tout comme pour la lutte antiterroriste, le parquet estime nécessaire, à un moment donné, de communiquer sur les avancées du dossier. Je ne vois pas de difficultés, car c’est le parquet qui commande et décide.

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur, nous aurions beaucoup d’autres questions à vous poser, mais l’audition touche à sa fin. Je vous réinviterai dans le cadre de la prochaine mission d’information sur la lutte contre la délinquance économique et financière, à la suite du premier rapport que nous avons rendu l’année dernière.

M. Pascal Gastineau. Voilà une question qui suscite tout mon intérêt.

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur, je vous remercie.

 

 


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Audition du mercredi 4 mars 2020

À 15 heures 30 : Mme Joëlle Munier, présidente de la Conférence nationale des présidents de tribunaux dinstance, accompagnée de MM. Benjamin Deparis et Christophe Mackowiak, vice-présidents

M. le président Ugo Bernalicis. Nous recevons à présent Mme Joëlle Munier, ainsi que MM. Benjamin Deparis et Christophe Mackowiak.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Joëlle Munier, puis MM. Benjamin Deparis et Christophe Mackowiak prêtent serment.)

Mme Joëlle Munier, présidente de la CNPTJ. Je vous remercie d’avoir sollicité notre audition dans le cadre de votre commission d’enquête. Je vais d’abord vous présenter brièvement la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires (CNPTJ), anciennement Conférence nationale des présidents de tribunaux de grande instance (CNPTGI). Cette nouvelle dénomination est effective depuis le 1er janvier 2020. Notre conférence réunira son assemblée générale modificative le 27 mars prochain. Nous modifierons officiellement le nom de notre association à cette occasion.

Créée en 2006, la conférence regroupe plus de 80 % des présidents de tribunaux judiciaires. Elle est gérée par un conseil d’administration qui comprend neuf membres élus, qui désignent parmi eux les membres du bureau et son ou sa présidente. Se tiennent à mes côtés les deux vice-présidents de la conférence, et j’ai moi-même été élue à la tête de cette association. La CNPTJ représente également les présidents des conférences régionales. Tous les membres et tout le territoire sont représentés, y compris le territoire ultramarin. Notre organisation est fonctionnelle, par nature pluraliste et sans lien politique ni syndical.

Elle intervient essentiellement par le biais de participations à de nombreux groupes de travail, de publications et d’auditions, telles que celle-ci, dans trois champs principaux : l’organisation judiciaire, les libertés individuelles et l’institution judiciaire, son indépendance, sa place au sein des pouvoirs publics et son autonomie budgétaire. Cette audition s’inscrit donc parfaitement dans le champ de notre conférence.

Je commencerai par des éléments de définition. Votre commission d’enquête porte sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il me semble nécessaire de préciser le sens que nous donnons, nous, magistrats, à ces termes d’indépendance et de pouvoir judiciaire. Le terme de pouvoir judiciaire n’est pas anodin. Il ne nous heurte pas en soi, s’il s’agit de l’entendre comme ce troisième pouvoir que Montesquieu estimait indispensable de consacrer pour assurer l’équilibre des pouvoirs dans un système de gouvernement. Ce n’est pas ce qui résulte de la Constitution de 1958, qui, selon un héritage assez complexe et méfiant vis-à-vis de la justice judiciaire, a fait de celle-ci une simple autorité, même si son indépendance est reconnue et garantie par le chef de l’État, appuyé par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

Comme le rappelait Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation, notre construction est un peu hybride. D’une part, le jugement des procès est confié à cette autorité judiciaire dont l’indépendance est garantie par le CSM, et, d’autre part, le ministère de la justice, administration appartenant à l’exécutif, a autorité sur tout ce qui est nécessaire au fonctionnement des juridictions, en termes de moyens financiers et de gestion des personnels. Cette construction hybride implique d’envisager la question posée de manière un peu différente.

À certains égards, depuis de nombreuses années, les choses ont évolué. La justice a peut-être pris les traits d’un pouvoir judiciaire, avec le développement de nouveaux droits fondés sur les droits fondamentaux, avec la pénalisation de pans importants de la vie sociale, voire politique, avec l’apparition de fonctions de régulation d’ordres juridiques non hiérarchisés – ordre constitutionnel, ordre européen et ordre international. Pour autant, la justice judiciaire n’a pas le statut de pouvoir judiciaire. Elle peine d’ailleurs à trouver une place équilibrée autour des pouvoirs législatif et exécutif.

Si l’autorité judiciaire n’est pas un pouvoir judiciaire, c’est qu’elle n’a pas d’autonomie budgétaire. Cette absence d’autonomie financière la prive de ce statut de vrai pouvoir à part entière. Nous y reviendrons, puisqu’il s’agit d’un point essentiel de notre indépendance.

J’en viens à la définition que nous donnons de la notion d’indépendance. L’indépendance de l’autorité judiciaire est affirmée par l’article 64 de la Constitution. Le statut de la magistrature en fait de multiples applications, mais force est de constater qu’elle n’est définie par aucun texte. Le Conseil constitutionnel s’est exprimé à ce sujet, avec des formules variables. Toute la question est de savoir si l’indépendance est celle que l’on attache à l’institution, à la personne du magistrat ou à la fonction qu’il exerce.

La Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej), émanation du Conseil de l’Europe, distingue l’indépendance interne, indépendance de chaque juge dans sa fonction de juger, de l’indépendance externe. Au cours de nos échanges, il est important que nous abordions cette indépendance selon une vision large, qui ne soit pas seulement la liberté de l’acte de juger, mais aussi une notion d’indépendance enrichie de plusieurs regards, le regard que les magistrats portent sur eux-mêmes et celui que les tiers extérieurs à l’institution portent sur l’institution judiciaire. Nous nous intéresserons donc à l’indépendance dans l’acte de juger, l’indépendance dans le fonctionnement des tribunaux, l’indépendance vue par les magistrats et l’indépendance d’un point de vue extérieur.

Les thèmes de votre commission sont vastes. En tant que présidents chargés d’appliquer la justice et de permettre aux juges d’exercer leurs missions, il nous semble crucial de nous intéresser d’abord aux aspects budgétaires.

Rappelons quelques principes dégagés sur le plan européen. Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a affirmé, dans sa recommandation CM/Rec(2010)12 : « Chaque État devrait allouer aux tribunaux les ressources, les installations et les équipements adéquats pour leur permettre de fonctionner dans le respect des exigences énoncées à larticle 6 de la Convention [européenne de sauvegarde des droits de l’homme] et pour permettre aux juges de travailler efficacement. […] Le pouvoir dun juge de statuer dans une affaire ne devrait pas être uniquement limité par la contrainte dune utilisation efficace des ressources ». Parmi les critères adoptés par la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite Commission de Venise, pour déterminer si un État peut être qualifié d’État de droit, figure la question de savoir si l’autonomie budgétaire et l’autonomie financière de la justice sont garanties. La Commission de Venise pose la question suivante : «… le budget comporte-t-il une rubrique spéciale pour la justice, avec interdiction à lexécutif de la réduire […] ? ».

Une fois rappelés ces points définis sur le plan européen, examinons notre système et notre fonctionnement. Nous ne pouvons pas dire que la justice judiciaire – je ne parle que de la justice judiciaire – dispose d’un fonctionnement sur le plan budgétaire entièrement conforme à ces prescriptions.

Voici un exemple concret. Les standards européens et la Commission européenne pour la démocratie par le droit indiquent que le budget doit comporter une rubrique spéciale pour la justice, avec interdiction à l’exécutif de la réduire. Or, voyez la situation des magistrats à titre temporaire (MTT). Ces magistrats sont parfaitement intégrés au sein du corps de la magistrature et figurent désormais en tant que tels dans le statut de la magistrature, dans l’ordonnance de 1958. Des dispositions budgétaires les concernent et ils peuvent intervenir dans nos juridictions, selon le texte, « dans la limite de 300 vacations par an », leur salaire étant en effet constitué de vacations. Au milieu de l’année 2018, voilà un peu moins de deux ans, alors que tous les présidents avaient organisé leur juridiction avec la participation des MTT, conformément aux décisions prises en assemblée générale d’attribution des moyens aux services, il nous a été annoncé que les 300 vacations par an ne pourraient pas être financées. Ces magistrats sont, je le répète, des magistrats relevant du statut de la magistrature. Quant à nous, présidents, nous ne pouvons pas opposer cette interdiction, définie par les textes européens, aux préconisations de l’exécutif de réduire la ligne budgétaire des MTT. Je ne développerai pas toutes les conséquences de cette mesure sur notre organisation et sur nos délais de traitement des dossiers.

Cette réduction a conduit la CNPTJ, qui intervient dans de nombreux groupes de travail, notamment celui que présidait le professeur Bouvier, et qui était intitulé « Quelle indépendance financière pour l’autorité judiciaire ? », à soutenir la création de mécanismes budgétaires permettant, a minima, d’interdire le gel de crédits. Il s’agit de consacrer la spécificité du budget de l’autorité judiciaire, votée par le Parlement dans la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), et de l’exonérer de mesures de gel budgétaire décidées par l’exécutif en cours d’exécution.

Ce gel des crédits et ces difficultés budgétaires sont particulièrement prégnants pour l’autorité judiciaire. Ils n’existent pas pour la justice administrative. Votre commission, même si elle porte sur le pouvoir judiciaire, s’intéresse aussi à la justice administrative, comme le montre l’audition à venir de membres du Conseil d’État. La juridiction administrative et financière, notamment depuis 2006, avec la création de la mission « Conseil et contrôle de l’État », est détachée de la mission « Justice », et n’est pas frappée par ces possibilités de gel.

A minima, la conférence avait demandé d’interdire le gel de crédits. J’insiste sur le fait que ce gel constitue une atteinte au fonctionnement de nos juridictions et au délai des jugements rendus. Les délais s’allongent, parce que nous sommes obligés de retirer des magistrats de nos services.

Les moyens mis à disposition de l’autorité judiciaire pour son fonctionnement sont aussi impactés par ceux légitimement mis à disposition d’autres programmes, notamment de l’administration pénitentiaire. La mission « Justice » contient six programmes : « Justice judiciaire », « Administration pénitentiaire », « Protection judiciaire de la jeunesse », « Accès au droit et à la justice », etc. L’administration pénitentiaire constitue une part importante de la mission. En sus, une part substantielle des crédits sont fléchés. Du moment où les crédits sont fléchés, ils lient les chefs de cour et de juridiction. Voilà pour notre fonctionnement interne.

Notre approche du fonctionnement de la justice judiciaire doit être plus large et complète. Elle ne peut faire l’économie d’une analyse des interactions budgétaires avec les moyens consacrés aux différents programmes de la mission « Justice », mais aussi avec ceux des collectivités territoriales, du moins ceux des autres instances. La justice ne doit pas être examinée seule ou faire l’objet d’analyses en silo. Sa place doit être analysée au sein de l’État et, par conséquent, au sein de notre démocratie. Nous devons percevoir les possibles atteintes à l’indépendance tant en amont de la décision judiciaire – prévention, frais de justice, police judiciaire – qu’en aval, sur l’exécution. Le spectre d’analyse devrait être plus large.

Voici quelques exemples très concrets. Les juges des enfants travaillent aussi bien sur l’enfance en danger que sur les mineurs délinquants. Prenons le cas des mineurs délinquants. Un mineur est présenté pour des faits dans lesquels le parquet va peut-être requérir un mandat de dépôt, donc une incarcération. Le juge va solliciter les services de la protection judiciaire de la jeunesse pour rechercher des solutions alternatives à l’incarcération, au vu de la personnalité du mineur. Les moyens des lieux d’accueil possibles dépendent du financement de la protection judiciaire, donc du programme « Protection judiciaire de la jeunesse ». Il arrive que les services de la protection judiciaire indiquent au juge des enfants qu’ils n’ont pas de solution alternative, non pas parce qu’il n’y en a pas correspondant à la personnalité de ce mineur, aux faits commis ou au parcours établi, mais parce qu’il n’y a pas de place ; et il n’y a pas de place parce qu’il n’y a pas de financements suffisants, à hauteur du nombre de places nécessaires. Voilà une atteinte à la décision juridictionnelle, donc à l’acte de juger du juge des enfants, qui, ne pouvant prendre une décision alternative à l’incarcération, va décider l’incarcération. Ces faits concernent bien le budget de la mission « Justice ».

Le juge des enfants travaille aussi sur les mineurs en assistance éducative, les mineurs en danger. Les mesures de placement et d’assistance éducative en milieu ouvert, comme le nombre de places disponibles, relèvent du budget des conseils départementaux. Pour une situation donnée de danger pour un mineur, le juge des enfants peut faire le choix d’orienter ce mineur vers une mesure d’assistance éducative. La famille apprend que cette mesure ne sera exécutée que dans trois, quatre ou six mois ; or, le danger est bien réel et immédiat. Une association avertira alors le juge qu’elle peut proposer de mettre en œuvre une mesure plus rapide, mais moins adaptée. Que fait le juge des enfants face à ce dilemme ? Prendre la bonne mesure, qui sera exécutée dans les six mois, ou prendre une mesure moins adaptée, mais immédiate ? Voilà qui ne relève pas du budget de la mission « Justice », mais des conseils départementaux.

Je pourrais multiplier les exemples. Les points de rencontre, donc les visites médiatisées organisées par les juges aux affaires familiales, sont en grande partie financés par les caisses des affaires familiales (CAF), qui ne dépendent pas du budget de la mission « Justice ». Il en va de même pour des décisions juridictionnelles de juges d’instruction, qui peuvent être modifiées en fonction des possibilités ou non d’exécution d’une commission rogatoire par un service d’enquête, ou en fonction des possibilités d’extraction des mis en examen. Un juge d’instruction, dans un dossier de stupéfiants avec quatre ou cinq mis en examen et des détentions dans des maisons d’arrêt différentes pour éviter les concertations, doit organiser des confrontations. Il doit solliciter l’administration pénitentiaire, qui est maintenant chargée des extractions judiciaires sur l’ensemble du territoire national. Il peut se voir opposé des refus d’extraction, car trois personnes peuvent être extraites et deux autres non, le même jour à la même heure. Il ne peut organiser de confrontation générale. Est-ce une atteinte à l’indépendance de la justice et au pouvoir juridictionnel des magistrats ?

La conférence appelle à une vraie analyse budgétaire transversale. Il ne s’agit pas de se limiter au programme « Justice judiciaire » et à la mission « Justice », mais d’envisager, d’une façon générale, la place du budget de la justice judiciaire au sein de l’État. Nous appelons donc à une réflexion sur un rééquilibrage, voire une institutionnalisation d’un dialogue entre le Parlement et l’autorité judiciaire sur ces aspects budgétaires. Le Parlement pourrait être mieux informé, notamment lors de la présentation de la demande budgétaire par les ministres. Le CSM pourrait être notre voix et pourrait adresser des observations ou des mises en garde au Parlement sur l’adéquation ou l’inadéquation éventuelle des demandes avec les besoins.

M. le président Ugo Bernalicis. Le rapporteur m’indique que nous n’avons plus qu’une demi-heure devant nous. Vos propos sont très intéressants, je vous laisse aller vers votre conclusion, sans difficulté. Nous souhaiterions ensuite vous poser des questions.

Mme Joëlle Munier. Les aspects budgétaires nous paraissent prégnants, mais vous vous interrogez également sur les garanties statutaires. Les positions de la conférence ont pu évoluer. Se dégage une vision globalement unanime et consensuelle sur une base minimale d’alignement du statut du parquet sur celui du siège, avec au moins un avis conforme du CSM et l’alignement de la procédure disciplinaire. Nous pourrions ainsi répondre aux standards internationaux, favoriser une approche de l’indépendance vue de l’extérieur et protéger la nomination des magistrats du parquet de toute suspicion.

Cette évolution est nécessaire, mais certainement pas suffisante. Comme en matière budgétaire, l’idée de la conférence serait de s’interroger réellement sur le rôle que l’on veut donner au CSM, notamment sur son rôle dans la gestion du corps. J’avais repris les propos du premier président Louvel, qui parlait de statut et de fonctionnement « hybrides ». N’y aurait-il pas une réflexion à mener sur l’opportunité de confier au CSM de véritables fonctions de gestion du corps, outre celles de contrôle et de suivi des moyens financiers ? Cela nécessiterait d’ériger le CSM en conseil de justice, en le reconnaissant en tant que tel et en lui assurant, aussi, une autonomie budgétaire. Telle était l’une des propositions du rapport du professeur Bouvier, à laquelle le CSM, à l’époque, a adhéré.

La conférence souhaite aborder l’indépendance de manière large. Dans l’acte de juger au quotidien, certaines améliorations seraient certes possibles, mais nous ne constatons pas de réelles difficultés, excepté les problèmes budgétaires dont j’ai parlé. Ensuite, il nous faut nous interroger sur cette indépendance d’un point de vue extérieur, et donc sur les questions de statut. Faut-il maintenir le caractère hybride de notre fonctionnement ? Jean-Louis Debré a publié un texte rappelant ce qu’avaient été les volontés de son père en 1958, qui disait envisager que le ministre de la justice, bien que désigné par le chef de l’État, ne soit pas un membre du Gouvernement, mais un ministre autonome, détaché, pour pouvoir porter différemment la parole de la justice judiciaire.

M. le président Ugo Bernalicis. Madame, je vous remercie. Vous pouvez nous transmettre par voie écrite toutes les réponses aux questions qui vous ont été adressées par le rapporteur.

Madame, messieurs, avez-vous, dans vos fonctions respectives, eu à connaître des manquements à l’indépendance, qu’il s’agisse de l’indépendance des tribunaux que vous dirigez ou de pressions sur vos personnes ou sur vos fonctions ? Il n’est pas nécessaire de revenir aux exemples que vous avez pu donner à l’instant en matière budgétaire.

M. Christophe Mackowiak, vice-président de la CNPTJ. Dans la prise de décision dans un dossier juridictionnel, non. Les principaux obstacles rencontrés sont effectivement des obstacles de ressources humaines ou budgétaires. Dans l’étude d’un dossier ou dans la prise de décision, je ne subis aucune influence autre que celle liée à ma propre personnalité, avec laquelle je suis bien obligé de travailler.

M. Benjamin Deparis, vice-président de la CNPTJ. Je n’ai jamais eu à subir la moindre influence ou à recevoir la moindre directive, encore moins d’un quelconque pouvoir exécutif. Je suis président depuis quatorze ans et j’ai présidé quatre juridictions. Il en va de même pour mes collègues. En tant que magistrat, je n’ai pas eu non plus à connaître de pressions ; ce point mérite d’être souligné, car voilà un fait très positif dans notre pays. Pour autant, il ne faut pas être naïf, des affaires sont plus sensibles que d’autres. Évidemment, un environnement de pression peut exister, mais une pression n’est pas une directive, et il revient au magistrat de savoir résister. Cela fait partie des valeurs de son métier : courage et intériorisation de l’ensemble des dimensions de la décision juridictionnelle. Une dimension collective des affaires peut toucher non seulement l’exécutif, mais aussi des entités publiques ou des lobbies privés. Il a pu m’arriver de sentir une pression, mais qui n’a eu aucune influence sur la décision juridictionnelle. En ce qui concerne mes collègues, je n’ai également jamais eu de retour au sujet d’une prise de parole d’un quelconque pouvoir public qui ait pu influencer une décision judiciaire. Voilà qui est très positif.

M. Christophe Mackowiak. On a fait le reproche aux magistrats d’être dans une tour d’ivoire, coupés de la société. Ce n’est pas le cas. Le magistrat est, comme tout citoyen, sensible à son environnement. Il ne peut pas s’en extraire complètement, et il doit prendre la distance nécessaire par rapport à l’évolution et aux mouvements de la société.

Mme Joëlle Munier. Il appartient aux présidents de juridiction de veiller à ce que les magistrats respectent l’ensemble des obligations déontologiques et des exigences d’impartialité de la justice. Nous pouvons noter des évolutions importantes, qui viennent non pas d’une exigence au sein du corps, mais du souhait de répondre aux attentes de la société. Les entretiens de déontologie avec le président de la juridiction et la déclaration d’intérêts, imposés à tous les magistrats, ont été institutionnalisés. Ainsi, le président a l’obligation d’organiser les services de manière à éviter les conflits d’intérêts ou de possibles pressions. Cette évolution est très positive.

M. le président Ugo Bernalicis. Au fil des auditions, nous constatons que l’indépendance de la fonction tient beaucoup à la personne qui l’exerce et à sa faculté, à un moment donné, à ne pas se laisser influencer par des pressions directes ou indirectes. Visiblement, les pressions directes sont rares – tant mieux – d’après les témoignages reçus. Elles ne sont pas non plus inexistantes, mais restent assez marginales.

La collégialité ne permet-elle pas une meilleure indépendance ? La collégialité a été restreinte dans un certain nombre de lois successives, selon l’idée que le juge, seul dans son coin, pouvait tout à fait prendre des décisions indépendantes. Je pense que cela est effectivement possible, mais est-ce que ce n’est pas plus rassurant, pour le juge lui-même, de se savoir intégré à un collège, que ce soit à l’instruction ou dans les formations de jugement en tant que telles ?

M. Benjamin Deparis. Tout à fait. Toutes les affaires les plus sensibles, qui pourraient prêter le flanc à une critique de partialité font l’objet d’une décision collégiale, compte tenu soit des peines encourues au pénal, soit des enjeux en matière civile. La collégialité est clairement une garantie pour le contenu de la décision, pour la protection du juge lui-même et pour sa vision du dossier. Cela vaut également en matière d’instruction : tous les dossiers les plus sensibles et les plus complexes, que ce soit au tribunal de Paris, mais aussi en province, dans les juridictions interrégionales spécialisées, sont examinées en co-saisine et en collégialité dans les phases de jugement. Cela n’empêche pas que certaines affaires locales, d’une certaine sensibilité, puissent être jugées par un juge unique. La collégialité est un garde-fou, c’est notre ADN premier, ce qui n’empêche pas que des fonctions à juge unique viennent également mettre le magistrat face à ses responsabilités dans des affaires de moindre importance.

M. Christophe Mackowiak. Dans l’ensemble, nous sommes tous favorables à la collégialité. C’est une garantie, pour le citoyen, que son dossier soit examiné avec plusieurs regards. Pourquoi n’a-t-on pas suffisamment de collégialité ? Je pense que ma collègue vous a expliqué tout à l’heure les difficultés budgétaires que connaît la justice, et qui résultent du choix du législateur. Le législateur nous permet de fonctionner à juge unique dans certains contentieux : en appel de certaines décisions correctionnelles, vous pouvez maintenant être jugé par un juge unique.

Mme Joëlle Munier. Je confirme bien évidemment les propos de mes collègues. Cette collégialité est importante. Nous voyons toujours les atteintes à l’indépendance sous le prisme pénal, or, 70 % de notre activité n’a rien à voir avec le pénal, ce qui n’empêche pas que la collégialité soit une garantie. La conférence participe a beaucoup de groupes de travail. Nous avons participé dernièrement au groupe de travail présidé par Henri Nallet sur la réflexion autour du pourvoi en cassation et sur un éventuel filtrage Dans cette instance, nous avons porté la voix des juridictions de première instance, en disant qu’il était important que la collégialité soit mise en œuvre dès le jugement en première instance.

M. le président Ugo Bernalicis. J’en viens à un élément récent. La presse s’est fait l’écho d’un courriel envoyé par le directeur adjoint du cabinet de la garde des Sceaux concernant le débat actuel sur les retraites, courriel qui aurait été envoyé à toutes les conférences de magistrats, donc a priori à la vôtre. Avez-vous reçu ce message du directeur adjoint de cabinet de la garde des Sceaux ? Pensez-vous que recevoir ce genre de communication soit bienvenu, étant donné qu’elle ne vous est pas adressée au titre de magistrats ou présidents de tribunaux, mais qu’elle est adressée à une association, qui n’est pas l’institution en tant que telle. Ne voyez-vous pas une certaine confusion dans le rôle respectif des uns et des autres ?

Mme Joëlle Munier. Je ne sais pas de quel courriel ou de quel document vous parlez exactement. Il m’est donc difficile de vous répondre précisément. L’ensemble des conférences entretiennent des relations institutionnelles avec la chancellerie, au sens large, que ce soit avec la ministre, son cabinet ou les directions. Les communications avec les conférences sont institutionnelles : nous avons notamment reçu les communiqués de la garde des Sceaux sur les retraites et nous les diffusons, ou pas, aux différents membres de notre conférence, sans apporter un quelconque commentaire.

M. Christophe Mackowiak. La conférence n’est pas le représentant de la chancellerie.

M. le président Ugo Bernalicis. Je suis d’accord avec vous.

M. Christophe Mackowiak. La conférence est une association qui représente uniquement ses membres, conformément à son propre ordre du jour. Ensuite, dans la société, je ne trouve pas anormal qu’une communication existe. Nous recevons des informations des syndicats. Nous recevons un très grand nombre de communications par courriel. Toutefois, nous ne sommes les porte-parole que de nos membres.

M. le président Ugo Bernalicis. Je suis très heureux de vous l’entendre dire. Je n’en doutais absolument pas. Je vous parlais simplement du courriel que j’ai sous les yeux et qui a circulé sur les réseaux sociaux, proposant une sorte de vrai-faux sur la réforme des retraites et invitant les chefs de juridiction à l’utiliser pour répondre aux sollicitations des avocats. Si vous ne l’avez ni reçu ni utilisé, voilà qui respecte mieux le rôle de chacun.

M. Didier Paris, rapporteur. Tant mieux ou tant pis ! Les magistrats ne sont pas hors-sol. Madame la présidente, vous avez beaucoup insisté sur l’aspect budgétaire ; je vous en remercie. Contrairement, peut-être, à d’autres témoignages, vous avez émaillé votre propos d’exemples précis. En vous écoutant avec attention, je me demandais si, dans votre esprit, l’indépendance du monde judiciaire exigeait qu’il soit financièrement autonome ? Quel est le prix de l’indépendance ? Jusqu’où faudrait-il aller pour que les moyens vous paraissent suffisants, afin de vous considérer indépendants ? Je serais assez agréablement surpris si vous pouviez nous donner l’exemple d’un État, en Europe ou ailleurs, qui assure une indépendance complète de sa justice au plan financier, pour que nous puissions aller le visiter.

M. Christophe Mackowiak. Pour la réponse budgétaire, vos regards devraient se tourner vers l’Autriche.

M. Didier Paris, rapporteur. Pardon ?

M. Christophe Mackowiak. Vos regards devraient se tourner vers l’Autriche !

M. Didier Paris, rapporteur. Les Autrichiens mettent 100 % de leur budget dans la justice ?

M. Christophe Mackowiak. La lecture du dernier rapport de la Cepej montre que les juges autrichiens ne connaissent pas de difficultés financières ; toutefois, ils ont d’autres modes de financement.

Mme Joëlle Munier. Nous avons examiné la situation d’autres pays, essentiellement à travers l’Europe. La question porte sur la dotation de ressources propres à l’autorité judiciaire. En Autriche, l’autorité judiciaire dispose de telles dotations.

M. Didier Paris, rapporteur. Je vais préciser ma question. S’agit-il d’une question de moyens globaux, qui ne sont jamais suffisants, quoi qu’il arrive ? Ou s’agit-il d’une question liée aux moyens d’exécution du budget, par exemple à une dose d’autonomie que vous n’avez pas ? Soyez plus précis, s’il vous plaît, et toujours en gardant à l’esprit le prisme de l’indépendance, sur laquelle porte la commission. Il ne s’agit pas d’un débat général sur la justice.

Mme Joëlle Munier. Nous pourrions souhaiter disposer de moyens toujours plus importants, et qui ne seraient jamais suffisants. Il s’agit en fait d’une question d’équilibre au sein des différents budgets et de la fiabilité des prévisions quant aux moyens qui nous sont alloués. L’exemple des magistrats à titre temporaire, que j’ai développé tout à l’heure, est parlant. Il nous est dit : « dans la limite de 300 vacations par an ». Nous préférerions savoir dès le début d’année que nous n’aurons à disposition que 200 vacations par magistrat, ce qui nous permettrait d’organiser nos services et de prévoir nos délais de traitement des dossiers et nos audiences en conséquence. Il en va de même pour toutes les questions liées aux ressources humaines et au nombre de magistrats ou de greffiers. Nous pourrions enfin planifier notre travail correctement.

M. Didier Paris, rapporteur. Y voyez-vous une différence sensible avec la justice administrative ?

M. Benjamin Deparis. Oui. Le système du gel et du dégel budgétaire n’existe pas en matière de justice administrative. La lettre de cadrage du Premier ministre, à l’ouverture des crédits, sanctuarise les crédits pour l’année complète. Pour la justice judiciaire, nous souhaiterions a minima l’association d’un conseil de justice ou du CSM à un dialogue avec le Parlement, en amont et en aval, avec des pouvoirs de recommandation budgétaire.

Surtout, nous souhaitons un décloisonnement des budgets opérationnels de programme pour disposer d’une vraie transversalité. Est-ce acceptable qu’un juge aux affaires familiales ne puisse pas prendre une décision parce qu’elle ne peut être exécutée, parce que tout simplement elle relève d’un programme de financement de la politique associative ? Ces mesures devraient figurer au rang des frais de justice, malgré la complexité que cela implique. Nous vous avons donné des exemples. Des mesures relèvent d’autres entités publiques, comme les collectivités locales, ou du financement de la vie associative, via le programme « Accès au droit et à la justice », via les comités de financeurs, qui réunissent la CAF, les associations, etc. La question est de savoir comment sanctuariser les crédits, comment rendre ces crédits transversaux et comment disposer d’une véritable comptabilité analytique, qui sera aussi très utile au contrôle parlementaire.

M. Didier Paris, rapporteur. Je n’ai pas très bien compris quelle solution vous proposiez pour définir le rôle du CSM dans la gestion du corps. Dans le cadre de nos institutions, le CSM, actuellement, n’est pas un conseil de justice qui garantirait une indépendance parfaite, y compris fonctionnelle, par rapport au ministère de la justice. En restant dans le cadre de nos institutions, quelles sont les préconisations de la conférence des présidents ? Jusqu’où aimeriez-vous aller ?

M. Christophe Mackowiak. À périmètre quasiment constant – je précise – nous souhaiterions des évolutions…

M. Didier Paris, rapporteur. À périmètre constant ou non.

M. Christophe Mackowiak. Nous revenons à la question budgétaire. Nous ne sommes pas naïfs : un budget, cela se discute. Il faut convaincre. Que souhaitons-nous ? Par exemple, dans ma juridiction, je dois disposer de 75 magistrats au siège. Que l’on me donne 75 magistrats au siège ! S’il en faut plus, à moi de convaincre de la nécessité de disposer de plus de magistrats. Si l’on me dit que j’ai besoin de 312 fonctionnaires, n’en disposer que de 280 crée des difficultés de fonctionnement.

M. Didier Paris, rapporteur. C’est le fonctionnement normal du débat budgétaire !

M. Christophe Mackowiak. Certes, sauf que l’on me dit que, pour mon fonctionnement normal, avec des délais raisonnables, je dois disposer de 75 magistrats et 312 fonctionnaires. Nous souhaiterions que le CSM puisse au moins porter un regard sur le budget. Notre budget est globalisé, or, lors de la répartition de ce budget, des services judiciaires ne sont, actuellement, pas suffisamment dotés. L’administration pénitentiaire est mieux dotée – elle en a besoin, nous ne le contestons pas. Nous souhaitons que le CSM puisse alerter quant aux conséquences des votes budgétaires sur le fonctionnement de la justice et sur son indépendance, qui est liée à son fonctionnement. L’inspection de la justice doit-elle être sous l’autorité du CSM ou de l’exécutif ? Voilà une question pertinente.

M. le président Ugo Bernalicis. Si j’étais taquin – ce que je ne suis évidemment pas pour ceux qui me connaissent – je dirais que, finalement, il ne devrait pas y avoir de problème, puisque la plupart des membres de la direction des services judiciaires, donc de l’administration centrale, sont des magistrats, qui gardent leur qualité de magistrat, et qui ont à cœur, j’imagine, de préserver l’indépendance de l’institution judiciaire et ses moyens de fonctionnement. Cette position administrative de magistrats en administration centrale fait-elle débat ? Ne les empêche-t-elle pas d’assurer le plein exercice de leur statut, pour garantir votre indépendance ? Cette présence de magistrats en administration centrale devrait permettre de prendre les décisions adéquates pour la bonne allocation des crédits et pour un bon conseil de la ministre, afin qu’elle puisse rendre compte à l’Assemblée nationale des besoins nécessaires dans la juridiction. Voulez-vous transférer ces prérogatives au CSM ? N’est-ce pas faire offense à vos collègues qui sont en administration centrale ?

Mme Joëlle Munier. Ce n’est pas une question de personnes. La présence de magistrats est bénéfique, car nos collègues connaissent le fonctionnement des juridictions et le terrain. Le point qui pèche est la conception et l’organisation actuelle de ce système hybride, certainement pas les personnes qui y prennent part.

M. Benjamin Deparis. Une question de vision est en jeu. Ceux qui exercent ces responsabilités relèvent à juste titre que le système peut être bon pour les juridictions, parce qu’il crée une fongibilité entre tous les programmes de la mission « Justice ». Cette organisation peut être positive sur des fenêtres de tir budgétaires : des services judiciaires peuvent se voir attribuer des moyens qui étaient prévus pour d’autres directions. Dans l’ensemble, l’urgence en cette matière se tourne vers l’administration pénitentiaire. Il s’agit plus d’une question de principe et de ne pas déplacer le problème ; il s’agit de savoir comment nous pouvons mieux associer l’expression des besoins des juridictions aux discussions budgétaires.

Monsieur le rapporteur, vous avez exercé bien avant moi dans une juridiction que j’ai présidée, frontalière de la Suisse. Vous parliez tout-à-l’heure des systèmes européens. En Suisse, l’expression des besoins par la juridiction se fait de la manière suivante : elle a lieu directement, en fonction de chaque système cantonal, devant l’autorité délégataire du pouvoir financier, qu’elle soit législative ou exécutive. Trouver le meilleur système possible ne relève pas d’un coup de baguette magique, mais à nous de trouver une formule adéquate. En Europe, d’ailleurs, les systèmes sont très différents.

Il ne s’agit pas de déplacer le problème, mais de trouver comment sanctuariser des crédits dans la continuité, a minima sur une année, et comment permettre l’expression et l’entente des besoins. Les conférences des présidents, comme la conférence des premiers présidents que vous entendrez, l’avaient déjà dit par le passé. Tout a été dit dans le rapport Bouvier. Certaines de nos délibérations et celles de la conférence des premiers présidents sont incluses dans ce rapport. La question est de savoir comment entendre l’expression des besoins et comment les satisfaire, dans un monde qui ne sera évidemment jamais idéal.

Vous parliez aussi, tout à l’heure, d’objectivation. Nous disposons de quelques éléments européens de comparaison, grâce à la Cepej. Le déficit de magistrats, en France, est de 50 % par rapport à la moyenne des pays avancés européens.

M. Didier Paris, rapporteur. Leur rôle n’est pas tout à fait le même.

M. Benjamin Deparis. Certes, ces données doivent toujours être relativisées, mais trouver la juste allocation des moyens des juridictions passe par, a minima, un avis en amont et en aval d’un conseil de justice, qui puisse s’exprimer publiquement dans un dialogue sain, démocratique et adulte, au sein d’une démocratie ancienne.

Mme Joëlle Munier. Nous souhaiterions que ce dialogue puisse avoir lieu dans le cadre d’une loi de programmation.

M. le président Ugo Bernalicis. En tant que présidents de juridiction, c’est vous qui orientez les dossiers dans les cabinets d’instruction. Une clarification est-elle nécessaire, pour lever certains soupçons – qui n’ont sans doute pas lieu d’être – quant à l’impartialité de la répartition ?

M. Benjamin Deparis. Je me permets de répéter certains propos que j’ai tenus à M. le rapporteur, dans un autre cadre, au cours d’une mission d’information. Alors que nous sommes les supérieurs hiérarchiques administratifs des juges d’instruction, nous sommes les seuls à ne pas avoir accès au dossier d’information. Pourtant, nous devons proposer des évaluations. Nous ne connaissons pas le travail des instructions. Comment faire pour désigner quand on ne connaît pas ? Dès lors, que se passe-t-il ? Le tableau de roulement est mis en œuvre pour les affaires avec présentation ordinaire. Les désignations spéciales concernent les dossiers contre X, les personnes qui ne se sont pas présentées, les demandes de co-saisine ou les co-saisines d’initiative. La désignation est alors très compliquée.

N’importe quel substitut du procureur a accès au dossier, parce que le parquet est indivisible. Le président du tribunal, lui, n’y a pas accès. Il faudrait ouvrir la notion de secret partagé, ne serait-ce qu’au regard du rôle déontologique du président. Le CSM l’a rappelé à plusieurs reprises, les présidents ont un devoir de veille sur les cabinets d’instruction, non pas sur ce qui s’y passe substantiellement, mais sur le fait que les personnes sont bien entendues régulièrement et sur les garanties que peuvent offrir les collègues dans l’instruction. À certains moments, des incompatibilités ou des situations qui ne seraient pas adaptées à certaines désignations peuvent survenir. Comment le président fait-il ? Il veille par la voie du palais, c’est-à-dire selon l’idée qu’il peut se faire de la situation.

Certains faits sont objectivés, puisque nous arrivons à obtenir des informations grâce à l’évaluation des premiers présidents, qui eux-mêmes reçoivent des présidents de chambre d’instruction l’annexe no 3 de la fiche d’évaluation et les notices que les juges d’instruction envoient aux présidents des chambres. Ce processus reste toutefois très indirect, ce qui doit nous amener à réfléchir à ce sujet, qui cependant ne pose pas de problème dans 99 % des cas, puisque les juges d’instruction sont désignés par une ordonnance de roulement, réalisée six mois à l’avance, pour le tout-venant des affaires déférées le jour même.

Mme Joëlle Munier. Nous tenons des assemblées générales et des commissions restreintes.

M. Didier Paris, rapporteur. Les modes de désignation sont-ils évoqués en assemblée générale ?

Mme Joëlle Munier. Tout à fait. Les juges d’instruction sont statutairement nommés dans notre juridiction. Ensuite, nous devons désigner, en assemblée générale, les magistrats qui vont remplacer les juges d’instruction en cas d’indisponibilité, de vacance, de stage, etc. Il ne s’agit en rien d’un pouvoir discrétionnaire du président. Dans l’ensemble, un tour de rôle est appliqué pour tous les déferrements, c’est-à-dire les affaires qui arrivent à la permanence avec des déferrements des personnes sur l’instant, devant le juge d’instruction. Il n’y a pas de décision dossier par dossier. Même quand des dossiers sont médiatisés, ouverts à l’instruction, le président n’est pas sollicité pour effectuer une désignation. Le tour de rôle s’applique. Voilà ce que nous appelons le « juge naturel » : il revient au magistrat désigné dans le tour de rôle de prendre ce dossier, sauf incompatibilité, c’est-à-dire sauf si le dossier concerne son voisin de palier, qu’il rencontre tous les jours.

M. le président Ugo Bernalicis. Pourrions-nous imaginer qu’un procureur ou un service enquêteur ne sorte une information conduisant à une instruction qu’au moment où, dans le tour de rôle, tel ou tel juge d’instruction serait désigné ?

Mme Joëlle Munier. Oui.

M. Christophe Mackowiak. Tout à fait. C’est la vie de tous les jours ! Pour désigner, nous tenons aussi compte des compétences. Tout le monde n’est pas capable de gérer un dossier économique et financier. Des spécialités existent, par exemple pour les mineurs. La charge des cabinets est aussi prise en compte. Un président examine l’équilibre de ses cabinets d’instruction et veille à répartir convenablement la charge de travail. Plusieurs éléments sont pris en compte.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie pour vos réponses très instructives, notamment sur l’aspect budgétaire, qui m’intéresse particulièrement.

 


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Audition du mercredi 4 mars 2020

À 16 heures 30 : M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil dÉtat, M. Jean-Denis Combrexelle, président de la section contentieux, et M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général

M. le président Ugo Bernalicis. Nous recevons à présent MM. Bruno Lasserre, Jean-Denis Combrexelle et Thierry-Xavier Girardot.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Bruno Lasserre, Jean-Denis Combrexelle et Thierry-Xavier Girardot prêtent successivement serment.)

M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil dÉtat. Monsieur le président, je souhaiterais tout d’abord rappeler quels sont les quatre métiers, les quatre fonctions du Conseil d’État. Le Conseil d’État est le juge suprême dans l’ordre administratif. La section du contentieux juge entre 10 500 et 11 000 requêtes par an. Elle peut être saisie, premièrement, en cassation des arrêts rendus par les huit cours administratives d’appel, qui statuent elles-mêmes en appel des jugements des tribunaux administratifs. Deuxièmement, le Conseil d’État peut être saisi en appel, par exemple pour des litiges liés aux élections municipales. Dans ce cas, le Conseil d’État est directement saisi en appel des jugements des tribunaux administratifs en première instance. Troisièmement – c’est un point important et original en Europe –, le Conseil d’État peut aussi être saisi en premier et dernier ressort, ce qui concerne 15 % des affaires portées devant le Conseil d’État, pour des litiges liés à des actes réglementaires, des décisions des ministres – une circulaire récente l’a montré –, des décisions des autorités administratives indépendantes (AAI) et des affaires dont la portée est nationale. Nous tenons à garder ce contrôle direct sur des grandes décisions publiques. Nous pouvons ainsi mener un contrôle étendu en droit et en fait. Il est bénéfique que le juge suprême puisse se saisir d’affaires où il peut « mettre les mains dans le cambouis » et ainsi régler intégralement le litige porté devant lui.

La deuxième fonction du Conseil d’État est consultative ; elle trouve directement sa source dans la Constitution. Nous sommes obligatoirement saisis pour les projets de loi et d’ordonnance. Nous examinons aussi un grand nombre d’autres textes, dont les textes réglementaires les plus importants, ce qui représente un total de 1 300 textes par an. S’ajoutent des demandes d’avis et de conseils adressés par le Gouvernement. Un petit nombre d’entre eux sont rendus publics, ceux qui concernent les projets de loi. Depuis 2015, la coutume veut en effet que les avis soient rendus publics pour les projets de loi, avis généralement examinés le jeudi après-midi en assemblée générale.

La troisième fonction, qui est également importante et que je souhaite renforcer, est la fonction de diagnostic, d’étude et de proposition. Que ce soit de sa propre initiative ou par des commandes du Gouvernement, le Conseil d’État doit aussi être une force de proposition sur la gouvernance publique et la conduite des politiques publiques. Nous tenons à ce rôle. Notre double expérience de juge et de conseiller nous autorise à donner ces conseils sur l’action publique. Chaque année, trois ou quatre études sont rendues. Elles portent sur la technique de l’action publique : par exemple, l’étude annuelle de 2020 porte sur l’évaluation des politiques publiques, pour renforcer son efficacité. Une étude récente porte sur l’expérimentation, afin d’en faire un levier d’innovation dans la conduite des politiques publiques. Nous rendrons prochainement une étude sur le traitement du contentieux concernant les étrangers, pour le simplifier et le fluidifier.

La quatrième fonction du Conseil d’État est la gestion de la juridiction administrative, puisque le Gouvernement a délégué au Conseil d’État la gestion de toute la chaîne de la juridiction administrative : elle comprend 42 tribunaux administratifs, huit – bientôt neuf en 2021 – cours administratives d’appel et la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui est, en nombre de juges, de personnels et d’affaires, la juridiction la plus importante dans l’ordre administratif.

Nous allons parler essentiellement de cette première fonction juridictionnelle. Dans la délibération qui est à l’origine de la création de votre commission d’enquête, j’ai lu que la justice administrative était incluse dans le champ de vos réflexions. Nous avons préparé des réponses détaillées à la vingtaine de questions que vous nous avez adressées par écrit. Nous avons rempli notre copie ! Peut-être pourrons-nous enrichir notre réponse en fonction du débat et de vos questions de cet après-midi. Dans tous les cas, nous rendrons notre copie en temps utile. Il nous est aussi utile d’être stimulés par les questions des parlementaires.

J’en viens à des définitions. Je souscris sans réserve au terme d’indépendance, ce qui n’est pas tout à fait le cas pour la notion de pouvoir judiciaire. Nous sommes les serviteurs de la Constitution et de la loi. Je lis la Constitution telle qu’elle est écrite, et j’y lis les mots « autorité judiciaire ». J’espère que vous me le pardonnerez. Nous pouvons faire du pouvoir judiciaire un vœu, mais je suis juriste et je lis les textes tels qu’ils sont rédigés.

Je souhaiterais revenir sur la signification du mot indépendance pour un juge, singulièrement pour la justice administrative, au sein de laquelle le Conseil d’État joue un rôle particulièrement important. L’objet même de l’indépendance est de garantir à ceux qui saisissent le juge et à ceux qui l’observent que l’issue du litige sera déterminée, dans l’exercice de la fonction juridictionnelle, sans aucune influence directe ou indirecte de tiers qui n’auraient aucun lien avec le procès.

Ce terme d’indépendance inclut deux dimensions. La première dimension, fonctionnelle, implique que le procès et l’organisation même de la justice doivent garantir que ceux qui rendent la justice – cela vaut évidemment pour la justice administrative – ne reçoivent ni pressions ni instructions dans l’exercice des fonctions juridictionnelles. La deuxième dimension, externe, de l’indépendance de la justice s’exprime par rapport aux autres pouvoirs, qui sont extérieurs aux juges. L’indépendance de la juridiction administrative implique que ni le pouvoir législatif ni le pouvoir exécutif ne viennent s’immiscer dans l’exercice de ses fonctions. Voilà la plus simple expression du principe de séparation des pouvoirs. Voilà les deux dimensions les plus classiques de l’indépendance de la justice.

Je souhaiterais insister sur deux autres dimensions. L’indépendance est aussi une obligation qui s’entend à l’égard des parties, et rejoint donc l’exigence d’impartialité, qui est davantage liée à la manière dont la juridiction est organisée, à son fonctionnement, ainsi qu’aux qualités personnelles du juge. Le juge doit être, mais doit aussi apparaître aux yeux du justiciable, le plus neutre et le plus impartial possible.

Enfin – et l’un de mes prédécesseurs le disait souvent –, l’indépendance est aussi une dimension personnelle. Le juge doit la faire vivre et se protéger lui-même. La plus grande tentation d’atteinte à l’indépendance est de faire passer ses convictions, ses passions et ses croyances avant son devoir d’impartialité. L’indépendance est aussi une obligation, pour le juge, de s’extraire de ses propres appartenances, déterminismes et convictions, pour raisonner en droit et de manière impartiale. Le juge doit s’arracher à ce qui le détermine comme individu et citoyen.

J’insisterai sur trois points. Premièrement, l’indépendance n’est pas seulement une question de textes. Nous avons beau être protégés par les meilleures garanties inscrites dans les textes, l’indépendance est une conquête de tous les jours, une manière d’être, un comportement. Les garanties sont une condition nécessaire, mais non suffisante. L’indépendance est une manière d’être, pour le juge, dans le prétoire, mais aussi à l’extérieur. Nous devons donner à voir cette indépendance et la faire vivre tous les jours.

Deuxièmement, il ne peut y avoir d’indépendance sans obligation de rendre des comptes. L’indépendance est une obligation et une exigence qui doivent habiter les juges, mais elle n’est pas l’irresponsabilité. Le juge doit aussi rendre des comptes à ceux qui lui ont donné ce pouvoir ou ce privilège. La justice administrative est responsable de ses actes, et doit rendre des comptes non seulement en tant qu’entité collective, mais aussi individuellement, au niveau de chaque juge.

Troisièmement, l’indépendance n’est pas le repli sur soi, le recroquevillement et l’autisme, la coupure du monde et la tour d’ivoire. L’indépendance suppose aussi des juges éveillés, curieux des choses du monde et en prise avec la société. Le juge, qu’on le veuille ou non, est un acteur de la vie administrative, économique et sociale. Il doit s’informer, s’intéresser aux conséquences concrètes de ses décisions. Il doit tester en permanence, avec pragmatisme, si les solutions adoptées sont praticables. Cela n’est pas faire preuve de complaisance, mais, dans l’œuvre de justice, derrière les décisions des juges, les conséquences sont importantes pour l’administration, le citoyen, les entreprises, les associations, les syndicats, etc. Le juge doit mesurer concrètement les enjeux que portent les litiges qu’il tranche.

Comment se structure l’indépendance pour la justice administrative ? Comment cette exigence est-elle née ? Comment est-elle organisée par les textes ?

Je me permets un bref retour en arrière historique, nécessaire à la compréhension de la naissance de la justice administrative et de son indépendance. Tout est parti de la Révolution française. En 1790, les constituants révolutionnaires ont souhaité mettre un terme aux incursions des parlements de l’Ancien régime dans la vie de l’administration. Ils ont poussé la séparation des pouvoirs tellement loin qu’ils ont exclu explicitement la possibilité, pour les tribunaux, de connaître des agissements de l’administration. Paradoxalement, la juridiction administrative est née du rejet, par les révolutionnaires, de ces pratiques de l’Ancien régime, dans lesquelles les parlements se substituaient à l’action de l’exécutif et de l’administration. Cette conception révolutionnaire de la séparation des pouvoirs allait très loin, était extrême. Pour éviter que la justice ne puisse intervenir dans les affaires de l’exécutif, ce dernier jouissait alors d’une sorte d’immunité juridictionnelle.

En 1799, le génie de Napoléon, en recréant le Conseil d’État qui existait déjà sous l’Ancien régime, est d’avoir modernisé et profondément transformé cette institution. Cependant, le Conseil d’État napoléonien n’avait que des attributions consultatives, y compris en matière juridictionnelle. Le ministre était juge de droit commun des litiges qui s’élevaient entre l’administration et les citoyens. Les décisions pouvaient être contestées, le litige était alors soumis au Conseil d’État qui émettait un avis. In fine, il revenait au chef de l’État de suivre ou de ne pas suivre cet avis. Voilà la raison pour laquelle, dans le langage courant, nous parlons encore beaucoup des avis du Conseil d’État, qui renvoient à une époque révolue. Pendant tout le XIXe siècle, la figure du chef de l’État a pris des formes très différentes, mais il a toujours suivi les avis du Conseil d’État – les exceptions se comptent sur les doigts d’une main –, y compris Napoléon.

Sous la IIIème République, tout change. La République naissante fait voter le 24 mai 1872 une loi « révolutionnaire », dirais-je, qui a imprimé un très profond changement, et qui réorganise le Conseil d’État. Cette loi marque l’abandon de la théorie du ministre juge, au profit d’une justice déléguée. On inscrit alors dans le marbre que le Conseil d’État statue souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative. La loi délègue au Conseil d’État le soin de prendre des décisions juridictionnelles qui s’imposent à tous, et non plus des avis émis à l’intention du chef de l’État. Cette loi de 1872 est déterminante : le Conseil d’État s’est alors mis à rendre des décisions en matière juridictionnelle, « au nom du peuple français », formule qui n’existait pas au XIXème siècle, sinon au cours du petit intermède de la IIème République. Cette théorie fonde aussi le recours pour excès de pouvoir. Je ne citerai pas l’un de mes lointains prédécesseurs, Édouard Laferrière, qui a théorisé le rôle du Conseil d’État comme juge administratif et la différence entre la responsabilité de l’administrateur et la responsabilité du juge. Cette période de la IIIème République a été incroyablement féconde : elle a fondé tous les grands principes – recours pour excès de pouvoir, contrôle de légalité, etc. –, l’effervescence contentieuse qu’elle a connue a fait naître tous les fondements du droit public et du droit administratif, et elle a installé le juge administratif et le Conseil d’État dans les institutions de la République. Cette époque va aussi conduire à la création, surtout après la Seconde Guerre mondiale, des principes généraux du droit, qui sont la colonne vertébrale de l’État de droit. Le Conseil d’État s’installe comme un garant de l’État de droit, protecteur des libertés individuelles, et le juge administratif tranche de manière impartiale les litiges entre l’administration et les citoyens.

Beaucoup de progrès ont été réalisés depuis 1872 au regard des garanties inscrites dans les textes qui fondent l’indépendance du Conseil d’État et de la juridiction administrative, dans la double dimension structurelle et personnelle que j’évoquais.

D’un point de vue structurel, la Constitution française ne cite le Conseil d’État que trois fois : à propos de la consultation obligatoire du Conseil d’État sur les projets de loi, à propos de la consultation obligatoire du Conseil d’État sur les projets d’ordonnance, et enfin à propos de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), comme filtre obligatoire, au même titre que la Cour de cassation, pour le renvoi au Conseil constitutionnel. Il n’est pas fait état, dans la Constitution, du rôle du Conseil d’État ou de la juridiction administrative en tant que juge. Le principe d’indépendance n’est pas inscrit formellement dans la Constitution. Cependant, le Conseil constitutionnel a symétrisé la situation de l’autorité judiciaire et la situation du juge administratif dans une fameuse décision de 1980, dans laquelle il considère que c’est la Constitution qui fonde l’indépendance de l’autorité judiciaire, mais que l’indépendance est aussi un principe fondamental reconnu par les lois de la République qui s’applique à l’autorité administrative. C’est le Conseil constitutionnel qui tire de toute la tradition républicaine, ininterrompue depuis 1872, le principe d’indépendance de la juridiction administrative, qui a la même valeur qu’une disposition textuelle de la Constitution et qui ne pourrait être modifié que par un changement de la Constitution. Cette décision de 1980 rappelle qu’en vertu de cette indépendance, il n’appartient ni au législateur ni au Gouvernement de censurer les décisions des juridictions, d’adresser à celles-ci des injonctions et de se substituer à elles dans les jugements des litiges relevant de leur compétence.

L’indépendance personnelle, attachée à la personne du juge, a aussi fait l’objet de garanties inscrites dans les textes.

La première garantie est l’inamovibilité des membres de la juridiction administrative. Ils sont des magistrats de carrière et ne peuvent faire l’objet d’aucune mutation d’office, même en avancement. Ce principe est garanti de manière explicite par la loi, s’agissant des magistrats administratifs, mais l’inamovibilité est aussi installée pour les membres du Conseil d’État par la coutume constitutionnelle ; elle est vécue comme une règle tout aussi contraignante. Tout cela s’explique par l’histoire de cette institution, que j’ai résumée à grands traits. Un certain consensus existe : la naissance et l’histoire du Conseil d’État ne rendaient pas nécessaire l’inscription dans le marbre législatif de ce principe d’inamovibilité. Il a été reconnu comme existant de fait par la Cour européenne des droits de l’homme, qui attache une égale importance aux textes et à la coutume.

La deuxième garantie est celle de l’avancement à l’ancienneté, selon l’ordre du tableau. Au Conseil d’État, il s’agit d’une coutume, qui est scrupuleusement respectée. Les promotions de grade sont exclusivement fondées sur un critère d’ancienneté. Nous faisons aussi intervenir le choix au mérite pour l’accès à toute une série de fonctions à l’intérieur ou à la tête des juridictions. Il est normal que nous recherchions les profils les plus adaptés à ces fonctions. Ce choix est alors entouré de garanties, comme la consultation obligatoire de la Commission supérieure pour les membres du Conseil d’État ou du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel (CSTACAA) pour les magistrats administratifs.

La troisième garantie, dont j’aurais pu parler en premier, concerne le recrutement des membres de la juridiction administrative : la grande majorité des membres du Conseil d’État et des magistrats administratifs est recrutée sur concours, à savoir par le concours de l’ENA et par le concours complémentaire des tribunaux et des cours. Dans ce système du concours, méritocratique, ce sont les lauréats qui choisissent eux-mêmes leur affectation, selon leur classement. Ce système peut être critiqué, mais il a l’immense mérite de parer à la tentation de la cooptation, dans un système dans lequel c’est l’institution qui coopte ses membres, en choisissant souvent ceux qui ressemblent à ceux déjà installés. Le concours, par définition, obéit à une autre logique, qui est méritocratique. Si chacun a les mêmes chances de participer aux épreuves et de les réussir, les meilleurs choisissent l’institution qu’ils veulent rejoindre.

Le vrai tour extérieur – il y a les « vrais » et les « faux » tours extérieurs – concerne environ 20 % des membres du Conseil d’État. L’institution comprend entre 340 et 345 membres, dont 230 en activité. Les 110 et 115 restants sont essentiellement des membres en position de détachement, et pour une petite partie d’entre eux, en disponibilité. Le vrai tour extérieur permet au Gouvernement, au grade de maître des requêtes ou de conseiller d’État, de nommer des personnes extérieures à la juridiction. Cette respiration est très utile, elle est une ouverture à des talents qui ne sont pas forcément présents au sein de l’institution. Ainsi, nous restons ouverts à l’extérieur et nous pouvons nous enrichir d’expertises et d’expériences qui peuvent nous aider à réaliser notre travail de juge et de conseiller. Des garanties ont été apportées : des garanties de fond existent, et les nominations sont soumises à l’avis du vice-président, qui consulte aussi les présidents de section. Cet avis a toujours été suivi, à une exception près, relativement ancienne. Dans mon expérience de vice-président, je n’ai jamais eu à émettre un avis négatif ou, du moins, un avis qui n’aurait pas été suivi par le Gouvernement.

Les membres issus du tour extérieur sont soumis aux mêmes obligations d’indépendance et d’impartialité que les autres membres issus de l’auditorat, et donc de l’ENA. Surtout, le principe fondamental du Conseil d’État est la collégialité. Un membre issu du tour extérieur n’exerce pas un pouvoir seul. Il n’est pas pensable qu’il puisse, à lui seul, juger une affaire. Il statue toujours au milieu et avec d’autres personnes ; sa voix ne compte pas plus que ceux qui siègent avec lui. Ce principe de collégialité, à 3, 5, 9 ou 15 juges ou plus en fonction des formations, fait que le tour extérieur ne permet de faire entrer dans l’institution que des talents extérieurs qui vont être confrontés à d’autres opinions, à d’autres voix, notamment celles issues de l’auditorat.

Je termine par quelques mots sur l’impartialité, dont l’importance est majeure. L’impartialité exige que le juge ne puisse pas apporter de solution à un litige qui s’appuie sur une intime conviction autre que celle qui procède de l’application de la loi. De grands progrès ont été réalisés depuis 1872. Les obligations déontologiques des membres du Conseil d’État et de la juridiction administrative ont été explicitées, dans la loi et dans une charte de déontologie. Un collège de déontologie a été institué, pour guider l’application de ces principes ; il conseille à la fois les magistrats et les chefs des juridictions. Certes, la justice des hommes ne sera jamais la justice divine, la justice parfaite. Elle sera toujours le reflet d’hommes et de femmes qui se réunissent pour essayer de trouver la meilleure solution compatible avec le droit qu’ils appliquent. Appliquer le droit, dans une démocratie, implique d’appliquer les textes, la Constitution et la loi tels que votés par les autorités démocratiquement investies. Dans cette tension, les juges poursuivent leurs interrogations, leurs doutes et la confrontation de leurs opinions avec celles des autres. Voilà le propre d’une justice humaine qui n’est pas parfaite, mais qui, au jour le jour, dans cette recherche de l’indépendance et de l’impartialité, va s’extraire de ce que pense chacun, pour, en conscience, essayer de trouver la solution la plus conforme au droit, la plus juste et la plus équitable pour résoudre le litige porté devant elle. Je pourrai revenir au cours de notre échange sur la charte de déontologie et sur les solutions qu’elle apporte. Elle règle notamment la question de la dualité de fonction confiée au Conseil d’État, celle de juge et celle de conseil, en prévoyant des cloisons très claires et étanches entre les fonctions, pour préserver l’impartialité du juge, qui, in fine, décide.

Je terminerai par trois réflexions. Premièrement, ce chantier de la déontologie, dont j’ai brièvement parlé et qui a commencé au début des années 2000, avec l’adoption de la charte et la création du collège, est essentiel. À l’époque où les garanties juridiques de l’indépendance de la juridiction administrative sont toutes acquises, ce chantier témoigne du fait que la juridiction administrative est en permanence à la recherche du bon équilibre, d’une amélioration concrète, constante, de ces garanties d’impartialité. La déontologie est une manière de progresser, en s’adressant directement aux membres de la juridiction, en incitant à réfléchir à ce que le métier exige de manière concrète.

Deuxièmement, la juridiction administrative est en mouvement. Je suis pour la réforme. Je ne m’arc-boute pas sur la défense de l’existant. Vous m’adresserez sans doute des questions sur la mission Thiriez et ses conséquences sur le Conseil d’État. Je vous ferai part des convictions qui m’animent. Comme toute la haute fonction publique, le Conseil d’État et la juridiction administrative doivent ressembler davantage à la France d’aujourd’hui et refléter sa diversité sociale et géographique. Des choses, sans doute, sont à faire et à changer. En tant que responsable de cette institution, je suis du côté de ceux qui pensent qu’une réforme est sans doute nécessaire, à condition qu’elle préserve trois valeurs essentielles, dont la première est la jeunesse et la présence de jeunes. Le Conseil d’État est une institution dans laquelle toutes les générations sont présentes. Le fait d’accueillir chaque année quatre, cinq ou six jeunes, qui nous apportent le vent d’une société qui bouge, qui nous stimulent, qui nous bousculent au bon sens du terme, qui nous forcent à voir les choses d’une manière différente, est une garantie essentielle. Nous ne sommes pas une institution de vieux qui arrivent au Conseil d’État en fin de carrière pour se mettre à l’abri pour le restant de leurs jours. Viennent au Conseil d’État des personnes qui aiment le droit, sans quoi ils seront malheureux, mais qui aiment aussi l’action, et qui vont, à un moment de leur vie, s’exposer aussi à la prise de responsabilités, qui vont sortir de leur zone de confort, qui vont s’exposer, au bon sens du terme. Ce point est essentiel. Pour bien juger et bien conseiller l’administration, il faut connaître les tensions de l’action publique. On ne peut le faire seul dans sa chambre, en lisant les livres. Il est très bénéfique que la jeunesse soit présente au Conseil, au même titre que toutes les autres générations. La deuxième valeur est l’indépendance, je n’y reviens pas. L’indépendance est consubstantielle à l’œuvre de justice et est la condition même de la légitimité de la juridiction administrative. La troisième valeur est l’ouverture, à la fois en accueillant des talents extérieurs, en faisant respirer cette institution qui en sera ainsi enrichie, et en favorisant la mobilité des membres du Conseil d’État, qui, à un moment de leur carrière, serviront en administration active, dirigeront des établissements publics et des AAI, et agiront sur les territoires, avant de revenir exercer leurs fonctions de juge et de conseiller avec un regard nouveau, enrichi par cette expérience dans l’administration active.

Ma troisième conviction est que la juridiction administrative doit être protégée non seulement par des règles et des coutumes, mais aussi par des manières d’être et de vivre. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je pense aussi que la meilleure manière de ne pas porter atteinte à l’indépendance de la juridiction administrative reste encore, pour les autres pouvoirs publics, de faire preuve de respect et de retenue. La séparation des pouvoirs repose sur des textes, mais aussi sur des comportements et des pratiques. Chaque pouvoir doit respecter les autres.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci, monsieur le vice-président. Quelle est la différence de statut entre membres Conseil d’État et membres des juridictions administratives, qu’il s’agisse des tribunaux administratifs ou des cours administratives d’appel ? Ne serait-il pas plus simple de disposer d’un corps unifié, puisqu’il est de coutume de dire que les membres du Conseil d’État sont des fonctionnaires non-magistrats ? Pour garantir leur indépendance, ne serait-il pas plus simple qu’ils soient magistrats ?

M. Bruno Lasserre. C’est un choix politique, un choix issu de la loi. Nous sommes les serviteurs de la loi, tel est le choix du législateur et nous le respectons. Dans l’absolu, une autre organisation serait possible. Cependant, ce choix est lié à l’histoire et à la manière dont s’est construite la juridiction administrative.

Quelles sont les raisons de ce choix ? Premièrement – cela est très important –, le Conseil d’État, au sein de la juridiction administrative, exerce des fonctions particulières, ce qui est très différent de la Cour de cassation par rapport aux cours d’appels et aux tribunaux judiciaires. Nos collègues du Conseil d’État sont à la fois juges et conseils, ce qui n’est pas le cas dans les tribunaux et les cours, qui sont essentiellement centrés sur la fonction juridictionnelle. Le Conseil d’État exerce quatre métiers différents ! L’unité de la juridiction administrative existe bien, mais doit-elle nécessairement passer par l’unité du corps et des règles de fond ? Nos métiers ne sont pas les mêmes.

Deuxièmement, le Conseil d’État, étant donné son positionnement, doit aussi respirer. Cette institution ne peut être seulement constituée de magistrats qui font le choix de la magistrature de carrière, dès le début de leur vie professionnelle. Dans nos fonctions de conseil et de proposition, comme dans nos fonctions juridictionnelles, nous avons besoin, sur beaucoup de sujets, d’expertises extérieures, par exemple pour la responsabilité hospitalière, l’urbanisme ou la construction, les questions de santé et d’environnement, qui sont souvent très complexes. Le fait de bénéficier du regard qu’apportent les spécialistes, un professeur hospitalier, un spécialiste de la santé et de l’environnement, etc., nous aide considérablement. Le Conseil d’État doit ainsi avoir présentes en son sein des personnes qui n’ont pas fait le choix d’origine de la magistrature de carrière.

Enfin, je serai très honnête avec vous…

M. le président Ugo Bernalicis. C’est louable !

M. Bruno Lasserre. Je le suis de manière générale, mais tout spécialement dans la réponse à cette question ! Cette modification n’est pas demandée. En tant que responsable du Conseil d’État, je serais évidemment à l’écoute s’il s’agissait d’une revendication de mes collègues et des membres de l’institution. Cela est presque une fierté de dire que nous sommes indépendants sans avoir besoin de l’écrire. D’ailleurs, les personnes extérieures le voient et le respectent. Nous avons le sentiment que nous n’avons pas besoin de nous draper derrière des garanties textuelles, si nous vivons, faisons percevoir et sentir cette indépendance par notre manière d’être et notre manière d’exercer notre métier. En interne, il n’existe pas de demandes tendant à la reconnaissance du statut de magistrat ou l’inscription dans les textes d’une telle garantie d’inamovibilité.

Enfin – il me semble que voici la meilleure réponse –, je voudrais vous lire ce qu’a écrit la Cour européenne des droits de l’homme, qui est une cour exigeante pour les États membres et qui garantit la Convention européenne des droits de l’homme. Elle s’est intéressée, comme vous le savez, à des pays comme la Hongrie, la Pologne ou d’autres encore, pays qui ne remplissent pas tous les critères de l’État de droit. Dans un arrêt Sacilor-Lormines c/ France du 9 novembre 2006, ainsi que dans un arrêt Kress c/ France du 7 juin 2001, la Cour écrit qu’elle a clairement reconnu que si l’inamovibilité des membres du Conseil d’État n’était pas prévue par les textes, elle se trouvait garantie en pratique, comme est assurée leur indépendance, par des usages anciens tels que la gestion du bureau par le Conseil d’État, sans ingérence extérieure, ou l’avancement à l’ancienneté, garant de l’autonomie tant à l’égard des autorités politiques qu’à l’égard des autorités du Conseil d’État elles-mêmes. Tel est notre brevet européen, qui est on ne peut plus clair. L’indépendance n’est pas seulement une question de texte, mais de comportement. C’est une conquête de tous les jours. Le Conseil d’État peut être fier d’avoir conquis cette indépendance, non pas de manière textuelle, mais de manière concrète. Voilà qui est unanimement reconnu.

M. le président Ugo Bernalicis. D’autres pays européens ont déjà garanti cette indépendance dans leurs textes. Si cela est déjà acquis dans les pratiques et dans la coutume, vous ne verriez sans doute aucun inconvénient à ce que cette garantie figure en dur dans les textes, puisque cette garantie est intéressante du point de vue de la Cour européenne des droits de l’homme. Voilà qui serait plus clair pour tout le monde : pour vous-mêmes, pour le législateur, pour le citoyen et pour les futurs présidents de la République, qui pourraient être tentés d’entraver les coutumes.

M. Bruno Lasserre. Il est plus difficile de changer une coutume qu’un texte. La coutume résulte d’un constat, d’une tradition républicaine ininterrompue. L’inscrire dans la loi donnerait le sentiment de la réversibilité, alors que le constat d’une coutume est presque plus irréversible.

M. le président Ugo Bernalicis. Je trouve assez cocasse que, en tant que vice-président du Conseil d’État, vous défendiez la coutume plutôt que la loi !

M. Bruno Lasserre. Le principe d’indépendance figure en toutes lettres dans l’article L. 131-2 du code de justice administrative, qui énonce les obligations qui s’imposent aux membres du Conseil d’État : « Les membres du Conseil dÉtat exercent leur fonction en toute indépendance, dignité, impartialité, intégrité et probité, et se comportent de manière à prévenir tout doute légitime à cet égard. » Derrière l’énoncé de ces obligations se trouvent en réalité les mêmes obligations que celles qui s’imposent à ceux que la loi qualifie expressément de magistrats. Il me semble que le fond est plus important que l’appellation.

M. le président Ugo Bernalicis. Je m’interroge quant au cloisonnement que vous dites avoir en interne entre les conseillers et les juges. Quelles sont les règles du cloisonnement ? Les membres du Conseil d’État intègrent l’institution à la sortie des concours interne, externe et troisième voie, à l’issue du tour extérieur, certains ont une vie professionnelle antérieure, certes principalement dans l’administration. Si un nouveau membre du Conseil d’État a travaillé au ministère des armées, comment gérez-vous la situation au contentieux ou dans la section administrative ? Pourra-t-il travailler sur des sujets qui auront trait à la défense ? Comment s’effectuent les roulements internes ? Pourra-t-il imaginer s’intéresser cinq ou six ans plus tard à un domaine de compétences qui a trait à son ancien ministère ? Monsieur le vice-président, vous disiez qu’avoir en votre sein un ancien directeur d’hôpital est une bonne chose, car il peut faire valoir des compétences utiles. Cependant, ne risque-t-il pas d’être à la fois juge et partie, de par son ancien environnement professionnel ?

M. Bruno Lasserre. En matière de cloisonnement, il nous faut distinguer deux choses. Des pare-feu, issus des textes, existent. Ainsi, les fonctions juridictionnelles et consultatives sont respectées, en toute indépendance l’une par rapport à l’autre. Un décret de 2008 a formalisé cette distinction ; il conduit aux pratiques suivantes. La première pratique, qui existait en coutume depuis la Libération, a été ainsi inscrite dans un texte : un membre du Conseil d’État qui a pris part à un avis sur un texte ne peut pas siéger en tant que juge si ce texte est contesté, ou même lorsque la légalité de ce texte est invoquée par voie d’exception à l’occasion d’un litige individuel. Voilà pour la dualité de fonction. Inversement, les membres du Conseil d’État qui statuent dans une formation de jugement ne peuvent pas avoir accès à l’avis quand il n’a pas été rendu public par le Conseil d’État, et donc ne peuvent pas s’inspirer de l’avis ou de ce que disent les travaux préparatoires à l’avis pour formaliser la décision à laquelle ils vont concourir. Enfin – je parle sous le contrôle de M. Combrexelle –, alors qu’autrefois, dans les formations de jugement les plus importantes, notamment pour les chambres réunies ou la section du contentieux, des représentants des sections administratives étaient obligatoirement présents, ce n’est plus le cas. Elles sont composées exclusivement de membres affectés à des fonctions juridictionnelles.

Votre question portait aussi sur les garanties concernant l’intégration de personnes, par exemple issues de l’administration active, préfets, ambassadeurs, directeurs d’hôpital, officiers généraux, ingénieurs, etc. La première garantie s’impose à tous les membres du Conseil d’État : nous avons une obligation de déclaration d’intérêts, qui doit être remplie dans les deux mois qui suivent l’entrée en fonction, et qui doit être renouvelée et actualisée à chaque changement d’affectation, d’attribution, etc. Surtout, la remise de cette déclaration d’intérêts s’accompagne d’un entretien déontologique avec le président de la section ou de la chambre, qui va lire la déclaration et commenter avec l’intéressé tous les problèmes potentiels que peut susciter l’exercice d’activités passées, encore en cours, ou même les activités exercées par le conjoint. C’est au cours de ce dialogue que nous réglons les cas où l’intéressé devra s’abstenir de siéger pour certaines affaires, aussi bien pour les formations consultatives que juridictionnelles. Si un doute existe, nous pouvons saisir le collège de déontologie, qui va émettre un avis et préciser les règles du jeu. Par exemple, l’habitude a été prise de ne pas affecter une personne issue du tour extérieur dans une chambre qui va juger les affaires du département ministériel dont il relève. En formation consultative, il ne pourra pas prendre part à une délibération concernant une direction qu’il a occupée. Tout est formalisé entre le président et l’intéressé et, si nécessaire, explicité par un avis du collège de déontologie. Ces pratiques sont mises en place et surveillées de manière extrêmement vigilante et attentive. Nous pourrons vous donner quelques exemples dans les réponses aux questions écrites. Le collège de déontologie a eu à régler toute une série de questions concrètes liées à l’intégration de nouveaux membres. Il en va de même si des membres du Conseil d’État sont membres d’une association ou d’un parti politique. Nous sommes attentifs au fait qu’ils ne puissent pas siéger en tant que juge ou conseiller sur une affaire qui pourrait faire suspecter leur impartialité. Voilà qui est vécu comme une vraie exigence, à laquelle la collectivité du Conseil d’État et le bureau sont particulièrement attentifs.

M. Jean-Denis Combrexelle, président de la section contentieux du Conseil dÉtat. Cette exigence est totalement intégrée par les membres du Conseil d’État. La règle du déport veut que, si une personne estime qu’elle a eu à connaître directement ou indirectement une affaire, elle se déporte. Par expérience, comme président de la section du contentieux, les collègues ont une pratique extrêmement large du déport. Si un membre a eu à connaître de près ou de loin une affaire, par exemple par relation associative ou familiale, le collègue se déporte sans motivation expresse. Cette pratique est très courante dans les formations de jugement, quel que soit le niveau de la chambre.

M. le président Ugo Bernalicis. Quand vous dites qu’une personne ayant exercé des fonctions antérieures ne peut pas exercer au sein du Conseil d’État dans le même domaine, est-ce ad vitam aeternam ? Existe-t-il un délai qui lui permette de revenir vers son domaine de compétences ?

Par ailleurs, des désignations de membres du Conseil d’État ont lieu pour un certain nombre d’organismes. Comment gérez-vous ces désignations, d’autant plus qu’elles sont accompagnées de rémunérations. Comment faites-vous la part des choses ? Comment gérez-vous les compétences, en lien avec la déclaration d’intérêts ? Sont-ils désignés exclusivement en dehors de leur domaine de compétences ? S’ils exercent dans un organisme, cela les empêche-t-il d’exercer ensuite au contentieux dans un domaine donné ? Ou, au contraire, sont-ils sollicités pour une formation consultative particulière ?

M. Bruno Lasserre. Se déporter n’est évidemment pas une obligation ad vitam aeternam, mais elle s’applique aussi longtemps que l’impartialité pourrait être suspectée. À titre d’exemple, la charte de déontologie fixe une période d’environ deux ans, période précisée avec le président de chambre ou le chef de la juridiction dans les tribunaux administratifs ou les cours administratives d’appel, pendant laquelle il est demandé au membre intéressé de s’abstenir de participer au jugement des litiges, concernant les décisions prises par l’autorité auprès de laquelle il exerçait précédemment. Évidemment, si vous avez pris la décision vous-même, dans le cas où vous avez été directeur d’administration centrale, vous devez vous abstenir de siéger pour tous les litiges qui concernent cette décision, y compris si elle date de dix ou quinze ans. Par définition, si vous êtes l’auteur de la décision, un déport perpétuel s’impose. À l’inverse, si je suis sous-directeur au ministère de l’économie et des finances, si le litige porte sur des décisions que je n’ai pas prises, mais qui ont été prises par l’administration ministérielle dont je relevais, le délai indicatif de deux ans joue alors, telle une période de sas qui permet de s’éloigner progressivement de ses fonctions antérieures.

Votre autre question est relative aux activités qui peuvent être confiées aux membres du Conseil d’État à l’extérieur de l’institution. Très souvent, c’est la loi qui prévoit ces missions : elle indique que telle autorité ou telle mission consultative doit comporter la présence de conseillers d’État, qui sont soit désignés par le vice-président, soit élus par l’assemblée générale, en fonction des organismes concernés. Ces fonctions doivent obligatoirement figurer dans la déclaration d’intérêts, qui doit être actualisée chaque fois qu’une nouvelle activité est confiée. Ainsi, le membre doit s’abstenir de siéger lorsque le litige concerne l’organisme dans lequel il sert à titre accessoire.

M. le président Ugo Bernalicis. Qu’en est-il en matière consultative ?

M. Bruno Lasserre. En matière consultative, notre appréciation est plus souple. Nous ne jugeons pas des actes, mais émettons un avis sur la conformité au droit de normes, telles que les lois organiques, les lois ordinaires, les ordonnances et les textes réglementaires. Le curseur est adapté au cas par cas. Quand la question est très sensible, notamment pour les demandes d’avis, nous voyons avec l’intéressé s’il peut ou non siéger. Cependant, la notion de litige n’existe pas, il ne s’agit que d’émettre un avis sur des questions de droit.

M. Didier Paris, rapporteur. Je vous remercie de vos propos liminaires, pour leur clarté et leur vertu pédagogique, qui est très utile. Dans certains domaines, il n’est pas toujours facile de s’appuyer sur des points de repères limpides. Par ailleurs, nous ne pouvons que vous accompagner dans votre souhait de jeunesse pour l’institution.

Le Conseil d’État a un rôle tout à fait majeur au sein de nos institutions, aussi bien pour les sections consultatives que contentieuses. Il ne se passe pas une journée sans qu’un avis ou une décision du Conseil d’État fasse l’objet d’un traitement important par la presse. Vos avis et vos décisions ont aussi une grande importance pour le Parlement. Comment gérez-vous ce poids de la presse, des médias et de l’opinion publique ? Par exemple, votre récente décision sur les zones de non-traitement (ZNT) a eu un très grand retentissement, sans parler de décisions encore plus récentes. Comment gérez-vous ces questions au sein même de l’institution, car cette pression s’exerce aussi sur son indépendance ?

M. Bruno Lasserre. L’indépendance n’est pas le recroquevillement sur soi, ce n’est pas l’autisme, mais l’obligation de rendre des comptes, d’expliquer ce que faisons et de faire de la pédagogie autour de nos décisions et nos avis. Le Conseil d’État dispose d’un service de communication, qui gère cette relation avec les journalistes et les médias. L’une de mes ambitions, en tant que vice-président – je ne le cache pas – est d’ouvrir davantage la maison du Conseil d’État à l’extérieur, par exemple aux parlementaires. Nous avons invité les parlementaires – j’espère que la commission des lois a déjà saisi cette offre, comme d’autres commissions – à découvrir les métiers du Conseil d’État et à assister à une séance de référé au contentieux, à dialoguer avec la section administrative correspondante, à entendre une présentation de la gestion de la juridiction administrative, et même à participer à une assemblée générale consacrée à l’examen d’un projet de loi, pour comprendre comment nous travaillons et délibérons. Ces nouvelles habitudes ont rencontré un très grand succès, à l’Assemblée nationale comme au Sénat. Nous allons continuer, car nous n’avons rien à cacher. Au contraire, nous voulons montrer ce que nous sommes et comment nous travaillons concrètement.

Pour la communication, nous établissons une différence entre les décisions juridictionnelles et les avis, qui eux sont transmis à un autre pouvoir, à l’exécutif ou au Parlement. La communication ne peut être la même pour une décision dont nous sommes l’auteur ou pour un avis qui est rendu à une autre autorité.

Pour les décisions qui ont le plus de sensibilité médiatique ou d’intérêt juridique, nous rédigeons des communiqués de presse. Nous recevons parfois des journalistes, quand ils souhaitent mieux comprendre la portée d’une décision. Pour l’affaire Lambert, qui a été scrutée avec beaucoup d’attention et a suscité un immense intérêt, nous avons par exemple tenu un point presse pour expliquer nos décisions et répondre aux questions de journalistes. Cela va dans le sens d’une bonne pédagogie.

Pour les avis, c’est plus difficile. Nous rendons des avis à une autorité qui est maîtresse de sa diffusion. Pour les avis sur les projets de loi, l’ancien Président de la République François Hollande a décidé, depuis 2015, sans texte, de rendre publics les avis du Conseil d’État ; cette coutume présidentielle n’est inscrite dans aucun texte. Nous la respectons. Quand le Conseil des ministres se réunit le mercredi sur un projet de loi qui a été examiné par le Conseil d’État, l’avis est publié sur le site Legifrance et sur le site du Conseil d’État, dès le mercredi après-midi. Cependant, nous ne commentons pas cet avis, c’est à l’autorité destinataire de cet avis de le faire, si elle le souhaite. Nous sommes heureux quand nos avis, qui constituent une littérature relativement longue et austère, sont lus. Cela nous fait plutôt plaisir – en tout cas, cela ne nous fait pas de peine. La publicité des avis n’a rien changé à notre métier de fond. Nous nous exprimons avec la même franchise et la même impartialité que par le passé. Cependant, cela nous oblige à rédiger nos avis en sachant qu’ils seront publics et que, par conséquent, leur résonance médiatique sera plus grande. Cela ne change rien sur le fond, mais, par exemple, nous expliquons désormais les points d’accord, et non plus seulement les points de désaccord. Lorsque nous adressons une note au Gouvernement, nous passons en revue tous les points importants d’un projet, y compris quand une disposition particulière ne soulève pas d’obstacle juridique de notre part. En revanche, nous sommes parfois invités par les commissions parlementaires pour expliquer nos avis ; nous n’acceptons pas ces invitations, car nous ne souhaitons pas être en porte-à-faux par rapport aux avis rendus collégialement. Nous pourrions alors être interrogés sur des amendements ou des modifications qui pourraient être introduites. Nous ne commentons pas, nous ne faisons pas de service après-vente, qui consisterait à expliquer nos avis devant la représentation parlementaire. Les avis doivent se suffire à eux-mêmes pour comprendre notre position.

M. Didier Paris, rapporteur. Le conseil de déontologie a-t-il rendu des avis sur des questions liées directement à l’indépendance des membres du Conseil d’État ?

Par ailleurs la différence est assez sensible entre l’autorité judiciaire – je parle bien d’autorité judiciaire, tout comme vous, monsieur le vice-président – et le Conseil d’État.

Les premiers présidents et présidents devaient être soumis non pas seulement à une déclaration d’intérêts, mais aussi à une déclaration de patrimoine. Que pensez-vous d’une telle mesure pour les membres du Conseil d’État et, le cas échéant, pour les autres membres de la justice administrative ?

M. Bruno Lasserre. Je ne crois pas que le collège de déontologie se soit prononcé sur des cas mettant en lumière des atteintes à l’indépendance de l’institution ou des interventions intempestives de tiers ou d’autorités publiques.

À l’inverse, des avis portent sur l’impartialité et les exigences de probité et d’intégrité qui s’imposent aux juges administratifs. Par exemple, un magistrat administratif peut-il exercer des activités d’enseignement rémunérées au bénéfice de cabinets d’avocats ? La réponse est non, car cela placerait l’intéressé dans une situation de dépendance vis-à-vis de ce cabinet. La question a aussi été posée – vous allez sourire – de savoir si un rapporteur public pouvait se voir offrir un cadeau en remerciement de ses conclusions. La réponse a été évidemment non. En tant qu’auditeur – j’étais alors tout jeune –, une personne, très satisfaite de mes conclusions, avait souhaité m’abonner pendant un an au Progrès de Lyon. J’ai dû lui faire comprendre que, même si ce journal m’intéressait beaucoup, je ne pouvais bénéficier d’une telle faveur. Nous avons aussi connu le cas d’un conseiller d’État en service extraordinaire qui était le mari d’une ministre en fonction. Le collège a émis un avis sur le point de savoir s’il pouvait exercer les fonctions principales du Conseil d’État. D’autres questions peuvent survenir, comme pour un conseiller d’État qui aurait exercé des fonctions antérieures au sein d’un cabinet ministériel. Sur toutes ces questions, qui portent plus sur l’impartialité que sur l’indépendance, des avis sont rendus et sont publiés sur le site internet du Conseil d’État.

Par symétrie avec la loi du 20 avril 2016 pour les juridictions administratives, la loi organique du 8 août 2016 prévoyait effectivement qu’un certain nombre de juges, à la tête des juridictions judiciaires, devaient, en sus de la déclaration d’intérêts qui s’impose à tous, remplir des déclarations de situation patrimoniale. Cette loi a été déférée au Conseil constitutionnel, qui, dans une décision du 28 juillet 2016, a jugé que le législateur organique, s’agissant de l’obligation qui pesait notamment sur le premier président de la Cour de cassation et sur les présidents de chambre, ne pouvait, sans méconnaître le principe d’égalité devant la loi, réserver l’obligation de déposer une déclaration de situation patrimoniale aux seuls premier président et présidents de chambre de la Cour de cassation, ainsi qu’au procureur général et premiers avocats généraux près la Cour de cassation, aux présidents et procureurs généraux des cours d’appel et présidents de tribunaux judiciaires et procureurs de la République. Du coup, le décret d’application nécessaire à l’application de la loi du 20 avril 2016 sur ce point n’a pas été pris, le Gouvernement ayant considéré que cette décision du Conseil constitutionnel, prise au nom du principe d’égalité devant la loi, valait autant pour les juridictions judiciaires que les juridictions administratives. L’obligation n’est pas entrée en vigueur, faute d’un décret qui lui-même se confronte à l’inconstitutionnalité de la loi sur le fondement de laquelle il devait être pris.

M. Didier Paris, rapporteur. Je vous remercie de cette importante précision.

Nous avons procédé avant votre audition à celle des membres de la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires. Ils établissent un lien direct entre la notion d’indépendance et leurs moyens budgétaires, faisant une différence sensible – ce sont leurs propos, non les miens – entre la situation de la juridiction judiciaire et celle de la juridiction administrative, qu’ils considèrent comme beaucoup mieux dotée, notamment car, selon eux, vous disposeriez de moyens de prévision budgétaire qu’ils n’ont pas. Vous pourriez mieux prévoir vos budgets, et les crédits, une fois votés, ne pourraient vous être retirés. La mécanique budgétaire vous donnerait une sécurité budgétaire bien supérieure. Cette question est un peu abrupte, mais quel est votre sentiment sur votre exercice budgétaire, puisque vous être chargé de l’administration de l’ensemble de la chaîne juridictionnelle administrative française ? Les conditions budgétaires ont-elles une incidence sur les garanties d’indépendance que nous vous devons ?

M. Bruno Lasserre. Premièrement, c’est le Parlement qui vote les budgets, que ce soit celui de la justice, en tant qu’il finance le fonctionnement des juridictions judiciaires, ou celui de la juridiction administrative, qui figure dans le programme 165 de la mission « Conseil et contrôle de l’État ». Nous ne pouvons dépenser que ce que le Parlement nous attribue, et nous remercions le Parlement de voter ce budget chaque année. Je constate que les rapports parlementaires qui accompagnent les discussions de ce programme 165 soulignent l’efficacité de la juridiction administrative et le fait que cet argent est bien dépensé, et surtout que ce budget pourrait être plus important. La juridiction administrative dispose d’un seul budget, qui est fongible, alloué à l’ensemble de la juridiction administrative.

Je passe désormais la parole à M. Girardot, secrétaire général, qui répartit ce budget entre toutes les juridictions, c’est-à-dire entre les 42 tribunaux administratifs, les huit cours administratives d’appel, la CNDA et le Conseil d’État. M. Girardot est un peu le ministre du budget de la juridiction administrative, charge dont il s’acquitte très efficacement ! À l’automne, il tient des conférences budgétaires avec chaque chef de juridiction, dans lesquelles ils discutent des besoins et des objectifs de la juridiction. Il s’intéresse aux indicateurs d’activité dont la juridiction doit rendre compte. Ces conférences conduisent à l’attribution d’une masse budgétaire pour chaque juridiction, accompagnée de lettres de cadrage pour fixer le cadre de fonctionnement de chaque juridiction.

Le total du budget de la juridiction administrative est de 440 millions d’euros en 2020, fongibles dans un seul budget. Le Conseil d’État gère toutes les fonctions support : immobilier, ressources humaines, paiement des salaires des magistrats, informatique, lancement des chantiers numériques, etc., en liaison avec les équipes des tribunaux et des cours. Tout est mis en commun. Notre administration est commune pour toutes les fonctions support.

Je cède donc la parole à M. Girardot, sur la question de la prévisibilité ou de la protection dont nous jouirions contre les à-coups budgétaires ou les gels ou reprises de crédits. Je ne suis pas sûr que nous soyons plus favorisés que d’autres sur ce point.

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur Girardot, vous êtes donc l’ordonnateur secondaire du programme 165…

M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général du Conseil dÉtat. J’agis par délégation du vice-président. Le vice-président est le responsable du programme, c’est plutôt lui qui est l’équivalent du ministre, si je puis me permettre.

Le mode de gestion du budget de la juridiction administrative fait que nous entretenons une discussion directe avec le ministère du budget pour préciser les besoins et la demande de budget que nous faisons. Je ne suis pas sûr que cela nous permette d’obtenir davantage que si nous passions par l’intermédiaire d’un ministre. Ce sont bien le ministre du budget et le Gouvernement qui présentent le projet de loi de finances au Parlement, lequel fait ensuite les arbitrages.

La différence se situe plutôt au niveau de la gestion du budget, une fois que ce budget est voté. Notre programme 165 est unique. Ce budget est réparti par le biais de conférences de gestion que je tiens avec chacun des chefs de juridiction aux mois d’octobre et de novembre. Nous passons alors en revue l’activité de chaque juridiction, ses besoins en effectifs, en immobilier et en dotations de fonctionnement. Nous attribuons ensuite les moyens en fonction de ces besoins.

La différence, peut-être, avec la juridiction judiciaire est que le budget est géré à plus petite échelle. Nous organisons une réunion directement avec chaque juridiction, parce qu’elles sont beaucoup moins nombreuses. Dans l’ordre judiciaire, une partie de la gestion est déléguée au niveau de la cour d’appel. Dans la juridiction administrative, les juridictions sont moins nombreuses, beaucoup ont une petite taille et n’ont pas la capacité de gérer elles-mêmes les fonctions support. Ainsi, la plupart des fonctions support et des moyens budgétaires sont centralisés au Conseil d’État, et font l’objet de ce dialogue de gestion avec chacune des juridictions pour déterminer leurs besoins. Cela ne nous met pas à l’abri des mesures de gel budgétaire, même si nous avons des négociations en cours d’année budgétaire pour obtenir des levées partielles du gel, lorsque nous arrivons à convaincre les autorités financières. En revanche, il est vrai que nous disposons d’une assez grande autonomie sur l’attribution des moyens à l’intérieur même de la juridiction.

Mme Émilie Guerel. Monsieur le vice-président, je partage votre point de vue. Il semble primordial de rendre la justice administrative plus proche sociologiquement de la population française. L’image d’une justice de classe ne peut qu’être entretenue quand on analyse les données annuelles des concours de l’ENA. La diversification du recrutement doit donc être poursuivie. Justement, comme vous l’avez dit, une réforme de la haute fonction publique est en cours. L’idée du rapport présenté par M. Thiriez est de refondre les épreuves des différents concours pour les rendre moins académiques, moins discriminants sociologiquement et plus opérationnels.

Une vingtaine de nouvelles classes préparatoires « égalité des chances » seraient également créées sur le territoire, à raison d’une classe au moins par région, et les actuels deuxième et troisième concours, ainsi que le tour extérieur, seraient remplacés par une nouvelle voie d’accès professionnelle, unique, lisible et plus accessible à un plus grand nombre de professionnels. Que pensez-vous de ces préconisations du rapport de M. Thiriez au regard de la diversité sociologique du recrutement des futurs magistrats administratifs ?

Ma deuxième question porte également sur cette mission Thiriez, qui a examiné la faisabilité d’une hypothèse consistant à « fonctionnaliser » les grands corps. Cette transformation en emplois fonctionnels des postes permanents du Conseil d’État, de la Cour des comptes et des services d’inspection impliquerait donc de supprimer les corps concernés, de nommer des cadres supérieurs de l’administration pour exercer, pour une durée limitée, des fonctions de contrôle ou juridictionnelles. Si une telle réforme peut se concevoir pour des corps d’inspection, elle se heurte en revanche à des obstacles constitutionnels et conventionnels s’agissant des corps juridictionnels que sont le Conseil d’État et la Cour des comptes, car le processus de désignation serait contraire aux principes d’indépendance et d’inamovibilité. Pourriez-vous ainsi nous donner votre avis sur ce point ?

M. Bruno Lasserre. Voilà une question intéressante et d’actualité. Je le dis et je le répète, la juridiction administrative, pour être tout simplement légitime, doit ressembler à la France. Elle doit accueillir en son sein tous ceux qui, au nom de l’égalité des chances, ont le mérite pour la rejoindre, notamment dans l’accès en amont au concours, qui permet d’intégrer la juridiction administrative.

Cependant, n’ayons pas une approche trop naïve. Nous ne pouvons faire porter sur les seules écoles de formation à la haute fonction publique l’obligation de cette diversité, notamment sociologique. Toute la chaîne de l’enseignement doit l’assurer, de la maternelle jusqu’au lycée, aux classes préparatoires et à l’université. (M. le président Ugo Bernalicis acquiesce.) L’université aussi, pour son accès, comporte des biais sociologiques qu’il faut combattre. Nous ne pouvons faire porter une responsabilité peut-être trop vaste sur l’ENA. Le même reproche pourrait être fait à Polytechnique, à HEC ou à l’ESSEC, celui qui consiste à dire que les élèves ne ressemblent pas suffisamment à la France. Pourquoi ? Peut-être que notre système éducatif, dans son ensemble, ne garantit pas suffisamment cette égalité des chances, notamment pour les enfants ou les jeunes issus des quartiers défavorisés et des zones de revitalisation rurale, qui affrontent ces difficultés au sein du système éducatif. Beaucoup est fait, mais c’est un combat de tous les jours. Je vous le dis très clairement, je souscris pleinement à toutes les recommandations de la mission Thiriez pour démocratiser l’accès à la haute fonction publique : 20 classes préparatoires à l’intégration, très bien ! Quotas dans les classes préparatoires au concours de la fonction publique, très bien ! Le tutorat, qui consiste à parler du service de l’État dans les collèges et les lycées, très bien ! On ne parle que trop peu du service de l’État, de sa noblesse et de son ambition. Nous devons éveiller la curiosité des élèves au service de l’État, mais aussi à la fonction de juge judiciaire ou administratif.

Soyez certaine qu’en tant que vice-président du Conseil d’État et responsable de la juridiction administrative, et en tant que président du conseil d’administration de l’ENA, puisque j’exerce cette fonction de droit, je vais dans ce sens. Nos efforts doivent être concrets, pour aller plus loin.

Concernant la sortie de l’ENA, le classement et un potentiel mécanisme à l’amiable d’affectation, je n’ai pas d’idée préconçue. Le Gouvernement doit faire ce choix. Le classement a au moins un mérite, il est objectif. Nous devons veiller à ne pas retomber dans la pratique qui était celle en vigueur avant la création de l’ENA en 1945, où chaque institution cooptait ses futurs membres en fonction d’un certain profil. C’est alors que nous avions affaire à des dynasties d’inspecteurs des finances et de conseillers d’État. Nous choisissions ceux qui avaient les codes, ceux qui ressemblaient à ceux qui décidaient. Le concours est une conquête républicaine, démocratique, à condition que l’égalité des chances soit une vraie réalité, et à condition que les épreuves de classement soient les bonnes. De ce point de vue là, je souscris aussi à l’ambition de transformer les épreuves académiques en épreuves qui soient plus proches du terrain. Ce que nous demandons aux hauts fonctionnaires, ce n’est pas seulement de savoir rédiger la note parfaite au ministre, voire de rédiger la circulaire qui va interpréter la loi récemment votée, c’est de conduire, collectivement, avec d’autres formations et d’autres origines, des projets et de changer la réalité du terrain. Cela ne s’apprend pas dans les livres, il ne s’agit pas de techniques de rédaction, mais de techniques de conduite de l’action publique et de projets collectifs. Le directeur actuel de l’ENA a cette même ambition, et il oriente plus la scolarité vers l’acquisition de compétences dans ce domaine. Voilà qui va dans le bon sens.

Vous évoquez aussi un autre débat, qui me semble avoir été clos par la mission Thiriez, l’idée selon laquelle nous pourrions « fonctionnaliser » les grands corps. Cette « fonctionnalisation », qui implique la suppression des corps et la substitution d’une collection d’emplois fonctionnels qui pourraient être pourvus par des décisions de l’État, se heurte, pour les juridictions, à un obstacle constitutionnel et conventionnel. Peut-on imaginer que la juridiction administrative, qui juge notamment les décisions de l’État, puisse dépendre, pour la carrière de ses membres, de décisions prises par l’État, dont nous jugeons les décisions ? Un magistrat administratif pourrait se poser la question de savoir si telle annulation d’une décision d’un ministre ou d’un préfet pourrait rejaillir défavorablement sur son prochain emploi. Ce serait la fin de l’indépendance. Une juridiction, par définition, ne peut être une collection d’emplois fonctionnels pourvus par l’État au gré de sa propre appréciation. Le Conseil constitutionnel l’a dit lui-même, tout comme la Cour européenne des droits de l’homme : l’indépendance juridictionnelle exige qu’une part importante des membres de la juridiction appartienne à une magistrature de carrière, à laquelle ils dédient l’essentiel ou la plus grande partie de leur vie professionnelle.

Pour les corps d’inspection, certes l’indépendance n’est pas une exigence constitutionnelle, mais il peut être utile pour les ministres d’avoir autour d’eux des personnes capables de leur donner un langage de vérité, de leur dire non, et d’inspecter sans complaisance ni concession des services placés sous l’autorité du ministre. Cela semble être favorable à la gestion de l’action publique. Même si la source de ces exigences n’est pas la même, il y a matière à réflexion : ne faut-il pas, autour des ministres, des personnes fonctionnellement indépendantes, pour les aider dans leurs diagnostics, dans la gestion de crise et pour apprécier en toute indépendance les services placés sous l’autorité ministérielle ? Je vous parlais de trois valeurs : jeunesse, indépendance et ouverture. Au titre de la seconde valeur, qui est essentielle à la juridiction administrative, nous refusons toute « fonctionnalisation » de la juridiction administrative.

M. Jean-Denis Combrexelle. Je souhaiterais me faire le porte-parole d’un certain nombre de collègues, sur la question de la diversité sociale au Conseil d’État. Certes des pistes de progrès sont nécessaires. L’une des particularités du Conseil d’État est sa diversité sociale et sociologique. Au Conseil d’État, certains viennent des quartiers défavorisés, d’autres ont des parcours très atypiques. Il se pourrait même que le président de la section du contentieux corresponde à cette situation. De grâce, n’ayons pas une vision un peu déformée de cette institution ! Les parcours familiaux, sociaux et professionnels sont très différents. Pour juger et rendre des avis, nous avons besoin de cette diversité. Ne croyons pas que le Conseil d’État, parce qu’il est une des grandes institutions de la République, est socialement homogène. Je parle au nom de beaucoup de membres du Conseil d’État.

M. Bruno Lasserre. Cela est d’autant plus important que la justice administrative est la justice du quotidien des Français. Les litiges portés devant le Conseil d’État concernent le refus d’une allocation sociale comme le RSA, l’inscription à Pôle emploi, le refus ou l’attribution d’un permis de construire à un voisin, la contestation d’un impôt, le droit au logement opposable, le statut des étrangers, le droit au séjour, etc. Nous sommes les juges du quotidien des Français. Le juge doit non seulement accepter cette réalité, mais aussi montrer qu’il comprend les enjeux concrets des litiges qu’il tranche. Voilà un point très important de sa légitimité.

M. le président Ugo Bernalicis. Ma question suivante porte sur la discipline. Avez-vous l’équivalent d’un Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ? Êtes-vous bien les responsables, en appel, des décisions du CSM ? Comment gérez-vous cette interaction, êtes-vous beaucoup saisis ? Comment en va-t-il dans l’autre sens ? Le CSM juge-t-il en appel vos décisions ?

M. Bruno Lasserre. Au sujet de la discipline des membres de la juridiction administrative, deux instances disciplinaires existent. Pour le Conseil d’État, la commission supérieure est composée du bureau du Conseil d’État, de membres élus aux différents grades et de trois personnalités qualifiées, dont l’une est désignée par le président de l’Assemblée nationale, et qui apportent donc un regard extérieur. Pour les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, le CSTACAA joue ce même rôle. Il est aussi tripartite. Je le préside, avec le secrétaire général, et il inclut un président de la mission d’inspection, un représentant du ministère de la justice, etc. Sont présents des magistrats élus à tous les grades et trois personnalités qualifiées, dont l’une est également désignée par le président de l’Assemblée nationale. Aucune procédure disciplinaire, au-delà en tout cas des deux premiers niveaux que sont l’avertissement et le blâme, ne peut aboutir à une sanction sans consultation de ces instances, qui font alors une proposition qui lie l’autorité investie du pouvoir disciplinaire. L’autorité disciplinaire est bien le vice-président du Conseil d’État.

Pour le CSM, le Conseil d’État n’intervient pas vraiment en appel, puisqu’il est possible de contester directement la légalité de la décision du CSM devant le Conseil d’État.

M. Jean-Denis Combrexelle. Relativement peu de cas de contestations sont portés devant nous. Le nombre de sanctions est faible. Nous sommes saisis d’une dizaine d’affaires environ par an concernant des décisions prises par le CSM. Une chambre plus spécialisée dans ces questions est saisie, l’instruction est très complète, puis la décision est prise. Dans certains cas, nous pouvons connaître des annulations pour vice de forme ou de procédure et, plus rarement, pour des questions d’appréciation.

M. le président Ugo Bernalicis. Pourriez-vous nous envoyer des statistiques sur la ventilation des décisions ?

M. Bruno Lasserre. Nous n’avons aucun secret sur le nombre d’affaires !

M. le président Ugo Bernalicis. Quant à vos décisions, qui sont donc des sanctions administratives, sont-elles susceptibles d’appel ?

M. Bruno Lasserre. Je me permets de préciser la procédure, pour éviter les erreurs. La situation n’est pas absolument symétrique entre le Conseil d’État et les tribunaux et les cours. Pour le Conseil d’État, l’autorité disciplinaire est le vice-président et l’instance disciplinaire qui doit être consultée pour les sanctions au-delà d’un certain niveau est la commission supérieure. Pour les tribunaux et les cours administratives d’appel, le CSTACAA joue à la fois le rôle d’instance disciplinaire et d’autorité, c’est-à-dire qu’elle prend collectivement les décisions les plus importantes. Dans les deux cas, c’est devant le Conseil d’État que ces sanctions peuvent être contestées. Évidemment, ceux qui ont participé à l’avis et à la proposition et qui ont entendu l’intéressé ne peuvent pas siéger ; des juges extérieurs à l’instance disciplinaire prendront nécessairement la décision finale.

M. Jean-Denis Combrexelle. Statutairement, le président de la section du contentieux est en dehors de toutes ces instances disciplinaires.

M. Bruno Lasserre. Le vice-président aussi. Il ne siège pas dans la commission disciplinaire, pour lui laisser un recul suffisant.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez parlé du « vrai » tour extérieur, qu’en est-il du « faux » ? Par ailleurs, un tiers des membres du Conseil d’État exerce à l’extérieur de l’institution. Ce chiffre est-il normal ? Connaît-il une évolution ? Voilà qui me semble être une particularité au sein de nos institutions françaises. Certains membres du Conseil d’État sont même au Parlement. (Les regards amusés se tournent vers M. Guillaume Larrivé.)

M. Bruno Lasserre. Je vous réponds au sujet du « faux » tour extérieur. À côté du tour gouvernemental, c’est-à-dire de la prérogative qu’a le Gouvernement de nommer des personnes extérieures aux grades de maître des requêtes et de conseiller d’État, existent d’autres voies d’entrée au Conseil d’État, à différents âges de la vie professionnelle, voies qui ne sont pas organisées de la même manière. Par exemple, chaque année, nous intégrons deux conseillers de tribunaux administratifs au grade de maître des requêtes, et en général un autre membre de ce corps au grade de conseiller d’État, soit trois membres en tout. Le Conseil d’État décide alors. Il en va de même pour des maîtres des requêtes en service extraordinaire, qui sont par exemple administrateurs civils, magistrats judiciaires ou professeurs d’université, qui servent pendant quatre ans au Conseil d’État, aussi bien dans les formations contentieuses qu’administratives. À l’issue de ces quatre ans, nous pouvons intégrer les meilleurs d’entre eux. La sélection est réalisée par un jury interne au Conseil d’État, qui décide. Voilà ce que nous appelons le « faux » tour extérieur : il est extérieur, car nous nous enrichissons de talents qui ne sont pas présents au Conseil d’État, mais la décision appartient non pas au Gouvernement, mais au Conseil d’État lui-même.

M. Didier Paris, rapporteur. Ma seconde question portait sur le nombre de membres du Conseil d’État, soit un tiers d’entre eux, exerçant à l’extérieur de l’institution.

M. Bruno Lasserre. Ce nombre est à peu près stable. Toutefois, les 230 membres en activité au Conseil constituent un nombre assez élevé ; il fut parfois inférieur. Le président de la section du contentieux n’a jamais assez de membres pour juger. En interne, nous pouvons parfois connaître des périodes en tension, l’activité n’est pas toujours la même, mais nous avons les moyens suffisants pour traiter l’ensemble des missions assurées par le Conseil d’État. Ces 110 ou 115 personnes ne sont pas toutes dans la même position. La plupart d’entre elles sont en détachement, dans l’administration active : préfet, directeur d’administration centrale, etc. Ils restent dans le service public et quittent temporairement le Conseil d’État pour exercer des responsabilités dans l’administration active. J’ai moi-même exercé tous les métiers à l’intérieur du Conseil d’État, mais je suis parti deux fois douze ans à l’extérieur, comme directeur général des télécoms – j’ai beaucoup travaillé dans ce secteur – et comme président de l’Autorité de la concurrence. J’ai fait des allers et retours et je suis revenu après avoir quitté le Conseil d’État. Je pense que ces expériences m’ont aidé à exercer les métiers internes au Conseil. Le président Combrexelle a été directeur général du travail pendant de longues années. Il est l’un des meilleurs spécialistes des relations du travail. M. Girardot a aussi exercé des responsabilités à l’extérieur : conseiller juridique à la représentation française à Bruxelles, directeur juridique au ministère de l’éducation et de l’enseignement supérieur et numéro deux du secrétariat général du Gouvernement. Nous avons tous, aussi, été rapporteurs publics dans des contentieux très engagés. En interne comme en externe, nous avons essayé de nous confronter à des défis, de nous challenger, de nous mettre en situation d’apprendre dans les différents métiers que nous avons exercés. Cela est bon pour le Conseil d’État, pour sa respiration, pour sa capacité à comprendre la société et les enjeux concrets des décisions et avis que nous prenons.

Il faut ensuite faire revenir ces personnels. Il ne peut s’agir que de mobilités. Nous devons être en mesure de proposer, à certains moments, des postes attractifs, pour qu’existe une alternance entre les fonctions exercées à l’intérieur et à l’extérieur.

Une petite partie de ces 110 à 115 membres du Conseil d’État, moins d’une vingtaine, sont en disponibilité, pour exercer d’autres fonctions : dans le privé – cette position statutaire est permise par le statut général de la fonction publique –, au sein d’entreprises, pour leur propre compte ou comme avocats, ou en tant qu’élus. Cette règle est désormais appliquée aux parlementaires. Ces membres en disponibilité ne participent pas du tout à la vie du corps ; ils lui sont extérieurs. Nous nous côtoyons évidemment dans certains événements, mais ils n’influent en rien sur les avis et les décisions du Conseil d’État. Certains reviennent, et nous en sommes heureux, et d’autres, au bout de dix ans, durée maximale autorisée pour les disponibilités, ne reviennent pas et démissionnent. Je serai très ferme quant au point suivant ; autant le Conseil d’État encourage parfois les mobilités et les détachements, qui sont utiles au corps, autant nous ne promouvons pas les disponibilités, qui ne relèvent que d’un choix personnel, dont nous ne faisons que prendre acte.

M. Didier Paris, rapporteur. Existe-t-il une régulation particulière ?

M. Bruno Lasserre. Non, dans la mesure où cela est un droit reconnu par le statut général de la fonction publique, auquel nous ne pouvons pas nous opposer. Cependant, nous ne l’encourageons pas et nous ne promouvons pas les activités en disponibilité. Nous prenons acte de choix personnels qui peuvent être faits par nos collègues au cours de leur vie professionnelle.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie pour l’ensemble de vos réponses. J’en viens à une question plus particulière. Je cherche à savoir depuis deux ans et demi pourquoi les programmes budgétaires portent les nombres qu’ils portent. Le programme 165 « Justice administrative » semble avoir un lien avec le programme 166 « Justice judiciaire », mais personne n’a pu m’apporter de réponse sur les règles qui ont prévalu à leur numérotation.

M. Bruno Lasserre. Je poserai la question. Parmi les membres du tour extérieur – nous nous en félicitions –, nous avons un ancien directeur du budget, qui d’ailleurs réussit très bien. Je lui poserai la question dès ce soir et vous transmettrai la réponse.

M. le président Ugo Bernalicis. Concernant vos missions d’étude, de diagnostic et de prospective, nous devrons sans doute avoir un débat prochain sur le chevauchement entre le droit administratif et le droit judiciaire, que ce soit en matière civile ou pénale. En effet, de plus en plus de dispositions se chevauchent, notamment dans le droit du travail, où les juridictions administratives sont de plus en plus saisies sur des dispositions liées à cette matière, en plus de dispositions des prud’hommes et de dispositions en matière civile. Il serait louable de mieux coordonner l’ensemble, pour rendre des jugements plus logiques et conformes les uns aux autres.

M. Jean-Denis Combrexelle. Concernant le droit du travail, les administrations ont réalisé de gros efforts pour créer des blocs de compétences. Il existe un bloc de compétences « juge administratif » pour les plans de sauvegarde de l’emploi, un autre bloc « juge judiciaire » en matière de rupture conventionnelle, etc. Comme le disait le vice-président, il existe un problème de proximité vis-à-vis des salariés. Nous devons éviter qu’ils ne soient perdus. Nous essayons de faire en sorte que les règles et la répartition des compétences soient les plus claires possible.

M. le président Ugo Bernalicis. J’aurai pu étendre ma question à l’antiterrorisme. De nombreux domaines existent où des superpositions entre les domaines judiciaire et administratif pourraient être revues. Messieurs, je vous remercie de vos réponses précises, claires et étayées.

 

 


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Audition du mercredi 20 mai 2020

À 15 heures 30 : M. Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour dappel, et M. Gilles Accomando, ancien président

M. le président Ugo Bernalicis. Je suis très heureux de vous retrouver, même si ce n’est qu’à distance pour le moment, pour la poursuite des travaux de notre commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Ils ont été interrompus depuis la mi-mars par la période de confinement, mais l’article 22 de la loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 du 23 mars 2020 a allongé de deux mois la durée des travaux des commissions d’enquête en cours afin de nous permettre de les mener à bien.

Le plan de reprise progressive de l’activité de l’Assemblée rendait possibles des réunions en présentiel mais, compte tenu des difficultés de déplacement que rencontrent encore les députés provinciaux, nous avons estimé, le Rapporteur et moi, qu’il était préférable de reprendre nos travaux à distance, au moins jusqu’à la fin du mois de mai. Nous verrons ensuite, en fonction de l’évolution de la situation, si le retour au format classique d’audition est praticable.

La commission d’enquête reçoit M. Xavier Ronsin, premier président de la cour d’appel de Rennes et président de la Conférence des premiers présidents de cour d’appel, et M. Gilles Accomando, premier président de la cour d’appel de Pau et ancien président de la Conférence, dont nous avions dû annuler l’audition prévue fin mars.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale, puis y sera consultable en vidéo. Elle fera également l’objet d’un compte rendu écrit qui sera publié.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Xavier Ronsin et Gilles Accomando prêtent successivement serment.)

M. Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour dappel. La Conférence regroupe les 36 premiers présidents des cours d’appel judiciaires. Son bureau est composé de cinq membres élus. J’en suis membre depuis un an et demi et préside la Conférence depuis janvier 2020, pour un an. La Conférence fonctionnant par consensus : l’ensemble des membres n’est engagé que si deux tiers des voix ont pu être réunis sur un projet de résolution. Magistrat depuis quarante ans, j’ai occupé diverses fonctions au siège, au parquet et en administration centrale.

Le chapitre premier du recueil des obligations déontologiques du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) s’ouvre ainsi : « Lindépendance de lautorité judiciaire est un principe fondamental de valeur constitutionnelle, découlant du principe de séparation des pouvoirs. Elle constitue lune des garanties de lÉtat de droit. Elle est, pour la société, la condition de sa confiance dans la justice. Elle est, pour le justiciable, la condition dun procès équitable. Elle est, pour le magistrat, la condition de sa légitimité. »

La notion d’indépendance, institutionnelle et personnelle, participe de la colonne vertébrale de la magistrature et les règles déontologiques encadrent sa vision subjective. Cette notion est d’autant plus importante qu’elle peut se révéler fragile, dans nos vieilles démocraties comme dans les jeunes issues de l’effondrement de l’URSS.

L’évolution de l’office et des marges d’appréciation du juge, qui n’était que la « bouche de la loi » en 1789, sont en outre considérables depuis 50 ans, notamment du fait de la possibilité d’effectuer des contrôles de conventionnalité et de proportionnalité reconnus par la jurisprudence de Strasbourg.

L’indépendance n’a cependant vocation ni à faire plaisir au juge ni à servir son confort personnel. Ce n’est pas l’autre nom du corporatisme. C’est une puissante exigence pour le juge comme pour l’appareil judiciaire, qui à la fois justifie les garanties statutaires du corps – notamment l’inamovibilité des magistrats du siège – et s’impose aux hommes et aux femmes qui rendent la justice. Cela renvoie au savoir-être et au savoir-faire du magistrat, à son éthique personnelle comme à son respect des obligations déontologiques.

L’École nationale de la magistrature (ENM) que j’ai dirigée pendant quatre ans joue un rôle fondamental dans les apprentissages et les déclinaisons de l’indépendance de la magistrature. Comme l’a relevé la Conférence, la volonté d’améliorer la connaissance de l’administration que traduit le rapport Thiriez ne doit pas entraîner une disparition de l’ENM voire une fusion-absorption dans un ensemble « mou » destiné à former plusieurs corps de l’État, où tous les fonctionnaires se ressembleraient. Un policier, un administrateur et un juge ne remplissent pas les mêmes missions. L’indépendance de l’ENM, par les enseignements qui s’y font et le pluralisme de son recrutement, contribue à l’indépendance de la magistrature.

Les conditions matérielles dans lesquelles la justice est rendue ont aussi leur importance, comme l’ont souligné les recommandations de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) ou de la Commission de Venise. Une magistrature tellement démunie qu’elle dépendrait d’une série de contraintes insurmontables pour traiter des contentieux ne pourrait avoir qu’une indépendance de façade.

Par ailleurs, les règles présidant au rôle du CSM sont perfectibles. Il devrait notamment pouvoir être entendu par le Parlement lors de l’examen des projets de loi de finances, et mieux traiter la question de la transparence des postes à pourvoir. La direction des services judiciaires (DSJ) du ministère de la Justice pourrait lui être rattachée pour certaines de ses fonctions. L’impossibilité pour le CSM de substituer un nom à un autre qui lui est proposé limite également son pouvoir d’appréciation.

Le système judiciaire français a de grandes qualités, notamment par son ouverture vers la société civile, mais il peut encore s’améliorer.

L’image selon laquelle l’institution judiciaire serait marquée par un fort corporatisme m’apparaît erronée : 52 % des entrants dans la magistrature passant par l’ENM ont déjà eu une vie professionnelle antérieure, d’avocat, juriste, ou autre. Ce mythe régulièrement agité d’une ENM qui servirait à remplir des cerveaux vides pour façonner des juges sur un moule identique est totalement contraire à la réalité. L’âge de ses élèves va de 27 à 40 ans. Il s’agit donc de personnalités déjà formées. L’ENM est suffisamment pluraliste et accueille suffisamment d’intervenants pour ne pas être accusée d’inculquer une idéologie.

Avant la création de l’ENM par Michel Debré, les élèves magistrats se formaient au parquet sous l’autorité d’un seul maître de stage. L’ENM est reconnue comme l’une des meilleures écoles du monde par les justices européenne et mondiale. Au-delà de l’apprentissage de l’article 64 de la Constitution, elle dispense des enseignements concrets relatifs à la notion d’indépendance, à travers des exercices déontologiques et des cas pratiques.

Je suis responsable de budget opérationnel de programme (RBOP) pour les cours d’appel de Rennes, Angers et Caen. M. Accomando relève d’une unité opérationnelle (UO) dépendant du RBOP de Bordeaux.

M. le président Ugo Bernalicis. En théorie, tous les premiers présidents de cour d’appel sont à égalité. Pour autant certains sont RBOP et d’autres responsables d’UO (RUO). Je ne suis pas certain que ce découpage budgétaire soit sans conséquences comme cela nous a été dit. Que pensez-vous de la notion d’indépendance du point de vue budgétaire ?

M. Gilles Accomando, ancien président de la Conférence des premiers présidents de cour dappel. Pour certains, l’indépendance est simplement la possibilité pour le juge de pouvoir statuer sans subir de pression, sans considération pour les aspects budgétaires. Cependant, l’affectation des moyens et la notion d’indépendance vont de pair. Un minimum d’autonomie fonctionnelle est requis pour que l’institution judiciaire fonctionne.

Un groupe animé par le professeur Bouvier a travaillé sur cette question : « Quelle indépendance financière pour l’autorité judiciaire ? » à la demande du premier président de la Cour de cassation. Deux réformes seraient intéressantes. Il faudrait renforcer la participation de l’autorité judiciaire dans la prise de décision financière. La Conférence a proposé que le CSM soit consulté préalablement à l’élaboration du budget et que l’on puisse identifier une mission « justice judiciaire » au sein du budget du ministère. Les moyens attribués au judiciaire manquent de lisibilité, et la part la plus importante de l’évolution du budget de la justice porte sur l’administration pénitentiaire. Les modalités du dialogue de gestion entre ministère et juridictions devraient également être revues.

Il faudrait renforcer l’autonomie de gestion des juridictions. Le système complexe des BOP et des UO n’empêche pas que le ministère de la justice ait la main sur les marges. Ainsi, par exemple, l’attribution des ressources nécessaires à l’emploi de juristes assistants dépend du ministère. Le système judiciaire est donc complexe et jacobin. La décentralisation au bénéfice des collectivités territoriales a provoqué la centralisation de l’administration de la justice au niveau du ministère – phénomène renforcé par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).

La Conférence propose d’harmoniser l’architecture budgétaire avec l’architecture juridictionnelle. Nous suggérons de revoir la cartographie budgétaire de la justice en constituant de grandes régions judiciaires qui disposeraient de pouvoirs budgétaires élargis. Cela nous semble d’autant plus nécessaire qu’il s’est développé une organisation territoriale dépendant du secrétariat général de la justice constituée des plateformes régionales qui regroupent l’autorité judiciaire, l’administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse. Mais les problèmes de fonctionnement du judiciaire et ceux de l’administration pénitentiaire ne sont pas les mêmes. Le maintien de l’éclatement de la gestion budgétaire fragilise l’autonomie accordée à l’autorité judiciaire.

M. le président Ugo Bernalicis. L’idée serait-elle de créer un établissement public par cour d’appel ? En ce cas quelle gouvernance voyez-vous pour ce futur établissement ? Est-il prévu d’y associer davantage les associations de justiciables, le barreau, les parlementaires ou les élus locaux ?

M. Gilles Accomando. La délibération évoque seulement un dialogue de gestion avec le ministère sur l’affectation des moyens.

M. le président Ugo Bernalicis. Il s’agirait donc d’un dialogue renforcé avec la DSJ sur le programme « justice judiciaire » que vous souhaitez transformer en mission au sens de la LOLF pour éviter la fongibilité avec l’administration pénitentiaire – généralement favorable à celle-ci.

M. Xavier Ronsin. Les cours d’appel obéissent à une dyarchie composée d’un premier président et d’un procureur général. Il n’existe pas de lien hiérarchique entre premiers présidents, ce sont des collègues. Pour autant, lorsqu’une décision doit être prise par un RBOP elle est pleinement assumée, même si nous essayons de susciter l’adhésion et le consensus lors des discussions portant sur la répartition à proportion des demandes.

La proposition de redéfinir la cartographie budgétaire des juridictions découle de l’idée que chaque cour d’appel, donc chaque région judiciaire devrait être à la fois UO et BOP. Toutefois, il serait difficile de fonctionner avec 36 ensembles ; il faudrait donc en diviser le nombre par deux pour créer de nouvelles grandes régions judiciaires, qui correspondent dans la mesure du possible aux régions administratives.

Nous souhaitons recentrer les décisions portant sur la répartition des crédits à la main du ministère au niveau des vrais responsables que sont les chefs de cours, de même que le directeur de l’ENM effectue, au sein des moyens qui sont attribués à l’Ecole, des arbitrages entre ses services informatiques, budgétaires, etc.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est un établissement public, qui a donc une comptabilité propre.

M. Xavier Ronsin. Je ne pense pas qu’il soit besoin de créer un établissement public. Les chefs de cour ont les capacités pour gérer leurs maigres marges de manœuvre budgétaires – un rapport conjoint de l’inspection générale des finances (IGF) et de l’inspection générale de la justice (IGJ) l’a montré. La contrepartie de pouvoirs plus larges de gestion sur une grande région pourrait être adossée, non à un nouvel établissement public, mais à des conseils de juridiction remaniés.

La crise a mis en lumière pour les hôpitaux le « fantasme technocratique » dénoncé depuis longtemps dans la magistrature, consistant à dire que les juges ne savent que juger et qu’il faut donc leur ôter toute responsabilité gestionnaire au profit des administrateurs. De la même façon, la question se pose de savoir si les médecins ont pour seul rôle de pratiquer la médecine ou s’il faut revoir leur place dans la gouvernance des hôpitaux.

Nos arbitrages sur la répartition des demandes relèvent de la politique judiciaire au sens noble du terme. De même, savoir s’il faut attendre de Paris l’autorisation d’acheter des masques ou si l’on peut le faire localement à des prix inférieurs aux marchés nationaux renvoie à la question essentielle de l’amélioration des politiques de gestion.

M. le président Ugo Bernalicis. Le code des marchés publics offre des voies de contournement en cas d’impérieuse nécessité.

M. Didier Paris, rapporteur. Si vous souhaitez répondre par écrit au questionnaire que nous vous avons adressé, nous vous lirons avec beaucoup d’intérêt.

Depuis la parution du rapport de l’IGF et de l’Inspection générale des services judiciaires en janvier 2017 et du rapport Bouvier en juillet 2017, comment le dialogue entre RBOP et RUO a-t-il évolué ? Ces rapports sont-ils toujours en discussion ou des conséquences concrètes ont-elles pu en être tirées, pour le recrutement des assistants de justice par exemple ?

Quel est votre regard sur le rapport Thiriez ? Quelles voies d’évolution pour l’ENM ?

M. Xavier Ronsin. Il ne s’est pas produit de « big bang » administratif ou gestionnaire depuis ces rapports. Toutefois, nous saluons l’octroi en début d’année de la quasi-totalité des enveloppes comme une évolution positive. Nous notons aussi un réajustement équitable des emplois humains, notamment pour permettre le recours à des assistants de justice. Ce sont de jeunes juristes embauchés sur des contrats courts à mi-temps. Certaines cours en avaient beaucoup, d’autres pas. En 2020, la DSJ s’est efforcée de rééquilibrer la chose.

La création par M. Urvoas des juristes assistants a constitué une réforme importante. L’idée était de former une équipe de « juniors » autour du juge, à l’image du cabinet existant dans les systèmes anglo-saxons. Cette création a donné une bouffée d’air incroyable et a contribué à lutter contre l’individualisme des juges. Il faut accompagner les efforts faits depuis deux à trois ans pour multiplier ces juristes assistants, afin de gagner en marges de manœuvre et en productivité, d’accélérer les décisions pour les justiciables et d’unifier des jurisprudences.

M. le président Ugo Bernalicis. Pourquoi faites-vous une distinction avec les personnels de greffe ? Tout cela ne pourrait-il pas être intégré à un greffe renforcé ?

M. Xavier Ronsin. Il ne faut pas confondre les deux rôles qui correspondent à des statuts différents. Les greffiers ont réussi un concours, sont donc titulaires et ils ont un rôle d’authentification et de gestionnaire de procédures. Leur longue formation s’effectue à l’École nationale des greffes de Dijon.

Les juristes assistants sont docteurs en droit ou titulaires d’un Master II avec quatre années d’expérience professionnelle. Ils travaillent comme juristes auprès d’un juge, modélisent des décisions, et font des recherches. Ils sont contractuels pour une durée de trois ans renouvelable une fois, et ont vocation ensuite à devenir avocats ou à intégrer la magistrature.

Il a cependant été envisagé de recourir à des « greffiers rédacteurs » pour apporter au juge une aide juridictionnelle permanente. Toutefois, si des progrès ont été faits récemment pour combler les vacances de postes de magistrats, il reste 13 à 15 % de postes de greffe non pourvus. Parfois, à un instant T, 30 % des postes ne sont pas couverts à cause des temps partiels. Tant que ces postes vacants ne seront pas comblés, cela compromet toute évolution éventuelle des métiers des greffiers vers de nouvelles tâches.

M. Gilles Accomando. Le rapport des inspections ayant relevé l’insuffisance des moyens attribués aux juridictions, les budgets de fonctionnement ont été revalorisés.

M. Didier Paris, rapporteur. Recommandez-vous que les cours d’appel, à terme, correspondent au découpage administratif français, notamment celui des préfectures de région ?

M. Gilles Accomando. La Conférence propose d’harmoniser les architectures administrative et judiciaire, donc de les recouper autant que possible.

La justice administrative dispose de budgets nettement inférieurs aux nôtres, mais dépend du seul Conseil d’État. Nous pouvons envisager un redécoupage géographique avec un même responsable en matière juridictionnelle, administrative et budgétaire. Cette voie n’a malheureusement pas été retenue dans le cadre des chantiers judiciaires, mais nous saluons en revanche la création du tribunal judiciaire. Une réforme de l’architecture budgétaire est nécessaire aussi.

M. le président Ugo Bernalicis. Il y a une part de réglementaire dans tout cela mais certaines choses pourraient être précisées dans la loi, notamment s’agissant du rôle des conseils de juridiction.

Mme Cécile Untermaier. La Cour des comptes a rendu un rapport pointant la difficulté de la chancellerie à identifier les bonnes mesures à financer pour permettre à la justice de mieux respirer. Cela semble aller dans votre sens.

Il a été difficile d’obtenir de l’ENM qu’une période longue de formation ne s’impose pas aux juristes assistants, largement diplômés et pour la plupart en souffrance à l’université. A-t-on pu avancer sur ce point ?

Le Collège de déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire fonctionne-t-il bien ? Comment articule-t-il son travail avec le CSM ? Comment son service d’aide et de veille technologique sert-il les magistrats ?

M. Xavier Ronsin. Je pense qu’il y a une confusion là encore entre deux statuts. Les juristes assistants ne passent pas par l’ENM ; ils sont recrutés directement par les cours d’appel, après audition par un jury interne, sur contrat public.

Il ne faut pas confondre ces emplois avec les intégrations directes de juristes ou d’avocats dans la magistrature sans qu’ils aient eu à réussir un des concours d’entrée. Pour celles-ci la période de stage probatoire est parfois excessivement longue, tout comme les délais de traitement des candidatures par les cours d’appel puis par le ministère et la commission d’intégration (CAV).

La voie d’accès à l’ENM pour les étudiants mériterait d’être améliorée, au stade de la préparation des concours. Il faudrait aussi créer une voie unique d’accès dans la magistrature pour tous les professionnels en reconversion.

Le Collège de déontologie rend un rapport et dialogue avec le CSM. Il a le mérite d’exister et de pouvoir être consulté par un magistrat en cas de difficulté. Un membre du CSM pourrait mieux vous renseigner que moi sur son fonctionnement. Le CSM s’est nourri des observations des collèges de déontologie pour réactualiser son recueil des obligations déontologiques, notamment concernant le magistrat et les réseaux sociaux.

À l’époque du rapport Darrois, la volonté de réformer l’ENM reposait sur une dénonciation du corporatisme des juges. L’idée était de créer des écoles régionales qui auraient formé à la fois les juges et les avocats. L’ENM a souligné qu’elle n’était pas anti-avocats mais qu’un problème se posait du fait de l’écart entre le nombre de magistrats – 200 à 300 – et le nombre d’avocats formés chaque année – 2 000 à 3 000.

Le rapport Thiriez semblait sous-entendre que les juges ne connaissaient rien à l’État et qu’il fallait promouvoir une formation commune des hauts fonctionnaires et des magistrats pour favoriser la compréhension entre ces fonctions.

Ces prémisses étaient erronées. Le statut de la fonction publique s’applique au magistrat, mais la fonction de l’administrateur n’est pas de juger. Créer des formations initiales longues pour ces deux publics hétérogènes, saupoudrées de stages est en outre pédagogiquement contestable. Le risque était de faire de l’ENM un établissement public dépourvu de mission de formation dite initiale et occupé uniquement à gérer des stagiaires, et d’oublier que la réflexion des jeunes magistrats et leur stage dit de plein exercice dans un tribunal doit être préparée. La grande différence entre la haute fonction publique et la magistrature est en effet qu’un administrateur qui sort de l’ENA n’est pas, contrairement à un jeune juge, aux prises dès le premier jour avec la réalité de contentieux, de situations humaines, pour lesquelles il devra immédiatement prendre personnellement des décisions, sans pouvoir s’abriter ou se sécuriser auprès d’une hiérarchie, comme tout chef de bureau ou assimilé.

La formation de l’ENM n’est pas seulement une formation de culture générale ou de gestion du stress. C’est une école d’application, qui prépare à un métier, et doit garder sa spécificité. Aucun pays européen, de droit continental ou anglo-saxon, n’a fondu les écoles de police, de justice et d’administration pénitentiaire dans un même ensemble. Il ne s’agit ni des mêmes métiers ni des mêmes responsabilités ni des mêmes éthiques.

Nous avons donc vu quelques périls dans ce rapport, mais nous avons aussi proposé d’approfondir à l’ENM l’apprentissage de la difficulté de l’action administrative et de la conduite de l’État et de rendre obligatoire pour les auditeurs de justice un stage en préfecture. Tout cela risquerait toutefois de se faire au prix de la diminution de la durée d’autres stages importants.

Des temps de réflexion communs avec la haute fonction publique pourraient être également prévus à mi-carrière ou au bout de dix ans. L’ENM pourrait aussi être une matrice de connaissances des fonctionnements judiciaires pour les hauts fonctionnaires.

M. le président Ugo Bernalicis. L’acculturation réclamée aux magistrats peut se confronter à la nécessaire indépendance que l’on attend d’eux.

M. Sébastien Nadot. Vous avez travaillé sur la Charte éthique européenne d’utilisation de l’intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires et leur environnement. Avec l’intelligence artificielle, le rôle du juge consistant à prendre des décisions sans subir de pression peut-il encore exister ?

M. Bruno Questel. En tant que rapporteur du budget de l’administration pénitentiaire, je regrette également que les crédits alloués à cette administration, aux personnels, à l’immobilier et à l’ensemble de la justice soient fondus dans une même masse. Je suggérerai des modifications sur ce point. Toutefois, la loi de programmation budgétaire prévoit 25 % d’augmentation du budget de la justice sur cinq ans, ce qui est déjà un progrès.

M. Xavier Ronsin. Cet effort est à saluer. Cependant, il faudrait séparer plus clairement en affichage politique les moyens dévolus à l’administration pénitentiaire de ceux alloués aux juridictions.

Le juge robot n’existe nulle part. En Europe, l’intelligence artificielle en matière de justice reste peu employée voire pas du tout, si l’on écarte une rumeur concernant un projet estonien de résolution en ligne de petits litiges commerciaux. La Charte éthique fait dialoguer des scientifiques et des juristes, et avance notamment le principe de maîtrise permanente de l’utilisateur. Le juge ne doit jamais être esclave d’un outil devant induire sa décision. La compréhension de la logique ou des biais de raisonnement des logiciels et la critique des logiciels utilisés en matière pénale sont essentielles.

Ce cadre peut évoluer, mais suppose l’existence d’un open data judiciaire : d’une base exhaustive, encodée, de matériaux bruts de jurisprudence permettant de déterminer une moyenne d’allocation de dommages et intérêts par exemple. Nous en sommes loin. Le ministère de la Justice et la Cour de cassation doivent déjà fusionner l’ensemble des données judiciaires des juridictions de première instance et d’appel pour adopter ensuite des logiciels performants susceptibles d’analyser sans biais de raisonnement les données judiciaires brutes et ne pas confondre « causalité » et « corrélation ».

Ce chantier passionnant ne présente pas de danger pour la démocratie. Quand ces algorithmes existeront réellement, auront été testés par des utilisateurs, et auront des juristes parmi leurs concepteurs, nous pourrons avoir une nouvelle approche moins locale de la jurisprudence, des quantums. Cela peut être positif, réduire les aléas et conduire certains à trouver des compromis plutôt que d’aller en justice.

M. Gilles Accomando. La Charte éthique adoptée par la CEPEJ fixe des principes de développement de l’intelligence artificielle en référence à la Convention européenne des droits de l’homme. Nous nous intéressons aussi au développement de l’open data. Il existe déjà un open data judiciaire en Espagne, sous la responsabilité du centre national d’information judiciaire espagnol. Notre préoccupation est de savoir quelles seront les places du numérique et du juge dans la justice de demain.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci.

 

 


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Audition du mercredi 20 mai 2020

À 16 heures 30 : M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier

M. le président Ugo Bernalicis. La commission d’enquête reçoit maintenant M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, dont nous avions dû annuler l’audition prévue fin mars.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-François Bohnert prête serment)

M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier. Je suis âgé de cinquante-neuf ans et j’ai à mon actif trente-trois ans de carrière dans la magistrature.

J’ai exercé mes fonctions essentiellement au ministère public en France mais aussi pendant une dizaine d’années dans le cadre européen, comme magistrat de liaison en Allemagne et auprès d’Eurojust. Mes affectations m’ont ainsi conduit à approfondir mes connaissances des systèmes judiciaires européens.

Je suis un Européen convaincu et, l’année dernière, j’ai présenté ma candidature aux fonctions de chef du parquet européen, étant ainsi amené à m’exprimer sur son indépendance, qui est un point capital.

M. le président Ugo Bernalicis. Votre nomination au parquet national financier (PNF) est sensible car on y travaille sur des affaires très importantes, notamment capitalistiques et politiques, telle celle de M. François Fillon, candidat à l’élection présidentielle. Nous recevrons d’ailleurs aussi votre prédécesseure, Mme Éliane Houlette.

Tous les procureurs n’ont pas la même interprétation de la remontée d’informations. Quelle est la vôtre et quelle est votre expérience de vos huit premiers mois au PNF ? Comment pourrait-il être encore plus indépendant ?

M. Jean-François Bohnert. L’indépendance du PNF, qui est placé sous l’autorité hiérarchique du procureur général de Paris, rejoint celle du ministère public en général, qui a été consolidée par la réforme de 2013. Désormais, le ministre de la Justice ne peut plus donner d’instructions dans les affaires individuelles. Cette avancée majeure a d’ailleurs, depuis quelques semaines, été reconnue par la Cour de justice de l’Union européenne.

Ce cadre posé, la question de la remontée d’informations demeure. Les textes nous fournissent un cadre et mon expérience de procureur général me conduit à bien mesurer les attentes et les besoins.

Il s’agit de jouer le jeu du rapport hiérarchique quand cela est nécessaire. Il existe des situations où certaines instances doivent être informées de faits et situations, notamment lorsque la garde des Sceaux est susceptible d’être interrogée ou lorsque sa responsabilité peut être mise en jeu.

La question du choix du moment se pose ensuite. Personnellement, je suis soucieux de sauvegarder l’intégrité des investigations dont j’ai la responsabilité et le confort de fonctionnement des magistrats placés sous mon autorité.

Bien que les textes permettent des instructions, le procureur général n’intervient pas dans le cours des affaires. Je me détermine de manière indépendante sur des affaires complexes et délicates.

M. le président Ugo Bernalicis. La circulaire invite les magistrats du parquet à faire remonter toute information sensible ou de grande envergure. On pourrait donc en déduire que toutes les affaires que vous suivez doivent faire l’objet d’une remontée d’informations.

Concrètement l’ouverture d’une enquête fait-elle l’objet d’une telle remontée ? Est-ce systématique ? Les réquisitions sont-elles envoyées systématiquement ?

La convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) vous confère une prérogative sur les personnes morales. Celle conclue avec Airbus, et que vous avez signée, a-t-elle fait l’objet d’une remontée d’informations avant sa signature ?

M. Jean-François Bohnert. Nous avons actuellement plus de 600 affaires en cours au PNF. Le principe n’est pas la remontée d’informations systématique. Nous le faisons si nous sommes interrogés, en respectant le rapport hiérarchique.

L’initiative d’une remontée d’informations est prise lorsque je pense que l’affaire fera l’objet d’une attention publique, médiatique ou politique. Je considère alors que je dois donner l’exacte information à ma hiérarchie notamment lorsque la presse ou les médias sociaux s’emparent de ces sujets.

Il appartient parfois au parquet de remettre les choses dans l’axe. Par exemple, pour l’affaire Fillon, je n’étais pas encore en poste, mais il me semble qu’il était possible d’apprécier la vague qui allait venir. Il est alors normal d’informer la hiérarchie d’une affaire qui va donner lieu à des développements.

Ces remontées sont des synthèses et ne comportent ni pièce, ni réquisitoire, comme cela se faisait il y a une dizaine d’années au sein de la magistrature française. Des échanges de documents peuvent cependant avoir lieu avec le parquet général si nous avons un doute sur l’analyse juridique, sur la qualification juridique des faits, sur la rédaction des chefs de prévention qui vont ensuite lier le tribunal. Il ne s’agit cependant pas de soumettre notre travail à approbation.

Lorsque j’ai pris mes fonctions, la CJIP Airbus entrait dans sa phase finale et il s’agissait de négocier le montant de l’amende. Nous sommes parvenus à coordonner une CJIP tripartite qui a pu être signée le même jour en France, en Angleterre et aux États-Unis. Son texte n’a été transmis ni au parquet général, ni au-dessus, car nous étions dans une situation d’indépendance, de discrétion et de confidentialité totale. Ce n’est qu’une fois la convention signée, quelques jours avant l’homologation par le président du tribunal, que j’en ai informé le parquet général.

M. le président Ugo Bernalicis. Avez-vous, dans votre carrière, eu connaissance de manquements à l’indépendance ou de tentatives de déstabilisation ?

M. Jean-François Bohnert. Ma réponse est franche et claire : non, jamais. Je sais toutefois que cela a existé et je l’ai observé.

La situation est devenue plus complexe aujourd’hui en raison de l’intérêt des médias pour les affaires suivies au PNF. Il m’appartient de veiller à ce que des pressions insidieuses ne viennent pas orienter l’action du ministère public, notamment en prêchant le faux pour savoir le vrai. J’observe parfois des incursions qu’il nous appartient de traiter.

M. Didier Paris, rapporteur. Pouvez-vous nous préciser le positionnement exact du PNF ? Quels sont les critères de vos saisines ? Il y a bien entendu les critères légaux de votre compétence mais sont-elles liées au degré d’importance du responsable privé ou public concerné ? Comment gérez-vous les demandes de saisine directe, telle celle de l’association Anticor pour les fraudes à la politique agricole commune en Corse ? Quel est votre positionnement par rapport au procureur général de Paris, qui joue le rôle de filtre ultime ?

Pourriez-vous nous donner une analyse volumétrique des CJIP et nous en dire davantage sur leurs impacts économiques, vous qui avez été membre du collège de l’Autorité de la concurrence ?

Pouvez-vous développer votre position en faveur du rattachement de la police judiciaire au ministère de la Justice ?

Pour le Défenseur des droits, la communication, le regard des médias, sont la principale menace contre l’indépendance de la justice. J’ai compris que vous adhériez à cette thèse. Comment contrez-vous ce phénomène ?

M. Jean-François Bohnert. Concernant la saisine directe, le PNF utilise trois canaux. Le premier c’est l’autosaisine. Il nous revient, à partir d’informations en sources ouvertes, tel un article de presse ‑ comme cela a été le cas au sujet d’une ancienne ministre de l’écologie ‑, de nous autosaisir, dans le champ de nos compétences matérielles : atteintes à la probité, fraudes fiscales et délits boursiers.

Le deuxième canal extérieur est lié au public. Anticor nous saisit par exemple régulièrement de situations en portant plainte car le code de procédure pénale lui réserve cette faculté procédurale. Un particulier peut également nous écrire et nous interroger.

Les collègues procureurs de la République du territoire métropolitain et d’outre-mer constituent le troisième canal d’alimentation. Nous analysons alors ensemble s’il y a lieu pour le parquet territorial de se dessaisir en notre faveur ou s’il conserve l’affaire.

C’est là qu’interviennent les critères que vous évoquiez, notamment la grande complexité de l’affaire. Si les investigations sont très lourdes et que le parquet local ne peut les assumer, le PNF s’inscrit dans les poursuites.

Outre-mer, à Mayotte, pour le procureur de Mamoudzou qui ne dispose que d’une équipe de quatre ou cinq magistrats, se saisir d’une situation de prise illégale d’intérêts de décideurs locaux est une gageure. Pour une bonne administration de la justice, une délocalisation et une intervention du PNF peuvent être envisagées si les faits présentent une complexité et un relief suffisants.

M. Didier Paris, rapporteur. Qui tranche en cas de désaccord entre un parquet local et le PNF ?

M. Jean-François Bohnert. Cela ne s’est jamais produit, mais ce serait les procureurs généraux.

Les pays qui rattachent la police judiciaire à la justice gagnent en efficacité dans la conduite des investigations mais aussi en proximité entre le décideur judiciaire et les services chargés d’exécuter les demandes d’enquêtes ou les commissions rogatoires.

Cette observation mérite d’être affinée pays par pays : comparaison n’est pas toujours raison et nous avons en France notre histoire institutionnelle, mais, à titre personnel, je milite pour ce rattachement.

Le système des CJIP fonctionne depuis trois années. La justice française en a désormais conclu onze et la dernière a été signée il y a quelques jours à Nice. Le PNF est intervenu pour six d’entre elles.

La CJIP n’est pas l’apanage du PNF et les parquets, comme ceux de Nanterre, Nice ou Paris, se saisissent aussi de cet outil. Il doit être considéré comme un des instruments de l’action publique, au même titre que la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) ou l’audience publique. C’est une alternative aux poursuites et elle s’insère dans notre paysage instrumental parquetier car elle permet d’apporter plus rapidement une réponse pénale à des situations et des infractions d’importance.

L’affaire Airbus a duré seulement trois ans dans un contexte de négociations, et non d’opposition, avec un résultat très satisfaisant. On ne peut donc pas dire que la CJIP conduit à balayer des affaires importantes. C’est un instrument que nous utilisons avec parcimonie.

Concernant la communication, je salue le rapport que vous avez présenté avec votre collègue Xavier Breton. Il rejoint notre réflexion et notre souhait de permettre aux procureurs de la République de communiquer davantage. Notre formation à l’École nationale de la magistrature (ENM) nous apprend à le faire et nous pourrions avoir un champ plus vaste en la matière. Il me semble que le législateur pourrait accorder une confiance plus large au ministère public.

Mme Cécile Untermaier. Quelles mesures prenez-vous pour tenter de sanctionner les dérives susceptibles de violer le secret de l’instruction ?

Concernant le conflit d’intérêts, considérez-vous que nous sommes arrivés à une situation satisfaisante ou devons-nous poursuivre les réformes engagées ?

M. Jean-François Bohnert. Je suis partisan du maintien du secret de l’instruction. Il protège la sécurité des personnes ainsi que les preuves et les témoignages. Ce secret existe et je mettrai tout en œuvre pour le préserver. N’oublions pas que c’est un être humain que l’on juge et que nous devons lui apporter la sécurité garantie par la loi.

S’agissant du conflit d’intérêts, nous devons tous, législateurs comme procureurs, être vigilants. Le regard de nos concitoyens est acéré et il existe une attente. Si nous voulons ressouder le lien entre les citoyens et notre démocratie, nous devons éradiquer les situations qui sèment le trouble ou suscitent les regards suspicieux. Si je venais à observer des faits que les textes n’encadraient pas, j’en ferais part au ministère de la Justice mais aussi à l’Assemblée nationale.

M. Sébastien Nadot. Au PNF, combien de personnes font du repérage dans les médias, regardent les courriers de dénonciation ?

M. Jean-François Bohnert. Nous sommes une équipe de trente-neuf personnes composée de bientôt dix-huit magistrats, de huit assistants spécialisés et de greffiers. Le travail de vigilance est réalisé par les magistrats et les assistants spécialisés. Ces derniers ont chacun leur secteur d’activité. Les magistrats sont destinataires de revues de presse. Tous les canaux d’information sont scrutés, sous ma surveillance, au quotidien et certains signaux d’alerte peuvent nous conduire à nous autosaisir. Je n’ai pas l’impression que beaucoup de choses nous passent entre les doigts.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous aurons l’occasion d’en rediscuter, mais je m’inquiète de l’augmentation du nombre de dossiers en cours au PNF : 595 actuellement et 508 en mars dernier.

Ségolène Royal a déclaré publiquement trouver étrange que des informations sortent au moment où elle déclare sa volonté de se présenter à l’élection présidentielle. De son point de vue, ces informations auraient été véhiculées par l’exécutif actuel, avec pour résultat l’ouverture d’une enquête.

Celle-ci a-t-elle fait l’objet d’une communication auprès de la procureure générale et/ou le parquet général a-t-il demandé des informations ? Avez-vous eu à en informer un demandeur ou avez-vous été destinataire de demandes de la part de l’exécutif ?

M. Jean-François Bohnert. C’est une autosaisine décidée à partir d’éléments véhiculés dans les médias et où l’on sentait bien qu’un débat était en train de monter sur la possible constitution d’infractions à l’égard de l’ancienne ministre de l’Écologie.

La décision d’ouverture de l’enquête a été prise exclusivement au sein du PNF. C’est moi qui ai pris cette décision, sans aucune interférence avec l’exécutif ou la hiérarchie. Compte tenu de la personnalité au centre de cette affaire, j’ai bien entendu informé la procureure générale, mais après l’enregistrement et l’immatriculation du dossier.

Il n’y a eu aucune pression, aucune demande et je n’ai pas cherché à anticiper une éventuelle attente. C’est au regard d’informations qui étaient en sources publiques et susceptibles de soulever des interrogations au plan pénal que je me suis déterminé.

Je ne suis cependant pas certain que la temporalité que vous évoquez soit conforme à la réalité du PNF. La phase formelle est précédée d’une évaluation qui se fait exclusivement en interne et sur laquelle nous devons rester silencieux. Nous devons veiller à ne pas être instrumentalisés par les médias.

M. le président Ugo Bernalicis. Les médias peuvent aussi, à juste titre, lancer l’alerte dans le cadre de l’intérêt général et il est normal que la justice s’en saisisse. On peut regretter que cela passe par le canal médiatique mais les médias ne sont pas que des ennemis ou que des amis.

M. Jean-François Bohnert. C’est la raison pour laquelle nous disposons de cette phase d’évaluation qui doit rester confidentielle.

Dans l’affaire que vous avez évoquée, j’avais fait un communiqué de presse pour informer de l’ouverture de l’enquête qui est, comme chacun le sait, instruite par un juge d’instruction et donc à charge et à décharge.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci.

 

 

 


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Audition du mercredi 20 mai 2020

À 17 heures 30 : Mme Elise Van Beneden, présidente dAnticor, et M. Eric Alt, vice-président

M. le président Ugo Bernalicis. Nous recevons à présent les représentants d’Anticor : sa présidente, Mme Elise Van Beneden, et son vice-président, M. Eric Alt, dont l’audition avait été annulée à cause du confinement.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite, madame, monsieur, à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Elise Van Beneden et M. Eric Alt prêtent successivement serment.)

Mme Elise Van Beneden, présidente dAnticor. Anticor a été fondé en 2002 pour lutter contre la corruption, rétablir l’éthique en politique et restaurer le rapport de confiance entre les citoyens et leurs représentants. Transpartisane, l’association comptait, en avril dernier, 3 916 adhérents, citoyens et élus. Elle n’accepte aucune subvention ni aucun don d’entreprise. L’association agit par le plaidoyer, la formation dans les lycées et la voie judiciaire. Pour exercer cette dernière activité, la plus importante, nous avons deux agréments. L’un a été délivré par le ministère de la justice, l’autre par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Le premier permet à Anticor de représenter l’intérêt général en se portant partie civile quand des comportements traduisent un manquement au devoir de probité constituant une des infractions dont l’article 2-23 du code de procédure pénale dresse la liste. Cet agrément, remède à l’inertie du parquet dans certaines affaires politico-financières, n’abolit pas l’impératif de réformer le statut de certaines de nos institutions, en premier lieu celui du procureur de la République. Anticor est partie civile dans une soixantaine de procès en cours et a signalé à la justice des atteintes à la probité dans une quarantaine d’autres dossiers.

Parce que notre action permet d’orienter la justice vers des dossiers sur lesquels le procureur ne souhaite ou ne peut agir, nous agaçons le pouvoir et nous sommes vulnérables. Il est paradoxal que notre agrément, qui devra être renouvelé en 2021, soit délivré par le pouvoir exécutif alors qu’il nous arrive d’agir contre des membres du Gouvernement. Si le mécanisme était maintenu, il serait souhaitable que l’agrément soit délivré par la HATVP, qui a démontré son indépendance.

M. Eric Alt, vice-président dAnticor. Faut-il reformuler l’article 64 de la Constitution, disposant que le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire, demandez-vous dans votre questionnaire écrit ? Oui, en prenant pour exemple l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne, et en rappelant que cet article contredit l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme, ce qui rend notre architecture constitutionnelle bancale.

Faut-il faire évoluer le rôle et la compétence du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ? Oui, puisque c’est le garde des Sceaux qui détermine ses choix. Une réforme beaucoup plus ambitieuse que celle qui est projetée est nécessaire, fondée sur l’avis rendu par le Conseil consultatif des juges européens auprès du Conseil de l’Europe, qui recommande l’installation d’un Haut conseil de la justice.

Faut-il faire évoluer le statut du parquet ? Oui, pour éliminer le venin du soupçon. La loi du 25 juillet 2013 a interdit au garde des Sceaux de donner des instructions individuelles mais n’a pas levé la suspicion – d’autant moins que le Premier ministre assume encore de vouloir nommer des procureurs en ligne avec le pouvoir. On justifie souvent le lien hiérarchique avec la Chancellerie par la nécessaire application de la politique pénale. Mais aux Pays-Bas, en Belgique, en Espagne, la politique pénale est déterminée par un collège d’avocats généraux, et sans doute y aura-t-il sous peu un collège des procureurs européens. Cela invite à relativiser cet argument, et nous sommes favorables à l’alignement du statut des magistrats du parquet sur celui du siège, sur le modèle italien. S’agissant du point particulier du secret partagé et donc de la remontée d’informations, M. Jean-Jacques Urvoas a donné un bon exemple des dérives possibles. On notera qu’il a transmis des informations sur une enquête le concernant à un membre de l’opposition ; on en déduit que les membres de la majorité bénéficient généreusement de cette pratique.

Le rattachement de la police judiciaire au ministère de l’Intérieur pose-t-il un problème ? Incontestablement. Eric Halphen, le magistrat qui allait être le fondateur d’Anticor, s’est vu en son temps refuser, dans une affaire célèbre, l’assistance d’un officier de police judiciaire pour une perquisition. Dans une affaire récente, des officiers de police judiciaire avaient tenté de perquisitionner l’appartement de M. Benalla ; ce ne sont pas des naïfs, et il est étrange qu’ils n’aient posé qu’un ruban alors qu’on pouvait se douter qu’il y avait quelque chose dans cet appartement. Les services spécialisés de la police judiciaire devraient, comme ils le sont en Italie, être rattachés au parquet indépendant pour garantir l’amont des décisions judiciaires.

La réforme prévue de la Cour de justice de la République est-elle satisfaisante ? Non : un hiatus subsistant entre volet ministériel et volet non-ministériel, il y aurait toujours une justice à deux vitesses. De plus, le ministre jugé ne pourrait faire appel, sauf à considérer que la Cour de cassation devienne une cour d’appel ; ce n’est vraiment pas son rôle.

Vous nous avez demandés de quels éléments votre commission devrait se saisir. J’insiste sur la dépendance de Tracfin à l’égard du pouvoir exécutif. Cette institution discrète est importante pour la justice. Nous considérons comme suspecte la chronologie du départ, le 10 juillet 2019, de Bruno Dalles, son directeur, dont le mandat avait pourtant été renouvelé jusqu’en 2021, alors qu’Anticor avait déposé plainte le 5 juin de la même année contre M. Benalla, au sujet des montages financiers qu’il avait réalisés pour dissimuler des contrats passés avec des sociétés russes alors qu’il était en poste à l’Élysée.

D’autre part, vous savez qu’en juillet 2019, la garde des Sceaux a demandé l’ouverture d’une enquête administrative me concernant, fondée sur deux griefs inconsistants. Le premier est d’avoir signé la confirmation de la constitution de partie civile d’Anticor dans l’affaire Ferrand en ma qualité de vice-président de l’association, au motif que j’étais à la fois plaignant et collègue du juge parisien qui instruisait l’affaire. Le deuxième est d’avoir publiquement et sévèrement critiqué les autorités de l’État qui, en Corse, avaient refusé de recevoir une plainte relative à des fraudes aux primes agricoles.

La garde des Sceaux savait pourtant, s’agissant du premier grief, qu’il n’y a pas matière à poursuite disciplinaire : la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 29 mai 2019, a jugé que mon appartenance au tribunal de Paris qui jugeait M. Balkany dans une affaire dans laquelle Anticor s’était constitué partie civile, n’était pas de nature à faire naître un doute sur l’impartialité du tribunal, dès lors que je n’étais pas chargé du jugement de l’affaire, n’exerçais aucune fonction pénale et que 300 magistrats sont affectés à cette juridiction. De plus, tout juriste sait que le problème de l’impartialité se pose du point de vue du juge qui reçoit la plainte, jamais du point de vue du plaignant ou de la victime. Ces éléments me laissent penser que la procédure engagée contre moi n’est pas tout à fait normale.

De même, concernant la Corse, la garde des Sceaux disposait d’une note de la présidente de la cour d’appel, aujourd’hui présidente de la Cour de cassation, concluant qu’il n’y avait matière ni à poursuite disciplinaire ni à rappel déontologique. Elle s’appuyait sur un jugement rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), selon lequel l’obligation de réserve doit céder à la possibilité pour les magistrats de lancer l’alerte. Si j’ai tenu ces propos sévères, c’est que j’ai ressenti une souffrance de la population de l’île devant la situation très dégradée de la justice et de l’État de droit. Ce n’est pas sans raison qu’un collectif anti-mafia s’est constitué fin 2019 après l’assassinat d’un jeune homme, et mes propos tenaient de l’euphémisme au regard de ce qui a été dit depuis lors.

Je n’ai toujours pas eu communication du rapport d’inspection, et ce n’est pas faute de l’avoir demandé à la ministre, sur le fondement de l’article L. 311-6 du code des relations entre le public et l’administration.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous invite à la concision.

M. Eric Alt. J’indique en conclusion que le Groupe d’États contre la corruption du Conseil de l’Europe s’est interrogé sur la possibilité pour le garde des Sceaux d’engager des procédures administratives et disciplinaires concernant les magistrats. Mais peut-être cette affaire se situe-t-elle dans un autre cadre, dont notre présidente va vous entretenir.

Mme Elise Van Beneden. Vous nous avez demandés si notre association a été confrontée à des comportements portant atteinte à l’indépendance de la justice et nous souhaitons évoquer un dossier. À la suite de révélations faites par Mediapart, Anticor avait déposé le 1er juin 2018 une plainte visant M. Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée. Étaient en cause les fonctions successivement exercées au service de l’État et aux Chantiers de l’Atlantique par M. Kohler alors qu’une partie de sa famille est actionnaire de l’armateur MSC, très important client de cette société.

Cette situation nous semblant susceptible de recevoir une qualification pénale, nous avons déposé plainte auprès du parquet national financier (PNF), qui a saisi la brigade de répression de la délinquance économique en juin 2018. Le 7 juin 2019, un procès-verbal de synthèse relevant des éléments qui auraient pu justifier la saisine d’un juge d’instruction et la mise en examen de M. Kohler pour prise illégale intérêts et trafic d’influence a été adressé au parquet. Le 1er juillet 2019, une lettre sur papier libre signée par M. Emmanuel Macron a été annexée au dossier. C’était une note personnelle, adressée à M. Kohler, rappelant que celui-ci l’avait informé de ses liens familiaux avec l’armateur et qu’il avait demandé à ne pas traiter les dossiers concernant MSC. Le 18 juillet 2019, un nouveau procès-verbal de synthèse, dit « définitif », allégé d’une dizaine de pages et de tous les faits susceptibles d’être reprochés à M. Kohler, était envoyé au parquet. Le 21 août 2019, alors qu’il n’y avait pas d’urgence particulière et que le PNF était dirigé par une avocate générale assurant l’intérim, l’affaire était classée sans suite.

Étant donné ces éléments, il appartient, me semble-t-il, à votre commission d’établir si la décision d’ouvrir une enquête administrative visant M. Alt d’une part, la décision de mettre fin aux fonctions du chef de Tracfin et la présentation d’un procès-verbal de police tronqué dans l’affaire Kohler d’autre part relèvent du fonctionnement normal des institutions.

M. le président Ugo Bernalicis. Je demande à chaque magistrat auditionné s’il a eu connaissance, directement ou indirectement, de pressions ou d’obstacles à son indépendance ; les réponses sont sempiternellement négatives. Ce peut être très rassurant mais, en vous entendant, je m’interroge : les magistrats n’ont-ils pas intériorisé les obstacles ? Ainsi, comment expliquer que, pendant le mouvement des Gilets jaunes, la demande de sévérité faite aux parquets par une circulaire de politique pénale ait été aussi bien suivie par les formations de jugement ?

M. Eric Alt. Les magistrats du siège sont indépendants et les jugements rendus diffèrent selon les formations et les lieux. Cela dit, il n’est pas satisfaisant que non seulement il y ait eu une circulaire de politique pénale mais que la ministre de la Justice se soit rendue au tribunal de Paris à cette occasion. C’était une pression manifeste sur les parquets, mais les magistrats du siège pouvaient résister.

La pression s’est allégée formellement depuis l’adoption de la loi de 2013 mais elle existe encore ; Mme Van Beneden vous a fait part de l’exemple emblématique d’un dossier dans lequel on peut soupçonner que la justice n’a pas eu un fonctionnement normal. Je ne pense pas qu’il soit dans la culture du PNF de classer un dossier quand il y a matière à poursuivre ; dans le cas cité, au minimum, un juge d’instruction aurait dû être saisi. Le magistrat concerné a fait preuve d’une sorte de résistance passive : je pense que l’on attendait de lui qu’il passe le premier rapport de synthèse à la broyeuse, mais il ne l’a pas fait. Le document était dans le dossier et nous pouvons vous en faire part.

M. le président Ugo Bernalicis. On voit la difficulté pour les magistrats eux-mêmes de rendre compte des dysfonctionnements dont ils ont connaissance. Comment font les justiciables ?

Mme Elise Van Beneden. S’agissant de l’intériorisation, il y a probablement une banalisation des interventions de l’exécutif. Alors que l’article 30 du code de procédure pénale interdit à la garde de Sceaux de donner des instructions individuelles, elle l’a fait de manière à peine voilée dans l’affaire Tapie et, un syndicat de magistrats excepté, il n’y a pas eu de fortes réactions, alors que c’est la séparation des pouvoirs qui est en jeu.

M. le président Ugo Bernalicis. Considérez-vous, monsieur Alt, que l’enquête administrative qui vous vise est la conséquence directe de ce que l’exécutif semble vous reprocher, ou que la relance de l’affaire du président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, a été un élément déclencheur ?

M. Eric Alt. L’enquête administrative est terminée et la garde des Sceaux décidera, au vu du rapport d’inspection, si le CSM doit être saisi. J’ai dit pourquoi j’estime cette enquête anormale. L’affaire concernant la constitution de partie civile date d’un an avant la décision prise le 5 juillet 2019 d’engager cette enquête administrative. J’ai déposé plainte au nom d’Anticor dans l’affaire Ferrand en février 2018. L’« affaire » corse date de février 2019 ; or, beaucoup de magistrats tiennent des propos critiques, mais je suis le premier poursuivi pour cette raison. C’est pourquoi, à mon avis, ces deux griefs ne sont pas la réalité du dossier. En juillet 2019, peut-être en raison de l’affaire Kohler, peut-être en raison d’autres affaires dans lesquelles l’association avait déposé plainte, décision a été prise d’intimider et de discréditer Anticor ; c’est mon intime conviction, mais je n’ai pas les moyens de le démontrer. Cela n’a pas très bien marché puisque les collègues et deux syndicats de magistrats ont créé un comité de soutien. Je pense que l’on voulait intimider Anticor et, peut-être, tous les magistrats tentés de formuler des propos critiques à l’égard du pouvoir ou d’exercer leur liberté d’expression.

M. Didier Paris, rapporteur. Je n’ai pas le sentiment d’avoir eu connaissance de vos réponses écrites. J’ai aussi eu l’impression que vous répondiez à des questions que je n’avais pas posées, mais votre parole est libre. Anticor est donc une association habilitée à agir dans la lutte contre la corruption, comme le sont Transparency International et Sherpa, mais beaucoup d’autres associations agréées dans d’autres domaines peuvent mettre en cause le pouvoir exécutif. Pourquoi un agrément général devrait-il vous être spécifiquement délivré par la HATVP ? Vous n’avez aucune raison particulière de vous considérer à l’avance comme victime d’une procédure par laquelle votre agrément sera renouvelé en 2021.

Combien de signalements vous parviennent et combien en traitez-vous ? Il semble y avoir une grande différence entre les deux chiffres ; quels critères président aux choix d’Anticor ? Ne retenez-vous que les plaintes qui ont une incidence médiatique ou politique ?

M. Eric Alt. Nous avons répondu au questionnaire que vous nous avez adressé et l’avons renvoyé en début d’après-midi.

Mme Elise Van Beneden. L’agrément a été créé en 2013 et nous n’avons eu de difficulté ni pour l’avoir ni pour le renouveler, c’est vrai. Mais l’association Sherpa n’a pas obtenu le renouvellement d’emblée ; il y a eu bataille à ce sujet devant le tribunal administratif et entre le début de cette bataille et l’obtention de l’agrément à la deuxième demande, sa participation à toutes les procédures judiciaires dans lesquelles elle intervenait a été remise en cause.

Transparency International fait peu de contentieux et Sherpa vise davantage l’international. Notre propre activité est en grande partie judiciaire et c’est nous qui, en France, portons les dossiers contre des personnalités politiques importantes, mais ce ne sont pas les seuls dossiers dans lesquels nous intervenons. Anticor a porté plainte ou est partie civile, je vous l’ai dit, dans une soixantaine de procès en cours et s’est limité à des signalements dans une quarantaine de dossiers. Nous menons aussi des batailles de fond devant le tribunal administratif : contre le secret des affaires par exemple, et maintenant contre le secret de la vie privée des personnes morales qui nous a été opposé lors d’une demande de documents administratifs. La sélection des dossiers se fait par deux voies. Pour ceux que retient notre conseil d’administration, notre critère principal est la plus-value que peut apporter Anticor en palliant l’inertie d’un procureur, mais ce n’est pas le seul ; nous choisissons également les dossiers que nous considérons comme emblématiques ou qui provoqueront un débat que nous jugeons intéressant. D’autre part, nos quatre-vingt-neuf groupes locaux font des signalements au procureur de la République ; s’il ne bouge pas, ces groupes nous font remonter ces signalements afin que nous décidions si nous épaulerons leur démarche.

M. Eric Alt. Transparency International, Sherpa et Anticor sont agréés par la HATVP, mais cet agrément ne vaut que pour le champ de compétence de la Haute autorité. Il serait souhaitable de lui donner une portée plus générale, ce qui nous permettrait d’avoir à faire avec l’autorité dont les garanties d’indépendance sont plus importantes.

M. Didier Paris, rapporteur. Ne peut-il y avoir confusion de rôles entre l’exercice public de la magistrature et le militantisme exercé à titre privé, politique ? Vous avez mentionné le soutien que vous avez reçu, mais Olivier Beaud et Jean-Marie Denquin, professeurs de droit public, ont publié une tribune contestant votre approche pour des motifs juridiques, se référant à la jurisprudence de la CEDH. Comment envisagez-vous la séparation entre le militantisme et la fonction d’un magistrat qui intervient comme organe de l’État ?

M. Eric Alt. Un justiciable a-t-il des raisons de penser que la décision qui sera prise à son sujet sera biaisée par le seul fait que le magistrat qui le juge en connaît un autre dans la même juridiction ? Selon la CEDH, l’impartialité s’apprécie au cas par cas. Au moment de prendre leurs fonctions, les magistrats ont un entretien déontologique avec le président du tribunal et nous déclarons nos intérêts. J’ai évidemment déclaré mes fonctions au sein d’Anticor et le fait que je siège au conseil d’administration de Sherpa. En conséquence, le président m’a dit que je ne pourrai bien sûr pas juger d’affaires pénales, et que mon souhait d’être départiteur prud’homal correspondait tout à fait à ma situation. L’entretien déontologique est important, et chacun doit apprécier la distance qu’il convient de prendre en raison de ses activités militantes. En revanche, je considère que la citoyenneté du magistrat ne s’arrête pas à la porte des tribunaux. D’ailleurs, certains magistrats sont élus et ont une carrière politique sans que cela ne pose aucun problème. Ce serait une vision périmée de la magistrature d’estimer que le militantisme associatif, voire le syndicalisme, ne serait pas admissible en juridiction.

M. Didier Paris, rapporteur. Je voulais connaître la suite donnée à l’enquête administrative mais j’ai entendu que vous n’avez toujours pas de réponse.

M. Bruno Questel. En préambule, monsieur le juge, sachez que je partage l’essentiel de vos propos concernant la Corse. J’ai longtemps travaillé avec M. Émile Zuccarelli, qui a beaucoup fait pour essayer de mettre un terme à ce que vous avez à juste titre qualifié de corruption en Corse.

Les statuts d’Anticor prévoient-ils une obligation de déport pour ses membres avocats ou magistrats quand sont jugées des affaires qui pourraient avoir un lien, même ténu, avec celles dont vous pourriez être à l’origine par une plainte ou une constitution de partie civile ? La publicité de l’adhésion à Anticor, qui traduit le droit de tout magistrat à un engagement associatif, ne permettrait-elle pas d’échapper à toute éventuelle suspicion ? Plusieurs de vos dirigeants, notamment l’un de vos anciens présidents, se sont présentés plusieurs fois à des élections. Ce fut sans succès certes, mais l’engagement citoyen d’un magistrat ou d’un fonctionnaire territorial sollicitant le suffrage universel ne doit-il pas le conduire à ne pas occulter sa qualité d’ancien président d’Anticor ?

M. Eric Alt. Anticor, association visant à réhabiliter la démocratie représentative, était à l’origine composée d’élus ou de candidats à une élection ; aussi, que des membres d’Anticor se soumettent au suffrage de leurs concitoyens ne me semble présenter aucun problème. Je me déporte quand le conseil d’administration de l’association prend des décisions concernant des affaires parisiennes.

M. Bruno Questel. Que pouvez-vous nous dire de la publicité sur l’engagement associatif des membres d’Anticor qui se présentent à une élection ? D’autre part, quelle proportion des plaintes déposées par Anticor est classée sans suite ?

M. Eric Alt. Anticor n’est pas simplement une machine à sortir des affaires, c’est l’expression d’un combat culturel pour tenter d’apporter plus de garanties aux citoyens victimes de manquements à la probité dans la vie publique. La publicité de l’association se situe dans ce cadre. Elle peut prendre la forme d’une intervention à la télévision, d’une université, de l’attribution annuelle de prix éthiques. Ma fonction de départiteur prud’hommal ne m’expose à aucun conflit d’intérêts, sauf à considérer que j’aurais une emprise sur les 300 magistrats du siège de Paris.

Mme Elise Van Beneden. La question du déport se pose davantage pour un magistrat que pour un avocat. Pour les magistrats, il y a les dispositions prévues par la loi, et, au sein d’Anticor, le cadre défini par nos statuts et par notre charte relative à l’organisation de l’association. Nous avons évidemment fixé des règles permettant de prévenir les conflits d’intérêts et des règles de déport. Pour ce qui me concerne, avocate exerçant dans le champ du droit social, il y a peu d’interférences.

M. Bruno Questel. Ma question ne vous concerne pas seuls, chère consœur, elle porte sur un principe d’ordre général,

Mme Elise Van Beneden. Selon moi, un avocat exerce une activité éminemment militante et je ne vois aucune interférence gênante entre l’adhésion à Anticor et cette activité.

M. Eric Alt. L’indignation provoquée par mon affaire a fait qu’Anticor compte désormais soixante magistrats parmi ses adhérents ; tous ne sont pas actifs et ce ne sont pas des pénalistes.

Mme Elise Van Beneden. Nous avons évidemment envisagé cette question et c’est pourquoi, à ma connaissance, il n’y a pas de magistrats pénalistes au sein de l’association.

M. le président Ugo Bernalicis. Est-ce à dire que si un magistrat pénaliste demandait à adhérer, vous refuseriez son adhésion ?

Mme Elise Van Beneden. La justice étant terriblement sous-financée, il n’y a pas énormément de juges d’instruction. Nous préférons donc éviter qu’ils adhèrent à l’association, de manière que des juges d’instruction puissent juger les dossiers que nous portons devant la justice. Nous n’avons pas compté le nombre de nos plaintes qui ont été classées sans suite, et il faut préciser ce que l’on entend par là : ainsi, il y a eu classements sans suite dans plusieurs affaires, l’affaire Ferrand par exemple, après quoi nous nous sommes constitués partie civile et il y a eu une mise en examen.

M. Didier Paris, rapporteur. Et dépaysement du dossier…

Mme Elise Van Beneden. Nous demandez-vous si beaucoup de nos actions n’aboutissent pas ?

M. Bruno Questel. Je suis étonné que vous personnalisiez si fortement ces échanges. Vous êtes devant la représentation nationale et nous parlons de principes. Combien de plaintes déposez-vous chaque année, combien font l’objet d’une instruction, combien sont classées sans suite, et voyez-vous toujours là la main noire d’un cabinet noir qui irait à l’encontre de la probité, au détriment du fonctionnement de la démocratie que vous seriez seuls à défendre ? D’un point de vue républicain et d’organisation de la justice, le tableau que vous décrivez est assez sombre. J’aimerais donc savoir s’il y a beaucoup de classements sans suite – ce qui peut arriver – et si, parfois, ils vous semblent justifiés.

Mme Elise Van Beneden. Nous recevons entre quinze et vingt alertes par jour ; nous actionnons une vingtaine de plaintes par an et, je vous l’ai dit, nous n’avons pas établi de statistiques sur le nombre de classements sans suite. Si nous sommes en désaccord avec une décision de classement sans suite, nous estimons que la mission qui nous est confiée par la loi est de saisir un juge d’instruction, constitutionnellement indépendant, sans porter de jugement sur la motivation du procureur qui a classé l’affaire. Que le procureur décide de poursuivre ne signifie pas que nous n’avons plus de rôle à jouer : il arrive qu’Anticor se constitue partie civile pour accompagner sa démarche et porter la voix de la société civile pendant l’instruction et à l’audience. Ai-je répondu à votre question ?

M. Bruno Questel. Pour partie, mais j’abandonne.

M. le président Ugo Bernalicis. La compilation statistique est compliquée quand le classement sans suite peut intervenir trois ans après la date de dépôt de la plainte.

M. Eric Alt. Le traitement des affaires financières est très long : six ans en moyenne, huit ans pour les affaires les plus importantes selon la Cour des comptes. L’affaire des sondages de l’Élysée, objet d’un classement sans suite à l’époque, est toujours en cours.

Mme Elise Van Beneden. Je ne peux inventer une statistique dont je ne dispose pas. Notre association n’a pas l’envergure de Transparency International : deux salariés exceptés, nous sommes tous bénévoles et nous avons souvent « la tête dans le guidon ». Mais nous réfléchissons à nos actions, et peut-être ce travail statistique serait-il intéressant à mener.

M. Bruno Questel. L’agrément de Sherpa a été suspendu en raison du manque de transparence sur ses donateurs ; qu’en avez-vous pensé ? Estimez-vous que les règles doivent être modifiées pour protéger l’anonymat de vos donateurs ou qu’il faut jouer la pleine transparence puisque, par définition, vous n’avez rien à vous reprocher ?

Mme Elise Van Beneden. Les seuls dons que nous acceptons sont ceux de personnes physiques. Estimant que, comme l’adhésion, le don est un acte militant, nous ne communiquons pas leurs noms.

M. Eric Alt. De même, aucun syndicat ne donne le nom de ses adhérents.

M. Bruno Questel. Je ne parlais pas des adhérents mais des donateurs. Une association qui entend assainir le fonctionnement des institutions de la République ne doit-elle pas être soumise à la même obligation de transparence que les partis politiques, tenus de mettre sur la table l’ensemble de leurs financements ?

Mme Elise Van Beneden. Oui, il faut montrer l’exemple quand on demande aux autres d’être exemplaires, et nous publions nos comptes sur notre site internet sans y être obligés. Mais, comme un syndicat ou toute autre structure militante, nous ne publions pas la liste de nos donateurs pour protéger une activité militante et ne pas mettre nos donateurs et nos adhérents en porte-à-faux. De plus, le règlement général sur la protection des données (RGPD) nous empêcherait de publier ces noms.

M. le président Ugo Bernalicis. Cela vaut aussi pour les partis politiques : même si les noms des donateurs sont publics en temps de campagne électorale, leur publicité n’est pas si évidente que cela et celle des fichiers des adhérents encore moins.

Mme Cécile Untermaier. En 2013, nous avons progressé en matière de transparence en instaurant des collèges de déontologie ; que pensez-vous de ces collèges, notamment dans le domaine judiciaire ? Pour les juridictions commerciales et prud’homales, nous avions été alertés des difficultés qu’éprouve la défense à s’exprimer, faute de formation juridique. Quel est votre avis à ce sujet, et considérez-vous, d’autre part, que la question de la rupture de l’entre-soi reste à régler pour garantir l’indépendance de la justice ?

M. Eric Alt. Un collège de déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire siège auprès du CSM ; il peut être saisi par les magistrats pour toute affaire importante où se posent des questions déontologiques et son activité fait l’objet d’un rapport annuel intéressant. Ce collège est d’autant plus important que les personnalités qui y sont affectées ne sont pas celles qui sont affectées au contentieux disciplinaire, si bien que l’on peut s’entretenir de ces questions avec elles, le cas échéant.

Je me suis toujours demandé pourquoi des gens acceptent de devenir bénévolement juges commerciaux ; souvent, c’est parce qu’ils ont ainsi connaissance de l’activité des autres entreprises, et cela pose un vrai problème. Dans votre rapport d’information sur le rôle de la justice en matière commerciale, vous aviez souligné à juste titre que l’organisation française de la justice commerciale n’était pas un atout pour le pays ; les choses n’ont pas changé. Pour les juridictions du travail, l’impartialité de la formation de jugement résulte de la parité entre employeurs et salariés ; s’ils ne sont pas d’accord, le juge départiteur intervient. La question de l’impartialité se pose donc tout autrement. La formation obligatoire entrée en vigueur pour les prud’hommes nommés l’année dernière est peut-être encore insuffisante, mais au moins apprennent-ils les bases, et ils peuvent recourir à leurs organisations professionnelles pour compléter cette formation initiale. C’est en effet un enjeu de la légitimité des conseillers prud’homaux d’avoir une bonne formation. Ils apportent un point de vue concret, intéressant, sur la manière dont fonctionnent les entreprises.

Mme Nadia Hai. Votre association milite en faveur d’une plus grande exemplarité, intégrité et transparence dans la vie publique. Votre action aurait plus d’impact si vous vous appliquiez cette haute exigence en dévoilant l’identité de vos donateurs ; savoir qui ils sont nous permettrait d’apprécier votre degré d’indépendance. Vos adhérents sont pour partie des élus et vos comptes montrent des dons importants. Qu’est-ce qui vous empêche, précisément, de publier les noms de vos donateurs, comme le font les partis politiques ? D’autre part, avec quelles ressources rémunérez-vous vos avocats ?

Mme Elise Van Beneden. La rémunération de nos avocats est couverte par nos recettes, uniquement issues des cotisations des adhérents et des dons de personnes physiques. Nos dépenses sont principalement la rémunération de nos deux salariés et des avocats que nous payons pour mener les actions en justice. Un certain nombre d’avocats militants, qui soutiennent les combats de l’association, nous consentent des tarifs assez bas – de 1 500 à 3 000 euros pour une procédure qui peut durer dix ans. Pour ce qui est des adhérents et des donateurs, nous aurions pour commencer un problème légal de consentement à la publication : on ne peut soudainement publier une liste de noms de personnes à qui l’on n’en a pas demandé l’autorisation. Nous pourrions réfléchir à la question pour les prochaines adhésions, mais on peut penser que cela restreindra le nombre des personnes prêtes à apporter leur soutien financier à une association qui mène des actions contre des personnages très influents, ce qui peut effrayer.

Puisque c’est de l’indépendance d’Anticor qu’il est question maintenant, je vous ai indiqué que pour la garantir nous n’acceptons aucun don de personnes morales ni aucune subvention – sinon, un temps, une subvention indirecte par l’emploi de volontaires du service civique. Je ne connais pas l’identité de nos donateurs, qui sont uniquement des personnes physiques. Quand une somme reçue est supérieure au plafond déterminé par le conseil d’administration, la trésorière prévient le conseil d’administration qui débat de la question de savoir s’il est susceptible de remettre en cause notre indépendance. J’ai proposé récemment que l’on vérifie qui sont les auteurs de dons d’un montant exceptionnel et, surtout, que ces dons soient affectés à des actions spécifiques et non au budget général, pour que la cessation de ces versements ne nous mette pas en difficulté, en nous obligeant par exemple à licencier, ce qui pourrait influencer nos orientations stratégiques.

M. Didier Paris, rapporteur. Quel montant déclenche l’alerte de la trésorière ?

M. Eric Alt. Nous sommes passés de 5 000 euros au début à 7 500 euros, en nous alignant sur le plafond retenu pour les élections. Mais des dons de tels montants sont assez rares.

Mme Elise Van Beneden. Et jamais les donateurs n’ont eu latitude de s’immiscer dans les choix du conseil d’administration ; ce serait inacceptable.

M. le président Ugo Bernalicis. Mme Nadia Hai souhaite poser une autre question ; si elle pouvait porter sur l’indépendance de la justice et non sur Anticor, ce serait parfait.

Mme Nadia Hai. Je partage les valeurs d’Anticor, mais il est bon de connaître son degré d’indépendance. Certains des avocats qui se saisissent des affaires dans lesquelles l’association s’est portée partie civile en sont-ils membres ? Si c’est le cas et s’ils sont rémunérés par Anticor, ne peut-il y avoir conflit d’intérêts ?

Mme Elise Van Beneden. Cela fut le cas un temps, quand Me Jérôme Karsenti, notre avocat « institutionnel », chargé de presque deux tiers de nos procédures, était l’un de nos adhérents ; il ne l’est plus. Maintenant, quand nous prenons langue avec de nouveaux avocats qui, pleins d’enthousiasme, nous disent qu’ils veulent adhérer à Anticor, nous leur expliquons que l’on ne peut mélanger les casquettes. Je pense qu’actuellement aucun de nos avocats n’est adhérent.

M. Sébastien Nadot. Ayant appris beaucoup sur Anticor, je voudrais revenir sur l’indépendance de la justice. Notre Assemblée connaît une situation particulière, certains députés ayant été mis en examen au cours des derniers mois : Richard Ferrand, président de l’Assemblée nationale, Éric Woerth, président de la commission des finances, Marielle de Sarnez, présidente de la commission des affaires étrangères, Jean-Jacques Bridey, qui a quitté il y a peu la présidence de la commission de la défense. Or, la présidence d’une commission permanente donne des pouvoirs supplémentaires au député qui occupe cette fonction : il peut par exemple, dans le cadre d’une commission d’enquête, lever le secret sur un document classé confidentiel. Quel regard l’association Anticor porte-t-elle sur cette situation du point de vue de l’indépendance de la justice ? Avez-vous des propositions à faire à ce sujet ?

M. Eric Alt. Nous avons apporté une réponse écrite à une question relative à la marge de manœuvre du parquet, au fait que le ministère public ait parfois pris, au sujet de personnalités politiques, des initiatives sur lesquelles on pouvait s’interroger. Nous considérons légitime que le parquet lance une enquête préliminaire mais, s’il a besoin de mesures de contrainte, mieux vaudrait, plutôt que de saisir un juge des libertés et de la détention – qui, d’ailleurs, ne peut apprécier l’exécution des mesures de contrainte –, en revenir aux dispositions du code de procédure pénale avant 2004 et saisir un juge d’instruction. Procéder ainsi permettrait de répondre à un certain nombre de vos questions, notamment à celles que vous posez au regard des initiatives du parquet que certains ont jugées particulièrement fortes dans certains domaines et un peu faibles dans d’autres.

M. le président Ugo Bernalicis. Je fais partie de ceux-là !

M. Bruno Questel. D’autres députés ont été condamnés définitivement, pour certains à des peines de prison avec sursis. Comment voyez-vous les choses en ce cas ?

M. Eric Alt. Anticor considère que, comme pour les magistrats et les fonctionnaires, les personnes qui font l’objet d’une condamnation définitive ne devraient pas être autorisées à se présenter au suffrage universel – en tout cas, pas aussi longtemps que la condamnation figure au casier judiciaire. Cette position diffère un peu de l’approche qui a été retenue dans la loi pour la confiance dans la vie politique de septembre 2017.

M. Bruno Questel. Une personne condamnée pendant son mandat doit-elle être démise de ses fonctions, quelles qu’elles soient, ou plus généralement privée de ses droits civiques ? Je suis ouvert à toute suggestion dans le cadre de nos réflexions.

M. Eric Alt. La peine est décidée par le juge au cas par cas. Quand l’inéligibilité est prononcée, le député condamné doit se démettre : il n’y a pas d’autre solution.

M. le président Ugo Bernalicis. Il peut y avoir des interprétations diverses sur la rétroactivité de l’inéligibilité. Mais nous pourrions introduire dans la loi une disposition selon laquelle toute personne condamnée définitivement dans l’exercice de ses fonctions est considérée comme démissionnaire. Il me semble que notre collègue Questel voulait connaître votre avis sur l’éventuelle introduction dans la loi de l’automaticité de la démission en cas d’inéligibilité.

M. Bruno Questel. C’est exact. Des noms ont été cités, ce que je n’ai pas voulu faire même si tout le monde a reconnu celui dont il s’agit, car je souhaite que l’on aborde la question de manière générale pour faire éventuellement des propositions visant à éviter des atermoiements, quelles que soient les personnes concernées.

M. Didier Paris, rapporteur. Je rappelle que notre commission d’enquête a l’interdiction absolue d’interférer dans des dossiers judiciaires en cours.

M. Sébastien Nadot. Certes, mais un problème de fond se pose en raison des pouvoirs spécifiques dont disposent les députés présidents de commissions permanentes ; ils sont dans une situation particulière qu’il faut cerner exactement. Le cadre de la commission d’enquête est précisément défini, et je n’ai pas cité d’affaires dont nous ne pourrions débattre.

M. Didier Paris, rapporteur. Je ne me pose pas en donneur de leçon, je rappelle le droit.

M. Eric Alt. Sur le fond, c’est certain, mais quand se pose un problème d’administration de la justice, le classement, par exemple, n’est pas une décision juridictionnelle. Peut-être y a-t-il là une marge, qu’il vous revient d’apprécier.

M. le président Ugo Bernalicis. Je pense en effet qu’il y a une marge. Avant de conclure cette audition, j’aimerais savoir si Anticor s’est saisi de cas de corruption au sein de la magistrature ou de la police judiciaire et si vous avez des pistes nous permettant d’améliorer le signalement au CSM de manquements déontologiques ou de cas de corruption.

À ce propos, certains dossiers soumis à l’examen du CSM statuant comme conseil de discipline n’ont fait l’objet d’aucune sanction, alors que les faits étaient avérés et confirmés par cette formation. Certes, il y a eu publicité des débats et de la décision, mais on peut s’interroger. Je pense en particulier à l’ancien procureur de Nice, que notre commission entendra au sujet de l’affaire Geneviève Legay et qui avait expliqué s’être exprimé de manière à ce que sa version des faits ne diverge pas trop de celle du président de la République. Que faire pour améliorer l’indépendance de la magistrature ? Le classement sans suite est bien la décision de quelqu’un ! Comment la contester ?

M. Eric Alt. Pour contester un classement sans suite, il n’y a guère de solution, sauf à se constituer partie civile, ce qui demande une certaine implication. On peut faire appel d’un classement devant le procureur général – lequel est rarement critique des classements prononcés par le procureur de première instance.

Globalement, la corruption n’est pas un problème important dans la justice judiciaire. Je ne dis pas qu’il n’y a pas des exceptions. Je ne dis pas non plus que le cas de l’ancien procureur de Nice, qui n’était pas une question de corruption, ne pose pas un problème incontestable. On notera que ce procureur a été exfiltré de Nice pour être chargé d’un poste équivalent à Lyon : cela signifie que le fait de s’être prononcé sur une affaire et d’avoir mandaté comme officier de police judiciaire la femme du commissaire de police qui dirigeait le maintien de l’ordre lors de la manifestation aurait été considéré comme quasiment normal s’il n’y avait pas eu la presse.

Le justiciable peut saisir le CSM, mais le CSM n’a pas beaucoup de moyens d’investigation. L’affaire que vous citez n’est pas emblématique ; la question posée était de savoir s’il y avait eu conflit d’intérêts justifiant une sanction. Donner aux citoyens, s’ils ne peuvent pas se constituer partie civile, la possibilité de saisir le CSM, et donner au CSM les moyens de mieux instruire ces plaintes est une piste à creuser

M. le président Ugo Bernalicis. Si un fait que vous jugez critiquable se produit à l’audience dont vous êtes spectateur et que vous n’êtes pas partie au procès, vous n’avez aucun moyen de saisir le CSM pour un manquement du magistrat. À quoi sert la publicité des débats si le citoyen qui constate un manquement ne peut le signaler ? Cela conduit à s’interroger sur la place du citoyen dans cette construction.

M. Eric Alt. J’en suis d’accord

M. le président Ugo Bernalicis. Madame, monsieur, je vous remercie.

 

 

 


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Audition du lundi 25 mai 2020

À 14 heures : Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

M. le président Ugo Bernalicis. Madame la directrice, vous avez reçu du rapporteur une liste indicative de questions pouvant être abordées au cours de cette audition, mais je vous invite à nous faire part de tout point que vous jugeriez important en rapport avec l’objet de la commission d’enquête.

Avant de vous laisser la parole, je vous demande, en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(Mme Catherine Pignon prête serment.)

Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice. C’est un honneur pour moi de m’exprimer devant vous dans le cadre de vos travaux sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire ; je préfère quant à moi parler d’autorité judiciaire.

En qualité de magistrate, ma carrière a été dédiée exclusivement au parquet, et j’ai exercé dans trois ressorts. J’ai effectué une mobilité de deux ans à la direction générale du Trésor, puis deux passages dans l’administration centrale du ministère de la Justice, à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) en qualité de jeune magistrate – j’étais alors affectée à la lutte contre la criminalité organisée – et à l’inspection générale de la justice. J’ai été procureure générale en Franche-Comté, en Anjou et enfin à Bordeaux. J’ai pris mes fonctions actuelles au mois de décembre 2018.

Je centrerai mon propos introductif sur le rôle, souvent questionné, de la direction des affaires criminelles et des grâces dans ses relations avec les magistrats du ministère public.

La direction compte 370 personnes, dont plus de 60 magistrats de l’ordre judiciaire, répartis entre Paris, Nanterre et Nantes.

Elle a quatre grandes missions : l’élaboration de la législation et de la réglementation en matière répressive ; la conduite des négociations européennes et internationales en matière répressive ; la préparation des instructions générales de politique pénale, leur coordination et leur évaluation ; la mise en œuvre des conventions internationales d’entraide judiciaire en matière pénale. La direction assure également le fonctionnement du casier judiciaire national et l’instruction des recours en grâce.

Dans l’exercice de chacune de ses missions, la DACG est en interaction et en dialogue constant avec les magistrats du ministère public, loin de la verticalité présupposée d’un point de vue extérieur.

Les circulaires d’application, qui déclinent à la fois la législation nationale et les règlements européens d’application directe, donnent lieu à de nombreux échanges avec les parquets généraux et les parquets. Dans le cadre de foires aux questions, notamment, nous répondons en permanence aux interrogations des magistrats du siège comme du parquet.

Le lien avec les magistrats du terrain s’établit également au travers de consultations. La loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice s’est appuyée sur une consultation d’ampleur de l’ensemble des juridictions aux fins de recueillir leurs propositions de simplification de la procédure pénale, dont beaucoup ont été retenues.

Les échanges en matière législative prennent enfin la forme de remontées des procureurs généraux, transmises à l’initiative de ces derniers ou à notre demande, sur les difficultés d’application de telle ou telle disposition.

J’en viens à la mission d’élaboration de la politique pénale, dont les contours précis, l’utilité et le contenu sont souvent objet d’interrogations. Je ne m’attarderai pas sur le cadre constitutionnel et légal, qui attribue au garde des Sceaux la charge de déterminer et de conduire la politique pénale et d’en répondre devant le Parlement.

La politique pénale est une politique publique singulière, parce qu’elle a trait au fonctionnement même de l’autorité judiciaire, dont l’indépendance est garantie par la Constitution. Elle est spécifique en raison de ses interlocuteurs et de son contenu, la matière pénale, qui touche aux droits et aux libertés individuels. Elle est un instrument de garantie de l’égalité des citoyens devant la loi. La loi du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de laction publique marque une étape importante à cet égard, avec l’interdiction pour le ministre de la Justice d’adresser aux procureurs de la République des instructions individuelles. Cette politique est enfin l’expression directe d’un arbitrage entre les priorités définies à partir de l’analyse des réalités de la délinquance et les moyens que la Nation entend y consacrer.

Elle se décline à trois niveaux : sur le plan national, elle est définie par le garde des Sceaux ; elle est ensuite relayée, à l’échelle régionale, par les procureurs généraux des trente-six cours d’appel puis, au niveau local, par les procureurs chargés de conduire l’action publique.

Parmi les outils de politique pénale, les fameuses circulaires de politique pénale recouvrent une grande diversité de situations et d’objets. J’ai déjà évoqué les circulaires de déclinaison de lois nouvelles, nombreuses en raison de l’intensité de l’activité législative. Il peut s’agir également d’informer le ministère public ou les magistrats du siège de décisions du Conseil constitutionnel qui viendraient, par exemple, modifier brusquement l’application de la procédure pénale, ou de décisions de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ou de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui sont d’application directe.

Elles peuvent répondre à des préoccupations politiques nationales conjoncturelles, sur lesquelles il sera demandé aux procureurs d’être réactifs, à l’instar de la circulaire édictée pour lutter contre les agressions dont font l’objet les personnels soignants.

Les circulaires visent aussi à rappeler aux magistrats les outils dont ils disposent pour apporter un traitement judiciaire approprié à un type donné d’infractions, car la direction des affaires criminelles et des grâces est réellement soucieuse d’accompagner les procureurs de la République et les procureurs généraux dans la mise en œuvre des directives de politique pénale. Il peut s’agir d’un rappel des dispositifs légaux ou des qualifications pénales possibles, ou d’informations sur les ressources ou partenariats se trouvant dans leur ressort pour répondre à une certaine forme de délinquance. Ces circulaires qui abordent des sujets de fond sont d’ailleurs souvent le fruit d’une élaboration interministérielle : celles qui sont intervenues en matière de lutte contre l’habitat indigne ou de lutte contre les violences scolaires en sont deux illustrations. Elles peuvent nécessiter une phase préalable de consultation ou un état des lieux.

Plusieurs autres outils permettent de construire, d’animer et d’évaluer la politique pénale. Le Conseil national du ministère public (CNMP), rénové sous l’impulsion de l’actuelle garde des Sceaux, est une véritable pierre angulaire du dialogue concret entre l’administration centrale, les parquets généraux et les parquets. Il se réunit trois ou quatre fois par an et se saisit des préoccupations exprimées par les conférences des procureurs généraux et des procureurs de la République. Lieu de réflexion et d’échanges sur les politiques pénales, il est aussi source d’informations sur les perspectives législatives.

Le rapport annuel du ministère public rend compte des activités des procureurs en matière de politique pénale ; ses thématiques sont arrêtées après consultation des procureurs et procureurs généraux, et sont très diversifiées. Pour l’année 2019, il traitera notamment de la politique pénale en matière de lutte contre la fraude fiscale et de l’articulation des sanctions administratives et judiciaires dans la lutte contre le travail illégal. La responsabilité pénale de la personne morale est un autre exemple de thème abordé. Ces documents servent ainsi à évaluer l’efficacité de certaines circulaires.

Nous conduisons, par ailleurs, très régulièrement des groupes de travail avec les praticiens. Un groupe a été récemment créé sur la communication des procureurs et leurs relations avec les médias, d’autres ont eu pour objet la gestion des cold cases, ces affaires de meurtres non élucidés dont le traitement est disséminé un peu partout sur le territoire, ou le secret partagé entre l’administration de la santé, le personnel pénitentiaire et les magistrats. La construction et l’élaboration de la politique pénale sont donc le fruit de nombreux échanges sur une multitude de sujets.

D’autres travaux visent au partage d’expériences. Dans les juridictions, des référents que nous réunissons régulièrement sont en charge de thématiques de politique pénale spécifiques, telles que la lutte contre les discriminations ou les dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels.

L’évaluation des politiques pénales est un élément essentiel à la définition et à la conduite d’une politique pénale sectorielle. C’est même par là qu’il faut commencer pour chaque question posée : quel est l’état des lieux ? Quelles sont les réponses apportées, et sont-elles suffisantes ? Sur quoi faut-il faire porter l’effort ?

Là encore, nous associons étroitement les procureurs généraux et les procureurs de la République en mettant à leur disposition des outils d’évaluation. Nous nous sommes dotés d’un observatoire des peines d’emprisonnement ferme, outil statistique qui leur permet de mieux piloter la politique des peines dans leur ressort, en lien avec les magistrats du siège et l’administration pénitentiaire.

Nous nous déplaçons en juridiction régulièrement pour présenter des projets ou faire le point sur des politiques déterminées. La direction établit de nombreuses fiches pratiques pédagogiques sur la grande diversité des questions juridiques qui peuvent se poser aux parquets.

Je terminerai ma présentation en évoquant la remontée hiérarchique de l’information. Je rappelle que la direction des affaires criminelles et des grâces ne peut être informée d’un acte d’investigation à venir, et que la Chancellerie n’intervient pas dans la rédaction des communiqués de presse des procureurs de la République sur une affaire individuelle.

La transmission d’informations est essentielle à la conduite de la politique pénale, car celle-ci doit se nourrir des affaires traitées par les parquets dans tous les domaines que j’ai évoqués. Dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, la direction a, par exemple, sollicité des retours d’informations sur les meurtres intervenus dans un cadre intrafamilial. Concernant la lutte contre les propos haineux, j’ai également été amenée à requérir des parquets un état des lieux précis du phénomène. Cette procédure permet à la fois d’éclairer le législateur et, pour le garde des Sceaux, de répondre aux interpellations légitimes des parlementaires et d’autres interlocuteurs.

Le garde des Sceaux dispose de prérogatives propres qui peuvent le conduire à connaître d’affaires individuelles. Dans le domaine méconnu de l’entraide judiciaire internationale, il peut intervenir lorsqu’une commission rogatoire est susceptible de porter atteinte à la souveraineté nationale ou aux intérêts essentiels de la Nation.

Les critères de la remontée de l’information inscrits dans la circulaire de 2014 ont été repris par les gardes des Sceaux successifs. Le constat, partagé par les parquets, est que cette procédure permet de rectifier les informations, pas toujours exactes, diffusées par les médias.

M. le président Ugo Bernalicis. La remontée de l’information est sans doute le point qui touche de plus près à nos travaux. Le procès de M. Jean-Jacques Urvoas devant la Cour de justice de la République a de nouveau montré combien il était sensible, même si aucune pièce de procédure ne peut être transmise, à l’exception des réquisitoires définitifs, ni aucune indication sur des perquisitions futures.

Filtrez-vous les dossiers transmis par les parquets généraux avant de les faire remonter au cabinet de la ministre et, si oui, selon quels critères ?

Les instructions individuelles écrites ont été supprimées, mais y a-t-il néanmoins des échanges téléphoniques avec les procureurs généraux ou les procureurs de la République, dans un sens ou dans l’autre, sur la stratégie à suivre pour une enquête ?

Mme Catherine Pignon. Le cabinet est, bien sûr, informé de toutes les affaires qui, en raison de leur particulière gravité, ont un retentissement médiatique ou qui sont très significatives au titre des politiques pénales prioritaires – par exemple, des troubles survenus outre-mer très récemment. Reste à mon niveau ce qui n’exige pas une information ponctuelle, précise, individuelle. Ainsi, je suis avisée de toutes les affaires de suicide en détention, mais je ne ferai remonter au cabinet qu’une information analytique de l’ensemble des signalements.

M. le président Ugo Bernalicis. La garde des Sceaux vous a-t-elle fixé un cadre précis sur les informations qu’elle souhaite absolument recevoir ?

Mme Catherine Pignon. Depuis décembre 2018, aucune exigence particulière n’a été formulée, mais la ministre attache une importance particulière aux politiques pénales prioritaires, dont la lutte contre les violences conjugales, la haine en ligne et la fraude fiscale. Toutes les procédures ne sont pas signalées ; le sont seulement celles qui présentent une dimension, une complexité ou une gravité des faits à raison des personnes mises en cause.

M. le président Ugo Bernalicis. Inversement, interrogez-vous souvent les parquets généraux ou les parquets, de votre propre chef ou sur demande du cabinet ?

Mme Catherine Pignon. Je sollicite, en effet, parfois des informations et le cabinet peut me demander de le faire si les affaires en question comportent des éléments médiatiques très significatifs.

Je peux également solliciter des informations sur des affaires dans le cadre de la politique pénale. Il peut être intéressant de connaître, dans un ressort, par exemple, l’état de la criminalité environnementale ou le nombre de plaintes visant des élus ou des décideurs publics pour leur gestion de l’état d’urgence sanitaire.

M. le président Ugo Bernalicis. Le cabinet ou vous-même avez-vous demandé des informations très précises sur le délit de non-présentation de l’attestation, dans le cadre du confinement ?

Mme Catherine Pignon. Non, mais, du point de vue statistique, il nous a semblé important d’avoir une idée du nombre de poursuites engagées s’agissant, par exemple, des violations des arrêtés de mesures de police en matière de confinement. Du reste, la garde des Sceaux en a eu rapidement besoin pour répondre à divers questionnements. Faire remonter des cas particuliers ne présente pas d’intérêt pour la direction, dont la mission suppose de disposer d’informations pertinentes.

M. le président Ugo Bernalicis. Un substitut du procureur peut-il vous contacter simplement par mail ou doit-il faire partie de l’un des nombreux cercles que vous avez évoqués ?

Mme Catherine Pignon. Il nous arrive de recevoir des demandes par mail, et la foire aux questions est également très utilisée. Les échanges sont, non pas nécessairement oraux, mais directs, et ils peuvent avoir lieu y compris avec des collègues qui ne sont pas procureurs ou procureurs généraux.

M. le président Ugo Bernalicis. La prolongation automatique de la détention provisoire dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire a été beaucoup scrutée. Est-il habituel que des mails répétés précisent l’interprétation de la circulaire ou cela s’explique-t-il par les circonstances exceptionnelles ?

Contrairement à ce que vous avez dit en commission des lois, des syndicats ont désapprouvé cette mesure.

Mme Catherine Pignon. En commission des lois, j’ai évoqué les « organisations » de magistrats.

Les circonstances étaient, en effet, exceptionnelles. La circulaire a donné lieu à deux interprétations qui m’ont conduite à préciser les choses. La plupart des chambres d’instruction a suivi celle que j’ai proposée, mais la chambre criminelle de la Cour de cassation rendra très prochainement sa décision.

M. le président Ugo Bernalicis. Était-ce une demande du cabinet ou une proposition de votre direction ?

Mme Catherine Pignon. C’était une réflexion de la direction des affaires criminelles et des grâces, soumise, après échanges avec le Conseil d’État, à consultation des organisations de magistrats.

M. Didier Paris, rapporteur. La DACG, on le voit, est à l’interface du politique et du judiciaire.

Vous arrive-t-il de donner des directives « comportementales » aux parquets ? Selon le procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, une sorte de « guide méthodologique » avait été mis à la disposition des magistrats pour « gérer » les gardes à vue lors des manifestations des Gilets jaunes.

Le mode de fonctionnement du dépaysement est-il conforme à notre souci commun d’indépendance de l’autorité judiciaire ou subsiste-t-il des angles morts ?

L’indépendance, finalement, est affaire de personnalité et de conscience. Votre carrière est très riche mais un peu atypique : vous avez été directement nommée procureure générale de Besançon sans jamais avoir été procureure de la République, après avoir effectué des passages auprès du pouvoir politique. Des éléments biographiques peuvent-ils influer sur l’indépendance des magistrats et sur leur carrière ?

Mme Catherine Pignon. Il peut, en effet, arriver que la DACG réfléchisse à la gestion de certains événements atypiques, comme dans le cas des enlèvements d’enfants ou des accidents collectifs, et propose un modus operandi, en lien avec les praticiens judiciaires mais également d’autres ministères qui peuvent être concernés.

S’agissant de la méthodologie selon la Chancellerie,…

M. Didier Paris, rapporteur. Lors du mouvement des Gilets jaunes, la presse avait évoqué une note interne préconisant la prolongation des gardes à vue jusqu’à la fin des manifestations en cours ; Rémy Heitz a mentionné un guide méthodologique. Vous arrive-t-il d’intervenir dans une situation comparable ?

Mme Catherine Pignon. Cela n’entre pas du tout dans le champ de la DACG. Je faisais allusion à des travaux plus généraux, nourris des retours d’expérience de mouvements qui soulèvent les mêmes questions que ceux des Gilets jaunes ou liés à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Il importe alors de réfléchir à la juste articulation entre la prévention, le maintien de l’ordre public et le travail spécifiquement judiciaire de recueil de la preuve.

En ce qui concerne le dépaysement, les équilibres sont toujours délicats à trouver et il convient d’examiner attentivement chaque cas de manière à ce que les procédures demeurent impartiales et ne soient pas instrumentalisées. Pour une bonne administration de la justice, tout dessaisissement ou dépaysement doit être appuyé par de solides considérations.

Quant à moi, je considère qu’un magistrat ne peut que s’enrichir s’il a l’occasion de connaître un horizon professionnel complémentaire, comme ce fut mon cas dans le domaine économique et le monde de l’entreprise. J’ai en effet été procureure générale sans avoir été procureure de la République, mais mon passage préalable à l’Inspection générale de la justice m’a été très utile à travers ma fonction de contrôle du fonctionnement des juridictions. C’est une excellente école pour apprendre à connaître le fonctionnement d’un tribunal ou d’une cour d’appel.

Mme Cécile Untermaier. Avez-vous connaissance de relations directes que pourrait avoir un procureur ou un procureur général avec le cabinet de la garde des Sceaux, sans passer par votre filtre ?

L’indépendance de la justice ne nécessite-t-elle pas de réformer le dispositif de gestion des carrières et des nominations, qui permet de « tenir » les procureurs et procureurs généraux ?

Cette indépendance est-elle habitée par les magistrats de manière différente de celle que vous avez connue il y a quelques années ?

Mme Catherine Pignon. Une vigilance accrue est aujourd’hui apportée à l’impératif d’indépendance, entendue comme un devoir du magistrat dans l’exercice de ses fonctions, en même temps que la notion d’impartialité a pris plus d’acuité aux yeux du justiciable.

Les obligations mises à la charge des magistrats, qu’il s’agisse de l’entretien déontologique ou de la déclaration d’intérêts, sont importantes par le questionnement sur soi-même qu’elles entraînent et par les échanges auxquels elles conduisent. Il convient que les magistrats s’approprient ces notions à la fois de manière personnelle et collective. Les travaux menés par le Conseil supérieur de la magistrature, le collège de déontologie ou d’autres instances irrigueront de plus en plus le quotidien et l’exercice professionnel des magistrats.

Le projet de réforme constitutionnelle visant le statut du ministère public, même s’il ne fait qu’entériner une pratique d’ores et déjà établie, a le mérite d’inscrire clairement dans le marbre et de manière permanente le principe de la nomination des procureurs sur avis conforme du CSM.

Le dispositif de gestion des carrières, entre la prise en compte de l’ancienneté des magistrats par la commission d’avancement, les pouvoirs dévolus au Conseil supérieur de la magistrature, la possibilité de faire des recours et le dispositif d’évaluation construit de manière contradictoire, permet de s’assurer de l’indépendance personnelle des magistrats au regard des fonctions auxquelles ils postulent.

Les relations directes entre le cabinet et certains procureurs peuvent s’envisager sans qu’il faille y voir un dévoiement. Un certain nombre de réunions ou d’échanges que j’anime se passent en présence de la garde des Sceaux ou de son cabinet.

M. Sébastien Nadot. Que pensez-vous de la création du parquet européen chargé d’enquêter et de poursuivre les fraudes au budget de l’Union européenne, dont les travaux doivent débuter en novembre 2020 ? S’articule-t-il facilement avec toutes les autres instances ? Ses missions seront remplies par des procureurs européens délégués pour chaque État, qui seront dotés de prérogatives actuellement réservées en France au juge d’instruction. Cela facilitera-t-il l’indépendance de la justice ou bien s’agira-t-il d’une opération neutre, voire d’une complication ?

Mme Catherine Pignon. En ma qualité de membre du Conseil de surveillance de l’Office européen de lutte contre la fraude (OLAF), j’ai pu voir que la lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l’Union européenne méritait une intégration judiciaire, tant le travail remarquable de l’OLAF se heurtait aux limites de la répression des fraudes dans chacun des États membres. Ce projet a été résolument soutenu par les autorités françaises, car la lutte contre la fraude doit devenir une priorité qui nécessite la participation des États membres et la possibilité d’user d’outils plus intrusifs que les actuelles enquêtes administratives.

Cette institution inédite va conduire à de nouveaux équilibres. Le juge d’instruction n’interviendra pas dans la procédure, car les procureurs européens délégués seront soumis à l’autorité hiérarchique du procureur en chef – on n’imagine pas que ce puisse être le cas du juge d’instruction, qui est, en France, un magistrat indépendant. Il en résulte un équilibre des pouvoirs différent entre le parquet et le juge des libertés et de la détention, qui interviendra plus rapidement et à plusieurs phases de la procédure. Je pense que ce parquet européen tiendra ses promesses dans la lutte contre la fraude aux intérêts économiques et financiers.

M. Vincent Bru. Combien de commutations de peines sont prononcées par an, et pour quels types d’activités ?

Examinez-vous les demandes de recours en grâce de manière tout à fait indépendante, ou recevez-vous parfois des instructions, conseils ou directives de la part de la garde des Sceaux, voire des services de la présidence de la République ?

Mme Catherine Pignon. Pour 300 demandes environ de recours en grâce déposées chaque année, une est accordée. Les dossiers sont instruits de manière impartiale, après avis des autorités judiciaires, notamment des parquets. Nous relayons, bien évidemment, ces avis. Pour le reste, c’est un pouvoir du Président de la République.

M. le président Ugo Bernalicis. Quel est le statut du Conseil national du ministère public, que vous avez mentionné tout à l’heure ? Jean-Michel Prêtre, que nous allons bientôt auditionner, en est-il toujours membre ?

Mme Catherine Pignon. Le Conseil national du ministère public n’a pas de reconnaissance institutionnelle formelle. C’est un outil de travail, un organe d’échanges qui a vocation à réunir les procureurs et procureurs généraux. Les ordres du jour sont, en général, définis conjointement entre la direction et les conférences des procureurs et procureurs généraux. Jean-Michel Prêtre n’en est plus membre car il occupe d’autres fonctions.

M. le président Ugo Bernalicis. Faudrait-il modifier le statut des magistrats qui sont en administration centrale ? Vous-même, conservez-vous des contacts particuliers avec d’anciens collègues ou dans d’anciens domaines ? Ne faudrait-il pas encadrer davantage ces allers-retours entre administration centrale et juridictions ?

Mme Catherine Pignon. De mon point de vue, il est fécond que des magistrats travaillent au sein de l’administration centrale, y compris à des postes de responsabilité. Il est important de nourrir la politique judiciaire d’une connaissance et d’une expérience nées du terrain.

Le magistrat, lorsqu’il est en administration centrale, n’a pas de fonction juridictionnelle, il n’a pas à trancher ou à prendre des réquisitions dans des dossiers particuliers. Je ne vois pas où est la difficulté. Pour un magistrat, la mobilité est très importante. On pourrait aussi bien reprocher à celui qui la fait dans un autre ministère que celui de la Justice d’être perméable aux influences. Mon premier passage à la direction des affaires criminelles et des grâces m’a été d’un apport précieux lorsque j’ai exercé, par la suite, au parquet : j’ai mieux compris comment se faisait la loi et comment travailler en partenariat avec d’autres services sur le terrain. Selon moi, il n’y a pas de risque fonctionnel d’atteinte à l’indépendance.

M. le président Ugo Bernalicis. Passer en administration centrale permet néanmoins de mieux comprendre ce qui est attendu des magistrats, ce que l’on peut considérer comme une moindre indépendance…

Avez-vous connu dans votre carrière, de près ou de loin, oralement ou par écrit, des entorses à l’indépendance de la justice, par des instructions de la part du politique ou des intimidations par des médias ?

Mme Catherine Pignon. À titre personnel, non. Il a pu m’arriver, dans le cadre du ministère public, d’avoir une opinion différente de celle de mon procureur. Notre désaccord s’est traduit par le fait qu’il a pris à sa charge la conduite du dossier. En ma qualité de procureure générale, j’ai pu avoir à connaître, dans le cadre de dossiers au pénal, de conflits d’intérêts susceptibles de porter atteinte à l’indépendance des magistrats, et qui m’ont paru justifier de saisir le premier président. C’est bien le ministère public qui est le garant de l’indépendance des magistrats.

M. le président Ugo Bernalicis. Je n’ai pas l’impression que les moyens soient orientés massivement vers la lutte contre la délinquance économique et financière. Pensez-vous que nous avons suffisamment de moyens, qui garantissent l’indépendance en ce qu’ils conditionnent la latitude du magistrat instructeur pour examiner tous les éléments de l’enquête et avoir un jugement éclairé ? Quid de l’évaluation des politiques publiques ?

Mme Catherine Pignon. Les procureurs, dans leurs rapports de politique pénale, expriment une forte attente de moyens supplémentaires en matière de délinquance économique et financière. Des travaux sont engagés, dans le cadre des dernières conclusions de la Cour des comptes et des diverses missions conduites en matière de lutte contre la fraude fiscale et la délinquance financière, en vue de décisions allant dans le sens d’une augmentation mais aussi d’une diversification des moyens, tel l’accroissement des pouvoirs de police judiciaire accordés aux douaniers et à certaines administrations. C’est un chantier très important pour le ministère de la Justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Pensez-vous que les moyens du juge des libertés et de la détention, qui doit traiter des montagnes de dossiers, notamment d’hospitalisations sous contrainte, lui permettent de rendre son office en toute indépendance ?

Mme Catherine Pignon. L’ordonnance fixant l’office du juge des libertés et de la détention dans le cadre des mesures de quarantaine vient de paraître. On va voir ce que cette nouvelle charge représentera en pratique et en volume. Sur ce sujet, la direction des services judiciaires serait mieux à même que moi de vous répondre.

 

 


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Audition du mercredi 27 mai 2020

À 16 heures 30 : M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice

M. le président Ugo Bernalicis. Nous recevons aujourd’hui M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux et ancien président de la commission des lois de l’Assemblée nationale.

Cette audition en visioconférence est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale ; elle fera l’objet d’un compte rendu.

Monsieur le ministre, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Jacques Urvoas prête serment.)

Monsieur le ministre, vous avez indiqué que vous ne souhaitiez pas faire d’intervention liminaire et préfériez répondre directement aux questions.

Nous voulions vous entendre en tant qu’ancien garde des Sceaux, mais aussi parce que vous avez fait l’objet de poursuites et d’une condamnation par la Cour de justice de la République (CJR). À ce titre, nous souhaiterions vous interroger sur les remontées d’informations des parquets vers la Chancellerie.

La quasi-totalité des personnes que nous avons auditionnées ont expliqué que, depuis 2013, il n’y a plus d’instructions individuelles et que les fiches d’action publique ne comportent ni les actes ni la stratégie d’enquête. Or les personnes entendues durant votre procès ont déclaré que des éléments d’enquête avaient pu figurer dans ces fiches ; l’une d’entre elles a même expliqué que lorsqu’un ministre le demande, on cesse de se poser des questions, ce qui n’a pas manqué d’interpeller le président de la formation de jugement.

Vous avez expliqué que rien d’extraordinaire ne figurait dans les fiches d’action publique et que l’on pouvait parfois en apprendre davantage par la presse ou internet. Vous avez par ailleurs souligné l’ambiguïté qui réside dans le fait que les remontées d’informations, sur lesquelles il est demandé au ministre de garder le secret, ont pour objet de l’aider à répondre aux questions des journalistes ou des parlementaires. Monsieur le ministre, les fiches d’action publique se valaient-elles toutes à vos yeux ? Contenaient-elles des éléments de stratégie de l’enquête ? Pensez-vous que les remontées d’informations soient utiles ?

M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice. Le droit présente des lacunes qu’il faut s’efforcer de combler, dans l’intérêt du Gouvernement, du Parlement et, au-delà, du citoyen. Les magistrats l’ont dit, la remontée d’informations a une base légale, répartie en quatre domaines.

Un paragraphe du rapport de Jean-Yves Le Bouillonnec sur le projet de loi relatif aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et d’action publique est consacré à la remontée d’informations. Elle est décrite comme permettant de nourrir la réflexion du garde des Sceaux sur la conduite de la politique pénale, telle que prévue par l’article 30 du code de procédure pénale et par l’article 20 de la Constitution. En 2013, le législateur a eu le sentiment de franchir un pas supplémentaire vers l’indépendance de la magistrature, mais il reprenait là une préconisation de la commission Truche de 1997.

Les remontées d’informations alimentent aussi le rapport sur l’application de la politique pénale qu’aux termes de l’article 30, alinéa 4 du code de procédure pénale, le ministre de la Justice transmet chaque année au Parlement, et qui peut donner lieu à un débat à l’Assemblée nationale et au Sénat.

Par ailleurs, lorsque le ministre de la Justice est amené à rencontrer ses homologues, ces informations peuvent s’avérer utiles pour faire avancer les dossiers de ressortissants français enlisés dans une procédure à l’étranger.

Enfin, lors de son audition par la commission des Lois le 21 mai 2013, Christiane Taubira, alors garde des Sceaux, a précisé que ces signalements, sur lesquels le ministre peut se fonder pour répondre aux questions orales et écrites qui lui sont adressées, sont pour les « parlementaires, une source dinformation fort utile, qui [leur] permet de ne pas dépendre des médias pour connaître létat des procédures ».

Les remontées d’informations sont-elles utiles ? Je me permettrai de citer le rapport de politique pénale que j’ai remis au Parlement le 22 mai 2017 : « Il me paraîtrait cohérent que le Parlement soit en mesure dévaluer la loi quil a votée. Lexercice serait utile à tous. Il pourrait, par exemple, mettre ainsi en lumière la pertinence et le processus de rationalisation engagé quant au nombre de procédures donnant lieu à une remontée dinformations – un nombre passé de plus de 50 000 avant lentrée en vigueur de la loi à un peu plus de 8 000 au début de lannée 2017. Et plus largement, il serait aussi des plus instructifs de revisiter cette question des remontées dinformations, laquelle continue à alimenter tous les fantasmes et toutes les spéculations, en dépit du fait que les critères de signalement sont désormais fixés en toute transparence. »

Ma réponse n’est pas de circonstance puisque, dans un portrait que la revue Charles m’avait demandé de dresser de François Molins, alors procureur de la République de Paris, j’écrivais en février 2018 : « Jespère quun jour le législateur consentira à évaluer ce texte, ce qui permettrait de démontrer combien ces fameuses remontées dinformations auxquelles les parquets sont tenus de procéder à lintention de la direction des affaires criminelles et des grâces […] sont bien souvent moins fournies et systématiquement plus lentes que celles qui alimentent nombre darticles publiés dans la presse. »

Si donc je devais qualifier l’intérêt de ces remontées d’informations, destinées non pas au ministre mais à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), je dirais qu’il est mesuré.

Dans certains cas, ces fiches m’ont été indispensables : dans le cadre du conseil de défense traitant chaque mercredi des questions de terrorisme, j’en avais besoin pour retracer les parcours judiciaire et pénitentiaire des individus mis en cause – cela nous a d’ailleurs permis de constater que le traitement par le logiciel de la direction de l’administration pénitentiaire n’était pas identique à celui effectué par la DACG, ce qui introduisait une fragilité. Comme les magistrats vous l’ont précisé, les circulaires du directeur des affaires criminelles et des grâces étaient très claires : ces fiches ne devaient pas contenir des éléments de procédure. Du reste, le rapporteur avait précisé lors des débats que « ces remontées dinformations ne constituent en aucune manière des éléments susceptibles dinfluer sur lengagement de la poursuite ni sur le sort qui a été réservé par le ministère public à la question posé ». Des éléments de narration figuraient donc dans ces fiches, mais pas des éléments d’enquête.

Ces fiches m’ont été aussi d’une grande utilité lors de déplacements internationaux : ainsi, en me fondant sur ces informations, j’ai pu appeler l’attention de mon homologue algérien sur les litiges portant sur la garde des enfants dans les divorces de couples franco-algériens.

Je me souviens que deux fiches d’action publique ont retenu mon intérêt. La première portait sur le procès AZF : le procureur général de Toulouse y appelait l’attention sur le fait que, les victimes étant toulousaines, il convenait d’anticiper les troubles que pouvait créer l’organisation à Paris de ce procès très attendu. Par quel autre biais aurais-je pu avoir cette information ? Dans la seconde fiche, le procureur général de Pau indiquait que la saisie de 3,5 tonnes d’armes dans huit caches de l’ETA, après l’opération de désarmement unilatéral, posait un problème de stockage. Or cela relevait du parquet de Paris, compétent en matière de terrorisme.

Je ne condamne pas les fiches d’action publique, qui peuvent apporter ici ou là des éléments intéressants. Mais la réalité, d’une banalité confondante, est très loin de la curiosité et des fantasmes qu’elles suscitent.

M. le président Ugo Bernalicis. Je comprends l’intérêt des remontées d’informations lorsqu’elles sont de nature statistique, puisqu’elles peuvent nourrir le rapport sur l’application de la politique pénale – le garde des Sceaux n’en prend d’ailleurs pas directement connaissance.

Mais les fiches qui portent sur les affaires individuelles sont-elles vraiment utiles ? Devant la CJR, Mme Caroline Nisand, ancienne directrice de la DACG, a expliqué qu’elles permettaient de savoir exactement où en était l’enquête, quelle direction elle prenait. Ce n’est pas un élément négligeable, et cela pose la question du contradictoire quand l’intéressé lui-même n’est pas au courant ! Certes, il n’y a pas d’éléments d’enquête dans la quasi-totalité des fiches, mais la fiche concernant M. Thierry Solère comportait des éléments de direction de l’enquête. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur ce point ?

M. Jean-Jacques Urvoas. Dans le cas que vous citez, qui m’a valu le désagrément que vous supposez, le qualificatif d’entrave à la justice n’a pas été retenu. Cela traduit bien le fait que ces fiches n’annoncent rien, mais évoquent seulement le passé.

Le 1er mars 2017, c’est par la radio que j’ai appris que M. François Fillon avait annulé sa visite au salon de l’agriculture parce qu’il était convoqué par un juge. J’ai alors demandé au directeur des affaires criminelles et des grâces de confirmer l’information – je m’attendais à être interrogé sur l’instrumentalisation de la justice, la caporalisation du parquet et que sais-je encore : il lui a fallu une heure pour confirmer une information qui était déjà dans les canaux de l’AFP depuis une heure et demie !

M. le président Ugo Bernalicis. La remontée n’est-elle pas plus efficace et rapide au ministère de l’Intérieur ? Il faut bien que l’information que recueillent les journalistes vienne de quelque part : les commissariats ne sont pas tous truffés de micros, tous les policiers ne fournissent pas des procès-verbaux, pas davantage les greffiers ou les procureurs – toutes choses par ailleurs illégales puisque les journalistes sont poursuivis pour recel d’informations dans le cadre d’une violation du secret de l’instruction.

M. Jean-Jacques Urvoas. Vous imaginez bien que je ne me livrerai pas à une telle comparaison ! À bien des égards, le ministère de la Justice n’est pas la quintessence de la célérité, et pour tout vous dire, cela n’est pas aussi préjudiciable que cela peut le sembler. Dans l’action de justice, le temps est un élément utile qui permet bien souvent de dégonfler des éléments diffusés trop rapidement. Je me rappelle avoir expliqué à une sénatrice lors d’une séance de questions au Gouvernement que ce qu’elle relatait concernant des violences urbaines n’était pas la réalité judiciaire.

Je ne sais pas comment fonctionne le ministère de l’Intérieur. J’ai pu constater, à l’occasion de réunions, que le ministre était destinataire d’informations, mais je ne connais pas les procédures de remontée.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez été le premier garde des Sceaux à parler d’une « clochardisation » de la justice. Le lien avec l’indépendance de la justice n’est pas évident à première vue mais, au fil des auditions, nous voyons bien que le manque de moyens entrave l’action de justice et interdit aux magistrats de disposer du temps nécessaire pour chaque enquête.

M. Jean-Jacques Urvoas. Le seul texte dont la justice ait besoin est la loi de finances. Les magistrats n’ont pas apprécié le terme de « clochardisation » ; ils ont pensé que c’était là une façon de déprécier l’action de justice. Que leurs critiques aient davantage porté sur le mot que sur la situation de la justice m’a surpris. Marc Aurèle écrit qu’un juge doit être serein pour juger ; des conditions de travail déplorables ne le permettent pas.

Vous avez certainement entendu les représentants des magistrats proposer que la gestion du budget de la justice soit confiée à un conseil supérieur de la justice, ce qui serait un gage d’indépendance. Je ne pense pas qu’une telle autonomie serait au bénéfice de l’institution car elle ne garantirait pas d’obtenir plus de crédits. Pour avoir passé beaucoup de temps sur ces questions place Vendôme, je sais l’âpreté de la discussion avec le ministère du Budget : Bercy n’est jamais enthousiaste, quand bien même le ministre a l’appui de l’exécutif !

Les moyens ne sont pas à la hauteur des attentes des justiciables. Nous parlons depuis le début de justice pénale, qui a un côté spectaculaire, mais la justice du quotidien, qu’elle soit civile ou prud’homale, se rend dans des conditions déplorables. Oui, ce message me paraît encore plus d’actualité qu’il ne l’était il y a trois ans !

M. Didier Paris, rapporteur. Je ne vous questionnerai pas sur les fiches d’action publique et la remontée d’informations : il en a été largement question durant les audiences et, étant membre de la Cour de justice de la République, je m’abstiendrai par déontologie de vous interroger sur ce point.

Votre passage à la Chancellerie n’aura duré qu’un an, mais votre action volontaire et déterminée aura marqué les esprits. Quelles conclusions sur l’indépendance de la justice cette expérience vous permet-elle de tirer ? Quels sont les freins éventuels, et comment les lever ? L’accumulation des textes de loi, qui ne laisse pas le temps de leur évaluation, en constitue-t-elle un ? Nous entendrons prochainement les présidents des tribunaux de commerce. Quelles sont vos préconisations quant à la justice commerciale, dont la dépendance fonctionnelle peut poser question ?

M. Jean-Jacques Urvoas. L’indépendance est vitale et ne doit jamais être considérée comme définitivement acquise. Tous les textes du monde peuvent la garantir, ce sont bien des hommes et des femmes – les magistrats – qui l’exercent.

Accordons-nous sur ce que le terme recouvre. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) apprécie à la fois l’indépendance externe et collective – vis-à-vis des autres pouvoirs, principalement l’exécutif – et l’indépendance interne et individuelle. Cette dernière me paraît tout aussi importante au quotidien. Lorsque j’ai remis les insignes de la grand-croix de la légion d’honneur à Pierre Truche – procureur général près la Cour de cassation, puis premier président de la Cour de cassation –, je lui ai demandé quel message je devais transmettre aux élèves de l’école nationale de la magistrature (ENM). Il m’a répondu : « Dites-leur de toujours se méfier de leurs propres dépendances. »

Pour atteindre l’impartialité – une notion tout aussi intéressante que celle d’indépendance – et porter un regard distancié sur les faits, le magistrat doit se départir de ses valeurs et de ses convictions, qui proviennent de son éducation, de son milieu, de sa formation. Ce n’est pas par la Constitution, des lois ou des décrets que l’on garantit cette indépendance, mais par une éthique et une formation.

D’autres éléments peuvent perturber l’indépendance de la justice, tel le travail collégial – en délibéré, dans une assemblée générale. Si le débat est source d’humilité et d’introspection, il peut conduire à se plier au groupe, par soumission ou démission. L’appartenance à une association ou à un syndicat peut aussi être une source d’influence. Enfin, l’impact médiatique prévisible d’une décision joue un rôle non négligeable quant à la manière d’aborder un dossier – heureux les magistrats dont les affaires n’intéressent pas les médias !

Juger n’est pas un don, c’est une tâche ardue. Les efforts de demain devront porter sur la déontologie, la formation. L’ENM, parfois discutée, est à cet égard très performante. Son directeur, Olivier Leurent, sait tirer vers le haut la formation de ces magistrats qui auront, selon la formule, à « rendre la justice au nom du peuple ».

M. Didier Paris, rapporteur. Pour Jacques Toubon, la presse constitue le premier risque pour l’indépendance de la justice. Partagez-vous ce sentiment ? Que peut-on faire, si ce n’est renforcer l’exigence éthique ? Le secret de l’enquête et de l’instruction demeure une difficulté, qui n’est toujours pas résolue. Que peut-on améliorer dans les relations entre la justice et la presse ? Est-ce pour vous le problème central ?

M. Jean-Jacques Urvoas. Je ne pense pas. En revanche, un problème fondamental se poserait s’il n’existait pas de règles protégeant les magistrats. À ce titre, les garanties constitutionnelles entourant les magistrats du siège – l’inamovibilité, les conditions de nomination – me paraissent protectrices de l’indépendance.

On pourrait toutefois ajuster les conditions de nomination des parquetiers, en mettant le droit en conformité avec la pratique. Depuis le départ de Rachida Dati, aucun ministre de la Justice ne s’est proclamé chef des procureurs. Les nominations sont souvent présentées comme la traduction de l’autorité hiérarchique du ministre sur le parquet, mais dans la pratique, elles sont le fruit de négociations entre le directeur des services judiciaires et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), hors la vue du ministre. Pour ma part, j’ai nommé – après une « transparence » à date certaine – 800 parquetiers, en me conformant scrupuleusement à l’avis du CSM, suivant en cela mes prédécesseurs, hormis Rachida Dati qui a pu passer outre. Je suis convaincu que l’inscription dans la Constitution des conditions de nomination de ses membres renforcerait la solidité du parquet. J’ai proposé de relancer cette réforme consensuelle et attendue ; elle a été votée en 2016 par l’Assemblée nationale, avant que le Sénat ne fasse savoir qu’il ne l’adopterait pas.

Vous avez mené une mission d’information sur le secret de l’instruction, il s’agit d’un vaste chantier. La difficulté tient à la procédure que nous utilisons – accusatoire ou inquisitoire –, et il me semble vain d’espérer juguler les dysfonctionnements, dont j’ai été moi-même victime. Depuis les années 1990, on renforce, en toute bonne foi, les compétences du ministère public au détriment des droits de la défense, ce qui déséquilibre la procédure pénale. Il faut corriger cela et permettre aux parties d’être à armes égales.

M. Didier Paris, rapporteur. Nous sommes nombreux à penser qu’une réforme constitutionnelle devrait consacrer la pratique.

Les règles supranationales, en particulier européennes, sont un facteur d’indépendance ou, au contraire, de contrainte à l’égard de la justice française ? Je relève que le projet de loi relatif au parquet européen devrait faire évoluer le débat sur le caractère inquisitoire ou accusatoire de la procédure. Par ailleurs, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a reconnu la valeur des mandats d’arrêt internationaux émis par la justice française et, ce faisant, l’indépendance du parquet français.

M. Jean-Jacques Urvoas. La CEDH – je connais moins la CJUE – est un aiguillon très utile, qui renforce le respect des droits, tels que le contradictoire, les délais raisonnables, la position du parquet, entre indépendance et hiérarchie. Le socle des valeurs européennes nous conduit vers une indépendance sans cesse accrue de la justice.

M. Vincent Bru. Concernant la remontée d’informations, pouvez-vous apporter des précisions sur les ajustements législatifs et réglementaires que vous préconisez ? En matière de déontologie, la formation initiale et continue des magistrats est-elle suffisante ? Comment pourrait-on l’améliorer ?

M. Jean-Jacques Urvoas. Le circuit de diffusion des fiches d’action publique est coutumier – il ne repose sur aucun texte –, ce qui n’est pas un gage de clarté. Lorsque j’étais à la Chancellerie, c’étaient le directeur des affaires criminelles et des grâces et mon directeur de cabinet qui décidaient du circuit de diffusion. J’imagine que depuis le jugement rendu par la CJR, la directrice des affaires criminelles et des grâces l’a modifié. Il serait souhaitable de préciser le niveau de protection dont ces documents administratifs doivent faire l’objet, ce qui contribuerait à protéger le ministre et les autres destinataires. Il faudrait normer ces fiches d’action publique comme on l’a fait pour les notes du service national du renseignement pénitentiaire.

La CJR a décidé, sur une base juridiquement hésitante, que le ministre était dépositaire d’un secret professionnel. Se fondant sur un arrêt de la CEDH du 18 mai 2004, concernant l’interdiction de la publication du livre du Dr Gubler, la CJR a estimé que la divulgation des informations contenues dans une fiche d’action publique « ne peut trouver un fondement légitime que si elle est justifiée par un motif dintérêt général dont limportance doit être proportionnée à la gravité de latteinte portée au secret ». J’en conclus que l’on peut violer le secret professionnel si l’exercice de la liberté d’expression le justifie, dès lors que cela s’inscrit dans l’intérêt général. La règle actuelle me paraît assez gazeuse et je pense qu’il serait dans l’intérêt du Gouvernement et du débat parlementaire que le législateur précise dans quelles conditions un ministre peut s’exprimer, tout comme l’article 11 du code de procédure pénale le prévoit s’agissant du procureur.

Je n’ai pas de proposition concernant la déontologie des magistrats, qui reçoivent une formation de qualité. Le risque auquel s’expose l’ENM, comme toutes les écoles, est de souffrir d’un fonctionnement par trop autarcique.

Je suis surpris qu’un auditeur de justice puisse occuper, pour son premier poste, la fonction de juge d’instruction. Au Royaume-Uni, on ne peut exercer de fonctions touchant les libertés individuelles qu’après avoir eu une première expérience dans le domaine du droit. J’ai rencontré une magistrate, tout juste sortie de l’ENM, qui se trouvait confrontée à la solitude du juge d’instruction. J’ai cité Marc Aurèle : eh bien, je ne pense pas qu’elle était sereine !

M. Erwan Balanant. Nos concitoyens semblent méconnaitre ce que recouvre la notion d’indépendance de la justice – ils saisissent souvent leur député pour qu’il intervienne sur un procès en cours, ou sur une affaire jugée. Ne faudrait-il pas entreprendre un travail de pédagogie sur la justice et son fonctionnement ? Une meilleure compréhension apporterait plus de sérénité, condition de l’exercice indépendant de la justice.

M. Jean-Jacques Urvoas. Il y a en effet une grande ignorance des mécanismes judiciaires. Une spécificité française permet aux magistrats de passer du siège au parquet, et inversement. Même si elle ne concerne en pratique que 13 à 15 % des effectifs du corps – cette mobilité est d’ailleurs rapidement suivie d’une spécialisation –, et que la séparation est absolue dans l’exercice judiciaire, cette mixité que les magistrats défendent à juste titre est source de confusion pour le justiciable.

La justice, ce sont « des colonnes et des codes », pour reprendre les termes de Robert Badinter : un citoyen qui entre dans le temple de Thémis notera la proximité des magistrats, qui portent le même costume, sont issus de la même école et ont prêté le même serment. Au tribunal de Quimper, monsieur le député, juges et procureurs entrent par la même porte. Il est donc difficile de faire entendre aux justiciables que le siège est constitutionnellement indépendant, tandis que le parquet est sous l’autorité du garde des Sceaux ; la contiguïté peut faire songer à une forme de consanguinité et nuit à la compréhension que nos citoyens peuvent avoir de l’institution.

Mme Cécile Untermaier. Je souscris à vos propos sur la déontologie. Ces principes, qui furent dans un premier temps mal acceptés par les magistrats, accompagnent l’évolution des modalités d’exercice de la profession. Cette exigence concerne d’ailleurs tous les acteurs de notre société.

L’indépendance est trop souvent synonyme de repli et d’isolement. Comment ouvrir davantage la justice à la société, la rendre accessible et compréhensible sans contrevenir à ce principe constitutionnel ?

Les conseils de juridiction, dont les contours restent flous, devraient s’ouvrir davantage aux parlementaires investis sur ces questions. Nous avons malheureusement le sentiment d’avoir à pousser la porte, alors que cette gêne n’a pas lieu d’être.

M. Jean-Jacques Urvoas. Vous avez mené une bataille pour imposer vos vues sur la déontologie dans la loi organique du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au CSM. Le Gouvernement souhaitait imposer un simple entretien ; vous avez défendu le principe de la déclaration d’intérêts, y compris pour le premier président et le procureur général près la Cour de cassation – une lacune qui avait échappé au Gouvernement.

Dans les années 1980 et 1990, la déontologie était perçue par les magistrats comme une entrave à leur indépendance, un moyen de coercition susceptible d’être utilisé par le pouvoir politique. Le CSM, s’estimant le seul détenteur de cette compétence, entendait bien que le collège de déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire siège en son sein. La commission mixte paritaire en a décidé autrement, et le Gouvernement en a pris acte.

La question de la responsabilité est consubstantielle à celle de l’indépendance, et c’est l’une des plus compliquées à résoudre aujourd’hui. Quand le juge n’était que la « bouche de la loi », on attendait de lui qu’il applique un raisonnement syllogistique. Dès lors qu’il est devenu une source du droit, aussi abondante que la production du Parlement, on peut poser la question de sa légitimité. Les parlementaires tirent du suffrage leur légitimité à transformer leurs mots en lois. Quelle est celle du magistrat qui transforme ses mots en normes ?

J’ai souvenir d’un débat organisé par la Cour de cassation au Sénat où il était affirmé que tout ce qui venait du CSM était indépendant par nature. J’ai toujours combattu ces positions qui redonnent une nouvelle jeunesse à la grâce d’état, issue des théories de l’Ancien Régime : tout ce qui vient d’un magistrat n’est pas juste en vertu de sa fonction. La question de la légitimité se pose donc, et avec elle, celle de la responsabilité.

L’effort devrait se porter sur la motivation des décisions. Un magistrat a-t-il conscience, quand il rédige son jugement, que l’autorité de celui-ci découlera autant de la clarté d’expression que de la force de conviction ? J’en doute. En étayant sa décision, le juge s’adresse au Parlement, au Gouvernement, aux justiciables, aux autres juges et, plus largement, à la communauté juridique pour les amener à partager sa conviction. Parce qu’il rend ses décisions au nom du peuple français, le juge se doit aussi de nourrir ce pacte de confiance.

Chaque fois que la justice s’ouvre, elle progresse dans l’exercice de ses responsabilités et le partage de sa conviction, et les magistrats l’ont bien compris. Je regrette que ce soit plus souvent le fait du parquet que celui du siège, dont la présence est plus rare dans les conseils communaux, par exemple. Mais les juges répondraient, à juste titre, qu’ils sont débordés.

Pour conclure, j’aimerais partager avec vous une frustration de parlementaire. La loi du 15 août 2014 – Christiane Taubira était alors garde des Sceaux – a introduit dans le droit la contrainte pénale, une peine de probation alternative à l’incarcération destinée à prévenir la récidive. La contrainte pénale s’est imposée au terme d’un combat politique difficile – le candidat à la présidentielle François Fillon proposait d’ailleurs de la supprimer – et les députés ont souhaité l’inscrire dans le code pénal à la suite de la peine d’emprisonnement, pour lui conférer une forte portée symbolique. Mais le rapport sur la mise en œuvre de la loi présenté au Parlement en octobre 2016 a indiqué que la contrainte pénale n’était pas requise, et pas prononcée, alors que dans une circulaire de politique pénale, j’avais suggéré aux parquetiers de réclamer cette peine. Je suis saisi d’un sentiment d’impuissance quand je constate qu’un choix de politique pénale peut ne pas prendre, parce que l’institution judiciaire le rejette. C’est à se demander à quoi servent les lois que nous votons !

M. le président Ugo Bernalicis. Je partage votre analyse. Une recherche universitaire a été menée sous l’égide du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) : dans le ressort de Saint-Denis de La Réunion, la contrainte pénale a été très souvent prononcée et s’est avérée efficace dans la prévention de la récidive.

 

 

 


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Audition du mercredi 27 mai 2020

À 17 heures 30 : M. Jean-Michel Prêtre, avocat général près la cour dappel de Lyon

M. le président Ugo Bernalicis. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite, monsieur, à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Michel Prêtre prête serment)

M. Jean-Michel Prêtre, avocat général près la cour dappel de Lyon. Je vous remercie de me donner l’occasion de parler de la question essentielle des obstacles à l’indépendance de l’autorité judiciaire, et vous avez raison de considérer que l’exercice de mes fonctions à Nice constitue une utile illustration de possibles atteintes.

Mon expérience professionnelle, longue de plus de trente ans, a été volontairement diversifiée : successivement substitut du procureur, juge d’instance, juge d’instruction avec une spécialisation économique et financière, détaché dans le corps préfectoral en qualité de sous-préfet d’arrondissement, procureur de la République, j’ai été nommé secrétaire général du parquet général d’Aix-en-Provence avant de l’être aux fonctions de procureur de la République de Nice. Enfin, pour la première fois dans ma carrière, j’ai été nommé contre ma volonté, en novembre 2019, dans le cadre d’une procédure exceptionnelle de mutation d’office, et j’exerce actuellement les fonctions d’avocat général à la cour d’appel de Lyon. Les circonstances et les conditions de cette nomination me paraissent devoir intéresser au premier chef votre commission d’enquête.

Pour ce qui concerne mon exercice professionnel de procureur de la République à Nice, je centrerai mon propos sur les obstacles à l’indépendance de la justice en partant de la lettre, au contenu clairement disciplinaire, qu’a adressée le 11 avril 2019 le directeur des services judiciaires au procureur général d’Aix-en-Provence à mon sujet. Je précise dès maintenant qu’aucune faute disciplinaire n’a été caractérisée ; qu’aucune procédure disciplinaire n’a été engagée à mon encontre ; et que cet épisode s’est finalement traduit par une offre de promotion que j’ai refusée – l’accepter aurait signifié que je reconnaissais avoir commis une faute qui n’était pas mienne –, puis par une mutation d’office dans l’intérêt du service comme avocat général à Lyon.

A posteriori, j’aurais préféré qu’une véritable instance disciplinaire soit saisie ; ainsi, j’aurais pu être assisté et me défendre, ce qui n’a pas été possible dans le cadre de cette mutation d’office. J’ajoute que je n’ai pas eu connaissance de cette lettre du directeur des services judiciaires par ma hiérarchie mais par la publication d’un article sur le site internet Mediapart. Tout cela s’est produit dans le contexte délicat de l’enquête ouverte à la suite des graves blessures qu’avait subies Mme Legay.

Par cette lettre, le directeur des services judiciaires demandait au procureur général de m’entendre sur trois points : une perquisition dans le cadre d’un dossier ouvert à l’information à Paris sur l’hôtel Negresco ; une réponse donnée à un journaliste en février 2019 à propos d’une plainte mettant en cause le préfet et la police aux frontières dans le dispositif décidé pour fermer la frontière ; enfin, dans l’affaire concernant Mme Legay, une communication dont il était affirmé qu’elle portait atteinte gravement à la crédibilité de l’institution. Si vous le jugez utile, je mettrai à votre disposition le dossier complet, dont les pièces corroborent mes propos et dont je vous ai adressé l’essentiel.

La lettre du directeur des services judiciaires évoque d’abord une perquisition faite chez moi et à mon parquet en décembre 2018. En 2013, l’hôtel Negresco de Nice, mondialement connu, a été placé sous protection judiciaire, l’état de santé de sa présidente et directrice générale ne lui permettant plus de le diriger. À l’été 2018, la situation de crise et d’urgence étant passée, après une analyse faite en équipe et constatant que l’avenir de cet établissement emblématique concernait l’intérêt général, il était décidé que le parquet prendrait l’initiative de saisir le tribunal de commerce pour sortir l’entreprise d’une protection contraignante et lui permettre d’engager des projets industriels à la mesure de ses ambitions. J’ai appris en décembre 2018 seulement, à l’occasion d’une perquisition effectuée par des magistrats instructeurs parisiens, qu’un signalement avait été adressé au procureur de Marseille affirmant que l’action du procureur de Nice – avoir saisi une juridiction – s’inscrirait dans un pacte de corruption.

Peut-on mettre en cause, sans porter atteinte à l’indépendance de la justice, l’action judiciaire d’un procureur pour le seul fait d’avoir saisi une juridiction, alors que cet acte est la raison d’être de son métier ? Peut-on lui reprocher d’avoir subi une perquisition qu’il n’a évidemment pas décidée, dans un dossier qu’il ne connaît pas et auquel il n’a pas accès ? Peut-on lui reprocher, comme portant atteinte à sa crédibilité, la publication d’informations sur cette perquisition l’après-midi où elle a eu lieu, alors qu’il se trouve lui-même victime d’une violation de ce qui relève du secret de l’instruction – violation qui, à ma connaissance, n’a fait l’objet d’aucune ouverture d’enquête ?

Le deuxième point de la lettre portait sur la réponse que j’avais faite à la presse au sujet d’une plainte contre le préfet des Alpes-Maritimes et contre des fonctionnaires de la police aux frontières dans le contexte de la fermeture des frontières. J’avais indiqué que l’analyse du dossier conduisait à envisager l’ouverture d’une enquête. La dépêche a, hélas, été titrée de manière trop concise et finalement fausse, indiquant que l’enquête était déjà ouverte. Le procureur général, que je n’avais évidemment pas informé d’un acte qui était encore à venir, a pris ombrage à la lecture de cette annonce inexacte ; le directeur des services judiciaires a indiqué dans sa lettre que par cette communication j’avais gravement porté atteinte à ma crédibilité dans l’exercice de mes fonctions de procureur.

Peut-on, sans porter atteinte à son indépendance, reprocher à un procureur, comme ce pouvait être le cas autrefois, de n’avoir pas informé à l’avance son procureur général d’actes envisagés dans une enquête ? Peut-on lui reprocher le titrage trop concis d’une dépêche de l’Agence France Presse, non conforme à la réponse qu’il avait faite au journaliste ? Peut-on lui reprocher d’avoir institué un rendez-vous mensuel avec la presse locale pour l’informer de l’activité de l’institution judiciaire, dans le cadre des dispositions de l’article 11 du code de procédure pénale – ce qui est devenu une nécessité impérative dans l’exercice de ses missions ?

Enfin, la lettre du directeur des services judiciaires faisait état d’une communication dans l’affaire Legay qui porterait atteinte à la crédibilité de l’institution judiciaire. Mme Legay a subi de graves blessures lors d’une manifestation publique de Gilets jaunes à Nice, samedi 23 mars 2019 en fin de matinée. J’ai, le jour même, ouvert une enquête en recherche des causes de ces blessures. Cette enquête a abouti à la mise en cause d’un fonctionnaire de police qui a bousculé Mme Legay, ce qui m’a conduit à saisir immédiatement un juge d’instruction. Le traitement judiciaire donné à ces faits n’a d’ailleurs pas sérieusement été mis en cause : c’est sur le seul volet de la communication que le directeur des services judiciaires a considéré que ma crédibilité avait été mise en cause.

J’affirme, comme vous l’avez lu dans le procès-verbal de mon audition par le procureur général que je vous ai adressé, que je n’ai jamais menti ; que je n’ai jamais non plus reconnu avoir menti, contrairement à ce que la presse continue de prétendre ; que je n’ai jamais déclaré avoir voulu, comme il a été écrit, couvrir ou protéger le président de la République. La mise en doute de ma bonne foi n’est fondée sur rien de réel ; ce n’est que le résultat d’une exploitation journalistique d’éléments parcellaires ou mensongèrement biaisés.

J’ai délivré, d’initiative, deux fois seulement, des informations à la presse sur cette affaire, par des communiqués préalablement validés par le procureur général d’Aix-en-Provence. Il s’agissait de dire en toute vérité et à mesure de l’avancée des investigations ce que l’enquête avait établi, et aussi ce qu’elle n’avait pas établi. Le battage médiatique autour de cette affaire a été amplifié le dimanche soir par une déclaration très affirmative du président de la République. Cela m’a conduit à décider de séquencer ma communication en publiant dès le lundi un premier communiqué qui donnait simplement trois informations : l’ouverture d’une enquête judiciaire ; l’absence d’indication d’un contact direct entre Mme Legay et les forces de sécurité ; la poursuite de l’enquête pour faire la vérité sur les causes des blessures qu’elle avait subies. Ma seconde communication d’initiative, quatre jours plus tard, était sur la même ligne de vérité et de transparence. Elle a eu lieu immédiatement après que les enquêteurs m’ont communiqué les résultats de l’exploitation d’une image de vidéo-surveillance déterminante pour établir les causes de la chute de Mme Legay.

J’ai fait part de ces indications lors de mon audition devant le procureur général –qui, faut-il le préciser, en avait une parfaite connaissance par les nombreux rapports que je lui avais adressés dans le cadre des remontées d’informations prévues par les textes, les circulaires et ses propres instructions. Lors de cette audition, j’étais assisté par le président et par un membre de la Conférence nationale des procureurs de la République ; ils ont donc une parfaite connaissance d’un dossier que je tiens à votre disposition. La Conférence nationale a adressé à la garde des Sceaux deux courriers, l’un en mai, l’autre à la fin du mois d’août 2019, relatifs à la procédure administrative qui aboutira une décision de mutation d’office.

Cette mutation d’office, décision arbitraire et exemplaire, a provoqué chez beaucoup de collègues l’incrédulité d’abord, la sidération ensuite, assortie maintenant d’une forte crainte révérencielle que vous avez peut-être déjà ressentie lors des précédentes auditions auxquelles vous avez procédé.

Peut-on reprocher, sans porter atteinte à son indépendance, à un procureur de tenir compte du contexte pour établir les modalités de sa communication relative à un dossier sensible ? La mise en cause, ad personam, d’un magistrat, à qui l’on ne s’attaque pas pour ce qu’il fait mais pour ce qu’il est, n’est-elle pas de nature à compromettre sa crédibilité et ne porte-t-elle pas atteinte à l’indépendance de son exercice professionnel ? Je pense, ce disant, à plusieurs appels publics à la délation par un avocat ; à des articles de presse mensongers et à un emballement médiatique paranoïde sur cette base biaisée ; à la fuite dans la presse d’éléments d’enquête pénale et même de pièces confidentielles versées au dossier administratif – je parle de ce procès-verbal d’audition par le procureur général.

Le Recueil des obligations déontologiques des magistrats établi par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) souligne que la hiérarchie du magistrat – pour un procureur, c’est, bien sûr, son procureur général – a le devoir de le défendre lorsqu’il est indûment mis en cause, notamment par la presse. Je n’ai, à l’évidence, pas obtenu ce soutien essentiel, bien au contraire.

Enfin, je partage sans réserve les propos tenus devant vous par M. Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris, au sujet des difficultés et des pièges spécifiques au ressort de Nice. Les mauvaises habitudes ont, comme certains métaux, une mémoire de forme : il ne suffit pas de les redresser une seule fois pour être assuré que la rectification sera définitive. Or certaines mauvaises habitudes – copinage, intérêts, réseaux d’influence – restent particulièrement fortes à Nice. Aux risques encourus par un magistrat du fait de ses relations ou de ses fréquentations, mentionnés par le président Hayat, j’ajoute ceux qu’il encourt du fait de son action lorsqu’elle gêne certains intérêts, groupes d’intérêts ou personnes d’influence, ainsi qu’à l’évidence j’ai pu le faire.

La perte de crédibilité qui résulterait de ma communication à la presse est finalement l’unique motivation de la décision de mutation dans l’intérêt du service qui m’a été notifiée jeudi 1er août dernier par le directeur des services judiciaires. Cette motivation seulement affirmative, particulièrement concise et fort peu circonstanciée ne vise que de manière générique une perte de crédibilité sans préciser ni fait, ni date, ni personnes. Les communications publiques sont parties intrinsèques de la mission du procureur, au titre des dispositions de l’article 11 du code de procédure pénale, même si les moyens dont il dispose pour cela ne sont pas à la mesure de la difficulté de l’exercice ni, surtout, des risques encourus. Je vous renvoie à ce sujet aux deux courriers très interpellatifs que la Conférence nationale des procureurs de la République a eu le courage d’adresser à la ministre de la justice le 1er mai et le 29 août 2019 et que je vous les ai transmis ; je les fais totalement miens.

Dans l’affaire dite de Mme Legay, on a égrené durant des mois, sous forme de feuilleton, la fausse information que j’évoquais tout à l’heure. Elle a été alimentée par des fuites du dossier judiciaire et de mon dossier administratif. Comme je vous l’ai dit, j’ai appris par Mediapart, le 12 avril au soir, que j’allais être convoqué par mon procureur général à la demande du directeur des services judiciaires. Le contenu de mon audition du 16 avril par le procureur général a été transmis à la presse fin juillet, et de nombreux articles ont été publiés à la suite de celui du journal Le Monde du 24 juillet 2019, dans lesquels on me prête des propos que je n’ai jamais tenus, présentés comme mensongers.

J’ai d’ailleurs décidé de renoncer à répondre moi-même aux questions de la presse, à la suite de ces fuites et de l’entreprise de déstabilisation de Me Arié Alimi, avocat de Mme Legay, qui est allé jusqu’à inviter par tweet le public à lui communiquer tout renseignement sur ma personne.

Comment, aussi, ne pas s’interroger à la lecture du nouvel article publié par Mediapart, précisément hier soir ? On y traite de l’audition par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), hier, de Pascale Pascariello, journaliste du site, sur ses sources dans l’affaire Legay, selon l’auteur de l’article. D’une certaine manière, je suis rassuré d’apprendre, même si c’est de cette manière, qu’une enquête est en cours sur les fuites vers la presse constatées dans cette affaire et, autour d’elles, au sujet de mon action de procureur de la République et de ma mise en cause quasi disciplinaire. Mais l’audition, justement hier, d’une journaliste par un service d’enquête, et une publication par la presse dans la nuit peuvent-ils être un nouveau hasard, alors qu’aucun article de presse substantiel n’avait été publié sur l’affaire Legay ni sur mon action depuis mon départ forcé de Nice en novembre dernier ? Sans être paranoïaque, cela fait s’interroger.

Le fait que, pour lever tout doute sur l’indépendance des parquets, le statut de ses magistrats doive évoluer fait consensus. Cela suppose la réforme des règles de nomination mais aussi des garanties qui, comme pour les magistrats du siège, doivent les mettre à l’abri de toute possibilité de mutation arbitraire. En l’état des textes, par l’interprétation a contrario de l’article 5 de l’ordonnance statutaire de 1958, les magistrats du parquet ne sont pas inamovibles ; ils ne bénéficient donc pas de la garantie d’indépendance que leur inamovibilité donne à leurs collègues du siège. À mon sens, il faut envisager d’aligner les garanties statutaires des magistrats du siège et du parquet, tant pour ce qui concerne leur nomination que pour le maintien dans leurs fonctions.

Seules les fautes disciplinaires devraient permettre le déplacement forcé d’un magistrat du siège ou du parquet. On ne peut que regretter que ce ne soit pas le cas pour ces derniers, dont les actes, même juridictionnels, sont soumis à l’appréciation discrétionnaire du ministère de la Justice, qui peut les muter contre leur gré à sa convenance. La mutation d’office, procédure quasi disciplinaire, ne donne aux magistrats aucun des droits républicains élémentaires : accéder à l’entier dossier, faire valoir sa défense dans des conditions équitables, être assisté par un conseil. Il y a dans cet arbitraire de quoi terroriser quiconque, aussi indépendant et courageux que soit le magistrat.

Enfin, les avis du CSM sur les projets de mutation d’office sont rendus à l’issue d’un simple examen du dossier transmis par l’administration, dans un cadre non contradictoire, sans que le magistrat concerné soit forcément entendu, sans qu’il ait eu accès au dossier et sans qu’il puisse se défendre assisté d’un conseil. Ces avis ne sont pas motivés, ce qui interdit de former utilement un recours éventuel devant la juridiction administrative. Pourtant, il serait dans la tradition judiciaire et il devrait résulter des principes élémentaires de notre République que les décisions et les rendus d’avis du CSM soient motivés, en tout cas pour ceux qui ne sont pas conformes soit à la volonté de l’administration soit au souhait du magistrat concerné.

J’avais indiqué au CSM que s’il aboutissait, ce projet de mutation à Lyon mettrait sur la place publique la faiblesse de l’institution judiciaire et de l’ensemble de l’État, dont il ne serait pas acceptable que la crédibilité soit aussi gravement atteinte. Je crains que nous y soyons aujourd’hui.

M. le président Ugo Bernalicis. Mon groupe parlementaire vous a mis en cause dans la proposition de résolution tendant à la création de notre commission d’enquête, mais je vous aurai au moins donné la possibilité de vous défendre publiquement et oralement, ce qui, visiblement, n’a pas été le cas dans la procédure dans laquelle vous avez été empêtré. Je suis d’accord avec vous sur un point fondamental : soit vous avez commis une faute et il doit y avoir une sanction disciplinaire, soit vous n’avez pas commis de faute et je ne comprends pas la raison de votre mutation d’office. Ce qui n’est pas clair prête à différentes interprétations, dont celle que certaines décisions semblent à géométrie très variable. J’aimerais une précision : avez-vous, ou non, été entendu par le CSM ?

M. Jean-Michel Prêtre. Non, je n’ai pas été entendu dans le cas de l’affaire Legay.

M. le président Ugo Bernalicis. Donc, le CSM a rendu un avis sur votre mutation uniquement sur dossier ?

M. Jean-Michel Prêtre. Le Conseil supérieur a rendu un avis sur la procédure de mutation d’office.

M. Didier Paris, rapporteur. Mais avez-vous été entendu par le CSM sur l’affaire de l’hôtel Negresco ou sur celle de la police aux frontières ?

M. Jean-Michel Prêtre. Par le CSM, pas du tout.

M. le président Ugo Bernalicis. Le CSM doit évidemment remplir son rôle en matière déontologique et disciplinaire ; s’il ne le fait pas, cela pose un problème dont notre commission devra tenir compte dans l’organisation de ses travaux. J’ai retenu de vos propos relatifs à l’article mentionnant l’audition, hier, d’une journaliste de Mediapart par l’IGPN que ce n’est pas le parquet de Nice – et donc pas vous – qui a ouvert une enquête pour violation du secret de l’instruction et recel de documents dans l’affaire de Mme Legay ; est-ce bien cela ?

M. Jean-Michel Prêtre. Sur cette enquête, je n’en sais pas plus que ce qu’indique l’article de Mediapart, dont il résulte, si l’on veut bien le croire, que l’IGPN est chargée d’une enquête qui lui a été confiée par la justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Dans les pièces que vous nous avez fournies, vous indiquez avoir décidé de revoir votre communication dans l’affaire de Mme Legay parce que, le chef de l’État s’étant exprimé à ce sujet, il importait à votre avis d’accélérer la communication, quitte, comme cela a été le cas, à devoir vous déjuger ou en tout cas à modifier vos explications au fil de l’enquête. Mais l’indépendance ne consiste-t-elle pas, justement, à ne pas se soucier de ce qui peut être dit, y compris par l’exécutif et le président de la République ?

M. Jean-Michel Prêtre. Outre les propos du président de la République, il y avait un battage médiatique considérable autour de cette affaire. Il était nécessaire, me semble-t-il, que le procureur confirme qu’une enquête judiciaire avait été ouverte qui, à ce stade, ne donnait pas d’indication d’un contact direct entre la police et Mme Legay ; que cette enquête se poursuivait et qu’elle permettrait d’établir la vérité des faits. C’est ce que j’ai décidé de faire, alors que j’aurais souhaité m’exprimer quelques jours plus tard, parce que le temps judiciaire n’est pas le temps médiatique. J’ai décidé d’avancer ma communication parce que la presse partait dans tous les sens et que je voulais remettre les choses d’équerre.

M. le président Ugo Bernalicis. « La presse partait dans tous les sens » parce que Mme Legay avait le droit de relater publiquement comment elle a vécu les événements. Mais je comprends qu’en application de l’article 11 du code de procédure pénale, vous ayez voulu rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure.

M. Jean-Michel Prêtre. Le contexte – les diverses déclarations, dont celles de M. le président de la République – doit être pris en compte par un procureur qui va s’exprimer devant la presse. Il serait aberrant d’être aveugle et sourd.

M. le président Ugo Bernalicis. Selon Mediapart, certains éléments contenus dans des procès-verbaux antérieurs à votre premier communiqué de presse indiquent que l’on ne pouvait être aussi formel que vous l’avez été en disant que Mme Legay n’avait pas été bousculée par les forces de l’ordre – même si vous prenez la précaution de préciser « à ce stade de l’enquête ». Tout n’était visiblement pas aussi clair. Êtes-vous certain que la déclaration du président de la République n’a fait que précipiter le calendrier de vos déclarations, sans influencer votre manière de présenter les choses ?

M. Jean-Michel Prêtre. Je comprends votre doute si vous avez lu les articles de Mediapart. Je le répète : je n’ai pas menti. Ce que j’ai dit reflétait l’état exact de l’enquête. Je me fondais sur une photographie magnifique d’une agence de presse montrant Mme Legay en train de tomber et montrant aussi que le cordon de police dont la presse disait qu’il l’avait bousculée se trouvait à plus de deux mètres d’elle. De fait, l’analyse, quatre jours plus tard, d’une image compliquée à obtenir, prise à cinquante mètres de distance, montrera que ce n’est pas ce cordon de police qui l’a bousculée mais un policier isolé, le chef du cordon. Je n’ai tordu la vérité en aucune manière – et d’ailleurs, pour quoi faire ?

M. le président Ugo Bernalicis. Je n’en ai pas idée, mais le président de la République s’est permis d’être affirmatif. Vous avez dit ne pas avoir eu de communication avec le chef de l’État ou avec l’exécutif. Avez-vous fait remonter les informations au procureur général dès le 23 mars ? Selon vous, par quelle voie le chef de l’État a-t-il été informé ? Si ce n’est par l’autorité judiciaire, cela peut-il être par le canal du ministère de l’Intérieur ? Que pensez-vous du fait que le chef de l’État se prononce de manière catégorique, en décalage complet avec le travail que vous faites localement ?

M. Jean-Michel Prêtre. Ce week-end de mars 2019 était un week-end sensible à Nice : le président de la République y recevait le président de la République populaire de Chine et les Gilets jaunes avaient, pour cette raison, lancé un appel national à venir manifester dans cette ville. Un très important dispositif de maintien de l’ordre public avait été défini, qui justifiait, selon moi, que le procureur général soit informé en temps réel de ce qui se passait. C’est ce qui s’est produit : en ces circonstances particulières, je me suis transporté devant les caméras de vidéo-surveillance de la Ville de Nice – un outil extraordinaire – pour rendre compte par mail au procureur général toutes les demi-heures.

Peu avant midi, j’ai mentionné que la manifestation était en train de se disperser sans qu’il y ait eu de heurts majeurs, si ce n’est quelques chutes – dont celle de Mme Legay, en précisant que nous pensions qu’il pouvait s’agir d’une crise d’épilepsie. L’après-midi seulement, sur l’indication des services de police, on m’a expliqué que ce n’était pas de cela qu’il s’agissait mais d’une chute à la suite de laquelle cette dame avait été gravement blessée. En fonction de cette indication, j’ai pris de moi-même l’initiative d’ouvrir une enquête judiciaire en recherche de coups et blessures ; elle a fini par permettre d’établir qu’il y avait bien eu un contact au cours duquel un policier avait poussé Mme Legay, qui est tombée.

M. le président Ugo Bernalicis. Cela m’avait paru une chose extraordinaire que l’on trouve les services de l’État, avec l’autorité judiciaire, derrière le matériel de la police municipale.

M. Jean-Michel Prêtre. C’est que nous expérimentons le continuum de sécurité.

M. le président Ugo Bernalicis. Cela laisse perplexe sur l’indépendance de l’autorité judiciaire à l’égard du pouvoir local et du pouvoir exécutif national.

M. Jean-Michel Prêtre. Je ne sais rien du canal d’information de M. le président de la République, mais vos suppositions sont peut-être les bonnes.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez fait allusion de manière elliptique à des « intérêts » en jeu dans le ressort de Nice, sans en préciser la nature. Parlez-vous d’intérêts économiques locaux, d’intérêts politiques, d’intérêts judiciaires de certains de vos collègues magistrats en poste au siège ou au parquet ?

M. Jean-Michel Prêtre. Une enquête judiciaire est en cours à Paris, relative à l’hôtel Negresco et au fait que certaines décisions, les miennes notamment, pourraient être en relation avec des actes de corruption. Dans ce cadre, une perquisition a eu lieu non seulement au palais de justice mais aussi à mon domicile. Je dis qu’en effet des intérêts divers, notamment économiques, sont parfois portés par des personnes ou des groupes d’influence et que ce phénomène, comme à Paris, est particulièrement fort à Nice.

M. le président Ugo Bernalicis. Signifiez-vous de la sorte que des intérêts économiques ont le pouvoir de faire ouvrir une enquête et d’orienter la conduite de la justice ?

M. Jean-Michel Prêtre. N’importe qui peut provoquer l’ouverture d’une procédure judiciaire au pénal : il suffit de faire des révélations, de porter plainte ou de faire porter plainte pour amorcer quelque chose. Ensuite, le dossier prospère ou ne prospère pas.

M. le président Ugo Bernalicis. Comment parvenir à ce que le magistrat soit plus imperméable aux intrigues commerciales et économiques sans l’isoler du corps social et des citoyens ?

M. Jean-Michel Prêtre. Je pense irréversible la mise en cause des magistrats, judiciairement ou par l’intermédiaire de la presse, d’Internet ou des réseaux sociaux. Cela fait donc désormais partie du métier, mais il faut avoir les moyens d’y répondre, et disposer pour cela d’équipes compétentes en matière de communication et d’analyse juridique. Il faut aussi donner aux magistrats le temps de traiter les dossiers, et les faire bénéficier du soutien, qui devrait être indéfectible et qui pour moi ne l’a pas été, de la hiérarchie.

M. Didier Paris, rapporteur. Nous avons perçu dans vos propos liminaires l’émotion de pouvoir vous exprimer, possibilité qui semble vous avoir fait défaut au cours d’une procédure dans laquelle vous considérez avoir été victime. J’aimerais revenir sur un point de vos déclarations relatives à l’affaire Legay, puisque si nous avons décidé de vous entendre, à la demande expresse du président de notre commission plutôt que du rapporteur, c’est en relation avec cette affaire.

Je me réfère au procès-verbal de votre audition, établi le 16 avril et signé par vous-même, par le procureur général près la cour d’appel d’Aix-en-Provence et par le président de la Conférence nationale des procureurs de la République. On comprend parfaitement que lors d’une journée où la question du maintien de l’ordre public se pose avec une acuité particulière, vous fassiez au procureur général un point précis sur l’évolution de la situation. Cependant, votre premier communiqué date du 25 mars, deux jours après les faits, et quand, lors de cette audition, on vous demande la raison de ce texte affirmatif et sans nuance alors que l’enquête est en cours, vous indiquez que « la nuance ressort de la mention faite que lenquête est en cours ». Vous précisez que « le contenu de linformation et notamment son caractère affirmatif et son séquençage ont été modifiés pour quil ny ait pas de divergence trop importante entre ce qui avait été dit par le président de la République, lavant-veille, ce qui aurait été très néfaste », et vous dites « avoir agi pour déplacer un curseur, pour éviter une polémique quil me paraissait devoir éviter au nom de lintérêt général ».

Modifier le séquençage de votre communication et en déplacer le curseur vous paraît-il absolument normal ? Est-il naturel de mettre en premier lieu « l’intérêt général » dans la manière dont le procureur de la République que vous étiez exprime les choses, ou vous semble-t-il a posteriori que c’était une erreur en termes d’indépendance et que vous auriez dû en rester à l’appréciation de la réalité des faits ? On comprend que la première vidéo donne une vision partielle des événements et que, l’enquête avançant, votre vision des événements est plus complète, mais nous sommes là au cœur du débat sur l’indépendance de la justice ; quelle en est votre perception personnelle ?

M. Jean-Michel Prêtre. L’indépendance n’est ni l’aveuglement ni la surdité. Cette affaire a eu un retentissement médiatique considérable. J’avais envisagé une communication après un certain nombre de jours d’enquête, peut-être à son issue – elle n’a finalement duré que six jours – mais le battage médiatique, qui s’est fortement amplifié le dimanche, m’a conduit à penser qu’il était nécessaire de remettre les choses d’aplomb. C’est donc bien en relation avec ce qui se disait et ce qui était publié, dit et retransmis, que j’ai fait ma communication, dans l’esprit et dans la lettre des dispositions de l’article 11 du code de procédure pénale, qui enjoint le procureur d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes relatives à des enquêtes en cours, quand bien même elles sont couvertes par le secret de l’enquête et de l’instruction. Il m’importait de dire formellement, ce que j’ai fait lundi 25 mars par un communiqué de presse écrit, préalablement validé par le procureur général, qu’une enquête était en cours ; que Mme Legay, en l’état des investigations, n’avait pas été directement touchée par les forces de sécurité ; que l’enquête continuait pour déterminer les causes de ses blessures. Il ne me paraît ni illogique ni incohérent, et même plutôt raisonnable et nécessaire, qu’un procureur prenne en compte les fausses rumeurs colportées pour dire où en est l’enquête à un moment donné.

M. le président Ugo Bernalicis. L’article 11 du code de procédure pénale vous demande certes de rapporter les faits, mais ce qui se disait à l’époque, c’est précisément que Mme Legay avait été bousculée par les policiers. La polémique ne vous visait pas, elle visait le chef de l’État qui le niait. L’emplacement de votre curseur, dites-vous, a été choisi pour clore la polémique. Cela aurait dû vous conduire à dire qu’en l’état de l’enquête, vous ne saviez pas ; il était impossible d’affirmer alors que Mme Legay n’avait pas été poussée par un policier. C’est une situation assez étrange que celle dans laquelle vous parlez pour faire cesser les rumeurs alors que la nouvelle qui se propageait était vraie, comme vous l’avez indiqué dans votre deuxième communiqué.

M. Jean-Michel Prêtre. La rumeur colportée par la presse était que Mme Legay avait été bousculée par un policier porteur d’un bouclier ; c’était faux, comme l’enquête l’a démontré. La vérité judiciaire n’est pas une approximation. Il me paraissait indispensable de dire où l’on en était alors que, pendant tout le week-end, la presse rebattait une information fausse. L’enquête n’avait rien établi ; ne sachant donc rien lundi 25 mars après-midi, j’ai simplement indiqué ce jour-là qu’aucun élément ne prouvait que Mme Legay avait été bousculée par des forces de sécurité ; ce n’était plus le cas le jeudi soir.

M. Didier Paris, rapporteur. L’audition est assez difficile, car la commission d’enquête n’est pas une commission de discipline : nous ne sommes pas réunis pour enquêter sur les faits et en tirer des conséquences comme vient de le faire le président. Je voudrais revenir au contexte de l’époque, en essayant d’extrapoler pour que nous puissions en tirer des conséquences sur l’indépendance de la justice. Les éléments dont vous nous avez fait part montrent que la situation du procureur de la République est généralement délicate à plusieurs égards. En l’espèce, il y a eu, semble-t-il, une rupture de confiance entre vous et le procureur général ; comment trouver un juste équilibre entre la nécessaire remontée de l’information et la nécessaire liberté d’action dont doit disposer le procureur de la République ? Vous semblez aussi avoir souffert de ne pas être protégé par votre hiérarchie. L’indépendance judiciaire passe par l’indépendance de chacun des magistrats, qui doit être protégée ; comment le faire ? Vous vous êtes offusqué que ni la ministre ni le directeur des services judiciaires n’aient pris clairement position en votre faveur, et ce reproche est fortement relayé par la Conférence nationale des procureurs de la République ; comment procéder, alors qu’il est particulièrement difficile de prendre des positions claires en faveur d’un magistrat à chaud ? Comment, enfin faire évoluer l’article 11 du code de procédure pénale, au risque sinon, dit la Conférence nationale des procureurs de la République, que les procureurs ne s’expriment plus, compte tenu des risques qu’ils encourent ? Faut-il leur donner plus de garanties procédurales, statutaires et formelles ?

M. Jean-Michel Prêtre. L’indépendance et la confiance n’excluent pas le contrôle, et c’est bien la tâche du procureur général d’effectuer un « contrôle qualité ». La remontée des informations sur des affaires au procureur général est nécessaire. Les procureurs ont besoin de communiquer avec des collègues expérimentés et avec les parquets généraux, en dehors de leur propre parquet, de leur propre ressort, de leur propre ville. J’en ai fait l’expérience et je me suis trouvé très bien de ce regard extérieur. Le partage de l’information sur une affaire judiciaire est prévu par les textes, et c’est en général une garantie extraordinairement importante de la qualité et de la raison des décisions prises par les procureurs de la République dans les affaires judiciaires. L’information du procureur général ne va pas contre la liberté d’action du procureur, elle en conditionne la qualité et l’effectivité.

S’agissant du soutien de la hiérarchie, je pense que l’institution judiciaire n’a pas pris la mesure des agressions que les magistrats subissent dans l’exercice de leurs fonctions. J’ai moi-même été mis en cause judiciairement plusieurs fois, et encore aujourd’hui, pour des actes effectués dans le cadre de mes missions.

D’autre part, la presse est prise dans un maelström qu’elle ne parvient plus à maîtriser ; les journalistes et les organes de presse, courant désespérément après l’information, se laissent entraîner dans des procédés qui ne sont tout simplement pas acceptables. La communication des magistrats doit donc être professionnalisée mais le ministère de la Justice n’a pas pris conscience du problème, singulièrement lors d’une crise. Il faut, sans retard, assurer au procureur le recours à une personne ou même à une plateforme lui permettant de maîtriser sa communication avec compétence et immédiatement.

Je suis convaincu de l’utilité du travail en équipe. Toutes mes décisions sont issues d’un échange, au minimum avec le magistrat chargé du dossier et souvent, pour les dossiers les plus importants, avec bien d’autres collègues et aussi, je vous l’ai dit, avec le parquet général. Il me paraît nécessaire de systématiser cette pratique professionnelle ; cela ne relève pas de la loi.

Il faut évidemment apporter plus de garanties aux procureurs quand ils s’expriment sur les affaires en cours dans le cadre de l’article 11 du code de procédure pénale. À l’heure où tout est communication, la justice doit être transparente et montrer de quelle manière elle parvient le mieux possible à permettre la manifestation de la vérité. Mais il faudrait ne pas limiter la communication du procureur sur les affaires en cours à la rectification de fausses rumeurs ou d’erreurs déjà colportées par la presse, car quand on en est là, c’est déjà trop tard. Cela suppose qu’une équipe spécialisée lui permette de travailler de manière sûre.

Mme Cécile Untermaier. Vous établissez une corrélation entre le manque de moyens de la justice et son indépendance : le manque de moyens affaiblit, et quand on en faille, on peut manquer de courage et on cherche des alliés. Considérez-vous qu’un procureur, à Nice et ailleurs, est dans l’obligation de bien s’entendre avec les élus locaux et le préfet, sans parler du procureur général ? Des garanties seraient-elles nécessaires pour prévenir toute atteinte à l’indépendance de la justice par ces relations locales ? Le reproche est fait au CSM, instance disciplinaire, de rechigner à exercer sa prérogative de sanction, pourtant indispensable. Que devrions-nous modifier pour que le CSM statue sur des dossiers tels que le vôtre plutôt que de les voir traiter comme celui-ci l’a été ?

M. Jean-Michel Prêtre. Au sujet de « l’entente » avec les élus locaux et le préfet, les textes prévoient certes que c’est le procureur de la République qui décide et met en œuvre la politique pénale sur le ressort de sa juridiction, mais c’est une coproduction. À Nice, les magistrats du parquet reçoivent environ 50 000 procédures par an. Pour certaines, aux forts enjeux, il n’est pas très difficile pour le procureur de discuter avec les forces de police pour savoir dans quelles conditions faire l’enquête et avec quel type d’enquêteurs. Pour la masse des autres procédures, il y a une coproduction : les élus locaux définissent des priorités, notamment de prévention de la délinquance ; le préfet doit mettre en œuvre des politiques publiques qui résultent de sa propre analyse ; le procureur dit, par exemple qu’il lui faut le temps et les moyens de traiter correctement les affaires économiques et financières. Cet échange nécessaire est la matrice de la construction de la justice. Cela peut être interprété comme une atteinte à l’indépendance, ou, au contraire, comme l’exercice de l’indépendance dans le monde tel qu’il est. Le parquet, c’est Thémis sans son bandeau, observant ce qui se passe et donnant à la justice le moyen de se saisir elle-même. Quelle serait l’indépendance d’une institution si elle n’avait aucune capacité d’initiative ? Or, la capacité d’initiative de la justice, c’est le parquet.

J’ignore si le CSM rechigne à exercer sa mission d’instance disciplinaire. Je sais que la procédure de la mutation d’office qui m’a été appliquée est une procédure quasi disciplinaire qui n’aurait pas dû s’accomplir dans les conditions que j’ai décrites : sans contradictoire, sans débat, sans défense. Je sais aussi que l’avis du CSM aurait dû être motivé pour me mettre en mesure d’en apprécier la pertinence et, le cas échéant, de former recours contre elle devant le Conseil d’État.

Mme Cécile Untermaier. Je pensais obligatoire la consultation de la personne qui va faire l’objet d’une décision défavorable.

M. Jean-Michel Prêtre. Je n’ai pas eu accès au dossier que le CSM avait entre les mains.

Mme Cécile Untermaier. Il y a donc un déséquilibre, au détriment des droits de la défense.

M. Jean-Michel Prêtre. Cela tient à ce je ne suis accusé de rien : quand on est accusé de rien, on n’a pas à se défendre. Cette situation est particulièrement hypocrite.

M. le président Ugo Bernalicis. Je partage ce point de vue. Les organisations syndicales que nous avons entendues se sont fait l’écho du manque de contradictoire dans le fonctionnement interne de l’institution judiciaire quand des magistrats sont concernés. Peut-être y a-t-il là une marge de progression, notamment dans le fonctionnement du CSM.

M. Jean-Michel Prêtre. Il y a toujours une marge de progression.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous dites avoir fait valider votre communiqué de presse du 23 mars par le procureur général, comme le second, je suppose. A-t-il demandé ou suggéré des modifications ? S’il a été associé de bout en bout à la rédaction et à la publication de ce document, pourquoi vous a-t-il ensuite lâché en rase campagne ?

M. Jean-Michel Prêtre. Les instructions nationales sur les communiqués de presse des procureurs prévoient qu’ils sont transmis aux procureurs généraux pour validation préalablement à leur publication. C’est ce que j’ai fait. Le texte, rédigé le lundi matin, a été transmis au procureur général qui m’a fait un retour par mail, par l’intermédiaire d’un membre de son cabinet, avec quelques remarques de forme qui ne portaient en aucune manière sur le contenu, notamment sur les points qui ont fait polémique par la suite. Je tiens à votre disposition ces projets de communiqués écrits ainsi que les réponses du procureur général. C’est ainsi que les choses se font : il est bon de travailler ensemble pour élaborer le meilleur texte possible. C’est bien ce qui s’est passé, et c’est un texte validé qui a été remis le lundi après-midi à la presse puis, dans les mêmes conditions, le vendredi suivant, après l’ouverture de l’information judiciaire.

M. le président Ugo Bernalicis. Pourquoi n’avez-vous pas attaqué la décision prise de vous muter d’office ?

M. Jean-Michel Prêtre. Je n’ai aucun doute sur l’indépendance du Conseil d’État, mais il se serait agi de mettre en cause un décret présidentiel. Or, cette juridiction prend ses décisions au regard de l’application des textes et des grands principes, mais elle apprécie aussi les inconvénients comparés d’une décision pour l’organisation de l’État et pour la personne qui vient demander justice, et fait la part des choses. Je me trouvais devant une décision de mutation d’office qui, selon moi, n’était justifiée ni en droit ni en fait. J’en ai conclu que, dans cette affaire, des éléments m’échappaient – et m’échappent toujours –, qui ont emporté la décision du CSM, autorité constitutionnelle, au terme d’une délibération d’une vingtaine de jours. Cette situation m’a donné à penser que je ne sortirais pas forcément gagnant d’une contestation de la décision devant le Conseil d’État.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai toujours du mal à comprendre pourquoi le procureur général de l’époque ne vous a pas soutenu par la suite.

M. Jean-Michel Prêtre. C’est à lui qu’il faut poser la question ; je ne saurais y répondre.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez été aussi mis en cause, dans l’affaire concernant Mme Legay, dans le choix du service enquêteur qui a été saisi, l’enquêtrice étant la compagne du commandant des troupes sur place. Pourquoi ne pas avoir confié l’enquête à l’IGPN ou à la police judiciaire ? Pourquoi choisir ce service enquêteur plutôt qu’un autre ?

M. Jean-Michel Prêtre. Il me faut rectifier ce que vous présentez comme une évidence – mais je pense que c’est la lecture de la presse qui vous y conduit. À l’époque, les deux chefs de service de la direction départementale de la sécurité publique des Alpes-Maritimes – l’un chargé de la sécurité publique, l’autre des enquêtes judiciaires – formaient un couple à la ville. Ce samedi 23 mars, ils étaient tous deux affectés à des opérations de maintien de l’ordre ; aucun des deux n’a donc été saisi d’une enquête judiciaire ce jour-là. D’autre part, pour ce week-end très particulier, les dispositifs de saisine avaient été planifiés. C’est que dans les affaires relatives à des troubles à l’ordre public, les fonctionnaires de police et les militaires de gendarmerie engagés dans le rétablissement de l’ordre public ne peuvent en aucune manière, sauf à voir leurs actes annulés en droit, être saisis d’une enquête judiciaire. J’ai donc demandé au commandant du groupement de gendarmerie des Alpes-Maritimes et au directeur départemental de la sécurité publique une note, qui m’a été adressée quatre jours avant ce week-end, m’indiquant quels gendarmes et quels fonctionnaires de police seraient automatiquement saisis de toute enquête concernant les délits qui pourraient être commis à l’occasion des manifestations des Gilets jaunes du samedi 23 mars ; c’est cette équipe d’enquêteurs qui a été saisie, de manière automatique, selon le dispositif prévu. Il avait été convenu avec le directeur que la police judiciaire qu’elle ne serait pas mobilisée, sauf si les troubles prenaient une ampleur particulière. Enfin, peut-on imaginer saisir l’IGPN pour des blessures dont la cause n’est pas connue ?

M. le président Ugo Bernalicis. Cela a été le cas à Nantes.

M. Jean-Michel Prêtre. J’ai ouvert une enquête en recherche des causes des blessures. Aurions-nous disposé dès le départ des éléments démontrant que la chute de Mme Legay avait été provoquée par une bousculade causée par des policiers, la saisine de l’IGPN aurait bien sûr pu être envisagée.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie de nous avoir fait part de ces éléments, mais je pense que la préoccupation déontologique aurait pu inciter au dessaisissement de la commissaire de police.

M. Jean-Michel Prêtre. J’insiste : c’est un service dépendant de son autorité administrative qui a été saisi ; elle-même ne l’a été ni le samedi ni le dimanche.

M. le président Ugo Bernalicis. Ce n’est donc pas elle qui vous rendait compte ?

M. Jean-Michel Prêtre. Elle m’a fait remonter des éléments de l’enquête à partir du lundi et du mardi qui ont suivi, quand elle n’était plus en action d’ordre public sur le terrain.

M. le président Ugo Bernalicis. Le code de déontologie des magistrats aborde la question des conflits d’intérêts qui peuvent surgir dans le cadre d’un couple de magistrats ; la question devrait valoir aussi, me semble-t-il, pour les policiers, qui pourraient se déporter. Ce serait plus sain pour tout le groupe et éviterait des mises en cause inutiles.

M. Jean-Michel Prêtre. Absolument.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie pour les réponses que vous nous avez apportées ; nous vous demanderons éventuellement de nous communiquer les éléments complémentaires qui pourraient nous être utiles.

 

 

 

 


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Audition du jeudi 28 mai 2020

À 10 heures : Me Christian Saint-Palais, président de lAssociation des avocats pénalistes

M. le président Ugo Bernalicis. La commission d’enquête entend M. Christian Saint-Palais, président de l’Association des avocats pénalistes.

Maître, je vais vous donner la parole pour un exposé liminaire qui précédera notre échange sous forme de questions et de réponses.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(M. Christian Saint-Palais prête serment.)

M. Christian Saint-Palais, président de lAssociation des avocats pénalistes. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir invité à prendre la parole sur un sujet qui me préoccupe au même titre que tous les autres citoyens. Mon intervention risque cependant de vous décevoir, dans la mesure où il m’apparaît impossible de répondre à certaines des questions que vous m’avez adressées par écrit. Ainsi, vous m’invitez à rapporter des cas où l’indépendance d’un juge ou de la justice aurait été mise à mal, mais je n’en aurai pas à vous soumettre : s’il peut arriver que nous nous interrogions au sujet d’une décision rendue parce qu’elle nous semble difficilement explicable, en tant qu’avocat, je ne me permettrai jamais d’évoquer publiquement une suspicion qui n’est pas avérée – et j’espère toujours, d’ailleurs, que mes doutes ne sont pas fondés. Je n’ai jamais rencontré de cas avéré dans l’exercice de ma profession et, ayant interrogé à ce sujet les membres du comité directeur de l’association et certains de mes collègues pénalistes, je n’en ai aucun à vous rapporter.

Cela dit, force est de reconnaître que le lien de confiance entre nos concitoyens et la justice s’est à ce point effiloché qu’il est aujourd’hui presque rompu. L’une des critiques revenant le plus souvent à l’encontre des juges est celle d’un supposé manque d’indépendance. Dans le rôle d’observateur qui est le leur, les avocats sont pour leur part témoins de ce qu’ils perçoivent comme un manque d’impartialité, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, bien que les deux notions puissent se rejoindre : je pense en effet que le manque d’impartialité comporte le risque d’un manque d’indépendance par rapport à soi-même.

On peut également s’interroger sur l’indépendance entre les juges et le pouvoir exécutif ; sur l’indépendance des juges par rapport au procureur ; sur l’indépendance entre juges du siège et juges du parquet, en raison du fait que ces magistrats appartiennent au même corps – le principe de l’indépendance publique entre les juges du siège et ceux du parquet étant cependant affirmé par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) sur son site – ; sur l’indépendance entre les juges et la police judiciaire ; enfin, sur l’indépendance des juges par rapport aux médias.

Pour ce qui est des rapports entre la justice et l’exécutif, les critiques à l’égard de la justice sont assez naturelles. Dans un procès, il y a toujours un perdant, et celui-ci met parfois un certain temps à admettre que son dossier était peut-être mauvais – l’idée que son avocat l’était faisant, elle, son chemin assez rapidement. Vous connaissez sans doute l’adage selon lequel « on n’a que vingt-quatre heures au Palais pour maudire ses juges » : je peux vous dire que nos concitoyens ne s’en privent pas lorsqu’ils perdent une affaire ! Quand l’un d’eux se trouve dans cette situation, il ne va généralement pas mettre en doute l’indépendance du juge, mais critiquer son incapacité à comprendre les choses, son incompétence, sa partialité.

En revanche, quand elles ont affaire à la justice, nos élites sont très enclines à véhiculer l’idée d’un manque d’indépendance de sa part, se plaignant de ce que le traitement de leur affaire ait été altéré par la volonté du procureur de faire plaisir à son supérieur, à savoir l’exécutif. Certaines des formules utilisées en de telles occasions ont été très médiatisées. La phrase : « Je suis ici par la volonté d’un homme » a été prononcée devant une juridiction par un ancien Premier ministre, qui comparaissait devant elle à la suite d’une ordonnance rendue par un juge d’instruction, donc un juge du siège, et l’homme visé par cette formule n’était autre que le Président de la République…

De même, quand un chef de parti découvre la violence d’une perquisition – une violence légitime, parce qu’elle est prévue par la loi et que des centaines de nos concitoyens y sont soumis chaque jour –, sa première réaction – que je peux comprendre, car il est normal de chercher à se défendre en employant tous les arguments possibles – est d’invoquer l’instrumentalisation de la justice à ses dépens, et ses amis ne se privent pas de répandre dans l’opinion publique l’hypothèse selon laquelle cet épisode aurait été motivé par des raisons exclusivement politiques.

Enfin, le fait qu’un ancien Président de la République accuse « deux dames » d’acharnement, en soulignant l’appartenance des magistrates à un syndicat, ne peut que discréditer la qualité de juge d’instruction en incitant au doute quant à son indépendance : de tels mots marquent les esprits de nos concitoyens, qu’ils incitent à croire que les juges sont à la solde de l’exécutif. Évidemment, il peut arriver que des expressions de ce genre soient reprises par nous, les avocats, qui avons pour mission de porter la parole de ceux que nous défendons. Dès lors, il se peut que nous participions à cette atteinte à l’autorité de la justice.

Vous avez largement abordé, au cours des auditions précédentes, la question des nominations. Pour ma part, à l’instar de l’ensemble des avocats pénalistes, je ne suis pas opposé à ce qu’il existe un lien hiérarchique au sein du parquet, et je ne crois pas à l’idée d’un corps qui serait tout à fait autonome, voire « hors sol ». Cependant, les atermoiements auxquels on a pu assister lors de la nomination de certains procureurs, notamment du procureur de Paris, alors que les personnalités pressenties étaient incontestables et ne pouvaient en aucun cas être soupçonnées de manquer de la force nécessaire pour faire preuve d’une parfaite indépendance, ont pu être source de confusion. Puisqu’il semble qu’on ne pourra jamais se passer de l’avis conforme du CSM, décidons une bonne fois pour toutes que tous les magistrats, y compris ceux du parquet, seront désignés par le CSM à l’issue d’une instruction intégralement menée par celui-ci.

Par ailleurs, il me semble que l’on pourrait tout à fait aligner le régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui des juges du siège. Comme pratiquement tous les pénalistes, je suis convaincu de la nécessité de séparer les magistrats du siège et ceux du parquet en deux corps distincts – les magistrats étant, eux, quasi unanimes à penser le contraire. Je ne suis pas opposé à l’existence d’un lien hiérarchique au sein du parquet, qui ne me fait pas peur, ni même à la remontée d’informations : j’ai toujours pensé que le garde des Sceaux devait être informé de ce qui se passe dans le pays. Par le passé, une garde des Sceaux a été informée de ce qu’un ancien Président de la République – un opposant politique au pouvoir en place au moment des faits – était placé sur écoute, et que des conversations avec son avocat avaient été entendues. Ce qui a posé problème dans cette affaire, c’est que l’information remonte sans qu’on en connaisse l’étendue et sans que l’on sache quelle utilisation en avait été faite. Pour éviter cela, pourquoi ne pas envisager que, lorsque de telles remontées se produisent, il y ait une trace écrite des informations remontées, afin que par la suite, un juge indépendant, ayant toute latitude pour examiner les choses, puisse porter une appréciation sur l’intégralité de l’enquête au regard de ce que l’on sait des contacts ayant existé entre les uns et les autres ? Il me paraît important que la défense puisse savoir, ne serait-ce qu’a posteriori, ce qui a pu se passer.

Il est essentiel d’assurer l’indépendance des juges par rapport au procureur. Pendant très longtemps, on a critiqué la façon dont se déroulaient les audiences, reprochant aux magistrats de ne pas mesurer comment les justiciables pouvaient analyser leur comportement en audience – je pense notamment à des choses aussi simples que le fait d’arriver ensemble et de repartir ensemble. Heureusement, les pratiques ont beaucoup évolué et chacun a fini par comprendre que, publiquement, il faut afficher une distance.

Pour moi, la justice est une institution, une entité, et je m’étonne toujours de voir que les justiciables cherchent constamment à connaître le nom de ceux qui vont les juger. Ce qui était difficile dans les années 1990 est devenu un jeu d’enfant depuis que tout le monde a accès à internet, et les gens savent maintenant qui sont leurs juges, ils connaissent leur parcours et leurs prises de position publiques. Dès lors, quand ils ne sont pas satisfaits d’une décision, ils vont pouvoir imputer la motivation de celle-ci à des pratiques du parquet marquées par un manque d’indépendance.

Lors de précédentes auditions, vous avez évoqué la question des allers-retours des magistrats entre le siège et le parquet, qui est loin d’être anodine : selon moi, aucun procureur ne peut avoir la force de s’abstraire totalement des pratiques du parquet pour devenir juge. Ceux qui prétendent le contraire portent atteinte à ce qu’il faudrait valoriser, à savoir la grandeur de la mission de juger. Car juger, c’est bien plus difficile que requérir : pardon pour ce manque d’humilité, mais un avocat peut tout à fait requérir, quasiment du jour au lendemain, sans avoir de techniques particulières à apprendre. Accepter qu’un procureur puisse instantanément devenir juge contribue à donner le sentiment que juger n’est pas si difficile que cela. Par ailleurs, tout le monde n’est pas capable de s’abstraire de certaines pratiques telles que la remontée des données ou du lien hiérarchique qu’il a eu durant des années avec son supérieur.

Bien sûr, on peut changer de carrière, et nous sommes très favorables à la diversité au sein du corps des juges, qui nous paraît nécessaire pour comprendre nos concitoyens et bien les juger. Avec les solides bases juridiques qu’ils possèdent, complétées par une formation, certains avocats peuvent devenir juges. Qu’au bout de dix ans d’exercice, et après une formation, des procureurs deviennent juges, c’est très bien aussi. Cependant, tout cela ne doit se faire qu’une fois et dans un seul sens, sans allers-retours.

En revanche, qu’un juge devienne procureur, je n’y suis pas du tout favorable, car cela altère même ses décisions passées. Il arrive en effet que, voyant un président de tribunal devenir avocat général par nécessité de carrière, on dise de lui qu’il a trouvé sa place, tant il était répressif quand il était juge... Cela dévalorise ce qu’il faisait précédemment, c’est pourquoi j’estime qu’il faudrait mettre fin à cette pratique. Je crois à l’aptitude et à la volonté de chacun de redevenir juge : ce n’est pas parce qu’on a été directeur de cabinet que l’on n’est plus capable de juger, mais il faut tout de même savoir faire preuve d’une certaine humilité et reconnaître qu’il est bien compliqué de se défaire de ses anciennes amitiés – en d’autres termes, de se méfier de soi-même, comme je le disais tout à l’heure.

Personnellement, je ne suis pas favorable à l’idée d’une école qui réunirait tous les professionnels du droit – procureurs, juges et avocats –, car j’estime qu’on ne peut bien juger qu’avec une certaine distance, nécessaire pour laisser de la liberté à celui qui va juger. Quand des liens d’amitié sont nés dans une école, cela ne permet pas de garantir que les esprits les plus faibles – oui, on trouve des médiocres partout, y compris au sein de la magistrature ! – vont pouvoir s’élever, plutôt que glisser sur la mauvaise pente. Abolir les distances est une mauvaise chose à tout point de vue, notamment en termes d’image. Certes, les décorations ne doivent pas avoir été sollicitées mais, quand un magistrat en reçoit une, croyez-vous que les justiciables ne s’interrogent pas sur les raisons qui ont présidé à son octroi ? Je ne suis pas en train de dire que l’indépendance de tel ou tel magistrat est compromise – je ne l’ai jamais fait –, mais d’insister sur les dommages que cela produit sur l’image – car chacun sait que, pour obtenir une décoration, il faut avoir pris garde à ne froisser personne. Si l’on tient en grande estime l’ordre de la Légion d’honneur, on peut penser qu’elle n’a pas à être décernée à ceux qui font simplement leur devoir, et il est donc légitime de s’interroger sur les raisons présidant à ce qu’elle soit accordée à des personnes n’ayant pas accompli les actes de bravoure qui devraient être les seuls à la justifier.

Enfin, quand je parle de se méfier de soi-même, je pense aussi à la parole publique. Il ne s’agit évidemment pas de remettre en cause la faculté pour le juge de se syndiquer ou de prendre part à la vie sociale, mais une certaine modération est nécessaire, afin de ne pas donner trop de prise aux tentatives des justiciables d’en savoir toujours plus sur ceux qui les jugent. Il arrive que des juges en fonction expriment leurs humeurs sur les réseaux sociaux. Or, j’estime qu’un juge du siège n’a justement pas à manifester d’humeurs : il doit avoir une telle maîtrise de lui-même que, lors de l’audience, il doit même être en mesure de renoncer à la conviction qu’il s’était forgée en lisant le dossier, afin d’être parfaitement réceptif à tous les arguments qui vont être échangés au cours du procès. Quand un juge exprime publiquement des opinions très tranchées sur telle ou telle personnalité publique et sur les décisions qu’elle prend, et qu’il est ensuite chargé de l’instruction d’un dossier, il est normal que les justiciables mettent en cause, si ce n’est l’indépendance, du moins l’impartialité de ce juge.

Je suis convaincu que, de par les fonctions que nous exerçons – y compris au barreau –, nous avons tous une responsabilité individuelle à assumer en termes de prises de position publiques : en d’autres termes, nous devons faire en sorte de ne pas mettre en cause l’autorité de la justice, qui n’a pas besoin d’être fragilisée. Après un débat qui doit être vif, car tous les arguments doivent pouvoir être exposés, il est très important pour la cohésion du corps social qu’une fois les décisions devenues définitives, c’est-à-dire quand elles ne sont plus susceptibles de recours, on puisse parvenir à un apaisement. Récemment, il a été rendu une décision de justice relative à une agression sexuelle, qui était susceptible de heurter l’opinion, mais que les magistrats avaient prise sur le fondement exclusif de considérations de droit. Or, cette décision a été critiquée publiquement par des députés, ce qui, à mon sens, porte atteinte à l’autorité de la justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous dites ne pas avoir eu connaissance de cas avérés de manquement à l’indépendance ou à l’impartialité, même s’il est parfois permis de s’interroger. Il n’y aura, de toute façon, jamais moyen de vérifier ce qui s’est vraiment passé, à moins, peut-être, de construire et de mettre en place un contre-pouvoir chargé de le faire.

Vous avez également dit que les justiciables cherchaient souvent à se renseigner sur ceux qui vont les juger. N’est-ce pas un secret de Polichinelle que tel ou tel magistrat est plus ou moins sévère, et rend tel ou tel type de décision ? Que tel ou tel magistrat du parquet est enclin à prendre telle ou telle réquisition ? Le cas échéant, comment vivez-vous cela ?

M. Christian Saint-Palais. Il existe une voie de recours quand nous avons un soupçon de manquement à l’impartialité, à savoir la requête en suspicion légitime. Il est déjà arrivé que notre cabinet aille trouver le chef de juridiction afin de l’interroger sur l’opportunité de la désignation d’un juge qui, pour nous, n’était pas en mesure d’être impartiale – ou du moins de renvoyer cette image –, car il avait déjà jugé et condamné notre client précédemment pour des faits similaires : il y avait tout lieu de penser que ce magistrat pourrait être enclin à rejuger la même personne de la même façon. Le juge en question a lui-même admis que, pour ne pas altérer l’image de la décision qui serait rendue, il était préférable qu’il se déporte.

Certains juges ont effectivement une réputation, d’où les interrogations que peut susciter le choix de confier l’instruction d’un dossier à tel ou tel juge. Personnellement, je repousse systématiquement les demandes de mes clients tendant à éviter un juge en raison de sa réputation, car je veux croire qu’un juge rend toujours sa décision en conscience et de bonne foi. L’essentiel est qu’il y ait un débat public, que chacun ait pu présenter ses arguments et que nous ayons des voies de recours. Je refuse de dire, par exemple, que tel ou tel juge d’instruction est un opposant politique – ce qui ne m’empêche pas de déplorer que certains véhiculent cette image, prêtant ainsi le flanc à la critique et à la suspicion.

M. le président Ugo Bernalicis. Pour vous, qu’est-ce qui est préférable ? Est-ce avoir affaire à un juge qui a des convictions mais les cache, ce qui fait que le justiciable ne trouve rien à redire, ou avoir affaire à un juge qui assume ses convictions, ce qui est plus transparent et ne l’empêche pas de faire preuve d’indépendance dans son comportement individuel et personnel ?

Par ailleurs, pensez-vous que l’évolution du code pénal et du code de procédure pénale a aidé les juges à être de plus en en plus indépendants, ou au contraire qu’elle a contribué à porter atteinte à leur indépendance ?

M. Christian Saint-Palais. Pour ce qui est de votre dernière question, j’ai relu récemment le livre Justice et politique, le couple infernal, de l’avocat pénaliste Patrick Maisonneuve. Il y rapporte qu’au début des années 1980, un juge d’instruction qui venait de lui dire qu’il n’allait pas libérer son client avait reçu un appel téléphonique alors qu’il se trouvait dans son bureau. Le juge répond : « Oui, monsieur le directeur de cabinet », il raccroche et annonce à mon confrère que la liberté est finalement possible… Aujourd’hui, de telles pratiques ont disparu. Si certains politiques ont cherché à engager des réformes pour supprimer les juges d’instruction, c’est parce que ceux-ci disposaient d’une liberté leur permettant de convoquer un Président de la République. Le droit qui s’est construit au cours des dernières décennies est allé dans le sens d’un renforcement de cette indépendance.

Avons-nous besoin de connaître nos juges pour mieux anticiper leurs critiques ? Les juges peuvent avoir eu une autre vie professionnelle et s’être exprimés par le passé en tant qu’avocats ou procureurs, cela ne me dérange pas. Cependant, dans la manifestation de son regard sur la société, le juge doit s’astreindre à une certaine mesure, à ne pas montrer qu’il peut être dominé par l’humeur. Si le justiciable voit le juge se laisser aller à la colère au cours des débats, cela va évidemment l’inquiéter. Il ne s’agit pas d’exiger que le juge soit inaccessible aux passions, mais seulement qu’il maîtrise son image publique. Il en est ainsi des magistrats les plus respectés, qu’ils soient procureurs ou juges du siège : on sait qu’ils sont habités par certaines idées – une vision humaniste, ou au contraire une grande sévérité dans la répression – mais cela n’empêche pas qu’on les respecte, du moment qu’ils s’expriment avec la mesure qui sied à un magistrat. Un procureur peut s’agiter comme un avocat, cela importe peu, mais il en est autrement d’un juge du siège : si celui-ci peut dire le fond de sa pensée et exposer les grands principes qui l’animent, il doit le faire avec retenue.

M. le président Ugo Bernalicis. Je comprends votre analyse sur le procureur, mais il me semble que, pour le public, celui-ci représente tout de même le ministère public, et non simplement lui-même – à la différence de l’avocat qui, lui, représente son client.

Lors du mouvement des gilets jaunes, le pouvoir politique a clairement exprimé son intention de réprimer cette mobilisation sociale : des circulaires de politique pénale ont demandé au ministère public de requérir avec une certaine sévérité, et on a même vu la garde des Sceaux se déplacer au tribunal de Paris pour s’assurer de cette orientation. On peut comprendre que cette pratique fonctionne pour le parquet, mais comment s’expliquer que son effet se soit étendu au siège, et que les jugements rendus aient correspondu à cette volonté de sévérité ?

M. Christian Saint-Palais. Il peut être difficile pour un juge de s’abstraire d’un climat, c’est pourquoi nous exhortons les politiques à ne pas intervenir dans des affaires en cours. Cependant, je me refuse à penser que l’exécutif dicte au siège le comportement qu’il doit avoir. Premièrement, quand il y a une circulaire, je compte sur les magistrats du parquet pour résister à l’expression d’une volonté publique : ils peuvent être loyaux vis-à-vis de la Chancellerie, mais ils doivent en tout état de cause faire preuve de discernement et ne pas perdre de vue leur obligation en tant que magistrats de rester dans le cadre de la loi. Lors de la grève des avocats de début 2020, je me félicite que les procureurs aient appliqué avec loyauté, mais aussi avec discernement, les instructions qu’ils avaient reçues sur le renvoi des affaires.

Je refuse également le postulat selon lequel les juges du siège auraient cédé à des injonctions. Bien sûr, ils ne peuvent être insensibles au tapage, mais il ne faut pas oublier que les avocats sont présents lors des audiences. Si nous ne pouvons pas convaincre systématiquement les juges, nous les exhortons à s’abstraire du tapage. Je suis peut-être un peu naïf, mais je tiens aux principes, et j’en demande le respect : je vais reprocher publiquement au procureur d’appliquer une circulaire sans discernement et, pour ce qui est des juges, je vais les exhorter à prendre du recul. Ce qui me gêne le plus, c’est l’idée que ces magistrats puissent montrer de la faiblesse. Certains d’entre eux – d’anciens directeurs de cabinet, par exemple – ont pu conserver des accointances avec des politiques ; celui qui a été décoré à plusieurs reprises va-t-il être assez fort pour résister aux attentes du pouvoir ? De même, il peut être difficile pour un ancien procureur, qui requérait naguère avec fermeté, d’envisager les choses du point de vue opposé. Si un justiciable est jugé sévèrement, comme le permet la loi, il doit avoir l’assurance qu’il l’a été en toute impartialité et en toute indépendance.

M. le président Ugo Bernalicis. Il ne peut y avoir de procès équitable que si l’avocat lui-même respecte la déontologie et fait preuve d’une totale indépendance. Or, il arrive que des sanctions soient prises à l’encontre de certains de vos consœurs et confrères en raison de manquements à l’indépendance. Le fait de passer d’un dossier à l’autre peut être à l’origine d’un conflit d’intérêts – on a pu reprocher à certains avocats d’avoir mal défendu des étrangers, par exemple. On compte 70 000 avocats en France : comment faire en sorte que chacun d’eux agisse constamment dans le souci de préserver son indépendance ?

M. Christian Saint-Palais. Tout d’abord, nous prêtons le serment d’exercer nos fonctions non seulement avec probité et humanité, mais aussi avec indépendance. Bien entendu, nous avons l’ambition d’être à la hauteur de cette exigence ; mais c’est parfois difficile, surtout en période de crise économique. Ne l’oublions pas, nous avons des rapports d’argent avec ceux que nous défendons. Pardon pour cette trivialité, mais nous faisons tourner une boutique. Or, vous le savez, beaucoup de membres du barreau sont dans une situation précaire. C’est pourquoi nous réclamons des dotations substantielles en faveur de l’aide juridictionnelle, de façon à ce que les avocats soient indemnisés de manière décente. Du reste, des magistrats ont rappelé devant votre commission la dimension budgétaire de l’indépendance.

Si l’avocat est vulnérable, il peut être accessible à certaines séductions. C’est un danger que nous connaissons et auquel nous nous efforçons de résister, individuellement et collectivement, par la formation et, le cas échéant, par la mise en œuvre de procédures disciplinaires. Notre bâtonnier, qui est notre autorité disciplinaire, engage ainsi les procédures qu’il y a lieu d’engager. Ceux de nos confrères qui ont fauté doivent évidemment être défendus, mais nulle complaisance ne saurait être admise, car l’indépendance dépend de l’ensemble des acteurs de la chaîne pénale. Il s’agit donc d’une véritable préoccupation.

Sous cet aspect, la question de l’avocat en entreprise soulève de sacrées questions, dont nous débattons souvent. Autant on est intransigeant, et il le faut, avec des confrères qui se battent sur des terrains compliqués, comme celui du droit des étrangers, que vous avez évoqué, autant on serait prêt à accepter l’atteinte à l’indépendance que représente l’avocat en entreprise. Ce n’est pas fait : la profession a résisté, surtout en province. La déontologie est une véritable préoccupation, et les procédures disciplinaires sont efficaces.

M. Didier Paris, rapporteur. J’apprécie le regard critique que vous portez sur votre profession et, je dois le dire, je suis agréablement surpris par vos propos empreints de tempérance et de pondération, qui se distinguent sensiblement de certains comportements de vos confrères. Mais c’est ainsi : la justice est faite par des hommes, pour des hommes.

Vous avez commencé votre intervention par un propos qui aurait pu paraître choquant si vous ne l’aviez développé par la suite. Vous avez affirmé, en effet, que vous étiez un observateur. Or, les avocats sont, me semble-t-il, des acteurs du processus judiciaire. Vous semble-t-il que les avocats respectent parfaitement les règles en matière d’indépendance de la justice ? On constate, par exemple, qu’ils critiquent volontiers les décisions de justice et passent parfois outre l’article 11 du code de procédure pénale.

M. Christian Saint-Palais. Mes propos, je l’espère, sont mesurés et conformes à ma conception de la justice – en tout cas, c’est ainsi, me semble-t-il, que me connaissent mes interlocuteurs magistrats. Mais j’admets que mes actes et les déclarations que je peux faire dans l’effervescence qui suit une audience, par exemple, ne sont pas toujours à la hauteur de mes ambitions en la matière. Je l’assume sans difficulté, car la passion de la défense peut conduire à certains excès. Et je préfère les avocats excessifs aux avocats trop timorés. Au reste, vous avez failli me reprocher de ne concevoir ma mission que comme celle d’un observateur. Mais, vous l’avez compris, je suis un observateur pour ce qui concerne l’indépendance de la justice : je suis une vigie en la matière, prêt à agir en cas de problème.

Notre mission, comme celle des magistrats, est très difficile. Les exigences auxquelles nous nous soumettons en prêtant serment nous imposent de réfléchir, d’être mesurés, de nous élever. Sommes-nous toujours à la hauteur des prescriptions de l’article 11, par exemple ? Oui, il m’arrive de critiquer des décisions de justice. Ma mission, au pénal, est d’ériger au rang de vérité judiciaire la vérité de celui que je défends. Or, je n’atteins pas toujours cet objectif, hélas, de sorte que je peux être parfois animé d’une colère ou d’une déception telle que j’ai du mal à reconnaître publiquement que j’ai échoué. Ainsi, peut-être m’avez-vous entendu critiquer un juge, incapable de comprendre... Mais il ne faut pas reprocher ce type de propos aux avocats ; ils n’ont pas la même fonction que les juges. À cet égard, le laisser-aller d’un avocat dans l’exécution de sa mission est, certes regrettable, mais beaucoup moins grave que celui d’un juge.

Nous pouvons communiquer sans préjudice des droits de la défense. Ainsi, lorsque je parle, je dois le faire, non pas en pensant à ma petite personne et à ma publicité, mais dans l’intérêt exclusif de celui qui m’a confié la défense de ses intérêts, voire son destin. Telle est ma seule préoccupation. Mais nous sommes des personnalités, nous avons une appétence pour l’exposition, si bien que nous ne parvenons peut-être pas toujours à contenir notre propos. En tout état de cause, si vous avez pu m’entendre critiquer une décision de justice – je suis dans mon rôle, lors que je le fais –, vous ne m’avez jamais entendu critiquer le juge lui-même. De même, dans mes plaidoiries, je ne nomme jamais le juge d’instruction ; c’est une fonction que je critique. Nous ne sommes peut-être pas toujours à la hauteur, mais notre préoccupation est de l’être.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez indiqué que les procureurs et les juges du siège pourraient relever de deux corps distincts. Pourriez-vous expliciter la manière dont cela pourrait être organisé ? Par ailleurs, faut-il conserver le modèle français, dans lequel il suffit pour être magistrat de réussir, souvent très jeune, un concours ou êtes-vous plutôt favorable au modèle anglo-saxon, dans lequel on ne devient juge du siège qu’après avoir exercé en tant que professionnel du droit ou de l’économie ?

M. Christian Saint-Palais. Les avocats pénalistes sont divisés sur ce point. Le discours qui devient peut-être dominant met l’accent sur l’aptitude à juger, laquelle serait conditionnée par l’expérience. De fait, comment ne pas s’interroger sur l’obligation à laquelle se soumet une personne jeune, souvent brillante – certains sont devenus avocats parce qu’ils n’étaient pas capables d’intégrer la magistrature –, de se contenir et de s’engager, pour ne pas s’exposer aux critiques, dans une vie presque monastique ? Je me refuse à dire qu’un jeune n’est pas apte à juger ; au contraire, j’apprécie que, dans le cadre de la collégialité, un magistrat d’expérience délibère avec un plus jeune, qui peut lui apporter un regard différent. Mais un jeune qui, souvent, a suivi un parcours sans faute peut-il être juge d’instruction et donner à ceux qui vont comparaître – des décideurs économiques, par exemple – le sentiment qu’ils seront bien jugés ? On peut s’interroger. Au demeurant, je crois que les promotions actuelles de magistrats comptent 52 % de personnes qui ont eu une autre expérience professionnelle. La critique selon laquelle les magistrats forment une caste et vivent entre eux n’est donc plus valable.

Je puis vous dire que, lorsque j’ai rejoint l’Association des avocats pénalistes, au début des années 1990, le seul sujet qui faisait l’unanimité en son sein était celui de la séparation des corps – et c’est encore le cas aujourd’hui. Mais la réflexion ne va guère au-delà ; ce sera à vous de travailler si vous explorez cette piste. Il importe, en tout cas, d’éviter les allers et retours entre les deux statuts et d’avoir conscience que ce sont des missions différentes. Si la magistrature était composée de deux corps distincts, les juges du siège auraient la possibilité de contrôler l’engagement des poursuites par les procureurs, lesquels appartiendraient, quant à eux, à un système hiérarchisé – ce qui ne me dérange pas.

M. Didier Paris, rapporteur. L’évolution de la procédure pénale vous paraît-elle favorable à l’indépendance ? Je pense, par exemple, au rôle des parquets, qui paraît sensiblement renforcé, notamment sous l’impulsion des directives européennes, de même que celui du juge des libertés et de la détention (JLD), auquel on fait de plus en plus appel. Est-ce un mouvement normal, qui correspond à l’évolution des mentalités ? Faut-il l’accompagner de réformes structurelles, telles que l’indépendance du parquet ?

M. Christian Saint-Palais. Je ne suis pas spontanément favorable à l’indépendance du parquet, mais je constate l’évolution de ses pouvoirs. Celle-ci me paraît possible mais, l’indépendance du parquet n’étant pas, selon la Cour européenne des droits de l’homme, suffisante pour qu’il mène ses investigations jusqu’à leur terme – ses membres ne peuvent pas remplir les fonctions de juge –, il faut nous assurer que ses initiatives peuvent être contrôlées à tous les stades par un juge du siège.

Vous avez évoqué le renforcement du rôle du JLD – c’est une possibilité. L’extension des pouvoirs du parquet ne peut être admise que si elle s’accompagne d’une extension des pouvoirs du JLD. Mais se pose alors, là encore, la question des moyens. Pour que la décision du juge du siège ait du poids, pour qu’on ait confiance dans cette décision, il faut qu’il ne soit pas submergé. Or, à chaque fois que l’on étend ses pouvoirs, on omet de prévoir une augmentation adaptée du nombre des postes.

En somme, il faut veiller à maintenir l’équilibre, ce qui suppose d’introduire le contradictoire : si la défense peut saisir le juge du siège pour qu’il contrôle les actes du parquet, alors cet équilibre peut être trouvé. Cependant, il ne suffit pas d’inscrire dans la loi que le JLD peut être saisi ; encore faut-il lui en donner les moyens. Force est de constater que, quels que soient leurs efforts, leur volonté, la connaissance que les JLD ont d’un dossier n’est pas à la hauteur de celle du parquet, et ils ne peuvent pas être instruits par la défense puisque celle-ci n’est pas encore dans le dossier.

Mme Cécile Untermaier. Comme Jean-Jacques Urvoas l’a déclaré lorsqu’il a été nommé garde des Sceaux, le budget la justice n’est pas à la hauteur – nous ne cessons de le constater, notamment dans le cadre de cette commission d’enquête.

L’indépendance de la justice se construit avec tous les acteurs, et pas uniquement les juges et les procureurs. À cet égard, l’avocat en entreprise est un ver dans le fruit de l’indépendance ; nous devrons donc être vigilants sur ce point.

On veut connaître son juge, avez-vous dit. Cette évolution vous paraît-elle irrépressible et, si tel est le cas, devons-nous renforcer les garanties d’indépendance et d’impartialité du juge ? Nous avons déjà agi en ce sens en imposant les déclarations d’intérêts, qui ont suscité un vif débat. Ces déclarations doivent-elles désormais être rendues publiques, au même titre que celles des élus ou des hauts fonctionnaires ? Une telle mesure me semble de nature à rassurer les justiciables et à couper court à d’éventuelles rumeurs.

Par ailleurs, un avocat peut faire un bon juge, et réciproquement. Or, il est actuellement très difficile pour un avocat de devenir juge. Ne devrions-nous pas simplifier le passage d’une profession à l’autre, afin de favoriser la diversité culturelle qui contribue à l’impartialité et l’indépendance ?

Enfin, la justice doit, en tant qu’institution rassemblée, prendre davantage en compte les difficultés et les contraintes des avocats. Pour ce qui est de la justice civile, par exemple, les délais d’attente sont souvent très longs, les audiences reportées…

J’ajoute que l’indépendance n’est pas le repli et l’isolement. Je ne me suis jamais permis de critiquer une décision de justice, mais il me semble que le juge du siège devrait, à l’instar du procureur, pouvoir s’exprimer afin d’expliquer ses décisions, car leur motivation n’est pas toujours suffisamment claire et précise. L’institution doit faire un effort d’ouverture sur la société.

M. Christian Saint-Palais. Spontanément, je suis opposé à l’exposition des juges, au pénal et peut-être également au civil. Je crois beaucoup à la pédagogie. Je suis très critique lorsque la pratique ou la décision d’un juge me paraît incompatible avec sa mission, mais nous côtoyons quotidiennement de très grands magistrats, qui expliquent leur décision à la personne à laquelle ils infligent une sanction. Cet effort pédagogique me paraît absolument indispensable, même s’il peut n’être pas suffisant.

Qu’un chef de juridiction publie un communiqué pour expliquer une décision et rappeler qu’elle a été précédée par un débat contradictoire, pourquoi pas ? Mais, au pénal, la question ne devrait pas se poser. Bien entendu, on ne peut pas empêcher les médias d’émettre des critiques. Mais lorsque j’entends des élus s’étonner du quantum de la peine prononcée… Chacun peut commettre des erreurs, mais cela, c’est impossible. J’ai été entendu, il y a quelque temps, par la commission des Lois dans le cadre de sa réflexion sur la législation applicable aux infractions sexuelles. Cette réflexion a été menée dans la précipitation, après une décision du tribunal de Pontoise dont nous ne savions rien, puisque l’audience s’était déroulée à huis clos. Les avocats de la défense estimaient que l’affaire avait été très bien jugée ; l’avocat de la partie civile prétendait le contraire. Mais c’est normal ! Un recours avait été formé, mais les critiques ont été telles que, dans les trois semaines suivantes, une nouvelle loi était élaborée…

Je ne suis pas favorable à une expression publique du juge. Je crois beaucoup à la force et à la sacralisation de l’audience publique : le juge statue en faisant abstraction du tumulte – peut-être est-ce une vision un peu idéalisée. Il peut être protégé si les uns et les autres assument leurs responsabilités personnelles : les avocats en maîtrisant leur communication, certes, le procureur en donnant des explications.

De même que je ne souhaite pas l’exposition des juges, je ne suis pas favorable a priori à la publicité de leurs déclarations d’intérêts. Que le chef de juridiction reçoive chacun des magistrats et qu’ils réfléchissent ensemble aux risques de conflits d’intérêts est un progrès formidable, car cela signifie que les magistrats ont pris conscience du regard que l’on porte sur eux. Je suis navré que l’on s’intéresse de plus en plus à la personnalité des uns et des autres. Pour ma part, je m’intéresse, car mon métier l’exige, à la jurisprudence d’une chambre, dont je dois avoir connaissance pour adapter ma défense, mais je ne veux rien savoir de la personne. En revanche, je suis heureux qu’un président puisse recevoir un juge et, le cas échéant, l’inviter à se déporter. Je peux moi-même prendre une initiative en la matière si j’ai connaissance de faits qui jetteraient la suspicion sur l’impartialité d’un juge.

Enfin, j’ai tellement de respect pour la justice et pour la fonction de magistrat que je ne voudrais pas qu’il soit trop facile de devenir juge. Il faut faire attention : on peut choisir véritablement de devenir juge, mais on peut aussi – car n’oublions pas que notre profession traverse une très grande crise économique – faire ce choix par dépit ou par incapacité à poursuivre son activité d’avocat. Il ne faut pas que cela devienne une voie de garage ! Certes, il faut favoriser la venue de personnes extérieures, mais – je suis désolé de cette trivialité – si nous voulons que les bons avocats, qui connaissent parfaitement la matière juridique, intègrent la magistrature, il faut que la carrière de juge soit financièrement attractive.

M. le président Ugo Bernalicis. Votre association a publié plusieurs communiqués sur des poursuites engagées contre certains avocats, notamment un de vos confrères marseillais ainsi qu’un avocat désigné par le bâtonnier pour assister aux perquisitions menées chez des avocats. L’autorité judiciaire peut être tentée de s’en prendre à un avocat qui la titillerait trop sur sa non-indépendance ou sa non-impartialité. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

M. Christian Saint-Palais. Nous avons en effet publié un communiqué après l’incarcération de l’un de nos confrères pour qui nous avons beaucoup d’estime. À aucun moment, nous ne mettons en cause la légitimité des poursuites ; je ne sais rien de ce dossier. Mais nous nous sommes interrogés publiquement sur le recours à la détention provisoire s’agissant d’un confrère âgé de 70 ans, ancien bâtonnier, qui bénéficie de toutes les garanties de représentation et qui est très respecté pour la qualité de son travail. Par ailleurs, nous nous sommes également interrogés sur la multiplication des perquisitions et la mise en cause d’un des délégués du bâtonnier qui y a assisté. Il faut accepter que l’avocat soit excessif, le cas échéant. Or, en l’espèce, le délégué du bâtonnier est poursuivi pour des propos qu’il a tenus durant une audience, alors qu’il défendait le secret.

À ce propos, monsieur le président, je vous ai entendu dire qu’il faudrait peut-être entourer la perquisition des locaux d’un député de garanties particulières analogues à celles dont bénéficient les avocats. Puis-je me permettre de vous dire que vous vous méprenez en établissant un tel parallèle ? Je souhaite que tous les citoyens bénéficient des meilleures garanties, mais si un délégué du bâtonnier assiste aux perquisitions, c’est pour protéger, non pas l’avocat, mais le secret dont il est le garant. Il doit s’assurer que le juge ne portera pas atteinte aux secrets qui nous ont été confiés. Lorsque nous vous exhortons à modifier la loi qui permet que l’on écoute les conversations, absolument secrètes, que nous avons avec ceux que nous défendons, nous nous plaçons sur le même terrain.

Il faut que nous rappelions aux magistrats, par nos actions collectives, les fonctions que nous assurons. Nous ne sommes pas exempts de reproches ; si les juges estiment qu’il existe, contre un avocat, des indices de participation à des faits répréhensibles, ils doivent le mettre en examen dans le respect des droits de la défense. Mais nous devons veiller à ce que l’on ne se trompe pas, car notre proximité avec ceux que nous défendons, qui est légitime et que nous entendons protéger, peut attiser des convoitises. Nous surveillons donc les perquisitions pour savoir quelle est leur motivation réelle. On peut en effet être tenté de déstabiliser une défense. Quoi qu’il en soit, dans nombre de cas, on se trompe en s’introduisant dans un lieu qui doit être sacralisé comme doivent l’être les conversations que nous avons avec nos clients. Il ne s’agit pas de nous protéger, il s’agit de protéger l’État de droit.

M. le président Ugo Bernalicis. Certes, les députés ne sont pas les gardiens de tels secrets, mais le bon déroulement du jeu démocratique entre majorité et opposition exige que les uns ne s’introduisent pas dans les petits papiers des autres. On pourrait imaginer que l’institution s’en porte garante, en la personne du président de l’Assemblée nationale, par exemple. Quant aux perquisitions, je suis favorable à ce que l’ensemble d’entre elles, et pas seulement celles de parlementaires, soient mieux encadrées. Cela dit, il me semble que nous devrions surtout imposer des conditions plus strictes pour l’ouverture d’une information judiciaire, non pas par défiance envers le parquet, mais en raison des garanties qu’offre le siège.

M. Christian Saint-Palais. Nous avons surtout besoin de contradictoire dans l’enquête menée par le procureur.

M. le président Ugo Bernalicis. Certes. Je vous remercie.

 

 

 

 


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Audition du jeudi 28 mai 2020

À 11 heures : M. Dominique Pauthe, président de la Cour de justice de la République, M. Jean-Baptiste Parlos, ancien président de la Cour, Mme Janine Drai, présidente de la commission dinstruction, et M. Christian Pers, président de la commission des requêtes

M. le président Ugo Bernalicis. Nous auditionnons à présent M. Dominique Pauthe, président de la Cour de justice de la République (CJR) depuis décembre 2019, M. Jean-Baptiste Parlos, son prédécesseur à cette fonction, M. Christian Pers, président de la commission des requêtes et Mme Janine Drai, présidente de la commission d’instruction.

Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale, puis sera consultable en vidéo ; elle fera également l’objet d’un compte rendu écrit.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Dominique Pauthe, Jean-Baptiste Parlos, Christian Pers, et Mme Janine Drai prêtent successivement serment.)

M. Dominique Pauthe, président de la Cour de justice de la République. En créant, en 1993, la Cour de justice de la République, ses concepteurs étaient animés d’une double volonté : d’une part, dissiper le sentiment d’impunité que paraissaient assurer aux membres du Gouvernement les difficultés de mise en œuvre de leur responsabilité pénale devant la Haute Cour de justice et, d’autre part, prévenir le risque d’immixtion du judiciaire dans l’action gouvernementale ou la paralysie de cette dernière.

La loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 a inséré dans la Constitution un nouveau titre X, intitulé « De la responsabilité pénale des membres du Gouvernement », distinct de celui relatif à l’autorité judiciaire. La Cour de justice de la République est donc une juridiction ad hoc, composée pour partie de parlementaires et pour partie de magistrats ; elle est dotée d’une commission des requêtes, chargée d’apprécier la recevabilité des plaintes.

Si l’un des objectifs des constituants était d’éviter l’immixtion du judiciaire dans l’action gouvernementale et sa paralysie, il a été atteint, mais force est de constater qu’après vingt-sept ans d’existence, la Cour de justice de la République se trouve encore sous les feux croisés de l’actualité et de la critique, comme l’avait été naguère la Haute Cour de justice. Ces critiques portent essentiellement sur la lenteur et le sens de certaines de ses décisions ; elles pointent la nécessité de rapprocher la responsabilité pénale des membres du Gouvernement du régime de droit commun, et le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, en date du 29 août 2019, en est la dernière illustration.

Ce projet énonce le principe de la responsabilité des membres du Gouvernement, dans les conditions du droit commun, pour les actes qui ne se rattachent pas directement à l’exercice de leurs attributions, y compris lorsqu’ils ont été accomplis à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. Il ajoute que les membres du Gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés de crimes ou délits au moment où ils ont été commis, tout en précisant – c’est une innovation – que « leur responsabilité ne peut être mise en cause à raison de leur inaction que si le choix de ne pas agir leur est directement et personnellement imputable ».

Le projet de loi constitutionnelle envisage, dans un second temps, la suppression de la Cour de justice de la République et le transfert de sa compétence à la cour d’appel de Paris, tout en conservant le filtre de la commission des requêtes.

Dans sa configuration actuelle, l’architecture de la cour et le particularisme de son fonctionnement traduisent le souci de parvenir à une forme d’équilibre entre le judiciaire et le parlementaire. Sur le plan de la compétence, la Cour connaît des crimes et délits commis par les membres du Gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions et, si elle juge des infractions de droit commun, ce qui détermine sa compétence exclusive, c’est la qualité de l’auteur présumé de l’infraction et les circonstances dans lesquelles celle-ci a pu être commise, ce qui lui vaut d’être qualifiée de juridiction d’exception.

L’édifice de la Cour de justice de la République repose sur trois piliers : la commission des requêtes, la commission d’instruction et la formation de jugement, ce qui correspond aux trois fonctions assignées à l’institution et aux trois phases de la procédure pénale, l’exercice de poursuites, l’instruction préalable et le jugement.

L’originalité de cette juridiction réside dans son mode de saisine au travers des décisions de la commission des requêtes. S’il appartient au ministère public, représenté devant la CJR par le procureur général près la Cour de cassation, d’assurer la mise en mouvement de l’action publique, il faut recueillir l’avis préalable et conforme de ladite commission. Cette dernière est composée de magistrats issus des juridictions judiciaires, administratives et financières et d’autant de suppléants, ce qui permet à ces magistrats, rompus aux affaires pénales, au contentieux administratif et aux enjeux de finances publiques de croiser leurs regards sur les faits dénoncés. Tous sont élus par leurs pairs pour un mandat de cinq ans, et la commission est présidée par un conseiller à la Cour de cassation.

Si tout citoyen, toute personne physique ou morale, avec ou sans avocat, peut saisir la commission des requêtes en portant plainte contre tel ou tel membre du Gouvernement nommément désigné, la commission opère un filtrage, qui préserve l’action gouvernementale de toute prétention manifestement infondée ou ne répondant pas aux critères de recevabilité, en décidant du classement sans suite de la plainte. Dans le cas contraire, si les faits apparaissent susceptibles de recevoir une qualification pénale en rapport avec l’exercice de fonctions gouvernementales, la commission des requêtes en ordonne la transmission au procureur général aux fins de saisine de la commission d’instruction. Ses décisions, bien que motivées, ne sont susceptibles d’aucun recours.

La commission d’instruction, issue de la loi organique du 23 novembre 1993, est exclusivement composée de magistrats du siège de la Cour de cassation, à raison de trois membres titulaires et de trois suppléants élus par leurs pairs pour un mandat de trois ans. La collégialité de cette commission est sans doute le trait qui la distingue le plus de la juridiction de l’instruction de droit commun, en ce sens que les actes de l’instruction sont pour la plupart exercés conjointement par les trois magistrats qui la composent.

Cette commission est saisie par le procureur général près la Cour de cassation – le ministère public – sur avis conforme de la commission des requêtes. La compétence du ministère public est donc, en la matière, une compétence liée, puisqu’il est tenu, lors de la saisine de la commission d’instruction, par la qualification donnée aux faits par la commission des requêtes. Certes, le ministère public peut aussi saisir d’office la Cour de justice, mais toujours après avis conforme de la commission des requêtes.

L’instruction est soumise à la procédure pénale de droit commun, sous réserve des dispositions spécifiques à son fonctionnement, parmi lesquelles le fait, d’abord, que la commission cumule les attributions du juge d’instruction et celles de la chambre de l’instruction, la seule voie de recours possible contre ses décisions étant le pourvoi en cassation, et le fait, ensuite, que, devant elle, les constitutions de parties civiles sont prohibées. C’est donc l’arrêt de renvoi de la commission d’instruction, lui-même susceptible d’un pourvoi, décision par essence collégiale, qui saisira la formation de jugement de la CJR.

Le troisième pilier de l’édifice, sans doute le plus critiqué, est la formation de jugement, composée de trois magistrats judiciaires et de douze parlementaires, respectivement élus par leurs pairs au sein de la Cour de cassation et de leurs assemblées respectives, chaque titulaire disposant de son suppléant, ce qui n’est pas de nature à faciliter le fonctionnement de l’institution. La composition bipartite de cette formation est très nettement à l’avantage des parlementaires, même s’il faut souligner que parlementaires et magistrats professionnels sont liés par le même serment « de bien et fidèlement remplir leurs fonctions, de garder le secret des délibérations et des votes et de se conduire en tout comme de dignes et loyaux magistrats ». Ils ont comme tâche essentielle de rechercher si les éléments constitutifs de l’infraction sont réunis mais aussi de s’assurer que les faits reprochés dépassent la simple responsabilité politique et, le cas échéant, de déterminer la juste peine.

L’essentiel des critiques formulées par ses détracteurs à la CJR porte sur l’aboutissement des affaires dont celle-ci est saisie. Il n’est donc pas inutile de mentionner quelques données chiffrées. Depuis sa mise en place en 1993, la commission des requêtes a été saisie de 1 566 requêtes émanant de plaintes de particuliers ou d’associations ou correspondant à des saisines d’office ou demandes d’avis du procureur général suite à des décisions d’incompétence de juridictions du droit commun. La commission a émis 46 avis favorables à la saisine de la commission d’instruction ; 30 ont été rendus sur plaintes de particuliers ou d’associations, 16 sur requêtes du procureur général.

Entre 2012 et 2019, le nombre de plaintes adressées annuellement à la CJR a oscillé entre un minimum de 17 plaintes en 2018 et un maximum de 74 plaintes en 2016. En 2020, à la date 26 mai, on dénombrait 100 plaintes déposées, dont 78 étaient en rapport avec la pandémie de covid-19.

En 2018, la commission des requêtes a émis deux avis favorables à la saisine de la commission d’instruction sur requête du procureur général, mais aucun en 2019, toutes les plaintes examinées ayant été classées sans suite.

Au cours de ces vingt dernières années, la formation de jugement s’est réunie à sept reprises : elle a prononcé trois relaxes, deux dispenses de peine et trois condamnations – l’une à un an d’emprisonnement avec sursis, l’autre à trois ans d’emprisonnement avec sursis, 20 000 euros d’amende et cinq ans de privation du droit de vote et de l’éligibilité, et la troisième à un mois d’emprisonnement avec sursis et 5 000 euros d’amende. Deux affaires sont en cours devant la commission d’instruction, et une affaire est en attente de jugement. Voilà pour l’activité de la CJR, qui n’a, on le voit, aucunement entravé à ce jour l’action gouvernementale.

Cependant un regard critique peut être porté sur son fonctionnement plus que sur son statut. On peut ainsi relever, en premier lieu, une définition par trop restrictive de la compétence de la juridiction, limitée aux faits commis dans l’exercice des fonctions gouvernementales. Or il n’est pas rare que les actes susceptibles d’être incriminés débordent la stricte conduite des affaires de l’État.

En second lieu, on peut craindre que l’absence de toute partie civile soit préjudiciable à l’équilibre des débats, surtout lorsque, dans certaines affaires, le ministère public peut en venir à requérir le non-lieu, puis la relaxe, alors même que la commission d’instruction avait considéré que les charges étaient suffisantes.

En troisième lieu, l’éclatement des procédures rend délicates, au regard des droits de la défense des intéressés, les auditions des complices et coauteurs, s’ils sont poursuivis, quant à eux, devant le juge de droit commun ; ils sont alors entendus sous serment mais peuvent refuser de l’être, ce qui peut conduire à une connaissance incomplète des faits par la Cour, voire à une contrariété de décision.

Enfin, les juges sont au nombre de trente ce qui peut être un frein à l’aboutissement de la procédure, car le procès peut durer plusieurs jours voire plusieurs semaines, autant de temps pendant lequel les magistrats se trouvent mobilisés.

Dernière observation, la Cour est une juridiction autonome organiquement et statutairement. Elle dispose, outre de locaux, d’un personnel qui lui est détaché par la Cour de cassation.

M. Christian Pers, président de la commission des requêtes de la Cour de justice de la République. Les chiffres cités par le président Pauthe montrent que la commission des requêtes joue véritablement son rôle de filtre, rôle essentiel si l’on veut éviter que des plaintes fantaisistes ou sans fondement ne paralysent l’activité des membres du Gouvernement.

Elle est donc incontournable, puisque c’est elle qui apprécie, dans le cas où elle est saisie par un particulier ou une association, s’il y a lieu de classer sans suite ou de donner un avis favorable à la saisine de la commission d’instruction, tandis que, dans les cas où le procureur général se saisit d’office, celui-ci doit recueillir l’avis conforme de la commission des requêtes : c’est un cas de compétence liée, la partie poursuivante étant liée à la fois par l’autorisation de poursuites et par la qualification donnée aux faits.

Ses décisions ne sont susceptibles d’aucun recours et, contrairement à ceux des autres formations de la Cour de justice, ses membres – deux conseillers d’État, deux conseillers à la Cour des comptes et trois conseillers à la Cour de cassation – ne sont pas récusables. Il s’agit de magistrats en fin de carrière, donc aguerris, élus par les assemblées générales des juridictions auxquelles ils appartiennent et qui statuent collégialement sur toutes les décisions, ce qui constitue selon moi, une conjonction assez heureuse, dans la mesure où les magistrats de la Cour de cassation apportent leur expertise pénale – la Cour de justice, dans toutes ses formations, étant tenue par les qualifications du code pénal –, tandis que les conseillers d’État et les membres de la Cour des comptes disposent d’une parfaite connaissance de l’action administrative et des éléments financiers.

La commission des requêtes dispose des pouvoirs prévus par les articles 75, 76 et 77-1 du code de procédure pénale : elle peut ordonner des enquêtes préliminaires, des perquisitions et des expertises, faculté dont elle use assez peu – une seule fois cette année –, en raison d’un manque de moyens et d’un véritable pouvoir coercitif en la matière. La commission, enfin, statue en droit.

Je note avec satisfaction que le projet de loi constitutionnelle du 29 août 2019 ne remet en cause ni l’existence ni la composition de la commission des requêtes.

Mme Janine Drai, présidente de la commission dinstruction. Conseillère à la chambre criminelle de la Cour de cassation, j’ai été pendant quatorze ans juge d’instruction puis présidente de cour d’assises à Paris et présidente d’une juridiction correctionnelle. J’ai donc eu à traiter de nombreuses affaires, notamment de terrorisme, mais également d’autres contentieux de droit commun, ce qui me donne une vision globale du cycle d’un procès pénal.

La commission d’instruction est composée de trois magistrats, désignés, ainsi que leurs trois suppléants, par l’assemblée générale de la Cour de cassation.

Deux procédures sont en cours devant la commission. La première concerne M. Kader Arif, pour prise illégale d’intérêts et atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics. Nous avons été saisis le 24 mai 2019 par un réquisitoire du procureur de la République, après décision de la commission des requêtes ; ce dossier, sous réserve du retard pris du fait de l’interruption des auditions pendant la pandémie, devrait être terminé à la fin de l’été 2020. La seconde procédure concerne M. Éric Woerth, poursuivi du chef de concussion dans le cadre de ses activités en tant que ministre du budget. Saisis le 3 mai 2019, nous espérons en avoir terminé d’ici la fin de l’année.

J’ai par ailleurs été amenée à connaître du dossier de l’affaire dite « Lagarde », qui a abouti à un jugement, ainsi que du dossier concernant MM. Balladur et Léotard, pour lequel nous avions été saisis en 2014. L’arrêt de mise en accusation est intervenu en 2019, et la procédure est en cours d’audiencement devant la Cour de justice de la République.

Nous avons également instruit le dossier concernant M. Urvoas, ministre de la justice à l’époque des faits ayant motivé cette procédure ouverte pour violation du secret professionnel ; saisis début 2018, nous avons clos le dossier le 15 avril 2019, et il a été jugé en septembre 2019 sous la présidence de M. Parlos.

L’essentiel des critiques adressées à la commission d’instruction portent sur la longueur des procédures. Les dates que j’ai citées permettent de relativiser cette lenteur, même si j’entends que c’est un reproche récurrent fait à l’institution judiciaire, ce qui n’empêche pas qu’on considère par ailleurs qu’en comparution immédiate, les jugements sont trop rapides.

À la décharge de la Cour de justice de la République, il faut rappeler qu’elle n’est pas, en général, saisie immédiatement mais après que les juridictions de droit commun ont estimé que l’affaire relevait de sa compétence, c’est-à-dire, souvent, à la fin de l’instruction de droit commun, lorsque le rôle du ministre a été clairement défini. Si les délais s’en trouvent allongés, cela a aussi l’avantage de permettre que nous nous appuyions sur le travail effectué en amont par nos collègues de droit commun, avec lesquels nous sommes en contact permanent. Cela étant, si nous devions être saisis dans le cadre de procédures liées au covid-19, nous serions vraisemblablement saisis directement.

Je tiens ensuite à souligner un autre fait de nature à ralentir les délais, à savoir que les magistrats de la commission d’instruction doivent mener en parallèle leurs activités de conseillers à la Cour de cassation pour lesquelles ils ne disposent d’aucune décharge.

De manière générale enfin, la longueur des délais s’explique par le fait que les procédures pénales sont souvent longues, en raison des recours, du silence de certains mis en examen ou de la complexité des faits, autant d’éléments qui ne sont pas spécifiques à la Cour de justice de la République.

On pourrait imaginer que des juges de droit commun instruisent et jugent les affaires concernant des ministres poursuivis dans l’exercice de leurs fonctions, comme ils ont pu juger d’anciens présidents de la République. Néanmoins, la suppression de la commission d’instruction aurait quelques inconvénients. Je vous ferai parvenir à cet égard une note que j’avais rédigée en 2018, à l’occasion de mon audition devant la commission des lois de votre assemblée, sur la réforme de la CJR, sachant qu’il n’y a, en l’espèce, pas de réforme d’envergure possible sans modification de la loi organique, c’est-à-dire sans réforme constitutionnelle.

Pour ce qui concerne la commission d’instruction, je pense qu’il faut qu’elle demeure composée de magistrats de la Cour de cassation, d’une part parce que ces magistrats ont par nature davantage d’expérience et de recul qu’un magistrat débutant, ce qui n’est pas sans importance dans les affaires parfois très sensibles qui sont jugées devant la Cour de justice de la République. Par ailleurs, un magistrat à la Cour de cassation en est à un stade de sa carrière où le pouvoir politique a assez peu de prise sur lui, ce qui lui permettra de juger en toute indépendance.

L’autre grand avantage de la commission d’instruction, c’est la collégialité dans le traitement des dossiers. Je sais d’expérience que les juridictions de droit commun ne pratiquent pas cette collégialité sur les dossiers, car il est extrêmement compliqué de s’y plier lorsqu’on a par ailleurs une centaine d’affaires à traiter.

Une des difficultés souvent évoquées au sujet de la Cour de justice de la République touche aux affaires jugées parallèlement par la Cour de justice et la juridiction de droit commun – comme ce fut le cas pour l’affaire Lagarde. Il me semble que pour y répondre, les magistrats de la commission d’instruction devraient pouvoir, lorsqu’un ministre est mis en cause, se saisir de l’ensemble du dossier pour l’instruire, afin d’éviter que les deux procédures n’interfèrent l’une avec l’autre.

La procédure de recours devrait également être réformée. En effet, lorsqu’une personne mise en examen conteste la décision rendue par le juge, elle fait appel de cette décision et, en droit commun, le recours est alors jugé par une chambre de l’instruction. Or, devant la Cour de justice de la République, la cassation est jugée par la formation de jugement qui a rendu la décision, c’est-à-dire qu’il revient aux magistrats d’être juges de leurs propres nullités éventuelles, ce qui est aberrant. Il est donc essentiel de développer l’appel et les recours devant la Cour de justice de la République.

Ce n’est pas ce que prévoit le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, qui transforme une juridiction spéciale en une procédure spéciale devant la cour d’appel. Or, je considère qu’il faut aligner la procédure applicable aux ministres sur la procédure de droit commun, et créer un premier degré de juridiction, un appel et un pourvoi en cassation, afin de donner aux intéressés les mêmes droits qu’aux justiciables de droit commun.

C’est en ce sens que doit être envisagée une réforme constitutionnelle, qui maintienne la commission des requêtes, comme cela est prévu, car il faut empêcher que l’action politique soit paralysée. Il faudrait en outre que ce soient des magistrats de la Cour de cassation qui président aussi bien la commission d’instruction que la formation de jugement.

Il me paraît également difficile d’admettre l’impossibilité de se constituer partie civile devant la Cour de justice de la République, et ce d’autant que de nombreuses affaires ont pu être jugées grâce à la constitution de parties civiles qui souhaitaient un jugement. On ne peut arguer du risque qu’elles abusent de leurs droits puisque la commission des requêtes est là pour l’empêcher et qu’en cas d’abus, la constitution de partie civile peut être déclarée irrecevable. Il est donc choquant de la rejeter par principe et, là encore, je plaide pour un alignement sur le droit commun.

Enfin, il y a, selon moi, trop de parlementaires dans la formation de jugement. Je ne comprends pas pourquoi les magistrats, dont le métier est pourtant de juger, y compris les politiques, y sont en minorité.

Jean-Baptiste Parlos, ancien président de la Cour de justice de la République. Conseiller à la Cour de cassation, j’ai présidé la Cour de justice en 2018 et 2019, avant d’être nommé premier président de la cour d’appel de Reims, ce qui m’a obligé à quitter mes fonctions.

Pour résumer de manière un peu triviale la problématique de la Cour de justice de la République, je dirais qu’elle donne l’impression que les affaires concernant les ministres s’y résolvent par de petits arrangements entre amis. Pour empêcher qu’il en soit ainsi, on dispose de deux leviers. Le premier est la composition de la Cour et, en particulier, de la formation de jugement, avec cette difficulté redoutable que la composition de cette dernière est inscrite dans la Constitution ; le second concerne la procédure, et s’avère d’un maniement moins compliqué car c’est un point qui relève de la loi organique.

Concernant la composition de la formation de jugement, il serait souhaitable de rééquilibrer le nombre de magistrats et de parlementaires, tout en conservant une formation bipartite : la présence de parlementaires est en effet extrêmement enrichissante pour les magistrats que nous sommes, tout comme nous leur apportons nos connaissances en droit.

En matière de procédure ensuite, il faudrait, afin d’éviter la suspicion de ces petits arrangements, qu’il existe une procédure unique applicable non seulement aux ministres mais à toutes les personnes qui sont concernées par les faits reprochés.

Sur ces deux plans, nous avons des marges de progrès. Bien que la question de la réforme constitutionnelle soit une difficulté majeure, il faudra finir par l’affronter.

M. le président Ugo Bernalicis. Ce ne sont d’ailleurs pas les membres de la Cour de justice de la République qui sont en première ligne pour demander qu’elle ne soit pas supprimée…

En matière pénale, on a créé les cours d’assises, censées incarner une justice rendue au nom du peuple français. Elles sont ainsi composées de jurés tirés au sort et consacrent l’oralité des débats. Pourquoi ne pas envisager que les responsables politiques soient également jugés par une formation de jugement incluant des citoyens, sans nécessairement en exclure les parlementaires, dont le rôle pourrait être purement consultatif et non délibérant ? Cela légitimerait l’arrêt rendu, en écartant tout soupçon de connivence. Vous suggérez pour cela de les soumettre à une juridiction ordinaire, mais nombre de citoyens nourrissent des soupçons sur l’indépendance de la justice, et c’est d’ailleurs ce qui a motivé la création de cette commission d’enquête. Ce que vous avez dit, madame Drai, à propos du summum d’indépendance qui serait atteint lorsqu’on est membre de la Cour de cassation, c’est-à-dire une fois que sa carrière est terminée, peut conduire à se poser des questions.

M. Dominique Pauthe. Nous sommes à la croisée des chemins. Les membres du Gouvernement sont responsables pénalement devant une juridiction d’exception : on sort du droit commun et de son régime procédural. Le système, tel qu’il a été élaboré par le constituant en 1993, repose sur l’idée que les faits commis, eu égard à la personnalité de leurs auteurs et aux circonstances de leur commission, relèvent d’une formation particulière faisant intervenir le politique, mais cette conception est aujourd’hui remise en cause.

Si l’on considère, pour les raisons qui ont été évoquées précédemment, qu’il faut tout rassembler dans un même contentieux, je ne vois pas ce qui s’opposerait à ce que le peuple, s’agissant d’une procédure concernant des faits commis par des membres du Gouvernement, dans le cadre de leurs fonctions ou en dehors de celles-ci, puisse intervenir d’une manière ponctuelle ou partielle, selon des modalités à définir.

Néanmoins, j’appelle votre attention sur le fait que la Cour de justice de la République est compétente aussi bien en matière criminelle que délictuelle. Si un nouveau système est adopté, y aura-t-il une uniformisation ? Si on se cale sur la procédure des assises, les citoyens pourront entrer dans la juridiction ; sinon, on en restera, sous réserve d’un éventuel échevinage, à une juridiction composée de magistrats professionnels.

Le système actuel, qui privilégie le politique par rapport au judiciaire, n’est pas forcément la solution la plus représentative, si je puis dire, de l’action pénale.

J’ai eu à juger des ministres, des premiers ministres et d’anciens présidents de la République en tant que juge de droit commun. Pourquoi considérer – mais c’est une question qui relève de la Constitution – que le juge de droit commun est compétent pour juger ces personnes lorsqu’une infraction n’est pas directement liée à l’action gouvernementale et qu’il ne l’est plus dès lors qu’on a franchi, en quelque sorte, le Rubicon ? La compétence judiciaire forme un tout. Le fractionnement actuel, ou le sur-mesure, est difficile à admettre.

Je suis loin d’être défavorable à l’échevinage, compte tenu de la nature particulière des situations. Nous constatons, en tant que juges de droit commun, que notre connaissance de l’action gouvernementale a ses limites. Il peut donc être utile d’avoir des avis extérieurs. La structure actuellement retenue me paraît cependant disproportionnée : il me semble qu’elle donne au judiciaire une part un peu inférieure à ce qu’il mérite.

M. le président Ugo Bernalicis. Beaucoup de vos collègues font des passages en administration centrale ou en cabinet ministériel. Ils n’ignorent donc pas complètement le fonctionnement du Gouvernement, même si le ministère de la Justice n’est pas représentatif de tous les ministères et de toute l’action publique.

Les parlementaires pourraient simplement donner leur avis. S’il y avait également des citoyens, il me semble qu’on obtiendrait un bon mixte.

La question de la distinction entre la matière criminelle et la matière correctionnelle se poserait, en effet, si l’on passait à une juridiction de droit commun, même s’il existe désormais des cours criminelles départementales.

M. Jean-Baptiste Parlos. Doit-on aller vers un régime qui serait purement de droit commun ou maintenir une forme de spécificité pour les faits commis par les ministres dans l’exercice de leurs fonctions ? Il faut faire un choix. Vous proposez d’en rester à un système spécifique.

Je ne vois pas du tout ce qui pourrait s’opposer à ce qu’il y ait des assesseurs non professionnels, des citoyens, dans la formation de jugement, et à ce que les parlementaires n’aient qu’une voix consultative et non plus délibérative. Il existe dans d’autres juridictions, notamment la Cour de cassation, des formations de jugement dans lesquelles certains membres n’ont qu’une voix consultative.

Même s’il ne m’appartient pas de vous défendre, je ne souhaite pas jeter une suspicion complète sur les parlementaires. Je ne suis pas aussi catégorique que vous en ce qui concerne leur participation. La justice est un tout. Il n’est pas nécessaire pour bien juger de le faire en tant que citoyen. Les juges rendent la justice au nom du peuple français parce qu’ils ont reçu de la loi un mandat. Faut-il rendre plus polyphonique l’acte de juger un ministre pour des faits commis dans l’exercice de ses fonctions ? Cela ne me paraît pas une nécessité absolue, mais c’est peut-être une idée à suivre pour écarter la suspicion.

Mme Janine Drai. J’ai présidé une cour d’assises pendant dix ans. C’est une expérience passionnante : les jurés découvrent la justice, il y a l’oralité des débats et on a du temps. Néanmoins, les procès devant les cours d’assises ont perdu leur spécificité à la suite de réformes auxquelles je suis, par ailleurs, favorable. Auparavant, il n’y avait pas d’appel possible parce qu’on considérait que le peuple ne pouvait pas se tromper et on ne motivait pas les décisions, ni quant à la culpabilité ni quant à la peine prononcée, parce qu’elles relevaient d’une intime conviction.

Je voudrais aussi rappeler qu’il y a des condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme en raison de délais déraisonnables et que nous sommes parfois obligés de remettre en liberté des personnes parce que le délai entre la première instance et le jugement en appel est trop long. Cela peut conduire à des situations dramatiques pour des victimes qui voient libérée au bout d’un an une personne condamnée à dix ans de réclusion criminelle, parce qu’elle n’a pas encore été jugée en appel. Les délais vont complètement exploser à cause de la crise du coronavirus, mais ils étaient déjà excessifs auparavant. Quant aux personnes non détenues, leur dossier passe bien après les autres : on peut être jugé dix ans après les faits et six ans après la fin de la procédure.

Malgré tout l’intérêt que j’ai éprouvé pour les cours d’assises que j’ai présidées, je suis plutôt favorable à leur suppression et au passage aux cours criminelles – avec plus de temps que pour les affaires correctionnelles, plus de juges et une certaine oralité. On ne peut plus s’offrir le luxe de multiplier les cours d’assises : il n’y a pas assez de magistrats et de salles pour réunir des jurés.

Vous évoquez la possibilité de faire juger les ministres par le peuple : nous jugeons au nom du peuple français, après avoir passé un concours. Je ne vois pas pourquoi quelqu’un qui juge des terroristes, des médecins ayant commis des fautes dans l’exercice de leur profession, des escrocs de haut vol et des délinquants sexuels ne serait pas capable de juger des hommes politiques. Nous recevons une formation initiale, puis continue, et les grandes juridictions ont des chambres spécialisées. On peut faire venir des consultants, des témoins, des hommes politiques pour comprendre comment fonctionne un cabinet ou un ministère, mais juger est un métier : réservons-le aux juges. Je suis plutôt pour un retour au droit commun.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est aussi au Parlement d’apprécier les moyens nécessaires. Je vous rejoins en ce qui concerne l’hiatus entre la théorie et la pratique. Il est indispensable de remédier à cette situation d’une manière ou d’une autre.

M. Christian Pers. Si j’ai bien compris votre proposition, que je découvre, il s’agirait d’associer des citoyens dans les affaires criminelles.

M. le président Ugo Bernalicis. Ce n’est pas à proprement parler une proposition, mais l’idée est de faire juger les ministres par une juridiction de droit commun tout en gardant une spécificité : on associerait des parlementaires, qui auraient seulement une voix consultative, et on se calquerait sur les cours d’assises en matière criminelle, mais aussi correctionnelle. Le problème actuel est que la Cour de justice de la République rend une justice politique sur des faits politiques, même s’ils ont une qualification pénale : cela conduit à un procès en légitimité systématique de la Cour et des parlementaires qui y siègent. Une solution pourrait être d’introduire des citoyens tirés au sort, qui ne peuvent être suspectés de rien, sinon d’une incompétence limitée à la technique juridique.

M. Christian Pers. Si votre idée est de supprimer la Cour de justice de la République au profit des juridictions de droit commun, je pense qu’il faut rester dans le droit commun au lieu d’associer des personnes extérieures, notamment des parlementaires, même si c’est à la condition de leur donner un simple avis consultatif. Vous voulez supprimer une juridiction dite d’exception en créant, au sein des juridictions de droit commun, une nouvelle juridiction d’exception. Cela me paraît notamment compliqué à gérer.

Mme Janine Drai. J’aimerais revenir sur un point. Je n’ai jamais subi la moindre pression politique et je n’ai jamais connu d’obstacle à l’exercice de mes fonctions. J’en ai parlé à d’autres magistrats de ma famille : il en est de même pour eux. C’est en soi qu’on trouve son indépendance. Il y a des magistrats dont on peut se dire qu’on pourrait peut-être obtenir quelque chose, qu’ils soient en début ou en fin de carrière, mais il en existe d’autres au sujet desquels on ne se pose pas la question : on sait qu’il n’y a aucune prise possible. Ce n’est pas seulement une question de carrière mais aussi de caractère.

M. le président Ugo Bernalicis. Il a été dit tout à l’heure qu’il fallait éviter les risques de paralysie. Je pense que si un délit ou un crime a été commis, il peut être sage de paralyser une action du Gouvernement.

M. Didier Paris, rapporteur. Ce débat est passionnant, mais un peu étrange, car il est presque à front renversé. Nous sommes nombreux au Parlement, et depuis longtemps, à souhaiter une suppression pure et simple de la Cour de justice de la République, tout en gardant une forme de filtre pour éviter que le monde politique soit totalement paralysé.

Vous avez présenté la situation d’une manière très pédagogique, ce qui est très utile car cette audition est filmée : cela permettra à nos concitoyens de mieux comprendre la nature et le positionnement de la Cour de justice, qui fait l’objet de nombreux fantasmes. Elle se trouve à la jonction entre le politique, la logique de la chose publique et l’égalitarisme.

Vous n’avez pas caché vos critiques envers votre propre institution – ce n’est pas toujours ce que nous observons lors de nos auditions –, ce qui vous a conduits à évoquer des pistes d’évolution.

Je retiens que le reproche de lenteur mérite d’être nuancé. L’affaire Karachi remonte à 1995, mais la Cour n’est pas saisie depuis cette date, et on a vu récemment, dans l’affaire Urvoas, que sa lenteur pouvait être toute relative. Un délai trop important entre la commission des faits et la phase de jugement peut néanmoins susciter des soupçons dans l’opinion publique, prompte à imaginer qu’il pourrait y avoir un loup quelque part.

La problématique des recours et des appels est essentielle. Même s’il s’agit d’une juridiction d’exception, il n’y a guère de raisons d’affaiblir les droits de la défense ou la mise en œuvre de l’action publique.

L’impossibilité de se constituer partie civile et de déclencher l’action publique par cette voie, centrale dans notre droit, pose également question.

Merci d’avoir donné des éléments chiffrés. Avez-vous le sentiment, monsieur Pers – mais vous n’êtes pas tenu de répondre à cette question –, que la commission des requêtes a rejeté des demandes qu’il aurait mieux valu accepter ou qui sont ensuite revenues ?

Vous n’avez pas évoqué les médias et le regard public. Souhaitez-vous vous exprimer sur ce point ?

Vous avez en partie rectifié une de vos assertions à propos de l’indépendance des magistrats, madame Drai. Je crois que vous pourriez apporter quelques explications complémentaires. Notre commission d’enquête concerne précisément la question de l’indépendance que vous avez évoquée.

Nous venons d’étendre l’expérimentation relative aux cours criminelles départementales. Pourrait-on suivre la même logique s’agissant des ministres, c’est-à-dire faire une distinction selon la gravité des infractions ? J’ajoute qu’il existe des cours d’assises spéciales, notamment pour les affaires de terrorisme. Diverses possibilités existent en fonction du type de l’infraction et du quantum de la peine encourue.

J’ai siégé à la Cour de justice de la République, sous la présidence de M. Parlos, ce qui a été une expérience passionnante pour moi, qui suis à l’origine un magistrat de l’ordre judiciaire. J’ai été frappé par le poids du politique dans le jugement.

L’affaire Karachi, si elle arrive devant la Cour, risque de poser une vraie difficulté pour les parlementaires qui en sont membres. Nous avons passé une semaine sur l’affaire Urvoas, alors qu’un dossier de cette nature aurait pris beaucoup moins de temps en correctionnelle. L’affaire Karachi, qui est d’une complexité extrême, pourrait prendre des mois. J’aurais beaucoup de mal, personnellement, à assurer une présence constante à moins d’abandonner complètement mon action parlementaire.

Enfin, je voudrais saluer la mémoire de Claude Goasguen, décédé ce matin des suites du covid-19.

M. Sébastien Nadot. Je suis tout à fait favorable à la suppression de la Cour de justice de la République, mais il me semble que cette question n’est pas à l’ordre du jour.

Avez-vous bien conscience du fait que le temps de la justice est un paramètre essentiel quand on s’intéresse à la manière dont nos concitoyens la considèrent ? Vous nous avez dit que des instructions sont en cours au sujet de Kader Arif, ministre pendant le quinquennat de François Hollande, et d’Éric Woerth, qui l’a été sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Dans le même temps, des affaires concernant des députés qui relevaient du droit commun ont été jugées en moins d’un an. On voit que la Cour de justice de la République est une juridiction non seulement spécifique mais aussi de faveur.

Pensez-vous que les délais pourraient être significativement réduits si la Cour avait la possibilité de s’autosaisir, comme le Parquet national financier ?

Enfin, je ne comprends absolument pas, sinon sous l’angle historique, ce que font les parlementaires dans cette juridiction.

M. Christian Pers. Lorsque la commission des requêtes prend une décision de classement sans suite, qui n’est pas susceptible de recours de la part des intéressés, elle le fait en l’état des éléments qui lui sont soumis. Une nouvelle saisine, pouvant éventuellement émaner de la même personne et faisant état d’éléments nouveaux, peut venir devant la commission des requêtes, qui peut alors être d’un avis différent.

En principe, un juge ne s’autosaisit pas, même dans le cadre du droit commun, mais je vais laisser au président de la Cour de justice de la République le soin de s’exprimer sur ce point.

S’agissant de la presse, nous avons des obligations issues du statut de la magistrature, de nos règles déontologiques et de l’article 11 du code de procédure pénale, relatif au secret de l’enquête et de l’instruction.

Lorsque j’ai dit qu’il fallait éviter de paralyser l’action des membres du Gouvernement, je faisais référence au rôle de filtrage de la commission des requêtes : il s’agit d’écarter les plaintes téméraires ou fantaisistes. S’il y a des éléments très sérieux, il faut saisir la Cour de justice de la République, peu importe la paralysie qui peut en résulter.

Mme Janine Drai. Le juge ne s’autosaisit pas. Cela ne fait pas partie des principes classiques de la justice française.

J’aimerais que l’on évite de parler, s’agissant de l’affaire qui concerne MM. Balladur et Léotard, d’une « affaire Karachi », car un tel rapprochement n’a jamais été démontré par la justice. Nous avons été saisis en 2014 dans cette affaire qui va être jugée, le pourvoi contre l’arrêt de la commission d’instruction ayant été rejeté. Certains délais dans le cadre du droit commun ne me paraissent pas beaucoup plus courts. La justice est souvent assez lente : ce phénomène n’est pas propre à la Cour de justice de la République.

Celle-ci a été amenée à entendre des personnalités extrêmement importantes et en vue dans des affaires que j’ai connues sans que cela transparaisse dans la presse. Personne ne sait qui nous avons entendu, ni quand. Le secret de l’instruction est particulièrement bien préservé.

M. le président Ugo Bernalicis. Saisissez-vous aussi les services de police judiciaire dans le cadre de l’instruction ?

Mme Janine Drai. Bien sûr. Nous travaillons surtout avec les offices centraux, mais nous pouvons aussi avoir affaire aux services locaux.

La presse a parfois des éléments qui sont utiles à la manifestation de la vérité. Il nous est arrivé de convoquer à titre de témoins des journalistes qui nous ont donné des éléments sans jamais trahir le secret de leurs sources – nous ne l’avons jamais demandé. Les rapports avec la presse ne sont donc pas mauvais, bien que nous traitions d’affaires extrêmement sensibles.

M. Dominique Pauthe. Je voudrais remercier M. le rapporteur pour le message qu’il vient de nous faire passer au sujet des complications qui pourraient survenir. Nous verrons comment ces contraintes pourront être prises en compte.

Je rejoins tout à fait ce que vient de dire Mme Drai en ce qui concerne les rapports avec les médias. Ils doivent être fondés sur deux éléments : la discrétion et l’explication. Ces rapports doivent exister : on ne peut pas imaginer dans notre société que les juges soient complètement coupés des médias. Ils viennent vers les juges. La question est de savoir si les juges doivent aller vers les médias.

L’indépendance du juge est prévue par la Constitution et par la loi, mais elle relève aussi d’un travail intérieur au quotidien. L’indépendance se traduit dans les décisions du juge et dans son comportement. La perception que le justiciable en a est importante. Je crains d’avoir enfoncé quelques portes ouvertes, mais il convient parfois de rappeler des évidences.

M. Jean-Baptiste Parlos. Je pense que si les juges ont leur mot à dire en ce qui concerne l’application du droit – et ils peuvent aller très loin en la matière, y compris en prenant des positions innovantes pour faire avancer le droit et faire évoluer la société –, la question de la réforme de la Cour de justice de la République relève d’un choix de société qui appartient au Parlement.

Trois voies sont possibles : garder un système d’exception, revenir complètement dans le giron du droit commun ou créer une sorte de mixte entre les deux, en prévoyant une composition ou une procédure particulière. Je pense qu’il faut tendre vers un retour au droit commun, mais que ce n’est pas incompatible avec une composition ou une procédure qui serait jugée plus acceptable. Il faut notamment résoudre la question du double degré de juridiction.

Le problème du temps est commun à toute la justice : cela ne concerne pas seulement la Cour de justice de la République. Certains considèrent que la question du temps est liée à un problème de moyens qui est lui-même une manière de soumettre l’institution judiciaire – on lui donne peu de moyens d’action. C’est aussi un choix de société : tout ne se résume pas à un problème de moyens, mais il appartient au Parlement de dire ce qu’il veut faire de la justice et de fixer un budget en fonction des résultats souhaités.

Il n’y a pas eu de public lors du procès de M. Urvoas – seuls quelques journalistes spécialisés étaient présents. Il existe une distorsion entre la résonance donnée à certaines procédures et ce qui se passe au moment le plus important, qui est celui du jugement.

Les rapports entre la justice et les médias sont multiples et très complexes. Je crois qu’un rapport sur le secret de l’enquête et de l’instruction a été remis…

M. le président Ugo Bernalicis. Didier Paris était d’ailleurs un des rapporteurs de cette mission d’information.

M. Didier Paris, rapporteur. Merci à tous. C’est un débat fondamental que nous devrions avoir au Parlement. Il faut que les hommes politiques soient traités comme tout le monde, mais pas moins bien. Ils ne doivent pas être mis en accusation de manière permanente. J’ai l’impression que la Cour de justice est une espèce d’îlot un peu protégé dans un monde qui l’est beaucoup moins, compte tenu du déferlement médiatique, qui peut se révéler d’une violence extrême, lorsqu’il est question d’infractions qui auraient été commises par des politiques n’appartenant pas au Gouvernement.

Votre institution est à la fois très critiquée et très respectée, ce qui n’est pas une contradiction. C’est aussi par les moyens qui sont accordés, vous avez raison, qu’on peut assurer l’indépendance dont la justice a impérativement besoin dans la période actuelle.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie vivement à mon tour.

La pandémie a conduit à un plus grand nombre de plaintes, vous l’avez indiqué, et la Cour de justice de la République fera aussi l’objet d’une plus forte attention. Il en ressortira peut-être quelque chose sur le plan législatif, à un moment ou à un autre.

En ce qui concerne le procès de M. Urvoas, que nous avons auditionné hier, nous souhaiterions avoir connaissance du contenu des débats.

M. Didier Paris, rapporteur. Je suis également très désireux d’avoir le document que vous avez évoqué tout à l’heure, madame Drai.

Mme Janine Drai. Je vais vous l’envoyer.

M. Jean-Baptiste Parlos. S’agissant de M. Urvoas, que souhaitez-vous exactement ? Est-ce l’arrêt ?

M. le président Ugo Bernalicis. Je voudrais accéder aux débats.

M. Jean-Baptiste Parlos. Il y a des notes d’audience, prises par le greffier, mais pas de procès-verbal intégral comme au Parlement. M. Urvoas les a eues. Le procureur général près la Cour de cassation, M. Molins, pourra également vous les fournir sans difficulté. Pour ma part, je peux vous communiquer l’arrêt.

M. Didier Paris, rapporteur. La commission des Lois a ce document : nous l’adresserons directement aux membres de la commission d’enquête.

 

 

 

 


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Audition du vendredi 29 mai 2020

À 10 heures 30 : M. Georges Richelme, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, et M. Jérôme Prince, président du tribunal de commerce de Dijon

Mme Cécile Untermaier, présidente. Pour clore la série d’auditions de cette semaine, nous recevons M. Georges Richelme, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, et M. Jérôme Prince, président du tribunal de commerce de Dijon.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Richelme et M. Prince prêtent serment.)

M. Georges Richelme, président de la Conférence générale des juges consulaires de France. Il me semble intéressant que votre commission d’enquête se penche sur la justice commerciale et le cas des juges consulaires.

M. Jérôme Prince, président du tribunal de commerce de Dijon. Je possède une société de courtage en vins depuis près de trente‑cinq ans. J’ai été élu juge consulaire pour la première fois en 2003 avant de finir président d’audience, au tribunal de Beaune, qui a été supprimé, à la suite de la réforme de la carte judiciaire. J’ai ensuite été élu au tribunal de commerce de Dijon, où j’ai été vice‑président puis président de la chambre des sanctions. En 2017, j’ai été élu président du tribunal de commerce, un tribunal spécialisé composé de vingt‑huit juges, qui sont tous en activité et font donc preuve d’un dévouement tout particulier.

Mme Cécile Untermaier, présidente. La justice commerciale comporte des spécificités tenant au mandat de ses juges, qui sont élus, bénévoles et peuvent exercer une activité industrielle ou commerciale, ainsi qu’avoir des responsabilités au sein d’instances représentatives économiques ou syndicales. Si leur connaissance de la vie commerciale et leur élection fondent leur légitimité, leur proximité avec les affaires est une faille potentielle. C’est pourquoi le respect des valeurs déontologiques, qui s’imposent à tout magistrat, s’impose tout particulièrement à eux, afin de prévenir des conflits d’intérêts. Les juges consulaires ont-ils bien pris la mesure de la déclaration d’intérêts exhaustive qui est désormais présentée au président du tribunal et sert de base à un entretien déontologique ? Pensez‑vous qu’il faille la rendre publique ?

Le recueil des obligations déontologiques du juge du tribunal de commerce est, à mon sens, d’une très grande qualité. Les juges se l’approprient‑ils ?

Enfin, quel est le degré d’activité du conseil de déontologie placé auprès du Conseil national des tribunaux de commerce ?

M. Georges Richelme. Les juges consulaires, dans les tribunaux de commerce, ainsi que dans les chambres commerciales des tribunaux judiciaires, sont soumis aux mêmes principes déontologiques que les magistrats. Être juge consulaire n’est pas un métier, mais une fonction au service de la justice économique. Une fois élus, les juges consulaires prêtent le même serment que les magistrats, ce que l’on oublie trop souvent. La confiance doit donc être de mise.

La déclaration d’intérêts s’est inscrite dans un mouvement législatif qui va dans le sens de nos valeurs. La Conférence des juges consulaires de France est une association qui réunit quelque 3 000 juges, qui élisent les membres du conseil d’administration. Dans le cadre des délégations régionales, la moitié des membres sont élus par les présidents des tribunaux. Le rôle de la Conférence est de représenter les juges, de les aider à travailler et d’être l’interlocuteur des pouvoirs publics.

C’est parce que la déontologie est notre cheval de bataille que nous avons toujours eu le souci de former les juges commerciaux. Quand la formation n’était pas encore obligatoire, nous avions déjà créé une formation reposant sur une convention conclue avec l’École nationale de la magistrature (ENM). Aussi, depuis une quinzaine d’années, tous les juges étaient‑ils formés par l’ENM. Je ne me souviens pas de voix discordantes lors de la publication du décret, au mois de juillet 2017. La déclaration d’intérêts permet au juge de réfléchir avant de s’engager, dans la mesure où les règles déontologiques ne sont pas toujours évidentes pour un magistrat non professionnel. Après avoir été élu, le juge doit désormais s’entretenir avec son président et lui remettre sa déclaration d’intérêts, qui est placée dans un coffre. C’est au juge de la modifier, si un élément essentiel varie au cours de ses quatre ans de mandat. Il est évident que le président du tribunal de commerce ne vérifie pas, lors de chaque audience, la déclaration des juges et que c’est à eux de prendre leurs responsabilités.

Mme Cécile Untermaier, présidente. Il est tout de même important que le président connaisse le contenu de cette déclaration !

M. Georges Richelme. Bien sûr ! L’esprit du législateur était, me semble‑t‑il, d’appeler l’attention des juges sur ce point de déontologie. La formalisation de l’entretien déontologique est d’ailleurs une bonne mesure, qu’a soutenue la Conférence générale. Avant même l’élection, les candidats sont reçus par les présidents de tribunaux, pour une première évaluation, tout le monde n’étant pas fait pour cette mission, et la discussion permet déjà de déceler d’éventuels conflits d’intérêts.

Mme Cécile Untermaier, présidente. L’indépendance de la justice n’allant pas sans impartialité subjective et objective, il est légitime de savoir qui est le juge que nous avons en face de nous. Aussi, pensez‑vous que la déclaration d’intérêts doive être publique ? Ma religion n’est pas faite, et je suis curieuse de connaître votre position.

M. Georges Richelme. Un justiciable devant le tribunal judiciaire peut se poser la même question avec un magistrat, et se demander s’il n’est pas le cousin du propriétaire qui lui réclame ses loyers… N’oublions ni que le système est organisé pour pouvoir être contrôlé, ni que les juges ont prêté serment. Celui qui se maintiendrait, malgré un problème d’indépendance, enfreindrait son serment et prendrait un risque. Ces juges, qui ont par ailleurs une activité professionnelle, ne doivent ni se sentir traqués ni craindre excessivement, par exemple, l’évolution de leur compte courant dans telle ou telle société. Cela n’est pas tenable. Les principes sont l’indépendance et la confiance.

Pour gagner du temps, le parquet ne vérifie son « pedigree », qu’une fois qu’un nouveau juge a été élu. Lorsqu’un statut pose problème, le juge doit se retirer. Sans doute faudrait‑il que le contrôle soit fait a priori, afin de ne pas perdre un juge qui vient d’être élu.

M. Jérôme Prince. La loi de modernisation de la justice du XXIe siècle comprend des éléments très importants sur le statut du juge. La déontologie est l’un de mes premiers soucis, la justice ne pouvant être équitable sans indépendance, impartialité et probité. Les présidents de tribunaux distillent couramment des exemples déontologiques auprès de leurs juges, en assemblée générale, en réunion, en chambre. Il n’en reste pas moins qu’avoir formalisé un rendez‑vous de déontologie lors du dépôt de la déclaration d’intérêts permet de faire prendre conscience au juge de ses responsabilités.

Le recueil des obligations déontologiques est en effet remarquable, puisque l’on y trouve tout. Cette bible permet de montrer au juge que tel ou tel principe n’est pas une invention du président ou une marque de zèle, mais une obligation de base.

La présence d’un juge délégué à la déontologie dans les tribunaux est précieuse, dans la mesure où toute collectivité a besoin de relais à tous les niveaux. Cela permet une plus grande fluidité, de sorte que les interrogations des juges sont canalisées, et le souci déontologique constamment diffusé. Nous avons défini des outils, afin que les juges aient en permanence la question déontologique en tête. Je suis heureux d’avoir insufflé cet esprit. Hier encore, deux juges m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas examiner tel dossier. Même si cela n’est pas toujours évident, puisque l’on se rend parfois compte au dernier moment seulement qu’on ne peut pas siéger, cela se fait très naturellement. Plus on donne l’exemple, plus on parle de déontologie, et plus cela devient automatique.

Mme Cécile Untermaier, présidente. L’appréhension du conflit d’intérêts est en effet très complexe. Le juge doit être protégé, car il peut se trouver dans un conflit d’intérêts qu’il n’a pas vu venir. La culture déontologique, grâce au référent, participe de la protection du juge et, partant, du justiciable.

M. Didier Paris, rapporteur. Il était important pour notre commission de vous recevoir, car vous représentez une tradition dont la France peut être fière, celle de l’échevinage, dans laquelle des juges issus du monde économique ont pour mission de juger leurs pairs.

Monsieur Prince, j’ai été frappé par le discours que vous avez prononcé lors de l’audience solennelle de rentrée du tribunal de Dijon, que vous avez centré sur l’indépendance des juges consulaires : c’est la raison pour laquelle j’ai tenu personnellement à vous entendre dans le cadre de notre commission d’enquête.

Vous avez bien exposé les outils qui vous permettent de prévenir les conflits d’intérêts. Mais vous avez évoqué aussi des tentatives d’intimidation, qui peuvent remettre en cause votre indépendance : sont-elles fréquentes et comment y répondez-vous ? Plus précisément, pouvez-vous décrire la nature des liens que vous entretenez avec vos électeurs ? Qu’attendent-ils de vous, une fois que vous êtes élus ? Peut-il arriver que votre indépendance soit menacée ?

M. Georges Richelme. L’indépendance est la garantie du procès équitable et les juges consulaires doivent, comme tous les autres juges, bénéficier d’une présomption d’impartialité. Il n’en reste pas moins que nous sommes élus et que nous devons être indépendants vis-à-vis de nos électeurs. C’est une exigence absolue, pour les juges comme pour les présidents de tribunaux de commerce.

Certaines dispositions légales nous interdisent d’exercer des mandats jugés incompatibles avec celui de juge – je n’y reviens pas. Certains des dossiers que nous traitons sont sensibles, du fait des enjeux économiques qui y sont liés, ce qui peut susciter des interventions auprès du tribunal. Je crois que le président du tribunal peut entendre toute personne susceptible d’apporter à la juridiction des informations utiles à un dossier – à condition évidemment que cela se fasse au tribunal, dans son bureau.

L’exigence d’indépendance n’est pas incompatible avec le fait de pouvoir être informé et d’avoir accès à des éléments utiles. Mais tout cela s’arrête à l’entrée de la formation de jugement : le juge doit alors être totalement indépendant vis-à-vis des électeurs, mais aussi des pouvoirs publics et des élus. J’ajoute que les présidents, bien souvent, ne jugent plus.

Présomption d’indépendance, indépendance à l’égard des organismes et des sociétés où l’on a pu siéger et indépendance à l’égard des électeurs : telles sont les règles de base. Tout cela n’empêche pas le président du tribunal d’être informé.

M. Jérôme Prince. L’audience solennelle de rentrée est l’occasion de revenir sur les événements qui ont marqué l’année judiciaire et il est vrai que j’ai poussé un coup de gueule. Ma volonté était de protéger mes juges et ma juridiction contre toute tentative d’influence ou de pression. Mon rôle de président est de montrer l’exemple et, de temps à autre, de rappeler les principes qui nous sont chers. Lors de cette audience solennelle, je me suis étonné d’une intervention qui m’avait paru déplacée. Le tribunal de Dijon est remarquable, tant par son indépendance que par son pouvoir de juger : que ses décisions puissent en agacer certains n’est finalement que la rançon du succès.

Même s’il est normal, dans une procédure collective, que chacun cherche les meilleures conditions de reprise – et que les syndicats défendent par exemple la préservation de l’emploi –, j’ai voulu rappeler que le rôle du tribunal est de juger et qu’il a tous les éléments pour le faire. Un tribunal doit certes se soucier du devenir des salariés, mais surtout de la pérennité de l’entreprise : il est donc normal qu’il se renseigne sur la fiabilité d’un repreneur avant d’accorder un plan de redressement ou de cession. Certains, au nom de la préservation de l’emploi, ont eu tendance à exercer une pression morale sur le tribunal : c’est ce qui m’a fait réagir ! Ce que l’on attend d’un tribunal de commerce, c’est qu’il juge en toute indépendance, à partir de tous les éléments qu’on lui apporte. Et sur ce point, je suis d’accord avec Georges Richelme : nous prenons tous les éléments qu’on veut bien nous apporter. Mais il faut laisser au tribunal le soin de juger en toute indépendance : tel était le sens de mon intervention.

M. Didier Paris, rapporteur. Je partage votre avis. Pour avoir été, il y a très longtemps, juge consulaire en échevinage, je sais combien il importe que le juge ne soit pas déconnecté du monde économique. Par ailleurs, il est évident que le juge doit recueillir des informations pour se faire son idée de la situation. Mais ma question portait davantage sur les formes d’influence anormales, sur les pressions que vous pouvez subir ou les prises à partie.

Au-delà des obligations déontologiques que vous vous imposez à vous-mêmes, et compte tenu du fait que votre position est peut-être plus risquée encore que celle des magistrats professionnels, les garanties d’indépendance introduites dans la loi par les réformes de 2016 et de 2019 vous semblent-elles suffisantes ?

M. Georges Richelme. Les outils dont nous disposons me paraissent satisfaisants. Le seul point qui pourrait peut-être être amélioré concerne ce que j’appellerai le pouvoir « disciplinaire » du président du tribunal de commerce. Lorsqu’il est en conflit avec un juge, ce qui est très rare, son seul moyen d’action est de saisir le premier président de la cour d’appel qui, depuis peu, a la possibilité d’adresser un avertissement au juge. Je n’ai d’ailleurs pas l’impression que les premiers présidents de cour d’appel soient particulièrement désireux de voler au secours des présidents de tribunaux de commerce… La situation a en revanche évolué depuis que la loi a institué, dans les cours, un magistrat chargé de la déontologie.

M. Didier Paris, rapporteur. La commission nationale de discipline des juges de tribunaux de commerce est-elle fréquemment saisie ?

M. Georges Richelme. La commission nationale de discipline, qui siège à la Cour de cassation, ne peut être saisie que par le ministre de la Justice ou par un justiciable mécontent d’un juge. La commission ne publie pas de rapport d’activité, mais on sait que les saisines sont très rares.

Il existe aussi, au sein du Conseil national des tribunaux de commerce (CNTC), une commission de déontologie, qui peut rendre des avis, à la demande d’un juge ou d’un président de tribunal. La conférence générale des juges consulaires, enfin, est dotée depuis longtemps d’une commission d’éthique et de déontologie, qui peut être saisie par tout juge ou par tout président de tribunal. Dans la mesure où nous sommes une association, une telle démarche n’a rien de contraignant : c’est davantage une aide à l’appréciation déontologique. Lorsqu’on s’adresse au CNTC, qui est présidé par le ministre de la Justice, c’est autre chose : c’est un peu comme si on déclenchait le feu nucléaire…

Mme Cécile Untermaier, présidente. Et cela pose la question de l’indépendance du juge… Au fond, vous semblez dire que la multiplicité des dispositifs ne permet pas grand-chose.

M. Georges Richelme. Ce n’est pas ce que je dis, mais vous avez raison de rappeler que tout l’enjeu, c’est l’indépendance du juge, et c’est ce qui rend cette question très délicate.

Mme Cécile Untermaier, présidente. Le juge ne peut pas être aux ordres du président du tribunal de commerce.

M. Georges Richelme. Je suis bien d’accord avec vous. Cela ne fait que peu de temps que le président d’un tribunal de commerce peut s’adresser au premier président de la cour d’appel pour qu’il sanctionne un juge, et cette disposition n’est pas encore entrée dans les mœurs. Dans la pratique, lorsqu’un président de tribunal est en conflit avec un juge, il lui demande de démissionner. S’il refuse, il faut attendre l’ordonnance de roulement pour le cantonner dans une activité qui lui fera comprendre que sa place n’est plus au tribunal. Ce sont des cas très rares, mais puisque nous abordons ce sujet, je pense qu’il faut, en matière disciplinaire, renforcer le lien entre le président du tribunal de commerce et le premier président de la cour d’appel. Mais je suis d’accord avec vous : donner un pouvoir disciplinaire fort à un président de tribunal, ce n’est pas la règle en droit français et cela pourrait battre en brèche le principe de l’indépendance du juge.

M. Didier Paris, rapporteur. Dans les faits, arrive-t-il souvent qu’un juge consulaire se déporte ? Est-ce plutôt exceptionnel ou fréquent ? Constatez-vous une augmentation du nombre de déports, qui témoignerait d’une prise en compte croissante des questions déontologiques ?

M. Jérôme Prince. On assiste effectivement à un changement de culture et il arrive de plus en plus souvent que des juges se déportent d’eux-mêmes. Ils viennent parfois m’interroger, parce qu’il n’est pas toujours facile de voir où est la limite de l’indépendance, du conflit d’intérêts et de l’impartialité.

À cet égard, nous ne sommes pas toujours aidés par les textes. Imaginons qu’un juge de Dijon soit assigné en justice à Dijon. L’article 47 du code de procédure civile dispose que si « le défendeur ou toutes les parties en cause d’appel » ne demande pas le renvoi dans une autre juridiction, le président du tribunal ne peut pas se saisir d’office et demander au premier président de la cour d’appel de renvoyer cette affaire dans une autre juridiction.

La règle qui prévaut dans le tribunal que je préside, c’est qu’un juge de Dijon ne peut pas être jugé par ses pairs, à Dijon : une telle situation serait inacceptable. Cela peut paraître évident, mais les textes ne le disent pas clairement et les présidents des tribunaux de commerce n’ont pas la possibilité, en contentieux, de saisir le premier président pour lui demander de déporter une affaire dans une autre juridiction. L’article 358 du code de procédure civile le permettait, mais il a été abrogé en 2017. Le livre VI du code de commerce prévoit cette possibilité pour les procédures collectives : le président, peut, sur ordonnance motivée, demander au premier président de délocaliser une affaire.

La loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi PACTE, au nom du droit au rebond, a permis aux chefs d’entreprise ayant fait l’objet d’une procédure collective de devenir juges consulaires. Pour ma part, j’ai été dans l’impossibilité morale de positionner dans une formation de procédure collective un juge qui en avait lui-même connu une : il aurait pu faire face au même mandataire judiciaire. Je reconnais que ce sont des cas isolés, mais c’est la crédibilité de la juridiction qui est en jeu : il peut être problématique, pour un créancier, de voir l’un de ses anciens débiteurs juger d’autres justiciables. Si je peux être force de proposition, il me semble que c’est sur ces questions que nous pourrions avancer.

M. Georges Richelme. En réalité, ce n’est pas la loi PACTE qui a introduit la possibilité, pour une personne ayant fait l’objet d’une procédure collective, de devenir juge consulaire : rien ne l’interdisait auparavant. La loi PACTE a clarifié les choses et elle a fait davantage, puisque le législateur a souhaité affirmer le droit au rebond et à la deuxième chance. La conférence générale des juges consulaires n’était pas opposée à cette disposition mais elle avait demandé que l’on ne puisse pas être candidat pendant un délai de trois ans, qui correspond au délai de recours, après la clôture de l’affaire. Un tel délai aurait pacifié le débat, mais cette solution n’a pas été retenue.

Comme Jérôme Prince l’a indiqué, il peut être problématique qu’un entrepreneur en redressement judiciaire se retrouve face à un juge qui a été l’un de ses débiteurs défaillants. Mais le législateur a fait ce choix et il n’est pas question d’y revenir. Du reste, la procédure collective n’est pas infamante.

Le devoir d’impartialité a toujours été la préoccupation des juges consulaires. Je ne sais pas si les déports sont de plus en plus nombreux mais ce qui est sûr, c’est que les textes sont plus clairs qu’autrefois. Lorsque j’ai été élu pour la première fois, en 1992 à Marseille, les juges avaient la même perception du conflit d’intérêts qu’aujourd’hui. La différence, c’est que nous avons désormais des textes qui précisent les choses.

Il n’est pas interdit au tribunal de juger un juge du tribunal, et il ne faudrait pas selon moi créer une interdiction systématique. C’est un problème d’appréciation par le juge mais aussi par le président, et qui tient en partie à la configuration du tribunal : au tribunal de Mende, où siègent neuf juges, il est sans doute plus difficile d’assurer l’impartialité qu’au tribunal de Paris, de 180 juges, où constituer une formation de jugement avec trois juges n’ayant aucun lien avec la personne jugée est loin d’être un problème insurmontable.

En revanche, j’abonde dans le sens de M. Prince pour que le président puisse davantage faire peser son appréciation.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous vous souvenez, comme tout le monde, du rapport Colcombet et Montebourg, au début des années 2000, extrêmement dur à l’égard des tribunaux de commerce, considérant que les juges étaient trop proches du justiciable, que l’on passait du voisinage au cousinage. On considérait à l’époque que l’élection des juges était en réalité plus une cooptation. Les choses ont beaucoup évolué entre-temps, avec des textes en 2016 et 2019, et la situation paraît plus claire. Le nombre de mandats est limité, au moins dans un même tribunal, bien que pas encore, me semble-t-il, dans différents tribunaux. Sommes-nous, selon vous, parvenus une forme de maturité dans la relation entre le corps électoral et ces juges élus ? La simple limitation de la durée des mandats dans une même juridiction, n’interdisant pas de continuer dans d’autres, est-elle suffisante ? Peut-on encore faire évoluer les choses pour éviter la suspicion qui semble certes bien moins forte qu’elle ne l’a été mais qui peut encore être présente ?

M. Georges Richelme. Le rapport Montebourg date, je crois, de 1999. C’est comme si une commission d’enquête sur l’audiovisuel se référait aux statuts de l’audiovisuel d’il y a vingt et un ans. Les critiques, à l’époque, portaient essentiellement sur les procédures collectives et l’organisation des administrateurs et mandataires judiciaires, plutôt que sur les juges eux-mêmes. En vingt ans, la carte des tribunaux a été modifiée et divers textes ont mis en place la formation, les outils de déontologie, la déclaration d’intérêts… : le paysage a totalement changé. La garde des Sceaux, au congrès des tribunaux de commerce en 2017, nous a dit que le fait que les juges soient élus sur une liste avec les délégués consulaires et les anciens juges ne les rendait plus tellement représentatifs, qu’il y avait, en somme, un manque de base. Nous ne sommes pas opposés à cette analyse, et le corps électoral a depuis été modifié puisqu’il sera, à partir de 2021, composé des membres élus des chambres de commerce, des membres élus des chambres des métiers, des juges et des anciens juges.

La notion de cooptation est toujours utilisée comme un épouvantail : « Ce sont des notables qui se cooptent entre eux. » Or, comme disait M. Urvoas quand il était garde des Sceaux : « Si vous êtes toujours là après 430 ans d’existence, c’est bien qu’il y a une raison ». Il n’y a pas de cooptation mais je suis en revanche tout à fait favorable à un système de présélection, auquel le tribunal devrait participer ; ce serait un gage de qualité, de sérieux.

Il serait peut-être bon aussi d’institutionnaliser quelque peu le système de recrutement. En région parisienne, un organisme s’occupe de l’ensemble de la sélection pour la région ; ce n’est pas forcément mon modèle mais il convient d’organiser davantage le recrutement, qui dépend aujourd’hui beaucoup de l’engagement et de la bonne volonté des présidents. Tout le monde ne peut être juge, on peut être un très bon chef d’entreprise, cadre dirigeant, militant de l’entreprise, et ne pas être fait pour être juge ; le juge du tribunal n’est ni un justicier, ni un militant, et il faut une présélection des candidats.

M. Jérôme Prince. Je suis très ouvert sur la question du collège électoral, en précisant tout de même qu’on ne fait pas carrière dans un tribunal de commerce. La seule exigence, à mon sens, est que le collège soit représentatif des entreprises et des chefs d’entreprise selon le système de la justice consulaire.

Un problème peut se poser s’agissant de la qualité des candidats. Il y a vingt ans, tout le monde voulait être juge au tribunal de commerce pour pouvoir le dire, arborer un titre. À Dijon, aujourd’hui, et je pense que c’est la même chose ailleurs, nous avons un langage de vérité. Quand nous recevons des candidats, nous ne leur promettons pas la lune, nous noircissons un peu le tableau car nous avons besoin de gens qui travaillent et ne sont pas là pour parader. Nous avons le souci d’avoir des candidats de qualité, pour le bon fonctionnement de la juridiction. Quant au collège électoral, je laisse faire le législateur et me soumettrai à son choix dans tous les cas.

Le fait d’être bénévole, de ne pas être rémunéré, de ne pas avoir de plan de carrière dans ce système judiciaire offre, je trouve, toute liberté et toute indépendance, par rapport à d’autres structures judiciaires. Si les pressions éventuelles sont insupportables, on peut partir. Nous sommes certes plutôt mécènes que bénévoles, puisque nous consacrons énormément de temps à notre fonction, mais cette indépendance est une force.

Les interventions directes auprès du président du tribunal sont très rares. Qu’une personne appelle le président pour se plaindre d’un jugement ou chercher à l’influencer, je dirais que cela relève du Moyen Âge.

M. Didier Paris. Ma référence au rapport Colcombet, monsieur Richelme, ne signifiait pas qu’il faille avoir les yeux rivés sur le passé, mais visait à ce que vous vous exprimiez sur les évolutions ou les points de faiblesse qui resteraient encore.

Mme Cécile Untermaier, présidente. Vous connaissez, monsieur le président Prince, d’affaires parfois très perturbatrices pour le territoire, en termes d’emploi ou d’image. En tant que députée, je me suis toujours interdit d’appeler un président de tribunal. Or, en parcourant le recueil de déontologie, je constate que l’on peut être entendu. Je suis partagée sur ce point. Une affaire pendante devant le tribunal me préoccupe actuellement beaucoup ; je ne suis pas intervenue mais je pense qu’apporter des informations à un président de tribunal sur une situation que l’on connaît bien et identifier des enjeux d’intérêt général mériterait peut-être d’être prévu dans la loi, car j’ai aujourd’hui beaucoup de difficulté, en tant qu’élue, à passer la porte du tribunal pour parler d’une affaire. Les affaires que vous avez à traiter sont par nature appelées à interpeller l’élu : dès lors, ne faut-il pas organiser cette discussion plutôt que de la voir conduite de manière détournée ?

Par ailleurs, le ministère public est-il régulièrement présent dans une formation de jugement ? De même, le commissaire au redressement productif doit normalement pouvoir intervenir auprès du juge, mais je ne suis pas sûre que ce soit suffisant : travaillez-vous beaucoup avec lui ? Comment, tout en respectant l’indispensable indépendance du juge, organiser l’intervention de l’élu ?

M. Georges Richelme. Je ne suis pas très favorable à l’idée de fixer des règles en la matière, car, comme disait le professeur Mousseron, plus on crée de territoires, plus on crée de conflits de frontières. Il faut que cela passe par le président, qui est dans une position d’écoute ; il n’a pas à débattre de ce qu’il entend, en fait ce qu’il juge nécessaire. La démarche que vous évoquez est naturelle : vous êtes élus, vous connaissez vos électeurs, votre territoire, et vous pouvez vouloir appeler l’attention du président du tribunal sur tel ou tel point, si c’est, bien sûr, pour apporter une information et non pour faire passer un message d’intérêts. Cela s’inscrit pleinement dans le cadre du sujet des conflits d’intérêts et de l’impartialité du juge, mais je ne suggère pas au législateur d’engager un processus de rédaction car nous ne pourrons pas cerner toutes les situations et cela compliquerait les choses.

M. Jérôme Prince. Je dois préciser que je n’ai jamais connu d’intervention directe d’un élu, ni d’un préfet, mais d’un autre côté nous nous privons peut-être – parce que certains députés ou hommes politiques, voire les préfets, appliquent strictement le principe de séparation des pouvoirs – d’échanges et d’informations qui pourraient être riches. Car tout le monde travaille autour d’un dossier : Bercy, les chambres régionales de commerce…, toute une machinerie existe pour la pérennité et le bien des entreprises.

Un parquet présent, complémentaire à la juridiction, c’est très important. Je partage énormément avec le procureur de Dijon, je fais constamment le point avec lui sur les dossiers, en toute indépendance. La présence du parquet est selon moi fondamentale, en tout cas en matière de procédures collectives.

M. Georges Richelme. Parfois le parquet est défaillant, pour une raison simple qui tient au problème de sa charge de travail. Il existe des parties de la procédure collective où l’absence du parquet rend la décision illégale ; dans certains tribunaux, le parquet n’est présent qu’à ce moment-là, dans d’autres il est présent à toutes les audiences de procédure collective. Nous réclamons une présence beaucoup plus grande du parquet.

M. Didier Paris, rapporteur. Je ne confonds absolument pas l’information, qui est utile, nécessaire, et l’éventuelle pression. C’est bien sûr un mouvement dans les deux sens : il y a la déontologie des magistrats mais aussi celle de l’élu. Je suis très sensible aux circuits d’information. Il est vrai qu’il est assez délicat d’appeler directement le président du tribunal, mais je l’ai déjà fait à plusieurs reprises dans ma circonscription, et je n’ai aucun problème à discuter avec le préfet, qui fait ce qu’il veut de mes informations dans le cadre de ses prérogatives, et pas plus de difficultés à discuter avec le procureur de la République, qui peut, soit directement soit par l’intermédiaire du vice-procureur ou du substitut en charge, faire passer des messages adaptés dans les formes qui conviennent. Comme le président Richelme, je ne suis sûr que l’on ait intérêt à trop légiférer sur ces questions. Les circuits me semblent adaptés ; il faut les faire jouer pleinement dans le sens de l’intérêt général.

Mme Cécile Untermaier, présidente. Merci, messieurs. Vous pourrez nous envoyer les informations complémentaires que vous souhaiteriez voir apparaître dans le rapport.

 

 

 

 


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Audition du mercredi 3 juin 2020

À 14 heures 30 : Table ronde de représentants dassociations de victimes :

-          M. Jérôme Bertin, directeur général de France Victimes, et M. Jérôme Moreau, trésorier

-          Mme Sophia Seco, directrice générale de la Fédération nationale des victimes dattentats et daccidents collectifs, et Mme Graziella Tron, chargée des affaires publiques

-          Mme Corinne Morel, présidente de lassociation En quête de justice, et Mme Brigitte Aubret, secrétaire

M. le président Ugo Bernalicis. Chers collègues, je me réjouis que nous nous retrouvions dans cette salle, après plus de deux mois d’interruption de nos travaux puis deux semaines de reprise par visioconférence. Nous recevons les représentants de trois associations de victimes – France victimes, la FENVAC, Fédération nationale des victimes dattentats et daccidents collectifs, et En quête de justice.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment.)

M. Jérôme Bertin, directeur général de France victimes. France victimes est une fédération de 130 associations professionnelles daide aux victimes, agréée par le ministère de la Justice et dont le rôle consiste à apporter une écoute et un soutien à toute personne qui sestime victime, quelle que soit la cause de son malheur, dans lesprit de son fondateur Robert Badinter. Ce réseau spécialiste de laccompagnement judiciaire reçoit environ 300 000 victimes chaque année. Nous participons également à différents dispositifs publics. Cest à travers cette expérience de 40 ans daide aux victimes que nous intervenons auprès de votre commission, étant précisé que notre rôle nest pas de représenter les victimes en justice – lagrément nous interdisant de nous constituer partie civile –, mais de les accompagner à côté dautres professionnels et associations.

M. Jérôme Moreau, trésorier de France victimes. Au nom de la manifestation de la vérité pour les victimes, nous souhaitons mettre en lumière tout ce qui pourrait relever dun dysfonctionnement qui viendrait tempérer lindépendance du juge, à commencer par la question budgétaire. Le manque de moyens sobserve dans diverses situations, notamment le recours aux experts. Ceux-ci ne sont pas assez nombreux et interviennent dans moult domaines. Qui plus est, du fait de cette pénurie, obtenir une contre-expertise devient de plus en plus complexe, ce qui rend impossible la confrontation avec la première expertise. Or cest de la confrontation des expertises que naît le débat et que se manifeste la vérité. Les UMJ, unités médico-judiciaires, par exemple, qui sapparentent à la médecine légale du vivant, ne sont pas légion sur le territoire, loin sen faut, et leur création pose des difficultés. En tant que président de lassociation de la Nièvre, jen ai créé une il y a environ 18 mois, dans des conditions extrêmement difficiles. Il a fallu la ténacité, pour ne pas dire la pugnacité de Mme la préfète de la Nièvre, de Mme la procureure générale et de Mme la procureure de la République pour que cette unité voie le jour au sein de l’hôpital. Dans la justice classique, les UMJ ont pour rôle de déterminer l’étendue des préjudices subis par une victime, étant entendu que dans le cas d’une interruption temporaire de travail de plus de huit jours, les peines ne sont pas les mêmes. Ne pas permettre un recours des victimes à ces unités leur fait donc perdre un droit et empêche le juge de statuer utilement sur des certificats médicaux de constatation de blessures.

Un autre obstacle vient du caractère limitatif des crédits, qui étaient auparavant évaluatifs. Alors qu’il faut désormais respecter des enveloppes, on peut se demander si certaines expertises ne sont pas refusées aux victimes pour des raisons économiques et financières, ce qui viendrait tarir une partie de l’indépendance du juge.

Une autre difficulté concerne l’indemnisation des victimes. Je prendrai deux exemples. Tout d’abord, l’arrivée du logiciel DataJust en mars 2020 dans le cadre de la justice numérique, avec l’idée que l’intelligence artificielle permet de compiler des données jurisprudentielles, législatives et réglementaires pour quantifier, grâce à un algorithme sans doute savamment pensé, un préjudice et son quantum. C’est très compliqué, puisqu’au motif de tendre vers une égalité, on tire les indemnisations vers le bas – en tout cas, nous en sommes convaincus – et on limite le pouvoir d’appréciation du juge. Un préjudice ne s’apprécie pas avec une formule d’algorithme, mais in concreto. Ensuite, il faut renforcer l’indépendance et l’autorité de la chose jugée du juge pénal par rapport aux CIVI, les commissions d’indemnisation des victimes d’infractions. Trop souvent, celles-ci retiennent une faute de la victime pour amoindrir son droit à indemnisation, mettant ainsi en cause l’autorité de la chose jugée – soit du juge correctionnel, soit, surtout, de la cour d’assises. Nous ne pouvons qu’y être défavorables. Aussi militons-nous, depuis des années, pour que les CIVI ne puissent pas descendre au-dessous des indemnisations fixées par la cour d’assises ou un tribunal correctionnel. Ce serait, à mon avis, une véritable garantie d’indépendance des juridictions répressives.

J’en viens à la transparence des instructions écrites. Récemment, dans le contexte de la crise sanitaire liée au covid-19, des instructions adressées par mail ont fait florès dans la presse. On peut, là encore, se demander si l’indépendance du juge n’a pas été mise à mal. Certes, le sujet est délicat et nul ne nie l’intensité de la crise sanitaire. Mais depuis quelque temps, notamment depuis la loi Fauchon diminuant la responsabilité pénale des élus, les restrictions législatives posent un véritable problème d’indépendance de la justice, parce qu’elles suppriment des droits au recours. Aussi pensons-nous que les instructions ministérielles doivent être diffusées par voie de circulaire et non par voie dématérialisée, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’une politique de transparence. Nous ne sommes pas opposés à une politique pénale par voie de circulaire. Des avancées plutôt salutaires se sont d’ailleurs fait jour par ce biais, notamment en matière de lutte contre les violences conjugales. Quoi qu’il en soit, il faut que le justiciable y ait accès et que le juge en comprenne le sens.

Enfin, la critique des décisions de justice par voie de presse nuit aussi à l’indépendance de cette dernière. En effet, les victimes qui font porter une voix devant les juridictions correctionnelles, que ce soit dans les cours d’assises ou après un accident collectif, n’attendent certainement pas que l’on critique la justice, car cela remet en cause son indépendance et l’autorité de la chose jugée.

L’état du droit en France est plutôt bien fait pour les victimes, par comparaison aux autres pays européens. D’une part, celles-ci ont droit à des indemnisations par le biais de différents fonds de garantie. D’autre part, le droit des victimes a considérablement avancé au fil des ans, grâce notamment aux circulaires – en matière de droit des femmes, de protection de l’enfance, d’accidents collectifs ou de terrorisme. Enfin, force est de constater que les juges sont indépendants. Mais cette indépendance doit se concrétiser dans le cadre de garanties textuelles et réglementaires – je pense, par exemple, à l’avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature, le CSM, pour la nomination des procureurs. Et non seulement elle doit être actée, mais la théorie de l’indépendance développée dans différents arrêts par la Cour européenne des droits de l’homme, la CEDH, au même titre que l’impartialité objective et subjective, doit être une réalité. C’est de cette manière que nos justiciables et nos concitoyens retrouveront une véritable confiance dans un système qui a fait ses preuves et qui les protège.

Mme Sophia Seco, directrice générale de la FENVAC. La FENVAC fédère plus de 40 associations de victimes de drames collectifs – actes de terrorisme et accidents collectifs. Elle a été créée en 1994, à la suite dévénements emblématiques comme leffondrement de la tribune de Furiani ou lincendie des thermes de Barbotan. Au travers de ses associations membres, la FENVAC propose un accompagnement individuel à plus de 6 500 personnes – des victimes ou leurs proches, quel que soit le lieu de survenance du drame. Cette fédération, unique en France, est un modèle à léchelle européenne en ce quelle permet de conjuguer des vécus traumatiques pour les transformer en enseignements pour la politique générale daide aux victimes. En effet, lune de nos missions consiste aussi à favoriser le regroupement des victimes en associations pour peser dans le débat social qui sinstaure à la suite dun attentat ou dun accident collectif, à faire évoluer les prises en charge, la réponse judiciaire et la réponse indemnitaire et, surtout, à œuvrer pour la prévention et à faire en sorte que de tels drames ne se reproduisent plus. Cet exemple inspirant nen reste pas moins perfectible.

Les victimes que nous représentons sont confrontées à la question de lindépendance du juge dans le cadre de leur constitution de parties civiles, puisque ce droit leur est acquis en France. Il offre la possibilité aux personnes touchées par un attentat ou un accident collectif, ainsi quà leurs associations, y compris la FENVAC, de se constituer dans une action judiciaire pour interagir avec les magistrats, prendre connaissance des pièces du dossier, les questionner et faire des propositions à travers des demandes dactes, pour influer dans les investigations et dans la manifestation de la vérité.

Dans ce rapport avec la justice, quelles appréhendent souvent car elles ny ont jamais eu accès avant lévénement dont elles ont été victimes, les personnes sont confrontées à un certain nombre denjeux qui, daprès notre expérience, peuvent être assimilés à des obstacles à lindépendance du juge. Le premier tient au nombre de victimes concernées par les événements pour lesquels nous intervenons. En matière dattentats comme daccidents collectifs, les instructions regroupent des centaines voire des milliers de parties civiles, puisquelles vont des victimes directes jusquaux proches. Se pose donc un défi pour ladministration de la justice.

Le deuxième enjeu est celui du temps, les magistrats étant tiraillés entre un besoin de réponses immédiates pour les victimes et les familles, et la technicité des affaires. Laffaire du crash du vol Rio-Paris, par exemple, a abouti lan dernier à une ordonnance de non-lieu ayant fait lobjet dun appel : 11 ans après les faits, les familles sont toujours en attente de justice.

Un autre obstacle est celui de la technicité. Même sil existe des pôles spécialisés, un magistrat nest pas technicien du droit aérien, de la technicité-même de la matière aérienne ou ferroviaire, ou encore des explosions. Aussi doit-il faire appel à des experts et des sachants, lesquels sont généralement issus des entreprises mises en cause dans les affaires qui nous concernent. En effet, il est compliqué de trouver un expert qui connaisse à la perfection le fonctionnement dun appareil Airbus sans avoir travaillé dans cette entreprise. Cela pose à la fois des interrogations et des défis.

Se pose aussi la question de la pression économique que les décisions des magistrats peuvent engendrer. Lorsqu’elles se retrouvent face à la SNCF, Air France ou Airbus, les familles peuvent être amenées à s’interroger sur les motivations de la décision du juge. Cela a, par exemple, été le cas à la réception de l’ordonnance de non-lieu écartant Airbus de toute responsabilité dans la catastrophe aérienne la plus meurtrière en France : les familles se sont demandé s’il n’y avait pas eu des consignes.

Un autre enjeu, notamment en matière d’accident à l’étranger, est celui de la coopération internationale des États concernés, dont la bonne volonté varie en fonction de leurs relations diplomatiques avec la France. Le poids des répercussions sur la manifestation de la vérité et les diligences effectuées par les magistrats est lui aussi variable. Dans l’affaire du crash d’EgyptAir, par exemple, nous sommes face à un pays qui refuse d’admettre la thèse de l’accident, malgré les éléments probants dont on dispose, et maintient celle d’un acte terroriste. Alors que les familles attendent la manifestation de la vérité et la justice dont elles ont besoin pour avancer dans leur processus de deuil et de résilience, un État y fait barrage.

Enfin, s’agissant du décret DataJust, nous craignons que certains outils puissent nuire à la qualité des décisions des magistrats, qui sont nécessairement empreintes d’humanité. Comme je l’ai expliqué, dans les matières qui nous concernent, le nombre est un défi. On peut comprendre le réflexe naturel qu’aurait un magistrat à user d’un outil en apparence simple et rapide et qui permet, sur le papier, d’assurer une certaine égalité. En revanche, nous nous opposons depuis toujours à la création de barèmes, même si nous sommes favorables à la mise en place de bases de données exhaustives et prenant en compte les discussions préalables avec l’assureur et le fonds, les arguments des avocats et le contexte général. Il s’agit, en effet, que les indemnités reprises dans cet outil soient contextualisées et objectivées autant que faire se peut. La difficulté, avec les référentiels, est que les indications retenues sont plus ou moins sorties de leur contexte pour devenir une norme. Notre crainte est que l’on s’éloigne un peu trop du principe de l’individualisation, qui constitue pour nous un principe fondamental de la réparation et qui est extrêmement important pour les victimes de drames collectifs et leurs familles, car ces événements d’ampleur entraînent la perte de leur individualité : c’est donc aussi une façon de restaurer ce qu’elles ont perdu.

Mme Corinne Morel, présidente de lassociation En quête de justice. Nous vous remercions de nous auditionner pour porter la voix des justiciables, ce qui est assez rare. Notre association a été fondée fin 2013, pour défendre létat de droit et légalité devant la loi, mais aussi lutter contre les dysfonctionnements judiciaires et les abus commis dans lexercice de la justice. Or nous rencontrons de réelles difficultés pour accomplir notre mission, puisquen France, pourtant pays des droits de lHomme, en labsence de contre-pouvoir nous navons pas dinterlocuteur. Cela nous a dailleurs amenés à organiser devant lONU une plainte collective contre la France, réunissant 858 personnes. Nous avons été reçus à lONU, devant le Haut-commissariat aux droits de lhomme, fin novembre 2019.

Notre ligne est la Déclaration des droits de lHomme et du citoyen, la DDHC. Nous y sommes attachés au point de demander son affichage dans toutes les salles daudience de tous les tribunaux. Cette proposition est soutenue par 226 parlementaires. Lobjectif est que la justice française respecte ce texte qui rappelle une multitude de principes fondamentaux, à commencer par la liberté et légalité en droits.

Nous rencontrons régulièrement des atteintes à légalité devant la loi dans lexercice de la justice. Or à chaque fois que nous interpellons un élu au sujet de dysfonctionnements judiciaires faisant échec à ce principe, conformément à notre rôle, on nous oppose lindépendance de la justice et/ou la séparation des pouvoirs. Cette commission enquête sur les obstacles à lindépendance de la justice, mais il nous paraît également important de parler des limites de cette indépendance. Sans cela, il pourrait arriver que lon prenne pour un obstacle ce qui est de lordre dune limite, et dune saine limite. Car on ne saurait envisager une indépendance totale – laquelle, par glissement sémantique, devient du totalitarisme. La seule façon de parvenir à poser des limites à lindépendance de la justice consiste à respecter la séparation des pouvoirs, sans linstrumentaliser.

Pour revenir à lesprit de la séparation des pouvoirs, permettez-moi de citer Montesquieu : « pour quon ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Qui arrête le pouvoir du juge ? Si lélu ne peut pas intervenir quand le juge abuse de son pouvoir, qui peut le faire ? Nous ne demandons pas que lélu intervienne dans le cours régulier de la justice. Il est bien évident que le juge doit pouvoir exercer sa fonction sans subir de pression, y compris politique. En contrepartie, le justiciable doit être protégé contre larbitraire. Or tel nest pas le cas, puisquon nous oppose la séparation des pouvoirs, alors quen réalité, cest en vertu de cette séparation que lélu devrait intervenir. Lindépendance, comme la séparation des pouvoirs, nest ni labsence de contrôle ni lautocontrôle, et encore moins la toute-puissance. Que le juge soit indépendant est une chose – et une bonne chose. Quil puisse abuser de son pouvoir en est une autre. L’indépendance exige donc des limites et des garde-fous. À cet effet, les conventions internationales sont très claires, puisqu’elles parlent toutes de tribunal « indépendant et impartial ». Ces deux termes sont systématiquement associés. En effet, l’indépendance sans l’impartialité est la porte ouverte à toutes les dérives.

Au nom de l’indépendance de la justice, le juge peut-il ignorer la loi, refuser les preuves irréfutables portées à sa connaissance, ajouter des conditions à la loi, ne pas respecter le principe du contradictoire ou rendre la preuve impossible à faire ? On nous répondra par la négative. Pourtant, dans la réalité, certains juges le font – par le biais d’usages ni prévus ni encadrés par la loi, notamment la jurisprudence et l’appréciation souveraine des juges du fond. C’est très problématique quand on sait que la démocratie, par principe, est le consentement. Or le peuple n’a jamais consenti à ces deux usages.

La jurisprudence s’oppose par nature à l’article 6 de la DDHC, selon lequel « la loi est lexpression de la volonté générale ». Et pour cause, la jurisprudence est l’expression de la volonté du juge. Le judiciaire empiète ainsi sur le législatif : le juge n’a aucune légitimité démocratique pour faire la loi. Autre problème, et non des moindres, la jurisprudence permet de créer un réseau de règles diverses et variées, souvent contradictoires entre elles et même avec la loi. Là encore, c’est contraire à la suite de l’article 6 de la DDHC, qui indique que « la loi doit être la même pour tous, soit quelle protège, soit quelle punisse » – ce qui est impossible, avec la jurisprudence, du fait de la variabilité croissante des décisions de justice. Enfin, et c’est un danger que l’on ne peut ignorer, comme la jurisprudence permet au juge de changer ou de créer une règle à tout moment et en cours de procédure, ce qui est une violation de l’esprit de la loi – aucune loi ne peut être rétroactive –, nous ne sommes pas protégés du risque que soit créée une nouvelle jurisprudence pour favoriser une partie. Le principe de l’impartialité est alors contredit de facto. Les révolutionnaires souhaitaient la suppression de la jurisprudence, ce qui s’inscrivait pleinement dans l’esprit de l’abolition des privilèges, « privilège » signifiant loi privée. Car si le justiciable n’est pas jugé en fonction de la loi qui est la même pour tous, la justice ne peut pas être la même pour tous.

L’appréciation souveraine du juge du fond, quant à elle, est un concept créé par les juges, qui n’a jamais été voté, qui n’est pas encadré par la loi et qui peut entraîner de nombreuses dérives. Le juge doit contribuer à la manifestation de la vérité, mais certainement pas l’entraver. On attend de lui une appréciation objective, raisonnable et vérifiable, de sorte que tout le monde puisse comprendre les décisions de justice. Pourtant, de nombreux justiciables ne comprennent pas les décisions rendues, car nous sommes en plein obscurantisme judiciaire. En effet, l’appréciation souveraine des juges du fond offre à ces derniers la possibilité d’écarter des pièces, arguments et faits, sans avoir à s’en expliquer et sans le justifier. Or l’on comprend bien que si l’on écarte les pièces, les faits ou les arguments qui apportent la preuve d’un préjudice, il est impossible d’obtenir justice. Les organes de contrôle que sont la Cour de cassation et le Conseil d’État se retranchent derrière l’appréciation souveraine des juges pour écarter des pourvois ou ne pas annuler des décisions pourtant entachées d’irrégularités.

En somme, par la jurisprudence, le juge peut ajouter une condition à la loi et demander une preuve qui n’est pas prévue par cette dernière. C’est le problème de l’inversion de la charge de la preuve, dont les victimes se plaignent souvent. En outre, par son appréciation souveraine, il peut écarter tous les éléments de preuve, même ceux qui prouvent indiscutablement la réalité d’un fait, sans avoir à s’en expliquer. Qui plus est, les pouvoirs de contrôle approuvent et même cautionnent ces procédés, et le politique n’intervient pas, alors même que nous sommes en présence d’une violation manifeste de l’article 5 de la DDHC, qui prévoit que « nul ne peut être contraint à faire ce que la loi nordonne pas », et du principe d’impartialité du tribunal rappelé par les conventions internationales.

Plus grave encore, le justiciable n’est pas informé en amont de ces méthodes, puisque le politique affirme constamment que nous sommes dans un État de droit, que personne n’est au-dessus des droits et que la France garantit à chacun l’égalité devant la loi, l’impartialité des tribunaux et la sécurité juridique. Ainsi, quand il a affaire à ces usages, il se sent totalement trompé, pour ne pas dire trahi. Et si ces usages entraînent des dysfonctionnements judiciaires majeurs, le justiciable est entièrement abandonné par l’État et le piège se referme sur lui : à partir de là, on lui opposera sans cesse l’autorité de la chose jugée et l’indépendance de la justice ou la séparation des pouvoirs.

En réalité, dans une démocratie – j’espère que c’est le cas dans la nôtre –, on ne doit pouvoir priver personne, arbitrairement ou abusivement, de ses droits fondamentaux. Pour nous en prémunir, toute démocratie exige que l’indépendance de la justice ait pour limites strictes la loi, les textes constitutionnels et les conventions internationales. Peu nous importe d’avoir des droits sur le papier, nous voulons des droits dans la réalité. Pour que tel soit le cas, le politique doit s’assurer que le juge ne peut pas faire échec à l’application de la loi. C’est le travail de l’élu. C’est la raison pour laquelle nous ne comprenons pas que la France utilise l’indépendance de la justice ou la séparation des pouvoirs pour ne pas intervenir en cas d’abus. Ce faisant, elle est fautive. Le rôle du politique est de nous protéger des abus potentiellement commis par l’institution judiciaire. L’élu ne peut donc pas considérer théoriquement, comme il le fait, que la justice fonctionne bien, sans aller s’en assurer. Or il ne s’en assure jamais, puisqu’il nous oppose sans cesse qu’il ne peut pas regarder comment la justice est rendue.

Je ne citerai qu’un seul exemple : l’incapacité de la France à lutter contre les violences faites aux femmes, alors même que tout l’arsenal législatif existe. Au lieu d’aller voir sur le terrain si le problème ne vient pas des procureurs qui classent sans suite ou des tribunaux qui font échec à l’application de la loi, le politique ajoute systématiquement de la loi à la loi. Sur le papier, nous avons donc plein de droits et nous sommes bien protégés. Mais il ne suffit pas d’avoir des droits sur le papier : nous les voulons dans la réalité.

Parler de l’indépendance de la justice est une bonne chose. Mais nous voulons aussi aborder celle de l’élu. En effet, telle qu’elle nous est présentée, l’indépendance de la justice est unilatérale. Quid de l’indépendance de l’élu ? Lui aussi doit pouvoir travailler de façon indépendante. Certes, le politique ne doit pas tenir la main du juge. Mais celui-ci ne doit pas non plus tenir la main de l’élu.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous demande d’aller à votre conclusion, pour respecter les temps de parole et engager la discussion.

Mme Corinne Morel. Je souhaite ajouter deux éléments importants. D’une part, il n’est pas normal que les magistrats exercent des pressions, directes ou indirectes, sur le politique dès qu’il est question de prévoir un contrôle externe de ce qui se passe dans les tribunaux. Il n’est pas non plus normal d’avoir des magistrats dans les ministères et dans les organisations d’État, ce qui peut potentiellement altérer l’indépendance de l’élu. Enfin, il n’est pas normal que les associations subissent des représailles lorsqu’elles exercent un contre-pouvoir en l’absence de celui du politique. Aussi demandons-nous l’examen des dysfonctionnements judiciaires. C’est le rôle de l’État et du politique, ainsi que le prévoit la loi : l’État est tenu de réparer les dommages causés par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.

D’autre part, la justice est un service public, entièrement financé par l’argent public. Le peuple est donc légitime à demander des comptes sur le travail des juges, ne serait-ce que pour s’assurer que l’argent public n’est pas gaspillé par des procédures qui auraient pu et dû être évitées. Les dysfonctionnements judiciaires participent pour beaucoup à la multiplication des procédures, qui contribuent elles-mêmes à l’engorgement des tribunaux. Le peuple est d’autant plus légitime à demander des comptes que les décisions sont rendues en son nom et que chacun d’entre nous est signataire des décisions de justice. Qui plus est, nous n’élisons pas les juges, mais nos représentants. C’est donc à ces derniers de garantir le bon fonctionnement de la justice, ce qui passe par la traque des dysfonctionnements judiciaires.

M. le président Ugo Bernalicis. Les procédures prévues dans notre droit en cas de soupçon quant à l’indépendance d’un magistrat sont-elles utilisées ? Le cas échéant, aboutissent-elles ? Je pense notamment à la procédure de récusation ou aux procédures qui permettent aux parties de saisir le CSM.

J’ai bien noté vos propos relatifs aux expertises. Je ne crois pas qu’il soit prévu de procédure de récusation de l’expert, au-delà de la procédure de contre-expertise. Pouvez-vous me le confirmer ?

Par ailleurs, chacune de vos associations peut-elle citer un exemple très évocateur de ce qui lui semble être un dysfonctionnement de la justice au regard de son indépendance – qu’elle en ait trop ou pas assez ? Cela permettrait d’éclairer notre commission, laquelle pourrait alors alerter le législateur sur les avancées envisageables en la matière.

M. Jérôme Moreau. Différentes procédures sont effectivement prévues par le droit français comme par les conventions internationales, auxquelles les justiciables peuvent avoir recours une fois les recours internes épuisés – la Cour de cassation pour le juge judiciaire et le Conseil dÉtat pour le juge administratif. Je précise ici que ce dernier ne statuait historiquement que par le biais de jurisprudence, même si des avancées législatives ont ensuite permis une codification. La justice administrative sest créée sur la jurisprudence pour protéger les victimes, en matière dindemnisation et de responsabilité du fait des actes de ladministration. Le juge est ainsi venu au secours des victimes.

Je nai pas dexemple précis sagissant du renvoi pour cause de suspicion légitime ou de la règle de récusation dun magistrat, mais je sais quil est possible de recourir à ces procédures. En revanche, dans un certain nombre daffaires, jai vu des magistrats se déporter, considérant quils ne pouvaient pas statuer notamment pour des questions dimpartialité objective – par exemple quand ils avaient eu à connaître laffaire avec une autre casquette. Dans les petites juridictions, en effet, il peut y avoir plusieurs contentieux autour dune même affaire. Il arrive, dailleurs, que des magistrats ne puissent pas intégrer certains tribunaux comme juges du siège en correctionnelle puisqu’ils y ont déjà été en charge de l’instruction et ont eu affaire aux justiciables. Le droit est donc assez bien fait.

La CEDH assimile assez naturellement indépendance et impartialité. Pour sa part, le droit français s’est structuré autour de principes compliqués, pouvant laisser supposer un défaut d’impartialité objective. La règle de la double appartenance du Conseil d’État, par exemple, a ainsi été sanctionnée et les magistrats qui ont eu à connaître des affaires en tant que conseillers du Gouvernement ne peuvent plus statuer sur les projets de décret soumis au contentieux. Autre exemple, la CEDH a considéré que quiconque ayant manifestement tenu des propos racistes ne peut être juré pour juger une personne de nationalité étrangère.

Les avocats usent des procédures de recours. Dans la majorité des cas, les affaires ne prospèrent pas et la CEDH, dont on sait qu’elle est pourtant très sourcilleuse en la matière, ne condamne pas la France.

S’agissant de la récusation des experts, tout rapport entaché de défaut d’indépendance ou d’impartialité vis-à-vis des parties est une faute pouvant conduire à des procédures disciplinaires dans le cadre des ordres professionnels, mais aussi à des procédures judiciaires. Toute la difficulté vient de la pénurie d’experts, notamment en matière d’expertise psychiatrique. Parfois, un ressort territorial ne compte qu’un seul expert. Je le constate en tant que suppléant à la chambre de l’application des peines de la cour d’appel de Bourges, où les expertises dans le cadre des libérations conditionnelles considèrent régulièrement que la personne apparaît réinsérée mais qu’il existe un risque à la faire sortir. Heureusement, nous sommes indépendants lorsque nous statuons sur ces affaires, notre rôle étant de nous affranchir des recommandations de l’expert, le cas échéant. Cela s’avère particulièrement compliqué lorsque les affaires sont très techniques et nécessitent de faire appel à des experts nationaux, dans le contexte de pénurie que je mentionnais.

Pour citer un exemple évocateur de dysfonctionnement, je pense à la création de l’UMJ de la Nièvre, intervenue après que les parents d’un enfant se plaignant d’abus sexuels n’ont pu trouver, en plein été, de médecin dans aucun des quatre services d’urgence du département pour conduire les expertises et les investigations nécessaires. Plainte a été déposée, mais le juge a considéré qu’en l’absence d’expertise, l’auteur supposé ne pouvait être poursuivi. Depuis, l’UMJ est devenue un véritable outil d’expertise.

Pour finir, je prendrai l’exemple de l’affaire du dentiste de Château-Chinon, condamné à huit années de prison pour avoir mutilé 92 victimes et lésé la CPAM de la Nièvre. Au départ, il a été très compliqué de distinguer ce qui relevait de l’art médical fautif ou de l’infraction pénale et, en l’absence d’expertise, les premières plaintes pénales ont été difficiles à recevoir. Il a fallu constituer un collectif pour réamorcer l’affaire et permettre au juge de statuer en toute connaissance de cause. Sans les associations de victimes et d’aide aux victimes, le juge n’aurait pas pu suivre, en dépit de son indépendance et des garanties statutaires. Il est indispensable de pouvoir disposer de pièces authentifiant les infractions et les préjudices.

M. Jérôme Bertin. La plupart des justiciables ne connaissent pas leur droit au recours. Dimportants efforts sont nécessaires en matière dinformation du public, par le biais dun « guide du justiciable ». Par ailleurs, lune des réactions possibles après un classement sans suite par le parquet est un recours hiérarchique, cest-à-dire une demande de réexamen par la cour dappel : par expérience, je puis affirmer que la plupart des victimes nimaginent même pas écrire au supérieur hiérarchique du procureur, nétant pas du tout convaincues de lefficacité de cette démarche.

Mme Sophia Seco. La FENVAC na jamais eu à engager une procédure de recours, mais elle a déjà sollicité le dépaysement dun dossier afin quil soit rapatrié auprès des pôles spécialisés parisiens, qui disposent de davantage de moyens et ont une approche technique rassurante à nos yeux.

En matière de terrorisme, un exemple particulièrement parlant de dysfonctionnement est lassassinat dHervé Gourdel ou la prise dotages dIn Amenas. Ces deux événements survenus en Algérie ont donné lieu à louverture dune enquête miroir en France. Pourtant, malgré des années de procédure, rien dexploitable na été versé au dossier français et les familles sont parfaitement dépourvues déléments quant aux circonstances, mais aussi quant aux perspectives de procès en Algérie, restant ainsi sont complètement spectatrices. Je pense aussi à lattentat du musée du Bardo : le procès se tient en Tunisie et les victimes françaises sont contraintes de le suivre par une visioconférence non interactive, ce qui les prive de tout échange avec les magistrats ou de prise de parole de leur avocat français, même si des progrès ont été observés concernant la prise en charge des frais de déplacement.

En matière d’accident collectif, l’un des exemples révélateurs de la problématique qui nous occupe est le crash du vol Rio-Paris. Certes, Air France et Airbus ont rapidement été mis en examen, ce qui a plutôt rassuré les familles, mais quelques années après, nous avons appris que les expertises se déroulaient dans l’entrepôt d’Airbus, sur des simulateurs Airbus et avec du personnel Airbus. Pourtant, des indications permettaient de savoir que l’une des causes du crash pouvait tenir au dysfonctionnement d’un matériel Airbus. Autant vous dire que cela a posé problème aux familles et aux victimes. Autre cas symptomatique, à la suite d’une catastrophe ferroviaire d’ampleur, le transporteur s’est précipité sur les lieux pour récupérer les boîtes noires avant la justice et en faire sa propre interprétation, avec un risque de dissimulation et tous les problèmes que l’on peut redouter.

Ces obstacles ou entraves sont particulièrement problématiques pour la manifestation de la vérité et la justice pour les victimes.

Mme Corinne Morel. Vous lavez dit, il existe des voies de recours. Cest dailleurs ce que lon nous objecte en permanence. Mais ces voies de recours prolongent les procédures et coûtent cher, dautant quelles sont financées par le justiciable. Bien sûr, il y a laide juridictionnelle, mais les seuils sont extrêmement bas. Par ailleurs, certaines personnes ont les moyens de faire appel à de gros cabinets davocats. Mais la majorité, qui constitue la classe moyenne, ne bénéficie pas de laide juridictionnelle et ne dispose pas non plus dimportants moyens financiers. Or les sommes pour engager des recours sont pharaoniques : 3 000 euros pour la première instance, 3 000 euros pour lappel, 4 000 à 8 000 euros pour la cassation, puis une nouvelle somme pour le retour en cour dappel si la décision est cassée, etc. Les voies de recours sont une bonne chose, mais elles ne suffisent pas en tant que telles. Encore faut-il pouvoir les utiliser.

Qui plus est, elles ont été créées pour permettre la réouverture des débats aux parties qui nétaient éventuellement pas daccord avec la décision rendue, pas pour corriger les abus de pouvoir commis par les juges. Dailleurs, si tel était le cas, il serait incroyable que lon mette à la charge du justiciable la correction des erreurs et des fautes quil subit et quil na pas commises. Cest incompréhensible, mais cest ce qui se passe. On peut payer jusquà trois fois pour quune affaire soit jugée ! Certes, la justice peut mettre ces coûts à la charge de lautre partie. Mais lautre partie nest pas responsable non plus. Si une décision est annulée parce quelle nétait pas conforme aux règles de droit, il ny a pas de responsabilité du justiciable. Comment se fait-il que ce soit lui qui paie ?

Finalement, les voies de recours sont un moyen facile daffirmer quil existe des solutions. Mais il faut avoir les reins sacrément solides pour tenir un parcours judiciaire de 10 ans ou plus. Beaucoup ne peuvent pas le faire. Ils renoncent alors à leurs droits, quils perdent. Je parlais tout à lheure dune démocratie qui nous prive de nos droits fondamentaux : cest une réalité. Quand on ne peut pas payer les voies de recours, il ny a pas de solution.

En outre, les voies de recours restent en interne et on finit toujours par se retrouver devant le juge. En labsence de garde-fou, les problèmes se répéteront nécessairement. Nous pourrions citer plusieurs exemples, par exemple celui de l’une de nos adhérentes qui a vu la garde de son enfant confiée au père en première instance. Elle a alors fait appel, car elle n’avait pas eu accès à certaines pièces. La cour d’appel a effectivement considéré qu’il y avait eu une violation de l’article 16 du code de procédure civile, relatif au respect du contradictoire, et a infirmé la décision. Mais cela a pris un an, durant lequel l’enfant est resté chez son père qui, comme le mentionnait la décision de la cour d’appel, avait commis des violences contre la mère. Vous me direz que les voies de recours ont fonctionné. Peut-être, mais pendant un an, on a laissé une situation en l’état, en violation d’une loi fondamentale. De façon générale, lorsque la Cour de cassation annule une décision, cette dernière a déjà produit ses effets. Comment peut-on laisser des décisions produire leurs effets, parfois très graves et irréversibles ?

Autre exemple, de nombreux copropriétaires ne parviennent pas à obtenir la simple reconnaissance et application de la loi à propos des comptes séparés des syndics. Systématiquement, les tribunaux considèrent que ce n’est pas grave s’il n’y a pas de comptes séparés. La loi n’est donc pas appliquée. Pourquoi voter une loi pour qu’il soit ensuite considéré que sa non-application n’est pas grave ?

J’évoquerai un troisième cas, dans le domaine du droit d’auteur. Celui-ci n’autorise pas le juge à juger l’œuvre, ce qui est très important dans une démocratie : l’œuvre est protégée quels que soient sa destination, sa forme, son genre et son mérite. Or quand un auteur saisit la justice à propos d’une atteinte à ses droits, par exemple une reproduction illicite de son œuvre, faite de surcroît sans le citer, les juges demandent à l’auteur de faire la preuve de l’originalité de son œuvre et ce, sans délai. D’une part, le critère d’originalité n’est pas prévu par la loi. D’autre part, le juge écarte tous les arguments comme l’antériorité, le style ou le traitement des idées pour apprécier subjectivement l’originalité de l’œuvre. Nous menons un combat dans ce domaine depuis plusieurs années. Il est actuellement aux mains du ministre de la Culture, et j’ai été auditionnée par le CSPLA, le Conseil supérieur de la propriétaire littéraire et artistique. Nous attendons une réponse depuis deux ans, alors qu’un tel délai n’est jamais laissé aux auteurs devant les tribunaux pour faire la preuve de l’originalité de leur œuvre. Le problème est que le CSPLA est une émanation du ministère de la Culture, et que son président et son vice-président sont tous deux magistrats. Ainsi, même quand on parvient à sortir des tribunaux pour pointer une jurisprudence qui pose problème, ce qui est très difficile, on se retrouve devant des juges.

M. Didier Paris, rapporteur. Quelles sont vos sources de financement ?

M. Jérôme Moreau. Notre fédération est principalement financée par le ministère de la Justice, et nous avons quelques ressources propres provenant de formations. Les associations locales sont également financées par le ministère de la Justice, dans le cadre des conventions et des agréments.

Mme Sophia Seco. La FENVAC est principalement financée par le ministère de la Justice, mais également par ceux des Affaires étrangères et de la Défense, ainsi que par les services du Premier ministre.

M. Didier Paris, rapporteur. Je ne suis pas certain d’avoir bien compris vos explications. Nous parlons de l’indépendance de la justice, et vous avez indiqué que vous souhaitiez que les décisions des cours d’assises s’imposent au juge civil. Dans le système français, la faute pénale, si faible soit-elle, entraîne l’intégralité de la responsabilité pénale. En revanche, ce n’est pas le cas de la faute civile, qui peut se partager et se répartir. Est-ce cela que vous mettez en cause, en matière d’indépendance, ou autre chose ?

M. Jérôme Moreau. Je parlais plus exactement de la CIVI, qui dépend du FGTI, le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et dautres infractions. Celui-ci indemnise les victimes dinfractions au regard de critères préalablement définis pour les délits suffisamment graves. Pour les délits les plus faibles, la compétence est celle du SARVI, le Service daide au recouvrement des victimes dinfractions. À loccasion de lexamen du dossier dindemnisation des victimes par le Fonds de garantie, quelle que soit la gravité du délit, la CIVI peut considérer quil existe une faute supposée de la victime. Dans ce cas, nous ne sommes plus dans le domaine de la responsabilité civile, mais dune appréciation du Fonds de garantie.

M. Didier Paris, rapporteur. Quelle est l’incidence de cette mesure sur l’indépendance de la justice en général ?

M. Jérôme Bertin. L’indépendance de la CIVI, mentionnée aux articles 706-3 et suivants du code de procédure pénale, vient directement heurter l’autorité de la chose jugée et, indirectement, l’indépendance des premiers juges qui ont eu à connaître de l’affaire et qui ont statué sur l’indemnisation. En effet, la CIVI peut, de sa propre appréciation, revoir à la hausse ou à la baisse le montant, mais également faire ressortir une faute de la victime qui réduirait son indemnisation.

M. Didier Paris, rapporteur. Pourtant, vous n’aviez pas été opposé à la création du JIVAT, le juge d’indemnisation des victimes d’attentats terroristes. Ce système devait permettre de ne pas ralentir le cours de l’indemnisation des victimes compte tenu du procès pénal en cours. Grâce à la centralisation, il devait aussi assurer une certaine harmonisation. Cela concerne peut-être davantage la FENVAC que France victimes, mais avez-vous une position à ce sujet ?

M. Jérôme Bertin. Je laisserai, en effet, la FENVAC parler du JIVAT. S’agissant a minima du quantum, nous avions proposé que la CIVI ne puisse pas remettre en cause la décision pénale qui a statué sur les droits et intérêts.

Mme Coralie Dubost. Quand la CIVI décide de diminuer ou d’augmenter le quantum, est-ce exclusivement parce qu’elle a découvert une faute de la victime ou peut-il y avoir d’autres motifs ?

M. Jérôme Bertin. C’est laissé à sa libre appréciation. La CIVI est une commission échevine, avec deux magistrats et un citoyen qui représente les victimes en général. Elle est complètement indépendante pour apprécier le quantum, à la hausse ou à la baisse. Et ce, sans nécessairement relever de faute. Elle peut se prononcer en référence à la jurisprudence ou à des outils comme DataJust. Le plus souvent, d’ailleurs, l’argument des avocats ou des victimes est que l’indemnisation a mal été évaluée. Cette indépendance est très favorable aux victimes, et nous ne la remettons pas en cause. Ce qui est choquant, en revanche, c’est qu’elle puisse aller en deçà de ce qui a été jugé.

M. Didier Paris, rapporteur. Le problème des experts n’a pas encore été tellement posé devant notre commission. À la FENVAC, vous est-il arrivé de demander une contre-expertise spécifiquement parce que vous doutiez de l’indépendance du premier, du deuxième ou du troisième expert ? Le cas échéant, comme mieux résoudre cette question ?

Par ailleurs, vous avez évoqué les limites de l’indépendance de la justice française quand elle est tenue par des justices ou des procédures étrangères. C’est une réalité. On observe une progression de l’espace judiciaire européen, mais c’est moins le cas s’agissant de l’espace judiciaire extra-européen. Vous avez cité des exemples malheureusement parlants, les victimes et leurs familles attendant toujours la résolution de leurs difficultés. Comment pourrait-on améliorer la situation ? Votre fédération a-t-elle des pistes de réflexion à ce sujet ? Je ne parle pas du parquet européen, qui est une notion tout à fait circonscrite. Que pourrait-on faire pour peser davantage politiquement ?

Mme Sophia Seco. Sagissant du JIVAT, nous avons eu loccasion den discuter lors dune précédente audition. Il nous semble un peu prématuré de tirer des conclusions sur son fonctionnement. Sur le principe, nous avions quelques craintes puisquil sagissait de changer un modèle dans lequel le juge pénal pouvait avoir à connaître des situations individuelles et permettre de réelles avancées, comme cela avait été le cas dans des affaires emblématiques comme le drame dAllinges. Mais, pour le moment, ce que nous observons est plutôt satisfaisant. La création de cette juridiction a permis de rationaliser la procédure du FGTI et dapporter du contradictoire.

S’agissant des expertises, nous sommes confrontés à la pénurie d’experts formés à des sujets très techniques, mais aussi à des difficultés budgétaires. Comme le mentionnait Mme Morel, la question du budget et de l’équilibre des moyens se pose lorsque les familles se trouvent face à une grande entreprise accompagnée par de grands cabinets d’avocats. Cela met à mal l’égalité des armes. À ce titre, je tiens quand même à souligner un exemple vertueux : dans l’affaire du déraillement de Brétigny, la justice a alloué à l’association de victimes une provision pour organiser des contre-expertises et équilibrer les moyens. Mais en dehors de la provision ad litem, il n’existe pas vraiment de solution pour résoudre ces problèmes.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous est-il arrivé de demander des contre-expertises ou des sur-expertises pour le seul motif de présomption de manque d’indépendance du premier expert ?

Mme Sophia Seco. Il nous est arrivé dorganiser une contre-expertise en raison de la suspicion quant à lindépendance de lexpert, qui avait conduit ses travaux sur les conclusions du rapport qui nallaient pas dans le sens quauraient permis dautres regards et qui semblaient contraires aux éléments du dossier. La question de l’indépendance se retrouve aussi dans les conclusions, qui sont fondamentales. En l’occurrence, nous considérons que la décision de l’expert peut être influencée par sa qualité initiale, puisqu’il peut choisir de laisser certains aspects de côté pour se concentrer sur d’autres éléments du dossier, qui auraient pu être exploités d’une autre manière par d’autres experts.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous mettez en avant la difficulté à obtenir du contradictoire dans les expertises. Souvent, l’expertise est perçue comme le travail d’un sachant qui apporte une information verticale qu’il faut prendre pour argent comptant alors qu’elle devrait pouvoir être soumise au contradictoire. L’argument du manque d’argent est-il avancé tel quel par les juges d’instruction ou le parquet pour refuser de nouvelles expertises ?

Mme Sophia Seco. Il nest jamais formulé ainsi, mais nous savons que la question financière est déterminante pour lavancée de certaines investigations. Elle peut expliquer une forme de censure dans lexploration de certaines pistes techniques et onéreuses.

M. le président Ugo Bernalicis. Lorsqu’il nous est rendu compte de l’exécution du budget de la Justice, on nous affirme qu’il n’y a pas de problème de budget en matière d’expertise, qu’il y a suffisamment de marge de manœuvre et que ce volet a été rationalisé. Cela pose la question de l’effectivité des arguments avancés et de la réalité constatée.

M. Jérôme Bertin. Outre la question budgétaire, il peut exister des difficultés en matière de choix de l’expert, soit par manque d’experts formés aux sujets très techniques, soit par manque d’experts dans le territoire concerné. Dans les territoires ultramarins, par exemple, l’insularité ne permet pas toujours de contredire les experts ou de les choisir. Ayant été assesseur durant plus de sept ans dans une cour d’indemnisation, je sais d’expérience qu’il est tentant de choisir un expert dont on sait que le rapport sera bien écrit et aisé à lire.

M. Jérôme Moreau. En matière de crash aérien, nous lavons vu, les expertises sont faites chez Airbus. Mais il serait très compliqué de les confier à des concurrents internationaux de ce groupe. En effet, on pourrait considérer quils ne sont pas impartiaux du fait de la concurrence. En tout état de cause, beaucoup de magistrats réclament deux expertises contradictoires pour pouvoir se faire une véritable idée de l’affaire.

M. Didier Paris, rapporteur. Le système d’expertise contradictoire existe. Ce n’est pas nouveau.

Pouvez-vous dire un mot sur l’espace judiciaire international ?

Mme Sophia Seco. Des outils existent, comme les conventions internationales. Il faudrait parvenir à les faire respecter, pour permettre à nos concitoyens frappés à létranger daccéder à une justice et pour que les engagements soient tenus de part et dautre – comme cest le cas en France.

M. Didier Paris, rapporteur. Mme Morel, je ne suis pas certain d’avoir exactement compris tous vos propos, j’espère que vous me le pardonnerez. Quand je vous entends parler de la nécessité d’un meilleur contrôle du juge ou de l’intervention du politique, quand je vous entends mettre en cause l’autonomie du juge liée à la jurisprudence ou quand je vous entends contester le rôle de la Cour de cassation – dont le rôle est d’unifier en droit et pas en fait –, cela me laisse penser à une belle définition d’un État totalitaire.

Quels sont vos financements ?

Mme Corinne Morel. Nous sommes totalement autonomes, puisque nous ne sommes financés que par les cotisations et les dons de nos adhérents.

Je suis très surprise que vous fassiez cette interprétation de mes propos. Demander la sortie de lautocontrôle est le contraire même du totalitarisme et de la dictature. La République ne doit pas sarrêter aux portes des tribunaux. Nous demandons simplement le contrôle de la jurisprudence. Cest le législateur qui crée la loi, pas le juge. Contrôler la jurisprudence, cest sassurer quelle ne déborde pas du cadre et ne heurte pas de plein fouet nos droits fondamentaux. Un contrôle extérieur est indispensable. Jai bien précisé quil ne sagissait pas de mettre son nez dans les décisions de justice, mais quun contrôle était nécessaire en cas de dysfonctionnement. Cest la raison pour laquelle nous demandons la création dune commission indépendante de la magistrature, qui pourrait être chargée de cette mission. Lindépendance doit aller dans les deux sens. Dans le cas contraire, ce nest plus de lindépendance mais de lautocontrôle.

Mme Coralie Dubost. Comme mon collègue, j’ai été très étonnée de votre perception de l’article 6 de la DDHC et de la façon dont vous en faites usage dans le fonctionnement de la justice, et même de votre idée de la jurisprudence qui serait contraire à l’expression populaire et aux procédures. Les pouvoirs des juges sont quand même établis par la loi, donc par l’expression de la volonté générale. J’avoue que j’ai un peu de mal à vous suivre sur ce point. Cela me semble dénoter surtout un grand besoin de dialogue, pour faire comprendre le fonctionnement de la justice et pourquoi il est important qu’elle puisse avoir une perméabilité. Imaginez ce qui se passerait si je pouvais intervenir dans les procédures de mon procureur. Ce serait inquiétant pour mon territoire.

Par ailleurs il est important de répondre aux inquiétudes que vous avez exprimées. Pour réprendre l’exemple des violences faites aux femmes, je peux demander à mon procureur de me rendre compte, sans aller pour autant jusqu’à le contrôler. Nous en parlons très régulièrement, dans les territoires. Je salue, à cet égard, le travail de grande qualité de France victimes 34 en matière d’accompagnement de victimes en général et de victimes de violences faites aux femmes en particulier, en coordination avec le procureur.

Je suis favorable aux échanges pour vérifier que les dossiers avancent. Évaluer et contrôler fait d’ailleurs partie du rôle des parlementaires – c’est ce que nous faisons en ce moment. Mais s’immiscer dans une procédure me semblerait extrêmement dangereux et pourrait confiner à du totalitarisme. Je pense qu’il faudra que nous soyons amenés à nous revoir et à comprendre les choses différemment.

Mme Corinne Morel. Je suis extrêmement surprise par cette qualification. Cest pourtant très simple : si vous voulez permettre au juge de faire de la jurisprudence, il faut linscrire dans la loi. La jurisprudence, cest-à-dire cet exercice de création du droit, doit être encadrée par la loi. Les limites doivent être précisées. Le justiciable doit pouvoir savoir ce quil doit faire. Il doit aussi être assuré que la décision concernant son affaire sera rendue de la même façon quel que soit le territoire, indépendamment du tribunal concerné.

La perte de confiance du peuple à l’égard des juges est une réalité. La démocratie, c’est l’écrit. C’est la raison pour laquelle je suis très surprise du procès en totalitarisme que vous me faites. Je prends l’article 6 de la DDHC pour ce qu’il est : « la loi est lexpression de la volonté générale ». Ces termes, que je ne déforme pas, doivent être respectés. La volonté générale est le principe même de notre démocratie. Nous élisons nos représentants qui sont, à ce titre, légitimes pour faire la loi. Si les juges étaient élus, ils pourraient faire la loi. Pour l’instant, tel n’est pas le cas. Nous ne sommes pas opposés à ce qu’ils modifient certains points et créent de la jurisprudence, mais ils ne doivent pas le faire hors de contrôle. Quand la jurisprudence et la loi se heurtent de plein fouet, le législateur doit statuer.

M. le président Ugo Bernalicis. Je ne vous fais aucun procès en totalitarisme, loin s’en faut. Je suis ouvert à une discussion sur la jurisprudence et sur d’autres principes, y compris les voies de recours. J’ai moi-même fait, très récemment, une tentative de recours devant le tribunal administratif et le Conseil d’État, et j’ai pu constater le fonctionnement et les limites de ce dispositif. Il y a toujours des limites, qu’il est bon de questionner. Je pense aussi qu’il est bon qu’il y ait de la jurisprudence, mais peut-être y a-t-il une problématique d’encadrement de cette dernière. Souvent, en effet, le législateur n’apporte que des réponses a posteriori, intégrant la jurisprudence dans la législation avec un sens plus strict et plus cadré que ne pouvaient le faire les juges eux-mêmes. Cela a été le sens de l’évolution de la loi récente, comme on l’a encore vu pour le covid-19, avec la question de l’application de la loi Fauchon.

Il peut exister des désaccords à l’Assemblée nationale, et c’est tant mieux ! C’est cela qui permet le débat et la progression. Je vous remercie, toutes et tous, pour vos réponses et vos appréciations. Vous pouvez transmettre au rapporteur et à moi-même tout élément complémentaire qui vous semblerait utile. Je vous invite à regarder les auditions précédentes, ainsi que les suivantes. Nous sommes preneurs des ajouts que vous auriez à faire. Il nous semblait indispensable que, dans une commission d’enquête sur l’indépendance de la justice, la voix des justiciables représentés par des associations soit entendue, car on oublie souvent les parties, dans le débat judiciaire. Cela nous tenait particulièrement à cœur. Merci !

 

 

 


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Audition du mercredi 3 juin 2020

À 16 heures : Table ronde de représentants dassociations de journalistes :

-          Mme Olivia Dufour, présidente du Cercle des journalistes juridiques

-          M. Pierre-Antoine Souchard, vice-président de lAssociation confraternelle de la presse judiciaire, et Mme Marine Babonneau, trésorière

-          M. Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes-CGT, et Mme Jade Lingaard

M. le président Ugo Bernalicis. Nous poursuivons nos travaux et accueillons trois représentants d’associations de journalistes : Mme Olivia Dufour, présidente du Cercle des journalistes juridiques, M. Pierre-Antoine Souchard, vice-président de l’Association confraternelle de la presse judiciaire accompagné de Mme Marine Babonneau, trésorière, M. Emmanuel Vire secrétaire général du CNJ-CGT et Mme Jade Lindgaard.

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment)

Mme Olivia Dufour, présidente du Cercle des journalistes juridiques. L’indépendance de la justice est souvent envisagée sous l’angle des rapports entre la sphère politique et la justice, notamment sur la capacité de la justice à affirmer son indépendance lorsqu’une personnalité politique est mise en cause. C’est une très bonne approche et un point fondamental.

L’indépendance de la justice est d’abord une question de moyens. La justice en manque singulièrement et son indépendance n’est souvent envisagée qu’à travers le prisme de l’éventuelle impartialité de quelques personnes, c’est-à-dire quelques juges, journalistes et personnalités politiques.

Or, par exemple, lorsque la chancellerie interprète une circulaire prise pendant l’État d’urgence en prolongeant automatiquement les détentions provisoires pendant le confinement – et alors que cette circulaire pouvait être comprise comme ne valant que pour les personnes arrivant au terme de leur détention et sans que le juge ne soit de facto écarté – il s’agit, là aussi, de l’indépendance de la justice.

Ce sujet a soulevé des questions intéressantes chez les syndicats de magistrats. Cela nous renvoie à la question des moyens, car cette circulaire a été appliquée pour faciliter l’activité de magistrats qui n’avaient pas les moyens de travailler normalement et se heurtaient à la complexité des conséquences liées au covid-19.

Je vous renvoie aux excellents travaux de Michel Bouvier, auteur d’un rapport commandé par la Cour de cassation. Ils soulignent que l’autonomie budgétaire pourrait être une solution envisageable.

Ensuite, la justice est une autorité et non un pouvoir. Elle est allée chercher auprès des médias une aide pour combler son sentiment de faiblesse.

Ce couple a très bien fonctionné et a participé à l’émancipation de la justice, impulsée par le Syndicat de la magistrature. L’affaire Fillon démontre que l’émancipation de la justice a été très forte. Il serait toutefois intéressant de se demander si cette émancipation pourrait créer une situation de dépendance de la justice à l’égard des médias.

Enfin, concernant le pouvoir des médias, je ne pense pas que les magistrats puissent être sous influence médiatique. Je crois que les magistrats résistent très bien à l’opinion publique.

En revanche, j’ai une inquiétude : le système médiatique – c’est-à-dire les journalistes, les réseaux sociaux et les émissions de divertissement – ne serait-il pas suffisamment puissant pour imposer ses valeurs, ses règles, ses réflexes à une justice qui a des valeurs antagonistes ? La justice a besoin de temps, supporte la complexité d’un dossier, travaille sur la raison tandis que les médias sont dans l’immédiateté, recherchent la simplification à l’extrême et sont sensibles à l’émotion.

Le système médiatique est devenu si puissant que nous devons nous interroger sur la meilleure manière de préserver les valeurs du système judiciaire.

M. Pierre-Antoine Souchard, vice-président de lAssociation confraternelle de la presse judiciaire. L’Association confraternelle de la presse judiciaire a été créée en 1987 et est l’une des plus anciennes associations de journalistes. Elle compte aujourd’hui 220 membres issus de tous les médias.

Notre association est devenue plus combative car notre grand cheval de bataille est le secret des sources. Nous avons contesté la loi relative au renseignement devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) et nous sommes constitués partie civile dans l’enquête des fadettes du Monde.

Également, l’an dernier, nous avons publié un guide de défense du journaliste notamment pour apporter des réponses aux confrères confrontés à des situations de garde à vue, d’information judiciaire ou d’enquête préliminaire. Ce guide est coédité avec le Syndicat national des journalistes (SNJ) et a été réalisé avec l’aide du cabinet Spinosi Sureau.

M. Emmanuel Vire, secrétaire général du CNJ-CGT. Le CNJ-CGT est le deuxième syndicat de la profession et nous avons été auditionnés par la mission sur le secret de l’instruction.

Je suis accompagnée de Jade Lindgaard de Mediapart. Elle adhère au syndicat et est coprésidente de la société des journalistes et rédacteurs de Mediapart. Il me semble intéressant qu’elle puisse s’exprimer sur ce qu’il se passe actuellement à Mediapart.

Monsieur Paris me connaît, je ne mâche pas mes mots et je vous le dis : les journalistes en ont marre. Ce sentiment est partagé par l’ensemble des acteurs de la profession, les syndicats des journalistes, les associations.

Nous sommes dans une situation économique et sociale compliquée avec la concentration de la presse, la précarisation du métier de journaliste et les contraintes quotidiennes. Or, nous avons l’impression d’être attaqués à plusieurs niveaux.

D’abord, par le pouvoir politique et par des décisions, des paroles qui se multiplient. Je pense à la volonté du Président de la République de déplacer la salle de presse de l’Élysée. Je pense à l’envie du Président de la République de choisir les journalistes qui le suivent. Je pense à la volonté de l’Élysée d’établir pendant la crise sanitaire une revue de presse avec des articles jugés vrais, bons, dignes de confiance.

Ensuite, des personnalités politiques n’hésitent pas à remettre en cause le travail des journalistes et à les attaquer, voire, comme la semaine dernière, à déposer une proposition de loi qui empêcherait de filmer les forces de l’ordre.

On a l’impression qu’un amoncellement de lois entrave notre travail : loi sur le renseignement, loi sur le secret des affaires, loi sur les fake news, loi Avia.

Également, les convocations de journalistes par la justice se succèdent. Ce n’est plus possible ! Je ne sais même plus si nous en sommes à treize, quatorze ou quinze convocations !

Il y a aussi eu les violences contre les journalistes pendant les manifestations, contre la réforme des retraites ou le projet de loi réformant le droit du travail lors du précédent quinquennat. Des violences peuvent arriver, mais le problème est que nous n’avons aucune visibilité sur les suites données aux plaintes.

Ce contexte nous met en colère.

Mme Jade Lindgaard, journaliste à Mediapart. À Mediapart, et cela est également le cas ailleurs, nous faisons l’objet depuis plusieurs mois d’atteintes au libre exercice de notre métier.

La semaine dernière, ma collègue, Pascale Pascariello, a été entendue par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) dans le cadre d’une enquête préliminaire pour violation du secret professionnel et recel de violation du secret professionnel. Cela concerne des révélations qu’elle a publiées sur l’affaire Geneviève Legay. Pendant une heure et demie elle a été entendue afin de connaître les sources de ses articles.

Autre exemple : en février 2019, la tentative de perquisition à Mediapart. Le motif était, du point de vue du procureur de Paris, l’atteinte à l’intimité de la vie privée de deux personnes auxquelles Mediapart avait consacré des articles, MM. Benalla et Crase. Finalement, cette perquisition n’a pas eu lieu. Comme le permet le cadre de l’enquête préliminaire, nous avons pu nous y opposer. Il s’agissait cependant d’un événement historique.

Troisième exemple : en avril 2019, les auditions de plusieurs journalistes de Disclose, collectif de journalistes d’investigation auquel Mediapart est associé. Nous avions publié leur article qui portait sur l’implication de la France dans des ventes d’armes censées être prohibées au Yémen. Ces journalistes ont été entendus, cette fois-ci par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), pour connaître la source de la note classifiée sur laquelle ils s’étaient appuyés pour faire ces révélations.

Quatrième exemple : en octobre 2019, les convocations de quatre journalistes de Mediapart par la police judiciaire, toujours dans le cadre d’une enquête préliminaire. Elles faisaient suite à un article que nous avions consacré à M. Guédon, garde du corps d’Emmanuel Macron et proche de Monsieur Benalla,

Ces différents exemples posent plusieurs problèmes. Le premier, c’est la menace sur le secret des sources. L’arrêt Goodwin, rendu par la CEDH explique très précisément que le secret des sources est une pierre angulaire de la liberté de la presse.

Notre métier de journaliste c’est de parler à des gens qui n’ont pas le droit de faire. Ils doivent pouvoir s’exprimer sans que personne, jamais, ne connaisse leur identité. Sinon, nous ne faisons pas du journalisme mais de la copie de communiqués de presse. Or, les pressions que nous constatons intimident ces personnes qui ont déjà beaucoup d’hésitations à parler à des journalistes.

À la suite de l’audition de ma collègue Pascale Pascariello, le policier soupçonné par la justice d’avoir donné les informations qui auraient été utilisées dans son article a été suspendu. Le message adressé aux sources est alors très clair : ne parlez pas aux journalistes.

Le deuxième problème est que toutes ces enquêtes émanent du parquet. Or, le parquet est en lien de dépendance statutaire vis-à-vis du pouvoir exécutif. Cela est confirmé par un arrêt de la CEDH qui considère que le parquet français ne peut être considéré comme une autorité indépendante.

Enfin, et c’est le troisième problème, cette situation représente pour nous un contournement du droit de la presse. En tant que journalistes, nous ne demandons pas à échapper aux lois. Nous devons rendre des comptes sur notre travail et pour cela, il existe des lois fondatrices. La loi de 1881 sur la liberté de la presse précise le cadre dans lequel il est possible d’attaquer des journaux pour diffamation ou pour atteinte à la présomption d’innocence.

Les journalistes de Mediapart, comme beaucoup de confrères, sont régulièrement convoqués par la 17e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance et c’est normal. C’est devant les tribunaux, devant des chambres spécialisées et indépendantes du pouvoir exécutif, dans le cadre d’audiences publiques, que nous devons rendre des comptes.

Pour nous, une bonne information relève de l’intérêt général et permet un éclairage sur un dysfonctionnement institutionnel, sur des atteintes aux libertés, sur des violences policières ou des situations de corruption. Une bonne information n’est pas liée à sa source.

M. Emmanuel Vire. Le secret des sources n’est pas le secret des journalistes. Le secret des sources est fait pour protéger les sources et non pour protéger le journaliste d’éventuelles turpitudes.

M. le président Ugo Bernalicis. En tant que journalistes, vous êtes observateurs mais aussi acteurs de l’actualité et du monde judiciaires. Parfois, des affaires judiciaires sortent et se créent du fait d’une actualité médiatique. Cette actualité médiatique peut influencer l’état d’esprit, au moins de l’opinion, dans lequel se déroule un procès. On peut y voir la volonté de certains de créer des affaires de toutes pièces, dans des temporalités qui pourraient intéresser les uns les autres.

Globalement, qui sont vos sources ? Est-ce des magistrats, des greffiers, des policiers ou des éléments qui traînent sur la photocopieuse ?

Depuis le début de cette commission d’enquête, on nous dit que tout se passe bien dans la magistrature, que tout est imperméable, que la police judiciaire ne rend des comptes qu’au magistrat instructeur de l’enquête et non à sa hiérarchie en parallèle. Or, je sais que cela ne correspond pas à la réalité puisque des éléments se retrouvent dans vos articles. J’aimerais comprendre la mécanique.

Mme Marine Babonneau, trésorière de lAssociation confraternelle de la presse judiciaire. On ne vous dira rien !

Mme Jade Lindgaard. Les sources sont aussi diverses et multiples que les situations.

Il existe des situations qui conduisent des personnes à vouloir dénoncer des dysfonctionnements. Cela peut concerner des difficultés dans des centrales nucléaires, dans un commissariat, un gouvernement, un cabinet ministériel, des situations de harcèlement sexuel, sexiste ou homophobe, par exemple.

Dans la grande majorité des cas, les personnes deviennent des sources lorsque n’ont pas fonctionné les leviers internes qu’elles ont tenté d’actionner pour dénoncer des abus, des illégalités ou des manquements au règlement.

Ces personnes se retrouvent alors à jouer un rôle de lanceur d’alerte, presque contre leur gré. Elles estiment, souvent, ne pas avoir d’autres recours que de jeter le problème sur la place publique.

Pour ces personnes qui ont beaucoup à perdre, ce sont toujours des situations extrêmement difficiles et douloureuses. Cela implique de notre part beaucoup de précautions pour protéger ces paroles fragiles. Il ne s’agit pas d’un business.

M. Emmanuel Vire. Je suis secrétaire général du syndicat depuis dix ans. J’ai l’impression que les professionnels de la justice et de la police nous parlent davantage qu’autrefois. Je crois que ces personnes le font car elles ont l’impression que, sans cela, les choses n’avanceront pas alors qu’elles en ont « gros sur la patate ».

M. le président Ugo Bernalicis. Mme Dufour, pourriez-vous revenir sur le couple média/justice ?

En effet, dans le cadre contraint du code de procédure pénale, seul le parquet est en mesure de s’exprimer publiquement. Toutefois, certains magistrats peuvent souhaiter éviter que certains éléments passent sous silence. Pour cela, le meilleur moyen ne serait-il pas que les médias en parlent ?

Mme Olivia Dufour. Dans les années quatre-vingt-dix, lorsque les grandes affaires ont commencé à sortir, les juges d’instructions avaient besoin des médias pour éviter l’enterrement des affaires et l’émancipation des magistrats, dès les années soixante-dix, s’est faite grâce à la presse.

Ce pouvoir est certes fragile, inlassablement attaqué sur le secret, mais le système dans sa globalité est extrêmement puissant et j’ai le sentiment qu’il existe un mécanisme de compensation.

Il s’agit là d’un vieux complexe de l’autorité vis-à-vis des pouvoirs. Les magistrats ont le sentiment, et ce n’est pas inexact, d’êtres tenus, conformément à la vision napoléonienne qui souhaite faire des magistrats son bras armé.

Nous ne sommes peut-être pas totalement sortis de ce modèle. Que fait-on quand on se sent impuissant vis-à-vis de l’exécutif et du législatif ? On cherche un allié. Les médias constituent un allié formidable qui a contribué à l’émancipation des magistrats.

Concernant les sources, comme tous les journalistes, je suis renseignée sur des choses anodines mais je sais qu’une information nous est transmise pour nous emmener quelque part.

La vraie question est : où veut-on nous emmener ? Cela peut être, comme c’est souvent le cas chez Mediapart, vers la poursuite d’un objectif d’utilité publique mais aussi vers quelque chose de moins louable.

Le système médiatique peut alors apparaître comme l’ultime recours, la dernière chose qui fonctionne dans un pays où l’on a plus tellement confiance dans les institutions.

M. le président Ugo Bernalicis. Existe-t-il aussi des pressions sur la presse quotidienne régionale (PQR) ? Si oui, comment se matérialisent-elles ?

M. Pierre-Antoine Souchard. La PQR est confrontée à des petites baronnies. En province, il existe beaucoup plus de pressions qu’à Paris, notamment parce que tout le monde se connaît.

Notre guide de défense du journaliste a aussi été fait pour ces journalistes de la PQR qui ont accès à peu de chose. Pour le dire clairement : tout le monde se désintéresse de ce qu’il se passe dans la PQR.

On nous fait remonter des convocations de journalistes de presse quotidienne régionale. Parfois, les choses se passent bien, parfois les journalistes subissent des pressions, par exemple sur leurs enfants.

Lors des auditions, c’est le jeu du chat et de la souris. On essaie de vous faire parler et il faut donc être prudent et rappeler que nous sommes tenus au secret des sources.

Pour revenir sur les propos d’Olivia Dufour, je précise que le journaliste est un vecteur. C’est à lui de savoir pour quelles raisons on lui donne une information.

Les premières questions que doit se poser le journaliste sont : pourquoi moi, pourquoi à ce moment-là et quel est l’intérêt de la personne qui me donne l’information ?

Mme Jade Lindgaard. Souvent, on ne nous donne pas l’information et il faut aller la chercher. L’obtention d’informations est un long cheminement et nous avons le temps de nous interroger sur les intentions des sources.

À Mediapart, nous avons un fonctionnement très collectif et nous réfléchissons ensemble à ces sujets lors de nos réunions de travail. Cela nous permet d’être plus avisés mais aussi plus forts.

Pour nous, l’intention de la source ne nous arrête jamais. C’est l’information et son éventuel intérêt général qui nous intéresse.

M. le président Ugo Bernalicis. Tous les cas de figure existent, mais j’ai en tête des affaires où l’on retrouve les procès-verbaux d’audition dans les journaux dès le lendemain de leur tenue.

M. Emmanuel Vire. Pour nous, Mediapart, représente l’avant-garde du journalisme d’investigation.

Aujourd’hui, il y a deux types d’information : l’information du buzz des chaînes d’information en continu et le travail réalisé par Le Monde ou Mediapart. L’excellente enquête du Monde sur les féminicides et qui vient de paraître, représente un travail de six mois réalisé par dix journalistes.

La PQR n’est pas comparable à la presse nationale. Elle est très concentrée et aux mains de quelques-uns seulement. Par exemple, le Crédit mutuel possède toute la presse de l’est de la France. Pensez-vous que les journaux détenus par ce groupe vont évoquer des affaires qui pourraient se dérouler au Crédit mutuel ?

Il y a deux semaines, dans Libération, est parue une tribune sur l’histoire de l’agroalimentaire. Il y a eu des pressions folles ! Dans un quotidien régional, l’autocensure est forte et le journaliste réfléchit à deux fois avant d’attaquer des gens proches de son patron. Or, en région, tout le monde se connaît.

M. le président Ugo Bernalicis. Existe-t-il des baronnies locales, judiciaires, économiques, politiques qui pourraient empêcher un journaliste de sortir une information ? Lors de son audition, Jean-Michel Prêtre, nous a expliqué qu’il y avait un contexte économique très particulier à Nice.

Mme Jade Lindgaard. Cela joue un rôle déterminant mais il ne s’agit pas d’un complot. Dans des villes où les cercles de pouvoirs se côtoient et où il y a des effets de milieux, il est plus difficile pour un journaliste ou un petit journal de sortir des affaires. Le rapport de force est très inégal.

Pour nous, à Mediapart, la question de l’indépendance capitalistique des journaux est déterminante. Elle permet d’enquêter en sérénité et d’offrir aux sources des protections sérieuses. Or, plus le journal est petit et le journaliste isolé, plus la vulnérabilité est forte. Le travail de journaliste se trouve au cœur de la société et ne peut être considéré en dehors des rapports de force économiques, judiciaires et politiques.

Mme Marine Babonneau. Il y a longtemps, j’ai travaillé en PQR, en Polynésie française, sous Gaston Flosse, pour un journal qui s’appelait les Nouvelles de Tahiti et qui faisait partie du groupe Hersant. Nous subissions des pressions quotidiennes de la part de Gaston Flosse, de ses amis ou de sa famille. Nous étions menacés, notamment de suppression des budgets publicitaires et exclus de tous les rassemblements. Ils ont fini par « avoir la peau » de ce journal qui a disparu il y a cinq ans.

Il peut aussi y avoir des pressions dans la presse spécialisée. C’est différent, mais elles existent.

M. Didier Paris, rapporteur. Nous sommes dans un système français où nul ne conteste la protection des sources des journalistes.

Souvenez-vous de la célèbre formule d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme qui dit que le journalisme est « le chien de garde de la démocratie ». La vraie question est donc : dans quel équilibre se trouve-t-on ?

Je pense qu’il existe un intérêt prépondérant à l’information du public. C’est l’une des bases de toute démocratie. Le jeu d’équilibre doit se faire avec des éléments de même valeur et de même niveau : présomption d’innocence et respect de la vie privée lors des enquêtes.

C’est un débat compliqué, mais je remarque que, quand on vous pose la question de l’indépendance de la justice, vous répondez indépendance des journalistes.

En quoi les attaques que vous déplorez sont-elles liées à la question de l’indépendance de la justice ? Est-ce que ce sont des attaques organisées, volontaires, d’une justice aux ordres du pouvoir exécutif et qui ne fait qu’être son bras séculier ou celui du pouvoir économique ? Ou ne serait-ce pas plutôt l’œuvre d’une justice qui fait son boulot ?

Vous dites que le métier de journaliste, c’est de parler à des gens qui ne peuvent pas le faire. Vous posez cela comme un principe de base. Cela ne peut pas l’être. Il y a une loi pénale et des gens qui ne peuvent pas s’exprimer aussi facilement que d’autres.

Mme Jade Lindgaard. L’indépendance de la justice est absolument indispensable en démocratie. Nous considérons que l’indépendance de la justice ne peut pas se penser séparément des enjeux de la liberté d’information ou en dehors de la démocratie. De la même manière, l’indépendance de la justice ne peut pas se penser indépendamment des conséquences de ses actes.

Par exemple, les auditions de journalistes par la police judiciaire ou la DGSI envoient un message d’intimidation aux sources : attention, vous risquez d’être découverts ; attention, si vous parlez à un média, vous risquez de vous mettre en danger. L’exercice de ces prérogatives judiciaires a donc des conséquences concrètes.

M. le président Ugo Bernalicis. Est-il normal que l’on interroge des journalistes qui ont commis une infraction ?

Mme Jade Lindgaard. Pour nous, c’est un problème de convoquer un journaliste pour lui demander qui sont ses sources.

M. Didier Paris, rapporteur. Membre de la Cour de justice de la république, j’ai été frappé de voir, dans le cadre de l’affaire concernant Jean-Jacques Urvoas, et alors qu’il y avait violation avérée du secret de l’enquête et de l’instruction, que les hautes autorités judiciaires n’ont pas entamé de poursuites. Il y a peu de poursuites qui aboutissent et elles sont vouées à l’échec.

Concrètement, combien de journalistes sont condamnés ?

M. Emmanuel Vire. Je crois, Monsieur Paris, que vous donnez ces informations dans votre rapport.

On le sait tous, très peu de journalistes sont condamnés. Nous avons des garde-fous pour garantir notre indépendance : les avis la Cour européenne, la loi de 1881, notre convention collective qui prévoit la clause de conscience. Si un journaliste estime que l’on lui demande d’écrire quelque chose qui ne répond pas à la ligne éditoriale de son titre, il a le droit d’être licencié avec des indemnités. Concrètement, il y a seulement deux clauses de conscience par an.

Très peu de journalistes sont condamnés, mais nous manquons de liens. Les syndicats de journalistes n’ont pas de relations institutionnalisées. Nous avons des relations syndicales avec le syndicat de la magistrature, avec les avocats de France sur les thématiques des libertés publiques. En revanche, il n’y a pas de lien entre les syndicats de journalistes et les syndicats de policiers. Je le regrette profondément.

Dans les écoles de journalisme – dont les cursus sont pourtant codifiés s’agissant des quatorze écoles reconnues – la déontologie, l’indépendance, les relations avec la police et la justice ne sont enseignées qu’une heure ou deux par an.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous renseignez aussi parfois la justice pour les besoins d’une enquête.

Mme Jade Lindgaard. Nous avons un exemple avec l’affaire Benalla. Mediapart avait publié le contenu d’enregistrements qui démontraient que M. Benalla n’avait pas respecté son contrôle judiciaire. La justice nous a demandé la communication de ces enregistrements dans le cadre de l’information judiciaire qui avait été ouverte après les faits du 1er mai. Dans ce contexte, et c’est public, Mediapart avait accepté de communiquer les enregistrements.

Si le cadre judiciaire va dans le sens de l’intérêt général, nous n’avons pas de raison de nous opposer à ces demandes. Il n’existe pas d’opposition de principe à l’autorité judiciaire. C’est la protection de nos sources et le secret de notre travail que nous souhaitons préserver. Comme pour d’autres professions, les avocats par exemple, notre travail est protégé par le secret. C’est un principe de notre démocratie mais ce n’est pas un principe intangible.

M. Didier Paris, rapporteur. Faites-vous un lien entre ce que l’on appelle le tribunal médiatique – c’est-à-dire la manière rapide de juger de la culpabilité de quelqu’un – et la situation économique dans laquelle se trouve la presse en France ? Cela conduit-il à la course à l’information rapide ?

La justice est rendue par des hommes nécessairement sensibles à l’opinion générale et au regard porté sur le travail judiciaire. Qu’en pensez-vous ?

M. Emmanuel Vire. Le métier change. L’immédiateté de d’information, la place des réseaux sociaux nous conduisent à nous interroger. Qui est journaliste aujourd’hui ?

Sur la situation économique, pendant ces deux derniers mois, il n’y avait plus de quotidien dans les Antilles. Si M. Niel n’était pas arrivé à la rescousse pour récupérer les anciens journaux d’Hersant, il n’y aurait aujourd’hui plus de journaux aux Antilles.

Nice Matin a failli disparaître. Dans un contexte local compliqué économiquement, politiquement, socialement, ce quotidien a également été acheté par M. Niel. Pour l’instant, on ne sait pas ce qu’il veut en faire, de quels moyens disposera le journal et quelle sera sa ligne éditoriale. Croyez-vous, qu’en ce moment, dans cette situation, les journalistes de Nice Matin vont révéler des affaires ? Non ! Ils attendent de voir ce qu’il va se passer et veulent déjà savoir s’ils vont conserver leurs emplois. En dix ans, nous sommes passés de 40 000 à 35 000 journalistes.

On a l’impression d’avoir des informations partout et immédiatement sur les chaînes d’information en continu. En tant que secrétaire général d’un syndicat de journalistes, je ne me félicite pas de la course à l’échalote des chaînes d’information.

Cela m’inquiète de voir comment le temps médiatique peut prendre le dessus sur le temps de justice. En tant que citoyen, je suis choqué. C’est pour cela que je suis heureux de voir que des journaux comme Mediapart, Le Monde, le Figaro ont des moyens et du temps pour mener des enquêtes.

M. Pierre-Antoine Souchard. Ce sont souvent les politiques qui remettent en question l’indépendance de la justice. Le discours varie selon que l’on se trouve dans la majorité ou dans l’opposition. Pour beaucoup de politiques, la justice est le bras armé pour écarter un adversaire ou un opposant. C’est ainsi que vous pensez l’indépendance de la justice. Vous avez un présupposé, qui a peut-être été vrai autrefois mais qui ne l’est plus.

Ensuite, la nomination du procureur est toujours empreinte de soupçons. La nomination de tous les derniers procureurs de Paris – Rémy Heitz, François Molins, Jean-Claude Marin, Yves Bot, Jean-Pierre Dintilhac – a toujours été l’objet de polémiques. À ces postes, et à Paris qui est le plus grand tribunal de France où sont concentrées toutes les affaires politico-financières, il y a forcément du soupçon. Ce soupçon pèse-t-il sur le procureur de Lons-le-Saunier ? Je n’en suis pas certain.

Répondre à la question de l’indépendance de la justice, c’est d’abord s’interroger sur l’image que, vous, politiques, avez de la justice.

Les principales enquêtes sont généralement des enquêtes préliminaires. La question d’une instrumentalisation ou d’une demande du pouvoir se pose. La justice est-elle indépendante lorsqu’elle se rend à Mediapart pour perquisitionner et récupérer des documents qui intéressent le pouvoir ? De mémoire, c’était pour atteinte à l’intimité de la vie privée. Or, il me semble qu’il faut que la personne dont l’intimité a été atteinte porte plainte. Cela ne peut pas être une enquête à l’initiative du parquet.

M. Didier Paris, rapporteur. Le conseil de déontologie des journalistes a récemment rendu un premier avis contre BFM TV.

Les journalistes ont souhaité la création de ce conseil de déontologie pour former un contre-pouvoir dans le cas d’éventuels dérapages de journalistes. Est-ce que cela est de nature à amoindrir la pression médiatique que pourrait parfois subir la justice où est-ce sans intérêt ?

Mme Jade Lindgaard. Mediapart ne souhaite pas participer à ce conseil de déontologie journalistique.

Nous avons une position très arrêtée. Au sein de cette commission, siègent des représentants des éditeurs ou d’actionnaires. Nous considérons que les pressions économiques qui pèsent sur la liberté d’informer s’exercent également au sein de ce conseil de déontologie.

Également, pour une raison politique plus profonde, en tant que journaliste nous devons rendre compte à tout le public. Il nous semble plus porteur de nous inscrire dans la charte de Munich de 1871 qui précise que « la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime sur toute autre responsabilité, en particulier leur employeur et les pouvoirs publics ».

Pour nous, le public, ce n’est pas un petit conseil de déontologie, aussi bonnes soient les intentions de ses fondateurs. Ce conseil de déontologie n’est, pour nous, pas à la mesure du problème.

Nous préférons, pour nous protéger, rester dans le cadre des lois de 1881, qui nous semblent légitimes. Il faut un cadre particulier pour préserver la liberté de la presse.

M. le président Ugo Bernalicis. Certes, mais pour aller faire des procès en diffamation, il faut en avoir les moyens. C’est un élément qui ne doit pas être mis de côté.

Vous semblez suspecter le parquet. Au cours de certaines de vos enquêtes avez-vous pu remarquer qu’il existait un rôle prépondérant du parquet dans des décisions de poursuites ou de classement sans suite dans des affaires qui pourraient être sensibles ?

M. Pierre-Antoine Souchard. Je pense à certaines affaires politiques ou financières qui, ces quinze dernières années, ont défrayé la chronique. En ce qui concerne l’affaire dite de Karachi, il y avait une opposition entre les juges et le parquet.

En fonction de la lenteur ou la célérité de la délivrance du réquisitoire supplétif demandé pas le juge d’instruction, on peut se demander si le parquet souhaite circonscrire l’enquête ou aider le juge d’instruction à la mener. Mais on peut toujours voir le péché là où l’on a envie de le voir.

M. le président Ugo Bernalicis. Est-ce que cela vous est déjà arrivé d’entendre un parquetier vous dire qu’il avait accédé à une demande sans y être favorable ? Ou bien est-ce vraiment du fantasme ?

M. Pierre-Antoine Souchard. Non. Je n’ai jamais entendu de parquetier me dire « on m’a demandé de faire ça, et je ne voulais pas le faire ». Je ne pense cependant pas que l’un d’entre eux le dirait à un journaliste.

L’expression « tribunal médiatique » dénature et délégitime le travail des journalistes. Tous les journalistes ne travaillent pas parfaitement. Toutefois, le déontologue du journaliste, c’est le juge.

L’expression « tribunal médiatique » m’inquiète car elle reflète beaucoup de populisme. Elle instaure une défiance, une méfiance voire une haine à l’égard des médias que je trouve très inquiétante. Entre tribunal « médiatique » et tribunal « merdiatique » – expression que l’on trouve sur les réseaux sociaux – le pas est trop vite franchi.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie.

 

 

 


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Audition du jeudi 4 juin 2020

À 9 heures 30 : Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, et M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

M. le président Ugo Bernalicis. Nous recevons le général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, accompagné de Mme Sandrine Guillon, magistrate chargée du pôle judiciaire et juridique, et M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, accompagné par M. Vincent Le Beguec, chef du pôle judiciaire.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite, messieurs, à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Christian Rodriguez et Frédéric Veaux prêtent successivement serment)

Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale. Je consacrerai mon propos liminaire à l’exercice de la mission de police judiciaire par les personnels de la gendarmerie, aux relations entre les magistrats et les enquêteurs et à la circulation de l’information judiciaire.

En gendarmerie, la mission de police judiciaire est confiée à 30 000 officiers de police judiciaire (OPJ) dont 7 200 spécialistes affectés dans des unités spécialisées. La police judiciaire a représenté 38 % de l’activité totale de la gendarmerie au cours des cinq dernières années. En 2019, le taux d’élucidation a été de 24,14 % pour les vols avec violence, de 14,3 % pour les cambriolages, d’un peu plus de 85 % pour les homicides. Hors infractions routières, nous avons constaté 1,2 million de crimes et délits et 385 500 contraventions, soit environ 40 % du total national des infractions – crimes, délits et contraventions – constatées, hors sécurité routière. Le nombre de mis en cause, hors délits routiers toujours, s’élève à quelque 500 000 personnes identifiées ou interpellées, soit 40,5 % du total national ; ce chiffre est stable par rapport à celui de 2018. Il y a eu plus de 108 000 gardes à vue en un an.

La gendarmerie est une force de police généraliste. L’ensemble des unités territoriales concourent aux missions de police judiciaire : outre les 30 000 officiers évoqués, des dizaines de milliers d’agents de police judiciaire exercent aussi la mission de police judiciaire. Elle est régie selon les principes de complémentarité et de subsidiarité : notre maillage territorial est très déconcentré, chaque échelon hiérarchique dispose d’une capacité supplémentaire et les unités spécialisées de police judiciaire sont engagées par subsidiarité selon le niveau de gravité de l’affaire constatée.

La mission de police judiciaire étant difficilement dissociable des missions de sécurité publique et de renseignement, les unités et services spécialisés qui se consacrent exclusivement à la mission de police judiciaire conservent une proximité avec les personnels chargés des missions périphériques de la police judiciaire ou des missions de prévention et de présence de voie publique.

Les textes, qui détaillent les relations entre magistrat et enquêteurs, établissent que le magistrat maîtrise l’entier processus de police judiciaire dont la loi prévoit les moyens. Sont également détaillées les modalités précises de surveillance et de contrôle de l’activité de police judiciaire par le procureur général, qui décide des habilitations des OPJ et de leur retrait éventuel si des fautes sont commises. La notation du travail des OPJ doit, conformément au code de procédure pénale, être prise en compte pour toute décision d’avancement. Quand je commandais le groupement de la Haute-Savoie, une magistrate proche du procureur général et moi-même passions beaucoup de temps à évaluer chaque OPJ. Cette notation, qui reflète le regard de la justice et de la gendarmerie sur le travail quotidien, a une incidence sur le déroulement des carrières de nos enquêteurs et ils y attachent une importance particulière.

Le code de procédure pénale prévoit également que le procureur de la République et le juge d’instruction ont le libre choix des formations d’enquête. Lorsque je commandais la région de gendarmerie de Corse, je proposais systématiquement aux magistrats de me saisir. Cela me permettait d’utiliser tous les moyens que j’avais sous mon autorité – alors qu’une brigade des recherches n’aurait été engagée qu’à la hauteur de ses effectifs – et de garantir le suivi de l’enquête et des objectifs définis par les magistrats. Si je ne suis pas saisi, je n’ai pas connaissance de tous les échanges d’informations entre les enquêteurs et le magistrat qui dirige l’enquête et ne peux m’impliquer dans son animation.

On propose aussi un certain niveau de saisine en fonction de la gravité de l’enquête ou de sa nature. Ainsi, il m’arrive assez souvent de proposer ou de demander au commandant de région de gendarmerie de proposer au magistrat une saisine de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) quand un gendarme risque d’être mis en cause. Je préfère ce choix à celui d’une formation judiciaire dont la proximité géographique fait risquer que les mis en cause et les enquêteurs se connaissent, avec les interférences qui peuvent en découler.

Les textes sont assez prolixes au sujet des stratégies d’enquête et définissent le contrôle des délais dans lesquels les directives des magistrats doivent être exécutées. Les magistrats peuvent également indiquer dans les directives d’action publique les contentieux devant faire l’objet d’une attention particulière et faire donner priorité aux enquêtes qu’ils considèrent plus importantes que les autres.

Les enquêteurs évaluent les moyens engagés dans une enquête judiciaire. Dans la plupart des cas, les choses se font naturellement. Parfois, un effort supplémentaire est nécessaire pour expliquer au magistrat que, compte tenu des délais qu’il souhaite imposer aux services enquêteurs, du personnel ou des moyens supplémentaires sont nécessaires, par le recours à nos experts du pôle judiciaire de la gendarmerie de Pontoise par exemple. Il revient au directeur d’enquête de détailler l’ensemble des compétences existantes et de les proposer au magistrat. Comme je l’ai indiqué, le fait de proposer la saisie de l’échelon le plus élevé permet au commandant d’engager spontanément des moyens particuliers : c’est pourquoi il arrive que l’on propose à des magistrats de me saisir ès qualités.

Magistrats et gendarmerie ont des relations de confiance. Les difficultés sont très rares et si, le cas échéant, un problème risque de se poser, la présence auprès de moi de Mme Sandrine Guillon, magistrate judiciaire, permet de l’aplanir.

Des échanges permanents ont lieu entre les magistrats et la gendarmerie : nous envoyons des OPJ en stage dans les parquets et nous accueillons des auditeurs de justice au sein de la gendarmerie pour leur montrer notre fonctionnement et celui de nos unités spécialisées ; ainsi sauront-ils quelles capacités peuvent être mises en œuvre le cas échéant.

Dans les territoires, des échanges ont lieu au sein des déclinaisons locales du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, des groupes d’évaluation départementaux et des états-majors de sécurité que co-président le préfet et le procureur.

Le code de procédure pénale fixe également les modalités de circulation de l’information judiciaire. En cas de flagrance, le parquet doit être joint par tout moyen et sans délai. En ce siècle, les moyens de communication mobiles permettent d’informer sans délai, et la question, normalement, ne se pose plus. La loi a d’ailleurs durci les prescriptions sur ce point, et un magistrat qui estime n’avoir pas été informé aussi vite qu’il le souhaitait le fait savoir à l’enquêteur.

Il arrive également que les parquets donnent quelques éléments de priorisation. Pour éviter que des parquets ou des services lourdement chargés ne croulent sous les appels, les enquêteurs sont invités à les trier. Ces directives sont prises en compte par les enquêteurs.

Sur le secret de l’enquête et de l’instruction, l’esprit et la lettre de l’article 11 du code de procédure pénale (CPP) sont qu’il n’y a pas lieu d’informer une autorité qui n’a pas à connaître de l’enquête judiciaire – je m’inclus dans cet ensemble quand je ne suis pas saisi moi-même – sauf s’il existe un risque de trouble à l’ordre public, ou si l’on sait qu’un élément particulier fera que le ministre, les préfets ou le directeur général de la gendarmerie nationale auront un sujet à réguler. En de tels cas, chaque enquêteur s’astreint à placer le curseur au bon endroit pour ne pas dévoiler ce qui ne doit pas l’être. En 2014, Mme Taubira, alors garde des Sceaux, avait signé une circulaire assez dense à ce propos. Des fiches remontent vers moi, muni desquelles je peux discuter avec le cabinet du ministre dans l’esprit de l’article 11 du CPP. Ces fiches sont souvent rédigées après qu’une décision judiciaire a été prise : il ne s’agit pas d’information préalable sur une affaire en cours. Il y en a de trois à cinq par jour pour l’ensemble du territoire. Remontent aussi vers moi des fiches d’alerte, quand une affaire dont on sait que la presse va parler dans les minutes qui suivent et qui bouleversera un territoire – un enlèvement d’enfant par exemple – nous amène à engager des moyens lourds à forte visibilité. Dans ces cas aussi, nous prenons garde de ne pas outrepasser les limites fixées par l’article 11 du CPP.

M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale. Si la reconnaissance par l’opinion de l’indépendance de la justice contribue grandement à la crédibilité accordée à notre action, le respect de ce principe constitutionnel dépasse par beaucoup d’aspects les compétences du directeur général de la police nationale. De lui relèvent plusieurs directions disposant d’une compétence de police judiciaire : la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), la direction centrale de la sécurité publique, la direction centrale de la police aux frontières, l’inspection générale de la police nationale et la direction centrale des compagnies républicaines de sécurité. Je n’exerce pas mon autorité directe sur les services d’enquête de la préfecture de police, non plus que sur la direction générale de la sécurité intérieure.

Pour la police nationale, la mission de police judiciaire et de concours à la justice du programme 176 regroupe 45 000 équivalents temps plein, soit 30 % des effectifs. Cette mission rassemble toutes les activités de police judiciaire entendue au sens large : la recherche et la constatation des infractions pénales, le rassemblement des preuves, la recherche des auteurs et de leurs complices, les arrestations et les défèrements aux autorités judiciaires. La police nationale consacre une part importante de ses moyens à ces missions, dans un contexte budgétaire que vous savez contraint depuis plusieurs années. Je dois donc veiller à la meilleure répartition possible des moyens entre les services traitant de la délinquance de masse et du quotidien et ceux qui traitent de la criminalité organisée, de la délinquance financière ou de l’immigration irrégulière. L’affectation de ces moyens n’est en aucun cas corrélée à d’autres considérations que l’évolution de la délinquance, les priorités opérationnelles fixées par le ministre de l’intérieur et les attentes exprimées par l’autorité judiciaire.

La police diligente les enquêtes qui lui sont confiées selon les instructions et les orientations déterminées par le magistrat qui, seul, décide ou valide les actes d’enquête nécessaires. En fonction de ces instructions, les services saisis déterminent et adaptent les moyens à mettre en œuvre dans un dialogue permanent avec les procureurs de la République et les magistrats instructeurs. Les chefs des services saisis de ces enquêtes fondent leur appréciation sur leur nature mais aussi sur l’évaluation de l’ensemble des dossiers constituant leur « portefeuille » et des priorités qu’il convient de définir. Bien entendu, le directeur général de la police nationale n’intervient jamais pour décider de la nature et du niveau des moyens dévolus à une enquête, quelle qu’elle soit. Je suis cependant amené à faire des choix en termes d’organisation des services et d’affectation des moyens – sachant que certains policiers et juges réclament toujours plus.

Qu’en est-il de la confidentialité des enquêtes et des pressions qui pourraient s’exercer sur les fonctionnaires de police ? Dans l’exercice de leur mission de police judiciaire, définie à l’article 14 du code de procédure pénale, les officiers et agents de police judiciaire sont placés sous la direction de l’autorité judiciaire et sont tenus au secret professionnel. Les textes prévoient cependant les modalités de la circulation de l’information entre les services, nécessaire soit pour effectuer des rapprochements entre les affaires, soit pour prévenir un trouble à l’ordre au public susceptible d’être créé par un acte d’enquête.

Les articles D. 3 et suivants du CPP organisent ainsi la circulation de l’information entre services de police et unités de gendarmerie et l’information spécifique des offices centraux de police judiciaire chargés de dresser l’état de la menace. Cette vision globale est indispensable pour permettre au ministère de l’intérieur de préparer et de mettre en œuvre la politique du Gouvernement en matière de sécurité intérieure. Loin d’être une anomalie, le partage de l’information au ministère de l’intérieur est nécessaire pour cerner les problèmes et définir des politiques publiques adaptées. L’information partagée ne concerne que les affaires réalisées ; elle ne porte ni sur les stratégies d’enquête ni sur les opérations à venir. Aucun acte d’enquête, aucun procès-verbal ne fait l’objet d’une communication à un quelconque échelon de la direction générale de la police nationale. L’information, faite par télégramme, sous la forme d’une note retraçant des éléments factuels, lorsque l’affaire trouble gravement l’ordre public ou connaît un retentissement médiatique important, se rapproche de celle donnée par des parquets généraux à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG).

Mon expérience de trente années de police judiciaire me conduit à penser que les magistrats disposent aujourd’hui des moyens de leur indépendance. Je peux aussi témoigner que je n’ai jamais reçu aucune instruction pour étouffer ou ralentir une enquête. Certains continuent pourtant de proposer le rattachement de la DCPJ au ministère de la justice. Selon moi, ce n’est pas une bonne idée – à chacun son métier ! L’hypothèse a été étudiée par la commission Nadal en novembre 2013 et écartée pour quatre raisons. La première est l’impossibilité de dissocier les missions de police judiciaire et les missions de police administrative qui peuvent être exercées par les mêmes personnels. Ensuite, il serait inopportun de disperser les services centraux de la DCPJ intégrés dans le dispositif global, l’activité de police judiciaire étant complémentaire des missions de renseignement et de coopération internationale. La troisième raison est que l’exercice d’une autorité hiérarchique directe par le ministère public pourrait contredire l’objectif de contrôle de l’enquête : contrôle-t-on bien une force que l’on dirige ? Enfin, la gestion d’un nombre important d’OPJ par le parquet pourrait nuire à l’équilibre du corps judiciaire et remettre en cause son unité. Ces arguments me semblent toujours pertinents. En particulier, il me paraît difficilement concevable de détacher la mission de police judiciaire de la mission générale de police alors que le fonctionnement de la police est très intégré, pour la logistique, la gestion des ressources humaines et aussi les échanges de renseignements.

M. le président Ugo Bernalicis. Parlons de l’allocation des moyens. Des arbitrages sont nécessaires et des enquêtes peuvent être ralenties parce que les moyens mis à la disposition du magistrat sont trop faibles. Quelle est sa capacité d’intervention ? Quand deux magistrats saisissent vos services de deux enquêtes différentes, comment faites-vous la balance ? Comment décidez-vous la répartition des moyens entre les enquêtes de police judiciaire et les missions de police administrative ?

M. Frédéric Veaux. Les échanges sont permanents entre la police nationale – la police judiciaire en particulier – et toutes les strates de la magistrature, de la DACG aux plus petits parquets. Notre objectif est de travailler en commun, en nous accordant sur les priorités ; c’est en général très facile, mais il peut se produire que des affaires qui n’avaient pas été anticipées bousculent l’ordre qui avait été établi. Cela se règle par des échanges avec le magistrat qui nous saisit du dossier et à l’échelon du parquet ou du parquet général si le sujet le mérite. Je n’ai pas souvenir de difficultés quant à l’établissement des priorités. Certains magistrats peuvent parfois considérer que la police ne met pas suffisamment de moyens à leur disposition dans une enquête, mais très souvent des échéances nous sont fixées par le magistrat, et respectées par le service de police saisi de l’enquête. C’est dans cet échange constant que s’établissent les choix d’affectation de moyens. Certaines affaires demandent une réponse immédiate, d’autres s’inscrivent dans une durée plus longue, et d’autres encore impliquent une demande d’entraide pénale internationale qui peut beaucoup ralentir l’enquête ; en de tels cas, il faut accepter de mettre un dossier en pause et se consacrer aux autres priorités fixées par l’autorité judiciaire. Si des incompréhensions naissent, elles se règlent par le dialogue permanent entre les chefs de service, les directeurs d’enquête et l’autorité judiciaire qui leur a confié les dossiers.

M. le président Ugo Bernalicis. Ce dialogue a-t-il lieu avec chaque magistrat ? Vous arrive-t-il d’avoir une discussion avec le procureur ou le procureur général pour expliquer que quatre magistrats sollicitent les mêmes équipes et qu’il faut donc établir une priorité ? Un magistrat doit être peu enclin à fixer une échéance lointaine à sa propre enquête – comment cela se résout-il ? Je suppose que pour l’instruction, les choses sont un peu différentes.

M. Frédéric Veaux. En effet. Pour les affaires courantes, des arbitrages sont fixés entre l’autorité judiciaire et le chef de service de la police nationale. La masse d’affaires étant considérable, il faut mettre de côté celles dont les perspectives d’évolution et de résolution sont faibles et privilégier le traitement des affaires graves ou de celles dont les perspectives d’élucidation sont prometteuses. Les affaires de délinquance spécialisée ou de criminalité organisée se discutent, dans un cadre préliminaire, avec le procureur de la République et le procureur général si nécessaire. Mais dans le ressort d’une cour d’appel importante, les priorités des procureurs de parquets différents se télescopent parfois. Heureusement, les magistrats se parlent à l’échelle de la cour d’appel, et les arbitrages peuvent être faits soit par le procureur général, soit dans le cadre d’échanges avec le responsable des services d’enquête. L’examen détaillé des dossiers nous fait constater, en commun, que certains peuvent attendre un peu et que d’autres justifient l’action la plus rapide possible, soit pour éviter le risque de dépérissement des preuves, soit qu’une affaire, parce qu’elle retentit fortement dans l’opinion, appelle une réponse pénale immédiate. En tout état de cause, c’est l’autorité judiciaire qui nous a saisis qui décide de la manière dont on agira. Si le service d’enquête saisi estime ne pas pouvoir répondre aux instructions qui lui sont données, un magistrat peut aussi dessaisir un service de police au profit d’un service de gendarmerie, ou un service local au profit d’un service central. Parfois, des chefs de service font savoir au juge ou au procureur qu’ils n’ont pas les moyens d’honorer les échéances ou les objectifs qu’ils leur fixent, mais cela se fait toujours dans un dialogue construit et positif.

Général Christian Rodriguez. Les gendarmes sont désireux de traiter de police judiciaire. Aussi, si l’effectif d’une brigade de recherche est trop restreint, ils créeront une cellule d’enquête à laquelle contribueront des membres des brigades territoriales qui souhaitent rejoindre ultérieurement les sections de recherche. Le magistrat note aussi les chefs selon qu’ils allouent ou non des moyens aux enquêtes ; il peut également faire comprendre que si l’effectif de police judiciaire de la gendarmerie n’est pas suffisant pour une enquête donnée, il saisira la police nationale. Aucun enquêteur ne souhaitant être dessaisi, des efforts sont faits, et s’ils ne suffisant pas, la chose se traite entre responsables. Cela m’est arrivé, et l’on a toujours trouvé un moyen de résoudre ces conflits en établissant des priorités d’enquête.

J’entends dire depuis des décennies que la police judiciaire devrait être dans les mains du ministère de la justice. Si nos sections de recherche dépendaient désormais des magistrats, cela signifierait que les affaires judiciaires du haut du spectre ne me concerneraient plus. Dans cette nouvelle organisation, vers qui se tourneront les magistrats qui souhaiteront avoir davantage de moyens ? Les missions de la gendarmerie sont très nombreuses ; si la police judiciaire n’en fait plus partie, les magistrats prendront un ticket et attendront leur tour. La mission première de nos forces n’est pas de courir derrière les voleurs mais de prévenir le vol. Aujourd’hui, nous engageons des gens qui ont envie de traiter de beaux dossiers et qui savent qu’ils peuvent être dessaisis d’affaires qui les intéressent. Si l’on me prive de mon bras armé, je recentrerai mon action sur la prévention de la délinquance et j’inviterai l’autorité judiciaire à régler ses problèmes avec ses enquêteurs. Bien sûr, je force le trait, mais nous croulons sous les tâches et je dois m’attacher à ce que nos personnels s’y engagent pleinement et à essayer de faire qu’ils aient les moyens d’agir. Si nous ne sommes plus responsables en matière de police judiciaire, je pense que les choses se passeront de la sorte à chaque échelon hiérarchique de la gendarmerie.

Notre système n’est sans doute pas idéal, mais c’est le moins mauvais, même si j’admets qu’il faut le faire évoluer. Il présente beaucoup d’intérêt et permet un équilibre constant. Si quelqu’un ne veut pas mettre ses moyens à disposition sans raison convaincante, il sera sanctionné par une notation administrative ; cela incite à bien faire. Modifier un dispositif parce que l’on ne fait pas pleinement jouer les procédures existantes, c’est donner une mauvaise réponse à une bonne question.

M. le président Ugo Bernalicis. À quel échelon a lieu le dialogue avec l’autorité judiciaire quand plusieurs magistrats demandent la mise à disposition des mêmes moyens ?

Général Christian Rodriguez. Quand un conflit surgit au sujet des moyens d’enquête, le bon niveau hiérarchique du dialogue est celui du commandement de groupement, exceptionnellement celui de la région administrative. Ces questions ne remontent jamais jusqu’à moi sinon de manière informelle : il se peut qu’un magistrat connaissant Mme Guillon lui demande que l’on fasse un effort particulier au sujet d’une affaire qui lui paraît prioritaire, mais je serais incapable de vous citer un cas précis tant ils sont peu nombreux.

M. le président Ugo Bernalicis. Cette indication est intéressante. De même que vous avez une magistrate auprès de vous, on pourrait imaginer détacher des enquêteurs, policiers et gendarmes, auprès de l’autorité judiciaire pour assurer le suivi des enquêtes ou une continuité, sans modifier le rattachement de toute la police judiciaire. La fluidité de l’information en serait renforcée, les moyens mieux alloués et la sécurité juridique accrue.

Général Christian Rodriguez. Mme Guillon n’a pas connaissance du fond des dossiers ; il s’agit uniquement de fluidifier les relations. Pour la même raison, deux officiers de gendarmerie sont affectés à la Chancellerie et un troisième le sera prochainement. Dans le même esprit, mon cabinet compte un colonel de l’armée de terre, un colonel de pompier, un préfet, une magistrate judiciaire et bientôt un magistrat administratif. Fluidifier les relations est une excellente chose ; nous nous y employons déjà, et s’il fallait affecter plus de personnel à cette tâche, pourquoi pas ? Ce serait préférable à l’ablation complète d’une compétence, avec des effets induits très difficilement gérables.

M. Frédéric Veaux. Je ne suis pas entièrement d’accord. J’ai le souvenir de demandes de nomination de fonctionnaires de police auprès de procureurs de la République qui le réclamaient, parfois pour faire un travail de synthèse et de recoupements, notamment en Corse et à Marseille, où la criminalité organisée est assez développée. Mais la ressource en enquêteurs est assez rare pour qu’on ne la « gaspille » pas en les affectant à des structures où leur présence n’est peut-être pas absolument nécessaire, d’autant que le directeur d’enquête a l’obligation impérative d’informer le magistrat ou le procureur de la République qui l’a saisi de tout événement concernant les enquêtes du ressort de compétence du tribunal. Gardons-nous de créer de nouvelles structures qui alourdiraient, parasiteraient ou compléteraient inutilement des dispositifs existants. Les analyses et recoupements doivent être faits à l’échelle des services d’enquête et partagés avec les magistrats, mais il ne faut en aucun cas s’engager dans le détachement de policiers auprès de l’autorité judiciaire car si on le fait à Bastia et à Marseille, on devra demain le faire à Lyon et à Paris. Or, la tâche première des enquêteurs est d’enquêter pour répondre aux sollicitations des magistrats qui nous saisissent.

Général Christian Rodriguez. Je ne parlais pas d’affecter un OPJ auprès de chaque procureur. Il y a quelques années, on a demandé aux policiers et aux gendarmes d’affecter une partie de leurs effectifs auprès de magistrats pour faire le travail de synthèse qui est celui des enquêteurs. Selon moi, il s’agissait avant tout de permettre aux magistrats d’exercer leur mission de contrôle des enquêteurs. Le sujet est d’une importance capitale, mais la solution envisagée n’était pas la bonne.

M. le président Ugo Bernalicis. La ressource en magistrats étant encore plus rare que la ressource en enquêteurs, on pourrait s’interroger sur le bien-fondé des détachements de magistrats ; on voit pourtant leur utilité.

Général Christian Rodriguez. Faire contrôler des policiers et des gendarmes par des policiers et des gendarmes est une mauvaise idée ; structurellement, cela ne peut pas fonctionner. Le sujet de fond est la capacité du magistrat à exercer sa mission de contrôle ; cela implique de s’interroger sur les structures et les procédures.

M. le président Ugo Bernalicis. La différence de statut des magistrats du parquet et du siège a-t-elle une incidence sur vos relations avec eux ?

Général Christian Rodriguez. Pour moi, non. Si priorité doit être donnée à certaines enquêtes, je pense que le parquet et le siège s’entendront avant de me saisir. On me demande des moyens d’enquête pour une affaire quelle qu’elle soit, je les mets à disposition et si je ne peux pas, on en discute.

M. Frédéric Veaux. Je modulerai ma réponse. Avec le juge d’instruction, la relation se fait au travers d’un dossier, non par l’animation d’un service d’enquête. Un président de tribunal peut, s’il le souhaite, être un interlocuteur du service d’enquête, mais l’interlocuteur quotidien, celui qui donne des objectifs de politique pénale, c’est le procureur de la République. C’est lui, aussi, qui participe aux réunions au niveau départemental avec le préfet et les directeurs de services d’enquête ; on n’y verra jamais un président de tribunal. Les relations sont différentes.

M. le président Ugo Bernalicis. Est-il vraiment si facile de joindre le parquet sans délai quand une infraction est constatée ? De nombreuses auditions m’ont donné à penser que ce n’est pas le cas, et j’ai eu la démonstration d’un téléphone que l’on a dû laisser sonner une heure et demie avant d’avoir une réponse… Ensuite, le parquet peut-il réellement exercer en temps réel le contrôle des activités de police qui lui est dévolu par la loi ? Les prolongations de garde à vue se font sur la base d’éléments fournis par la police ou par la gendarmerie ; il est extrêmement rare que le procureur vienne constater si la demande est justifiée ; ce serait sans doute impossible en l’état des effectifs de parquetiers.

Général Christian Rodriguez. Si, à certaines heures, tous les magistrats sont en ligne, il peut être compliqué de joindre le parquet, mais je n’ai pas connaissance de cas où cela a posé un gros problème. Cela peut se produire au parquet comme ailleurs, en fonction d’une organisation du travail dont je ne suis pas le mieux placé pour parler.

Je ne suis pas certain que ce soit en se déplaçant sur le lieu de la garde à vue pour savoir comment elle s’est passée que le contrôle se fera le mieux. L’enquêteur qui demande une prolongation de garde à vue engage sa responsabilité ; si d’aventure il raconte des histoires, cela reviendra aux oreilles du procureur. Peut-être le procureur ou le substitut aura-t-il pris une mauvaise décision parce que l’enquêteur lui aura apporté de mauvaises informations, mais l’enquêteur en répondra sur le plan disciplinaire. Nos enquêteurs, qui prêtent serment, sont plus sanctionnés que les autres quand ils commettent une faute parce qu’ils ont plus de pouvoir. Tout cela est construit sur une relation de confiance.

Les magistrats doivent pouvoir exercer le contrôle auquel ils sont tenus, mais il ne consiste pas seulement à être présent en un lieu. En Corse, le juge Gilbert Thiel décidait lui-même des heures et des jours des perquisitions ; c’est aller un peu loin dans le pilotage de l’enquête, mais cela arrive. Plus généralement, les magistrats doivent avoir le temps de lire les pièces de procédure et la masse d’informations qui leur arrive. Cela me conduit à souligner l’impérieuse nécessité de simplifier la procédure pénale. Pour donner aux magistrats les moyens de bien contrôler les actes d’enquête, peut-être faut-il éviter la production de mètres cubes de papier qui alourdissent le travail de tous et restreignent le temps utile. Magistrats et enquêteurs partagent cette préoccupation.

M. Frédéric Veaux. Vous avez testé le dispositif ; je ne ferai donc pas de langue de bois. On sait que sur la grande majorité du territoire il n’y a pas de dispositif de traitement en temps réel : souvent le magistrat est joint sur le numéro de téléphone de permanence, le niveau d’activité permet de réguler l’information du parquet et il y a un suivi attentif par l’autorité judiciaire de l’ensemble des affaires du bas du spectre. Pour les affaires relevant de la criminalité organisée et de la délinquance, on connaît toujours le numéro de téléphone personnel d’un magistrat que l’on parvient à joindre et qui nous donne des instructions. Dans les départements où le niveau de délinquance est assez élevé – en Île-de-France ou dans le Nord par exemple –à certaines heures, tout le monde sait, aussi bien du côté justice que du côté police, que les temps d’attente pour les enquêteurs peuvent être assez longs.

La période de confinement a confirmé toute l’utilité de la visioconférence. Le dispositif, qui fonctionne bien, n’était pas utilisé à plein. Il le sera davantage désormais, et il permet d’assurer le contrôle évoqué tout en évitant le déplacement du magistrat et des enquêteurs qui pourraient être contraints de présenter la personne retenue au magistrat qui en fait la demande. Le recours à la visioconférence peut aussi permettre de garantir que la prolongation de garde à vue soit obtenue dans de bonnes conditions. Pour autant, il relève du discernement que l’on attend de tous les enquêteurs d’informer immédiatement les magistrats des faits qui le méritent – interpellation ou événement grave –, non de chaque plainte recueillie dans un commissariat, au risque, sinon, d’emboliser le système.

M. le président Ugo Bernalicis. Une brigade de policiers que j’accompagnais a repéré un véhicule volé. Ils soupçonnaient qu’il pouvait servir à casser un distributeur automatique de billets et ils ont décidé de ne pas signaler leur découverte à l’autorité judiciaire, espérant pouvoir arrêter en flagrant délit ceux qui regagneraient le véhicule dans les heures qui suivraient. Cette décision était-elle bonne ou mauvaise ? Selon un arrêt de la Cour de cassation rendu en 2004, les actes d’enquête qui ne sont pas transmis tout de suite à l’autorité judiciaire ne sont pas pour autant nuls et peuvent servir à poursuivre ; cela donne une certaine souplesse à l’activité de police. Comment gérez-vous cette marge d’appréciation ?

M. Frédéric Veaux. Attendre de pouvoir interpeller les utilisateurs de ce véhicule volé ou les auteurs du vol est plutôt une bonne décision, mais tout dépend du ressort où l’on se trouve. Si l’on est dans un ressort où l’activité est très importante, je pense que si l’autorité judiciaire avait été informée, elle aurait dit de « planquer » pour essayer d’interpeller ceux qui allaient utiliser ce véhicule. Je pense donc que la décision prise était la bonne et que ces policiers ont anticipé la réponse que le magistrat aurait pu leur faire. En général, enquêteurs et magistrats ont l’habitude de travailler ensemble ; les policiers savent intuitivement ce qu’attend ou espère le procureur de la République, sans être obligés de le déranger pour quelque chose qui n’en vaut pas forcément la peine. La facilité aurait été de faire enlever le véhicule, de faire des relevés d’indices et de passer à autre chose. Surveiller en espérant pouvoir interpeller les utilisateurs du véhicule est une très bonne décision, en fonction du ressort où les faits ont eu lieu et des relations entretenues avec l’autorité judiciaire. Mais une fois l’enquête approfondie pour donner une information plus complète, il fallait dans tous les cas informer immédiatement le procureur de la République de l’interpellation des personnes qui auraient pris place dans ce véhicule.

Général Christian Rodriguez. Je partage ce point de vue, d’autant que, étant donné le nombre de véhicules volés en certains lieux, beaucoup de magistrats estiment inutile qu’on leur signale que l’on en a retrouvé un. Si l’équipe a l’intuition que le véhicule peut être utilisé pour casser un distributeur de billets, la question qui se pose à elle est de savoir si elle arrête des voleurs de véhicules qui seront placés en garde à vue, entendus puis remis dehors avec une convocation à échéance ou si elle tente d’arrêter des casseurs de distributeurs de billets, autrement plus dangereux et qu’il vaut peut-être mieux arrêter pour un braquage afin qu’ils soient condamnés à proportion de leurs méfaits. Il est vraisemblable que beaucoup font le même choix ; aurais-je été dans la voiture avec vous que je l’aurais sans doute fait aussi.

M. Didier Paris, rapporteur. Y a-t-il parfois des inadéquations ou des différences entre les directives que vous recevez du ministère de l’intérieur et les orientations pénales qui, de plus, peuvent différer selon les parquets ? Comment s’opère la jonction ?

Certains pensent que le corps judiciaire a une capacité de contrôle relative des enquêteurs en ce qu’il dépend davantage de votre travail que vous ne dépendez de lui. On évoque depuis longtemps l’éventualité du rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice. Vous avez, monsieur Veaux, rappelé les conclusions négatives de la commission Nadal à ce sujet mais vous contestez aussi la recommandation faite par cette commission de détacher des OPJ auprès de certains parquets. Je ne pense pas non plus l’idée excellente, mais si l’on considère que la fluidité doit être améliorée entre la direction d’enquête et ceux qui contrôlent son travail, envisagez-vous d’autres évolutions ? Ou bien estimez-vous que la situation actuelle ne demande pas que l’on cherche d’autres modes de fonctionnement ?

Général Christian Rodriguez. Je n’éprouve aucune difficulté à concilier les directives ministérielles et les directives pénales pour faire en sorte que les troubles à l’ordre public soient les moins nombreux possible par des actions permettant d’interpeller les auteurs d’infractions et de mener des enquêtes.

Nous avons tous intérêt à ce que notre fonctionnement général gagne en fluidité. Vous avez compris que je suis opposé au rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice. Chacun doit en rester à sa mission : diriger, piloter et contrôler pour les magistrats, enquêter pour les enquêteurs. Si on demande aux enquêteurs de faire autre chose, le dispositif ne fonctionnera pas correctement. En certains lieux où mettre un peu d’huile dans les rouages ne ferait pas de mal, il serait utile d’avoir des officiers de liaison – le risque étant, comme l’a dit M. Veaux, que si l’on commence quelque part, la demande explose. Si l’on me demandait demain d’affecter un OPJ auprès de certains procureurs généraux pour aider à fluidifier encore les relations – entre la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) et les magistrats locaux en Corse, par exemple – je ne résisterais pas ; encore faut-il définir dans quelles conditions.

M. Frédéric Veaux. Pour ma part, je résisterais un peu… De bons niveaux d’échange et de coopération existent à plusieurs échelles. D’abord au niveau du Gouvernement, dans la détermination de la politique en matière de sécurité intérieure, portée par le ministère de l’intérieur et par le ministère de la justice et cohérente. La DGPN travaille à sa déclinaison par des échanges très réguliers avec la DACG. Quand cette direction élabore un projet de transformation de la loi, elle nous associe à sa réflexion et nous participons à des groupes de travail ; symétriquement, quand nous envisageons de faire évoluer l’organisation de la police, nous soumettons évidemment notre projet à la Chancellerie ; la DACG apporte ses observations et contribue éventuellement à l’enrichir.

D’autre part, la criminalité organisée et la délinquance spécialisée ayant pris une ampleur croissante, le ministère de la justice a fait évoluer son organisation, rendant beaucoup plus confortable le travail des enquêteurs de la police. La déclinaison la plus visible de cette évolution à l’échelon territorial, ce sont les JIRS, qui apportent de la cohérence à l’action, des compétences aux magistrats et renforcent la coordination et la collaboration avec les services d’enquête spécialisés. L’évolution s’est aussi traduite par la création de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée au tribunal judiciaire de Paris, du parquet national financier et du parquet national antiterroriste. Des spécialisations ont été accordées à certains tribunaux en matière de santé publique et d’accidents. Cet échelon fonctionne bien et organise à la fois la vision stratégique et la coordination des enquêtes.

Enfin, dans les départements, l’autorité administrative et l’autorité judiciaire, par la voix du procureur de la République animent conjointement les états-majors de sécurité, les comités départementaux antifraudes, les groupes d’évaluation de la radicalisation… Le binôme procureur-préfet a une bonne appréciation de la délinquance et de la criminalité. Il peut y avoir des tiraillements, comme dans toute organisation, mais dans ce système bien rodé chacun trouve sa place et contribue à l’effort commun dans le respect des prérogatives respectives ; sinon, les relations pourraient se tendre, mais je n’ai jamais été confronté à cela. On peut bien sûr procéder à de nouvelles adaptations pour faire face aux évolutions à venir mais le mécanisme actuel me paraît équilibré.

M. Didier Paris, rapporteur. Des textes ou des circulaires encadrent-ils la remontée des informations en interne ? Quel type d’informations remontent exactement, selon quel circuit et jusqu’à quel niveau hiérarchique ? Vous-mêmes recevez-vous des fiches ? Est-ce vous qui filtrez les informations communiquées au ministre ?

Général Christian Rodriguez. Je ne pense pas qu’une circulaire prévoit cela. Comme l’administration française dans son ensemble, nous produisons des fiches et je souhaite d’ailleurs que l’on en produise beaucoup moins. Je suis donc en train d’en réduire le flux.

Dans les régions, des adjoints sont chargés de l’animation de l’action judiciaire, notamment de l’attribution des moyens pour permettre aux groupements de travailler dans les meilleures – ou les moins mauvaises – conditions possibles. Ces officiers dressent une synthèse de l’activité ; c’est cette synthèse qui remonte. N’y figure aucune pièce de procédure ni élément d’enquête, puisque nous n’avons pas à en connaître. L’exposé est factuel et peut être prospectif : une opération qui se traduira par une dizaine d’interpellations figurera sur la fiche parce que cela aura un impact sur l’ordre public local et un impact médiatique, mais l’on ne me dira pas les noms des futurs interpellés.

Je ne transmets au ministre que ce qui peut avoir un impact à son niveau. On sait par exemple qu’une interpellation dans un campement de gens du voyage peut provoquer un trouble à l’ordre public si l’on n’intervient pas en nombre ; j’ai tout intérêt à savoir qu’une telle opération se prépare de manière que les moyens nécessaires soient alloués pour éviter que le trouble s’étende, et je ferai remonter cette information au ministre. Je lui communique quatre ou cinq fiches chaque soir, et je n’en vois guère plus.

M. Frédéric Veaux. La règle, c’est le secret de l’enquête. Nous nous y conformons strictement, parfois avec de grandes difficultés parce qu’elle est très largement bafouée à de nombreux niveaux. La presse et certains, sur les réseaux sociaux, se procurant des documents de procédure assez régulièrement, il peut nous arriver de devoir confirmer ou infirmer la teneur de ce qui est ainsi diffusé. Je suis alors amené à demander si ce qui est dit ou écrit est vrai. Au-delà, il n’y a pas de volonté de connaître le déroulement d’une enquête, sauf si elle concerne directement un membre de la police nationale. Ainsi, quand un jeune homme s’est tué à moto à Argenteuil, il importait de savoir dans quelles conditions cela s’était produit et quelles conséquences cela pouvait avoir en matière d’ordre public ou de discipline en interne.

Incidemment, je considère que la règle du secret de l’enquête et du secret de l’instruction, régulièrement violée par beaucoup de monde, mériterait un sérieux toilettage car le dispositif en vigueur, en protégeant l’anonymat des auteurs de ces violations, leur donne une impunité totale. C’est une partie du problème auquel nos services sont confrontés.

J’aime bien savoir ce qui se passe dans la maison et je n’aime pas être le dernier informé ; pour autant, je ne m’occupe pas des enquêtes et je ne veux certainement pas être soupçonné par les magistrats qui nous font confiance d’être à l’origine des fuites constatées. La question est au cœur du problème que vous traitez. Des fuites ou des informations sciemment diffusées pourraient-elles inciter un individu ou un autre à vouloir exercer son influence sur le cours de la justice ? Ma réponse est un « non » très ferme. Je vous l’ai dit : en trente années de carrière au sein de la police judiciaire, je n’ai jamais reçu aucune instruction ni subi aucune pression visant à orienter de manière différente de celle qui devait être le déroulement de l’enquête qui m’avait été confiée. Je veux vraiment une relation de confiance, comme il doit être de règle, entre les magistrats qui nous confient des dossiers et les enquêteurs chargés d’exécuter ces enquêtes.

M. Didier Paris, rapporteur. Estimez-vous égale la capacité de contrôle effective de l’autorité judiciaire sur vos services de police judiciaire par le procureur de la République, le juge d’instruction et le juge des libertés et de la détention (JLD) ? Ce dernier vous semble-t-il disposer de tous les moyens lui permettant d’exercer un contrôle réel, ou avez-vous le sentiment que toute demande que vous lui faites passera comme une lettre à la poste ?

M. Frédéric Veaux. Cela dépend des ressorts, de l’organisation du tribunal, du niveau et de la difficulté des affaires. Le JLD remplit son rôle, apprécie le bien-fondé de la demande qui lui est faite et, en cas de doute, le choix lui appartient. Mais parfois, dans des situations complexes et au regard de l’urgence, il ne dispose peut-être pas de tout le temps nécessaire pour examiner le dossier au fond comme il le souhaiterait. Cela dit, j’ai quitté le monde de la police judiciaire depuis quelques années et il faut relativiser mes propos car je ne sais pas tout de la pratique actuelle des JLD.

Général Christian Rodriguez. Globalement, le dispositif fonctionne. Les JLD prennent position et nous opposent beaucoup de refus ; un contrôle a donc lieu. Pour ce qui est du contrôle des enquêtes, j’ai le sentiment que les juges d’instruction, ayant à traiter un nombre de dossiers important mais fini, contrôlent davantage que les parquetiers qui prennent tout ce qui arrive – c’est un puits sans fond.

M. Didier Paris, rapporteur. La numérisation croissante des procédures, qui facilite la tâche de l’autorité judiciaire, a-t-elle un impact sur l’indépendance de la justice ? La numérisation, en facilitant la circulation des informations, peut aussi être un facteur de risque car on peut assez aisément pénétrer un système informatique ; cela vous paraît-il problématique ? Le processus vous semble-t-il irréversible et est-il normal qu’on le poursuive, ou avez-vous à l’esprit des difficultés particulières ?

Général Christian Rodriguez. La marche à franchir est assez haute avant de parvenir au « numérique natif », comme nous le devons pour éviter une tâche supplémentaire au travail déjà fait. Nous y avons tout intérêt, car magistrats et enquêteurs seront alors mieux employés qu’à traiter du papier sans forte plus-value ; mais encore faut-il faire les choses proprement et dans des conditions de sécurité optimales. Le président de la République et le Gouvernement ont exprimé une forte volonté en ce sens, la justice et nos deux maisons se sont engagées dans cette voie avec beaucoup d’allant, mais des contraintes demeurent ; nous attendons par exemple la parution d’un décret permettant de relier le fichier Cassiopée à notre logiciel de rédaction de procédure. Le projet, une fois abouti, dégagera du temps pour les gens qui décident. L’étape suivante, c’est que des algorithmes produisent une synthèse à partir d’un gros dossier ; c’est ce vers quoi il faut tendre. On perçoit déjà le gain de la numérisation pour toute la chaîne pénale ; progresser dans cette voie nous permettra d’être beaucoup plus performants et rapides, mais le système doit être robuste et résilient, sinon le remède sera pire que le mal.

Toute consultation d’un fichier est tracée : je sais quel gendarme a eu accès à un fichier, quand et où. Nous avons hypersécurisé le système et nous devons continuer de le faire, ce qui complique les choses car nous devons aussi respecter le règlement général sur la protection des données.

M. Frédéric Veaux. J’adhère bien sûr aux propos de M. Rodriguez, qui a souligné l’importance des garde-fous : la sécurité des accès et la préservation des données. À la clef de la numérisation, il doit y avoir la simplification réelle de la procédure pénale. Si la manœuvre se résume à plaquer des modes de fonctionnement anciens sur de l’informatique, rien ne changera. Nous devons être disruptifs, repenser la manière de conduire nos enquêtes et de construire nos procédures pénales, afin que, de la constatation de l’infraction au procès, nous puissions partager les données auxquelles nous avons accès, selon le niveau qui nous a été confié, dans l’optique constante de simplification du travail des enquêteurs.

M. Didier Paris, rapporteur. Selon vous, y a-t-il un lien entre numérisation et indépendance de la justice ?

M. Frédéric Veaux. Je ne le pense pas. À mon avis, l’indépendance de la justice se joue dans le statut des magistrats, les moyens de l’institution et les comportements personnels.

M. le président Ugo Bernalicis. Je partage ce point de vue. On voit qu’aujourd’hui, le parquet est amené à suivre l’activité de police alors que, selon l’esprit des textes, c’est l’autorité judiciaire qui conduit la politique pénale et donc l’activité de police. Il y a une inversion dans la pratique. Qu’en pensez-vous ?

Général Christian Rodriguez. Ce n’est pas aussi net. Le parquet prenant « l’événementiel » – tout ce qui arrive chaque jour –, pour ce volet, effectivement, il suit les enquêteurs. Mais ce n’est qu’une partie de son activité et par les directives de politique pénale, c’est bien le parquet qui pousse les enquêteurs à donner priorité à un domaine plutôt qu’à un autre. Oui, le parquet est obligé de faire confiance aux enquêteurs, mais si un enquêteur trahit sa confiance, il peut le sanctionner. La capacité de contrôle réside aussi dans la faculté qu’a le magistrat de punir, par exemple par le retrait de l’habilitation d’officier de police judiciaire, jusqu’à des niveaux élevés.

M. le président Ugo Bernalicis. On sait que dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, l’activité policière nourrit l’activité judiciaire et que le jeu consiste à rechercher toujours plus d’infractions à la législation sur les stupéfiants pour afficher des chiffres toujours plus élevés. Mais cela engorge l’activité judiciaire et ce n’est pas nécessairement une vision stratégique : à voir l’évolution constatée au cours des vingt dernières années, on ne peut pas dire que ce mode de fonctionnement ait aboutit au résultat annoncé. Il me semble étrange qu’à l’Office antistupéfiants, recréation de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS), un magistrat soit sous l’autorité d’un directeur enquêteur sans que personne s’en offusque. Au contraire, à Bercy, un magistrat dirige le service des enquêtes des douanes judiciaires : là, dans l’esprit de la loi, l’autorité judiciaire a le pas sur les enquêteurs. Quel intérêt voyez-vous à cette inversion qui me paraît problématique ?

M. Frédéric Veaux. J’ai été chef de l’OCRTIS et « chef des stups » à Marseille et le sujet m’intéresse. L’adjoint de l’Office antistupéfiants est contrôleur général de police mais, auparavant, il était magistrat. L’un de ses prédécesseurs, Patrick Laberche, était aussi un magistrat qui avait choisi de rejoindre la police nationale. Un autre magistrat du parquet de Paris qui a rejoint, en détachement, le corps des commissaires de police, est actuellement en service à la préfecture de police. Tous sont affectés en qualité de fonctionnaires de police ; ce n’est donc pas une première. Quant au magistrat qui occupe des responsabilités aux douanes, il est nommé en qualité de magistrat, non en qualité d’inspecteur principal des douanes. Il y a donc une différence sensible entre les deux situations. Enfin, je ne suis pas forcément d’accord avec le bilan que vous tirez de la lutte contre le trafic de stupéfiants.

M. le président Ugo Bernalicis. Entre-t-il dans la définition du trouble possible à l’ordre public expliquant les remontées d’informations relatives aux enquêtes vers le ministre, le fait qu’il est susceptible d’être interrogé à ce sujet lors des questions au Gouvernement ?

M. Frédéric Veaux. Tant que cela ne concerne pas le contenu des enquêtes, nous pouvons évidemment donner des éléments d’information au ministre sur le contexte de l’intervention de forces de police et la manière dont nous avons organisé nos services pour répondre à une demande de l’autorité judiciaire et justifier que la police ait agi comme elle l’a fait. Mais nous n’évoquons en aucun cas avec lui le contenu des dossiers.

Général Christian Rodriguez. Il en va de même pour la gendarmerie. Nous nous limitons au factuel et le secret de l’enquête est respecté.

M. le président Ugo Bernalicis. Je précise ma question. Si des interpellations avaient lieu lors des manifestations organisées par le Comité Adama, on peut se dire qu’il intéresserait le ministre de savoir où en est l’enquête sur le plan judiciaire. Lui faites-vous remonter ce type d’information, qui n’est pas directement liée au fait d’avoir choisi de déployer des gendarmes mobiles ou des CRS supplémentaires mais qui entre dans une définition plus large de l’ordre public – la capacité pour les ministres de répondre aux questions au Gouvernement ? D’ailleurs, le ministre de l’intérieur est souvent plus réactif que la ministre de la justice.

M. Frédéric Veaux. Cela peut s’expliquer par le fait que le ministre de l’intérieur a à sa disposition des services de renseignement, amenés à suivre certains des participants à ces manifestations, notamment les plus violents. Quand des informations remontent à ce titre au ministre de l’intérieur, ses sources sont les services de renseignement.

Général Christian Rodriguez. Nous disons au ministre le contexte, non l’état de l’enquête, qui n’apparaît pas sur les fiches précédemment mentionnées. J’ignore l’état d’avancement d’une multitude d’enquêtes, et je n’ai pas à en connaître.

M. le président Ugo Bernalicis. Y a-t-il un circuit de remontée de l’information propre à la préfecture de police, ou cela passe-t-il forcément par la DGPN ?

M. Frédéric Veaux. Non, cela ne passe pas forcément par la DGPN.

M. le président Ugo Bernalicis. Des messages d’organisations syndicales de la police nationale en nombre croissant tendent à remettre en cause les décisions des magistrats et, pendant les manifestations des Gilets jaunes, une organisation syndicale est allée jusqu’à dire, en gros : « Attention, magistrats, si vous condamnez nos collègues, vous allez voir ce que vous allez voir ». Je n’ai pas le sentiment que ce soit ce que l’on entend par « indépendance de la justice » et « bonnes relations entre police judiciaire et autorité judiciaire ». Quelle est votre opinion à ce sujet, monsieur le directeur ?

M. Frédéric Veaux. La parole syndicale est libre, et elle est parfois très sévère aussi à l’égard de l’autorité hiérarchique ou du ministère de l’intérieur. Je n’ai pas pour habitude de la commenter publiquement ; éventuellement, je le fais directement avec les syndicats. Mais, en tant que citoyen, même directeur général de la police nationale, je pense que, que l’on soit d’accord ou non, le respect de la chose jugée et de l’autorité judiciaire est indispensable pour conforter l’indépendance de la justice et la sérénité dont elle a besoin pour rendre ses décisions.

M. le président Ugo Bernalicis. Je ne remets pas en cause la liberté d’expression des syndicats de policiers, mais ne serait-il pas sage que l’autorité administrative exprime publiquement sa pensée à ce sujet ? Laisser tout dire, partout et tout le temps, sans que réponde une parole officielle semble problématique au parlementaire et au citoyen que je suis. Je pense notamment à un syndicaliste qualifiant à la télévision de « menace » et de « défiance envers les collègues » les propos du ministre de l’intérieur indiquant que s’il y avait des comportements racistes dans la police, ils devaient être sanctionnés – simple application du droit, faut-il le rappeler ? Il y a peut-être des limites à ne pas franchir, en tout cas sans que l’autorité que vous représentez les condamne publiquement.

M. Frédéric Veaux. Je n’ai d’échanges avec les représentants des organisations syndicales que dans le cadre du dialogue social que je tiens de manière formelle ou informelle. Je leur dis directement ce que j’ai à leur dire, sans utiliser des tribunes médiatiques qui ne me paraissent pas appropriées en la circonstance.

M. le président Ugo Bernalicis. Pour en rester aux syndicats, ma question suivante a directement trait à l’indépendance de la justice et au secret de l’enquête : il n’est pas rare que des syndicalistes policiers se prononcent dans les médias sur une enquête en cours alors même que la DGPN ne le fait pas. Le procureur de la République peut le faire, mais faut-il permettre à la hiérarchie policière de mieux communiquer publiquement ?

M. Frédéric Veaux. Comme je vous l’indiquais tout à l’heure, le système me paraît tellement dévoyé que, de mon point de vue – qui n’est pas le point de vue officiel –, il faut l’adapter à ce que l’on observe : la violation régulière du secret de l’enquête dans les médias, avec des origines manifestement très variées.

M. le président Ugo Bernalicis. L’information a été communiquée par voie de presse qu’un policier a été suspendu à Nice pour violation du secret de l’enquête et recel d’informations auprès de Mediapart dans le cadre de l’affaire concernant Mme Geneviève Legay. Deux enquêtes semblent avoir été ouvertes, l’une administrative, l’autre judiciaire. Est-il normal que des éléments relatifs au recel d’informations volées dont vous avez connaissance dans le cadre de l’enquête judiciaire soient utilisés en matière administrative pour sanctionner le policier considéré ? Que pensez-vous de cette porosité ?

M. Frédéric Veaux. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas constaté de difficultés particulières. Il peut arriver que le traitement disciplinaire du fonctionnaire mis en cause intervienne à l’issue de la procédure judiciaire et, dans d’autres circonstances, que l’on soit amené à le faire assez rapidement, à cause de la gravité des faits commis ou pour d’autres raisons. Tout cela se fait en parfaite information de l’autorité judiciaire saisie de l’enquête, et le fonctionnaire considéré peut bien sûr contester les décisions judiciaires ou administratives prises à son encontre. J’ai en tête plusieurs exemples de fonctionnaires traduits devant le conseil de discipline alors que l’affaire judiciaire n’était pas arrivée à son terme.

Général Christian Rodriguez. La porosité est très organisée. Il m’arrive, si j’ai connaissance d’une infraction qui pourrait avoir été commise par un gendarme, d’appliquer l’article 40 du code de procédure pénale pour que l’IGGN soit saisie par un magistrat. Ce n’est pas moi qui enjoins l’IGGN d’enquêter à ce sujet : les choses sont très réglées. Quand un gendarme est poursuivi sur le plan judiciaire, je demande au procureur si je peux me faire communiquer la procédure pour intenter une action administrative ; cette demande est écrite et formalisée, je ne le fais pas d’initiative. Il peut aussi se produire qu’un magistrat considère que l’infraction constatée n’est pas très grave et qu’une sanction administrative porterait plus qu’une sanction judiciaire. Il y a alors classement sous condition d’un traitement administratif – mais c’est le magistrat qui décide.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie pour ces précisions importantes. Un point me laisse perplexe : en théorie, s’il y a enquête préliminaire, il y a secret de l’enquête. Comment pouvez-vous savoir que l’on enquête sur un gendarme, sauf à ce que le procureur vous le communique directement ? Cela signifie-t-il que dès qu’un gendarme ou un policier est mis en cause le parquet vous prévient ?

Général Christian Rodriguez. Les gendarmes habitent avec leur famille au milieu d’autres gendarmes. Quand une bêtise est commise, cela se sait et on le porte à ma connaissance ; si je ne faisais rien, je serais attaquable. Si les faits sont potentiellement très graves, il y a un contact avec le magistrat parce que l’on a parfois intérêt à intenter une action administrative qui sera plus rapide que l’action judiciaire. En raison de la nature particulière de nos métiers, on suspend des agents a priori en cas de suspicion de faits graves – parfois à tort. J’ai ainsi réintégré quelqu’un qui avait été suspendu à tort pendant un an et demi ; nous avons tenté de réparer cette erreur autant que faire se peut. Nos agents peuvent aussi être confrontés à cela.

M. le président Ugo Bernalicis. Verriez-vous un intérêt à ce que l’IGPN soit saisie pour les affaires concernant les gendarmes et l’IGGN pour celles concernant les policiers ?

Général Christian Rodriguez. La question de l’indépendance des inspections générales est un sujet récurrent. Je pense préférable que les inspections générales de chacune des maisons traitent ses propres affaires. Si j’avais le moindre doute sur l’indépendance des enquêtes menées par notre Inspection, je ne resterais pas sans rien faire. Nos écosystèmes sont assez différents, et si l’on croisait les inspections, des préjugés pourraient polluer les enquêtes. Aussi, traditionnellement, dès qu’une affaire est connue dans la police ou dans la gendarmerie, on en informe les magistrats qui, en principe, saisissent l’inspection correspondante. Faire autrement entraînerait des effets de bord qui perturberaient les équilibres. Si je constatais que les enquêteurs n’ont pas travaillé en pleine indépendance, je les sanctionnerais sans état d’âme, mais jusqu’à présent aucun magistrat ne m’a dit être insatisfait de la manière dont une inspection a été conduite.

M. Frédéric Veaux. Je n’ai jamais entendu dire que l’IGPN serait indulgente à l’égard des fonctionnaires dont elle est conduite à traiter la situation ; c’est plutôt l’opinion contraire qui prévaut dans la police. Je ne pense pas que la moindre affaire puisse remettre en cause la manière dont les choses sont organisées, pour la police nationale en tout cas.

M. le président Ugo Bernalicis. Néanmoins, dans l’affaire Steve Maia Caniço, l’enquête a été reprise par la police judiciaire après l’IGPN ; à cela s’est ajoutée la saisine de l’Inspection générale de l’administration (IGA), et toutes les conclusions diffèrent légèrement les unes des autres. Cet exemple doit-il emporter quelques ajustements, ou est-ce l’exception qui confirme la règle ?

M. Frédéric Veaux. Je ne veux pas aborder des situations particulières et, de plus, je n’ai pas eu à connaître de celle-ci. Je crois que ce que vous évoquez relève surtout de la nature de la saisine de l’IGPN, qui n’était pas la même que celle de l’IGA. Les deux inspections n’enquêtant pas sur le même sujet, il leur était difficile de rendre les mêmes conclusions. Je pense que le reproche fait en ce cas à l’IGPN n’est pas juste.

M. le président Ugo Bernalicis. Le traitement même des trois enquêtes est un cas particulier assez évocateur à plus d’un point de vue, et on devrait pouvoir en tirer toutes les conséquences.

Messieurs, je vous remercie. Si vous avez d’autres éléments à nous communiquer pour nourrir notre rapport, ils seront bienvenus.

 

 

 


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Audition du mercredi 10 juin 2020

À 14 heures 30 : Mme Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, nous auditionnons Mme Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière.

Madame, vous avez été la première à occuper cette fonction de janvier 2014 à juin 2019. Nous avons d’ailleurs entendu votre successeur, M. Jean-François Bohnert, le 20 mai.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Éliane Houlette prête serment.)

Mme Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière. Merci de la confiance que vous m’avez témoignée en sollicitant ma réflexion sur le sujet de votre commission d’enquête qui est l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Le parquet national financier (PNF) a été créé par la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, à la suite d’une affaire mettant en cause un ancien ministre du budget. Entré en fonction le 1er février 2014, il a une double spécificité : une compétence géographique étendue à tout le territoire national et une compétence matérielle limitée aux infractions économiques et financières les plus graves, c’est-à-dire les délits boursiers – il s’agit d’une compétence exclusive –, les atteintes à la probité et les atteintes aux finances publiques, ou fraude fiscale complexe, ces deux dernières compétences étant concurrentes avec les autres parquets, notamment les parquets des juridictions interrégionales spécialisées.

C’est peu dire que les vents lui étaient contraires. Il faisait l’unanimité contre lui. Beaucoup de hauts magistrats et l’ensemble des organisations professionnelles de magistrats étaient opposés à ce modèle de justice spécialisée, qualifié de construction compliquée, d’objet juridique non identifié, d’outil de communication politique et de coquille vide.

Sa création devait s’accompagner d’une réforme constitutionnelle portant notamment sur le statut du parquet. Cette réforme n’a jamais vu le jour. Pourtant, la question de l’indépendance du parquet, et singulièrement celle du PNF, est fondamentale.

Les moyens humains et matériels du PNF étaient très limités : cinq magistrats en tout, un greffier stagiaire, une secrétaire, cinq ordinateurs, cinq bureaux. J’y fais allusion car cet aspect n’est pas neutre sur le plan de l’indépendance.

En cinq ans et demi il est devenu une institution reconnue sur les plans national et international. La circulaire du 2 juin 2020 de la ministre de la justice relative à la corruption internationale consacre cette reconnaissance.

Cette expérience de presque six années jonchée de difficultés m’a permis d’appréhender de façon pratique ce que peuvent être les obstacles à l’indépendance de la justice. Le premier obstacle, dont découlent tous les autres, est d’ordre constitutionnel. En choisissant d’intituler le titre VIII de la Constitution « De l’autorité judiciaire », le constituant de 1958 a exclu d’emblée la reconnaissance d’un pouvoir judiciaire à égalité avec les pouvoirs législatif et exécutif – ce qui laisse d’ailleurs en suspens la question de la subordination du parquet.

Le Président de la République est garant de l’indépendance de la magistrature. Au sens de la Constitution, la justice n’est donc pas érigée en entité autonome, puisque son indépendance est garantie par le chef de l’exécutif. Cela a fait dire à feu le professeur Carcassonne : « Autant proclamer que le loup est gardien de la sécurité de la bergerie ». À travers cette expression nous voyons bien que la conception française de l’indépendance de la justice est politique et ancrée dans l’histoire.

C’est donc un membre de l’exécutif, le ministre de la justice, qui prépare les lois, en surveille l’application, gère la carrière des magistrats, assure leur discipline, propose le budget de la justice au Parlement et décide d’allouer les crédits entre les cours d’appel. Le poids de l’exécutif se fait aussi ressentir sur la formation des juges, puisque le conseil d’administration de l’École nationale de la magistrature (ENM) est composé de membres qui sont tous désignés par le ministre de la justice, à l’exception du président et du vice-président qui sont les chefs de la Cour de cassation.

En réalité, l’organe constitutionnel qui concourt à l’indépendance de l’autorité judiciaire est le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), puisque la carrière et la discipline des magistrats sont partiellement soumises à son contrôle. Se pose d’ailleurs la question de la composition de cet organe et de son indépendance à l’égard notamment du pouvoir syndical.

En France, l’indépendance du parquet est régulièrement mise en cause à l’occasion d’affaires pénales retentissantes à caractère politique. À travers ces affaires, c’est toujours le poids de l’exécutif sur la justice pénale qui est en débat. Le champ de compétence du PNF l’expose particulièrement car il concerne les lieux de pouvoir politique, économique ou administratif. Il semble donc essentiel que les magistrats qui assurent la répression de cette criminalité économique et financière échappent à toute forme de suspicion.

L’ordonnance de 1958 place les magistrats du parquet sous la direction et le contrôle de leur chef hiérarchique et sous l’autorité du garde des Sceaux. Le Conseil constitutionnel a jugé que cette soumission hiérarchique au ministre de la justice n’était pas incompatible avec le principe d’indépendance des magistrats. Pour reprendre l’expression d’un professeur de droit public, Mme Letteron, « lindépendance sexerce donc dans la dépendance ». Je partage totalement cette analyse. Le principe de l’indépendance est posé, mais c’est une indépendance sous contrôle. Le parquet – c’est une réalité objective – est sous le contrôle du pouvoir exécutif.

Le ministre de la justice concentre l’élaboration de la loi pénale, la définition de la politique publique répressive et le pouvoir de nomination. Il est responsable de la mise en œuvre de la politique pénale par le biais des instructions générales données aux procureurs et aux procureurs généraux, lesquels les adaptent à leurs ressorts respectifs.

L’organisation du ministère est inchangée depuis des décennies. La direction des affaires criminelles et des grâces conçoit et prépare les textes. Elle suit l’action publique. La direction des services judiciaires gère toute la carrière des parquetiers. De cette organisation régalienne, verticale, de ce pouvoir direct ou diffus de l’autorité hiérarchique résulte nécessairement ce que certains ont appelé une « culture de soumission » ou – je préfère ce terme – une « culture de dépendance ».

L’indépendance n’est pas seulement une question d’individu ou de caractère. C’est une question de système. Un système dans lequel le processus décisionnaire n’est pas transparent et formalisé favorise la perte de repères chez les décideurs. Qu’il s’agisse du suivi de l’action publique ou de la gestion des carrières, pour ce qui concerne le parquet les processus manquent de transparence, et ce manque de transparence engendre la suspicion. Le parquet est suspecté de manquer d’indépendance par les avocats, le public, la presse, et par ses membres eux-mêmes lorsque les choix du procureur ne leur conviennent pas. Il est critiqué par les instances internationales. Cela porte atteinte à la confiance que l’on doit avoir dans le ministère public.

Il faudrait à mon sens réinventer la justice dont l’organisation ne correspond plus aux exigences d’une justice moderne. Les avancées du droit par l’intermédiaire de la Cour européenne des droits de l’homme, les exigences d’efficacité et de démocratie nécessitent une transformation. La subordination du parquet au garde des Sceaux nuit au traitement pacifié des affaires, notamment celles qui concernent le monde politique. La question de son indépendance perturbe le fonctionnement de l’institution tout entière.

La création du parquet européen a ouvert la voie sur ce point et devrait entraîner un changement tôt ou tard. Il serait souhaitable que ce changement intervienne rapidement. À trop tarder à agir le manque de confiance dans les institutions devient de la défiance et peut aboutir à la révolte. C’est, me semble-t-il, ce que nous ont enseigné les crises récentes qui ont traversé notre pays et le monde.

Concrètement, le sentiment de dépendance, je l’ai éprouvé dans l’exercice de mes fonctions. D’emblée, je dois vous dire qu’aucun des quatre gardes des Sceaux qui se sont succédé de 2014 à 2019 – j’ai quitté mes fonctions le 30 juin 2019 – ou de leurs collaborateurs immédiats ne m’a interrogée ou incitée à agir ou à ne pas agir dans des dossiers particuliers. Je n’ai jamais subi de pression directe de la part d’un ministre de la justice.

Mais la pression que j’ai pu ressentir, en dehors de celle de la presse qui s’est intéressée de très près aux affaires du PNF, s’est manifestée de manière plus indirecte ou plus subtile à travers le rôle du parquet général dans le contrôle de l’action publique du PNF. J’ai aussi éprouvé le poids de l’exécutif dans l’affectation des moyens humains et matériels de ce parquet « hautement spécialisé », pour reprendre les termes de la circulaire du 31 janvier 2014.

Il existe deux dimensions dans l’action publique. La première concerne son exercice, qui relève de la seule responsabilité du procureur de la République. La seconde est relative à la place du parquet général par lequel transitent des instructions générales et des demandes de rapports particuliers. Ce sont elles qui posent problème et qui peuvent constituer une entrave à l’indépendance.

Sur ce point la position du procureur de la République financier est spécifique. Si l’on se réfère aux critères fixés par la circulaire du 31 janvier 2014 qui définit les relations entre le garde des Sceaux et les parquets, presque tous, si ce n’est l’intégralité des dossiers suivis par le PNF répondent à l’un ou plusieurs de ces critères. Or, du fait de sa compétence nationale, le ressort du procureur de la République financier est plus étendu que celui de l’autorité hiérarchique sous laquelle il est placé, c’est-à-dire le procureur général de Paris. Le procureur financier informe donc le procureur général de Paris d’affaires particulières qui se déroulent dans d’autres ressorts que celui de la cour d’appel de Paris. La question se pose de la légitimité du procureur général de Paris pour solliciter des informations sur des faits qui ne concernent pas son ressort. Le code de procédure pénale ne résout pas cette difficulté. Il prévoit que « le procureur général près la cour dappel de Paris anime et coordonne en concertation avec les autres procureurs généraux la conduite de la politique daction publique » pour l’application de la compétence concurrente, mais les conflits de compétences concurrentes sont rares. Quelques-uns sont survenus au début, mais il ne s’en est plus produit depuis lors. Il n’est pas besoin de coordination puisque la compétence du procureur de la République financier s’étend à tout le territoire national.

À travers les instructions générales et les rapports particuliers, le procureur général s’arroge un droit de regard sur la conduite et les choix d’action publique des procureurs de la République – en tout cas du procureur de la République financier, je ne parle ici qu’en mon nom. Ce droit de regard est omniprésent. Il se traduit par des demandes de rapports, de copies de réquisitoires définitifs dès qu’ils sont transmis au juge d’instruction, et des demandes de précisions.

Lorsqu’une personnalité politique est mise en cause, le contrôle est très étroit. Je l’ai personnellement vécu – avec parfois deux ou trois demandes dans la même journée : demandes de renseignements, de synthèses d’auditions, etc. On nous écrivait par exemple : « La presse se fait lécho dune perquisition à tel endroit, merci de bien vouloir nous dire avant telle heure les résultats de cette perquisition. »

Il s’agit donc d’un contrôle extrêmement étroit. Dans une affaire, il m’a même été suggéré de modifier les termes d’un communiqué. Les procureurs ont l’obligation de transmettre au garde des Sceaux, par l’intermédiaire du parquet général, le communiqué qu’ils destinent aux agences de presse, ce que j’ai toujours fait. Or on m’a demandé de modifier les termes d’un communiqué, ce que je n’ai pas fait. L’article 11 du code de procédure pénale autorise le procureur de la République seul à communiquer. Il n’est pas envisageable que quelqu’un d’autre communique à sa place. Le procureur informe le garde des Sceaux par l’intermédiaire du parquet général, mais sa libre communication fait partie de son indépendance.

La question que l’on peut se poser est la suivante : pourquoi ce droit de regard du procureur général sur l’action publique à travers des affaires particulières ? Comment l’interpréter ? Agit-il pour lui ou pour quelqu’un d’autre ? Ce contrôle de l’action publique laisse la possibilité d’une intervention dont la profondeur des motivations est inconnue, et cela nuit véritablement à l’indépendance.

Le fonctionnement de la remontée d’informations m’est apparu empreint d’archaïsme. Il me semble que peu de choses ont changé depuis l’époque lointaine où j’étais jeune magistrat à la Chancellerie ! Les rapports individuels existent dans la même forme. La dématérialisation des échanges a seulement accéléré les demandes et les délais de transmission des réponses. Aux rapports formels écrits s’ajoutent désormais les comptes rendus et les échanges par messagerie électronique.

La circulaire de 2014 prévoit que les parquets généraux puissent apporter leur assistance juridique et technique aux parquets de première instance. Je n’ai pas le souvenir que le parquet général de Paris nous ait apporté sa réflexion juridique ou technique sur un dossier, probablement parce qu’il n’était pas outillé pour apporter son expertise à un parquet aussi spécialisé que le nôtre. Au contraire, les demandes de rapports circonstanciés et de précisions ont entraîné un accroissement considérable de la tâche des magistrats du PNF. Dans certaines affaires, entre la pression de la presse et celle du parquet général qui nous envoyait des demandes incessantes de renseignements ou de précisions, la tâche était extrêmement lourde. Dans ce cas, nous n’avons que la loi à laquelle nous raccrocher : que dit la loi ? Que devons-nous faire ?

Il me semble que lorsque l’on demande un rapport sur une affaire particulière on devrait être en mesure d’indiquer les raisons et les origines de la demande. Ce serait bien plus simple et plus transparent. Qui interroge ? Pour quel motif ? Du fait de ce manque de transparence, le problème est moins dans les interventions que dans le doute qu’elles laissent planer.

On justifie parfois la remontée d’informations par l’obligation pour le garde des Sceaux de rendre compte de la politique pénale, notamment au Parlement. Là est bien le cœur du problème. En réalité, il n’existe pas de distinction dans la loi entre ce qui relève de la politique pénale et ce qui relève de l’action publique. En confondant les deux, on légitime la remontée d’informations et le lien hiérarchique.

Cependant, la politique pénale est une politique publique répressive qui est par définition, aux termes de la circulaire du 31 janvier 2014, « générale et impersonnelle ». Les rapports sur les affaires particulières permettent-ils de penser la politique pénale ? A-t-on besoin de connaître ce qu’il y a dans un dossier particulier pour construire une politique pénale ? Les rapports particuliers ne semblent pas être exploités dans cet objectif, plutôt dans celui de l’information de la Chancellerie. Les phénomènes criminels, les problématiques d’ordre sociétal, les difficultés procédurales que l’on peut rencontrer, l’évolution de la criminalité dans certains ressorts font l’objet d’un rapport annuel dressé par les procureurs et adressé aux procureurs généraux qui en font une synthèse transmise ensuite au garde des Sceaux. Ces synthèses me semblent suffire à la réflexion ou à la définition d’une politique pénale.

L’éventualité de devoir rendre compte d’une affaire particulière au Parlement ou à la presse justifie-t-elle le degré de précision qui m’a bien souvent été demandé ?

Cette organisation verticale administrative est un frein à l’indépendance et à l’action. Elle empêche les procureurs de la République d’être libres et audacieux dans leurs choix d’action publique. Leur carrière dépend de leur relation avec leur hiérarchie, donc de l’exécutif – et la dépendance est là. Si le procureur de la République refuse ou ne suit pas les préconisations ou les suggestions du parquet général, sa carrière ne va-t-elle pas en pâtir ? Sa réputation sera à tout le moins entamée : forte tête, mauvais caractère, etc. C’est une réelle difficulté. En maîtrisant la carrière du parquetier, l’exécutif pèse consciemment ou non sur la liberté d’action publique des magistrats du parquet. Dans un système qui ne favorise pas l’indépendance, ceux qui en font preuve sont marginalisés.

Je voudrais dire quelques mots sur les choix de procédure, entre l’ouverture d’une information et celle d’une enquête préliminaire. Dès mon arrivée à la tête du PNF, j’ai choisi de n’ouvrir d’informations que dans des circonstances précises, pour revendiquer et assumer l’indépendance du PNF dans la conduite des enquêtes et pour limiter la durée des procédures. En effet, particulièrement en matière économique et financière, les procédures sont très longues. Ce reproche a été souvent formulé concernant cette justice en général.

Lorsqu’il n’ouvre pas d’information judiciaire le parquet est toujours suspecté en raison de son lien organique avec le ministre de la justice. L’audition de l’association Anticor devant votre commission en témoigne d’ailleurs. On soupçonne très rapidement une intervention du pouvoir exécutif lorsque le parquet n’ouvre pas d’information. Ce soupçon, tout le monde l’utilise – les avocats, les médias, la société civile, les collègues eux-mêmes. Pour y échapper et pour échapper à toute critique, certains procureurs de la République prennent le parti d’ouvrir une information judiciaire dans des affaires mettant en cause une personnalité politique ou un parti politique. À mon sens, c’est l’aveu même que, quoi qu’il fasse, le système actuel ne permet pas au parquet de revendiquer son indépendance. Il n’est pas normal que la question de l’indépendance détermine le choix procédural de l’action publique.

On peut rétorquer que l’information judiciaire permet l’exercice du contradictoire, car les avocats des mis en cause et des parties civiles peuvent accéder aux dossiers. Dès mon arrivée j’ai souhaité que le PNF développe une phase de contradictoire à l’issue de toutes les enquêtes préliminaires qu’il conduit. J’ai souhaité que nous repensions nos relations avec les avocats, qui sont nos premiers partenaires de justice. Tout au long de l’enquête, les magistrats s’entretiennent librement avec les conseils des personnes suspectées ou des parties civiles qui en font la demande. La transparence dans un État de droit est une vertu, surtout lorsque l’on a les pouvoirs qui sont les nôtres en matière d’enquête préliminaire. Les avocats doivent être informés, dans la limite du secret de l’enquête bien entendu. Telle est, je crois, la conception du parquet national financier.

Cela étant, cette conception de l’action publique a ses limites. J’en fais la cruelle expérience, puisque je fais l’objet d’une enquête pour avoir échangé avec un avocat. Mais je recommencerais demain si cela devait être le cas, puisqu’il est plus honteux de se méfier d’un avocat que d’être trompé par lui parce qu’il n’aura pas respecté le secret. Nous n’avons pas à nous méfier de nos premiers partenaires de justice qui sont les avocats. Les avocats des parties civiles comme des mis en cause ou des personnes suspectées ont toujours reçu un accueil ouvert et attentif au PNF.

Ce mode de fonctionnement nuit à l’indépendance. La meilleure façon de s’en sortir est de revoir le statut du parquet, de clarifier par la loi les relations entre les procureurs et les procureurs généraux, de refonder les relations entre les parquets et la Chancellerie, et de séparer ce qui relève de la loi au sens large et ce qui relève de l’action publique. Je suis favorable à un procureur général de la Nation ou à un chancelier, qui serait chargé de mettre en œuvre la politique pénale décidée par le garde des Sceaux. Le ministère de la justice devrait être le ministère du droit, qui pourrait être le jurisconsulte des autres ministères. Le procureur général de la Nation pourrait être désigné par le Parlement parmi une liste de magistrats. Tout ceci est à penser, et je ne suis pas là pour penser à la place du législateur ! De nombreuses pistes sont ouvertes, et l’idée du procureur général de la Nation a déjà été avancée par l’ancien premier président et juge constitutionnel Guy Canivet, par l’ancien procureur général de la Cour de cassation Jean-Claude Marin, ou encore par le professeur de droit international Serge Sur. De nombreuses réflexions d’universitaires et de hauts magistrats vont dans ce sens.

J’ai aussi éprouvé une entrave à mon indépendance en ce qui concernait l’affectation des moyens.

La carrière d’un magistrat du parquet se fait par des décisions successives de l’autorité administrative. Toutes les nominations, y compris celles des procureurs de la République, des procureurs généraux et des avocats généraux à la Cour de cassation, sont proposées par le ministre de la justice. Au regard de l’indépendance, ce poids de l’exécutif est peu contrebalancé par le CSM qui ne donne qu’un simple avis sur ces nominations.

Personnellement, j’ai ressenti le poids de l’exécutif à l’occasion de demandes d’effectifs supplémentaires et de moyens matériels. J’ai un exemple très clair en tête. L’étude d’impact réalisée en 2013 lors de la préparation de la loi du 6 décembre créant le PNF fixait à 22 magistrats, 21 fonctionnaires de greffe et 5 assistants spécialisés les effectifs de ce parquet spécialisé, dont on avait évalué la charge à 263 dossiers en vitesse de croisière. Je crois que le PNF gère 570 dossiers actuellement avec 18 magistrats. Les effectifs devaient évoluer en fonction de la réalité de l’activité et du rythme de montée en puissance du parquet.

En m’appuyant sur ce document public, j’ai sollicité des effectifs supplémentaires spécialisés au fur et à mesure de l’évolution de l’activité et de la montée en puissance du parquet. En janvier 2017, alors que je venais d’établir un rapport sur les trois premières années d’activité du PNF la réponse du ministère à une demande d’effectifs supplémentaires a été le déclenchement d’une inspection, malgré ma position sur le caractère inopportun et inutile de cette mesure. Je n’ai d’ailleurs jamais eu communication des conclusions de cette inspection.

Mon engagement n’a pas été entamé, mais j’ai ressenti cet épisode comme une immixtion dans le fonctionnement du PNF et comme une atteinte à son indépendance. Les moyens disponibles pour la conduite de certains dossiers ne permettaient pas les enquêtes d’envergure que j’aurais pu envisager. Je pourrais citer également des initiatives modernes de gestion, notamment un applicatif que nous avions demandé et qui nous a été refusé parce qu’il ne s’intégrait pas dans le modèle unique prévu par la Chancellerie.

La notion d’indépendance est liée à la sécurité juridique. La compétence juridique, en particulier pour tout ce qui concerne les contentieux spécialisés, est essentielle. Ce qui fait la force, c’est la connaissance du sujet. Or le recrutement des assistants spécialisés et des juristes assistants du PNF comme des magistrats est empreint d’une certaine lourdeur administrative, puisque c’est le ministre, via la direction des services judiciaires, qui décide lui-même de la pertinence du recrutement et du choix des personnes.

Tout ceci me semble être autant d’obstacles à l’indépendance de l’autorité judiciaire, en tout cas à celle des procureurs et singulièrement du procureur de la République financier que j’ai été.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci, madame la procureure honoraire.

L’intégralité des dossiers du PNF, qui est au cœur de la circulaire de 2014 sur la remontée d’informations, remplit au moins un critère justifiant une remontée d’informations. Pour autant, vous avez signalé ne pas avoir fait remonter 100 % des dossiers à la Chancellerie. En revanche, des demandes ont été faites en fonction des dossiers.

Lors de l’audition d’Anticor il nous a été indiqué qu’entre votre départ et l’arrivée de votre successeur, il y a eu un intérim, et qu’une décision de classement sans suite a été prise durant cette période dans une affaire pouvant être qualifiée de sensible au sens de la circulaire de 2014. Il s’agissait du premier intérim du PNF, qui n’avait pas connu de vacance jusqu’alors. Ce mode de fonctionnement est-il habituel, normal ? Est-il normal qu’une décision aussi lourde de sens qu’un classement sans suite dans une affaire sensible intervienne durant un intérim ?

Mme Éliane Houlette. Je crois deviner l’affaire à laquelle vous faites référence.

L’intérim a été décidé par la procureure générale de Paris. Je n’étais pas d’accord avec cette décision et le lui ai dit.

Le code de l’organisation judiciaire n’a pas envisagé précisément ce point mais prévoit le cas de vacance d’un poste de chef de juridiction. Généralement, cette vacance est comblée par le procureur adjoint ou par le vice-président adjoint le plus ancien, ou par une personne désignée par le procureur avant son départ. C’est ce que je souhaitais faire. La procureure générale en a décidé autrement, contre mon avis.

L’intérim a été assuré par deux avocats généraux dédiés aux contentieux économiques et financiers au parquet général de Paris. À travers cet intérim du procureur de la République financier, ils avaient accès à toutes les procédures du PNF et auraient pu, si on le leur avait demandé, livrer des renseignements à leur sujet. Je ne pensais pas que c’était opportun.

Le PNF est un parquet hautement spécialisé, mais aussi une organisation humaine – avec ses faiblesses, probablement, comme toutes les organisations humaines. Je pouvais parfaitement désigner un des procureurs adjoints ou un autre magistrat d’expérience pour assurer l’intérim. Je m’en étais ouvert à certains collègues chefs de juridiction pour leur demander comment cela s’était passé pour eux lorsqu’ils avaient quitté leurs postes précédents. C’était ce qu’ils avaient fait. Ils avaient désigné eux-mêmes, avant de partir, la personne devant assurer leur intérim. Mais telle n’a pas été la décision de la procureure générale.

M. le président Ugo Bernalicis. Parmi les affaires qui ont défrayé la chronique, un candidat à l’élection présidentielle a fait l’objet d’une ouverture d’enquête par le PNF à la suite de révélations parues dans Le Canard enchaîné. On a fait à cette occasion au PNF un procès inverse à celui que l’on fait d’ordinaire à la justice, en soulignant la rapidité de l’ouverture de l’enquête et de la conduite de celle-ci. Quel est votre sentiment là-dessus ?

Le parquet général a-t-il pu être une aide à ce moment-là, notamment pour faire face à la pression médiatique et publique ? Comment gère-t-on un moment aussi sensible dans une période aussi sensible ?

Mme Éliane Houlette. C’était compliqué. Le parquet national financier a été créé parce que l’on considérait que la justice économique et financière en France manquait d’efficacité. Le reproche principal adressé à ces dossiers, tous confiés à des juges d’instruction, était celui de la lenteur des procédures. En matière économique et financière les personnes suspectées et mises en causes ont des avocats qui utilisent – ce qui est tout à fait normal – toutes les voies de recours et toutes les armes que leur offre le code de procédure pénale. Chaque acte de l’instruction est attaqué, et qui dit voie de recours dit cour d’appel puis Cour de cassation. Cela rallonge considérablement les délais.

Lorsque je suis arrivée, je me suis dit qu’il fallait lutter contre ce temps qui nuit à la justice et à la qualité des dossiers car il entraîne une certaine évanescence des faits. J’ai donc décidé qu’on ouvrirait peu d’informations judiciaires au bénéfice d’enquêtes préliminaires. Ainsi, lorsque le PNF est entré en fonction, sur la centaine de dossiers qui nous avait été transférée 80 % faisaient l’objet d’informations judiciaires et 20 % d’enquêtes préliminaires. Aujourd’hui, ce rapport est inversé.

Comment cela est-il possible ? Contrairement aux autres parquets, le PNF a une compétence matérielle limitée. Les parquets de droit commun doivent gérer une multitude d’infractions, dont les atteintes aux personnes et les atteintes aux biens. La gestion des contentieux de masse prend beaucoup de temps. Les magistrats peuvent moins se consacrer à l’étude des affaires économiques et financières. Or le PNF a été créé pour cela. Le rôle des magistrats est de suivre précisément des enquêtes préliminaires confiées à des services de police spécialisés.

Il fallait avoir une conception dynamique de l’action publique. Presque tous nos dossiers ont donc été suivis en enquêtes préliminaires. En 2016, le jour même de la révélation de l’affaire des Panama Papers nous avons ordonné une enquête. Le lendemain, nous avons perquisitionné la Société générale. Il fallait être réactif sur l’action publique.

Les magistrats du parquet travaillent avec les mêmes outils que les juges d’instruction : le code de procédure pénale, les services de police spécialisés. Lorsque des mesures coercitives particulières sont requises – contrôle judiciaire, détention provisoire, écoutes téléphoniques sur une longue durée – ou lorsqu’un problème de droit se présente, par exemple, si une enquête a pour origine des écoutes téléphoniques dont nous savons que la validité sera attaquée, il vaut mieux ouvrir une information judiciaire. Cependant, ma conception était de dire que l’on ouvrait une information judiciaire lorsque l’on avait une raison juridique de le faire, et non par confort. C’était un parti pris.

Dans l’affaire à laquelle vous faisiez référence, monsieur le président, j’ai fait la même chose. Nous nous sommes posé les questions que tout le monde pouvait se poser : sur le plan juridique, y a-t-il une infraction ? Pouvons-nous ouvrir une enquête ? Que dit la loi ?

Le plus difficile a été de gérer en même temps la pression des journalistes – je n’avais pas de contact avec eux et ne lisais plus les journaux – et celle du parquet général. Ce dernier nous envoyait des « demandes de transmission rapide des éléments sur les derniers actes d’investigation », des demandes de transmission des premiers éléments sur les actes de la veille, avant onze heures, des demandes de précisions sur les perquisitions en cours, sur les réquisitions supplétives, des demandes de chronologie générale – et tout cela à deux ou trois jours d’intervalle –, des demandes d’éléments sur les auditions, de notes des conseils des mis en cause, etc. Les rapports que j’ai adressés étaient circonstanciés. L’un d’eux faisait dix pages !

J’ai été convoquée au parquet général pour une réunion à laquelle je me suis rendue accompagnée de trois de mes collègues, parce que le choix procédural que j’avais fait ne convenait pas. On m’engageait à en changer, c’est-à-dire à ouvrir une information. J’ai d’ailleurs reçu une dépêche du procureur général en ce sens. Nous avons ouvert une information uniquement pour des raisons procédurales, qui tenaient à la prescription.

S’exerçaient donc sur nous un contrôle très étroit et une pression très lourde.

M. le président Ugo Bernalicis. La décision initiale d’ouvrir l’enquête n’a pas été prise à la demande du parquet général.

Mme Éliane Houlette. Ah, non !

M. le président Ugo Bernalicis. C’est une décision du parquet national financier. Comment cela s’est-il passé concrètement ?

Mme Éliane Houlette. Le Canard enchaîné paraît le mercredi matin. J’ignorais à l’époque qu’il était possible d’aller le chercher le mardi soir au siège du journal. La veille de la révélation, le secrétaire général du PNF est venu me trouver en disant qu’un journaliste l’avait alerté d’une information à paraître dans Le Canard enchaîné du lendemain. L’un des procureurs adjoints est arrivé le lendemain avec le journal, que nous avons consulté ensemble. Au vu du grand nombre d’éléments troublants et de faits faciles à vérifier contenus dans l’article, j’ai ordonné l’enquête. Cela s’est passé exactement ainsi.

J’ai d’abord téléphoné au procureur de la République de Paris car j’étais en compétence concurrente avec lui – atteinte à la probité. Aucun problème ne s’est présenté, nous avions des relations de parfaite entente. J’ai ouvert l’enquête, puis j’ai téléphoné – il était très rare que je le fasse – au procureur général pour l’en informer.

Pour tous les dossiers dans lesquels nous avons ordonné des enquêtes, l’ouverture de celles-ci a toujours été à l’initiative du PNF.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous voyons combien le fait judiciaire peut venir modifier le cours d’une élection lorsqu’il survient pendant les périodes de campagne électorale. Pour autant, il peut sembler normal d’ouvrir une enquête si l’on pense qu’une infraction est constituée. Une période de suspension de l’action judiciaire serait-elle nécessaire pendant la campagne officielle ? Comment cela pourrait-il être mieux cadré ?

En l’occurrence, vous avez eu connaissance des faits reprochés à M. Fillon parce que la presse en rendait compte, mais ils pouvaient remonter à plusieurs années. Vous avez d’ailleurs mentionné la prescription.

Mme Éliane Houlette. La loi du 27 février 2017, à l’initiative du Parlement, avait modifié la prescription pour les délits occultes. Nous ne pouvions pas remonter dans le temps au-delà de douze ans. Comme les périodes considérées étaient plus lointaines, j’avais un doute sur le fait de savoir si la mise en mouvement de l’action publique impliquait l’ouverture d’une enquête ou celle d’une information judiciaire. Par souci de sécurité juridique, j’ai préféré ouvrir une information judiciaire.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous pourrions aussi imaginer que la presse veuille instrumentaliser l’action judiciaire en révélant des éléments délictuels à un moment précis. Comment gérer cela dans une campagne électorale ?

Mme Éliane Houlette. Seule la loi le permet. Un magistrat n’est soumis qu’à la loi. Que dit la loi ? Si le Parlement décidait d’établir une suspension trois ou quatre mois avant le début d’une campagne électorale, très bien ! Mais ce n’est pas le cas. Il existe un usage pour les services de police et peut-être aussi pour les parquets concernant le traitement des actes coercitifs en période de campagne. Cependant, ce n’est qu’un usage. Aucun usage ne saurait être supérieur à la loi.

L’affaire dont vous parlez a commencé bien avant l’ouverture de la campagne électorale officielle.

Le magistrat n’a que la loi pour guide et n’est soumis qu’à la loi – et heureusement, bien sûr ! Nous avons bien regardé, vérifié, et appliqué la loi. La loi est l’expression de la volonté générale. Elle est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse.

M. Didier Paris, rapporteur. Merci pour vos propos liminaires que j’ai trouvés denses, intéressants et directs – à l’image de ce qu’attend une commission d’enquête.

Vous avez dit que vous n’aviez jamais subi de pression au cours de votre carrière ni reçu d’injonction particulière. Pour autant, j’ai cru comprendre que vous aviez eu à rendre compte du choix procédural qui avait été le vôtre lors de l’affaire Fillon. Ce choix était-il a posteriori ? A-t-il été contesté par le procureur général de l’époque ? Vous a-t-on demandé de le modifier ou de l’adapter ? Avez-vous pleinement assumé votre rôle et vos décisions quitte à en rendre compte, ou avez-vous considéré qu’il y avait là une forme de dérogation par rapport à votre liberté – à laquelle vous indiquez n’avoir jamais dérogé ?

Mme Éliane Houlette. Au cours d’une affaire commerciale dans laquelle le PNF n’était que partie jointe – son avis n’est donné que sur les affaires importantes qui viennent devant la cour d’appel –, j’ai souvenir que l’avocat général central m’avait demandé de faire des observations dans un certain sens, ce que j’ai refusé de faire parce que ce n’était pas, à mon sens, conforme aux textes en matière de procédure collective.

Je suis allée voir le procureur général de l’époque pour lui dire que je ne voulais pas faire ce que l’on me demandait de faire, parce que ce n’était pas conforme aux textes et que le parquet général risquait de se ridiculiser. Je lui ai demandé d’envoyer quelqu’un d’autre, car je n’étais pas d’accord avec cette démarche. Finalement, le procureur général de l’époque m’a dit d’agir comme je l’entendais.

Pour le reste, c’était une pression dans la mesure où j’ai décidé dans cette affaire précise de faire comme je faisais pour les autres affaires, c’est-à-dire d’ouvrir une enquête préliminaire. Rien ne justifiait une information judiciaire. Or le procureur général n’était pas d’accord avec moi. Il espérait probablement me convaincre en me faisant venir pour une réunion de travail dans son bureau, réunion où il était accompagné de trois avocats généraux. Je ne m’y suis pas rendue toute seule, mais accompagnée des personnes qui suivaient le dossier avec moi. J’ai dit alors qu’en l’état je ne changerais pas d’opinion. J’ai souligné qu’il faudrait peut-être, à un moment donné, en venir à une information judiciaire, mais que cela se ferait quand je l’aurais décidé sur la base d’éléments le justifiant. L’exercice et le choix procédural sont de la responsabilité du procureur de la République.

Une pression s’est exercée parce qu’une affaire comme celle-ci défraie la chronique, et que le parquet général rebondissait sur les derniers éléments révélés dans la presse pour nous demander des renseignements. Cela a entraîné beaucoup de tracas pour les collègues qui suivaient le dossier et pour moi-même, alors que nous devions nous concentrer sur l’affaire, son analyse juridique, les relations avec la police – qui ont d’ailleurs été parfaites –, etc.

Pourquoi ce luxe de précisions ? Dans toutes les très nombreuses demandes qui m’ont été faites, une seule était accompagnée d’une demande de la direction des affaires criminelles concernant une actualisation du dossier. Toutes les autres demandes étaient ressenties comme une énorme pression.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous évoquiez la nécessité d’une séparation entre action publique et politique pénale. Lorsque vous avez répondu de manière selon vous trop lourde aux remontées d’informations destinées au procureur général, avez-vous le sentiment qu’il n’a pas été tenu compte, à un moment quelconque de votre activité de procureur national financier, de la loi de 2013 et de la circulaire de 2014 ? Au-delà de la lourdeur du système, vous a-t-on demandé des choses que vous n’auriez pas dû faire ?

Mme Éliane Houlette. La circulaire de 2014 est très claire. Les procureurs de la République sont placés sous l’autorité de leur chef hiérarchique. Le procureur de la République financier est placé sous l’autorité du procureur général de Paris. La circulaire prévoit également que des rapports particuliers puissent être demandés dans des cas précis. Dans les affaires concernant des élus ou des hommes politiques, nous devons évidemment faire des rapports particuliers.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous a-t-on déjà demandé d’avoir une action ou des réponses non conformes à la loi ? Par exemple, des demandes de remontées de pièces ou de suites de procédures ont-elles été formulées dans certains dossiers extrêmement sensibles dont vous aviez la charge, ce qui ne serait pas inconcevable compte tenu de la nature des sujets que vous aviez à traiter ?

Mme Éliane Houlette. Non. En revanche, lorsque l’on me demandait une synthèse de chaque audition, cela représentait du travail.

M. le président Ugo Bernalicis. On ne vous demandait donc pas les pièces en tant que telles, mais on pouvait vous demander une synthèse des pièces, susceptible de comporter des éléments précis.

Mme Éliane Houlette. Bien sûr ! On pouvait nous demander ainsi les premiers éléments relatifs à des actes survenus la veille, en cas de perquisition par exemple.

J’ai cependant eu deux expériences différentes avec deux procureurs généraux. Le premier est parti en 2015. Tous les deux n’avaient pas la même conception de leur fonction. Chaque procureur général peut avoir une conception différente de son rôle. Le système le permet. Ce n’est pas normal. Les institutions ne doivent pas donner des signaux divergents selon les individus qui les animent. C’est pourquoi il faut des règles écrites dans la loi, pour distinguer ce qui relève de la politique pénale de ce qui relève de l’action publique.

M. Didier Paris, rapporteur. Si les motifs, l’origine et la finalité des demandes de précisions qui vous parvenaient vous avaient été communiqués, cela aurait-il changé quoi que ce soit dans votre niveau de réponse ?

En quoi le procureur de la République, soumis à un pouvoir hiérarchique, devrait-il apporter une réponse adaptée à la nature de la demande, celle-ci pouvant d’une certaine façon lui échapper ?

Mme Éliane Houlette. Vous savez que le garde des Sceaux ne peut donner d’instructions individuelles. N’est-ce pas le protéger que de ne pas tout dire du contenu d’un dossier ? Si on ne sait pas quelle est l’origine de la demande ni dans quel but elle est formulée – pour répondre à la presse, ou au Parlement – ne le protège-t-on pas en ne disant pas tout du contenu d’une enquête ?

Ce n’est pas par désir de cacher. Dans une démocratie, nous avons besoin de transparence. Il serait plus clair que le garde des Sceaux à son arrivée en fonction adresse une circulaire aux procureurs et aux procureurs généraux pour leur annoncer qu’il leur demandera des renseignements sur des affaires dans des cas précis et leur fournira les motifs de ces demandes. Tout s’expliquerait, alors ! C’est le fait de ne pas savoir qui jette le trouble, la suspicion. Dans certaines affaires je ne suis même pas certaine que le contrôle de l’action publique exercé par le parquet général l’ait été à la demande de la Chancellerie – mais l’existence du lien hiérarchique laisse planer le doute. Tout est possible.

M. Didier Paris, rapporteur. La règle veut que la phase d’enquête ne soit pas contradictoire. Le système français demeure inquisitoire et non accusatoire. Par ailleurs, il faut tenir compte du cadre posé par l’article 11 du code de procédure pénale.

Pourriez-vous mieux caractériser les rapports que vous souhaitez avoir avec les avocats, compte tenu de ces deux jalons ? Quelle a été votre expérience en la matière ?

Mme Éliane Houlette. Les avocats sont nos premiers partenaires de justice. Pour moi, ils sont essentiels. Je préfère, de loin, que dans une procédure les personnes suspectées aient des avocats susceptibles de venir nous voir plutôt qu’elles n’en aient pas. Nous sommes davantage en ce cas « à armes égales », surtout dans la phase d’enquête préliminaire.

Par ailleurs, je conçois mes relations avec les avocats comme le font les juges d’instruction. Personne ne sait ce qu’il se passe dans le bureau d’un juge d’instruction lorsqu’un avocat vient le trouver pour parler d’une affaire. Que des avocats passent dans les bureaux des magistrats pour se renseigner sur une affaire, leur faire part d’éléments particuliers, etc. – ce qui était le quotidien du PNF –, je trouve cela normal. C’est un dialogue. Ensuite, les faits sont les faits.

M. le président Ugo Bernalicis. S’agit-il essentiellement de demandes d’actes de la part des avocats ?

Mme Éliane Houlette. Les faits sont têtus, nous ne les changerons pas. Cela, c’est la transparence. Je le dis d’autant plus volontiers que le processus décisionnel était extrêmement clair s’agissant du suivi de l’action publique à l’intérieur du PNF. Je ne suivais aucun dossier en propre, tous les dossiers étaient confiés à des collègues qui me faisaient remonter des informations à leur sujet. Je n’intervenais jamais ni pour ralentir une enquête ni pour l’accélérer. Je veillais simplement à ce que l’enquête soit cadencée et avance.

M. Didier Paris, rapporteur. Le covid-19 a retardé l’examen du projet de loi sur le parquet européen par le Parlement. Pourquoi disiez-vous que ce parquet européen ouvrait une nouvelle voie et réformait notre mode de fonctionnement de la justice ?

Mme Éliane Houlette. Le parquet européen sera autonome et indépendant. Je pense qu’il s’agit d’une bonne chose. L’Europe est, sur ce point, en avance sur la France.

Je vois d’ailleurs une difficulté poindre pour les justiciables, qui sera peut-être soumise au Conseil constitutionnel. Le parquet européen sera compétent pour toutes les atteintes aux intérêts financiers de l’Union parmi lesquelles les fraudes à la TVA. Selon que le préjudice sera supérieur ou inférieur à 10 millions d’euros, il relèvera ou non du parquet européen. Les justiciables français qui auraient commis des escroqueries à la TVA pour un montant supérieur à 10 millions feront l’objet d’une enquête diligentée par une autorité indépendante dont les conditions de nomination ne sont pas soumises au pouvoir exécutif, et pas les autres. Cela posera un problème d’égalité des justiciables devant la loi.

M. le président Ugo Bernalicis. Le parquet européen risque de faire évoluer les mentalités dans chaque pays.

Mme Cécile Untermaier. L’indépendance s’inscrit dans la dépendance, comme vous l’avez souligné, à travers la question des moyens, des nominations, des carrières. La loi n’encadre peut-être pas suffisamment cela. Comment un magistrat peut-il exercer son indépendance dans un tribunal qui manque de magistrats ? Nous avons à nous interroger sur les garde-fous qui doivent être apportés à l’autorité ou au pouvoir judiciaire.

Des actions ont conduit durant la crise du covid-19 à diminuer notablement la surpopulation carcérale. Il est à craindre que cette surpopulation redevienne rapidement une réalité. La garde des Sceaux a publié une circulaire de régulation carcérale à l’attention des procureurs. Dans quelle mesure cela ne compromet-il pas l’indépendance des décisions des magistrats ? Jusqu’où la politique pénale doit-elle aller par rapport à la question des moyens ? Une clarification est nécessaire.

Le procureur général apparaît comme le surveillant général des procureurs dans certaines affaires sensibles. Les remontées d’informations sont facilitées par l’absence de normes les encadrant. Ne faudrait-il pas donner un statut juridique aux interrogations susceptibles d’être transmises aux procureurs par le procureur général ?

Jean-Jacques Urvoas avait d’ailleurs demandé devant la Cour de justice de la République, lors de l’affaire le concernant, que les remontées d’informations aient un statut juridique. Nous avons une approche assez brouillonne des procédures sur certains points précieux relevant du secret de l’enquête et de l’indépendance judiciaire. Des évolutions se font néanmoins progressivement, au rythme de ce qu’acceptent nos gouvernants et la société. Notre mode de fonctionnement apparaîtra certainement moyenâgeux dans quelques années.

Quelle est l’utilité du procureur général s’il a pour mission uniquement de surveiller les procureurs ? Ne faut-il pas s’interroger sur sa mission dans l’application de la politique pénale et dans la garantie de l’indépendance ?

Mme Éliane Houlette. Je partage ces interrogations.

La mission première du parquet général est de représenter le ministère public devant la juridiction du deuxième degré, c’est-à-dire la cour d’appel. Il est chargé également de coordonner l’action des parquets de son ressort. Cependant, le PNF étant à compétence nationale, il n’y avait rien à coordonner.

La difficulté reste, comme toujours dans un État démocratique, la question de la transparence. Le manque de transparence sur les processus décisionnels nuit énormément au parquet, qui se trouve suspecté. Tout devrait en réalité pouvoir s’expliquer clairement. Nous devrions être capables de dire : il faut renseigner la presse sur tel point, ou s’exprimer devant le Parlement sur tel autre, une fiche est donc requise. Cela ne me poserait aucun problème. Le problème ne tient pas dans l’information en elle-même, mais dans le degré d’information demandé et dans l’ingérence quotidienne du parquet général dans l’action publique.

M. Didier Paris, rapporteur. Rien n’interdit au procureur général d’apporter des précisions sur la nature des demandes qu’il vous adresse, dont vous pourriez déduire ensuite le mode d’utilisation. Cela n’est-il pourtant jamais le cas ?

Mme Éliane Houlette. Si, pour toutes les affaires n’ayant pas de caractère politique. Dès lors que des affaires ont un caractère politique – je ne parle que de mon expérience – et s’avèrent particulièrement sensibles, il en va autrement. J’ai gardé la chaîne de messages que j’ai reçus dans certaines affaires. Ils avaient un degré de précision ahurissant.

Mme Cécile Untermaier. N’avez-vous jamais constaté un même niveau de pression dans les autres affaires ?

Mme Éliane Houlette. Pour les autres affaires ayant parfois un caractère technique particulier – fraude fiscale complexe, escroqueries à la TVA –, nous rédigions un rapport annuel d’actualisation. Le 1 % des affaires qui posent problème concerne celles qui mettent en cause une personnalité politique ou un parti.

M. le président Ugo Bernalicis. Ces affaires peuvent-elles concerner aussi des entreprises nationales suscitant un intérêt politique national ?

Mme Éliane Houlette. Pour ce qui concerne les entreprises à très forte visibilité économique, il peut nous être demandé de rédiger un rapport tous les six mois, comme cela a été fait pour l’affaire Airbus. Dans cette affaire, il m’est arrivé aussi parfois d’interroger le parquet général, notamment concernant l’application de la loi dite « de blocage » (loi du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères). J’aurais souhaité d’ailleurs que sa réactivité soit aussi grande que celle qu’il me demandait lorsqu’il fallait que je lui réponde.

Mme Cécile Untermaier. Le procureur général n’en est pas venu à vous dicter une solution plutôt qu’une autre. L’indépendance qui vous appartient a été à tout moment protégée. En revanche, vous dénoncez une tracasserie quotidienne sur des dossiers extrêmement sensibles, qui relève peut-être simplement d’une fébrilité relative à une information très mouvante. Dans ces conditions, le procureur général, dans son respect de l’indépendance, n’était-il pas légitime à faire cause commune avec le dossier que vous aviez à traiter ?

Mme Éliane Houlette. Je n’ai pas eu le sentiment que nous faisions cause commune. Lorsque l’on vous demande des renseignements deux fois par jour ou tous les deux jours et que l’on vous convoque à des réunions de travail, ce n’est pas forcément pour vous soutenir, mais plutôt pour vous demander pourquoi vous avez agi de telle ou telle façon.

La pression que l’on peut ressentir ne se traduit pas par des instructions individuelles car cela est impossible. Je crois cependant que je paye très cher aujourd’hui cette manifestation d’indépendance.

C’était pratiquement mon dernier poste. Ma position était peut-être plus facile que si j’avais été un plus jeune procureur. En effet, si vous refusez d’aller dans le sens que l’on vous conseille, votre carrière ne risque-t-il pas d’en pâtir, puisque le pouvoir de nomination est dans les mains du pouvoir exécutif ? C’est la raison pour laquelle il faudrait que la nomination des magistrats du parquet ainsi que toute la carrière des magistrats relèvent intégralement du CSM.

M. le président Ugo Bernalicis. Qu’en est-il des relations entre le PNF et les moyens de police judiciaire – offices centraux, police judiciaire parisienne, préfecture de police, gendarmerie nationale, etc. ? Le PNF travaille en binôme avec l’office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) sur la plupart des dossiers. Avez-vous rencontré des difficultés, liées à l’indépendance, dans vos relations avec ces offices centraux ? Les remontées d’informations étaient-elles plus rapides du côté du ministère de l’intérieur que du ministère de la justice ? Avez-vous manqué de moyens sur des enquêtes ? Sur le dossier Airbus, nous n’avions ainsi pas les mêmes moyens que nos homologues anglais et américains sur le fond de l’affaire, ce qui pouvait soulever des difficultés judiciaires ainsi que des problèmes en matière de rapport de force diplomatique.

Mme Éliane Houlette. Le PNF travaille avec quatre services : l’OCLCIFF, la brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) – qui dépend de la préfecture de police –, la gendarmerie nationale et le service national de douane judiciaire – notamment pour les escroqueries à la TVA. Je n’ai qu’à louer les relations et le travail effectué par ces services, en particulier l’OCLCIFF. Toutefois, cet office étant central, il ne travaillait pas uniquement pour le PNF. Nous lui confiions environ 60 % de nos affaires. La police judiciaire s’est montrée d’une loyauté parfaite. Nous avions des relations confiantes, sincères, loyales et transparentes. Il ne s’est jamais produit la moindre difficulté avec ces deux services.

La difficulté tenait au manque d’effectifs. À la création du PNF, l’OCLCIFF rassemblait environ 95 personnes. Or, ses effectifs diminuaient à mesure que nos saisines augmentaient. Cet office peinait à fidéliser ses effectifs et à trouver le degré de spécialisation requis. J’étais allée voir le directeur central de la police judiciaire, Mireille Ballestrazzi, pour lui faire part de mes inquiétudes et de nos difficultés, dont elle a tenu compte.

Le PNF a été créé en 2014. En 2015 sont survenus tous les problèmes liés au terrorisme. Les effectifs de la police ont donc été utilisés au maximum. Certaines de nos enquêtes ont alors stagné. Il me semble nécessaire de sanctuariser les effectifs en matière économique et financière, pour la BRDE comme pour l’OCLCIFF, car ce sont eux qui travaillent sur nos enquêtes au quotidien. Ces effectifs sont indispensables, même en tenant compte des nouvelles méthodes d’enquête que nous avions commencé à expérimenter, en faisant notamment des analyses préalables précises des faits.

Dans un monde idéal, et parce que la matière économique et financière est particulière, il serait bon que soient réunis dans un même service magistrats, policiers et fiscalistes – à l’image du parquet national anticorruption espagnol. Mais c’est un monde idéal.

Mme Cécile Untermaier. Avez-vous eu des relations avec les tribunaux de commerce, notamment celui de Paris ?

Mme Éliane Houlette. Je connais bien les tribunaux de commerce puisqu’une partie de ma carrière au parquet a consisté à représenter le ministère public auprès des tribunaux de commerce de Versailles puis de Paris. J’ai beaucoup appris durant cette période, et ai un grand respect pour le professionnalisme des juges consulaires.

J’avais de bonnes relations avec le président du tribunal de commerce de Paris, qui nous invitait aux audiences de rentrée ou à certaines rencontres juridiques, mais aucune occasion particulière ne s’est présentée dans le cadre du PNF. Les atteintes à la probité, la fraude fiscale et les délits boursiers ne nécessitaient pas de collaboration spécifique, En cas de nécessité, le parquet de Paris nous aurait transmis les éléments requis. L’interlocuteur naturel du tribunal de commerce de Paris, c’est le parquet de Paris, qui est représenté devant ce tribunal par un de ses magistrats.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie pour vos réponses nourries d’exemples multiples qui nous ont permis de mieux saisir le fonctionnement si particulier du PNF, et si emblématique au regard des enjeux et des réflexions de notre commission.

 

 

 

 


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Audition du mercredi 10 juin 2020

À 16 heures : Table ronde de représentants de syndicats de greffiers :

-          Mme Sophie Grimault, secrétaire générale adjointe du Syndicat des greffiers de France FO

-          M. Michel Demoule, secrétaire général adjoint du Syndicat national CGT des chancelleries et services judiciaires, et M. Henri Ferréol Billy, secrétaire national

-          M. Alain Richard, secrétaire général adjoint dUNSA Services judiciaires

M. le président Ugo Bernalicis. Nous avons souhaité organiser une table ronde de représentants des principaux syndicats de greffiers. Nous recevons donc Mme Sophie Grimault secrétaire générale adjointe du syndicat des greffiers de France FO, M. Henri-Ferréol Billy, secrétaire national du Syndicat national CGT des chancelleries et services judiciaires, M. Michel Demoule, secrétaire général adjoint de ce même syndicat, et M. Alain Richard, secrétaire général adjoint de l’UNSA services judiciaires.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Sophie Grimault, M. Michel Demoule, M. Henri-Ferréol Billy et M. Alain Richard prêtent successivement serment.)

M. Alain Richard, secrétaire général adjoint de lUNSA services judiciaires. Le greffe n’est pas directement concerné par la question des obstacles à l’indépendance de la justice, mais il est concerné en ce que les greffiers travaillent avec les magistrats qui sont indépendants dans l’acte de juger. Le greffier est soumis à une obligation de neutralité et de secret professionnel et est au contact du magistrat. Néanmoins, nous avons rarement eu à débattre de l’indépendance de la justice au travers des personnels de greffe.

Pour que rien ne fasse obstacle à l’indépendance de la justice, il ne faut pas que celle-ci soit trop dépendante financièrement. Il faut qu’elle ait les moyens d’exercer son office. C’est là que pourrait être l’achoppement.

Même si des efforts ont été faits ces dernières années, les moyens dont dispose la justice souffrent de telles lacunes depuis tellement longtemps que le ministère de la justice demeure un ministère pauvre, au moins sur le plan du fonctionnement des juridictions.

M. Michel Demoule, secrétaire général adjoint du Syndicat national CGT des chancelleries et services judiciaires. La commission d’enquête concerne l’indépendance du pouvoir judiciaire. Dans les questions qui nous ont été transmises en amont de la présente audition, il était davantage question « d’autorité judiciaire ». C’est un vieux débat.

Il existe une séparation des pouvoirs, mais si les pouvoirs exécutif et législatif sont élus, l’autorité judiciaire ne l’est pas. Une légitimité était jadis tirée de l’élection, car il existait des magistrats élus. Ce sont d’ailleurs les premières élections où les femmes ont été électrices et éligibles. Il s’agissait des conseillers prud’homaux. Mais un ministre de l’économie a fait voter il y a cinq ans une loi qui porte son nom, intégrant des dispositions sur la justice, qui a remis en cause cette élection démocratique de magistrats. Cette évolution constitue une attaque contre la démocratie.

Alain Richard a indiqué que les greffiers n’étaient pas directement concernés dans un premier temps par l’indépendance des décisions judiciaires. Toutefois, normalement les décisions des juges ne sont valables que si elles sont authentifiées par un greffier qui a prêté serment. Dans ce contexte, des pressions sont exercées de fait. L’indépendance des greffiers est mise en cause, dans le cadre de leurs attributions, par les pressions exercées sur eux par la hiérarchie, sachant qu’en dernière analyse la hiérarchie est constituée par les magistrats. Cela n’est pas sans poser problème.

M. Henri-Ferréol Billy, secrétaire national du Syndicat national CGT des chancelleries et services judiciaires. Dans l’ancien statut des greffiers, de 2003, les greffiers rédigeaient selon les « indications » du magistrat. Avec le statut de 2015, les greffiers sont passés sous l’autorité du magistrat, car ils rédigent désormais selon les « directives » de celui-ci. Le passage « d’indications » à « directives » traduit un certain changement d’orientation.

On a vu aussi apparaître dans certains services des magistrats coordonnateurs qui empiètent sur le domaine du greffe. En principe, il existe d’un côté les magistrats et de l’autre le greffe. Or la tendance ces dernières années est de voir les magistrats empiéter sur le domaine du greffe. Ils empiètent ainsi sur un corps de catégorie A, le corps des directeurs des services de greffe judiciaires. Normalement, les magistrats prennent les décisions, le greffe les rédige et s’occupe de la partie administrative. Or certains postes qui devraient revenir à des directeurs de greffe sont occupés par des magistrats, et rarement pour le meilleur.

L’indépendance est aussi une question de moyens. Il paraît que le budget de la justice augmente, mais pour ce qui concerne les moyens de fonctionnement – l’argent que nous recevons pour acheter des stylos, du papier, etc. – la dotation diminue, ce qui pose plusieurs difficultés.

Sur le plan immobilier, des partenariats public-privé (PPP) ont été signés par le ministère de la justice, dont un concerne le tribunal de Paris. Or un PPP implique d’énormes contraintes. Lorsque vous êtes logés dans le cadre d’un PPP, vous ne pouvez pas gérer votre bâtiment comme vous le voulez, car c’est la société avec laquelle le PPP a été signé qui en est, de fait, propriétaire. Un appel d’offres a été lancé pour trouver une société venant contrôler la société qui gère le palais de justice de Paris. Cela pose de nombreuses difficultés. Que le ministère soit incapable de gérer lui-même directement son propre bâtiment, cela pose problème ! Il s’agit là d’un exemple monumental parmi d’autres.

Mme Sophie Grimault, secrétaire générale adjointe du Syndicat des greffiers de France FO. Nous vous remercions de nous permettre de participer à ce débat.

Nous avons retenu quatre grands axes sur lesquels il nous a semblé indispensable de pouvoir débattre : l’indépendance du parquet et le rôle du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), les instructions de la Chancellerie, les moyens pour y parvenir tant sur le plan humain que financier, et l’indépendance du greffe.

L’indépendance du parquet est pour nous mythe ou réalité du fait du rôle du CSM. La première étape d’une justice indépendante passe forcément et nécessairement par un parquet indépendant, dont les magistrats sont nommés exclusivement par le CSM. Le ministre de la justice ne doit pas avoir de pouvoir sur eux. On ne se rappelle que trop ce procureur qu’il a fallu aller rechercher dans l’Himalaya à la suite de décisions jugées inopportunes de son procureur adjoint !

Le CSM ne doit pas avoir qu’un simple avis également sur les sanctions. Tant que la Chancellerie pourra nommer les parquetiers, le doute subsistera.

S’agissant des instructions de la Chancellerie, que le garde des Sceaux conduise la politique pénale sur le territoire national est une chose, qu’il ait autorité sur les magistrats en est une autre. Le parquet reste un instrument d’action du garde des Sceaux.

Que dire, si ce n’est que le Gouvernement n’a toujours rien compris, avec une nouvelle lettre de la Chancellerie qui agace particulièrement les magistrats, où la direction des affaires criminelles leur rappelle comment traiter les éventuelles plaintes contre les élus pour cause de covid-19 ! Il est indispensable que ces pratiques cessent si l’on veut croire à l’indépendance des magistrats et leur conférer la légitimité qui est la leur.

Il est de notoriété publique que malgré toutes les réformes entreprises, soit l’institution judiciaire gère trop de dossiers pour que les magistrats et les greffiers puissent travailler convenablement, soit elle n’a pas les moyens nécessaires pour y parvenir. La justice et plus particulièrement les juridictions sont en état de délabrement. Des droits de retrait ont été opérés. Jean-Jacques Urvoas parlait de « clochardisation » de la justice. C’est dire ! Ces manques de moyens décrédibilisent la justice. Le manque de moyens et l’absence de volonté viennent aussi démontrer que, lors d’une crise comme celle que l’on vient de subir, la justice n’est pas à la hauteur, notamment en matière de télétravail. Si les magistrats sont dotés d’ultra-portables, c’est la préhistoire pour les fonctionnaires.

Si le statut du greffier prévoit qu’il est garant de la procédure, cette garantie ne se réalise que par l’apposition d’une signature sur les actes judiciaires. Ce blanc-seing n’est en réalité qu’une pure forme. Le greffier, de par sa position hiérarchique, est évalué par un supérieur qui est lui-même évalué par un magistrat et n’a pas les moyens juridiques nécessaires pour valider une procédure qu’il jugerait éventuellement illégale. Nombreux sont les cas où le greffier doit rappeler au magistrat son rôle d’authentificateur. Nombreux sont les cas où les notes d’audience ne sont jamais signées – on se demande bien à quoi cela sert ! La mise en place d’une équipe de juristes assistants ou d’assistants de justice autour du magistrat n’a fait qu’engendrer une grande confusion entre les rôles de chacun.

Une évolution du statut semble nécessaire. Un sentiment de frustration et de désabusement existe depuis longtemps chez les greffiers.

L’indépendance de la justice passe nécessairement par une véritable révolution budgétaire pour l’institution judiciaire, et non par des « semi-mesurettes » comme on a l’habitude d’en voir ; une véritable révolution du corps des magistrats du siège et du parquet notamment à l’égard du pouvoir exécutif ; et une véritable reconnaissance des fonctions de greffier par un transfert de compétences et un accès en « A » juridictionnel, comme nous l’avions déjà sollicité.

Le sentiment d’une justice à deux vitesses s’exprime, avec une crise de confiance dans notre institution.

M. le président Ugo Bernalicis. Le greffier assiste le magistrat au quotidien. Il n’y a pas plus près du magistrat que lui. Avez-vous déjà eu connaissance – personnellement ou par la voie syndicale – de manquements à l’obligation d’indépendance ou d’impartialité du magistrat ? En ce cas, votre statut, qui vous impose de garantir la sécurité juridique de la procédure, a-t-il été un poids que vous avez pu mettre dans la balance ou ces situations ont-elles été rapidement réglées par la position hiérarchique qui vient d’être rappelée ?

M. Alain Richard. L’indépendance de la justice est une valeur fondatrice de notre institution. Des manquements ont pu se produire et pourront survenir de nouveau dans le fonctionnement quotidien, mais ils sont systématiquement sanctionnés. Chacun est extrêmement regardant sur ce point.

Des mesures de rétorsion sont prises à la moindre faute. Il existe une hiérarchie pour les personnels de greffe, mais aussi pour les magistrats. L’institution judiciaire est un microcosme où tout se sait très vite et où tout le monde connaît tout le monde. Des débordements ont pu se produire, et pourront se renouveler, mais ils sont très vite repérés.

M. Michel Demoule. Nous ne partageons absolument pas ce point de vue. Des débordements, il y en a régulièrement, pour ne pas dire en permanence, et des sanctions, pas souvent ! Tous les collègues dans les greffes ont été confrontés à des magistrats qui avaient commis des erreurs sur des dates et leur ont demandé de modifier des notes d’audience. On le sait davantage en cas de refus de leur part, bien sûr, mais nous le savons aussi quand ils ont accepté. C’est un vrai problème.

En dernière analyse, les greffiers sont sous l’autorité du magistrat – non pas le juge avec lequel ils travaillent, mais les chefs de juridiction. Dans ce cadre, il se produit régulièrement des abus de pouvoir, des demandes, et des pressions. Quant aux sanctions, il n’y en a pas. C’est plutôt le greffier qui s’oppose à la modification illégale, irrégulière qui lui est demandée qui subit des pressions et se voit menacé de sanctions.

M. Henri-Ferréol Billy. Tout le monde a en tête ce qu’il s’est passé dernièrement à la Cour de cassation. Des conseillers se sont prononcés sur une affaire alors qu’ils avaient assuré des formations pour la société sur laquelle ils rendaient une décision. Or aucune sanction n’a été prise. Cet exemple a été médiatisé, mais il ne s’est rien passé par la suite.

M. le président Ugo Bernalicis. Ils seront entendus par la commission d’enquête la semaine prochaine, à huis clos.

Mme Sophie Grimault. Je rejoins la position de la CGT. Certains magistrats conduisent parfois des audiences sans greffier, et prononcent des décisions sans que pour autant cela les gêne. Il faut rappeler au quotidien le rôle du greffier, et lorsqu’on leur précise que le greffier est censé assister au délibéré ils répondent que « de toute façon, personne ne s’en est aperçu ». On est le bon petit soldat de l’ombre qu’on ne voit pas et à qui on peut demander tout et n’importe quoi. Certains acceptent, d’autres refusent. La problématique est là.

Nous avons aussi des collègues qui, pour avoir modifié des notes d’audience, se sont retrouvés en commission disciplinaire car pour une fois cela allait à l’encontre des intérêts du magistrat. Dans cette juridiction-là, on nous a dit qu’il était habituel de procéder ainsi lorsqu’une demande de rectification de note d’audience était émise. À chacun son rôle, à chacun ses fonctions. Le problème de l’autorité hiérarchique placée au-dessus du greffier – et qui évalue, et peut intervenir à de nombreux niveaux – est essentiel.

M. Alain Richard. Nous parlons moins de l’indépendance de la justice que de dérives internes. Il y a eu et il y aura encore des pressions, mais dès l’instant où le greffier fait valoir ses prérogatives, le magistrat n’a généralement aucun intérêt à faire pression. Cela n’est toutefois pas forcément facile. Il est difficile pour un greffier de s’opposer à un magistrat qui souhaite sortir du strict cadre juridique.

M. le président Ugo Bernalicis. Quelles sont les méthodes de résolution de ces divergences ou différences d’appréciation ? Cela se gère-t-il directement entre le magistrat et le greffier ou cela remonte-t-il par la voie hiérarchique des deux côtés ? Existe-t-il une voie de médiation interne au sein du tribunal ? Les syndicats sont-ils impliqués ?

M. Henri-Ferréol Billy. Jeune greffier, j’ai été confronté à cette difficulté au tribunal correctionnel de Créteil. En tant que greffier, je note ce que j’entends à l’audience, et personne ne peut dire le contraire. C’est moi qui atteste de ce qui a été dit. Cependant, une différence peut se produire parfois entre ce que dit le magistrat et ce qu’il a dans la tête. Mais si le magistrat dit « blanc », j’écris « blanc », je n’écris pas « noir » ! Une fois, le magistrat n’a pas accepté ce que j’avais noté alors que c’était ce qu’il avait dit, et j’ai subi une pression de ma hiérarchie pour corriger ma note d’audience.

M. le président Ugo Bernalicis. Un enregistrement audio des audiences n’est-il pas effectué en parallèle ?

M. Henri-Ferréol Billy. Ce système existe en Espagne, mais pour que les greffiers ne soient pas à l’audience. Nous nous y opposons. Il est important que le greffier soit à l’audience pour noter ce qui est dit. De plus, les greffiers ne sont pas là uniquement pour cela, ils travaillent en même temps. Quand j’étais à l’audience, je rédigeais mes décisions, je sortais les décisions déjà rendues, etc. Il est important que nous soyons à l’audience et qu’il n’y ait pas d’enregistrement – sauf en cour d’assises.

Mme Sophie Grimault. Nous avons déjà rencontré ce type de situation, notamment des audiences reprises sans le greffier. Il n’existe pas de voie de recours, à part en référer à son supérieur hiérarchique qui régulièrement vient vous dire de ne pas faire d’esclandre. Bien souvent tout cela finit devant le président de la juridiction pour un jugement sans signature du greffier qui convient à tout le monde et où le rôle d’authentificateur du greffier n’est pas respecté – mais tout le monde en fait fi !

M. le président Ugo Bernalicis. De telles décisions ont-elles déjà été contestées ? Comment cela s’est-il passé ? Un greffier a-t-il fini par apposer une signature à un moment donné ?

M. Henri-Ferréol Billy. Plusieurs décisions judiciaires ont été prises, dont certaines sont allées jusqu’en Cour de cassation. Des décisions ont été cassées soit en raison de l’absence de signature du greffier, soit parce que quelqu’un avait signé à sa place. Cela est arrivé notamment devant la chambre criminelle en septembre 2017. Il a été rappelé à cette occasion que seul le greffier présent au moment de la décision pouvait signer, et personne d’autre. De toute façon, faire appliquer une décision sans signature du greffier paraît légèrement compliqué !

M. le président Ugo Bernalicis. Quelles modifications verriez-vous dans votre rôle et dans votre statut pour mieux garantir la validité et la sécurité juridique de la procédure ? Avez-vous des propositions à nous faire ?

M. Michel Demoule. De même que l’indépendance des magistrats du siège est garantie, et que celle des magistrats du parquet devrait l’être – Sophie Grimault l’a évoqué plus haut, et le Syndicat de la magistrature est sur la même position –, il faudrait aussi que les personnels de greffe ne soient pas en dernière analyse sous l’autorité des magistrats. Car les magistrats ne font jamais d’erreur, bien sûr ! Ce n’est pas possible ! Soit le greffier a mal compris, soit on lui fait comprendre qu’il a intérêt à modifier. Il est arrivé qu’en cas de refus d’un greffier de signer une décision celle-ci soit signée par quelqu’un de sa hiérarchie, en toute illégalité.

Dès lors que les greffiers sont là pour authentifier les actes et garantir le respect de la procédure, ils ne devraient pas être sous l’autorité de fait des magistrats. Le juge n’a pas autorité sur le greffier – même s’il exerce des pressions sur lui. En revanche, le greffier dépend de sa hiérarchie qui, elle, est placée sous la hiérarchie des chefs de juridiction. C’est là qu’un problème se pose. Il faudrait effectivement que les personnels de greffe ne soient plus sous l’autorité des chefs de juridiction.

M. Henri-Ferréol Billy. Cela induit plusieurs modifications dans le code de l’organisation judiciaire, qui édicte les liens hiérarchiques entre les magistrats et les directeurs de greffe, ainsi que dans le dernier statut des greffiers qui date de 2015.

Nous sommes opposés à ce statut qui a entraîné plusieurs reculs notamment sur la grille indiciaire des greffiers. Nous pourrons en parler, car il s’agit d’un métier féminisé, où les rémunérations sont évidemment insuffisantes.

Dans l’article 4 du statut qui édicte les fonctions occupées par le greffier, il faudrait retirer le terme « directives » et revenir sur celui « d’indications », comme je le signalais plus haut.

Certaines modifications seraient donc bienvenues

Mme Sophie Grimault. Nous avions demandé comme les autres organisations syndicales la révision de la gouvernance des juridictions, notamment concernant la dépendance du directeur de greffe à l’égard des chefs de juridiction.

M. le président Ugo Bernalicis. Voudriez-vous que le directeur de greffe soit au même niveau que le président et que le procureur de la République ?

M. Henri-Ferréol Billy. Oui, il faudrait une triarchie comme dans les hôpitaux, et non plus une dyarchie. Dans les hôpitaux, quelqu’un « gère la boutique » pendant que les médecins exercent leur métier. Nous souhaiterions une situation comparable dans les juridictions.

Toutefois, il existe des luttes de pouvoir. Des magistrats occupent souvent des postes à responsabilités qui devraient être dévolus à des directeurs. Le poste de directeur délégué à l’administration judiciaire sur le ressort de la cour d’appel de Paris est ainsi occupé par un magistrat et non par un directeur. De même, le directeur de l’École des greffes est un magistrat.

Mme Sophie Grimault. Nous avons des magistrats tellement compétents qu’ils sont dans tous les secteurs. Ainsi, certains sont délégués à l’équipement ! A priori, ils ont pourtant fait des études de droit, comme moi, et non des études d’équipement.

M. le président Ugo Bernalicis. Je peux croire à la reconversion, mais l’argument est effectivement légitime.

En quoi selon vous les moyens conditionnent-ils la capacité d’indépendance du magistrat au parquet et au siège ?

M. Henri-Ferréol Billy. Prenons l’exemple de l’informatique. Tout le monde connaît le niveau informatique de notre ministère et les avancées technologiques fulgurantes qui s’y produisent.

Nous sommes dépendants des sociétés fabricantes des logiciels que nous utilisons. Si nous voulons programmer une mise à jour pour mettre en application une loi, une modification du logiciel est nécessaire. Or il faut payer les sociétés pour apporter ces modifications, mais des lignes budgétaires étant déjà affectées à certaines évolutions nous ne pouvons pas le faire. En ce cas l’évolution souhaitée est reportée d’un an faute de moyens.

En matière immobilière, nous sommes également dépendants. Pour organiser une conférence au palais de justice de Paris, installer des micros, une estrade, etc., il faut payer. C’est complètement délirant ! Nous dépendons énormément des sociétés privées dans le domaine immobilier comme en informatique. Il existe une indépendance dans les décisions prises, mais nous n’avons pas les moyens nécessaires à un bon fonctionnement.

L’argent du ministère de la justice détermine aussi la politique pénale. Des consignes du parquet sont ainsi données aux officiers de police judiciaire (OPJ) pour signaler que les moyens manquent pour faire des écoutes, ou des prélèvements, etc., et pour les pousser à inciter les gens à déposer une main courante plutôt qu’à déposer plainte. De toute façon, c’est l’argent disponible qui déterminera la suite de l’enquête.

Depuis la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF), le système nous opprime presque. Ainsi, le niveau de consommation des crédits alloués au fonctionnement courant – stylos, papiers, etc. – détermine le montant des crédits alloués l’année suivante, alors qu’il varie d’une année sur l’autre. Mécaniquement, ce montant diminue au fil du temps. Ce système est complètement absurde. Certaines années, on a demandé aux gens de venir avec des ramettes de papier pour imprimer les décisions.

M. Alain Richard. Des moyens sont nécessaires pour payer les frais de justice, les experts, et pour faire des analyses. Or en cours d’année, le budget n’est plus suffisant. À force d’avoir attendu leur règlement, beaucoup d’experts ne répondent même plus aux sollicitations des magistrats enquêteurs. C’est gravissime, car cela signifie que, selon que vous saisissez la justice en mars ou en octobre, vous ne recevez pas le même traitement judiciaire. En effet, de décembre à mars, il n’y a plus d’argent dans les caisses !

Certains logiciels ne sont pas compatibles entre eux, notamment au pénal, ce qui fait d’ailleurs perdre de l’argent à l’État. En effet, le ministère de la justice peine à faire payer les amendes des quatre premières classes qui ne sont presque plus traitées faute de personnel et du fait de l’incompatibilité des logiciels de la gendarmerie et de la police nationale avec celui du ministère de la justice.

Il existe d’autres exemples. Ainsi, le télétravail est impossible pour la chaîne civile car les logiciels, trop vieux, ne peuvent être utilisés à domicile.

Tout cela conduit à fragiliser le fonctionnement de la justice, ce qui n’est bon ni pour l’institution elle-même ni pour les citoyens ni pour le justiciable.

Mme Sophie Grimault. Ce manque de moyens décrédibilise la justice car il entraîne un allongement important des délais, notamment pour les victimes qui attendent un dossier. La justice ne fonctionne que grâce au dévouement des fonctionnaires. Il ne faudrait surtout pas l’oublier, ni oublier à quel prix cela se fait.

Le budget par habitant consacré par la France à la justice est dérisoire par rapport à l’Allemagne. En pourcentage du PIB, la France arrive en 23ème position sur les 28 pays de l’Union européenne. Des pays beaucoup moins développés que la France ont un taux plus important. C’est quand même extraordinaire !

Le seul message du ministère est d’annoncer le recrutement de contractuels pour « venir nous aider ». Qu’est-ce qu’un contractuel embauché pour deux mois pourra bien faire, malgré toute sa bonne volonté ? Il y a un minimum de réalisme à avoir, et un peu moins de mépris. Ce ne serait pas mal.

M. Michel Demoule. Nous avons évoqué les moyens matériels, mais il faut mentionner aussi les moyens humains. Les effectifs de greffiers ont fortement augmenté depuis quelques dizaines d’années, mais cela s’est équilibré avec les effectifs de personnels administratifs, qui ont diminué, et les effectifs de personnels techniques qui ont pratiquement disparu. En réalité, au total, les moyens n’ont pas vraiment augmenté.

Il y a trente ans, les greffiers étaient au nombre de 3 000. Ils sont environ 10 000 aujourd’hui. Cependant, des milliers de personnels administratifs sur les 15 000 existants faisaient fonction de greffiers sans avoir ni la formation ni la veille nécessaires. Ils étaient d’autant plus soumis aux pressions du fait de ces carences.

De ce point de vue, il ne s’est pas produit de réelle augmentation globale des effectifs. Certains greffiers continuent donc à ne pas assister aux audiences – ou seulement à une partie – parce qu’ils ont trop de travail. Des décisions sont prises de manière totalement irrégulière. Mais ces pratiques sont entrées dans les habitudes et sont donc rarement remises en cause, en tout cas jamais par la hiérarchie.

Mme Sophie Grimault. En assistance éducative, la majorité des greffiers n’assistent pas aux audiences. Le magistrat signe seul sa décision et cela convient à tout le monde.

M. Alain Richard. Bien souvent, les avocats ne relèvent pas non plus l’absence de greffier à l’audience. Pour ce qui est des dossiers relatifs aux mineurs, le manque de moyens et d’effectifs est tel, le greffier est tellement débordé, que le magistrat se débrouille seul car il faut que la machine avance. Tout le monde « marche dans la combine », par manque de moyens. Des cabinets supplémentaires sont parfois créés, mais il y manque soit le greffier, soit le magistrat.

M. Henri-Ferréol Billy. En 2018 et 2019, 248 postes ont été supprimés au niveau national. Au vu du phénomène de déjudiciarisation et de la fusion des juridictions au 1er janvier dernier, au moins 200 suppressions de postes devraient survenir cette année. Une politique de suppression de postes est à l’œuvre.

Nous avons connu une période très dure où les postes de greffiers vacants étaient très nombreux. Il y en a toujours. Les greffiers stagiaires sont alors utilisés pour remplacer les titulaires. Or un greffier stagiaire est stagiaire, et dépend de l’École des greffes et non de la juridiction où il sera titularisé.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous est-il arrivé de voir un magistrat se refuser, dans le cadre de son enquête, à utiliser des moyens théoriquement à sa disposition – moyens d’expertise, notamment – pour des raisons budgétaires ?

M. Michel Demoule. Je n’ai pas d’exemples directs, mais des consignes sont données pour dire qu’il est préférable d’éviter de faire telle ou telle démarche en raison du peu de moyens disponibles.

Mme Sophie Grimault. Les magistrats s’autocensurent avant même de pouvoir ordonner la décision. Ils suivent les consignes.

M. Didier Paris, rapporteur. Je vous remercie de participer à cette table ronde.

Notre commission d’enquête portant sur l’indépendance de la justice, il nous a semblé nécessaire de vous auditionner en tant que greffiers. Il existe en effet une chaîne de responsabilités globale. On pense toujours aux magistrats lorsque l’on parle de la justice, mais il n’y a pas que les magistrats. Les greffiers, et de nombreuses autres personnes, concourent à l’œuvre de justice – donc à la notion d’indépendance qui l’accompagne.

Vous avez remarqué que notre commission portait sur l’indépendance du « pouvoir judiciaire » et que le questionnaire qui vous avait été transmis parlait « d’autorité ». La commission d’enquête a été demandée par un groupe politique qui parle de « pouvoir ». En tant que rapporteur, j’ai repris dans les questions que je vous ai transmises le terme « d’autorité » figurant dans la Constitution. Il s’agit cependant d’un vrai débat politique, que nous ne trancherons pas dans le cadre de la commission.

L’œuvre de justice ne peut pas être infinie. Un équilibre entre coûts et avantages doit être trouvé, pour les expertises notamment. Il est normal qu’un choix soit fait à un moment. Il peut être plus ou moins bon, ou plus ou moins contraint, mais je ne connais pas de système sans limite financière.

Pour avoir été magistrat pendant près de quatorze ans, j’ai toujours considéré le rapport au greffier comme un rapport d’équipe judiciaire et de confiance. Rien ne peut se faire, pour un juge d’instruction, sans un greffier. Une confiance indéfectible est nécessaire entre eux. Ce rapport de confiance vous paraît-il insuffisant ou n’existe-t-il plus selon vous ?

M. Henri-Ferréol Billy. Auparavant greffier, je suis devenu directeur. Dernièrement, j’ai tenu des audiences en raison d’une situation de sous-effectif.

Le greffier et le magistrat forment une équipe – notamment dans les cabinets d’instruction qui sont les plus réputés en la matière. Cela se retrouve aussi dans les cabinets des juges aux affaires familiales et des juges des enfants. Le système est différent dans d’autres services – correctionnels, civils – où les personnels tournent davantage.

Il existe cependant toujours un lien. Il s’agit évidemment d’une question de personne. Cela dépend aussi des rapports et de ce qui est appris en stage. Il arrive que certains magistrats aient la « grosse tête » et ne mesurent pas l’importance du greffier. Quant à savoir si une évolution est survenue sur ce point, il faut tenir compte aussi de ce qui est dit aux magistrats à leur sortie de l’École nationale de la magistrature (ENM). Certains anciens magistrats m’ont dit avoir senti une évolution des rapports.

Mme Sophie Grimault. Jusqu’à récemment, les magistrats n’avaient pas à passer obligatoirement par le greffe dans le cadre des stages de l’ENM, alors que les greffiers seront leurs plus proches collaborateurs. Ils allaient en revanche faire un stage dans des cabinets d’avocats. Cela a évolué, ce qui est positif.

Pour autant, les équipes telles que vous les mentionnez restent plutôt propres aux cabinets d’instruction. Lorsque le magistrat n’est pas en contact direct avec un greffier ou un fonctionnaire de greffe, les relations ne sont pas du tout les mêmes.

M. Didier Paris, rapporteur. J’ai vu ce rapport entre greffier et magistrat ailleurs qu’à l’instruction.

Notre problématique n’est pas l’indépendance des greffiers par rapport aux magistrats, même si je comprends que vous en parliez, mais l’indépendance de l’autorité judiciaire dans son ensemble, dont les greffiers sont l’un des maillons.

Quel est le maillon faible ? Votre devoir d’impartialité et de neutralité, votre obligation de secret professionnel, sont-ils des garanties statutaires et déontologiques suffisantes pour que vous soyez protégés des velléités de rupture d’indépendance ? Dans certaines situations, nous avons vu qu’il était tout aussi aisé pour un organe de presse, par exemple, d’aller voir un greffier que d’aller voir un magistrat. Comment sentez-vous ces choses-là ? Êtes-vous en situation de risque et, en ce cas, êtes-vous suffisamment protégés par les règles existantes ? Vous n’avez pas, à l’instar des magistrats, de garantie d’inamovibilité, mais vous n’êtes pas soumis à une obligation de déplacement régulier comme les procureurs.

M. Henri-Ferréol Billy. Le statut de 2015 a entraîné la création de postes fonctionnels, c’est-à-dire d’agents « dégageables » à tout moment. Si un agent positionné sur l’un de ces postes ne cède pas à la pression d’un magistrat, il peut être « dégagé » facilement. Cela pose de nombreuses difficultés.

M. Didier Paris, rapporteur. Est-il possible d’user de ce système, en profitant du manque de garanties statutaires, pour se débarrasser de quelqu’un ou le déplacer – ce qui toucherait à la question de l’indépendance – ou s’agit-il d’un jeu d’équilibre à trouver dans la gestion interne du corps ? C’est l’indépendance de la justice qui nous importe.

M. Michel Demoule. Lorsqu’une difficulté se produit entre un directeur de greffe et des chefs de juridiction, quelle que soit la responsabilité de chacun, c’est le directeur de greffe qui « saute », jamais les chefs de juridiction. Si un chef de juridiction pose notoirement des problèmes, il bénéficie d’un avancement.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez donc parfois un rôle de fusible.

M. Michel Demoule. Sur ces postes-là, évidemment.

Mme Sophie Grimault. D’une manière générale, cela est vrai sur tous les postes où les fonctionnaires peuvent se trouver. Les magistrats partent en avancement si un problème se présente. Pour les fonctionnaires, les choses se passent différemment.

M. Henri-Ferréol Billy. Récemment, les commissions administratives paritaires (CAP) de mobilité ont été supprimées dans la fonction publique. Auparavant, les mobilités étaient étudiées par une commission où siégeaient les organisations syndicales. Désormais, si un agent demande une mobilité, l’administration décide seule de la réponse à lui apporter sans que les syndicats disposent d’un droit de regard. L’administration peut donc faire ce qu’elle veut. Elle peut barrer le passage à un agent qui lui déplaît, sans avoir à s’expliquer, ou à l’inverse en favoriser un autre si elle le souhaite.

M. Alain Richard. La gestion de la mobilité des greffiers et personnels de greffe est particulière. Dès l’instant où l’on est dans des services sensibles, des secrétariats de chefs de juridiction par exemple, il faut plaire. Dès qu’un problème survient, lié à un comportement ou à des relations interpersonnelles, les agents sont déplacés très rapidement. Il ne faut pas se leurrer. L’agent est un fusible, un élément que l’on déplace en tout cas sans aucune difficulté d’un instant à l’autre.

M. Henri-Ferréol Billy. Les agents des greffes sont l’interface entre la justice et les usagers. Ce sont eux qui sont à l’accueil, au téléphone, etc. Il est indiqué dans le statut du greffier qu’il a également pour fonctions de renseigner, d’orienter et d’accompagner. Or des difficultés se présentent parfois, car les greffiers ne doivent pas donner de conseils. Il arrive que des avocats viennent nous trouver pour nous demander ce que nous avons dit à leurs clients, prétextant que nous aurions pu leur donner des conseils.

Ce point est fixé dans les textes, mais nous pouvons être attaqués néanmoins. Si une procédure mal orientée arrive, nous n’avons pas à intervenir, car nous ne sommes pas juges. Notre tâche est de la recevoir.

M. Didier Paris, rapporteur. Au cours de vos activités syndicales, avez-vous relevé des manquements déontologiques flagrants de la part de greffiers ? Le cas échéant, quel type de réaction avez-vous eu ?

Un code de déontologie propre à votre profession vous semblerait-il utile ?

Votre dernier exemple est très parlant. Déontologiquement, le niveau de réponse à l’usager du service public de la justice constitue un processus délicat.

M. Henri-Ferréol Billy. L’article 24 du statut du greffier souligne que le greffier ou l’agent de catégorie C faisant fonction de greffier prête le serment suivant : « Je jure de bien et loyalement [et non plus « fidèlement »] remplir mes fonctions et de ne rien révéler ou utiliser de ce qui sera porté à ma connaissance à loccasion de leur exercice. »

Il arrive, comme partout, que des agents manquent à leurs obligations et communiquent des informations qu’ils ne devraient pas divulguer. Des procédures disciplinaires sont alors engagées.

M. Didier Paris, rapporteur. À quel niveau ces procédures sont-elles tranchées ? Pourriez-vous nous expliquer ce processus ?

M. Michel Demoule. La CAP siège en conseil de discipline. Il arrive que nous soyons informés d’une procédure avant qu’elle ait lieu, par divers canaux. Sinon, nous étudions les dossiers dans le cadre des CAP, quel que soit le corps concerné.

Plusieurs cas – de directeurs, de greffiers – passent en conseil disciplinaire chaque année pour des manquements. Ce n’est parfois pas justifié. Il arrive aussi que des cas connus ne passent pas en conseil de discipline. Il existe différentes pratiques. Certaines personnes sont protégées. Tout dépend aussi de quoi et de qui il s’agit.

Mme Sophie Grimault. La CAP des greffiers, où je siège, est saisie au maximum de cinq à dix procédures par an, pour 10 000 greffiers. Je ne suis pas sûre qu’un code de déontologie soit pertinent pour si peu de fonctionnaires concernés, et qui pour certains sont passés en conseil de discipline pour des condamnations pénales sans rapport avec les fonctions judiciaires.

M. Alain Richard. On peut passer en conseil de discipline pour un fait sans rapport avec l’exercice de sa fonction. Ainsi, un agent pris à partie dans une rixe à la sortie d’une boîte de nuit pour laquelle la police est intervenue est passé en conseil de discipline. Il est dit en effet que l’on doit être absolument irréprochable. Dès qu’un fonctionnaire est lié d’une façon ou une autre à une affaire, une enquête est systématiquement diligentée par le procureur, et cela se termine souvent voire systématiquement en conseil de discipline.

M. Michel Demoule. Dès qu’il y a poursuite pénale, il y a des poursuites disciplinaires, c’est normal.

Mme Cécile Untermaier. Vous occupez une place majeure au sein des juridictions. Il faut que la justice soit accessible, et vous en êtes la porte d’entrée. Les justiciables sont heureux de rencontrer un greffier. Vous êtes un agent de liaison essentiel. Nous l’avons vu dernièrement dans des contentieux. Je pense qu’il faut que cela soit posé au sein du tribunal, et que les magistrats aient conscience que leur travail ne peut qu’être amélioré par votre présence, et votre soutien essentiel à la rédaction des jugements et à l’acte de juger.

Il me semblait par ailleurs que l’actuel directeur de l’École des greffes était un greffier.

M. Michel Demoule. C’est un ancien greffier intégré dans la magistrature.

Mme Cécile Untermaier. Nous avons combattu pendant cinq ans pour que la direction de l’École revienne à un greffier. Nous l’avons obtenu, c’est une avancée positive ! Tant mieux s’il a accédé au statut de magistrat.

M. Michel Demoule. Il s’agit d’un ancien directeur de greffe intégré dans la magistrature avant son accession à la tête de l’École.

Mme Cécile Untermaier. D’accord.

Mon expérience a concerné davantage les greffiers des tribunaux administratifs, dont le travail diffère de celui du monde judiciaire.

La déontologie est une question extrêmement importante. Prêter serment est une chose, mais identifier dans le détail de ses missions la façon dont on doit les exercer en est une autre. Éclairer un recueil de déontologie par des observations faites par les magistrats me semblerait intéressant. Votre profession souffre peut-être, comme beaucoup, du manque d’effectifs et de difficultés à se faire entendre. Avoir une réflexion partagée sur la déontologie – entre vous, et avec les magistrats – concourrait au mieux-être.

Un recueil de déontologie n’est pas une remise en question, mais une protection et une façon de dire comment on veut exercer son métier. Il me paraît important, dans une sphère aussi précieuse et observée que la justice, soucieuse de son indépendance, que chacun des organes participants puisse dire clairement ce qu’il fait, et comment il travaille. Puisque vous participez à l’œuvre de justice, cette voie de réflexion aurait dû vous être proposée depuis longtemps.

M. le président Ugo Bernalicis. Rédiger un code de déontologie permettrait de clarifier par écrit les relations que l’on attend entre les greffiers et les magistrats.

M. Michel Demoule. Nous ne sommes absolument pas opposés à la création d’un code de déontologie pour notre secteur – contrairement à ce qui a pu se passer dans la police, par exemple, mais il s’agit d’une autre histoire. Un tel code pourrait clarifier effectivement les relations entre les magistrats et les fonctionnaires.

M. Henri-Ferréol Billy. La reconnaissance passe aussi par la revalorisation des grilles indiciaires. Les greffiers sont payés 13 % de moins que les autres fonctionnaires de catégorie B, selon les chiffres du ministère lui-même, alors qu’ils sont normalement en catégorie « B+ ».

M. Alain Richard. Les greffiers qui sortent de l’école sont demandeurs d’un cadre plus précis pour pouvoir discuter sur le plan de la déontologie avec les magistrats.

M. Didier Paris, rapporteur. Avez-vous déjà préparé des éléments dans ce domaine ou s’agit-il d’un terrain vierge ?

M. Alain Richard. Il s’agit d’un terrain vierge, même si des évolutions sont survenues au niveau de l’École.

M. Didier Paris, rapporteur. La formation à l’École des greffes de Dijon comporte-t-elle une sensibilisation à la déontologie et à la relation avec les magistrats, ou s’agit-il d’une formation purement technique ?

M. Henri-Ferréol Billy. Je suis passé deux fois par l’École : une première fois en 2010 comme greffier, une seconde fois en 2015 comme directeur. En 2010, les cours étaient assez succincts. Ils présentaient le cadre de la fonction publique, et le texte du statut du greffier. Depuis lors, l’École a évolué. La formation de catégorie A que j’ai suivie en 2015 comportait une partie bien plus développée sur ces sujets. Des professeurs de statut dispensent des formations aux greffiers.

M. le président Ugo Bernalicis. Comment vivez-vous les relations avec les avocats, notamment via le Réseau privé virtuel des avocats (RPVA) pour les échanges de pièces ? Pour avoir échangé avec des avocats dans ma circonscription, je sais que des contentieux se sont produits en raison de règles ajoutées localement par les magistrats sur les délais de transmission de telle ou telle pièce.

M. Henri-Ferréol Billy. Bienheureux ceux qui ont RPVA ! Cet outil n’est utilisé qu’avec le logiciel « Winci TGI ». Dans les tribunaux de proximité, nous n’avons qu’un système à l’ancienne où l’on doit faire du bricolage avec des mails pour envoyer des convocations.

Pendant le confinement, chaque juridiction a agi à sa convenance. Or de manière générale, chacun fait un peu ce qu’il veut, y compris pour les délais. Il arrive aussi que des avocats nous envoient des jeux de conclusions la veille de l’audience. Certains avocats profitent parfois de la technologie pour provoquer des renvois.

M. Michel Demoule. Le barreau de Lille s’est illustré par des attaques contre le greffe ces dernières semaines. Je suis un peu concerné, étant en poste à Roubaix depuis longtemps. Les avocats se sont plaints parce que les greffes étaient « en vacances ». Or j’ai fait faire des statistiques dans ma juridiction. De septembre à décembre dernier, une seule affaire était retenue sur une dizaine d’affaires audiencées – alors qu’elles avaient été fixées auparavant avec l’accord des avocats et devaient passer à l’audience. De janvier à mars, a eu lieu la grève des avocats – que nous soutenions par ailleurs syndicalement – qui a entraîné de nouveau le renvoi de certaines affaires. Puis est arrivé le confinement.

Tout à coup, les avocats se plaignent que leurs affaires ne passent pas. Or, nous avons repris l’activité. Dans ma juridiction, le conseil de prud’hommes de Roubaix, les audiences ont repris, mais nous avons toujours aussi peu d’affaires qui passent et toujours autant d’avocats qui demandent des renvois.

Le discours du bâtonnier de Lille était destiné au vulgum pecus, mais en réalité le travail n’a toujours pas été fait. Les dossiers théoriquement prêts depuis plusieurs mois ne le sont finalement pas, sous prétexte que les avocats viennent de recevoir de nouvelles pièces, etc.

M. Henri-Ferréol Billy. La relation avec les avocats relève parfois du « je t’aime, moi non plus ». En fin d’année, ils aiment bien nous apporter des chocolats, dans l’espoir d’obtenir des copies plus rapidement. Il est toujours appréciable de recevoir des chocolats, mais tout de même !

La relation est toujours un peu compliquée. Ils attendent de nous que nous délivrions les attestations de fin de mission le plus rapidement possible. Cependant, de leur côté, les demandes de renvoi abusives sont nombreuses. Des documents arrivent la veille au soir, ou dans la nuit, voire le matin même.

Dans ma juridiction nous avons repris l’activité dès que possible après le confinement, et avons rajouté des audiences. Nous avons été fermés pendant deux mois, mais cela n’empêche pas les demandes de renvoi.

Mme Sophie Grimault. S’agissant du RPVA, encore faut-il qu’il fonctionne normalement et que la capacité « dans les tuyaux » soit suffisante. Encore faut-il aussi que les magistrats ne donnent pas les dossiers le jour même pour le délibéré. Un minimum de préparation est nécessaire. Toute cette situation crée des tensions. Si les moyens humains étaient là, nous n’en serions pas à ce niveau.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie d’avoir participé à cette audition. Il était très important pour nous de vous recevoir, car les greffiers sont souvent oubliés du débat qui anime la justice.

 

 

 


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Audition du jeudi 11 juin 2020

À 15 heures 30 : M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau

M. le président Ugo Bernalicis. Nous recevons M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite, monsieur, à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-François de Montgolfier prête serment)

M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau. La direction des affaires civiles et du Sceau (DACS) est compétente par défaut dans les matières juridiques qui n’entrent pas dans la compétence d’une autre direction. Aussi a-t-elle compétence en matière civile, commerciale et constitutionnelle, raison pour laquelle elle porte généralement les réformes constitutionnelles. Cela ne fait pas de la DACS une direction experte dans chaque sujet dont traite la Constitution : certaines questions constitutionnelles touchent plus directement la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) pour la matière pénale, et d’autres la direction des services judiciaires. Ainsi, s’agissant du statut, de la déontologie et des conditions de nomination des magistrats, le directeur des services judiciaires vous apportera des éléments plus précis que les réflexions d’ordre constitutionnel que je puis faire.

Ni la Constitution ni le Conseil constitutionnel ne reconnaissent de pouvoir judiciaire. Pour autant, l’idée fréquemment exprimée que la référence à « l’autorité judiciaire » dans la Constitution traduirait la volonté d’abaisser la justice face aux autres pouvoirs que la Constitution aurait reconnus est fausse pour deux raisons. La première est que si la Constitution de la Vème République ne reconnaît pas le pouvoir judiciaire, elle ne reconnaît pas davantage de pouvoir législatif ou de pouvoir exécutif. Les seuls pouvoirs qu’elle évoque sont le pouvoir réglementaire et le pouvoir de nomination – deux attributs du pouvoir exécutif, mais qui ne sont pas désignés comme tels dans la Constitution du 4 octobre 1958. D’autre part, si la Constitution comprend un titre VIII consacré à « l’autorité judiciaire » et non à la justice, les travaux préparatoires démontrent que le projet de révision constitutionnelle comportait un titre VIII intitulé De la justice, qui comportait les articles 64 à 66 sur l’autorité judiciaire. C’est parce que l’autorité judiciaire ne recouvre pas, en France, tout le champ de la justice – notamment parce que la justice administrative n’entre pas dans le champ de l’autorité judiciaire – que le titre VIII a été renommé pour désigner précisément ce dont il est traité aux articles 64 à 66 de la Constitution, c’est-à-dire de l’autorité judiciaire. La justice administrative n’a été consacrée que lors de la révision constitutionnelle de juillet 2008 désignant le Conseil d’État comme juridiction suprême d’ordre administratif ; jusqu’alors, il ne figurait dans la Constitution que dans ses attributions administratives, au sujet de l’examen des projets de loi, à l’article 39.

Dans le questionnaire que vous m’avez adressé, monsieur le rapporteur, vous m’avez interrogé sur plusieurs points relatifs aux garanties constitutionnelles de l’indépendance de l’autorité judiciaire et des magistrats, en particulier sur la formulation de l’article 64 de la Constitution, selon laquelle « le président de la République est le garant de lindépendance de lautorité judiciaire » et qu’il est « assisté par le Conseil supérieur de la magistrature ». Cette expression parfois critiquée date de l’origine de la Constitution mais elle a changé de sens avec la révision constitutionnelle de juillet 2008. La Constitution confie au président de la République une double mission : il est le garant du respect de la Constitution et il participe du pouvoir exécutif puisqu’il partage avec le Premier ministre l’exercice du pouvoir réglementaire et le pouvoir de nomination. La formule selon laquelle le président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire se rattache sans contestation possible à la première de ses compétences. Qu’il soit pour cela assisté par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) avait, avant 2008, une portée plus ambiguë, puisque le président de la République présidait le CSM, autorité de nomination des magistrats. Cette ambiguïté a conduit à réformer le Conseil supérieur qui, depuis la révision constitutionnelle de l’été 2008, n’est plus présidé par le président de la République. L’indépendance du CSM à l’égard du président de la République étant désormais constitutionnellement garantie, la formulation « Il est assisté par le CSM » ne me semble plus sujette à la critique.

Le Parlement est saisi d’un projet de loi constitutionnelle qui prévoit de modifier les attributions du CSM pour soumettre les nominations des magistrats du parquet à son avis conforme et pour lui confier le rôle de juridiction disciplinaire à l’égard des magistrats du parquet comme à l’égard des magistrats du siège. Cela renforcerait assurément l’indépendance de l’autorité judiciaire – même si, s’agissant des nominations, aucun garde des Sceaux n’est plus passé outre un avis du CSM depuis plus de dix ans. Le projet de réforme constitutionnelle consacrerait donc la pratique dans le droit et éviterait que l’on revienne à des pratiques anciennes sans doute critiquables en termes d’indépendance la magistrature.

La révision constitutionnelle de 2008 a aussi modifié la composition du CSM en mettant fin à la majorité des magistrats. On est ainsi parvenu à un équilibre entre la représentation des magistrats au sein du Conseil et l’ouverture à des personnalités extérieures nommées par des autorités différentes afin de renforcer l’indépendance du CSM tant à l’égard de la magistrature qu’à l’égard des autorités de nomination.

Vous m’avez aussi interrogé sur l’influence de la mobilité interne et externe des magistrats sur l’indépendance de la justice. D’un point de vue juridique, la question a été tranchée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 21 février 1992 ; il a jugé que ni la disposition organique prévoyant que les magistrats ont vocation à passer du siège au parquet, ni les dispositions de l’ordonnance du 22 décembre 1958 relative au détachement des magistrats ne portent atteinte à l’indépendance de l’ensemble des magistrats non plus qu’à l’inamovibilité des magistrats du siège. Pour ma part, je revêts ma casquette d’ancien magistrat en détachement et de fondateur de l’Association des magistrats détachés, mis à disposition et en disponibilité pour vous dire que la possibilité de diversité et de mobilité est une source d’enrichissement pour les magistrats et la magistrature, et qu’elle répond aussi à un besoin des autres administrations. Étant donné la place qu’occupent désormais le droit pénal et le droit privé dans certains champs de l’action publique, beaucoup d’administrations doivent avoir en leur sein des experts du droit judiciaire privé ou pénal ; les magistrats apportent cette compétence dans la haute fonction publique. Il y a donc un enrichissement réciproque dans ces échanges. À titre personnel, je ne pense pas qu’il en résulte une atteinte à l’indépendance des magistrats.

J’en viens à vos questions portant sur la DACS et à son rôle à l’égard du ministère public. Je signale un point souvent ignoré : l’article 30 du code de procédure pénale qui interdit les instructions individuelles du garde des Sceaux aux magistrats du parquet n’est applicable qu’en matière pénale. En matière civile s’applique l’article 5 de l’ordonnance organique du 22 décembre 1958, à savoir le principe de hiérarchie du garde des Sceaux sur les parquets généraux, qui ont eux-mêmes autorité hiérarchique sur les parquets. C’est ce que dit le droit mais la réalité, pour l’action publique en matière civile, est un peu différente, et différenciée. Les matières sont en effet traitées différemment selon les champs d’intervention et les conditions dans lesquelles cette autorité s’exerce – autorité qui est en réalité une collaboration avec les parquets.

Ainsi, il faut traiter à part le contentieux judiciaire de la nationalité, qui fait l’objet de dispositions procédurales particulières et pour lequel les poursuites aux fins de demander l’annulation de certificats de nationalité française sont rédigées par mes services. De même, la décision de poursuivre l’annulation de ces certificats est prise par mon administration, qui envoie les projets d’assignation aux parquets, lesquels les signifient aux défendeurs. La politique en matière de contentieux de la nationalité est donc centralisée par mon bureau de la nationalité, y compris la rédaction juridique des mémoires en défense ou des assignations. Cela ne signifie pas que les parquets n’ont pas de possibilité d’action en matière de nationalité, mais je défends la centralisation de ce contentieux par la nécessaire cohérence de la politique publique en matière de nationalité sur l’ensemble du territoire et par la non moins nécessaire cohérence entre la politique publique en matière de nationalité selon qu’elle relève de la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire ou d’un traitement administratif. Il existe en effet différentes voies d’acquisition de la nationalité et, selon qu’elle s’acquiert par la filiation ou par le mariage, les conditions de reconnaissance et de déclaration se font par voie judiciaire ou par voie administrative, le contentieux relevant tantôt du juge judiciaire avec le parquet qui poursuit, tantôt de la voie administrative.

Dans les autres domaines du parquet civil, c’est-à-dire principalement le droit des personnes et de la famille, l’état civil, le droit des procédures collectives et la discipline des professions du droit, l’intervention de la DACS est double. Elle s’exerce par des circulaires générales visant à présenter et à expliquer les dispositions et les règles de droit, et par des orientations d’action publique pour les parquets. Je donnerai pour exemple la reconnaissance de l’état-civil des enfants nés de gestation pour autrui à l’étranger : mes prédécesseurs ont été amenés à diffuser des circulaires d’action publique afin que l’état de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme soit connu et appliqué uniformément sur le territoire français. À travers les parquets, c’est aussi l’action des officiers de l’état civil qui est concernée, puisqu’ils sont des agents de l’État œuvrant sous le contrôle du procureur de la République. Les instructions adressées aux officiers de l’état civil émanent donc de ma direction ou de la ministre, selon l’importance des décisions prises. Par exemple, les instructions données pendant la période de confinement aux officiers d’état civil s’agissant des permanences qui devait être ouvertes, des actes qui devaient continuer d’être faits et de ceux qui, comme les mariages, devaient être reportés portent ma signature. Elles ont été adressées aux procureurs généraux, qui les ont diffusées aux officiers d’état civil conformément à la chaîne hiérarchique.

La DACS est aussi l’interlocuteur des parquets généraux dans certaines affaires individuelles, mais la relation hiérarchique ne se fait plus, depuis longtemps, sur le mode « Garde-à-vous, rompez ! ». Il s’agit désormais de soutien, d’expertise, d’échanges avec les parquets généraux au sujet d’affaires aux enjeux importants, pour lesquelles les parquets généraux doivent connaître l’analyse, juridique ou de politique publique, du ministère de la justice, et qui donnent lieu à la transmission d’informations. J’en donnerai pour exemple le récent sauvetage de France-Antilles. La procédure collective pendante devant le tribunal de commerce a soulevé des questions juridiques complexes et ma direction a apporté au ministère public l’expertise permettant au tribunal de commerce de prendre les décisions qui ont permis de sauver cet organe de presse. Que la chancellerie puisse suivre attentivement des affaires individuelles ne me paraît pas porter atteinte à l’indépendance de l’autorité judiciaire puisqu’on est face à des juges indépendants ; ils entendent la position du ministère de la justice, qui est communiquée et débattue contradictoirement comme le serait la position de n’importe quel autre observateur, mais avec la place que peut occuper le ministère dans certains dossiers, et statuent souverainement, et si les parties sont en désaccord avec la décision, les voies de recours demeurent ouvertes.

Le ministère de la justice peut se faire entendre auprès des juridictions commerciales mais aussi, parfois, auprès des juridictions civiles de droit commun, et cela peut être utile pour nourrir le débat. Ainsi, il n’est pas exceptionnel que, pour des affaires particulièrement sensibles, le procureur général de la Cour de cassation, qui jouit d’une indépendance complète, demande à la DACS son analyse juridique. Il la verse parfois à la procédure et les parties peuvent en débattre de manière transparente et contradictoire.

La DACS, parce qu’elle a une expertise sur certains textes qu’elle a rédigés, dont elle a suivi le cours au Parlement et les éventuelles difficultés d’application, peut être un interlocuteur utile pour les juridictions, en apportant, par l’entremise des parquets généraux, une analyse juridique sur l’interprétation des textes. Ce travail auprès des parquets généraux ne revêt pas tant aujourd’hui un caractère hiérarchique qu’un caractère de soutien.

Enfin, la DACS travaille avec les parquets généraux à l’animation du réseau des avocats généraux chargés de la discipline des officiers publics et ministériels, qui sont placés sous mon autorité directe. Nous leur apportons le soutien et l’expertise dont ils ont besoin lorsqu’ils sont confrontés à des questions complexes.

J’ajoute en conclusion que les parquets généraux et les parquets en matière civile sont inégalement armés sur le territoire national. Le parquet civil représente une part réduite de l’activité des parquets. Dans de grandes juridictions, on peut y affecter des magistrats à plein temps, qui sont spécialisés. À Paris, un service civil regroupe plusieurs magistrats aux spécialités diverses – état civil, tutelle, adoption, droit commercial – mais il n’en va pas de même partout. Dans les parquets de petite taille, l’activité civile peut représenter un mi-temps ou un quart de temps pour un magistrat du parquet ; s’il se trouve confronté à une affaire exceptionnellement complexe, il sera heureux que nous puissions lui apporter une expertise juridique et du soutien et nous serons à sa disposition. C’est dans cet esprit que la DACS travaille avec les procureurs généraux.

M. le président Ugo Bernalicis. Les arguments par lesquels vous expliquez la centralisation du contentieux relatif au droit de la nationalité pourraient s’appliquer à l’adoption comme à bien d’autres sujets pour lesquels on n’a pourtant pas choisi ce traitement très directif. Quelle en est la justification réelle ? Les circulaires d’action publique qui s’imposent à ceux à qui vous les adressez visent à l’uniformisation des politiques publiques ; ne pourraient-elle pas suffire aussi dans ce domaine ?

M. Jean-François de Montgolfier. D’autres contentieux pourraient éventuellement donner lieu à une plus grande centralisation. Vous avez, à juste titre, cité l’adoption mais en réalité, ce contentieux est également fortement centralisé. Une grande partie des dossiers d’adoption sont des dossiers d’adoption internationale et la centralisation se fait au parquet de Nantes, où se trouve le service d’état civil du ministère des affaires étrangères. De même, le parquet général de Rennes est spécialisé et armé pour traiter ces questions, puisqu’il a autorité sur ce service d’état civil ; par ce biais, il exerce un suivi particulier.

Deux raisons justifient le traitement centralisé du contentieux de la nationalité. D’abord, le traitement de ces affaires implique de disposer de bases de données historiques considérables sur les législations coloniales et postcoloniales, les états civils des pays considérés, les règles d’état des personnes et de nationalités adoptées au moment des indépendances. Les affaires de nationalité qui relèvent du juge judiciaire sont pour partie l’invocation de la transmission de la nationalité par ascendance, et la maîtrise du droit applicable aux conditions d’abandon ou de conservation de la nationalité dans un pays qui fut sous autorité ou compétence françaises suppose une forte expertise juridique ; disperser cette expertise sur le territoire national créerait une perte de compétences notable. Ensuite, la centralisation en matière de nationalité permet des échanges d’informations avec les autres administrations – tels le ministère des affaires étrangères ou la sous-direction de nationalité française du ministère de l’intérieur – qui doivent savoir si des certificats de nationalité ont été délivrés, cependant que mes services peuvent avoir à connaître de situations particulières traitées dans un autre cadre juridique. La centralisation est source d’une efficacité dans le traitement des dossiers qui n’existerait pas si on l’avait dispersé selon les juridictions compétentes. Enfin, les gigantesques archives historiques et documentaires du bureau de la nationalité ne sont pas encore numérisées ; nous y travaillons, mais cette documentation ne peut être rassemblée dans les 200 tribunaux qui délivrent des certificats de nationalité française, ni même dans les quinze tribunaux judiciaires spécialisés pour traiter de ce contentieux de la nationalité.

M. le président Ugo Bernalicis. Que vous ayez besoin de vous référer à une base de données est une chose, mais il y a une différence entre la rédaction d’une analyse juridique et une centralisation absolue. J’ai cité l’adoption mais je pourrais aussi évoquer la garde d’enfants : on pourrait aussi imaginer centraliser ce contentieux, mais ce n’est pas ce qui est fait. Je m’interroge donc sur ces modes d’appréciation qui diffèrent en fonction des contentieux. En l’espèce, on est bien moins dans l’indépendance de la justice que dans sa dépendance, au moins pour le parquet, qui suit les instructions que lui donne votre bureau.

M. Jean-François de Montgolfier. Il s’agit de plus que d’instructions puisque les mémoires sont entièrement rédigés par le bureau de la nationalité. On peut faire des réformes mais il faudrait le faire en centralisant le contentieux quasiment au niveau national, ce qui créerait évidemment une difficulté en termes de justice de proximité. Ce sont des magistrats et des greffiers qui travaillent au bureau de la nationalité. On pourrait envisager que, demain, ce travail soit réalisé au sein des parquets, mais dans ce bureau vingt-trois personnes traitent environ 8 000 contestations de certificats de nationalité par an, et 8 000 recours. Si le traitement de ces quelque 16 000 affaires très techniques était dispersé sur le territoire national, on perdrait l’économie d’échelle. Cette technicité n’existe pas dans les affaires de garde d’enfants. On a spécialisé les juridictions en matière d’adoption internationale pour que des juridictions et des parquets en traitent suffisamment pour maîtriser la complexité de la jurisprudence. S’ils avaient la compétence en matière de nationalité, on aurait une perte de compétence de fait : je peux spécialiser un ou deux rédacteurs du bureau de la nationalité pour en faire un expert de l’historique de la nationalité pour les personnes originaires d’un pays donné, mais si je disperse ces contentieux entre quinze juridictions, je perdrai cette compétence particulière.

M. le président Ugo Bernalicis. Pensez-vous que le développement des modes alternatifs de règlement des litiges en matière civile pose un problème au regard de l’indépendance que peut garantir la justice ? En déjudiciarisant certaines procédures, avons-nous toutes garanties que les grands principes qui nous animent soient respectés dans les médiations, conciliations et autres procédures participatives ?

M. Jean-François de Montgolfier. Dès lors qu’un litige est résolu par un mode alternatif à la justice, la question de l’indépendance de la justice ne se pose plus directement. En revanche, sont en cause des principes fondamentaux de l’accès à la justice et de la qualité professionnelle de ceux qui concourent à ces modes de règlement alternatifs des litiges. La loi de modernisation de la justice du XXIème siècle avait apporté certaines garanties ; la loi de programmation et de réforme pour la justice du 23 mars 2019 en a apporté d’autres, notamment en prévoyant la certification des plateformes en ligne. En effet, la difficulté ne tient pas tant aux modes alternatifs qui existent dans le monde physique : les conciliateurs sont nommés par les premiers présidents de cour d’appel ; les médiateurs peuvent être inscrits sur la liste des cours d’appel ; pour les médiateurs judiciaires en matière familiale nous avons prévu un diplôme de médiateur familial ; les médiateurs de la consommation sont sous l’autorité de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. Le système est encadré et fait l’objet d’un suivi et d’une réglementation propres à apporter des garanties. En revanche, les garanties sur internet paraissaient bien moindres ; cela a conduit à instaurer le mécanisme de certification des plateformes, sur lequel un décret a été pris en octobre 2019. Nous travaillons avec le comité français d’accréditation à la définition des critères ; cela nous prend un peu de temps car la certification de plateformes qui font du droit est une nouveauté, mais il ne faut pas laisser les modes alternatifs de règlement des litiges dans une liberté complète. Le ministère de justice se préoccupe de cette question par le suivi de cette réglementation, le suivi des conciliateurs de justice ou encore le niveau de diplôme exigé des médiateurs. Mais, par construction, ce ne sont pas des questions d’indépendance, puisque l’objectif visé est que les personnes résolvent leurs litiges par un accord sans qu’une autorité le tranche, autorité dont on pourrait douter, ou ne pas douter, de l’indépendance.

M. le président Ugo Bernalicis. Comment les informations en matière civile remontent-elles à la DACS ?

M. Jean-François de Montgolfier. Cela peut se faire spontanément, quand un procureur général estime utile de porter à la connaissance du ministère de la justice une affaire importante ou sensible parce qu’il devine que le ministre sera interpellé à ce sujet au Parlement ou par d’autres administrations – ainsi d’une procédure collective qui concernerait de très grandes entreprises et des centaines d’emplois avec un risque de médiatisation. Il peut aussi s’agir d’affaires de transsexualisme, quand il faut résoudre la question qui a donné lieu à des débats à l’occasion de l’examen de la loi de bioéthique : une personne qui change de sexe en ayant conservé l’appareil reproductif de son sexe d’origine et qui procrée selon un sexe alors qu’à l’état-civil elle en a un autre. Une affaire est pendante à ce sujet à la Cour de cassation et sera jugée prochainement ; les quelques cas constatés par les parquets nous ont été signalés spontanément par les procureurs de la République qui, en citoyens avertis, identifient les affaires qui méritent d’être signalées.

Il nous arrive aussi de demander par dépêche que nous soient signalées les affaires d’une certaine catégorie parce que nous estimons qu’il faudra décider si une intervention législative est nécessaire. Il en est ainsi d’une loi dont la question de la conformité à un traité ou à une disposition de droit européen serait soulevée devant plusieurs juridictions. Cela conduirait le Gouvernement à s’interroger sur l’éventuelle modification du texte, et pour savoir si une correction est nécessaire, il faut savoir si une contestation médiatisée est un cas isolé ou si le problème va devenir systémique et qu’il faut l’anticiper. C’est principalement dans ce cadre que se font les demandes de remontées d’information par les parquets généraux.

M. le président Ugo Bernalicis. Pouvez-vous nous donner un exemple de législation pour laquelle vous avez suggéré une évolution ?

M. Jean-François de Montgolfier. Je n’avais pas encore pris mes fonctions et ne sais si nous l’avions demandé formellement ou si cela s’est fait spontanément parce que l’affaire était médiatisée, mais la dernière affaire que je me rappelle est celle du barème d’indemnisation des licenciements, contesté au regard des dispositions de la convention de l’Organisation internationale du travail. Différents conseils de prud’hommes avaient statué dans des sens divers et la médiatisation était très forte. C’est le type d’affaires pour lesquelles se pose la question de savoir s’il faudra légiférer pour compléter la loi, et il faut savoir quand la Cour de cassation statuera pour sécuriser l’état du droit. Le Gouvernement doit être informé de l’ampleur de la contestation devant les juridictions, de l’état de la jurisprudence et de la chronologie prévisible du jugement définitif. Cela nous conduit à avoir des relations avec les juridictions pour connaître le traitement de ces affaires dans la perspective de la préparation d’une nouvelle législation.

M. Didier Paris, rapporteur. Le Parlement transpose les directives européennes à un rythme assez soutenu. Comment anticipez-vous ces transpositions, quand les textes portent sur des sujets délicats, la protection des lanceurs d’alerte par exemple ? Avez-vous des relations avec le ministère de l’intérieur, en particulier sur le contentieux de la nationalité ?

M. Jean-François de Montgolfier. Que les juridictions assimilent au mieux le droit européen est un enjeu important. La DACS, à travers son bureau du droit de l’Union, du droit international privé et de l’entraide civile, est l’animateur du centre français du réseau judiciaire européen en matière civile et commerciale. Mes équipes se rendent dans les cours d’appel pour former et informer le mieux possible sur l’état du droit de l’Union, en particulier sur les instruments de coopération judiciaire civile et sur les instruments européens en matière civile et commerciale. Le bureau du droit de l’Union diffuse aussi une lettre mensuelle à toutes les juridictions ; elle traite de l’actualité du droit européen, des jurisprudences importantes et des outils mis à disposition des juges. La Commission européenne rédige des documents de synthèse très utiles mais souvent mal connus ; nous nous efforçons donc d’en assurer la diffusion la plus large possible. S’agissant de la protection des lanceurs d’alerte, nous sommes dans la phase amont puisque nous avons une directive à transposer. La DACS est la direction pilote de cette transposition qui porte sur un sujet transversal, partagé avec beaucoup d’autres directions.

M. Didier Paris, rapporteur. Les questions relatives au secret des affaires relèvent-elles aussi de votre direction ?

M. Jean-François de Montgolfier. C’est un autre sujet partagé pour lequel la direction pilote est la DACS, mais ce n’est pas le sujet sur lequel nous avons l’action publique la plus forte. Nous avons des échanges réguliers avec la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur et avec d’autres administrations du ministère au sujet des affaires de nationalité : on nous demande si un certificat de nationalité française a été ou non délivré et s’il a été contesté, et nous pouvons répondre, mais nous avons aussi des échanges sur des difficultés juridiques pour essayer d’harmoniser nos positions et d’avoir une action publique, judiciaire ou administrative, cohérente en matière de nationalité.

M. Didier Paris, rapporteur. Les débats relatifs à la loi sur l’état d’urgence sanitaire ont été l’occasion d’aborder la question de la responsabilité pénale des élus et des chefs d’entreprise. Avez-vous travaillé sur la jurisprudence Air France ?

M. Jean-François de Montgolfier. Nous avons participé aux travaux interministériels et continuons de le faire parce que le législateur est intervenu sur le plan pénal mais pas encore sur le plan civil. La réflexion n’est pas encore arrêtée. Au sujet du covid-19, le sujet qui intéresse le plus les ministères sociaux est celui de la reconnaissance de la maladie professionnelle mais il y a là des enjeux de mise en cause de la responsabilité de façon générale, si bien que la DACS est impliquée dans ce dossier. Sur la jurisprudence Air France, nous en sommes aux discussions interministérielles. Cette jurisprudence est stabilisée. En termes d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, il y a une utilité à consacrer des jurisprudences dans la loi, mais celle-ci étant bien établie, la nécessité n’est pas la même qu’en cas d’incertitude jurisprudentielle.

M. Didier Paris, rapporteur. Du point de vue de l’indépendance de la justice, les tribunaux de commerce et les conseils de prud’hommes vous semblent-ils être au même niveau que les juridictions exclusivement composées de magistrats ? Votre direction a-t-elle été amenée à intervenir à ce sujet ?

M. Jean-François de Montgolfier. Mon collègue directeur des services judiciaires, qui a autorité sur le recrutement, la déontologie et la discipline des juges non professionnels, pourra mieux vous répondre mieux que moi, puisqu’il est l’autorité de poursuite en cas de procédures disciplinaires contre des conseillers prud’homaux ou des juges des tribunaux de commerce. D’un point de vue général, il me semble que l’enjeu de ces juridictions n’est pas une question d’indépendance, aussi bien pour les juges consulaires qui sont élus et n’ont donc rien à craindre ni rien à espérer que pour les conseillers prud’homaux nommés sur proposition des organisations syndicales La difficulté n’est pas relative à l’indépendance : il peut se poser des questions d’impartialité parce que n’étant pas des magistrats professionnels formés et dans un cadre de carrière et étant immergés dans leur vie professionnelle, ils sont exposés au risque de relations professionnelles qui peuvent parfois influer sur leur appréciation des affaires dont ils ont à connaître, risque par hypothèse plus important que pour les magistrats professionnels qui n’ont pas l’occasion de relations d’échange éventuel avec des justiciables. La question peut se poser, en particulier dans des juridictions de petite taille. Il y a des garanties, sous forme de formation à la déontologie, mais la formation seule ne suffit pas ; il faut aussi une discipline efficace. De grands progrès ont été faits tant dans l’efficacité du régime disciplinaire que pour la formation, mais je n’empiéterai pas davantage sur le domaine de compétence de mon collègue, qui pourra vous donner des indications chiffrées plus précises que je ne saurais le faire pour illustrer l’état du suivi de la déontologie et la discipline de ces professionnels.

M. Didier Paris, rapporteur. Que pensez-vous du projet de suppression de la Cour de justice inscrit dans le projet de loi constitutionnel ? À défaut de révision constitutionnelle, quelles évolutions relatives à la responsabilité pénale des ministres vous paraissent-elles possibles ?

M. Jean-François de Montgolfier. Ma collègue directrice des affaires criminelles et des grâces est plus à même que moi de vous répondre au sujet du volet opérationnel de la responsabilité pénale. D’un point de vue constitutionnel, la Cour de justice de la République, en raison de sa composition mixte de magistrats et de membres du Parlement, était critiquée, incomprise et perçue comme un privilège de juridiction. Cela explique la décision qui a été prise d’un projet de loi constitutionnel la supprimant au profit d’une juridiction de droit commun. Il convenait toutefois de prendre en considération l’impact de la mise en cause pénale d’un ministre sur le fonctionnement de la vie administrative et politique du pays, ainsi que le risque d’instrumentalisation à des fins politiques des questions de responsabilité pénale. Aussi a-t-on prévu une juridiction statuant en premier et dernier ressort : on juge ainsi le plus vite possible et on évite que la longueur de la procédure soit instrumentalisée pour mettre en cause durablement des hommes politiques ou des ministres. Le projet instaure aussi une commission des requêtes présentant des garanties élevées, pour prévenir la menace d’instrumentalisation de la responsabilité pénale dans la vie politique. L’exercice est extrêmement difficile puisque le droit d’accès à la justice et le droit de porter plainte doivent évidemment être préservés, mais le risque de détournement de la justice pénale à des fins politiques existe. La recherche d’équilibre a conduit à la rédaction actuelle du texte.

Mme Cécile Untermaier. Combien de circulaires par an vos services adressent-ils aux juridictions, qui ont peu de temps pour en prendre connaissance ? Ces circulaires sont une forme, sinon de pression, du moins d’expression qui peut influencer l’acte de juger. Vous avez insisté sur l’intérêt de la mobilité au sein de la magistrature et je partage ce sentiment ; cependant, une limite ne devrait-elle pas être fixée dans les allers-retours entre le parquet et le siège, sachant que des relations et des amitiés se nouent ainsi ? Dans les tribunaux de commerce, d’énormes efforts ont été faits ces dernières années en matière de déontologie et de formation, mais dans les dossiers lourds de procédure collective, le parquet est le sachant de la juridiction ; dans cette configuration, comment se situe le juge par rapport au parquet ?

M. Jean-François de Montgolfier. Je n’ai pas fait le décompte des circulaires que j’ai adressées. Le Premier ministre, qui partage votre préoccupation, a demandé par une circulaire du 5 juin 2019 que l’on s’en tienne désormais aux véritables circulaires d’action publique sans plus envoyer de circulaires commentant ou interprétant les normes. Comme les autres administrations, la DACS a mis cette instruction en œuvre. Désormais, notre travail d’explication prend d’autres formes ; notre site intranet, auquel tous les magistrats ont accès, comporte des jeux de fiches et un ensemble de documents qui, rassemblés, auraient pu donner lieu à une circulaire. Le numérique nous offre une facilité d’accès à l’information et une conservation plus longue, ce qui nous permet de travailler différemment. Nous continuons à mettre systématiquement ces outils à disposition lorsqu’une réforme entre en vigueur, car si les magistrats, dans les juridictions, n’ont pas beaucoup de temps pour lire les circulaires, ils n’en ont guère plus pour lire la loi et son décret d’application et travailler à leur articulation. La circulaire, en leur donnant « le produit fini », notamment l’articulation des différents textes, simplifie leur travail

Nous publions beaucoup moins de circulaires à mesure que s’étoffent notre site intranet et notre site public internet. Nous avons ainsi créé sur le site internet du ministère un espace destiné aux professionnels du droit, consacré aux conséquences juridiques du confinement, avec une rubrique de questions et réponses relatives aux difficultés d’interprétation des ordonnances. Le besoin de soutien juridique, même s’il ne prend plus la forme de la circulaire, est toujours aussi nécessaire et constitue une grande partie de notre travail.

Je n’ai pas non plus de chiffres relatifs aux passages entre siège et parquet mais je vous les ferai transmettre. Je pense qu’ils ne sont pas très élevés, et qu’ils tendent à décroître à mesure que l’on avance dans la carrière : après quelques années, une certaine spécialisation s’instaure, qu’à titre personnel je pense bienvenue parce que la justice demande des compétences expertes et que la culture professionnelle n’est pas complètement la même au parquet et au siège.

La période de confinement a montré la grande qualité de la juridiction consulaire. Les tribunaux de commerce sont restés ouverts et ils ont traité des procédures collectives dès que nous avons pu prendre les ordonnances adaptant les règles de procédure collective. La mobilisation a été très forte pour répondre aux inquiétudes des entreprises en difficulté et pour traiter de ces difficultés. Le choix français d’une justice commerciale par des pairs élus est critiqué – la critique porte en particulier sur le risque de partialité – mais elle a aussi des vertus. Nous travaillons à la transposition d’une directive relative aux cadres de restructuration préventive et à l’insolvabilité. Dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle, la France et l’Allemagne ont pris des engagements de rapprochement ; je me suis rendu à Berlin, mon homologue est venu à Paris, et nous avons travaillé ensemble pour voir comment nous inspirer de nos règles respectives. Il est apparu qu’une des différences entre nos deux systèmes est que la France accorde au cadre préventif une très grande importance, parce que les juges des tribunaux de commerce sont des commerçants et des hommes d’affaires pour qui la sauvegarde de l’entreprise est une valeur en soi. C’est pourquoi les entrepreneurs craignent peut-être moins qu’ailleurs de venir au tribunal faire état de leurs difficultés, dans l’espoir d’être aidé à s’en extraire. Dans d’autres pays, dont l’Allemagne, les procédures collectives sont des procédures d’exécution ; on ne se préoccupe pas de la préservation de l’emploi et du rebond de l’entrepreneur. Pour cela, il existe des mécanismes préventifs, pour certains efficaces, mais ils sont extra-judiciaires et sont actionnés avant la saisine de la juridiction, puisque l’on va au tribunal seulement pour payer les créanciers et faire aboutir une procédure collective. C’est pour une force pour la France d’avoir une justice commerciale exercée par des professionnels du monde des affaires. Les juristes anglo-saxons craignent souvent d’avoir face à eux des juges professionnels qui ne connaîtraient pas le monde des affaires ; quand on leur explique que les juges connaissent parfaitement ces préoccupations, ils découvrent la force de la justice commerciale française. Elle a par ailleurs des faiblesses que vous avez évoquées et des progrès sont encore nécessaires pour les corriger mais je ne crois pas que la justice commerciale française soit condamnable du fait de la composition des tribunaux. Alors que nous nous attendons à une augmentation importante de saisines des tribunaux de commerce, ce peut être un atout pour l’économie de notre pays que les juges consulaires se préoccupent de la sauvegarde de l’entreprise, du rebond de l’entrepreneur et du sauvetage de l’emploi.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez évoqué l’appui de votre direction au parquet dans les procédures collectives, expliquant que l’exécutif veut donner des arguments propres à maintenir l’emploi. N’est-ce pas une entorse à l’indépendance des juges des tribunaux de commerce de leur dire : « Si vous voulez sauver l’emploi, là est la solution que vous propose l’exécutif », en les invitant fortement à suivre cette direction particulière ? Certains juges auraient pu considérer que la solution qui leur est fortement suggérée entraîne peut-être la sauvegarde temporaire de l’emploi mais que le projet économique global n’est pas bon et que c’est une mauvaise décision de long terme. Ces choix ne doivent pas être faits dans une volonté de démonstration politique immédiate. Dans ma circonscription du Nord, une masse de plans de sauvegarde d’entreprise avec intervention de l’exécutif ont eu le même scénario : un repreneur validé par le tribunal de commerce se casse la figure six mois ou un an plus tard et l’on recommence jusqu’à la destruction totale de l’emploi dont on avait dit à chaque étape qu’il serait préservé.

M. Jean-François de Montgolfier. Les décisions sont toujours prises par le tribunal de commerce, et donc par les juges, en toute indépendance, après qu’ils ont entendu les parties ; l’avis du parquet est requis dans toutes les procédures collectives mais ce n’est pas lui qui décide. Pour les entreprises d’une certaine importance, il doit y avoir une coordination des différents acteurs de l’État, puisqu’elles sont accompagnées par le Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI), service rattaché à la direction générale du Trésor. C’est une action administrative classique de soutien à l’économie, indépendante de la procédure judiciaire – d’ailleurs, certaines interventions du CIRI ne passent pas par le tribunal de commerce : son concours a permis à des entreprises d’éviter les difficultés qui les auraient conduites devant le tribunal de commerce. Dans certains cas, les dossiers suivis par le CIRI sont pendants devant le tribunal de commerce et des offres sont présentées ; il est de bonne gestion que le parquet ne découvre pas à l’audience que l’une d’elle est portée par le ministère de l’économie et des finances et qu’une autre ne l’est pas. Nous donnons ces éléments au parquet, lequel est libre de dire à l’audience s’il lui semble que le dossier ne tient pas, mais le tribunal doit disposer de la totalité des informations relatives à un dossier donné, et c’est le rôle de la DACS de les communiquer au parquet pour que le tribunal soit éclairé au mieux. Avec ou sans le CIRI, certaines restructurations n’aboutissent pas, mais il ne me paraît pas que la mobilisation générale qui a eu lieu à un moment donné soit la raison de l’échec de la relance. J’en vois plutôt la cause dans l’évolution du marché ou dans des obstacles liés à la détention du capital. Je ne suis pas sûr qu’apporter au tribunal toutes les informations disponibles soit de quelque façon blâmable en cette matière.

M. Didier Paris, rapporteur. Il ne faut pas, en effet, confondre indépendance et nécessaire information sur le contexte. Que le tribunal prenne connaissance des informations que lui communique le parquet comme de celles qu’il recueille auprès des forces économiques locales, des syndicats de salariés et des organisations patronales ne me semble pas poser de difficultés particulières en termes d’indépendance. Si cette contextualisation commune du dossier ne se faisait pas, on pourrait gravement manquer au devoir collectif de tenter de préserver le tissu économique français et l’emploi. Pensez-vous que les décisions diffèrent selon qu’elles sont prises par les tribunaux de commerce classiques ou par les juridictions où subsiste l’échevinage ?

M. Jean-François de Montgolfier. Je partage ce point de vue et je rappelle qu’au nombre des attributions du parquet figure celle de veiller au respect de la loi en garantissant qu’une procédure collective ne sera pas détournée de son objet par un chef d’entreprise cherchant à échapper à son passif tout en obtenant une reprise par un faux nez. C’est pourquoi la présence du parquet est obligatoire dans toutes les procédures collectives. L’échevinage ne subsiste plus qu’en Alsace-Moselle et outre-mer. Faire travailler dans une même formation de jugement magistrats professionnels et commerçants élus enrichit la délibération. Plusieurs tentatives de réforme ont eu lieu, qui sont restées inabouties. La question se posera peut-être à nouveau au cours de la réflexion relative à l’éventuelle création d’un tribunal des affaires économiques tendant à élargir la compétence du tribunal de commerce. Mais cela supposerait soit d’élargir la base électorale de cette juridiction, soit d’y faire siéger des magistrats ; il y a un donc un enjeu budgétaire – le recrutement de magistrats – qui fait que, quoi que l’on pense de l’intérêt de cette réforme, elle ne se fera pas du jour au lendemain.

L’une des faiblesses de la justice commerciale française tient à ce que la première instance est entièrement composée de commerçants élus, et la formation d’appel de magistrats professionnels. À titre personnel, je privilégierais un système rassemblant en première instance deux juges élus et un magistrat professionnel et, en appel, deux magistrats professionnels et un juge élu ; on favoriserait ainsi la continuité de la mixité des approches juridique et économique. Je n’ai jamais siégé dans un tribunal échevinal mais les magistrats qui ont eu cette expérience en ont gardé un souvenir positif.

M. Didier Paris, rapporteur. Des désaccords se produisent-ils entre la DACS et un procureur de la République sur un dossier économique ou aboutissez-vous toujours à un consensus ?

M. Jean-François de Montgolfier. J’ai pris mes fonctions il y a un an, et je n’ai jamais connu de désaccord. C’est que ni le parquet général quand il contacte le ministère, ni le ministère quand il contacte le parquet général n’ont un objectif prédéfini. Je ne dis pas à un procureur général : « Voilà vers quoi il faut aller ». Quand une affaire sensible présente une difficulté, nous apportons l’information dont nous disposons et notre expertise juridique, et le parquet nous fait part de son analyse d’un dossier que nous n’avons pas. C’est en quoi l’idée d’un rapport hiérarchique est décalée par rapport à la réalité de ces échanges. À ce jour, je n’ai pas constaté de désaccord sur la manière de traiter un dossier.

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur, je vous remercie.

 

 

 


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Audition du jeudi 11 juin 2020

À 17 heures : Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation accompagnée de Mme Sophie Rey, secrétaire générale du Conseil supérieur de la magistrature, et Mme Nathalie Bourgeois de Ryck, conseillère chargée de mission au cabinet de la première présidente

M. le président Ugo Bernalicis. Nous recevons Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, accompagnée de Mme Sophie Rey, secrétaire générale du Conseil supérieur de la magistrature, le CSM, et Mme Nathalie Bourgeois-de Ryck, chargée de mission à son cabinet. Au titre de vos fonctions, vous êtes aussi présidente de la formation plénière du CSM et présidente de celle compétente à l’égard des magistrats du siège.

Nous avons reçu M. François Molins en février dernier et nous devrions accueillir quelques membres du CSM le 18 juin prochain.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(Mme Chantal Arens prête serment.)

Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation. Je vous remercie de mavoir invitée pour parler de ce sujet dintérêt général. Après avoir lu les comptes rendus des auditions précédentes, je mesure à quel point la justice est une mission régalienne de lÉtat.

Jinterviens à titre personnel, à laune dune carrière de quarante ans dans la magistrature. Jai exercé essentiellement des fonctions au siège, dans différentes régions de France. Jai été détachée au ministère très technique des Postes et télécommunications. Jai occupé des fonctions durant six ans au parquet de Paris et à lInspection générale de la justice, et jai été chef de juridiction à partir de 2002, dans des juridictions de tailles très différentes. Depuis quelques mois, je préside la Cour de cassation, la formation du CSM compétente pour les magistrats du siège, mais aussi le conseil dadministration de lÉcole nationale de la magistrature, lENM.

Je ferai brièvement cinq remarques générales. Ainsi que plusieurs personnes que vous avez auditionnées l’ont souligné, la question de l’indépendance du pouvoir judiciaire est débattue au sein des institutions depuis un certain temps. Pour ma part, je m’en tiendrai à la notion d’autorité judiciaire. Paradoxalement, la loi organique du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature fait de multiples références à la notion d’indépendance judiciaire sans la définir – c’est le Conseil constitutionnel qui l’a fait. Cela vous a été indiqué : deux applications sont possibles, l’une étant liée au statut et l’autre à l’exercice des fonctions. Je considère que l’indépendance n’est pas un privilège du magistrat, mais une responsabilité. Elle n’est pas là pour son confort, mais destinée à garantir une justice sereine pour le justiciable. En vertu des institutions, cette indépendance est garantie par le Président de la République, avec l’assistance du CSM. En tant que présidente de la formation « siège » du CSM, je considère que c’est ce dernier qui, au travers de ses attributions, garantit cette indépendance tous les jours de façon concrète.

Outre une dimension institutionnelle et statutaire, l’indépendance a une dimension personnelle. Plusieurs personnes auditionnées vous l’ont dit, et cela me paraît très important. Il est fondamental que les magistrats qui rendent des décisions au nom du peuple français aient un questionnement éthique quant à leurs fonctions, et se rappellent leurs obligations et les raisons pour lesquelles ils sont entrés dans la magistrature. Le recueil des obligations déontologiques vous a été remis par M. le procureur général près la Cour de cassation.

Un autre élément important est celui de la collégialité, même si peu de personnes entendues y ont fait référence. Quand je suis entrée dans la magistrature, le principe était celui de la collégialité. Puis, pour des raisons à mon avis davantage budgétaires et économiques que juridiques, nous sommes passés dans bien des cas de la collégialité au juge unique, y compris en matière pénale. À titre personnel, cela me pose problème. En effet, la collégialité est un rempart contre les atteintes qui pourraient être portées à l’indépendance de la justice.

Ma deuxième observation est la suivante. On parle de la crise de confiance dans la magistrature depuis assez longtemps, dans un système dans lequel la justice participe de la légitimité démocratique. Pour restaurer cette confiance, les solutions sont diverses. De mon point de vue, il ressort des sondages que l’on interroge surtout la prévisibilité et l’impartialité de la justice, plus que son indépendance. D’après les comptes rendus des différentes auditions, très peu de personnes voire aucune n’a distingué la justice civile de la justice pénale. Sans doute parce que les médias parlent essentiellement de la justice pénale, et très peu de la justice civile. Pourtant, la première représente 40 % des affaires jugées, contre 60 % pour la justice civile. En tant que première présidente de la Cour de cassation, je traite les plaintes des justiciables et les requêtes en récusation – je l’ai également fait en tant que première présidente de la Cour d’appel de Paris –, et j’ai pu observer que les questions portaient davantage sur les matières civiles.

Troisième observation, l’indépendance relève du statut, tandis que l’impartialité relève des règles déontologiques. De mon point de vue, les citoyens s’interrogent surtout quant aux influences extérieures ou d’ordre personnel, ou encore aux conflits d’intérêts. Ceux-ci sont des situations concrètes particulières, vis-à-vis d’une personne ou d’un dossier, et non une situation générale. Seul le déport permet de les prévenir. Depuis ma prise de fonctions à la Cour de cassation, j’ai constitué avec des magistrats du siège un groupe de travail relatif à l’éthique et la déontologie. Ce groupe a déjà abordé deux grandes questions : celle du déport et celle des interventions extérieures à la Cour de cassation.

Quatrième observation, qui n’a pas été faite jusqu’à présent me semble-t-il, il convient de distinguer l’indépendance dans la prise de décision – qui est garantie – et l’organisation, dans laquelle on n’est pas indépendant. En France, en effet, nous sommes dans un système hiérarchisé d’organisation des juridictions. Jusqu’en 1985, nous avions une conception essentiellement juridique de l’organisation des juridictions – à tel point que la responsabilité du budget de ces dernières était confiée aux préfets. Un changement s’est ensuite opéré, avec la décentralisation. Des décisions du CSM, certes pas très nombreuses mais qui existent, ont considéré que des chefs de juridiction avaient manqué à leurs obligations parce qu’ils n’avaient pas exercé leurs fonctions de direction et d’administration. Avec la nouvelle loi organique relative aux lois de finances, le débat s’est accru. La loi d’août 2001 avait suscité beaucoup d’espoir. Tout le monde avait alors pensé, grâce à certaines de ses dispositions, pouvoir disposer d’une certaine autonomie. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. Je pourrai en reparler, puisque j’exerce des fonctions d’animation et de direction depuis 2002. En dépit des améliorations de ces dernières années, nous restons dans un cadre extrêmement contraint du point de vue budgétaire et nos marges d’autonomie sont extrêmement faibles.

Ma cinquième observation porte sur les conditions de nomination des magistrats. Dans le système français, la question posée est celle de l’équilibre entre les magistrats et les personnalités extérieures dans la composition du CSM, dont le dernier statut en date est celui de 2008. Pour le voir fonctionner depuis septembre 2019, je considère que ce système est équilibré. En revanche, ce qui pose problème – tout le monde vous l’a dit –, c’est le statut du parquet depuis vingt ans. D’ailleurs, les questions relatives à l’indépendance de la justice ont souvent indirectement trait au statut du parquet. Si cette question, politique, était résolue une bonne fois pour toutes, ce serait une grande avancée.

Le CSM est formé d’une toute petite équipe. Ses membres, qui ont d’autres attributions, siègent trois jours par semaine pour un mandat de quatre ans. De mon point de vue, cette durée assez limitée permet un renouveau. Mais si l’on veut que le CSM gère effectivement les ressources humaines, il doit disposer d’une vision beaucoup plus globale. Vous aurez compris que je suis très attentive à la gestion des ressources humaines. Cela a été un de mes premiers actes en arrivant dans mes fonctions. D’un côté, il y a la direction des services judiciaires et de l’autre, le CSM – je ne parlerai ici que des magistrats du siège. S’agissant du pouvoir de proposition des chefs de cours ou de juridictions, fort nombreuses en France, l’un de mes premiers actes a consisté à ajouter un à deux magistrats dans le secrétariat du CSM. Cela étant, nous restons une toute petite structure, avec relativement peu de moyens. Du fait de la très forte mobilité des magistrats en France, au moins en début de carrière, nous devons étudier de nombreux projets de mouvements. Une réflexion doit être menée pour nous permettre d’avoir une vision globale et d’occuper pleinement notre place institutionnelle et constitutionnelle. Les rapports du CSM montrent que beaucoup a été fait, mais qu’il y a aussi de nombreux regrets, faute de temps. Je suis donc partie du principe que durant mon mandat limité à la tête de la Cour de cassation, il fallait optimiser notre façon de travailler. Aussi nous sommes-nous dotés d’outils, depuis quelques mois, pour avoir une meilleure connaissance des juridictions. L’un des problèmes du CSM est l’absence de visibilité en matière budgétaire et en matière informatique. La crise sanitaire a d’ailleurs montré que nous étions perfectibles. Si nous voulons vraiment exercer nos fonctions, il faudrait déjà que nous puissions statuer à plein temps.

Vous m’avez interrogée sur le fait que certains membres communs sont proposés par le Président de la République, et d’autres par les présidents de l’Assemblée et du Sénat. Je considère que, dès lors que les assemblées interviennent, dans le cadre d’auditions publiques, un contrôle de la qualité d’une partie des membres du CSM est effectué par le Parlement.

Par ailleurs, j’étais première présidente de la Cour d’appel de Paris quand a été créé le Collège de déontologie. Le CSM a une compétence en matière disciplinaire, mais pas en matière de déontologie. Pourtant, il a créé en 2016 un service d’aide et de veille déontologique qui est bien plus souvent saisi que le Collège de déontologie. En effet, ce dernier ne peut pas s’autosaisir. Il ne peut être saisi que par des magistrats, des présidents ou des premiers présidents. Le rôle concret vis-à-vis des magistrats est joué par le service d’aide et de veille déontologique, composé d’anciens membres du CSM – mais il n’est pas public et tout reste confidentiel. Peut-être serait-il intéressant que le CSM ait des compétences en matière de déontologie. Cela renvoie à une question que vous avez posée : le CSM peut-il ou devrait-il se saisir d’office ? Je pense que oui. Nous l’avons d’ailleurs fait, récemment, alors qu’un magistrat de Monaco estimait que son indépendance était mise en cause. Nous nous sommes emparés de la question et nous avons écrit au Président de la République. Il faudrait aussi que tout magistrat en France puisse saisir le CSM lorsqu’il est estime que son indépendance est en cause.

Sous ce mandat et le précédent, nous nous sommes saisis d’office de questions. Mais il faudrait vraiment mener une réflexion sur les compétences et le rôle du CSM – ce qui passe par son statut, mais aussi par les moyens qui lui sont alloués. Ces moyens existent, mais ils ne sont pas à la hauteur des ambitions, compte tenu de la masse de travail que nous avons à assurer.

Enfin, je pense que je suis la seule à pouvoir répondre, avec M. le procureur général près la Cour de cassation, à votre première question : « vous avez rappelé avec le procureur général près la Cour de cassation que lindépendance de la justice est une condition essentielle au fonctionnement de la démocratie, en réaction à un commentaire du Président de la République sur laffaire Halimi ». J’ai effectué des recherches, pour savoir ce qu’avaient fait nos prédécesseurs. J’estime que les interventions des chefs de la Cour de cassation doivent rester rares. En l’occurrence, entre 2001 et 2006, le premier président Canivet est intervenu à six reprises, s’agissant notamment de propos tenus par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur. Le premier président Louvel et le procureur général Marin sont intervenus deux fois en 2017, à la suite de propos relatifs au rôle de la justice et aux campagnes électorales. On peut donc considérer que c’est une parole rare.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous l’avez vu dans les comptes rendus de nos auditions, la question de la mobilité a été souvent soulevée par les organisations syndicales, qui sont peut-être les seules à être entrées dans le vif du sujet avec la « transparence ». Celle-ci est l’aboutissement d’un processus, et pas le point de départ – pas plus que le processus dans son intégralité. Si j’ai bien compris, la direction des services judiciaires vous livre une proposition de mobilité, que vous êtes chargée d’étudier et de valider ou d’invalider. Ce mode de fonctionnement vous paraît-il satisfaisant ? Comment pourrait-on le faire évoluer, sans pour autant que vous ayez toute la compétence RH ? Il me semble que c’est possible, mais il faudrait alors une direction RH avec des fonctionnaires dédiés.

Mme Chantal Arens. Au-delà de la question des mouvements annuels des magistrats, se pose celle du nombre des juridictions, bien plus nombreuses en France que dans les autres pays avec 164 tribunaux judiciaires et 37 cours dappel. Cela renvoie aussi à la question de ladministration de la justice. Je considère quil faut des lieux de justice, et je suis très attentive à la justice de proximité. Pour autant, ces lieux de justice doivent-ils tous rester des structures de gestion ?

Par ailleurs, la mobilité est très forte au début de la carrière. Jai participé à un groupe de travail constitué par la Chancellerie, au sujet des juridictions en situation de fragilité. En France, plusieurs juridictions ne sont pas attractives. Les projets de mouvements du CSM montrent quil existe une vingtaine de candidats dans le sud de la France, contre un seul à Auxerre et aucun dans certaines juridictions. Cela pose problème.

Je lai dit, la mobilité est forte au début de la carrière, qui devient ensuite régionale. Sy ajoute le fait que, ces dernières années, il a manqué 500 postes, en raison de choix politiques de ne plus recruter des magistrats, mais des fonctionnaires. Ces 500 postes non pourvus étaient des postes non attractifs. Sy ajoute le défaut dattractivité du Parquet, qui devient très important, même si je ne suis pas la mieux placée pour en parler. En somme, en sortie d’école, de nombreux postes sont proposés au parquet et dans des juridictions pas attractives. De nombreux futurs magistrats se positionnent alors à proximité de la cour d’appel qu’ils espèrent rejoindre, avant de faire ces carrières très régionales. C’est ce que j’ai découvert au CSM. Le Nord, l’Est, la Normandie et le Centre sont des régions peu attractives. Au-delà de la forte mobilité en début de carrière, il existe un problème d’organisation territoriale des juridictions.

Pendant ce mandat, le CSM a calculé que la mobilité moyenne intervient après 2,1 ans. Après échanges avec la direction des services judiciaires, nous avons proposé qu’à compter du 1er janvier 2021, il faille rester trois ans au moins dans un poste. Sinon, les magistrats sortant de l’école sont à peine arrivés qu’ils partent déjà, ce qui crée une instabilité. Au tribunal de Bobigny ou à celui de Paris, par exemple, le renouvellement est de 20 à 30 % tous les ans. Cela crée une instabilité, suivie d’une très forte stabilité. En outre, cette forte mobilité cache des situations extrêmement différentes.

Pour améliorer la situation, il faut déjà intervenir en amont au sujet du principe même de mobilité : non pas la supprimer, mais voir les causes des difficultés. C’est très délicat, parce que cela renvoie à l’organisation des juridictions. En tout état de cause, dans la mesure où 500 postes ont été pourvus au cours des cinq dernières années grâce à différentes lois de programmation, il y aura beaucoup moins de mobilité à l’avenir. Mais cela reste un véritable problème.

Une autre question est celle du défaut d’attractivité des fonctions de chef de juridiction – procureur, président et premier président. Cette question, plus générale, renvoie à l’administration. On ne peut qu’encourager les magistrats à exercer ces fonctions. Je considère, en effet, que pour bien administrer une juridiction il faut être magistrat. Au nom de l’indépendance juridictionnelle, on est un bon gestionnaire quand on connaît bien le mode de fonctionnement des juridictions. Ce défaut d’attractivité des fonctions de chef de juridiction n’est d’ailleurs pas spécifique à la magistrature. À l’occasion de la mission Thiriez, il est ressorti que c’est un problème général de l’État, en même temps qu’un fait générationnel.

Se pose également la question de la taille des juridictions. Elles sont trop nombreuses à avoir une petite taille. Le tribunal de Saint-Gaudens, par exemple, compte six magistrats au siège, deux magistrats au parquet et moins de quinze fonctionnaires. C’est peu au regard de celui de Paris, qui compte 1 800 magistrats et fonctionnaires – ce qui est peut-être trop important. Je pense qu’il existe une juste mesure entre les deux. J’aborde ce sujet parce que dans nombre de juridictions, il n’est pas possible d’exercer des fonctions dites de hiérarchie intermédiaire – chef de service ou responsable d’un pôle. Comme de nombreuses juridictions n’ont pas la taille efficiente, il est difficile pour les magistrats de se projeter dans des fonctions de chef de juridiction.

Tout se tient, en fait. Cela pose des questions politiques qui ne relèvent pas de l’institution judiciaire, de la carte judiciaire, donc de l’administration des juridictions. À l’endroit où je me trouve et pour avoir observé durant dix-huit ans ce qui se passe dans la magistrature, je vois des évolutions très fortes qui pourront poser problème dans les années à venir.

M. le président Ugo Bernalicis. Au cours des vingt dernières années, si je ne m’abuse, la nomination au poste de procureur de la République de Paris a systématiquement fait polémique. Comment lexpliquez-vous ? Dautant quon nous indique que la règle est celle de lavis conforme du CSM, contre lequel personne nest allé durant cette même période.

Mme Chantal Arens. Vous comprendrez que pour un magistrat du siège, qui préside la formation « siège » du CSM, il est difficile de répondre à votre question. Si je présidais la formation concernée, je le pourrais. En loccurrence, je nai pas de réponse.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez indiqué qu’il n’y avait pas d’auto-saisine possible en matière déontologique, pas plus que de saisine directe par les magistrats. J’étendrai la question aux organisations syndicales, en matière déontologique mais aussi disciplinaire, les deux pouvant être parfois liées. J’ai été assez étonné qu’une organisation syndicale informée d’une problématique déontologique ou disciplinaire dans une juridiction ne puisse la régler qu’en discutant avec cette dernière et ne dispose d’aucun moyen de vous saisir. Ne faudrait-il pas que le CSM puisse être saisi directement et s’autosaisir ?

Mme Chantal Arens. Le service daide et de veille déontologique du CSM nest pas saisi par les organisations syndicales, mais par les magistrats qui rencontrent des problèmes non résolus dans les juridictions. Plusieurs magistrats lont fait, dailleurs. Lorsque jétais présidente du tribunal de Paris puis première présidente de la Cour dappel de Paris, plusieurs situations ont été évoquées lors de mes entretiens réguliers avec les organisations syndicales. Je men suis emparée, car je considère que les propos des organisations syndicales sont lun des vecteurs des informations dont peut disposer un chef de juridiction. En outre, les organisations syndicales entretiennent un dialogue fréquent avec la Chancellerie, lors duquel elles évoquent ces situations. Il arrive qu’elles écrivent directement au CSM.

Nombre de plaintes des justiciables n’aboutissent pas, quand elles abordent des questions de jurisprudence ou de justice que ces derniers estiment mal rendue. Toutefois, lorsque nous détectons le comportement d’un magistrat, nous pouvons renvoyer l’investigation devant la formation du CSM. Cela renvoie à une question que vous avez posée à l’inspection générale : il serait intéressant que des magistrats du CSM puissent effectuer des investigations. Lorsque nous recevons un rapport de l’inspection générale ou une saisine du garde des Sceaux, les membres du CSM peuvent faire des investigations. Mais avec le programme extrêmement chargé qui est le nôtre, c’est compliqué. C’est la raison pour laquelle il pourrait être intéressant que le CSM se voie doter non pas d’un corps d’inspection, mais de magistrats à même d’effectuer des enquêtes.

Vous demandez pourquoi une organisation syndicale ne pourrait pas saisir le CSM. Mais pourquoi d’autres personnes ne pourraient-elles pas le faire non plus ?

M. le président Ugo Bernalicis. De nouvelles pratiques voient le jour autour de la déontologie dans les entreprises privées et dans les administrations, avec des dispositifs de conformité, de signalement ou d’alerte dans lesquels les organisations syndicales sont reconnues au même titre que les individus. Tout cela est normé et cadré. Au fil des auditions, j’ai le sentiment que dans la magistrature, les problèmes se règlent de manière plus feutrée et moins organisée. Ce mode de règlement peut laisser sous-entendre qu’il n’existe pas de formalisme particulier. D’ailleurs, les magistrats qui se retrouvent dans le cadre d’une enquête judiciaire ou administrative tardent rarement à protester contre le manque de formalisme et leur absence d’accès au dossier – ce qu’un justiciable pourrait faire valoir devant vous. Il est regrettable que le formalisme de votre fonctionnement interne ne soit pas aussi irréprochable que celui que l’on attend en procédure pénale.

Mme Chantal Arens. La magistrature est saine, globalement. Il existe très peu de cas disciplinaires. Nous sommes un tout petit corps, avec 8 000 magistrats. Par ailleurs, le CSM se déplace dans lensemble des cours dappel, dans le cadre de missions dinformation. À cette occasion, nous recevons les organisations syndicales, qui nous informent sur le fonctionnement des juridictions.

M. le président Ugo Bernalicis. Lors de son audition, Jean-Michel Hayat a expliqué s’être déplacé dans une juridiction pour assainir la situation, sans lettre de mission formelle. La pratique a-t-elle évolué, ou le mode de fonctionnement reste-t-il celui-là ?

Mme Chantal Arens. À la Cour dappel de Paris, jai créé une cellule de prévention des risques psychosociaux. Plus que les comportements des magistrats, je considère quil faut étudier les attitudes et les façons de faire dans la gestion dun service. Cette cellule a été mobilisée à plusieurs reprises et a permis de dénouer des affaires. En labsence de dénouement, il appartient au premier président denvisager une procédure davertissement ou de saisir linspection générale. Certains premiers présidents le font.

Un management participatif, des déplacements dans les juridictions et des contrôles de fonctionnement permettent de connaître les situations. Cest aussi le cas quand nous avons des liens avec les organisations syndicales, dans le cadre du dialogue social. Nous intervenons, le cas échéant.

M. le président Ugo Bernalicis. Que pensez-vous de la place du greffe, notamment du rôle des directeurs de greffe, dans le fonctionnement des juridictions ? Vous considérez normal que des magistrats soient à la tête des juridictions. Néanmoins, un magistrat n’est pas formé à la gestion de la comptabilité publique, de la logistique et des marchés publics – et c’est normal. Ne faudrait-il pas donner une place plus importante aux directeurs de greffe, et passer d’une dyarchie à une triarchie dans la gestion des juridictions ?

Mme Chantal Arens. Là encore, la question de la taille des juridictions est primordiale. La Cour dappel de Paris et le service dadministration régional comptent de nombreux directeurs de service de greffe en matière budgétaire et pour les marchés publics, par exemple. Dans une cour dappel de taille plus petite, les directeurs de greffe sont moins nombreux. À Évreux et Nanterre, il m’est arrivé de ne plus avoir de directeur de greffe, ce qui s’est avéré extrêmement compliqué pour moi. J’ai alors mesuré l’importance fondamentale de ce directeur, qui gère l’ensemble des greffiers et des adjoints administratifs. Je considère que les fonctions de gestion des ressources humaines sont essentielles. En matière budgétaire, ces directeurs ont également des fonctions importantes. Mais cela dépend de la taille des juridictions.

Une grande partie des juridictions ne gèrent plus leur budget, car cette gestion est centralisée au niveau de la cour d’appel. Une réflexion mérite d’être menée sur la relative centralisation de la gestion budgétaire qui s’est opérée au cours des dernières années. Et ce alors même qu’avec la LOLF, nous étions plutôt dans un exercice de déconcentration et de responsabilisation des gestionnaires locaux. J’ai d’ailleurs vu évoluer la carrière des directeurs de greffe. Ce que je disais quant au déficit d’attractivité pour certaines fonctions vaut aussi, me semble-t-il, pour certains postes de directeur de greffe. Il y a certainement quelque chose à faire pour les directeurs des services de greffe, qui exercent à la fois des fonctions juridictionnelles et des fonctions d’organisation. Qui plus est, certains ont aussi des fonctions budgétaires et d’administration.

Un comité de gestion réunit les chefs de juridiction et le directeur de greffe. Le code de l’organisation judiciaire parle de dyarchie, mais dans les faits, dans de nombreuses juridictions, c’est de fait une triarchie.

Enfin, je tiens à préciser que des formations communes sont organisées à l’ENM. Le plan de formation des cadres réunit pour moitié des chefs de juridiction et pour l’autre moitié des directeurs de service de greffe. C’est très intéressant, car cela permet de connaître les contraintes et les responsabilités des uns et des autres, qui n’ont pas le même champ de compétences. Une culture commune existe, mais peut-être pas au niveau de l’ensemble de la justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous avons auditionné hier les syndicats de greffiers, lesquels nous ont fait part de dysfonctionnements liés au fait que la régularité juridique de la procédure qu’ils sont censés assurer peut être mise à mal par leur rapport hiérarchique avec le magistrat. S’agit-il d’un faux problème ? Faut-il faire évoluer le statut du greffier, pour mieux l’asseoir dans l’organisation juridictionnelle ?

Mme Chantal Arens. À mon sens, la question posée par cette organisation syndicale est liée au fait qualors que la présence du greffier est obligatoire dans toutes les procédures, le greffier nest pas là dans un certain nombre dentre elles. Ce nest pas une volonté du magistrat, mais cela renvoie au nombre de greffiers dans les juridictions. Jai observé quil y a quelques années, quand on a décidé de ne plus recruter de magistrats, on a recruté des greffiers. Ensuite, cest linverse qui sest produit et ces derniers temps, il ny avait plus suffisamment de greffiers. Il faudrait vraiment avoir une vision globale de léquipe autour du magistrat. Javais trouvé très intéressante lidée dun greffier assistant de magistrat. Malheureusement, le siège nen a pratiquement pas eu puisque ces postes ont été pourvus surtout au parquet, pour répondre au défaut dattractivité des fonctions du parquet. Je sais que la demande est forte, de la part des greffiers, davoir un vrai rôle dassistant du magistrat – dautant que nombre dentre eux ont passé différents concours et sont finalement devenus greffiers. Lorsque jétais présidente du tribunal de Paris, le fort mouvement « les greffiers en colère » abordait toutes ces questions.

M. le président Ugo Bernalicis. En matière budgétaire, vous avez évoqué la contrainte de la LOLF. Nous entendrons la direction des services judiciaires. La cartographie budgétaire ne ressemble pas à la cartographie judiciaire, ce qui peut poser problème. S’agissant du CSM, nous avons entendu qu’il faudrait un budget autonome et une mission particulière pour la justice judiciaire, regroupant les programmes 166 et 101. D’autres plaident pour que le CSM ait simplement une place prépondérante pour rendre un avis sur le budget de la justice devant le Parlement, au moment de la discussion budgétaire. Où vous situez-vous dans ce débat ? Comment améliorer l’organisation et les moyens de la justice, pour en garantir l’indépendance et son corollaire, l’impartialité ?

Mme Chantal Arens. Ma position est connue depuis 2015, et pourtant rien na évolué. Cest même linverse qui sest produit. Je le répète, je lie indépendance juridictionnelle et indépendance fonctionnelle. En effet, pour rendre sereinement des décisions, il faut avoir les moyens correspondants – cela renvoie à la question précédente, sur la présence d’un greffier. Un magistrat le perçoit très aisément : pour administrer la justice, il faut avoir la liberté d’obtenir des moyens et de les affecter dans de bonnes conditions.

Au sein du ministère de la justice, l’administration pénitentiaire pèse bien davantage que les services judiciaires au plan budgétaire. Les chefs de cour et de juridiction ont très peu de marge de manœuvre. Il est vrai qu’il y a actuellement moins de régulation budgétaire que par le passé, mais j’ai connu des périodes où elle était assez importante.

Par ailleurs, le fait que nombre de réformes ne donnent lieu à aucune étude d’impact nous pose problème. Or c’est ce que l’on observe de longue date. Certes, une amélioration est à noter au cours des dernières années, en matière budgétaire. Mais il y a encore quelques années, la justice représentait moins de 1 % du budget national.

Qui de la Cour de cassation, du ministère ou du CSM pourrait intervenir ? Je renvoie, là encore, à la question territoriale. Conserver un système avec un budget opérationnel de programme, BOP, et des unités opérationnelles, UO, pose problème. Pour le moins, il faudrait avoir quinze BOP. Même si tout le monde est théoriquement sur un pied d’égalité, que ce soit au niveau d’un BOP ou d’une UO, ce n’est pas tout à fait vrai dans les faits budgétaires. Ainsi, le statu quo ne me semble pas une bonne idée. Par ailleurs, nous n’avons pas les moyens du rattachement de la justice judiciaire à la Cour de cassation. Je pense que l’institution d’un Conseil de justice serait une bonne idée, mais que la France n’est pas prête. En tout cas, cela supposerait de revoir entièrement le fonctionnement des services judiciaires et du CSM.

Je dis que nous avons abouti à l’inverse dans la mesure où, en 2015, la direction des services judiciaires occupait une place importante, en matière budgétaire, au sein du ministère de la justice. Depuis, le secrétariat général a pris beaucoup de place, conformément à une décision politique et, dans les faits, la direction des services judiciaires a délégué quelques compétences. De mon point de vue, à moyens constants, il serait déjà bien qu’une mission Services judiciaires soit rattachée à la Chancellerie et pilotée par la direction des services judiciaires. L’informatique relève du secrétariat général. Tout ce qui concerne la matière sociale, par exemple la gestion des corps communs de fonctionnaires, relève également du secrétariat général. La direction des services judiciaires s’occupe de ce qui est en dehors des corps communs. Un partage s’est progressivement opéré. En matière immobilière, les dossiers relèvent des cours d’appel jusqu’à 60 000 euros et au-delà, ils relèvent de la direction des services judiciaires par délégation, puis c’est l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (APIJ), qui est compétente. Cela fonctionne bien quand tout se passe en bonne harmonie, mais il est important qu’il y ait une vision commune de ces différentes compétences.

Depuis que je préside la formation « siège » du CSM, j’ai invité le directeur des services judiciaires à nous parler des moyens du ministère de la justice. En effet, il est très difficile de procéder à des nominations de présidents ou de premiers présidents sans connaître les moyens affectés aux juridictions. Il faudrait même que le CSM puisse donner son avis sur le budget, parce que nous sommes un point d’observation de l’institution judiciaire. Lorsque nous nous déplaçons dans les juridictions, nous observons ce qu’il se passe. À cet égard, il serait intéressant que le CSM puisse intervenir.

En tout état de cause, je rattache ce sujet à la réforme de la carte judiciaire. Il ne s’agit pas de supprimer des lieux de justice de proximité, mais d’avoir moins de structures et qu’elles soient plus compactes. Je pense que nous y gagnerions en efficacité. Nous sommes d’ailleurs la dernière administration à le faire – pour des raisons politiques. La Justice est l’une des dernières institutions présentes dans beaucoup de lieux, ce qui rend compliqué le débat sur la carte judiciaire devant le Parlement.

M. le président Ugo Bernalicis. J’apporterai un petit bémol en observant que le ministère de l’intérieur reste très bien implanté sur le territoire national. En tant qu’ancien attaché d’administration de ce ministère, je gérais des fonctions supports et je porte un regard particulier sur ce sujet. Reconcentrer partout ces fonctions à des échelles plus grandes pour libérer de l’efficacité locale n’a pas été un franc succès. Un savant mélange doit être opéré, car la déconnexion avec la réalité de proximité peut très vite s’avérer préjudiciable, tant en matière RH qu’en matière budgétaire.

Mme Chantal Arens. Bien sûr. Je constate simplement que la Cour dappel de Paris représente 20 % du budget national et 20 % des effectifs nationaux de magistrats et de fonctionnaires. Avoir un management de proximité et un management régional procurerait une bonne visibilité. Avec quinze organisations territoriales et une particularité pour lOutre-mer, je pense que nous pouvons y arriver.

M. Didier Paris, rapporteur. Je vous remercie de nous consacrer de votre temps précieux, et je vous félicite car rares sont ceux qui nous donnent le sentiment d’avoir pris le temps de prendre connaissance des autres auditions. L’interactivité est toujours intéressante. Compte tenu de votre position de premier magistrat de France, c’est d’autant plus intéressant pour nous. Je vous ai adressé un questionnaire. Si vos services et vous avez le temps d’y répondre un peu plus précisément par écrit, nous étudierions vos réponses avec beaucoup d’attention. J’évoquerai plutôt ici des sujets plus ponctuels.

À votre position, au sommet de la hiérarchie, et compte tenu de la richesse de votre parcours et des multiples regards que vous avez pu poser, qu’est-ce que l’indépendance de la justice ? Je parle d’autorité, pas de pouvoir – car vous avez compris qu’il existe un jeu politique. Quels sont les endroits où cette indépendance est la plus facile à garantir ? Est-ce dans les relations avec la presse ? Est-ce un problème statutaire ou de carrière des juges ? Est-ce un problème d’immixtion du pouvoir politique ? Comment appréhendez-vous cette question centrale, le cas échéant dans la dynamique – la situation actuelle n’étant sans doute ni celle d’hier ni celle de demain ?

Mme Chantal Arens. Il y a quarante ans, la question de lindépendance ne se posait pas de la même façon. Rappelons-nous quand même quun hélicoptère était allé chercher un magistrat dans lHimalaya. Ce serait un peu compliqué, aujourdhui ! Jobserve une grande différence depuis ces dernières années, grâce au rôle fondamental de la presse. Nous sommes sous son regard et, de mon point de vue, tout finit par se savoir. Pour moi, une très grande évolution dans la justice sest produite avec la presse et, plus encore, les réseaux sociaux. Avant, ce monde était très fermé, avec beaucoup de codes et une sorte de reproduction sociale. Des évolutions fortes ont vu le jour dans la magistrature, puisque désormais la moitié des magistrats ont auparavant eu dexercé dautres métiers. Ce nétait pas ce qui apparaissait dans les conclusions de la mission Thiriez, dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas totalement – cest un euphémisme.

Depuis quelques années, on peut intervenir lorsque des commentaires sont exprimés quant à des décisions de justice ou la façon dont un dossier dinstruction se déroule. Cest ainsi quen 2014, alors que jétais présidente du tribunal de Paris, jétais intervenue par un communiqué – jai peut-être été la première à le faire. Javais alors eu la surprise de me voir aux informations télévisées et dentendre que « la justice défendait lindépendance de la justice ». Depuis, il y a eu un certain nombre de réactions de chefs de juridiction et de premiers présidents. Cest une culture. En tout cas, je pense que les chefs de la Cour de cassation et du CSM sinscrivent dans cette démarche de représentation et de défense de linstitution lorsquelle est mise en cause. Outre le statut, cest avec une éthique personnelle que nous défendons linstitution judiciaire.

Pour répondre indirectement à votre question sur l’indépendance, ce qui me marque dans l’institution judiciaire, depuis 30 ans, c’est le nombre impressionnant d’affaires que nous avons à juger. C’est en ce sens que je reviens à la question indépendance/impartialité. Le citoyen nourrit une réelle défiance à l’égard de la justice et en même temps, il n’y a jamais fait autant appel. Et même si ces dossiers sont humainement très intéressants, ils sont parfois répétitifs. Nous parviendrons à résoudre toutes ces questions soit en ayant plus de juges, soit en limitant le périmètre d’intervention du magistrat. C’est ce qu’ont tenté de faire les trois gardes des sceaux successifs, mais c’est très compliqué.

Pour vous répondre plus directement, je pense qu’il est indispensable de modifier le statut du parquet – nous sommes plus dans l’impartialité objective que dans l’impartialité subjective. Les citoyens et la presse, de même que le CSM, constituent des garde-fous.

M. Didier Paris, rapporteur. Guy Canivet s’est exprimé six fois publiquement pendant qu’il occupait vos actuelles fonctions. Vous avez un rythme un peu plus soutenu, me semble-t-il, puisque vous avez notamment fait une déclaration repérée à la suite des propos du Président de la République concernant l’affaire Halimi – vous y avez fait vous-même allusion – et plus récemment, en avril, quant aux propos de trois avocats que vous avez souhaité rectifier. Pour être très franc, votre rectification ne m’a pas du tout choqué, au contraire. J’aurai, toutefois, deux questions. Vous êtes-vous exprimée en tant que co-présidente du CSM ou première présidente de la Cour de cassation ? La protection de l’institution n’est-elle pas d’abord et avant tout le rôle du pouvoir politique, du Président de la République et de la ministre de la justice ?

Mme Chantal Arens. Normalement, oui. Mais jestime que linstitution judiciaire a aussi une parole forte à donner. Certes, le Président de la République est garant des institutions et de lindépendance de la justice et le garde des Sceaux intervient dans un certain nombre de cas. Mais je considère que lautorité judiciaire, qui est lune des trois institutions de la République, a aussi son rôle à jouer, quil sagisse des chefs de la Cour de cassation ou du CSM puisque nous concourrons à l’indépendance de la justice. Nous devons avoir une parole autonome.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous évoquez, à juste titre, la crise de confiance à laquelle nous sommes confrontés. Vous avez parlé également d’impartialité, mais aussi de prévisibilité. À quoi pensez-vous exactement : une loi trop bavarde, une difficulté de mise en application de textes abscons, l’absence de décrets d’application ou encore autre notion ?

Mme Chantal Arens. Je parlais plutôt de la prévisibilité dans les décisions de justice, donc vue du côté du juge. Du côté du justiciable, la Cour de cassation sest attelée à un travail de fond en lien avec les cours dappel. Cest ce quapportera lopen data : garantir à un justiciable que, quel que soit le lieu où il est jugé, les solutions ne divergent pas outre mesure – sans pour autant aboutir à une justice normée, puisque chaque cas est individuel.

M. Didier Paris, rapporteur. C’est le rôle naturel de la Cour de cassation d’assurer cette harmonisation, au moins en droit.

Mme Chantal Arens. Cest ce que jappelle la prévisibilité.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous semble-t-elle insuffisante ?

Mme Chantal Arens. Il y a la prévisibilité par les décisions rendues par la Cour de cassation, mais il peut aussi y avoir des échanges sur la jurisprudence avec les cours dappel et les juridictions, lorsque la Cour de cassation se déplace pour rencontrer les magistrats – tout en respectant lindépendance juridictionnelle, qui est sacrée.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous parliez, là encore à juste titre, de territorialisation de l’action judiciaire. Un premier effort a été consenti avec la loi du 23 mars 2019, mais celle-ci n’est pas allée jusqu’au bout du processus. La réorganisation des cours d’appel aurait-elle dû aller plus loin ? Fallait-il les faire coller davantage à l’organisation administrative française, ou est-ce encore autre chose ?

Mme Chantal Arens. Pour moi, cest autre chose. Jai toujours pensé que le fait que la responsabilité pour les cours dappel et les contentieux revienne aux premiers présidents était un problème politique et que cétait à lÉtat – Gouvernement ou Parlement – de proposer une réforme territoriale.

M. Didier Paris, rapporteur. Ce n’est pas le cas ?

Mme Chantal Arens. La loi prévoit que ce sont les premiers présidents qui proposent. Dans les faits, il est assez compliqué pour une Cour dappel de se dessaisir de contentieux. On revient toujours à la question du type de contentieux dans les juridictions selon leur taille. Certaines juridictions, par exemple, concentrent des affaires économiques.

M. Didier Paris, rapporteur. N’est-ce pas lié à la différence entre les cours d’appel et les juridictions elles-mêmes ? Ne vaut-il mieux pas laisser une forme de décision à l’échelon plus territorial et local, afin d’arriver à un consensus autour de l’organisation judiciaire ?

Mme Chantal Arens. Il y a le volet budgétaire, avec une responsabilité du Gouvernement et du Parlement, et il y a le volet du contentieux. Concernant ces derniers, je nai pas les éléments qui ont été transmis par lensemble des cours dappel à Mme la garde des Sceaux. Jignore donc sil y aura beaucoup de transferts de contentieux. Or cest à laune de ces informations quil pourra être répondu à votre question. Je lai vécu au sein de la Cour dappel de Paris : il y a un juge dinstruction à Sens et un à Fontainebleau, avec neuf magistrats à Sens et autant à Fontainebleau, qui se situe à dix kilomètres de Melun. Dans le cadre dune bonne justice, il aurait pu être envisagé que le juge dinstruction de Fontainebleau rejoigne Melun. Mais cela ne sest pas produit.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez au moins trois casquettes, avec celle de présidente du conseil d’administration de l’ENM. C’est un point important, car on ne peut pas envisager l’évolution du corps sans penser la situation précise des magistrats et leur recrutement. Vous avez fait une allusion rapide au rapport Thiriez. Comment mieux faire coller l’évolution de la carrière d’un magistrat avec le principe de base de son recrutement qu’est le concours ? Faut-il mettre des cliquets dans l’évolution vers les postes de responsabilité ? Vous déploriez que les postes de chefs de juridiction soient peu attractifs. Je pensais qu’ils l’étaient, au contraire. Comment favoriser la prise de responsabilités, qui est une décision individuelle, dans le contexte plus large de reconnaissance par les pairs ? M. Thiriez semblait se ranger à l’idée d’une sorte d’École de guerre pour une partie des magistrats qui, après un premier niveau de formation, pourraient entrer dans un système plus serré de formation et de reconnaissance de qualités et de capacité de faire. Est-ce la bonne solution ? Comment appréhendez-vous ce sujet ?

Mme Chantal Arens. LENM a été assez pionnière en développant des classes préparatoires peu onéreuses, pour permettre à des étudiants dorigine modeste de préparer dans de bonnes conditions le concours de la magistrature – ce qui permet louverture de cette dernière. Cest le cas à Paris, Bordeaux et Douai. Cela pourrait être étendu, pas dans le sens du rapport Thiriez qui prône des classes préparatoires communes pour tous les concours, mais spécifiquement pour celui de la magistrature.

Désormais, la moitié des magistrats sont issus dautres voies que le concours externe. Cest une ouverture. En 2019, près de 34 % des lauréats du concours externe pour les étudiants étaient boursiers. Ce sont des évolutions très fortes, qui n’existaient pas il y a encore quelques années.

Par ailleurs, je précise que le défaut d’attractivité des postes de chef de juridiction s’observe seulement depuis cinq ans. Il me semble que les causes sont multiples, et qu’il existe un fait générationnel. De jeunes magistrats très mobiles ne se projettent pas dans certaines fonctions. À l’exception des dix plus gros tribunaux de France, les chefs de juridiction n’ont ni secrétaire ni équipe. Cela signifie qu’ils travaillent toute la journée sur des dossiers et exercent leurs fonctions administratives le soir. C’est un véritable problème, qui peut entraîner une désaffection. Et je n’aborde même pas les questions matérielles, la suppression des logements de fonction ou l’absence d’harmonisation avec la carrière du conjoint. Il y a quelques années, le poste de chef de juridiction était très honorifique. Aujourd’hui, c’est moins le cas et les responsabilités sont très nombreuses – sans nécessairement la reconnaissance correspondante.

L’ENM a développé des formations pour la hiérarchie intermédiaire, mais je pense qu’il faut aller plus loin puisque ceux qui exercent ces responsabilités ont vocation à devenir chefs de juridiction. Là encore, cela renvoie à la taille des juridictions : quand il y a neuf magistrats au siège, avoir un chef de service pour le tribunal pour enfants et un autre pour l’application des peines implique d’être responsable de deux fonctionnaires. En l’occurrence, un certain nombre de juridictions sont dans cette situation.

Le rapport Thiriez propose, en effet, une sorte d’École de guerre. L’idée peut être intéressante, mais elle ne saurait lier le CSM : ce n’est pas parce que l’on aurait suivi cette école que l’on aurait les aptitudes humaines requises. Outre les compétences, des qualités humaines sont indispensables. Or les diplômes ne sont pas nécessairement un gage en la matière. Au sein de l’ENM, plusieurs magistrats candidatent pour suivre le CADEJ, cycle approfondi d’études judiciaires, puis pour être chef de juridiction. Développer ces formations est intéressant, au même titre que les échanges avec d’autres corps pour ne pas uniquement avoir une vision « magistrature ». Ainsi, à l’ENM, certaines formations sont ouvertes à d’autres corps. C’est très intéressant.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez évoqué le groupe de travail de la Cour de cassation relatif à la déontologie. Avez-vous déjà un premier regard sur leurs résultats et les enseignements que nous pourrions en tirer ? C’est le cœur de notre sujet. Le CSM suit-il la même démarche, au moins intellectuelle ?

Mme Chantal Arens. Une réflexion a été menée durant plusieurs mois au sein de la Cour de cassation, avec des magistrats représentant lensemble des chambres, et un rapport a été diffusé. De nombreuses idées ont été développées. Lobjectif est de se poser un certain nombre de questions face à un dossier – faut-il se déporter ou non, par exemple ? Cela peut assez loin : un directeur dadministration centrale, par exemple celui des affaires civiles et du Sceau, peut-il statuer dans tel dossier pour lequel il a écrit les règles applicables ?

M. Didier Paris, rapporteur. N’est-ce pas un questionnement naturel, en dehors de ce groupe de travail ?

Mme Chantal Arens. Si, et il faut même lavoir en tête tous les jours. Quand je suis entrée dans la magistrature, on navait pas de question en matière éthique et déontologique. Une prise de conscience très forte a vu le jour au moment de laffaire Outreau. Une réflexion densemble a alors été ouverte.

Le déport peut aller assez loin. En général, à la Cour de cassation, il y a soit des magistrats relativement jeunes, soit des magistrats à sept ou huit ans de la retraite – avec une carrière durant laquelle ils ont exercé beaucoup de fonctions : jusquoù doivent-ils se déporter ?

En outre, la Cour de cassation intervient dans des colloques, des formations et des enseignements. Le statut de la magistrature prévoit que ces derniers, publics ou privés, sont autorisés par le premier président, quil y ait une rémunération ou non. En revanche, les interventions dans les autres types de formations ont un caractère littéraire et scientifique qui ne requiert pas dautorisation du premier président. Le groupe de travail a abordé plusieurs questions dans le cadre de ces deux thématiques.

M. Didier Paris, rapporteur. Quid de la carrière du magistrat versus son degré d’indépendance ? Quand on a une longue carrière derrière soi, les raisons de se déporter sont plus nombreuses. Mais du point de vue de la Cour de justice de la République, c’est aussi parce qu’il y a des magistrats en fin de carrière à la Cour de cassation que le risque de rupture d’indépendance est moindre : ils n’ont plus rien à prouver et sont plus libres, donc moins sujets aux pressions.

Mme Chantal Arens. Lassemblée plénière de la Cour de cassation, qui est le juge de la Cour de justice de la République pour la commission dinstruction, sest récemment réunie concernant le dossier concernant M. Édouard Balladur. En loccurrence, plusieurs magistrats se sont déportés parce quils avaient été juges dinstruction et avaient eu à connaître les procédures. Chacun sest posé la question, qui est posée aussi par les avocats et les personnes poursuivies.

Par ailleurs, vous mavez demandé si le fait de revenir en juridiction après avoir été directeur dadministration centrale est un accélérateur de carrière. Jobserve que cela peut lêtre, mais pendant un temps assez limité. En effet, le renouvellement des majorités est fréquent en France, et une bonne partie de la carrière dun magistrat dépend aussi de lui, des choix quil a faits ou quil na pas faits. Jai vu des magistrats de la Cour de cassation qui avaient eu des postes lorsquils avaient quitté certaines fonctions, et qui nen avaient finalement rien fait.

M. le président Ugo Bernalicis. En décembre dernier, la formation disciplinaire du CSM a rendu une décision concernant trois magistrats de la chambre sociale de la Cour de cassation – que nous avons prévu d’auditionner à huis clos. La réflexion que vous évoquez faisait-elle suite aux éléments présentés à cette occasion, ou était-ce un hasard de calendrier ?

Mme Chantal Arens. Ma réflexion est beaucoup plus ancienne. Alors que jétais première présidente de la Cour dappel de Paris, qui compte douze chambres sociales et douze chambres économiques, jai constaté que plus lon a des dossiers à fort enjeu monétaire, plus des questions peuvent se poser. Javais donc engagé une réflexion à la Cour dappel de Paris sur lappartenance à des cercles ou des think tanks quand on préside une chambre, ou sur la poursuite de la carrière dans une autorité administrative indépendance après avoir présidé une chambre connaissant du contentieux. Quand jai pris mes fonctions à la Cour de cassation, jai proposé exactement la même réflexion. Ayant présidé les tribunaux de Nanterre et Paris et la Cour dappel de Paris, qui ont des dossiers présentant de forts intérêts économiques, je connais la nature de ces contentieux, qui impose de se poser des questions. En revanche, il ny a jamais eu de problème avec un magistrat traitant des contentieux du surendettement.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est une manière intéressante de présenter les choses. J’ai été particulièrement surpris du résultat de l’audience et de la décision rendue par la formation disciplinaire pour les trois magistrats en question. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous les auditionnerons. Dans d’autres administrations et institutions régaliennes, il aurait pu y avoir des sanctions pour des manquements similaires. Ce qui me conduit à m’interroger, c’est que ces audiences sont publiques. La presse était présente, d’ailleurs. C’est une bonne chose, mais cela renvoie de facto une image particulière aux citoyens : des manquements ont été constatés mais n’emportent pas de sanction. Cela vous surprend-il aussi ? L’objectif n’est pas de remettre en cause la décision, mais de la commenter.

Mme Chantal Arens. Je ne peux pas vous répondre sur le fond. Je préside la formation disciplinaire du CSM, qui peut être amenée à statuer dans dautres dossiers. Dans la mesure où les propos sont publics, tout ce que je dis peut servir dans une procédure judiciaire ou disciplinaire. Je ne mexprimerai donc pas non plus sur la Cour de justice.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est entendu.

Quelle est la nature des liens de la Cour de cassation avec l’exécutif, le cas échéant ?

Mme Chantal Arens. Le directeur des affaires civiles et celui des affaires criminelles ont dû vous en parler. Les chefs de cour et la Cour de cassation sont consultés sur des projets de texte, pour donner un avis technique et non pas politique. Nous avons une compétence extrêmement forte en matière juridique, au titre de laquelle les textes nous sont présentés – davantage les projets de décret que de loi, dailleurs – afin que nous y portions un regard technique. Les directions du ministère le font depuis un certain temps, comme elles le font auprès des organisations syndicales.

M. Didier Paris, rapporteur. Les ordonnances vous sont-elles présentées également ?

Mme Chantal Arens. Oui. Cela ne veut pas dire que nos avis sont suivis !

M. le président Ugo Bernalicis. C’est bien de le préciser ! Les dispositions qui ont été prises dernièrement sur la prorogation de l’état d’urgence sanitaire, qui ont aussi emporté des modifications de l’ordonnance pénale, ont fait l’objet de réunions préalables.

Mme Chantal Arens. Pas avec nous.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous a-t-on demandé votre avis ?

Mme Chantal Arens. Oui, sur les aspects techniques, pas sur le principe. La Cour de cassation a statué.

M. le président Ugo Bernalicis. Elle a statué par ailleurs.

Mme Chantal Arens. En effet.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est ce qui était troublant pour moi. Mais je comprends mieux qu’il existe une sorte de synchronicité entre le texte que nous avons voté à l’Assemblée nationale et l’arrêt qui a été rendu par la Cour de cassation en la matière.

Quelles garanties individuelles pourrions-nous apporter à l’indépendance des magistrats ? Il ressort de plusieurs auditions que l’indépendance et l’impartialité dépendent de la personnalité du magistrat lui-même et de sa capacité personnelle à être indépendant et impartial. Néanmoins, il est un peu compliqué pour le citoyen et parlementaire que je suis de se reposer uniquement sur la capacité d’un individu à être indépendant et impartial. C’est une garantie que j’aimerais avoir de façon plus objective. Comment aider le magistrat à pouvoir être individuellement indépendant et impartial, au-delà du statut qui semble être acquis ?

Mme Chantal Arens. Je lai indiqué tout à lheure : en France, tout magistrat devrait pouvoir saisir le CSM sil estime que son indépendance est mise en cause – tout comme le CSM devrait pouvoir se saisir doffice de toute question.

M. le président Ugo Bernalicis. Le feriez-vous, en létat des connaissances dont vous disposez ?

Mme Chantal Arens. Si nous sommes saisis, nous statuons.

M. le président Ugo Bernalicis. Est-ce que vous vous autosaisiriez ?

Mme Chantal Arens. Nous lavons fait pour un juge de Monaco. Nous pouvons rendre des avis et nous autosaisir si nous constatons un problème majeur. Cela a été fait sous le précédent mandat. Mais de mon point de vue, cest quand même mieux quand lÉtat le reconnaît.

M. le président Ugo Bernalicis. Je partage ce sentiment. Merci pour vos réponses et votre disponibilité, ainsi que pour les éléments que vous fournirez au rapporteur.

 

 

 


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Audition du mercredi 17 juin 2020

À 14 heures 30 : Mme Elisabeth Pelsez, déléguée interministérielle à laide aux victimes, accompagnée de MM. Benoît Legrand, chef du pôle Amélioration des dispositifs daide aux victimes, et Abdel-Akim Mahi, chef du pôle Coordination de la politique daide aux victimes

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, nous accueillons cet après-midi Mme Élisabeth Pelsez, déléguée interministérielle à l’aide aux victimes (DIAV), qui est accompagnée de MM. Benoît Legrand, chef du pôle Amélioration des dispositifs d’aide aux victimes, et Abdel-Akim Mahi, chef du pôle Coordination de la politique d’aide aux victimes.

Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale et sera consultable en vidéo. Elle fera également l’objet d’un compte rendu écrit qui sera publié.

Madame, messieurs, je vous propose de vous laisser la parole pour une présentation liminaire, qui précèdera notre échange sous forme de questions et de réponses.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent serment)

Mme Élisabeth Pelsez, déléguée interministérielle à laide aux victimes (DIAV). Magistrate depuis 33 ans, j’exerce la fonction de déléguée interministérielle à l’aide aux victimes depuis trois ans.

Les décrets du 24 mai 2017 et du 7 août 2017 ont donné pour mission à la DIAV, tout d’abord de coordonner l’action des différents ministères – intérieur, des solidarités et de la santé et de la justice –, en matière de suivi, d’accompagnement et d’indemnisation des victimes d’actes de terrorisme, d’accidents collectifs, de catastrophes naturelles, de sinistres sériels et d’autres infractions pénales. Elle doit également accompagner les victimes dans leurs relations avec les associations de victimes et d’aide aux victimes – je pense en particulier au réseau France Victimes.

Chaque ministère dispose d’un référent Victimes qui nous aide à actionner les différentes directions pour résoudre des problèmes individuels rencontrés par les victimes, ou faire avancer des textes pour lesquels une concertation interministérielle est nécessaire. La DIAV est rattachée à la garde des Sceaux et a pour caractéristique de recevoir les victimes. J’ai en effet considéré, dès ma prise de fonction, qu’entendre les victimes nous permettrait de ne pas être hors-sol, et de bénéficier de leurs récits de manière plus dense.

Notre feuille de route a été définie par un plan interministériel adopté en novembre 2017. Outre les actions que nous avons menées dans la droite ligne de celle-ci, des retours d’expérience nous ont poussés à agir au-delà du périmètre déterminé. Trop nombreux pour tous vous les citer, je ne mentionnerai que les axes principaux :

- Amélioration de la prise en charge psychologique et psychiatrique des victimes, notamment avec la création du Centre national de ressources et de résilience (CN2R) – dix centres régionaux sont susceptibles aujourd’hui de prendre en charge les victimes ;

- Recrutement pour les victimes d’accidents collectifs de six personnes mobilisables à tout moment. Après le crash d’Ethiopian Airlines, deux coordonnateurs ont ainsi été mobilisés en 24 heures ;

- Création du juge de l’indemnisation des victimes d’actes de terrorisme (JIVAT) ;

- Développement, sur l’ensemble du territoire, de 105 comités locaux d’aide aux victimes (CLAV), présidés par les préfets de département et les procureurs de la République du tribunal judiciaire du chef-lieu du département ;

- Mise au point d’un système d’information interministériel sur les victimes d’attentats et de catastrophes (SIVAC) chargé de recenser les victimes – bientôt finalisé ;

- Attribution rétroactive de la Médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme, créée à la suite des attentats de 2015. Nous considérons en effet que l’un des premiers attentats commis sur le sol français à dimension internationale est celui du drugstore Publicis à Paris, perpétré par Carlos, en 1974 ;

- Instauration pour la première fois cette année du 11 mars comme journée nationale d’hommage aux victimes du terrorisme ;

- Remise, le 10 mars dernier, au Président de la République, du rapport de la mission de préfiguration d’un musée-mémorial des sociétés face au terrorisme, présidée par l’historien Henry Rousso.

Nous travaillons, par ailleurs, aux solutions à apporter à des questions qui sont apparues comme posant problème. Je citerai deux exemples. D’abord, l’annonce des décès, qui est une vraie difficulté pour les familles, les forces de l’ordre et les magistrats ; 18 propositions ont été présentées en la matière. Ensuite, le sentiment d’injustice qu’éprouvent des victimes françaises de ne pas pouvoir se rendre aux procès des auteurs des infractions commises à leur encontre dans un pays tiers. Un texte interministériel a été élaboré visant à apporter une aide financière aux victimes désirant se rendre à l’étranger. Reste à trouver un vecteur législatif qui nous permettra de le faire adopter

M. le président Ugo Bernalicis. Le projet de loi de finances (PLF) ne peut-il être ce vecteur ?

M. Abdel-Akim Mahi, chef du pôle Coordination de la politique daide aux victimes. Non, ce serait un « cavalier », car il faut créer aussi une compétence nouvelle pour les juridictions concernées.

Mme Élisabeth Pelsez. Le Centre d’expertise de l’Union européenne pour les victimes de terrorisme, situé à Bruxelles, a débuté ses activités récemment. Il a pour mission d’assurer la transposition effective et l’application des directives européennes dans la législation nationale et d’aider les États à établir un protocole d’intervention en cas d’attentat ou de tuerie de masse – je pense notamment aux victimes transfrontalières ou françaises dans un pays étranger.

Outre ces échanges d’expertises et de bonnes pratiques, l’idée est, à terme, de nommer un coordonnateur européen en matière d’aide aux victimes, comme il en existe un en matière de lutte contre le terrorisme.

M. le président Ugo Bernalicis. Lorsque nous avons reçu les associations d’aide aux victimes, le débat s’est tout de suite porté sur la question de l’expertise. Quelle est votre opinion dans ce domaine ?

Par ailleurs, vous nous dites recevoir en personne les victimes. Que retenez-vous de ces entretiens ? Suspectent-elles la justice, par exemple, d’être dans l’inaction pour telle ou telle raison ?

Mme Élisabeth Pelsez. Il est vrai qu’un certain nombre de questions reviennent régulièrement, lors de ces entretiens. Nous avons noté non pas une remise en cause de l’indépendance de la justice, mais une incompréhension sur son fonctionnement. Il est absolument essentiel d’expliquer le déroulement d’une procédure judiciaire.

Nous avons par exemple constaté que lorsque les juges d’instruction réunissent les parties civiles d’un attentat de masse – comme ceux de 2015 –, ces rencontres portent leurs fruits : les victimes comprennent bien ce qui leur est expliqué ainsi que la nécessité de ne rien divulguer. L’une d’entre elles m’a confié n’avoir jamais imaginé que les investigations étaient aussi poussées. Les parties avaient compris, non seulement le fonctionnement de la justice, mais également les raisons de la supposée lenteur de l’institution, due aux mandats d’arrêt, aux commissions rogatoires, etc. Certaines ont totalement changé d’opinion à son égard.

C’est la raison pour laquelle, lors de mon audition dans le cadre de la mission d’information relative au secret de l’enquête et de l’instruction, j’avais suggéré à M. Paris d’organiser à des moments clés de telles rencontres pendant l’enquête préliminaire afin de fournir des informations aux victimes, qui en manquent cruellement.

À la délégation, nous recueillons les critiques, nous expliquons et nous agissons. Voici un exemple. Procéduralement, après une tuerie de masse, le juge d’instruction a l’obligation de notifier les rapports d’autopsie et les examens externes du corps à toutes les parties. Aujourd’hui, ces rapports sont envoyés par voie dématérialisée. Or des victimes et des familles de victimes nous ont saisis pour nous indiquer que recevoir les rapports d’autopsie et d’examen d’autres victimes était très difficile pour elles – c’est aussi très attentatoire à la liberté des personnes. De sorte que nous avons fait modifier cette obligation dans la loi du 23 mars 2019.

Concernant les expertises, les parties civiles soulignent la pénurie d’experts. Dans la continuité de la création du JIVAT, nous avons rédigé un décret, qui sera publié en septembre, précisant que les experts désignés lors d’un attentat terroriste pourront être, non seulement les experts du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et autres infractions (FGTI), mais également les experts inscrits sur les listes des cours d’appel – soit 922 experts. Par ailleurs, une formation relative à la réparation du préjudice corporel leur sera désormais délivrée. Il restera toujours cependant des victimes qui émettront des doutes sur l’impartialité du choix de tel ou tel expert.

M. Ugo Bernalicis. Je comprends bien la nécessité d’informer les victimes sur la procédure et l’instruction. Mais qu’en est-il des demandes qu’elles peuvent formuler et les réponses qu’elles reçoivent ? Sont-elles parfois étonnées que tel ou tel angle du dossier ne soit pas exploité ?

Mme Élisabeth Pelsez. Je suis régulièrement surprise par le manque de connaissance des procédures par les victimes. Elles ne savent pas, par exemple, qu’elles ont le droit de formuler une demande d’acte ou un recours. Bien entendu, nous les informons, ainsi que leur avocat, quand elles en ont un, tout comme les associations d’aide aux victimes. Mais la délégation ne peut évidemment pas interférer dans la procédure.

M. le président Ugo Bernalicis. La DIAV est une institution nationale. Comment une victime en arrive-t-elle à vous interroger sur ses droits ? Il y a un « trou dans la raquette » ! On trouve pourtant dans un procès-verbal d’audition toute une série d’informations susceptibles d’aider les victimes : les noms des associations d’aide aux victimes, le droit d’être assisté par un avocat, etc.

Mme Élisabeth Pelsez. Les victimes qui font appel à nous ont préalablement frappé à de nombreuses portes : elles ont écrit au Président de la République, au Premier ministre, au garde des Sceaux, etc. Elles peuvent aussi nous être envoyées directement par les associations de victimes pour nous exposer un certain nombre de difficultés.

Ce qu’elles cherchent, en venant à la DIAV, c’est sa compétence interministérielle qui permet de résoudre des problèmes concrets. Par exemple, nous pouvons faire appel, directement, à un responsable du ministère des solidarités et de la santé ou saisir le préfet pour qu’il puisse intervenir pour un logement prioritaire. C’est pour cela que j’ai souhaité recevoir les victimes : non seulement pour comprendre leurs problématiques, mais également pour les aider sur des questions très pratiques.

Vous n’êtes pas le seul, monsieur le président, a parlé de « trou dans la raquette » et vous avez raison. Mais quoi que nous fassions, il y aura toujours des victimes qui resteront sur leur faim et qui n’auront pas tout compris.

Nous avons mis en ligne un guide à l’adresse des victimes d’attentat, dans lequel sont répertoriées toutes les informations nécessaires – elles peuvent même commencer à effectuer des démarches en ligne. Et nous sommes en train d’en élaborer un second, pour les autres victimes. Toutes les informations sont validées par les associations de victimes et d’aide aux victimes, et les différents ministères. Pour élargir le faisceau, nous avons créé un groupe relatif aux actes collectifs, et un autre relatif aux abus, aux atteintes physiques et aux atteintes matérielles.

Or je suis persuadée que ce ne sera pas suffisant et que certaines victimes auront toujours des questions à poser ; c’est humain. D’abord, parce qu’une personne traumatisée n’est pas nécessairement capable d’enregistrer l’information donnée. Ensuite, parce que certaines victimes n’ont qu’un seul besoin : être écoutées. Enfin, d’autres victimes encore mettent beaucoup de temps à entreprendre une démarche pour demander réparation. Nous faisons beaucoup, en comparaison avec d’autres pays européens. Et l’on peut faire plus encore. Il ne faut pas s’arrêter en chemin.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous n’avez donc pas identifié de problématique en lien avec l’indépendance de la justice ?

Mme Élisabeth Pelsez. Non. Il nous est juste arrivé d’expliquer aux procureurs de la République l’utilité de recevoir les victimes pour leur livrer plus d’informations sur la procédure.

M. Didier Paris, rapporteur. Madame, comme le président, je mesure la difficulté de votre tâche. Il ne doit pas être facile de se trouver face à des victimes.

Notre commission a pour vocation de relever les problématiques qui peuvent exister au regard de l’indépendance de la justice.

J’ai le souvenir des discussions que nous avions eues lorsque j’étais rapporteur de la mission d’information sur le secret de l’enquête et de l’instruction, qui m’avait amené à changer de position, notamment sur le rôle des experts. Disposons-nous de suffisamment d’experts ? Faut-il ouvrir le champ de l’expertise ?

Concernant le JIVAT, la centralisation n’a pas été évidente pour tout le monde. Par exemple, certains considéraient que, l’attentat ayant été commis à Nice, le procès devait s’y tenir. Oubliant un peu rapidement que toutes les victimes n’étaient pas niçoises. Quelle est votre position sur cette évolution, en termes de qualité du rapport à la justice pour les victimes ? Mais aussi de qualité du service rendu et donc de l’indépendance de la justice ?

Mme Élisabeth Pelsez. Je pose un regard positif sur la création du JIVAT, notamment sur la décorrélation entre l’enquête pénale et l’expertise. Il est aujourd’hui bien entré dans le paysage judiciaire, même si peu de décisions ont été prises – moins de 70.

M. Didier Paris, rapporteur. Pour les associations de victimes, l’accès à la justice est primordial. C’est un gage d’indépendance.

Mme Élisabeth Pelsez. L’une des critiques régulièrement formulées, à propos du JIVAT, concerne l’éloignement de la juridiction par rapport aux domiciles des victimes. Cependant, le fait que nous les orientions vers des experts qui seront choisis sur toutes les listes des cours d’appel répond à cette difficulté. De même, la formation que ces experts recevront sera un gage de professionnalisation et d’indépendance.

M. Abdel-Akim Mahi. La loi du 23 mars 2019 a permis de consolider le contentieux, les droits des uns et des autres, et surtout de donner un peu plus de lisibilité aux victimes. De fait, les parties ne font que très peu appel de la décision du JIVAT ; seul le FGTI fait parfois appel.

Par ailleurs, les contentieux sont traités correctement par le JIVAT, avec une sorte d’uniformisation – dans le bon sens du terme – et un certain nombre de droits reconnus. La démarche est très positive. Nous avons même noté que ceux qui décriaient le JIVAT l’année dernière se revendiquent aujourd’hui comme porteurs de l’idée.

S’agissant de l’expertise, le Parlement a mené une réflexion sur son indépendance. Or l’intervention d’experts judiciaires évite toute remise en cause et suspicion.

Par ailleurs, le double recours devant cette juridiction est une nécessité. Avoir prévu un recours portant sur l’éligibilité à la qualité de victime a permis de mettre un terme aux procédures qui tardaient, puisque les victimes devaient attendre le jugement au fond avant de faire une demande d’indemnisation.

Concernant l’accès à la justice, la loi rappelle que l’aide juridictionnelle est de droit devant le JIVAT. Ainsi, les victimes n’ont à payer de frais ni d’avocat ni d’expertise.

Enfin, s’agissant de l’expertise, le décret, qui sera publié en septembre prochain, vise à assurer un meilleur contradictoire. L’expert devra envoyer à la victime un pré-rapport, avec possibilité de le contester ou d’apporter des modifications. De sorte que lorsque le rapport définitif lui sera envoyé, le débat sur le contenu aura été purgé en amont.

M. Didier Paris, le rapporteur. La coordination avec l’Union européenne est une avancée très positive. Cependant, pour un certain nombre d’associations de victimes, elle n’est pas suffisante lorsque les attentats ou les crashs aériens se déroulent dans un pays qui n’a pas le même respect des règles d’indépendance et de qualité de la justice qu’en France. Avez-vous été confrontée à une question d’indépendance de la justice d’un autre pays ?

Mme Élisabeth Pelsez. Effectivement, nous avons connaissance d’un grand nombre d’exemples de drames qui se sont produits à l’étranger et pour lesquels le magistrat français est soumis au bon vouloir du pays qui ne lui donnera pas forcément satisfaction.

En outre, le temps de l’instruction est particulièrement long et les victimes ne comprennent pas pourquoi les commissions rogatoires ne sont pas satisfaites.

M. Didier Paris, le rapporteur. Le champ de la DIAV est large, vous avez également affaire à des drames du quotidien, comme les accidents de circulation. Avez-vous été amenée à constater des problèmes d’indépendance, soit dans le traitement judiciaire, soit du fait de pressions excessives, de problématiques dans les relations avec les assurances ?

Mme Élisabeth Pelsez. Je n’ai constaté aucune défiance à l’égard de la justice. En revanche, je peux vous dire que, dans les affaires longues, les victimes supportent très mal le changement fréquent de magistrat. Une association de victimes nous a ainsi saisis de questions liées à des affaires classées. Lorsqu’un magistrat reprend un dossier, les familles ont le sentiment qu’il y a de la déperdition d’informations et vivent douloureusement le temps perdu dans l’investigation. Les critiques portent sur le fonctionnement de la justice, pas sur son indépendance.

Les familles de victimes de la circulation souffrent beaucoup, quant à elles, de se retrouver à l’audience au milieu d’affaires moins importantes et de devoir attendre pendant des heures. Ce sont des éléments que nous expliquons aux magistrats dans le cadre de nos formations. Il serait bon, par exemple, de consacrer un temps spécifique aux victimes qui ont perdu un proche. On pourrait les entendre dès le début de l’audience. Cela changerait la perception de la justice. Tous les dysfonctionnements qui sont pointés n’ont rien à avoir avec son indépendance. Chacun doit se remettre en cause. Cela permettra de restaurer le lien avec la justice. Conscients de tout cela, de nombreux magistrats créent des dispositifs spécifiques. Tous les bureaux d’aide aux victimes dans les juridictions sont également très actifs. C’est une avancée très positive.

M. Abdel-Akim Mahi. Il est difficile de parvenir à un équilibre entre le temps judiciaire et le temps d’attente de la victime, qui est perçu comme trop long. En outre, quand le temps de l’enquête est long, les victimes considèrent souvent qu’elle est à décharge pour l’auteur.

M. Didier Paris, le rapporteur. Pensez-vous que certaines associations de victimes et d’aide aux victimes rencontrent des problèmes financiers ? Et si oui, ceux-ci les empêchent-ils de remplir leur rôle ?

Mme Élisabeth Pelsez. Le budget alloué aux associations, par le ministère de la justice, est de quelque 29 millions d’euros, en augmentation de 174 % en dix ans. Sachant que d’autres financeurs les soutiennent.

Par ailleurs, et c’est un progrès notable, le ministère est désormais en mesure de débloquer des fonds en urgence au bénéfice des associations qui sont, sans cesse, confrontées à des situations inédites. Ce fut le cas à Trèbes, à Millas, notamment.

Nous avons en outre travaillé avec le service de l’aide aux victimes du ministère de la justice, sur un agrément en faveur des associations d’aide aux victimes, avec l’idée, à terme, qu’elles puissent procéder à des conventions pluriannuelles d’objectifs et, ainsi, définir un budget pour trois ans. Cette solution leur permettrait d’être moins dépendantes d’une politique pénale.

M. le président Ugo Bernalicis. Des victimes sont-elles déjà venues vous trouver pour réclamer l’ouverture d’une enquête ?

Mme Élisabeth Pelsez. Nous n’en avons pas reçu personnellement, mais cela aurait pu être le cas après l’ouragan Irma.

M. le président Ugo Bernalicis. Avez-vous reçu des personnes, dont l’affaire faisait l’objet d’une enquête préliminaire et qui souhaitaient qu’elle passe en information judiciaire ?

M. Abdel-Akim Mahi. Si le procureur classe l’affaire, un appel peut être interjeté devant le Parquet, et si ce dernier maintient le classement, la possibilité de se constituer partie civile est ouverte ; ainsi les droits sont garantis.

M. Ugo Bernalicis. Oui, je sais bien. Je vous demande si des personnes vous ont sollicités pour intervenir, alors même que l’affaire n’avait pas été classée, mais simplement parce qu’elle était encore au stade préliminaire et qu’elles souhaitaient, notamment pour avoir accès au dossier et qu’un juge d’instruction soit nommé, qu’elle se transforme en information judiciaire.

Mme Élisabeth Pelsez. Non, ce n’est jamais arrivé.

M. le président Ugo Bernalicis. La DIAV ne serait-elle pas plus efficace, si elle était rattachée au Premier ministre ?

Mme Élisabeth Pelsez. Cette question m’a été posée à de très nombreuses reprises, notamment parce que le secrétariat général à l’aide aux victimes était placé sous l’autorité du Premier ministre. Je n’avais pas perçu, lorsque j’ai été nommée à ce poste, à quel point il était important que je sois une magistrate, habituée au vocabulaire judiciaire. Les victimes que nous recevons étant dans le cadre d’une procédure judiciaire, comprendre cette dimension est pour moi essentiel. Être rattachée au ministère de la justice est plutôt une force.

M. le président Ugo Bernalicis. Je comprends que vos fonctions de magistrate soient un plus. Mais vous auriez pu aussi être rattachée au Premier ministre. Je sais, de par mon statut d’attaché d’administration interministériel de l’État, que le positionnement dans l’organigramme est important pour être efficace.

Mme Élisabeth Pelsez. Le champ de compétence de ma fonction est le même que celui de la ministre de la justice, s’agissant de l’aide aux victimes ; il y a donc une logique à ce rattachement.

M. le président Ugo Bernalicis. S’agissant de l’aide aux victimes, pensez-vous qu’il existe des marges de progression ? Pour l’aide juridictionnelle, les avocats sont souvent payés tardivement, ce qui peut les dissuader d’accepter les dossiers.

Mme Élisabeth Pelsez. Cette question n’est jamais venue jusqu’à nous. En revanche, nous nous sommes mobilisés pour que l’aide juridictionnelle soit de droit pour les victimes qui saisissent le JIVAT au civil. L’aide juridictionnelle est traitée par un bureau spécifique du ministère de la justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Si je résume bien, les problématiques qui peuvent exister ont davantage trait à la communication au sein de la justice avec les justiciables et les moyens qu’ils y investissent – du temps, de l’argent…

Mme Élisabeth Pelsez. Si nous ne voulons pas qu’il y ait d’amalgames entre la complexité d’un système juridique et l’indépendance des magistrats, nous devons continuer à inciter ceux-ci à réunir les victimes pour leur expliquer la procédure. Nombreuses sont les victimes qui m’ont confié préférer qu’un magistrat leur dise pourquoi il n’avance pas sur une question, plutôt que d’être dans l’incertitude.

M. le président Ugo Bernalicis. La justice restaurative monte en puissance, en France. S’agit-il, selon vous, d’un axe de travail fort pour les années à venir ?

Mme Élisabeth Pelsez. Lors de ma prise de fonctions, je n’étais pas persuadée que la justice restaurative était une voie d’avenir. Or après avoir lu de nombreuses publications et rencontré ses acteurs, mon opinion a évolué ; c’est un domaine très intéressant. Certes, ce ne sera pas la panacée, mais elle aidera certaines victimes.

Par ailleurs, je suis certaine que cela peut intéresser d’autres ministères, par exemple celui de la santé. Alors que des soignants se font agresser tous les jours dans les hôpitaux, ne serait-il pas préférable, au lieu de porter plainte systématiquement, d’instaurer une justice restaurative ? Les ministères de l’intérieur et des affaires étrangères sont également partants, s’agissant de lieux recevant du public, des consulats…

D’autres acteurs du monde judiciaire considèrent qu’il doit être exclu d’y avoir recours en matière de terrorisme, par exemple. Or, la fille d’Aldo Moro a accepté de rentrer dans un processus de justice restaurative et de rencontrer les agresseurs de son père. De même, le thème « la justice restaurative et le terrorisme basque » fait l’objet de nombreuses études ; une pièce a même été jouée au ministère de la justice. Je sais aussi que certains magistrats en ont fait un projet de juridiction. Il reste que cette pratique, complémentaire au traitement pénal de l’infraction, démarre lentement en France et n’est pas toujours facile à appréhender. Il faut bien en percevoir les limites, la complexité, la lourdeur puisqu’elle fait interagir trois acteurs, les auteurs, les victimes et la société civile. Mais il ne faut pas renoncer à la développer.

M. le président Ugo Bernalicis. Madame, messieurs, je vous remercie.

 

 

 


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Audition du mercredi 17 juin 2020

À 15 heures 30 : M. Michel Bouvier, Professeur des universités, président de lassociation pour la Fondation internationale de finances publiques

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux en accueillant M. Michel Bouvier, professeur des universités, président de l’association pour la Fondation internationale de finances publiques, qui a notamment dirigé la rédaction du rapport intitulé Quelle indépendance financière pour lautorité judiciaire ? paru en juillet 2017.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Michel Bouvier prête serment.)

M. Michel Bouvier, professeur des universités, président de lassociation pour la Fondation internationale de finances publiques. Je suis très honoré d’être ici, et je suis ravi que vous vous intéressiez à l’aspect financier de l’indépendance de l’autorité judiciaire, car cet intérêt n’est pas toujours très développé en ce qui concerne les finances publiques en général et les finances appliquées à certains services publics ou à certaines institutions.

Je vais vous présenter le sujet tel que je le conçois.

Que ce soit pour un individu ou une institution, il n’existe pas d’indépendance réelle sans moyens matériels suffisants. C’est une vérité première. Or si de très nombreux écrits juridiques ou politiques concernent l’indépendance de la justice et ses implications au regard de la séparation des pouvoirs, ou plus encore l’existence même d’un pouvoir judiciaire, sa mise en relation avec les finances publiques n’est généralement abordée que sous l’angle quantitatif. Autrement dit, elle n’est abordée qu’à travers des constats mettant en évidence le manque de moyens ou la nécessité d’augmenter les moyens de la justice.

Il s’agit là d’un premier obstacle, de méthode, qui doit être surmonté. Il consiste à limiter la question de l’indépendance financière, voire de l’autonomie financière, à un manque de moyens. Certes, il s’agit d’une question importante et même cruciale, mais se borner à cet aspect ne peut à mon sens que maintenir l’autorité judiciaire dans une relation de dépendance. Ce n’est pas la voie la plus sûre pour que cette autonomie ou cette indépendance financière soit solide, donc pour que l’autorité judiciaire soit au moins relativement indépendante de ce point de vue.

Cette manière d’aborder le sujet de l’indépendance de la justice ne participe pas, par ailleurs, de la logique qui est ou qui devrait être celle du mode de gouvernance des systèmes financiers publics. Je pense à la logique portée par la réforme budgétaire issue de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF). Cette réforme a pour élément stratégique la responsabilisation des acteurs concernés – aussi bien les acteurs politiques, que les acteurs chargés de la gestion des fonds publics.

Cela renvoie à un enjeu majeur, celui du niveau d’autonomie financière des institutions. Nous nous trouvons face à un autre obstacle, car le concept d’autonomie financière est brouillé. De nombreux concepts des finances publiques se sont d’ailleurs trouvés brouillés depuis une trentaine voire une quarantaine d’années.

Ce concept manque de précision et comporte une pluralité de sens. Il engendre donc des quiproquos. L’on ne peut pas parler d’autonomie financière sans d’abord s’entendre sur le sens à lui donner. Il s’agit d’une question de méthode, qui doit être posée. Il est primordial pour effectuer un diagnostic, puis pour faire des propositions solides, pertinentes, de pouvoir utiliser des clés de lecture – autrement dit une définition claire, partagée, un sens commun du concept d’autonomie financière de l’autorité judiciaire.

Définir le concept d’autonomie financière en général, et celui de l’autonomie financière de l’autorité judiciaire en particulier, conduit à distinguer deux aspects de cette autonomie, plus ou moins intégrés.

La première composante est l’autonomie de décision financière à l’égard de l’allocation des crédits, ce qui suppose la possibilité pour l’institution de détenir en tout ou en partie la capacité de définir et de décider de son budget. Cela n’implique pas forcément une indépendance totale, qui supposerait des ressources propres – tirées par exemple d’une fiscalité propre, ou de produits d’un domaine public ou privé, ou d’une tarification des services.

L’autorité judiciaire est très dépendante des choix effectués par le pouvoir exécutif, dans le cadre des projets de lois de finances, notamment des arbitrages interministériels. Dans une moindre mesure, elle est aussi tributaire des amendements parlementaires. De plus, les discussions budgétaires portent sur la mission Justice dans son ensemble et ne sont pas focalisées sur les programmes concernant spécialement l’autorité judiciaire.

La deuxième composante de l’autonomie financière, la deuxième partie de cette clé de lecture, est l’autonomie de gestion. Il y a là beaucoup de confusion. On entend souvent assimiler l’autonomie financière à l’autonomie de gestion. On parle aussi d’autonomie budgétaire. L’autonomie de gestion des crédits consiste à transférer à l’institution la gestion de son budget. Elle nécessite, pour être effective, non seulement une législation qui responsabilise les gestionnaires mais également l’utilisation par eux d’outils de gestion, donc leur formation à cette utilisation. La formation aux instruments de gestion financière est très faible au sein de la justice.

L’autonomie de gestion est une condition essentielle à la légitimation d’une autonomie de décision. On ne peut pas vous conférer un pouvoir de décision si l’on considère que vous n’êtes pas capable de gérer les crédits qu’on vous confie. Par conséquent, sans autonomie de gestion financière solide de la part des gestionnaires de l’institution, je ne crois pas qu’on puisse légitimement réclamer une autonomie de décision. Ce n’est pas crédible.

L’autonomie de gestion constitue l’ossature de l’action budgétaire de l’institution judiciaire. Elle est le socle sur lequel doit reposer l’autonomie de décision. Elle en est un préalable.

Cette clé de lecture – autonomie financière égale autonomie de décision plus autonomie de gestion – qui distingue autonomies de gestion et de décision, conduit à évaluer le degré respectif de chacune de ces autonomies, duquel découlera ensuite l’importance de l’autonomie financière entendue globalement.

L’autonomie de gestion n’est pas concevable sans une responsabilisation des gestionnaires publics. Pour cela des crédits globaux et des crédits fongibles doivent être mis à disposition des gestionnaires. Dans ce cadre, les crédits fléchés disparaissent à chaque niveau de responsabilité. À chaque niveau de responsabilité est confié un budget comportant des objectifs à atteindre – ce sont ce que l’on appelle des budgets opérationnels de programme (BOP) déclinés en unités opérationnelles (UO). Les moyens accordés sont utilisables librement. Les crédits sont fongibles – sauf pour les crédits de personnel, qui sont soumis à une fongibilité asymétrique.

Il est demandé à ceux qui disposent de ces crédits d’en faire un usage certes régulier mais également efficace. Le gestionnaire d’un BOP ou d’une UO est un petit chef d’entreprise à son niveau, qui a des objectifs à atteindre. La logique en place dans le cadre de la nouvelle gestion publique est une logique d’entreprise. Tous ces mécanismes procèdent du monde de l’entreprise.

Cependant, la traduction concrète de cette responsabilisation n’est pas au rendez-vous. Elle se trouve très limitée, et l’on observe un retour en force des crédits fléchés. Nous avons organisé des colloques sur ce sujet. Par ailleurs, la déresponsabilisation ne fait qu’empirer lorsque les crédits sont gelés, par exemple dans le cadre de la réserve de précaution, ou annulés en cours d’année du fait des régulations budgétaires.

À ce déficit de responsabilisation s’ajoute l’incertitude quant à la disponibilité des crédits. Une telle situation va à l’encontre de la mise en place d’une autonomie de gestion et même, simplement, d’une bonne gestion. On ne gère pas correctement dans l’incertitude. Gérer suppose, par exemple, d’être en mesure de développer une stratégie, autrement dit de programmer des actions pour réaliser des projets, ce qui n’est pas possible lorsque prédomine cette incertitude.

Au regard de la question de l’autonomie financière de la justice judiciaire, il s’agit là d’un obstacle majeur. J’ai pu le constater lors de l’élaboration du rapport du groupe de travail que j’ai eu l’honneur de présider. Une telle situation constitue un obstacle majeur au développement d’une gestion efficace, qui permettrait de conférer une réelle légitimité aux juridictions pour être associées aux processus de décision concernant ses crédits – donc pour prétendre évoluer vers une autonomie financière par le biais d’une autonomie de décision.

C’est pourquoi la sécurisation des crédits est un point important. La sécurisation des crédits alloués à la justice judiciaire est primordiale. Elle constitue même une condition préalable de l’autonomie de décision financière comme de l’autonomie de gestion.

Afin d’aller dans ce sens, des mesures favorisant une responsabilité managériale devraient être mises en œuvre. Tout d’abord, même si l’on en connaît la portée relative, il conviendrait de sécuriser les crédits par une loi de programmation qui serait entièrement et exclusivement consacrée aux finances de l’autorité judiciaire – et qui intégrerait une dispense de régulation budgétaire sur la durée d’une législature.

Par ailleurs, une plus grande clarté de l’architecture du budget de la justice est nécessaire. La mission Justice comprend six programmes : justice judiciaire, administration pénitentiaire, accès au droit et à la justice, protection judiciaire de la jeunesse, conduite et pilotage de la politique de la justice et Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Or je ne crois pas qu’il est forcément logique d’associer ces programmes dans un seul ensemble. Ils ne sont pas de même nature. Ce ne sont pas les mêmes fonctions.

Nous pouvons par exemple nous demander s’il est vraiment justifié d’y inclure les crédits de l’administration pénitentiaire. Il serait peut-être plus pertinent de séparer cette mission en deux missions indépendantes qui resteraient rattachées au ministère de la justice. Il n’est pas question de détacher l’administration pénitentiaire du ministère de la justice. Ce sujet est très discuté, et a été très discuté dans le cadre du groupe de travail. Depuis 1911, l’administration pénitentiaire participe de la justice. Il n’est pas question de remettre cela en cause pour l’instant, car je ne crois pas que ce soit la bonne méthode pour faire passer des réformes.

Une première mission qui serait qualifiée de justice judiciaire pourrait comprendre les trois programmes concernant directement le fonctionnement des juridictions judiciaires : le programme 166 « justice judiciaire », le programme 335 portant sur le CSM et le programme 101 sur l’accès au droit et à la justice – tout au moins une partie de ce programme, une autre partie pouvant passer dans l’autre mission, consacrée l’administration de la justice.

Outre une meilleure répartition des crédits, l’autorité judiciaire deviendrait ainsi visible. Elle ne l’est pas car elle est mélangée à d’autres fonctions, et se perd dans la masse de la mission Justice. Elle est un programme parmi d’autres.

Une seconde mission qualifiée d’administration de la justice regrouperait les programmes touchant aux politiques publiques périphériques et à l’activité des juridictions : le programme 107 « administration pénitentiaire », le programme 182 « protection judiciaire de la jeunesse » et le programme 310 « conduite et pilotage de la politique de la justice ». Nous pourrions aménager ces programmes, mais je ne vais pas entrer dans les détails.

Parmi les autres mesures, nous pouvons citer la limitation des crédits fléchés, la création d’un budget opérationnel de programme par cour d’appel, et la mise en œuvre ou le renforcement des instruments de gestion – comme le contrôle de gestion ou la mise en place d’une comptabilité d’exercice, et non plus seulement d’une comptabilité budgétaire qui ne considère que les flux, et d’une comptabilité analytique pour mieux connaître les coûts de chaque politique.

Une formation à la gestion est nécessaire pour mettre en œuvre ces outils de gestion. Mettre en place des instruments de gestion sans une telle formation serait stupide. L’acquisition d’un savoir financier permettrait par ailleurs de faciliter le dialogue entre les représentants de l’autorité judiciaire et les budgétaires. Une méfiance s’observe en effet entre eux, liée à mon sens à une différence de langage. Ils ne se comprennent pas, car ils ne parlent pas le même langage et ne mettent pas le même sens sous les concepts qu’ils emploient. Cela ne facilite pas les rapports entre ces deux catégories d’acteurs.

À partir du moment où une autonomie de gestion est effective, elle peut logiquement se prolonger vers une certaine autonomie de décision. Pour ce faire, il est indispensable d’identifier les dispositifs permettant d’aller vers une participation de l’institution judiciaire aux prises de décision budgétaires nationales qui la concernent. Il serait utile d’instaurer ce que nous avons appelé dans le cadre du groupe de travail un « dialogue de décision ». Il existe un dialogue de gestion, qui concerne l’exécution. L’idée serait d’instaurer un dialogue de décision entre le ministère de la justice et les conférences de chefs de cour et de juridiction. Nous pourrions aussi penser, comme le CSM l’avait lui-même suggéré, que le CSM, compte tenu de son autorité, soit fortement impliqué dans ce processus.

Ce dialogue de décision pourrait porter sur les orientations budgétaires envisagées par le Gouvernement pour le financement de la justice judiciaire. L’idéal serait qu’il ait lieu au moment du dépôt de la lettre de cadrage du Premier ministre, car il serait alors possible de discuter pertinemment des orientations annoncées.

Dans le même sens, le CSM pourrait être doté d’une compétence d’avis sur les aspects concernant la justice figurant dans les projets de lois de finances. Cet avis pourrait être requis au stade de l’élaboration du budget, par exemple au moment du débat d’orientation budgétaire portant sur le budget de l’État, et également au moment de l’exécution de la loi de finances. Il n’y a pas de raison que le CSM ne donne pas son avis sur la loi de finances, comme le fait le Conseil d’État.

Les propositions qui viennent d’être évoquées favoriseraient, je crois, une consolidation des éléments contribuant à l’autonomie de décision financière de la justice judiciaire et permettraient d’ouvrir la voie de manière pragmatique et progressive. Je n’essaie pas d’imposer un point de vue théorique. Je crois qu’il faut avancer progressivement. Pour avoir vécu pendant un an les débats que nous avons eus dans le cadre du groupe de travail, j’ai constaté qu’il fallait « chevaucher le tigre », selon le concept taoïste, et non l’imposer ou le brusquer au risque de provoquer des effets inverses de ceux recherchés.

Nous pourrions nous inspirer de modèles existants en France : le Conseil d’État, ou les juridictions financières comme la Cour des comptes. La LOLF organise un traitement budgétaire particulier pour ces institutions. Elle prévoit aussi un régime spécifique pour les pouvoirs publics, sans définir cette notion. Ces pouvoirs publics déterminent les crédits dont ils ont besoin et perçoivent des dotations votées par le Parlement. Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, toutes les autorités visées par la Constitution ne peuvent pas nécessairement se voir reconnaître la qualité de pouvoir public. Ainsi, le CSM, qui demande cette qualité depuis longtemps, ne l’a pas obtenue.

Néanmoins, on peut estimer possible de reconnaître au CSM le statut de pouvoir public, ce qui lui permettrait de bénéficier à l’égal du Conseil constitutionnel ou de la Cour de justice de la République d’une autonomie budgétaire complète.

Le traitement budgétaire fait à la justice varie selon les juridictions. Les juridictions administratives et financières – le Conseil d’État, la Cour des comptes – disposent d’un programme propre qui fait partie de la mission Conseil et contrôle de l’État, directement rattachée au Premier ministre.

Si nous regardons à l’extérieur, et singulièrement du côté des préconisations du Conseil de l’Europe, nous voyons qu’il existe des cours suprêmes et des conseils de justice – c’est-à-dire un modèle d’administration de la justice centré sur la cour suprême, clé de voûte du système juridictionnel, et un autre modèle comportant un conseil de justice, organe collégial extérieur à l’ordre juridictionnel et composé de magistrats et de personnalités extérieures. Le CSM comporte d’ailleurs de même huit membres extérieurs. Ces deux modèles sont très éloignés du modèle français.

Ils pourraient assurer une autonomie financière à la justice judiciaire, qui pourrait être quasi-totale s’ils discutaient directement de leurs crédits avec le Parlement sans passer par le ministère. Le modèle du conseil de justice, proposé par le Conseil de l’Europe, est celui qui va le plus loin dans le sens de l’indépendance financière. La réforme d’ampleur que constituerait l’évolution de l’institution judiciaire française vers un conseil de justice supposerait un changement radical d’approche, s’ouvrant implicitement sur la reconnaissance d’un pouvoir judiciaire.

L’histoire a montré à plusieurs reprises que les finances publiques pouvaient jouer un rôle majeur dans le déclenchement des transformations profondes des institutions. Elles sont toujours en première ligne, car elles relèvent tout à la fois du droit, de l’économie et de la gestion. Elles sont toujours en première ligne des questions de société car elles concernent tous les aspects de cette société. La crise le montre de manière évidente. Les finances publiques sont au cœur de cette question, et nous le sentirons de plus en plus dans les années à venir.

Dans les années qui viennent des chocs d’une ampleur inédite – sanitaires, mais aussi d’autres natures – pèseront, avec des effets cumulatifs, sur les finances publiques et par conséquent sur celles de l’institution judiciaire. Tout cela forme système, tout cela s’interpénètre. Chaque élément de ce système est en relation avec les autres. Il est urgent de se préoccuper de cela et de resituer la question qui est la vôtre dans ce cadre. Sinon, nous allons « bricoler » et raisonner avec les concepts d’une société qui est en train de disparaître.

M. le président Ugo Bernalicis. Le rapport rendu en 2017, dont vous avez repris l’économie générale, contenait 21 propositions. J’ai un regard particulier sur le sujet, ayant été chef de plateforme Chorus au ministère de l’intérieur. J’ai été surpris de constater que la plupart des propositions du rapport relevait de ce qui est censé être l’état actuel d’application de la LOLF – comptabilité analytique, cartographie budgétaire correspondant aux décideurs, etc. – mais qui ne se retrouvait pas totalement non plus, il est vrai, au ministère de l’intérieur.

Les principales propositions de bonne gestion que vous portez sont la scission de la mission Justice en deux missions distinctes et l’instauration d’un avis du CSM. C’est ce qui a fait consensus dans le groupe de travail. Cependant, au-delà de ce rapport, faut-il selon vous aller plus loin sur l’autonomie budgétaire et financière de l’autorité judiciaire ?

M. Michel Bouvier. L’idéal est d’avoir une indépendance de la justice. Tout le monde le souhaite dans un système démocratique. Il s’agit d’un problème délicat à plusieurs titres : du fait tout d’abord de la complexité du système judiciaire, qui s’est construit « de bric et de broc » depuis des années – carte judiciaire, dyarchie. Interfère dans le système judiciaire un ensemble d’intérêts et de points de vue ou de conceptions extrêmement hétérogène. Cela a été d’ailleurs la grande difficulté du groupe de travail. Les participants au groupe ont eu beaucoup de mérite à accepter de discuter calmement et de façon non idéologique de ces questions.

La remise en ordre de ce système hétérogène constitue un fil rouge important. La carte judiciaire est assez floue – chevauchements, BOP à cheval sur deux régions, etc. C’est invraisemblable ! On y perd son latin. Le premier élément de ce fil rouge est d’harmoniser le système sur les plans territorial et fonctionnel. Il existe en effet des services administratifs régionaux (SAR) et des délégations interrégionales. Tout cela fait désordre, c’est mon sentiment personnel.

Le deuxième élément du fil rouge, c’est la sécurisation des crédits. Il se pose ici un vrai problème, que les présidents de juridiction que vous avez auditionnés ont certainement soulevé. Immédiatement, une partie de leurs crédits est gelée, ce qui n’est pas vrai pour les pouvoirs publics ni pour les juridictions administratives ou financières. Même si la réserve de précaution a été limitée par la dernière loi de programmation des finances publiques, ce problème demeure. Comment peut-on demander à des gens de gérer correctement s’ils n’ont pas une sécurité sur leurs crédits, s’ils sont gelés soudainement, ou annulés, ou si des dotations complémentaires arrivent en fin d’année ? Cela aussi fait désordre. L’autonomie de gestion n’est pas au rendez-vous.

Un important effort est à mener en matière de sécurisation. Cette sécurisation ne concerne pas seulement la décision – j’ai mentionné plus haut une loi de programmation qui porterait sur les finances de l’autorité judiciaire et particulièrement de la justice judiciaire, et non sur le financement de la justice dans son ensemble. Il faut aussi une sécurisation de l’autonomie de la gestion. Il faut sécuriser la capacité de gestion de ces gestionnaires, par des instruments efficaces et par une formation. On n’est pas sécurisé si on ne sait pas utiliser les instruments de gestion dont on dispose.

J’ai travaillé pendant des années au ministère de l’économie et des finances pendant mes études. Si je n’avais pas été formé pour telle ou telle action que l’on me demandait de mener, j’aurais été dans l’insécurité la plus totale. Je n’aurais pas fait mon travail, j’aurais fait le gros dos, et rien ne se serait passé ! S’il s’agissait de réformes, les réformes ne seraient jamais passées. Je peux vous le dire donc non seulement en tant qu’universitaire mais aussi en tant qu’ancien fonctionnaire d’un ministère : la formation est importante. Elle est un élément stratégique. On la met toujours au second rang. Or il s’agit d’un élément stratégique au même titre que beaucoup d’autres.

Il faut donc une sécurisation et une remise en ordre du système. Il faut également aller plus loin dans l’autonomie de décision concernant l’allocation des crédits. C’est là qu’un lieu de participation serait utile. Il s’agirait du dialogue de décision que j’ai mentionné précédemment entre le ministère et les magistrats représentés par la conférence ou le CSM – tout ceci est à discuter.

Vous m’avez demandé quel était le niveau de crédits requis pour la justice. Là encore, il s’agit d’une question de méthode. On ne peut pas répondre à cette question ! Je ne peux pas vous répondre en me référant, par exemple, à l’augmentation des crédits proposée dans le cadre de la loi de programmation, pour proposer 3 à 4 % d’augmentation. Ce serait malhonnête de ma part. Vous ne pouvez pas dire que « tant » de crédits sont nécessaires à l’administration de la justice. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il ne faut pas les augmenter ! Il faut d’abord mener une étude très sérieuse sur tous les besoins de la justice. Or ce travail ne peut être mené par une commission. C’est un travail de professionnel, qui requiert à mon sens une année pour pouvoir aboutir à un diagnostic solide et à des propositions sérieuses. Ce milieu est trop compliqué pour que l’on puisse produire une estimation « à la louche » et dire « il faut tant ». C’est impossible. Je ne peux pas répondre à votre question de cette façon. Je ne serais pas honnête si je le faisais.

Je peux vous recommander en revanche de conduire une étude, qui prendra probablement du temps. Il n’est pas utile de monter une énième commission sur le sujet. Il existe déjà des propositions, qui sont celles du groupe de travail, mais il manque une étude de fond permettant de mettre à plat les besoins de la justice.

Mon avis personnel est qu’il faut aller plus loin. L’idéal serait le conseil de justice. Toutefois, cela soulève un problème analogue à celui qui se pose entre partisans de la décentralisation et partisans de la recentralisation. Les uns disent qu’une trop grande décentralisation ouvrirait une boîte de Pandore et risquerait de faire éclater le système, les autres objectent que la recentralisation prive les collectivités territoriales de toute autonomie et les empêche de répondre correctement aux problèmes immédiats – car on sait bien que plus on est proche des problèmes, mieux on les résout. Il faut arriver à trouver un compromis entre ces deux positions. Je ne crois pas que l’on puisse affirmer qu’une indépendance financière totale est nécessaire. L’indépendance financière implique des ressources entièrement propres. Il faut assumer cela. Or je ne crois pas que la justice puisse le faire. Je ne crois pas que l’État puisse laisser ceci se produire.

Il vaut peut-être mieux d’abord consolider la base, commencer à introduire des éléments de participation dans le système, pour éventuellement mener d’autres évolutions plus tard. Nous fonctionnons avec de la pâte humaine, il ne s’agit pas d’un système scientifique – bien que même les systèmes scientifiques soient pleins d’incertitudes. La science n’est jamais tout à fait exacte. C’est encore plus vrai avec les sciences humaines.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez mentionné l’importance de la formation pour acquérir de réelles capacités de gestion – au-delà du seul paiement des factures. En pratique, ce n’est même pas une dyarchie qui est à la tête des juridictions, mais une triarchie si l’on tient compte du directeur de greffe qui fait office de responsable des fonctions support.

M. Michel Bouvier. Bien sûr ! C’est l’une de ses fonctions.

M. le président Ugo Bernalicis. Selon votre rapport, les greffes ne se donnent pas ou n’ont pas les moyens d’une bonne gestion financière. Faudrait-il renforcer la fonction de greffe ? Faudrait-il que les directeurs de greffe aient davantage de poids dans la gestion des juridictions ? Les magistrats souhaitent garder la main sur leurs juridictions et ne sont pas très favorables à une prise de décision des directeurs de greffe, qui pourrait pourtant se justifier du point de vue d’une bonne gestion.

Qu’en est-il des attachés d’administration et des administrateurs civils, qui sont a priori formés pour les fonctions support et pour la gestion des administrations ? Les attachés d’administration et les administrateurs civils sont très peu nombreux au ministère de la justice. Ne s’agit-il pas d’une carence ?

M. Michel Bouvier. Le ministère de la justice compte très peu de financiers.

La question de la formation concerne la formation à la gestion. Cependant, fort de mon expérience dans un ministère, je peux vous dire que si l’on ne comprend pas le sens des techniques que l’on utilise, on les applique mal. Ce qui m’a aidé lorsque je travaillais au ministère c’était d’être en même temps à l’université. Je comprenais mieux le sens de ce que je faisais. Cela m’est toujours resté. Il faut que la formation associe la technique au sens des techniques employées. Il faut que l’on comprenne pourquoi l’on fait ceci ou cela, pour pouvoir le faire bien.

Par conséquent, un plan de formation est nécessaire pour les greffiers et les magistrats. Ce plan doit commencer par expliquer le sens de la réforme budgétaire introduite par la LOLF. Pourquoi a-t-on fait cela ? Sur quelle base ces concepts s’appuient-ils ? D’où viennent-ils – des institutions internationales, des entreprises, etc. ? J’ai participé à cette histoire à l’époque, pour tout vous dire.

La LOLF repose sur une logique. Les gens de ma génération la comprennent pour avoir vécue le changement. En revanche, les jeunes générations qui travaillent au ministère de la justice, au budget ou dans d’autres ministères n’ont pas vécu ces débats et n’ont pas été sensibilisées au sens de cette réforme. Ces techniques leur tombent donc dessus sans qu’elles en comprennent le sens. Je l’ai remarqué. C’est un manque important.

Un plan de formation doit comprendre une formation au sens de ces techniques, ainsi qu’une formation à tous les instruments de gestion très sophistiqués que l’on utilise. Le degré d’apprentissage de ces instruments doit varier cependant selon les fonctions auxquelles on s’adresse. Un magistrat n’a pas à savoir comment s’effectue le contrôle interne, entendu au sens du monde de l’entreprise.

Quant à savoir qui dirige, je suis favorable à des participations. On ne peut pas, dans un système complexe – c’est-à-dire un système composé d’acteurs en relation les uns avec les autres, et non forcément compliqué – se passer de la participation des uns et des autres aux actions menées et aux décisions prises, sans quoi les corporatismes jouent et font éclater le système.

Depuis les premiers chocs pétroliers, il y a presque 50 ans, les États se sont transformés et les sociétés sont devenues de plus en plus complexes, et comportent une multitude d’acteurs qui rétroagissent les uns sur les autres. Cela est particulièrement vrai dans les finances publiques. De nombreux acteurs des fonds publics passent ainsi dans le privé puis repassent du privé au public au cours de leurs carrières, par le biais des sociétés d’économie mixte et des autres structures existantes.

Il faut l’avoir en tête. C’est une question de méthode. Une méthodologie systémique est indispensable sur ce point, pour éviter de raisonner en « silos », ce qui revient à séparer les décisions prises et ne fonctionne jamais – d’autant moins dans des sociétés qui ne cessent de gagner en complexité du fait du développement de la mondialisation, de l’intelligence artificielle, etc. Ce système peut donner le vertige si l’on n’a pas de méthode pour l’analyser. Or le manque de méthode est un grand défaut que nous avons.

M. le président Ugo Bernalicis. Cela ne fait pas partie des propositions du rapport, mais plaidez-vous pour l’instauration de conseils de juridiction, susceptibles de prendre des décisions collectives sur les orientations budgétaires et financières locales ?

M. Michel Bouvier. Il existe des conférences des responsables de juridiction. Il ne s’agit pas de formations institutionnalisées dotées d’un statut juridique, mais nous pouvons imaginer une association du CSM – à condition de lui donner les moyens matériels, humains et de formation nécessaires.

La justice est très imprégnée d’une culture juridique. Je suis moi-même juriste. Les finances publiques sont classées dans la catégorie juridique, puisqu’elles font partie du droit public.

Si nous creusons cet aspect, nous devons déboucher sur des solutions acceptables pour les uns et les autres. Pour l’avoir constaté dans le cadre du groupe de travail, nous avons affaire à des gens de bonne volonté, non à des personnes obnubilées par leurs propres intérêts – ces gens ont tous une culture, ils ont un sens du service public et de la qualité de la justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Pourquoi proposez-vous de mener le dialogue de décision au moment de la lettre de cadrage et non au moment de l’élaboration du projet annuel de performance ?

M. Michel Bouvier. Vous avez raison, c’est à discuter. J’ai proposé cela, car la lettre de cadrage comprend les grandes orientations du Gouvernement. Cependant, c’est peut-être un peu tard. Nous pourrions imaginer que le dialogue de décision intervienne en amont de cette étape. Nous n’avons d’ailleurs pas inscrit cette proposition dans le rapport, où ce sujet a été laissé ouvert.

M. Didier Paris, rapporteur. Je vous remercie, car vous rendez intelligible un sujet qui ne l’est pas nécessairement.

Je vous ai adressé des questions qui venaient pour une large part de votre rapport, lequel constitue une source importante de renseignements pour nous. Il existe peu de documents de cette qualité susceptibles de nous éclairer.

Au départ de nos auditions je n’étais pas persuadé du lien entre indépendance et questions budgétaires, mais j’y viens progressivement.

Vous avez répondu dans une large mesure à toutes les questions écrites qui vous avaient été posées, et je vous en remercie.

L’institution judiciaire est confrontée à une forme de lourdeur. Je l’ai vécu personnellement à plusieurs reprises. Elle souffre d’un manque d’autonomie, de décision, de gestion. Toutefois, s’agit-il d’un frein réel à l’indépendance de l’exercice de la justice ?

Vous avez évoqué l’indépendance comme une sorte de paradigme. Pouvez-vous mieux l’expliquer ? L’autonomie de gestion, l’autonomie de décision sont facteurs d’indépendance pour le service public de la justice en direction de nos concitoyens.

M. Michel Bouvier. Ce que je vais vous dire vous paraîtra tout à fait banal. Si, comme les magistrats, l’on n’est pas capable de gérer son budget, on se débrouille très mal dans la vie ! Il en va de même pour une famille, qui va vite à la déconfiture si elle n’est pas capable de gérer son budget, ou pour une entreprise qui peut déposer son bilan rapidement.

Les magistrats chargés de la gestion des crédits n’ont pas la possibilité de gérer correctement leurs fonds pour les raisons que j’ai évoquées plus haut – va-et-vient des crédits, régulation budgétaire, autant de facteurs qui font obstacle à une bonne gestion. Le service de la justice ne peut être correctement rendu sans une gestion qui soit, a minima, correcte.

Par ailleurs, les magistrats n’ont pas, de ce fait, de poids dans les discussions avec le ministère ni même avec la direction du budget. Si on ne parle pas le même langage, on ne se comprend pas. Ainsi, si j’ai le pouvoir de décider, je vais vous dire n’importe quoi, vous ne saurez pas si cela est vrai ou faux, entre ou non dans mon intérêt, etc. Je caricature, bien entendu, mais je souhaite vous donner une image la plus forte possible de cette situation.

Il existe une grande méfiance entre les ministères dépensiers et le ministère des finances. Les magistrats ont du mal à entamer un dialogue avec le contrôle budgétaire, car ils ne possèdent pas les concepts employés, et ne parlent pas la même langue.

Par ailleurs, ceux qui ont une certaine connaissance des finances publiques ont pu l’acquérir avec des concepts qui ne sont plus d’actualité. Depuis la LOLF, tout cela a changé. Nous utilisons des termes qui n’ont plus le même sens. De même, la notion d’autonomie financière des collectivités locales n’a plus le même sens qu’au moment des lois de décentralisation de 1982-1983. Il faut en être conscient.

Il faut donc apprendre le langage. Même la comptabilité est un langage. Nous ne parlons pas le même langage comptable à Londres et à Paris.

Par ailleurs, l’autonomie budgétaire est un facteur de crédibilité pour les magistrats. Si un magistrat parle un langage comptable à des budgétaires, ils seront d’abord surpris, mais il sera ensuite possible d’entamer un dialogue et de supprimer la défiance qui existe entre ces deux corps.

La formation dont je parlais plus haut pourrait permettre d’établir cette confiance. Les agents du ministère, les magistrats, les greffiers, ne pourront en effet pas être formés aux techniques financières publiques uniquement par le personnel de la justice, car les formateurs ne seraient pas assez nombreux. Il faudra aussi mobiliser des personnes de la direction du budget et de la direction générale des finances publiques. Un plan de formation doit être mis en œuvre, prévoyant la mobilisation de membres du ministère des finances. Il faut que les gens se rencontrent.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez évoqué la nécessité de remettre en ordre le système, en particulier l’organisation territoriale et fonctionnelle. L’organisation territoriale est effectivement extrêmement complexe – 16 BOP, 36 cours d’appel, UO, etc.

Cette nécessité se heurte à une première difficulté politique que nous avons rencontrée dans la loi du 23 mars 2019, certains élus risquant de redouter la présence d’un « loup » derrière le mouvement général engagé et de considérer que les regroupements effectués le sont sur de mauvaises bases. Toutefois, ce débat nous revient et ne vous appartient pas.

Selon vous, des synergies sont-elles possibles au plan financier entre l’évolution de l’organisation des cours d’appel et l’organisation administrative – qui a été grandement simplifiée s’agissant des régions, sans doute trop ?

Vous avez dit que la complexité d’un système n’excluait pas la simplicité. Or le système actuel n’est pas simple. La méthode que vous préconisez suffirait-elle à simplifier les modes de décision, ou faudrait-il simplifier le système lui-même par l’instauration d’une forme de gestion unique ?

M. Michel Bouvier. Tous les systèmes sont, par essence, complexes, mais nous sommes dans un système complexe compliqué. Pour le rendre plus clair, plus transparent, plus harmonieux, l’on doit d’abord – et cela a été bien accepté par le groupe – faire coïncider l’organisation administrative avec l’organisation territoriale. Cela simplifierait considérablement les choses.

Un autre aspect important a trait aux imbrications entre les SAR – pour les cours d’appel – et les délégations interrégionales. Au départ, en 1995, les SAR devaient aider à la gestion et à la formation, quand les délégations interrégionales concernaient les autres aspects, dont l’informatique.

Augmenter les connaissances des magistrats en matière de gestion aboutira forcément à une réorganisation des rapports. Actuellement, on peut se demander qui prend les décisions ! Les magistrats font face à des SAR qui détiennent un savoir qu’ils n’ont pas – même si leur personnel fait l’objet de rotations fréquentes. Il en va de même avec les délégations interrégionales. Nous pouvons rééquilibrer les choses à l’aide de la formation.

Vous me direz : je suis obsédé par la formation…

M. le président Ugo Bernalicis. Déformation professionnelle, peut-être !

M. Michel Bouvier. Oui.

Des actions volontaristes sont à mener, qui entraîneront automatiquement certains processus. Un rééquilibrage peut ainsi se faire naturellement, à partir du moment où une décision est prise sur la formation et la communication, qui aura des conséquences sur les rapports entre le ministère et les magistrats. C’est une dynamique à mettre en œuvre.

M. Didier Paris, rapporteur. Pourriez-vous préciser la notion de conseil de justice ?

M. Michel Bouvier. Le conseil de justice est un organisme totalement indépendant du ministère qui traite directement avec le Parlement et est composé de magistrats et de personnes représentant des acteurs extérieurs à la justice. Il n’existe pas d’État ayant véritablement institué une telle structure. C’est une proposition du Conseil de l’Europe. Certains États comme le Danemark ou les Pays-Bas s’en approchent.

M. Didier Paris, rapporteur. Pour vous, la notion de transparence dans les critères d’attribution financiers est-elle un point important à retenir ? À quel niveau faudrait-il placer cette transparence ? Comment s’exercerait la transparence si on devait l’améliorer ?

M. Michel Bouvier. Le système instauré par la LOLF a permis de gagner en transparence. Autrefois, le budget de l’État était un système très compliqué comportant plus de 1 000 chapitres. Son organisation en missions, programmes et actions est un facteur de transparence important.

Il faut tenir compte ensuite de la déclinaison des programmes au niveau des BOP et des UO. Dans le cadre actuel, on ne peut pas dire qu’il y ait une transparence absolue, du fait de la nature complexe et compliquée du système. En revanche, à partir du moment où l’organisation gagne en transparence, et où les magistrats participent à la décision, le système dans son ensemble devient plus transparent.

M. le président Ugo Bernalicis. Avez-vous assisté à des réunions entre la direction des services judiciaires (DSJ) et le contrôleur budgétaire et comptable ministériel en vue de la rédaction du rapport du groupe de travail ?

M. Michel Bouvier. Le groupe de travail se réunissait environ une fois par semaine. Dans un premier temps, nous avons discuté entre nous pour essayer de mettre au point le même langage et de s’entendre sur la notion d’autonomie financière. Le groupe rassemblait des procureurs, des présidents de cour, etc. Tout ceci nous donnait des informations, mais il nous fallait des informations extérieures. Nous avons donc auditionné de nombreuses personnes : un ancien directeur du budget aujourd’hui conseiller d’État, le contrôleur budgétaire du ministère, la directrice de l’administration judiciaire, etc. Après chaque audition nous réfléchissions à ce qui avait été dit.

Progressivement, nous avons avancé, en réglant les questions internes au groupe et en confrontant les points de vue que nous pouvions avoir par rapport à tel ou tel sujet. Nous étions mus par la volonté d’aboutir à des propositions.

Nous avons invité des personnalités extérieures à nous dire comment elles voyaient les choses. J’avais demandé à un membre de la Cour des comptes de participer au groupe. Le groupe comptait aussi deux universitaires. J’avais souhaité qu’il soit représentatif de différents points de vue. Il fallait ensuite auditionner d’autres personnes.

Les discussions que nous avons pu avoir en interne ont été aussi importantes pour approfondir certains points. J’avais besoin aussi de cela. C’est pour cela que je vous disais qu’une étude de professionnel était nécessaire sur ce point. Je ne sais pas si vous avez les moyens de le faire ici.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous aurions éventuellement les moyens à travers le comité d’évaluation et de contrôle, mais cela nécessiterait de mobiliser aussi des moyens ministériels.

M. Michel Bouvier. Pourriez-vous agir en collaboration avec la commission des finances ?

M. le président Ugo Bernalicis. Cela m’interpelle que l’on ne sache pas quels sont les besoins de chaque ministère.

M. Michel Bouvier. Paradoxalement, de nombreuses études sont menées sur des pays étrangers, d’Afrique, d’Asie ou du Maghreb, pour établir un diagnostic et faire des propositions. Or on ne travaille pas comme cela ici. C’est quand même étonnant ! La crise sanitaire est un bel exemple de cette contradiction. Nous pouvons faire ce travail, et mettre à plat les besoins de la justice. Nous savons le faire, et disposons des compétences nécessaires, y compris au sein des ministères. Pourtant, nous fonctionnons avec des commissions.

M. le président Ugo Bernalicis. Avez-vous constaté concrètement une différence de langage entre la DSJ et la direction du budget, au cours d’un dialogue de gestion auquel vous auriez été associé ?

M. Michel Bouvier. Je n’ai pas participé à un dialogue de gestion.

Le dialogue de gestion n’est pas un vrai dialogue de gestion, comme le souligne le rapport. Normalement, un dialogue de gestion a pour but de définir une stratégie, des moyens et des indicateurs. Or les dialogues de gestion qui sont menés n’entrent pas dans ce cadre et ne suivent pas la logique de la LOLF.

Celle-ci reposait sur les notions de transparence et de responsabilisation. Or la responsabilisation implique une discussion sur les crédits à attribuer, à tous les niveaux. Vous pourriez, en tant que députés, modifier à la marge certains programmes à l’intérieur d’une mission, mais le fait majoritaire s’applique en France et constitue sur ce point un handicap. L’introduction des missions dans la LOLF avait toutefois aussi pour but de vous accorder un supplément de droit d’amendement. L’avant-projet de la LOLF ne comportait que des programmes, à l’image des systèmes anglo-saxons. Henri Emmanuelli avait souligné la nécessité de donner aux parlementaires un pouvoir supplémentaire d’amendement sans que cela n’augmente les dépenses publiques. Des missions ont donc été prévues au-dessus des programmes. La mission constitue l’unité de vote au sein de laquelle s’applique votre droit d’amendement.

M. le président Ugo Bernalicis. Le système est déconcentré, mais appuyé sur des crédits centralisés. Le groupe de travail a-t-il discuté de la possibilité de transformer les juridictions en établissements publics, dotés d’une comptabilité propre ?

M. Michel Bouvier. Non, nous ne sommes pas allés jusque-là. Nous sommes partis du principe qu’on ne pouvait pas « chambouler » les choses. C’est inacceptable.

M. le président Ugo Bernalicis. Les magistrats du groupe ont-ils fait état de difficultés concrètes de gestion susceptibles d’avoir un impact sur le traitement judiciaire de leurs dossiers – impossibilités de réunir des audiences, de mener des expertises, etc. ?

M. Michel Bouvier. Directement, non. Cependant, tous ont le sentiment que, du fait de leurs difficultés à programmer leurs dépenses et de la question des frais de justice – depuis l’origine de la LOLF, ils plaident pour des crédits évaluatifs et non limitatifs –, la justice est moins bien rendue. Toutefois, nous n’avons jamais évoqué une affaire particulière.

M. le président Ugo Bernalicis. Une forme d’autocensure budgétaire est-elle à l’œuvre ?

M. Michel Bouvier. Oui, comme un peu partout. Nous suivons une logique du chiffre, non de la qualité. Le nouveau premier président de la Cour des comptes a d’ailleurs indiqué dans son discours d’intronisation qu’il avait deux axes : la soutenabilité de la dette publique et la qualité de la dépense. Il n’a pas dit cela par hasard. Cela est lié à la crise du coronavirus. Nous sommes dans une logique de gestion beaucoup trop sophistiquée – comme l’ont montré les critiques adressées aux agences régionales de santé. Je l’ai écrit dans une tribune publiée dans Le Monde récemment. Pour certains services rendus au public nous ne pouvons raisonner uniquement à travers des indicateurs chiffrés. C’est impossible.

Nous traversons une crise sanitaire, mais il se produit aussi une crise de la justice. La justice manque de moyens. Cependant, si nous raisonnons uniquement à partir de ce manque, nous n’en sortirons pas. Il faut soigner le fond et non seulement les symptômes.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie pour vos précisions.

 

 

 


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Audition du jeudi 18 juin 2020

À 9 heures 30 : Audition de M. Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, M. Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale, et Mme Laurence Pécault-Rivolier, conseillère à la chambre sociale (audition à huis clos)

M. le président Ugo Bernalicis. Madame et messieurs, je rappelle que cette audition se tient à huis clos à votre demande, principalement en raison du caractère sensible des contentieux que vous traitez ou avez traité à la chambre sociale de la Cour de cassation.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Jean-Yves Frouin, Jean-Guy Huglo et Mme Laurence Pécaut-Rivolier prêtent successivement serment.)

M. Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation. Nous nous sommes partagé ce propos introductif.

Comme nos itinéraires et nos fonctions présentes ou antérieures ne nous ont pas spécialement confrontés à des problèmes de nature à nous procurer une connaissance particulière des obstacles à l’indépendance de la justice et que, par ailleurs, vous nous avez adressé une demande d’audition commune, nous supposons que vous avez souhaité nous entendre en raison de la procédure disciplinaire dont nous avons été l’objet. Nous centrerons donc notre propos introductif sur celles des questions que vous nous avez adressées qui sont en lien direct ou indirect avec cette procédure.

Je répondrai à vos questions 7 et 8.

La question 7 est la suivante : « Comment analysez-vous les relations entre la justice et les médias aujourdhui ? Faut-il mieux préserver lindépendance de la justice à légard des médias et des réseaux sociaux et, le cas échéant, de quelle manière ? »

C’est une vraie question concernant la chambre sociale de la Cour de cassation à raison de l’objet du contentieux qu’elle tranche, mais elle est délicate à traiter, car il n’y a guère de manière de préserver l’indépendance des magistrats à l’égard des médias et des réseaux sociaux si on ne veut pas porter atteinte, tout au moins une atteinte abusive, excessive, au principe constitutionnel de la liberté d’expression.

La chambre sociale est en charge du droit du travail. Cette discipline du droit a pour objet de réguler la vie économique et sociale. Elle a donc une forte incidence sur la vie des entreprises et de millions de salariés et, à ce titre, cristallise les tensions, les passions, et divise la société. La conséquence en est que la matière n’échappe guère à une représentation idéologique et que les juges sociaux, même s’ils s’en gardent, n’échappent pas eux‑mêmes au soupçon de parti pris idéologique dans les décisions qu’ils rendent. C’est même, nous le constatons régulièrement, un moyen pour certains médias d’exercer une pression pour obtenir des évolutions de jurisprudence dans le sens espéré. Pour prendre mon cas personnel, pendant le temps de ma présidence de chambre, un grand journal du soir, fin 2015, qualifiait de « juges rouges » les magistrats de la chambre sociale, tandis qu’en 2018, un autre grand journal, du matin cette fois, m’a qualifié de juge pro-entreprise. Il se peut que j’aie beaucoup changé dans l’intervalle…

Cela étant, que faire pour préserver l’indépendance des magistrats sans attenter à la liberté d’expression ? Il n’y a pas vraiment de solution. Mme Pécaut-Rivolier s’exprimera sur ce point.

J’en viens à la question 8 : « Vous avez été personnellement été mis en cause pour un conflit dintérêts, à la suite de votre participation à des journées détudes organisées par WKF, qui na pour autant pas entraîné de sanctions disciplinaires de la part du CSM. Dans lesprit général de cette commission denquête liée à lindépendance de la justice, quelles observations souhaitez-vous apporter ? »

Je ne sais pas dans quelle mesure nous pouvons répondre à cette question qui tend à réapprécier une décision définitive rendue par un organe souverain, étant de surcroît observé que la procédure qui a conduit à cette décision a suivi un cours tout à fait normal et que la décision rendue n’a apparemment suscité aucune discussion, de sorte qu’aucun dysfonctionnement n’a été constaté qui serait de nature à justifier que les représentants de la nation se préoccupent légitimement de revenir sur cette affaire, comme ce fut le cas dans le passé pour certaines autres.

Cela étant, monsieur le président, c’est une question importante pour vous puisque vous l’avez posée à plusieurs des personnes déjà entendues. C’est la raison pour laquelle il me paraît important de tenter d’y répondre par des considérations juridiques et purement objectives.

Mais je voudrais au préalable, en relation avec notre affaire, présenter deux observations, l’une sur les interventions extérieures de membres de la chambre sociale, l’autre sur l’application dans notre affaire de la règle du déport.

En ce qui concerne les interventions extérieures, pour les raisons indiquées précédemment, la jurisprudence sociale de la Cour de cassation est très exposée eu égard à son incidence sur la vie des entreprises et le sort des salariés. Pour faire face à cette situation et répondre plus précisément aux griefs qui lui étaient souvent faits de demeurer dans sa tour d’ivoire et d’avoir une totale méconnaissance du terrain, la chambre sociale a décidé voilà une vingtaine d’années, à l’initiative de son président d’alors et du doyen Waquet, de porter sa parole à l’extérieur pour expliciter sa jurisprudence, s’exposer à la critique, échanger, discuter.

L’initiative était limitée dans son objet, il ne s’agissait pas de discuter de tout avec tout le monde : tout d’abord, seuls le président, le doyen et éventuellement un conseiller s’exprimaient au dehors ; ensuite, les lieux d’échange étaient circonscrits aux établissements d’enseignement et aux organismes de formation ; enfin, il y avait une déontologie de la parole, en ce sens qu’il ne s’agissait que d’expliquer la jurisprudence.

La pratique est toutefois demeurée constante depuis vingt ans : tous les présidents de chambre successifs depuis la fin des années 1990, tous les doyens successifs, et parfois un conseiller, ont participé à de tels échanges à l’extérieur. Par conséquent, le doyen Huglo, Mme Pécaut-Rivolier et moi-même n’avons fait que perpétuer une tradition ancienne et constante en intervenant, au demeurant très peu, lors de formations organisées par les salariés de la société Liaisons sociales, filiale de WKF. On peut évidemment considérer que cela est incompatible avec la fonction de magistrat, mais c’était jusqu’à présent une pratique d’une totale transparence et appréciée de tous.

Vous imaginez bien que, compte tenu de notre ancienneté et de notre expérience à tous les trois, nous connaissons la règle du déport et nous la pratiquons régulièrement toutes les fois que nous avons le moindre doute sur notre capacité à juger une affaire pour une raison quelconque au regard du devoir d’impartialité. Alors, pourquoi ne pas l’avoir fait en cette circonstance, tous les trois qui plus est ? Parce que, d’une part, nous avons considéré que nous n’étions pas dans une situation de conflit d’intérêts, d’autre part, pour des raisons de bon exercice de la justice.

Je m’explique sur ce dernier point : l’affaire en cause avait été renvoyée par le rapporteur devant une formation restreinte de la chambre composée de trois membres, comme c’est l’usage quand l’affaire ne présente aucune difficulté. Les plaignants – ceux qui nous ont poursuivis dans le cadre de la procédure disciplinaire – qui craignaient une décision défavorable compte tenu de la position du rapporteur, dont ils avaient eu connaissance, ont demandé le renvoi de l’affaire devant une formation plus large, composée statutairement du président de la chambre et des personnes spécialisées dans le contentieux en cause. En ma qualité de président de chambre, j’ai décidé de renvoyer l’affaire devant cette formation plus large, ce qui avait pour effet, car ce n’était pas le cas dans la formation restreinte, de m’inclure dans la composition et d’y inclure également Mme Pécaut-Rivolier.

À partir de là, devions-nous nous déporter tous les trois ? Cela aurait eu pour conséquence que l’affaire aurait été jugée sans les plus hautes autorités de la chambre et sans les magistrats les plus spécialisés et les plus compétents pour en connaître. J’ai considéré, et je l’assume, qu’il était de l’intérêt d’une bonne justice que l’affaire, si elle était renvoyée, soit jugée par les personnes les plus compétentes pour en connaître. C’est aussi pour cette raison que nous ne nous sommes pas déportés, indépendamment du fait que nous estimions ne pas être dans une situation de conflit d’intérêts.

Il est vrai qu’à l’audience et dans les motifs de sa décision, le CSM nous a indiqué de la manière la plus claire qui soit qu’il entendait notre argumentation, mais que les considérations de bonne justice passaient après le devoir d’impartialité qui est un devoir absolu. Dont acte.

J’en viens à présent à votre question précise, monsieur le président. Nous étions certes personnellement mis en cause pour un conflit d’intérêts. J’observe que ni le rapporteur dans l’affaire, ni le représentant du garde des Sceaux, ni le CSM dans ses motifs, n’ont considéré que nous étions dans une situation de conflit d’intérêts. Le CSM a simplement relevé dans ses motifs qu’il existait entre nous-mêmes et la société WKF un lien d’intérêts. Ce n’est pas du tout la même chose, même si la distinction peut sembler subtile. Si nous avions été dans une situation de conflit d’intérêts au sens de la loi organique, il en aurait résulté nécessairement que nous devions nous déporter et que le fait de ne pas l’avoir fait était constitutif d’une faute.

En relevant l’existence d’un lien d’intérêts, le CSM a placé le débat sur le terrain de ce que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) nomme la règle de l’impartialité objective, c’est‑à‑dire en renvoyant l’image d’une juridiction qui présente toutes les garanties au regard du devoir d’impartialité.

Au regard de cette règle, l’obligation de déport, qui relève normalement de la conscience individuelle, n’est pas évidente. D’ailleurs, pour considérer qu’il y avait eu de notre part « une inobservation des règles déontologiques » et, par conséquent, qu’il eût été opportun pour nous de nous déporter compte tenu du lien d’intérêts que nous avions avec la société WKF, le CSM a dû faire une application rétroactive, comme il le reconnaît lui-même dans ses motifs, de son nouveau recueil d’obligations déontologiques, établi en 2019, qui ajoute à ces obligations une obligation générale de déport manifestement inspirée et suscitée par notre affaire.

Pour autant, le CSM n’a pas estimé que, ce faisant, nous avions commis une faute disciplinaire susceptible de sanction. On peut s’interroger : y a-t-il une contradiction dans sa décision, comme votre question semble le suggérer ?

C’est plus compliqué que cela. Ce qui est vrai, c’est qu’en sa qualité de garant de la déontologie des magistrats, le CSM a, incontestablement, voulu lancer un message à tous les magistrats pour leur faire comprendre qu’à l’avenir, dans la situation qui avait été la nôtre, il serait sage, voire recommandé de se déporter. Pour autant, est-on coupable de faute disciplinaire quand on ne le fait pas ? Le CSM n’a pas voulu trancher cette question. Je n’en connais pas la raison : ne l’a-t-il pas fait parce qu’il n’a pas voulu faire une application rétroactive de son nouveau recueil ou parce qu’il a estimé que la question n’a pas une solution évidente ?

J’observe malgré tout qu’aussi bien M. le premier président Louvel quand il était en exercice que le procureur général Molins lors de son audition devant vous, qui ont été ou sont tout de même présidents du CSM, estiment que le manquement à l’impartialité objective – ce qui a été retenu contre nous par le CSM – n’entre pas dans la définition de la faute disciplinaire. Ils le disent très clairement. En d’autres termes, s’il vaut mieux se déporter en cas de doute au regard de la règle d’impartialité objective, le fait de ne pas le faire n’est pas pour autant constitutif d’une faute disciplinaire.

C’est ce qu’a décidé le CSM, et c’est pourquoi il ne me semble pas qu’il y ait une contradiction dans sa décision.

M. Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation. En complément, je souhaiterais faire quelques observations sur ce que cette plainte disciplinaire dit de manière plus générale sur l’indépendance de la justice en France.

La mise en œuvre du mécanisme qui a été ouvert par la loi organique de 2010 suscite en effet un certain nombre de difficultés.

La première tient à la question de savoir si le droit de récusation constitue un droit du justiciable à son libre choix de l’utiliser ou non, ou s’il constitue un préalable à l’introduction d’une plainte disciplinaire.

Lorsque le justiciable est parfaitement informé de la cause de récusation, lorsqu’il est parfaitement informé de la composition de la formation, ne serait-ce que parce que c’est lui-même qui a demandé le renvoi devant une formation élargie, comme vient de le dire le président Frouin, lorsque l’affaire est plaidée, qu’il est présent à l’audience et qu’il se garde bien de faire valoir son droit de récusation, peut-on admettre qu’il attende le prononcé de la décision et, en fonction du sens de la décision – c’est là que se trouve le point important et problématique – suscite une campagne de presse chez certains médias et introduise une plainte disciplinaire ?

Dans la jurisprudence de la CEDH, et dans celle de la Cour de cassation française de manière générale, un justiciable est irrecevable à formuler un grief tenant à la composition de la juridiction si, informé de cette composition et de la cause des récusations, il n’a pas fait usage de son droit de récusation. Nul doute que lorsque la décision est favorable au justiciable, aucune plainte disciplinaire n’est formée – et pour la raison simple que ce n’était pas la première fois que nous statuions dans un dossier concernant la société mère Wolters Kluwer France alors même que des magistrats de la chambre, pas seulement nous trois mais bien d’autres, y compris mon prédécesseur doyen et son prédécesseur avant lui, ont statué dans la même configuration dans des dossiers concernant la société mère Wolters Kluwer France, alors même qu’ils donnaient de temps à autre, de manière ponctuelle, des conférences pour la société Liaisons sociales, qui est l’une des douze filiales de la société Wolters Kluwer France.

Comme ces décisions avaient été jusqu’ici défavorables à la société Wolters Kluwer France – moi-même en ai rendu deux défavorables avant cette affaire –, il n’y a jamais eu la moindre plainte disciplinaire. La difficulté tenant à l’absence pour les justiciables d’avoir fait usage au droit de récusation est qu’elle introduit un lien entre le sens de la décision et l’introduction, ou non, d’une plainte disciplinaire. C’est assez préoccupant.

Au Royaume-Uni, l’indépendance de la justice résulte de l’Act of settlement – l’Acte d’Établissement – qui date de 1701 ! Il énonce une règle extrêmement claire et simple : aucun juge ne peut faire l’objet d’une procédure, qu’elle soit civile, pénale ou de quelque nature que ce soit, du fait de l’exercice de ses fonctions de juge. Bien évidemment, il doit exister un régime disciplinaire pour les magistrats, mais la décision de justice elle-même doit être un sanctuaire. Sa remise en cause ne peut résulter que de l’exercice des voies de recours. Or ce que l’on appelle le déport – qui, juridiquement, s’appelle l’abstention – et la récusation sont des règles de procédure qui figurent au code de procédure civile et qui font l’objet d’un contrôle par la juridiction supérieure – pour la Cour de cassation, très indirectement, par la Cour européenne des droits de l’homme.

Introduire un tel lien entre le sens de la décision et l’introduction d’une plainte disciplinaire, surtout pour la Cour de cassation, fragilise la décision de justice. Cette fragilité est d’autant plus grande qu’il n’y a pas de limite à l’impartialité objective. Ce sera ma deuxième observation.

Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’impartialité objective tient aux apparences. Donc, jusqu’où vont les apparences ? Le fait notamment de donner de manière ponctuelle des conférences pour une des filiales d’une société mère interdit‑il à un juge de statuer dans un dossier relatif à la société mère ? La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière d’impartialité de la juridiction porte sur des affaires dans lesquelles la personne morale en question est la même. À ce jour, la CEDH n’a jamais été amenée à se prononcer sur une situation où la personne morale sur laquelle le juge doit statuer est distincte de la personne morale avec laquelle il a un lien.

La Cour européenne des droits de l’homme est saisie de la question. Elle y répondra peut-être, si elle ne déclare pas la plainte irrecevable. Mais, en l’état, personne ne peut dire si elle estimera qu’il y a un manquement à l’impartialité objective.

Ma troisième observation concerne la condition prévue par la loi organique selon laquelle le juge doit être dessaisi du dossier pour que la plainte disciplinaire soit recevable.

On comprend très bien que cette condition est, en effet, protectrice de l’indépendance de la justice lorsqu’il s’agit des juridictions du fond, c’est‑à‑dire des tribunaux et des cours d’appel, mais elle est insuffisante à l’égard de la Cour de cassation. Il faut bien comprendre que cette dernière n’est jamais dessaisie de ses jurisprudences. Nous ne sommes pas un troisième degré de juridiction ; nous ne jugeons pas les justiciables. Nos justiciables à nous, ce sont les arrêts des cours d’appel. En tant que doyen, j’examine en moyenne 800 arrêts par an. La chambre sociale en rend à peu près 4 000. La première chose et quasiment l’unique chose que je regarde est la règle de droit que le conseiller rapporteur fait dire à la Cour de cassation et la règle de droit qui a été énoncée par la cour d’appel. Je ne regarde jamais le nom du salarié ni celui de l’employeur, qui me sont parfaitement indifférents.

Nos jurisprudences s’appliquent évidemment quel que soit le justiciable en cause. On ne saurait exclure qu’à l’occasion d’une plainte disciplinaire, une forme de pression soit exercée sur une des chambres de la Cour de cassation quant à ce qui est ressenti comme étant l’orientation jurisprudentielle de la chambre. Il ne vous aura pas échappé que le droit du travail a connu depuis 2013 une métamorphose absolument considérable, avec une grande loi tous les ans : la loi Sapin, la loi Rebsamen, la loi Macron, la loi travail, les ordonnances… Toutes ces réformes du droit du travail vont dans un sens qui est aisément discernable.

Certains milieux du droit du travail ont cru que la chambre sociale allait s’opposer à ces réformes grâce aux directives de l’Union européenne, à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ou de la Cour de justice européenne, qui est de plus en plus abondante en matière de droit social, ou grâce aux conventions de l’Organisation internationale du travail – je rappelle que la France est le deuxième État au monde en ce qui concerne le nombre de conventions ratifiées de l’OIT. Mais c’est une erreur d’analyse. Dans tout système politique, il existe une forme d’équilibre entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique. Lorsque le pouvoir politique est absent, on comprend que le pouvoir judiciaire soit extrêmement fort et puissant, très interventionniste. Ce n’est pas pour développer une volonté de puissance, mais parce qu’il faut bien que quelqu’un dise la norme et que nous sommes régis par la prohibition du déni de justice. Quelqu’un doit donc dire quelle est la règle de droit.

L’exemple type est le système de l’Union européenne. J’ai travaillé plusieurs années à la Cour de justice de l’Union européenne. Il faut dix ans pour obtenir une directive. Un grand nombre de progrès du droit de l’Union européenne résulte d’arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne. Mais à partir du moment où le pouvoir politique reprend la main, qu’il produit de la norme – ce qui est le cas en droit du travail depuis 2013 en France, comme vous le savez –, le juge doit cultiver un certain retrait. Nous considérons, et je pense que c’est ce que considèrent tous les magistrats de la chambre sociale dans sa composition actuelle, que ce n’est pas à nous de dire quel est le droit du travail dont la société française a besoin en ce début du XXIème siècle.

Nous avons donc accompagné les évolutions souhaitées par le législateur sans les remettre en cause, sauf certains cas pour lesquels nous avons dû veiller au respect de nos obligations européennes et internationales. Un certain nombre d’arrêts viennent nuancer l’application de la norme mais, sous cette réserve, la remise en cause n’est pas considérable. Nous savons pertinemment que les organisations syndicales de Wolters Kluwer France ne sont pas seules derrière cette plainte. Cette plainte est l’expression d’une déception, voire d’un ressentiment vis-à-vis de l’attitude de la chambre.

Ma dernière observation concerne l’aspect médiatique de l’affaire.

La plainte disciplinaire contient plusieurs contrevérités manifestes, que le rapporteur du Conseil supérieur de la magistrature, qui n’était d’ailleurs pas un magistrat mais une personnalité extérieure désignée par le Président du Sénat, a parfaitement identifiées dans son rapport à l’issue de plusieurs mois d’enquête.

Nous avions pensé, compte tenu de la campagne médiatique qui s’est fait l’écho de la plainte et de ce qu’elle contenait, faire un certain nombre de droits de réponse. Mais nous avons rapidement renoncé parce que les magistrats ne sont pas des justiciables comme les autres. Qu’un justiciable particulier suscite un procès médiatique avant même le procès proprement dit devant la juridiction compétente, c’est son droit le plus strict. Mais à partir du moment où le Conseil supérieur de la magistrature était saisi de l’affaire et que son rapporteur était en train de procéder à une enquête, c’est à cet organe constitutionnellement institué par les articles 64 et 65 de la Constitution que nous devions réserver nos explications. Nous avons donc subi une campagne médiatique sans pouvoir répliquer.

La Cour européenne des droits de l’homme indique que le juge doit être protégé des pressions, et identifie trois cercles d’où peuvent venir ces pressions : des pressions du pouvoir politique, cela va de soi ; des pressions de l’opinion publique, ce qui relève plus de sa propre conscience de juge ; et des pressions des parties. Je crains que par l’instrumentalisation qui peut être faite de la loi organique, qui, par ailleurs, est en elle-même tout à fait justifiée et constitue un progrès, nous ne soyons plus protégés des pressions des parties. Ce n’est sans doute pas un hasard si la chambre sociale est la première chambre de la Cour de cassation à avoir été confrontée à cette difficulté, compte tenu du caractère éminemment sensible du droit du travail.

Mme Laurence Pécaut-Rivolier, conseillère à la chambre sociale de la Cour de cassation. Je vais répondre de ma place de modeste conseiller à la chambre sociale.

Il n’est pas toujours facile d’être conseiller à la chambre sociale, tout d’abord parce que nous traitons d’affaires complexes humainement et juridiquement – mais nous ne sommes pas les seuls –, ensuite parce qu’il s’agit d’un contentieux qui, lorsque l’on donne une réponse à une question, suscite plus que d’autres des restitutions manichéennes. Selon la décision que nous avons prise, nous sommes considérés comme des juges pro-employeurs ou des juges pro-salariés. C’est très fréquent. Nous nous en accommodons parce que c’est inhérent à la matière sociale. Cela reste supportable tant que cela s’adresse collectivement aux juges du droit social.

À partir du moment où certains juges sont identifiés, nominativement mis en cause dans certains médias ou réseaux sociaux, cela devient bien plus complexe à gérer. Cela suppose un travail très important sur chacun des dossiers dont nous sommes saisis en tant que rapporteur pour sortir de ce réflexe qui consisterait à se poser la question de savoir si ce que nous allons indiquer dans notre rapport en application des règles de droit sera perçu comme nous le posons dans une situation ou dans une autre. Cela requiert un travail complémentaire, assez difficile à effectuer, alors même, comme cela a été dit, que nous sommes à l’évidence tenus par l’application des règles juridiques, par les lois en vigueur et, plus encore, ou en continuité, par une jurisprudence, que certains considèrent comme étant trop foisonnante mais qui, en réalité, creuse des sillons très profonds que nous sommes dans l’obligation d’emprunter, sauf à expliquer, et ce devant nos collègues, ce qui justifierait éventuellement d’en sortir.

C’est donc une situation qui peut être très difficile. Elle l’a été récemment pour nous. La question s’est posée en ce qui me concerne de savoir s’il était possible de rester dans cette matière du droit social une fois que l’on avait été identifié et mis en avant dans certains médias.

L’idée de partir vers un autre contentieux, probablement tout aussi intéressant mais peut-être moins sensible, a été écartée. Cela aurait été cédé à une pression. Dès lors, on peut être amené à choisir un juge ou à l’empêcher de poursuivre son activité parce que, pour une raison ou une autre, il paraît dérangeant. On peut, pourquoi pas, empêcher la nomination d’un président de chambre, pourtant reconnu à l’unanimité comme compétent et légitime à occuper ce poste, par des campagnes qui arrivent à point nommé. C’est tout à fait gênant en termes d’impartialité de la justice et pour les collègues qui restent.

Autre élément à prendre en compte, en allant au bout de ce raisonnement, on peut être amené à ce qu’à la chambre sociale, qui a déjà beaucoup de mal, pour des raisons techniques sur lesquelles nous pourrons revenir si vous le souhaitez, à recruter des juges spécialisés en droit du travail, ne soit plus composée de juges spécialistes de cette matière parce que ceux-ci auront été repérés pour avoir déjà rendu un certain nombre de décisions et été rapporteur dans un certain nombre d’affaires, voire, pire encore, pour être intervenus dans des colloques, des manifestations scientifiques ou pour avoir écrit des articles.

Pour conclure, je pense que la seule vraie garantie pour l’indépendance et l’impartialité de la justice tient à la collégialité. C’est ce qui prémunit et assure, sur toute décision, un débat dans lequel chacun d’entre nous est amené à développer son raisonnement juridique, à l’expliciter, donc, à montrer son objectivité. Cette collégialité est absolument fondamentale. C’est la raison pour laquelle il est bien regrettable que, devant les juridictions du fond, cette collégialité tende de plus en plus à s’effacer pour les raisons que nous savons. Il est crucial qu’elle soit totalement préservée à la Cour de cassation pour permettre d’assurer cette garantie de débat et de partage entre les juges sur la manière de raisonner et d’aboutir à une solution.

M. le président Ugo Bernalicis. Je précise que c’est le rapporteur qui vous a transmis ces questions. C’est un argument un peu spécieux de ma part, car je partage ses interrogations, mais je le dis afin que les choses soient bien identifiées.

Nous ne sommes pas la formation disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature, nous ne sommes pas là pour « refaire le match », mais pour comprendre ce qui s’est passé : ce qui vous a amenés devant elle et ce qui a conduit à sa décision. Nous n’avons pas pu obtenir d’explication à ce sujet puisque Mme Arens n’a pas souhaité le développer. Nous nous interrogeons sur ces questions – qu’est-ce qui pousse à prendre telle décision plutôt que telle autre ? – pour bien comprendre où l’on fixe les frontières de l’indépendance, de l’impartialité objective et de toutes ces notions que vous avez rappelées et qui sont au cœur des investigations de notre commission d’enquête.

À mon avis, que vous ne partagez sans doute pas, vous auriez pu ne pas demander le huis clos pour rééquilibrer les choses du point de vue de la parole publique. Cela a d’ailleurs été la position de votre collègue Jean-Michel Prêtre, qui a été mis en cause dans l’affaire Geneviève Legay en tant que procureur de Nice : il n’a pas demandé le huis clos afin de pouvoir s’exprimer publiquement et porter sa version des faits à la connaissance du public. Je crois, pour ma part, à la force du contradictoire et au fait d’exposer les éléments et les débats afin que chacun puisse former son avis.

Vos propos appellent plusieurs questions.

Vous dites que, depuis une vingtaine d’années, les membres de la chambre sociale participent à des colloques dans une certaine forme d’ouverture, d’explicitation de la jurisprudence de la Cour de cassation. Selon vous, ce mouvement d’ouverture est de bonne justice car, disait-on à l’époque, les magistrats restaient trop entre eux, cloisonnés. À l’inverse, aujourd’hui, il vous est reproché d’avoir trop ouvert les portes et d’être allés à l’extérieur.

Pensez-vous qu’il faille opérer une distinction entre le fait de participer à cette explicitation extérieure de la jurisprudence à l’École nationale de la magistrature (ENM) ou lors un colloque scientifique, pluraliste et pluridisciplinaire, et y participer auprès d’une société privée ? Est-ce de même nature ? Ma question fait suite à votre propos, monsieur Frouin, mais s’adresse à vous trois.

M. Jean-Yves Frouin. Vous avez raison, c’est une très bonne question… que l’on se pose aujourd’hui.

À la suite de l’affaire pour laquelle nous avons été poursuivis, un groupe de travail, de réflexion, a été constitué, d’abord par M. Louvel, ensuite par Mme Arens, sur la question de savoir si l’explicitation de la jurisprudence doit passer par toutes possibilités qui nous seraient offertes – y compris la participation à des formations d’organismes privés – ou si la Cour de cassation doit expliciter ses décisions exclusivement lors de séminaires, colloques ou échanges qu’elle organise elle-même, plutôt dans ses locaux, et dont elle conserve la maîtrise, de telle sorte qu’il n’y a pas de risque d’accusation extérieure de se compromettre avec les représentants d’organes privés.

Cette question ne s’est pas posée il y a vingt ans. Les questions qui se posent aujourd’hui ne se posaient pas alors. Le président de l’époque était agacé d’être mis en cause par les employeurs et les salariés qui reprochaient aux membres de la chambre sociale de n’avoir aucune connaissance du terrain et du fonctionnement de l’entreprise. C’est alors qu’il a décidé de s’ouvrir à l’extérieur alors qu’à ce même moment, me semble-t-il, les éditions de Lamy et Liaisons sociales ont créé des formations animées par des avocats et des universitaires, auxquelles participaient le président, le doyen ou un conseiller de la chambre. À l’époque, personne n’avait rien trouvé à redire.

Ceux qui m’accompagnent savent bien mieux que moi où en sont les réflexions de la chambre. S’il est vrai que, depuis le déclenchement de cette affaire, c’est une question tout à fait légitime, je trouve cela regrettable parce que cet éclairage extérieur participait aussi de notre information. Quand nous organisons une rencontre à la Cour de cassation, nos interlocuteurs extérieurs, sachant que cela se passe dans nos locaux et que nous en sommes organisateurs, animés d’une sorte de prudence naturelle, n’osent pas véritablement nous « agresser », si je puis dire car on ne nous agresse jamais vraiment, mais au moins les désaccords sont-ils exposés très fermement.

M. Jean-Guy Huglo. Il faut tout d’abord que vous compreniez que c’était absolument l’idéal pour expliciter notre jurisprudence à l’extérieur, d’autant que, jusqu’à une période récente, les arrêts de la Cour de cassation se caractérisaient par une extrême concision, qui les rendait très difficiles à comprendre si l’on n’en détenait pas les clés. Nous sommes en train d’y remédier, et je plaide pour que nous soyons bien plus explicatifs, car expliciter nos décisions est aussi une question d’influence, non seulement en France, mais aussi à l’étranger : si vous allez à l’étranger avec une décision d’une demi‑page, vous n’avez aucune influence ni aucune autorité.

Ensuite, nous avions également un retour sur nos jurisprudences. Le public était, en effet, composé de juristes d’entreprise, de directeurs des ressources humaines, d’avocats spécialisés en droit du travail, et de syndicalistes également parce qu’un certain nombre de grandes fédérations syndicales parvenaient à acquitter les 1 400 euros de droit de participation pour la journée. Certains syndicalistes étaient là au titre de la formation continue payée par leur entreprise. La tribune était absolument paritaire, composée toujours d’un avocat défendant habituellement les salariés, d’un avocat défendant habituellement les employeurs, issus de grands cabinets connus sur la place de Paris, et d’un universitaire.

Ces séances de formation, d’abord, nous en avons refusé un grand nombre. Nous acceptions, toutefois, deux fois par an, celles qui s’intitulent « un an de jurisprudence sociale » dont l’objet est d’examiner la jurisprudence sociale de l’année écoulée, à 80 % constituée d’arrêts de la Cour de cassation auxquels s’ajoutaient quelques arrêts du Conseil d’État. Donc, alors même que nous avions encore en tête les délibérés qui venaient de se tenir et les discussions que nous avions eues, nous avions le retour du terrain, c’est‑à‑dire du monde de l’entreprise dans toutes ses composantes, et nous savions ce qu’en pensaient les praticiens avocats et les universitaires. Pour nous, c’était un réel enrichissement.

D’ailleurs, lorsque le Conseil d’État s’est mis à faire un peu plus de droit du travail à la suite de la loi de la sécurisation de l’emploi de 2013 qui a confié aux juridictions administratives le contrôle des plans de sauvegarde de l’emploi, un groupe de travail a été créé entre le Conseil d’État et la chambre sociale de la Cour de Cassation. Il se réunit très régulièrement parce qu’il y a des chevauchements incessants entre nos contentieux et nous considérons qu’il faut parvenir à une harmonie, car vous savez aussi bien que moi que si les controverses juridiques font plaisir aux juristes, ce sont toujours les justiciables qui en font les frais. Je me rappelle très bien que les membres du Conseil d’État, présidents de chambre à la section du contentieux, me demandaient d’où nous tenions nos retours sur nos jurisprudences et que je leur avais alors répondu que nous les tenions des organismes de formation privée existant sur la place de Paris. Il n’y en a que trois, dont deux dépendent, il est vrai, du groupe Wolters Kluwer.

Depuis cette affaire, depuis avril 2018, nous avons cessé d’y aller et, aujourd’hui, l’actuel président de la chambre, en accord avec ma position – nous l’avons prise à deux – considère que la césure est extrêmement claire : nous allons à l’extérieur dans les organismes publics qui ne peuvent jamais être justiciables devant nous, c’est‑à‑dire les universités, les chambres sociales de cours d’appel, les formations de l’ENM et tout ce qui est institutionnel, comme les colloques organisés par le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel. En revanche, nous ne nous rendons plus dans les structures qui relèvent du droit privé, susceptibles, un jour, d’être des justiciables devant nous. La conséquence est qu’aujourd’hui, Liaisons sociales organise toujours ses journées sur « Un an de jurisprudence sociale ». Y assistent des représentants du Conseil d’État, des représentants de la juridiction administrative donc, et aucun représentant de la juridiction judiciaire, et absolument pas de la Cour de Cassation, alors que 80 % des décisions dont il est question sont les nôtres !

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Bien évidemment, il faut se rendre à l’ENM, et les colloques universitaires sont importants. Mais comme l’ont dit mes collègues, le public n’est pas le même, ce ne sont donc pas les mêmes retours. Dans ces organismes de formation, nous sommes au contact du terrain, ce que nous n’avons pas devant un public de l’ENM où notre rôle, notre apport, est tout à fait différent.

Nous y avons réfléchi, pas seulement depuis 2018. Nous nous réunissons pour nous mettre d’accord sur ce que nous pouvons faire ou pas. La première réunion remonte, je crois, à 2011. Nous avions décidé que nous n’acceptions d’aller que dans les organismes de formation connus et reconnus pour être des spécialistes de la formation en droit du travail. Cela signifiait les colloques universitaires, le barreau, l’ENM et trois organismes de formation réputés pour organiser non pas de petites formations, mais de grandes formations autour du droit du travail. Une fois par an, il nous semblait important de participer à ces formations-phares consacrées à la jurisprudence sociale. Nous y ajoutions un certain nombre de conditions tenant à la représentation proportionnée des personnes amenées à intervenir à la tribune. Il convenait notamment de vérifier la présence d’avocats, dans les deux sens. Bien entendu, notre participation se cantonnait à notre rôle de magistrat. Il s’agissait d’expliciter certaines jurisprudences, mais évidemment pas de prendre parti dans des débats pour lesquels la question n’aurait pas encore été tranchée, ni encore moins d’avoir une prise de position personnelle.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie de vos précisions.

Étant trop jeune pour avoir été fonctionnaire longtemps, le peu de temps durant lequel je l’ai été, j’ai été formateur au sein de l’administration et certains de mes collègues, sur les compétences budgétaires de marché public notamment, allaient assurer des formations dans des organismes privés à destination des entreprises. Je me suis toujours interrogé sur la problématique de déport. Sans porter de jugement, cela me pose question, y compris sur le fait que la sphère privée n’est pas sans intérêts. Certes, les intérêts qu’elle poursuit peuvent se recouper avec l’intérêt général, mais elle poursuit ses intérêts et peut également avoir un impact sur l’effet jurisprudentiel à plus long terme d’un petit monde, car les spécialités sont de petits mondes. Ce n’est pas un reproche. Il y a sans doute des espaces à créer de liberté d’échange, de discussion, d’explicitation qui soient en dehors de la sphère privée.

Si vous explicitez davantage vos décisions, au-delà d’une demi-page, cela pourra y concourir. Le débat pourra ainsi se faire également par voie médiatique et publique, entre universitaires dans des tribunes, etc. Pour être allé moi-même en appel au Conseil d’État, je peux témoigner du fait que les décisions rendues font plusieurs pages et que l’on peut en saisir le sens. Le groupe de travail que vous avez avec le Conseil d’État est, à mon avis, de nature à faire évoluer largement la situation.

À cet égard, j’ai une question particulière. Mme Arens nous a indiqué que la Cour de cassation pouvait être saisie et rendre des avis techniques sur les textes de loi en matière pénale. Êtes‑vous également saisis et rendez-vous des avis techniques sur les textes de loi discutés à l’Assemblée nationale, avant le vote de la loi, à la demande du Gouvernement ?

M. Jean-Guy Huglo. Pour ma part, je ne l’ai jamais fait.

M. Jean-Yves Frouin. En dehors de ce que l’on appelle la procédure pour avis, c’est‑à‑dire la demande d’avis qui est institutionnalisée et suppose qu’une affaire soit portée devant la justice et qu’une juridiction saisisse la Cour de cassation… mais je suppose que ce n’est pas le sens de votre question ? Autrement, à ma connaissance, nous ne donnons pas d’avis.

M. le président Ugo Bernalicis. Donc, vous n’êtes pas saisis par la Chancellerie pour un quelconque avis technique sur un texte de loi, une formulation, une écriture ?

M. Jean-Guy Huglo. Non, nous considérons que cela relève du Conseil d’État dans le rôle de ses sections consultatives. Nous ne sommes pas saisis d’avis. Je pense que cela susciterait une difficulté. Cela pourrait se concevoir à la limite sur l’aspect purement technique, mais en tout cas, la chambre sociale n’est pas saisie.

M. Jean-Yves Frouin. Nous pouvons être saisis par une assemblée parlementaire.

M. le président Ugo Bernalicis. L’Assemblée peut vous saisir ?

M. Jean-Yves Frouin. Cela m’est arrivé à deux ou trois reprises, à la demande du Sénat, me semble-t-il. Il est arrivé qu’au cours d’une discussion parlementaire sur un projet de loi, on me sollicite pour une audition au cours de laquelle l’on me demandait mon sentiment sur certaines dispositions.

M. le président Ugo Bernalicis. Oui, bien sûr.

Je reviens sur l’affaire WKF. Vous disiez qu’il était préoccupant que l’on puisse vous mettre en cause alors qu’il n’y avait pas eu de récusation préalable, et que cela puisse aller jusqu’au conseil de discipline. Selon vous, l’organisation syndicale qui a engagé la procédure connaissait parfaitement avant le procès vos liens avec WKF, et aurait attendu la décision pour en faire état. Du point de vue du justiciable, on peut se demander pourquoi se fâcher avec les magistrats avant le procès alors même que l’on ne sait pas quelle en sera l’issue. C’est une vraie question.

Sachez – je vous le livre, nous sommes à huis clos, c’est d’autant plus simple – que je suis en train d’étudier l’opportunité d’une intervention amicale – amicus curiae, comme chacun sait – auprès d’un juge d’instruction, à Lille, dans une affaire dans laquelle j’ai été saisi par des citoyens de ma circonscription. C’est une histoire de moyens qui ne sont pas donnés au juge d’instruction pour faire son enquête… Les familles me l’ont demandé, et j’ai sollicité leurs avocats parce que je voulais savoir s’ils pensaient que c’était opportun et possible au regard de la séparation des pouvoirs. Les avocats n’y étaient pas opposés, mais pensaient que cela risquait de fâcher le juge d’instruction et de le rendre hostile. Mais dans mon esprit, un magistrat ne peut être hostile, il est impartial, inamovible, intouchable, inatteignable. Donc, n’existe-t-il pas une distorsion des rapports avec le justiciable, qui fait que certaines choses qui pourraient être réglées ex ante ne sont pas qu’à l’issue de la décision ?

M. Jean-Guy Huglo. Je vais répondre aux deux aspects de votre question, monsieur le président.

Quant à la connaissance par les organisations syndicales de WKF de la cause de récusation, c’est‑à‑dire du fait que nous donnions, de temps à autre, des conférences pour une des filiales, cela résulte de leur propre déclaration lors du reportage télévisé diffusé sur France 2 le 14 février 2019, dans lequel elles disent avoir été très surprises de voir notre nom au bas de l’arrêt parce qu’elles nous connaissent très bien puisque nous faisons des conférences pour leur groupe. Mais elles ne peuvent prétendre avoir découvert notre nom au bas de l’arrêt alors qu’elles étaient présentes à l’audience et que cette affaire a été plaidée – fait rarissime à la Cour de cassation – à leur demande, puisque ce sont elles qui ont demandé le renvoi de l’affaire à une formation de dix juges, et qu’elles connaissent parfaitement la composition de la chambre.

Ce sont des justiciables un peu particuliers, puisque ce sont les salariés de ces filiales de Wolters Kluwer qui passent leur temps, tous les lundis, à éplucher les arrêts rendus par la chambre sociale de la Cour de cassation la semaine précédente. Par conséquent, ils nous connaissent très bien et savent qui est qui. Ils savent quelles sont les différentes spécialités des quatre sections qui composent la chambre. Ils étaient donc parfaitement informés et de la composition et de la cause de récusation, comme ils le reconnaissent eux-mêmes.

Sur le second aspect de votre question, je pense que, s’ils avaient introduit une demande de récusation, nous aurions été tenus de l’examiner et nous l’aurions nécessairement acceptée, dans la mesure où j’avais eu des doutes sur la capacité que nous avions de statuer dans ce dossier. Je m’en étais ouvert au président Frouin, et nous avions examiné la question.

Nous ne l’avons pas fait eu égard au fait que les rémunérations perçues étaient très modestes par rapport à nos revenus annuels et que nous avions déjà statué dans des conditions identiques et donné tort à la société Wolters Kluwer, ce qui était de nature à dissiper dans l’esprit d’un justiciable de bonne foi le doute qu’il pouvait avoir sur l’impartialité objective, et compte tenu également de ce qu’avaient répondu tous mes prédécesseurs, à savoir qu’il ne s’agit pas de la même personne morale. On me disait que l’on ne pouvait pas faire de lien entre un dossier concernant la société mère alors que le lien d’intérêts n’existe qu’avec une filiale. C’est d’ailleurs ce qu’a retenu le Conseil supérieur de la magistrature. Dans sa décision, le conseil rappelle que nous n’avons jamais eu la moindre relation que ce soit avec la société WKF. Nous n’avons jamais rencontré l’un de ses dirigeants ou de ses salariés, nous n’avons jamais échangé le moindre email avec elle, nous ne la connaissons absolument pas.

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Je reviens seulement sur la deuxième partie de votre question. Je comprends bien que le justiciable puisse penser que, s’il met en cause, d’une certaine façon, l’impartialité de son futur juge et que cette mise en cause est refusée, il a perdu sur tous les aspects. En même temps, c’est le principe même du droit de récusation. Le droit de récusation est une garantie fondamentale, et il passe par ce propos liminaire, sauf à considérer que le droit de récusation ne sert à rien et ne peut jamais être mis en œuvre.

Il faut faire le partage entre ce que peut penser le justiciable, bien à tort parce qu’il va de soi que nous sommes capables de faire la part entre l’exercice d’un droit de récusation qui reposerait sur une croyance dans la non-objectivité prétendue du magistrat, qui peut être exprimée, et la réalité, qui est qu’un juge n’a absolument pas d’amour-propre quant au fait d’être dans une composition ou de ne pas y être. C’est très important parce que, sinon, le droit de récusation n’a plus de sens.

C’est encore plus vrai devant la Cour de cassation parce que l’on ne met pas personnellement en cause un juge pour des liens personnels, mais pour quelque chose qui tient à sa participation à des manifestations extérieures. Je ne vois pas pourquoi cela poserait le moindre souci à un juge de la Cour de cassation dans la collégialité que ce droit de récusation soit exercé. Sinon, c’est tout le système qui ne fonctionne plus !

M. Jean-Yves Frouin. Je comprends votre question.

À la Cour de cassation – cela fait partie de la cuisine interne, mais c’est une réalité –les relations entre les avocats au conseil et le président d’une chambre sont d’une très grande loyauté. En l’espèce, si les salariés avaient nourri le moindre doute et en avaient fait part à leur avocat au conseil, ce qui me paraît légitime, celui-ci serait venu de me voir et, sans dire que c’était la réclamation de ses mandants, m’aurait demandé si je ne pensais pas, compte tenu de ce doute, qu’il serait mieux que nous nous déportions.

Nous entretenons avec les avocats des relations – en l’occurrence avec celui-ci mais c’est le cas avec tous – d’une très grande franchise, d’une très grande loyauté. Lorsque l’un d’entre eux, soit alerté par ses mandants, soit en en prenant conscience lui-même, ressent une possibilité d’atteinte au principe de l’indépendance de la justice, il vient s’en ouvrir directement au président. Cela n’a pas été le cas en l’espèce.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie de vos réponses. Je retiens la collégialité comme étant un point d’appui et une force. Je le note d’autant plus que je sais que le rapporteur l’entendra. Mais je pense vraiment que ces propos auraient pu être tenus publiquement, je le dis d’autant plus que j’y vois une utilité réelle pour dissiper un certain nombre d’idées et en affirmer d’autres. Sur la récusation, je vous en parle, parce que, indirectement, je suis en train de le vivre. En plus, il ne s’agit pas d’une récusation mais d’une intervention pour dire au juge d’instruction que, peut-être, une reconstitution serait intéressante. Je passe les détails, mais…

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Là, vous intervenez dans son instruction…

M. le président Ugo Bernalicis. D’accord, mais c’est parce que l’argument est un argument de moyens financiers. Ce qui pose un problème est que cela n’est pas assumé publiquement. Quand le réflexe de l’avocat est de me dire que cela pourrait froisser le juge, je ne comprends pas. Vous le savez, comme je le sais, il y a l’état actuel du droit, l’effectivité du droit et la vie, ce que vous appelez le terrain et que vous souhaitez toucher davantage en allant à l’extérieur. Le terrain m’enseigne que ce n’est pas si simple que ça !

M. Didier Paris, rapporteur. Merci à vous trois d’être venus déposer devant cette commission.

Je dirai tout d’abord un mot sur le huis clos : la commission a statué, elle a autorisé le huis clos – sa décision aurait pu être différente – sur la base de vos arguments qui, à mes yeux, étaient parfaitement légitimes. Il faut que vous soyez libres de vos activités actuelles sans risque de perturbation excessive. Vous en avez déjà subi suffisamment, me semble-t-il, en particulier vous, monsieur Huglo, compte tenu des problèmes que cela a pu vous poser dans l’avancée de votre carrière.

Pour commencer, je recentre mon propos sur des questions purement factuelles. J’ai compris que le CSM statue en décembre 2019 et que la décision de fond qui suscite toute cette question date du 28 février 2018. À quel moment vos interventions dans la société WKF ont‑elles eu lieu ? Qui vous demande d’intervenir dans cette société : les syndicats, la direction de la société ? Comment se déroule ce processus et à qui est adressée la demande ? J’ai cru comprendre que cette demande n’était pas intuitu personae mais adressée directement à Cour de cassation, à charge pour la chambre sociale de la Cour de cassation de désigner tel ou tel susceptible d’aller faire cette formation dont, à titre personnel, je saisis parfaitement le fondement. Je comprends bien la question du président sur le public et le privé, mais il s’agit d’un privé spécifique, d’une société d’édition Liaisons sociales, bien connue, comme Lamy, pour travailler dans un champ de compétence pédagogique large. On peut donc l’admettre. Mais comment s’opèrent ce lien et ce choix ?

Cette première série de questions vise à préciser la manière dont les choses se sont déroulées. Vous avez compris que je vous ai adressé un certain nombre de questions, mais qu’en réalité, ce sont les dernières qui importaient surtout. Ce sont celles qui justifient votre présence.

M. Jean-Yves Frouin. En ce qui me concerne, les choses sont très simples : la société WKF organise depuis quinze à vingt ans peut-être, chaque année à l’automne, une journée dite de formation sur l’actualité jurisprudentielle de l’année écoulée, à laquelle elle donne une publicité maximale de façon à attirer un grand nombre de participants. Elle a toujours souhaité que le président de la chambre sociale en préside la matinée et le doyen l’après-midi.

Je suis donc intervenu comme l’avaient fait mes quatre prédécesseurs, si je remonte jusqu’à la fin des années 1990, pour présider cette matinée consacrée à l’actualité jurisprudentielle. Cette journée se tient au tout début du mois d’octobre ; en l’occurrence, c’était cinq mois avant la décision.

En ce qui concerne les modalités selon lesquelles nous sommes sollicités, comme cela a vocation à se reproduire une fois par an, ce sont les salariés en charge de l’organisation de cette journée qui nous adressent – je pense qu’il en va de même pour M. Huglo – un message ou qui nous passent un appel en nous indiquant qu’ils organisent ce colloque sur l’actualité jurisprudentielle à telle date cette année, et en nous demandant si nous serions d’accord pour la présider. Il m’était demandé de faire, dans un propos introductif de vingt minutes, une synthèse de ce qu’avait été l’actualité jurisprudentielle de l’année écoulée. À partir de là, je suis d’accord ou j’ai un empêchement, auquel cas, ils s’adressent à un autre membre de la chambre.

Voilà comment les choses se passent. C’est donc en tant que président ès qualité que je suis sollicité. Il est certain qu’aujourd’hui, ils ne me le demanderaient plus puisque je ne représente plus rien d’intéressant pour eux.

M. Jean-Guy Huglo. J’ajouterai que ce qui les intéresse surtout est d’écrire sur le programme « sous la présidence du président de la chambre sociale » et « sous la présidence du doyen de la chambre sociale ». C’est évidemment une annonce qui attire des participants. C’est vraiment ès qualité que nous étions sollicités. Dès lors que nous ne le serons plus, ils ne nous inviteront plus. En général, Jean-Yves Frouin présidait la matinée, et moi l’après‑midi. En fait, nous recevions un e-mail de la part de salariés qui avaient des titres variables : chargé de formation, chargé de conférence, etc.

M. Didier Paris, rapporteur. Au-delà de la question de conflit ou de lien d’intérêts que vous avez parfaitement explicitée et sur laquelle je ne reviens pas, le reproche qui a pu vous être adressé porte sur l’application de l’article 8 de l’ordonnance statutaire de 1958. Même si, en réalité, de nombreux magistrats assurent des formations – on parle de quelque chose d’exceptionnel compte tenu des circonstances, mais c’est courant – cette intervention aurait mérité une autorisation écrite, ou tout au moins une autorisation explicite de votre « hiérarchie », si je puis dire. Qu’avez-vous à répondre sur ce point ?

Je ne refais pas l’audience du CSM, mais c’est un point retient notre attention. Selon vous, était-il naturel à l’époque – et cela reste‑t‑il naturel – que, ès qualité, vous participiez à un colloque de ce genre ? L’autorisation préalable vous paraissait‑elle aller de soi ? Si je retourne ma question : le premier président de la Cour de cassation aurait‑il pu vous refuser de participer à cette formation ?

M. Jean-Yves Frouin. Cela se faisait, il est vrai, en totale transparence. Personnellement, quand j’étais conseiller référendaire, lorsqu’il m’arrivait de participer à une formation, je le mentionnais comme l’une des activités extérieures dans la fiche d’évaluation, puisque nous sommes évalués tous les deux ans. Par conséquent, je portais à ce moment-là à la connaissance de mon chef de cour le fait que j’exerçais ce type de formation lorsque j’étais sollicité.

Il est vrai également que le statut, établi en 1958, distingue les travaux scientifiques, littéraires et artistiques, pour lesquels il n’y a pas besoin de demande d’autorisation, et les activités d’enseignement, pour lesquelles il est nécessaire de demander une dérogation. Les formations organisées par les organismes privés, nées dans les années 1990, n’existaient pas au moment où le statut a été élaboré. Il aurait sans doute fallu que les premiers à y participer s’interrogent sur l’opportunité de poser la question. À ma connaissance, personne ne l’a jamais fait. À l’époque, je n’étais que conseiller référendaire. C’étaient donc mon président et le doyen ou d’autres conseillers qui me sollicitaient pour les accompagner à l’occasion d’une formation, et personne ne demandait rien à personne.

Je bats ma coulpe, il est vrai que nous ne nous sommes pas posé la question de savoir si nous ne devrions pas considérer cela comme l’équivalent d’activités d’enseignement. Nous avions pour habitude d’accompagner nos interventions de la restitution d’un texte qui était parfois publié. Chaque fois que je suis intervenu comme président de chambre, on me demandait mon texte qui paraissait dans l’une des publications de WKF, et je refusais tout droits d’auteur, ce qui fait que je considérais que cela pouvait à la limite se confondre ou se fondre dans des travaux scientifiques et, par voie de conséquence, échapper à toute autorisation.

Mais, incontestablement, nous n’avons jamais demandé d’autorisation et, au regard du statut, il faudrait que ce point soit clarifié pour l’avenir. Le sens de la note du premier président Louvel imposant désormais des demandes d’autorisation systématiques avait précisément pour objet de soumettre, à l’avenir, toute intervention à l’extérieur à son regard et son autorisation expresse.

Nous avons estimé ne pas devoir le faire. Nous ne sommes pas les seuls intervenants à des formations organisées par des établissements privés ; d’autres personnes de Cour de cassation, dans les autres chambres, le font. À ma connaissance, personne n’a jamais demandé d’autorisation.

M. Jean-Guy Huglo. Quand j’ai participé à la première journée de formation organisée par Liaisons sociales, fin 2014, je me suis inquiété auprès de Jean-Yves Frouin de savoir sous quelle rubrique et statut de l’article 8 cela se faisait. Il m’a répondu ce qu’il vient de vous répondre : il existe une ambiguïté dans l’article 8 du statut et l’on ne sait pas si ces journées relèvent des activités d’enseignement, pour lesquelles une autorisation est nécessaire, ou des activités scientifiques, pour lesquelles il n’y a pas lieu d’en solliciter une ; en tout état de cause, dans la mesure où la chambre sociale doit avoir des contacts avec l’extérieur et participer à la diffusion de sa jurisprudence, le premier président considère que nous avons une autorisation générale implicite pour assurer ces formations.

Compte tenu des usages à la Cour de cassation, je n’allais pas, moi, conseiller – je n’étais pas doyen à l’époque –, demander au premier président de me produire l’autorisation écrite formelle. Les choses en sont donc restées là.

M. Didier Paris, rapporteur. Oui, cela aurait fait vilain petit canard !

J’ai cru comprendre que ces formations étaient rémunérées, forfaitairement. Pouvez-vous préciser, si vous en avez le souvenir, quel en était le montant ?

Par ailleurs, quelle a été l’attitude de vos collègues de la Cour de cassation sur ce qui vous était reproché ou sur la pratique ?

Nous comprenons bien qu’il s’agissait d’un temps de formation tout à fait transparent, public, qui donnait même lieu à publication. Pour autant, vous avez été piégés dans une situation a posteriori.

M. Jean-Guy Huglo. Le montant est de 600 euros pour la demi-journée, donc, de 1 200 euros pour la journée complète. Nous en faisions une par an, ou deux au maximum.

M. Didier Paris, rapporteur. Je me permets de vous interrompre. Lorsque vous dites une ou deux fois par an, est-ce avec WKF ou en totalité ? Plus généralement, quelle est la part de rémunération des formations extérieures pour un membre de la Cour de cassation par rapport à son activité ?

M. Jean-Guy Huglo. Cela correspond au maximum à 2 ou 3 % de notre traitement annuel. C’est variable suivant les années.

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Cela, pour le doyen et le président.

M. Jean-Guy Huglo. Oui, pour le doyen et le président. Le conseil l’a d’ailleurs relevé dans sa décision, cela correspond au maximum à 2 ou 3 % de nos revenus annuels.

La première fois que je l’ai fait, je ne savais même pas que nous étions rémunérés. Trois mois après, j’ai eu la surprise de recevoir un règlement. Nous le faisions parce que c’est le prolongement naturel de nos fonctions. D’ailleurs, ce que nous faisions devant ces organismes de formation est exactement la même chose que ce que je fais lorsque j’explicite la jurisprudence devant mes collègues des chambres sociales de cour d’appel. Ces formations des magistrats des chambres sociales des cours d’appel interviennent sous l’égide de l’ENM. Pendant longtemps, l’ENM nous a envoyé un e-mail, indiquant que, si nous ne refusions pas, nous serions rémunérés. Pour ma part, je répondais systématiquement que je ne voulais pas l’être, pour deux raisons : d’une part, je considérais cela comme le prolongement de mes fonctions de magistrat, d’autre part, parce que cela nécessite de remplir un certain nombre de documents administratifs et que je ne voulais pas perdre mon temps à cela. Depuis deux ans, j’ai eu la surprise de constater que, même lorsque j’envoie cet e-mail de refus, je suis rémunéré. L’ENM m’a expliqué que c’était une obligation. Sinon, cela crée des difficultés en matière de règles budgétaires.

Quant à l’attitude de mes collègues, l’audience disciplinaire devant le Conseil supérieur de la magistrature était publique. La chambre sociale compte 40 magistrats ; une bonne moitié était présente pour nous soutenir. Cela se passait le 4 décembre, juste avant une grève nationale. Ceux qui n’étaient pas là étaient des provinciaux qui s’inquiétaient de pouvoir rentrer chez eux. Au sein de la chambre, il n’y a pas eu de réticence ni le moindre doute quant à notre impartialité.

Il en est allé de même pour l’université. Nous avons beaucoup de contacts avec les professeurs d’université. Lorsque cette affaire a éclaté, trente d’entre eux ont publié une tribune affirmant combien il était important que la chambre sociale ait des activités à l’extérieur et qu’ils n’avaient aucun doute quant au fait qu’elles s’inscrivent dans la plus grande régularité.

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. C’est une question importante, qui me tient à cœur, car avoir été soutenus par nos collègues a été extrêmement important pour nous. Ils savent très bien que nous ne faisons évidemment pas ces formations pour de l’argent et que cela nous demande même un gros travail. Très souvent, quand on leur propose d’en faire, eux-mêmes ne le souhaitent pas, estimant que cela demande une certaine ancienneté et un réel travail. Donc, en réalité, ils nous sont reconnaissants d’assurer ces formations parce qu’ils considèrent que cela permet de représenter la chambre à l’extérieur et qu’il est formidable que certains acceptent de le faire. Ils sont vraiment dans cette optique et, pendant toute la période que nous avons traversée, des collègues ont été constamment présents et constamment dans le soutien. Nous sommes heureux de pouvoir l’exprimer devant vous aujourd’hui.

M. Jean-Yves Frouin. Je complète le propos de M. Huglo : quand il parle de trente professeurs d’université, il s’agissait de trente professeurs de droit du travail, ce qui, à mon sens, représente plus de 90 % des « travaillistes ».

M. Didier Paris, rapporteur. Ma dernière question ouvre volontairement la discussion plus largement : vous avez évoqué la position de la Cour européenne des droits de l’homme sur les atteintes à l’indépendance de la justice. Les atteintes politiques, les atteintes de l’opinion publique, les atteintes des parties sont une réalité, et sont au cœur de notre commission d’enquête. Vous avez fait référence à la posture d’autres pays, comme la Grande-Bretagne, dont les règles, plus précises, ne permettent pas de mettre en cause les juges a posteriori. On met en cause, on développe des arguments à l’audience, et non après. Vous avez bien expliqué les raisons pour lesquelles, dans le cas qui nous intéresse, il n’y avait pas eu de surprise de la part de la partie concernée.

Vous semble-t-il que vous êtes suffisamment protégés dans votre activité professionnelle par rapport aux atteintes à l’indépendance de la justice relevées par la cour –politiques, d’opinion publique si une discussion plus large peut être difficile à aborder, ou par les parties ? Singulièrement, la position prise en Grande-Bretagne pourrait-elle être intégrée dans notre droit français ? Des évolutions juridiques, législatives sont-elles possibles pour assurer une meilleure protection des magistrats dans leur activité juridictionnelle par rapport aux parties, par exemple ?

L’exemple que vous citiez de la Grande-Bretagne me semble assez intéressant.

M. Jean-Guy Huglo. Sur la question du pouvoir politique, dans ma carrière, à aucun moment, je n’ai subi de pressions politiques, pour ce qui me concerne, en tout cas, dans mes fonctions de magistrat du siège.

S’agissant des parties, je pense qu’il existerait deux voies d’amélioration. J’ai déjà indiqué la première, que le Conseil supérieur de la magistrature n’a pas voulu appliquer en matière disciplinaire. Il s’agit de la règle selon laquelle le justiciable qui est informé de la cause de la récusation et qui connaît la composition de la juridiction est irrecevable à former une plainte disciplinaire après la décision.

Il est exact que le droit disciplinaire est un droit particulier, qui ne répond pas à un certain nombre de principes. Ainsi, le principe de légalité des délits et des peines ne s’applique pas en matière disciplinaire. On ne connaît jamais la définition de la faute disciplinaire. Une voie d’amélioration consisterait peut-être à appliquer cette jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière, de dire que le justiciable qui connaissait la composition de la juridiction et la cause de récusation, et qui n’a pas fait valoir son droit à récusation, est irrecevable à présenter une plainte disciplinaire fondée sur la composition de la juridiction. Il peut en présenter sur d’autres fondements, mais pas sur celui tenant à la composition de la juridiction. C’est le premier point.

Second point, à partir du moment où les pressions des parties peuvent prendre la forme d’une plainte disciplinaire, peut-être la loi organique n’a-t-elle pas réglé la question de la commission d’admission des requêtes.

Cette commission se compose de quatre personnes, deux magistrats et deux non-magistrats. La loi organique ne dit pas ce qu’il se passe en cas de partage de voix. Le Conseil supérieur de la magistrature a décidé, mais c’est de pure pratique, que la règle est le renvoi du magistrat devant le conseil de discipline. Cela figure sur son site internet, c’est là que je l’ai appris. Si un jour, par extraordinaire, la Cour européenne des droits de l’homme devait être saisie de ce qu’en France un magistrat en exercice peut faire l’objet de plaintes disciplinaires de la part d’un justiciable, que la commission de filtrage ne statue pas à la majorité et qu’en cas de partage des voix, la règle est le renvoi devant le conseil de discipline, le magistrat étant donc considéré comme faisant l’objet de poursuites disciplinaires, que la décision de renvoi n’est pas motivée – c’est‑à‑dire que le magistrat ne sait pas pour quelle raison il est renvoyé devant le conseil de discipline – et que la décision ne peut faire l’objet d’aucun recours, je crains que tout cela mis bout à bout suscite des difficultés au regard du respect de l’article 6 de la convention puisque, dans sa jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme dispose justement que le juge doit être à l’abri de pressions des parties.

S’agissant ensuite de l’opinion publique, je pourrais vous en raconter. J’ai été rapporteur de l’arrêt Baby Loup qui a suscité de larges débats. Je rappelle, cela vous intéressera peut-être compte tenu de l’objet de votre commission, que le ministre de l’intérieur de l’époque a interrompu les débats devant l’Assemblée nationale – qui traitait d’un tout autre sujet – pour dire tout le mal qu’il pensait de l’arrêt rendu par la Cour de cassation. C’est inhabituel, en tout cas, cela l’est dans les pays anglo-saxons.

M. Didier Paris, rapporteur. À quelle période faites-vous référence ?

M. Jean-Guy Huglo. C’était en 2013, je pense que la vidéo doit encore exister. Je l’avais vue sur mon smartphone le jour même. L’arrêt avait été rendu à 14 heures ; à quinze heures trente, le ministre de l’Intérieur de l’époque a interrompu les débats pour dire combien il regrettait l’arrêt rendu dans l’affaire Baby Loup par la chambre sociale de la Cour de cassation, qui avait conclu à la nullité d’un licenciement parce que la salariée portait un foulard islamique dans une entreprise de droit privé. Le même jour, nous avions avancé la solution contraire s’agissant d’une caisse primaire d’assurance maladie, parce qu’elle gère un service public. À la suite de quoi, le gouvernement a constitué l’Observatoire de la laïcité. La première chose qu’a faite cet observatoire a été de me demander mon rapport, ce qui est parfaitement légitime. J’ai donc produit le rapport de l’affaire Baby Loup, 85 pages sans compter les annexes. À l’issue de son analyse, l’Observatoire de la laïcité a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’élaborer une nouvelle loi.

Mais, s’agissant d’un exemple de pression de l’opinion publique, c’est évidemment celui qui me vient à l’esprit parce qu’il est assez rare de rendre un arrêt qui suscite de telles réactions.

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Je rejoins ce qui a été dit.

L’autre petite difficulté que nous rencontrons, c’est notre impossibilité de répondre. Dès lors que la mise en cause est en lien avec une décision de justice, il est absolument impossible déontologiquement de faire usage d’un droit de réponse et d’entrer dans le dossier pour en expliciter certains aspects. Nous nous trouvons en difficulté.

Je reviens donc sur la collégialité : si la décision est collégiale, le problème est moindre, parce que c’est la formation qui est mise en cause, et l’on est une personne au sein de cette formation. C’est moins terrifiant. Lorsque des noms sont cités, la situation est bien plus compliquée.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous aviez bien des conseils au moment de la formation disciplinaire ? Je l’ai lu dans les articles.

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Je ne parlais pas de cette procédure, je revenais, de manière plus générale, sur la question des parties et sur la difficulté que l’on peut rencontrer face aux pressions de l’opinion publique dans des dossiers sensibles, pour lesquels on peut se retrouver pris à parti, dans les réseaux sociaux ou les médias, au sujet d’une décision qui a été rendue. Il me semble que votre commission discute également de la question de savoir comment l’institution judiciaire peut organiser des droits de réponse plus efficaces face à de telles mises en cause, pour que les magistrats eux-mêmes ne se retrouvent pas à devoir répondre.

M. Didier Paris, rapporteur. Pour ma part, je ne suis pas sûr qu’il soit nécessaire d’instaurer un droit de réponse. En revanche, aller plus loin dans l’explication de la décision rendue initialement peut déjà permettre de régler 50 % de la problématique.

Nous-mêmes, en tant que personnalités politiques, nous pouvons être pris à parti et mis en cause régulièrement. Cela procède aussi du fonctionnement démocratique. Pour autant, nous ne répondons pas toujours. Ne pas répondre tout le temps n’est pas forcément une erreur et considérer que ceux qui veulent commenter le peuvent fait aussi partie de la vie démocratique.

En revanche, je retiens de ce que vous avez dit sur les aspects en cas d’égalité de vote de la commission des requêtes. Les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés, et les procédures internes à la magistrature ne sont pas les plus « carrées ». De même, s’agissant des enquêtes administratives internes, nous avons prévu des auditions pour creuser l’aspect du contradictoire et le fait de pouvoir se défendre. Je pense qu’il y a là des marges de progression substantielles pour tout le monde.

Quant à ce qui s’est passé vous concernant devant la formation disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature, il me semble que vous aviez des avocats. Même si vous ne pouviez vous exprimer personnellement, ils ont pu exercer une certaine forme d’expression publique pour vous assurer un minimum de défense publique et d’honorabilité à l’extérieur, et cela m’a l’air de ne pas avoir trop mal fonctionné.

Souhaitez-vous ajouter un mot en guise de conclusion ?...

M. Jean-Yves Frouin. Nous vous sommes sans doute apparus quelque peu sur la défensive, notamment dans nos propos introductifs, du moins dans le mien. Il est vrai que cela a été une épreuve extrêmement douloureuse pour nous, qui a duré vingt mois. Lorsque nous avons reçu votre demande d’audition, nous nous sommes dit « encore ! »

M. Didier Paris, rapporteur. Je le comprends, d’autant plus que nous sommes parfois confrontés, en tant que justiciables, aux mêmes préoccupations que celles qui vous ont occupés durant tous ces mois. Je comprends bien l’effet que cela peut avoir mais, en même temps, il faut que la justice puisse faire son œuvre. Être mis en cause ne signifie pas être condamné, être entendu ne signifie pas être coupable.

Néanmoins, vous avez sans doute pu percevoir, à votre manière, combien, quand on est pris dans la mécanique judiciaire, ce n’est pas forcément plaisant et, quand on dit, de l’extérieur, qu’il faut laisser faire la justice, c’est toujours plus difficile qu’il n’y paraît. Nous sommes et restons des êtres humains.

Merci à tous les trois.

 

 

 


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Audition du jeudi 18 juin 2020

À 11 heures : Table ronde de représentants de syndicats de magistrats administratifs :

-          M. Robin Mulot, président du Syndicat de la juridiction administrative, Mme Gabrielle Maubon, secrétaire générale, et M. Yann Livernais, ancien vice-président et membre du conseil syndical

-          Mme Ophélie Thielen, secrétaire générale de lUnion syndicale des magistrats administratifs, et M. Emmanuel Laforêt, membre du conseil syndical

M. le président Ugo Bernalicis. En complément de la voix des magistrats judiciaires, il nous semblait important d’entendre celle des juridictions administratives. Nous avons d’ailleurs auditionné des membres du Conseil d’État.

Avant de vous céder, mesdames, messieurs, la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Robin Mulot, Mme Gabrielle Maubon, M. Yann Livernais, Mme Ophélie Thielen et M. Emmanuel Laforêt prêtent successivement serment.)

M. Robin Mulot, président du Syndicat de la juridiction administrative (SJA). Nous sommes ravis d’être auditionnés par la commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Même si je ne suis pas toujours d’accord avec le vice-président Lasserre, je le rejoins pour dire que la Constitution ne connaît pas le pouvoir judiciaire.

Nous souhaitons, pour notre part, exposer le caractère inachevé de l’indépendance de la juridiction administrative et aborder ce que pourraient être des axes d’amélioration.

La première difficulté, qui constitue un axe de progression, est l’absence de constitutionnalisation de la juridiction administrative. Les fondements constitutionnels de la juridiction administrative sont particulièrement fragiles, ce qui constitue une exception parmi les États du Conseil de l’Europe. La juridiction administrative n’est protégée que par deux décisions du Conseil constitutionnel, l’une portant sur la validation des actes administratifs, l’autre, sur le Conseil de la concurrence. Le Conseil d’État est mentionné à plusieurs reprises dans cette jurisprudence, soit au titre de conseil du Gouvernement, l’un de ses principaux rôles, soit comme filtre sur la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Cela reste insuffisant.

Nous considérons qu’il est indispensable d’inscrire dans la Constitution la juridiction administrative, en tout cas son existence et son socle de compétence minimum, en laissant au législateur le soin d’aménager les règles de compétences.

Le statut des magistrats administratifs est au milieu du gué. La loi du 12 mars 2012 a franchi une première étape en reconnaissant expressément la qualité de magistrat aux membres des tribunaux administratifs (TA) et des cours administratives d’appel (CAA). Elle faisait suite à un débat doctrinal intéressant, tranché depuis longtemps en interne. Mais cette première étape reste insuffisante, notamment parce que toutes les garanties essentielles du statut de magistrat relèvent de la loi ordinaire, voire de décisions réglementaires du ministre ou du vice-président du Conseil d’État. Pour nous, les éléments du statut de magistrat administratif, notamment l’indépendance et l’impartialité, devraient relever d’une loi organique.

La situation nous semble aggravée par l’insuffisante évolution du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel (CSTA). Le CSTA est composé de trois collèges, constitués numériquement de telle sorte que le Conseil d’État dispose d’une majorité systémique. Il n’est pas paritaire et les personnalités qualifiées qui y sont nommées ont une tendance naturelle à se ranger du côté du gestionnaire plutôt que du côté des magistrats administratifs. Certes, c’est le jeu, mais nous l’avons profondément regretté quand, sur certains sujets, nous aurions pu arracher un avis négatif. S’ajoute à cette absence de parité, le fait que le Conseil supérieur ne dispose ni d’une administration ni d’un budget. C’est le Conseil d’État qui prépare l’intégralité de ses délibérations et de ses travaux, ce qui complique le travail des représentants élus des magistrats.

L’ordonnance statutaire de 2016 a apporté plusieurs éléments bienvenus. D’abord, elle a étendu les compétences du Conseil supérieur, qui est désormais compétent pour établir directement un certain nombre de décisions, notamment en matière d’avancement. Ensuite, le Conseil supérieur est devenu l’instance disciplinaire de droit de commun des magistrats administratifs. Enfin, un règlement intérieur du CSTA a permis de rationaliser le travail préparatoire de ses membres élus du point de vue de la communication des documents – pendant longtemps, les propositions sur les situations individuelles arrivaient le vendredi soir pour un avis à livrer le mardi matin. Reste la question des textes, projets de loi ou projets de décrets que prépare le Gouvernement, qui parviennent tardivement, mais nous connaissons les difficultés du travail législatif et du calendrier qu’il impose.

J’aborderai d’un mot la mission sur la haute fonction publique, présidée par Frédéric Thiriez. L’idée de faire d’un Institut des hautes études du service public (IHESP), une sorte d’École de guerre qui serait un passage obligé pour l’accès aux fonctions de chef de juridiction nous pose un problème de principe. Actuellement, le cycle de préparation aux fonctions de chef de juridiction n’est une condition ni nécessaire ni suffisante. Le Conseil d’État joue le jeu, et sont nommés des magistrats qui soit n’ont pas besoin de passer par ce cycle, soit qui y sont passés mais dans une proportion acceptable. Selon nous, le CSTA doit absolument conserver ses compétences de nomination des chefs de juridiction, dans la mesure où il émet un avis conforme aux décisions des présidents de tribunaux administratifs et un avis simple aux décisions de nomination des présidents de cours administratives d’appel ; pendant longtemps, il n’a émis aucun avis au motif que le choix s’opérait entre des membres du Conseil d’État.

Monsieur le président, vous nous avez fait prêter serment. Vous savez que les magistrats administratifs ne prêtent pas serment et ne revêtent pas non plus la robe dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles. Il s’agit d’une revendication commune des deux syndicats de magistrats.

Le statut du greffe est un héritage du passé des juridictions administratives, ce qui explique qu’il est encore rattaché au ministère de l’intérieur. Par une convention de gestion, le Conseil d’État détient certes de larges prérogatives sur sa gestion, mais il reste que ce sont des agents de préfecture ou, pour l’administration parisienne, ceux de l’administration centrale qui exercent ces fonctions. Or le ministère de l’intérieur est le principal défendeur devant la juridiction administrative, notamment en raison du contentieux des étrangers. En termes d’image, ce point pourrait faire l’objet d’une correction.

J’en viens aux rôles du Conseil d’État et à la dualité des corps.

Le vice-président, après avoir déclaré devant la commission d’enquête que la fusion des corps des magistrats et des membres n’était pas demandée, a toutefois fini par admettre qu’elle n’était pas demandée par les membres du Conseil d’État. Je puis vous garantir qu’elle l’est par les magistrats administratifs, non sur les fonctions de conseil actuellement dévolues au Conseil d’État mais sur les fonctions juridictionnelles.

Les magistrats administratifs sont tout simplement privés de l’accès aux fonctions de juge de cassation, ce qui est une situation unique en Europe. Le Conseil d’État argue qu’il promeut 2,5 magistrats par an dans le cadre d’une sorte de faux tour extérieur, mais cela reste insuffisant, dans la mesure où cela implique pour les magistrats de changer de carrière. Suite à une telle nomination, on n’est plus magistrat administratif ; on devient membre du Conseil d’État, avec les exigences associées de dérouler une carrière de membre du Conseil d’État comprenant des affectations en section administrative et une obligation statutaire de mobilité. Ce n’est pas là une carrière de magistrat administratif alors que le Conseil constitutionnel a déclaré que la France devait, pour l’essentiel, se doter d’une magistrature de carrière.

Nous éprouvons une autre difficulté vis-à-vis du cumul des fonctions du Conseil d’État, au nombre de quatre. La fonction d’étude ne pose pas de problème, mais il en va différemment du cumul de la fonction de gestion, de la fonction de juge et de la fonction de conseil.

S’agissant spécifiquement des magistrats administratifs, le Conseil d’État prépare les textes ou demande au ministère de la justice de les préparer. En tant que conseiller du Gouvernement, il les étudie et, en tant que juge, en apprécie la légalité, à la fois sur les situations individuelles des magistrats et sur les conflits collectifs. Je note que ni le SJA ni l’USMA n’ont, depuis longtemps, gagné de conflit collectif devant le Conseil d’État, ce qui est dommage.

Nous avons remis une contribution écrite aux travaux de la commission, qui contient six propositions afin de répondre aux difficultés que nous avons soulevées.

Mme Ophélie Thielen, secrétaire générale de lUnion syndicale des magistrats administratifs (USMA). Permettez-moi de présenter les excuses d’Olivier di Candia, président de l’USMA, qui doit assurer, en ces temps de reprise d’activité, des fonctions juridictionnelles.

L’USMA partage l’intégralité de la déclaration du SJA. Aussi reviendrai-je, parmi les points évoqués, sur ceux pour lesquels l’USMA a été précurseur.

L’USMA a été créée en 1986 pour revendiquer le corps unique de la première instance à la cassation, et la possibilité pour les magistrats administratifs – le terme n’était alors pas encore reconnu dans les textes – de bénéficier des attributs classiques de la fonction de juger : la prestation de serment et le port de la robe. En découlait la revendication d’un statut inscrit dans le texte de la Constitution et non plus seulement reconnu par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Nous avons été rejoints par la SJA sur ces sujets.

De même que la justice doit être rendue au vu et au su de tous, l’indépendance et l’impartialité du juge, valeurs fondatrices de la fonction de juger, doivent être vécues par les magistrats mais aussi vues par les justiciables. L’indépendance résulte de garanties statutaires entourant les magistrats, ceux-ci devant être à l’abri des pressions et des menaces susceptibles de peser sur leur faculté de juger en toute impartialité et indépendance. L’impartialité du juge se définit comme l’absence de préjugé ou de parti pris sur le dossier contentieux qui lui est soumis, et comporte une dimension subjective et une dimension objective. La première consiste à rechercher si, au cas d’espèce, le juge dispose de liens privilégiés avec une partie attestant d’une conviction personnelle ou d’un comportement relevant d’un préjugé. En l’occurrence, de tels manquements n’existent pas ou exceptionnellement, en tout cas dans la juridiction administrative. En revanche, ce sont son statut même et la manière dont il agit auprès des justiciables qui apportent les garanties d’impartialité objective, c’est-à-dire la certitude que le magistrat est impartial et indépendant.

Le juge administratif reste à la recherche de garanties statutaires en termes d’indépendance, dans la mesure où l’indépendance du magistrat administratif et son existence même ne sont pas inscrites dans le texte de la Constitution. Elles ne résultent que de principes, certes de valeur constitutionnelle, mais dégagés par le Conseil constitutionnel dans sa jurisprudence. C’est une spécificité française au sein des États membres du Conseil de l’Europe. Dans tous les pays qui connaissent une dualité des ordres juridictionnels, les constitutions reconnaissent l’existence et l’indépendance de la juridiction administrative dans son ensemble. En France, le Conseil d’État n’existe qu’à travers certaines fonctions qui, excepté le filtre de la QPC, ne sont pas juridictionnelles, alors même que les tribunaux administratifs sont la première voie de transmission au Conseil d’État.

Nous ne réclamons pas la constitutionnalisation du Conseil d’État, mais celle de l’ordre juridictionnel administratif en son entier. Nous rappelons qu’à ce titre, une proposition de la loi constitutionnelle, déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale en février 2018, est toujours pendante.

Les membres du corps des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel sont certes des magistrats, mais la reconnaissance du statut est uniquement législative. Les membres du Conseil d’État ne revendiquent absolument pas ce statut de magistrat administratif, voire le refusent. C’est le refus de ceux-là qu’a exprimé le vice-président du Conseil d’État en indiquant devant la commission d’enquête que les membres du Conseil ne demandaient pas la fusion en un corps unique de la première instance à la cassation, composé de magistrats de carrière ; les membres du corps des tribunaux administratifs d’appel, dans leur majorité, réclament bien un corps unique, une revendication portée et défendue par les deux organisations syndicales des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel. Cela n’exclut nullement que les membres du Conseil d’État, notamment de la fonction juridictionnelle, disposent de garanties d’indépendance, d’impartialité, d’inamovibilité, mais ce sont là des garanties qui ne sont, pour la plupart, que coutumières, et pour certains dispositifs, réglementaires. Mais que je sache, la loi prime encore sur la coutume !

La jurisprudence du Conseil d’État reste très ambiguë sur le statut du magistrat administratif. Dans son arrêt du 21 février 2014 M. Marc-Antoine, le Conseil d’État réaffirme sa position traditionnelle et juge que les magistrats des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel ne sont pas des magistrats au sens de l’article 64 de la Constitution mais bien des fonctionnaires de l’État pour lesquels l’article 34 de la Constitution ne réserve au législateur que la définition des garanties fondamentales. Cette décision soulève la question de la position du Conseil d’État, le requérant ayant la particularité d’être magistrat administratif. La position de juge et le statut des magistrats administratifs peuvent soulever des difficultés, dans la mesure où une même institution, composée de personnes physiques différentes à tous les stades de la procédure, rédige les textes, en sollicite l’application et juge en dernier ressort.

La revendication d’un corps unique ne concernant que la fonction juridictionnelle du Conseil d’État, elle soulève la question d’une scission. Un corps unique conduirait nécessairement à la fin de la dualité fonctionnelle du Conseil d’État, à la fois conseil du Gouvernement et juge suprême de la juridiction administrative, à laquelle lui-même est très attaché.

La gestion des magistrats administratifs par le Conseil d’État est en cours d’évolution. La garantie de l’impartialité et de l’indépendance passe par le statut et par le fait que le juge administratif est issu de l’administration. Celui-ci reste attaché à cette particularité et n’en revendique pas la fin, même si, lorsqu’ils intègrent le corps des tribunaux administratifs et des cours, les magistrats administratifs quittent l’administration – temporairement pour ceux qui, sont en détachement, ont vocation à repartir dans leur administration d’origine. Cette provenance donne au magistrat administratif la responsabilité de garantir une totale indépendance et impartialité à l’égard de son principal justiciable qu’est l’administration. De fait, selon les contentieux, il y a toujours une administration en demande ou en défense. À ce titre, nous partageons les réticences exposées par Robin Mulot sur les propositions de la mission Thiriez, notamment celle de remettre en cause les modes de recrutement des magistrats administratifs, et partant, l’équilibre qui a été trouvé au sein du corps, des formations de jugement et des juridictions.

L’indépendance réelle des magistrats passe aussi par la réalité de la collégialité au sein des formations de jugement. Bien que de plus en plus de décisions relèvent de magistrats statuant seuls, la collégialité permet à chacun d’exprimer son opinion et de limiter le risque de juger selon ses convictions personnelles. Les propositions visant à rendre uniforme et unique l’accès à la juridiction administrative risquent de toucher à l’indépendance et à l’impartialité des magistrats.

Se pose également la question du déroulement de carrière puisque les chefs de juridiction sont tous des magistrats dont la carrière a progressé, pour l’essentiel, dans la juridiction administrative. Cela doit perdurer, comme doivent perdurer et être renforcées les prérogatives du Conseil supérieur des tribunaux administratifs dont nous espérons qu’il devienne, un jour, le Conseil supérieur de la magistrature administrative.

Nous souhaitons que ce conseil acquière une réelle maîtrise de la progression de carrière des magistrats. À cet égard, l’USMA est très mobilisée contre une tendance actuelle du Conseil d’État gestionnaire à privilégier, semble-t-il, l’inscription au tableau d’avancement au grade de président les magistrats ayant eu une expérience dans l’administration centrale, au détriment, à mérites et statuts égaux, de magistrats ayant effectué d’autres mobilités dans les magistratures judiciaire ou financière, ou en cours administratives d’appel – dérogation à l’obligation de mobilité statutaire qui avait été ouverte pour pallier les difficultés de mobilité en région. Le Conseil d’État tend à privilégier des magistrats qui auront connu des parcours en administration centrale et assuré des fonctions d’encadrement. Un recours contentieux est pendant ; nous verrons si nous parviendrons à rompre la pratique qui aboutit systématiquement au rejet de nos recours.

Une autre manière de garantir l’indépendance et l’impartialité est le port de la robe, qui permet au magistrat d’incarner une fonction devant le justiciable. C’est là, avec le statut constitutionnel, la revendication première de l’USMA. Le débat est à nouveau ouvert, ce point ayant été inscrit à l’ordre du jour du CSTA en février dernier et le sera à nouveau à l’automne.

Le vice-président a rappelé que la juridiction administrative était née de la volonté de séparer les pouvoirs, notamment d’empêcher que le juge interfère avec la fonction d’administrer. Même si les juges administratifs restent viscéralement attachés à leurs spécificités et à leurs liens originels avec l’administration, il nous semble nécessaire de renforcer les garanties afin que les fonctions administratives ne soient pas perçues comme interférant avec la fonction de juger.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai souri en entendant l’allusion que vous avez faite au droit coutumier, car je l’ai également entendue de la part du vice-président et en ai été fort surpris.

Parmi les apparences de l’indépendance de la magistrature judiciaire figure le fait d’être passé par une école unique. Un modèle identique d’école de la magistrature administrative est-il à exclure ? Ne devrait-on entrer dans la magistrature administrative qu’en étant passé par une école commune avec les futurs fonctionnaires d’autres administrations ? Le passage dans l’administration avant d’être magistrat administratif vous paraît-il important et utile ?

Quelles garanties seraient susceptibles d’éviter des allers-retours qui pourraient rendre les apparences préjudiciables aux magistrats administratifs ?

M. Robin Mulot. La formation commune avec d’autres hauts fonctionnaires (à l’ENA) ne concerne qu’entre 10 % et 15 % des magistrats administratifs de chaque promotion. Elle ne pose aucune difficulté d’indépendance et permet, au contraire, d’acquérir une connaissance de l’administration, la connaissance n’étant ni la connivence ni la complaisance. Les magistrats administratifs de retour de mobilité ne sont pas forcément plus complaisants vis-à-vis de l’administration.

Ceux des magistrats qui sont directement issus du concours spécifique sont autant une richesse que ceux qui arrivent par le tour extérieur après avoir été attachés de la fonction publique ou issus d’autres horizons professionnels. Quand ils rentrent dans le corps avec un statut adéquat et une culture de l’indépendance, qui existe, il n’y a aucune difficulté pour nous.

La question des allers-retours dans l’administration se pose moins pour les magistrats administratifs que pour les membres du Conseil d’État. Ils sont moins nombreux dans les cabinets et aucun d’eux n’exerce des fonctions de directeur de cabinet, comme peuvent le faire un certain nombre de membres du Conseil d’État. D’ailleurs, le terme d’allers-retours n’est pas adéquat, pour les magistrats administratifs, s’agissant de l’obligation statutaire de mobilité que beaucoup remplissent en servant deux à quatre ans dans un service de l’administration centrale ou déconcentrée, en étant sous-préfet ou en dirigeant une structure, pour se frotter à la prise de décision, à la prise de risque et à la conduite d’une politique publique. Lorsqu’ils reviennent dans un tribunal administratif, toutes les garanties d’indépendance, d’impartialité et de déport sont réunies. Un régime d’incompatibilité, d’ailleurs assez sévère, permet d’éviter des difficultés qui sont extrêmement rares. Nous avons la même impression que celle dont vous a fait part Jean-Denis Combrexelle : dans le doute, on se déporte. Cette pratique du déport est antérieure à la charte de déontologie et aux déclarations d’intérêt, et est susceptible d’être mise en œuvre en cas de problème.

Nous sommes plus inquiets de la proposition de Frédéric Thiriez d’un passage par « l’École de guerre »  en milieu de carrière, au moment où les destinées peuvent se jouer au regard de l’accession à des fonctions de chef de juridiction. Là peuvent se poser de vraies questions sur l’indépendance, sur le rôle que doit jouer le Conseil supérieur dans le choix des nominations importantes. Dans le cadre de la campagne électorale interne, nous avions produit un petit dessin humoristique montrant Frédéric Thiriez remettant son rapport à Emmanuel Macron en disant : « On voulait mettre des sous-préfets à la tête des tribunaux administratifs, mais les syndicats ne semblent pas daccord ! » L’idée qui sous-tendait cette caricature était d’éviter à tout prix ce passage par « l’École de guerre », qui serait à la discrétion du Gouvernement et qui conduirait à ce que des chefs de juridiction puissent ne pas être des magistrats de carrière. Là, nous aurions un vrai problème d’indépendance.

M. le président Ugo Bernalicis. Pourrait-on imaginer une norme de formation continue selon laquelle un magistrat qui serait nommé chef de juridiction prendrait son poste de façon différée, après une période de formation continue obligatoire de six mois ou un an ? Deux questions s’en trouveraient réglées à la fois : la nomination, sur avis du Conseil supérieur, serait décorrélée de celle de la formation ou du bagage antérieur ; la garantie serait acquise que tout le monde passerait par la formation continue à la fonction de chef de juridiction administrative, qui est différente de l’instruction d’affaires ou de la fonction de sous-préfet. Je crois aux vertus de la formation continue.

Du fait que la plupart des chefs de juridiction ont été en responsabilité dans l’administration, la question se pose peut-être moins que pour les magistrats de l’ordre judiciaire. Il apparaît que, pour les aspects budgétaires et de gestion des tribunaux, une montée en compétences est a priori nécessaire.

M. Robin Mulot. Je ne suis pas sûr que la question se pose dans les mêmes termes. Dès les auditions de la mission Thiriez, nous avions évoqué l’idée que le cycle de préparation aux fonctions de chef de juridiction – qui existe – comprenne des modules de formation communs avec « l’École de guerre ». Cela ne nous choquerait pas, par exemple, pour des matières strictement budgétaires. En revanche, gérer une administration n’est pas la même chose que gérer une juridiction. On ne gère pas des personnes qui bénéficient de garanties d’indépendance en se conformant strictement au code de justice administrative. Au demeurant, les chefs de juridiction organisent leur tribunal ou leur cour, mais c’est le Conseil d’État qui pilote pour l’essentiel les très grands projets, tels que le passage au numérique et au travail dématérialisé, ou les projets immobiliers. Les chefs de juridiction prennent leur part à ces questions de gestion, mais l’essentiel de leur activité consiste à organiser une activité juridictionnelle. En matière de gestion des ressources humaines également, pour les personnes qui n’ont jamais occupé de telles fonctions, les modules de formation nous semblent les bienvenus, certains pouvant même être communs avec « l’École de guerre ».

L’actuel cycle de préparation aux fonctions de chefs de juridiction, surnommé « le vivier », bien que perfectible, a des qualités. Il prépare des magistrats aux spécificités propres à l’exercice des fonctions de responsabilité dans la juridiction. Cela permet à certains de se rendre compte qu’ils ne sont pas faits pour cette fonction, car il ne s’agit plus du même métier. C’est d’autant plus vrai que la juridiction est grande : juger ne représente plus l’essentiel de l’activité ; gérer est compliqué, prend du temps et demande beaucoup d’investissement. Tous n’y sont pas prêts. Pour ceux que cela intéresse, la formation permet de mieux appréhender les fonctions et de simplifier les débuts, ce que l’on a pu constater avec les premières générations de chef de juridiction issues de ce cycle de préparation, sur lequel nous portons un regard plutôt positif.

Mme Ophélie Thielen. Notre propos n’est pas de revendiquer que les magistrats viennent nécessairement de l’administration ; c’est même plutôt l’inverse. Reste qu’on ne peut pas nier le lien historique originel qui existe entre les magistrats administratifs et l’administration. Ce qui nous inquiétait dans les propositions de la mission Thiriez, c’est l’entrée dans le corps des magistrats administratifs par une voie unique et une formation unique dont on n’a pas su, au final, dans quelle mesure elle réservait une formation spécifique à la fonction de juger – juger l’administration ou simplement juger.

L’accession au corps se fait par quatre voies différentes : l’ENA, la voie originelle mais numériquement la plus faible ; le tour extérieur ; le détachement ; le concours direct, interne ou externe. Jusqu’en 2013, le concours ENIET était unique et a longtemps été complémentaire ; aujourd’hui, le concours direct, interne ou externe, est numériquement la première voie d’accès. La mission Thiriez en préconisait la suppression, du moins la réduction à la portion congrue, une proposition que nous n’accepterions pas, car nous considérons que les quatre voies d’accès procurent une composition relativement équilibrée de la juridiction administrative. Cet équilibre se retrouve au sein des formations de jugement, toutes composées différemment, et c’est ce qui renforce l’indépendance des magistrats. Les difficultés d’indépendance qui peuvent être soulevées, sont plutôt au niveau de la juridiction et davantage liées à l’apparence et au statut ; les magistrats, eux, se sentent indépendants et le sont. En matière de déport, la pratique est à l’extrême prudence et au déport très aisé plutôt qu’à la négligence ou au manque de prudence. Que ce soit au sein du Conseil d’État ou des juridictions administratives de premier ressort ou d’appel, c’est une évidence : au moindre doute, les magistrats se déportent. L’entretien de déontologie a permis de renforcer ces pratiques, qui ont toujours été une réalité.

En matière de formation, il est important pour les magistrats administratifs de suivre une formation spécifique à la fois à la fonction de juger et celle de juger l’administration – à cet égard, nous aimerions que le Centre de formation de la juridiction administrative fasse des progrès. Ce point est pour nous une inquiétude, car nous ne savons pas exactement ce que propose le rapport Thiriez. En tout cas, il nous semble inenvisageable d’accéder aux fonctions de juge administratif sans être passé par une formation spécifique à la fonction de juger.

M. le président Ugo Bernalicis. Avez-vous connaissance, directement ou indirectement, ou par la voie syndicale, de manquements à l’indépendance ou à l’impartialité, ou de tentatives d’intervention, notamment de l’administration qui est votre principal client ou usager ? Lorsque cela se produit, ces faits sont-ils traités, et de quelle manière ?

M. Robin Mulot. Des collègues un peu plus anciens que moi m’ont décrit des temps hérités de la période antérieure à 1987 où, mécontents d’un jugement, des préfets passaient un petit coup de fil. Ces temps sont nettement révolus.

En 2012, 2015 et 2019, nous avons mené des enquêtes sur la charge et les conditions de travail. Pour la première fois, en 2019, nous avons introduit une question sur l’indépendance, à laquelle 580 magistrats ont répondu, soit près de la moitié des magistrats en juridiction. Seulement 5 % s’étaient déjà sentis menacés dans leur indépendance sur une ou plusieurs affaires. Les réponses faisaient état de pressions de deux types : des pressions, directes ou indirectes, exercées sur la formation de jugement, mais qui restaient très rares ; des pressions de nature plus structurelle mentionnées par des magistrats qui s’inquiétaient de constater une immixtion croissante du législateur et du pouvoir réglementaire dans le travail du juge. Deux exemples revenaient souvent, qui concernaient le contentieux des étrangers et le contentieux de l’urbanisme, dont les délais sont si nombreux et la multiplicité des procédures telle que plus personne n’y retrouve ses petits ! Le contentieux des étrangers est à ce point complexe que chaque organisation se réfère à un tableau pour comprendre le nombre de procédures. Le Conseil d’État n’y fait pas exception, et nous avons dressé un tableau à trente-six entrées – et fait des propositions de simplification…

La complexité est donc vécue comme une forme d’atteinte à l’indépendance –quand on priorise tout, on ne priorise plus rien. Et quand on contraint le juge avec des procédures dérogatoires, on réduit ses marges de manœuvre dans l’organisation de son travail, ce qui est également une forme d’atteinte à l’indépendance.

Cela dit, ces difficultés, en tout cas pour les premières que j’ai évoquées, restent rares – et heureusement ! Lorsqu’elles sont signalées, elles sont immédiatement transmises à la mission d’inspection des juridictions administratives du Conseil d’État. À ma connaissance, cela fait des années que nous n’avons pas eu à en connaître, ce dont nous nous félicitons.

Mme Ophélie Thielen. Les pressions directes ou indirectes sur des membres de formations de jugement ou sur un magistrat statuant seul n’existent pas, ou marginalement. Cela a pu exister, mais n’existe plus. Peut-être peut-il y avoir exceptionnellement des préfets mécontents d’un jugement qui appelleront a posteriori. Dans ce cas, le chef de juridiction rappelle les voies de recours, appel ou cassation. Nous n’avons pas connaissance de magistrats qui seraient sanctionnés, fût-ce oralement, pour les positions qu’ils ont pu prendre dans le cadre de leurs fonctions juridictionnelles.

L’atteinte à l’indépendance que les magistrats peuvent ressentir est induite sur l’exercice de la fonction de juger, notamment par la charge de travail et les multiples procédures qui encadrent la fonction. Nous espérons que les procédures du contentieux des étrangers finiront par se simplifier. Le contentieux de l’urbanisme est également un très bon exemple. Le juge de l’urbanisme, qui est un juge de l’excès de pouvoir, dont la fonction est assez binaire – il annule ou rejette – est parfois contraint d’être la seconde main de l’administration et de régulariser des décisions illégales. Dans un souci de bonne administration de la justice, la légalité étant l’objectif à atteindre, peut-être le juge y arrive-t-il par une voie assez longue et détournée, mais l’office naturel du juge n’est pas de permettre à l’administration, en tout cas dans le cadre d’une instance encore pendante, de régulariser. En toute logique, le juge annule et l’administration reprend une décision conforme à la légalité.

Un tel encadrement de leurs fonctions peut être perçu par nombre de magistrats comme une atteinte à leur indépendance, d’autant plus qu’il se combine avec une charge de travail croissante. L’une des manières de préserver l’indépendance des magistrats serait de leur garantir les moyens de juger convenablement, en prenant le temps nécessaire. Cela passe également par une rémunération suffisante, pour éviter toute velléité d’augmenter celle-ci par d’autres biais – même si cela n’existe pas dans la juridiction administrative. Il faut aussi donner à la juridiction un budget et des effectifs suffisants pour absorber la demande de justice, qui croît depuis des années sans que les moyens de la justice, notamment administrative, progressent en proportion.

Les magistrats peuvent ressentir cette situation comme une atteinte ou une limite à la possibilité d’exercer correctement leurs fonctions selon des modalités qui conservent le sens de la justice, telles que consacrer à chaque dossier le temps qu’il mérite. Une autre atteinte indirecte peut prendre la forme de cas, de plus en plus nombreux, où le magistrat statue seul, ce qui participe à la dégradation de la qualité de la justice.

Au début de l’année, l’USMA a réalisé un sondage sur le port de la robe, auquel 800 magistrats ont répondu : un peu plus de 70 % se sont prononcés favorablement à la prestation de serment et presque 70 % favorablement au port de la robe. Il est ressorti de commentaires accompagnant les votes que le port de la robe était considéré comme nécessaire pour montrer aux justiciables – administration ou citoyens – que les magistrats incarnaient une fonction particulière dans la société, pour être identifiés en tant que juges. Dans l’imagerie populaire, le juge porte une robe ; la personne qui n’en porte pas n’en est pas un.

M. Didier Paris, rapporteur. Nous avons reçu de l’USMA et du SJA des éléments de réponse au questionnaire que j’avais adressé, y compris d’ailleurs la proposition de loi constitutionnelle présentée par Laurent Garcia. Vous frappez aux bonnes portes ! Je vous propose de reprendre le questionnaire ; adressez-nous des compléments si vous le jugez nécessaire. Les membres de la commission en prendront connaissance avec grand intérêt.

Je comprends parfaitement la revendication d’un corps unique et l’impact puissant que cela pourrait avoir sur le Conseil d’État. Madame Thielen, vous avez évoqué une forme de scission du Conseil d’État entre la structure de conseil et la structure de jugement. Comment la scission pourrait-elle se concevoir ? Ne conduirait-elle pas à un amoindrissement de la fonction du Conseil d’État ? Serait-ce un renforcement de la juridiction administrative dans son ensemble ou, au contraire, un point de faiblesse par rapport aux rôles centraux de contentieux et de conseil ?

Mme Ophélie Thielen. La scission entre les deux fonctions n’implique pas nécessairement l’impossibilité de passage entre la section du contentieux, qui deviendrait le juge suprême au sein d’un corps unique, et l’administration, et le cas échéant au sein du Conseil d’État qui aurait conservé cette fonction première de conseil du gouvernement. Les modalités pratiques restent à écrire. Il est probable que la scission organique du Conseil d’État réduirait sa fonction de conseil dans la mesure où avoir le dernier mot au contentieux renforce le poids des avis du Conseil d’État. Peut-être est une des raisons pour lesquelles le Conseil d’État refuse la constitution d’un corps unique.

Pour leur part, les membres des TA et des cours, dans leur majorité, revendiquent l’existence d’un corps unique et la possibilité de devenir, en cours de carrière, juges de cassation. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, hormis pour les 2,5 magistrats nommés au faux tour extérieur – deux ou trois membres tous les deux ans des TA deviennent maître des requêtes selon les années et un accède au grade de Conseiller d’État.

M. Didier Paris, rapporteur. Quel est le nombre de magistrats de tribunaux administratifs ou de cours administratives d’appel qui entrent au Conseil d’État, en dehors du faux tour extérieur que vous évoquez ? Existe-t-il d’autres voies d’accès ?

Mme Ophélie Thielen. Non.

M. Didier Paris, rapporteur. L’évolution naturelle dans le corps de la justice judiciaire n’existe donc pas dans la justice administrative.

M. Robin Mulot. Tous les ans, 2,5 magistrats deviennent maîtres des requêtes. Ils entrent au Conseil d’État vers 40 ans, l’idée étant d’y dérouler vingt à vingt-cinq ans de carrière ensuite. Tous les deux ans, un magistrat est nommé au grade de conseiller d’État, plutôt en fin de carrière.

M. Didier Paris, rapporteur. L’accès par le concours de l’ENA n’offre-t-il pas davantage de chances d’accéder au Conseil d’État ?

M. Robin Mulot. Non.

M. Didier Paris, rapporteur. N’est-ce pas là un gage d’indépendance dans la mesure où la préoccupation d’évolution de carrière disparaît ? Nous avons reçu des réponses sur l’indépendance du corps judiciaire donnant à penser que, à la Cour de cassation, par exemple, on atteint, à un moment donné, un niveau de carrière tel que l’on est libéré de toute préoccupation de carrière. On est donc plus indépendant.

Au niveau des tribunaux administratifs ou cours administratives d’appel, s’il n’existe quasiment aucune possibilité d’accéder au Conseil d’État, cela suppose une forme d’indépendance subjective, dans la mesure où l’on n’a pas de préoccupation de carrière. Sans doute mon propos est-il quelque peu provocateur !

M. Robin Mulot. Je ne suis pas certain que l’on puisse répondre aussi simplement. L’évolution de carrière est possible au sein du corps des magistrats : après le passage au grade de président, suivent sept échelons fonctionnels liés à la taille des juridictions de plus en plus grande. Des membres du corps sont également nommés conseillers d’État hors tour extérieur pour présider les cours administratives d’appel, au nombre de huit, celles de Paris et de Versailles étant réservées par la coutume uniquement à des membres issus du Conseil d’État.

M. Didier Paris, rapporteur. Finalement, quels sont les facteurs accélérateurs de carrière dans les tribunaux administratifs et cours administratives d’appel ? Les allers-retours avec d’autres fonctions en sont-ils un ?

M. Yann Livenais, ancien vice-président et membre du conseil syndical du SJA. Étant moi-même titulaire du grade de président, je me permets de répondre. Les allers-retours depuis la juridiction vers l’administration active ne sont pas un accélérateur de carrière. Les magistrats qui connaissent une telle carrière sont rares. La plupart ne réalisent, au cours de leur carrière, qu’un passage au sein d’une administration active à l’occasion de la mobilité statutaire. Il est à souligner que nos collègues de province, pour des raisons qui tiennent à la faible disponibilité des postes en administration active hors région parisienne, sont réputés accomplir cette mobilité au sein du corps par le passage en cours administrative d’appel. Par rapport à une carrière qui se déroule en quasi-totalité dans les juridictions, la seule légère incidence intervient au passage au grade de président pour des raisons qui tiennent à l’exercice de fonctions d’encadrement.

Au demeurant, nos collègues qui effectuent leur carrière hors de la magistrature administrative, qui exercent des fonctions au sein de l’administration active et y restent pour occuper des postes fonctionnels, par exemple de sous-directeur, nous ne les revoyons plus. Ils restent rattachés au corps parce qu’ils refusent éventuellement les propositions d’intégration qui leur sont faites par leur administration d’accueil, mais leur carrière se déroule en dehors. D’ailleurs, pour des raisons qui tiennent à la fin du renouvellement de leur détachement ou à la gestion de la démographie de leur corps d’accueil, ces collègues souffrent d’un retard de carrière. Un usage sain veut que le passage au grade de président soit précédé d’un retour à l’exercice de fonctions purement juridictionnelles, de sorte que ces collègues attendent un ou deux ans avant d’accéder, à ancienneté et à mérite égaux, au grade de président. Il n’y a donc pas d’accélération en raison d’une proximité relativement étroite avec l’administration active. Peut-être même est-ce l’inverse qui se produit.

M. Didier Paris, rapporteur. Depuis 2016, vous êtes soumis à l’obligation de déclaration d’intérêts. A-t-elle eu un impact particulier dans les juridictions ? S’exécute-t-elle de façon satisfaisante ?

M. Robin Mulot. L’obligation de déclaration d’intérêts introduite par la loi du 20 avril 2016 présente trois avantages : systématiser, formaliser et objectiver l’entretien de déontologie et l’exercice d’auto-examen auquel se livraient les magistrats. Nous avions d’ailleurs émis des observations favorables lorsque le projet de loi avait été examiné par l’Assemblée nationale. L’entretien de déontologie permet à un magistrat nouvellement affecté de faire un point avec le chef de juridiction sur ce qui, dans ses activités administratives et personnelles, peut poser une difficulté objective ou subjective ; le chef de juridiction apprécie les conclusions à tirer au regard de l’affectation, des déports systématiques de certaines affaires, de la manière dont sera organisée l’activité juridictionnelle. Si, par exemple, un magistrat a été chef du service des étrangers, on évitera peut-être de lui confier immédiatement des dossiers relevant du droit des étrangers dans le même ressort.

Nous n’avons pas connaissance d’actions correctrices précises, la loi ayant soumis les entretiens à une obligation de confidentialité, ce qui est une bonne chose. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons vous livrer d’exemples spécifiques.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous auriez pu recevoir des sollicitations syndicales de défense.

M. Robin Mulot. Nous n’en avons pas reçu. La question se règle dans un cadre bilatéral entre le chef de juridiction et le magistrat, et cela se passe plutôt bien.

Mme Ophélie Thielen. En matière de déport, la pratique au sein de la juridiction administrative est plutôt marquée par une extrême prudence dans l’identification de causes personnelles d’incompatibilité avec certains dossiers ou matières. Il est vrai que cet entretien déontologique obligatoire, qui concerne aussi les activités du conjoint, permet de réfléchir, voire de pré-identifier des incompatibilités possibles auxquelles le magistrat n’aurait pas nécessairement pensé et qui, dès lors, sont inscrites dans un document. Pour autant, nous n’avons pas le sentiment qu’il ait amélioré l’indépendance du magistrat, en ce sens que les déports étaient déjà systématiques. Il permet néanmoins de conserver une trace et de déterminer des affectations particulières ou d’exonérer des magistrats de certains contentieux.

M. Didier Paris, rapporteur. On connaît le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) dans son rôle de nomination, de promotion, le cas échéant de sanction par son rôle en matière disciplinaire. On sait que des évolutions, notamment de nature constitutionnelle, qui font partie d’un bloc, sont en projet mais pas encore à l’ordre du jour du bureau de l’Assemblée nationale ou du Sénat. On connaît moins le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel. Quel est votre regard sur son rôle actuel ? Quelles seraient les évolutions nécessaires ?

M. Robin Mulot. Ce sujet fait l’objet d’une revendication commune du SJA et de lUSMA. Du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel, nous regrettons labsence de parité. Sur les treize membres qui le composent, cinq sont des représentants élus des magistrats et un est chef de juridiction élu par ses pairs ; les autres sont soit des représentants du Conseil dÉtat – le vice-président préside le CSTA –, soit trois personnalités qualifiées nommées respectivement par le Président de la République, le président de lAssemblée nationale et le président du Sénat. Cette formation permet au Conseil dÉtat de disposer dune majorité systémique au sein du Conseil supérieur, car il est extrêmement difficile de faire voter les personnalités qualifiées dans le sens des magistrats, même si nous parvenons à nous mettre daccord sur de nombreuses questions. Le Conseil dÉtat a pris conscience que la multiplicité des délais et des procédures était préjudiciable à lactivité des juridictions, et propose lui-même parfois démettre un avis négatif ou du moins réservé.

Outre cette composition que nous aimerions voir évoluer vers le paritarisme, nous regrettons également que le CSTA soit parfois consulté pour émettre un avis sans avoir de pouvoir de proposition ni de décision. C’est le cas pour la nomination des présidents des cours administratives d’appel. Sans conférer le rôle de chef de file que jouent les présidents de cours d’appel judiciaire, notamment en matière de gestion, cette fonction reste toutefois prestigieuse et intéressante dans l’ordre administratif. Le CSTA émet un avis simple sur ces nominations, qui ne tiennent d’ailleurs qu’en la proposition d’un unique nom présentée par le seul service.

Les travaux préparatoires du Conseil supérieur sont effectués par le Conseil d’État. Il est extrêmement difficile pour les représentants du personnel et les représentants élus des magistrats de travailler, même si nous avons noté de réels progrès au cours des dernières années. Jusqu’en 2016, les documents arrivaient très tardivement, sans discussion préalable. Le règlement intérieur du CSTA ayant fait l’objet d’une revendication constante du SJA, le délai d’examen des documents est désormais amélioré. Sur divers sujets, dont celui très important du tableau d’avancement au grade de président, nous avons obtenu la tenue d’une réunion préparatoire, comme c’est le cas dans toutes les administrations ayant une commission administrative paritaire. Celle-ci sera prochainement fusionnée avec le CHSCT, mais nous espérons que la pratique sera maintenue. Cette réunion préparatoire permet d’échanger utilement avec l’administration avant la séance pour « déminer » un certain nombre de difficultés.

Le CSTA n’a pas une administration ni de budget propre. Il ne « brasse » pas autant de nominations et d’activités que le CSM – le corps des magistrats des tribunaux administratifs compte 1 500 personnes. L’ordonnance de 2016 est porteuse de progrès non négligeables. Ainsi, le CSTA prend les décisions d’avancement à la majorité de ses membres, même si le Conseil d’État reste à la manœuvre et a la mainmise sur la préparation des travaux. S’il prépare un projet unique, par exemple de tableau d’avancement, il est possible d’en débattre. Le principe est que le gestionnaire garde la main.

Si l’on allait au bout de la logique, le Conseil supérieur devrait être doté d’une forme d’autonomie et de la possibilité de faire des propositions, notamment pour la sélection des chefs de juridiction et les présidents de tribunaux administratifs. Depuis l’ordonnance du 13 octobre 2016, il émet un avis conforme, ce qui était l’une de nos revendications. Cela permet de bloquer une nomination problématique, ce qui se produit, heureusement, extrêmement rarement, car le Conseil d’État est attentif à la sélection des chefs de juridiction. Encore une fois, le Conseil supérieur ne procède pas aux auditions des candidats ni à la sélection des dossiers ; c’est le vice-président et le secrétariat général qui en ont la charge.

Mme Ophélie Thielen. La première des revendications est que le Conseil supérieur devienne enfin paritaire. Dans la perspective d’un corps unique, il deviendrait le Conseil supérieur de la magistrature administrative.

Même si les prérogatives du Conseil supérieur ont largement évolué depuis 2016, – il prend les décisions sur les tableaux et les listes d’aptitude, il a le pouvoir disciplinaire –, des pistes d’amélioration demeurent, notamment sur la préparation des décisions.

M. Didier Paris, rapporteur. Le nombre de décisions disciplinaires est-il élevé ?

M. Robin Mulot. Le CSTA est compétent en matière disciplinaire uniquement pour les sanctions des deuxième, troisième et quatrième groupes. Depuis 2016, il ne s’est pas réuni en formation disciplinaire. Des sanctions disciplinaires ont été prononcées, mais uniquement du premier groupe, celui des blâmes et avertissements, pour lequel, c’est le vice-président qui est compétent.

Mme Ophélie Thielen. Le président du CSTA, qui est le vice-président du Conseil d’État, a le pouvoir de prendre seul la décision.

Nous demandons le renforcement du pouvoir de proposition du CSTA. À l’heure actuelle, il a une compétence décisionnelle s’agissant des tableaux d’avancement au grade de président et des listes d’aptitude, notamment P5, P6 et P7, sur la base des propositions présentées par le service. Concrètement, le service présente un tableau constitué. Les propositions peuvent être discutées en séance, mais c’est extrêmement compliqué. Pour la première fois cette année, une réunion préparatoire a été organisée, à laquelle tous les membres du CSTA pouvaient assister, afin de débattre utilement des dossiers.

Nous revendiquons une émanation représentative du CSTA, à l’image de celle constituée pour auditionner et sélectionner les candidats au détachement et au tour extérieur, pour procéder à la sélection des personnes susceptibles d’accéder au grade de président et préparer le tableau qui sera approuvé en séance. Nous n’en sommes pas encore là, nonobstant des améliorations, dans la mesure où, de la préparation à l’approbation, la transparence n’est pas totale et où le pouvoir décisionnel n’est pas plein et entier.

M. le président Ugo Bernalicis. Sauriez-vous expliquer pourquoi certains membres du Conseil d’État refusent l’idée d’accéder au statut de magistrat ? La dualité des fonctions pose-t-elle un problème ? Pendant la période de confinement, le Conseil d’État a été critiqué sur les décisions qu’il a pu rendre en la matière. Le problème procède-t-il de cette dualité ? Un corps unique et une fonction juridictionnelle bien identifiés simplifieraient-ils la situation ?

M. Robin Mulot. À la seconde question, je laisserai répondre mes collègues de l’USMA, dont le président a parlé de la nécessité d’un examen de conscience par le Conseil d’État de la jurisprudence sur la période.

Si une partie des membres du Conseil d’État s’oppose à l’obtention du statut de magistrat et du nom même de magistrat, c’est par attachement viscéral à toutes ses fonctions. Historiquement, le Conseil d’État est l’héritier du conseil du roi. Il conseille le Gouvernement et, depuis la révision constitutionnelle de 2008, également les assemblées. Il tient, et c’est aussi ce qui fait sa richesse, à ce que ses membres soient affectés à ses deux missions. Les membres affectés au contentieux sont précisément identifiés : ce sont les présidents de chambre et les rapporteurs publics. Les autres ont des affectations mixtes portant sur le contentieux et le conseil.

À la suite d’arrêts émis par la Cour européenne des droits de l’homme sur l’organisation interne du Conseil d’État, un avis émis au bénéfice du Gouvernement et n’ayant pas été rendu public par ce dernier, n’est, en principe, pas accessible à ceux des membres du Conseil qui statuent au contentieux. Or tous sont voisins de bureau ou de salle de travail. Historiquement, cela explique en partie pourquoi le Conseil d’État refuse le statut de magistrat : un magistrat ne conseille pas le Gouvernement, il tranche des litiges. Si les conseillers prennent explicitement la qualité de magistrat et acceptent une fusion avec le corps des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel, cela implique de se séparer totalement ou partiellement de cette fonction de conseil, ce qui est très difficilement acceptable par le Conseil d’État, voire inadmissible.

Mme Ophélie Thielen. On ne peut être haut fonctionnaire et magistrat. Le Conseil d’État est très attaché à la combinaison des deux fonctions, qui se renforcent mutuellement : le poids de la fonction de conseil est nécessairement corrélé à celui de juger en dernier ressort, notamment s’agissant des actes réglementaires. C’est ainsi que si le Conseil d’État donne sur un texte un avis négatif qui n’est pas suivi, demeure la possibilité de le censurer au contentieux.

Le verrou que mettent les membres du Conseil d’État à leur reconnaissance comme magistrats lorsqu’ils exercent la fonction juridictionnelle est également psychologique. Appartenir à la section du contentieux, et donc à un corps de magistrats, n’exclut en rien la possibilité de travailler en administration active ou de rejoindre de temps en temps le Conseil d’État dans ses autres fonctions, notamment consultatives.

Nous attendons de voir dans quelle mesure le Conseil d’État se livrera à un examen de conscience. Le président de l’USMA a fait observer, ce que la Cour européenne des droits de l’homme avait relevé à plusieurs reprises, que – sans que cela remette en cause l’indépendance, la probité et l’impartialité des personnes qui, pour les unes, rendent l’avis, et pour les autres, statuent au contentieux –, l’apparence d’indépendance et d’impartialité peut être mise en doute si, au sein d’une même formation, une ou des personnes ont rendu un avis sur un texte et statuent quelques années plus tard au contentieux.

Dans l’arrêt Sacilor, ce problème d’impartialité ou d’indépendance au regard de la Convention européenne des droits de l’homme a été réfuté au regard de la période de temps de trois ans qui s’était écoulée. Le problème de la période récente tient à la brièveté du laps de temps entre le moment où le Conseil d’État a exercé sa fonction de conseil et celui où il a assumé sa fonction contentieuse. Il ne s’agit nullement de remettre en cause la qualité des décisions ni, par principe, l’indépendance, la probité ou l’impartialité des membres du Conseil d’État qui ont statué, mais de considérer qu’aux yeux du justiciable, il peut exister un problème d’apparence lorsque ce même Conseil d’État a à connaître au contentieux des ordonnances sur lesquelles une partie de l’institution a rendu un avis quelques semaines auparavant. Le problème est plus d’apparence que de réalité de l’indépendance, mais il compte tout autant. La période a révélé au grand jour un fait connu, mais sans doute celui-ci est-il moins problématique lorsque les fonctions de conseil et contentieuse s’exercent à intervalles suffisants.

M. le président Ugo Bernalicis. Mesdames, messieurs, nous vous remercions.

 

 

 


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Audition du jeudi 18 juin 2020

À 14 heures : Mme Hélène Pauliat, MM. Georges Bergougnous, Didier Guérin et Jean-Paul Sudre, membres du Conseil supérieur de la magistrature

M. le président Ugo Bernalicis. Après avoir reçu Mme Chantal Arens et M. François Molins, respectivement présidente et vice-président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), nous entendons une délégation de quatre membres du Conseil. Leur diversité nous donnera un aperçu complet du fonctionnement de l’institution.

Madame, messieurs, je vous invite, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Hélène Pauliat, MM. Georges Bergougnous, Didier Guérin et Jean-Paul Sudre prêtent successivement serment)

M. Didier Guérin, membre du Conseil supérieur de la magistrature, président suppléant de la formation compétente pour les magistrats du siège. Nous représentons toutes les facettes du CSM, avec un magistrat du siège, un magistrat du parquet et deux personnalités extérieures : Mme Pauliat, professeure d’université bien connue pour ses travaux sur la justice, et M. Bergougnous qui fut haut fonctionnaire dans votre Assemblée.

Le Conseil est composé des chefs de la cour de Cassation, de huit membres extérieurs et de douze magistrats répartis en deux formations siégeant séparément. La tradition française est de toujours vouloir rebattre les cartes quant à la composition des institutions, mais n’attendez pas de nous l’affirmation que le Conseil devrait être composé autrement… Je puis vous dire, après un an et demi de fonctionnement, que nous formons une équipe au sein de laquelle on communique beaucoup. Si nous ne sommes pas d’accord en tout, nous acceptons avec beaucoup de tolérance le point de vue de chacun, car nous sommes convaincus que du frottement des esprits sort plus souvent la vérité que d’un esprit seul, cabré sur ses convictions. Une véritable collégialité existe donc, et que le Conseil soit en majorité composé de membres extérieurs à la magistrature est une chose positive.

Si nous siégeons au CSM, ce n’est ni par souci d’honorabilité, ni pour occuper une fin de carrière, ni pour satisfaire un hobby, mais parce que notre parcours à tous nous a conduits à croire aux vertus cardinales de la justice que sont l’indépendance et l’impartialité. Nous réfléchissons souvent aux problèmes généraux, comme le montre le communiqué que nous avons publié le 12 mai dernier, à la fin de la période de confinement, adressé à l’ensemble des magistrats de France pour souligner que, dans la crise actuelle, la justice devait poursuivre sa mission essentielle de protection de la liberté individuelle.

L’article 10 de la loi organique sur le CSM nous le rappelle : nous avons des exigences d’indépendance, d’impartialité, d’intégrité et de dignité. Ces règles qui nous guident s’imposent aussi à l’ensemble des magistrats du corps judiciaire. Notre tâche occupe ceux d’entre nous qui sont magistrats deux jours par semaine, et les personnalités extérieures trois jours par semaine ; c’est une charge très lourde, car les dossiers s’étudient aussi en dehors de ces jours-là. En 2019, le CSM a rendu plus de 3 000 avis sur des propositions de la garde des Sceaux et lui a proposé quatre-vingt-seize nominations. Nous avons visité neuf cours d’appel et cinquante-quatre tribunaux judiciaires. Nous nous efforçons aussi de rendre des avis sur des points importants soulevés dans le débat public sur la justice. Ainsi avons-nous examiné le rapport de la mission Thiriez et réagi à ses conclusions relatives à l’École nationale la magistrature (ENM) ; nous avons aussi donné un point de vue sur le rapport du Premier président Canivet relatif à l’évaluation des chefs de cours.

Nous avons aussi des attributions disciplinaires. Vous êtes spécialement intéressés par la décision rendue le 19 décembre 2019 ; nous ne dévoilerons pas le secret du délibéré, mais nous avons écrit une décision fort complète.

L’exercice des missions du CSM supposerait qu’il soit doté de moyens supplémentaires. Il devrait notamment disposer de moyens d’inspection qu’ont souvent les conseils de justice équivalents au nôtre et sans lesquels nous n’avons pas d’outil autonome par rapport au ministère de la justice, puisque l’inspection générale de la justice dépend de la garde des Sceaux ; d’ailleurs, les inspecteurs généraux de la justice sont nommés sans intervention de notre Conseil.

La formation du siège du CSM a particulièrement conscience que l’exercice des attributions de gestion des chefs de juridiction et les moyens qui leur sont offerts sont des éléments essentiels de l’indépendance de la justice. Aussi nous sommes-nous efforcés de rationaliser le processus de nomination relevant de notre compétence en deux mouvements annuels ; nous achevons le premier mouvement de l’année 2020. Parce que nous avons conscience que la mobilité dans la magistrature est parfois trop ample, il est prévu que les nominations faites à dater de janvier 2021 le soient pour une durée minimale de trois ans.

Les listes de candidats aux postes de chef de tribunal et de chef de cour d’appel que nous avons à examiner sont très courtes. Cela nous conduit à nous interroger sur la faible attractivité de certains postes de responsable de juridiction, mais le pouvoir de gestion du CSM s’arrête là : il n’a aucun pouvoir de gestion des juridictions, de répartition des magistrats, d’attribution des moyens budgétaires : ces attributions sont – c’est une singularité de la France – confiée au ministère de la justice. Le CSM n’a aucune prérogative en matière de formation des magistrats et ne donne même pas son avis sur la nomination du directeur de l’ENM, qui forme à peu près un millier de futurs magistrats. La question se pose d’ailleurs pour toutes les postes de direction des écoles qui dépendent de la Chancellerie. On pourrait aussi s’interroger, et je le fais à titre personnel, sur la nomination du directeur des services judiciaires. Il n’en reste pas moins que nous collaborons quotidiennement avec la direction des services judiciaires (DSJ), service qui dépend du ministère de la justice.

Je conclurai ce propos liminaire par une interrogation faite à titre personnel : le renforcement des pouvoirs du CSM s’inscrit-il dans la tradition d’un pays souvent très méfiant vis-à-vis de l’autorité judiciaire ?

M. Jean-Paul Sudre, membre du Conseil supérieur de la magistrature, président suppléant de la formation compétente pour les magistrats du parquet. Les travaux de votre commission ont en effet révélé la double dimension de l’indépendance : institutionnelle d’une part, individuelle d’autre part. Beaucoup des questions que vous nous avez transmises portent sur l’aspect institutionnel et c’est à celles-là que je souhaite apporter quelques réponses. Ma première observation concerne la rédaction de l’article 64 de la Constitution, qui accorde au CSM une simple mission d’assistance du président de la République, considéré comme le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Sans méconnaître le rôle du président de la République comme garant de la Constitution, cette formulation marquée par l’histoire constitutionnelle de la Vème République n’apparaît plus adaptée dès lors que le président de la République ne préside plus le CSM. En réalité, c’est le Conseil qui assure quotidiennement le respect de cette indépendance par l’ensemble de ses activités. D’ailleurs, hors des frontières françaises, ce rôle incombe logiquement à l’organe chargé d’assurer l’indépendance du pouvoir judiciaire, non au pouvoir exécutif.

J’observe ensuite que le Conseil est dans une situation paradoxale. En l’état de l’article 65 de la Constitution, le Conseil ne peut se prononcer d’office en matière d’atteinte à l’indépendance que si le président de la République le lui demande, et il ne peut pas se prononcer sur des questions de déontologie ou de fonctionnement des juridictions si la garde des Sceaux ne le saisit pas. C’est un véritable obstacle à l’indépendance, au regard des normes internationales en cette matière et de la situation des Conseils européens comparables au nôtre. Une évolution indispensable serait que le Conseil puisse se saisir d’office et qu’il puisse l’être par tout magistrat ou par toute organisation professionnelle de magistrats en cas d’atteinte à l’indépendance. Actuellement, le CSM contourne cette difficulté en se prononçant par des communiqués de presse quand cela est nécessaire, mais seul un pouvoir d’avis spontané serait à la hauteur de l’enjeu. Le Conseil devrait également pouvoir donner son avis spontanément sur toute question touchant à la déontologie ou au fonctionnement des juridictions, et se prononcer sur les moyens budgétaires accordés à l’institution judiciaire.

Ma troisième observation concerne la mission de nomination du CSM et le nécessaire alignement des pouvoirs de la formation du parquet sur ceux de la formation du siège, de manière à lui attribuer un pouvoir de proposition pour les plus hauts postes du ministère public – membres du parquet général de la Cour de cassation, procureurs généraux et procureurs de la République – comparable à celui dont dispose la formation du siège pour les postes équivalents au siège.

En pratique, toutes les propositions de nomination des magistrats du parquet incombent aux gardes des Sceaux successifs qui, depuis une dizaine d’années, suivent les avis simples donnés par la formation du parquet. La proposition d’alignement de pouvoir des deux formations n’est pas une proposition nouvelle. Le Conseil, au fil des ans, s’est plusieurs fois prononcé en ce sens, tout comme la commission Nadal en 2013 et le CSM actuel. L’alignement des pouvoirs des deux formations ferait cesser le malaise profond qui résulte du mode de nomination actuel.

Ce malaise, qui est à l’origine de la suspicion de manque d’indépendance des magistrats, est palpable dans l’opinion publique ; un sondage assez récent a révélé que, pour au moins un Français sur deux, les magistrats ne sont pas indépendants du pouvoir exécutif. Le malaise est encore plus fort au sein des magistrats du parquet qui, bien que partie de l’autorité judiciaire et bien qu’appartenant à un corps unique de magistrats qui ont la même formation, la même déontologie et la même mission de garantie des libertés individuelles, se voient fréquemment renvoyer comme une sorte de péché originel les conditions de leur nomination. Ce malaise concerne enfin les magistrats du siège, dont le mode de nomination des magistrats du parquet met aussi en cause l’indépendance, par capillarité.

La commission Nadal avait souligné la compatibilité du principe de subordination hiérarchique du ministère public pour l’application des directives de politique pénale d’une part et du pouvoir de proposition du Conseil pour les plus hauts magistrats du parquet assorti d’un pouvoir d’avis conforme pour les autres magistrats du parquet d’autre part. Eu égard à l’organisation hiérarchique du parquet, le pouvoir de proposition confié de la sorte au CSM constituerait une avancée déterminante pour l’indépendance des magistrats. Décorréler la nomination des membres du parquet de la subordination hiérarchique à laquelle ils sont soumis est le plus sûr moyen de mettre un terme à la suspicion évoquée précédemment. Le consensus s’est fait depuis plus de deux décennies pour renforcer le statut des magistrats du parquet ; dans le corps judiciaire et au-delà, l’incompréhension est assez grande de ne pas voir aboutir ces projets de révision.

Ma dernière observation concerne les pouvoirs de la formation du parquet en matière disciplinaire. En l’état des textes, le pouvoir disciplinaire appartient au garde des Sceaux, auquel la formation du parquet donne un avis sur la sanction à prononcer. Comme pour la formation du siège, il conviendrait de permettre à cette formation de statuer comme conseil de discipline. C’est ce que propose le projet de réforme constitutionnelle pendant devant le Parlement.

M. le président Ugo Bernalicis. La nomination du procureur de la République de Paris crée systématiquement une polémique ; cela n’a pas manqué la dernière fois encore. Des trois candidats initialement retenus, un seul vous a finalement été proposé par la DSJ. La brièveté de la liste – un seul candidat pour le poste – ne dit-elle pas en creux le faible poids du CSM dans ce processus ? Comment cette nomination s’est-elle déroulée ?

M. Georges Bergougnous, membre du Conseil supérieur de la magistrature, personnalité extérieure. Nous l’ignorons ; aucun d’entre nous ne siégeait au CSM quand cette nomination a eu lieu.

M. le président Ugo Bernalicis. J’entends cela, mais vous en avez sans nul doute suivi le cours. Comment faire mieux la prochaine fois ?

M. Jean-Paul Sudre. Le seul moyen d’éliminer la suspicion serait de décorréler la nomination de la subordination hiérarchique. Le procureur de la République de Paris vous a communiqué les éléments relatifs à sa nomination : il a été proposé à ce poste par la garde des Sceaux, le CSM a nommé un rapporteur, examiné son dossier et l’a entendu. Dans le cadre de la « transparence » qui lui est soumise, le Conseil peut aussi entendre ceux des candidats observants dont le profil correspond au poste. La même procédure s’appliquera si une nomination à un poste au parquet doit intervenir.

M. le président Ugo Bernalicis. M. Jean-Michel Prêtre, ancien procureur de la République de Nice, a regretté devant nous de ne pas avoir été entendu par le CSM au sujet des faits qui lui étaient reprochés, alors même que le Conseil a exprimé un avis sur la proposition de sa nomination en qualité d’avocat général près la cour d’appel de Lyon.

M. Georges Bergougnous. L’occasion nous est donnée de rectifier ce qui a peut-être été un malentendu pendant son audition par votre commission : nous avons entendu M. Jean-Michel Prêtre.

Mme Hélène Pauliat, membre du Conseil supérieur de la magistrature, personnalité extérieure. Je le confirme ; sans doute s’agit-il d’une maladresse de formulation. Nous avons rendu un avis sur une proposition de nomination classique au poste d’avocat général près la cour d’appel de Lyon. Étant donné nos attributions, il ne nous revenait pas d’aller plus loin.

M. le président Ugo Bernalicis. M. Prêtre a en effet rectifié par courriel ce qui, dans son propos, lui paraissait pouvoir prêter à confusion.

Mme Hélène Pauliat. Nous n’entendons jamais l’ensemble des magistrats qui font l’objet d’une proposition pour l’ensemble des postes – il nous faudrait entendre 3 000 personnes par an et ce serait vraiment compliqué. M. Prêtre n’a pas été entendu spécifiquement sur la proposition de nomination mais il a eu l’occasion de s’expliquer sur les faits pour lesquels il a été mis en cause.

M. le président Ugo Bernalicis. Le CSM prononce assez peu de sanctions. On peut en déduire que tout va bien et s’en féliciter, ou penser que la mécanique disciplinaire a des ratés.

M. Didier Guérin. Je ne souhaite pas esquiver la question mais, selon le dispositif prévu, le CSM est saisi par le ministère de la justice. Les chefs de cour sont empêchés de faire des saisines directes faute de moyens d’inspection : il est très difficile de mettre un magistrat en cause sans qu’une instruction complète ait eu lieu. Le CSM répond aux saisines qui lui sont faites, et le collège actuel a prononcé plusieurs suspensions d’exercice temporaires contre des magistrats pour graves manquements au devoir de leur charge ; à chaque fois, nous avons suivi la demande de la garde des Sceaux. Certes, il s’agit de suspensions sans privation de la totalité du traitement mais les magistrats concernés ont bel et bien été mis hors du circuit judiciaire en raison de la gravité de leurs agissements. La procédure est assez largement entre les mains de la garde des Sceaux, puisque c’est son représentant qui demande l’intervention du CSM, mais pour chaque dossier le Conseil nomme un rapporteur qui fait toutes vérifications utiles et doit entendre le mis en cause, lequel peut bien entendu se faire assister.

Au sein de l’institution judiciaire, un homme seul – un juge d’instruction, un juge des libertés et de la détention – peut prendre des décisions graves. Mais, au-dessus de lui, il y a toujours une voie de recours : une hiérarchie peut toujours infirmer cette décision ; c’est une garantie essentielle. L’opinion publique et les politiques considèrent, nous le savons, que les sanctions ne sont pas nombreuses. Outre que, comme je l’ai dit, nous répondons aux saisines, l’institution judiciaire en tant que telle peine à satisfaire tout le monde. Notre guide primordial est celui des devoirs de la charge de magistrat. Chaque citoyen doit savoir que si le Conseil est saisi de manquements à des obligations de nature disciplinaire, il sera vigilant, et que sont souvent prononcées des sanctions très graves pour l’avenir professionnel des mis en cause.

M. Jean-Paul Sudre. André Leroi-Gourhan parlait de « la faculté déconcertante qu’ont les faits de se ranger dans le bon ordre pour peu qu’on les éclaire d’un seul côté à la fois »… Il en est ainsi dans le cas qui nous occupe. Je ne dis pas qu’il n’y a pas des problèmes de temps en temps, mais qui choisit le métier de magistrat est sensible à l’application de la loi et s’interroge chaque jour. Depuis l’affaire d’Outreau en particulier, la déontologie a progressivement pris dans la formation des élèves magistrats une place qu’elle n’avait aucunement quand j’ai débuté ma carrière ; alors, on n’en parlait jamais, non plus que du statut. J’ai siégé au sein d’un précédent CSM alors que la commission Cabannes rendait son rapport consacré à l’éthique dans la magistrature ; on s’interrogeait sur les moyens de renforcer la veille déontologique des chefs de juridiction. Ceux-ci conduisent à présent, à l’occasion de la déclaration d’intérêts qui accompagne toute prise de poste, des entretiens déontologiques qui amènent les magistrats à s’interroger sur d’éventuels conflits d’intérêts et permettent aux chefs de juridiction d’évaluer les risques potentiels. La déontologie est aussi un outil de prévention des manquements disciplinaires.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez entendu M. Jean-Michel Prêtre à sa demande. Vous n’avez pas été saisi par l’exécutif pour des raisons disciplinaires mais pour porter un avis sur sa nomination à un poste qu’il n’avait pas demandé. Estimez-vous cette procédure satisfaisante ?

M. Georges Bergougnous. Le CSM peut décider d’auditionner tout magistrat du parquet ou du siège figurant dans une transparence qu’il juge intéressant d’entendre – soit en raison de l’importance du poste où il est proposé de l’affecter, soit pour évaluer l’adéquation du candidat proposé au poste envisagé –, mais c’est assez rare car, comme l’a souligné Mme Pauliat, le faire systématiquement serait impraticable. Nous entendons tous les candidats proposés comme premier président de chambre. Nous aurions pu décider d’entendre M. Prêtre ; il a demandé à être entendu et nous l’avons entendu.

M. le président Ugo Bernalicis. M. Prêtre considère que sa mutation tenait de la sanction disciplinaire. C’est le fond de l’affaire : quelles garanties envisager pour qu’un tel cas, qui met tout le monde mal à l’aise, ne se reproduise pas ?

Mme Hélène Pauliat. Votre question ramène au débat général sur le statut du parquet, qui suppose un choix juridique et politique. Actuellement, pour les parquetiers, les mutations dans l’intérêt du service sont possibles, comme dans les autres administrations. Si l’on souhaite que les choses évoluent, il faut reconsidérer le statut du parquet, sachant que, comme l’a indiqué M. Sudre, une indépendance plus affirmée n’est pas incompatible avec le maintien dans une chaîne hiérarchique permettant de construire une politique publique.

M. le président Ugo Bernalicis. Estimez-vous disposer des moyens nécessaires à l’accomplissement de vos missions ?

Mme Hélène Pauliat. Nous partageons le constat que le CSM n’a pas totalement les moyens de ses missions mais je pense que votre question est, plus largement, de savoir comment garantir l’indépendance du Conseil – autrement dit, quelle administration de la justice voulons-nous ? On peut difficilement concevoir un CSM indépendant s’il n’a pas un minimum d’indépendance financière et budgétaire. Sans même comparer justice judiciaire et justice administrative car nous pourrions pleurer, il se trouve que nous sommes un des rares Conseils supérieurs à ne pas disposer d’un pouvoir d’avis minimal sur les ressources de l’autorité judiciaire, ce qui est un gage d’indépendance selon la Commission européenne pour l’efficacité de la justice du Conseil de l’Europe et les réseaux judiciaires européens. Faut-il aller plus loin ? La question et la réponse sont d’ordre politique.

M. Jean-Paul Sudre. Le CSM appartient au Réseau européen des conseils de justice, qui a adopté la semaine dernière un rapport consacré à l’indépendance et à la responsabilité de ces organes. Une rubrique est consacrée aux moyens qui leur sont accordés tant pour renforcer leur indépendance que pour permettre aux magistrats d’être indépendants à titre individuel. Ce rapport considère la possibilité pour les Conseils supérieurs de se prononcer sur les moyens budgétaires alloués à la justice comme un marqueur fort de l’indépendance de l’autorité judiciaire.

M. Didier Guérin. Lors de nos visites dans les juridictions, nous constatons des manques d’effectifs, ou on nous en parle ; mais nous n’avons pas notre mot à dire dans la répartition des postes de magistrats.

M. le président Ugo Bernalicis. En somme, lorsque vous revenez de vos déplacements dans les juridictions, vous vous faites en quelque sorte les lobbyistes officiels des magistrats auprès de l’exécutif au sujet des effectifs et de l’organisation de la justice…

Un accord existe-t-il au sein du CSM sur le principe du transfert au Conseil de tout ou partie des missions de la DSJ, selon le modèle qui prévaut dans plusieurs pays européens ? Cela vous semble-t-il souhaitable, et dans quelle proportion ? Bien entendu, il faudrait en ce cas transférer au Conseil supérieur les moyens correspondants.

M. Georges Bergougnous. L’ensemble du Conseil est d’accord sur le principe selon lequel les magistrats du parquet devraient être nommés sur avis conforme de la formation compétente du CSM, disposition d’ailleurs adoptée par les deux assemblées du Parlement et qui attend le vote d’un Congrès. Pour le reste, donner compétence au Conseil pour les propositions de nomination concernant l’ensemble des mutations supposerait de lui attribuer des moyens administratifs considérables, sans doute en lui rattachant la DSJ. Se pose donc une question de dimensionnement, voire de dimensionnement constitutionnel, car on retirerait alors au garde des Sceaux une part importante de ses attributions et de ses services.

S’agissant des moyens d’investigation dont devrait disposer le CSM, on sait qu’actuellement l’inspection générale de la justice, administration spécialisée de haute qualité, est rattachée directement au ministre. C’est sa chasse gardée : le Conseil n’a pas de « droit de tirage » sur l’inspection générale pour quelque investigation que ce soit, ni en matière disciplinaire ni en matière de fonctionnement. Mais nous avons un groupe de travail qui nous permet, en liaison avec l’inspection générale et donc nécessairement avec l’autorisation de la garde des Sceaux, d’obtenir des informations sur le fonctionnement des cours d’appel ou des tribunaux ; pour peu que l’inspection dispose de ces éléments, elle nous les fait parvenir. Nous ne nous regardons donc pas en chiens de faïence, mais il n’en reste pas moins que nous n’avons pas de droit particulier sur l’inspection générale, alors même que nous pourrions avoir besoin de ce type d’aide à la décision.

Mme Hélène Pauliat. Il faut aussi s’interroger sur le sens qu’aurait le rattachement de la DSJ au Conseil. Au moment où l’on s’interroge sur le renouvellement de la gouvernance de la justice, il faut en première intention s’assurer que les réformes à venir renforcent la confiance du citoyen dans l’institution judiciaire. D’autre part, les réformes peuvent difficilement aboutir contre les valeurs dominantes dans la magistrature. Le rattachement d’une administration au CSM devrait sans doute s’insérer dans un ensemble plus général d’évolutions de la justice. S’orienter vers le schéma décrit modifierait l’administration de la justice, c’est-à-dire la répartition des compétences entre la Chancellerie et le CSM : on s’engagerait dans un processus qui n’est en rien incompatible avec les principes européens mais qui remettrait en cause le modèle ministériel actuel, qui laisse peu de place au CSM en matière d’investigation et de nomination. Actuellement, le pouvoir de proposition du CSM est limité, puisque nous n’avons pas les moyens d’aller chercher un magistrat qui nous semble particulièrement adapté à un poste donné : nous nous fions aux informations administratives qui nous sont données et qui sont quelquefois de très grande qualité. Je ne critique pas l’administration : les études de l’inspection générale de la justice sont pour la plupart extrêmement bien faites, elles fournissent des renseignements complémentaires à ceux que nous pouvons avoir et la DSJ nous donne un certain nombre d’informations. En réalité, votre question porte sur la gouvernance de la justice en France.

M. Didier Guérin. La formation du siège peut proposer des chefs de juridiction, mais une fois qu’ils sont en poste, nous ignorons quelle est l’efficacité de leur gestion. Nous avons décidé de les entendre après cinq ans dans l’exercice de leur fonction, mais nous n’avons d’autre circuit d’informations les concernant que les renseignements qui nous sont transmis par bon vouloir. Nous avons connu, au début de notre mandat, d’une juridiction dans laquelle il y avait des difficultés. Après que l’information nous a été donnée de manière quelque peu chaotique, nous nous sommes déplacés à trois magistrats et nous avons fait le tour de la juridiction pour savoir ce qui s’était passé ; il va sans dire que ce déplacement nous a été utile pour la nomination d’un chef de juridiction. L’enseignement à tirer de cet épisode est que sans attendre l’application des réformes de fond envisagées, le CSM pourrait obtenir d’avoir recours pour des missions ponctuelles à des inspecteurs de la justice mis à sa disposition et qui, pour ces missions, n’auraient de compte à rendre à nul autre qu’au Conseil. Nos interlocuteurs n’ont pas adhéré à cette proposition. Ce serait pourtant un prolongement utile de notre action, ne serait-ce que pour collationner des informations. J’ai moi-même été mandaté dans le passé par le Conseil supérieur de l’audiovisuel, alors que je n’étais pas membre du CSM, pour entendre des personnes dans le cadre d’une mission disciplinaire. Permettre au Conseil d’avoir recours à des inspecteurs du ministère de la justice est une proposition simple qui n’exige pas de texte, me semble-t-il, pour être mise en œuvre.

M. le président Ugo Bernalicis. L’audition étant publique et filmée, j’espère que vous serez entendu.

M. Jean-Paul Sudre. Nous ne sommes pas dans un modèle de cogestion avec la DSJ – nous avons nos règles, nos objectifs et nos impératifs respectifs – mais je puis témoigner à titre personnel de la qualité de nos échanges avec cette direction : nous entretenons un dialogue approfondi et qui va dans le détail. En matière de nomination, le directeur des services judiciaires vient nous présenter les transparences – les listes des magistrats proposés – dont il nous explique la logique ; c’est un moment d’échanges important. Si, lors de l’étude des dossiers, nos rapporteurs s’interrogent sur l’opportunité de la proposition, un dialogue direct s’instaure avec la DSJ. Alors qu’au début des années 2000 on se regardait effectivement plutôt en chiens de faïence, les choses ont complètement changé.

Vous avez parlé, de manière imagée, du « lobbying » auquel se livrerait le CSM à la suite de ses missions d’information. En réalité, le Conseil supérieur n’est pas une institution désincarnée et depuis son origine ou peu s’en faut, ses membres suivent un programme annuel de visites à l’ensemble des cours d’appel et des juridictions. Nous avons alors des contacts avec les chefs de juridiction, les magistrats, les organisations professionnelles de magistrats et de fonctionnaires, les interlocuteurs de l’institution judiciaire. C’est une manière d’incarner notre mission.

M. Didier Paris, rapporteur. Deux fois cette année, Mme Chantal Arens et M. François Molins ont été amenés à rappeler publiquement la notion d’indépendance de la magistrature : une fois à la suite de propos tenus par le président de la République, une autre à la suite des propos de trois avocats. Quand on leur demande à quel titre ils sont intervenus, ils répondent que c’est en leur qualité de chefs de la Cour de cassation ; cela laisse penser que le CSM, qu’ils président, n’a pas vocation à intervenir. Le rôle du Conseil dans la préservation des intérêts fondamentaux de la justice devrait-il être renforcé ?

M. Jean-Paul Sudre. Mme Arens et M. Molins sont intervenus en leur qualité de chefs de la Cour de cassation, mais ils ont une double casquette : quand ils s’expriment, ils le font aussi au titre de présidents du CSM. Mais le Conseil a conscience qu’il doit avoir un mode d’expression autonome. Le communiqué diffusé le 12 mai dernier, au terme du confinement, répondait à ce besoin d’expression à l’égard des magistrats.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous considérez donc que le CSM n’a pas de difficultés à s’exprimer publiquement sur les questions relevant de la préservation des intérêts fondamentaux de la justice ?

M. Jean-Paul Sudre. J’ai dit dans mon propos liminaire que le Conseil ne peut se saisir d’office de certaines questions fondamentales pour l’indépendance de la justice. Mais il peut intervenir ponctuellement, comme l’ont fait Mme Arens et M. Molins en leur double qualité. Quant au communiqué du 12 mai, spécifique au CSM, c’est un bon exemple à suivre en cas d’événements de même nature à l’avenir.

M. Didier Guérin. Notre fonctionnement est collégial. Étant donné la vitesse de l’information, il est difficile à un collège de former sa conviction dans un délai assez bref pour que sa réaction intéresse encore ; un communiqué du CSM réagissant à l’article des trois avocats publié dix jours plus tard aurait été en quelque sorte démodé. Mais nous sommes aussi là pour réagir sur des problèmes de fond. Ainsi, le communiqué du 12 mai est très général ; il s’agissait pour nous de traiter d’une question relative au cours de la justice et nous serions totalement démunis en l’absence de ce pouvoir d’initiative sur des sujets de politique législative et de politique judiciaire générale. Les chefs de la Cour de cassation parlent évidemment au nom de la Cour de cassation et en leur qualité de présidents du CSM, mais le CSM en tant que tel aurait peut-être des avis à donner sur des points que les présidents ne peuvent traiter à tout moment. Notre communauté d’une vingtaine de personnes aurait de la matière intellectuelle à fournir si elle avait la possibilité de donner des avis.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez mentionné le Réseau européen des conseils de justice. Les systèmes judiciaires européens étant très différents, on ne peut se livrer à des comparaisons trop serrées, mais il est intéressant d’étudier l’organisation de l’autorité judiciaire chez nos voisins. Une idée majeure relative à l’indépendance de la justice vous paraît-elle devoir être importée d’urgence ?

M. Jean-Paul Sudre. Les modèles sont effectivement très différents. Participer à ce réseau et à la Commission européenne pour l’efficacité de la justice du Conseil de l’Europe nous donne une vision un peu distanciée. Le pouvoir d’avis sur l’ensemble des questions qui intéressent l’indépendance de l’autorité judiciaire est ce qui nous différencie principalement de nos homologues. L’objectif immédiat que l’on pourrait atteindre serait de donner au CSM la faculté et les moyens de se prononcer sur toute question concernant l’indépendance de l’autorité judiciaire, la déontologie, le fonctionnement des juridictions. Juste après la création du Réseau européen, en 2004, un précédent CSM avait réalisé une étude comparée des Conseils européens en termes d’attributions, de moyens, d’insuffisance de nos compétences. Ce rapport a été publié en 2005 et nous sommes en 2020 ; mon témoignage personnel, pour avoir étudié ce sujet à l’époque et maintenant, est qu’en termes de moyens rien n’a véritablement évolué.

M. Didier Paris, rapporteur. Le CSM intervient dans le processus de nominations de parquetiers en exprimant des avis qui, depuis un certain temps, sont toujours suivis. Cela démontre la puissance sinon juridique du moins morale du Conseil et le poids qu’il a pris, et certains en viennent à considérer qu’il conviendrait de faire coller le droit aux faits. Quand il y a plusieurs candidats pour le poste considéré, les divergences au sein du CSM sont-elles rares ou fréquentes ? Êtes-vous souvent en désaccord avec les propositions de la Chancellerie ? Quels sont vos critères de choix ? L’analyse de la carrière, les notations, le service rendu à la Nation ?

M. Georges Bergougnous. Les propositions qui nous viennent de la Chancellerie donnent lieu à l’édition de transparences, c’est-à-dire de documents sur lesquels figurent les noms des magistrats qui ont souhaité occuper un poste donné ; est souligné le nom de celui qui est retenu en pratique par la DSJ, formellement par la garde des Sceaux. Nous désignons en notre sein deux rapporteurs qui étudient attentivement les dossiers des intéressés. Cette analyse est essentielle. Dans l’ensemble, ces dossiers sont plutôt bien faits, mais certains magistrats, peut-être même membres du CSM, les jugent insuffisants ou faisant mention de critères non pertinents ; on pourrait entrer dans le détail, mais ce n’est pas l’objet de votre commission d’enquête. Je les juge faits sérieusement par les autorités hiérarchiques et de manière interactive : il y a un débat avec l’intéressé, et l’on trouve par exemple le compte rendu de l’entretien d’évaluation. On apprend beaucoup dans ces dossiers, éléments essentiels dans le choix.

Est ensuite pesée l’adéquation entre le magistrat retenu et le poste considéré, et il peut arriver, rarement, que le rapporteur ou le collège, s’interrogeant, souhaite rencontrer le magistrat concerné. D’autre part, la transparence nous est communiquée dans son intégralité ; il peut se trouver parmi les personnes figurant sur la liste des « observants », c’est-à-dire des candidats qui formulent des observations sur le candidat retenu, en expliquant avec toutes sortes de précautions de langage pourquoi il ou elle s’estime un candidat de meilleure qualité pour le poste considéré. Nous pouvons décider souverainement d’examiner les candidatures des observants, ce que le rapporteur fait avec le même sérieux que pour le magistrat retenu, et il nous arrive de dire qu’à notre sens tel observant aurait peut-être mieux fait l’affaire que la personne retenue. Nous n’avons pas de pouvoir de substitution, mais cette opinion se traduira éventuellement par un avis non conforme s’il s’agit d’un magistrat du siège, d’un avis défavorable s’il s’agit d’un magistrat du parquet.

M. Didier Paris, rapporteur. Le principal critère est donc celui de l’adaptation au poste.

M. Georges Bergougnous. L’adaptation au poste ou la qualité du dossier. Il nous est arrivé de juger certains dossiers un peu légers ou de qualité trop moyenne. Ce n’est pas la majorité des cas, et l’on s’en réjouira. On peut également considérer que si, dans l’ensemble, le CSM donne des avis conformes ou favorables aux propositions qui sont faites, c’est aussi que du fait même que nous existons, la DSJ ne proposera pas n’importe qui : l’autocensure est inévitable. Je ne pense pas un seul instant, horresco referens, que la DSJ imaginerait proposer la nomination de gens qui ne correspondraient absolument pas aux fonctions envisagées, mais cette direction doit tenir compte de l’avis que donnera le Conseil si bien que, dans l’ensemble, les candidatures qui nous sont proposées sont tout à fait valables.

M. Didier Paris, rapporteur. Dans votre rapport d’activité pour 2017, vous préconisiez un pouvoir de plein exercice sur les détachements des magistrats. Est-ce toujours votre position ?

M. Didier Guérin. Nous n’avons pas pris une nouvelle position. Nous sommes attentifs aux décrets et aux projets de décrets de détachement et nous vérifions qu’il n’y a pas de conflits d’intérêts dans le poste visé.

M. Didier Paris, rapporteur. Avez-vous déjà rencontré des difficultés à cet égard ?

M. Didier Guérin. Nous nous sommes interrogés, mais nous n’avons pas fait obstacle au détachement. Il nous arrive de débattre avant de voter et puisque nous sommes en nombre impair, la majorité l’emporte.

M. Georges Bergougnous. La même attention est portée aux disponibilités. En pratique, elles sont de droit dans les services de l’État, et nous sommes également très attentifs à ce qu’il n’y ait pas un conflit d’intérêts avec la position qu’envisage d’occuper la personne qui demande une disponibilité.

M. Didier Paris, rapporteur. Considérez-vous que, du point de vue de l’indépendance de la justice, le dispositif de mobilité fonctionnelle prévoyant une durée maximale dans certaines fonctions est satisfaisant et correspond bien aux besoins ? Des évolutions vous semblent-elles souhaitables ?

M. Didier Guérin. Il est vrai que, régulièrement, des juges d’instruction chevronnés, qui ont ce métier dans le sang, regrettent de devoir quitter leurs fonctions, mais nul n’est propriétaire de ses dossiers. Il est bon de passer le relais, et la règle des dix ans ne paraît pas poser de problème. Pour les chefs de juridiction, la règle des sept ans provoque une certaine anxiété dès la quatrième année, parce qu’ils s’interrogent sur leur devenir. Tout en comprenant cette règle, car un magistrat ne doit pas s’installer trop longtemps dans une cité, ce constat conduit la formation du siège à faire un point régulier avec les collègues parvenus à cinq ans d’ancienneté dans leur poste, pour envisager avec eux les perspectives qui s’offrent. Je pense traduire le point de vue de l’ensemble du CSM en disant que la règle actuelle paraît satisfaisante.

M. Jean-Paul Sudre. La mobilité fonctionnelle est un élément extrêmement important de la sauvegarde de l’indépendance du corps des magistrats. Ainsi, nous autorisons le passage des fonctions du siège au parquet ou du parquet au siège sous réserve qu’il n’ait pas lieu dans la même juridiction pendant la durée de cinq ans. La mobilité fonctionnelle est une richesse : les collègues du siège passés au parquet ont une image du parquet assez différente de celle des collègues du siège qui n’y sont pas passés. Quant à la mobilité géographique, elle est soumise à l’aléa de l’attractivité respective des juridictions. Pour certaines juridictions, il y a très peu de candidats, ce qui rend difficile une véritable mobilité. De plus, le taux de vacance des postes diminuant, la mobilité se réduira mathématiquement, d’autant que le Conseil a décidé d’appliquer à partir de janvier 2021 une nouvelle règle selon laquelle un magistrat devra rester trois ans au minimum dans son poste d’affectation.

M. le président Ugo Bernalicis. Qu’il n’y ait plus de vacances de postes ne devrait pas empêcher la mobilité ; même si la vacance est résorbée globalement, des marges d’adaptation demeureront selon les juridictions. Que pensez-vous de la mobilité des magistrats vers et depuis l’administration centrale et vers et depuis les cabinets ministériels ?

M. Didier Guérin. Avoir exercé très longtemps en administration centrale ne m’a pas empêché de me sentir ensuite un juge de plein exercice, mais peut-être faut-il effectivement distinguer les magistrats qui vont administrer la justice et ceux qui vont en cabinet ministériel, car ces derniers font un choix politique. En principe, les magistrats gardent leur identité de magistrat et sont obligés d’en faire état dans l’action qu’ils mènent. J’ai observé au fil des ans un changement de conception des administrations centrales vis-à-vis des cabinets. Autrefois, l’autonomie des directeurs d’administration centrale par rapport au cabinet ministériel était peut-être plus grande, ce qui leur permettait de conseiller utilement les ministres, peut-être plus utilement que s’ils vont systématiquement dans le sens que l’on attend d’eux. Être en poste à l’administration centrale permet d’avoir une conception plus large du fonctionnement de la justice, et je ne pense pas que cela doive susciter une méfiance. Les jeunes magistrats ont une conception du temps très accélérée : au bout de deux ans, après avoir travaillé à la Chancellerie sur quelques projets de textes, ils veulent en repartir, ayant l’impression d’avoir tout donné. Mon point de vue personnel est que lorsque vous commencez une carrière de quarante-cinq ans, vous pouvez prendre un peu de temps pour approfondir le sillon. En toute hypothèse, le CSM ne traite pas différemment les dossiers des collègues d’administration centrale, qu’il s’agisse de faire des propositions à des postes de chef de juridiction ou de donner des avis sur les propositions de sortie.

M. le président Ugo Bernalicis. Votre regard change-t-il selon qu’il s’agit de nommer à un poste d’administration centrale un magistrat du siège ou du parquet ?

M. Jean-Paul Sudre. Quelle que soit l’origine du magistrat, pour toute proposition de nomination de magistrat à l’administration centrale, c’est la formation du parquet qui est compétente et elle examine les dossiers en s’arrêtant aux qualités des candidats et à leur adéquation au poste envisagé.

M. Olivier Marleix. Ce qui suscite le plus d’interrogations, c’est qu’un magistrat puisse être nommé conseiller pour les affaires judiciaires du président de la République ou du Premier ministre, ou encore directeur de cabinet du garde des Sceaux, puis occuper immédiatement des fonctions au siège ou au parquet. Ne serait-il pas sain d’instituer un « délai de carence » s’appliquant aux magistrats qui sortent des fonctions les plus proches du pouvoir politique, et d’éviter ainsi le doute qui peut saisir le citoyen usager du service public de la justice ?

M. Jean-Paul Sudre. Vous avez interrogé à ce sujet un magistrat qui, après avoir été directeur de cabinet, a eu des responsabilités importantes dans une juridiction. Sa réponse est celle qui vient spontanément à l’esprit : le magistrat, qu’il soit en administration centrale ou en cabinet ministériel, est d’abord un magistrat qui, lorsqu’il retourne sur le terrain, remplit ses fonctions en tant que tel, soucieux d’appliquer la loi selon ses missions spécifiques, au parquet ou au siège. Un passage en cabinet est une expérience enrichissante, et les exemples auxquels on pense de magistrats ayant eu ce parcours sont ceux de magistrats qui ont démontré leur indépendance dans leur fonction ultérieure. Un « délai de carence » ne me paraît donc pas s’imposer

M. Didier Guérin. La difficulté n’existerait plus si le statut du parquet évoluait, puisqu’il n’y aurait pas de proposition directe de l’exécutif pour la nomination des magistrats du parquet. Mais, à mon sens, il s’agit d’une question d’apparence plus que de fond.

M. le président Ugo Bernalicis. Plusieurs magistrats, du siège ou du parquet, nous ont dit leur sentiment que la culture, au parquet, est plus d’obéissance et de rapports hiérarchiques, et qu’elle est davantage d’indépendance au siège ; je ne pense pas faire de grandes révélations en disant cela de manière plus directe que d’autres. Un magistrat en poste en cabinet ministériel ou en administration centrale ne peut faire valoir son identité de magistrat car ce n’est pas ce que l’on attend de lui. Si j’accédais un jour à une responsabilité ministérielle, j’attendrais logiquement de ceux qui sont à mon cabinet et des directeurs d’administration centrale qu’ils obéissent à la direction politique qui leur est donnée. Il n’est pas toujours facile de se départir de cette culture d’obéissance. Certains plaident d’ailleurs en faveur de la mobilité en début de carrière, après quoi le choix devrait être fait du parquet ou du siège.

M. Jean-Paul Sudre. Pour le magistrat du parquet que je suis, la distinction que vous faites entre l’obéissance qui serait propre au parquet et l’indépendance qui serait l’apanage des magistrats du siège relève du préjugé et d’une suspicion dont nous devons nous débarrasser. Magistrat du ministère public, je puis vous dire que l’indépendance reconnue par le Conseil constitutionnel pour les magistrats du siège comme pour les magistrats du parquet est une réalité quotidienne. Le parquet est une équipe ; les rapports ne sont pas d’obéissance mais de travail collectif et dans les rapports directs entre un magistrat du parquet et son procureur, il y a souvent plus de liberté de ton que dans les relations plus distanciées entre un magistrat du siège et son président. On se focalise sur l’indépendance juridictionnelle, ce qui est essentiel, mais il ne faut pas oublier l’indépendance du magistrat du parquet dans les décisions qu’il prend tout en étant subordonné hiérarchiquement. La subordination hiérarchique n’est pas l’obéissance ; je m’élève contre cette confusion. D’autre part, l’organisation administrative s’applique aussi bien aux magistrats du parquet qu’aux magistrats du siège. Enfin, vous avez indiqué que certains magistrats du siège estiment qu’il conviendrait de séparer les carrières à un moment donné. Vous observerez, en étudiant la sociologie des auditions que vous avez conduites, que les hauts magistrats du siège ont une analyse différente de ce sujet selon qu’ils sont ou non passés par le parquet. Ceux qui ont occupé les deux fonctions les trouvent extrêmement enrichissantes et sont assez partisans de ces échanges ; ceux qui ne sont pas passés au parquet pensent qu’il faudrait disjoindre les parcours. Je maintiens que l’indépendance est une culture commune aux magistrats du parquet et aux magistrats du siège.

M. le président Ugo Bernalicis. La confiance n’excluant pas le contrôle, quelle place réserver aux citoyens dans un futur CSM plus autonome pour éviter la critique selon laquelle les magistrats du Conseil décideraient de tout dans leur coin, indépendamment du politique ?

Mme Hélène Pauliat. Pour qu’il y ait confiance, il faut d’abord renforcer la transparence du processus de nomination. La participation des citoyens est plus délicate à concevoir. Face à la justice, le citoyen est en général mécontent parce qu’il a perdu ou content parce qu’il a gagné, et il faut tenir compte de ces biais ou de ces réactions épidermiques. La loi a ouvert la porte aux citoyens en créant les commissions d’admission des requêtes pour permettre la saisine du CSM par le justiciable. Le citoyen doit-il avoir une place directe, des relations plus explicites avec le Conseil ? Il faut l’envisager avec précaution pour éviter qu’il y ait une orientation, un pied dans la représentation. Je vois mal des citoyens siéger au CSM : il y faut des compétences techniques et de l’appétence.

Mes collègues et moi-même jugeons satisfaisant l’équilibre de représentation qu’offre le CSM dans sa composition actuelle. Nous avons constaté que lorsqu’il y a des débats au sein de l’institution, les divergences d’opinions n’ont jamais opposé les magistrats d’un côté, les personnalités qualifiées de l’autre côté, qu’il s’agisse de nominations ou de procédures disciplinaires ; on peut donc parvenir à une culture commune avec des représentations extrêmement différentes. Votre question appelle une ample réflexion et du recul. Que les citoyens aient un droit de regard sur cette institution comme sur toute institution publique me semble naturel mais je m’interroge sur les moyens de les intégrer de manière plus précise en leur trouvant une juste place. Peut-être y a-t-il matière à inspiration dans les conseils de juridiction, qui permettent une ouverture sur la cité.

M. Georges Bergougnous. Dans la composition actuelle du CSM, le constituant n’a pas donné par hasard la majorité aux personnes extérieures, et non aux magistrats : il voulait précisément éviter le soupçon de corporatisme. Comme Mme Pauliat, je n’ai pas un seul exemple, depuis presque dix-huit mois, d’un partage d’opinions reflétant un clivage entre les personnes extérieures d’une part, les membres du corps d’autre part : cela ne s’est jamais produit. Ne peut-on penser que les citoyens sont justement les personnes extérieures, désignées par le Président de la République et par les présidents des assemblées sous le contrôle des commissions parlementaires ?

M. Jean-Paul Sudre. L’objectif principal est de renforcer la confiance des citoyens en la justice, et cette confiance est fragilisée par le soupçon de manque d’indépendance de l’autorité judiciaire. Mais prenons l’exemple d’un magistrat du parquet général à la Cour de cassation. Il n’y a pas plus indépendant que lui : il rend des avis dans l’intérêt de la loi et du bien commun et pour éclairer la chambre sur la portée de ses décisions et ne peut recevoir aucune instruction. Il est aussi indépendant qu’un magistrat du Conseil d’État et qu’un magistrat du siège. La seule différence avec les magistrats du siège, c’est le mode de nomination des magistrats du parquet, qui sont aussi indépendants qu’eux. La confiance du citoyen dans la justice passe par des modes de nomination garantissant totalement l’indépendance des magistrats au service de l’autorité judiciaire.

M. le président Ugo Bernalicis. Madame, messieurs, je vous remercie.

 

 

 

 


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Audition du mercredi 24 juin 2020

À 14 heures 30 : M. Didier Lallement, préfet de police, accompagné de M. Christian Sainte, directeur de la police judiciaire

M. le président Ugo Bernalicis. Nous recevons M. Didier Lallement, préfet de police, accompagné par M. Christian Sainte, directeur de la police judiciaire.

Nous avons entendu précédemment le directeur général de la police nationale et le directeur de la gendarmerie nationale. Toutefois la préfecture de police est autonome et régie par des règles propres, comme nous l’a indiqué le directeur général de la police nationale.

Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale, puis sera consultable en vidéo. Elle fera également l’objet d’un compte rendu écrit qui sera publié.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite, monsieur, à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Didier Lallement et M. Christian Sainte prêtent successivement serment.)

M. Didier Lallement, préfet de police. Monsieur le président, je tiens d’entrée à vous rassurer : la préfecture de police n’est pas autonome, elle dépend du ministre de l’intérieur. C’est un de ses services, certes un peu particulier. C’est pourquoi, à titre liminaire, je fournirai quelques éléments au sujet de cette particularité qui, en aucune façon, n’est une autonomie. Je tiens à le préciser car je lis parfois des choses étranges dans la presse, mais il ne s’agit, en l’occurrence, que de la presse.

La préfecture de police présente la spécificité de réunir l’agglomération parisienne, c’est-à-dire le département de Paris et les trois départements de la petite couronne, l’ensemble des services présentant ainsi un dispositif de continuum de sécurité.

La préfecture de police réunit 42 000 agents répartis entre 8 000 militaires de la brigade de sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), 6 000 personnels d’administrations parisiennes et les policiers des différents services. Sur le territoire de la préfecture de police, l’action judiciaire est conduite par deux directions : la direction régionale de la police judiciaire (DRPJ), dont le directeur est à mes côtés, et la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), l’appellation parisienne de la sécurité publique dans les autres villes.

À l’instar de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), la DRPJ est organisée en trois sous-directions principales : celle chargée des brigades centrales, criminelles, de la répression du banditisme et du trafic de stupéfiants, celle chargée des affaires économiques et ses services supports, et celle en charge des services territoriaux. En matière de service territorial, la DRPJ regroupe les trois districts de Paris et une entité dans chaque département de la petite couronne. La préfecture de police comporte donc à la fois une structure centrale et une organisation territoriale.

La DSPAP, notre sécurité publique, est organisée selon un dispositif identique. Compétente sur le territoire de la petite couronne, elle compte quatre directions territoriales de sécurité et de proximité, une pour chaque département. La direction territoriale de sécurité de proximité de Paris dispose d’un service de l’investigation transversale, en charge notamment de missions de police judiciaire transversale. Chaque autre direction territoriale gère une sûreté territoriale, ayant des missions similaires à ce service d’investigation. Le maillage territorial de la DSPAP est assuré par des commissariats de circonscription, dotés notamment, d’un service de l’accueil et de l’investigation de proximité (SAIP) qui assure les missions de police au quotidien.

La DSPAP compte 1 702 officiers de police judiciaire (OPJ). Nous n’en avons malheureusement pas suffisamment. La préfecture de police est composée de fonctionnaires jeunes. Il faut quatre années pour acquérir la qualification, ce qui correspond au cycle de vie d’un fonctionnaire à la préfecture de police. Sitôt l’ancienneté suffisante atteinte, celui-ci demande sa mutation, et même si cela ne veut pas dire qu’il l’obtient, cela provoque un déficit structurel. Les OPJ représentent 12 % de l’effectif total, contre une moyenne nationale de 23 %. Si j’appliquais le taux national à la préfecture de police, il manquerait 1 300 OPJ dans les services. C’est un véritable sujet pour notre fonctionnement judiciaire.

Cela concerne moins la DRPJ qui, en termes de fonctionnement, est à la préfecture de police ce que la direction centrale de la Police judiciaire (DCPJ) est à la DGPN. En matière judiciaire, seuls les services qui ont à connaître de la saisine en connaissent. Au sein d’une même direction, chaque groupe travaille sur son enquête et celui d’à côté ignore ce que fait l’autre. Cette règle s’applique entre la DRPJ et la DCPJ au plan national. Néanmoins, les statistiques et les indicateurs en matière d’évolution de la criminalité sont partagés entre les deux directions. De notre part, la transparence est totale sur les grandes données. Il n’y a pas d’enclave ou de particularisme de la préfecture de police au regard de ce dispositif.

Comme le système est plus intégré – j’ai parlé de continuum –, la répartition du traitement de la délinquance s’articule efficacement entre la partie relative à la sécurité publique et la partie relative à la police judiciaire. La sécurité publique, c’est-à-dire la lutte contre la petite et la moyenne délinquance, se superpose en partie à la DRPJ, qui traite la grande délinquance et la délinquance spécialisée, mais la définition de la frontière s’opère au jour le jour en fonction de l’évolution des affaires et des saisines. En cas de besoin d’emploi de la sécurité publique pour des missions différentes, notamment en matière d’ordre public, la DRPJ peut se déplacer sur des sujets inhabituels et intervenir en lieu et place d’une DSPAP appelée pour une autre mission. La complémentarité offre une certaine souplesse et permet une bonne articulation. Afin d’accroître l’efficacité de notre action de sécurité publique dans certaines zones, après avoir déterminé, en relation avec les élus et sur la base de nos propres constats, qu’il fallait y « mettre le paquet », je peux articuler une action de sécurité publique avec une action de police judiciaire. C’est le cas du traitement des trafics de drogue qui peut être opéré en complémentarité, au moins dans les phases préliminaires, les rôles se clarifiant lors des saisines.

Telle est la particularité de notre fonctionnement. Il n’est pas fondamentalement différent de celui de la police nationale, mais la proximité territoriale change tout dans notre pratique. Même si la surface concernée est importante – et compte plus de 6 millions d’habitants –, la proximité des services et la connaissance du terrain autorisent une complémentarité et une capacité de mouvement un peu supérieures à celles du reste du territoire.

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur le préfet, notre commission d’enquête s’intéresse aux circuits de remontée de l’information au sein du ministère de la justice et du ministère de l’intérieur. Cela a fait l’objet de plusieurs questions au directeur général de la police nationale et au directeur général de la gendarmerie nationale. À notre connaissance, aucun texte n’encadre les pratiques de remontée d’informations jusqu’au cabinet du ministre et jusqu’au ministre. Compte tenu de la spécificité territoriale de la préfecture de police, que vous avez vous-même rappelée, et du circuit court avec le ministre, comment ont lieu ces remontées d’informations pour des affaires judiciaires ? Le DGPN et la DGGN nous ont dit qu’il y avait bien des remontées d’informations, notamment en cas de conséquences potentielles en matière de maintien de l’ordre. Quel cadre fixez-vous dans vos services ?

M. Didier Lallement. J’ai peur de vous décevoir. Il n’existe aucune spécificité à la préfecture de police. Les choses se passent comme l’a décrit le DGPN, qui est mon référent organique. Je rappelle que le code de procédure pénale permet une alerte de l’autorité en cas de trouble à l’ordre public, ce qui se passe d’une manière très classique. Lorsque les enquêtes atteignent la phase cruciale des interpellations ou des perquisitions délicates susceptibles de provoquer un trouble à l’ordre public, je suis alerté pour une raison purement pragmatique, qui est la nécessité de renforcer les effectifs locaux, notamment dans des zones sensibles. C’est essentiellement à ce sujet que se produisent des alertes. Le reste est à l’instar de ce qui se pratique à la direction générale de la police nationale. Je n’ai pas de connaissance exacte de la façon dont se passent les choses du niveau de la direction générale de la gendarmerie. Mais je ferai la même remarque que ces deux directeurs généraux : on en apprend tellement par la presse que les choses sont assez claires. Très franchement, le reste est du domaine des enquêteurs qui apportent le soin et la discrétion qui conviennent à leur travail. C’est leur devoir et c’est la règle.

M. le président Ugo Bernalicis. J’entends bien les remontées d’informations internes à vos services pour la mise à disposition de moyens de maintien de l’ordre en cas de trouble à l’ordre public. Mais quelles informations remontent au ministre et pourquoi ? Les motivez-vous ou y a-t-il une routine qui existait avant vous et qui existera après vous ?

M. Didier Lallement. J’espère que la préfecture de police me survivra, monsieur le président.

M. le président Ugo Bernalicis. Je n’en sais rien, monsieur le préfet.

M. Didier Lallement. Je ne sais pas si je dois le prendre comme une indication ou une prévision.

Au ministre, ou plutôt au cabinet, car j’imagine que le ministre est prévenu par son cabinet, je fournis des indications, là encore pour une raison très prosaïque. En cas de risque de violences urbaines, je demande des renforts en unités de force mobile (UFM), lesquelles sont gérées par l’unité de coordination des forces mobiles (UCFM) dépendant du directeur général de la police nationale. Pour obtenir ces unités, il faut passer par cet organisme qui fait remonter au cabinet du ministre ses arbitrages sur la répartition des forces. J’imagine qu’on doit dire au ministre que j’ai demandé une UFM pour réaliser une perquisition dans tel ou tel coin de la Seine-Saint-Denis, par exemple. J’imagine que ce genre de choses doit lui être signalé.

M. le président Ugo Bernalicis. Y a-t-il des demandes du cabinet sur des affaires pour lesquelles il n’y aurait pas eu de remontée d’informations ?

M. Didier Lallement. Oui. On m’a déjà demandé, à la suite d’articles de presse, s’il était vrai que mes services étaient saisis de tel ou tel dossier. Sachant que moi-même, je ne le savais pas forcément, j’ai demandé si on était bien saisis de tel ou tel dossier, au titre de quel service particulier. Je réponds alors que j’ai eu confirmation que c’est telle brigade, tel service, etc.

Je fais également remonter des éléments quantitatifs à la suite de manifestations. Je sais qu’on a fait X interpellations qui ont donné lieu à Y gardes à vue. On indique, de façon statistique, qu’il y aura telle ou telle suite, comme des convocations. J’ai des éléments statistiques. Comme dans le débat médiatique, on nous interroge souvent sur les interpellations, je fais remonter, à l’issue des manifestations, qu’il y a eu X interpellations dont je sais qu’elles ont donné lieu à Y gardes à vue. Quelques jours plus tard, j’indique que ces gardes à vue ont donné lieu à telle et telle décision judiciaire. Mais je ne les illustre pas dans les dossiers. Il n’a aucune importance de savoir ce que tel ou tel est devenu. La presse est très demandeuse de ce genre d’indications, que le parquet communique parallèlement.

M. le président Ugo Bernalicis. Les suites judiciaires relèvent peut-être davantage du rôle du parquet que de la préfecture de police.

M. Didier Lallement. En communication publique, mais dans l’information du ministre, je fournis ce genre d’indication.

M. le président Ugo Bernalicis. Lors de votre nomination, un dossier sur la Société du Grand Paris dans lequel vous pourriez ou avez été amené à être entendu a été dépaysé. Est-ce de bonne pratique judiciaire pour éviter toute immixtion dans l’affaire ? Est-ce une pratique générale ? Dès qu’un policier est mis en cause au sein de la préfecture de police, l’affaire est-elle dépaysée afin que des enquêteurs maison ne traitent pas d’affaires de collègues ?

M. Didier Lallement. De l’affaire dont vous parlez, j’ignore tout. J’ignore si elle a fait l’objet de la moindre saisine. Je n’ai jamais été entendu. J’entends dire cela avec régularité, mais moi, je ne sais rien. Je ne peux donc pas commenter des choses que je ne connais pas. Effectivement, lorsqu’un fonctionnaire de la préfecture de police est mis en cause, les parquets ne font pas de saisines des services concernés. C’est la règle mais, dans le cas d’espèce, je ne peux pas vous répondre.

M. le président Ugo Bernalicis. La presse semble toujours un peu mieux renseignée, notamment sur le cas d’espèce.

Les saisines de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) donnent lieu à un vif débat. Compte tenu de la proximité des différents services sur la place parisienne, estimez-vous que le mode de fonctionnement actuel, c’est-à-dire la saisine automatique de l’IGPN, offre des garanties idéales, notamment au regard de la théorie de l’apparence, en matière d’indépendance des enquêteurs et d’indépendance de la justice ?

M. Didier Lallement. Monsieur le président, je n’ai pas d’avis sur la question. L’IGPN ne dépend pas de moi et je n’ai aucun avis sur ce qui ne dépend pas de moi.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est entendu.

M. Didier Paris, rapporteur. Merci, monsieur le préfet et monsieur le directeur, de vous plier à cet exercice.

Je ne reviendrai pas sur les remontées d’information. Vous avez répondu clairement dans le cadre du travail qui est le vôtre.

Vous avez indiqué que la préfecture de police n’était pas autonome, notamment par rapport au ministre. Toutefois, le directeur général de la police nationale nous a indiqué que la question parisienne ne lui incombait pas. Quelles sont les relations entre l’un et l’autre ? Existe-t-il des relations organiques ou opérationnelles régulières ? Comment ne vous marchez-vous pas sur les pieds ? Comment concevez-vous le travail commun indispensable, moins au regard de l’indépendance de la justice que de la qualité opérationnelle ?

M. Didier Lallement. Cela dépasse les individus. La préfecture de police existe depuis 1800, la direction générale de la police nationale est plus récente, puisqu’elle date de l’après-guerre, même si on peut penser que le secrétariat général créé sous le régime de Vichy en préfigurait le fonctionnement. Historiquement, il existe, entre la plaque parisienne et le reste du territoire national, hors gendarmerie, deux entités aux deux circonscriptions d’intervention très différentes

Qu’en est-il des relations ? La direction générale de la police nationale est mon référent organique. Les fonctionnaires sont recrutés et formés par la direction générale de la police nationale puis mis à ma disposition en tant qu’autorité opérationnelle. L’un des grands moments de nos relations concerne la répartition des sorties d’école entre la préfecture de police et le reste du territoire. La préfecture de police est une école de formation de la police nationale. Les fonctionnaires sont jeunes, puisque la préfecture de police absorbe chaque année une grande partie, parfois jusqu’à 80 %, des sorties d’école. Parce qu’elle est le réservoir des mutations pour les départs en province, les fléchages se font en particulier sur la plaque de la préfecture de police. Cet élément organique de la sortie des écoles donne toujours lieu à discussion.

La direction générale de la police nationale définit les règles organiques ou les éléments de doctrine. Par exemple, les techniques relèvent de la compétence du directeur général de la police nationale. Il y a quelques années, nous avons eu un grand débat sur les armes automatiques. Fallait-il ou non qu’elles soient utilisées à cartouches chambrées – c’est-à-dire qu’après armement, la cartouche étant montée dans l’arme, si le cran de sécurité a sauté, le coup peut partir quand même ? Le directeur général de la police nationale a tranché en faveur des cartouches chambrées, et nous l’avons suivi. C’est mon référent organique mais pas mon référent opérationnel. Je n’ai pas d’autre supérieur opérationnel que le ministre, auquel je rends compte directement des sujets opérationnels.

M. Didier Paris, rapporteur. Les membres de la commission des lois de l’Assemblée nationale ont récemment rendu visite aux services de M. le directeur de la police judiciaire, M. Sainte, sans visée politique mais pour comprendre comment ils travaillent. Nous avons été frappés de la coexistence des brigades criminelles, résultant d’une relation historique. Vous avez indiqué que l’affectation des moyens dépendait directement de la DGPN. Rencontrez-vous des difficultés d’affectation de moyens dans l’exercice de votre activité opérationnelle ? Est-ce un frein pour vous ?

M. Didier Lallement. Oui, monsieur le rapporteur, nous rencontrons des difficultés concernant les OPJ, pour les raisons que j’indiquais peut-être un peu rapidement. N’ayant pas assez d’OPJ, notamment pour la DSPAP, j’ai un problème d’instruction des affaires face à une criminalité en évolution. Je n’ai pas assez d’OPJ parce que, pour des raisons d’ancienneté, leur affectation fait l’objet d’un cycle. J’ai proposé que nous ayons des OPJ sortant d’école.

M. Didier Paris, rapporteur. Ce n’est pas le cas ?

M. Didier Lallement. Non, puisqu’il faut quatre ans d’ancienneté, comme le précise le code de procédure pénale.

M. Didier Paris, rapporteur. Pourquoi n’est-ce pas le cas ?

M. Didier Lallement. Parce qu’il a été considéré par le législateur, dans sa sagesse, qu’il fallait une certaine expérience pour devenir OPJ et qu’un jeune gardien ne pouvait pas l’être. Il faut cette ancienneté et passer un examen de qualification. Mais je sais que j’aurai toujours un déficit d’OPJ. Je dis souvent sous forme de boutade, parce que c’est un territoire que j’ai connu dans une précédente affectation, qu’il y a plus d’OPJ à Guéret qu’à La Courneuve. Il y a un problème de répartition, mais je n’empêcherai pas la mécanique naturelle des affectations. C’est ainsi que fonctionne la préfecture de police. Elle reçoit les fonctionnaires sortant de l’école parce qu’ils ont moins le choix de leur affectation, comme pour un certain nombre d’administrations. Il n’y a pas de spécificité de la police parisienne par rapport à l’administration pénitentiaire que je connais un peu. L’ancienneté permet de cumuler suffisamment de points pour obtenir une mutation et s’éloigner du centre. Quand j’étais à Bordeaux, la moyenne d’âge de mes fonctionnaires était plus proche du mien que celle des fonctionnaires de la préfecture de police. Si la qualification pouvait être au moins très fortement avancée après la sortie d’école, je pourrais mieux fidéliser les OPJ. Par ailleurs, s’agissant des cas spécifiques de la Seine-Saint-Denis, le Gouvernement a demandé un renforcement des OPJ. De plus, il existe une prime OPJ mais, pour des raisons techniques complexes, on peut continuer à en percevoir une partie sans effectuer la totalité du travail d’OPJ, ce qui ne m’aide pas. Il faudrait que j’obtienne des OPJ pour permettre à la DSPAP et à des SAIP d’être beaucoup plus offensifs.

M. Didier Paris, rapporteur. Cette situation vous a-t-elle contraint à définir des priorités entre les enquêtes en cours et à ne pouvoir obtenir, pour telle ou telle enquête, l’assistance nécessaire au bon fonctionnement opérationnel ?

M. Didier Lallement. Le niveau de classement fait à Paris par le parquet est très élevé, en raison de l’insuffisance des actes d’instructions sur de petites affaires, notamment des vols à la tire et des cambriolages. Nous avons un problème de suivi…

M. Didier Paris, rapporteur. … dans le bas du spectre !

M. Didier Lallement. …essentiellement dans le bas du spectre.

À ce sujet, je vous propose de céder la parole à M. le directeur.

M. Christian Sainte, directeur de la police judiciaire. Mon rôle est de répartir les effectifs nécessaires en fonction des enquêtes. Il serait contre-nature et antinomique que le préfet de police attribue et affecte les effectifs en fonction des nécessités des enquêtes, compte tenu de ce qui vous a été dit. C’est mon rôle d’exprimer des demandes de moyens humains ou matériels auprès du préfet de police en fonction des orientations générales que j’identifie comme prioritaires au sein de la direction, en fonction de l’évolution de la délinquance, de la criminalité et des enquêtes. Puisque vous évoquez précisément le cas des enquêtes, il me revient de dédier les moyens humains nécessaires pour faire aboutir une enquête. Leur rythme n’étant pas linéaire, on doit être capable de moduler les moyens au sein d’une brigade ou même en mutualisant les brigades si nécessaires pour certains très gros dossiers. C’est mon travail.

M. Didier Lallement. Le problème des OPJ est spécifique à la DSPAP, il se pose moins que la DRPJ. Il est particulièrement grave pour les directions de la sûreté et les SAIP.

M. Christian Sainte. Vous aviez peut-être touché du doigt un deuxième sujet lors des visites, à savoir la motivation et l’appétence pour les fonctions de police judiciaire. C’est vrai au niveau des SAIP et, par contrecoup, pour nous, puisque, par nature, nous faisons appel à des officiers de police judiciaire chevronnés afin d’intégrer les effectifs de la police judiciaire. Ce n’est pas très satisfaisant, car chaque fois que nous allons chercher des moyens humains auprès de nos collègues de la DSPAP, nous avons conscience d’affaiblir des services déjà peu dotés en ce domaine.

M. le président Ugo Bernalicis. Pour prolonger la question du rapporteur, avez-vous des échanges institutionnels avec le parquet, voire le siège pour l’instruction, au sujet de l’allocation des moyens ?

M. Christian Sainte. Cela repose sur un dialogue permanent avec les procureurs de la République, puisqu’il y a quatre procureurs territoriaux entre Paris et les trois départements de l’agglomération, et avec les juges d’instruction. Cela nécessite la mise en perspective de nos difficultés. Dès lors que certains sujets ou certaines enquêtes deviennent prioritaires, nous devons l’exprimer clairement auprès des magistrats. Nos collègues de la DSPAP sont confrontés à la même situation par le biais de l’apurement des portefeuilles. De manière contradictoire avec les responsables des parquets, nous faisons une visite du portefeuille pour regarder quels sont les dossiers prioritaires.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous intervenez sur quatre parquets. Qui tranche en cas de conflit entre deux parquets ?

M. Christian Sainte. Il ne faut pas le voir ainsi. Nous devons faire des choix temporels. Je peux proposer de « mettre le paquet » sur un dossier, sachant qu’on se reportera rapidement sur le suivant. Nous pouvons être amenés à discuter avec deux parquets différents pour leur signifier une priorité sur un dossier ou, au contraire, demander de patienter un peu, faute de moyens. Nous tenons un langage de vérité et il n’y a aucune difficulté.

M. Didier Paris, rapporteur. Nous avons connu le long épisode des gilets jaunes, difficile pour l’action des services de police en matière de maintien de l’ordre, suivi de manifestations contre la réforme des retraites. Le procureur de la République de Paris nous a indiqué avoir donné aux magistrats placés sous son autorité des directives pour la gestion des gardes à vue en fonction des typologies de comportement des individus. De votre côté, avez-vous été amené à donner des directives particulières aux services de police placés sous votre autorité, autant en matière de maintien de l’ordre que de police judiciaire, compte tenu des violences urbaines auxquelles vous faisiez face ? Si oui, dans quelle direction ou dans quel cadre ? Quelle évolution avez-vous donnée à la gestion de ces événements de rue ?

M. Didier Lallement. Il n’y a pas de spécificité. Je m’entretiens avec le procureur de Paris dès lors que je pense qu’une manifestation est susceptible d’entraîner des violences, toujours de manière pratique, afin que le niveau de permanence du parquet soit rehaussé, ce que le procureur fait d’ailleurs systématiquement. Il m’a demandé de l’alerter, je l’alerte en lui disant qu’à tel endroit cela peut être compliqué et il prend ses dispositions.

Ce n’est pas moi qui décide des interpellations, mais les fonctionnaires, dès lors qu’ils estiment qu’il y a délit ou infraction. On constate un certain nombre d’interpellations au fur et à mesure de la menée des opérations de maintien de l’ordre, mais elles ne se décident pas en salle de suivi.

M. Didier Paris, rapporteur. Avez-vous été amené à prendre des décisions d’interpellation et de placement en garde à vue dans des cas sans qu’il y ait eu d’infraction constituée, afin de « ratisser large » pour éviter tout problème ?

M. Didier Lallement. Nous ne faisons pas cela. La question est de savoir quelle qualification d’infraction donner à un certain nombre d’éléments. Prenons l’exemple type d’une manifestation non autorisée – dans le régime actuel d’autorisation, mais interdite dans le régime précédent. Vous voyez, sur les réseaux sociaux, un appel signé de M. X, lequel se présente sur le lieu de la manifestation, accompagné d’un certain nombre de ses soutiens, cas de figure que nous rencontrons assez fréquemment. Selon la doctrine que j’ai mise en place, on l’interpelle, puisqu’un délit d’attroupement est constitué. Je sais que le parquet ne poursuit pas les délits d’attroupement. On aurait donc pu aussi se dire : dès lors que ce n’est poursuivi – pour des raisons qui ne me regardent pas mais je le sais d’expérience –, je pourrais ne pas le faire. J’ai décidé de le faire quand même, puisque le délit existe. C’est ce type de décisions que nous sommes amenés à prendre.

M. le président Ugo Bernalicis. Procédez-vous systématiquement à interpellation et présentation des informations au parquet ou établissez-vous une distinction en fonction de la dangerosité de l’attroupement ? Je sais que la préfecture de police a mis en place des fiches types d’interpellation pour les manifestations.

M. Didier Lallement. Nous mettons au point des fiches pour expliquer comment constituer le dossier pour la présentation au SAIP. On ne peut se contenter de mettre une croix à la fin du procès-verbal, ce qui est la tendance des gens des unités engagées dans le maintien de l’ordre, qui ne sont pas toujours des spécialistes du judiciaire. J’ai demandé qu’ils établissent les éléments de procès-verbal de façon plus structurée, notamment avec des motivations et des preuves. C’est une démarche didactique destinée à éviter les approximations que j’avais constatées à mon arrivée.

Pour que le délit d’attroupement soit constitué, il faut que la personne ayant appelé à la manifestation soit identifiée et qu’elle se présente. Ces deux cas de figure ne sont pas si fréquents. Parfois, l’appel est fait par un ensemble et non par une personne. Quand la manifestation est déclarée, elle est signée et il n’y a pas de délit d’attroupement.

M. Didier Paris, rapporteur. Sauf si elle est interdite !

M. Didier Lallement. Tout à fait. Toutefois, quand on interdit, les personnes se présentent rarement. Mais si M. X, qui a déposé l’appel à la manifestation non autorisée ou interdite se présente, on l’interpelle et on le présente au magistrat. C’est arrivé samedi dernier pour la manifestation à La Concorde de l’association ligue de défense noire africaine (LDNA). L’appelant de cette manifestation s’est présenté. Nous l’avons interpellé, il a été emmené au SAIP et placé en garde à vue.

M. le président Ugo Bernalicis. Pour vous, il n’y a pas de sujet sur les manifestations appelées par les organisations syndicales quand elles ne sont pas déclarées ? Je pense notamment aux manifestations récentes des policiers, trois nuits de suite, devant les institutions.

M. Didier Lallement. Je n’ai pas trouvé les organisateurs.

M. Olivier Marleix. Vous avez dit que les moyens mis à disposition de la police judiciaire dépendaient de la priorité donnée. Qui décide de cette priorité ? J’ai cru comprendre qu’il s’agissait de décisions collégiales, mais quels sont vos critères ? Je me souviens qu’une enquête, menée en 2016 ou 2017, pour blanchiment et atteinte à la législation sur le financement des campagnes électorales à l’encontre d’un sénateur âgé de 92 ans, avait mobilisé quelque 90 fonctionnaires de police. Faire avancer très vite cette enquête était une priorité pour certains. Je ne pense pas que 90 fonctionnaires travaillent actuellement sur les enquêtes concernant M. Bayrou. Qu’est-ce qu’une enquête prioritaire ? La question est au cœur des travaux de notre commission d’enquête. Y a-t-il des critères objectifs ou cela dépend-il de la seule pression politique ?

Dans l’hypothèse d’un fonctionnement de la justice dotée d’un parquet un peu plus indépendant, auriez-vous techniquement les moyens de rendre plus transparents les moyens affectés à chacune de ces enquêtes ?

Monsieur le préfet de police, en réponse à une question sur la saisine de l’IGPN, vous avez dit : « Je n’ai aucun avis sur ce qui ne dépend pas de moi ». Au poste prestigieux du corps auquel vous appartenez, il est de votre devoir d’éclairer la représentation nationale sur l’état du droit. La saisine de l’IGPN est un sujet qui mérite réflexion. En matière d’ordre public, après des épisodes marqués par une quarantaine de manifestants éborgnés, ou dans les cas d’enquête de police judiciaire, l’interrogatoire est parfois difficile. Du point de vue du législateur, la saisine de l’IGPN n’est pas un sujet neutre au regard de la garantie du bon fonctionnement de ce service public.

M. Didier Lallement. Il n’y a pas d’instructions politiques – je n’en donne pas et le ministre n’en donne pas –, sur les effectifs à mettre sur les enquêtes. Depuis que je suis à ce poste, je n’ai jamais donné d’instruction, pour la bonne et simple raison que je ne connais pas les saisines et que je considère que ce n’est pas mon rôle, et je n’en ai reçu aucune.

M. Christian Sainte. Les priorités sont d’abord opérationnelles. Certains dossiers font l’objet d’un investissement dynamique, pas seulement pour les affaires financières. Nous sommes amenés à faire des choix au quotidien en fonction de la gravité des faits ou des attentes des magistrats du parquet. Des conditions de détention d’individus peuvent justifier l’accélération des investigations. Quand d’importants moyens humains et techniques sont déployés pour une affaire, l’opportunité opérationnelle incite à mettre en œuvre les moyens nécessaires pour que l’enquête aboutisse. Je le dis clairement, cela ne correspond en aucune manière à des priorités du politique.

Du côté du parquet, d’autres critères peuvent être pris en considération, tels que des problématiques de médiatisation, de résonance médiatique sur les réseaux sociaux, d’emballements comme ceux auxquels nous sommes tous confrontés. Le procureur de la République me demande parfois de mettre des moyens pour apporter la réponse judiciaire la plus rapide possible afin de corriger ou conforter ce qui circule de manière virale dans l’espace public. Des dossiers nécessitent d’apporter une réponse rapide au regard de la résonance publique, mais il n’y a pas de contraintes politiques.

Vous évoquiez l’engagement des moyens en fonction des magistrats. Dans un monde idéal, on pourrait imaginer de dédier tant d’enquêteurs à telle enquête ou à tel magistrat du parquet ou de l’instruction, mais il nous faut garder de la plasticité. L’effectif n’étant pas celui que nous souhaiterions avoir, nous devons adapter en permanence les moyens à l’objectif à atteindre, tout en respectant les critères indiqués tout à l’heure. Dans ce contexte, dans un souci de loyauté envers les magistrats demandeurs, il me paraît difficile d’envisager d’en sanctuariser certains. En revanche, nous pouvons prendre l’engagement envers tel magistrat, tel juge d’instruction ou tel parquet de traiter un dossier en priorité, de le faire tout de suite et de lui apporter une réponse rapide, pour lever un doute ou conforter une hypothèse.

M. Didier Lallement. Je n’ai pas d’avis sur le fonctionnement de l’IGPN puisque je n’ai pas à en connaître en tant que gestionnaire. Je saisis l’IPGN et je n’ai pas d’observations particulières à faire. Les seules que je pourrais faire porteraient sur la durée des enquêtes et sur ce qui me revient mais, très franchement, je n’en ai pas. Je trouve son fonctionnement assez fluide. Je n’ai aucune raison de douter que les enquêtes ne soient correctement et professionnellement faites. Ce n’est pas à moi d’entrer dans le débat public au sujet de l’IGPN, son fonctionnement et son indépendance. Je constate le fonctionnement assez fluide d’une instance qui ne dépend pas de moi et qui me répond dans des délais me permettant de donner des suites, notamment disciplinaires, puisque c’est ce qui m’intéresse. Le judiciaire ne me regarde pas, sauf quand il aboutit à des sanctions administratives.

M. Didier Paris, rapporteur. Je prolongerai la question de notre collègue Olivier Marleix. Vous avez fait la réponse qui vous appartient mais vous voyez bien le débat ouvert sur le fonctionnement de l’IGPN et de l’inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Si vos chefs de service constatent qu’un fonctionnaire de police a manifestement enfreint les règles déontologies, voire pénales, est-ce vous qui prenez directement contact avec l’IGPN ? Est-ce que ça passe systématiquement par le parquet, l’autorité donneuse d’ordres à l’IGPN ?

Avez-vous des données chiffrées à ce sujet, telles que le nombre de signalements à l’IGPN et le nombre d’enquêtes effectives ? Si vous ne pouvez pas le faire aujourd’hui, pourriez-vous nous fournir ultérieurement des éléments écrits ?

M. Didier Lallement. Cela ne pose aucun problème.

Je saisis l’IGPN à titre administratif et non pas, par construction, à titre judiciaire. Mais dès lors que je l’ai saisie à titre administratif, il est rare que la saisine judiciaire ne soit pas faite dans la foulée, si elle n’a pas précédé ma saisine. Je fais des saisines purement administratives dans des affaires non pas internes à la préfecture de police mais en cas de suspicion sur le fonctionnement d’un service. Je demande une enquête administrative, la seule pour laquelle j’ai compétence, à l’IGPN. Je reçois une réponse administrative éventuellement accompagnée d’une proposition de réorganisation des services, car elle intervient alors dans sa fonction de conseil administratif. Dans le cadre de sa fonction judiciaire, si une saisine est faite par le parquet et prospère, je la vois revenir au plan judiciaire. Se pose alors le problème des suites administratives en matière disciplinaire, comme les suspensions de fonctionnaires, ce qui conduit à réunir le conseil de discipline.

N’oublions pas que le sujet de l’IGPN est un peu douloureux, puisque la préfecture de police disposait de son inspection propre, mais à la suite d’une affaire de suspicion de fonctionnaires qui auraient communiqué des informations à des hommes politiques et qui a défrayé la chronique, il a été décidé de la fondre dans l’IGPN. N’ayant plus d’inspection en propre, je me permettais de dire que je n’ai pas d’avis sur le fonctionnement. La suppression l’inspection de la préfecture de police ayant été décidée, on passe par l’inspection générale de la police nationale. Je le répète, ce n’est pas à moi de répondre sur une architecture de fonctionnement qui regarde le ministre et non le préfet de police.

M. Sébastien Nadot. Monsieur le directeur de la police judiciaire et monsieur le préfet de police, par décision contentieuse du 18 mai 2020, le Conseil d’État a ordonné à l’État de cesser immédiatement la surveillance par drone du respect des règles sanitaires. Je précise qu’il ne s’agissait pas d’identifier des personnes mais de détecter des rassemblements en vue de réaliser des opérations de dispersion ou d’évacuation, si nécessaire. Je ne vous interrogerai pas sur le recours ni sur la décision du Conseil d’État mais sur la justice qui dit le droit a posteriori. Même s’il existe une réglementation, l’emploi des drones n’est pas encore bien cadré. Quels sont votre doctrine et votre mode d’intervention dans ces champs encore non délimités ni par le législateur ni par la justice ? Avez-vous reçu une demande particulière de la part d’un ou de plusieurs ministres au sujet de l’utilisation des drones dans le cadre de l’observation du respect du confinement ? N’avez-vous pas l’impression d’avoir forcé la main de la justice en prenant des décisions dans un domaine pas encore tranché ?

Ma deuxième question est sans doute un peu naïve, car je ne suis pas aussi expert que mes collègues en matière de sécurité nationale. Le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) joue un rôle important mais, organisme à moitié militaire et à moitié politique, il échappe à tout contrôle démocratique. En quoi le SGDSN influence-t-il votre travail, en particulier en ce moment ? N’y a-t-il pas parfois contradiction entre le ministère de l’intérieur et les injonctions du SGDSN, relevant directement du Premier ministre ?

M. Didier Lallement. Comment avons-nous bâti notre doctrine sur les drones ? La préfecture de police englobant un dispositif très opérationnel, nous agissons de manière très prosaïque. Nous disposons d’un système de caméras d’observation d’axes à Paris et dans son agglomération. Si, à Paris, le système est assez homogène, il l’est moins en périphérie puisqu’il est communal. Le système de vidéosurveillance parisien présente la spécificité d’être un système d’État. Toutefois, les caméras de vidéosurveillance ne couvrent pas de très larges espaces. Les caméras de la place de la République montrent des parties du lieu, et encore pas toutes, à cause des arbres, mais ne donnent pas de vision globale. Elles ne dézooment pas suffisamment et n’ont pas un angle suffisamment pour embrasser un grand espace. De même, nous avons une vision d’un bout de quai de Seine, mais pas de sa totalité, notamment en cas de présence d’une foule compacte. La seule façon d’avoir une telle vision est d’utiliser des moyens aériens, c’est-à-dire soit des hélicoptères, sur le droit de tirage de la gendarmerie, soit des drones. Nous utilisons des drones dont les nuisances sont bien moindres pour les habitants. Je ne suis pas sûr que faire voler des hélicoptères au-dessus de Paris pendant toute la durée d’une manifestation améliorerait ma popularité, même si ce n’est plus très grave. Le drone est très pratique, même si nous rencontrons des difficultés d’emploi à Paris parce qu’ils sont attaqués par des mouettes et des goélands. Il ne faut pas les faire voler trop près des pièces d’eau pour éviter des pertes d’appareils.

La doctrine que nous avons construite pour l’utilisation des drones est identique à celle suivie pour l’utilisation des caméras de vidéosurveillance. Les caméras de vidéosurveillance floutent les façades pour qu’on ne puisse pas voir l’intérieur des appartements, qui relèvent du domaine privé. Puisqu’on ne peut pas flouter la caméra d’un drone, nous avions établi le principe de ne pas conserver les images plus de quinze jours, comme pour les caméras de vidéosurveillance, et d’une utilisation dézoomée, pour voir des foules. C’était particulièrement utile pendant l’état d’urgence sanitaire, pour faire respecter les mesures de distanciation. Bien que l’on puisse se demander si c’est du ressort de la police nationale, on nous avait demandé de faire respecter les mesures de distanciation dans les rues, et il faut, pour ce faire, en avoir une vision exacte. Le Conseil d’État a considéré qu’en la matière, il n’était pas possible de les utiliser. Il faudrait un texte de loi pour réutiliser ces drones en matière d’état d’urgence sanitaire, mais je ne vous cache pas que pour faire respecter la distanciation lors des évolutions de foule lors de la fête de la musique, j’aurais préféré faire voler des drones plutôt qu’envoyer des fonctionnaires. Vous me direz que, grâce aux chaînes d’info, on a maintenant cette vision globale, puisqu’elles ont des drones. C’est une des facéties du système. Je ne peux diffuser aucune image mais, monsieur le député, vous pouvez en diffuser autant que vous voulez. N’importe quelle chaîne d’info peut faire voler des drones moyennant une autorisation administrative, mais je ne peux pas le faire. Je trouve dans la sphère publique une série d’images. Il serait utile que le législateur équilibre le rapport entre la puissance publique et l’individu, car je ne peux pas produire d’éléments de ce que je vois, ce qui, dans le débat médiatique, est un véritable sujet.

Le SGDSN n’influence pas notre travail. Il comporte un groupe de travail sur les drones, qui étudie non des éléments de doctrine juridique, mais des éléments de doctrine d’emploi, notamment pour les militaires. Le 14 juillet, l’armée de terre a fait voler des drones de démonstration. Lors de tels rassemblements, nous mettons en place un dispositif de protection anti-drones. Sur un théâtre d’opération extérieur, cela a été récemment un élément efficace d’opération anti-terroristes. Sous l’égide du SGDSN, nous avons travaillé avec l’armée de l’air et l’armée de terre afin de nous assurer que nos brouilleurs ne brouilleraient pas les drones de l’armée de terre. Comme nous ne connaissons pas leurs fréquences, nous passons par le SGDSN. C’est vraiment du concret, nous ne sommes pas du tout dans de la métaphysique. Nous le faisons aussi sous l’égide de l’armée de l’air, qui conduit aussi des réflexions sur les drones. Pour préparer le prochain 14 juillet, nous aborderons de nouveau cette question pour savoir si les fréquences ont évolué. De même, lors de la démonstration du Flyboard, nous nous sommes assurés avec le SGDSN que nos dispositifs n’allaient pas générer de brouillage. S’agissant d’éléments classifiés, nous passons par le SGDSN, mais celui-ci ne se mêle en aucune façon du fonctionnement de la préfecture de police.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous nous sommes un peu écartés du sujet sur l’indépendance de la justice, mais c’était intéressant.

M. Olivier Marleix. Les chefs de cour dans les juridictions, surtout en appel, disposent de magistrats placés qu’ils peuvent envoyer en renfort dans des juridictions en sous-effectif. Disposez-vous de moyens en fonctionnaires de police capables de renforcer telle ou telle brigade ou service, nonobstant des spécialisations techniques, en cas de besoins particuliers d’enquêtes ?

M. Christian Sainte. Oui. Conformément au principe de fongibilité et la modularité que j’évoquais tout à l’heure. Mon cœur de métier, c’est d’être capable d’affecter les moyens nécessaires au soutien de telle brigade pour tel dossier. Nous nous souvenons tous de l’épisode du Bataclan. Le vendredi soir, 850 enquêteurs de la direction étaient sur le terrain, certains au profil d’enquêteur criminel, d’autres au profil d’enquêteur financier, d’autres encore au profil d’enquêteur sur le banditisme. Chacun dans notre domaine de compétence, nous nous sommes partagés le travail. Il peut arriver que je mette les moyens de deux brigades en soutien d’une opération majeure nécessitant de multiples interpellations à réaliser en même temps. À partir du moment où ils sont habilités comme officiers de police judiciaire sur l’aire du ressort de la cour d’appel, il n’y a aucun problème. Les enquêteurs de police judiciaire sont habitués à cette mobilité intellectuelle.

Mme Cécile Untermaier. L’indépendance de la justice, ce n’est pas le repli, c’est l’ouverture aux préoccupations de la société. Dans les enquêtes que vous menez, la notion de délais est-elle prégnante ? Pour les victimes et les mis en cause, les délais imposés représentent une difficulté, sachant qu’ils s’allongent lorsque l’affaire passe au niveau judiciaire. Êtes-vous animés du souci de la rapidité des enquêtes ?

M. Christian Sainte. Vous avez raison de souligner ce point, mais les enquêtes n’obéissent pas toutes au même rythme. Une enquête criminelle ne fonctionne pas comme une enquête financière. Les délais pour les enquêtes financières sont beaucoup plus longs, non en raison des moyens engagés, mais parce qu’il faut rechercher des informations auprès de banques, d’organismes financiers et d’autres interlocuteurs. Il faut compiler tous ces éléments afin de les analyser, ce qui génère des délais de réponse qui peuvent paraître longs. Entre la date à laquelle le service est saisi, la date d’arrivée du dossier auprès du parquet compétent et la date du jugement, la phase d’enquête n’est pas nécessairement la plus longue.

Mme Cécile Untermaier. Pourriez-vous nous communiquer des éléments sur le délai moyen des enquêtes, car c’est un sujet qui intéresse notre commission d’enquête ?

M. Christian Sainte. Je peux vous fournir une étude moyenne de délai des dossiers lambda par typologie d’affaires, en distinguant les dossiers financiers et les dossiers criminels, car ils n’obéissent pas aux mêmes dynamiques.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci, messieurs, de vous être soumis à l’exercice.

 

 

 


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Audition du mercredi 24 juin 2020

À 15 heures 30 : M. Olivier Leurent, directeur de lÉcole nationale de la magistrature, accompagné de M. Elie Renard, directeur adjoint

M. le président Ugo Bernalicis. Nous recevons M. Olivier Leurent, directeur de l’École nationale de la magistrature (ENM), accompagné de M. Élie Renard, directeur adjoint.

Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale, puis elle sera consultable en vidéo. Elle fera également l’objet d’un compte rendu écrit qui sera publié.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite, messieurs, à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Olivier Leurent et M. Élie Renard prêtent successivement serment)

M. Olivier Leurent, directeur de lÉcole nationale de la magistrature. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, en tant que représentants de l’École nationale de la magistrature, nous sommes très honorés d’être entendus dans le cadre de vos travaux sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Mon parcours est marqué par une alternance de fonctions juridictionnelles et de fonctions d’administration judiciaire. J’ai exercé les fonctions de juge d’instruction pendant dix ans. J’ai présidé pendant cinq ans une chambre correctionnelle, d’abord en matière de délinquance organisée, puis en matière de délinquance financière. J’ai présidé des cours d’assises à Paris pendant six ans et demi, puis une chambre des appels correctionnels à Versailles. Dans le domaine de l’administration judiciaire, j’ai exercé les fonctions de secrétaire général du tribunal de Paris. Depuis juillet 2016, je suis le directeur de l’École nationale de la magistrature.

L’ENM est un établissement public placé sous la tutelle du garde des Sceaux. Créée en 1958, elle est chargée de la formation des magistrats professionnels de l’ordre judiciaire à titre principal. Depuis une dizaine d’années, le périmètre de compétence de l’École s’est sensiblement élargi, puisque nous formons les juges consulaires, les conseillers prud’homaux, les conciliateurs, les délégués du procureur, les magistrats exerçant à titre temporaire, soit presque 30 000 personnes par an.

L’établissement est placé sous l’autorité d’un conseil d’administration dont la composition est fixée par le décret réglant les modalités de fonctionnement de l’École. Ses quatre membres de droit sont : la première présidente de la cour de cassation, qui préside le conseil d’administration ; le procureur général de la cour de cassation, qui en est le vice-président ; le directeur des services judiciaires et le directeur général de l’administration et de la fonction publique. S’y ajoutent des membres nommés par arrêté du garde des Sceaux ou par arrêté conjoint du garde des Sceaux et du ministre de l’Éducation nationale, ainsi que des représentants élus des personnels et des organisations syndicales.

Le budget de l’École est de 35 millions d’euros pour 224 emplois, dont 70 magistrats détachés permanents à l’École.

L’École est située sur deux sites, à Paris et à Bordeaux.

Depuis quelques années, un magistrat sur deux de l’ordre judiciaire est recruté en France dans le cadre d’une reconversion professionnelle. Nous sommes largement ouverts à la société civile puisque la moitié des magistrats ont donc déjà exercé une activité professionnelle.

J’en viens à votre sujet, les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Vous le savez, nos concitoyens attendent beaucoup de la justice, d’une justice de qualité et irréprochable et, dans le même temps, ils manifestent de la défiance à l’égard des institutions républicaines, la justice ne faisant pas exception. Or la confiance en l’institution judiciaire repose essentiellement sur son indépendance. À chaque fois qu’une institution judiciaire semble ne pas avoir agi en toute indépendance, c’est la confiance dans l’État de droit qui est atteinte.

À l’École nationale de la magistrature, nous sommes convaincus qu’il existe un lien étroit entre l’indépendance de l’institution judiciaire et la formation des magistrats. Nous ne sommes pas les seuls dans le monde à le penser. L’International Organization for Judicial Training (IOJT) rassemble plus de 150 centres de formation judiciaire et 79 pays – certains pays ont une École de procureurs et une École de juges – de droit continental et de droit anglo-saxon, qui ont adopté, en 2017, une déclaration des principes de formation judiciaire. Dans son article 1er, celle-ci dit : « la formation judiciaire joue un rôle fondamental pour garantir lindépendance de la justice ». Ce postulat est partagé par tous les centres de formation judiciaire des 79 pays, qui l’ont adopté à l’unanimité.

À l’École nationale de la magistrature, nous avons une conception large des risques d’atteinte à l’indépendance. Nous considérons qu’ils incluent les risques d’interférences extérieures aux magistrats, médiatiques ou politiques, mais aussi les risques d’influence internes. Un magistrat qui juge sous l’émotion, en fonction de sa propre culture ou de sa propre vision de la société est sous influence et n’est pas indépendant. J’aime rappeler la phrase de Pierre Truche : « Juger est un métier dangereux, dangereux pour les autres… ».

Nous sommes opposés à une appréhension individualiste de l’indépendance. Nous considérons que la formation à l’indépendance s’inscrit dans un cadre déontologique institutionnel et collectif. En d’autres termes, l’indépendance ne doit jamais dissimuler un manque de cohérence de l’action judiciaire. C’est la raison pour laquelle il nous paraît indispensable que le magistrat soit conscient de sa place au sein de l’État et des comptes qu’il doit rendre à la société sur le fonctionnement du service public de la justice. Il doit être ouvert au dialogue avec ses partenaires, avec les autres acteurs publics ou privés. La formation interprofessionnelle que nous avons grandement développée ces dernières années est de nature à favoriser efficacement le dialogue entre tous ces partenaires de justice, sans porter atteinte à l’indépendance.

L’enseignement du savoir être et des règles déontologiques, qui inclut celui de l’indépendance, est devenu, depuis quelques années, depuis, disons-le, l’affaire Outreau, un fil rouge, de la première journée de formation initiale à l’École à la dernière journée.

Mon propos sera divisé en trois parties : la formation à l’indépendance face aux préjugés du magistrat et à sa propre exposition publique ; la formation à l’indépendance face aux atteintes extérieures et l’indépendance comme obligation déontologique institutionnelle.

Le premier acte de formation des magistrats est la prestation de serment. À l’École nationale de la magistrature, cette prestation n’est pas anodine. Elle a lieu en présence du garde des Sceaux et des chefs de la cour de cassation lors d’une cérémonie officielle préparée par des conférences sur l’histoire de la justice, l’histoire de l’indépendance, les rapports entre justice et pouvoir politique. Elle intervient après quinze jours d’accueil à l’École, essentiellement consacrés à la place du magistrat au sein de l’institution judiciaire comme au sein de l’État.

La prestation de serment des auditeurs et des magistrats ne prévoit pas de référence à l’indépendance. Je rappelle que le magistrat « jure de bien et fidèlement remplir ses fonctions, de garder le secret des délibérations et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat ». Certes, la dignité et la loyauté englobent l’indépendance, mais celle-ci étant au cœur de l’activité juridictionnelle, on aurait pu penser que le serment ferait directement référence à l’indépendance. C’est d’autant plus surprenant que les avocats, qui ont réformé leur serment plus récemment que nous, y font, eux, référence. Or quand on parle d’indépendance de la justice, on pense plus au magistrat qu’à l’avocat, lequel sert les intérêts de son client. Ce serment est le suivant : « Je jure, comme avocat, dexercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité ».

Nous organisons des séquences institutionnelles grâce à des interventions du Conseil supérieur de la magistrature, du collège de déontologie, de la direction des services judiciaires, de l’inspection générale de la justice, du Conseil d’État, de la haute autorité pour la transparence de la vie publique et d’universitaires sur les notions de déontologie professionnelle et d’indépendance.

Nous avons développé, depuis quelques années, une culture du doute à l’égard de nos propres préjugés et nos propres convictions. Depuis l’affaire Outreau, nous avons créé huit pôles, dont le pôle « humanité judiciaire », traitant des questions de déontologie, et le pôle « environnement judiciaire », afin d’inciter les élèves magistrats à s’interroger sur le contexte dans lequel est rendue chaque décision et à se méfier de leurs propres préjugés à l’égard de contextes dont ils peuvent tout ignorer. La grande précarité n’étant pas, a priori, un sujet connu par les futurs magistrats arrivant à l’École, une séquence est consacrée à la connaissance de ce sujet. Il y a un an ou deux, nous avons fait venir d’anciens sans domicile fixe pour expliquer leurs parcours de vie. Une autre séquence a pour thème les psychopathologies, lesquelles peuvent induire des comportements transgressifs dont on peut tout ignorer au moment du jugement, une autre encore porte sur les carences affectives et les difficultés de structuration de la personnalité dans des milieux très carencés sur le plan affectif ou éducatif.

Nous développons des travaux collectifs, afin que la réflexion ne soit pas individuelle, sur des thèmes comme le magistrat et l’argent, quel magistrat voulez-vous devenir ? le magistrat et le secret…

Nous organisons des stages extérieurs afin d’inciter les futurs magistrats à s’intéresser à d’autres milieux, notamment au tissu associatif. Je pense à des associations comme ATD Quart monde.

Une séquence est consacrée à l’interférence des émotions du magistrat avec son impartialité. Nous travaillons sur la gestion par le magistrat de ses propres émotions, sans déshumanisation mais en cherchant la juste distance entre la charge émotionnelle d’une affaire et la décision à rendre. Nous le faisons à partir de témoignages filmés. Nous avons visionné le film de Robert Salis, Rendre la justice, constitué de témoignages dans lesquels des magistrats décrivent leur confrontation à la gestion de leur propre émotion dans leur activité juridictionnelle.

Une autre séquence est consacrée à la gestion des réseaux sociaux, qui sont au cœur des problèmes d’impartialité et du risque d’atteinte à l’indépendance. J’ai l’habitude de dire aux auditeurs : avant d’envoyer un message sur Tweeter ou sur Facebook, demandez-vous si vous êtes légitimes à vous exprimer, s’il s’agit d’un débat d’intérêt général ou digne d’intérêt et s’il ne risque pas de porter atteinte sinon à votre impartialité, du moins à votre apparence d’impartialité. Si vous avez des doutes sur l’une de ces questions, abstenez-vous. À l’École, nous souhaitons transmettre un message de prudence quant à l’usage des réseaux sociaux.

Nous proposons une réflexion sur l’engagement public du magistrat – jusqu’où le magistrat peut-il s’engager publiquement, dans le monde associatif ou politique ? – et sur la liberté d’expression publique au regard de l’obligation de réserve. Nous appelons l’attention sur le fait qu’une expression trop libre peut conduire à ne plus pouvoir traiter de certains contentieux en lien avec les positionnements publics du magistrat. C’est un autre message de prudence à l’égard du risque d’atteinte à l’indépendance, venant du magistrat lui-même.

Comment former les magistrats au risque d’atteintes à l’indépendance qui ne viennent pas de lui-même, de ses a priori ou de ses Tweets sur les réseaux sociaux, mais de l’extérieur ? Notre démarche est pragmatique. Au-delà des séquences théoriques sur la base du recueil des obligations déontologiques du CSM ou du collège de déontologie, des ateliers de déontologie sont animés par des chefs de juridiction, qui seront leurs interlocuteurs privilégiés lorsqu’ils seront confrontés à un risque. Depuis quelques années, notre démarche pédagogique vise à faire en sorte que l’approche déontologique ne soit plus uniquement académique ou intellectuelle, mais qu’elle soit aussi confrontée à des situations pratiques. Par exemple, vous êtes magistrat et un ami d’ami vous demande un conseil juridique, quelle réponse lui apporter ? Êtes-vous libre de fréquenter certains lieux à risque, tels que casinos ou discothèques ? Quelles relations extraprofessionnelles entretenir avec vos partenaires de justice – avocats, notaires, huissiers – ou des décideurs publics ou privés ?

Une séquence porte sur le service d’aide et de veille déontologique qui, depuis trois ans, est mis à la disposition des auditeurs de justice. Nous regrettions que le service d’aide et de veille déontologique, qui est une émanation du CSM, ne soit pas ouvert aux auditeurs de justice. J’avais demandé à plusieurs reprises au président et au vice-président du CSM que ce service leur soit accessible. Depuis trois ans, nous incitons nos auditeurs de justice à acquérir, dès le début de leur formation, le réflexe de saisir ce service et de ne pas conserver pour eux une question relative à l’atteinte à leur indépendance.

Les risques de pression médiatique sont sans doute les plus délicats à gérer, tant celle-ci peut être forte et déstabilisante. Nous avons mis en place, en formation initiale et continue, des ateliers de media-training animés par des journalistes. Après une grande conférence présidée par François Molins, qui vient expliquer sa pratique professionnelle en matière de relations avec la presse, sur la base des dispositions de l’article 11 du code de procédure pénale, nous plaçons les auditeurs de justice en situation de communication de crise face à un fait divers, en compagnie de journalistes de la radio, de la télévision, de la presse écrite. En formation continue, une session est consacrée à la déontologie du journaliste et des magistrats pour un public mixte.

Notre démarche s’inscrit dans le cadre d’une pédagogie active. Nous plaçons nos auditeurs en situation concrète. Nous faisons beaucoup de simulations en présence d’avocats, de psychologues qui expriment leur point de vue sur le comportement d’un magistrat à l’audience en termes de déontologie et d’indépendance ou sur la façon dont il a présidé ou requis à l’audience. On le met face à un justiciable agressif ou menaçant, à un greffier qui exprime sa désapprobation ou à des assesseurs qui manifestent leur opinion. Ces simulations filmées font l’objet de debriefings.

Enfin, nous considérons que l’indépendance doit être une obligation déontologique institutionnelle. Chacun ne doit pas faire ce qu’il veut, comme il veut, sous prétexte qu’il est indépendant.

Des membres du CSM viennent évoquer les questions de statut, de nomination, de responsabilité et de discipline, en formation initiale ou continue.

Des séquences concernent la déclaration d’intérêts et l’entretien déontologique, en formation initiale ou continue. Cette dernière fait l’objet d’une séquence spéciale pour les nouveaux chefs de juridiction et les nouveaux chefs de cour.

En matière d’instruction, nous développons les réflexes de collégialité et de co-saisine. Chaque fois qu’un magistrat croit déceler un risque d’atteinte à son indépendance, il doit en parler à son chef de juridiction, envisager la collégialité lorsqu’il est juge unique ou la co-saisine lorsqu’il est saisi seul d’une instruction. Ce réflexe du collectif est un rempart face au risque d’atteinte à l’indépendance.

Nous essayons de développer une culture de juridiction. La culture de l’indépendance passe par le développement de projets de juridiction, par une réflexion collective sur les pratiques grâce à l’intervision, par le développement du coaching et du tutorat. C’est par un regard institutionnel collectif que nous serons institutionnellement forts pour défendre l’idée de l’indépendance de l’autorité judiciaire.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci de cette présentation du contenu de l’enseignement de l’École. Au cours de nos différentes auditions, les magistrats, quelles que soient leurs responsabilités, ont dit que l’indépendance reposait essentiellement sur l’individu, ce qui interroge les législateurs que nous sommes et le citoyen que je suis sur les garanties supplémentaires à apporter à l’individu pour qu’il soit le plus indépendant possible. Or ceci est le rôle de l’École.

Dans la prestation de serment, il serait opportun d’ajouter le mot « indépendance », et même « impartialité ». Je ne suis pas sûr de l’importance de la présence du ou de la garde des Sceaux à la prestation de serment, mais je remarque l’importance qu’elle revêt.

S’agissant de l’indépendance intérieure, enseignez-vous la façon de se comporter vis-à-vis de sa hiérarchie, qu’on soit au parquet ou au siège, au regard des jeux ou des intrigues pour les mutations ? J’ai découvert le système des lettres d’observations. Nous avons mesuré au détour de plusieurs auditions l’importance de la carrière, au point que le magistrat peut être tenté de ne pas être tout à fait indépendant et au contraire docile vis-à-vis de sa hiérarchie. Comment en prémunir les futurs magistrats ?

M. Olivier Leurent. On leur explique qu’une juridiction comporte deux aspects, l’aspect juridictionnel, où l’indépendance doit être totale, et l’aspect administration de la justice – répartition des dossiers, entre les chambres, gestion – où, comme pour toute communauté professionnelle humaine, il y a une hiérarchie, des chefs de juridiction, un directeur du greffe qui la pilotent.

On leur explique que pour la cohérence de l’action judiciaire, en cas de fortes divergences de pratique professionnelle entre deux chambres ou entre deux magistrats, il est dans l’intérêt de l’institution d’en débattre, quitte à faire trancher par la juridiction d’appel ou la cour de cassation. Chacun ne doit pas rester de son côté en se disant : puisque je suis indépendant, je peux trancher comme je l’entends sur le plan juridictionnel, un pilotage de juridiction ayant des objectifs auxquels il faut faire adhérer les équipes.

M. le président Ugo Bernalicis. Existe-t-il une formation particulière à la remontée d’informations ?

M. Olivier Leurent. Pas véritablement. La question est abordée en toute fin de formation initiale. Lors de la préparation aux premières fonctions des futurs magistrats, une séquence porte sur la façon de rédiger un rapport au procureur général. C’est une formation plus technique que de débat sur l’opportunité de transmettre une information. On leur explique que le procureur général peut avoir besoin d’un rapport sur la situation de telle affaire, de tel dossier ou de tel champ d’activité et qu’il doit savoir le rédiger. C’est un travail technique. Nous nous appuyons sur les textes. Si vous êtes sollicité pour fournir un rapport, il faut savoir le rédiger. Nous insistons néanmoins sur le fait qu’aucune demande de rapport hiérarchique du parquet général ne doit pas venir interférer dans le déroulement d’une enquête ou d’une investigation. Nous rappelons les dispositions de l’article 30 du code de procédure pénale et que ces rapports ne doivent en aucune manière interférer dans le déroulement des investigations. Il y a bien sûr aussi une question de temporalité.

M. le président Ugo Bernalicis. Je ne doute pas que les travaux de notre commission d’enquête puissent être aussi un point d’appui pédagogique pour vous, à l’École.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez dit qu’un magistrat recruté sur deux avait une expérience antérieure. Vous avez ajouté qu’une École de la magistrature ayant eu une carrière antérieure était une spécificité française. Est-ce un gage d’indépendance ?

Si votre devoir de réserve vous le permet, quel est votre sentiment sur les premiers éléments du rapport Thiriez ?

M. Olivier Leurent. Une expérience professionnelle antérieure est-elle un gage d’indépendance ? Oui, parce que la maturité professionnelle et l’expérience permettent de décoder plus vite les atteintes à l’indépendance et d’y répondre. Non, parce que les parcours de reconversion professionnelle sont plus courts : trente et un mois pour ceux qui font le parcours complet, au maximum un an pour ceux qui sont en reconversion professionnelle. Durant ces parcours, on n’a pas le temps d’approfondir autant les questions d’indépendance et de déontologie qu’on ne le fait avec les auditeurs de justice.

M. Didier Paris, rapporteur. Pourrez-vous communiquer à la commission d’enquête la typologie des parcours professionnels antérieurs ? Il n’y a pas que des avocats, il y a aussi des officiers de gendarmerie.

M. Olivier Leurent. Bien entendu !

M. Didier Paris, rapporteur. Un autre facteur d’indépendance est la confrontation avec les questions budgétaires et de relations humaines, l’organisation des missions et des budgets opérationnels de programme (BOP), c’est-à-dire la complexité de l’organisation française. Au niveau du cycle approfondi d’études judiciaires (CADEJ), une partie de la formation porte-t-elle sur la gestion d’un BOP ou la gestion financière des juridictions ? Cela n’est pas sans lien avec la question de l’indépendance.

M. Olivier Leurent. En formation initiale, non, car ces missions ne sont pas remplies par les magistrats à la sortie de l’École. En formation initiale, nous développons le sens du travail collectif, le sentiment d’appartenance à une communauté de travail, à un service, de façon à s’inscrire le plus possible dans un ensemble, contrairement à l’activité solitaire du magistrat qu’on a connue il y a quelques années.

En revanche, en formation continue, des sessions portent sur les questions budgétaires. Elles sont obligatoires pour tous les nouveaux chefs de juridiction, les nouveaux chefs de cour et les nouveaux secrétaires généraux. Comprenant trois jours de formation dans le cadre du CADEJ, elles sont destinées aux magistrats qui souhaitent devenir président ou premier président. D’autres formations en lien avec l’École nationale des greffes (ENG) portent sur les outils informatiques de gestion budgétaire. Cette formation continue n’est pas obligatoire pour l’ensemble des magistrats, mais elle l’est pour ceux qui auront à traiter des questions budgétaires.

Concernant la mission Thiriez, nous sommes attachés à une formation des magistrats distincte de celle des hauts fonctionnaires, parce que les missions et la place du haut fonctionnaire au sein de l’État et celles du magistrat ne sont pas les mêmes. S’il s’agit de renforcer les liens entre la magistrature judiciaire et la haute fonction publique, nous y sommes favorables, mais nous n’avons pas attendu la mission Thiriez pour le faire. Un grand nombre de nos séquences sont en lien direct avec les autres Écoles du service public. Nous organisons des stages auprès de l’administration pénitentiaire, en police, en gendarmerie, auprès de la protection judiciaire de la jeunesse. Nous avons des échanges avec d’autres Écoles du service public qui n’ont rien à voir avec l’institution judiciaire. En formation continue, plus de 20 % de nos publics ne sont pas magistrats et viennent se former avec des magistrats à des questions comme la justice des mineurs, les politiques de juridiction, les politiques publiques, la gestion de crise. Depuis une dizaine d’années, nous avons développé une culture d’ouverture vers le secteur économique privé et le secteur public.

En revanche, s’il s’agit de considérer que, pour les trois quarts du parcours, tout le monde doit être formé de la même manière, nous tirons la sonnette d’alarme car cela comporte un risque d’atteinte à l’indépendance de la magistrature. Nous avons fait des propositions détaillées, non de tronc commun mais de séquences communes sur des thématiques communes entre fonction publique et magistrature – je pense aux questions de déontologie et d’impartialité. Il est important que les magistrats connaissent les missions de la haute fonction publique et il est tout aussi important que la haute fonction publique connaisse les spécificités de l’autorité judiciaire. Nous sommes favorables à des séquences communes plutôt qu’à un tronc commun qui débuterait, dans les propositions Thiriez, par une préparation militaire, ce qui, sur le plan du symbole, m’apparaît problématique au regard de la thématique que nous traitons aujourd’hui.

M. Didier Paris, rapporteur. Merci pour la clarté de vos réponses.

Vous n’êtes pas nommé sur avis du CSM. Est-ce que ce serait souhaitable ?

M. Olivier Leurent. J’ai fait l’objet d’une procédure nouvelle, parce qu’avant de prendre sa décision de nomination, le ministre de la justice à l’époque, Jean-Jacques Urvoas, avait mis en place un comité d’audition, ce qui n’avait jamais été fait auparavant. Après appel à candidatures, tous les candidats avaient transmis une lettre de motivation et environ la moitié d’entre eux ont été entendus. Le comité d’audition a fait trois propositions au ministre de la justice qui a entendu les trois derniers candidats avec son directeur de cabinet et le directeur adjoint. Le CSM rend un avis un peu formel, comme pour tout détachement. Il vérifie que les conditions du détachement sont compatibles avec les obligations statutaires du magistrat.

M. Didier Paris, rapporteur. C’est un avis statutaire !

M. Olivier Leurent. Ce n’est pas un avis d’opportunité.

M. Didier Paris, rapporteur. Est-ce qu’il serait souhaitable qu’il le soit ?

M. Olivier Leurent. Je pense que ce serait souhaitable. Si l’on considère que la formation judiciaire est au cœur de l’indépendance de l’autorité judiciaire, il paraît naturel que le Conseil supérieur de la magistrature soit doté d’un pouvoir de proposition pour la nomination du directeur de l’ENM et éventuellement du directeur adjoint.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous assurez la formation des juges consulaires et prud’homaux. À la lumière de vos contacts directs avec eux, de leur mode de fonctionnement, de leur mode de perception de leur fonction nouvelle, leur approche vous semble-t-elle différente ou bien l’ENM parvient-elle à donner aux uns et autres une sensibilité identique au sujet de la déontologie et de l’indépendance ?

M. Olivier Leurent. Pour les conseillers des prud’hommes que nous formons depuis 2017, donc depuis beaucoup moins longtemps que les juges consulaires, comme pour ces derniers, la formation comporte des séquences sur la déontologie, l’impartialité et l’indépendance, bien intégrées aux parcours de formation des uns et des autres. Avec les juges consulaires, nous avons une expérience de formation commune depuis 2003. Nos sessions de formation sont réalisées conjointement avec des magistrats de l’ordre judiciaire professionnel et des magistrats consulaires. Nous avons une démarche commune et un « échevinage » pédagogique. La durée de la formation initiale est de huit jours pour les juges consulaires et de cinq jours, dont trois à distance et deux en présentiel, pour les conseillers prud’homaux, qui sont beaucoup plus nombreux : presque 10 000 contre 3 200 juges consulaires. Le format est plus réduit. On pourrait envisager de l’allonger, mais il faudrait renforcer les moyens de l’École. Les questions de déontologie sont abordées, mais je ne dirai pas que c’est suffisant. On peut toujours faire mieux en matière de formation à la déontologie mais, en dix ans, nous avons beaucoup avancé sur ce sujet qui fait partie intégrante de la formation des juges consulaires et des conseillers prud’homaux.

M. Sébastien Nadot. Vous avez beaucoup parlé de la formation initiale. Compte tenu des parcours changeants des magistrats, des formations sur l’indépendance de la justice sont-elles prévues lors des changements de poste ? Je pense aux magistrats notables de province. Il vient un moment où la formation initiale est lointaine.

M. Olivier Leurent. Depuis une dizaine d’années, tous les changements de fonction font l’objet d’une formation obligatoire d’un mois réparti entre quinze jours de formation théorique dans la nouvelle fonction et quinze jours de formation pratique sous forme de stages. À chaque changement de fonction, les questions de déontologie propres à la fonction future sont abordées.

Encore faut-il changer de fonction. Quand ce n’est pas le cas, on n’est pas soumis à cette obligation, même s’il est statutairement prévu, a minima, cinq jours de formation continue obligatoire par an et par magistrat. Pour être franc, cette obligation est respectée à 56 ou 57 %, ce qui n’est pas satisfaisant, et nous le regrettons. Les organisations syndicales nous disent que les magistrats ne viennent pas en formation continue non parce qu’ils n’en ont pas envie, mais parce qu’ils n’ont pas le temps. La charge de travail est telle que s’ils consacrent cinq jours à la formation continue, ils doivent consacrer pendant un mois tous leurs week-ends et parfois des soirées à la rédaction des jugements et des arrêts dont ils n’ont pu s’occuper.

La formation continue est un peu un luxe pour une institution, mais elle est d’obligation statutaire et le choix de la formation est libre. On se forme dans le domaine que l’on souhaite. Si, en ne changeant pas de fonction, on n’a pas envie de se former aux questions déontologiques, on peut passer à travers. On pourrait imaginer une piqûre de rappel déontologique tous les cinq ou dix ans. La déontologie, miroir de la société, évolue, les règles déontologiques, l’office du juge évoluent avec la société. Tous les cinq ou dix ans, il faudrait avoir une réflexion sur son office. Mes collègues n’y seront peut-être pas favorables, parce que, très attachés à la liberté de la formation, ils refusent qu’on leur impose de se former dans tel ou tel domaine, mais une obligation tous les cinq ou dix ans me paraît acceptable.

Vous le savez, dans les fonctions spécialisées, on ne peut rester plus de dix ans dans la même juridiction et plus de sept ans pour les chefs de juridiction. Cette obligation de mobilité devrait s’appliquer à l’ensemble des magistrats. Même sans exercer de fonction spécialisée, dix ans dans une juridiction me paraît être une durée suffisante avant d’aller faire ses preuves ailleurs, d’être confronté à d’autres pratiques professionnelles, de s’enrichir d’autres pratiques et de mettre un peu de distance avec nos partenaires de justice quotidiens qui, au bout de dix ans, vous connaissent un peu trop et que vous connaissez un peu trop. On pourrait étendre cette obligation à l’ensemble des fonctions judiciaires comme garantie d’indépendance.

Mme Cécile Untermaier. J’ai été surprise de vous entendre parler du service d’aide et de veille déontologique, émanation du CSM, et de ne pas vous entendre citer le collège de déontologie qui représente pourtant le socle de la culture déontologique pour les magistrats judiciaires. Vous n’avez pas non plus évoqué la question des déclarations d’intérêts qui entrent dans l’apprentissage de la magistrature. Je voudrais m’assurer que vous ne l’oubliiez pas dans vos formations, puisqu’on lutte contre le conflit d’intérêts au travers des déclarations d’intérêts. D’où la question de notre rapporteur sur les juges consulaires dont la situation est fragile au regard de nos concitoyens.

Considérez-vous la navigation entre parquet et siège comme un problème ? Compte tenu des connaissances qu’on peut avoir et des liens d’amitié que l’on peut tisser, ne pourrait-on la limiter à une fois ?

Vous avez longuement parlé, à juste titre, de déontologie, mais indépendance ne signifie pas abandon de la responsabilité. Comment trouver un équilibre entre la responsabilité face à des enjeux et aux défis que posent une action en justice et l’indépendance du juge ?

M. Olivier Leurent. J’ai cité rapidement le collège de déontologie dont des membres viennent aussi à l’École, notamment en formation initiale. J’ai parlé un peu plus du service d’aide et de veille déontologique, parce que nous avons obtenu récemment la possibilité pour les auditeurs de justice de le saisir et d’acquérir ce réflexe dès la formation.

Mme Cécile Untermaier. Peuvent-ils saisir aussi le collège de déontologie ?

M. Olivier Leurent. Les magistrats et les chefs de juridiction oui, mais pour les auditeurs de justice, il faudra vérifier.

J’ai évoqué l’entretien déontologique et la déclaration d’intérêts, qui fait l’objet de séquences, en formation initiale et continue.

Je suis très attaché à l’unité du corps et à la qualité de magistrats du parquet, parce qu’ils interviennent directement sur les atteintes aux libertés individuelles. Ceux qui contrôlent les services de police et les gardes à vue, les juges des libertés et de la détention (JLD) qui saisissent les juges d’instruction de mesures attentatoires aux libertés individuelles doivent être des magistrats, assujettis aux obligations liées à ce statut. Je suis un défenseur de l’École unique siège-parquet et du socle déontologique commun.

J’entends qu’il puisse y avoir des proximités choquantes dans les parcours de carrière des uns et des autres et qu’on puisse, après une dizaine d’années d’activité professionnelle marquées par des passerelles, exercée comme parquetier et comme magistrat du siège, envisager d’imposer une obligation de choix. Je n’ai pas d’avis définitif sur la question, parce que les passerelles sont sources d’enrichissements pour le parquet et pour le siège.

Responsabilité et indépendance sont étroitement liées. On peut difficilement traiter d’indépendance sans parler de responsabilité. Mais cette responsabilité doit toujours être respectueuse de l’indépendance des magistrats. On ne peut pas concevoir qu’après avoir, en âme et conscience, pris une décision en toute indépendance, un magistrat voie sa responsabilité individuelle mise en cause. Toucher à la décision juridictionnelle par le biais de la responsabilité, c’est prendre le risque que l’activité de juger, activité à risque, se réduise à une activité sans risque. Je pense au juge d’application des peines qui décide de remettre en liberté un délinquant. Si celui-ci récidive dans les huit jours, cette décision juridictionnelle doit-elle engager sa responsabilité ? Si c’est le cas, plus personne ne sera en libération conditionnelle, parce qu’aucun magistrat ne voudra engager sa responsabilité. De même, quand on doit trancher pour une garde d’enfant, il y a toujours un risque. À mon sens, l’activité juridictionnelle est une activité à risque. Donc, il faut concevoir la responsabilité des magistrats, qui a été largement réformée puisque le CSM peut être saisi directement par le justiciable, dans un strict respect de l’indépendance, et ce n’est pas simple.

Mme Laurianne Rossi. Vous avez répondu aux questions relatives à la formation initiale et continue, à la prévention des conflits d’intérêts. Mes collègues président et rapporteur sont intervenus sur les risques de conflits d’intérêts que peuvent présenter les carrières passées et l’intégration par le troisième concours.

On voit bien par nos auditions et les modules de formation que vous développez qu’il s’agit d’un apprentissage individuel, presque introspectif de l’indépendance mais qu’au-delà des principes d’indépendance constitutionnels, la culture de la déontologie institutionnelle est peu développée. Dans vos modules de formation, évoquez-vous des dispositifs de signalement ou d’alerte de nature déontologique, au-delà du collège évoqué par ma collègue ? Qu’est-il prévu en matière de départ, quand on se constate ou qu’un collègue constate une situation de conflit d’intérêts ? Comment faire vivre cette culture de manière opérationnelle dans la magistrature ?

M. Olivier Leurent. Afin de cultiver la culture institutionnelle de l’indépendance collective, nous devrions développer les approches liées à l’intervision, voire au tutorat. Il manque sans doute dans l’institution judiciaire des espaces de dialogue entre pairs. En cas de problème déontologique, il faut pouvoir échanger car la réponse est rarement unique. C’est rarement blanc ou noir. Les questions déontologiques sont souvent complexes. Cela nécessite d’avoir le réflexe du dialogue et de la discussion. On pourrait développer au sein des juridictions des espaces d’éthique et de réflexion collective, comme il en existe dans les hôpitaux, et de l’intervision, voire du tutorat ou du coaching, sur la base du volontariat.

Pour ce qui est des déports, on enseigne à l’École qu’à chaque fois qu’on a un doute sur son impartialité, on doit demander à être déchargé de l’affaire. Le simple fait de se poser la question est révélateur d’une difficulté, ne serait-ce qu’en termes d’apparence d’impartialité.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci, monsieur le directeur, monsieur le directeur adjoint.

Peut-être pourrons-nous un jour venir à l’École nationale de la magistrature rendre compte des travaux de notre commission d’enquête, ce qui pourrait intéresser les auditeurs de justice.

 

 

 


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Audition du jeudi 25 juin 2020

À 9 heures : Mme Véronique Malbec, secrétaire générale du ministère de la Justice, et M. Peimane Ghaleh-Marzban, directeur des services judiciaires

M. le président Bruno Questel. Mes chers collègues, nous recevons ce matin Mme Véronique Malbec, secrétaire générale du ministère de la Justice, et M. Peimane Ghaleh-Marzban, directeur des services judiciaires.

Madame, Monsieur, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose à toute personne auditionnée par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est pourquoi je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Véronique Malbec et M. Peimane Ghaleh-Marzban prêtent successivement serment.)

Mme Véronique Malbec, secrétaire générale du ministère de la Justice. Mon propos liminaire sera relatif à la question que vous nous avez posée sur les éléments budgétaires relatifs au programme « Justice judiciaire » et à la mission Justice dans son ensemble, en lien avec la question de l’indépendance de la justice. Comme responsable de la fonction financière ministérielle, et en cohérence avec les prescriptions de la loi organique relative aux lois de finances, la LOLF, le secrétaire général du ministère de la Justice assume le pilotage transversal des six programmes du ministère, en s’appuyant sur une vision d’ensemble des politiques publiques. Magistrate, je suis très attachée au respect de l’indépendance de la justice.

En tant que secrétaire générale et sous l’autorité de la garde des Sceaux, je me dois de poursuivre trois objectifs principaux : veiller à la défense des intérêts du ministère dans la négociation budgétaire dans la phase de préparation du projet de loi de finances, et ensuite au respect du cadre budgétaire qui a été fixé dans la loi de finances et voté par le Parlement ; veiller également à la bonne gestion du service public de la justice dans sa globalité ; garantir au sens large l’indépendance de la justice qui, comprise comme l’indépendance de la prise de décision juridictionnelle, nécessite des moyens – par exemple, en ressources humaines et pour le fonctionnement courant – suffisants pour ne pas être entravée.

Avant de détailler mon propos, il me semble en effet important de bien définir les concepts. Ce qui in fine est protégé, c’est bien l’indépendance de cette prise de décision individuelle ou collégiale des juges. Rien qui ne soit en provenance des partis, des pouvoirs publics, des médias, de l’opinion publique, ne doit pouvoir influer au fond cette décision, hors les règles de procédure définies par la loi ou les règlements. L’indépendance est un principe que nul ne conteste. Toutefois il est vrai qu’il n’est pas d’indépendance sans moyens matériels suffisants pour l’exercer.

Dans cette perspective, les questions financières dont j’ai la charge ont leur importance mais, selon moi, une importance relative car les vraies questions qui se posent sont de deux ordres : les moyens qui nous sont donnés sont-ils suffisants ? Et qu’en faisons-nous, c’est-à-dire comment sont-ils répartis en fonction des besoins qui sont exprimés ? Bien sûr, le budget doit permettre aux juridictions de fonctionner dans des conditions telles qu’elles garantissent le prérequis de ce fonctionnement. On doit leur assurer les locaux et les fluides. Ne pas y répondre favorablement pourrait attenter à l’indépendance dans la mesure où les juridictions ne seraient pas en capacité de répondre aux demandes des justiciables. Mais plus directement, ce sont les moyens mis à disposition pour préparer ou mettre en œuvre des décisions de justice – les frais de justice pour rémunérer des expertises ; les frais de déplacement pour exécuter une commission rogatoire internationale ; pour ne prendre que deux exemples – qui doivent faire l’objet d’une attention particulière, dans les limites du droit mais aussi du raisonnable. Un juge ne doit pas renoncer à un acte nécessaire à la réalisation de la vérité au seul motif qu’il saurait ne pas pouvoir le faire payer.

Les contours actuels de la mission Justice sont pluriels, comprenant les moyens dédiés à l’autorité judiciaire mais aussi notamment à l’administration pénitentiaire, à la protection judiciaire de la jeunesse, ou encore à l’aide juridictionnelle ou à l’aide aux victimes. Ils correspondent à un choix politique fort, celui d’un continuum du service public de la justice qui comprend : les moyens offerts aux citoyens pour connaître leurs droits et saisir librement la justice ; le traitement de leur plainte ou requête dans un délai raisonnable jusqu’au jugement ou tout autre traitement alternatif ; la possibilité de bénéficier tout au long d’une procédure d’un conseil ou d’un soutien des avocats bien sûr, mais aussi des associations d’aide aux victimes, les points d’accès au droit, les relais d’accès au droit que vous connaissez ; l’exécution des décisions, qu’elles soient de détention, de probation ou de protection.

La justice est une institution. Elle embrasse aussi un ensemble de politiques publiques largement indissociables. Nous le voyons aujourd’hui avec l’application de la loi de programmation qui, par exemple pour la réforme des peines, nécessite un pilotage de plusieurs programmes du ministère. Si nous affectons par exemple dix conseillers d’insertion et de probation dans un ressort, cela a peu de sens, si en parallèle, nous n’affectons pas un magistrat et deux greffiers au service de l’application des peines, et inversement.

La justice est également un pilier de politique publique interministérielle, que ce soit dans le cadre de la protection de l’enfance, de la dépendance, du logement, du développement durable… La décision indépendante du juge est essentielle. Mais elle est toutefois un maillon d’une chaîne qui la dépasse largement. En cela, il me semble que la justice judiciaire est fort différente de la justice administrative. Souvent citée en exemple, cette dernière ne me paraît pas intervenir dans un tel degré d’interaction. Ainsi, loin de réduire les particularités de la justice, l’organisation actuelle permet d’intégrer le droit commun interministériel pour justement défendre nos spécificités et mieux porter nos politiques publiques.

À ce stade, vous me permettrez de vous présenter ma mission sous un angle plus technique. L’indépendance de la justice est un grand principe qui ne peut pas être mis à mal par des régulations budgétaires infra annuelles, qui restent limitées. Il a souvent été dit que la justice judiciaire avait à pâtir de sa coexistence avec l’administration pénitentiaire. Cette dernière a en effet des dépenses importantes, pour la gestion de ses personnels, des personnes placées sous-main de justice et des lieux qui les accueillent. Mais l’attribution des crédits est faite en parfaite transparence avec la direction du budget et le Parlement. Il n’y a pas de « détournement », du programme 166 « Justice judiciaire » vers celui de l’administration pénitentiaire. Une autre question est de savoir si la mission Justice, et plus spécifiquement le programme « Justice judiciaire », a suffisamment de moyens pour fonctionner.

Cette indépendance est soutenue par le statut des magistrats, qu’ils soient du siège ou du parquet, et même, depuis trois ans, par une loi de programmation quinquennale expansionniste, ce qui est assez rare dans le contexte budgétaire actuel. Avec cette hausse continue des ressources, et cette amélioration des conditions d’exercice de la justice, il m’est plus facile de défendre cette indépendance. Et je peux affirmer avec force qu’aucune des décisions de régulation budgétaire prises ces dernières années en gestion, par le responsable de programmes ou par celui de la fonction financière du ministère que je suis, n’ont évidemment jamais répondu à une quelconque volonté de représailles, pour quelque décision judiciaire que ce soit. Elles n’ont pas non plus contraint les juridictions dans leurs choix stratégiques, ni même dans leur gestion.

Certes, je le reconnais, certains crédits de personnels, initialement inscrits au programme budgétaire 166 « Justice judiciaire », ont pu par le passé être divertis en gestion vers le programme 107 « Administration pénitentiaire ». Cela été fait dans la limite, fixée par la LOLF, de 3 % des crédits votés par le Parlement. Et ces crédits, j’insiste sur ce point, n’ont pas fait défaut aux juridictions, puisqu’ils étaient de toute façon systématiquement annulés, car ils résultaient de marges budgétaires observées en gestion ; au-delà même du transfert effectué vers l’administration pénitentiaire, les lois de finances rectificatives en attestent.

Ces mouvements ne résultent pas non plus d’une pratique de gestion différenciée ex ante entre programmes de la réserve de précaution interministérielle que je refuse d’accorder au contrôleur budgétaire ministériel et à la direction du budget. Ce dernier souhaiterait en effet, dès le début de l’année et au moment de la programmation des crédits, auto-assurer des dépenses obligatoires par une augmentation du taux de réserve de certains programmes pour alléger le taux de réserve des programmes qu’il juge moins soutenables.

Si le programme 166 avait constitué une mission à lui seul, il n’aurait pas pu pour autant dépenser plus de crédits, puisque ses besoins en gestion n’étaient alors pas supérieurs, et il n’aurait pas pu non plus contribuer par ce geste marginal de mutualisation – et sans effort réel, puisqu’il s’agissait de crédits non consommés – au sein de la mission à la politique globale de la justice. Les transferts de crédits entre missions sont certes possibles, mais ils résultent alors d’équilibres budgétaires interministériels sur lesquels le ministère de la justice dispose de moins d’emprise. Les virements-annulations de crédits annuels ou même les révisions à la baisse des moyens budgétaires pluriannuels, comme ce fut le cas lors de la programmation budgétaire triennale de 2019, ne sont de fait pas à mettre au débit du découpage en programmes ou en missions de la politique de la justice, mais résultent de nos difficultés communes à faire croître nos effectifs aussi vite que prévu – il faut du temps pour recruter et former des magistrats ou des fonctionnaires de greffe –, mais aussi à développer nos ambitieux programmes d’investissements immobiliers ou technologiques. Si ces mouvements devaient saper un jour l’indépendance de la justice, le Parlement aurait par ailleurs tout loisir, lors de la loi de finances suivante, de les inverser puisqu’il est toujours pleinement informé.

Le secrétariat général œuvre sans relâche pour soutenir les efforts de tous les responsables de programmes, en faveur d’une gestion saine et efficace des deniers publics, ressource rare s’il en est. En facilitant l’accès aux formations continues des personnels des juridictions, en organisant la plus grande professionnalisation de leur fonction achats, en partageant les bonnes pratiques ou encore en offrant des compétences techniques en soutien depuis Paris mais également au sein de chaque région puisque nous avons des délégations du secrétariat général en régions, nous soutenons chacun des directeurs de programmes et nous montrons aussi chaque jour que la mutualisation de certaines fonctions renforce la capacité de gestion de chacun et permet ainsi à chaque responsable de programme ou chaque chef de cour, responsable de BOP (budget opérationnel de programme) de retrouver des marges de gestion.

Une mutualisation budgétaire telle que nous la pratiquons, limitée, entre programmes d’une même mission, n’affaiblit pas la gestion des programmes. Au contraire, c’est la mutualisation par un secrétariat général très volontaire, des compétences techniques rares, et des bonnes pratiques de gestion au sein d’une mission politique large, qui renforcent la capacité stratégique de chaque programme et donc in fine permet à la justice d’exercer ses activités en toute indépendance.

M. Peimane Ghaleh-Marzban, directeur des services judiciaires. En complément du propos de madame la secrétaire générale, je souhaiterais faire deux séries d’observations. Une première d’ordre budgétaire, et une seconde en développant un autre élément au cœur de l’activité du directeur des services judiciaires : la relation avec le Conseil supérieur de la magistrature au titre de la gestion des nominations, qui, à mon sens, participe actuellement au renforcement de l’indépendance de l’autorité judiciaire.

Sur le premier point, je voudrais expliquer comment le directeur des services judiciaires fonctionne au titre de la mission Justice. J’ai en premier lieu une action au titre de la construction du budget du programme 166 et de l’allocation des moyens entre les différents BOP et les unités opérationnelles. Il s’agit donc d’un travail en amont et en aval, avec une responsabilité à l’endroit du Parlement. L’une de nos préoccupations est d’exécuter de manière efficiente le budget qui est voté.

En amont, c’est la participation à la construction budgétaire, un travail auquel est associé le directeur des services judiciaires à tous les stades et à toutes les étapes du dialogue budgétaire, en lien avec la secrétaire générale et l’ensemble des autres directions, qu’il s’agisse des dialogues techniques avec la direction du budget ou des conférences de budgétisation ou de répartition. C’est un travail en étroite collaboration et en bonne intelligence qui permet, de manière constructive, de pouvoir faire part des éléments nécessaires pour la construction du budget du programme 166. Cette association se fait – telle que je la vis – de manière vertueuse et permet que nous fassions valoir les arguments à l’appui des besoins des juridictions

J’aimerais faire un point sur la problématique de l’allocation des moyens, entre la direction des services judiciaires (DSJ) et les seize BOP. Depuis trois ans, un dialogue de gestion renouvelé s’est instauré avec les premiers présidents et les procureurs généraux, responsables des BOP. Il permet de construire le budget de l’année à venir, mais surtout d’envisager l’allocation des moyens, qui est un élément extrêmement important. La Cour des comptes a d’ailleurs mis en exergue la nécessité d’allouer de manière équitable les moyens pour ne pas créer de disparité entre juridictions. C’est l’un des sujets les plus difficiles pour le directeur des services judiciaires. Il se vit au quotidien, en relation avec les chefs de cours et les chefs de juridictions, pour expliquer que l’on va peut-être favoriser telle cour ou telle juridiction, non pas qu’on méconnaisse l’activité des autres, mais parce qu’il faut les renforcer pour tel ou tel contentieux.

Ce dialogue se construit tout au long de l’année lors des discussions techniques de mes services avec l’ensemble des services des cours d’appel, et également par un dialogue stratégique – en général à l’automne – sur la performance. Ce dernier permet d’évoquer l’année passée avec les chefs de cours, mais également les projets et les moyens de les faire aboutir. Nous avons, par exemple, mis en œuvre cette année pour la première fois un dialogue de gestion JIRS (Juridictions interrégionales spécialisées) dans lequel nous retrouvons l’ensemble des chefs de cours des JIRS, pour essayer de rechercher l’équité dans l’allocation des moyens et de voir, au titre des priorités que la ministre nous a assignées – réforme du code de justice pénale des mineurs, mais aussi délinquance financière –, comment on renforce les JIRS, et comment on peut attribuer l’ensemble de ces moyens.

J’en viens à une deuxième série d’observations. Vous pourriez me demander si l’exécution budgétaire entrave mon action. Ce que j’ai vécu, depuis trois ans en tant directeur des services judiciaires, c’est que l’exercice budgétaire ne m’a jamais entravé dans la réalisation des moyens et du budget qui avaient été votés par le Parlement. On entend toujours comme une antienne que l’argent va à la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) et qu’il ne reste rien pour les juridictions. Vous pourriez vous demander si le budget que vous avez voté pour le programme 166 va bien au programme 166. Pendant plusieurs années avant 2017 – la Cour des comptes l’a montré –, il y avait une sous-exécution du budget du programme 166. Le pilotage du schéma d’emplois est très difficile : c’est un exercice de prévision très compliqué, et l’on peut adopter une démarche prudente ou une démarche offensive. Ce type de démarche prudente avait pu conduire à une sous-exécution chronique du budget du programme 166. Et effectivement, dans le cadre de sa responsabilité, la secrétaire générale pouvait considérer en fin de gestion que des crédits non utilisés pouvaient être redéployés vers d’autres directions.

Mon action a été d’optimiser les crédits alloués, donc de saturer le schéma d’emplois et la masse budgétaire. Nous l’avons fait progressivement : en 2018, partiellement ; puis en 2019, nous avons saturé totalement notre plafond budgétaire modulo quelques centaines de milliers d’euros qui restaient en fin d’année et qui ont été transférés. Et je peux témoigner qu’à aucun moment la secrétaire générale ou mon collègue de la DAP ne sont venus me voir en me disant qu’ils ne comprenaient pas qu’en fin d’année il ne reste rien du programme 166 alors qu’habituellement on en prenait quelques crédits. Au contraire : j’ai été encouragé par la ministre, par le directeur de cabinet, à aller au bout du budget.

Je vois bien dans les questions posées à la ministre au Parlement, votre souci de vérifier que les budgets alloués sont optimisés. Et sur ce point, je peux témoigner que dans ce souci d’efficience budgétaire, de saturation des schémas d’emplois, de dépense de ce que le Parlement avait voté, je n’ai pas connu d’entrave. J’indique d’ailleurs – la secrétaire générale l’a rappelé –, qu’en tout état de cause, les décrets de virement au sein d’une même mission sont limités. Il y a dans la LOLF, dans la construction budgétaire, des leviers de stabilisation : on ne pourrait pas faire n’importe quoi. On peut même imaginer qu’un jour les choses changent et que l’on ne puisse plus venir prendre dans le budget de l’un pour donner à l’autre.

En ce qui concerne les relations entre la direction des services judiciaires et le Conseil supérieur de la magistrature, il s’agit d’un des points très importants de la gestion que j’ai souhaité avoir en tant que directeur. Je vous rappelle que je suis un ancien secrétaire général du CSM. Je peux témoigner d’un renforcement des liens entre la direction des services judiciaires et le Conseil supérieur de la magistrature, évidemment dans le respect des prérogatives de chacun, aussi bien de l’indépendance de l’autorité constitutionnelle qu’est le CSM que des prérogatives de la ministre.

Ces dernières années, et avant moi déjà d’ailleurs, ont été engagées des actions de dialogue constructif, qui, à mon sens, renforcent l’indépendance de l’autorité judiciaire. Le premier élément est le dialogue en dehors des nominations. Cette année, pour la première fois, j’ai été invité par le Conseil à échanger sur d’autres sujets. Il me semble extrêmement important.de dire au CSM quelle est la stratégie d’action du directeur des services judiciaires, du ministère de la Justice, quels sont les axes de priorité, et de lui permettre ainsi de comprendre comment s’inscrivent les politiques de nominations ou pourquoi nous renforçons telle juridiction par rapport à telle autre. Ce sont des dialogues de plusieurs heures : un séminaire notamment a duré toute une journée. Cela permet d’aborder l’ensemble des sujets – je peux témoigner de la richesse des débats – et au CSM d’être pleinement éclairé. Vous le savez, le CSM a une mission d’information sur les juridictions, les visite toutes, mais n’a pas accès à l’ensemble des éléments budgétaires. Il me semble donc très important de pouvoir lui en donner. Nous sommes à la disposition du CSM lorsqu’il a besoin d’éléments sur le fonctionnement des juridictions, ou de données chiffrées concernant le budget ou les effectifs, à l’occasion d’une nomination ou d’une mission.

Enfin, au titre des nominations, je veux évoquer le processus entre le CSM et la direction des services judiciaires sur les recommandations et les signalements. Lorsque la garde des Sceaux propose la nomination d’un magistrat, tout magistrat qui n’est pas proposé peut formuler une observation. Et s’il l’estime utile après avoir entendu le magistrat, le CSM peut formuler une recommandation ou un signalement – deux points d’intensité différente – faisant ainsi savoir au ministre que l’attention du Conseil a été portée sur tel magistrat et qu’il conviendrait, peut-être, de le nommer. Nous sommes extrêmement attentifs aux indications du Conseil. Il y a encore une petite dizaine d’années, un magistrat ne formulait pas d’observation, parce qu’il pensait qu’il ne serait pas nommé. Aujourd’hui, les choses sont claires et c’est devenu un exercice normal. Les magistrats font des observations, et le CSM nous aide en quelque sorte en nous éclairant sur des points que nous n’aurions peut-être pas vus. Cela me paraît extrêmement intéressant et c’est au cœur de votre problématique. C’est une garantie du respect de l’indépendance, car nous agissons sous le contrôle du Conseil. Et, dès lors que depuis plusieurs années les ministres se sont engagés à suivre, pour le parquet, les avis du CSM, au-delà de cet engagement, on trouve le suivi des recommandations et des signalements.

À l’occasion de chaque « transparence », c’est-à-dire du projet de mouvement des magistrats, nous venons devant le Conseil en exposer à la fois les lignes stratégiques mais aussi les cas particuliers, les problématiques personnelles, qui nous ont amenés à faire tel ou tel choix. Nous apportons tout élément d’expertise, toute information complémentaire, qui permettent d’éclairer le Conseil. Et à cet égard, tout au long du processus d’examen d’une transparence par le CSM, il y a des questions qui sont posées, très concrètement, à la direction des services judiciaires, et nous nous employons à y répondre de façon extrêmement rapide.

En conclusion, j’insiste sur ce dialogue renforcé entre le CSM et la direction des services judiciaires représentant la ministre de la Justice. Il permet de renforcer l’indépendance de l’autorité judiciaire.

M. Didier Paris, rapporteur. Merci pour vos explications précises. Je reprends quelques points. D’abord, l’aspect budgétaire, qui n’est d’ailleurs pas un thème évident au premier abord pour une commission d’enquête sur l’indépendance de la justice. N’entrons pas dans le débat « pouvoir », « autorité », qui sont des notions plutôt politiques. Il nous est apparu, au fil des auditions, que les magistrats ou la chaîne de responsabilité judiciaire se sentent plus ou moins indépendants s’ils disposent de plus ou moins de moyens et s’ils ne sont pas trop contraints dans des choix faisant de certains pans de l’activité de la justice des priorités.

Nous avons entendu des présidents de conférences de procureurs, des procureurs généraux, des avocats, des premiers présidents, et des présidents de tribunaux judiciaires. Pour être franc, je ressens un décalage entre vos propos et les leurs. Si l’on prend aussi en compte le rapport Bouvier, on dresse une cartographie extraordinairement complexe, avec seize BOP, trente-six cours d’appel, le CSM qui donne des avis comme une sorte de DRH des magistrats, mais qui ne porte pas de regard spécifique sur le budget correspondant. Autres difficultés : l’absence d’une comptabilité analytique et l’existence de nombreux crédits fléchés dans le cadre d’une exécution budgétaire rigide, Ainsi, même quand une juridiction fait des efforts d’économie de moyens, on ne les lui restitue pas. Le professeur Bouvier propose une réorganisation de la mission Justice, afin de regrouper les six programmes existant en une mission judiciaire et une mission relative à l’administration de la justice.

Que pourrait-on imaginer pour redonner à nos juridictions le sentiment d’être moins contraintes et qu’il existe un dialogue de gestion et un dialogue de décision ? Quelles évolutions vous paraissent-elles souhaitables, possibles, nécessaires, utiles ?

Mme Véronique Malbec. Ce qui est certain, pour la magistrate que je suis ayant exercé plusieurs années dans des juridictions, c’est qu’il y a eu une évolution très positive du fonctionnement de nos juridictions et des moyens qui leur ont été alloués. Il y a eu un effort très important en matière immobilière, la réforme de la carte judiciaire ayant permis de rationaliser et de remettre en état des juridictions dont certaines étaient en difficulté. Mais peut-être faut-il aller au-delà et s’interroger sur la pertinence du maillage territorial : trente-six cours d’appel, c’est compliqué à gérer, par rapport aux neuf directions interrégionales de la pénitentiaire, ou aux neuf directeurs de la police judiciaire. Discuter à trente-six est plus compliqué et la ressource est émiettée entre toutes les juridictions.

Le fléchage a été fait pour que certaines dépenses soient un peu sanctuarisées. J’ai parlé des frais de justice : c’est aussi une grande difficulté que rencontrent les juridictions depuis que les crédits sont devenus limitatifs, alors – et cela rejoint la thématique de l’indépendance de la justice – qu’on ne peut pas restreindre la capacité du magistrat à ordonner des expertises ou autres.

En dépit d’une évolution très positive ces dernières années, grâce à la loi de programmation, notre budget demeure bien inférieur à celui de nos voisins, ce que confirme, année après année, la CEPEJ (Commission européenne pour l’efficacité de la justice). Aussi, je vous retourne la question : avec davantage de crédits pour la mission Justice, ne serait-il pas plus facile aux juridictions de fonctionner ?

M. Didier Paris, rapporteur. Je n’ai pas parlé du montant ou du volume du budget, mais de son mode d’exécution et du sentiment de liberté qui peut être donné à la chaîne judiciaire.

M. Peimane Ghaleh-Marzban. Dans nos réponses aux questions que vous nous avez adressées, nous avons répondu à celle de savoir si la construction ministérielle et l’organisation budgétaire constituent une entrave à l’indépendance de la justice. De votre côté, du point de vue tant de l’envoi allouée que de l’exécution, ce que vous votez pour les juridictions va-t-il bien aux juridictions ?

On compte cinq cents magistrats de plus depuis 2012 : je ne méconnais pas plus la réalité de l’effort que les difficultés des chambres. En fait la question est moins celle de l’augmentation de l’enveloppe que de sa stabilité car les coups d’accélérateur et de frein sont ce qu’il y a de plus destructeur pour les juridictions. Nous avons mis des années à nous remettre de la baisse des recrutements intervenue en 2010-2011. Mettre un terme à la variabilité est un atout d’une loi de programmation, aussi faudrait-il déjà penser à l’après 2022, à l’après 2027, pour avoir une trajectoire.

S’agissant de l’exécution budgétaire, disposer de seize BOP ne rend guère les choses maniables… Mais je ne suis pas certain que l’ensemble des chefs de cours accepteraient de voir réduire le nombre de BOP ou d’unités opérationnelles. Le rapport Bouvier avait dit « une Cour d’appel, un BOP » : je ne suis pas certain que ce soit la voie dans laquelle se diriger. On parle de crédits fléchés, mais le budget des juridictions, c’est le loyer l’électricité, etc. Dans les budgets de fonctionnement, les budgets fléchés constituent plus de 99 % de la contrainte budgétaire. Le reste, ce sont l’amélioration de tel ou tel bureau, la dématérialisation dans les salles d’audience. Ne pourrait-on donner à chaque chef de cour un budget autonome ? Toutefois, démultiplier les lieux de décision budgétaire ne va pas dans le sens de l’efficience et de l’efficacité.

Le circuit de la dépense est complexe. Il faut de la technicité dans les services administratifs régionaux, notamment pour l’exécution de la paye. Je ne suis pas certain que nous puissions disposer de trente-six centres de gestions opérationnels dotés des compétences en matière de marché public et de suivi budgétaire. Pour ma part, je prône un renforcement des BOP, et c’est l’action que j’essaye de mener. Faut-il aller plus loin ? C’est un sujet difficile. Le Parlement a beaucoup discuté des questions d’organisation judiciaire et, en effet, ce n’est pas seulement une question technique, mais aussi politique.

Nous n’avons pas de comptabilité analytique qui nous dirait ce que coûtent le parquet national financier, les JIRS, telle juridiction… Peut-être est-ce un besoin qu’il faut prendre en compte dans notre évolution.

M. Didier Paris, rapporteur. Prendre l’avis du Conseil Supérieur de la magistrature sur le budget vous parait-il une idée intéressante ?

M. Peimane Ghaleh-Marzban. La place que l’on donne au CSM en ce domaine est une question politique, institutionnelle. Je peux avoir un avis en tant que magistrat mais, en tant que directeur des services judiciaires, je ne vais pas émettre un avis qui relève de l’autorité ministérielle. Je peux dire néanmoins que, dans le cadre du dialogue que nous avons avec le Conseil, je suis allé cette année présenter des éléments budgétaires.

M. Ugo Bernalicis prend place au fauteuil présidentiel.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai une première question toute simple : quel a été le circuit de validation des réponses que vous nous avez données par écrit ? Le contenu est-il la position de la direction des services judiciaires ? De la secrétaire générale ? Du cabinet de la ministre ? De la ministre ?

Mme Véronique Malbec. Les réponses au questionnaire écrit ont été, disons, co-construites, puisque le secrétariat général assure la coordination de l’ensemble. Certaines questions relevaient plus précisément du programme 166, et nous avons donc travaillé avec le directeur des services judiciaires. Nous avons produit un document que vous avez sous les yeux, que j’ai évidemment transmis au cabinet de la ministre pour lui demander s’il le validait. Je crois me souvenir que deux lignes ont été biffées. Je m’exprime mal : le passage en question a été complété par le cabinet de la ministre.

Il s’agissait d’un tout petit passage à propos du transfert des cent ETP (équivalents temps plein) de greffiers qui a pu être réalisé grâce à un transfert du programme de l’administration pénitentiaire vers la direction des services judiciaires. Cela complète d’ailleurs nos réponses précédentes. On entend souvent que le programme de l’administration pénitentiaire absorbe une partie du programme des services judiciaires. Nous avons pu expliquer que si cela avait pu être le cas – dans des proportions extrêmement limitées, puisque nous sommes tenus par la LOLF –, il y a eu également, tout récemment, à l’inverse, grâce à une sous-exécutions de crédits de la DAP, des transferts vers les services judiciaires. En l’occurrence, cela nous a permis de procéder au recrutement de cent greffiers supplémentaires. C’est un complément que nous avions omis, le directeur et moi-même, et qui a été souhaité par le cabinet.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai été assez étonné de vos réponses à ce questionnaire.

En premier lieu, la vision que vous exprimez au travers des réponses aux questions certes plus politiques – sur la place du CSM, son avis, etc. – vont a contrario de celle qui est ressortie de la quasi-totalité des auditions que nous avons conduites : conférence des premiers présidents, conférence des procureurs généraux, conférence des procureurs de la République, certains des membres du Conseil supérieur de la magistrature, M. Molins, Mme Arens, et bien d’autres. Tout le monde plaide à la fois pour un renforcement de l’autonomie budgétaire – mais à la limite, ce ne serait que la stricte application de la LOLF – et pour la possibilité de prendre formellement l’avis du CSM. Or, vous dites ne pas voir de lien étroit et direct entre question budgétaire et indépendance du magistrat dans sa fonction de juger et son impartialité.

M. Peimane Ghaleh-Marzban. Je ne crois pas que nous ayons écrit un seul instant qu’il n’y a pas un lien entre le budget et l’indépendance. Nous ne l’avons pas écrit, et nous ne le pensons pas. Ceux qui vous ont expliqué qu’il faut modifier les choses, ont exprimé une position institutionnelle. Moi, je vous ai répondu en tant que directeur des services judiciaires qui exécute un budget. Et la question à laquelle j’ai répondu est : l’exécution budgétaire est-elle une entrave à l’indépendance ? La question de savoir s’il faut que le CSM ait un rôle plus important, est encore une fois – pardonnez-moi, ce n’est pas pour me soustraire à la question, mais je suis très attaché à la place institutionnelle des uns et des autres – une question politique. Elle est extrêmement importante et d’ordre constitutionnel.

Si la question était de savoir si le budget que vous votez va bien aux juridictions, alors oui, je peux le dire. Ce qui pose problème aux chefs de cours, c’est la question de l’allocation des moyens. Allouer des moyens, c’est faire des choix, fixer des priorités. Vous renforcez telle juridiction dans tel segment, et évidemment vous ne le faites pas pour d’autres juridictions. Alors, on peut contester le choix du directeur des services judiciaires, et c’est ma responsabilité. La ministre m’a demandé par exemple d’accompagner la réforme du droit pénal des mineurs par soixante-dix magistrats, et de renforcer les JIRS en matière économique et financière : nous allons mettre vingt-trois magistrats pour ce faire. J’ai fait des choix. Et ceux qui ne bénéficient pas de ces choix vont peut-être les contester. Ce sera une question sur l’allocation des moyens, mais au fond, ils poseront alors celle du montant global de l’enveloppe accordée à l’autorité judiciaire. Au final, c’est un peu ça, aussi. Et cette question-là n’est pas une question de construction budgétaire, mais la question politique de la place qu’on donne à la justice dans l’État en termes budgétaires.

Je me permets de redire qu’il y a une progression ces dernières années. En cinq ou six ans, 500 magistrats supplémentaires ont été affectés en juridictions : c’est tout de même très positif. Quand j’ai présidé la chambre financière de Paris, la charge était extrêmement lourde. Mais il ne faut pas être naïf : décider de recruter demain 10 000 ou 20 000 magistrats, ce n’est pas possible. J’ai indiqué qu’il fallait une régularité dans l’allocation des moyens, et peut-être faudrait-il que la trajectoire qui a été dessinée se poursuive. Si c’est le cas pendant cinq ou dix ans, on rehaussera l’autorité judiciaire française par rapport à l’ensemble de celles de ses voisins européens. Je pense qu’il faut continuer ce renforcement.

Mais les réponses que je vous ai apportées sont celles d’un DSJ en charge de l’exécution d’un budget. C’est peut-être pour cela que vous avez cette dissonance en tête. Nous ne nous plaçons pas au même niveau, du même point de vue, que ceux que vous avez entendus.

M. le président Ugo Bernalicis. Dans votre document écrit, vous faites une distinction très claire entre indépendance du magistrat dans le jugement de chaque affaire, et organisation du service public de la justice dans son ensemble, où le sujet ne se poserait visiblement plus. C’est ce que je comprends en creux dans votre formulation, et ce n’est pas l’impression qui ressort de nos autres auditions.

M. Peimane Ghaleh-Marzban. Je vous confirme qu’évidemment le budget a un lien avec l’indépendance de la justice, si vous aviez un doute sur ce point.

M. le président Ugo Bernalicis. Je n’en ai aucun pour ma part ! En ce qui concerne les frais de justice, par exemple, vous expliquez à certains moments que le magistrat ne doit pas être limité, qu’il n’existe pas de limite. Mais en même temps, que le seul intéressement sur le mode de fonctionnement dans la juridiction repose sur la capacité du chef de juridiction à ne pas trop dépenser en frais de justice. Je cite votre propre document : « par ailleurs des mesures d’intéressement des juridictions lié à la performance de leur gestion des frais de justice ont été mises en place ». Que dois-je comprendre ?

M. Peimane Ghaleh-Marzban. Je ne crois pas qu’aujourd’hui une cour, une juridiction ou un magistrat ait été entravé dans une enquête parce que nous aurions excipé d’une difficulté en matière de frais de justice. À tous ceux qui m’ont entendu, j’ai toujours expliqué que la maîtrise des frais de justice ne saurait revenir en aucun cas sur l’indépendance juridictionnelle. Nous l’avons toujours dit et je ne pourrais pas, en tant que magistrat, dire autre chose. D’où l’intérêt d’ailleurs d’avoir des magistrats à l’administration centrale, parce qu’ils apportent leurs regards et leurs convictions. Mais qu’en revanche, on puisse avoir une vision rationalisée des frais de justice, cela peut avoir une incidence. Selon que vous recourriez, par exemple, pour des expertises génétiques, à tel expert ou à tel autre, cela peut avoir des conséquences budgétaires. Vous voyez bien qu’il est intéressant de rechercher le meilleur prix en passant par les laboratoires de police scientifique, par la gendarmerie nationale, plutôt que par un laboratoire privé.

Autre exemple : lorsque vous placez sous scellés un véhicule et que pendant dix ans, tous les mois, vous payez un garage car la procédure dure, ne peut-on pas essayer de rationaliser ? De même quand vous placez tous ces véhicules dans 40, 50, 60 garages dans tout le département – au point que vous ne savez même pas où ils sont – ne peut-on pas exercer un suivi ? Les chefs de cours en sont convaincus. Concrètement, c’est de cela qu’on parle.

En ce qui concerne l’intéressement, l’idée est de dire aux chefs de cours de mettre en place une rationalisation – c’est-à-dire leur demander ce qu’ils ont fait sur le plan des véhicules, sur le recours à telle ou telle solution – et, s’ils ont pris certaines mesures, nous leur donnons effectivement des crédits complémentaires : c’est aussi cela, le dialogue de performance. Quand dans certaines juridictions, on recourt massivement aux interprètes-traducteurs, on peut en recruter. Voilà les solutions dont on parle.

Jamais nous n’avons limité les frais de justice. Je tiens à dire devant les caméras, puisque nous sommes filmés, que si demain il y a une affaire de viol dans un village et que le juge d’instruction souhaite faire des examens sur toute une partie de la population, il peut et il pourra toujours le faire. Jamais on ne lui dira « ça coûte un peu cher, n’y allez pas ». Je n’ai pas un exemple de magistrat à qui l’on aurait dit qu’il ne pouvait pas avoir telle ou telle chose parce qu’il y aurait une entrave budgétaire. Notre rôle justement est de faire respecter cette indépendance juridictionnelle tout en trouvant des moyens d’efficience budgétaire. L’action que nous devons mener, c’est une action métier. De la même manière que, dans un débat judiciaire, vous vous posez les questions « l’infraction est-elle constituée ? » et « quelle sanction faut-il prononcer ? », il faut se poser la question du sort des biens. Confiscation ou non ? Et se poser cette question, tout au long de la procédure. Faut-il attendre le jugement pour restituer un véhicule ? Ne faudrait-il pas le restituer en cours d’information judiciaire ? C’est de cela dont nous parlons, dans les préconisations que nous faisons à l’endroit des chefs de cours. On peut parler d’optimisation et d’efficience des frais de justice, tout en garantissant l’indépendance.

M. le président Ugo Bernalicis. Les associations d’aide aux victimes, les policiers ou les gendarmes, un certain nombre d’intervenants, d’acteurs judiciaires ou d’avocats, nous disent que, dans telle affaire, on leur a expliqué qu’une reconstitution, ça coûte trop cher. Peut-être qu’effectivement aucun magistrat ne s’est-il vu refuser telle ou telle chose, mais qu’il existe une certaine autocensure. Il est déjà compliqué de trouver des experts, car ils ne sont pas payés rapidement, voire pas payés du tout. Les articles de presse sont assez nombreux et assez nourris au sujet des interprètes qui ne veulent plus travailler avec les ministères de l’Intérieur et de la Justice. Nous n’inventons pas le sujet.

M. Peimane Ghaleh-Marzban. Je le connais. Et je sais très bien que chaque fin d’année, nous avons des difficultés à couvrir les dépenses…

M. le président Ugo Bernalicis. Parce que c’est du « flux 4 ».

Mme Véronique Malbec. Également parce que ce sont des crédits limitatifs. La LOLF nous a placés face à une difficulté : rendre limitatifs des crédits qui, par essence, ne peuvent pas l’être. Sur la fin de gestion, chaque année, on voit bien un dépassement du montant des crédits, mis en report sur l’année suivante. C’est tout le problème, tant qu’on n’aura pas remis les frais de justice dans l’ordre des choses : ils sont par essence évaluatifs. En début d’année, évidemment, on ne peut savoir qu’une grosse affaire va se présenter. On fait une moyenne des années précédentes, mais ce n’est pas efficient. J’ai en tête le crash du Concorde qui en frais de justice, en expertises, avait coûté extrêmement cher. Même chose avec l’affaire du Bugaled Breizh, et bien d’autres exemples. Évidemment en début d’année, ou l’année précédente, on ne peut pas prévoir.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous en sommes bien conscients et le rapport Bouvier recommande notamment ce passage du limitatif à l’évaluatif. Je comprends que cela vous pose problème dans votre fonctionnement budgétaire, en vous obligeant à des reports. Si notre commission peut être force de proposition pour améliorer cette situation, j’espère que nous serons entendus.

M. Peimane Ghaleh-Marzban. Je n’ai pas dit que les frais de justice ne sont pas un sujet de réflexion. Je pense même qu’en matière budgétaire c’est « le » sujet sur lequel il convient de travailler. En 2016, le rapport des trois inspections avait mis en exergue l’insuffisance des crédits de fonctionnement. La situation s’est améliorée grâce aux crédits votés par le Parlement. Il faut le reconnaître et sortir du discours « rien ne va ». Certaines choses doivent certes être améliorées, mais allez à la Cour d’appel de Poitiers, au tribunal de Pointe-à-Pitre, de Chalon-sur-Saône… Nous avons de très beaux palais et je suis fier de voir ce qui se fait, ce qui se construit. C’est ce que vous votez, en quelque sorte. Mais c’est un long cheminement.

M. Bruno Questel. Je ne vais pas dire le contraire : oui, les 25 % d’augmentation sur la durée de la loi de programmation constituent un pas énorme. Oui, il faudra continuer quelle que soit la majorité parlementaire en 2022. Et oui, la justice doit être le primat de l’action publique, compte tenu de l’état de notre société. Mais il faut aussi avoir à l’esprit que nombre de difficultés dans l’exercice des professions de la justice par le passé ont traumatisé l’ensemble de ses acteurs.

Mme Cécile Untermaier. Pour les frais de justice, je pense qu’effectivement de gros progrès ont été faits, vous avez su combler l’arriéré. Mais ces frais ne peuvent pas être un puits sans fond où l’on puiserait de manière irresponsable. Même si je pense qu’il y a là une question de liberté et d’indépendance, je pense aussi qu’il y a une responsabilité. Je viens d’une juridiction administrative où le recours à l’expertise ne relevait pas simplement d’un juge d’instruction se précipitant sur une expertise pour asseoir son statut et, quelquefois, acheter en quelque sorte son indépendance. Je pourrais citer des mesures d’instruction qui n’avaient aucun sens. Elles sont prises par un juge d’instruction qui exprime ainsi son indépendance, en utilisant les moyens et les possibilités dont il dispose. Il me semble que d’une manière responsable, tous ensemble, nous devons réfléchir à cette question et voir si ce n’est pas par le recours à la collégialité, à la discussion entre magistrats, que, dans des dossiers très sensibles, la mesure d’expertise doit quelquefois être prise. Je tenais à le dire en contrepoint de cette idée que le recours à l’expertise est nécessairement la garantie de l’indépendance : il faut également y adosser la pertinence, la responsabilité.

Ma deuxième question concerne les choix que vous avez évoqués en termes budgétaires. Vous n’ignorez pas les gros projets de construction de prisons et de centres éducatifs fermés. Or il n’y a aucune transparence quant à leurs lieux d’implantation. Il me semble que la transparence serait de mise, de sorte que l’on ne puisse pas imaginer que ces constructions répondent à des sollicitations politiques. Dans mon département, nous avons enregistré la suppression d’un centre éducatif fermé (CEF) et l’annulation d’un autre projet de CEF, à un moment où la justice des mineurs va – à juste titre – se redéployer. Les magistrats se trouvent en difficulté. Dans le même temps, on apprend qu’alors que nous en avons déjà un à Chalon-sur-Saône, un autre tribunal va être construit ou réhabilité. J’ai besoin de voir clair dans les choix politiques. Je ne discute par la pertinence des choix, mais j’aimerais en comprendre la logique. J’espère qu’une véritable transparence lèvera mes craintes et qu’un autre choix sera fait, mais j’avoue redouter ce dont la presse s’est fait écho : des suppressions de postes liées à la couleur politique de la collectivité. Je ne voudrais pas que la justice s’abîme dans ce genre de choses. La transparence dans les choix de construction d’établissements pénitentiaires comme de CEF s’impose.

Ma troisième question concerne les nominations. Beaucoup de progrès ont été faits, et je pense effectivement qu’aller devant le CSM est une excellente chose. Mais reparlons transparence. Lors de son audition devant notre commission, madame Houlette a fait valoir qu’étant proche de la retraite, et donc n’attendant rien, elle n’avait pas de pression. Mais a contrario, une personne jeune ne se sentira-t-elle pas sous pression ? Dans le dispositif de transparence que vous évoquez, comment prévenir les craintes que pourraient avoir des magistrats certes consciencieux mais soucieux aussi de ménager leur avancement ?

Mme Véronique Malbec. Ce programme immobilier, qui résulte de la loi de programmation, est extrêmement ambitieux. Il comprend un programme immobilier pénitentiaire, un autre judiciaire, et un autre, effectivement relatif à la construction des CEF. Ce sont les directeurs de programmes qui font part de l’expression des besoins pour la localisation ou la réhabilitation de telle ou telle structure. En ce qui concerne plus précisément votre question sur les CEF, c’est la directrice de la protection judiciaire de la jeunesse qui, au regard des remontées du terrain demande un CEF à tel endroit plutôt qu’à un autre parce que cela répond à un besoin ressenti par les magistrats. Les critères sont donc en premier lieu l’expression du besoin et, ensuite, la capacité à faire. Il faut trouver un terrain, ce qui n’est pas forcément simple. Pour les constructions neuves, nous chargeons l’agence publique pour l’immobilier de la justice de ce travail d’anticipation. Entre la prise de décision, le choix du terrain, la construction et la réalisation effective, il se passe beaucoup de temps. À la place qui est la mienne – la directrice de l’APIJ pourrait vous répondre beaucoup plus précisément – je peux vous dire que ces choix résultent de l’expression d’un besoin, qu’il n’est pas toujours possible de satisfaire en raison des capacités.

M. Peimane Ghaleh-Marzban. Je vais aborder la question extrêmement importante des nominations. L’acceptabilité du système pour les citoyens, et les magistrats, réside dans la croyance que les nominations ne sont pas faites sur des considérations qui pourraient être politiques, ou d’appartenance à telle ou telle école de pensée, ou même par rapport à un comportement. La vérification du dispositif est donc essentielle. Celui-ci repose sur le rôle du Conseil supérieur de la magistrature, qui garantit à la fois pour les citoyens et pour les magistrats le contrôle réalisé. C’est la clé de voûte.

Avant de soumettre une nomination au CSM, on travaille à partir des dossiers administratifs de magistrats, dans lesquels se trouvent les évaluations. Il y a tout un débat sur la manière de faire évoluer ces évaluations – nous y travaillons avec le CSM –, mais on n’y trouve aucune indication quant aux décisions prises par les magistrats dans telle ou telle affaire, aux affaires qu’ils auraient présidées… Ce sont des informations et un processus extrêmement normés, qui sont fixés par l’ordonnance statutaire. Le critère sur lequel nous faisons reposer notre décision, c’est le dossier administratif. S’agissant des procureurs et procureurs généraux, s’y ajoute tout un cycle d’auditions, par mes équipes, puis par la sous-directrice de la magistrature, enfin par moi-même. C’est tout un processus normé.

Lorsque nous faisons une proposition de nomination, le risque que vous évoquez – celui où un magistrat n’est pas choisi parce qu’il a déplu – est levé par le contrôle du CSM. Ce magistrat, qui n’aurait pas été proposé, peut faire, je l’ai dit, des observations devant le CSM. Si son dossier paraît être intéressant, le Conseil l’entend. Et si le Conseil estime que c’était un meilleur candidat que celui que nous avons proposé, il peut formuler une recommandation ou un signalement faisant ainsi savoir au ministre qu’il conviendrait, peut-être, de le nommer. De surcroît, la situation ne s’est jamais produite depuis mon arrivée, il y a trois ans, mais si le CSM estime qu’il existe des raisons de ne pas nommer quelqu’un, il peut émettre un avis défavorable. Tous les ministres de la justice ont dit depuis dix ans qu’ils ne passeraient pas outre cet avis défavorable, d’où l’intérêt d’ailleurs d’aller vers l’avis conforme pour les parquetiers. Aujourd’hui, les ministres respectent l’avis simple, mais peut-être un jour y en aura-t-il qui agiront différemment, et il serait bien de le prévenir.

Un deuxième dispositif existe qui préserve du risque que vous évoquez, c’est le dispositif d’appel à candidatures qui permet à mon sens d’accentuer le contrôle par le CSM. Sur des postes spécialisés, nous faisons des appels à candidatures très précis. Ils permettent au CSM de savoir sur quel poste le magistrat sera affecté et quel contentieux il aura à connaître. Imaginons un poste de premier vice-président chargé de l’instruction financière à Paris : un poste essentiel puisque c’est le coordinateur des juges d’instruction financiers qui voit l’ensemble des dossiers et participe à la nomination de tel ou tel juge d’instruction. On voit bien que c’est une nomination sensible. L’appel à candidatures permet de dire au corps judiciaire que nous recherchons tel magistrat. Les magistrats se portent candidats, et le Conseil supérieur de la magistrature sait quelle fonction le magistrat nommé va exercer. On pourrait, sur plusieurs centaines de magistrats à Paris, nommer des présidents et vice-présidents sans que le CSM sache très exactement où le président va les nommer. Car la nomination au sein d’une juridiction, c’est l’office du président. Mais en accord avec la Cour et la juridiction, il y a des appels à candidature fléchés. L’intérêt, c’est que le CSM examine le dossier du magistrat, non seulement dans sa compétence professionnelle intrinsèque, mais aussi sa compétence dans un segment très spécialisé. On renforce donc le pouvoir du Conseil.

Mme Cécile Untermaier. Peut-on imaginer que les réponses à l’appel à candidatures soient transmises au CSM en même temps qu’à vous-même ? Est-ce le cas actuellement ?

M. Peimane Ghaleh-Marzban. Lorsque nous proposons une nomination, nous indiquons au CSM l’ensemble des personnes qui se sont portées candidates pour ces postes. Par construction, lorsque le CSM nous demande une information, nous la lui donnons pour qu’il puisse exercer un contrôle plein et entier.

M. le président Ugo Bernalicis. Que ce soit parquet ou au siège ?

M. Peimane Ghaleh-Marzban. Au parquet comme au siège, bien sûr. La question se pose de la même manière au parquet pour des postes fléchés.

M. Bruno Questel. Madame la secrétaire générale, dans votre propos liminaire, vous avez à juste raison souligné votre attachement à l’indépendance de la justice, et un peu plus loin, indiqué que celle-ci était une institution. Je vous rejoins tout à fait. La justice est une institution, comme le Parlement en est une, et comme la presse libre et indépendante en est une autre dans une société démocratique, qui fonctionne sur ces fondamentaux.

J’ai été interpellé, il y a quinze jours par un article d’un hebdomadaire dominical qui traitait d’un sujet qui revient en boucle ces dernières semaines et concerne l’un de nos collègues, M. Thierry Solère. Cet article était titré « Le complot des juges » et cela m’a amené à m’interroger, à « googliser » comme on dit le sujet, et j’en ai tiré plusieurs interrogations dont je vais vous faire part.

Vous aviez, en qualité de procureur de Versailles, le 19 juin 2018, transmis une demande de levée d’immunité parlementaire concernant notre collègue. Deux faits essentiels y figuraient : des crédits immobiliers déclarés par le député réputés fictifs, et le fait qu’il aurait perçu plus d’un million d’euros de la part de l’un de ses amis, sans déclarer cette somme aux services fiscaux. Le parlementaire a été placé en garde à vue, à la suite de la décision de levée d’immunité parlementaire qui date, elle, du 11 juillet 2018. Comme la presse s’en faisait encore l’écho hier, notre collègue s’interroge sur le fait que figurait selon lui dans son dossier tous les éléments de preuves qui auraient dû amener au rejet de cette demande de levée d’immunité. Et ce, de manière bien antérieure à sa transmission au bureau de l’Assemblée nationale.

Ma question est toute simple, madame la secrétaire générale : avez-vous aujourd’hui, devant nous et après avoir prêté serment, connaissance de dysfonctionnements au sein de l’autorité judiciaire dans cette enquête ?

Je vais plus loin : vous avez transmis le 19 juin votre demande à madame la garde des Sceaux. Celle-ci l’a transmise le 22 juin au président de l’Assemblée nationale de l’époque. Et dans l’intervalle, le 21 juin, la direction des affaires criminelles et des grâces transmettait une note qui concernait elle – là aussi, c’est dans la presse – les rapports entre notre collègue et le juge d’instruction Roger Le Loire. Ce point avait fait l’objet d’un classement sans suite, par le procureur de Paris de l’époque François Molins, en février 2018. Toutefois, il apparaît encore dans la demande de levée d’immunité parlementaire.

Comment qualifieriez-vous aujourd’hui juridiquement, le fait que soit transmis à l’Assemblée nationale un fait présenté comme avéré, alors que quatre mois auparavant, l’affaire avait été classée sans suite ?

Enfin, hier, dans l’hebdomadaire Marianne, la procureure de Nanterre, Catherine Denis, fait état d’une série de pressions entre les deux tours de l’élection présidentielle, dont certaines concernaient ce dossier et lesquelles émaneraient, je cite, « de la Chancellerie, via le Parquet général de Versailles ». Aviez-vous connaissance de ces pressions, madame la secrétaire générale ? Et je finirai par une question chapeau : comment peut-on expliquer que l’inspection générale de la justice n’ait pas été saisie de ce sujet ?

Mme Véronique Malbec. Je suis la secrétaire générale du ministère. J’ai certes exercé précédemment un certain nombre de fonctions, dont celle de procureur général à Versailles. Mais j’ai été également procureur général à Rennes, et pendant 35 ans, j’ai exercé dans d’autres juridictions. J’ai bien évidemment lu les articles de presse que vous évoquez, parce que certains me citaient nommément. Ce que je peux vous dire, c’est qu’une information judiciaire est en cours, et qu’il ne m’est donc pas possible de répondre sur le fond de cette affaire.

Je peux ajouter, de façon toute personnelle, que lorsque vous êtes mise en cause, dans la presse – et c’est le cas à l’heure actuelle pour un certain nombre de magistrats –, c’est extrêmement difficile. Parce que vous ne pouvez pas répondre, puisque vous êtes soumis au secret des affaires, de l’instruction en l’espèce. Vous avez donc un journaliste qui fait une enquête, une enquête qui n’a qu’un élément du dossier en question puisqu’on ne vous demande pas votre avis et que, de toute façon, vous ne pouvez pas le donner. C’est extrêmement compliqué à vivre. Il est compliqué, alors même que la manière dont les choses sont présentées vous met en difficulté, de ne pas pouvoir y répondre. Et je ne peux pas vous répondre : il y a une information en cours et elle est couverte par le secret. Dans quelques années, je serai certainement à la retraite, et je pourrai peut-être répondre aux questions qui sont posées.

Quant à l’inspection générale de la justice, je vous rappelle qu’elle est directement rattachée au garde des Sceaux, et que c’est donc le garde des Sceaux et lui seul qui la missionne.

M. le président Ugo Bernalicis. Je n’entre pas dans le dossier en question, mais en règle générale, ce qui se passe au sein du ministère de la justice passe sous les radars. Il y a très peu d’enquêtes de l’inspection générale de la justice et encore plus rarement des enquêtes du CSM, puisqu’il ne peut pas se saisir, même s’il fait des visites de juridictions et « démine » un certain nombre de problèmes, on le sait. Il me semble que pour avoir une meilleure garantie de l’indépendance de la justice, il existe peut-être des interstices à combler. Peut-être qu’il y a beaucoup de fantasmes dans ce qui se raconte dans la presse, mais encore faudrait-il en faire la démonstration de sorte qu’ils s’évanouissent définitivement. Ce qui n’est pas le cas. Les éléments qui nous sont rapportés en général – le procès Urvoas l’a montré – ne sont pas couverts par le secret de l’instruction ni le secret de l’enquête, mais uniquement par le secret professionnel pour ce qui est des remontées d’informations. Ce n’est pas le fond de l’enquête : cela y est lié – évidemment, c’est dans la procédure – mais ce n’est pas le fond de l’enquête.

M. Bruno Questel. Pour compléter, madame la secrétaire générale, j’entends bien votre réponse, et je m’y attendais un peu. Mais en tant que parlementaire et représentant du peuple au même titre que mes 576 collègues, ce qui m’interpelle, c’est de découvrir à travers une lecture dominicale et des recherches que j’ai envie de faire comme citoyen, à travers différents épisodes journalistiques non démentis, que peut être mise en cause l’institution judiciaire dans son ensemble, mais aussi un collègue qui représente la nation au même titre que chacun d’entre nous sans qu’il puisse faire valoir son bon droit dans un processus réglementaire ou législatif.

Je regardais récemment un sondage : plus d’un Français sur deux n’a pas confiance en l’institution judiciaire ; plus d’un Français sur trois n’a pas confiance en l’institution politique. C’est notre société démocratique et républicaine qui pâtit de toutes ces questions. Dans cette affaire, je ne sais pas ce qui s’est passé et à la limite, je ne veux pas le savoir, mais j’en mesure toutes les conséquences sur l’image de chacun des acteurs. Je rejoins monsieur le président : on doit trouver, dans notre société, les mécanismes institutionnels et juridiques qui fassent que cela ne se produise plus.

Faisons abstraction de ce cas particulier, l’immunité parlementaire a valeur constitutionnelle, imaginons que des éléments qui n’auraient pas dû figurer dans ce dossier aient entraîné sa levée de l’immunité, avec une volonté, réelle ou supposée, de ne pas respecter les bonnes règles de fonctionnement démocratique entre le monde judiciaire et le monde parlementaire. C’est cela qui m’intéresse.

Mme Véronique Malbec. Cela fait un certain nombre d’années que je suis entrée dans la magistrature. J’ai à la fois des règles de déontologie et des règles d’éthique que j’ai respectées tout au long de ma carrière. Si la demande a été faite, je peux vous assurer qu’elle n’a été faite sous aucune pression politique quelle qu’elle soit. Je n’ai jamais, j’y insiste, au cours de ma carrière – et j’ai exercé trois ans au siège et tout le reste au parquet – subi une quelconque pression dans quelque dossier que ce soit. La demande qui a été faite, je l’ai faite au vu des éléments du dossier qui m’a été transmis par la procureur de Nanterre. Ce que je peux affirmer, c’est que la transmission que j’ai faite des éléments que j’avais, je l’ai faite dans le respect des règles d’éthique et de déontologie qui m’ont toujours animée, et qui, je crois, animent l’ensemble des magistrats de ce pays.

Donc, il est vrai qu’être traité de manière désagréable, met à mal l’institution judiciaire que nous représentons. Je comprends également vos propos et la difficulté pour le parlementaire de vivre certaines situations. Mais sachez que ce qui m’anime, c’est l’éthique et la déontologie. Vous avez reçu des membres du Conseil supérieur de la magistrature, ; monsieur Sudre a rappelé les éléments de la formation donnée à l’ensemble des magistrats et le souhait que nous avions tous de respecter l’éthique et la déontologie sous le contrôle du CSM. Et, je le répète, je n’ai jamais subi de pression en 40 ans de carrière.

M. Bruno Questel. Je ne vous ai pas accusée de cela. Mais, à travers votre fonction actuelle, le fait que puisse être jointe à une demande de levée d’immunité une note faisant état de faits ayant été classés sans suite, en omettant de préciser qu’ils l’ont été, comment considérez-vous cela du strict point de vue du droit ?

Mme Véronique Malbec. Dans mes fonctions actuelles, je dois vous avouer que je m’occupe assez peu des transmissions qui sont faites entre – d’après ce que je comprends –la direction des affaires criminelles et des grâces et le cabinet. Je ne dispose pas d’éléments à vous apporter, ou qui me permettent de vous répondre.

M. Peimane Ghaleh-Marzban. J’aimerais intervenir sur un point qui me concerne davantage, à savoir la mise en cause des magistrats et la difficulté de leur assurer une défense. Un avis a été rendu par le CSM, en décembre 2014. Comme le dit la Cour européenne des droits de l’homme, ce sont des attaques destructrices du lien social. Le magistrat, soumis au secret, est enchaîné en quelque sorte car il commettrait une faute en se mettant dans une position de transparence. Il est soumis à un statut et à des règles déontologiques. Le CSM a pu définir une gradation avec le chef de juridiction, le chef de cour, le CSM ou le ministre, dans certains cas, pour apporter une réponse.

Par exemple, notre collègue le procureur de Mamoudzou, mis en cause de manière intolérable par des propos racistes, a reçu un soutien de la ministre. Des magistrats mis en cause dans le cadre de dossiers en cours sont en difficulté pour apporter une réponse parce qu’ils violeraient le secret. C’est très compliqué. En tant que directeur des services judiciaires, je ne connais rien du fond de l’affaire mais je dis que, quand il y a ce genre de choses, la meilleure réponse est la réponse juridictionnelle.

M. Didier Paris, rapporteur. La commission d’enquête n’a pas pour objectif de détruire l’image de la justice, loin s’en faut. Elle a vocation à faire un certain nombre de constats, issus de ses travaux, issus des réponses qui nous sont données, issus des regards qui sont les nôtres. Il n’y a aucune ambiguïté : c’est une commission d’enquête non pas de destruction, mais de constats et de propositions pour l’avenir.

La presse, évidemment, porte un regard sur nos travaux, comme sur la justice, Nous y sommes tous nécessairement sensibles. Mais ce n’est pas pour autant que la commission d’enquête fonde son action en réaction à tel ou tel article de presse. Nous savons les regarder, mais aussi nous en extraire. Enfin, vous l’avez évoqué, madame Malbec, les travaux de la commission d’enquête sont enserrés dans un cadre extrêmement clair : nous n’avons en aucune façon la possibilité de nous pencher sur des enquêtes judiciaires en cours. Et nous devons absolument respecter la séparation constitutionnelle des pouvoirs.

M. le président Ugo Bernalicis. Sur les moyens budgétaires, il nous a été dit – je me souviens notamment de l’audition de la présidente de l’Association nationale des juges d’application des peines – qu’il n’était pas rare que les magistrats soient contraints de prononcer telle ou telle mesure en fonction des places disponibles dans tel foyer, tel centre éducatif, etc. Du coup, la question des moyens limite le magistrat dans sa décision. Que faites-vous pour éviter ces problématiques ?

Je reviens sur les nominations en prenant un cas concret afin que vous nous expliquiez comment les choses se passent à l’intérieur de la DSJ avant de faire la proposition au CSM. Je pense à la nomination du procureur de la République de Paris, fin 2018, M. Heitz. Il a été dit qu’il y avait d’abord trois candidats, puis un seul. J’ai bien compris que toute la procédure prévue avait bien été respectée, mais j’aimerais connaître le mode de fonctionnement.

M. Peimane Ghaleh-Marzban. Je ne vais pas entrer dans le détail de la procédure de nomination du procureur de Paris. De manière générale, la DSJ établit des propositions de nomination sur des postes qui peuvent être d’importance ou même de moins d’importance à partir d’un choix de plusieurs candidats. Je n’entrerai pas non plus dans les détails de la construction de ces propositions : il n’est pas de ma responsabilité de le faire. Ensuite, c’est une décision de la ministre de la Justice qui proposera ces nominations qui feront ensuite l’objet d’un décret du Président de la République. Il y a donc une validation des nominations par la ministre. Je dois dire à cet égard que le regard de la ministre sur les nominations que nous proposons est extrêmement réduit. Je me le permets de le dire car je trouve cela très positif. Il y a dans tout ce que l’on fait, un circuit de validation. Vous seriez étonnés de voir à quel point le circuit de validation est extrêmement réduit et à quel point les marges de manœuvre de la DSJ sont importantes dans les centaines et centaines de propositions, souvent très techniques, que nous faisons chaque année. Ensuite, on en vient à la proposition de la ministre.

Encore une fois, je crois aux institutions et je pense qu’il faut les promouvoir telles qu’elles sont. Le Conseil supérieur de la magistrature a été rénové en 2008. Depuis cette réforme, la présidence des formations du CSM a été confiée au premier président de la cour de cassation et au procureur général. C’est une avancée considérable. On a placé à la tête de l’institution les premiers magistrats du pays, qui sont reconnus, ont une aura, une autorité morale. C’est le rôle du CSM et l’avis qu’il émet qui sont essentiels pour éviter une altération d’une nomination. On a besoin d’une autorité qui soit légitime, et reconnue comme légitime du fait de son professionnalisme. Il est difficile pour un magistrat de voir sa nomination critiquée alors que les procédures sont respectées et que le CSM a parlé. Vous comprendrez le paradoxe pour un directeur des services judiciaires de parler autant du CSM. Mais il y a une réalité constitutionnelle, qu’il faut valoriser : c’est le rôle central – et croissant – du CSM dans notre dispositif qui garantit que les meilleures nominations qui soient faites.

Pour en revenir à votre première question, oui, c’est une réalité. Je n’ai jamais été juge aux affaires familiales, mais il est normal qu’un juge se pose la question concrète : la mesure que je vais prononcer aura-t-elle une efficience ?

M. Bruno Questel. Les doutes ne concernent pas tant les magistrats du siège que les membres du parquet. Les doutes, d’une manière générale dans l’histoire contemporaine, ne portent pas sur la décision de justice prise in fine : elle est rarement remise en question. C’est sur la phase de l’instruction que les doutes sont distillés dans la presse, à travers des dénonciations avérées ou manipulées. C’est là où le doute s’exprime, pas sur la pertinence d’une décision une fois qu’elle est rendue.

M. Peimane Ghaleh-Marzban. Avant la loi de 1993, la formation du CSM pour le parquet n’intervenait pas dans les nominations : il le fait désormais. Depuis, il y a eu la réforme de 2008, puis la loi de 2016, les transparences pour les procureurs généraux. Lorsque j’étais secrétaire général du CSM, ce dernier n’avait pas encore accès aux dossiers des autres magistrats candidats à la fonction de procureur général. C’était il y a moins de dix ans. Aujourd’hui, non seulement les dossiers sont présentés, mais on est dans une co-construction des recommandations. Les choses évoluent. L’avis conforme pour le ministère public : c’est la commission Truche qui en a parlé en premier, en 1995. Nous sommes en 2020, et c’est une attente très, très forte.

M. le président Ugo Bernalicis On n’est même plus dans « l’attente très, très forte », mais un cran au-dessus, nous l’avons constaté lors de nos auditions.

M. Peimane Ghaleh-Marzban. L’avis conforme serait déjà très bien, mais effectivement bien d’autres propositions sont faites.

M. le président Ugo Bernalicis. Permettez-moi de revenir sur une partie de ma question. Vous avez sans doute vu cet article de presse au sujet d’une femme qui a été incarcérée, parce qu’il n’y avait pas de place disponible en semi-liberté. Ce genre d’événements pose la question de la capacité du juge à prendre sa décision en toute indépendance. Je ne dis même pas en impartialité, je dis bien indépendance.

M. Peimane Ghaleh-Marzban. C’est peut-être une réalité vécue, donc je n’ai rien à dire à ce sujet. Cela étant, la question des moyens est posée pour toute la politique pénale en matière de « bloc peines », qu’il s’agisse de la nouvelle conception des peines, de la construction de places de prison, de la protection judiciaire de la jeunesse… Effectivement, il peut y avoir des moments où le juge, conscient d’une réalité, prend une décision en adéquation avec cette réalité.

Mme Véronique Malbec. Ce vers quoi l’on tend – et cela répond justement à la question sur les CEF –, c’est de pouvoir donner au juge une plénitude de possibilités quand il va rendre sa décision. Les constructions de SAS, les structures d’accompagnement vers la sortie, de CEF, de places de prison supplémentaires, de quartiers de semi-liberté font également défaut. C’est le rôle de l’administration pénitentiaire que de dire où il est nécessaire de créer des places qui correspondent aux besoins des magistrats, afin qu’ils puissent prendre des décisions pouvant être mises en œuvre.

De création récente, l’Agence du travail d’intérêt général et de l’insertion professionnelle mène un gros travail sur cette alternative très intéressante que sont les places de travail d’intérêt général.

M. le président Ugo Bernalicis. Chaque année, je reviens à la charge sur le budget des aménagements de peines et des alternatives à l’incarcération.

Je vous remercie.

 

 

 


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Audition du jeudi 25 juin 2020

À 10 heures 30 : M. Jean-Marie Burguburu, président de la commission nationale consultative des droits de lhomme, accompagné de M. Thomas Dumortier, chargé de mission

M. le président Ugo Bernalicis. Nous recevons maintenant le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Monsieur Burguburu, je vous invite, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Marie Burguburu prête serment)

Je vous prie d’excuser M. le rapporteur, contraint de s’absenter pour participer à une commission mixte paritaire.

M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de lhomme. En me conviant à venir traiter devant vous des obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, c’est en ma qualité de président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) que vous vouliez m’entendre et non en celle d’avocat, ancien bâtonnier du barreau de Paris. Je distinguerai les deux fonctions, car j’ai pu, dans mon exercice professionnel, avoir à connaître de circonstances qui ne touchent pas la CNCDH. La Commission nationale consultative est consubstantiellement intéressée par la question que vous étudiez puisque le respect des droits de l’homme englobe nécessairement le souci d’une justice impartiale et indépendante. La CNCDH a rendu un avis sur l’indépendance de la justice le 27 juin 2013, bien avant ma présidence, commencée en janvier cette année. Au cours des sept années écoulées depuis lors, des évolutions positives ont eu lieu, mais elles demeurent largement insuffisantes sur le plan statutaire.

La CNCDH est elle-même indépendante. Elle est assimilée à une Autorité administrative indépendante, ce qu’elle n’est pas car elle n’a pas de pouvoir de sanction. La CNCDH conseille les pouvoirs publics quand ils veulent bien la consulter, et elle a aussi un droit d’auto-saisine.

J’observe que les partis politiques, quelle que soit leur couleur, sont toujours très prompts à réclamer l’indépendance du parquet mais que cette revendication perd de sa force quand ils arrivent au pouvoir. Je remarque aussi que l’indépendance de la magistrature ne tient pas qu’au statut des magistrats ; elle dépend aussi de la vertu des femmes et des hommes qui exercent cette fonction, et de la qualité des femmes et des hommes politiques. Ainsi, depuis plusieurs années, les gardes des Sceaux successifs ont suivi les avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) alors même que la loi ne requiert pas un avis conforme pour les nominations des magistrats du parquet.

À la différence de ce qui vaut dans d’autres grandes démocraties, il n’y a pas en France de véritable questionnement sur l’indépendance des magistrats du siège. L’indépendance des magistrats du parquet est contestée en raison de leur situation particulière, parfois discutée devant les juridictions européennes : ce corps est hiérarchisé. La doctrine et la jurisprudence expliquent que la hiérarchisation est nécessaire à la conduite de la politique pénale publique, à la défense des intérêts de la société et à la cohérence des réquisitions sur l’ensemble du territoire.

Une grande partie des recommandations formulées par la CNCDH dans l’avis rendu le 27 juin 2013 n’ont pas été mises en œuvre et nous n’avons pas de pouvoir coercitif sur le Gouvernement. Elles sont toujours d’actualité, et c’est pourquoi nous nous sommes auto-saisis de projets de loi constitutionnels adoptés par des conseils des ministres successifs mais qui n’ont pas été suivis d’effet faute que la majorité constitutionnelle requise au Congrès soit atteinte. Ce fut le cas des projets du président Hollande et c’est le cas des projets récents du président Macron.

L’indépendance de la justice est reconnue par l’article 64 de la Constitution. Le constituant de 1958 a indiqué que le pouvoir exécutif est soumis au pouvoir législatif mais il n’a reconnu qu’une « autorité judiciaire » et non un pouvoir judiciaire. Les nombreuses révisions intervenues depuis lors n’ont pas modifié cette situation. Votre commission d’enquête, pour sa part, parle de « pouvoir judiciaire », qui serait le pouvoir du parquet non indépendant, puisqu’il n’y a pas, en France, de pouvoir des juges. La société d’Ancien Régime avait pour adage Dieu nous garde de léquité des Parlements ; celui de la société française moderne pourrait être Dieu nous garde du gouvernement des juges… Les nouvelles attributions données au Conseil constitutionnel ne font pas naître un gouvernement des juges, même s’il peut, comme cela vient de se produire, tailler en pièces certaines lois votées par le Parlement.

D’une certaine manière, le pouvoir du parquet est soumis aux juges du siège. Un procureur de la République ou un avocat général peut bien tonner dans ses réquisitions, le juge du siège, indépendant qu’il est, fera ce qu’il veut : il ira dans le sens du parquet ou non, ou plus fort, ou moins fort.

Nous nous cantonnerons donc à la situation du parquet pour nous interroger sur le problème majeur : le parquet est hiérarchisé, mais jusqu’où ? Seulement dans les salles d’audience, ou jusqu’à la place Vendôme ?

Soit les parquetiers sont totalement libres, disposent d’une liberté d’appréciation dans le cadre de la loi et requièrent comme ils l’entendent dans l’intérêt de la société – ainsi requerra-t-on plus sévèrement contre les effets de l’alcoolisme en Bretagne, terre sans vignoble, que dans le Bordelais, la Champagne et la Bourgogne –, soit il faut envisager la création d’une autorité indépendante, intermédiaire entre le pouvoir politique et la hiérarchie qui reste nécessaire entre les procureurs et les procureurs généraux, sous une autorité suprême qui ne serait plus le garde des Sceaux mais un procureur général de la République. Cette personnalité indépendante serait nommée pour six ans au minimum, irrévocable, non renouvelable dans cette fonction et nommée par un ensemble de députés, de sénateurs, de membres du Conseil économique, social et environnemental et, pourquoi pas, la CNCDH. Trouvera-t-on celle ou celui qui répondra aux meilleurs critères – indépendant, point trop jeune et capable de requérir librement, le cas échéant, contre les plus hauts personnages de l’État ? Et non, je ne suis pas candidat !

La question de l’indépendance des magistrats du parquet se pose, certes, mais pour un très petit nombre d’affaires dans une période donnée, soit qu’elles ont un retentissement médiatique national ou une ampleur financière exceptionnelle, comme c’est le cas par exemple pour l’affaire du Mediator, soit, surtout, qu’un membre du personnel politique est mis en cause. Dans ces cas, des soupçons peuvent naître et il faut faire en sorte que cette suspicion disparaisse.

Vous l’avez compris, la CNCDH envisage l’indépendance de la justice sous le prisme du respect des droits de l’homme et des textes fondateurs depuis la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez tenu à distinguer votre qualité d’avocat ancien bâtonnier de celle de président de la CNCDH. Avez-vous été confronté, dans l’une ou dans l’autre de ces activités, à des situations mettant en doute l’indépendance de la justice ?

M. Jean-Marie Burguburu. La CNCDH n’est pas confrontée en tant que telle à la mise en cause de l’indépendance de la justice. L’avocat que je suis toujours ne l’a pas été directement non plus ; peut-être n’ai-je pas assez plaidé d’affaires politiques… C’est plutôt que certains juges d’instruction donnent l’impression, en dépit des dispositions du code de procédure pénale et de multiples affirmations en sens contraire, d’instruire trop souvent uniquement à charge. Pour autant, je ne suis pas partisan de la suppression du juge d’instruction, élément précieux du système judiciaire français ; ce serait alors le procureur qui enquêterait, et on ne pourrait lui reprocher de le faire à charge puisque c’est son métier. Les juges instruction, qui doivent instruire à charge et à décharge, instruisent trop souvent à charge ; les justiciables le comprennent mal, leurs avocats aussi, mais c’est sans doute un état d’esprit plus qu’une question d’indépendance de la justice. Il m’est aussi arrivé, une fois, de demander la récusation d’un magistrat qui avait participé à une phase antérieure de la procédure ; ma requête n’a pas abouti, et il n’est pas agréable de plaider ensuite face à celui que l’on voulait récuser. L’indépendance des juges du siège n’est pas mise en cause ; certains juges d’instruction sont parfois contestables, et d’autres instruisent à décharge. Quant au parquet, il fait son travail, et je n’ai été confronté à rien directement.

M. le président Ugo Bernalicis. Selon les textes, le parquet a aussi le devoir d’enquêter à charge et à décharge, me semble-t-il. Pensez-vous que les questions budgétaires ont une incidence sur l’indépendance de la justice et des magistrats ?

M. Jean-Marie Burguburu. Sûrement. C’est une grande misère pour la justice que son budget soit rogné tous les ans au point que les présidents de juridiction se demandent comment acheter le papier pour les photocopieuses. Cette situation traduit la mésestime dans laquelle les gouvernements successifs tiennent la justice. On le voit aussi dans le glissement de la place de la garde des Sceaux dans l’ordre protocolaire dressé par le décret de nomination du Gouvernement ; dans le budget général de la justice rapporté au nombre d’habitants en France ; au fait que le nombre de magistrats dans notre pays est à peu près équivalent à ce qu’il était sous le Second Empire ; à ce que les greffiers sont surchargés de travail. Certes, il y a des ordinateurs, mais ils sont trop peu nombreux, trop vieux et fonctionnent mal. Ce n’est pas mon rôle de le dire, mais je le dis.

Outre l’aspect budgétaire, il y a la considération. Elle manque, alors que la Chancellerie est essentielle dans un gouvernement – comme si l’exécutif craignait la justice, ce qui est une bonne chose, car cela laisse entendre qu’elle est indépendante. Mais se pose aussi la question générale de la capacité contributive à la bonne gestion de notre pays.

 M. le président Ugo Bernalicis. Dans son avis du 27 juin 2013, la CNCDH recommandait au Gouvernement « après consultation des syndicats de policiers et des représentants de la gendarmerie, de déterminer les conditions dans lesquelles un certain nombre dofficiers de police pourrait être mis à disposition des chambres de linstruction et des procureurs généraux ». Certains pourraient décrier un tel rattachement Les responsables de la police et de la gendarmerie jugent d’ailleurs préférable d’éviter que des policiers soient à la main d’un juge qui pourrait se croire tout permis. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Marie Burguburu. Sans doute n’est-il ni possible ni souhaitable de rattacher l’ensemble des officiers de police judiciaire au ministère de la justice, mais que la police judiciaire le soit dans son intégralité au ministère de l’intérieur pose le problème de la liberté de fonctionnement de l’autorité judiciaire. Cela explique la recommandation faite en 2013, que je reprends à mon compte, de rattacher un nombre suffisant d’officiers de police judiciaire aux procureurs généraux, qui seraient alors en mesure de les enjoindre d’exécuter les enquêtes nécessaires à des procédures judiciaires en cours. Coupe-t-on le lien entre le parquet et la Chancellerie si les parquetiers sont indépendants et s’ils disposent en plus d’officiers de police judiciaire ? Je ne suis pas favorable à la création d’un procureur général de la République. Je considère que la gestion du corps des procureurs généraux et la gestion corrélative de la partie des officiers de police judiciaire qui leur serait affectée devraient revenir au CSM. C’est le rôle du Conseil supérieur qu’il faut revoir, ainsi que sa composition et les conditions de nomination de ses membres.

M. le président Ugo Bernalicis. Selon leur lieu de résidence et selon les magistrats devant lequel ils comparaissent, les citoyens sont condamnés à des peines plus ou moins sévères ; ainsi, les condamnations pour consommation et trafic de stupéfiant sont plus lourdes à la campagne que dans les grandes agglomérations. Comment concilier égalité de traitement des citoyens, principe de réalité et individualisation des peines ?

M. Jean-Marie Burguburu. Les efforts successifs de décentralisation ne masquent pas le jacobinisme du pays. Les Français sont attachés à l’égalité. Depuis quelque temps, on ne peut plus dire que les personnalités sont protégées ; des condamnations lourdes ont été prononcées récemment – Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir est moins vrai que ce ne le fut, et c’est tant mieux. L’usage de stupéfiants pose un problème de contrôle, et c’est hélas le budget de la police qui est en cause. Si, dans certaines zones, l’usager de stupéfiants est rarement condamné et les trafiquants plus ou moins selon les situations, c’est que la justice, vertu cardinale, est rendue par des femmes et des hommes qui ne sont pas des distributeurs automatiques de peines. Ils ne jugent pas des dossiers mais des individus, et ils apprécient ce que sera la juste peine : suum cuique tribuere, attribuer à chacun ce qui lui revient, voilà ce dont il s’agit. Cela dit, il y a aussi en France un usage immodéré de l’incarcération, auquel la CNCDH est très sensible. Il aura fallu la crise sanitaire pour désengorger les prisons, alors que l’emprisonnement n’est pas le but ultime de la répression. Et je ne parle pas de l’atteinte aux droits de l’homme que constitue la situation des établissements pénitentiaires ; cela mériterait un examen attentif.

Que l’on ne juge pas pareillement dans les grandes et dans les petites villes, en milieu urbain et à la campagne est sans doute inéluctable. Un juge tranche en prenant en considération les textes, la situation d’ensemble, la situation locale et la personne qu’il est amené à juger, laquelle a un droit de recours, et on note que les appels, en matière pénale, sont relativement peu nombreux. Je n’ai pas de réponse au fait que des infractions voisines ou similaires entraînent des réponses variées, sinon que cela traduit la liberté des juges et des parquetiers.

Mme Cécile Untermaier. Vous avez évoqué des instructions faites à charge ; considérez-vous les droits de la défense assez puissants pour servir de garde-fous ? La très grande insuffisance du budget de la justice explique pour partie que dans les tribunaux de commerce, en premier ressort, les gens soient uniquement jugés par leurs pairs. L’indépendance étant d’abord la fin de l’entre soi, ne doit-on pas aller vers l’échevinage, tout en introduisant des juges consulaires bénévoles en cours d’appel ? Enfin, l’indépendance de la justice est aussi garantie par la collégialité, mais elle est de plus en plus rare, sinon dans le temps, la longueur des procédures (parfois jusqu’à sept ou huit ans) conduisant à l’intervention de plusieurs juges d’instruction. Ce dispositif est-il de nature à garantir l’indépendance de la justice ?

M. Jean-Marie Burguburu. Je dois me résoudre à dire, quoi qu’il m’en coûte, qu’en France les droits de la défense ne sont pas aussi bien respectés qu’ils devraient l’être. Alors que la justice est fondée sur les deux principes de l’impartialité et de l’égalité des armes, le parquet a beaucoup plus de droits que n’en a la défense. Cela s’observe pour commencer sur le plan matériel : parquet et défense ne sont pas au même niveau dans les salles d’audience. Non seulement cette incongruité se perpétue dans les palais de justice les plus modernes mais elle s’aggrave. Au nouveau tribunal judiciaire de Paris, les avocats ne peuvent pas circuler librement : dotés d’une carte magnétique qui restreint leurs mouvements dans le bâtiment, ils sont à peine distingués du public, cependant que les magistrats du siège et du parquet ont accès à l’ensemble des lieux et peuvent discuter entre eux avant ou après l’audience sans que les avocats ne puissent plus se mêler à la conversation. Dans le plus grand tribunal de France, les magistrats sont désormais entre eux.

D’autre part, quand une perquisition est ordonnée qui vise un avocat, le bâtonnier doit être présent. À Paris, il mandate un délégué, chargé de s’assurer que la perquisition a lieu mais que les officiers de police judiciaire ne cherchent que ce qu’ils doivent chercher. Un membre du Conseil de l’Ordre spécialisé dans la représentation du bâtonnier, mis en cause par le parquet, est poursuivi pour obstruction à l’œuvre de justice et sera entendu cette semaine par les instances disciplinaires de l’Ordre. Cela pose un problème.

M. le président Ugo Bernalicis. Il est entendu en ce moment même.

M. Jean-Marie Burguburu. Vous êtes donc au courant de l’affaire, et en savez plus que la CNCDH.

M. le président Ugo Bernalicis. Je pense que l’exécutif est plus au courant que la représentation nationale.

M. Jean-Marie Burguburu. Les droits de la défense ont certes beaucoup progressé au rythme des réformes du code de procédure pénale mais l’égalité des armes entre le parquet et la défense n’est toujours pas acquise et de grands progrès restent à accomplir. Cela affecte, bien sûr, l’indépendance de la justice, compte tenu aussi des liens institutionnels entre le siège et le parquet, puisqu’un parquetier peut devenir juge du siège quelques mois après avoir été parquetier, ou l’inverse.

L’indépendance dans les tribunaux de commerce est sans doute moindre que dans les tribunaux judiciaires, mais les situations varient. Il n’y a pas trop de problèmes à Paris ; dans les petites villes, beaucoup de tribunaux de commerce ont été supprimés faute d’affaires en nombre suffisant mais là où il y en a toujours, effectivement, tout le monde se connaît. Toutefois, le procureur de la République du tribunal judiciaire du ressort a une place réservée aux audiences – mais il est vrai qu’il ne l’occupe pas tout le temps.

En 1982, M. Robert Badinter, alors garde des Sceaux, a proposé l’échevinage des tribunaux de commerce. En dépit de son aura, il s’y est cassé les reins, provoquant une fureur générale, la démission d’un président du tribunal de commerce de Paris et le constat que la réforme, pour intéressante qu’elle soit, obérerait définitivement le budget de la justice ; le projet a été enterré. C’est un serpent de mer. Les obstacles principaux, me semble-t-il, sont qu’il y faudrait un sérieux renforcement des moyens du ministère de la justice et un changement d’état d’esprit. Il y a eu des problèmes difficiles dans certains tribunaux de commerce ; là où il y en avait le plus, les tribunaux ont été supprimés. On note aussi que le nombre d’appels n’est pas très élevé et que, lorsqu’il y en a, les décisions prises confirment souvent celles des juridictions consulaires. Aux conseils de prud’hommes, où la question qui se pose est moins celle de l’éventuelle compromission financière que celle de l’orientation syndicale, les appels sont très fréquents. On pourrait penser écheviner, mais ce serait revenir sur un acquis. Pourtant, en Alsace-Moselle, c’est un tribunal judiciaire écheviné qui juge les affaires commerciales, et un tribunal du travail pour les affaires sociales.

Mme Cécile Untermaier. Les membres d’une commission d’enquête qui se consacre à l’indépendance de la justice ne peuvent que s’interroger sur l’opposition farouche qui s’est manifestée en 1982. Le citoyen, en l’espèce le chef d’entreprise, serait, me semble-t-il, plus rassuré de voir son affaire jugée par un tribunal où siégeraient et des professionnels du droit et les spécialistes que sont les chefs d’entreprise. L’abandon du projet de réforme pour des motifs budgétaires est un échec pour notre justice économique. Notre commission ne peut se désintéresser d’une justice rendue par les pairs, dans un entre soi qui rend l’impartialité un objectif difficile à atteindre.

M. Jean-Marie Burguburu. Vous avez raison, madame, mais en France, la justice est rendue « au nom du peuple français » et l’on peut donc considérer que le peuple peut participer à l’exercice de la justice. Il le fait au tribunal de commerce, aux conseils de prud’hommes et aussi en cour d’assises. Cela explique la levée de boucliers des avocats à l’idée de l’expérimentation de cours criminelles sans jurys populaires au motif que les cours d’assises – dont les audiences sont pour trois quarts consacrées aux affaires de nature sexuelle, car il y a moins de grand banditisme, de vols à main armée et de crimes sanglants –, sont surchargées.

Peut-être pourrait-on envisager une expérimentation progressive, en faisant siéger des magistrats judiciaires comme juges et non comme présidents. Les tribunaux de commerce, qui remontent à Michel de L’Hospital, fonctionnent globalement assez bien ; leurs greffiers exercent en libéral et sont propriétaires de leur charge, ce qui pose un problème budgétaire majeur. Mais peut-être les esprits ont-ils évolué, et peut-être un projet de loi de réforme ne susciterait pas la même levée de boucliers qu’il a trente ans.

Mme Cécile Untermaier. Sans doute faut-il en effet procéder avec tact en introduisant un magistrat dans le délibéré ; ce serait objectivement une garantie pour les citoyens.

M. Jean-Marie Burguburu. Pour ce qui est de la durée de la procédure judiciaire, entre également en jeu une considération budgétaire. Il n’y a pas assez de juges d’instruction. Quand un seul juge d’instruction est chargé de cinquante dossiers – et que, lorsqu’ils sont deux, il leur faut en outre harmoniser leurs calendriers – et quand manquent les greffiers, le traitement des affaires s’éternise. Mais on ne se satisfait pas non plus d’une justice qui va trop vite. La justice doit marcher à son pas, sans lenteur suspecte ni hâte excessive. Dans une certaine affaire relative à un produit pharmaceutique qui a causé du tort à plusieurs centaines de personnes, les réquisitions ont été prises, les plaidoiries de la défense entendues, et le jugement sera rendu dans plus de six mois, car il faut le temps de rédiger un jugement de plusieurs centaines de pages.

La collégialité du jugement est un aspect essentiel de l’indépendance de la justice. Elle existe de moins en moins, faute de temps ou de juges disponibles. Les avocats, en matière civile, peuvent s’opposer à ce que la cour d’appel siège en juge unique, mais l’affaire sera alors renvoyée à trois ou six mois – et s’il y a urgence, on cherchera quelqu’un au détour d’un couloir pour compléter le tribunal… Une tradition ancienne permettait à l’avocat le plus ancien à la barre de jouer ce rôle. Cela se produit encore de temps en temps. C’est une expérience délicate et impressionnante pour ceux qui la font, mais beaucoup de magistrats y répugnent désormais, en raison de la guéguerre entre eux et les avocats. La « famille judiciaire » est parfois éclatée, à mesure que les camarades de faculté dont l’un est magistrat et l’autre avocat voient leurs carrières s’éloigner. Le magistrat qui éprouve des difficultés à se loger à Paris peut voir d’un mauvais œil ce que sont les honoraires d’un avocat.

Sur le fond, il y a des affaires à bref délai, il y a des assignations à jour fixe en matière civile, mais il est très difficile de fixer une règle selon laquelle tel jugement doit être rendu dans tel délai : la justice doit prendre son temps.

Mme Cécile Untermaier. Je ressens dans la juridiction judiciaire l’existence de chapelles. Qu’en est-il selon vous ? Cela a-t-il une incidence sur le sujet qui nous occupe ?

M. Jean-Marie Burguburu. On parle de chapelles et aussi, parfois, de liens philosophiques. Je ne le constate pas directement. Les situations diffèrent selon la taille des villes. Dans les villes de taille moyenne où les barreaux comptent une petite centaine d’avocats et où l’on trouve quelques dizaines de magistrats, on se croise souvent à l’audience, au café ou au restaurant, les cercles amicaux sont les mêmes et il n’y a guère de problèmes. Dans les grandes villes, l’anonymat prévaut et avec lui l’éloignement. Les 30 000 avocats du barreau de Paris sont trop nombreux pour se connaître entre eux et, sauf à être spécialisés en une matière donnée, ils connaissent rarement les juges devant lesquels ils plaident ; il faut être chenu pour connaître les chefs de juridiction, et avoir été bâtonnier ne crée pas nécessairement des liens avec les magistrats. L’École nationale de la magistrature et l’École des avocats sont deux mondes qui coexistent ; ce n’est plus du tout la famille judiciaire d’antan. On correspond désormais par le biais du réseau privé virtuel des avocats, et à Paris la salle des pas perdus était désertée avant même le déménagement du tribunal.

Je ne veux accabler les magistrats. Rendre la justice est une œuvre difficile et délicate ; il est plus facile d’être avocat. Quelques avocats deviennent magistrats ; beaucoup de magistrats arrivant fringants à l’âge de la retraite deviennent avocats ; ils voient alors que ce métier très différent du leur a ses propres difficultés, et que le rapport à la chose judiciaire n’est pas le même.

M. Thomas Dumortier, chargé de mission. La justice doit être indépendante ; elle doit aussi donner l’apparence de l’être. Un des éléments clés de l’avis de 2013 est donc que la garantie de ce principe fondamental d’un État de droit ne peut dépendre uniquement de pratiques vertueuses. Le fait que les gardes des Sceaux respectent les avis du CSM depuis de nombreuses années ne suffit pas ; des garanties institutionnelles doivent être gravées dans le marbre de la loi ou de la Constitution. C’est pourquoi la CNCDH recommandait en 2013 déjà de mettre fin à l’incongruité consistant à confier au président de la République la garantie de l’indépendance de l’autorité judiciaire en confiant ce soin à un CSM doté de plus de moyens et de plus de pouvoirs.

M. Jean-Marie Burguburu. Pour que le CSM soit le pivot de l’indépendance de la justice, il doit lui-même présenter toutes les garanties d’indépendance. J’ai connu le CSM d’avant 1993, qui siégeait à l’Élysée sous la présidence du président de la République et la vice-présidence du garde des Sceaux. Même alors, il y avait une indépendance, puisque les propositions du CSM dans sa formation de l’époque étaient toujours entérinées par le président de la République. Mais il faut toujours aller de l’avant dans l’indépendance non seulement statutaire mais visible du Conseil supérieur. Le CSM devrait bien sûr nommer les procureurs généraux. Je lance un appel aux parlementaires pour qu’ils se mettent d’accord et trouvent la majorité des trois cinquièmes leur permettant d’aller en Congrès à Versailles se prononcer sur ce point-là.

M. le président Ugo Bernalicis. Je suis convaincu qu’une évolution dans le sens que vous indiquez protégerait le pouvoir politique en garantissant la sincérité de son désir d’autonomie de la justice. J’ai lu la tribune écrite par les présidents deux principaux syndicats de magistrats appelant à en finir avec l’ère du soupçon. C’est précisément l’objet de notre commission.

M. Jean-Marie Burguburu. Il n’a pas encore été question du rapport entre la justice et la presse, autre pouvoir. Il est difficile de conjuguer le nécessaire secret de l’instruction, qui participe de la sérénité de la justice, et l’utilité démocratique d’informer le public. Ce ne sont pas les avocats qui alimentent les journalistes car ils sont tenus à un double secret : le secret professionnel dans l’intérêt du client, et le secret de l’instruction. Greffiers et parquetiers sont sans doute plus libres, sinon de communiquer des pièces, du moins de faire en sorte que, comme par hasard, elles soient à merci. Il est toujours désagréable pour l’avocat d’une partie de voir un procès-verbal d’instruction ou d’audition presque intégralement publié dans un grand journal. C’est anormal. Le secret de l’instruction participe de la protection des victimes et des personnes mises en examen, présumées innocentes jusqu’à la condamnation définitive en appel.

M. le président Ugo Bernalicis. Et quand bien même elles sont en détention provisoire.

M. Jean-Marie Burguburu. On aborde là d’autres aspects, par exemple les effets de l’état d’urgence sanitaire sur la détention provisoire. La CNCDH s’en est préoccupée, et elle a bien sûr rendu un avis négatif sur la prolongation de plein droit des détentions provisoires.

Mme Cécile Untermaier. Le respect des droits de la défense est un des problèmes actuels. Qu’au tribunal de Paris la défense soit ainsi isolée est un mauvais signal. Nous devons nous emparer de cette question.

M. Jean-Marie Burguburu. Il n’est bien sûr plus nécessaire de construire des tribunaux en forme de temple grec et la justice doit être accessible pratiquement aux justiciables, handicapés compris. On a prétendu consulter les avocats sur l’avant-projet de bâtiment, mais le conseil d’administration de l’établissement public du palais de justice de Paris comptait vingt-quatre membres dont un seul avocat et nous n’avons pas été entendus. Mettre les magistrats d’un côté, dans leur tour, est une erreur profonde ; je crois qu’ils en sont conscients aussi – et l’État s’est endetté pour longtemps avec ce partenariat public-privé.

M. le président Ugo Bernalicis. Des magistrats nous ont dit se trouver désarmés en lisant dans la presse des articles péremptoires qu’ils ne peuvent contester parce que l’instruction est en cours ; peut-être pourrait-on ouvrir une fenêtre de contradictoire pour renforcer l’égalité des armes. Je signale que tout le monde, avocats compris, donne des éléments sur les procédures en cours aux journalistes ; ils nous ont dit eux-mêmes que leurs sources sont d’origines très diverses.

M. Jean-Marie Burguburu. Peut-être ai-je eu une réaction corporatiste en disant qu’un avocat ne communique pas de pièces de l’instruction, mais c’est qu’à mon avis un avocat de la défense n’a pas intérêt à le faire. Cela étant, ils sont de plus en plus nombreux à prendre le micro après les audiences pour plaider une seconde fois, avec un succès variable. Le secret de l’instruction est dans l’intérêt de la justice. Le code de procédure pénale prévoit néanmoins que le procureur de la République puisse s’exprimer pendant l’instruction dans les affaires criminelles pour donner au public quelques éléments du dossier de manière en principe impartiale.

M. le président Ugo Bernalicis. Je retiens de vos propos l’importance que nous devons attacher à l’égalité des armes. Nous devrons nous interroger sur le poids que prend l’enquête préliminaire, sur l’information judiciaire, sur la faiblesse du nombre de juges d’instruction. Enfin, les procureurs de la République ne devraient-ils pas se rapprocher des commissariats de police ?

M. Jean-Marie Burguburu. Le code de procédure pénale prévoit qu’ils peuvent s’y rendre mais ils le font rarement et, en ce cas, ils préviennent souvent de leur venue ; il serait mieux qu’ils ne préviennent pas. J’ai évoqué la misère de la justice, mais il faut aussi parler de la misère de la police, avec un manque de moyens patent, des locaux dans un état lamentable et des locaux de garde à vue dans un état pire encore, en contradiction avec les principes élémentaires du respect des droits de l’homme, comme dans les prisons. Les prisons belges sont beaucoup mieux tenues que les nôtres.

En principe, la police est le bras armé du procureur, mais les policiers ne l’entendent pas ainsi ; dans la police il y a la hiérarchie mais aussi les syndicats. Le procureur devrait avoir des relations plus fréquentes avec la police. Dans les grands tribunaux, il suffirait de spécialiser un vice-procureur ou un procureur adjoint chargé d’assurer une liaison permanente avec l’autorité policière pour que les choses se passent mieux qu’actuellement. Je souligne que la tâche de la police est devenue extrêmement difficile : elle n’est plus respectée, ne fait plus peur qu’aux honnêtes gens et une déplorable logique d’affrontement s’est instaurée. L’État a besoin d’un bras armé ; penser que la vie en société irait mieux sans police est une conception irénique. Une bonne justice est rendue avec une bonne police de prévention et d’exécution.

M. le président Ugo Bernalicis. Messieurs, je vous remercie.

 

 

 

 

 

 


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Audition du jeudi 25 juin 2020

À 15 heures : M. Renaud Van Ruymbeke, magistrat honoraire

M. le président Ugo Bernalicis. Chers collègues, nous poursuivons nos travaux en recevant M. Renaud Van Ruymbeke, magistrat honoraire.

Compte tenu de la réputation d’indépendance dont vous avez joui durant votre carrière au sein de la magistrature, monsieur Van Ruymbeke, il est important de vous entendre : votre expérience dans ce domaine nous intéresse particulièrement.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(M. Renaud Van Ruymbeke prête serment).

M. Renaud Van Ruymbeke, magistrat honoraire. Je vous remercie de me donner la parole sur le thème très important de l’indépendance de la justice.

Chercher les petites contradictions a été mon métier pendant des années. J’ai lu que votre commission d’enquête porte sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Or vous avez rappelé, dans la première question écrite que vous m’avez adressée, que la Constitution parle d’autorité et non de pouvoir judiciaire.

M. le président Ugo Bernalicis. Si vous le permettez, je vais vous répondre tout de suite.

M. Renaud Van Ruymbeke. Vous basculez donc dans la position de celui qui répond aux questions du juge d’instruction (Sourires).

M. le président Ugo Bernalicis. Cette commission d’enquête a été créée dans le cadre du droit de tirage du groupe La France insoumise, et son intitulé correspond à la rédaction que nous avions proposée, à dessein. Quant aux questions, elles vous ont été adressées par le rapporteur. Il y a sans doute une divergence d’approche et d’analyse entre nous, mais l’objectif est de susciter le débat et le questionnement.

M. Renaud Van Ruymbeke. Il n’existe pas de pouvoir judiciaire en France : les constituants n’ont pas voulu en créer un. C’est pourquoi on parle d’autorité judiciaire.

Comme vous l’avez relevé dans votre deuxième question, c’est le Président de la République qui est le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Cela me semble contradictoire. Si l’on avait un véritable pouvoir judiciaire, je ne vois pas en quoi le Président de la République aurait à interférer dans son fonctionnement.

Par ailleurs, le garde des Sceaux gère la carrière de la plupart des magistrats, y compris ceux du siège – sauf pour les postes vraiment très élevés, en fin de carrière –, à travers la direction des services judiciaires. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ne gère pas les carrières : il émet un avis, conforme ou non, selon le poste concerné.

Si vous vouliez créer un véritable pouvoir judiciaire, il faudrait transférer au CSM tous les pouvoirs du garde des Sceaux en la matière. Cela lèverait toute ambiguïté sur l’immixtion, réelle ou supposée, du pouvoir exécutif dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire. C’est particulièrement important dans les affaires politico-financières. Je me suis trouvé confronté au pouvoir à travers le parquet, institution hiérarchisée qui a conservé un lien avec le garde des Sceaux, lequel est un membre du pouvoir exécutif.

Des évolutions considérables ont eu lieu en ce qui concerne l’« indépendance » du parquet – l’indépendance relative des procureurs. J’ai connu une époque où des affaires étaient étouffées par les parquets. Cela a beaucoup évolué, peut-être en raison des affaires qui ont opposé indirectement le pouvoir et les juges d’instruction, lesquels se sont trouvés en première ligne. Je l’ai été dans certaines affaires qui concernaient aussi bien la droite que la gauche, et dans lesquelles j’ai observé le même comportement du côté du parquet ou du parquet général, parce que le ministre de la justice appartenait à un parti politique en cause dans le dossier.

Cela m’a valu d’être poursuivi deux fois – c’est peut-être un record, je ne sais pas – devant le CSM, qui m’a blanchi dans les deux cas – d’abord dans l’affaire Boulin, en 1979, puis dans l’affaire Clearstream. J’ai été poursuivi pendant six ans dans cette dernière affaire, à l’initiative du garde des Sceaux, qui avait commissionné, en quelque sorte, l’inspecteur général des services judiciaires, qui est pour moi un procureur général.

Alors que je me suis trouvé confronté au pouvoir pendant toute ma carrière, à travers des procureurs ou des procureurs généraux, j’ai dû rendre des comptes à un procureur général – je n’avais pas le choix. Il s’est prononcé avec deux autres magistrats que je considère comme étant du parquet – on l’est à partir du moment où on est à la Chancellerie ou dans un cabinet.

Il ne devrait pas y avoir de confusion. Nous ne jouons pas dans la même cour : on devrait séparer complètement, du moins à un certain niveau, les fonctions du parquet et celles du siège. Certains magistrats vont de l’un à l’autre au cours de leur carrière, ce qui a des conséquences sur la lisibilité et sur ce que d’aucuns appellent la culture de la soumission, dont le siège est suspect par ricochet. Il faudrait peut-être clarifier les choses.

Le problème de fond est que la justice a une double tutelle. On a avancé en ce qui concerne le pouvoir politique, mais tout n’est pas parfait. Mme Houlette vous a expliqué très clairement qu’elle rendait des comptes au parquet général – elle appartenait à une structure hiérarchique. Si on coupait le cordon politique, par ailleurs, il faudrait faire attention au corporatisme. Sinon, le remède pourrait être pire que le mal.

Il faudrait, selon moi, que le CSM soit renforcé, qu’il gère effectivement la carrière des magistrats, que l’inspection générale soit rattachée à lui et non au garde des Sceaux, et que le CSM soit représentatif des citoyens. Quelques magistrats peuvent en être membres, mais on ne peut pas laisser aux magistrats le soin de se contrôler eux-mêmes. Je ne le dis pas parce que je ne fais pas confiance aux magistrats, mais parce que ce serait par définition du corporatisme, de l’entre-soi, dans un pays où les juges ne sont pas élus, contrairement à vous – ils n’ont pas la même légitimité.

Les membres extérieurs du CSM sont notamment désignés par le Président de la République, par le président de l’Assemblée nationale et par le président du Sénat. Pourquoi ne pas donner cette compétence à l’Assemblée nationale et au Sénat, au lieu de la réserver à leurs présidents ? Un problème de représentativité démocratique se pose. Quant aux magistrats élus par leurs pairs pour siéger au CSM, il y a très clairement une surreprésentation de la hiérarchie judiciaire – on fait voter des corps. Il faudrait mettre les choses à plat pour créer un CSM digne de ce nom.

S’agissant du parquet, faut-il ou non couper le cordon entre lui et le pouvoir politique ? Ce dernier ne l’a jamais voulu, au motif que la politique pénale doit être la même dans tous les ressorts, et qu’on ne peut pas laisser les procureurs la définir individuellement. J’ai travaillé dans un parquet il y a très longtemps – j’en suis d’ailleurs parti en courant au bout de deux ans, après m’être heurté au procureur général, et je ne me suis juré de ne plus jamais y revenir, même si j’ai le plus grand respect pour mes collègues du parquet. Ma propre caractéristique, en tant que juge d’instruction, est d’être totalement indépendant. Je n’ai pas l’habitude que l’on me dise qu’il ne faut peut-être pas aller voir de tel ou tel côté dans un dossier. La justice est la même pour tous.

Je voyais passer les circulaires lorsque j’étais au parquet, mais la plupart des magistrats n’en avaient rien à faire. C’est du papier, de la bureaucratie. Croyez-vous qu’on se dit, quand on intervient dans un dossier précis, que telle circulaire de telle date a modifié ce que prévoyait la circulaire précédente ? Je n’en suis pas personnellement convaincu.

Je préférerais un système dans lequel les procureurs seraient totalement indépendants. Ils dépendraient du CSM pour leur nomination et ils auraient interdiction non seulement de recevoir la moindre instruction – cela figure déjà dans les textes – mais aussi de faire remonter des informations dans des affaires particulières. Dans certains cas, exceptionnels, des questions d’ordre public se posent, et il est alors naturel que le pouvoir exécutif soit informé de ce qui se passe. Mais je ne vois pas pourquoi le garde des Sceaux devrait être informé d’une affaire qui concerne un parti politique, un élu ou un intermédiaire.

Le juge d’instruction est totalement indépendant. Il est très important, pour le citoyen, de savoir que les affaires complexes sont entre les mains de juges indépendants. Il faut éviter la suspicion, le sentiment que l’on pourrait aller dans un sens ou dans un autre pour telle ou telle raison.

Le juge d’instruction, indépendant, n’est pas l’homme le plus puissant de France. Il est soumis à un contrôle : celui de la loi, le vôtre, et celui de la chambre de l’instruction – les avocats ont accès au dossier et peuvent demander l’annulation ou l’infirmation de toutes les décisions prises. Surtout, l’aboutissement des affaires, qu’elles aient fait l’objet d’une instruction ou d’une enquête préliminaire, se joue devant le tribunal, lors d’audiences publiques. Le tribunal peut aussi bien considérer que le juge d’instruction a tout faux que valider l’instruction et passer à l’étape de la sanction.

Il est important de garder le cap de l’indépendance et de l’égalité devant la loi – il n’y a pas de privilèges dans ce pays, que je sache. Il faut aussi avoir un peu de recul, réfléchir à ce que l’on fait, mettre une distance avec les médias, pour ne pas être leur otage – le temps judiciaire n’est pas le temps médiatique – et on doit surtout écouter les personnes. On peut avoir des intuitions et formuler des hypothèses, mais il faut les vérifier systématiquement et en conscience, en faisant abstraction autant que possible de ce que l’on peut penser par ailleurs. Cela me paraît important. Il ne faut pas que l’on puisse suspecter le juge de se soucier de sa carrière ou d’être l’objet de pressions.

Le juge d’instruction est aussi un magistrat qui doute. Il n’y a rien de pire, dans ces enquêtes qui sont difficiles, que d’avoir des certitudes. Nous devons nous remettre en question, et le dialogue avec les avocats est fondamental. Lorsque l’on convoque une personne pour la mettre en examen, il faut d’abord l’écouter et confronter ses déclarations avec les éléments figurant dans le dossier – certains d’entre eux vont tomber tandis que d’autres seront confortés. Puis le juge décide d’un non-lieu ou d’un renvoi s’il estime qu’il existe des charges suffisantes, et c’est ensuite au tribunal de les apprécier lors d’une audience publique – j’insiste sur ce point.

Enfin, et nous pourrons y revenir si vous le voulez, il est important que les affaires ne traînent pas à l’instruction pendant des années avant d’être jugées publiquement, dans le cadre d’un débat contradictoire.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci pour vos propos liminaires. Est-ce que cela coûte, et combien, d’être indépendant ?

M. Renaud Van Ruymbeke. On fait une croix sur sa carrière, terme que je n’ai d’ailleurs jamais aimé. Cela m’a coûté d’être poursuivi et d’être vilipendé lors d’un congrès du parti socialiste, en 1992, à Bordeaux. Dans ce type d’affaires, on s’expose à des attaques, à des suspicions, à des manipulations, notamment médiatiques, et à des critiques. Il est normal que les gens s’expriment librement, ils peuvent critiquer leur juge et la justice, mais nous n’avons pas la possibilité de répondre.

L’ironie de l’histoire est que j’ai été conforté dans mes fonctions, en quelque sorte, lorsque j’ai été poursuivi dans l’affaire Clearstream. Je devais devenir président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel au moment où cette affaire – notamment mes rencontres avec M. Gergorin – est sortie dans la presse, mais le CSM a suspendu cette nomination. Il s’est dit que l’on ne pouvait pas donner une promotion à une personne poursuivie. Je suis donc resté et quand j’ai été blanchi, six ans plus tard, un poste de premier vice-président chargé de l’instruction m’a permis de garder mes dossiers. J’ai ainsi pu rester vingt ans au pôle financier, dans le même cabinet.

M. le président Ugo Bernalicis. La désignation des juges d’instruction pose-t-elle question, selon vous, sous l’angle de l’indépendance ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Nécessairement. J’ai vu comment le système fonctionnait à Paris – j’ai même fini doyen des juges d’instruction. Les affaires qui arrivent vont au juge de permanence, mais ce n’est pas automatique : si un juge qui n’est pas de permanence a un dossier connexe, l’affaire lui revient ; par ailleurs, on ne va pas donner un gros dossier à des cabinets surchargés, et certains d’entre eux sont spécialisés, par exemple dans la cybercriminalité. Une péréquation est nécessaire. Il n’y a pas de problème dans 95 % des affaires. Quand j’étais doyen, j’étais consulté par la première vice-présidente en charge de faire les désignations, sur délégation du président du tribunal. Elle venait toutes les semaines au pôle financier et nous faisions le point ensemble. On essaie de rationaliser les choses tout en préservant le principe d’indépendance. Pour le reste, cela marche différemment.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous voulez dire pour les 5 % restants ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Je ne pourrais pas dire quel est le pourcentage exact. Dans quelques affaires, très médiatisées, c’est le président du tribunal qui décide. Il a le pouvoir discrétionnaire de désigner qui il veut. Je ne sais pas quels sont les critères : je n’ai jamais été associé à ces désignations. Il y a un système d’exception pour ces affaires.

M. le président Ugo Bernalicis. Pensez-vous que c’est justifié ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Qu’une autorité extérieure soit chargée de procéder à des désignations dans des dossiers lourds n’est pas critiquable en soi. Il faut bien que quelqu’un le fasse, et cela ne peut pas être une personne de l’intérieur. Quant à la question de savoir comment cela se passe dans telle ou telle affaire, je n’en sais rien.

M. le président Ugo Bernalicis. S’agissant des co-saisines, qui se développent de plus en plus, notamment dans les dossiers les plus sensibles, quel est votre retour d’expérience ? Est-ce une bonne idée ? Certains critiquent l’allongement des délais que cela impliquerait, notamment parce qu’il faut caler les agendas.

M. Renaud Van Ruymbeke. L’idée de ne pas faire peser sur un seul juge des décisions lourdes de conséquences me paraît tout à fait légitime. On réduit souvent les affaires à un juge, alors qu’ils sont souvent deux ou trois. J’ai eu des aventures diverses dans le cadre des co-saisines. Il faut désigner, sinon des équipes, du moins des juges qui s’entendent et qui ont les mêmes méthodes. C’est une question de ressources humaines : le résultat peut être paralysant, mais la co-saisine ne conduit pas nécessairement à un ralentissement.

En revanche, j’ai souvent dit à des collègues que si l’on est trois à entendre une même personne, cela fait un peu tribunal et c’est lourd : on peut le faire à deux seulement. C’est une question de répartition des tâches. Par ailleurs, la co-saisine devrait permettre d’éviter un excès de personnalisation. Souvent, le juge est attaqué parce qu’il est perçu comme étant seul. Lorsqu’une collégialité existe, on ne peut pas faire ce reproche : normalement, le juge ne prend pas seul les décisions.

On n’a pas multiplié par trois le nombre de juges d’instruction. La charge de travail étant la même, un des juges co-saisis sert de pilote, étudie le dossier. Certains marchent à deux, en co-pilotes, mais l’usage que j’ai plutôt constaté est que celui qui est désigné en premier fait le travail d’investigation et en réfère aux autres, normalement, lorsque des décisions majeures doivent être prises. Par ailleurs, il y a deux ou trois juges lors des auditions particulièrement importantes. On peut aussi se répartir les différents aspects d’un dossier.

Dans les dossiers très lourds et très compliqués, de trente ou cinquante tomes, le problème est que si un collègue voit le volet A et moi le volet B, je ne saurai pas ce qu’il y a dans le volet A. Or il faut qu’il y ait une unité. J’ai toujours considéré qu’il m’appartenait, dès lors que j’étais désigné en premier, de travailler tout le dossier ; sinon, certaines connexions ne peuvent pas être faites. C’est une vraie difficulté.

Depuis l’affaire Cahuzac, notamment, le parquet national financier (PNF) a été créé, et il existe désormais des assistants spécialisés – les juges peuvent bénéficier de leurs compétences techniques, par exemple en ce qui concerne les saisies. Les enjeux sont considérables dans les affaires financières, où des dizaines de millions d’euros se promènent dans les paradis fiscaux.

M. le président Ugo Bernalicis. On m’a transmis des articles évoquant la « foi du palais », une sorte de secret de couloir partagé et institutionnalisé. Est-ce une pratique courante ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Les conversations off entre un juge d’instruction et un magistrat du parquet ont toujours existé, sans jamais offusquer personne. Il est nécessaire de se parler.

La « foi du palais » s’applique aussi dans les relations entre les magistrats et les avocats, même si tout le monde ne partage pas cette idée. Cela permet d’avoir des échanges qui ne seraient pas aussi faciles dans un autre cadre. Si, par exemple, je lance un mandat d’arrêt, ou que je m’apprête à le faire, contre une personne se trouvant à Dubaï, qui a détourné beaucoup d’argent, et que son avocat vient me voir, nous pouvons discuter des garanties qui peuvent être données et de la caution, au regard de l’importance des faits. Si la personne vient de son plein gré, je n’ai plus de raison de lancer un mandat d’arrêt. Nous ne sommes pas là pour faire de la répression mais pour avancer dans les dossiers.

J’ai eu de telles discussions – je ne m’en cache pas. Cela permet de faire sortir des affaires. Ce qui est important pour le juge est de comprendre. Il y a souvent des masques et des comptes auxquels on ne peut pas accéder parce que la coopération judiciaire ne fonctionne pas avec les pays concernés. Il faut soupeser les choses, et le dialogue est important. La « foi du palais » me paraît essentielle parce qu’elle permet d’échanger et de lever des équivoques. C’est dans l’intérêt du bon fonctionnement de la justice. Elle doit être humaine. Un avocat peut signaler, par exemple, que son client est malade mais qu’il ne voudra pas en parler.

M. Didier Paris, rapporteur. Notre commission d’enquête est heureuse de vous entendre. Vous incarnez dans la mémoire collective récente ce qui fait la valeur d’un juge d’instruction – un homme un peu seul mais qui garde des convictions chevillées au corps et qui avance.

Sans vouloir rejouer inutilement un match, j’aimerais avoir votre sentiment sur l’affaire EADS-Clearstream. Il a été reconnu, finalement, que Denis Robert avait apporté des éléments allant dans le sens de l’intérêt général, le processus judiciaire a suivi son cours, et vous avez été blanchi par le CSM en 2012. Ce qui s’est passé vous paraît-il correspondre à un débat judiciaire certes dur à vivre mais normal, même s’il conduit à la mise en cause d’un juge sur le plan disciplinaire, ou bien considérez-vous qu’il s’agissait plutôt d’une pression strictement politique et excessive ?

M. Renaud Van Ruymbeke. J’adopterais la seconde hypothèse. J’ai rendu des comptes au président du tribunal et au premier président de la Cour d’appel : j’ai expliqué les circonstances dans lesquelles j’avais été conduit à rencontrer M. Gergorin. Le président du tribunal ne m’a jamais fait de reproches. Le premier président, que je ne connaissais pas et qui a fait une enquête, a conclu au vu de mes explications qu’il n’y avait pas matière à saisir le CSM. L’affaire aurait dû en rester là.

Le garde des Sceaux de l’époque a demandé un rapport d’enquête au premier président, magistrat du siège auquel il était normal que je rende des comptes, mais il a également saisi l’inspecteur général des services judiciaires, qui était alors M. Raysseguier. Je me suis donc trouvé, je l’ai dit tout à l’heure, dans l’obligation de m’expliquer devant un procureur général, ce que l’inspecteur général était pour moi, alors que toute mon histoire était marquée par des conflits avec le parquet général. Le rapport comportait des phrases très fortes : j’aurais manqué à mon serment de magistrat… Pour moi qui ai toujours eu des convictions, c’était très dur à vivre. Et je l’ai appris en regardant une chaîne d’information en continue. Au vu de ce rapport, le ministre m’a renvoyé devant le CSM. Je ne trouve pas du tout que c’était normal. Je me suis interrogé sur les manipulations politiques qu’il y avait à cette époque où l’on parlait de supprimer le juge d’instruction, personnage qui dérange.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez dit qu’il faut une distance entre les juges et les médias. Comment faire ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Cela relève du juge d’instruction. Il va puiser, comme le parquet, des informations auprès des médias. Dans mes dossiers, il m’est souvent arrivé d’apprendre par la presse des éléments qui m’intéressaient. Le travail du juge est de prendre l’information, de regarder si elle est crédible et surtout de la vérifier. On peut avoir affaire à un informateur, à un lanceur d’alerte ou aux Panama Papers, par exemple. Il appartient au juge de s’approprier les informations. Il n’est pas l’otage des médias : il doit garder une distance. Il ne peut pas rester dans sa bulle, totalement isolé de tout – il écoute ce qui se dit –, mais ce ne sont pas les médias qui dictent sa conduite.

M. Didier Paris, rapporteur. Cela dépend, évidemment, de la personnalité du juge. Je me suis beaucoup interrogé sur le secret de l’instruction, sujet sur lequel j’ai remis un rapport. Comment pourrait-on faire pour mieux protéger les juges ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Le juge doit agir en son âme et conscience. La distance, le recul sont au cœur de son métier : ils s’imposent vis-à-vis des avocats, des personnes poursuivies, du parquet, des enquêteurs – dont il doit être capable de remettre en cause les conclusions, même s’il les a désignés – et il en est de même vis-à-vis des médias.

S’agissant du secret de l’instruction, combien d’extraits de procès-verbaux ai-je retrouvés dans la presse ! Croyez-vous que cela me faisait plaisir ? Non ! J’espérais simplement que le décalage serait le plus long possible entre l’audition et la publication : deux jours après, le travail de l’instruction était discrédité, un mois après, le soulagement était grand.

Comme vous le savez, une enquête se déroule en deux temps : tout d’abord, l’enquête, à proprement parler, où le secret doit être préservé – des perquisitions sont programmées ou, dans les dossiers les plus lourds, des écoutes téléphoniques – car si des éléments « sortent », autant arrêter tout de suite ; ensuite, la phase judiciaire, où la personne poursuivie est soit mise en examen, soit placée sous le statut de témoin assisté. À ce stade, aucun contrôle n’est possible, surtout à l’heure de l’informatique. Ma greffière donnait des CD-ROM aux avocats, au parquet, les policiers connaissaient l’affaire. Combien de personnes m’ont dit, dans mon cabinet : « Monsieur le juge, regardez, le procès-verbal d’il y a quatre jours est sorti ! ». Que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne suis pas propriétaire du dossier.

Avant que le principe du contradictoire ne soit introduit, en 1897, le juge était le seul à avoir le dossier mais ce n’est plus du tout le cas. De plus, croyez-vous que les journalistes cessent de parler des affaires qui intéressent les médias et les citoyens dès qu’une enquête est ouverte ? Elle durera cinq ans et nul ne l’évoquera ? Dans des dictatures seulement. La liberté de la presse et de l’information est une réalité.

M. Didier Paris, rapporteur. Si j’ai bien compris, votre vision de la justice de demain supposerait la création d’une sorte de « procureur général de la nation », une séparation assez nette entre la fonction judiciaire et le pouvoir politique, une séparation des corps, le corporatisme étant toutefois susceptible de prendre le relais de la tutelle politique. De ce point de vue, précisément, quelle est la bonne solution ?

Vous pointez par ailleurs le mode de désignation des membres du CSM. Les magistrats n’y sont pas majoritaires à une voix près puisqu’il est aussi composé de personnalités qualifiées, d’un conseiller d’État et d’un avocat. Là encore, si je comprends bien, vous souhaiteriez que les personnalités qualifiées ne soient pas désignées par les présidents des chambres mais par les chambres elles-mêmes. Cela suffirait-il à changer la donne ou ne serait-ce qu’un emplâtre sur une jambe de bois ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Vous êtes mieux placé que moi pour répondre !

Plus la base de ceux qui choisissent est large, mieux c’est. Je suis toujours soucieux d’éviter l’entre-soi. Pourquoi le processus de désignation des magistrats ne repose-t-il pas sur un collège unique ? Je ne dis pas du tout que le Conseil supérieur de la magistrature n’est pas légitime mais la situation s’améliorera-t-elle s’il hérite de la plupart des pouvoirs du garde des Sceaux ? Il faudra bien poser la question de la désignation de ses membres.

Je ne suis pas favorable à la création d’un « procureur général » de la nation – on ne se refait pas ! – car le poids hiérarchique demeurerait. Lorsque l’on évoque le fonctionnement interne du parquet, il faut aussi soulever la question de la liberté d’action des substituts. En Italie, l’opération Mani pulite a été menée par des magistrats de base. Lorsque je discute avec un substitut ou un vice-procureur, nous ne sommes pas égaux puisque lui devra demander le feu vert du procureur ou du procureur-adjoint qui est son supérieur. Un procureur général de la nation renforcerait le système pyramidal alors que je suis plus favorable à un système égalitaire tel qu’il existe, bon ou mauvais, pour l’instruction.

M. Didier Paris, rapporteur. L’opération Mani pulite a été menée alors que le système italien était aussi inquisitoire que le nôtre ; il est aujourd’hui plutôt accusatoire. Je ne sais pas comment les choses se passeraient aujourd’hui, y compris dans la phase d’enquête.

Les remontées d’informations pour raisons politiques, selon vous, ne sont pas nécessaires et perturbent le jeu mais vous admettez qu’une remontée résiduelle soit souhaitable en matière d’ordre public. Pouvez-vous préciser votre point de vue ? Avant la loi de 2013, les directives individuelles étaient possibles à condition d’être transparentes, écrites, versées au dossier. Robert Badinter souhaiterait revenir à ce système, où la situation était selon lui plus claire. Quel est votre sentiment ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Il faut couper le cordon qui, à tort ou à raison, génère de la suspicion. En tant que magistrat, l’idée que des instructions soient données me heurte. Par ailleurs, si les instructions écrites ont existé, les coups de téléphone sont aussi possibles ! Récemment, Mme Houlette vous a elle-même expliqué comment elle a travaillé avec le procureur général, ce qui montre combien le lien hiérarchique subsiste avec le parquet et, in fine, avec le garde des Sceaux. Peut-être ma conception est-elle par trop individualiste mais j’ai apprécié, dans mon métier, de ne pas avoir à rendre de compte – si ce n’est à la loi –, de dialoguer, d’être contesté le cas échéant devant la chambre de l’instruction. J’ai peut-être tort mais je me vois mal aller voir un supérieur hiérarchique pour lui demander son avis sur ce que j’aimerais bien faire.

M. le président Ugo Bernalicis. Les mots ont leur importance : vous avez dit que, lorsque vous receviez des gens dans votre cabinet, vous commenciez par leur dire que vous étiez à leur écoute. J’espère que ce n’était pas par des moyens techniques ! (Sourires)

M. Olivier Marleix. En juin 2019, vous avez confié à Ouest-France que, dans l’affaire Urba, vous vous étiez heurté au pouvoir politique par l’intermédiaire des procureurs généraux. Serait-ce aujourd’hui impossible ou le procureur général peut-il toujours servir de relais ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Depuis l’affaire Urba, les choses ont beaucoup changé, qui plus est avec le rôle joué par la presse.

Un garde des Sceaux ne pourrait plus se mêler d’une affaire par l’intermédiaire d’un procureur général afin de se protéger. La mise en examen d’Henri Emmanuelli à laquelle j’ai procédé, avec l’aval de deux collègues, avait entraîné une réaction politique alors que je n’instruisais qu’1 % de l’affaire Urba, son versant sarthois.

Le statut du parquet, en revanche, demeure. Si les procureurs, en fait, ont pris beaucoup d’indépendance – et c’est tant mieux – en droit, rien n’a changé, hors la fin des instructions écrites, même si un coup de téléphone est donc toujours possible. Le progrès est toutefois réel : le piège qui a été tendu à Éric Halphen à travers son beau-père ne me paraît plus possible aujourd’hui. J’ajoute que si un garde des Sceaux se permettait d’intervenir, ne serait-ce qu’indirectement, il serait très rapidement amené à démissionner en raison de la pression médiatique.

M. Olivier Marleix. Vous avez connu les affaires politico-financières avant et après la création du PNF. Quels en sont les apports et les limites – si on voit bien l’intérêt de la spécialisation et des moyens alloués, n’y a-t-il pas également un risque de centralisation et de pression ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Le bilan n’est pas parfait.

C’était une bonne idée d’enlever la section financière au procureur de Paris et de la confier à un autre procureur, spécialisé, en raison de la technicité de ces affaires. Lorsqu’un juge ou un procureur étranger veut procéder à telle ou telle vérification, il n’a désormais qu’un seul interlocuteur. Néanmoins, comme vous le savez, le PNF ne centralise pas toutes les affaires puisque certains dossiers de même nature sont traités par le procureur de Paris. Suivez mon regard ! Qui arbitre ? Le procureur général.

M. Olivier Marleix. À partir de quels critères ?

M. Renaud Van Ruymbeke. L’extrême complexité de l’affaire, qui peut être liée à sa médiatisation, mais posez-lui plutôt la question ! Je ne sais pas ce qui se passe derrière le rideau.

M. Olivier Marleix. Dans le dossier Fillon, MM. Davet et Lhomme ont pointé deux anomalies.

Tout d’abord, on aurait attendu, le vendredi soir, la fin de la permanence du juge d’instruction, Mme Simon – qui s’en serait plainte auprès du président du tribunal de grande instance – afin que soit désigné le « bon » juge d’instruction, alors même que Mme Houlette a déclaré qu’elle était résolue à transmettre le dossier dès le mercredi. Un tel décalage est assez surprenant : quelle est donc l’utilité du roulement prévu par le code de procédure pénale s’il ne doit pas être respecté ?

En outre, contrairement à l’usage, ni le doyen des juges d’instruction, ni le premier vice-président chargé de l’instruction que vous étiez n’ont été consultés. Confirmez-vous ces éléments ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Ce dossier fait partie des quelques-uns dont j’ai parlé, où le pouvoir discrétionnaire et « régalien » du président du tribunal – en l’occurrence, M. Hayat – s’applique. Que s’est-il passé entre le mercredi et le vendredi ? Je n’en sais rien.

Il est vrai que je n’ai pas été consulté mais il n’y avait pas d’obligation. Pour l’anecdote, j’ai appris la nouvelle aux informations, le vendredi soir, et je n’y ai pas cru, persuadé que j’aurais été mis au courant. J’ai appelé la première vice-présidente, qui m’a confirmé la nouvelle. Je n’en sais pas plus.

M. Olivier Marleix. Dans un certain nombre d’affaires, ce sont souvent les mêmes premiers juges d’instruction qui sont saisis : comptes de campagne de Nicolas Sarkozy, sondages de l’Élysée, Bygmalion, Libye, affaire Tapie, dossier Fillon.

La Cour européenne des droits de l’homme est attachée au principe d’impartialité du juge, que nous sommes censés appliquer, c’est-à-dire à son absence de préjugés, or un juge ayant déjà signé des ordonnances de renvoi contre quelqu’un est-il encore impartial à son endroit ? Est-ce raisonnable de le désigner sur des affaires concernant la même personne ? Cette hyperpersonnalisation du suivi des dossiers ne porte-t-elle pas atteinte au principe d’impartialité ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Comme souvent les personnes qui se retrouvent dans mon bureau, je vais me dérober ! Je ne peux pas répondre à cette question et je n’ai pas de commentaire à faire sur la façon dont des instructions ont été menées par des collègues. Il faut poser la question aux personnes qui ont procédé aux désignations.

M. Olivier Marleix. En tant qu’ancien premier vice-président chargé du pôle de l’instruction, puis doyen, vous paraît-il normal de confier systématiquement les dossiers concernant un même justiciable aux mêmes juges ? Ce dernier peut-il avoir le sentiment d’avoir affaire à un juge impartial lorsqu’il se rend dans son bureau pour la sixième fois ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Je ne peux pas répondre.

M. Olivier Marleix. Ma question était pourtant assez théorique et il ne faut pas y voir malice !

La collégialité a été instaurée après l’affaire d’Outreau afin d’éviter les erreurs. Dans une affaire qui a un peu défrayé la chronique, votre refus de signer une ordonnance de renvoi a soulevé des questions sur la nature de cette ordonnance et sur le rôle des différents magistrats instructeurs. Qu’est-ce qui vous a motivé ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Je ne peux pas évoquer une affaire particulière mais, en cas de co-saisine, les juges peuvent être en désaccord tout comme, dans un tribunal, les trois magistrats qui siègent. Dans ce cas-là, la majorité l’emporte et un seul magistrat rend la décision au nom du tribunal mais, s’agissant de l’instruction, la loi dispose que le juge en désaccord n’est pas obligé de signer l’ordonnance de renvoi s’il n’en partage pas les termes.

Mme Cécile Untermaier. La critique que vous venez de faire, que l’on peut entendre, résulte-t-elle de votre expérience, emblématique, de juge d’instruction ou également de votre perception des problèmes du service public de la justice dans son ensemble ? Je songe en particulier à cette exigence d’indépendance de la justice, qui ne serait pas non plus au rendez-vous dans des affaires moins spectaculaires mais tout aussi essentielles pour nos concitoyens.

M. Renaud Van Ruymbeke. En effet, il n’y a pas de petites affaires : pour un justiciable, une affaire est toujours fondamentale et les traitements doivent être identiques.

J’ai été confronté à des dossiers politico-financiers mais c’est le service public de la justice qui doit être notre boussole. Il s’agit de rendre une justice humaine, équitable, où l’on entend tout le monde, sans préjugé. Le bon fonctionnement du service public implique de faire preuve d’un maximum de célérité sans se précipiter.

À ce propos, Mme Houlette a expliqué avec raison qu’elle préférait ne pas ouvrir d’instruction compte tenu des délais. Je déplore également les recours, trop nombreux, et souvent uniquement procéduraux. Les affaires les plus importantes doivent être confiées à des juges d’instruction au-dessus de tout soupçon qui présentent des garanties d’indépendance. Il conviendrait donc de réduire ces insupportables délais : il faut parfois attendre un voire deux ans pour que la chambre de l’instruction fasse part d’une décision. L’engorgement, qui est énorme, paralyse l’instruction.

Problème : l’absence d’avocats lors des enquêtes préliminaires, qui ne passent pas par l’instruction, donc l’impossibilité d’accéder au dossier. Un justiciable découvre le dossier peu de temps avant de passer devant le tribunal et ne peut faire valoir ses arguments ou contester telle ou telle mesure. À la différence du procureur, le juge doit toujours se comporter comme un arbitre. Dans la plupart des affaires, y compris les plus complexes, il est dommageable de laisser toute latitude au parquet au détriment du juge d’instruction. La raison d’être de l’instruction, précisément, c’est son indépendance.

Mme Cécile Untermaier. Certaines affaires durent en effet des années, les juges d’instruction se succèdent et la longueur des délais peut peser sur leur indépendance, précipiter une décision ou la rendre inintelligible. Il convient donc de raccourcir les délais et de prévoir un certain nombre de dispositifs pour mettre un terme aux recours dilatoires.

Je suis d’accord avec vous : les droits de la défense sont de plus en plus réduits. J’ai entendu parler ce matin de ce nouveau tribunal parisien qui prive les avocats d’un contact avec les magistrats, ce qui génère de la frustration. Que faudrait-il faire de toute urgence pour rétablir les droits de la défense, aux stades de l’enquête et de l’instruction ? J’ai le sentiment que la volonté de se rassembler n’est plus présente alors que l’œuvre de justice relève des magistrats mais, aussi, des avocats.

M. Renaud Van Ruymbeke. Nous manquons d’une culture commune. La formation doit-elle avoir lieu dans une même école ? Je crois que, il y a quelques années, les jeunes auditeurs de justice, à l’École nationale de la magistrature, passaient six puis trois mois dans un cabinet d’avocats. En ce qui me concerne, je n’y ai pas passé une seule journée, ce qui ne m’a pas empêché d’être intéressé par le « discours de l’autre » car il exprime une part de vérité et c’est elle que je recherche. C’est donc une question de culture personnelle et d’écoute, ce que permet l’instruction.

L’avocat a accès au dossier, il peut demander l’annulation de tel ou tel acte, contester une mesure devant une cour d’appel, ce qui est impossible face au parquet, où il découvrira le dossier à l’audience. Le traitement des dossiers compliqués qui ne sont pas passés par l’instruction sera difficile parce que l’avocat soulèvera de nouveaux éléments et formulera de nouveaux arguments qui n’ont pas été analysés. Le travail du juge, en revanche, consiste à écouter, dans le principe du contradictoire, et les droits de la défense peuvent s’exercer, tout comme à l’audience.

Mme Cécile Untermaier. Un État de l’Union européenne vous semble-t-il exemplaire au point que nous puissions nous en inspirer ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Chaque pays a sa culture, anglo-saxonne, latine, de tradition centralisatrice ou non… Il n’y a pas de modèle unique ou parfait.

Nous devons réfléchir à partir du modèle qui est le nôtre : qu’est-ce qui irait dans le sens du service public, de l’universalité, du respect des droits, de meilleurs délais ?

M. Bruno Questel. Je suis intervenu ce matin devant Mme la secrétaire générale de la Chancellerie sur la question de l’immunité parlementaire, qui protège notre liberté d’expression, notamment dans l’hémicycle, et qui peut être levée suite à une demande judiciaire. Que pensez-vous de son principe, de son évolution possible ou souhaitable, voire, de sa disparition ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Mon premier réflexe serait de vous dire que cette immunité est contraire au principe de l’égalité devant la loi.

Certains dictateurs amassent des fortunes dans des paradis fiscaux. Lorsqu’ils tombent, on crie au scandale, mais il est tout de même dommage qu’il n’ait pas été possible de s’intéresser avant à leur cas. Il est normal que la liberté d’expression du député soit protégée mais je ne vois pas ce qui justifie l’immunité parlementaire par rapport à son patrimoine, à des infractions qu’il aurait pu commettre.

J’ai été confronté à ce problème il n’y a pas si longtemps que cela : pour demander la levée de l’immunité, il faut faire une requête, la motiver, l’envoyer à l’Assemblée nationale, qu’elle soit étudiée par une commission… Il y a des inconvénients, notamment en matière de secret de l’instruction. S’agissant du patrimoine, peut-être ai-je tort ? Ma vision est celle d’un juge d’instruction, peut-être serait-elle différente si j’étais député !

M. Bruno Questel. J’ai évoqué l’hypothèse d’une suppression de l’immunité parlementaire. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique impose un certain nombre d’obligations en matière de transparence, de clarté et de lisibilité et elle peut très bien aborder les questions patrimoniales.

M. Renaud Van Ruymbeke. Elle ne dispose pas des pouvoirs d’un juge d’instruction.

M. Bruno Questel. Elle en a beaucoup.

M. Renaud Van Ruymbeke. Vous ne connaissez pas ceux des juges d’instruction !

M. le président Ugo Bernalicis. En tant que membre de l’opposition, je suis tenté de faire valoir les bienfaits de l’immunité parlementaire lorsque je participe à une manifestation qui n’est pas déclarée afin de ne pas être placé en garde à vue !

M. Renaud Van Ruymbeke. Je suis en l’occurrence d’accord avec vous mais si vous avez 3 millions d’euros dans un compte off-shore, je ne vois pas pourquoi vous bénéficieriez de l’immunité.

M. le président Ugo Bernalicis. Je suis du même avis !

Vous souhaitez une plus grande indépendance de la justice mais comment faire pour que le magistrat puisse tout de même rendre des comptes, et pas devant le corps auquel il appartient ? Le contrôle politique, parlementaire, existe mais, au-delà, les citoyens pourraient-ils être impliqués ?

M. Renaud Van Ruymbeke. Pourquoi pas, mais cela doit à mon sens passer par cet organe régulateur qu’est le CSM.

Les contrôles existent, à commencer par le respect de la loi lui-même : si tel n’est pas le cas, les actes du juge seront annulés. Ses décisions peuvent être contestées devant une chambre de l’instruction et si son dossier ne tient pas la route ou s’il a un peu forcé le trait, le tribunal prononcera la relaxe. Il n’est en revanche pas possible de contrôler l’activité juridictionnelle du juge et de le sanctionner parce qu’il a ordonné la saisie d’un bien et qu’au final, le tribunal ne l’a pas suivi. Si la responsabilité du juge est engagée sur l’un de ses actes, il ne prendra plus aucune décision. Les recours existent. Lui applique la loi que vous avez votée.

M. le président Ugo Bernalicis. J’entends bien mais une seule personne disposant d’autant de pouvoirs, de moyens souvent très intrusifs, pourrait donner le sentiment qu’elle persécute un justiciable. Si ces moyens sont utilisés de manière malintentionnée, nous devons disposer de mécanismes de régulation qui ne soient pas limités à l’interne.

M. Renaud Van Ruymbeke. Le juge, en général, n’est plus seul et il ne doit jamais oublier qu’il est le garant des libertés. Il n’est ni policier, ni procureur. Le contrôle du CSM peut s’exercer, y compris à la demande des citoyens.

M. le président Ugo Bernalicis. Il y a tout de même un gros filtre mais, en théorie, c’est exact !

M. Renaud Van Ruymbeke. Il peut aussi y avoir des abus : imaginez que quelqu’un à qui un bien a été confisqué puisse systématiquement saisir le CSM parce qu’il estime que la décision du juge est scandaleuse ! Son avocat doit demander la levée de la saisie, le juge la refusera s’il le veut mais la chambre de l’instruction pourra exprimer son désaccord et elle-même est soumise à la Cour de cassation. Les contrôles juridictionnels internes existent.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie.

 

 

 


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Audition du jeudi 25 juin 2020

À 16 heures : M. Jean-Marc Oléron, sous-directeur de la 8ème sous-direction de la direction du budget, accompagné de M. Jérôme Paillot, adjoint au chef de bureau justice et médias

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, nous accueillons M. Jean-Marc Oléron, sous-directeur de la 8ème sous-direction de la direction du budget, dans lequel se trouve le bureau Justice et médias en charge du budget de la justice, qui est accompagné de M. Jérôme Paillot, adjoint au chef de ce bureau.

Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale et sera consultable en vidéo. Elle fera également l’objet d’un compte rendu écrit qui sera publié.

Monsieur, je vais vous laisser la parole pour une présentation liminaire, qui précédera notre échange sous forme de questions et de réponses.

Auparavant, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(M. Jean-Marc Oléron prête serment.)

M. Jean-Marc Oléron, sous-directeur de la 8ème sous-direction de la direction du budget. Je commencerai par évoquer quelques éléments de contexte sur le budget de la justice et sur la manière dont nous travaillons, ce qui me permettra de répondre en partie aux questions que vous m’avez envoyées.

Je ne vous décrirai pas tout le budget de la mission Justice. La partie justice judiciaire en est une des composantes, identifiée par un programme propre. Le budget de la justice est divisé en plusieurs programmes : les programmes métier, qui dépendent de l’activité principale du ministère, et les programmes transversaux ou programmes support. Le programme métier dédié à la justice judiciaire représente 2,8 milliards d’euros.

Ces dernières années, le budget de la justice a augmenté plus vite que les crédits du budget général de l’État. Cette hausse observée depuis 1999 s’est accélérée récemment, notamment avec la loi de programmation de la justice, qui en a renforcé les moyens.

À l’intérieur de ce budget, le programme « Justice judiciaire » a également vu ses moyens augmenter sensiblement. Il importe de regarder non seulement les moyens inscrits au budget, mais aussi leur mise en œuvre en gestion. En dehors des dépenses immobilières, sujet emblématique que nous pourrons évoquer par la suite, il n’y a pas de distorsion particulière à constater entre moyens engagés et crédits effectivement dépensés.

Les effectifs ont par ailleurs été renforcés et continuent de l’être dans le cadre de la loi de programmation de la justice ; nous pourrons vous communiquer toutes les séries statistiques si vous le souhaitez. Le niveau de sous-effectif est limité par rapport à la totalité des effectifs.

Vous m’avez interrogé sur la structuration du budget, notamment sur l’opportunité de créer une mission à part. À la direction du budget, nous sommes assez attentifs à ne pas multiplier les missions et à conserver une architecture opérationnelle. Réunir dans une unique mission Justice plusieurs programmes permet à la fois de retracer les crédits et de les suivre en gestion, de s’assurer qu’il n’y a pas de distorsion et de comprendre leur évolution. Toutes les données sont présentes dans les documents budgétaires, et cette structuration facilite les synergies entre les différents programmes ; l’objectif n’est donc pas seulement financier.

Concernant le déroulement de la discussion budgétaire, qui fait également l’objet d’une de vos questions, l’existence d’un programme « Justice judiciaire » à l’intérieur de la mission Justice fait que nous abordons directement les questions relatives à cette composante. L’élaboration d’un budget prend une année, avec plusieurs cycles de réunions. À la direction du budget, notre interlocuteur principal est le secrétariat général du ministère de la justice, mais nous sommes également en contact avec ce que nous appelons les directions métier, notamment la direction des services judiciaires (DSJ) : elles participent directement aux trois conférences budgétaires étalées sur le premier semestre. Ce sont elles qui viennent directement nous expliquer leurs mesures et leurs demandes budgétaires.

Il s’agit pour nous d’un point très sensible : si on peut difficilement se passer de chiffres pour construire un budget, on ne peut se contenter de ces données. On a également besoin de s’appuyer sur les spécialistes métier. L’immobilier, par exemple, ne peut être piloté uniquement à partir de tableaux de chiffres : il faut apprécier la nature des opérations, leur complexité, les risques qu’elles comportent. Et cela vaut pour tous les sujets budgétaires. Le processus consiste à appréhender les besoins exprimés et à en faire la synthèse afin de les expliquer à ceux qui vont avoir à décider. Il fait intervenir les cabinets ministériels et Matignon. Chaque fois que nous avons des discussions budgétaires avec le ministère de la justice, les différents interlocuteurs veulent comprendre ce qu’il y a derrière les mesures.

L’autre particularité du secteur, c’est que la discussion est encadrée par la loi de programmation de la justice. Quand nous discutons de l’évolution des moyens de la justice et du budget annuel, nous appliquons une référence, que nous avons d’ailleurs contribué à bâtir et qui a fait l’objet de nombreuses discussions et échanges. Pour l’immobilier, par exemple, une référence, que nous actualisons en fonction des écarts de crédits observés, fixe le cadre général des discussions, et cela vaut pour tous les services, y compris les services judiciaires.

Vous avez souhaité savoir comment nous suivions les tribunaux et les services déconcentrés. La direction du budget intervient à un niveau « macro », si je puis m’exprimer ainsi : nous ne discutons pas avec le ministère à un niveau extrêmement fin. C’est à ce dernier que revient la responsabilité de mener les dialogues de gestion en interne, d’agréger les besoins et de les faire remonter. Nous discutons non pas au niveau du tribunal ou de la cour d’appel, mais au niveau global. S’il y a des particularités locales, par exemple un gros projet immobilier, nous pouvons alors nous en saisir, mais notre rôle n’est pas de regarder à ce niveau de détail. Pour pouvoir vous répondre, nous nous sommes donc adressés au contrôleur budgétaire et comptable ministériel (CBCM) et aux contrôleurs budgétaires régionaux (CBR), qui suivent la gestion du ministère de la justice de manière beaucoup plus précise et au plus près de sa structuration sur l’ensemble du territoire.

Nous sommes très attentifs par ailleurs aux rapports publiés, qui nourrissent évidemment la discussion budgétaire, non seulement par les propositions avancées sur l’évolution de la structure et des moyens, mais aussi par les connaissances qu’ils permettent d’acquérir hors champ financier.

Un des enjeux majeurs de la procédure budgétaire réside dans les informations de gestion et dans la façon dont elles nous sont transmises. La préparation du budget s’appuie à la fois sur les directions métier et sur le secrétariat général du ministère de la justice, en charge de l’élaboration et de la synthèse. C’est l’interaction entre ces différents acteurs qui permet d’établir un dossier budgétaire, de préparer les arbitrages, puis de mettre en œuvre les décisions. C’est pourquoi nous nous efforçons d’acquérir une connaissance précise de la situation du ministère.

Ce travail se traduit dans les documents budgétaires qui vous sont transmis qui comportent une partie sur les chiffres et les mesures et une partie sur les indicateurs. Celle-ci gagnerait sans doute à être renforcée et améliorée s’agissant de la mission Justice, car tous les indicateurs ne sont pas forcément renseignés au moment de la présentation. Or, ils reflètent l’objectivation des demandes recueillies auprès des directions métier, le travail de compréhension des ressorts de l’action, qui dépasse le simple cadre du témoignage ponctuel.

Souhaitez-vous que je passe en revue rapidement les questions que vous m’avez envoyées ?

M. le président Ugo Bernalicis. Vous pouvez nous transmettre vos réponses par écrit, ainsi que les documents budgétaires que vous avez mentionnés. Nous aimerions à présent avoir votre regard sur plusieurs points.

Avant toute chose, je tiens à vous remercier de votre présence, car il est assez rare que les personnels de la direction du budget soient invités devant la représentation nationale pour évoquer l’interaction entre le ministère des finances et les autres directions ministérielles.

Vous avez dit essayer de ne pas multiplier le nombre de missions et de programmes budgétaires, et je présume que cela vaut aussi pour les budgets opérationnels de programme (BOP) et les unités opérationnelles (UO). Pourquoi cette doctrine de concentration budgétaire ? Qu’est-ce qui s’oppose par exemple à ce qu’il y ait un BOP par cour d’appel, dès lors que leurs chefs sont tous ordonnateurs secondaires ?

M. Jean-Marc Oléron. Pour le budget du ministère de la justice, mais c’est vrai aussi d’autres ministères, la difficulté consiste à agglomérer les demandes qui sont remontées afin d’en avoir une vision complète et synthétique. Une structuration éclatée localement contraindrait à descendre à un niveau très fin pour organiser les dialogues de gestion puis à faire remonter progressivement l’information. Ce n’est pas impossible à faire, mais ça mobiliserait des moyens, une masse de travail beaucoup plus importants. Que des structures intermédiaires réalisent elles-mêmes le travail de synthèse et de remontée décharge en partie l’administration centrale, car cette charge incombe au ministère de la justice. Pour notre part, nous n’intervenons qu’au stade final, une fois que toutes les demandes ont été synthétisées et toutes les situations analysées. S’appuyer sur une structuration resserrée présente l’avantage de limiter le nombre d’équipes et, par suite, le nombre d’interlocuteurs pour la remontée d’information au niveau central. À l’inverse, la multiplication des interlocuteurs est chronophage et rend l’exercice plus difficile.

M. le président Ugo Bernalicis. Je comprends vos arguments théoriques, mais il me semble qu’il y a une forme d’hypocrisie au sein du ministère de la justice sur ce point. Chaque premier président de cour d’appel ayant la responsabilité de faire des choix budgétaires, il serait logique d’attribuer un BOP à chaque cour d’appel. Réduire le nombre de BOP ne simplifie pas leur travail, puisque de toute façon les chefs de cour assistent aux réunions de dialogue de gestion.

Alors qu’ils ont tous les mêmes missions, et qu’il n’y a entre eux aucune hiérarchie, certains disposent d’un BOP, d’autres d’une UO, ce qui crée une distorsion, là où il faudrait au contraire fluidifier le processus en cohérence avec une carte des responsabilités qui, elle, est simple. C’est en outre contraire à l’esprit de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), qui veut qu’à chaque échelon de responsabilité, BOP ou UO, corresponde un certain degré d’autonomie exercé au moyen d’outils dédiés tels que l’application Chorus.

La direction du budget verrait-elle une difficulté à aller dans ce sens ? Il s’agit d’ailleurs d’une proposition du rapport du professeur Michel Bouvier sur l’indépendance de l’autorité judiciaire, je n’invente rien !

M. Jean-Marc Oléron. Je suis un peu gêné de répondre à la place du ministère de la justice, parce qu’un tel changement les concerne plus directement que nous.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous dire que c’est de la responsabilité du ministère de la justice est déjà une forme de réponse.

M. Jean-Marc Oléron. J’ai moi-même conduit des dialogues de gestion dans d’autres structures : pour être bien mené, le travail budgétaire doit être effectué par des personnels dont le regard embrasse un ensemble de sujets assez vaste. Scinder, multiplier les structures, c’est risquer de perdre en capacité de pilotage et de compréhension des problèmes.

Par ailleurs, nous n’avons pas été informés de difficultés particulières par le réseau CBR quant à cette structuration : nos correspondants jugent que les dialogues de gestion ont une dimension collective assez marquée, là où d’autres ministères sont plus fermés. Tous les niveaux sont associés. Ne participant pas moi-même à ces réunions, je ne peux vous en dire plus.

M. le président Ugo Bernalicis. On peut le comprendre : le ministère de la justice est un peu particulier du fait que ce sont des magistrats qui sont aux responsabilités, c’est-à-dire des personnels avec des garanties statutaires spécifiques qui ne peuvent imposer leurs décisions les uns aux autres en l’absence de rapport hiérarchique.

Ce problème nous a néanmoins été signalé par les premiers présidents de cour d’appel. Ils estiment que cette différenciation crée un certain malaise qui pourrait être dissipé si chaque chef de cour était responsable de BOP (RBOP) dans l’application Chorus, ce qui se justifie d’autant plus que c’est au niveau de l’UO que les crédits sont dépensés, que les demandes d’achat sont faites et que le budget est exécuté. Tous participant déjà au dialogue de gestion, qui est bien rodé, le passage de seize à trente-six BOP ne changerait rien, et simplifierait peut-être même l’organisation. Puisque vous affirmez que c’est de la responsabilité du ministère de la justice, vous pourrez dire à vos interlocuteurs qu’il ne tient qu’à eux de simplifier la carte budgétaire des juridictions.

Concernant l’opportunité de créer une mission Justice judiciaire, vous avez compris que l’enjeu était celui d’une certaine conception de la justice. Vous le savez bien, le budget est un acte politique avant d’être un acte comptable. Le fait de séparer les programmes 166 – « Justice judiciaire » –, 101 – « Accès au droit et à la justice » – et 310 – « Conduite et pilotage de la justice » – des trois autres, notamment « Administration pénitentiaire », au sein de la mission Justice n’a rien d’anodin.

J’en viens aux dépenses immobilières, sur lesquelles vous portez un regard particulier, sans doute du fait du contrôle spécifique dont ces montants importants font l’objet par les CBR et le CBCM. Le dialogue avec le ministère de la justice sur ces crédits est-il actif, où ceux-ci sont-ils sanctuarisés, notamment du fait des partenariats public-privé ?

M. Jean-Marc Oléron. Il y a nécessairement une discussion budgétaire, mais celle-ci n’est pas de nature à remettre en cause l’existant. Quand l’État mobilise des crédits, compte tenu du déficit, il emprunte sur les marchés, ce qui a un coût de trésorerie. Il faut donc éviter de mobiliser en gestion des crédits inutilisés.

Le premier enjeu sur l’immobilier, c’est d’ajuster le besoin pour que les crédits soient effectivement utilisés. Cette exigence vaut aussi au moment de l’élaboration du budget. La trajectoire de la loi de programmation de la justice a ainsi été revue en raison des retards constatés dans les opérations. C’est un enjeu de gestion.

M. le président Ugo Bernalicis. Je me permets de vous interrompre, parce qu’il me semble que deux principes budgétaires viennent ici s’entrechoquer. L’exigence de bonne gestion veut que si les crédits prévus pour des opérations immobilières n’ont pas été dépensés parce que le rythme de celles-ci a été retardé, ils sont annulés. Mais la LOLF prévoit aussi le principe de fongibilité : les crédits votés par le Parlement ont une destination précise, certes, mais on pourrait imaginer que le ministère de la justice puisse conserver ceux qui n’ont pas été dépensés pour les redéployer vers d’autres besoins, non prioritaires au moment de l’élaboration de la loi de finances. Dès lors qu’ils ont été votés, ils pourraient être utilisés au cours de l’exercice. Ceci est d’ordre réglementaire ; à l’Assemblée nationale, nous ne faisons que constater ce qui s’est passé a posteriori.

La question de l’effectivité du matériel informatique du ministère de la justice s’est posée avec plus d’acuité durant le confinement, comme dans beaucoup d’administrations. Si par exemple un établissement pénitentiaire devait ne pas être construit pour une raison très valable telle que la non-obtention d’un terrain, par exemple, les crédits votés pour cette action pourraient être utilisés pour l’achat de matériel informatique en avance de phase. Avez-vous de telles discussions ?

M. Jean-Marc Oléron. Oui, cela arrive.

M. le président Ugo Bernalicis. Est-ce la direction du budget qui tranche ou le ministère de la justice ? Y a-t-il des marges de manœuvre ? Comment gérez-vous la fongibilité en lien avec le ministère de la justice ?

M. Jean-Marc Oléron. Ce que vous évoquez est une possibilité : les crédits ne sont pas automatiquement annulés. Néanmoins, en loi de finances initiale, nous n’inscrivons pas les crédits de la trajectoire prévue pour l’immobilier si nous savons qu’ils ne seront pas utilisés, donc éventuellement redéployés, car ce serait contrevenir au principe de sincérité budgétaire.

En revanche, en gestion, il peut y avoir des discussions de ce type avec le ministère de la justice. En cas de désaccord sur l’utilité des redéploiements envisagés, c’est le Premier ministre qui tranche, et la modification des crédits est inscrite dans une loi de finances rectificative présentée au Parlement.

Nous abordons d’ailleurs ce sujet actuellement avec le ministère de la justice pour la préparation de la prochaine loi de finances initiale. La crise du covid-19 ayant provoqué des retards sur l’immobilier, nous nous interrogeons sur l’opportunité de redéployer ces crédits inutilisés.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous savez bien qu’on fait souvent le procès de la direction du budget et de Bercy, sur qui on fait porter la faute d’une annulation de crédits. En réalité, la décision est prise entre le ministère du budget et celui de la justice, elle est interministérielle.

M. Jean-Marc Oléron. Et s’il y a désaccord entre ministères, c’est l’arbitre, le Premier ministre, qui tranche, pas le ministère du budget.

Le choix de ne pas redéployer les crédits inutilisés peut aussi répondre à l’objectif de limiter le déficit de l’État. En tous les cas, le débat a lieu systématiquement, et l’annulation de crédits inutilisés au titre des retards n’est jamais automatique.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie de ces précisions.

Nous avons reçu ce matin le directeur des services judiciaires et la secrétaire générale du ministère de la justice. Beaucoup de questions ont été posées sur le budget, et un certain nombre de documents nous ont été remis. Au vu du rapport Bouvier et des réponses qui nous ont été données – ou pas –, je suis inquiet sur l’état de la fonction financière et budgétaire au sein du ministère de la justice, notamment sur la comptabilité analytique, dont on nous dit qu’elle n’existe pas.

Est-ce un sujet pour vous ? Allez-vous mettre en place des outils pour aider le ministère de la justice à développer ces compétences-là ? Est-ce plutôt de la responsabilité du ministère de le faire ?

M. Jean-Marc Oléron. Au contraire, cela fait partie des actions que nous menons. Nous essayons d’alléger un certain nombre de contrôles pour que le CBCM, service financier proche du ministère de la justice et qui suit sa gestion, soit aussi un service d’appui sur différents sujets. Nous faisons cela à partir de l’analyse des risques de chaque structure et de plans d’action. Cela peut prendre plusieurs formes, sur des sujets un peu sensibles comme l’immobilier, les frais de justice, la comptabilité analytique.

Je parlais de la performance car nous ne sommes pas totalement satisfaits de la situation où, quand on élabore le document qui vous est envoyé pour préparer le projet de loi de finances, certains indicateurs ne sont pas disponibles et énormément de tableaux portent pour seule indication « nd ». Nous avons des indicateurs très intéressants dans l’intitulé mais la donnée n’est pas forcément disponible.

Ce sont là des orientations que nous essayons de mettre en avant, pour une façon de travailler un peu plus collaborative entre la direction d’administration centrale que nous sommes, le CBCM et le ministère de la justice dans ses différentes composantes. Nous avons conduit ces dernières années un gros travail sur l’immobilier, pour avoir des échanges techniques qui nous permettent de parvenir à un accord au moment du budget. Il faut être sûr du tableau qu’on utilise, de ce qu’il y a derrière, de son interprétation…

La comptabilité analytique est évidemment un enjeu important. Même si, en tant que direction centrale, nous n’allons pas regarder à un niveau de détail très fin, il nous faut des indicateurs ou des données financières qui nous permettent de rentrer dans la mécanique du ministère afin de comprendre où sont les points de faiblesse, les insuffisances, et nous faire une idée de la manière dont l’activité évolue.

Nous avons été contents de voir conduire le Printemps de l’évaluation l’an dernier, car la LOLF est déjà quelque chose d’ancien mais nous avons encore du travail pour rendre les documents budgétaires parfaitement lisibles. Plutôt que de créer un nouveau document budgétaire séparé, l’enjeu pour nous est de rendre l’actuel document budgétaire, y compris dans sa partie relative aux services judiciaires, qui ne vous paraît pas assez lisible, justement plus lisible. Cela dépendra de notre capacité à mêler les aspects qualitatifs et quantitatifs.

M. le président Ugo Bernalicis. Je peux partager votre analyse, sachant que la mission n’est pas une coquille opérationnelle en tant que telle, dans le budget, et que le plus important est le responsable de programme (RPROG). Déplacer le RPROG du ministère de la justice au CSM a beaucoup plus d’impact que de créer une nouvelle mission.

Sur les frais de justice, des problématiques nous ont été mentionnées de toutes parts : experts judiciaires non payés en temps et en heure et qui du coup ne souhaitent plus travailler avec le ministère, manques de crédits en fin de gestion… J’ai vu que c’était traité en flux 4. Il se trouve que j’ai été dans une ancienne vie « chorusien », comme on dit, et je vois en quoi cela consiste. Ne pensez-vous pas qu’il faille changer le fonctionnement des frais de justice pour que ce soient des crédits évaluatifs et non limitatifs ? Et ne serait-il pas plus judicieux de passer à un mode de gestion en flux 3, c’est-à-dire de positionner les autorisations d’engagement (AE) de manière prévisionnelle, de sorte qu’on ne soit pas bloqué en fin d’année par l’absence d’AE ? C’est une solution certes très technique mais qui pourrait avoir un impact important. Je l’ai vécue au ministère de l’intérieur, où cela a changé la donne en fin de gestion.

M. Jean-Marc Oléron. En vous écoutant, je me suis dit qu’il était bien dommage que mon chef de bureau ne soit pas là, car il aurait énormément apprécié vos propos. C’est un de ses chevaux de bataille.

Cela fait partie des pistes que nous regardons : augmenter la rapidité de la transmission d’information sur les dépenses, mieux analyser leur composition, passer en flux 3, c’est-à-dire prévoir une déconnexion entre l’acte engageant la dépense et la réalisation de celle-ci. Les pistes pour améliorer la gestion sont nombreuses. Cela s’est déjà amélioré, dans le sens où nous avons aujourd’hui une gestion moins heurtée et où nous avons refinancé certains postes qui présentaient des déficits chroniques. Cette dépense est une de celles qui nous posent des difficultés, car sa prévision est extrêmement difficile, elle est très variée dans sa composition et au niveau des donneurs d’ordres…

M. Didier Paris, rapporteur de la commission denquête. Je ne suis pas un grand spécialiste des questions budgétaires et la différence entre flux 3 et flux 4 n’est pas extrêmement nette dans mon esprit. Notre commission d’enquête ne porte toutefois pas sur l’exercice budgétaire du ministère de la justice mais sur l’indépendance de la justice, que celle-ci soit une autorité ou un pouvoir, et la question des frais de justice est à cet égard pertinente : il convient de faire en sorte que les moyens alloués à la justice soient fixés de manière à la mettre le moins possible sous contrainte de priorisations qui ne seraient pas conformes à son rôle. Cela nous intéresse aussi sous l’angle de l’indépendance interne, consistant à savoir si les juridictions ont des moyens d’action propre suffisants, un dialogue de gestion et de décision suffisant. Vous avez répondu en disant que cette mécanique interne du ministère ne vous concernait pas directement.

Gérez-vous, dans votre sous-direction, la justice administrative et la justice financière ? Pouvez-vous nous dire s’il existe des différences de traitement et de mode de gestion entre l’une et l’autre et la justice judiciaire ? Il semblerait que les différences soient assez sensibles, et je crois que le rapport Bouvier en parle. Y a-t-il, dans le cadre de votre débat budgétaire, la même indépendance d’un côté et de l’autre ?

M. Jean-Marc Oléron. Il n’y a aucune différence de traitement, même si les conférences budgétaires sont différentes car ce ne sont pas les mêmes programmes.

M. Didier Paris, rapporteur. La différence, si elle n’existe pas à votre niveau, pourrait naître des degrés d’autonomie de juridictions séparées. Il semblerait que le Conseil d’État ait une mainmise bien plus large sur le budget de l’ensemble des juridictions administratives.

M. Jean-Marc Oléron. La différence se fait clairement à ce niveau. Quand nous sommes en conférence budgétaire, nous le sommes avec la Cour des comptes et le Conseil d’État ; nous avons un interlocuteur. Quant aux directions métier du ministère de la justice auxquelles nous faisons face, ce sont également des directions centrales.

M. Didier Paris, rapporteur. Dans le cas de la justice administrative, vous avez donc un interlocuteur et c’est ensuite sa cuisine.

Il y a, vous l’avez dit, une réelle complexité dans la chaîne de responsabilité budgétaire interne au ministère de la justice. Est-ce pour vous un inconvénient, dans la manière dont le débat budgétaire s’instaure, ou bien cela n’a-t-il aucun impact sur votre travail, votre compréhension des besoins ?

M. Jean-Marc Oléron. Nous avons des interrogations sur les services support du ministère de la justice, où les réseaux sont assez différents. C’est un sujet de discussion avec le ministère. Dans le domaine budgétaire comme dans d’autres, les connaissances techniques sont très importantes. On peut se demander s’il ne conviendrait pas de regrouper sur un même site des équipes qui pourraient constituer un panel de conseil et d’intervention technique plus large, ce qui permettrait en outre d’avoir à un même endroit des personnes faisant des allers-retours avec l’administration centrale. C’est, pour nous, un des enjeux de l’organisation du ministère de la justice.

M. Didier Paris, rapporteur. On parle beaucoup du rapport Bouvier, lié à des rapports de l’inspection générale des finances (IGF), et qui a donné lieu à vingt-quatre ou vingt-cinq recommandations dont vous avez évoqué quelques-unes. Des réflexions sont-elles engagées au sein du ministère du budget à la suite de ces recommandations ? Si oui, dans quels domaines, et où en sont-elles ?

M. Jean-Marc Oléron. Oui et non. Globalement, nous appliquons le cadre défini par la loi de programmation de la justice. Certains sujets abordés nous paraissent suffisamment importants pour que nous continuions à travailler dessus ; c’est le cas de plusieurs recommandations du rapport Bouvier, sur les frais de justice, la comptabilité analytique, l’organisation… Cela dit, nous sommes sur des sujets financiers assez techniques. Certaines recommandations ont été intégrées dans la loi de programmation et fixent désormais la doctrine en la matière.

M. Didier Paris, rapporteur. Parmi ces recommandations, certaines ne sont en effet pas de votre responsabilité, mais d’autres sont plus sur la gestion budgétaire ou l’établissement du budget et paraissent en relever, comme la séparation évoquée par le président entre une mission Justice et une mission Administration de la justice. Ce rapport ou ces rapports nous semblaient aller dans le sens d’une amélioration sensible du fonctionnement de la justice, qui est ce qui nous intéresse. Comme cela a été dit, le budget n’est rien d’autre que l’expression d’une politique.

M. Jean-Marc Oléron. Quand les décisions n’ont pas fait l’objet d’une inscription dans la loi de programmation et nous paraissent cependant essentielles, nous continuons bien sûr d’y travailler.

M. le président Ugo Bernalicis. Beaucoup de propositions du rapport Bouvier sont du domaine réglementaire.

Comment cela se passe-t-il, en cas de sous-consommation de crédits ? J’ai eu un débat avec la ministre et ses services sur des aménagements de peine comme le placement à l’extérieur, où des annulations de crédits ont eu lieu. L’argument est que les crédits n’ont pas été consommés.

M. Jean-Marc Oléron. Cela dépend des crédits. Nous essayons d’avoir la gestion la plus stable, d’éviter à la fois les poches de sous-consommation et les poches d’insuffisance de crédits ; c’est quelque chose d’extrêmement important, avec, derrière – sujet que nous n’avons pas abordé – la programmation. Nous essayons de programmer, c’est-à-dire d’avoir une vision pluriannuelle et en même temps, dans le courant de l’année, d’avoir la gestion la plus stable possible. Il faut que les gestionnaires sachent de quels crédits ils disposeront, mais c’est très compliqué dans un budget comme celui de la justice, avec des lignes de dépenses particulièrement complexes.

Tout ce qui est information sur la consommation, surconsommation, sous-consommation, est donc extrêmement important, et nous le regardons au cas par cas en demandant à la fois les éléments quantitatifs et qualitatifs, c’est-à-dire en demandant des remontées d’information qui nous permettent de savoir si la situation est liée à un problème passager ou non. Cela fait partie du travail plus fin réalisé par le CBCM et ses services, qui suivent la gestion du ministère et avec qui nous dialoguons. Si des sujets particuliers apparaissent, nous les évoquons directement avec le ministère de la justice, au cas par cas. C’est ce que nous avons fait sur l’immobilier : nous regardons chaque ligne, c’est-à-dire chaque gros projet immobilier, pour essayer de comprendre si le décalage a vocation à se répéter ou non. Il faut donc une chaîne de remontée et de descente d’information suffisamment solide et ramassée.

M. le président Ugo Bernalicis. Pour l’immobilier, nous avons, en traduction « chorusienne », les tranches fonctionnelles qui permettent de suivre cela précisément. Mais, en l’occurrence, le budget de la mesure de placement à l’extérieur est une toute petite ligne de 8 millions d’euros, alors que des associations ont besoin de crédits pour que les magistrats puissent prononcer ce type de mesures, surtout que nous avons voté dans le budget de la justice le développement des conventions pluriannuelles avec ces associations. Pour cela, il faut des autorisations d’engagement. Avez-vous conscience de ces problématiques ? En tant que parlementaire, j’ai l’impression que cela n’avance pas. Je ne sais pas si c’est parce que le ministère de la justice ne mobilise pas l’information.

M. Jean-Marc Oléron. Je n’ai pas d’éléments sur ce sujet précis. Mais ce n’est pas la direction du budget qui va réduire le niveau de crédits sur une ligne. L’échange que nous avons avec le ministère est un échange budgétaire : quand il nous dit qu’il a besoin de 40 millions sur telle ligne, nous regardons s’il n’y a pas des crédits inutilisés sur une autre ligne. Si le dispositif a été surévalué au départ, il n’y a pas de sujet. En revanche, si le dispositif ne démarre pas, il y a un sujet, et c’est alors au ministère de la justice de faire valoir un retard à l’allumage et qu’il ne faut pas couper les crédits parce que la mise en train nécessite un certain temps.

Ce n’est pas nous qui réalisons le document budgétaire qui vous est envoyé mais les services du ministère de la justice. Nous le relisons, et la ventilation des crédits fait l’objet d’échanges : la direction du budget ne peut prendre une décision du type « cela fait deux ans que vous n’utilisez pas ces crédits, nous les mettons à zéro » ; nous ne pouvons que le proposer, et si le ministère dit non, c’est l’arbitre qui tranche.

M. le président Ugo Bernalicis. Le ministère de la justice a-t-il, par rapport à ses effectifs et à sa taille, autant de licences Chorus que d’autres ministères ? N’y a-t-il pas une sous-utilisation de l’applicatif ? J’ai vu, dans ce que nous a envoyé la DSJ, que des juridictions faisaient remonter par e-mail leurs besoins pour réaliser des achats, alors que d’autres le faisaient sur Chorus Formulaires ; cela m’a surpris car ce n’est pas la norme.

M. Jean-Marc Oléron. Nous n’avons pas eu de demandes dans ce domaine. Ce sujet n’a pas été évoqué précisément.

M. le président Ugo Bernalicis. Y a-t-il toujours de la rétention de licences Chorus, notamment en consultation ? Je suis pour qu’un maximum de gens aient accès à cette application, afin de développer la comptabilité analytique, sinon ces éléments sont autant d’obstacles à ce que les magistrats rendent la justice dans des conditions sereines.

M. Jean-Marc Oléron. Je vais regarder et j’essaierai de vous apporter la réponse.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci d’avoir répondu à nos questions.

 

 


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Audition du mercredi 1er juillet 2020

À 16 heures : Table ronde de représentants de syndicats de policiers :

-          MM. Laurent Massonneau, secrétaire général de lUnion des officiers UNSA, et Thierry Clair, secrétaire national province de lUNSA Police, pour la Fédération autonome des syndicats du ministère de lIntérieur (FASMI) ;

-          MM. Loïc Lecouplier, secrétaire administratif général adjoint, et Stanislas Gaudon, délégué général dAlliance Police nationale, M. Thierry Huguet, membre du Syndicat indépendant des commissaires de police (SCIP), Mme Isabelle Trouslard et M. Benjamin Iseli, secrétaires nationaux de Synergie officiers pour la Fédération syndicale CFE-CGC ;

-          M. Léo Moreau, membre du bureau national du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, MM. Julien Morcrette, secrétaire général adjoint dAlternative Police, et Pascal Jakowlew, secrétaire national, pour les Fédérations Interco CFDT ;

-          MM. Grégory Joron, secrétaire général délégué, et Yann Bastière, délégué national chargé de linvestigation de la Fédération FO de syndicats du ministère de lIntérieur.

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, même si nous avons déjà abordé la question des relations entre la police et la justice, sous l’angle de l’indépendance de celle-ci, avec les directeurs généraux de la police nationale et de la gendarmerie nationale, et le préfet de police, nous avons souhaité recueillir le point de vue des organisations syndicales de la police nationale, qui représente celui des policiers dans leur pratique quotidienne de la police judiciaire.

Nous recevons cet après-midi pour la fédération autonome des syndicats du ministère de l’intérieur (FASMI), MM. Thierry Clair, secrétaire national province de l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) Police et Laurent Massonneau, secrétaire général de l’Union des officiers UNSA ; pour la fédération syndicale CFE-CGC Police nationale, MM. Loïc Lecouplier, secrétaire administratif général adjoint, et Stanislas Gaudon, délégué général d’Alliance police nationale, Thierry Huguet, membre du syndicat indépendant des commissaires de police (SCIP), et Benjamin Iseli et Mme Isabelle Trouslard, secrétaires nationaux de Synergie officiers ; pour les fédérations Interco CFDT, MM. Léo Moreau, membre du bureau national du syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI), et Julien Morcrette, secrétaire général adjoint d’Alternative Police et Pascal Jakowlew, secrétaire national ; pour la fédération de syndicats du ministère de l’intérieur (FSMI) Force ouvrière (FO), MM. Grégory Joron, secrétaire général délégué et Yann Bastière, délégué national.

Madame, messieurs, je vous remercie d’avoir accepté cette audition. Je sais que vous avez lu mon communiqué de presse vous demandant de donner suite à la convocation qui vous a été adressée.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent serment)

M. Loïc Lecouplier, secrétaire administratif général adjoint du syndicat Alliance Police nationale. Monsieur le président, je souhaiterais tout d’abord revenir sur votre communiqué de presse et la légère incompréhension qui en a résulté.

La commission d’enquête a été créée en janvier et nous en avons été informés le 18 juin. Par ailleurs, votre convocation ne mentionnait pas de date butoir. Occupés par l’actualité, nous n’avons pas, il est vrai, répondu immédiatement. Mais vous le savez, nous nous sommes toujours présentés aux convocations des différentes commissions de l’Assemblée nationale, que le syndicat a pu recevoir dans le passé. Il ne s’agit donc que d’un simple malentendu.

M. Léo Moreau, membre du bureau national du syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI) CFDT. Je n’égrènerai pas les différents articles du code de procédure pénale qui régissent la façon dont les magistrats dirigent la mission de police judiciaire, mais je vous expliquerai comment ils se traduisent, de façon concrète, pour les enquêteurs officiers de police judiciaire (OPJ) et agents de police judiciaire (APJ). Pour cela, je m’appuierai sur le questionnaire que nous avons reçu.

Nous transmettons des comptes rendus réguliers au parquet, à la fois en flagrant délit et en enquête préliminaire, et au juge d’instruction lorsque nous travaillons en commission rogatoire dans le cadre d’une information judiciaire. Nous avons donc des échanges constants, que je qualifierai de fluides, les magistrats et les enquêteurs finissant par bien se connaître.

Cependant, il est clair que nous n’avons pas, matériellement, la possibilité d’informer le parquet, en direct, de toutes les infractions, comme le code de procédure pénale l’impose. Il est parfois très compliqué de joindre le parquet, notamment dans certains ressorts – en particulier à Bobigny – où le délai d’attente est long. Seuls les faits les plus graves, les faits criminels, font alors l’objet d’un avis immédiat, en urgence, au parquet, ainsi que les gardes à vue. Les modalités de suivi et de direction de l’enquête par les magistrats dépendent des faits, des actes à réaliser et de l’ampleur de l’affaire.

S’agissant de la manière dont s’articulent les instructions du ministre de l’intérieur avec la politique pénale menée par le ministère de la justice, celle-ci est en général très cohérente. Si je prends l’exemple des violences conjugales et intrafamiliales, le travail demandé aux enquêteurs – à la fois au niveau des patrouilles de police secours, du recueil de la plainte et des investigations – se traduit par des suites pénales dès lors que les faits sont avérés.

Ensuite, des plans sont mis en œuvre de façon régulière contre le trafic de stupéfiants, les bandes, les rodéos, etc. qui comportent un volet judiciaire afin que les enquêteurs puissent se saisir pleinement des infractions qui y sont associées. Il s’agit d’orientations qui guident les initiatives des services.

Concernant l’information de la hiérarchie administrative, les fonctionnaires de police ont l’obligation de rendre compte ; cette obligation, contenue dans le code de déontologie de la police nationale, permet également à la hiérarchie d’exercer le contrôle de l’action de ses subordonnés. Un compte rendu est effectué, non pas sur le contenu des dossiers, mais le volume des portefeuilles, l’organisation du service, etc. Pour les dossiers qui ont des implications en termes d’ordre public ou d’organisation, la hiérarchie est mise dans la boucle.

Les parquets et les juges d’instruction ont la liberté de choisir le service enquêteur, tout en respectant le lieu de commission des faits et la nature des actes à réaliser. Il existe, dans de nombreux départements, des protocoles entre le parquet et les différents services d’enquête pour définir des seuils : en matière de trafic de stupéfiants, à partir de certaines quantités, nous saisirons la police judiciaire (PJ) ; pour les victimes mineures de moins de 15 ans, ce sera la sûreté départementale, etc. Outre ce genre de prérequis, le parquet reste souverain dans l’appréciation du service ou des services qu’il souhaite saisir.

Concernant la notation des OPJ, elle arrive souvent avec retard dans les services, et le fait est que le procureur général ne peut pas, matériellement, avoir un regard sur l’activité de chaque OPJ. Ce sont les responsables des unités qui lui fournissent des éléments leur permettant d’apprécier l’action des OPJ. Cependant, le parquet n’attend pas l’échéance de la notation OPJ pour évoquer, le cas échéant, un problème qu’il pourrait rencontrer avec un enquêteur.

S’agissant de la communication, lors de notre audition par la mission d’information sur le secret de l’enquête et de l’instruction, nous avions exprimé le souhait, pour les services de police et de gendarmerie, de manière très encadrée et sous le contrôle du parquet, d’avoir la possibilité de communiquer – en droit, seul le procureur de la République a cette possibilité – sur des éléments factuels, en vue notamment de dégonfler les rumeurs et les fausses informations. Le secret de l’enquête est extrêmement compliqué à faire respecter, aujourd’hui, de nombreuses informations et pièces sont publiées dans la presse et postées sur les réseaux sociaux – quelle que soit l’origine des fuites. Notre recommandation avait été reprise par cette mission d’information et nous n’avons pas changé de position.

Ce n’est pas tant la hiérarchie administrative des services d’enquête de la police judiciaire qui menacerait l’indépendance de la justice que le manque de moyen et une forme d’embolie du système judiciaire, au niveau à la fois des services enquêteurs et de la justice. C’est cet engorgement qui conduit à des difficultés de contrôle de l’action de la police judiciaire et des délais qui sont difficilement compréhensibles pour les citoyens.

M. Grégory Joron, secrétaire général délégué du syndicat Unité Police pour la FSMI-FO. Concernant les obstacles à l’indépendance judiciaire, le premier est d’ordre constitutionnel. La Constitution de 1958 désigne de principe le chef de l’exécutif comme le garant de l’indépendance de la justice ; elle place de facto le pouvoir judiciaire sous la coupe de l’exécutif.

Cependant, au quotidien, les enquêteurs, auxiliaires de justice et OPJ, en lien direct et sous l’autorité des magistrats, démontrent de manière fonctionnelle l’indépendance de la justice dans le traitement des affaires qui leur sont confiées.

Il est important de rappeler que le premier maillon du procès pénal, celui qui établit le premier acte, est le policier, et majoritairement le policier issu du corps d’encadrement et d’application (CEA).

Par ailleurs, si les textes étaient plus souvent rappelés, si les fondamentaux étaient respectés, peut-être que la question de l’indépendance judiciaire ne se poserait pas aujourd’hui. Si l’article 11 du code de procédure pénale était systématiquement appliqué, si certains avocats, des défenseurs ou des avocats militants, laissaient les magistrats et par extension les enquêteurs travailler sereinement, sans pression, alors l’indépendance judiciaire ne serait peut-être pas remise en cause. La justice effectuerait sereinement son œuvre, dans l’intérêt des justiciables, des citoyens et surtout de l’institution.

M. le président Ugo Bernalicis. Le manque d’OPJ en France est souvent rappelé. Comment l’expliquez-vous ? Je sais que vous dénoncez régulièrement la lourdeur de la procédure. Selon vous, est-ce l’unique raison qui explique ce déficit ? Ou pensez-vous que la réforme ayant notamment supprimé le grade d’inspecteur et créé la qualification d’OPJ n’était pas judicieuse ? Revenir à l’organisation initiale ne serait-elle pas une meilleure garantie pour que les magistrats disposent de services judiciaires réellement opérationnels, alors que de nombreux OPJ ne font jamais de judiciaire ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous expliquer comment se font les arbitrages visant à définir quelles enquêtes sont prioritaires ? Sont-elles définies systématiquement en lien avec le parquet ou en interne, par les enquêteurs – en lien ou pas avec la hiérarchie ? Enfin, quid des services qui peuvent être saisis par plusieurs parquets ? Comment cela se passe-t-il quand l’un des magistrats veut aller vite, réclame des perquisitions, des gardes à vue, etc. ? Comment définissez-vous les priorités ?

M. Loïc Lecouplier. La réforme de 1995 a permis aux gardiens de la paix de devenir OPJ – officiellement, car ils exerçaient déjà en police judiciaire sans pouvoir se prévaloir des prérogatives. À cette époque, tous les gardiens de la paix souhaitaient devenir OPJ. Mais depuis 1995, plusieurs réformes de procédure pénale ont été adoptées, qui ont alourdi les procédures. Aujourd’hui, ces mêmes collègues ne trouvent plus de plaisir à mener les enquêtes.

Je ne vous citerai qu’un chiffre : pour une enquête simple, sur 100 procès-verbaux, seuls une petite vingtaine sert à l’enquête en elle-même ; tout le reste, c’est de la paperasse. Et pendant ce temps, les dossiers s’accumulent.

Notre administration essaie de redorer le blason de la fonction OPJ par des mesures incitatives, mais malgré tout, il s’agit d’un métier particulier. De nombreux policiers, n’en ont tout simplement pas envie. Et beaucoup sont déçus par un métier qui devient de plus en plus difficile ; certains essaient même de revenir sur la voie publique.

M. Pascal Jakowlew, secrétaire national dAlternative Police. Deux raisons principales expliquent le désintérêt de nos collègues pour l’investigation : d’une part, la procédure, qui est devenue chronophage et, d’autre part, les avancements dans les services judiciaires, qui sont beaucoup plus difficiles.

Aujourd’hui, depuis qu’il doit matérialiser toutes les infractions dont il a la charge, l’enquêteur est devenu un technicien. Les jeunes qui sortent d’école souhaitent, non pas se trouver affecter en permanence derrière un bureau, mais faire de la voie publique.

M. Yann Bastière, délégué national FSMI - Unité SGP Police FO. Je fais partie des premiers policiers à être devenus OPJ au début des années 2000 et, comme les autres, j’ai cru en mes nouvelles fonctions. Mais petit à petit, la perte de sens dans nos missions est apparue. La dernière réforme de la procédure pénale et la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, très attendues dans les services, ont finalement créé de la désespérance.

Cette crise de vocation touche les jeunes collègues et nombreux sont les anciens qui quittent leurs fonctions. Et ce pour de multiples raisons : le peu de reconnaissance, une charge mentale grandissante, une responsabilité plus lourde – le premier maillon du procès pénal est aujourd’hui le gardien de la paix et le gradé de la police nationale.

Une réflexion est en cours au sein de la direction des ressources et des compétences de la police nationale (DRCPN) pour fidéliser les OPJ et rendre cette fonction plus attractive pour les jeunes policiers, mais elle ne dispose pour l’instant que de très peu de pistes.

Par ailleurs, monsieur le président, vous avez été très actif dans les débats et le dépôt d’amendements lors de la réforme de la procédure pénale, mais les pistes que nous considérions comme bonnes n’ont pas abouti. De même, mes collègues OPJ sont très déçus par la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

M. Thierry Huguet, membre du syndicat indépendant des commissaires de police (SCIP). J’interviendrai sur la question de la priorisation des dossiers entre différents parquets travaillant avec le même service de police, ce qui est une situation très fréquente pour les services spécialisés.

Pour les affaires immédiates, de flagrant délit, les choses se font de manière très fluide, puisque ce sont la gravité et l’urgence de l’affaire qui commandent ; le consensus avec les parquets est presque systématique.

Cependant, il est vrai que les parquets communiquent peu les uns avec les autres. Le parquet de Bobigny, par exemple, est relativement dans l’ignorance des priorités tactiques du parquet de Paris sur telle ou telle affaire. De sorte que nous pouvons parfois nous trouver en situation de devoir gérer deux affaires urgentes.

C’est le rôle de la hiérarchie des services de police d’informer les différents parquets des contraintes qui pèsent sur eux, des moyens dont ils disposent et de la possibilité qu’ils ont de traiter telle ou telle affaire. Ces discussions se passent la plupart du temps par conversations téléphoniques, mais des réunions hebdomadaires ou mensuelles se tiennent sur les différents dossiers en cours.

Nous rencontrons également des problèmes entre magistrats instructeurs –indépendants les uns des autres – dont les souhaits peuvent conduire à des oppositions de priorité, alors même que leurs bureaux sont contigus. C’est là aussi tout le rôle de notre hiérarchie de leur expliquer les contraintes et les moyens disponibles.

La discussion entre la hiérarchie et les magistrats est donc permanente. Sur des grosses opérations ou des affaires sensibles, cette discussion doit nécessairement déboucher sur un consensus permettant au mieux la réalisation de l’affaire avec les moyens disponibles. Car après des interpellations en masse, le magistrat aura vocation à recevoir tous les gardés à vue pour procéder, ou pas, à leur mise en examen.

La plupart du temps, ces discussions sont difficiles, non pas dans les relations, mais pour trouver la date la plus favorable. J’ajouterai que le confinement ayant fait obstacle à la réalisation d’un certain nombre d’opérations d’envergure, la fin du mois de juin est particulièrement dense en la matière.

M. le président Ugo Bernalicis. Concrètement, qui tranche dans ces discussions ?

M. Thierry Huguet. Le magistrat a toujours le dernier mot. Il serait en effet vain d’imposer une date à un magistrat qui n’est pas disponible pour gérer la suite des gardes à vue.

Ensuite, les moyens peuvent être déjà engagés dans une opération avec un autre magistrat, ce qui peut conduire à une situation de blocage. Mais dans 99,9 % des cas, les magistrats trouvent un accord.

M. Thierry Clair, secrétaire national province de lUnion nationale des syndicats autonomes (UNSA) Police. La difficulté de recruter des fonctionnaires en investigation est une réalité. Avant la réforme de 1995, effectuer des investigations était le Graal pour les gardiens de la paix. Vingt-cinq après, la situation s’est complètement inversée, et les services d’investigation éprouvent une grande difficulté à recruter des fonctionnaires.

Une difficulté est liée à la perte de sens du métier, mais aussi à une procédure de plus en plus lourde – nous passons deux tiers de notre temps sur la forme et un tiers sur le fond. Au premier niveau, à savoir les prises de plainte, les fonctionnaires ont l’obligation de prendre l’ensemble des plaintes, dont certaines se résument à de l’incivilité ; un fonctionnaire se retrouve vite avec des centaines de dossiers à gérer par an.

Une autre difficulté, réelle elle aussi, est liée à l’outil informatique, de mauvaise qualité, conçu essentiellement pour les statistiques. Les bugs informatiques sont fréquents. Cet outil doit être remplacé, mais nous attendons toujours le nouveau – l’annonce a eu lieu l’année dernière.

Enfin, un collègue l’a évoqué, un fonctionnaire du CEA qui est OPJ devient brigadier de police, mais l’accès au grade supérieur, à savoir major de police, est totalement bloqué. Des discussions sont en cours avec les services gestionnaires du ministère de l’intérieur en la matière. Il faut impérativement revoir les déroulements de carrière de nos collègues en investigation.

M. Laurent Massonneau, secrétaire général de lUnion des officiers UNSA. Je reviendrai sur la problématique du premier niveau, à savoir les « ouvriers spécialisés » du CEA. Je suis le seul aujourd’hui à être issu du corps des inspecteurs, j’ai donc bien connu cette période qui est définitivement révolue. À cette époque, nous étions des agents de catégorie B de la fonction publique.

Dans la question qui nous occupe, nous touchons, une fois de plus, à l’incapacité de notre administration à gérer de manière prévisionnelle ce qui va arriver. Car tout ce qui vient d’être dit concernant le désamour pour l’investigation n’est pas arrivé du jour au lendemain. Vous entendez cette plainte depuis plus d’une dizaine d’années. La situation mérite réellement d’être évaluée, les chiffres étant têtus.

Depuis la loi de 1995, quand les agents du CEA ont eu la possibilité d’accéder à la qualification d’OPJ, quelque 2 000 fonctionnaires faisaient, chaque année, acte de candidature ; cette année, ils sont moins de 800. Le vivier est à sec.

Par ailleurs, si les inspecteurs de police n’étaient pas plus intelligents que les autres, ils étaient extrêmement bien formés ; la formation initiale en matière de procédure pénale et sur la capacité à développer l’articulation des procédures était pointue. Ensuite, durant trois ans, en tant qu’APJ, nous servions de petites mains et apprenions. Notre inspecteur principal de l’époque était certainement un céphalopode, car il était capable de taper huit procès-verbaux en même temps. Tout cela pour vous dire que le niveau des OPJ qui sortent aujourd’hui est assez inquiétant.

En outre, nous ne disposons plus de cartographie des OPJ. Des collègues habilités demandent leur mutation, où rien ne nous dit qu’ils exerceront les fonctions d’OPJ. À ma connaissance, il n’existe pas d’outil numérique permettant ce pilotage à l’échelon national.

Alors que pouvons-nous faire ? L’administration commence à réfléchir sur la question, mais c’est un peu tard. Des modules d’adaptation aux premières fonctions sont dispensés en formation initiale des gardiens de la paix, afin d’identifier ceux qui souhaitent faire de l’investigation mais ce n’est pas suffisant. Nous devons être nettement plus ambitieux et délivrer une formation d’excellence pour l’investigation.

Enfin, aujourd’hui, quand le bureau d’un policier ressemble davantage à un bureau d’archiviste et qu’il subit sa charge de travail, il n’a plus aucune envie de prendre une initiative. Or pour faire de l’investigation, il faut avoir envie de « mordre dedans et de ne rien lâcher ».

Je ne m’exprimerai pas pour la police judiciaire, mais pour la sécurité publique, le constat est accablant, les policiers sont saturés de travail. À effectifs constants, les chefs de service sont obligés de faire des choix : couvrir le terrain ou assurer l’intendance judiciaire.

C’est un jeu d’équilibre, mais aussi un rapport de force permanent avec les parquetiers. Nous devons être capables d’expliquer aux magistrats que nous ne sommes pas opérationnels, à tel ou tel moment. Ce qui est particulièrement vrai le week-end. Il n’est pas possible d’aller, sur demande d’un magistrat, procéder à une perquisition à 80 kilomètres du siège du service, alors que les gardes à vue se multiplient.

Si le corps des inspecteurs ne nous rend pas nostalgiques, la dimension de corps d’expertise technique des officiers de police, qui était une réalité, a été perdue de vue. Il serait intéressant de revoir le rôle du corps de conception et de direction, du corps de commandement et du CEA sur la mission d’investigation.

M. Léo Moreau. Je ne reviendrai pas sur la lourdeur de la procédure et la désaffection qu’elle entraîne pour le judiciaire. Je ne citerai qu’un exemple qui n’est pas du fait du législateur et qui rejoint les problématiques de contrôle de l’action des services de police par les magistrats.

En décembre 2019, la chambre criminelle de la Cour de cassation a retoqué les autorisations générales et permanentes de réquisition données par un certain nombre de parquets. Elle a considéré que les fonctionnaires devaient demander, pour chaque réquisition, l’autorisation au parquet. Ce qui a augmenté la tâche des policiers. Et je ne suis pas certain que le contrôle de l’action des enquêteurs par les magistrats ait gagné en efficacité.

D’autant que le magistrat ne lira que le rapport de synthèse rédigé par le directeur d’enquête et non l’intégralité de chaque procès-verbal.

M. Ugo Bernalicis. J’entends, néanmoins chaque pièce de procédure est un point d’appui pour les avocats de la défense. Ce qui demande une vigilance sur l’intégralité des pièces.

M. Léo Moreau. Bien sûr et cela contribue au manque d’appétence pour la fonction judiciaire, les OPJ engageant leur responsabilité pour chaque décision qu’ils prennent. Or la surcharge de travail peut les entraîner à commettre des erreurs dans la procédure, sur le plan administratif voire pénal dans certains cas graves.

Les policiers ne sont pas les ennemis des droits de la défense, il ne s’agit pas de dire que nous pouvons faire tout ce que nous voulons. Nous souhaitons nous concentrer sur les investigations qui mènent à la manifestation de la vérité plutôt que de devoir dresser un procès-verbal indiquant que nous avons appelé la famille ou l’avocat.

Enfin, concernant la priorisation, nous avons évoqué les dossiers qui sont confiés aux services de police judiciaire et la concertation avec les magistrats. Cependant, dans les commissariats, un certain nombre de dossiers ne parviennent jamais à ce stade. Lorsque nous demandons à un substitut référent comment prioriser les dossiers, il nous répond de faire comme tout le monde : traiter le très urgent, puis l’urgent, etc. De sorte qu’un certain nombre de dossiers parviennent à prescription avant d’être traités au fond.

M. Julien Morcrette, secrétaire général adjoint dAlternative Police. En termes de priorisation, il existe un paramètre délétère pour la ferveur professionnelle de nos collègues quant à la matière judiciaire, qui est la pression statistique. Il n’est pas rare qu’un fonctionnaire qui travaille sur une prolongation de commission rogatoire – avec la pression légitime du juge d’instruction – se voie contredit par sa hiérarchie qui souhaite qu’il passe à d’autres affaires afin que quatre ou cinq bâtons soient comptabilisés dans le tableau statistique et non un seul.

M. le président Ugo Bernalicis. Lorsque je me rends aux audiences solennelles en début d’année, toute une série de statistiques me sont communiquées : les classements sans suite, les rappels à la loi, etc. J’ai l’impression que toute la mécanique sert à fournir de la statistique. Ressentez-vous ce besoin de statistiques – de réponses pénales – aussi de la part des magistrats ?

M. Yann Bastière. Oui, il s’agit d’une réalité. Vous pouvez employer les termes « politique du chiffre », aussi bien pour la justice que pour la police. Nous subissons effectivement cette pression. Le taux d’élucidation, si cher à nos services d’investigation, prend le pas sur le qualitatif et sur l’investigation de dossiers qui mériteraient un plus grand intérêt. Dans une affaire de viol, par exemple, il conviendrait peut-être d’investir un peu plus de temps, rentrer dans le fond dossier, or, cela a été dit, nous sommes davantage sur la forme que sur le fond.

Cette politique du chiffre a des effets sur certains dossiers et décourage les fonctionnaires qui souhaitent faire de l’investigation, c’est-à-dire mener de véritables enquêtes.

M. Julien Morcrette. Nous recevons également des ordres de priorité par le parquetier, des priorités locales ou nationales, émanant de la chancellerie.

M. Thierry Huguet. J’apporterai un éclairage un peu différent. Je travaille dans un service spécialisé et je ne connais pas d’exemple d’affaire de viol qui ait été abandonnée sur l’autel de la politique du chiffre et encore moins d’affaires criminelles.

En revanche, la réalité des moyens disponibles s’impose à tout le monde. Y compris à un juge d’instruction qui gère un portefeuille d’affaires de plus en plus important ; il est donc amené à faire des choix sur le temps qu’il consacrera à une affaire. Et peut-être qu’au bout de plusieurs années, il va s’interroger sur l’opportunité de continuer des investigations qui, manifestement, n’aboutissent pas. Ce choix est permanent et est différent d’un choix de réussite statistique ou de mise en avant de l’efficacité du service.

Encore une fois, je fais partie d’un service spécialisé qui dispose de moyens et de temps à consacrer aux enquêtes. Mais cette volonté d’optimiser les moyens sur les affaires qui ont le plus de chance de déboucher, si elle est intelligible pour la victime de l’affaire concernée, elle ne l’est pas pour toutes les autres victimes.

M. le président Ugo Bernalicis. Le classement sans suite est pour moi une réponse pénale, à partir du moment où l’enquête a été menée.

M. Didier Paris, rapporteur. Tout d’abord, je suis heureux que l’ambiguïté, s’il y avait une, ait été levée : vous avez bien compris que le législatif n’a aucune volonté de s’opposer à la police républicaine.

Pour avoir été rapporteur de la partie pénale de la loi du 23 mars 2019, je partage votre déception quant aux objectifs que nous voulions atteindre. Mais vous savez comme moi qu’il s’agit d’un jeu d’équilibre, notamment technique et politique.

L’indépendance de la justice est une chaîne de responsabilités globale, dont vous êtes le maillon central. Si vous ne disposez pas de cette capacité d’efficacité, l’indépendance générale est affaiblie.

J’ai bien entendu que vous « en avez gros sur la patate » de l’évolution que vous jugez négative du rôle des OPJ et de leur liberté. Force est de reconnaître que les procédures se sont complexifiées. En voyant les liasses de gardes à vue, j’ai espéré qu’elles puissent être simplifiées à l’extrême, mais nous vivons dans un État de droit, où le respect des libertés individuelles est essentiel.

L’ensemble des services de police est confronté, depuis plus de deux ans, à des situations difficiles – nombreuses manifestations, le confinement, l’après-confinement, etc. – qui ont pu donner le sentiment que les opérations de maintien de l’ordre public étaient prioritaires, par rapport aux enquêtes judiciaires. Avez-vous reçu des ordres en ce sens ? Quel est votre sentiment sur cette question ?

M. Yann Bastière. Le mouvement des Gilets jaunes a en effet eu un impact sur les services de police – de voie publique et d’investigation –, samedi après samedi. La réitération des infractions liées aux troubles publics et les violences envers les agents dépositaires de l’autorité publique ont été le quotidien de nombreux collègues. Les investigations sur les infractions classiques ont, de fait, été très fortement impactées.

M. Didier Paris, rapporteur. Avez-vous dû, durant toute cette période, abandonner le travail de terrain qui est le vôtre classiquement, s’agissant, par exemple, du trafic de stupéfiants dans les banlieues ?

M. Yann Bastière. La charge mentale a pesé sur les OPJ durant toute cette période. Se sont ajoutées aux investigations « classiques » les interpellations et autres infractions commises les samedis de manifestation. Ces mouvements ont également pesé sur la motivation des collègues, chaque week-end un peu plus fatigués.

M. Didier Paris, rapporteur. Quand j’évoque la police administrative, je pense également à la loi de sécurité intérieure et à la lutte contre le terrorisme. Les OPJ sont aussi amenés à répondre aux demandes de l’autorité préfectorale, notamment pour les visites domiciliaires. Comment celles-ci se déroulent-elles ? Avez-vous parfois des cas de conscience ?

M. Thierry Huguet. Les visites domiciliaires que vous évoquez sont l’apanage des services spécialisés. Cet aspect de la police administrative est très interdépendant de l’autorité judiciaire, qui les autorise, et le procureur de la République est tenu au courant de leur déroulé. De fait, elles s’inscrivent de manière assez fluide avec l’activité des services spécialisés, ne serait-ce que parce qu’ils sont souvent à l’origine du signalement des individus qui vont faire l’objet de ces mesures.

Il s’agit là d’un domaine essentiellement de prévention du terrorisme, où la transversalité est organisée entre police administrative, services de renseignement, services judiciaires et autorités judiciaires, afin d’éviter au maximum les « trous dans la raquette ». Ces opérations restent marginales par rapport à l’activité globale des services d’enquête. Elles ne font pas peser une charge extrêmement importante sur les OPJ.

M. Didier Paris, rapporteur. Depuis un peu plus de dix ans, la gendarmerie est sous l’autorité fonctionnelle du ministre de l’intérieur. Cette mesure de rattachement a-t-elle été bénéfique pour les opérations judiciaires en lien avec la gendarmerie ou s’agit-il de deux circuits totalement séparés qui ne posent pas de problèmes particuliers ?

Nous menons, avec notre collègue Jean-Michel Fauvergue, ancien patron de l’unité de recherche, assistance, intervention et dissuasion (RAID), une réflexion sur le continuum de sécurité. Nous nous interrogeons donc, entre autres, sur le rôle des polices municipales dans la constatation des infractions. Quelles sont vos remarques sur cette question ?

M. Léo Moreau. Je reviendrai tout d’abord sur l’impact des troubles publics de ces dernières années sur les OPJ, qui est réel. Les enquêteurs de permanence le week-end sont fortement mobilisés pour traiter les interpellations ; pour un certain nombre de cas, les services spécialisés de police judiciaire sont obligés de traiter des infractions qu’ils n’auraient pas dû traiter en temps normal, afin de permettre au service judiciaire des commissariats de traiter le volume des interpellés. Travailler des mois à cette cadence entraîne de la fatigue et n’est pas neutre en termes de disponibilité des effectifs pour les « affaires classiques » et les priorisations.

Concernant les polices municipales, elles ont effectivement un impact sur le volume d’affaires présentées aux OPJ d’un commissariat – qui est différent d’une ville à l’autre. D’autant que nous n’avons aucune autorité sur leurs actions.

La gendarmerie dispose d’un volume d’unités judiciaires spécialisées moins important que la police. Par ailleurs, l’essentiel des zones sensibles se situe en zone police.

M. Didier Paris, rapporteur. L’un d’entre vous a-t-il été confronté, dans le cadre d’une enquête, à des pressions externes, des directives, des demandes ?

M. Laurent Massonneau. J’ai effectivement subi des pressions. J’ai appris à cette occasion qu’il existait un « cercle des membres » du cercle présidentiel – sous le président Chirac. La personne qui m’a présenté cette carte d’accréditation a été placée en garde en vue, non pas pour cette raison, mais cette carte ne l’en a pas exonérée. Mon chef de service, qui était alors commissaire principal, ne s’en est pas ému plus que cela. Cette histoire s’est passée dans les années 90, je suis certain qu’aujourd’hui, elle aurait plus d’impact pour l’OPJ qui se retrouverait dans cette situation.

Concernant les polices municipales – j’ai la chance d’habiter dans le sud de la France –, l’indépendance de la justice peut être discutée. Notre ex-collègue Jean-Michel Fauvergue a sans doute une vision parisienne de la question. Car dans des villes comme Aix-en-Provence, Nice ou Béziers, les forces de police municipale sont concentrées dans les quartiers où les électeurs les voient. À charge pour les policiers de gérer les quartiers difficiles de la circonscription. Si nous voulons réellement effectuer un continuum de sécurité, il conviendra de parler globalisation.

De même, je n’ai aucun problème personnel avec la gendarmerie, mais je veux bien qu’elle m’explique comment elle fait de la sécurité publique en Seine-Saint-Denis.

M. Thierry Huguet. Je n’ai pour ma part, en 30 ans d’exercice, jamais subi de pression externe et je ne connais pas d’exemple autour de moi. Mais j’ai tendance à penser qu’un homme est esclave de ses ambitions personnelles et, quel que soit son statut, c’est son rapport à son ambition qui déterminera sa réceptivité aux différentes pressions dont il peut faire l’objet. Il n’y a donc aucune organisation qui ne soit à l’abri de ce type de tentation.

M. Didier Paris, rapporteur. Je suis d’accord avec vous, à la réserve près que des organisations facilitent la dépendance personnelle et d’autres un peu moins.

Concernant l’article 11 du code de procédure pénale, il s’agit sans aucun doute de l’un des nœuds du problème, car qui dit indépendance dit résistance à toute pression. Or la relation entre la presse et les enquêteurs judiciaires pose un problème. Il est frappant de retrouver parfois des pièces entières de procédure dans la presse, qui ont pour résultat de devenir la vérité.

Depuis plusieurs années, et nous le constatons tous, vous prenez la parole fréquemment, publiquement, y compris sur des enquêtes en cours. Certes, la plupart du temps, vous le faites de manière factuelle, pour rappeler la réalité des faits.

Estimez-vous cohérent, au regard, de l’article 11 et des libertés publiques, que les organisations syndicales s’expriment ? Estimez-vous qu’il y a un « trou dans la raquette », et qu’il vous appartient de rectifier un certain nombre d’éléments ?

M. Loïc Lecouplier. Nous connaissons tous, ici, nos limites en tant que représentants syndicaux, et personne ne s’amuserait à divulguer des secrets d’instruction d’une affaire en cours lors d’une interview à BFM. Et ce pour deux raisons. D’abord, parce que cela est interdit et que nous tenons tous à notre poste. Ensuite, parce que nous mettrions en difficulté nos collègues – dont certains sont adhérents de nos syndicats –, qui se retourneraient contre nous.

Si des syndicalistes s’expriment sur une affaire, c’est en général sur des points qui sont déjà du domaine public – le procureur a déjà communiqué sur les faits évoqués ou certaines pièces ont été divulguées.

Bien souvent, et particulièrement en ce moment, nos collègues, via les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue, sont cloués au pilori et subissent un déferlement médiatique. Notre rôle est donc d’intervenir pour les protéger et les défendre. La police nationale possède peu de moyens de pression, les médias sont donc un endroit où nous pouvons nous exprimer.

M. Grégory Joron. La première difficulté à laquelle nous devons faire face est la carence du discours institutionnel, quand il s’agit de réagir aux fuites très bien orchestrées pour créer ce tribunal populaire que nous dénonçons tous. C’est la raison pour laquelle, nous essayons, humblement et en respect de l’article 11 du CPP, de rappeler les valeurs du métier de policier, les actions que nous menons au quotidien ; et ce, sans entrer dans ces polémiques, justement pour ne pas nous prêter au jeu des médias ou de la pression populaire.

En outre, nous ne jouons pas avec les mêmes armes que les avocats de la défense, qui, par exemple, ont accès, à un moment de la procédure, à des pièces et qui, s’ils sont également soumis à l’article 11, sont beaucoup moins inquiétés qu’un syndicat de police. De sorte que nous voyons déferler dans les médias des pièces de procédure complètes, des vidéos très précises, etc.

Mme Isabelle Trouslard, secrétaire nationale de Synergie officiers. Le rôle d’un syndicaliste est la défense de l’institution et des policiers, et certainement pas de nuire au travail de nos collègues. Nous n’intervenons jamais sur le fond d’une affaire, mais pour que les collègues puissent travailler sereinement – notamment en apaisant les situations. L’emballement médiatique est le frein le plus important au travail serein et de qualité d’un enquêteur.

M. Laurent Massonneau. Mon collègue l’a très bien formulé, mais il est important de le répéter : nous sommes confrontés à un déficit chronique de prise de parole de l’institution. Si elle n’est pas capable, en temps réel, d’allumer un contre-feu, nos collègues sont immédiatement présumés coupables médiatiquement.

Au lieu d’être proactifs face aux informations qui déferlent sur les réseaux sociaux, nous les subissons et une image négative de la police est véhiculée.

M. le président Ugo Bernalicis. Les fuites ne concernent pas uniquement la phase d’instruction. De plus en plus de pièces des enquêtes préliminaires fuitent également, ce qui écarte les parties qui n’ont pas accès, à ce stade, au dossier. Il y a quelques jours, nous avons appris en direct par les médias qu’une perquisition était en cours au domicile de Jean-Paul Delevoye. Je me pose des questions.

Que pensez-vous de la proposition visant à détacher des OPJ auprès des magistrats ? De même, quelle est votre opinion sur le rapprochement des parquets vers les commissariats, afin de conduire l’enquête préliminaire et d’assurer le contrôle de l’action judiciaire.

M. Didier Paris, le rapporteur. Effectivement, certains préconisent de rattacher l’action de la police judiciaire au ministère de la justice.

M. Yann Bastière. Le basculement complet de tous les actes de police judiciaire est une vraie question. Il s’agit de ce serpent de mer d’un FBI à la française dont nous entendons parler depuis de nombreuses années. Ce changement entraînerait de nombreuses questions, la hiérarchie de la police et de la justice étant concernées.

Les détachements seraient une meilleure solution. Mais il conviendra de bien positionner le curseur : seule la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) sera concernée ou conviendra-t-il d’intégrer les sûretés départementales, qui sont le haut du spectre en sécurité publique pour l’investigation ?

La solution consistant à détacher certains OPJ auprès de cabinets d’instruction en vue de traiter des affaires sensibles – financières, de fraude fiscale ou de stupéfiants – est cohérente.

De même, que les parquetiers se rendent dans les services de police pour analyser les dossiers non traités qui vont bientôt être frappés de prescription, est une démarche très positive. Ce rapprochement physique, et la prise en compte de la problématique des OPJ, est sans aucun doute d’un grand intérêt.

M. Léo Moreau. Les fuites de pièces durant les enquêtes préliminaires ne proviennent pas systématiquement des policiers, même si cela peut arriver.

M. le président Ugo Bernalicis. D’après les journalistes, les fuites proviennent de canaux multiples et variés.

M. Léo Moreau. Tout à fait. Et il en va de même pour l’origine des pressions. Si des députés se réunissaient devant un commissariat pour soutenir une manifestante qui a été interpellée et placée en garde à vue pour avoir jeté des projectiles sur des policiers, cela constituerait une forme de pression sur la justice.

Placer des OPJ auprès des magistrats n’est pas nouveau, cela se fait déjà. En effet, des assistants spécialisés, qui peuvent être des OPJ, sont parfois détachés au sein du ministère de la justice, et auprès d’un juge d’instruction, pour lui apporter des compétences techniques dans des matières très pointues.

Mais pour répondre sincèrement à votre question, nous préférons garder nos OPJ, nous en avons peu et nous en avons besoin, notamment pour échanger dans le cadre de la direction des enquêtes.

Enfin, concernant le lien entre les parquets et les commissariats, je suis totalement d’accord avec mon collègue. Un magistrat qui se déplace dans un commissariat pour étudier des dossiers et échanger sur des enquêtes est très bien perçu et fait œuvre utile.

M. Thierry Huguet. Le détachement des OPJ auprès des magistrats est une très mauvaise idée. Depuis le début de cette audition, nous vous expliquons que nous sommes dans une situation de carence d’enquêteurs. Or, vous évoquez une situation d’émiettement et donc de diminution de la capacité de travail et de fuite des experts des services de police vers des cabinets d’instruction où, par définition, ils auront un spectre d’appréhension des dossiers moindres. Et un individu seul aura, forcément, une force de frappe en matière d’enquête bien inférieure à celle d’un groupe d’enquêteurs spécialisés capables de gérer un portefeuille entier de manière simultanée.

Il s’agit, selon moi, d’une politique de « riche », qui ne reflète pas la situation actuelle de la police nationale. Alors même que la filière Investigation subit de plein fouet la complexité de la procédure et le désintérêt des fonctionnaires de police, si nous ajoutons un trou dans la coque qui consiste à faire partir les meilleurs spécialistes des services d’investigation vers les cabinets d’instruction ou les parquets, nous ne ferons qu’aggraver la situation.

M. Laurent Massonneau. Une telle solution aurait un effet négatif dans le système inquisitoire qui est le nôtre. Exonérer les OPJ de toutes les tâches de rédaction qui leur incombent me paraît compliqué.

Cependant, des idées peuvent être creusées, sous l’angle fonction publique, telle la création d’une vraie filière d’investigation. Plutôt que de procéder à un émiettement, comme l’a évoqué M. Huguet, nous pourrions imaginer qu’un jour, il serait pertinent, dans le cadre du ministère de l’intérieur, de créer une direction ou un service qui regrouperait tous ceux qui contribuent à l’investigation – j’évoque, là, l’investigation du haut du spectre. Ce groupe pourrait être constitué, par exemple, de la police judiciaire, des sûretés départementales, des sections de recherches (SR) et des brigades de recherches (BR) de gendarmerie et des personnels de surveillance des douanes. Une telle organisation me paraît, à long terme, plus réaliste.

Par ailleurs, si des OPJ doivent être détachés, il conviendrait de s’assurer que statutairement, ils ne perdent pas les avantages liés à leur fonction et à leur statut spécial ; ce qui est le cas actuellement. Sinon, vous n’aurez aucun volontaire.

Enfin, pour bien connaître l’état des cabinets d’instruction, qui sont confrontés aux mêmes difficultés que nous, je ne pense pas qu’il y aura beaucoup de volontaires – mais cela n’engage que moi.

M. Loïc Lecouplier. Notre organisation est farouchement opposée à une telle mesure. La justice et la police sont deux métiers différents. Le système actuel fonctionne, certes il pourrait mieux fonctionner, mais c’est une question de moyens. Si nous nous engageons sur cette voie, pardonnez mon expression, ce sera, j’en suis persuadé une « usine à gaz », notamment parce que les statuts devront tous être revus. Nous avons l’exemple de policiers détachés dans d’autres administrations qui ont tout perdu : ils ne sont plus policiers, ils perdent leur avancement, leur déroulement de carrière, etc. C’est ingérable. Le détachement n’est donc vraiment pas une bonne idée.

Par ailleurs, en cas de transfert total, les super OPJ seraient transférés dans la magistrature et les moins bons resteraient dans les commissariats. Il faut savoir que dans la police, ce qui fait la puissance de l’enquêteur, c’est son déroulement de carrière. Il commence gardien de la paix – il peut être en police secours – puis s’oriente vers la police judiciaire. Au début, il s’occupe des petites plaintes, puis des plus grosses et ainsi de suite. De sorte qu’il pourra acquérir une expérience et une idée du métier. Le Graal est de finir dans un service spécialisé de la police judiciaire.

Mais si les sachants partent au ministère de la justice, la maison police sera sabordée de l’intérieur.

Après, il est possible de constituer des pôles, comme il en existe déjà, pour répondre à certaines formes de délinquance – je pense aux juridictions spécialisées –, composés de policiers, de gendarmes, de douaniers, d’inspecteurs des impôts, et d’un juge qui superviserait l’ensemble. Je suis persuadé que de tels pôles fonctionneraient très bien.

Mme Isabelle Trouslard. J’ajouterai qu’un tel transfert serait complètement contre-productif, car le départ d’OPJ dans des services plus que spécialisés bloquerait la filière Investigation qui tire sa richesse de notre parcours en judiciaire.

Si le statut est problématique, l’esprit d’appartenance à un corps, à une administration est fondamental pour le bon fonctionnement de ce corps.

Ce sont les raisons pour lesquelles Synergie Officiers est opposé à cette proposition visant à détacher des OPJ dans les juridictions.

M. Pascal Jakowlew. Le déclenchement d’une affaire entraîne forcément, au niveau du service, la mobilisation d’effectifs, de moyens et de matériels. Or les chefs de service ont vocation à tempérer l’ardeur de certains magistrats en matière d’enquête. Il s’agit d’une difficulté que nous pourrions rencontrer sur les moyens et les effectifs que le magistrat n’est pas à même de gérer.

M. le président Ugo Bernalicis. Il ressort de vos propos que vous êtes plutôt favorables à la venue des parquetiers dans les commissariats ; les problèmes se règlent bien plus vite. Je n’ai pas constaté cet avantage à Lille, mais vos propos donneront certainement des bonnes idées aux uns et aux autres.

M. Benjamin Iseli. La venue de parquetiers dans les commissariats est une question de moyens. Elle est exceptionnelle et se fait dans des petites structures. Vous ne verrez jamais un parquetier se déplacer dans des très gros commissariats, comme il en existe dans l’agglomération parisienne, où le manque de magistrats et de substituts est important. Le cœur du problème est les moyens humains, aussi bien pour la police, dans sa mission judiciaire, qu’au ministère de la justice et chez les procureurs de la République.

M. Léo Moreau. Nous avons effectivement noté le manque de moyens humains dans les parquets. Nous l’avons constaté en Seine-Saint-Denis, où le manque d’effectifs ne permet pas d’envoyer, suffisamment souvent, des parquetiers référents dans les commissariats. En revanche, dans les parquets importants, il est possible de répartir, dans les commissariats, les différents substituts de la division qui ont en charge les affaires générales.

M. Benjamin Iseli. Selon moi, la présence d’un parquetier dans un commissariat permet de faire gagner du temps à tout le monde ; il ne s’agit absolument pas d’une charge supplémentaire.

M. Thierry Huguet. Si, il s’agit souvent d’une charge supplémentaire pour le magistrat, puisque le parquetier quitte son bureau et abandonne la gestion quotidienne et le flux de ses affaires. En outre, attention à la croissance externe de la justice. Elle n’a pas vocation de gérer l’activité des commissariats, mais de s’occuper des moyens dont elle dispose pour son cœur de métier, à savoir l’audiencement des affaires, le temps nécessaire à accorder aux justiciables…

Le manque de moyens de la justice est chronique. C’est certainement une évidence de le rappeler, mais c’est important de le faire. En outre, le temps que les comparutions immédiates consacrent à chaque dossier est régulièrement stigmatisé. Avant de vouloir externaliser la mission des magistrats en dehors des palais de justice, il ne faut pas oublier qu’ils n’ont pas énormément de temps à consacrer à leur cœur de métier.

M. Yann Bastière. À Montpellier, où les OPJ ont des tonnes de dossiers en souffrance, l’externalisation est une solution. Des parquetiers se déplacent, depuis quelque temps, hebdomadairement, et prennent ainsi la mesure de la déshérence des OPJ, la perte de sens de leur mission, et assistent au burn-out de collègues submergés par les dossiers.

Cette externalisation est très bien perçue, car les problèmes sont réglés rapidement – en quelques mots, en quelques échanges. De fait, de nombreux dossiers sont soit classés, soit analysés plus rapidement, soit réorientés par les magistrats, qui font avancer de façon positive le travail de mes collègues OPJ.

M. le président Ugo Bernalicis. Une réflexion sur le traitement d’un dossier en temps réel doit sans doute être menée, ainsi que sur le flot d’affaires, notamment en infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS), qui montent en puissance. Il s’agit, en réalité, de l’essentiel de l’activité de police. Si la courbe concernant les infractions aux stupéfiants est en progression, les résultats ne sont pas aux rendez-vous. Ce constat nous interroge sur une nouvelle orientation de l’activité, plus utile, plus efficace d’un point de vue judiciaire.

M. Benjamin Iseli. Il est difficile d’accueillir les parquetiers dans certains commissariats, étant donné la charge de travail.

J’ai eu l’occasion de rencontrer le général Lizurey, l’ancien directeur général de la gendarmerie nationale, qui m’expliquait que, chaque groupement de gendarmerie disposait d’un bureau d’ordres qui éclusait les dossiers voués à être classés sans suite. Il a ajouté qu’il fallait avoir les épaules solides pour procéder ainsi, car il recevait des coups de téléphone de parquetiers mécontents ; il en faisait son affaire. Cette mesure permet de faire avancer les dossiers et de fluidifier le flux procédural.

M. Thierry Clair. Le déplacement des parquetiers dans l’ensemble des commissariats a été mis en place par Jacques Baume, il y a quelques années, avec les chefs de groupe. Ensemble, il faisait le point sur les dossiers de faible importance, des enquêtes parquet étaient demandées, soit pour les classer soit pour demander un complément d’enquête.

Ce déplacement permet, non seulement un contact direct avec les policiers, mais aussi de traiter des dossiers en quelques heures. Malheureusement, cette mesure n’est pas généralisée, la justice manquant de moyens ; mais dès lors qu’elle est appliquée, elle démontre toute son efficacité.

M. le président Ugo Bernalicis. Une enquête doit être menée à charge et à décharge. Étant donné la charge de travail des OPJ, avez-vous le temps de mener des enquêtes à décharge ?

M. Laurent Massonneau. Il s’agit là d’une drôle de question, Monsieur le président. Tous les policiers républicains sont animés par le souci de la manifestation de la vérité.

Je suis féru de littérature judiciaire relatant les grandes affaires – Ranucci, Dominici et autres – pour lesquelles nous pouvons parfois nous interroger, mais aujourd’hui, les moyens sont différents et les enquêtes ne peuvent pas être menées qu’à charge ou à décharge. De toute façon, les contre-feux mis en place sont suffisamment nombreux pour réorienter une éventuelle malhonnêteté intellectuelle d’un enquêteur.

M. le président Ugo Bernalicis. J’entends ce que vous dites pour la procédure, la défense et pour verser les pièces au dossier. Mais c’est bien l’enquête qui doit être à charge et à décharge et non le procès.

M. Laurent Massonneau. Cela vaut également pour notre propre institution, les enquêtes administratives diligentées à l’encontre des agences sont normalement à charge et à décharge ; nous devrions commencer par balayer devant notre porte.

M. Benjamin Iseli. Votre question est extrêmement étonnante, monsieur le président. Notre police est républicaine. Ce qui nous anime, c’est la recherche de la vérité. À aucun moment un policier prend du plaisir à essayer de faire condamner un innocent. Un gardé à vue sera immédiatement relâché si nous découvrons des éléments l’innocentant. Nous ne sommes ni des tortionnaires ni des menteurs, mais des policiers républicains.

M. le président Ugo Bernalicis. Je me suis fait mal comprendre. En général, les pièces à décharge ne concernent pas l’innocence de la personne mais permet au magistrat, notamment lors dus procès, de bien contextualiser l’infraction. Il existe dans notre droit, le principe de l’individualisation de la peine. Et si vous ne récupérez que des éléments à charge, il vous manque une partie de l’équation pour bien statuer.

M. Benjamin Iseli. La mission du policier est de rechercher les éléments constitutifs de l’infraction. C’est lors de l’instruction, que seront menées des études de personnalité, que l’individu rencontrera des psychologues et autres spécialistes – c’est là un système différent de celui des policiers. Le policier, lui, et j’insiste sur ce point, enquête à charge et à décharge dans le but de la manifestation de la vérité.

M. Didier Paris, rapporteur. Le code commun de la police et de la justice est celui de la manifestation de la vérité. Et vous avez bien compris que la commission d’enquête n’a pas préparé un questionnaire global : le président, le rapporteur et les députés sont libres de poser les questions qu’ils souhaitent.

M. Thierry Huguet. Dans l’immense majorité des affaires auxquelles sont confrontés les services de police, notamment du premier front, ne se trouve aucun élément, ni à charge, ni à décharge.

Ensuite, lorsque les policiers ont à traiter des affaires dans lesquelles une personne est opposée à une autre, ils mènent des enquêtes et un travail d’audition très important qui vise à se faire une idée de la crédibilité des personnes auditionnées, les unes par rapport aux autres. Il s’agit d’un travail de fond. Aujourd’hui, dans certaines affaires, lors de la garde à vue, nous sommes de plus en plus amenés à conduire des personnes devant un psychologue, les magistrats se refusant à juger une personne en comparution immédiate tant qu’ils ne disposent pas de tous les éléments, notamment son accessibilité à une peine.

Cet élément participe à la complexification de la procédure, car si le formalisme de la garde à vue enfle, sa durée reste la même – 48 heures. Dans la limite du temps qui lui est imparti, l’enquêteur réalise tous les actes d’enquête lui permettant de rechercher la vérité, même – et cela lui est parfois reproché – s’il doit remettre en cause la version initiale, qui peut être celle d’une victime, pour comprendre ce qui l’anime.

Il s’agit d’un travail permanent, ancré dans l’ADN de l’enquêteur, quel qu’il soit, que d’aller chercher les éléments à charge et à décharge. En augmentant le formalisme et en amoindrissant le temps consacré aux actes de fond, de fait, on amoindrit la possibilité pour l’enquêteur d’aller chercher des éléments à décharge.

M. Léo Moreau. C’est la façon dont vous avez formulé votre question, monsieur le rapporteur, qui nous a frappés. Un policier ne choisit pas d’enquêter le lundi à charge et le mardi à décharge. Il enquête et ramène des éléments qui peuvent mettre en cause l’individu ou le disculper.

Par ailleurs, le magistrat du parquet, qui ne reçoit pas systématiquement la personne mise en cause, contrairement aux OPJ qui se charge de leur audition, nous demande souvent notre avis sur la personne, les faits etc. Bien entendu, nous faisons toujours en sorte de donner un avis le plus objectif possible, sachant que tous les éléments du dossier sont transmis à l’avocat qui peut, lors du procès, s’appuyer sur tel ou tel procès-verbal pour tenter de disculper son client.

M. Laurent Massonneau. L’exercice est compliqué, car le temps est compté. Dès que le compte à rebours des 48 heures a été déclenché, les policiers doivent travailler très vite.

La DCPN s’est notamment dotée de laboratoires d’investigation extrêmement performants, qui permettent, dans le temps de l’enquête, d’explorer un téléphone ou un ordinateur récupéré au domicile ; antérieurement, cela était fait par voie d’expertise dans le cadre d’une ouverture d’instruction.

Dans les affaires de mœurs, on est obligé d’agir à charge et à décharge : quand une mineure vient porter plainte pour une agression sexuelle commise par un autre adolescent par exemple : que le mis en cause l’ait ou non agressée, on doit mener une enquête. Les enjeux sont importants et l’enquêteur doit être certain des faits, car nous savons tous par expérience que ce n’est jamais simple.

M. le président Ugo Bernalicis. Madame, messieurs, je vous remercie. N’hésitez surtout pas à nous envoyer des documents, des exemples de pression ou tout autre élément.

Je n’ai pas rebondi sur l’affaire de l’infirmière qui a été interpellée, mais nous pourrions dire, de la même façon, que des policiers qui manifestent devant le ministère de la justice ou l’Assemblée nationale exercent une forme de pression…

 

 


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Audition du jeudi 2 juillet 2020

À 9 heures 30 : Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour dappel de Paris, accompagnée de M. Jacques Carrère, premier avocat général

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, la commission d’enquête va entendre une nouvelle fois Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris, accompagnée de M. Jacques Carrère, premier avocat général.

Madame la procureure générale, vous avez déjà été reçue le 6 février par notre commission d’enquête. Le rapporteur et moi-même – ainsi que l’ensemble des membres, d’ailleurs – avons jugé cette nouvelle audition nécessaire après les propos tenus devant nous par Mme Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière, le 10 juin.

Je précise que cette audition est ouverte à la presse et diffusée en direct ; elle sera ensuite consultable en vidéo. Elle fera également l’objet d’un compte rendu écrit, qui sera publié.

Si vous le souhaitez, je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire.

Auparavant, comme il est d’usage, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Madame, monsieur, je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Catherine Champrenault et M. Jacques Carrère prêtent successivement serment.)

Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour dappel de Paris. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, vous avez manifesté le souhait de m’entendre à nouveau, et je vous en remercie. L’audition, le 10 juin, de l’ancienne cheffe du parquet national financier par votre commission a donné lieu à de multiples développements médiatiques concernant notamment l’affaire dans laquelle M. François Fillon et son épouse sont mis en cause. J’observe que, le 19 juin, le Président de la République a en outre, comme vous le savez, saisi le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) d’une demande d’avis sur l’existence de pressions « dans le cadre d’un dialogue normal et habituel avec le parquet général ».

Il m’apparaît en effet indispensable, dans le contexte de bruit et de fureur – pour paraphraser William Faulkner – qui entoure en ce moment même l’action de la justice, de vous présenter, sans esprit polémique ni animosité personnelle, la réalité des faits. Je tiens cependant à dire, en tant que magistrate, combien je suis attristée par des débats hâtifs, qui sont aussi parfois des entreprises de démolition, avec pour seul effet – je n’ose penser pour seul but – de discréditer l’action de la justice française, voire de saper l’un des piliers de la démocratie et de l’autorité de l’État. Il est toujours plus facile et plus vendeur d’entretenir la théorie du complot que de s’attacher à la rigueur du raisonnement juridique.

Peut-être y a-t-il parfois des procès à faire à la justice. Faite d’hommes et de femmes, elle n’est sans doute pas infaillible, même si la conscience des magistrats et le respect de la règle de droit sont autant de garde-fous contre l’arbitraire. J’ai la conviction que mes collègues du ministère public comme du siège partagent ce souci scrupuleux de l’indépendance et du respect de la loi de la République. Sans doute y a-t-il également des voies d’amélioration à explorer et à mettre en œuvre pour renforcer l’indépendance de la magistrature – et singulièrement celle du ministère public. J’en avais envisagé certaines lors de mon audition du 6 février, vous vous en souvenez.

Ainsi que je vous l’indiquais, je suis attristée mais sereine, car je vais pouvoir vous donner plusieurs explications et vous apporter, du moins je l’espère, un certain nombre d’éclaircissements, dans les limites que vous connaissez bien – à savoir, pas d’éléments sur des affaires en cours.

Je voudrais d’ailleurs dire à la représentation nationale combien, pour un magistrat de l’ordre judiciaire, qui connaît la valeur de cet engagement, il est important de témoigner devant vous après une prestation de serment. C’est important, car dire la vérité, toute la vérité, suppose que l’on s’attache sans crainte, et bien sûr sans haine, aux faits et au droit, à l’exclusion des approximations, des impressions et des chemins de traverse faciles. Certes, cette démarche est sans doute moins séduisante, moins stimulante pour l’imagination ou les fantasmes, mais je suis certaine que nous la partageons.

Plus précisément, et en premier lieu, je maintiens bien évidemment toutes les déclarations que j’ai faites devant vous lors de ma précédente audition, le 6 février. Je vous rappelle mes propos : le lien hiérarchique qui unit le ministère public n’est pas contraire à l’indépendance, il est profitable car le double regard peut avoir sa vertu dans les affaires complexes, notamment sur le plan juridique – nous reviendrons bien évidemment plus avant sur cette thématique.

Les instructions de poursuites du procureur général à un procureur soumis à son autorité doivent naturellement intervenir avec parcimonie, même si elles sont prévues par l’article 36 du code de procédure pénale. Ainsi, elles sont rares. J’en ai cité trois devant vous : deux visant à régler un conflit négatif, au sens où aucun parquet ne voulait se saisir d’une procédure, la dernière pour un problème de qualification, le parquet général étant en faveur du maintien de la qualification criminelle dans une affaire de terrorisme. Elles sont rares car elles ne peuvent et ne doivent pas être le mode habituel de fonctionnement du ministère public, même si elles sont légales et, au demeurant, dans un souci de transparence, doivent impérativement être versées au dossier de la procédure. Elles ne doivent intervenir que pour trancher, dans le souci d’une bonne administration de la justice, des difficultés juridiques ou techniques, ou pour arbitrer les conflits négatifs – ou positifs – entre les procureurs.

La plupart du temps, les relations entre un procureur général et un procureur de la République relèvent de l’échange des points de vue. À cet égard, je souscris pleinement aux propos tenus devant vous le 5 février par François Molins, actuellement procureur général près la Cour de cassation, avec lequel j’ai travaillé quand il était procureur de la République de Paris : « Ce jeu de dialogue hiérarchique, notamment dans les affaires importantes, médiatiques ou financières, consiste à mettre son autorité hiérarchique en mesure de faire valoir son point de vue dans la conduite dun dossier. » Le procureur général est en effet l’un des garants de l’efficacité de la justice, pour une raison essentielle : il y participe pleinement, en raison de son rôle juridictionnel près la cour d’appel. Il doit requérir sur la régularité de la procédure et sur l’intérêt des demandes d’actes devant la chambre de l’instruction. Le procureur général est donc aussi le procureur de la cour d’appel, et il nourrit son analyse de la jurisprudence de cette juridiction.

Cette efficacité de la justice, c’est aussi de pouvoir soutenir avec force l’accusation dans les dossiers qui viendront en jugement devant les cours d’assises et devant les chambres d’appel correctionnelles. Le procureur général est donc concerné, intéressé par la solidité des charges et la sécurité juridique de la procédure. Il dispose d’ailleurs, aux termes de l’article 185 du code de procédure pénale, d’un droit d’appel propre pour obtenir la qualification pénale la plus adaptée aux faits ou solliciter un acte dans une procédure d’instruction.

Si ce contrôle s’exerce, c’est bien pour sécuriser et enrichir la procédure, et non pour l’étouffer. Au risque de me répéter, comme je vous l’ai déjà indiqué le 6 février, le parquet général n’a aucune compétence pour classer sans suite une procédure pénale. Au contraire, la loi lui confère, aux termes de l’article 40-3 du code de procédure pénale, la possibilité, après un classement sans suite décidé par un parquet de première instance, d’ordonner la réouverture de l’enquête et la poursuite des investigations. Le procureur général peut également faire appel de toutes les décisions correctionnelles rendues en première instance. D’ailleurs, au parquet général de Paris, dans les contentieux spécialisés que sont l’économique et le financier, d’une part, et le terrorisme, d’autre part, ce sont les chefs de ces départements et leurs adjoints qui assurent aussi le suivi de l’action publique, alors même qu’ils requièrent en personne dans les affaires les plus graves et les plus complexes aux audiences de jugement de la cour d’appel. Le rôle juridictionnel du procureur général fait aussi la qualité de sa réflexion technique et juridique.

J’ai entendu, depuis ma nomination à la tête du parquet général de Paris, exercer pleinement ces prérogatives. Si j’avais renoncé à exercer un contrôle de l’action publique, j’aurais été en deçà de ma mission légale. Et cela est vrai quels que soient les parquets placés sous mon autorité, qu’ils aient une compétence territoriale, une compétence interrégionale ou une compétence nationale spécialisée, tels le parquet national financier (PNF) et le parquet national antiterroriste (PNAT).

Il a pu y avoir une confusion dans l’esprit de certains quant au statut du PNF, ce premier parquet national, et même apparemment dans l’esprit de sa première cheffe, puisque celle-ci a déclaré devant vous que se posait la question de « la légitimité du procureur général de Paris », dont les compétences, selon elle, ne pouvaient s’étendre qu’aux affaires financières régionales du ressort de la cour d’appel de Paris, et non aux affaires nationales.

Je regrette d’avoir à rappeler, à cet égard, les principes élémentaires de notre droit procédural et de notre organisation judiciaire. Je me bornerai à citer la circulaire du 31 janvier 2014 relative au procureur de la République financier, qui énonce que celui-ci est placé « sous lautorité hiérarchique du procureur général près la cour dappel de Paris », et ce sans restriction territoriale, d’autant qu’« il appartient au procureur général de Paris, en concertation avec les autres procureurs généraux, danimer et de coordonner la conduite de la politique daction publique pour lapplication des dispositions relatives au procureur de la République financier ». La même circulaire indique qu’en cas de conflits relatifs aux saisines, les procureurs généraux intéressés informent le procureur général de Paris.

Du reste, le procureur général de Paris est désormais investi par la loi d’un pouvoir d’arbitrage en matière de conflits entre le PNF et l’Autorité des marchés financiers (AMF), aux termes de la loi du 9 décembre 2016, dite Sapin 2, de conflits entre une juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) et la juridiction nationale spécialisée chargée de la lutte contre la criminalité organisée (JUNALCO) et de conflits entre la JUNALCO et le PNF, aux termes de la circulaire du 17 décembre 2019 relative à la JUNALCO.

Le PNF et le PNAT sont donc des parquets certes spécialisés et à compétence nationale, mais placés sous l’autorité hiérarchique du procureur général de Paris : ils ne sont pas autonomes. Par l’effet mécanique de la hiérarchie du ministère public et par le jeu de ses attributions juridictionnelles, toute attribution de compétences territoriales particulières à un parquet implique que le parquet général dont il dépend se voit attribuer une compétence identique. C’est vrai, par exemple, pour le parquet général dont dépend un procureur à compétence JIRS ; c’est vrai pour le parquet général de Paris, s’agissant notamment des matières dont le traitement a été confié à un parquet à compétence nationale soumis à son autorité.

Le dispositif du parquet européen, qui sera voté prochainement, est certes différent, puisque le délégué français du procureur européen agira en dehors de toute hiérarchie nationale, mais il devra lui aussi rendre des comptes au procureur européen, qui, lui-même, consultera pour son action le collège des procureurs européens.

Dans sa recommandation du 6 octobre 2000, le comité des ministres du Conseil de l’Europe préconisait déjà que les États membres privilégient « une organisation hiérarchique » pour « favoriser léquité, la cohérence et lefficacité de laction du ministère publique ». Plus récemment, la Cour de justice de l’Union européenne, dans sa décision du 12 décembre 2019, a bien précisé que le lien hiérarchique existant au sein du ministère public français n’était pas contraire à la notion d’indépendance. C’est ce lien hiérarchique unissant les magistrats du parquet qui assure au ministère public français sa cohérence et sa force.

La loi du 25 juillet 2013, supprimant toute possibilité d’intervention de l’exécutif dans la conduite des affaires individuelles, a d’ailleurs été l’occasion de réaffirmer et de renforcer le rôle du parquet général. Aux termes de la circulaire de la garde des Sceaux en date du 31 janvier 2014, il a été expressément imparti aux procureurs généraux d’évaluer la mise en œuvre des politiques pénales et d’assurer le soutien technique et juridique nécessaire à la conduite quotidienne de l’action publique. Pour être en soutien, encore faut-il connaître l’évolution des procédures et les questions qu’elles soulèvent – et donc en être informé. Je retiens d’ailleurs, à cet égard, la formule de la demande d’avis du Président de la République au CSM, qui évoque le « dialogue normal et habituel » entretenu avec le parquet général. Le suivi de l’action publique par le procureur général, loin d’être une pression, constitue le mode de fonctionnement normal, institutionnel, légal et même déontologique pour l’ensemble des magistrats du ministère public.

Je tiens à rappeler que la remontée d’informations au parquet général concernant les affaires particulières est essentielle pour que le procureur général puisse assumer pleinement un autre aspect de sa fonction, celui qui consiste à décliner au niveau local les politiques nationales définies par le garde des Sceaux. Ce rôle a pris une importance accrue depuis la loi du 25 juillet 2013. Comment puis-je décliner la politique pénale, l’adapter aux spécificités de la criminalité de mon ressort si je ne suis pas en mesure, à partir des affaires particulières qui en sont l’illustration, de synthétiser les grandes tendances ? Comment définir utilement une action de lutte contre l’habitat insalubre si on ne m’informe pas de la situation, dans tel ou tel département, des pratiques concrètes des marchands de sommeil ? Comment combattre les violences faites aux femmes, diffuser des instructions pertinentes et utiles aux parquets de mon ressort et essayer de pallier les angles morts dans leur traitement en associant tous les procureurs de la République de mon ressort, comme je l’ai fait dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, si je ne suis pas en mesure de les détecter en prenant connaissance des procédures particulières dans lesquelles ces angles morts ont pu se révéler ? Comment, enfin, évaluer l’efficacité d’une politique de lutte contre les atteintes à la probité reprochées aux agents publics et aux responsables politiques, alors que la France est soumise au regard critique de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), si je ne suis pas informée des difficultés juridiques et techniques, voire des obstacles à l’entraide judiciaire internationale qui se posent dans le traitement de ces procédures ?

Je tiens à le dire solennellement devant la représentation nationale : je suis littéralement effarée par une analyse qui aurait immanquablement pour effet, en contestant le rôle du parquet général, d’empêcher la définition et la conduite des politiques publiques en matière pénale. Les arguments qui ont été développés devant vous à cet égard sont non seulement erronés mais dangereux. À quoi veut-on aboutir ? À faire en sorte que la vision des 164 procureurs de la République reste limitée à leur seul ressort – et vous comprenez bien que ce n’est de ma part ni défiance ni mépris à leur égard, bien au contraire, que de dire cela –, à tuer les approches nationales, régionales ou interrégionales de l’action publique ? Je pense très franchement que les procureurs méritent mieux que cela. Ils méritent d’être informés et appuyés dans leur démarche ; ils méritent d’avoir une approche éclairée de l’action publique dont ils ont la charge. C’est ainsi le devoir du procureur général que d’informer ses collègues de première instance des enseignements qu’il a tirés des éléments qui, au fil du temps, sont remontés jusqu’à lui.

À ce stade, je souhaite simplement revenir sur le terme « déontologique », que j’ai employé précédemment à propos du suivi de l’action publique. Voici ce qui est indiqué de manière constante par le Conseil supérieur de la magistrature dans le Recueil des obligations déontologiques des magistrats : « Le magistrat du parquet met sa hiérarchie en mesure dexercer ses compétences, en linformant loyalement sur lexistence et lévolution des procédures », selon la formulation de l’édition 2019, et : « Le magistrat du parquet met sa hiérarchie en mesure dexercer ses compétences, en linformant loyalement sur lexistence et lévolution des enquêtes », selon la formulation de l’édition 2010. Dans le même recueil, il est écrit : « Le magistrat ne renonce à aucune prérogative quil tient de la loi. »

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, durant les cinq années où j’ai exercé comme procureure générale de Paris, je n’ai jamais renoncé aux prérogatives que je tiens de la loi. Qu’il s’agisse de mes compétences à l’égard de la discipline des officiers de police judiciaire (OPJ), des avocats ou des magistrats, qu’il s’agisse de la supervision de l’action publique, de la déclinaison au niveau régional des politiques définies par le garde des Sceaux ou du bon fonctionnement des parquets, je n’ai pas abdiqué mes responsabilités, car c’était ma mission et mon devoir. J’ai voulu les exercer avec discernement, en pratiquant au sein de mon parquet général la réflexion collective, qui est riche des compétences de mes collègues, et j’assume pleinement, vous l’avez compris, les décisions que j’ai eues à prendre. Dans un État de droit, nul ne peut, quelle que soit sa place, exercer un pouvoir sans en accepter le contrôle. Il y va de l’équilibre des droits dans notre société. Sur ce point aussi, je ne doute pas que nous nous rejoignons.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci, madame la procureure générale, pour ce propos liminaire. J’ai des questions précises à vous poser, et mes collègues aussi. Je souhaite que vous y répondiez d’une manière à la fois précise, évidemment, mais aussi concise, de sorte à ce que nous ayons autant d’échanges que possible.

Nos questions auront sans doute trait à la remontée d’informations, évidemment, mais ce n’est pas là quelque chose de nouveau : ce sujet avait déjà fait l’objet de l’essentiel de nos interrogations en février dernier. Ce n’est donc pas le tumulte médiatique actuel qui fait surgir des questions qui n’auraient pas été posées dans le passé. Cela dit, elles prennent une autre dimension quand on s’appuie sur des cas concrets.

Vous avez indiqué qu’il y avait une relation hiérarchique évidente ; d’ailleurs, en février, vous avez même dit qu’il était utile pour des procureurs, notamment en début ou en milieu de carrière, de bénéficier de l’appui du parquet général sur des questions techniques, car il est souvent composé de magistrats plus expérimentés et aguerris. Toutefois, vous conviendrez sans doute que le schéma ne vaut pas forcément pour les parquets nationaux, qui rassemblent des magistrats nommés pour leurs compétences dans certaines spécialités et leur capacité à traiter d’aspects très techniques, très pointus, peut-être plus encore que le parquet général, qui a davantage une vision d’ensemble.

Mes premières questions portent sur l’affaire qui a occupé une bonne partie de la presse, à savoir celle concernant M. François Fillon. Pour cette affaire, y a-t-il eu, selon vous, une particularité dans le lien hiérarchique que vous entreteniez avec le parquet national financier ? A-t-elle fait l’objet de demandes plus fréquentes, plus précises, revêtant un caractère inhabituel ?

Mme Catherine Champrenault. Pour en revenir aux déclarations critiques que vous avez recueillies à l’égard de mon parquet général et de moi-même, je voudrais tout d’abord dire avec force que je n’ai reçu, dans l’affaire Fillon comme dans tous les autres dossiers relevant de mon contrôle hiérarchique, aucune instruction de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), aucune instruction du pouvoir exécutif, et qu’ainsi je n’ai jamais relayé une demande du garde des Sceaux ou du pouvoir exécutif pour influer sur le traitement des procédures.

Vous m’interrogez sur le degré de suivi et de contrôle hiérarchique que le parquet général a exercé en ce qui concerne l’affaire Fillon. Il me semble qu’on a omis, à ce propos, de vous restituer le contexte, de rappeler quelle était la situation à compter du 25 janvier 2017. Or il ne faudrait pas céder à la facilité d’une réécriture de l’histoire à la lumière bien commode de ce qu’on appelle l’intelligence rétrospective : il est nécessaire de ne pas céder à un anachronisme judiciaire qui refuserait d’analyser les faits dans leur contexte.

Quelle était donc la situation de notre pays le 25 janvier 2017 ? Ce jour-là, Le Canard enchaîné publie dans ses colonnes une première mise en cause des époux Fillon, avec l’évocation d’un emploi fictif de Pénélope Fillon, pendant plusieurs années, comme attachée parlementaire, pour une somme de 500 000 euros, et d’un autre emploi dit fictif à la Revue des deux mondes, pour 100 000 euros. Cette révélation est suivie de deux autres articles, le 1er février 2017, concernant les enfants du couple, et le 8 février 2017, s’agissant des indemnités de licenciement de Mme Pénélope Fillon. M. Fillon, ancien Premier ministre de 2007 à 2012, est alors, comme chacun sait, candidat à l’élection présidentielle, après avoir été désigné à la suite d’élections primaires organisées au sein de la droite en décembre 2016. C’est donc, bien évidemment, un séisme politique, car ces révélations sont de nature à ternir l’image d’un candidat particulièrement bien placé dans la course à l’Élysée.

Le PNF décide de se saisir de l’affaire le jour même. C’est sa décision ; je n’ai pas à prendre position. C’est l’exercice de l’action publique. J’en suis informée, j’en prends acte. C’est tout. Si vous me demandez ce que j’en pense, je vous répondrai qu’on peut toujours contester cette rapidité ou revendiquer une trêve – qui, d’ailleurs, n’est pas dans la loi – pendant la campagne électorale – qui, d’ailleurs, n’avait pas officiellement commencé. Mais, à trois mois de l’élection présidentielle, il n’était pas illogique de procéder à de premières vérifications, qui, au demeurant, si elles s’étaient avérées négatives, auraient pu avoir pour effet de lever toute suspicion à l’égard des personnes mises en cause. Cependant, ces premières vérifications ne permettaient pas d’apporter d’éléments accréditant un emploi réel de Mme Fillon, ni comme assistante parlementaire ni comme conseillère littéraire à la Revue des deux mondes. D’ailleurs, la chef du PNF l’indiquait dans un communiqué du 16 février 2017 : « les nombreux éléments déjà recueillis ne permettent pas denvisager, en létat, un classement sans suite de la procédure ».

Vous vous en souvenez, plusieurs voix s’étaient élevées, dès le début du mois de février 2017, pour accuser le PNF d’entraver la vie démocratique par son enquête, et les critiques, parfois virulentes, s’étaient portées non seulement sur le terrain politique, mais aussi sur le terrain juridique. En effet, certains professeurs de droit avaient contesté à la justice, au nom de la séparation des pouvoirs, le droit d’enquêter. Dans une tribune signée par huit professeurs de droit et quatre avocats, il était prétendu que le fait d’« incriminer lemploi discrétionnaire » des dotations allouées aux parlementaires consistait à s’attaquer « au principe constitutionnel de lindépendance des assemblées parlementaires ».

J’en viens à la remontée d’informations. Spontanément, le PNF fait remonter au parquet général dès l’ouverture de l’enquête, le 25 janvier 2017, un rapport relatant sur quels faits et au vu de quelles qualifications l’enquête préliminaire est ouverte. Les actes d’investigation sont conduits tambour battant, puisque la Revue des deux mondes est perquisitionnée le 26 janvier et l’Assemblée nationale le 31 janvier. Ensuite, s’enchaînent les auditions des époux Fillon le 30 janvier 2017, de M. Marc Joulaud, suppléant, celle des collaborateurs de M. Fillon député, de M. Ladreit de Lacharrière et du directeur de la Revue des deux mondes.

C’est dans ces premiers jours, entre le 27 et le 31 janvier 2017, que nous enregistrons, il est vrai, deux demandes de la DACG avec des souhaits de remontées rapides et l’indication d’heures. Ces demandes de la chancellerie sont classiques. En effet, l’affaire Fillon répondait clairement aux critères définis par la circulaire du 31 janvier 2014 et par son annexe : on fait remonter à la chancellerie lorsqu’une affaire pose un problème « dordre sociétal » – c’était le cas –, « un enjeu dordre public » – c’était le cas puisqu’elle concernait l’organisation des élections et la vie démocratique –, « ayant un retentissement médiatique national » – c’était le cas –, ou bien encore susceptibles « de révéler une difficulté juridique » – cela allait être le cas – ou « de mettre en cause linstitution judiciaire » – c’était déjà le cas.

Ensuite, la remontée d’informations entre le PNF et le parquet général sur les résultats des actes d’enquête se fait spontanément et sans difficulté. La chef du parquet nous avait indiqué, dès le 25 janvier 2017, qu’elle tiendrait une sorte de « chrono » des investigations. Ainsi, la remontée d’informations n’entraînait aucun surcroît de travail significatif, puisque le PNF, pour son propre compte, analysait au jour le jour les résultats des actes des enquêteurs.

L’intensité de la remontée d’informations, quant à elle, a été à la seule mesure de celle des actes diligentés, qui l’ont été sans discontinuité. Ils étaient par ailleurs annoncés ou commentés dans la presse, celle-ci menant parfois sa propre enquête ou contre-enquête.

La remontée d’informations a eu lieu naturellement entre le PNF et les chefs du département du parquet général, qui faisaient remonter les éléments au bureau spécialisé en matière financière à la DACG. Ces remontées vers la DACG visent le résultat des actes d’enquête, jamais l’annonce préalable de ceux-ci, car il existe un principe : la remontée d’informations ne doit en aucun cas être susceptible d’entraver la manifestation de la vérité. C’est donc une remontée a posteriori.

On a dit que le procureur général avait exercé des pressions. Quel a donc été mon rôle, en particulier mon rôle de supervision ? Ma première intervention personnelle dans cette affaire se situe le 7 février 2017, pour demander à la cheffe du PNF de nous communiquer la note des avocats de la défense, en date du 6 février 2017, qui contestait la compétence ratione materiae de son parquet. Cela fait écho à mes observations précédentes s’agissant du rôle du parquet général en termes de soutien du parquet de première instance, dès lors que des difficultés juridiques particulières peuvent être soulevées à l’occasion de la conduite d’une procédure.

Dès le 6 février 2017, en effet, le candidat François Fillon puis ses avocats s’étaient exprimés dans la presse pour affirmer que le PNF n’était pas compétent, car le délit de détournement de fonds publics, fondant la saisine du PNF, n’était pas applicable aux parlementaires. Nous avions bien évidemment besoin, au parquet général, d’obtenir les conclusions de la cheffe du parquet pour connaître l’argumentation de la défense et donner notre expertise juridique, conformément à la mission que j’évoquais. Or les premières recherches effectuées au sein de mon parquet général retenaient, dans une lecture littérale du code pénal, que les atteintes à la probité, le favoritisme, la prise illégale d’intérêts, la corruption et le trafic d’influence mentionnaient expressément les personnes investies d’un mandat électif public comme susceptibles d’être pénalement responsables, mais pas le délit de détournement de fonds publics, puni à l’article 432-15 du code pénal. Le droit pénal étant d’interprétation stricte, il y avait là une véritable difficulté.

M. le président Ugo Bernalicis. Madame la procureure générale,…

Mme Catherine Champrenault. Permettez-moi de terminer !

M. le président Ugo Bernalicis. …je vous ai posé une question extrêmement précise. Je comprends que vous ayez préparé cette audition, du fait du retentissement médiatique, et que vous vouliez nous indiquer les fondements juridiques de votre action en tant que supérieure hiérarchique. Néanmoins, notre temps est contraint et mes collègues veulent vous poser des questions. Je vous demande donc de répondre de manière plus concise…

M. Olivier Marleix. Et spontanée !

M. le président Ugo Bernalicis. …à nos questions. Je vois que vous avez préparé des documents ; cela ne me gêne pas dans l’absolu, mais essayez de respecter notre mode de fonctionnement, comme en février.

Mme Catherine Champrenault. Monsieur le président, comme vous ne m’aviez pas envoyé vos questions à l’avance, il était normal que je me prépare et que je situe les choses dans leur contexte.

Comme je le disais, la question de mon intervention s’est posée parce qu’il y avait un véritable problème juridique.

M. Erwan Balanant. Et c’est peu dire !

Mme Catherine Champrenault. L’incertitude juridique n’a été levée qu’en juin 2018 par la chambre criminelle, dans une affaire concernant des sénateurs.

M. le président Ugo Bernalicis. J’entends bien. Vous avez indiqué, madame la procureure générale, qu’il y avait eu des remontées spontanées du parquet national financier.

Mme Catherine Champrenault. Oui.

M. le président Ugo Bernalicis. Si je ne dis pas de bêtises, c’est la stricte application de la circulaire de 2014, et ce n’est pas la seule affaire dans laquelle le PNF a fait des remontées spontanées.

Mme Catherine Champrenault. Bien sûr.

M. le président Ugo Bernalicis. Est-ce la seule affaire dans laquelle un « chrono » vous a été transmis, comme vous nous l’avez indiqué ?

Mme Catherine Champrenault. C’est très classique en matière de terrorisme. Plus généralement, quand les investigations sont nombreuses et s’enchaînent, j’imagine que c’est de bonne gestion, pour les parquets, que de tenir un tableau des auditions.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez indiqué que, de lui-même, le PNF avait envoyé beaucoup d’éléments,…

Mme Catherine Champrenault. Bien sûr.

M. le président Ugo Bernalicis. …très circonstanciés – Mme Houlette a parlé de plusieurs dizaines de pages.

Mme Catherine Champrenault. En effet.

M. le président Ugo Bernalicis. Or, malgré cela, vous avez demandé des informations complémentaires. Qu’est-ce qui motive cela ? Est-ce les deux demandes de la DACG, ou bien le faites-vous de votre seule initiative ?

Mme Catherine Champrenault. Les demandes de la DACG sont très ponctuelles. Ensuite, les informations remontent. J’ai fait un décompte : il y a eu neuf transmissions spontanées adressées au parquet général, quatre demandes d’informations du parquet général et une proposition d’assistance. La plupart des remontées étaient donc spontanées.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est entendu : il y a eu quatre demandes. J’en déduis que deux d’entre elles sont celles de la DACG, dont vous nous avez parlé, et que les deux autres ont été formulées de votre propre initiative.

Mme Catherine Champrenault. Voilà.

M. le président Ugo Bernalicis. Quelle est la qualité de l’information qui remonte à la DACG à la suite des neuf remontées spontanées du PNF ? Transmettez-vous les documents quasi in extenso – expurgés de quelques éléments –, ou bien les reformatez-vous ?

Mme Catherine Champrenault. Encore une fois, les éléments sont envoyés a posteriori. Il peut arriver qu’on les synthétise ; il peut arriver qu’on les envoie tels quels. Cela dépend.

M. le président Ugo Bernalicis. Et dans le cas d’espèce ?

Mme Catherine Champrenault. Il y a eu les deux cas de figure.

M. le président Ugo Bernalicis. J’en viens maintenant au débat qui a eu lieu avec Mme Houlette, lors de son témoignage, sur la question de l’ouverture d’une information judiciaire, c’est-à-dire le lancement d’une instruction. Elle a fait état de discussions techniques autour de la question de la prescription, en rapport avec une loi qui venait d’être votée. Il s’agissait de savoir si l’action publique démarrait dès l’ouverture de l’enquête préliminaire ou bien au moment de l’ouverture de l’information judiciaire. Il n’y avait pas de jurisprudence sur le sujet, puisque c’était la première fois que le cas se présentait : encore une fois, la loi venait d’être votée. Les avocats de François Fillon ont pointé du doigt le fait que ces éléments n’avaient pas été versés au dossier de la procédure. Est-ce parce que, dans le débat que vous avez eu avec le PNF, il n’y a pas eu de démarche s’apparentant à une instruction, au sens de l’article 36 du code de procédure pénale ? Si tel est le cas, comment caractériser le fait de convoquer la procureure nationale financière pour en discuter ?

Mme Catherine Champrenault. Parler de « convocation », avec ce que le terme suppose de contrainte, relève de la caricature. J’aurai l’occasion de montrer devant le CSM quels ont été nos échanges. Mme Houlette m’a dit que la date lui convenait parfaitement et, quand je lui ai demandé l’état des charges et la dernière note des avocats, en date du 9 février 2017, elle m’a envoyé non seulement la note en question, mais aussi un deuxième « chrono », pour me donner les éléments. Dès lors, présenter cela comme une convocation est tout à fait abusif.

De quoi s’agissait-il donc ? C’était une réunion technique, juridique. Mme Houlette, cheffe du PNF, est venue avec trois de ses collaborateurs, et j’étais moi-même avec trois de mes avocats généraux, dont Jacques Carrère, mon adjoint, ici présent. Nous avons eu une discussion technique, juridique. Pour quelles raisons ? Il est important que je vous les précise, monsieur le président.

Dans la note de la défense en date du 9 février, sous la signature de M. Antonin Lévy – je vous la fournirai –, il était dit que le PNF n’était pas compétent, au motif qu’il ne s’agissait pas d’un délit de détournement de fonds publics. De fait, il y avait là une véritable difficulté : jusque-là, les affaires d’emplois fictifs étaient traitées par le parquet de Paris sous la qualification d’abus de confiance – domaine dans lequel le PNF n’était pas compétent. D’autre part, la note de l’avocat de la défense demandait expressément au PNF, dont il était donc dit qu’il n’était pas compétent, d’ouvrir une information.

La réunion en question était donc motivée par l’incertitude juridique, qui était réelle et que la presse avait relayée. Le professeur Didier Rebut considérait que le délit de détournement de fonds publics était inapplicable aux parlementaires, alors que le professeur Dominique Rousseau disait le contraire. Des articles de presse, que nous allons vous montrer, avaient été publiés, notamment dans Le Figaro, le 7 février, puis le 9 février, sous la plume des professeurs Pierre Avril et Jean Gicquel, dont le titre était : « Collaborateurs parlementaires : respectons le droit ». Ils évoquaient un doute « de nature proprement constitutionnelle », la mise en cause d’un « principe fondamental » et s’appuyaient sur la séparation des pouvoirs.

Nous étions face à une contestation de la compétence du PNF. Or, monsieur le président, je vous le rappelle, il s’agit d’une question d’ordre public : un magistrat ne peut pas se saisir s’il n’est pas compétent. Il était, dès lors, tout à fait normal que nous organisions une discussion technique, juridique, pour en parler. La compétence du PNF était d’ailleurs doublement contestée : d’une part, parce que le délit de détournement de fonds publics n’était pas expressément applicable aux parlementaires ; d’autre part, parce que, pour un certain nombre de professeurs de droit, la séparation des pouvoirs et l’indépendance des assemblées parlementaires interdisaient à la justice de s’intéresser à l’utilisation des dotations pour les collaborateurs de députés – question quasiment d’ordre constitutionnel. Auriez-vous souhaité que je n’en discute pas avec Mme Éliane Houlette ?

M. le président Ugo Bernalicis. Je ne veux rien, madame la procureure…

Mme Catherine Champrenault. J’en ai discuté avec elle et je ne le regrette pas.

Je vais maintenant vous dire ce que j’ai fait après. Nous étions huit, et la réunion n’a pas permis de dégager un consensus. Mme Houlette en est restée à l’idée selon laquelle elle continuerait sous la forme de l’enquête préliminaire. Voici la lettre que je lui ai adressée le 17 février 2017, dont je demande à M. Carrère de vous donner lecture.

M. le président Ugo Bernalicis. Volontiers. Avant cela, pouvez-vous nous dire si cette analyse juridique précise faisait partie des deux demandes de la DACG ?

Mme Catherine Champrenault. Les deux demandes de la DACG se situaient entre le 25 et le 31 janvier : cela n’a rien à voir.

M. le président Ugo Bernalicis. Très bien.

Mme Catherine Champrenault. Monsieur le président, je vous le dis très solennellement : cette réunion ne m’a pas du tout été suggérée par la DACG.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est entendu. Je vous pose la question parce que je n’y étais pas… (Sourires.)

Mme Catherine Champrenault. Eh bien, je vous le dis !

M. Jacques Carrère, premier avocat près la cour dappel de Paris. Monsieur le président, cette note est assez brève : sa lecture n’aura pas, je pense, un impact trop important sur l’emploi du temps de votre commission.

Il s’agit donc d’une transmission de Mme Champrenault, procureure générale, à Mme Houlette, en date du 17 février 2017. Je vous la lis en intégralité.

« Transmission. Objet : enquête préliminaire relative aux conditions demploi de Mme Pénélope Fillon en qualité dassistante parlementaire et de collaboratrice à la Revue des deux mondes. »

« Pour faire suite à notre réunion de travail du 15 février 2017, je vous prie de bien vouloir trouver ci-joint les observations quappellent de ma part les développements de la procédure visée en objet.

« Vous avez ordonné, le 25 janvier 2017, une enquête préliminaire confiée à lOCLCIFF » – il s’agit de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, que vous connaissez bien, monsieur le président – « des chefs de détournement de fonds publics, abus de biens sociaux et recel, que vous avez élargis le 14 février 2017 à des faits de trafic dinfluence et manquements aux obligations déclaratives à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique par un parlementaire.

« Vous avez indiqué que vous estimiez que la poursuite des investigations à la forme préliminaire simposait, tout au moins dans un premier temps. Sans méconnaître la capacité de votre parquet à ordonner et conduire les investigations utiles avec efficacité, il mapparaît, au vu des éléments recueillis par les enquêteurs et dont vous mavez fait part, que louverture dune information judiciaire devrait cependant être envisagée. En effet, tant le contexte de cette affaire que les questions de droit quelle a dores et déjà soulevées, même si ces analyses peuvent apparaître sujettes à discussion, militent à mon sens en faveur de ladoption de la voie procédurale la mieux à même de permettre le développement dun débat contradictoire et de préserver, le cas échéant, la sécurité juridique des actes réalisés.

« Ce cadre apparaît en outre le plus adapté pour garantir laccomplissement de lensemble des actes utiles à la manifestation de la vérité, sagissant notamment des investigations devant être conduites à légard des personnes concernées. Il permet également de procéder à une mise en état efficiente, préalablement à toute décision portant sur lappréciation des charges.

« Je souhaite, en conséquence, vous faire part de ma conviction que le recours à brève échéance à la procédure dinformation, loin de nuire aux démarches de recherche de la vérité et dapplication de la loi qui sont les nôtres, prendrait la juste mesure dune procédure fortement contestée par les conseils des personnes mises en cause et qui vise une pluralité dinfractions dont la portée et limbrication méritent dêtre approfondies. » Signé : « Catherine Champrenault, procureur général ».

M. le président Ugo Bernalicis. Merci pour cette lecture. Pouvez-vous nous communiquer le document pour qu’il soit transcrit au compte rendu sans erreur ou inexactitude ?

M. Didier Paris, rapporteur. C’est un document qui ne peut être communiqué qu’au rapporteur.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai quand même l’impression que ce document ressemble à une instruction, au sens de l’article 36, sans en être tout à fait une – ce qui justifie sans doute qu’il n’ait pas été versé à la procédure, mais aussi, peut-être, que Mme Houlette ait été tout à fait fondée à ne pas la suivre. Une démarche comme celle-ci est-elle habituelle ? Est-ce l’ampleur du dossier, sa sensibilité qui vous ont poussée à agir de la sorte ?

Mme Catherine Champrenault. Monsieur le président, je vous redis qu’il y avait un débat juridique majeur. Une partie de la classe politique criait au complot. Certains professeurs de droit invoquaient la séparation des pouvoirs. Il y avait une véritable difficulté quant à la compétence du PNF. Il me semblait qu’il était de bonne administration de la justice de saisir un juge d’instruction. Si celui-ci considérait que la procédure était viciée, qu’il n’existait pas d’indices graves et concordants, il pouvait saisir directement la chambre de l’instruction. Par ailleurs, les parties pouvaient déposer une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

M. le président Ugo Bernalicis. J’entends bien, madame la procureure générale ; c’est le principe de l’information judiciaire et de l’instruction. Nous avons déjà eu ce débat en février.

Mme Catherine Champrenault. Je sens bien qu’on voudrait me faire dire qu’une information a été ouverte pour que M. Fillon démissionne. Mais, à l’époque, non seulement la défense demandait l’ouverture d’une information, mais M. Fillon indiquait dans la presse, notamment le matin du 17 février, qu’il ne liait pas le maintien de sa candidature à sa mise en examen.

Oui, selon moi, une affaire pareille, qui était très grave pour l’image du candidat, à quelques semaines de l’élection présidentielle, justifiait que soit saisi un juge d’instruction dit indépendant – en tout cas, plus indépendant en raison de son statut. Cela permettait un débat à la fois sur la compétence et sur les charges. La procédure d’instruction était effectivement, à mon sens, la plus à même à la fois de préserver la sécurité juridique des actes et de permettre le développement d’un débat contradictoire.

M. le président Ugo Bernalicis. J’entends bien. Nous avions d’ailleurs eu ce débat en février : l’une de mes dernières questions portait sur l’ouverture d’informations sur les personnalités politiques. Vous n’aviez pas répondu exactement la même chose, d’ailleurs, mais ce n’est pas grave : chaque cas d’espèce est particulier.

Mme Catherine Champrenault. Effectivement. Vous-même, vous vous étiez demandé s’il ne fallait pas, quand un responsable politique ou un parti étaient mis en cause, ouvrir immédiatement une information, de manière à ne pas laisser le parquet travailler seul.

M. le président Ugo Bernalicis. Exactement.

Mme Catherine Champrenault. Eh bien, dans cette affaire-là, mon sentiment était qu’il fallait le faire.

M. le président Ugo Bernalicis. J’aborde un second sujet avant de laisser la parole à mes collègues : l’intérim à la tête du parquet national financier quand Mme Houlette l’a quitté. Cela a été un autre point de débat avec elle. Elle nous a dit être en désaccord avec le fait que vous ayez désigné les personnes en charge de son intérim, à savoir des membres de votre parquet général, par conséquent sous votre autorité directe. Il m’a semblé troublant – je ne sais pas comment le dire autrement – que, pendant cette période, et même s’il n’y a sans doute aucun lien entre ces deux faits, une autre affaire tout à fait sensible ait été classée sans suite. Je ne sais pas si l’affaire en question a fait l’objet de demandes comparables de la part du parquet général au PNF, et de demandes de remontées d’informations comparables de la part de la DACG – vous pourrez d’ailleurs nous répondre à ce propos. Quoi qu’il en soit, qu’est-ce qui a motivé cette désignation directe ?

Mme Catherine Champrenault. Il est vrai, monsieur le président, qu’à la fin du mois de juin 2019, à quelques jours du départ de la cheffe du PNF, j’ai pris la décision de déléguer successivement deux avocats généraux pour assurer l’intérim – il y en avait deux et non pas un seul à cause des vacances.

Premièrement, cette décision est conforme aux dispositions de l’article R. 122-2 du code de l’organisation judiciaire, qui me permet de déléguer, en cas de vacance, des magistrats de mon parquet général pour renforcer voire diriger un parquet en l’absence de son chef.

Deuxièmement, elle s’inscrivait dans mes obligations légales de veiller au bon fonctionnement des parquets du ressort – car, je le répète, le PNF est bien l’un d’entre eux. Or, depuis le mois de janvier 2019, il existait, au sein du PNF, de nombreuses dissensions entre les magistrats, dont la presse s’était d’ailleurs fait l’écho. Entre janvier et juin 2019, j’ai reçu quatre d’entre eux, venus me dire qu’ils étaient malheureux et inquiets du management de leur chef. Cette démarche avait d’ailleurs suscité la réprobation de leurs collègues. Il y avait donc des dissensions au sein du PNF – des clans, en quelque sorte. En conséquence, j’ai souhaité, pour assurer l’intérim, faire appel à deux magistrats du parquet général, dans le but d’apaiser le climat, car celui-ci devenait délétère.

Ce n’est pas là quelque chose d’exceptionnel : cela s’est fait dans d’autres juridictions, pour d’autres raisons – je pense notamment au parquet de Versailles, où un avocat général est venu remplacer le procureur en attendant que son successeur soit nommé.

En l’occurrence, ce choix avait pour moi l’intérêt d’apaiser les conflits, de distancier la gouvernance, tout en permettant de laisser au futur chef du PNF le soin de l’organiser à son gré. Il ne s’agissait pour moi que d’apaiser des dissensions personnelles, sur fond de rivalités de travail nombreuses au cours du premier semestre 2019. Il ne s’agissait pas de mettre le PNF sous tutelle. J’entendais restaurer les conditions d’un travail serein, ce qui n’était plus le cas depuis janvier 2019.

Cet intérim était d’autant plus nécessaire qu’on ne savait pas, alors, à quelle date serait nommé le nouveau chef du PNF : un magistrat était pressenti, mais il l’était aussi pour devenir procureur européen. La chancellerie était donc dépendante du processus de sélection au niveau européen. Ce procureur est arrivé en octobre 2019.

Au demeurant, je n’avais pas la ressource pour désigner un magistrat au sein de l’équipe. Le procureur de la République adjoint (PRA) le plus ancien dans le grade le plus élevé – comme on dit –, qui est en général soutenu dans ce genre de situation, était en conflit ouvert avec sa cheffe. Un autre PRA était sur le départ, car il avait obtenu une mutation. Un troisième magistrat n’avait pas encore été nommé PRA ; il allait l’être dans le courant du mois de juillet.

C’est dans cette configuration très particulière que j’ai voulu apporter un peu de sérénité au PNF. J’indique, pour finir, que j’ai envoyé deux magistrats dont la compétence et la courtoisie étaient légendaires, et avec lesquels les magistrats du PNF entretenaient des relations régulières et tout à fait constructives.

M. le président Ugo Bernalicis. Je répète ma question, pour ainsi dire incidente, sur l’affaire Kohler, qui a été classée sans suite au cours de cette séquence : a-t-elle fait l’objet de remontées d’informations à la DACG pendant la période ?

Mme Catherine Champrenault. Je ne peux pas vous parler beaucoup de cette affaire puisque, comme vous le savez, un juge d’instruction a été saisi, ce qui est le processus normal sur le plan judiciaire. Je puis simplement vous dire que ce n’est pas le parquet général qui a classé cette affaire – il n’en avait pas le pouvoir – et que ce n’est pas non plus l’avocat général exerçant l’intérim : cela a eu lieu le 21 août, au retour du magistrat qui avait suivi de bout en bout l’affaire, et ce depuis juin 2018. C’est ce magistrat, compétent, qui, au terme d’une analyse juridique extrêmement poussée, a décidé que l’infraction n’était pas caractérisée. Il nous a fait part de son analyse et nous n’avons pas fait d’observations.

M. le président Ugo Bernalicis. Je repose ma question : cela a-t-il fait l’objet de remontées ?

Mme Catherine Champrenault. Je viens de vous le dire : il nous a fait part de son analyse juridique. De son point de vue, il n’y avait pas d’infraction caractérisée. Cette analyse n’a pas fait l’objet d’observations du parquet général. Voilà comment les choses se sont passées.

M. le président Ugo Bernalicis. J’entends bien, mais avez-vous fait remonter cette analyse à la direction des affaires criminelles et des grâces ?

Mme Catherine Champrenault. Non.

M. Didier Paris, rapporteur. Entre les déclarations préparées et spontanées que vous avez faites – les unes comme les autres sont tout à fait normales –, madame la procureure générale, et les questions du président, nous avons largement abordé les thèmes qui nous occupent. Le fait que les questions que j’avais prévues soient presque identiques est tout sauf une surprise. Aussi, je n’insisterai que sur quelques points.

Tout d’abord, Mme Houlette, procureure à la tête du parquet national financier lors de l’affaire Fillon, a fait des déclarations – en l’occurrence, totalement spontanées – devant la commission d’enquête, qui ont déclenché un brouhaha médiatique. Vous les avez entendues. J’avais prévu d’en redonner lecture, pour apporter des éléments de contexte, mais cela n’est pas nécessaire à présent car vous y avez largement fait référence.

Vous avez évoqué une « autorité » du procureur général sur les magistrats du parquet. Si le terme s’emploie pour le ministre de la justice, ce qui est un peu différent, le procureur général est toutefois bien dans une situation de contrôle et de direction des procureurs de la République, dont le cadre juridique est relativement clair.

Pourquoi Mme Houlette, qui déposait sous serment et avait clairement conscience des conséquences que pourraient entraîner ses propos, a-t-elle fait de telles déclarations ? Quels problèmes ont été constatés ?

Mme Catherine Champrenault. Je le redis, on parle d’« autorité hiérarchique » du procureur général.

M. Didier Paris, rapporteur. Je faisais référence à l’ordonnance du 22 décembre 1958, qui fixe les règles en la matière.

Mme Catherine Champrenault. Il y a peut-être eu, dans l’esprit de Mme Houlette, une confusion partant de la pression psychologique qu’elle a ressentie à conduire une enquête pareille, ce qui était somme toute normal, car celle-ci pouvait être lourde de conséquences. Très vite, sa compétence ratione materiae a été fortement discutée.

Je voudrais insister sur l’ambiance de cette époque. C’était un coup de tonnerre, non seulement pour la classe politique et le parti qui soutenait M. Fillon, mais aussi en vue des échéances électorales. Malgré le courage et la détermination qu’a montrés Mme Houlette, et que je salue, elle a pu éprouver une forme de pression au regard de la conduite de cette affaire. N’importe quel procureur, même le plus aguerri, aurait ressenti une certaine pression, en raison des articles de presse et des relais de contestation juridique très forts. Il ne faut toutefois pas confondre une pression psychologique et des pressions illégitimes.

Le parquet général a très rapidement fait une offre de services à Mme Houlette, pour travailler avec elle sur le plan juridique ; elle a été refusée. Compte tenu des pressions qu’entretenaient la presse et la doctrine, par la voix de certains professeurs de droit, j’ai voulu que nous cristallisions une réflexion juridique en commun : d’où la réunion du 15 février.

En aucun cas il ne s’agissait, pour moi, de pressions. Pourquoi Mme Houlette a-t-elle ensuite fait ces révélations, alors que, lorsqu’elle est partie, elle a notamment confié, dans un très bel entretien au journal Marianne, qu’elle n’avait « jamais subi aucune pression », ni de la garde des Sceaux, ni de la DACG, ni du parquet général ? Je crois d’ailleurs que, lors de son audition devant votre commission, elle a finalement reconnu qu’elle n’avait pas fait l’objet de pressions de la part du parquet général. Il est vrai que j’ai été amenée à traiter, d’abord sur le plan disciplinaire, ensuite sur le plan judiciaire, une affaire la concernant. Je ne peux pas en dire plus à ce stade.

M. Didier Paris, rapporteur. Je le comprends, mais cette affaire est-elle postérieure à son départ ou contemporaine de son activité professionnelle sous votre autorité – si l’on reprend ce terme ?

Mme Catherine Champrenault. C’est une affaire qui se révèle en juin 2019 et qui a des développements en juillet. Le PNF est saisi d’une transmission d’un juge du chef de trafic d’influence.

M. Didier Paris, rapporteur. Je souhaitais vérifier les dates avec vous. Le 25 janvier 2017, jour où l’article du Canard enchaîné est publié, une enquête préliminaire est ouverte.

Le 6 février, dans la note que vous avez évoquée et que nous serions heureux de voir communiquée au rapporteur, maître Lévy demande expressément l’ouverture d’une information judiciaire, pour que le principe du contradictoire soit respecté.

Le 15 février a lieu votre rendez-vous avec Mme Houlette et vos collaborateurs respectifs.

La note que vous avez bien voulu me transmettre date du 17 février. Je me demande d’ailleurs si elle a été communiquée au dossier ou non.

M. Jacques Carrère. Non, elle ne l’a pas été.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez dit qu’il ne s’agissait pas d’une « convocation », mais c’est une surprise relative car je ne pense pas que le procureur général tienne aux procureurs de la République des propos comminatoires : vos mots sont élégants, mais cela reste une demande. J’analyserai ce point.

L’ouverture d’une information judiciaire date du 24 février, et la mise en examen effective de M. Fillon du 14 mars.

Ce timing vous paraît-il normal par rapport à une affaire qui, elle, ne l’est pas, ou relève-t-elle d’une action précipitée de la justice, comme on a pu le soutenir ?

Mme Catherine Champrenault. Pour qualifier le travail de la justice, j’ai employé l’expression « tambour battant » : des actes ont été menés sans discontinuité. Ils étaient à la mesure des informations que la presse, notamment Le Canard Enchaîné distillait. Il était normal que des vérifications soient effectuées. La remontée d’informations intense qui a eu lieu se justifie pleinement au regard de l’intensité des actes.

Encore une fois, ma démarche ne relevait pas de l’article 36 du code de procédure pénale. Je veux vous expliquer ce qui s’est passé, et mes collègues pourront le confirmer au CSM.

Le 15 février, nous étions huit. Le parquet général était plutôt favorable à l’information judiciaire ; le PNF préférait continuer l’enquête préliminaire, coûte que coûte. Assez vite, nous nous sommes trouvés dans une impasse. La cheffe du PNF, bien qu’étant dans mes locaux, a levé brutalement la séance, car nous ne parvenions pas à nous convaincre réciproquement. Aucune convergence ne semblait possible.

Ma lettre visait à clore cette réunion. J’y redis au procureur national financier que, malgré son départ précipité, en l’état actuel des contestations de ce dossier, mieux vaudrait, à bref délai, ouvrir une information. Finalement, elle l’a ouverte, huit jours après et sur un autre motif de droit, que nous avions d’ailleurs signalé à nos parquets – nous avions indiqué que la loi sur la prescription pouvait ne pas s’appliquer s’il y avait un engagement de l’action publique, soit par citation directe, soit par une information judiciaire. Ma lettre n’était donc pas une instruction. D’ailleurs, Mme Houlette ne l’a pas prise ainsi : si elle l’avait considérée comme telle, elle aurait dû la joindre au dossier lorsqu’elle a ouvert l’information, comme il lui appartenait de le faire.

S’agissant de ce qui s’est passé lors de l’instruction, permettez-moi de vous renvoyer vers le pouvoir juridictionnel du juge.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous entendrons tout à l’heure M. Hayat…

M. Didier Paris, rapporteur. Je prends la précaution de ne poser des questions que sur le timing et les modalités de fonctionnement, non sur le fond du dossier. Je suis persuadé que mes collègues en feront de même.

Dans l’annexe de la circulaire de 2014, les remontées d’information peuvent prendre plusieurs formes : celles d’infos flash ou de rapports plus complets. Vous avez indiqué la manière dont l’information remontait, mais il s’agit de cerner les modalités de remontée d’information, pour comprendre la perception que vous en aviez. Avez-vous fourni des infos flash très régulièrement – une ou deux fois par jour, par exemple –, comme un dispositif d’alerte ? Les informations transmises étaient-elles, dans votre rôle de procureur général, une manière de poser le débat sur les conséquences juridiques que vous avez développées, et de cranter l’évolution de cette procédure ? Comment avez-vous agi en la matière ?

Mme Catherine Champrenault. Il y a en effet deux sortes de remontées. Les infos flash se rapportent à des événements judiciaires pour lesquels il n’existe pratiquement pas d’éléments écrits – accident, incendie, interpellation qui se passe mal, vol à main armée spectaculaire. Ces éléments sont d’ailleurs, le plus souvent, transmis aux procureurs par téléphone. S’agissant de la remontée d’informations sur une affaire ouverte, sans me désolidariser de mes collègues, ils ont naturellement fait remonter a posteriori les éléments qu’ils avaient. Il intéressait la chancellerie de savoir si les faits à l’égard de M. Fillon tenaient ou non. Veut-on que le ministre de la justice ne soit informé que par la presse ? C’est une possibilité. Veut-on que l’on arrête de faire remonter des informations ?

La loi fondatrice du 25 juillet 2013 a « libéré » les magistrats du ministère public du soupçon. Ils en sont très reconnaissants à Mme Taubira. Dans les débats lors de l’examen du projet de loi, deux amendements de Cécile Cukierman, sénatrice de la Loire, visaient à supprimer les rapports particuliers au garde des Sceaux ou à les verser au dossier de la procédure. Mme Taubira a amené Mme Cukierman à retirer ses amendements.

En l’état du droit, il y a donc des remontées d’informations à la chancellerie. Il ne me semble pas inconcevable que le ministre de la justice veuille obtenir des informations fiables, vérifiées, sans être dépendant de telle ou telle interprétation d’une presse soit politique soit qui menant des investigations pour son propre compte. Si la loi change, je l’appliquerai, mais celle qui est en vigueur ne me semble pas, en soi, scélérate.

M. Didier Paris, rapporteur. C’est la distinction possible entre action publique et politique pénale.

M. Jacques Carrère. Nous faisons remonter certaines informations, mais pas toutes. M. le président l’a rappelé : les remontées sont régies par la circulaire du 31 janvier 2014, qui énumère clairement les éléments que nous pouvons remonter, tels qu’une ordonnance de renvoi ou un réquisitoire définitif. En revanche, nous ne faisons jamais remonter une audition ni, par principe, Mme Champrenault l’a dit, aucune information susceptible de nuire à la manifestation de la vérité au cours de l’enquête.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez un rôle de filtre important puisque ce que peut vous faire remonter le procureur de la République est plus large que ce que vous pouvez remonter à la DACG.

M. Antoine Savignat. J’ai eu un sentiment de malaise lorsque vous avez répondu à la première question de M. le président. Je rappelle que nous sommes une commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, non sur la procédure à l’encontre de François Fillon. En répondant au président, vous avez développé en long, en large et en travers les faits qui avaient été relevés, ceux qui avaient été retenus et la procédure que vous avez engagée. Sur ce dossier en cours, les avocats de François Fillon seront certainement ravis de connaître ce que seront les réquisitions en cour d’appel mais, je le répète, tel n’est pas l’objet de notre commission.

Une procureure a dit qu’elle avait fait l’objet de pressions. Selon vous, psychologiquement, dans le contexte de l’époque, elle a pu avoir le sentiment de faire l’objet de pressions – nous ne sommes pas tous égaux face au stress ou à la gestion d’une crise. Nous l’entendons parfaitement.

Vous avez aussi rappelé, dans le déroulement des faits, que, dans un premier temps, Mme Houlette avait refusé la main tendue que vous lui proposiez dans la gestion de ce dossier, et ce, de manière assez virulente, en mettant terme à une réunion que vous aviez initiée. Dans un second temps, vous lui avez adressé un courrier lui rappelant votre position quant à la gestion du dossier. Cette demande écrite venant d’un supérieur, quand bien même elle n’entrait pas dans le champ de l’article 36 du code de procédure pénale, n’était-elle pas de nature à être assimilée sinon à une pression, du moins à une atteinte à son indépendance dans la gestion du dossier ?

Nous ne sommes là que pour voir si le système fonctionne normalement, et ce que nous pourrions faire pour l’améliorer. On peut légitimement avoir des inquiétudes ou se dire que le système n’est pas assez sécurisé pour permettre cette totale indépendance lorsque l’on voit, dans l’actualité récente, l’ancien délégué du bâtonnier de Paris affirmer qu’il a également fait l’objet de pressions dans la gestion des instructions et des dossiers. A-t-il mal compris ou mal entendu certains propos ?

Enfin, point clé du débat sur l’indépendance de la justice, vous avez soutenu que le garde des Sceaux devait disposer d’instructions et d’informations claires sur le contenu des dossiers, afin qu’il ne les découvre pas dans la presse. Pourquoi en aurait-il besoin, à moins de supposer qu’une fois ces éléments réunis, il ne donne des instructions aux magistrats ? C’est le ministre de l’intérieur qui garantit l’ordre public : c’est à lui qu’il revient, éventuellement, si l’ordre public est en jeu, d’avoir des informations précises sur des enquêtes en cours. Je n’en vois pas l’intérêt sur des affaires personnelles, que visait la circulaire de Mme Taubira.

Ne pensez-vous donc pas que le lien hiérarchique conduise à des interrogations légitimes sur l’indépendance du procureur de la République ?

Par ailleurs, quel est l’intérêt de la remontée d’informations au garde des Sceaux ? Le point a été longuement débattu lors du procès de M. Urvoas. On a vu que les informations qui remontaient du procureur général à la DACG puis au garde des Sceaux, étaient largement expurgées. Pour davantage d’indépendance de la justice, on peut légitimement se poser la question de l’intérêt de conserver cette information exhaustive du garde des Sceaux.

Mme Catherine Champrenault. Est-ce que, en exerçant mon contrôle hiérarchique, je fais pression sur le procureur national financier ? Compte tenu de la contestation procédurale massive, qui risquait de conduire à la nullité des actes, il était de mon devoir d’appeler l’attention de la procureure sur sa compétence et sur l’intérêt qu’elle avait à passer la main à un juge d’instruction. Il s’agissait d’assurer la sécurité juridique de la procédure. Si, dans cette affaire, l’enquête du PNF avait été frappée de nullité, c’étaient l’avenir et la survie de ce parquet qui auraient été en cause.

Mon rôle est non seulement de garantir la bonne marche du parquet, mais aussi de faire respecter et de protéger les institutions. J’estimais que le PNF, en poursuivant l’enquête préliminaire, en dépit des contestations massives sur sa compétence, se trouvait en terrain très glissant. Ne pouvant lever moi-même l’incertitude juridique, j’ai considéré que le moyen le plus sûr consistait à ouvrir une information et permettre à une juridiction, la chambre de l’instruction, d’apprécier la régularité des actes et la compétence du PNF. Je le maintiens : j’étais dans mon devoir. Si je ne l’avais pas fait, j’aurais été en deçà de ma mission.

S’agissant de l’utilité de la remontée d’informations, un magistrat applique la loi. L’article 35 du code de procédure pénale prévoit que le procureur général fait remonter des informations au garde des Sceaux dans des « rapports particuliers ».

À l’heure actuelle, le parquet général près la cour d’appel de Paris suit 2 700 affaires, en matière de terrorisme, de criminalité organisée, de santé publique, sur les violences reprochées aux fonctionnaires de police, en matière économique et financière. La remontée d’informations revient à tout un service de magistrats, le service central, au sein du parquet général. Nous adressons des informations a posteriori à la DACG, qui regroupe elle aussi des magistrats. Il leur appartient de savoir comment informer le garde des Sceaux. Celui-ci doit avoir une éthique de secret professionnel et ne pas renseigner quiconque dans un intérêt qui ne serait pas celui de la justice.

J’applique la loi. Si votre assemblée modifie l’article 35, je l’appliquerai, ce qui libérera des forces vives pour se rendre aux audiences.

M. le président Ugo Bernalicis. Ça, c’est sûr !

Mme Catherine Champrenault. Il n’est pas concevable que, dans une affaire pareille, il n’y ait pas de remontées d’informations. En ce qui concerne les deux demandes adressées de manière un peu comminatoire, j’imagine que la garde des Sceaux devait se rendre à l’Assemblée ou au Sénat et envisageait de répondre à des questions, écrites ou orales.

Si le Parlement décide de supprimer cette mention dans la loi, nous ne ferons plus rien remonter. Depuis quarante ans que je suis magistrat du ministère public, le Parlement n’a jamais pris cette décision. Ne me reprochez donc pas d’appliquer la loi de la République.

M. Antoine Savignat. Je ne vous le reproche pas : je pose la question !

M. le président Ugo Bernalicis. Nous verrons ce qu’il en sera si la majorité change. L’avenir le dira.

M. Jacques Carrère. Ce dont a parlé Mme Champrenault à propos des remontées entre un parquet et un parquet général peut s’appliquer, mutatis mutandis, aux remontées du parquet général à la Chancellerie. En somme, si l’on admet qu’il existe des remontées d’informations sur des affaires non politiques, on peut également se demander si le garde des Sceaux doit être en mesure d’élaborer une politique pénale nationale à partir des informations qui lui sont adressées. Il incombe aux parlementaires d’avoir cet aspect de la question en tête, comme je suis sûr que vous l’avez.

M. le président Ugo Bernalicis. La Conférence nationale des procureurs de la République est d’ailleurs utilisée pour cela. La tâche fait peut-être doublon avec les remontées individuelles, mais peu importe.

M. Olivier Marleix. Madame Champrenault, avec tout le respect que j’ai pour votre éminente fonction, j’ai été un peu surpris par le ton avec lequel vous avez évoqué l’affaire Fillon, qui ne correspond pas tout à fait à l’image que je me fais de la sérénité de la justice.

Vous avez mentionné le « coup de tonnerre » que représentait l’article du Canard enchaîné, qui vous aurait obligé à engager des poursuites. Vous avez parlé à ce sujet de « révélations », que je qualifierai plutôt d’informations avant vérification. Les informations polémiques sur un candidat à une élection sont nombreuses. On peut par exemple citer le faux libyen de Mediapart, dans le cadre de la campagne présidentielle précédente. Le « coup de tonnerre » est plutôt la mise en mouvement de la justice, et son rythme particulier dans ce dossier.

Vous reconnaissez avoir innové sur le dossier Fillon, en engageant des poursuites relatives aux emplois fictifs présumés sous la qualification de détournement de fonds publics, alors qu’auparavant c’était le chef d’abus de confiance qui était retenu.

Mme Catherine Champrenault. Oui, jusque-là, le parquet de Paris était saisi des affaires d’emplois fictifs, sous la qualification d’abus de confiance.

M. Olivier Marleix. Le dossier a donc eu droit à une innovation, justifiée par le champ de compétence du PNF.

Pour revenir sur votre carrière, pouvez-vous confirmer que vous avez été collaboratrice de Mme Royal en 1999, lorsqu’elle était ministre ? Le président Hayat a semble-t-il été en fonction au cabinet au même moment. Pouvez-vous nous éclairer sur la carrière des deux très grands magistrats que vous êtes ?

Mme Catherine Champrenault. Je ne sais pas si j’ai une carrière de très grand magistrat, mais j’en suis fière, et elle a été passionnante.

Je suis magistrat du ministère public depuis bientôt quarante ans. J’ai effectué un seul détachement au ministère l’éducation nationale, où j’ai d’abord travaillé à la direction des affaires juridiques, sous l’autorité de Mme Denis-Linton, conseiller d’État. J’étais auparavant procureur de la République adjoint près le tribunal de grande instance de Lille, et n’avais jamais exercé à Paris. Pendant dix-huit mois, j’ai été chargée de deux missions de prévention portant, d’une part, sur les violences sexuelles commises ou révélées dans le milieu scolaire, et, d’autre part, sur les sectes dans l’enseignement scolaire. On s’inquiétait alors de la prolifération des écoles hors contrat, lesquelles pouvaient être animées par des mouvements sectaires. Cette expérience dans la direction des affaires juridiques a été très enrichissante, car j’étais la seule juriste de droit privé parmi une centaine de juristes de droit public.

À cette époque, M. Hayat, qui est un camarade de promotion, était effectivement conseiller technique de Mme Royal. La collaboration avec le magistrat recruté après son départ n’ayant vraisemblablement pas satisfait la ministre, j’ai été sollicitée à la fin du mois d’octobre 1999 par le directeur de cabinet, M. Chantepy. Lui ayant indiqué que, n’étant ni syndiquée ni affiliée à un parti, je ne pouvais apporter que ma compétence juridique, il m’a répondu que c’était ce qu’il souhaitait. J’ai occupé ces fonctions presque six mois auprès de Mme Royal, ministre déléguée à l’enseignement scolaire, à partir de la fin d’octobre ou du début de novembre 1999. Nous avons beaucoup travaillé sur la pilule du lendemain.

M. le président Ugo Bernalicis. Madame la procureure générale, le temps passe. La question était relativement circonstanciée.

Mme Catherine Champrenault. Un remaniement est intervenu en mars 2000. En juillet 2000, j’ai quitté la ministre déléguée à la famille car les questions relatives au divorce n’entraient pas dans mes compétences.

M. Olivier Marleix. S’agissant du dossier Fillon, vous nous avez dit que vous vous êtes bornée à quatre demandes de remontées d’informations. Lors de son audition, Mme Houlette a affirmé sous serment avoir reçu de très nombreuses demandes, qu’elle avait recensées sur une fiche – demandes de transmission rapide, premiers éléments, demandes d’auditions, demandes de précisions sur les perquisitions en cours ou sur la réquisition supplétive. Comment expliquer cette différence ?

Mme Catherine Champrenault. Je ne saurais vous le dire. Je vous ai parlé de la période allant du 25 janvier au 24 février, celle où une enquête préliminaire est menée. Je vous le dis solennellement : il y a eu bien davantage de remontées spontanées que de demandes du parquet général.

M. Olivier Marleix. J’en conclus que Mme Houlette aurait menti sous serment si elle fait état de davantage de demandes.

Mme Catherine Champrenault. Moi aussi je suis sous serment, monsieur le député !

M. Olivier Marleix. Le président ou le rapporteur devront lui demander de confirmer ses propos par écrit.

Venons-en à une question concernant la célérité de la justice. S’agissant de l’affaire Fillon, l’article du Canard enchaîné sort le 25 janvier. Le jour même, une enquête préliminaire est lancée. Quelques jours après, les éléments sont transmis au juge d’instruction. La mise en examen intervient un mois et demi plus tard.

Au mois de janvier 2019, le journal Le Monde publie une pleine page consacrée à un signalement fait par un président de commission d’enquête. Cinq mois après, le parlementaire est auditionné, mais au bout d’un an et demi, il n’y a toujours rien de plus.

Dans un cas, un coup de tonnerre retentit ; dans l’autre, il ne se passe rien. Quel est le critère retenu ? Le sérieux du journal ? Est-ce à dire que Le Canard enchaîné fait des « révélations », mais que Le Monde n’est pas sérieux ?

Mme Catherine Champrenault. Je ne vois pas de quelle affaire il est question.

M. le président Ugo Bernalicis. Il s’agit du dossier Alstom-General Electric.

Mme Catherine Champrenault. Je ne peux pas vous répondre. Je n’ai pas les 2 700 affaires en tête.

M. Olivier Marleix. Ma question n’appelait pas de réponse immédiate. Il s’agit d’un signalement, par quelqu’un qui a présidé une commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur le financement de la campagne présidentielle du chef de l’État. Des signalements de la Commission nationale des comptes de campagnes sont également pendants depuis plus d’un an et demi.

Ma dernière question porte sur l’affaire des fadettes des avocats parisiens, sur laquelle vous avez remis hier un rapport à la ministre de la justice. S’agissant du cadre procédural, il est incompréhensible que l’affaire dite Bismuth ait conduit à l’ouverture d’une enquête préliminaire le 4 mars 2014, alors qu’une information judiciaire l’avait été le 26 février, dont le sujet – la violation du secret professionnel –, était identique à celui des fadettes. Comment expliquez-vous que ces affaires se télescopent ? Les avocats n’ont jamais eu connaissance de cette enquête préliminaire, malgré leurs demandes.

Les réquisitions aux opérateurs comportaient la mention « Urgent garde à vue », alors qu’aucune garde à vue n’était en cours, ce qui constitue un mensonge dans la procédure. Plusieurs dizaines d’avocats sont concernées. Comment ont-ils été choisis ? Jean Veil a estimé hier que soixante avocats de son cabinet avaient vu leurs fadettes épluchées. Cela signifie que l’on a étudié les fadettes de personnes sur lesquelles on n’avait pas le moindre indice. C’est un drôle de fonctionnement de la justice dans notre pays. Par ailleurs, l’enquête a duré cinq ans. Ayant exercé quarante ans comme magistrate, connaissez-vous d’autres enquêtes préliminaires aussi longues, alors que le code de procédure pénale a fixé le délai de l’enquête préliminaire à quatre mois ? Avez-vous été informée de cette enquête dans ce laps de temps ? Vous avez dit que vous n’aviez jamais abdiqué vos responsabilités : les assumerez-vous s’il y a eu un dysfonctionnement majeur au sein du parquet national financier, placé sous votre autorité ?

Mme Catherine Champrenault. Je serai prudente en vous répondant, puisque votre collègue m’a dit précédemment que j’avais trop évoqué l’affaire Fillon. Comme dans la précédente affaire, je suis très à l’aise, mais pour d’autres raisons.

Lorsque l’enquête a été ouverte, le 4 mars 2014, je n’étais pas procureure générale près la cour d’appel de Paris : j’étais procureure générale à Basse-Terre. Par ailleurs, cette enquête n’a jamais fait l’objet d’un suivi par le parquet général, qui n’en était pas informé, en dehors d’une demande de jonction qui a été communiquée. Nous n’avons jamais eu d’informations sur le contenu de cette enquête ou sur les modalités d’investigation. Je ne peux donc pas vous en dire grand-chose. Il est vrai que, le 26 juin, la DACG m’a demandé de donner mon avis sur la conduite de l’enquête, ce que j’ai fait le 30 juin.

M. le président Ugo Bernalicis. À quel moment est intervenue la demande de jonction ?

Mme Catherine Champrenault. La première demande de jonction est intervenue, me semble-t-il, à la fin de l’année 2016.

M. Olivier Marleix. Cela fait alors deux ans que l’enquête préliminaire est ouverte !

Mme Catherine Champrenault. Deux ans et demi.

M. Olivier Marleix. Et cela n’a pas alerté le parquet général ?

Mme Cécile Untermaier. J’ai assisté à l’audition d’Éliane Houlette. Pour ce qui me concerne, j’écarte la théorie du complot. Le parquet national financier fait partie d’une organisation hiérarchisée. Mme Houlette a manifesté une impatience par rapport à une autorité hiérarchique qui s’exerce de la même manière que dans d’autres circonstances et d’autres administrations.

Qu’est-ce qui justifiait, à votre sens, la volonté de Mme Houlette de conserver l’enquête préliminaire le plus longtemps possible, malgré le risque de faire échouer la procédure ?

Mme Catherine Champrenault. La première cheffe du PNF avait inscrit son action sous le signe de l’efficacité par la rapidité. Elle avait une doctrine d’action consistant à privilégier l’enquête préliminaire, car elle considérait, parfois à juste titre, que, lorsque l’on ouvrait une information, le parquet n’était plus en charge, et les parties pouvaient exercer de très longs recours devant la chambre de l’instruction – nous en avons parlé le 6 février.

M. le président Ugo Bernalicis. La question avait en effet été soulevée.

Mme Catherine Champrenault. Les chambres de l’instruction – la cour d’appel de Paris en compte sept – sont assez chargées. Dans une procédure écrite, le parquet général doit prendre des réquisitions écrites, qui sont communiquées à la défense, laquelle doit argumenter dans des mémoires. Le calendrier procédural doit ensuite être fixé, pour que l’affaire soit évoquée, après quoi la chambre de l’instruction rédige son arrêt. Les arrêts de la chambre de l’instruction sont d’ailleurs souvent très motivés et étayés, à la fois sur les faits et sur le droit.

Ce processus prend du temps. J’ai pu, moi-même, adhérer à l’idée selon laquelle, dans les affaires simples, nous avions tout intérêt à essayer de conduire les investigations en enquête préliminaire et à saisir dans la foulée le tribunal correctionnel. Il ne faut toutefois pas être prisonnier d’une idéologie procédurale. Autant ce choix peut être justifié, notamment dans des affaires qui ne sont pas contestées, autant l’information est le cadre habituel du débat juridique et du débat sur les charges dans des affaires contestées.

M. le président Ugo Bernalicis. Je souhaiterais que nous puissions ne pas répéter ce qui a déjà été dit, afin d’accélérer le rythme de cette audition. Nous devions auditionner M. le ministre de l’intérieur à onze heures, et nous avons déjà débordé.

Mme Cécile Untermaier. Avec l’information judiciaire, le contradictoire est introduit ; j’y suis très sensible. La présence de l’avocat est essentielle dans une affaire de cette nature.

S’agissant du rendez-vous avec Mme Houlette et quatre collaborateurs, dans une atmosphère tendue, est-il habituel d’en arriver à une situation aussi discutée ?

Mme Catherine Champrenault. De telles réunions ne sont pas fréquentes, mais pas exceptionnelles non plus.

Mme Cécile Untermaier. La commission d’enquête porte sur l’indépendance, donc aussi sur l’impartialité de la justice. Mme Houlette a fait valoir que sa position de cheffe de parquet, proche de la retraite, l’écartait de la culture de la dépendance et lui permettait de résister aux pressions hiérarchiques. Que pensez-vous de la procédure de nomination du procureur et des carrières dans le dispositif actuel ?

Mme Catherine Champrenault. Je l’ai dit lors de mon audition, le 6 février – mais mes discours l’attestent également : je vous les fournirai –, j’affirme depuis longtemps qu’il n’y aurait que des avantages à ce que la procédure de nomination, comme la procédure disciplinaire des chefs de parquet et des chefs de parquet généraux soit entièrement alignée sur celle des présidents et premiers présidents. Je ne verrai que des avantages à préciser l’article 5 de l’ordonnance statutaire, en ajoutant que les procureurs et les procureurs généraux sont placés sous l’autorité du garde des Sceaux « en ce qui concerne la politique pénale ».

Mme Cécile Untermaier. Il est regrettable que la justice semble se limiter à quelques scalps, aux affaires médiatiques.

Mme Catherine Champrenault. Elle ne s’y limite pas !

Mme Cécile Untermaier. Fort heureusement, et nous le savons.

Le PNF est un bon outil, qui a montré son efficacité sur la dimension financière, difficile à appréhender par les magistrats. Quel regard portez-vous sur lui à la lumière des affaires récentes ? Celle des fadettes, en particulier, qui a fait dire à Éric Dupond-Moretti : « Enfin on nous écoute ! », pose problème. Olivier Marleix l’a indiqué : c’est une affaire grave, qui a duré cinq ans, avant d’être classée sans suite en 2019. Quelles suggestions faites-vous pour que le PNF soit beaucoup plus efficient dans son domaine ?

Mme Catherine Champrenault. Globalement, le PNF a mené une action remarquable pour lutter contre la corruption, la fraude fiscale, les paradis fiscaux, et faire rentrer dans les caisses du Trésor public près de 10 milliards d’euros depuis sa création. Il a en outre été perçu à l’international comme un véritable interlocuteur de lutte contre la corruption. C’est une très bonne chose. Dans une action, des zones d’ombre peuvent exister ; l’affaire des fadettes en est peut-être une – l’inspection diligentée par la garde des Sceaux le dira.

Comme je vous le disais, il ne faut pas être prisonnier d’une idéologie procédurale et vouloir, coûte que coûte, continuer sous la forme de l’enquête préliminaire. Il faut savoir passer la main et ouvrir le débat contradictoire, par l’ouverture d’une information judiciaire.

M. le président Ugo Bernalicis. Est-il utile que le Conseil supérieur de la magistrature puisse s’autosaisir ? Actuellement, comme pour l’inspection générale de la justice, il faut qu’il soit saisi.

Mme Catherine Champrenault. Je n’ai pas spécialement réfléchi à la question, mais pourquoi pas.

Mme Naïma Moutchou. Madame la procureure générale, je vous remercie pour l’ensemble de vos réponses. Nous pouvons mesurer ensemble combien la mission que vous conduisez est exigeante et complexe. Notre commission d’enquête s’interroge sur les dysfonctionnements de la justice qui sont de nature à affaiblir son indépendance. Ma conviction, après la série d’auditions que nous avons menée, est qu’une partie des carences dans l’indépendance que nous avons constatées sont intimement liées à un défaut de contrôle, notamment des actes d’enquête, que je mets en parallèle avec le pouvoir de plus en plus étendu des parquets.

Olivier Marleix a évoqué l’affaire concernant Nicolas Sarkozy. En marge de cette affaire, il a été révélé que les factures téléphoniques détaillées d’un certain nombre d’avocats ont été épluchées, que des géolocalisations auraient été ordonnées, dans le plus grand secret. Je ne vous demande évidemment pas, sur le fond, si vous auriez dû en être informée, ni s’il fallait citer ces éléments dans le dossier. Vous l’avez dit, une inspection a été lancée par la garde des Sceaux, qui donnera certaines réponses.

En revanche, vous avez parlé à l’instant de « zones d’ombre ». Ce qui m’intéresse est de savoir ce qui peut être amélioré pour l’avenir. En particulier, dans le cadre d’un renforcement des contrôles, pourrait-on envisager une meilleure information du bâtonnier ou l’intervention du juge des libertés et de la détention, comme cela se pratique en matière d’écoutes téléphoniques ?

Je crois votre réponse importante, car vous avez dit en préambule : « Le magistrat ne renonce à aucune prérogative qu’il tient de la loi. » A contrario, il ne peut faire plus que ce que prévoit la loi, au risque de se perdre. C’est une question centrale dans le cadre de notre commission. C’est pourquoi je serai intéressée par les propositions que vous auriez à faire.

Mme Catherine Champrenault. Sans me substituer au législateur, qui est souverain, je veux souligner la zone d’ombre existant sur le plan législatif s’agissant des fadettes : elles ne sont pas réglementées ; elles ne sont pas expressément visées par le code de procédure pénale, alors que les écoutes sont très encadrées.

Pour ce qui concerne les professions juridiquement protégées, car dépositaires d’un secret professionnel – avocats, médecins, journalistes –, on pourrait envisager que le code de procédure pénale encadre les demandes de ces factures détaillées, comportant les numéros de téléphone des personnes appelées.

M. le président Ugo Bernalicis. Madame la procureure générale, avez-vous rencontré Mme Belloubet avant d’entrer en fonction comme procureure générale près la cour d’appel de Paris ?

Mme Catherine Champrenault. Jamais.

M. le président Ugo Bernalicis. Pas même lorsqu’elle était rectrice et que vous travailliez au cabinet de Mme Royal ?

Mme Catherine Champrenault. Je ne l’ai jamais rencontrée.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous nous avez dit que Mme Houlette faisait l’objet d’une enquête. La presse l’a révélé, notamment dans un long article de Mediapart.

Dans un second article, Mediapart a souligné le rôle d’un autre magistrat, M. Debacq, dans l’affaire judiciaire impliquant M. Platini. Il est indiqué que vous avez fait remonter un signalement à la direction des services judiciaires (DSJ).

Dans des affaires qui semblent similaires, car elles comportent des remontées d’information et un potentiel trafic d’influence, pourquoi avez-vous, dans le premier cas, ouvert une enquête, et, dans le second, fait un signalement à la DSJ ?

Mme Catherine Champrenault. J’ai été saisie début juin 2019 par des magistrats du PNF de propos, sur des écoutes, pouvant mettre en cause les deux magistrats que vous citez. Je ne pouvais plus exercer le pouvoir disciplinaire à l’égard de Mme Houlette car je n’avais pas le temps, avant son départ, de mettre en place une procédure d’avertissement. Pour ce qui concerne le second magistrat, qui dépend de la Cour de cassation, je ne pouvais rien faire car il ne relevait pas de mon autorité.

Le 14 juin, comme c’est mon devoir, j’ai adressé au directeur des services judiciaires deux signalements sur des faits susceptibles de constituer des manquements déontologiques au regard du Recueil des obligations déontologiques des magistrats, que j’ai cité. Je n’ai plus entendu parler de l’affaire concernant le magistrat de la Cour de cassation. L’affaire de la cheffe du PNF ayant révélé une possible mise en cause, elle a fait l’objet d’une ouverture d’information. Les écoutes ont continué et, le 12 juillet, de nouveaux éléments susceptibles de mettre en cause l’ancienne cheffe du PNF ont été transmis, sur commission rogatoire.

Le juge d’instruction qui reçoit ces écoutes a donné un soit-transmis au PNF, qui me l’a transmis, aux fins d’enquête relative à un trafic d’influence. À ce moment, j’ai considéré que l’affaire à laquelle j’avais donné un traitement judiciaire et celle venant de l’instruction pouvaient être liées. J’ai donc envoyé au PNF la procédure originale, qui avait donné lieu à un traitement judiciaire, à charge pour lui de réunir à la fois le signalement et le soit-transmis du juge, et mon propre signalement, pour que le procureur de Paris en soit saisi.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie pour ces précisions. Enfin, Le Canard enchaîné a révélé l’existence d’une enquête contre certains de mes collègues parlementaires, pour abus de confiance. Si j’ai bien compris, et pour expurger le débat juridique, rappelons que le parquet de Paris est bien compétent pour un tel chef. L’enquête a-t-elle fait l’objet d’une remontée d’informations à votre niveau ? Trouvez-vous normal que ce même parquet ouvre une enquête pour abus de confiance, alors qu’un des membres est destinataire de dommages et intérêts, sur le même sujet ?

Mme Catherine Champrenault. Je ne vois absolument pas à quoi vous faites allusion.

M. le président Ugo Bernalicis. Le Canard enchaîné a révélé mercredi qu’une enquête préliminaire pour abus de confiance était ouverte contre le président de mon groupe parlementaire, plusieurs de mes collègues et des salariés de La France insoumise.

M. Erwan Balanant. La question est totalement inappropriée : il s’agit d’une affaire en cours !

M. Ian Boucard. L’affaire Fillon aussi !

M. le président Ugo Bernalicis. Avez-vous été destinataire de remontées d’informations, conformément à la circulaire de 2014, car des élus étaient concernés ? Parmi les parties à l’enquête figure un des procureurs qui devaient toucher des dommages et intérêts, dont l’enquête préliminaire est l’objet.

M. Didier Paris, rapporteur. Je me crois dans l’obligation d’intervenir. La commission d’enquête n’est en aucune façon une commission où chaque parlementaire, quel que soit son statut, vient demander des éléments sur les dossiers en cours. Madame Champrenault, vous répondrez comme vous souhaiterez le faire, mais j’appelle l’attention sur le cadre, que forment le respect de la séparation des pouvoirs et l’absence de discussion sur les enquêtes en cours, qui limite notre action, et que nous avons rappelé à de multiples reprises. À ce titre, je trouve particulièrement discourtoise la question que le président vient de poser.

M. le président Ugo Bernalicis. La question, sans doute discourtoise, est certainement fondée.

Mme Catherine Champrenault. Il me semble – je parle là sous le contrôle de M. Carrère – que nous avons eu une remontée d’informations hier ou avant-hier, après l’article du Canard enchaîné.

M. Ian Boucard. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les « zones d’ombre » que vous avez évoquées ? Vous ont-elles posé problème ? Nous sommes passés dessus un peu rapidement, sans savoir de quoi il s’agissait.

Le parquet national financier vous paraît-il compétent pour enquêter sur la violation du secret professionnel ? Finalement, si son intervention doit conduire à l’affaire des fadettes, on se demande si elle est justifiée. Si oui, le PNF a-t-il demandé une autorisation, et à qui ?

Mme Catherine Champrenault. Je ne peux pas en dire plus que ce que j’ai dit. On m’a demandé un rapport ; j’ai fait part de mes observations à la chancellerie ; une inspection a été décidée. Je ne peux pas entrer dans les détails car l’affaire est à présent sous le contrôle de l’inspection générale de la justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Madame la procureure générale, monsieur le premier avocat général, nous vous remercions pour vos réponses.

 

 


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Audition du jeudi 2 juillet 2020

À 11 heures : M. Christophe Castaner, ministre de lIntérieur

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, alors que la fin de nos travaux approche nous recevons l’un des deux ministres directement concernés par la question des obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le ministre de l’intérieur l’est en effet dans la mesure où il a autorité sur les forces de police et de gendarmerie, au sein desquelles figurent les officiers de police judiciaire (OPJ), qui mènent les enquêtes.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Christophe Castaner prête serment.)

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. L’indépendance de la justice est un principe constitutionnel, fondement de l’État de droit et garantie puissante du bon fonctionnement de notre démocratie. Je voudrais réaffirmer l’attachement du ministère de l’intérieur à ce principe qui résulte de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et qui est inscrit à l’article 64 de la Constitution de la Vème République. Ce principe implique que ni le législateur, ni le Gouvernement, ni aucune autorité administrative ne peut interférer dans le travail des juges.

L’indépendance de la justice, et plus encore son impartialité, sont en outre reconnues et protégées par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

Ces principes, j’y suis, par fonction, par nature, par culture, par éthique, profondément attaché. Je vous le dis non seulement comme ministre, mais aussi comme citoyen soucieux de voir la séparation des pouvoirs et l’impartialité de la justice et des enquêtes parfaitement respectées.

Nous devons défendre ces principes, sans cesse, et nous montrer sans cesse vigilants. C’est la raison pour laquelle je me prête bien volontiers à l’exercice de cette audition devant vous.

En tant que ministre de l’intérieur, je m’exprimerai sur le champ de mes fonctions et souhaite inscrire mon intervention dans ce seul cadre. Je tenterai dans un premier temps d’identifier avec vous quelques-uns des défis actuels qu’il faut affronter pour veiller au respect de l’indépendance de la justice, et je me pencherai, dans un second temps, sur l’organisation de notre police judiciaire et la manière dont elle est effectivement protectrice des libertés fondamentales – et de l’indépendance de la justice en particulier.

Le premier grand défi auquel notre système est confronté est la temporalité, qui a profondément changé ces dernières années. La justice doit accomplir son travail dans le respect de règles et de procédures qui sont autant de garanties de nos droits fondamentaux. Cependant, ce temps judiciaire, celui du moyen et du long termes, ne correspond plus du tout au temps médiatique. Celui-ci est le temps de l’immédiateté, qui mène à une présentation des faits souvent partielle, voire orientée.

Les réseaux sociaux font de plus en plus office de tribunaux populaires, où des comptes plus ou moins anonymes se font à la fois procureur et juge de faits dont ils n’ont en réalité qu’une connaissance très superficielle, voire biaisée ou volontairement tronquée quand elle est livrée à l’espace public. Il s’agit d’une menace sérieuse pour le fonctionnement de la justice car elle ancre une version des faits, un verdict dans l’esprit de personnes qui refuseront dès lors d’accepter toute autre décision rendue par un juge. C’est un problème important auquel nous devons faire face, sur le champ politique de nos réflexions.

Pour ma part, je crois à la justice et aux enquêtes des tribunaux. Cette pression médiatique des réseaux sociaux peut certainement menacer l’indépendance de la justice en ce qu’elle conduit à l’attente d’un verdict unique et à contester toute chose qui ne serait pas parfaitement en ligne avec ce verdict pré-décidé. Par ailleurs, cette pression peut renforcer une impression infondée d’absence de réaction des enquêteurs et des juges – entre une opinion qui réagit naturellement très vite, souvent en des termes peu modérés, et des professionnels dont le travail demande du temps. Ce rapport au temps est un questionnement essentiel que nous portons, tous, quotidiennement.

Le deuxième point que je voudrais aborder devant nous a trait aux commentaires des décisions de justice. Commenter des décisions de justice ou l’action des enquêteurs est devenu de plus en plus fréquent ces dernières années. Il n’est pas question de remettre en cause la liberté d’expression, évidemment, mais ce manque de retenue de la part des responsables politiques, des leaders d’opinion, et de toute une série d’acteurs sur des affaires parfois complexes et moins tranchées qu’il n’y paraît contribue au fond à une forme de défiance à l’égard de celles et ceux qui mènent l’enquête ou qui prennent les décisions.

Mon troisième point concerne les fuites. Une fuite par principe n’est pas tracée et est difficilement traçable. Elle peut intervenir à tous les niveaux de la procédure et émaner notamment des parties prenantes. Le secret de l’enquête est un principe clé nécessaire pour garantir l’impartialité des investigations et les droits de la défense. Il est garanti par l’article 11 du code de procédure pénale. Des exceptions peuvent être acceptées uniquement dans des cas bien précis, notamment pour mettre fin à des troubles à l’ordre public.

Faire fuiter des informations sur une enquête en cours est un délit, sanctionné d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende. Cependant, il s’agit, hélas, d’un exercice très fréquent. Il m’arrive régulièrement d’être interrogé sur une actualité judiciaire ou sur des faits particuliers avant même qu’une quelconque information soit arrivée jusqu’à moi. Il m’arrive donc fréquemment d’interroger les services sur une demande d’un journaliste, ou de découvrir toute une série d’informations en étant branché sur les différents émetteurs d’informations circulant sur le numérique, et ce alors même que des actions sont en cours.

En évoquant cela, j’évoque des défis et surtout la nécessité de nous donner les moyens de respecter ces principes de valeur constitutionnelle. Nous avons la chance, en France, d’avoir une organisation des services de police judiciaire qui garantit l’indépendance de la justice et l’efficacité des enquêtes et nous devons y prêter attention.

Les services de police judiciaire représentent des moyens humains et matériels significatifs au sein de la police et de la gendarmerie. Ce sont ainsi 45 000 personnels de la police nationale et 55 200 militaires de la gendarmerie qui se consacrent à l’investigation du quotidien. Cette différence de chiffres tient au fait que l’organisation varie entre les deux directions générales. Ces agents sont répartis entre différents services centraux et territoriaux. Au sein de la police nationale, il s’agit essentiellement de la direction centrale de la sécurité publique et de la direction centrale de la police judiciaire. J’y ajoute les services équivalents au sein de la préfecture de police. À la gendarmerie nationale, l’approche est un peu différente. Par principe, les agents y sont plus polyvalents au sein des unités et les activités de police judiciaire sont menées essentiellement au sein des brigades territoriales autonomes et des communautés de brigades pour la délinquance du quotidien. Dès lors qu’il s’agit d’enquêtes plus complexes, les unités bénéficient de l’appui de brigades et de sections de recherche qui se mobilisent spécifiquement sur ces actions. Il existe également quatorze offices centraux qui mêlent policiers et gendarmes, chargés d’enquêter sur des domaines précis pour des affaires d’envergure nationale ou internationale.

Les enquêtes sont menées sous l’autorité et le contrôle du juge, jamais sous l’autorité et le contrôle du ministre de l’intérieur. Ce principe de valeur constitutionnelle est inscrit dans notre code de procédure pénale. Le juge choisit de saisir le service chargé de mener l’enquête. Il en fixe ensuite le cours et les orientations et en assure le contrôle. Ce contrôle va loin. Les officiers de police judiciaire sont habilités et notés par le procureur général, et le président de la chambre de l’instruction peut prendre des sanctions contre toute personne investie de fonction de police judiciaire s’il constate un manquement professionnel grave ou une atteinte grave à l’honneur ou à la probité.

Ce contrôle des juges garantit la séparation des pouvoirs et l’indépendance des enquêtes. C’est pourquoi nous y veillons tant. C’est ce contrôle qui justifie aussi l’organisation de l’indépendance des acteurs du système judiciaire. Ce système permet également aux enquêteurs de mener leur travail dans les meilleures conditions possibles. Police judiciaire, police administrative et renseignement forment un tout. Le travail de renseignement permet ainsi souvent l’ouverture de procédures judiciaires. Le judiciaire doit donc être nourri par toutes les informations recueillies dans le cadre des missions de sécurité publique ou de renseignement. Se pose toujours la question du moment où le travail de veille quotidienne de nos services bascule dans le judiciaire.

Je reviens sur l’idée de séparer la police judiciaire des autres activités de la police. Cela reviendrait à ignorer la réalité du terrain, et des enquêtes, et à nous handicaper dans notre capacité à agir. Toutefois, notre organisation ne fait pas tout. Il est nécessaire de garantir son bon fonctionnement et de lui offrir les moyens d’agir. Le Gouvernement s’y est engagé depuis le début du mandat.

Cette action porte notamment sur des sujets sensibles, à commencer par l’attractivité de la filière investigation. Nous avons entrepris plusieurs réformes permettant d’améliorer les conditions de travail des policiers et des gendarmes. Nous devons amplifier encore ces engagements, tant ces filières ont connu une baisse d’attractivité importante – ce qui constitue une fragilité dans notre système. Je pense également à d’autres engagements relatifs aux tâches indues. Je pense aussi au travail commun mené par les ministères de l’intérieur et de la justice pour réussir la procédure pénale numérique. Il s’agira d’une plate-forme commune intérieur-justice qui rendra possible la dématérialisation de tous les actes de l’enquête, depuis l’enregistrement de la plainte ou le constat de l’infraction jusqu’à l’audience de jugement. Cette réforme doit faciliter le travail et permettre de dégager du temps pour l’enquête.

Nous expérimentons également depuis le 16 juin la forfaitisation de la sanction du délit d’usage de stupéfiants dans trois territoires. Cette forfaitisation apporte un double bénéfice : assurer une réponse immédiate et plus efficace aux délits et dégager du temps aux enquêteurs pour leur travail de fond sur le terrain. Laurent Nuñez et moi attendons les résultats de cette expérimentation, l’objectif étant de la généraliser à partir de septembre.

Je souhaite enfin évoquer l’idée d’un renfort de certaines structures sur des objets précis. L’exemple le plus emblématique de cette démarche est la création récente de l’Office antistupéfiants, en début d’année. Cette création visait à accroître la coordination dans les enquêtes et le partage constant de l’information dans notre lutte contre les stupéfiants, afin d’agir à tous les niveaux, et de mener ce combat depuis la cage d’escalier jusqu’à la dimension internationale. Nous savons combien cela est essentiel.

Plus largement, au-delà des seuls services d’investigation, le Gouvernement a engagé depuis le début du mandat un effort considérable d’amélioration des conditions de travail et d’exercice des forces de l’ordre.

En conclusion, je réaffirme combien l’indépendance de la justice est une exigence, un impératif, et le socle de notre État de droit. Je suis déterminé à en assurer le respect, par tout moyen. Je sais combien cette ambition est partagée au sein de mon ministère.

J’ai lu les comptes rendus des précédentes auditions que vous avez menées. Nous voyons que des ruptures se sont produites, en particulier dans la justice, dans le rapport à l’instruction politique, aux influences, etc. Ces ruptures ont été significatives au sein du ministère de l’intérieur. Je l’assure d’autant plus qu’elles ne sont pas seulement de mon fait. J’en suis le garant. Le choix de ces ruptures, de la fin des notes blanches par exemple, a été fait il y a plusieurs années et relève désormais de l’évidence au sein du ministère de l’intérieur. Je le signale d’autant plus que je n’en suis pas l’auteur. Celui qui a été ensuite Président de la République, et qui était alors ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, en avait fait une question de principe. Cette question de principe est restée au cœur de la philosophie du ministère de l’intérieur. Elle a constitué également un changement culturel profond pour ceux qui mènent les enquêtes judiciaires et qui veillent aussi à ne jamais franchir le principe de l’indépendance de la justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Les notes blanches étaient administratives et ne constituaient donc pas une infraction par rapport à une enquête, puisqu’aucune enquête n’était ouverte lors de leur rédaction. C’est le principe même du renseignement administratif.

Nous avons interrogé les chefs des services de police et de gendarmerie sur la question des remontées d’informations. Existe-t-il une norme sur ce point au sein du ministère de l’intérieur ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Les choses sont simples. Notre responsabilité est de veiller à la permanence et à la continuité de l’État, ainsi qu’aux libertés publiques. Il est donc nécessaire de disposer d’une vision fiable des événements touchant tous les domaines du vaste portefeuille qui est celui du ministère de l’intérieur, afin de pouvoir anticiper et mettre en œuvre toute action permettant de protéger les citoyens, les institutions et les biens, à tous les niveaux. Les préfectures et les services centraux du ministère transmettent ainsi au cabinet du ministre les informations qui apparaissent utiles.

J’ai demandé qu’une doctrine de principe soit mise en œuvre pour bien définir ce dont nous parlions. Elle a été portée par mon directeur de cabinet qui a donné des instructions sur ce sujet.

Notre objectif est d’être capable de définir au mieux les orientations et les moyens à déployer dans le cadre de la politique de sécurité intérieure, dans le respect absolu des dispositions de l’article 11 du code de procédure pénale. Le ministre de l’intérieur et son cabinet sont informés de certains événements qui risquent de troubler l’ordre public : en matière de risque terroriste, avec un état de la menace – via notre service de renseignement, la direction générale de la sécurité intérieure – ; ou en matière de risque de violences urbaines ou de troubles à l’ordre public en lien avec des événements particuliers. Nous avons ainsi été alertés d’un projet de grande fête en bord de Seine lancé il y a deux jours à Rouen et avons pu déplacer des forces mobiles. Ces informations peuvent également porter sur des sujets plus sensibles : une interpellation, un accident, des affrontements entre bandes. Si, dans un lieu, ou une communauté – j’essaie d’être neutre dans mon propos…

M. le président Ugo Bernalicis. Vous pouvez ne pas être neutre, monsieur le ministre !

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Je ne veux stigmatiser personne, c’est le sens de ma réserve. Ce n’est pas pour cacher quoi que ce soit devant vous.

Si donc nous savons qu’il y aura des interpellations dans une communauté, nous ne connaissons ni l’identité des personnes interpellées ni l’objet de l’interpellation, mais nous sommes sollicités pour prévoir des forces mobiles ou des renforts pour les équipes qui interviennent. Il en va de même pour les violences urbaines, qu’il nous faut anticiper. Dans ce cadre, les informations qui remontent ont trait au risque, non à l’état de la procédure.

Nous recevons également des informations spécifiques sur un accident ou un décès en service d’un fonctionnaire de police, d’un militaire, d’un gendarme ou d’un membre du personnel du ministère. Nous en recevons aussi sur des événements ou affaires ayant un retentissement médiatique, ou sur des incidents de sécurité civile graves ou sensibles impliquant des plans d’urgence à déclencher. Nous sommes aussi informés sur des événements internationaux, à grande échelle quelquefois – sur des phénomènes migratoires, par exemple – mais aussi sur des choses plus ciblées. Nous avons enfin régulièrement des informations quantitatives sur des manifestations d’envergure – nombre d’interpellations, de gardes à vue – et parfois, quelques jours plus tard, sur les suites judiciaires. En revanche, je ne reçois jamais la fiche des personnes mises en cause dans les procédures, ni aucun élément ou document lié à une enquête.

Je prends l’exemple de l’attentat de Strasbourg, premier attentat terroriste auquel j’ai été confronté. Une coordination entre le préfet, le procureur, nos forces mobiles et le ministère de l’intérieur doit être immédiatement instaurée. Nous échangeons entre nous. Si une opération est requise dans un quartier sensible, nous recevons l’information et devons nous coordonner sur ce point.

Les cas particuliers de remontées d’informations relatives à des enquêtes judiciaires se font vraiment dans le respect du secret de l’enquête. Au sein du ministère, tout est plutôt transparent. Rien n’est jamais sûr concernant la sortie potentielle d’un document. Tout le monde est donc devenu très prudent, et c’est bien ainsi.

L’information ne porte que sur des éléments factuels, le plus souvent déjà relayés par les médias. Aucune information sur les stratégies d’enquête ou les opérations à venir – prochaines interpellations, suite de l’enquête – ne m’a jamais été transmise. Je n’ai jamais vu remonter directement au ministre de procès-verbal ou de document de procédure. Ce cadre a été rappelé à l’ensemble des acteurs concernés, et c’est dans ce cadre que nous agissons.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous dites qu’il existe un protocole. J’imagine qu’il existe une sorte de procédure écrite. Est-il possible de nous la communiquer pour nos travaux ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Je vérifierai son statut avant de vous répondre, mais je pense que oui.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez dit que vous étiez interrogé par la presse et que, pour pouvoir lui répondre, vous étiez susceptible de demander des informations. Si un procès-verbal fuite, par exemple, comment cela se passe-t-il concrètement ? Demandez-vous aux services s’il s’agit ou non du vrai procès-verbal ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Je n’ai pas eu d’expérience dans laquelle cette question a été posée. En revanche, si une information est rendue publique, nous demandons une vérification car nous savons que nous serons interrogés, notamment lors des questions d’actualité au Gouvernement. Dans le cadre du contrôle parlementaire, les parlementaires nous interrogent régulièrement, y compris sur des affaires pendantes. Je vous invite à regarder les questions d’actualité de certains groupes politiques sur les six derniers mois. Certaines affaires en cours y reviennent régulièrement. Nous donnons en ce cas des éléments factuels et connus, utiles parfois pour corriger certains fantasmes. Une fausse information donnée une fois dans la presse peut en effet être commentée pendant 24 à 48 heures, voire sur une durée plus longue. J’ai en tête plusieurs affaires très médiatiques dans lesquelles une énormité publiée une fois est devenue une vérité répétée cent fois. Il est donc nécessaire d’être très factuel.

En revanche, dès qu’il s’agit d’affaires sensibles, notre réflexe est de renvoyer systématiquement au parquet pour qu’il s’exprime. Le rapport au temps n’est alors pas le même. Le parquet prend le temps de la certitude de l’information – vous avez rencontré suffisamment de professionnels du monde de la justice pour le savoir.

Globalement, lorsqu’une affaire sensible est mise en avant par la presse, je n’ai pas besoin d’émettre de demande. Il incombe aux chefs de service, aux directeurs, de recueillir les informations et de voir quels dispositifs il convient de mobiliser. En cas de fuite, si l’on considère qu’elle vient de la maison, il leur revient de décider d’engager ou non des poursuites.

M. le président Ugo Bernalicis. Ma question était précise : lorsqu’un procès-verbal fuite, demandez-vous s’il s’agit du vrai procès-verbal ou non ? Vous me répondez par la négative, en précisant que vous vérifiez l’information. Que vérifiez-vous en ce cas ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Je ne réponds même pas par la négative à votre question. Je n’ai jamais été confronté à cette situation.

M. le président Ugo Bernalicis. D’accord.

En mai 2019, le procureur de Paris, Rémy Heitz, a fait un rappel à l’ordre vous concernant. J’imagine que cela se trouve dans vos fiches…

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. C’est dans l’audition de Rémy Heitz que vous avez menée…

M. le président Ugo Bernalicis. Exactement !

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Comme je vous l’indiquais, j’ai lu les comptes rendus des précédentes auditions, dont celle-ci.

M. le président Ugo Bernalicis. Parfait ! Je vais quand même au bout de ma question, même si vous l’avez évidemment anticipée.

Comment en arrive-t-on à avoir une parole publique aussi précise en tant que ministre et à être remis en cause par le procureur, qui rappelle que seul le procureur de la République a, selon les termes de l’article 11 du code de procédure pénale, la capacité de s’exprimer ?

De nombreuses informations dont vous pourriez être destinataire ne pourraient-elles pas vous exposer si vous les révéliez – notamment en matière de lutte contre le terrorisme, où il s’agit de renseignement administratif et non judiciaire ? Il a pu arriver également que des services de renseignement étrangers se plaignent de voir certaines informations divulguées, pas forcément par vous, mais par l’exécutif. Comment gérer tout cela ?

Le rappel à l’ordre de Rémy Heitz en mai 2019 a-t-il eu des effets concrets sur un éventuel changement de doctrine de communication ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Je vous invite à relire ce que Rémy Heitz a répondu à votre question. Il vous a précisé qu’il n’entendait pas du tout qualifier cela de « rappel à l’ordre ». Il l’a dit devant vous, je me permets donc de répéter ses propos. La vérité de sa parole n’a pas besoin d’être réinterprétée comme vous venez de le faire dans votre question.

Votre question est plus globale. Il s’agit de savoir qui peut communiquer, comment et sur quoi. Le temps de communication des procureurs n’est pas forcément le même que celui de l’émotion.

Dans le cas particulier que vous évoquez, une personne, depuis lors mise en cause pour un acte terroriste, était recherchée par la police. Les services de police se sont mobilisés pendant près de deux jours et ont fini par localiser et interpeller le présumé coupable. Pendant ces quelques jours, une émotion très forte était palpable dans l’opinion publique et la population, notamment parmi les habitants du territoire qui avaient l’information qu’un terroriste possible pouvait se trouver sur le domaine public et commettre de nouveaux actes.

Il est de la responsabilité du ministre de l’intérieur de rassurer les populations. Donner l’information qu’une personne susceptible d’être l’auteur d’un attentat terroriste – donc potentiellement d’une reproduction d’actes graves – a été interpellée dans le cadre de la procédure judiciaire relève à mon sens de la communication du ministre de l’intérieur. Rassurer les populations relève de notre responsabilité. C’est une tâche importante.

Il faut trouver un point d’équilibre dans le droit de communication du procureur de la République, qui est assez strict, et peut être délégué. Dans l’ensemble, pour des affaires très sensibles, un échange constant s’effectue avant nos prises de parole entre le procureur, le ministre, nos services, le préfet, etc.

Il existe aussi des interprétations différentes, et des débats. Tous les procureurs n’ont pas la même interprétation de l’article 11, alinéa 3, du code de procédure pénale concernant certaines informations factuelles – le nombre de personnes décédées, par exemple. Le ministère de l’intérieur a aussi la responsabilité des secours et peut également communiquer sur ce sujet.

Il est essentiel de maintenir ce droit de communiquer exclusif du procureur sur les sujets liés à l’enquête et je n’entends pas le remettre en cause.

M. le président Ugo Bernalicis. Pensez-vous qu’il est de la responsabilité d’un ministre de l’intérieur de dire que les gens seront interpellés et « sévèrement condamnés » ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Oui, je pense qu’il faut aussi parler à l’opinion publique. Exprimer le souhait que des gens ayant commis des actes graves soient interpellés et sévèrement condamnés en fait partie, tout comme en font partie les rappels à l’exemplarité du monde politique.

M. le président Ugo Bernalicis. Il y a peut-être une subtilité entre le souhait, le conditionnel, et l’impératif. Vous ne serez cependant ni le premier ni le dernier à avoir des formules impératives en la matière ! Toutes les organisations syndicales de magistrats le reprochent d’ailleurs régulièrement aux différents ministres de l’intérieur, ce qui interroge quant à la parole publique de ce ministre et à la séparation des pouvoirs.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Nous sommes tous vigilants sur ces sujets. J’apprécie le sens de la mesure de vos propos, et ce rappel à la mesure que nous devons tous avoir. Nous nous inscrirons dans cette logique.

La République, c’est la loi, ce n’est pas moi. Je veille à appliquer la loi.

M. le président Ugo Bernalicis. Une enquête de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a été conduite concernant la violation du secret de l’enquête dans le cadre de l’affaire Geneviève Legay. Cette affaire condense des interrogations relatives à plusieurs événements, notamment la communication du Président de la République lui-même, sur un ton affirmatif, concernant ce qu’il s’est passé ce jour-là à Nice en matière de maintien de l’ordre – et qui a eu des suites judiciaires.

Avez-vous fait remonter des informations au chef de l’État sur ce qu’il s’est passé à Nice, le jour même ?

Quelle a été la motivation de l’enquête de l’IGPN ? Pourquoi entendre une journaliste de Mediapart ? Je crois d’ailleurs qu’un policier a fait l’objet d’une mesure administrative.

Que retenez-vous de cette affaire ? Avez-vous communiqué des informations au chef de l’État ? De quelles remontées d’informations avez-vous eu connaissance ce jour-là et concernant les suites données par l’IGPN ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Dans cette affaire, le procureur s’est exprimé très vite et a donné plusieurs éléments d’interprétation judiciaire des événements. Cela a certainement dû éclairer les expressions qui ont suivi. Ces expressions se sont faites d’ailleurs de façon contradictoire. J’ai le souvenir de certains parlementaires prenant fait et cause pour une version donnée, quand d’autres personnalités politiques se sont exprimées sur la base des déclarations du procureur. Je ne commenterai pas les propos du Président de la République. Il ne m’appartient pas de le faire.

Je n’ai eu aucune information sur l’enquête de l’IGPN et sur la violation de certains secrets. Je ne crois pas qu’il y ait eu de mesure de suspension liée à ce qu’il s’est passé sur place. En revanche, à ma connaissance – mais je n’ai pas de rapport qui me soit remonté sur ce sujet –, le policier qui a donné des informations a été, je crois, suspendu dans le cadre d’une enquête interne du ministère. Il n’appartient pas à un policier de donner des informations particulières à un journaliste.

Le policier qui serait à l’origine de la chute de Mme Legay et de sa blessure a été mis en examen.

M. le président Ugo Bernalicis. Je me permets d’insister sur ma première question. Je ne vous demande pas votre avis sur la communication du chef de l’État, je vous demande si vous lui avez transmis des informations.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Ma réponse est simple : non.

M. le président Ugo Bernalicis. Le procureur de la République s’est exprimé après, et non avant le chef de l’État. Ce dernier n’a donc pas pu s’appuyer sur ce qui avait été communiqué en application de l’article 11 du code de procédure pénale. Il a donc dû s’exprimer de son propre chef, à partir de ses propres canaux d’information. Or du côté de l’autorité judiciaire comme du ministère de l’intérieur, on nous dit que rien n’est remonté ! Je me demande comment le chef de l’État peut affirmer dans ces conditions que Mme Legay n’a pas été poussée par un policier !

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Monsieur le président, je crois que nous sommes attachés à la séparation des pouvoirs. C’est d’ailleurs le cœur des travaux que nous menons. Vous vous prêtez en tant que parlementaire à une mise en cause du Président de la République qui est, à mon sens, contraire aux principes de notre Constitution.

M. le président Ugo Bernalicis. Je ne le crois pas. La liberté d’expression est consacrée en ces lieux.

M. Didier Paris, rapporteur. Merci, monsieur le ministre, de répondre aussi précisément aux questions qui vous sont posées, et d’avoir dressé ce qui vous semble l’état actuel des défis auxquels nous sommes collectivement confrontés. Je vous rejoins sur les bornes qui s’imposent à notre commission d’enquête s’agissant de la séparation des pouvoirs, des enquêtes en cours, etc. Ce rappel est régulier. Nous voyons bien que les frontières sont parfois ténues.

Je vous avais adressé un questionnaire qu’il n’est pas question de parcourir dans le détail, mais dont je souhaite reprendre un ou deux points.

Nous sommes confrontés à une situation délicate en France du fait de l’article 11 du code de procédure pénale. Que se passe-t-il dans une situation où seul le procureur est en capacité de s’exprimer ? La législation devrait-elle, selon vous, évoluer pour que le pouvoir exécutif puisse s’exprimer en certains cas ? Vous avez dit vous-même être confronté à une contradiction majeure entre le devoir de rassurer une population qui en a besoin et le respect de l’article 11 du code de procédure pénale. Les services de police et de gendarmerie devraient-ils avoir un espace d’expression aux côtés ou, le cas échéant, sous le contrôle du procureur de la République ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Le droit de communiquer est encadré par l’article 11, alinéa 3 du code de procédure pénale. Une délégation aux services de police judiciaire est d’ores et déjà possible.

En pratique, les services de police et de gendarmerie sont associés à la communication du procureur. Ce dernier préconise parfois que telle ou telle personne s’exprime. À l’inverse, dès lors que les services d’enquête sont sollicités aux fins d’une expression publique sur une enquête judiciaire, ils doivent en aviser le procureur de la République et caler d’une part l’autorisation de parler et d’autre part les éléments sur lesquels ils peuvent s’exprimer. Des instructions très claires ont d’ailleurs été rappelées en interne par le directeur général de la police nationale et le directeur général de la gendarmerie nationale.

Votre question est plus large et reprend la première partie de mon propos concernant l’immédiateté et la propagation de fausses rumeurs. Nous faisons ce dernier constat en permanence. Nous pourrions illustrer ce point par de multiples exemples, sur les champs politique ou judiciaire. J’ai vu sortir des choses absolument ahurissantes !

Le procureur ne se précipite pas pour parler. Il veut la certitude de l’information. Cependant, une pression médiatique importante s’exerce. Les conditions encadrant le droit de communication du procureur de la République apparaissent parfois trop strictes, alors même que le besoin d’information des citoyens est important et n’est assouvi que par les chaînes d’informations en continu et les réseaux sociaux, qui quelquefois s’alimentent les uns les autres et laissent dire tout et n’importe quoi. Il se pose là une vraie difficulté. Des modifications législatives pourraient à mon sens être envisagées afin de prendre en compte l’évolution de notre société en société de l’information.

En ouvrant ce débat, je sais aussi la limite d’une parole politique sur un sujet qui doit rester judiciaire.

Nous voyons par ailleurs comment les procureurs ont commencé à intégrer cette dimension, en communiquant davantage. Des discussions ont lieu constamment entre les préfets – dès lors qu’il s’agit d’événements d’une certaine gravité – et les procureurs autour des communiqués de presse à diffuser.

Nous sommes de toute façon confrontés au fait que le monde médiatique est un Moloch qui a besoin d’être alimenté. En l’absence de matière, il s’auto-alimente avec n’importe quoi. Il est donc essentiel de déployer une parole millimétrée susceptible de fournir des éléments factuels, sans gêner pour autant le déroulement de l’enquête.

M. Didier Paris, rapporteur. Je ne réagirai pas à vos propos, car il s’agit là d’un débat de fond qui pourrait nous entraîner loin.

Notre commission d’enquête a procédé à environ 50 auditions depuis le début de ses travaux. L’impact des procédures judiciaires en cours – celle de l’affaire Fillon, par exemple – sur la notion d’indépendance de la justice est prégnant.

Vous semblerait-il possible, concevable, souhaitable ou nécessaire de geler les enquêtes pénales à des moments cruciaux de notre démocratie, en particulier l’élection présidentielle – sans interdire pour autant les constatations flagrantes ? Cette possibilité a été évoquée à plusieurs reprises, sans faire l’unanimité.

Vous êtes ministre de l’intérieur. Considérez-vous que les « boules puantes » pouvant être lancées dans un processus démocratique, notamment pour l’élection du Président de la République, pourraient être gelées, ou qu’il s’agit d’un fonctionnement normal que l’on ne peut bloquer ? Il est vrai cependant qu’un tel gel serait complexe à mettre en œuvre.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. L’indépendance et l’impartialité constituent deux des principes fondamentaux de notre système judiciaire. L’indépendance de l’autorité judiciaire est la garantie que les juges seront à l’abri des pressions et des menaces, y compris celles de moments particuliers. L’impartialité désigne quant à elle l’action de juger à charge et à décharge ainsi que le devoir de contrôler la légalité des actes d’enquête – gardes à vue, perquisitions – et leur proportionnalité au regard de la gravité appréciée des faits.

S’agissant des « boules puantes », le procès médiatique est généralement plus puissant que celui de l’instruction judiciaire, mais il peut être amplifié par l’expression de la mise en cause judiciaire. Ce procès médiatique perturbe tout, en tout cas, à un moment donné. Or l’enquête judiciaire peut permettre d’en sortir ou de l’éclairer. Toutefois, ce n’est pas toujours le cas. Vous avez cité une affaire précise, sur laquelle je ne me prononcerai pas. Le procès médiatique reste plus fort. Une information parue dans un journal paraissant le mercredi, même si elle est contestée ou niée par le mis en cause, est considérée de toute façon comme une information réelle. Elle est répétée dix fois, vingt fois, trente fois par tous les médias et l’on peut connaître alors certains emballements. Quelques mois plus tard, l’enquête judiciaire ou une commission d’enquête parlementaire pourrait exposer les faits et rétablir la vérité, mais le procès médiatique aura déjà fait son office.

Geler les enquêtes pénales à l’approche des élections – de l’élection présidentielle en particulier – ne paraît pas approprié. Cette mesure constituerait une atteinte majeure au principe de libre accès au juge pour tous. De plus, la réalisation d’investigations pénales concourt à la préservation de l’intérêt public au-delà des intérêts privés pouvant être mis en cause. Notre opinion publique aurait en outre le sentiment qu’une nouvelle fois la classe politique veut échapper à l’application du droit, et qu’il existerait pour elle une justice spécifique.

Il existe cependant des usages. Les magistrats sont des gens intelligents. Ils savent jauger la proportionnalité de leurs actes et éviter – sauf en cas de risque de trouble à l’ordre public ou de fuite – de se heurter au temps médiatique, dont ils subissent également la pression. Cela relève de l’intelligence d’appréciation du magistrat.

Je ne suggérerai donc pas de modification législative visant à suspendre le temps électoral – d’autant que certaines personnes régulièrement candidates à des élections pourraient en profiter pour organiser leur propre impunité pénale !

M. Didier Paris, rapporteur. Merci pour la franchise de votre réponse.

Nous avons auditionné les syndicats de police le 1er juillet. Je les ai trouvés assez calmes. Ils ont souligné notamment la faible attractivité des métiers de la police judiciaire au sein de la police nationale, et le fait que le manque d’enquêteurs peut avoir un impact sur l’indépendance de la justice, qui n’a pas dès lors les moyens de son action. Par quels moyens pourrions-nous rattraper cette situation, qui paraît aux yeux des syndicats extrêmement délicate ?

M. le président Ugo Bernalicis. Le nombre et la répartition des OPJ dans les services font-ils l’objet d’un suivi et d’un pilotage spécifiques ?

M. Didier Paris, rapporteur. Vous pourrez transmettre des éléments a posteriori.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Nous vous transmettrons des éléments en réponse à votre dernière question. Nous disposons effectivement de tableaux de bord sur ce sujet. Nous vous communiquerons également les moyens alloués aux services de police judiciaire.

Vous évoquiez la crise de recrutement que connaissent certains territoires de police judiciaire.

Au total, 100 450 équivalents temps plein sont mobilisés sur des fonctions judiciaires, mais ils ne le sont pas forcément tous à temps plein. J’ai précisé plus haut la spécificité de l’organisation de la gendarmerie sur ce point. Plus de 5 milliards d’euros sont mobilisés pour les missions de police judiciaire.

Nous assistons à une crise de la police judiciaire. Je confirme par ailleurs que les organisations syndicales sont toujours assez calmes, pour reprendre vos mots, même si elles sont quelquefois revendicatives, ce qui est bien naturel et légitime ! Pour ma part, je respecte tous les syndicats et ne fais pas de distinction entre eux. Par nature, un syndicat, lorsqu’il est représentatif, mérite le respect. Vous avez reçu le 1er juillet les syndicats représentatifs de la police, et vous pourriez recevoir aussi le Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie, instance de représentation des gendarmes, qui portera probablement sur la question judiciaire le même commentaire que celui que je vous livre.

La crise des vocations est liée à la complexité et à la paperasserie qui dominent le travail de police judiciaire. Les efforts que nous pouvons faire pour remédier à cette lourdeur de procédure n’apparaissent pas suffisants sur le terrain. La dématérialisation y contribuera néanmoins, notamment le procès-verbal dématérialisé de « délictualisation » d’usage de stupéfiants. En moyenne, lorsque quelqu’un était contrôlé faisant usage de produits illicites, trois heures de procédure étaient nécessaires pour la police judiciaire, suivies de trois heures de procédure en magistrature, pour aboutir dans 10 à 15 % des cas, au mieux, à un rappel à la loi.

La police judiciaire représente 40 % de nos effectifs, 4,3 millions d’infractions relevées, 44 000 gardes à vue, et 60 % de taux d’élucidation en 2019. Elle connaît cependant une crise des vocations qu’il nous faut tenter de résoudre. Des aménagements statutaires ont été décidés, ainsi que des accompagnements spécifiques sur certains territoires. Je vous communiquerai les informations relatives aux tensions que nous connaissons.

Une mesure importante est celle du taux d’OPJ ramené à la population. En la matière, nous constatons de véritables carences. De manière générale, nous rencontrons d’importantes difficultés sur notre territoire en matière de police, notamment en région parisienne. Les élèves sortis d’école se rendent souvent dans cette dernière région car ils n’ont pas d’autre choix territorial, mais n’ont rapidement qu’un seul souhait : celui de regagner leur région d’origine, ce qui est parfaitement légitime. Il nous faut travailler sur ce sujet. Nous lançons pour ce faire des programmes de fidélisation à destination des OPJ, en particulier sur la plaque parisienne.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous êtes à la tête de la police et de la gendarmerie nationale. Vous êtes aussi le patron des préfets sur les territoires. Nous étudierons au Parlement la prolongation de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (loi SILT) s’agissant de la police administrative, pour une période qui reste à déterminer.

Cette fonction de police administrative qui fait notamment appel à des visites domiciliaires – sur décision validée par le juge des libertés et de la détention (JLD) mais qui donnent lieu à de nombreux débats entre efficacité de la lutte contre la terrorisme et préservation des libertés individuelles – va-t-elle trop loin ? Faudrait-il revenir sur certaines dispositions, ou l’équilibre vous paraît-il atteint à cet égard par rapport à l’indépendance de la justice ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. L’équilibre se trouve dans le fait que l’on traduise tout cela dans une loi. Du point de vue du ministère de l’intérieur, nous souhaiterions pouvoir disposer plus librement de certains outils ou de certaines technologies, sous le contrôle du juge, pour pouvoir gagner en efficacité dans notre capacité d’intervention. À titre d’exemple, deux jours d’analyse des images de vidéoprotection de Lyon et de la commune voisine ont été nécessaires, par une trentaine d’enquêteurs, pour retracer le cheminement de l’auteur de l’attentat de Lyon. Avec d’autres outils d’analyse, cela aurait pu être fait plus rapidement. Le ministère de l’intérieur a de toute façon toujours le souhait de disposer des outils les plus efficaces.

Cependant, il faut tenir compte aussi du principe de liberté individuelle. Le débat parlementaire permet toujours de trouver un point d’équilibre entre ce principe et le principe d’efficacité. Ainsi, les parlementaires se sont montrés très vigilants sur ce point lors des débats relatifs à la loi SILT. Dans ce cadre, s’agissant de la police administrative, l’équilibre me semble atteint. Je n’ai connu aucun impact négatif sur des affaires judiciaires, étant donné que les mesures administratives interviennent en amont de l’enquête judiciaire. Les visites domiciliaires peuvent ainsi permettre la découverte d’éléments particuliers susceptibles d’entraîner l’ouverture d’une enquête. Les mesures administratives peuvent également intervenir après la condamnation, et n’interfèrent pas non plus par conséquent dans le temps judiciaire. Je pense notamment aux mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, mises en œuvre après la condamnation.

Mon sentiment est qu’un équilibre est atteint, mais qu’il n’est pas immuable, y compris parce que nos adversaires utilisent les moyens technologiques les plus avancés. Face au développement de la commission de crimes, nous devons nous adapter. En matière de téléphonie mobile, la logique des écoutes téléphoniques – efficaces et très encadrées – se heurte à l’utilisation par nos adversaires de dispositifs très différents. Une conférence de presse se tient ce jour à La Haye sur une opération exceptionnelle conduite par la gendarmerie nationale française en matière de lutte contre la très grande criminalité dans le monde. Nous voyons combien nos adversaires savent technologiquement s’adapter. Pour cette raison, l’équilibre susmentionné doit être interrogé en permanence, pour que nous ne souffrions pas d’une asymétrie des méthodes. Notre objectif – en matière judiciaire, et dans le quotidien de nos forces de sécurité – est de protéger les Français.

Mme Cécile Untermaier. La question d’un statut indépendant de l’IGPN et de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) est évoquée. Quelles seraient les motivations d’un tel statut ? Quel lien avec l’indépendance de la justice ?

Les fuites interviennent dans la phase d’enquête et dans la phase judiciaire. Elles sont intolérables en ce qu’elles mettent en doute la procédure. Au sein de la police, des actions déontologiques et des enquêtes sur des comportements donnés sont-elles menées afin d’exclure ce risque ?

Ne faudrait-il pas revenir sur le principe du secret de l’instruction tant il est bafoué régulièrement ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Je ne veux pas tomber dans le commentaire consistant à dire que les inspections, notamment dans le volet judiciaire de leur action, seraient complices de la police ou de la gendarmerie parce qu’elles en font partie. C’est le contraire. C’est parce que ce sont des femmes et des hommes qui connaissent parfaitement la maison qu’ils ont servie avant d’être à l’inspection générale qu’ils sont redoutés par les services. Je ne voudrais pas qu’il y ait de doute sur ce sujet.

Le sentiment de non-décision que l’on constate parfois est lié par ailleurs au temps judiciaire. Je vous communiquerai les rapports de l’IGPN et de l’IGGN, qui dressent un bilan de l’année 2019. Vous verrez que l’IGPN mène plusieurs enquêtes, et les transmet à la justice lorsque cela s’avère nécessaire. Je peux vous assurer qu’elle est crainte. Installer, au sein des services de police judiciaire, des personnes extérieures aux professions concernées ne serait pas de nature à améliorer les choses. Je ne veux pas laisser penser qu’il y aurait un affaiblissement du dispositif en matière d’inspection. C’est une vieille marotte. Il faut des gens formés pour mener des enquêtes. Des représentants d’associations, par exemple, n’auront pas forcément la formation nécessaire pour le faire, et ne sont pas en outre tenus aux mêmes contraintes de secret que des fonctionnaires de police ou de gendarmerie.

L’IGPN et l’IGGN n’ont pas de pouvoir de sanction. Comme je l’ai annoncé en conférence de presse le 8 juin, j’ai souhaité que l’on ait une approche plus globale sur certains dossiers. Je prends l’exemple des enquêtes déclenchées après la disparition puis le décès de Steve Maia Caniço lors de la fête de la musique à Nantes. Dans un premier temps, dans les jours qui ont suivi la disparition, nous avons sollicité une enquête de l’IGPN. Celle-ci a établi plusieurs questionnements mais n’a pas apporté toutes les réponses car le champ de son action était limité. Dans un second temps, après la remise du rapport de l’IGPN, j’ai saisi l’Inspection générale de l’administration (IGA) pour avoir un champ plus global d’investigation – incluant la dimension préfectorale, l’organisation, en amont, des conditions de sécurité encadrant cette manifestation en lien avec la commune de Nantes, etc. Sur la base de ce rapport, j’ai pris des décisions relatives aux personnes en responsabilité et au maintien de l’ordre en bord de rivière, de nuit.

Dans cet esprit, j’ai souhaité une réforme des inspections impliquant la création d’un collège des inspections générales du ministère de l’intérieur présidé par l’IGA et comportant en son sein les responsables de l’IGPN et de l’IGGN ainsi que plusieurs profils variés, dont un procureur. Ce collège peut, à la demande du ministre, évoquer plusieurs dossiers voire évaluer un rapport de l’inspection générale qui lui est soumis ou demander des compléments d’information. L’idée est de renforcer le rôle de l’IGA sur les enquêtes les plus importantes, car elle porte une diversité de profils et de champs d’investigation utile pour éclairer les décisions. Nous en avons en outre installé un comité d’évaluation de la déontologie au sein de l’IGPN réunissant des avocats, des magistrats, des journalistes, des associations et des particuliers afin de travailler sur plusieurs sujets – contrôle d’identité, usage de la force, etc. – et d’éclairer la décision. Ce comité n’a toutefois pas vocation à enquêter, car il n’est pas compétent pour le faire.

Je réaffirme le caractère intolérable des fuites. C’est une faute professionnelle grave. Il existe deux types de fuites. Le premier est la fuite d’informations – si l’on communique, par exemple, que la police est en train de réaliser une opération à tel endroit…

M. le président Ugo Bernalicis. Il arrive que nous ayons l’information en temps réel dans la presse.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Nous avons de nombreuses affaires comme cela, où les journalistes demandent confirmation au service d’information et de communication de la police. Il s’agit d’indiscrétions intolérables.

Il existe aussi les fuites de procédure, et les communications sur des procédures. Des conférences de presse sont ainsi organisées sur des faits de procédure, où je suis interpellé pour fournir des réponses, alors même que je n’ai aucune information judiciaire sur le dossier !

Les policiers sont soumis à une obligation professionnelle de discrétion. Cette obligation est inscrite dans le code de sécurité intérieure et des sanctions interviennent si elle n’est pas respectée. Des poursuites disciplinaires sont possibles après saisie des inspections d’une enquête administrative pour violation du secret de l’enquête. L’exemple de l’affaire de Mme Legay entre dans ce cadre.

Dans les faits, il est très difficile de savoir d’où provient la fuite et d’identifier l’enquêteur ou l’avocat qui a fourni l’information, d’autant que les journalistes, par nature, protègent leurs sources. Je ne vous suggère aucune modification législative sur ce point et m’en veux le garant. Il reste que ce système génère sa propre protection, ce qui constitue une véritable difficulté. Pour autant, je ne nous invite pas à remettre en cause le principe fondamental de protection du secret des sources pour les journalistes.

M. Olivier Marleix. Je reviens sur l’affaire des fadettes qui a enflammé à juste titre le barreau de Paris depuis les révélations du Point. Plusieurs dizaines d’avocats ont vu leurs relevés téléphoniques épluchés. Maître Jean Veil expliquait le 1er juillet à la télévision que les soixante avocats de son cabinet avaient tous été concernés. D’autres, comme Maître Dupond-Moretti, ont été géolocalisés. La procureure générale que nous avons interrogée sur le sujet a semblé dire que le cadre légal ne paraissait pas interdire cette pratique. La loi prévoit une protection pour les journalistes, mais pas pour les avocats. Cet exemple de « pêche au chalut » qui semble être allé plus loin vous préoccupe-t-il ? Faudrait-il compléter notre législation pour mieux protéger les avocats ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Je n’ai aucune information sur l’affaire évoquée. Tant mieux, d’ailleurs ! Elle est ancienne, et ne relève pas du ministère de l’intérieur. Je ne dis pas cela pour me défausser, mais parce qu’elle se situe dans un cadre judiciaire…

M. Olivier Marleix. Oui, oui !

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. J’ai bien noté que plusieurs dizaines d’avocats et de magistrats auraient été suivis dans cette affaire.

Il s’agit de fadettes demandées dans le cadre d’enquêtes judiciaires. Comme vous le savez, deux types de techniques peuvent être utilisés. Certaines n’entrent pas dans le cadre judiciaire, mais le système est extrêmement contrôlé. Dans ce contexte, cette opération ne serait jamais passée. Je le vois d’expérience dans les demandes faites par nos services, qui sont visées par le Premier ministre et soumises à une commission chargée de contrôler attentivement ces sujets. En l’occurrence, il ne s’agit pas du tout du même dispositif.

Votre question est plus politique, mais ne relève pas du ministère de l’intérieur. Il faut protéger certaines professions, par nature, mais cela ne les exonère de rien en matière de respect du droit.

M. Olivier Marleix. La fuite revient, selon l’expression du président Mitterrand, à « jeter aux chiens » certaines personnes avant que toute enquête aboutisse et que tout procès équitable ait lieu. Vous avez évoqué le fait que l’IGPN pouvait être saisie. J’ai relu avec attention l’excellent rapport de Didier Paris et de Xavier Breton sur le secret de l’enquête et de l’instruction et n’y ai pas trouvé d’éléments quantitatifs relatifs au nombre de saisines de l’IGPN sur cette question. Cela me paraît important.

À chaque fois qu’une victime de fuite saisit le parquet, les procureurs classent systématiquement l’affaire sans suite, ce qui est extrêmement regrettable. Les convocations faites peuvent d’ailleurs paraître insuffisantes.

N’y a-t-il pas une marge de progression du côté de l’IGPN pour que le ministère de l’intérieur puisse attester, en toute sérénité, que les fuites ne viennent pas des forces de l’ordre ? Je ne crois pas que ces dernières soient fréquemment à l’origine des fuites.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Le rapport de l’IGPN ne contient pas d’informations quantitatives sur ce point. Je pourrais passer une commande en ce sens.

Il existe différentes sources possibles de fuites. Il faut trouver un point d’équilibre entre la liberté d’informer et la protection. En réalité, ce n’est pas sur le secret des sources que l’on devrait agir, si vous vouliez aller plus loin dans le domaine, mais sur la protection des pièces judiciaires – qui devraient relever d’une classification interdisant de les rendre publiques. Cela se heurte toutefois au devoir d’information. C’est toute la difficulté d’un système transparent qui devient asymétrique.

Il faut réaffirmer sans cesse que toutes les pièces d’une enquête sont protégées par le secret – procès-verbaux, preuves recueillies, témoignages, techniques d’enquêtes utilisées. Seules les personnes concourant à l’enquête doivent en avoir connaissance. Elles sont aussi les seules à être soumises au secret de l’enquête. Par conséquent, le juge, le procureur, le greffier, l’enquêteur, l’interprète, l’expert, ou le policier pourraient être mis en cause, mais pas forcément d’autres personnes susceptibles de relayer l’information.

Cependant, même si vous décidiez d’interdire l’évocation de tout document classé dans le cadre d’une procédure, ce dernier sortirait quand même dans l’anonymat sur les réseaux sociaux. Cela ne constituerait donc pas une sécurisation suffisante. En revanche, les sanctions pourraient être prises plus systématiquement. Je rappelle que le code prévoit un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Toute la difficulté est de remonter à la source de l’information dans de bonnes conditions. Il nous faut réaffirmer que la seule exception au secret de l’enquête concerne le procureur.

M. Olivier Marleix. L’un de vos prédécesseurs, ancien ministre de l’intérieur et qui a été également directeur général de la police nationale, écrit dans un livre à propos d’une enquête dont il a fait l’objet : « Est-il admissible que lOPJ qui mauditionne reçoive, gêné, un coup de téléphone du ministère de lintérieur linterrogeant sur mes propos alors que mon interrogatoire nest pas encore terminé ? LOPJ sempresse de faire savoir à son interlocuteur quil ne peut lui répondre, le renvoyant vers ses supérieurs. Reste une question : par quelles facultés le ministère parvient-il à trouver si facilement lOPJ qui minterroge ? ».

Cette pratique a eu lieu devant témoin, puisqu’un avocat était présent. Si vous vouliez missionner l’IGPN sur ce dossier, il y a un témoin !

Ce genre de pratique vous paraît-il encore possible dans votre ministère ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Ce n’est pas la règle. C’est même prohibé. Je n’aurais pas la candeur de vous dire qu’il n’existe pas de personne qui souhaite avoir des informations. Cependant, je n’ai jamais vu passer de commandes au niveau de mon cabinet.

Si c’est vrai – et je ne le remets pas en cause –, un tel coup de fil pendant une audition est totalement scandaleux ! Ce n’est pas une procédure normale. Si c’est arrivé, c’était certainement exceptionnel. L’usage et les principes sont totalement opposés à ce qui vient d’être évoqué et dont je ne conteste pas la réalité, ne connaissant pas l’affaire.

Mme Naïma Moutchou. Je vous rejoins sur le problème du temps auquel se heurte la justice, et qui me semble majeur. Le temps s’écoule souvent au détriment du bon fonctionnement de la justice. Le temps médiatique n’est pas le temps politique et n’est jamais le temps judiciaire. La justice peut donc se trouver sous pression. Or une justice sous pression ne travaille pas dans la sérénité et n’est pas indépendante.

Je vous rejoins également sur la question relative au défi représenté par les fuites. Il s’agit d’un enjeu central. Les fuites dans le secret de l’enquête, notamment dans les affaires sensibles, sont nombreuses. Dans ce type d’affaire, le secret de l’enquête ne relève plus que du secret de polichinelle ! Plusieurs pistes sont à l’étude pour tenter d’y remédier. Le problème est l’équilibre entre le respect du secret et le droit à l’information. Dans les débats d’intérêt général, ce dernier est un principe à valeur constitutionnelle, et c’est très bien ainsi. Les journalistes doivent pouvoir remplir leur mission, qui est une mission de haute importance. Ils sont les « chiens de garde de la démocratie », pour reprendre l’expression de la Cour européenne des droits de l’homme.

Plusieurs solutions sont néanmoins à l’étude. Je voudrais saluer à ce titre l’excellent rapport remis sur ce sujet par notre rapporteur et Xavier Breton. Je voudrais également vous soumettre une proposition de bon sens visant à sensibiliser les forces de sécurité, notamment dans la police nationale, sans distinction de grades, sur les questions de communication et de prises de parole. Qu’en pensez-vous ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Vous avez évoqué la pression temporelle et médiatique qui pèse sur l’ordre judiciaire. Nous avons tous en tête des affaires où certains considèrent que la seule réponse judiciaire adéquate est celle qui est conforme à leurs aspirations personnelles, et le théorisent parfois dans le champ politique ou médiatique, de façon assez surprenante. Ils en viennent à dire que leur mise en cause éventuelle relèverait forcément du complot politique – parfois même en direct lors d’une interpellation. J’ai en tête des interpellations qui ont eu lieu il y a quelques jours dans une grande ville du sud de la France, qui étaient commentées et dénoncées au fur et à mesure sur les réseaux sociaux alors même que la personne mise en cause a, en définitive, reconnu des faits d’agression. Cette pression médiatique est insupportable pour la justice.

J’évoquais plus haut le Moloch médiatique qui a besoin d’être alimenté. Vous suggérez un élément de réponse que je partage. Je pense que nous avons intérêt à élargir les conditions de communication du procureur et à octroyer un droit de communication aux services enquêteurs. L’annonce d’un bilan victimaire pourrait revenir aux sapeurs-pompiers, par exemple. Il faut donner des possibilités d’expression à ceux qui sont au cœur de l’enquête et ne pas se crisper sur le fait que toute expression devrait être conditionnée.

Dans les faits, le procureur peut déjà autoriser policiers ou gendarmes à s’exprimer. Des échanges locaux ont lieu avec le préfet. Sur les affaires locales en particulier, nous avons tout intérêt à favoriser des expressions factuelles, non susceptibles de gêner l’enquête, afin d’apaiser et d’expliquer la situation lorsque la lecture qui en est faite est éloignée de la réalité des événements.

Il faut tenir compte ensuite des questions de perception. Face à une violence urbaine, il y a forcément une part d’émotion, y compris au ministère de l’intérieur. Cependant, une mise en perspective s’effectue sur la base du travail des services.

Ce travail pourrait être intéressant, mais implique d’avoir une parole plus libérée, sans gêner pour autant l’enquête judiciaire.

M. le président Ugo Bernalicis. De très nombreuses affaires concernant des personnes victimes de violences avérées – perte d’un œil, etc. – lors de manifestations se sont soldées par des classements sans suite. Ces classements sont suite sont dus au fait que l’on n’a pas réussi à trouver la personne responsable du tir de lanceur de balles de défense (LBD), le cas échéant, ou du lancement de la grenade responsable de la blessure. Mon collègue Loïc Prud’homme en a fait les frais. Nous vous avions interrogé à ce sujet lors des questions au Gouvernement. Il a subi un matraquage, filmé par un journaliste. Or cela s’est traduit par un classement sans suite, l’auteur des faits n’ayant pas été retrouvé.

Pourtant, lors des réponses aux questions au Gouvernement, vous avez fait le récit des événements disant que Loïc Prud’homme avait brandi sa carte de député. Vous aviez visiblement bénéficié d’une remontée d’informations sur le sujet qui pourrait peut-être vous permettre, à vous, de trouver l’auteur des faits ! Je m’interroge, en fonction de ce que nous nous disons ce jour, sur le classement sans suite auquel cette affaire a abouti.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. J’ai bien noté l’intitulé de la commission que vous présidez. Il s’agit d’une commission d’enquête relative aux obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Or votre question interroge l’indépendance du pouvoir judiciaire, puisque vous mettez en cause une décision de justice, celle du classement sans suite.

Lorsqu’il y a un classement sans suite, j’en prends acte. Je ne le commente pas ni ne le conteste. Lorsque des gens scandent « Suicidez-vous ! » en s’adressant à la police, il peut m’arriver de trouver choquant qu’en définitive un magistrat décide un classement sans suite et que cela ne fasse pas l’objet de poursuites. Cependant, je ne m’exprime pas sur ce sujet, car je veille à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Quand un procureur prend, seul, la décision de classer sans suite, je ne voudrais pas laisser penser que cette décision découle d’un appel du préfet ou du ministre de l’intérieur. Cette décision est prise à la suite d’une enquête. Le juge décide si l’enquête doit se poursuivre, ou si l’affaire doit être classée sans suite.

Je suis, comme vous, attaché à regarder ce qu’il se passe sur les réseaux sociaux. J’ai souvenir d’avoir vu, de mes yeux, non pas des éléments d’enquête qui m’auraient été communiqués mais plusieurs vidéos impliquant M. Prud’homme et le montrant en train de brandir sa carte. Dans mon interprétation des faits, il n’a pas été agressé par les forces de sécurité intérieure qui lui demandaient de ne pas franchir le barrage qui avait été constitué. L’immunité parlementaire n’affranchit pas du respect de la loi. Je ne reviens pas sur cette affaire. Ce que je sais, c’est qu’à ce moment-là il aurait pu ne pas aller dans cette rue, fermée conformément aux instructions délivrées sous l’autorité du préfet de Gironde qui gérait la manœuvre de protection du centre-ville de Bordeaux.

Je me suis prononcé sur la base de vidéos publiques diffusées sur les réseaux sociaux, pour défendre l’honneur de nos forces de sécurité dont je pensais qu’elles étaient injustement mises en cause et qui le sont d’ailleurs très souvent. Ma responsabilité est de défendre leur honneur.

M. le président Ugo Bernalicis. Ma question ne portait pas sur l’objet du classement sans suite – le procureur classe sans suite s’il n’a pas d’éléments – mais sur le fait que le procureur ne parvienne pas à obtenir d’éléments dans un certain nombre d’enquêtes.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Le procureur a considéré que les éléments dont il disposait le conduisaient à classer l’affaire sans suite.

M. le président Ugo Bernalicis. En l’espèce, il n’a pas réussi à authentifier l’auteur de l’acte, ce qui interroge car cela s’est produit dans de nombreuses affaires où des personnes avaient perdu un œil.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Je n’ai pas d’éléments de procédure sur ce point.

M. le président Ugo Bernalicis. Je ne sais pas où M. Prud’homme en est dans sa procédure. Je ne crois pas qu’il ait saisi qui que ce soit, mais je le lui conseillerai.

M. Erwan Balanant. Les pressions médiatique, sociale, et politique font partie du débat public.

À ma connaissance, un classement sans suite n’est pas justifié publiquement. Les parties n’en sont même pas nécessairement informées. Il faudra que l’on regarde cela attentivement. Les procureurs font des efforts de communication. Nous l’avons vu avec M. Molins sur le terrorisme, dont les points d’étape étaient appréciés par les Français. Dans la mesure où le secret de l’instruction est un secret de polichinelle, n’y aurait-il pas des réflexions à avoir sur l’organisation de la communication autour des dossiers ? Peut-être pourrions-nous envisager une explicitation voire une diffusion des raisons des classements sans suite ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Je transmettrai à la justice.

Le classement sans suite est justifié par le procureur, si l’auteur des faits est inconnu. Celui qui a déposé plainte peut faire appel de cette décision.

Les affaires récentes du Burger King et les décisions prises à Strasbourg montrent l’absence d’impunité. L’ensemble des procédures sur lesquelles la justice a été saisie à la suite d’enquêtes de l’IGPN, notamment concernant les manifestations dites des « gilets jaunes », le montre également. Les 55 000 manifestations étaient, pour l’essentiel, illégales car elles ne respectaient pas le principe de base de la déclaration de manifestation. Dès qu’une plainte est déposée, une instruction a lieu. Si des éléments conduisent à sanctionner des fautes, ces sanctions sont prises. Ce principe est essentiel à la bonne exécution du droit. Il n’existe pas en la matière de système de protection des forces de l’ordre. Je rappelle néanmoins que les forces de l’ordre sont les seules légitimes à utiliser la force et que l’utilisation de la force n’est pas une faute en soi. Il me semble nécessaire de le préciser.

Je tiens à votre disposition le bilan des enquêtes judiciaires de l’IGPN sur les manifestations des gilets jaunes ainsi que l’ensemble des analyses relatives aux signalements qui ont été faits et le bilan des décisions judiciaires qui en ont découlé.

À travers une question concernant un député de La France insoumise, je ne voudrais pas qu’on laisse penser qu’il n’y aurait pas de justice pour la police. La police porte en elle-même cette exigence de justice.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci.

 

 

 


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Audition du jeudi 2 juillet 2020

À 15 heures : M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour dappel de Paris, accompagné de M. Julien Quéré, conseiller à la cour dappel, chargé de mission à la première présidence

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, à la suite des auditions qui ont eu lieu ces dernières semaines, notre commission d’enquête a souhaité entendre à nouveau M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris, que nous avions reçu le 6 février dernier. Il sera entendu également en tant qu’ancien président du tribunal de grande instance de Paris, poste qu’il a occupé entre 2014 et 2019. Il est accompagné de M. Julien Quéré, conseiller à la cour d’appel de Paris et chargé de mission à la première présidence. Messieurs, je vous remercie de votre présence.

Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire, si vous le souhaitez. Mais auparavant, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(M. Jean-Michel Hayat et M. Julien Quéré prêtent successivement serment.)

M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour dappel de Paris. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, j’ai cru comprendre que vous souhaitiez me réentendre sur la période durant laquelle j’ai exercé mes fonctions de chef de juridiction du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, aujourd’hui tribunal judiciaire de Paris. Je suis prêt à répondre immédiatement à vos questions.

M. le président Ugo Bernalicis. J’irai droit au but. Cette audition fait suite aux déclarations de l’ex-procureure de la République financière, Éliane Houlette, au sujet de l’affaire concernant M. François Fillon. Mme Houlette a fait état de l’atmosphère tendue dans laquelle se trouvait le parquet national financier (PNF) face aux demandes du parquet général. Est arrivée très vite sur la table la question de l’ouverture d’une information judiciaire, demande formalisée par un courrier de la procureure générale dont il nous a été fait lecture. Le recours à l’information judiciaire a finalement été décidé par le PNF une semaine plus tard, pour un autre motif juridique.

La question de la désignation du juge d’instruction dans cette affaire a également été posée par voie de presse, et elle a été évoquée par M. Renaud Van Ruymbeke, doyen des juges d’instruction au moment des faits, que nous avons entendu la semaine dernière.

Ma première question est simple : comment se sont passées la désignation de M. Serge Tournaire dans l’affaire impliquant M. Fillon, acte qui relevait alors de vos prérogatives, et la suite de l’instruction ?

M. Jean-Michel Hayat. Je vais essayer de vous répondre de la manière la plus claire possible, en commençant par détailler la succession des faits et le mode de désignation des juges d’instruction qui, à Paris, est un peu plus compliqué qu’ailleurs en raison de la taille de la juridiction, où il y a désormais soixante-dix-neuf juges d’instruction.

C’est en réalité deux jours avant l’ouverture effective de l’information judiciaire dans le dossier Fillon, le mercredi, qu’Éliane Houlette m’a passé un coup de fil très bref pour m’en informer. Je n’ai participé à aucune réunion, je n’ai rien su de ce qui s’était passé auparavant et me tenais à 1 000 lieues de tout cela. Le vendredi, en fin de matinée ou en début d’après-midi, le dossier arrive à ce qu’on appelle le bureau 101, c’est-à-dire le secrétariat de la première vice-présidente chargée du service pénal, ce qui marque véritablement l’ouverture de l’information.

S’agissant de la désignation des juges d’instruction, un tableau de roulement organise une permanence pour tous les pôles dès lors qu’une personne est déférée. Cela signifie qu’à l’issue d’une garde à vue de quarante-huit ou quatre-vingt-seize heures, selon les cas et le type de procédure, la personne concernée est présentée à un juge d’instruction aux fins de mise en examen. Elle doit comparaître à l’issue de sa garde à vue et transite par un lieu d’attente gardé. Le système de permanence permet de savoir quel juge prendra le dossier.

Pour ce qu’on appelle les ouvertures sur courrier, en revanche, le tableau de roulement ne s’applique pas : il s’agit de désignations gérées par la présidence, en l’occurrence la première vice-présidente chargée du service pénal.

En réalité, le tableau de roulement fonctionne moins qu’on ne l’imagine pour les ouvertures d’information. Rien que pour le service général, 25 % des ouvertures d’information se font sur courrier : ce sont les très nombreuses plaintes déposées dans des affaires de presse, d’injures raciales, de diffamation, ou dans des procédures parfois ouvertes contre X pour des infractions extrêmement sensibles. La question du juge de permanence ne se pose donc pas. Au pôle antiterroriste, les ouvertures se font aussi très souvent sur courrier, par exemple quand on souhaite démanteler un réseau, qu’on n’a pas encore identifié tous les auteurs des faits et qu’ils n’ont donc pas été déférés. Au pôle santé publique, ce sont près de 95 % des dossiers qui sont ouverts sur courrier. Au pôle financier, en dehors de quelques ouvertures sur défèrement, ce sont aussi des ouvertures sur courrier.

Il est également important de comprendre que, même en cas de défèrement, le seul moment où la présidence peut véritablement mettre en place une co-saisine ou une collégialité, c’est lors de l’ouverture de l’information. Depuis que je suis chef de juridiction, j’ai toujours veillé à faire en sorte que les magistrats travaillent en co-saisine, c’est-à-dire à deux, ou plutôt en collégialité, à trois, car cela permet un débat et une majorité peut se dégager s’il y a une divergence d’appréciation – ce n’est pas un scénario complètement artificiel.

Les ouvertures sur courrier concernent toujours des dossiers sensibles, ce que j’illustrerai par deux exemples : l’incendie de Notre-Dame et celui de l’usine Lubrizol à Rouen. Mais il y en a bien d’autres.

Pour les ouvertures sur courrier se pose donc la question du choix des magistrats. Les critères sont un peu les mêmes à chaque fois. Il faut être conscient que les affaires politico-financières présentent un risque pour les magistrats qui en sont saisis. Mon souci a toujours été de répartir le risque, en évitant d’attribuer systématiquement les dossiers aux mêmes juges. Toutefois, dans les dossiers les plus sensibles ou présentant les plus forts enjeux, je ne peux faire autrement que d’aller vers les magistrats les plus chevronnés. Dans toute société humaine, dans toute organisation, quand les enjeux sont considérables, on est tenu de limiter la part de difficultés liées à des tâtonnements procéduraux en allant vers les plus expérimentés.

Pour l’affaire Fillon, j’ai essayé de raisonner à partir de ces critères : collégialité, répartition du risque, expérience des magistrats.

Le pôle financier compte en mars 2017 neuf magistrats : Renaud Van Ruymbeke, Claire Thépaut, Serge Tournaire, Aude Buresi, Patricia Simon, Charlotte Bilger, Guillaume Daïeff, Roger Le Loire et Stéphanie Tacheau. Je devais aussi avoir à l’esprit qu’il fallait envisager la relève générationnelle, car un certain nombre de juges d’instruction allaient quitter à terme le pôle financier. Je me suis donc adressé aux magistrats en charge de ce qu’on appelle la délinquance astucieuse – expression complètement décalée par rapport à la réalité, qui désigne les escroqueries en bande organisée tels que les trafics de bitcoins et tous les trafics internationaux – pour essayer d’en faire « monter » quatre autres : Dominique Blanc, Sophie Mougenot, Clément Herbo et Cécile Lony.

Je savais que Guillaume Daïeff devait quitter le pôle financier à l’été 2017 en raison de la règle des dix ans ; il n’était donc pas concevable de lui confier pareil dossier. Charlotte Bilger est une magistrate talentueuse, mais son père tient un blog très polémique sur lequel il publie des propos très fréquemment hostiles à Nicolas Sarkozy. J’ai considéré qu’en la choisissant je la mettrais immédiatement en difficulté et que je provoquerais une polémique ; elle en était d’accord. Il se disait de Roger Le Loire qu’il envisageait de se présenter aux élections législatives comme candidat Les Républicains dans une circonscription de l’Eure, ce qui pouvait rendre sa désignation compliquée.

Quant à Patricia Simon et Claire Thépaut, sur lesquelles je m’attarderai quelques instants, elles ont été en charge de l’affaire dite des écoutes de l’Élysée, qui fait toujours autant de bruit en 2020. Elles ont été saisies de ce dossier peu de temps après la création du parquet national financier. Cette affaire a suscité dès le départ d’intenses polémiques qui, quatre ans plus tard, n’ont pas cessé, et dont je ne méconnais pas la gravité.

Pour être tout à fait précis, quand je prends mes fonctions en septembre 2014, ce dossier divise très profondément, en raison de deux actes qui ont mis et la magistrature et le barreau en ébullition. Le premier acte est la saisie par les juges d’instruction d’un document à la Cour de cassation : son premier président dit que le document ne peut pas être saisi, au motif qu’il est couvert par le secret du délibéré, mais il est retrouvé lors d’une perquisition. Le deuxième acte est l’interception de conversations téléphoniques entre Thierry Herzog, avocat de Nicolas Sarkozy, et le bâtonnier de l’époque, dans un climat d’écoutes et de perquisitions dans les cabinets d’avocats. Le dossier est donc sous très haute tension. Il fait l’objet de recours en annulation devant la chambre de l’instruction, qui valide les actes. Puis, le 22 mars 2016, de mémoire, la Cour de cassation annule la saisie et l’interception téléphonique.

J’ai considéré en conscience qu’il convenait de protéger ces deux collègues d’une nouvelle polémique, d’une nouvelle tension à l’ouverture même de l’information, et n’ai pas envisagé de désigner ces « deux dames » pour le dossier François Fillon.

Restent donc quatre collègues : Renaud Van Ruymbeke, Serge Tournaire, Aude Buresi et Stéphanie Tacheau.

Renaud Van Ruymbeke a été saisi de trois dossiers concernant le Front national : un premier, qui a été jugé récemment, sur les kits de campagne, et deux autres sur les assistants parlementaires européens, me semble-t-il. Ces dossiers ont été confiés au même cabinet parce qu’ils sont connexes : ils renvoient l’un à l’autre. Renaud Van Ruymbeke est également le juge d’instruction en charge des deux dossiers Balkany.

Je précise sous serment que, sous ma présidence, je n’ai jamais désigné Serge Tournaire dans un dossier susceptible de concerner M. Nicolas Sarkozy ; jamais. Un dossier arrive concernant, à l’époque, l’UMP : il s’agit, si j’ai bonne mémoire, d’un rapport des commissaires aux comptes qui contestent les comptes du parti. Je l’ai confié non pas à Serge Tournaire, mais à Renaud Van Ruymbeke.

[RECTIFICATIF (transmis par M. Jean-Michel Hayat par courriel à la commission d’enquête, le mercredi 8 juillet 2020 à 22h50) :

« J’ai déclaré involontairement un point inexact lors de mon audition du 2 juillet dernier et je souhaite pouvoir apporter une rectification à mes propos.

J’ai indiqué que le dossier d’information des pénalités de l’UMP ouvert contre X… avait été confié à M. Renaud Van Ruymbeke. Cette affirmation est parfaitement exacte mais il apparait qu’en réalité, il était le premier désigné au sein d’une collégialité composée de M. Serge Tournaire et de M. René Grouman.

Cela n’enlève rien à la suite de mes propos. C’est bien M. Van Ruymbeke qui a rendu une ordonnance de non-lieu, au terme d’une information dont je n’ai strictement rien su quant à son déroulement.

Pour être tout à fait précis, afin de préparer au mieux mon audition, j’ai demandé au 1er VP chargé du service pénal de l’époque qui avait été désigné dans ce dossier et M. Jean-Baptiste Parlos, actuellement premier président de la cour d’appel de Reims, m’a bien confirmé que c’était M. Van Ruymbeke qui avait été en charge de cette procédure.

C’est dire comme la collégialité mise en place dans ce dossier, ouvert un mois après ma prise de fonctions n’avait pas particulièrement focalisé mon attention.

Mais dans un souci de vérité, je tiens à apporter cette précision. »]

Se pose la question de savoir qui je dois désigner, alors que je n’ai jamais confié aucun dossier concernant Nicolas Sarkozy depuis que je suis président du TGI de Paris, soit 2014. C’est un problème de conscience. J’avais, je le savais, deux magistrats de très haut niveau, mais il m’est apparu que si je confiais le dossier à Renaud Van Ruymbeke, je risquais de déclencher immédiatement une polémique pour avoir désigné un juge d’instruction ayant dans son cabinet des dossiers impliquant deux candidats à l’élection présidentielle de 2017. J’ai surtout considéré qu’en agissant ainsi je ferais porter à ce magistrat un poids insupportable.

Il me restait par conséquent trois collègues de qualité : Serge Tournaire, dont je connaissais essentiellement la réputation en tant que juge d’instruction à la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Marseille, où il avait brillamment réussi ; Aude Buresi, une juge d’instruction chevronnée qui revenait d’un détachement à la Cour des comptes ; Stéphanie Tacheau, plus jeune magistrate, faisant partie de la relève générationnelle et aucunement marquée par des engagements particuliers. J’ai retenu cette collégialité, sachant que Serge Tournaire et Aude Buresi travaillaient ensemble sans difficultés ou tensions particulières dans d’autres dossiers.

Laissez-moi ajouter quelques précisions, pour être tout à fait complet, et pour bien tenter de vous convaincre que j’ai toujours essayé de répartir les risques et de confier les dossiers les plus sensibles aux magistrats les plus chevronnés. À peine l’élection présidentielle passée, en mai 2017, un nouveau dossier éclate : celui du Mouvement démocrate (MODEM), susceptible de concerner François Bayrou et Sylvie Goulard. Je désigne Charlotte Bilger et Patricia Simon. Pour l’affaire Business France, relative à une soirée à Las Vegas et à un arbitrage rendu par Muriel Pénicaud – affaire sensible s’il en est –, je désigne Renaud Van Ruymbeke et Dominique Blanc. Concernant la perquisition à La France insoumise, une affaire qui suscite un vif émoi et beaucoup de polémiques, je désigne Dominique Blanc et Pascal Gastineau. Pour un autre dossier ultrasensible qui va déclencher de nouvelles polémiques, l’affaire des Mutuelles de Bretagne, susceptible de concerner Richard Ferrand, je désigne Renaud Van Ruymbeke et Cécile Meyer-Fabre. L’affaire est dépaysée à la suite d’une décision de la Cour de cassation. Dans l’affaire dite Benalla, je désigne deux juges d’instruction du service général et dans l’affaire Carlos Ghosn, je désigne Bénédicte de Perthuis, issue du service correctionnel et qui vient de rejoindre le pôle financier. Tels ont été mes arbitrages.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci pour ces explications qui me semblent tout à fait claires.

M. Van Ruymbeke, qui était alors doyen des juges d’instruction, nous a dit lors de son audition qu’il n’avait pas été associé à votre décision et qu’il l’avait découverte dans la presse le lendemain. Je comprends que vous n’aviez à associer personne, mais comment expliquez-vous que vous ayez pris cette décision très lourde en restant aussi seul ? Vous avez peut-être eu des entretiens bilatéraux avec certains magistrats, mais pas avec M. Van Ruymbeke.

Nous avons discuté de ce sujet avec M. Pascal Gastineau, président de l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI), que nous avons entendu à huis clos. La question de la désignation des juges d’instruction est toujours sensible. Comment faire pour que cela ne reste pas, pour vos successeurs, une décision toujours délicate et inconfortable à prendre ?

M. Jean-Michel Hayat. Le problème, c’est que la décision est extraordinairement lourde. Il faut éviter de discuter, de téléphoner car, comme vous l’avez vu, des conversations ont été interceptées au pôle financier. Imaginez donc qu’on retrouve un jour dans un journal une conversation avec un juge d’instruction sur sa capacité à traiter des dossiers concernant deux candidats à l’élection présidentielle !

Compte tenu du caractère exceptionnel de cette affaire, je savais que je devais me prononcer seul, après en avoir débattu avec la première vice-présidente chargée du service pénal et mon secrétaire général. J’ai considéré que cela aurait été très compliqué pour Renaud Van Ruymbeke, qui m’aurait dit qu’il n’y aurait pas de difficulté ; j’ai préféré le protéger, ce qui ne m’a pas empêché par la suite de lui confier les dossiers les plus compliqués. Il y a des moments dans la vie d’un chef de juridiction où celui-ci est renvoyé à sa propre solitude, parce qu’il n’a pas le choix. Le code de procédure pénale a été rédigé ainsi.

Si l’on en venait à un système de permanence pour les ouvertures sur courrier, cela poserait immédiatement des difficultés, compte tenu des nombreux éléments à prendre en compte. Il y a un moment où l’on doit décider.

M. le président Ugo Bernalicis. Si je comprends bien, vous décidez non pas seul, mais avec la première vice-présidente chargée du service pénal.

M. Jean-Michel Hayat. Oui, toujours.

M. le président Ugo Bernalicis. D’où cette question tout à fait naïve, derrière laquelle il n’y a aucune intention particulière : pourquoi ne pas associer le doyen Renaud Van Ruymbeke, qui intervient dans des désignations un peu plus classiques ?

M. Olivier Marleix. Le doyen était Roger Le Loire.

M. le président Ugo Bernalicis. Ma question est donc d’autant plus naïve !

M. Jean-Michel Hayat. C’est plus compliqué que cela. À la suite de la décision du Conseil supérieur de la magistrature qui a totalement blanchi Renaud Van Ruymbeke, celui-ci a été promu premier vice-président chargé de l’instruction. Il est ainsi resté très longtemps au pôle financier, et il avait l’autorité morale d’un doyen. C’était donc plutôt lui qui exerçait cette mission, de façon partagée, car les tâches administratives liées à cette fonction ne le passionnaient guère.

Je savais quelle était la position de Renaud Van Ruymbeke. Il arrive très souvent que les juges d’instruction revendiquent des dossiers, mais c’est au président qu’il incombe d’apprécier ce que dicte l’intérêt supérieur de la justice, en essayant de prendre en compte tous les éléments que j’ai mentionnés et qui sont difficiles à équilibrer. Je le répète parce que c’est important, Renaud Van Ruymbeke instruisait l’affaire des pénalités de l’UMP, puis celles de Business France et des Mutuelles de Bretagne.

M. le président Ugo Bernalicis. J’entends parfaitement vos arguments. Vous anticipez en fait les causes de récusation susceptibles d’être soulevées par les parties contre le ou les magistrats en charge de l’instruction. C’est cet aspect, plus que la masse des dossiers déjà confiés, qui motive votre choix.

M. Jean-Michel Hayat. Il est évident que la question de la partialité, de l’inimitié avec une partie, peut toujours se poser, et il faut l’anticiper. De très nombreuses requêtes en récusation sont formées contre des magistrats instructeurs. À ma connaissance, il n’y en a eu aucune dans tous les dossiers que je viens de mentionner.

M. le président Ugo Bernalicis. Aucune demande de récusation ?

M. Jean-Michel Hayat. Aucune. Pas même dans le dossier Fillon.

En cas de requête en récusation, c’est le premier président – en l’espèce, la première présidente – qui se prononce, à la suite des observations transmises par le magistrat concerné et par le chef de juridiction.

M. le président Ugo Bernalicis. Pendant votre présidence, combien de dossiers vous ont amené à décider seul, dans ces mêmes conditions ?

M. Jean-Michel Hayat. À peu près tous ceux que j’ai mentionnés, afin d’éviter les difficultés. J’ai estimé avoir une vision suffisamment claire de la répartition du risque, de l’expérience des magistrats et des types de dossiers concernés.

M. le président Ugo Bernalicis. Si j’ai bien compris, la décision est en réalité prise à trois. Gardez-vous une trace écrite de la réflexion conduite avec les autres magistrats ?

M. Jean-Michel Hayat. Non. Le principe du délibéré, c’est précisément d’être secret et de ne pas laisser de trace écrite.

M. Didier Paris, rapporteur. Je tiens à vous remercier d’avoir accepté, bien volontiers, de comparaître une nouvelle fois devant cette commission d’enquête – je suppose, compte tenu de votre charge de travail, que ce n’est pas votre seul loisir… C’est important à nos yeux : un certain nombre de choses se sont passées depuis votre audition du 6 février dernier. Je pense en particulier aux déclarations de Mme Houlette, même si elles ne vous concernent pas directement.

Le PNF ouvre une enquête – on n’est pas encore au stade de l’instruction – le 25 janvier 2017 à la suite d’un article du Canard Enchaîné, puis des échanges ont lieu, notamment avec les avocats de M. Fillon, au niveau du parquet général et du PNF, et on arrive au vendredi 24 février, date à laquelle, si j’ai bien compris, est rédigé et signé le réquisitoire introductif, acte officiel de saisie d’un juge d’instruction – avant même de savoir qui sera saisi. Vous avez dit avoir reçu un coup de téléphone de Mme Houlette – le mercredi, sauf erreur de ma part. Aviez-vous été tenu informé, d’une manière ou d’une autre, de l’évolution du dossier depuis son ouverture ? Quel degré de connaissance en aviez-vous en dehors de l’appel de Mme Houlette ?

M. Jean-Michel Hayat. Je n’avais connaissance de ce dossier que par la presse. Je ne savais absolument rien d’autre. Que s’est-il passé entre le mercredi, date de l’appel, et le vendredi ? Cela correspond à des délais assez habituels quand on ouvre une information sur courrier – les policiers font les procès-verbaux de synthèse, mettent la procédure en forme, pour la transmettre d’une manière cohérente, bien ordonnée, au tribunal.

S’agissant de l’heure – j’ai vu qu’il y a eu une incompréhension –, que le dossier soit ouvert à neuf heures du matin, à midi, à quatorze heures ou à dix-huit heures n’a aucune importance dans les ouvertures sur courrier. Une collègue s’est interrogée, parce qu’elle était de permanence, mais ce n’était pas une ouverture sur défèrement. L’heure n’est donc pas un sujet.

M. Didier Paris, rapporteur. Vos explications sont extrêmement précises et concluantes, si je puis dire, s’agissant du mode de désignation, que vous avez bien voulu rappeler. Je crois que ce n’était pas clair dans l’esprit de tout le monde : on pouvait en rester à l’idée qu’il y avait un tableau de permanence et qu’il fallait le suivre, mais vous avez expliqué que cela s’applique en cas de défèrement mais pas dans les autres cas.

Vous souvenez-vous de la date à laquelle la désignation du juge a lieu ? Est-ce le même jour ou attendez-vous un peu ?

M. Jean-Michel Hayat. La désignation est faite le jour même, après une dernière discussion avec la première vice-présidente chargée du service pénal. Je tiens à préciser, en sachant que je dépose sous serment, que ce dossier n’a pas transité un quart de seconde dans mon bureau : je ne l’ai pas vu – je ne voulais pas le voir. C’est ensuite la première vice-présidente chargée du service pénal qui rédige la désignation des juges d’instruction et qui se charge de faire porter le dossier à ces derniers, étant entendu que la règle à peu près habituelle pour les ouvertures d’information sur courrier est la numérisation immédiate du dossier.

M. Didier Paris, rapporteur. C’est formellement la première vice-présidente chargée du service pénal qui désigne, mais par délégation du président que vous étiez à l’époque. Est-ce elle qui a signé la désignation du juge ? On aurait pu imaginer, compte tenu de la spécificité de ce dossier, que vous signiez vous-même. Par ailleurs, cela donne-t-il lieu à un échange écrit ou seulement oral, comme je crois le comprendre, dans les conditions de sécurité – pas uniquement juridique – que vous avez rappelées.

M. Jean-Michel Hayat. Son prédécesseur, Jean-Baptiste Parlos, passait me voir une fois par semaine, ou tous les dix jours, pour un certain nombre de désignations. La collègue qui l’a remplacé faisait également le point avec moi sur les informations à ouvrir, dans les différents pôles, qui nécessitaient que je sois saisi.

Il n’y a aucun document écrit : ce sont des mesures d’administration judiciaire, insusceptibles de recours.

M. Didier Paris, rapporteur. A-t-il pu arriver, pas nécessairement dans ce dossier, qu’un premier vice-président ne souhaite pas aller dans votre sens, qu’il y ait un débat sur la désignation d’un juge d’instruction ? Dans ce cas, je suppose que vous avez la main, que vous décidez, et que le premier vice-président – ou la première vice-présidente – applique votre décision. Avez-vous le soutenir de tels débats ou de positions divergentes ?

M. Jean-Michel Hayat. Je n’en ai pas le souvenir.

Il y a eu deux moments importants : le départ du pôle financier de Guillaume Daïeff, puis celui de Roger Le Loire, ce qui impliquait de répartir un grand nombre de dossiers sensibles. Patricia Simon m’a dit, pour faire simple, qu’elle avait un peu l’impression que les hommes étaient à la manœuvre. J’ai organisé une réunion au pôle financier pour assurer une répartition équitable, équilibrée et consensuelle de tous les dossiers de Guillaume Daïeff puis, un an plus tard, de Roger Le Loire – en la présence de ce dernier. Cela s’est passé, en fin de compte, sans difficulté. S’agissant de sa « succession », Renaud Van Ruymbeke a veillé à laisser une situation extrêmement saine – il y avait très peu de dossiers en cours dans son cabinet – mais nous avons également réfléchi à la meilleure organisation possible. Nous avons mis les dossiers « en nourrice » chez certains juges d’instruction. Le remplacement de M. Van Ruymbeke, comme vous le savez, a donné lieu à un appel à candidatures et la Chancellerie a mis un certain temps avant de soumettre un nom au CSM pour avis conforme.

J’ai beaucoup milité pour que la gestion des postes sensibles, comme celui de premier vice-président chargé de l’instruction ou de premier vice-président chargé du service correctionnel, fasse l’objet d’un appel à candidatures national. Cela veut dire, alors, qu’on n’est pas dans la cooptation, dans le réseau local, parisien. Je considérais qu’on excluait, sinon, des collègues de province qui pouvaient être intéressés par ces postes. Mon analyse, selon laquelle il fallait des appels à candidatures diffusés au niveau national par la Chancellerie, a été validée par Mme la première présidente. J’ai expliqué ma position au CSM lors d’une mission d’information – cela devait être en novembre 2016, mais j’ai un doute sur la date ; en tout cas, c’était avant le déménagement – et le CSM a également validé cette analyse. Le premier vice-président chargé du pôle financier à Paris a fait l’objet d’une procédure dans laquelle le CSM avait toutes les cartes en main : quand il y a un appel à candidatures, il connaît tous les candidats et peut donc voir le choix fait par la Chancellerie avant de dire oui ou non. L’intérêt est d’objectiver le mode de désignation pour ces postes ultrasensibles.

M. Didier Paris, rapporteur. Si j’ai bien compris, la désignation des juges d’instruction, à Paris, se fait par une décision du président ou du vice-président chargé du service pénal, par délégation. Dans ce dernier cas, cela concerne l’ensemble du service pénal, quel que soit le pôle concerné – je crois que nous sommes d’accord sur ce point. Le doyen des juges d’instruction intervient-il à un moment ou un autre dans la désignation ? Je présume qu’il s’agit du doyen de l’ensemble des juges d’instruction, et non de celui du pôle financier, car il ne compte que neuf magistrats – sinon, c’est vraiment de l’entre-soi.

M. Jean-Michel Hayat. Il y a un entretien préalable avec le doyen des juges d’instruction du pôle financier – ils sont bien au nombre de neuf, vous avez raison. Il y a aussi un entretien de la première vice-présidente en charge du service pénal avec le premier vice-président « instruction » chargé du pôle antiterroriste, du pôle santé publique ou du crime organisé. Il y a des échanges et ensuite un arbitrage au niveau de la présidence.

M. Didier Paris, rapporteur. La première vice-présidente chargée du service pénal s’entretient avec le doyen de chacun des pôles…

M. Jean-Michel Hayat. En fonction de la nature des dossiers.

M. Didier Paris, rapporteur. Mais c’est à elle, ou à lui, que la décision échoit.

Vous avez très bien expliqué que vous avez procédé à la désignation de trois magistrats compte tenu de la difficulté de l’affaire, alors que vous n’y étiez pas obligé – vous auriez pu en désigner un seul, ou deux – pour assurer une vraie collégialité et permettre de dégager une majorité.

Vous avez évoqué la question de la place des femmes. En l’espèce, il y en a deux – Aude Buresi et Stéphanie Tacheau, dont vous avez expliqué le parcours et la légitimité –, en plus de Serge Tournaire, au sujet duquel nous avons davantage d’éléments.

Pouvez-vous rappeler à la commission comment le système fonctionne ? Quand vous désignez trois juges d’instruction, l’un d’entre eux a-t-il une prééminence sur les autres ? Serge Tournaire devenait-il nécessairement le chef de l’instruction – la formule n’est pas bonne, mais vous comprenez ce que je veux dire – ou bien les trois magistrats étaient-ils au même niveau ?

M. Jean-Michel Hayat. Le premier nommé est celui qui coordonne l’instruction, et il est le seul autorisé à saisir le juge des libertés et de la détention (JLD).

M. Didier Paris, rapporteur. S’agit-il de Serge Tournaire ?

M. Jean-Michel Hayat. Tout à fait. L’idée est de se tourner, dans de tels dossiers, vers des magistrats extrêmement chevronnés. Je mets donc en avant Renaud Van Ruymbeke et Serge Tournaire.

M. Olivier Marleix. Vous êtes très attentif, vous l’avez dit, au profil, plus ou moins politique, des magistrats – vous prenez soin de ne pas désigner une magistrate remarquable mais dont le père a le malheur de tenir un blog, et vous en écartez un autre parce qu’il a affiché des sympathies ou qu’il a un engagement potentiel à droite. Ces scrupules sont plutôt à votre honneur, mais si on pousse plus loin le raisonnement sur l’apparence d’impartialité de la justice, qui fait partie de l’impartialité elle-même, comprenez-vous que l’on peut s’interroger sur le fait qu’il y a en même temps à Paris un président du tribunal de grande instance – vous-même – qui a été le collaborateur de Mme Ségolène Royal lorsqu’elle était ministre déléguée à l’enseignement scolaire – un petit ministère –, quinze ans plus tôt, et qui a ensuite été nommé par son conjoint, et une procureure générale qui vous a succédé au cabinet de Mme Royal – elle l’a confirmé ce matin ? Le monde étant petit, des nominations faites par le même Président de la République vous amènent à vous retrouver, tous les deux, aux plus hautes responsabilités dans certaines affaires politico-financières. Comprenez-vous que ce n’est sans doute pas le scénario idéal pour que la justice soit perçue, avec toute la sérénité possible, comme impartiale ?

M. Jean-Michel Hayat. Je vais essayer de vous répondre avec la plus grande franchise, monsieur le député.

Je ne connaissais absolument pas Ségolène Royal lorsqu’elle m’a proposé d’entrer dans son cabinet. Je l’ai fait après un entretien qui portait sur la manière de lutter contre la pédophilie au sein de l’Éducation nationale : ce sujet suscitait un vif émoi dans l’opinion. C’est en tant que juriste – on a supposé que ce critère était rempli – que j’ai été recruté. Un conseiller technique est là pour travailler sur des dossiers techniques, pour apporter une expertise à un ministre. J’ai travaillé sur un sujet qui était extrêmement sensible car il pouvait susciter un vif émoi auprès des syndicats d’enseignants, et j’ai eu la satisfaction de constater que la circulaire d’août 1997, rédigée dans les deux mois qui ont suivi ma prise de fonctions, était validée par le Conseil d’État.

Le deuxième sujet que j’ai traité n’était pas spécialement partisan : c’était la sécurité des sorties scolaires. J’ai aussi été en charge de l’enseignement privé, question qui avait poussé plusieurs millions de personnes à descendre dans la rue, notamment à Versailles, plusieurs années auparavant. Il n’y a pas eu une difficulté, une manifestation. J’ai également travaillé sur l’obligation scolaire, sur la lutte contre les sectes et sur les violences en milieu scolaire – j’ai essayé de faire en sorte que l’Éducation nationale soit mieux associée. Voilà des sujets que j’ai traités.

J’ai demandé à réintégrer la justice deux ans plus tard, pour retrouver mes fonctions de juge. Ensuite, je n’ai jamais participé à la moindre campagne politique, pour qui que ce soit, je n’ai aucun engagement partisan, je n’ai aucune carte, je ne suis membre d’aucune association, je ne fais partie d’aucun réseau d’influence et je ne suis membre d’aucun cercle de pensée.

J’ai vu ce matin dans Paris Match qu’on m’impute, cette fois-ci, le fait d’avoir participé au programme « justice » d’Emmanuel Macron. C’est absurde. Je n’ai jamais participé à l’élaboration du programme « justice » de quelque candidat que ce soit. Je n’appartiens à aucune écurie.

J’ai essayé pendant mes deux années en cabinet ministériel de faire mon travail. Nous sommes un certain nombre de magistrats à avoir travaillé dans ce cadre. Il y a néanmoins une grande différence selon moi : je ne suis pas allé au cabinet du ministre de la justice, mais de l’éducation nationale, ce qui n’a strictement rien à voir, à mon sens.

Catherine Champrenault est une camarade de promotion. Nous nous sommes connus en février 1979 à l’École nationale de la magistrature : elle était dans ma direction d’études. Elle avait alors l’image d’une auditrice de justice plutôt conservatrice. Lorsque j’étais à l’éducation nationale en 1997, la direction des affaires juridiques travaillait avec des codes de 1992, antérieurs au nouveau code pénal. Il fallait une personne ayant une expertise, et je lui ai proposé de rejoindre le ministère.

M. Olivier Marleix. Je n’aurais pas l’outrecuidance de m’interroger sur votre capacité à exercer les fonctions qui ont été les vôtres, où que ce soit – ce n’était pas l’objet de ma question.

Vous prenez des précautions en ce qui concerne l’engagement ou l’apparence d’engagement politique, sur la façon dont les choses pourraient être perçues par le justiciable et l’opinion publique. Ma question portait sur le fait que deux des trois plus hauts postes à Paris sont occupés par des personnes qui ont eu, quoi qu’on en dise, un engagement auprès d’une personnalité politique. J’ai été en cabinet ministériel : on a quand même une petite sympathie pour son ministre. Je me demandais quel pouvait être le regard extérieur sur ce concours de circonstances.

M. Jean-Michel Hayat. Ce qui est important, monsieur le député, et nous sommes peut-être là au cœur du sujet, est que le CSM dispose du pouvoir de proposition pour les présidents.

Quand j’ai été nommé président du tribunal de grande instance de Nice en 2005, le Président de la République, garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire et alors président du CSM – les textes ont ensuite été modifiés –, était Jacques Chirac. Quand j’ai été nommé président du tribunal de grande instance de Nanterre en 2010, le Président de la République était Nicolas Sarkozy. Puis j’ai été nommé à Paris par François Hollande en 2014.

Je suis probablement un des magistrats les plus inspectés, les plus contrôlés sur leur activité par la Cour des comptes et par l’inspection générale de la justice. Or on n’a jamais pu mettre en doute ma capacité de gestionnaire et de chef de juridiction.

M. Olivier Marleix. Je voudrais revenir sur le choix du juge d’instruction. Vous nous avez dit que dans les affaires politico-financières les plus sensibles, celles que vous avez énumérées, vous avez fait le choix de désigner seul le premier juge d’instruction, au lieu de vous en remettre à une collégialité ou, plutôt, de consulter. Vous avez assumé seul cette responsabilité.

MM. Davet et Lhomme, journalistes qui ont enquêté sur l’affaire dont nous parlons, et qui vous ont rencontré, me semble-t-il, vous ont demandé confirmation du fait que Mme Simon est venue se plaindre parce qu’elle se sentait écartée – le tableau de permanence, prévu par le code de procédure pénale, faisait que c’était logiquement son tour et qu’elle aurait dû être désignée. Confirmez-vous qu’elle est venue se plaindre de cette situation auprès de vous ?

M. Jean-Michel Hayat. Je n’ai pas accordé d’entretien à Gérard Davet et à Fabrice Lhomme. Je leur ai demandé de m’envoyer leurs questions par mail et je leur ai répondu de la même manière. Ils disent qu’il y a eu une explication orageuse : il n’y en a eu aucune. Je crois que j’ai invoqué le secret dans ma réponse à MM. Davet et Lhomme, car je n’aime pas beaucoup raconter mes entretiens avec des magistrats – ils risquent, sinon, d’avoir l’impression que nos échanges vont se retrouver sur la place publique lorsqu’ils me parlent – mais je n’ai rien à cacher à votre commission. J’ai expliqué à Mme Simon que l’affaire des écoutes l’avait nécessairement un peu affaiblie, qu’il fallait laisser passer cette période et qu’elle serait très rapidement désignée dans d’autres dossiers – elle l’a été dans celui du MODEM.

M. Olivier Marleix. Vous avez trouvé que Renaud Van Ruymbeke était un peu fragile – ou, en tout cas, vous aviez peur de trop charger sa barque… J’ai du mal à comprendre l’argument que vous avez évoqué : il aurait été chargé d’une affaire concernant l’UMP et Nicolas Sarkozy. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ? Je me souviens qu’il a refusé de signer le renvoi en correctionnelle de Nicolas Sarkozy dans le dossier des comptes de campagne, mais c’était en février 2016, un an auparavant. M. Tournaire avait alors signé seul le renvoi. Je ne vois pas ce que M. Van Ruymbeke avait encore comme dossier impliquant Nicolas Sarkozy au moment dont nous parlons.

M. Jean-Michel Hayat. Vous m’avez mal compris. Ce que j’ai souhaité dire est que Serge Tournaire ne s’est vu confier aucun dossier susceptible de concerner Nicolas Sarkozy sous ma présidence et qu’il y avait beaucoup de dossiers relatifs à des personnes de la même appartenance politique au cabinet de Renaud Van Ruymbeke, notamment les dossiers Balkany, qui ont été violents.

[RECTIFICATIF : « A la seule exception du dossier des pénalités de l’UMP ouvert en octobre 2014 dans lequel M.Serge Tournaire a été désigné au sein d’une collégialité en numero 2, aux côtés de M Renaud Van Ruymbeke, je confirme que M. Tournaire n’a pas été désigné, durant ma présidence dans d’autres dossiers susceptibles de concerner M. Nicolas Sarkozy, les désignations ayant été effectuées avant ma prises de fonctions à la présidence du tribunal de Paris qui est intervenue le 1er septembre 2014. »]

M. Olivier Marleix. Vous avez dit que vous ne vouliez pas que M. Van Ruymbeke ait deux candidats à l’élection présidentielle – vous avez cité l’UMP.

M. le président Ugo Bernalicis. L’autre affaire concernait le Front national.

M. Jean-Michel Hayat. Factuellement, Marine Le Pen a fait l’objet d’une convocation aux fins de mise en examen pendant la campagne. Il me semble, de mémoire, qu’elle ne s’y est pas présentée. La tension était extrême. Le pôle financier, rue des Italiens, se retrouvait avec deux candidats à l’élection présidentielle. Cela devient, permettez-moi de le dire, de plus en plus violent, de plus en plus rude.

M. Olivier Marleix. Lors de la désignation d’un juge d’instruction ou lorsque Mme Houlette vous informe de l’ouverture d’une information judiciaire, êtes-vous amené à discuter de la qualification pénale des faits retenus ?

M. Jean-Michel Hayat. Jamais. Je n’ai eu aucune discussion avec le PNF ou avec le parquet de Paris sur un quelconque dossier, et j’ai mis un terme à une pratique ancestrale qui conduisait, parfois, à des réunions entre des juges d’instruction susceptibles d’être désignés dans des dossiers, les enquêteurs et le parquet. J’ai considéré que ce n’était pas possible. Il y a d’abord les enquêteurs et le parquet, l’ouverture d’une information puis les juges d’instruction interviennent, une fois qu’ils sont désignés. Je suis très soucieux qu’il en soit ainsi.

M. Olivier Marleix. La Cour européenne des droits de l’homme a consacré le principe de l’impartialité du juge, qui fait aussi partie de nos principes – enfin, je l’espère. Elle est notamment définie par l’absence de préjugés. Quand le même magistrat instructeur a quatre, cinq ou six affaires mettant en cause le même justiciable, en l’occurrence Nicolas Sarkozy – cela peut être un saucissonnage de dossier, ce qui n’est pas mal pour alimenter la chronique : on a parfois un peu l’impression que c’est le cas –, pensez-vous que cette personne peut encore avoir le sentiment d’avoir affaire à une justice impartiale, à un juge n’ayant pas de préjugés ?

M. Jean-Michel Hayat. J’entends votre inquiétude, et je pense qu’il faut avancer, que l’on doit réfléchir à cette question. Je n’ai jamais désigné Serge Tournaire en empilant des dossiers relatifs à un même justiciable. Je considère que je ne suis pas concerné par les choix faits à un autre moment. Néanmoins, je ne me dérobe pas à la question que vous avez posée : je pense qu’elle est fondamentale. Toute l’institution judiciaire doit encore progresser en ce qui concerne la notion d’impartialité, lors de l’instruction comme de la phase de jugement. C’est le seul moyen de convaincre nos concitoyens de l’indépendance de la justice, du fait qu’elle ne repose pas sur des appréciations partisanes.

Mme Cécile Untermaier. Je vous remercie, monsieur le premier président, pour vos propos très concrets qui ont répondu à nos interrogations.

Ma question sera beaucoup plus générale que celle de M. Marleix concernant les progrès que l’institution judiciaire doit réaliser, vous l’avez dit, en matière d’impartialité : les moyens dont vous disposez sont-ils à la hauteur de cette ambition ?

M. Jean-Michel Hayat. Évidemment non. La politique du PNF, qui ouvre peu d’informations judiciaires, a compliqué mon action : moins elle en ouvre, moins je peux justifier auprès de la Chancellerie une augmentation des moyens. Celle-ci s’est montrée exceptionnellement réactive pour les dossiers liés au terrorisme : j’ai pu obtenir des moyens supplémentaires en temps utile – nous sommes passés de huit à douze juges d’instruction et de huit à douze JLD – mais le problème se pose aussi pour les affaires financières ou les crimes contre l’humanité.

Un deuxième phénomène doit être pris en compte : les affaires relevant des JIRS. Une affaire liée au grand banditisme comporte forcément un volet financier. Or un juge d’instruction JIRS « criminalité organisée » n’est pas forcément spécialiste des circuits de blanchiment et il faut désigner un juge JIRS « financier ».

Je me suis battu pour que le tribunal et la cour d’appel de Paris aient des moyens supplémentaires. J’ai ainsi obtenu un juge d’instruction supplémentaire – mais un seul – pour la JIRS. Les huit premiers présidents des cours d’appel « JIRS » ont appelé l’attention sur l’embouteillage complet des chambres de l’instruction et des chambres des appels correctionnels. Quatre postes supplémentaires me sont promis, dont j’attends la confirmation demain matin.

M. Antoine Savignat. Pour les dossiers sensibles, vous choisissez donc quasi systématiquement la co-saisine ou la collégialité afin de répartir les risques et de protéger les magistrats. Je partage cette vision humaniste des choses mais sous l’angle de l’indépendance de la justice, qui est l’objet de cette commission d’enquête, il s’agit de répartir quels risques et de protéger de quoi ? Le juge d’instruction serait-il sujet, sinon à des menaces, du moins à des pressions, à une influence ? Vos propos laissent libre cours à tous les mauvais fantasmes. Pourriez-vous apporter des précisions ?

M. Jean-Michel Hayat. Je vais essayer de dissiper votre inquiétude.

Lors des attentats de janvier 2015 et du 13 novembre suivant, j’ai chaque fois désigné six juges d’instruction. Il fallait aller vite, même si on multipliait aussi les risques de tensions et d’affrontements – le pôle antiterroriste a parfois connu des débats internes. Une équipe nombreuse et soudée peut faire face aux dangers – vous voyez à quoi je pense en la matière. J’ai reçu brièvement ces collègues après les attentats et je leur ai dit : « La France vous regarde. Elle espère qu’il n’y aura entre vous ni divisions, ni tensions et que vous saurez œuvrer ». Les dossiers de ces affaires monstrueuses ont été bouclés en quatre ans. S’agissant des attentats du 13 novembre 2015, nous attendons maintenant la décision de la chambre de l’instruction pour savoir si le procès peut être organisé.

L’union fait la force et protège des préjugés. Le juge d’instruction, le président de tribunal correctionnel et le président de cour d’assises que j’ai été sont convaincus que l’on est plus intelligent à trois que seul et que le débat au sein d’une collégialité, par exemple un délibéré de cour d’assises, permet d’échanger, de prendre en compte la sensibilité des uns et des autres, et de rendre une justice de plus grande qualité.

M. Antoine Savignat. Je comprends le besoin d’un grand nombre de juges d’instruction pour les attentats – de nombreuses victimes doivent être entendues, et il s’agit aussi de réduire le risque individuel d’exposition. En revanche, François Fillon n’allait pas attenter à la vie de magistrats, qui n’étaient pas exposés à un risque en instruisant son dossier. Limiter le risque, y compris celui d’une erreur, par la pluralité, me paraît correspondre à une très bonne administration de la justice. Néanmoins, de quoi faut-il protéger les magistrats dans les affaires venant du PNF ? Est-ce des pressions extérieures, des médias, de l’exécutif, des politiques ?

M. Jean-Michel Hayat. Je me suis peut-être mal exprimé.

J’essaie de désigner des magistrats qui ne feront pas l’objet de polémiques immédiates.

Par ailleurs, la force de la collégialité, c’est d’être trois pour réfléchir à la stratégie, de pouvoir procéder à des auditions ensemble, à deux ou à trois, et d’échanger entre collègues, hommes et femmes, afin d’enrichir la réflexion. Lorsque Robert Badinter a souhaité la collégialité, j’ai été l’un des rares juges d’instruction à soutenir ce projet, qui me semblait aller dans le sens de l’histoire. Très contestée à l’époque, la collégialité est aujourd’hui une évidence même s’il a fallu du temps pour convaincre des magistrats souvent un peu solitaires qu’ils devaient apprendre à travailler en équipe – au début, on parlait de « vraie collégialité » et de « fausse collégialité ».

Il ne s’agit pas de se protéger d’une menace extérieure mais de garantir l’existence d’un débat, au sein d’une équipe qui s’entend. De vives tensions ont pu avoir lieu dans le passé, par exemple entre Eva Joly et d’autres magistrats instructeurs, et l’image donnée par l’institution judiciaire n’a pas forcément été excellente. Autant que faire se peut, j’ai essayé d’éviter cet écueil.

Mme Naïma Moutchou. Je vous remercie pour vos réponses précises et complètes, et je salue votre vigilance sur la question de la collégialité, qui est un enrichissement, mais aussi sur celle de la parité.

Vous avez évoqué la dureté des affaires politiques, qui risquent de se multiplier. Je reprends à mon compte la question qu’a posée M. le rapporteur à l’occasion d’une autre audition : seriez-vous favorable à une trêve de l’action publique pendant la période électorale, chaque fois qu’un candidat, en particulier à l’élection présidentielle, serait mis en cause ? Personnellement, je ne le souhaite pas, mais est-ce d’après vous un moyen de rendre l’instruction plus sereine et d’assurer une meilleure indépendance de la justice ?

M. Jean-Michel Hayat. C’est une question très difficile.

Le débat devient en effet de plus en plus âpre. J’ai été frappé par ce qui s’est passé pour Benjamin Griveaux lors de la campagne des élections municipales, où ce candidat a été emporté en quelques heures.

M. Antoine Savignat. Et François Fillon ?

M. Jean-Michel Hayat. En l’occurrence, il n’y a pas eu l’ombre d’une vérification judiciaire : la candidature de Benjamin Griveaux a « explosé en vol ».

La diffusion de fausses informations se multipliera sur les réseaux sociaux. J’appelle à ce propos votre attention sur le dispositif adopté par le législateur en ce qui concerne la diffamation en période électorale par la diffusion de fausses nouvelles. Le seul tribunal de Paris se voit saisi des fake news de Saint-Denis de La Réunion, Fort-de-France, Montpellier ou Dunkerque lors d’élections nationales !

M. le président Ugo Bernalicis. Bon courage…

M. Jean-Michel Hayat. Vous avez concentré sur une seule juridiction le traitement de contenus particulièrement diffamatoires qui peuvent salir l’honneur d’un candidat à des élections législatives ou présidentielles. Dans ces cas-là, les candidats diffamés se rendent à l’audience parce qu’ils veulent laver leur honneur tant ces procédés sont odieux, et le tribunal de Paris devrait traiter ces affaires en quarante-huit heures ? Nous allons au-devant d’une difficulté à laquelle il convient de réfléchir, me semble-t-il, à deux ans de la prochaine échéance présidentielle.

Je n’ai ni l’autorité ni la compétence pour répondre à votre question sur la trêve judiciaire, mais je crains que l’on dise qu’il y a une pause pour les uns et pas pour les autres, que le traitement des citoyens devant la loi pénale n’est pas égal. L’ouverture d’une information me semble la meilleure des garanties dans la procédure pénale actuelle, en raison de l’existence d’un débat contradictoire. Un problème se pose lorsqu’une enquête préliminaire dure deux, trois ou sept ans, sans possibilité d’accéder au dossier, sans que les avocats sachent ce qu’il en est. Révisons peut-être la procédure pénale, réfléchissons, s’agissant des fadettes, à un mécanisme qui pourrait être calqué sur celui en vigueur pour les écoutes téléphoniques, mais une trêve pour les uns et pas pour les autres susciterait probablement un débat inutile.

Mme Naïma Moutchou. Je partage votre inquiétude sur les dangers de la désinformation pour le débat démocratique. J’ai été la rapporteure de la loi contre la manipulation de l’information – la discussion sur la territorialité a été âpre… Il s’agit de fausses informations et non de diffamation, mais je vous rejoins tout à fait en ce qui concerne les conséquences.

M. le président Ugo Bernalicis. L’Assemblée nationale vote les lois et c’est au Gouvernement de mettre en œuvre les moyens de les appliquer.

Mme Cécile Untermaier. Nous sommes tous conscients que les moyens ne sont pas au rendez-vous. Considérez-vous qu’une absence de collégialité met en péril l’indépendance et l’impartialité de la justice ?

Quels moyens mettre en œuvre pour que le secret de l’instruction soit effectif compte tenu des difficultés qui peuvent exister dès la désignation d’un juge d’instruction ?

M. Jean-Michel Hayat. Je tiens tout d’abord à dire à la représentation nationale que, pendant le confinement, la justice a travaillé : la cour d’appel de Paris, que j’ai l’honneur de présider, a ainsi rendu environ 5 200 arrêts.

L’indépendance de la justice suppose en effet des moyens supplémentaires mais l’autorité judiciaire doit aussi rendre des comptes sur leur utilisation. Je suis convaincu que les efforts à réaliser ne sont pas considérables ; néanmoins, il faut augmenter le nombre de magistrats et de fonctionnaires dans tous les secteurs. C’est indispensable pour rendre une justice de qualité dans des délais raisonnables.

Dans un dossier, dès lors qu’il existe plusieurs parties et que chacune demande une copie de la procédure, il peut y avoir des fuites dans la presse.

Une évolution envisageable est la motivation de la mise en examen. Le ou les juges d’instruction pourraient dire en quoi ils considèrent qu’il y a des indices graves et concordants. Une loi permet déjà des débats publics devant la chambre de l’instruction. Cette disposition est peu utilisée, alors qu’elle tend à ouvrir une fenêtre. La motivation de l’ordonnance permettrait de savoir sur quelle base les juges d’instruction se sont prononcés, et il faudrait ensuite qu’un appel soit possible. La clé de tout, c’est le recours, l’examen par une juridiction supérieure, pour vérifier ce qu’il en est.

Dans un monde de plus en plus connecté, où tout circule à la vitesse de l’éclair, une plus grande transparence est nécessaire. C’est l’opacité qui fait du mal à l’institution judiciaire.

M. Didier Paris, rapporteur. Avec mon collègue Xavier Breton, nous nous sommes posé la question de la motivation dans le cadre d’une réflexion sur le secret de l’enquête et de l’instruction.

Les juges peuvent motiver leur décision de mise en examen ou en détention, mais cette motivation doit-elle être rendue publique ? Les débats devant la chambre de l’instruction sont en effet théoriquement publics – pour en avoir présidé une, je peux dire que l’on n’y voit pas de journalistes, ou alors très exceptionnellement.

Je comprends bien la logique de ce que vous proposez : afin de répondre à la problématique du regard extérieur, on renforcerait celui-ci. Vous êtes donc favorable à ce que les ordonnances de mise en examen soient rendues publiques.

M. Jean-Michel Hayat. Je suis ouvert à tout, y compris à ce que la défense demande que l’ordonnance ne soit pas rendue publique.

M. Didier Paris, rapporteur. Il y aurait un débat.

M. Jean-Michel Hayat. En effet.

On pourrait connaître exactement la position des magistrats du siège : cela me paraîtrait plus satisfaisant qu’un communiqué du parquet.

Lorsque j’ai quitté le tribunal de Paris, les juges d’instruction m’ont dit que les moyens de la chambre de l’instruction devaient être accrus. Eux-mêmes demandaient un contrôle plus rapide de leurs actes. J’espère être en mesure de créer, en septembre prochain, une formation supplémentaire à la cour d’appel de Paris, ce qui représente trois magistrats de plus. La chambre de l’instruction comprendrait alors huit formations.

En cas de contestation du déroulement d’une information, il faut pouvoir aller rapidement devant le juge d’appel, avant de saisir la Cour de cassation si l’on considère qu’il y a eu une erreur dans l’application du droit.

M. le président Ugo Bernalicis. Selon Paris Match, les relevés téléphoniques de certains magistrats auraient été exploités, y compris ceux de l’ex-procureure de la République financière. M. Van Ruymbeke s’en serait plaint, et on comprend pourquoi. Ce matin, Mme Champrenault a dit qu’une fusion des procédures avait été envisagée – en 2016, me semble-t-il. Qu’est-ce que cette affaire vous inspire ? Renforce-t-elle, à vos yeux, la nécessité d’un rééquilibrage entre le parquet et le siège au niveau de l’instruction et de l’enquête préliminaire ?

M. Jean-Michel Hayat. Il n’est pas normal qu’une enquête préliminaire dure des années sans que le principe du contradictoire s’applique. La défense ne peut pas exercer de contrôle. Plus encore, la procédure pénale ne prévoit pas qu’un organe juridictionnel puisse contrôler la régularité des actes. Indiscutablement, il y a là un trou dans l’organisation de nos juridictions.

Je suis heurté à l’idée que des fadettes d’avocats, soumis au secret professionnel, soient exploitées. Lorsque j’ai pris mes fonctions, Renaud Van Ruymbeke m’a alerté car il avait le sentiment que le standard du pôle financier faisait l’objet de vérifications. Je n’avais aucun moyen de le savoir.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous ne pouviez pas vous-même ouvrir une enquête préliminaire !

M. Jean-Michel Hayat. Un mois après ma prise de fonctions, une affaire de saisie des téléphones portables professionnels du bâtonnier d’Ajaccio – il contestait le principe de cette saisie – m’a été soumise. En la matière, ce n’est pas le JLD qui est compétent mais le président du tribunal – et comme il s’agissait d’une affaire de terrorisme, c’était moi, en tant que président du tribunal de grande instance de Paris. J’ai eu le sentiment que les téléphones de ce bâtonnier avaient été saisis dans l’espoir de trouver quelque chose sans que l’on me dise précisément quoi. J’avais un peu l’impression que nous allions à la « pêche à la preuve ». En conscience, j’ai pris la décision de restituer les téléphones au bâtonnier, qui a ensuite été jugé. C’était à mes yeux une question de principe. Pour l’anecdote, je précise que la défense était assurée par des avocats du barreau de Paris, notamment Me Vincent Nioré.

Cette décision ne m’a pas valu que des amis dans la maison mais elle a eu une vertu : calmer le jeu. Les JLD étaient heureux que leur chef de juridiction ait fait part de sa position sur une question aussi sensible et, pendant deux ou trois ans, j’ai cru que les choses s’étaient arrêtées.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie pour vos réponses.

J’ai dit tout à l’heure que c’est le Gouvernement qui met les moyens mais il est vrai que c’est nous qui votons le budget. Je ne voudrais pas nous dédouaner de nos propres responsabilités !

Nos auditions s’achèvent la semaine prochaine afin que M. Paris puisse commencer la rédaction du rapport, et moi celle de l’avant-propos, nos travaux devant s’achever au début du mois de septembre.

Nous avons exclu des propositions d’auditions que la presse avait présentées comme des hypothèses de travail, mais nous entendrons Mme Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux et ministre de la justice, Mme Nicole Belloubet, actuelle garde des Sceaux et ministre de la justice, ainsi que M. Jérôme Kerviel.

 

 

 


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Audition du mercredi 8 juillet 2020

À 16 heures 30 : M. Jérôme Kerviel, accompagné de son avocat, Me Julien Dami Le Coz

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, avant que nous ne commencions l’audition qui fait l’objet de la présente réunion, je donne la parole à Olivier Marleix, qui souhaite évoquer l’ordre du jour de notre commission d’enquête.

M. Olivier Marleix. Nous auditionnons demain Mme Christiane Taubira et Mme Nicole Belloubet, dont les témoignages en tant qu’anciennes ministres de la justice présentent un grand intérêt pour notre commission d’enquête. Cependant, nous avons depuis deux jours un nouveau garde des Sceaux, qui a visiblement des idées assez précises sur le fonctionnement de la justice ; il a d’ailleurs fait à ce sujet des annonces lors de la passation de pouvoir, qu’il a réitérées ce matin – notamment sur les enquêtes préliminaires et sur le respect du secret de l’enquête. Son agenda n’étant sans doute pas encore trop chargé, je pense que nous pourrions procéder demain à son audition, peut-être à la suite de celle de Mme Belloubet.

Du reste, et sans vouloir m’immiscer dans ce qui relève de vos attributions, monsieur le rapporteur, j’imagine que vous ne rédigerez pas votre rapport sans avoir rencontré au moins une fois l’actuel garde des Sceaux. Pour la transparence de nos travaux, il serait préférable que cela se fasse dans le cadre d’une réunion de notre commission.

Au nom du groupe Les Républicains, je demande donc que nous entendions prochainement le nouveau garde des Sceaux.

M. le président Ugo Bernalicis. M. le rapporteur et moi-même avons déjà échangé sur ce point. Je souhaitais m’assurer qu’en dépit du remaniement, nous procéderions bien à l’audition de Mme Belloubet, ce qui sera effectivement le cas. En revanche, pour ce qui est d’auditionner ou non M. Dupond-Moretti, nous n’avons pas trouvé d’accord. Je laisse le soin à M. le rapporteur de vous exposer son point de vue à ce sujet.

M. Didier Paris, rapporteur. Je comprends parfaitement la demande d’entendre M. Dupond-Moretti et, puisque nous sommes en désaccord sur ce point, je propose que nous nous en remettions aux principes de notre commission, qui veulent que cette question soit tranchée soit par son bureau, comme cela a déjà été le cas pour d’autres demandes – je préférerais cette solution, qui me paraît la plus simple à mettre en œuvre –, soit par la commission elle-même.

M. le président Ugo Bernalicis. En tout état de cause, il serait souhaitable que notre commission puisse avoir un échange avec le ministre, éventuellement à l’occasion de la présentation des conclusions de notre rapport. S’il en est d’accord, cela pourrait donner lieu à une réunion publique.

J’en viens à l’ordre du jour proprement dit. Nous recevons cet après-midi M. Jérôme Kerviel, ancien trader de la Société générale, accompagné de son avocat Me Julien Dami Le Coz. Vous m’aviez alerté sur votre parcours judiciaire, monsieur Kerviel, et j’ai proposé à la commission, qui l’a accepté, de vous entendre aujourd’hui. Je précise cependant qu’il ne s’agit évidemment pas de refaire votre procès, mais d’évoquer certains éléments de la procédure, qui peuvent susciter des questions quant à l’indépendance de l’autorité judiciaire.

Avant de vous laisser la parole, je vous indique que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jérôme Kerviel et Me Julien Dami Le Coz prêtent successivement serment)

M. Jérôme Kerviel. Je vous remercie de m’accueillir aujourd’hui et je m’empresse de vous rassurer : je n’ai aucunement l’intention de vous exposer tout le dossier qui, par éponymie, porte malheureusement le nom de ma famille. Je suis ici pour vous relater, de la manière la plus concrète et la plus sincère qui soit, ce que j’ai vécu au cours des douze dernières années au contact de la matière judiciaire.

Durant tout ce temps, j’ai beaucoup perdu, mais j’ai également beaucoup appris, et cette expérience m’a laissé un fort sentiment d’injustice. Au cours des différentes procédures ayant émaillé ces douze années, j’ai pu constater de nombreux dysfonctionnements de l’appareil judiciaire. J’ai notamment compris pourquoi et comment j’ai pu être condamné, comment mon dossier a été construit, et par qui. Je vais donc, sous la foi du serment que je viens de prêter, vous dire la vérité et rien que la vérité.

Je commencerai par une anecdote. En 2012, à la faveur de la préparation de mon procès en appel, mon ancienne équipe de défense a été destinataire d’un mail relatif à un autre dossier que le mien, celui de l’affaire dite des faux espions de Renault. Ce document m’a été adressé en raison du fait que, bizarrement, mon nom y était cité : plus exactement, il évoquait ma défense dans l’affaire m’opposant à la Société générale. J’ai été très surpris par le contenu de ce mail, qui avait pour objet le choix de l’avocat devant représenter les intérêts de Renault dans l’affaire des faux espions. Comme vous allez le voir, puisque je me propose de vous en lire quelques extraits, ce message laisse apparaître un mode de fonctionnement de la justice pour le moins étonnant.

S’adressant à ses équipes et à la direction administrative du groupe, le directeur juridique de Renault écrit : « Le jour où le dossier est sorti en public, lex-conseiller justice de Sarko, Patrick Ouart, mappela directement pour me suggérer de retenir Jean Reinhart (très proche de lÉlysée) qui dans le village a une très bonne réputation technique et fut déterminant pour démonter la défense de Kerviel. Sans sêtre concerté, Mouna mappela pour me signaler aussi Reinhart, conseillé par ses amis avocats ou politiques. » Je vous précise que Me Reinhart est l’un des avocats représentant la Société générale dans le procès qui m’oppose à elle.

Le directeur juridique de Renault conclut par un paragraphe qui m’a interpellé au plus haut point : « Dans cette histoire, jassume davoir privilégié la qualité de la coopération avec le proc et la magistrature, plutôt que de dealer avec la DCRI exclusivement. » Il écrit ensuite ces mots qui m’ont profondément choqué : « À moyen terme, il faudra compter sur les magistrats quand viendra le temps du jugement et la justification ex ante des décisions que nous avons prises. »

Ainsi, en choisissant le bon avocat et les bons réseaux, on peut dealer ex ante les décisions avec les magistrats… À l’époque, je n’avais pas encore bien compris ce qui était en train de m’arriver et qui j’étais en train affronter. Et, pour ce qui est de la phrase relative à la façon dont ma défense avait été « démontée », je me demandais bien comment l’avocat adverse avait pu faire. Il m’a fallu quelques années de plus pour le comprendre, à la faveur d’éléments complémentaires, notamment des nouveaux témoignages qui sont arrivés continuellement depuis 2012, c’est-à-dire depuis mon dépôt de plainte contre la Société générale.

À la suite de cette plainte, j’ai été auditionné dans le cadre de l’enquête préliminaire par Mme Nathalie Le Roy, la commandante de police qui avait suivi toute l’enquête depuis 2008 et possédait donc une connaissance approfondie du dossier. Courageusement et honnêtement, elle a repris son enquête, ce qui l’a conduite à découvrir qu’elle s’était trompée. En 2015, dans le cadre de l’instruction effectuée au pôle financier du tribunal de grande instance de Paris, elle a été auditionnée par le juge d’instruction Roger Le Loire, doyen des juges d’instruction, afin de témoigner et de faire part de son analyse du dossier.

Le procès-verbal de cette audition n’est plus couvert par le secret de l’instruction, celle-ci étant close. La commandante de police y déclare : « Cest la Société générale elle-même qui madresse les personnes quelle juge bon dêtre entendues. Je nai jamais demandé : ʺ Je souhaiterais entendre telle ou telle personne ʺ, cest la Société générale qui ma dirigé tous les témoins. » Plus loin, elle indique qu’à l’occasion de différentes auditions et à la lecture de certains documents, elle a eu le sentiment, puis la certitude, que ma hiérarchie ne pouvait ignorer mes agissements à l’époque des faits qui me sont reprochés. Elle déclare que, plus l’enquête avançait, plus sa conviction sur ce point lui paraissait évidente, et finit même par dire au juge d’instruction : « Je me suis retrouvée rapidement dans une situation professionnellement inconfortable, javais le sentiment davoir été instrumentalisée en 2008 par la Société générale. Jai eu connaissance dautres éléments qui mont confortée dans cette idée, lors de laudience en appel, sachant au préalable que les deux enquêtes que je menais, qui étaient encore en cours et que dautres actes étaient nécessaires, ont fait lobjet dun retour en létat à la demande du parquet, deux jours avant laudience, sans synthèse de ma part. Jai appris le lendemain, soit la veille de laudience, que les plaintes étaient classées sans suite dans le cadre dun non-lieu ab initio. »

Or des éléments de l’enquête effectuée à l’époque par cette commandante de police allaient dans mon sens, et des témoins commençaient à avouer ce qu’ils savaient. J’ai évidemment été très choqué de voir ma plainte classée sans suite et sans synthèse de la part de la commandante de police. De son côté, elle a subi les conséquences de sa décision de reprendre l’enquête afin de faire éclater la vérité, en ayant beaucoup de difficultés avec sa hiérarchie – à tel point qu’elle a dû être mutée. Quelque temps après, il s’est produit un événement étrange : mon équipe de défense a reçu l’enregistrement d’une conversation entre cette commandante de police et la vice-procureure chargée du dossier constitué sur la base de mes plaintes.

J’ai été choqué, c’est le moins qu’on puisse dire, de la teneur des propos échangés entre ces deux personnes. Décortiquant tout mon dossier, la vice-procureure fait en effet état de manœuvres ayant eu lieu en 2008 et en 2012, à la faveur des plaintes que j’avais déposées. Elle explique ainsi que l’ancien chef du parquet financier de Paris lui disait sans arrêt de ne pas mettre en porte-à-faux, en défaut, la Société générale, et que l’affaire ayant été jugée, elle n’avait pas à y revenir ; que le parquet voulait à tout prix sabrer les enquêtes dont j’étais l’initiateur ; enfin, qu’on lui demandait constamment de faire revenir le dossier auprès du parquet de Paris afin qu’il soit classé sans suite.

Elle se justifie en disant : « Cest vrai, moi jai toujours obéi. Il fallait faire revenir. Il fallait faire un non-lieu ab initio. », tout en indiquant qu’elle n’était pas d’accord avec le non-lieu qu’elle avait elle-même signé. Au cours de la même conversation, elle déclare que, pour elle, il était évident que la Société générale savait – ce qui ne l’empêchera cependant pas de signer le classement sans suite.

Lorsque mes plaintes ont été classées sans suite, je me suis constitué partie civile afin d’avoir accès à un juge d’instruction. Sur le même enregistrement, la vice-procureure Chantal de Leiris déclare : « Javais dû lui envoyer sur ordre des réquisitions de non-lieu, il avait dit : " Non, on ne peut pas faire ça, il faut un minimum d’enquête ", je lui dis " Bah oui, mais c’est un ordre, c’est un ordre ". Il mavait dit : " Bon, je vais vite faire ça, je l’entends et puis hop, on finit le dossier. " »

La vice-procureure dit encore à la commandante de police, au sujet de l’enquête effectuée par cette dernière en 2008 : « Cétait une enquête préliminaire, vous avez la transparence de dire que vous ne connaissiez pas et que cest la Société générale qui pilotait. […] Ce que lon dit, cest que cest pas Aldebert qui a rédigé lordonnance de renvoi, cest un des avocats qui lui a communiquée » – je précise que Jean-Michel Aldebert était procureur de la section financière du parquet de Paris.

Nathalie Le Roy exprime son étonnement : « Ah bon ? » et le dialogue se poursuit ainsi :

« - Non, mais il était acheté lui alors. 

« - Aldebert ?

« - Ah ben oui. Vous ne vous rendez pas compte. »

Mesdames, messieurs les députés, si cela ne vous est pas trop insupportable, je vous invite à vous mettre quelques secondes dans mes chaussures et à vous demander s’il ne vous paraîtrait pas insupportable, en tant que justiciables, d’entendre ce genre de choses.

Chantal Le Leiris déclare également : « Ils étaient complètement sous la coupe des avocats de la Générale. Vous le gardez pour vous. Cétait inimaginable. »

Et encore : « Moi je me souviens quand vous gériez lenquête, sans arrêt Maes – Michel Maes, le patron de la section financière du parquet – me disait : " Mais faut lui demander qu’elle remonte ". Moi je lui disais : " Mais il n’est pas terminé " et il répondait : " Mais qu’est-ce que c’est que ça, on ne va pas passer autant de temps, non non, on lui demande au contraire d’être à charge, pas à décharge ". Parce que Maes, cest les avocats de la Société générale. »

Vous imaginez l’écœurement que j’ai ressenti en prenant connaissance des informations révélées par cette conversation, d’autant que rien ne s’est passé lorsque j’ai cherché à les communiquer aux autorités compétentes. Cependant, un autre élément m’est encore parvenu quelque temps plus tard, quand j’ai appris qu’un assistant spécialisé du parquet de Paris ayant suivi toute l’enquête de 2008 : M. Bourgeois, aurait à l’époque rédigé un rapport dont l’une des parties était à décharge – il y évoquait, en effet, la responsabilité de la banque. Si j’ai bonne mémoire, c’est en 2016 que j’ai pu prendre connaissance de ce rapport – qui ne se trouvait évidemment pas versé au dossier, étant à décharge –, découvrant avec plaisir que ce garçon avait compris en 2008 ce que je n’avais moi-même pas encore compris. Sans doute pour se protéger, il a décidé d’écrire au procureur de la République, sous le visa de l’article 40 du code de procédure pénale, afin de dénoncer certains faits.

Il explique ainsi que, lors de la phase d’enquête, il a été convoqué à une réunion avec le procureur chargé du dossier et les avocats de la Société générale, afin de convenir de qualifications pénales à mon encontre – mes avocats n’étaient évidemment pas présents au cours de cette réunion. M. Bourgeois déclare également qu’après avoir rédigé ce rapport à décharge pour moi, il a été immédiatement dessaisi du dossier. En tout état de cause, son courrier adressé au procureur de la République confirme un élément suggéré précédemment par Chantal de Leiris, à savoir que le réquisitoire n’aurait pas été écrit par le parquet, mais par l’un des avocats de la Société générale. Il écrit en effet : « Début juin 2010, quelques jours avant laudience, M. Aldebert est venu me trouver un soir que nous étions les derniers à la section financière, alors que je déposais une note au secrétariat. Il me demande alors de laide : il avait sous les yeux son réquisitoire contre M. Kerviel et me dit : " Mais quand on dit qu’il (M. Kerviel) achète des options, ça veut dire qu’il n’achète pas vraiment des actions ? " Ce qui était pour moi une rumeur persistante mapparaissait dès lors corroboré : M. Aldebert navait pas rédigé le réquisitoire définitif. Les collègues du parquet racontaient quun des avocats de la Société générale lui avait remis un projet de réquisitoire sur clé USB. […] Notre conversation a mis en lumière que M. Aldebert ne comprenait pas le dossier et découvrait le réquisitoire quil disait avoir rédigé. »

À la lumière des éléments que je viens de vous exposer, j’ai déposé des plaintes entre les mains du parquet, parmi lesquelles, le 9 mai 2018, une plainte pour escroquerie en bande organisée. Un mois plus tard, le 13 juin 2018, sans qu’aucun acte d’enquête ait été réalisé, j’ai reçu un avis de classement sans suite. Le 28 juin 2018, j’ai formé, par l’entremise de mon avocat, un recours hiérarchique auprès de Mme Catherine Champrenault, dont je n’ai toujours aucune nouvelle…

Enfin, sur la base des mêmes éléments, nous avons également déposé un recours en révision. Si ce recours a été rejeté, il est à noter que l’arrêt rendu par la Cour de révision et de réexamen comporte une phrase extrêmement intéressante : « Quoi quil en soit, à supposer que ces éléments puissent être jugés recevables, il convient de relever quils tendent seulement à établir que les magistrats du parquet étaient sous linfluence des avocats de la Société générale […] » Pour un justiciable qui, comme moi, livre une bataille judiciaire depuis douze ans, qui a fait de la détention, lire une telle phrase est insupportable et conduit à s’interroger sur les notions mêmes de justice et d’injustice.

Je vous pose la question, mesdames, messieurs les députés : vous serait-il confortable de subir ce que j’ai subi au cours d’un combat judiciaire à armes inégales ? J’ose espérer que l’histoire n’est pas terminée et j’espère également avoir pu, grâce à mon témoignage, vous éclairer sur les dysfonctionnements d’une justice qui semble parfois perméable à certains intérêts d’ordre politique ou économique. Quoi qu’il en soit, je dois vous dire que l’expérience que j’ai vécue me porte à croire beaucoup moins aujourd’hui en la justice qu’aux contes de fées que je lis à ma fille de 2 ans.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie pour votre témoignage et j’invite votre avocat, Me Dami Le Coz, à le compléter en nous disant quelle analyse de notre système judiciaire il en retire, puisque notre commission d’enquête a pour objet de s’interroger sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Vous avez la parole, maître, pour nous faire part de vos réflexions et éventuelles suggestions relatives à la procédure judiciaire. Par exemple, entrevoyez-vous des pistes d’une possible amélioration de la procédure de recours devant la cour de révision et de réexamen ou de la procédure de recours hiérarchique ?

Me Julien Dami Le Coz. Monsieur le président, je tiens à remercier, vous et votre commission, d’avoir permis que M. Jérôme Kerviel et moi-même soyons entendus pour porter à votre attention ce que nous considérons comme des dysfonctionnements majeurs de l’appareil judiciaire. Du fait de ma faible appétence pour l’exposition médiatique, vous ne savez sans doute pas que j’ai l’honneur d’assister depuis huit ans Jérôme Kerviel dans le combat judiciaire qu’il mène pour sa part depuis douze ans afin d’établir son innocence.

Notre présence devant votre commission n’a évidemment pas pour objet de nous permettre de développer des considérations tendant à établir l’innocence de mon client : ce n’est pas le lieu pour cela. En revanche, il me semble intéressant d’essayer de déterminer, conformément à l’objet de votre commission, s’il est acceptable qu’un justiciable soit condamné définitivement dans les circonstances que nous venons de porter à votre connaissance. En tant qu’avocat servant les intérêts de Jérôme Kerviel, je me suis, pour ma part, trouvé placé dans une situation inextricable. Si nous avons choisi de citer des extraits de nombreuses pièces, c’était pour éviter de placer notre audition sous le signe de l’interprétation, du subjectif : notre propos est étayé par des décisions de justice, des dépositions, toutes sortes de pièces constituant des éléments matériels et vérifiables. Nous avons soumis ces éléments à la cour de révision et de réexamen des condamnations pénales, puisque notre objectif est de faire annuler la condamnation pénale définitive de Jérôme Kerviel.

Or le fondement juridique du refus de la cour de révision d’annuler cette condamnation, et même de demander à sa commission d’instruction de procéder à des investigations complémentaires, tient dans la phrase suivante : « À supposer que ces éléments puissent être jugés recevables, il convient de relever quils tendent seulement à établir que les magistrats du parquet étaient sous linfluence des avocats de la Société générale. Il sera seulement rappelé que M. Kerviel a été renvoyé devant le tribunal correctionnel à lissue dune instruction conduite par un magistrat du siège et que ce sont des magistrats du siège qui lont jugé tant en première instance quen appel. » Si je comprends bien cette motivation, peu importe que la défense à un procès pénal – en l’espèce, la Société générale – ait pu exercer une influence sur le parquet, c’est-à-dire l’autorité de poursuite, dès lors qu’un magistrat du siège – en l’occurrence, le juge d’instruction – a été chargé du dossier et a, par une ordonnance de règlement, renvoyé le dossier devant la juridiction de jugement qui tranche le litige, les soupçons de partialité du parquet doivent être écartés.

Vous imaginez dans quel état d’esprit on peut être quand on reçoit cela. Lorsqu’on entend parler d’influence, on pense à une infraction pénale. De fait, on pouvait se demander, à la vue de tous ces éléments, si cette influence ne relevait pas du champ pénal. C’est pourquoi nous avons déposé une plainte le 9 mai 2018 qui – tenez-vous bien – a été classée sans suite le 13 juin, alors que, parfois, avec les enquêtes préliminaires, on attend les classements sans suite. Au vu des éléments que Jérôme Kerviel vous a présentés, un mois d’enquête vous paraît-il suffisant ? De fait, aucun acte d’enquête n’a été effectué, rien ne s’est passé, hormis, peut-être, la lecture de la plainte. A minima, il aurait fallu auditionner les personnes intéressées.

On ne parle pas, ici, de pressions telles que les travaux de votre commission en ont récemment mises en lumière dans une autre affaire. Il est question que le parquetier en charge du volet principal de l’affaire, en 2008 et en 2009, à savoir le président de la section financière du parquet de Paris, n’aurait pas rédigé lui-même le réquisitoire définitif, et qu’un ou plusieurs avocats de la Société générale – je ne viserai personne, même si un nom a été cité – l’aurait fourni sur une clé USB. C’est hallucinant ! Si je vous fournissais ces éléments à l’extérieur de cette enceinte, vous bondiriez, vous ne pourriez conclure qu’à l’absence de procès équitable ! Or, et c’est en cela que la situation est inextricable, ces faits ont été portés à la connaissance de l’ancienne défense de Jérôme Kerviel après que la condamnation pénale a été définitive, et à l’issue du délai de six mois qui nous aurait permis de saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Si, comme l’a établi la cour de révision, une partie civile a effectivement exercé une influence sur le cours du procès, en particulier sur le parquet de Paris – et notamment sur l’un de ses magistrats –, comment le mettre en évidence ? Auprès de la CEDH, il y aurait eu matière à faire valoir que l’égalité des armes n’avait pas été respectée et que Jérôme Kerviel n’avait pas bénéficié d’un procès équitable. Mais l’expiration du délai de saisine rend notre requête irrecevable. Déposer plainte auprès du parquet, nous ne pouvons pas davantage le faire sans risquer le classement sans suite expéditif, comme ce fut le cas en 2018 – non seulement, c’était un record jamais vu, mais le parquet n’avait même pas jugé bon de se dessaisir et de demander le dépaysement du fait que la plainte visait l’un de ses membres. Nous avons ensuite engagé, le 29 juin 2018, un recours hiérarchique auprès de Mme la procureure générale de la Cour d’appel de Paris, Catherine Champrenault. Depuis, plus rien…

Vous pourriez saisir le juge d’instruction, me rétorquerez-vous.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est d’ailleurs ce qu’a dit la cour de révision.

Me Julien Dami Le Coz. En effet, mais je vous renvoie aux propos de la vice-procureure Chantal de Leiris, celle-là même qui, en 2012, a classé nos deux plaintes sans suite, puis a encore signé des réquisitions de non-lieu ab initio lorsque nous avons déposé plainte avec constitution de partie civile pour faux, usage de faux et escroquerie au jugement. Dans les fameux enregistrements, elle a dit que c’était un « ordre » de sa hiérarchie, et elle cite le nom de Michel Maes. Le parquetier fait donc tout pour retenir la plainte avec constitution de partie civile pour qu’un non-lieu ab initio soit prononcé, sans investigation ni instruction préparatoire. Cependant, un élément des enregistrements nous fait comprendre que la saisine du juge d’instruction, magistrat du siège, n’est pas ce qui va permettre de tout résoudre. En effet, le juge d’instruction Roger Le Loire est allé voir Chantal de Leiris pour lui dire, hors cadre juridictionnel, qu’il avait entre les mains un procès-verbal de déposition de l’enquêtrice Nathalie Le Roy, indiquant : c’est explosif, on va avoir des problèmes ; je vais simplement l’entendre – il parle de Jérôme Kerviel – et après, je ferme.

L’intérêt de l’affaire Kerviel pour vos travaux est qu’elle ne révèle pas – du moins, n’a-t-on pas eu connaissance d’informations en ce sens – une influence particulière du monde politique sur le cours de la justice. Le garde des Sceaux n’a pas abusé du lien hiérarchique, n’a pas donné d’instructions, plus ou moins écrites, au parquet de Paris. Ce qui est en cause, c’est l’influence des réseaux bancaires, financiers, économiques sur le cours de la justice. À cet égard, le statut du magistrat – du siège ou du parquet – importe peu.

On ne peut donc ni déposer des plaintes parce que le parquet classe sans suite, ni déposer des plaintes avec constitution de partie civile pour contourner l’opportunité des poursuites puisque le juge d’instruction a décidé de fermer le dossier. On ne peut pas davantage saisir la cour de révision, faute d’élément nouveau – cela aurait été possible si la CEDH avait condamné la France pour violation du droit à un procès équitable, mais la plainte serait irrecevable. On doit donc s’en tenir là.

M. le président Ugo Bernalicis. Pourquoi ne pas avoir saisi le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ? On peut lui soumettre une requête concernant le comportement d’un magistrat.

Me Julien Dami Le Coz. Dominique Pauthe, qui a présidé les débats en première instance, a déclaré, en pleine audience, à M. Kerviel qui était poursuivi pour faux : de toute façon, vous êtes un faussaire ! Considérant qu’il s’agissait là d’un parti pris un peu rapide de la part de la juridiction, et que ces déclarations pouvaient attendre la proclamation publique de la décision, nous avons écrit au CSM. Celui-ci nous a répondu qu’il n’y avait rien à voir. Nous avons donc peu ou prou perdu confiance dans cette institution. Je ne suis pas certain, d’ailleurs, que le CSM puisse annuler une condamnation pénale devenue définitive pour permettre l’ouverture d’un nouveau procès.

M. le président Ugo Bernalicis. Cela pourrait, à tout le moins, alerter sur une difficulté et éviter qu’elle ne se reproduise.

Me Julien Dami Le Coz. Vous avez raison, mais le CSM ne paraît pas nous offrir un terrain propice.

M. le président Ugo Bernalicis. Avez-vous essayé de saisir les autorités politiques, en particulier les gardes des Sceaux successifs ? Le ministre de la justice a, en effet, à sa disposition l’Inspection générale de la justice. Celle-ci mène actuellement une enquête sur l’affaire des fadettes, qui a concerné un certain nombre d’avocats et de personnalités politiques.

Me Julien Dami Le Coz. Quand on est confronté, en tant qu’avocat, à une situation de ce type, on a deux possibilités. Soit on médiatise, en se disant que l’opinion publique exercera une pression sur l’autorité judiciaire – sans cette pression, je me demande si le CSM aurait été saisi récemment. Soit on écrit au ministre de la justice, en sachant qu’on se verra répondre : « En raison de la séparation des pouvoirs, il nous est impossible de nous immiscer dans une affaire particulière. » Le garde des Sceaux a d’ailleurs raison de répondre cela, puisqu’il n’a pas à se mêler d’un dossier individuel. Nous sommes donc quelque peu désarmés.

M. le président Ugo Bernalicis. Au sujet de l’affaire des fadettes, d’ailleurs, plusieurs syndicats de magistrats ont souhaité que l’enquête de l’Inspection générale de la justice soit annulée en raison du principe de l’indépendance juridictionnelle, y compris dans le choix des moyens d’enquête et de l’opportunité des poursuites.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous avez fait largement référence à un enregistrement, mais je n’ai pas compris qui étaient les personnes en présence, et quel est le statut de l’enregistrement : est-il officiel, judiciaire ? A-t-il été réalisé par l’un des interlocuteurs, et dans quelles conditions ?

M. Jérôme Kerviel. Il s’agit de l’enregistrement d’une conversation entre la commandante de police Nathalie Le Roy et la vice-procureure de la République Chantal de Leiris, qui était en charge des plaintes que j’avais déposées en 2012. L’enregistrement a été réalisé, a priori, par Nathalie Le Roy, semble-t-il à l’insu de Chantal de Leiris. Actuellement, une instruction est en cours sur le procédé utilisé. Le contenu que je vous ai lu n’est absolument pas issu de l’enregistrement ; c’est une libre retranscription, car je ne dispose plus de l’enregistrement, qui a été saisi par la police.

M. Didier Paris, rapporteur. C’est donc un enregistrement sur lequel planent les plus grands soupçons du point de vue de la légalité.

La commission a vocation à examiner de manière large l’indépendance de l’autorité judiciaire, et c’est à ce titre qu’elle vous entend. Je dois admettre que j’éprouve un certain malaise, qui ne concerne pas le principe de votre audition : il s’agit d’une demande expresse du président de la commission, qui a été clairement acceptée par le bureau. Vous dites vous-même que vous ne voulez pas rejuger votre dossier mais on a le sentiment très net que, par vos explications et celles de votre conseil, vous entendez démontrer que la Société générale était au courant des malversations qui vous ont été reprochées et pour lesquelles vous avez été condamné. Par ailleurs, vous avez dit à plusieurs reprises que vous étiez en mesure de prouver votre innocence. En tant que citoyen, je peux le comprendre, mais cela fausse un peu les règles du jeu. En effet, une commission d’enquête ne doit pas intervenir dans des affaires en cours. La vôtre est-elle réellement terminée ? Vous faites référence à une plainte concernant l’enregistrement, et vous avez vous-même porté plainte pour des faits d’escroquerie en bande organisée dont le traitement, si j’ai bien compris, est toujours en cours.

À votre tour de vous mettre à notre place. Nous constatons les faits que vous révélez, nous prenons en compte vos propos, mais, pour la même raison qui vous a dissuadé d’écrire au ministre de la justice, à savoir la séparation des pouvoirs, il est très difficile au Parlement d’examiner plus avant tel ou tel aspect de votre plainte ou de la construction de votre défense.

Encore une fois, je ne porte pas de jugement, mais vous n’êtes pas devant le doyen des juges d’instruction, auprès de qui vous pourriez déposer une plainte avec constitution de partie civile, ce qui déclencherait à nouveau une action publique. Vous ne vous trouvez pas davantage devant la Cour européenne des droits de l’homme, ni devant une juridiction d’appel de la cour de révision que vous aviez saisie, ni encore devant une instance jugeant les décisions du Conseil supérieur de la magistrature.

Je me heurte donc à une difficulté de principe, d’autant plus que vous vous appuyez en partie sur un enregistrement qui pose problème. Je n’ai pas d’autre question à vous poser, monsieur Kerviel.

M. Olivier Marleix. À rebours du rapporteur, je trouve votre témoignage très utile pour nos travaux. Les affaires sont closes jusqu’à nouvel ordre, et votre témoignage est assez édifiant. D’ailleurs, le supérieur hiérarchique de Mme de Leiris, l’ancien chef du pôle financier du parquet de Paris, a été récemment mis en examen dans une autre affaire, en raison des liens qu’il aurait entretenus avec le monde économique. Pensez-vous que cette mise en examen est de nature à vous aider à obtenir un regard plus attentif, notamment de la part de la procureure générale auprès de qui vous vous êtes manifesté ?

Plus généralement, vous avez évoqué un problème qui est régulièrement soulevé, notamment dans des affaires financières ou politico-financières : les classements sans suite dès qu’on se plaint d’un dysfonctionnement possible de l’institution judiciaire. Lorsqu’ils interviennent, comme ce fut le cas pour vous, dans un délai record d’un mois, cela laisse songeur. Avez-vous réfléchi à ce sujet ? Pensez-vous qu’il faudrait faire évoluer la loi ?

Le garde des Sceaux – dommage que nous n’ayons pas le droit de l’entendre – a des idées sur la question. Faudrait-il, par exemple, soumettre la validité du classement à l’accomplissement d’un minimum d’actes de procédure, d’enquête ? Le procureur, au moment de classer sans suite, devrait ainsi indiquer qu’il a entendu telle ou telle personne. Seriez-vous favorables à la création de cette obligation d’enquête ? Avez-vous d’autres solutions à l’esprit ?

Me Julien Dami Le Coz. Monsieur le rapporteur, nous n’attendions pas de cette audition qu’elle débouche sur une proclamation de l’innocence de Jérôme Kerviel. Nous sommes ici, très modestement, pour apporter un éclairage sur douze années d’une affaire extraordinaire. Ce caractère même me laisse penser que les dysfonctionnements auxquels nous nous sommes heurtés ne se révèlent que dans une part infime des affaires pénales. Je suis persuadé que dans 99 % des cas, sinon plus, la justice pénale et le parquet fonctionnent parfaitement bien, lien hiérarchique ou pas. Simplement, dans des dossiers à caractère politique ou financier, qui touchent à des intérêts importants et impliquent des personnalités, les réseaux se mettent en mouvement. L’e-mail du directeur juridique de Renault que nous avons cité – qui, j’espère, vous semble recevable, monsieur le rapporteur – est tout à fait révélateur du modus operandi d’un grand groupe ou de quelqu’un qui compte ayant affaire à la justice : il faut choisir un bon avocat, ayant les bons réseaux – pardon, Jérôme Kerviel, je n’ai pas les mêmes réseaux.

Je me garderai de commenter la mise en examen de Michel Maes dans le cadre d’une instruction préparatoire à Lyon – n’ayant pas eu accès au dossier, je ne connais pas les faits. La tentation serait forte, en effet, d’établir un lien avec les enregistrements, mais je veux garder un propos mesuré et objectif, comme Jérôme Kerviel et moi-même avons essayé, sans grand succès peut-être, de le faire.

S’agissant des classements sans suite, vous touchez du doigt une vraie difficulté qu’on rencontre dans ce type de dossiers « signalés » ou « sensibles ». Comment éviter que le ministère public fasse ce qu’il veut : enquêter ou non, garder le dossier en attente pendant trois ans puis, éventuellement, ouvrir une information ? J’y ai évidemment réfléchi. Le constat, s’agissant du procureur de la République, est paradoxal. Depuis vingt ans, le législateur n’a eu de cesse de conférer des prérogatives au ministère public en renforçant le couple parquet-police, et de marginaliser, ce faisant, le juge d’instruction. Le ministère public traite seul la quasi-totalité des plaintes et c’est lui qui décide de renvoyer une affaire devant une juridiction de jugement : plus de 95 % des affaires pénales ne sont pas examinées par un juge d’instruction.

M. Didier Paris, rapporteur. Cela concerne, plus précisément, 97 % d’entre elles.

Me Julien Dami Le Coz. Le législateur a donc accru les prérogatives du procureur de la République alors qu’il s’agit de la figure la plus problématique de la procédure pénale. Il ressort de la jurisprudence de la CEDH, notamment des arrêts Medvedyev contre France, en 2008, et Moulin contre France, en 2010, auquel s’est rangée la Cour de cassation en décembre de la même année, que le procureur de la République, compte tenu de son manque d’indépendance et d’impartialité, ne répond pas aux exigences des articles 5 et 6 de la convention européenne des droits de l’homme, au point qu’il ne serait pas une autorité judiciaire.

Pour sortir de cette difficulté, j’ai pensé que l’on pourrait juridictionnaliser la phase d’enquête, afin d’assurer un contrôle de l’activité du procureur. Car on peut bien exiger du parquet qu’il procède à un minimum d’actes d’enquête, mais qui le vérifierait ? S’il ne veut pas les effectuer, il ne les fera pas.

L’institution d’un juge de l’enquête aurait, entre autres conséquences – que certains jugeraient peut-être désagréables –, la création d’un statut du suspect, qui, en dehors de la garde à vue, n’existe pas, et l’application du contradictoire dans la phase d’enquête, en permettant au suspect et à son avocat d’avoir accès au dossier. Le juge de l’enquête pourrait contrôler les actes faits par le procureur de la République, les autoriser – je suis sûr que, dans l’affaire des fadettes, si le parquet national financier (PNF) avait reçu une autorisation judiciaire pour effectuer ces actes particulièrement coercitifs, on n’entendrait pas les critiques actuelles. Au cours de l’enquête, le suspect pourrait saisir ce juge pour demander la nullité d’un acte. À l’heure actuelle, il doit attendre de se trouver devant la chambre de l’instruction ou la juridiction de jugement pour soulever in limine litis des nullités de procédure. Cette proposition permettrait d’éviter que l’enquête préliminaire, qui permet au procureur d’agir à sa guise, ne traîne en longueur.

M. le président Ugo Bernalicis. Il serait également intéressant d’avoir l’avis du justiciable Jérôme Kerviel, qui, j’en suis sûr, a gagné en compétence juridique au long de ces douze années. Selon vous, monsieur Kerviel, que faudrait-il changer dans le système judiciaire pour ne pas retomber dans ces travers ? Sans évoquer l’issue de votre procès, votre innocence ou non, qu’est-ce qui a posé problème dans la mécanique judiciaire ?

M. Jérôme Kerviel. Depuis 2008, année où l’affaire a éclaté, et tout au long de la procédure, notamment quand il a été question de ma mise en détention provisoire, j’ai eu le sentiment que, quoi que je fasse, les dés étaient pipés, que tout était joué d’avance. J’ai eu des conversations avec des policiers et des magistrats, en dehors des tribunaux et des procès ; ils me disaient que les décisions étaient souvent prises avant les audiences, notamment pour ma mise en détention. Dans cette confrontation à la matière judiciaire, j’ai éprouvé beaucoup de déception. Le pouvoir des réseaux m’a particulièrement frappé. Je n’ai pas eu le sentiment d’avoir un interlocuteur suffisamment indépendant pour que sa décision puisse être acceptée par un justiciable, quel qu’il soit. Un juge de l’enquête aurait pu exercer un contrôle utile, au cours des auditions et de l’enquête. Cela aurait été un gros avantage, notamment dans le cadre de l’examen de mes plaintes classées sans suite.

M. le président Ugo Bernalicis. Avez-vous saisi le Défenseur des droits, qui peut aussi contrôler l’institution judiciaire ?

Me Julien Dami Le Coz. Nous ne l’avons pas fait.

M. Sébastien Nadot. Je ne partage pas les propos du rapporteur. D’une part, nous savons parfaitement que nous ne sommes pas un tribunal. D’autre part, nous avons vu se succéder devant la commission d’enquête bien des magistrats qui n’avaient rien à nous dire, si ce n’est « tout va bien », pour ne pas trouver une richesse incontestable dans ce témoignage édifiant d’un justiciable – un citoyen comme vous et moi, une fois notre mandat achevé. En outre, la garde des Sceaux n’a pas explicitement exclu l’affaire Kerviel de notre périmètre de compétence, même si deux enquêtes sont en cours, sur lesquelles nous ne pouvons nous pencher.

Monsieur Kerviel, après un parcours judiciaire extraordinaire, au sens littéral du terme, vous avez acquis le niveau bac + 12 en lobbying politique, économique et financier, et vous maîtrisez parfaitement les coulisses de la justice. De notre côté, nous travaillons à faire évoluer le droit. Que mettriez-vous dans l’article 1er d’une proposition de loi Kerviel si vous deviez la présenter à notre nouveau garde des Sceaux, qui semble très volubile et volontaire pour secouer les grands équilibres de la justice ? Qu’est-ce qui permettrait de garantir l’indépendance de la justice ?

Vous parlez d’un juge de l’enquête, mais est-ce une garantie d’indépendance ? À qui serait-il rattaché ? Comment travaillerait-il ?

M. Jérôme Kerviel. Il y aura probablement toujours ce lien et cette suspicion. Si j’avais une idée magique, je vous en ferais volontiers part !

Je pense que tout se passe correctement dans 80 % à 90 % des cas. Ce sont les dossiers dits signalés qui peuvent donner lieu à des dérives ; j’en ai malheureusement été victime.

Au cours de vos auditions, je me souviens avoir entendu quelqu’un dire que, lorsqu’on ne suit pas les ordres, on ne fait pas carrière. Peut-être faudrait-il trouver le moyen de ne pas lier les services que les uns et les autres se rendent à une promotion. Les promotions doivent être octroyées au mérite. On pourrait imaginer qu’une commission évalue le travail des magistrats avant d’en décider. Cela existe probablement dans la fonction publique.

En outre, les juges rendent leurs décisions et, qu’ils aient raison ou qu’ils se trompent – particulièrement quand ils se trompent –, n’ont de comptes à rendre à personne. Ce n’est pas grave, tout le monde oublie, une actualité chassant l’autre. Mais les conséquences des erreurs judiciaires sont terribles pour le justiciable et pour ses proches, le plus désagréable et inconfortable étant le sentiment d’injustice. Personnellement, j’ai perdu énormément, et surtout ma confiance dans la justice, alors que je n’ai pas été éduqué dans ces valeurs.

Après tout, la justice est rendue au nom du peuple français : les citoyens pourraient donc prendre part à ce contrôle, au moins sur les plus gros dossiers, ceux sur lesquels on constate le plus de dérives.

Mme Cécile Untermaier. Je suis d’accord avec M. Nadot. Dans l’affaire Cahuzac, il y avait un problème lié au statut de l’enregistrement, mais cela n’a pas empêché la commission d’enquête d’examiner les questions de procédure.

Avez-vous le sentiment de vous être heurté à un défaut de connaissances ou de formation des juges ? Étaient-ils en mesure d’apprécier la complexité du dossier ? Je sais que dans les contentieux liés au droit de l’environnement, le défaut de formation des juges aboutit à des conclusions inverses à celles qu’on attendrait.

Le statut de lanceur d’alerte ne vous a-t-il pas desservi ?

Je rejoins vos constats sur l’enquête préliminaire. Elle se déroule sans l’intéressé, le suspect n’a pas de statut et elle n’est contrainte par aucun délai – elle peut être fermée rapidement ou, au contraire, durer très longtemps. Il faut donner à cette enquête préliminaire un cadre en matière de délais et donner des droits à la défense dès son ouverture, et non pas aux résultats de l’examen. Quand on parle de procès équitable, il est profondément choquant qu’une affaire puisse être classée sans suite sans qu’on ait entendu l’avocat de la partie.

M. Jérôme Kerviel. S’agissant de la formation des juges, je ne peux qu’aller dans votre sens. Il est impossible de comprendre le fonctionnement des marchés financiers, du trading de produits aussi complexes que les produits dérivés, et d’une salle de marché, en si peu de temps – l’instruction de mon dossier a duré un an. Quand j’ai appris qu’il allait clore le dossier, j’ai plaisanté avec le juge d’instruction, en le félicitant d’avoir appris les finances plus rapidement que moi en dix ans d’exercice ! D’ailleurs, la commandante de police Nathalie Le Roy et la procureure de la République Chantal de Leiris ont elles-mêmes convenu qu’elles n’avaient strictement aucune compétence en matière de marchés financiers. C’est pourquoi le parquet s’était adjoint les services d’un assistant spécialisé – celui qui a été débarqué à partir du moment où il a fourni un rapport qui n’allait pas dans le bon sens.

Outre l’importance de la formation, des sapiteurs pourraient également assister les magistrats sur les sujets les plus techniques, afin d’éviter les incompréhensions ou les erreurs d’analyse.

Je ne me considère absolument pas comme un lanceur d’alerte. Je comprends que l’enregistrement mette certaines personnes mal à l’aise, mais j’assume totalement ce que je fais. Je suis venu devant votre commission et j’ai prêté serment, car ces dysfonctionnements majeurs de l’institution judiciaire me semblent pouvoir l’intéresser.

À l’époque de mon affaire, l’avocat n’était malheureusement pas encore autorisé à intervenir dès la première heure de garde à vue. C’est là une avancée significative dont j’aurais adoré pouvoir bénéficier. Cela dit, les policiers qui m’auditionnaient ont toujours parfaitement respecté les droits de la défense.

Mme Cécile Untermaier. L’accès au dossier durant l’enquête préliminaire, est-ce une question à traiter ?

M. Jérôme Kerviel. Je me souviens très bien des quarante-huit heures de garde à vue en 2008, durant lesquelles les policiers partaient dans certaines directions en fonction d’éléments dont ils disposaient. Je ne comprenais pas le sens de leurs questions – j’ai compris plus tard dans quel entonnoir on tentait de me faire entrer, en apprenant que la Société générale pilotait cette phase de l’enquête, selon les dires de Nathalie Le Roy. Si j’avais eu accès au dossier, ils auraient gagné du temps à ne pas explorer certaines pistes inutiles. Au regard des droits de la défense, il serait effectivement plus équitable que tout le monde dispose des mêmes informations dès le départ.

Me Julien Dami Le Coz. Cela rejoint les débats actuels sur la suppression du parquet national financier. Il est important de disposer de magistrats spécialisés dans les domaines techniques, en droit pénal de l’environnement comme en matière de délinquance économique et financière.

Il est extrêmement compliqué d’assimiler les termes des techniques de trading, et le juge d’instruction a réussi l’exploit d’achever l’information en un an. Dans une affaire de cette nature, avec des enjeux financiers aussi importants, clore une information aussi rapidement implique nécessairement de passer à côté de certains éléments, notamment de l’expertise nécessaire pour évaluer les pertes de la Société générale. Le magistrat instructeur a pris en considération celles qui lui ont été avancées, suivi par les juridictions de jugement, cour d’appel comprise. Personne n’a demandé de complément d’information.

Quant à l’accès au dossier, il est inéluctable. La tendance est à éviter l’instruction, car le secret donne toute sa richesse à l’enquête préliminaire. Dès lors qu’il y aura l’accès au dossier, que le contradictoire sera introduit au stade de l’enquête, la phase d’instruction deviendra quasi inutile. Le législateur pourra alors supprimer le juge d’instruction, comme il en a la velléité depuis 2006 et la commission d’enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite d’Outreau.

Mme Naïma Moutchou. Je vais tenter de dissiper le malaise ou l’appréhension autour de votre audition, monsieur Kerviel. Vous n’êtes pas un cas unique – c’est le lot des auditions en commission d’enquête. Le rapporteur a raison, à l’évidence, le principe de séparation des pouvoirs s’impose à nous – même s’il n’a pas forcément le vent en poupe. Les commissions d’enquête ne peuvent pas interférer dans les procédures. Certes, votre long procès est terminé, mais des plaintes ont été déposées et certaines enquêtes se poursuivent.

Vos propos sont néanmoins intéressants. J’en retiens qu’un des obstacles à l’indépendance de la justice pourrait être l’influence de certains réseaux – bancaires ou financiers dans votre cas, politiques dans d’autres. Des marges de manœuvre s’offrent peut-être à nous avec l’introduction de plus de contradictoire dans certaines procédures et sans doute un questionnement sur la responsabilité des acteurs de la justice, des magistrats en particulier. Tout cela va dans le sens des précédentes auditions.

Me Julien Dami Le Coz. J’aurais mille exemples à vous donner concernant l’indépendance et la séparation des pouvoirs… Pour une stricte séparation, coupez donc le lien hiérarchique entre le ministre de la justice et le parquet !

Je comprends que l’instruction en cours de plaintes pénales puisse émouvoir certains membres de la commission, mais si nous ne vous communiquons pas ces éléments, vous n’aurez qu’une connaissance partielle du dossier, et vos conclusions pourraient s’en trouver amoindries. Nous vous transmettons des informations ; vous en faites évidemment ce que vous voulez, en distinguant le bon grain de l’ivraie.

Je ne peux que souscrire à votre souhait de contradictoire, car ce dernier participe à la manifestation de la vérité, qu’il ne faut pas craindre. Quant à la responsabilité des acteurs, notamment des magistrats, nous pourrions en débattre pendant des heures. Le nouveau garde des Sceaux a promis de l’aborder, et peut-être que cela arrivera.

M. le président Ugo Bernalicis. Il est souvent reproché aux avocats et aux parties de peu utiliser les possibilités liées aux demandes d’actes – pièces versées au dossier, demande d’actes complémentaires, d’expertise par exemple. Comment cela s’est-il déroulé dans votre cas en phase d’instruction ?

M. Jérôme Kerviel. C’est une excellente question. C’était mon combat pendant toute l’instruction. J’avais le sentiment que jamais je n’y arriverai, que j’avais un mur en face de moi et personne à qui en parler – aucun contre-pouvoir. Il y a bien la chambre d’instruction, mais, mon avocat vous l’a dit, à partir du moment où un juge d’instruction a pris une décision, elle est souvent confirmée.

J’ai dû faire une bonne quarantaine de demandes d’actes et j’ai essuyé trente filtres et trente rejets du président de la chambre de l’instruction. J’ai systématiquement usé de la possibilité de faire appel : à chaque fois, j’ai eu droit au filtre de la chambre de l’instruction, c’est-à-dire ni audience ni débat contradictoire pour échanger sur l’utilité ou non de donner droit à ces demandes d’actes.

M. le président Ugo Bernalicis. Les refus n’étaient-ils pas motivés ?

M. Jérôme Kerviel. Non.

M. Didier Paris, rapporteur. Quelles conclusions en tirez-vous ? Vos demandes d’actes vous semblaient-elles illégitimes ou inadaptées ? Ou avez-vous le sentiment que l’ensemble de la chaîne judiciaire, police comprise – sauf une commandante dans votre cas –, est sous influence ?

M. Jérôme Kerviel. J’ai eu le sentiment qu’il fallait aller extrêmement vite. Mon affaire a donné lieu à une instruction « marathon » d’un an alors qu’elle représentait tout de même 4,9 milliards d’euros et un enjeu de 2,2 milliards d’euros pour les finances publiques. J’ai aussi eu l’impression de ne pas pouvoir me défendre équitablement.

Je ne pense pas que mes demandes d’actes étaient totalement saugrenues. Par exemple, j’avais demandé une expertise indépendante pour évaluer ce qui était au centre de l’affaire, le montant des pertes, chiffrées à 4,9 milliards d’euros. J’ai également demandé que le magistrat s’adjoigne les services de spécialistes en comptabilité et marchés financiers. Cela a été systématiquement refusé.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous n’avez pas répondu à ma question sur le sentiment que vous aviez à l’époque – je n’entre pas dans votre dossier, ni ne méconnais que vous vous appuyez sur un enregistrement dont la légalité est plus que contestable et que d’autres plaintes sont en cours. Je prends les plus extrêmes précautions pour vous interroger sur votre état d’esprit de l’époque. De très nombreux magistrats, du parquet et du siège, sont intervenus dans votre affaire, et la chambre de l’instruction est collégiale. Pourtant, tous vos recours semblent avoir été vains. Pour vous, cela signifie-t-il que tous ces magistrats, sans exception, sont sous influence des réseaux bancaires ou voyez-vous d’autres raisons ?

M. Jérôme Kerviel. Mon propos n’est pas de dire que tout le monde est corrompu ou sous influence, je ne relate que des faits. Ainsi, la Cour de cassation a eu le courage de casser l’arrêt, et la cour d’appel de Versailles a réduit le montant des dommages et intérêts auxquels j’avais été initialement condamné.

Reste que, en phase d’instruction, j’avais un sentiment d’impuissance face à un rouleau compresseur, et d’incompréhension par rapport à ce qui se déroulait et aux refus qui m’étaient opposés. Cela a nourri mon sentiment d’iniquité de l’instruction.

M. Didier Paris, rapporteur. Quelle est désormais votre activité professionnelle ?

M. Jérôme Kerviel. Je suis consultant, apporteur d’affaires. Je réalise des mises en relation et participe à des conférences.

M. le président Ugo Bernalicis. Cette audition était particulièrement éclairante. Je vous remercie.

 

 


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Audition du jeudi 9 juillet 2020

À 9 heures 30 : Mme Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice

M. le président Ugo Bernalicis. Pour l’avant-dernière audition de notre commission d’enquête, nous entendons Mme Christiane Taubira, ministre de la justice de mai 2012 à janvier 2016. C’est vous, madame, qui avez mis un terme aux instructions individuelles et qui avez supervisé le nouveau cadrage des remontées d’informations grâce à la fameuse circulaire du 31 janvier 2014.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Madame, je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Christiane Taubira prête serment.)

Mme Christiane Taubira, ancienne ministre de la justice. Je vous remercie de m’avoir invitée pour exposer ce que j’ai eu l’occasion de faire à la tête du ministère régalien qu’est le ministère de la justice. S’intéresser aux obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, comme le fait votre commission, revient à s’interroger sur le soupçon qui pèse sur les responsables politiques mais aussi, chose plus encore préjudiciable car la défiance à l’égard du personnel politique est courante, sur les magistrats eux-mêmes, sur leur neutralité vis-à-vis du pouvoir politique, sur l’impartialité de leurs décisions. C’est une question majeure qu’il convient de traiter le plus sérieusement possible.

Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir, en 2012, les rapports entre le pouvoir exécutif et l’institution judiciaire étaient exécrables, pour dire les choses très franchement. L’affaire Bettencourt avait installé dans la société une défiance à l’égard des responsables politiques et des magistrats. La Cour de cassation était allée jusqu’à prononcer le dépaysement du dossier tant l’affaire avait de retentissements.

Pour moi, il y avait alors deux enjeux : les correctifs à apporter pour modifier cette ambiance, les conditions mêmes dans lesquelles les magistrats peuvent exercer leurs fonctions juridictionnelles.

Je me suis très vite mise à travailler sur les relations entre le garde des Sceaux, les parquets généraux et les parquets. Dès juillet 2012, j’ai fait en sorte que les hauts postes de magistrats du parquet soient inscrits dans la liste des postes à pourvoir et des candidatures, dite « transparence ». Comme je m’étais engagée à respecter les avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), je tenais à ce qu’il dispose de tous les éléments pour prendre les décisions les plus incontestables. Je lui ai donc donné accès aux dossiers de services des magistrats, ce qui a en outre ouvert un droit de recours pour les candidates et les candidats n’ayant pas été retenus. Pendant toute la période où j’ai été ministre, j’ai scrupuleusement respecté les choix de cette instance.

Ensuite, je me suis attelée à la réforme constitutionnelle –je sais que de l’eau a coulé sous les ponts depuis et qu’il y a des éléments nouveaux. Elle consistait à aligner le régime de nomination et le régime disciplinaire des magistrats du parquet sur ceux des magistrats du siège. Se posait aussi la question de la présidence de la formation compétente pour les magistrats du parquet et de celle pour les magistrats du siège, du nombre de magistrats et de personnalités qui les composent. Questions qui n’ont rien de mineur car plus on éloigne l’institution judiciaire du pouvoir exécutif, plus il faut interroger son insertion dans la société civile. À cela s’ajoutaient la réforme de la Cour de justice de la République (CJR) et la volonté de constitutionnaliser le dialogue social.

Tout en continuant à travailler sur cette réforme constitutionnelle, morte au Sénat, après une première lecture devant l’Assemblée, j’ai continué à approfondir la nécessité d’une clarification des relations entre le Chancellerie, les parquets généraux et les parquets. C’est ainsi que j’ai proposé au Parlement le projet de loi qui allait devenir la loi du 25 juillet 2013, dont je ne suis pas peu fière. Il procédait à une modification des articles 30 à 39 du code de procédure pénale. Il comprenait quelques dispositions emblématiques concernant les attributions du garde des Sceaux et du ministère public : au garde des Sceaux, la responsabilité de la politique pénale et la mission de s’assurer de la cohérence et de l’efficacité de celle-ci sur la totalité du territoire ; aux magistrats du parquet, l’action publique. Ce n’était pas rien : rappelons que la loi de 2004 avait confié l’action publique au garde des Sceaux. La disposition la plus emblématique était bien sûr l’interdiction pour tout garde des Sceaux de donner des instructions dans les affaires individuelles.

Cette loi a été saluée par beaucoup, y compris par des hauts magistrats qui ont osé dire publiquement qu’elle apportait des garanties institutionnelles et qu’elle instaurait un avant et un après dans la vie des magistrats du parquet comme de ceux du siège. Surtout la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a reconnu le ministère public comme autorité judiciaire compétente pour émettre des mandats d’arrêt européens.

L’indépendance de la justice renvoie aussi à la question spécifique des remontées d’informations. Jusqu’en 2013, on considérait que ce dispositif tirait sa justification de l’article 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 selon lequel les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du garde des Sceaux. C’est l’article 4 de la loi du 25 juillet 2013, modifiant l’article 35 du code de procédure pénale, qui a instauré un cadre légal : il précise que le procureur général, soit d’initiative, soit sur demande du ministre de la justice, adresse ces informations au ministre. Cela dit la question demeure puisque des soupçons s’expriment à chaque fois qu’il y a un dossier sensible.

Je considérais qu’il y avait au sein de l’institution judiciaire des ressources humaines, intellectuelles, professionnelles et j’ai mis en place une commission de modernisation du ministère public, présidée par Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation. Composée de quarante-cinq membres – magistrats du parquet, du siège, greffiers, avocats, universitaires, représentants de la police et de la gendarmerie –, elle a travaillé de juillet à novembre 2013 et m’a remis un rapport dans lequel j’ai puisé pour réformer les remontées d’informations. La loi du 25 juillet avait eu rapidement des effets, leur nombre étant passé en quelques semaines à peine de près de 50 000 à 5 000 mais il fallait structurer les choses. J’ai pu élaborer la circulaire du 31 janvier 2014, enrichie par une annexe encadrant ce dispositif qui a soulevé des commentaires et parfois même des critiques.

Si vous me permettez une incise, monsieur le président, j’avoue que j’ai eu un haut-le-cœur en découvrant l’intitulé de la commission d’enquête. La Constitution parle de l’« autorité judiciaire », dont le Président garantit l’indépendance, et non de « pouvoir judiciaire ». Je n’ai pas besoin de vous dire ce que le pouvoir suppose en termes de légitimité et d’exercice des responsabilités. C’est une question majeure qui renvoie à l’article 20 de la Constitution et à la responsabilité qu’a le Gouvernement de conduire la politique de la Nation.

Les remontées d’informations répondent à une série de critères, à commencer par la gravité intrinsèque des faits et le nombre des victimes. C’est grâce à de telles remontées que nous avons pu nous rendre compte, assez tardivement du reste, que le tribunal de grande instance de Marseille ne pouvait assurer dans des conditions satisfaisantes pour les victimes, au nombre de 6 000, le procès des prothèses mammaire PIP (Poly Implant Prothèse). Je me souviens du stress que j’ai vécu pour trouver en quelques jours 800 000 euros pour réquisitionner un lieu et l’aménager. Citons encore le procès de l’explosion de l’usine AZF (Azote Fertilisants) ou le dossier de l’amiante, toujours inachevé, et d’autres contentieux concernant la santé publique. Parmi les critères, il y a aussi la médiatisation possible et probable d’une affaire, la mise en cause de personnels de justice, magistrats ou fonctionnaires, les affaires sensibles pour l’opinion publique telles que des événements publics et bien sûr le terrorisme.

Certains ont estimé que le nombre de remontées n’avait pas suffisamment diminué. Objectivement, il y en a encore un peu trop. Je suppose que vous avez des pistes et que vous les approfondissez. Nous avions réfléchi à certaines d’entre elles. Évidemment, la solution de facilité, sympathique comme le sont souvent les solutions démagogiques, serait de supprimer les remontées : avec ça, tout le monde serait tranquille mais la démocratie ne fonctionnerait pas. Il faudrait supprimer la fonction de garde des Sceaux ; mais, à ce moment-là, qui rendrait compte, qui prendrait les décisions, qui définirait la politique pénale ? Ce n’est pas concevable, le garde des Sceaux a des responsabilités et il doit pouvoir les exercer. Il lui revient, par exemple, de décider de la constitution d’une équipe commune d’enquête. Le lundi qui a suivi les attentats du vendredi 13 novembre 2015, j’ai ainsi autorisé une équipe commune avec la Belgique, l’Allemagne et l’Italie : deux jours après, nous avions des informations significatives sur l’un des commanditaires des attentats et le mercredi 18 novembre était menée l’opération que vous savez à Saint-Denis. D’autres prérogatives du garde des Sceaux relèvent de la coopération pénale internationale, qu’il s’agisse des affaires pénales internationales ou du terrorisme – il siège au Conseil de défense. Toutes ces responsabilités justifient le maintien de ces remontées d’informations.

L’institution judiciaire est le service public de la justice au service des citoyens. Il faut pouvoir le faire fonctionner en prenant des décisions destinées à gérer, anticiper et corriger. J’ai beaucoup d’exemples en tête : j’ai voulu liquider des créances à l’égard d’experts qui s’étaient accumulées sur plusieurs années ; j’ai pris la décision de centraliser au niveau de la direction des services judiciaires les contraintes de gestion des petites juridictions.

Les remontées d’informations sont aussi utiles pour l’évolution de la législation. Elles permettent de relever des contentieux nouveaux ou des difficultés dans certains contentieux.

Je termine par le parquet national financier (PNF). Pour sa mise en place, j’ai tenu à fixer deux contraintes : d’une part, le respect de ce qu’on appelle le parquet à la française ; d’autre part, l’efficacité dans la lutte contre la corruption, la très grande criminalité économique et financière. Avec les parlementaires, qui ont été particulièrement actifs et offensifs pendant l’examen de ce projet de loi riche de plus de soixante-cinq articles, nous avons supprimé trente-neuf pôles économiques et financiers qui ne fonctionnaient pas vraiment, réorganisé les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) et nous avons redéfini les compétences spécifiques du PNF, notamment pour ce qui concerne les atteintes à la probité, la très grande criminalité économique et financière et l’évasion fiscale. Nous avons modifié également les relations avec l’administration fiscale et surtout nous avons répondu à des observations formulées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) si bien que nous avons pu nous élever au niveau des meilleurs standards internationaux.

M. le président Ugo Bernalicis. S’agissant des remontées d’informations, vous avez vous-mêmes souligné que certaines posaient des difficultés et que d’autres avaient davantage un caractère d’évidence, par exemple, pour traiter de questions qui ne relèvent pas du fond du procès mais de l’ordre public. La politique pénale est aussi souvent invoquée pour les justifier car elles servent de base à des analyses statistiques qui permettent de décider d’orientations dans telle ou telle direction – je pense par exemple aux violences conjugales ou intrafamiliales. En réalité, celles qui font débat portent sur les affaires individuelles dites sensibles, de nature politique ou économique.

Le vrai problème pour un garde des Sceaux n’est-il pas d’avoir des remontées d’informations et de ne pas savoir qu’en faire car s’il les utilisait, il serait pris en défaut ? Je crois me souvenir que vous avez connu une mésaventure concernant l’affaire Nicolas Sarkozy. Et votre successeur est passé devant la Cour de justice de la République pour avoir divulgué une information portée à sa connaissance selon le circuit prévu par la circulaire de 2014.

Je vous le demande : à quoi cela sert-il ?

Mme Christiane Taubira. Incontestablement, certaines informations mettent le garde des Sceaux dans l’embarras. Vous avez évoqué une affaire qui avait une dimension cocasse induite par une dimension folklorique, celle des écoutes de la ligne téléphonique ouverte par un ancien Président de la République sous le nom de Paul Bismuth. Cela permet de rappeler une chose importante : les remontées d’informations concernent des actes que les magistrats ont déjà accomplis. Ceux-ci ne demandent ni autorisation, ni instruction, ils informent de ce qu’ils ont fait. Dans le cas de « Paul Bismuth », j’ai été informée en mars 2014 que de février à septembre ou octobre 2013, les magistrats avaient décidé d’écoutes et que leurs analyses les avaient conduits à de nouvelles enquêtes. À l’époque, entre la procédure Karachi et la charge de travail du ministère, dont une journée nécessiterait une semaine, j’avoue que je n’ai peut-être pas consacré à cette affaire l’attention qu’elle méritait. On me cassait la tête avec, cela m’incommodait et pesait sur les tâches que j’avais à accomplir.

C’est vrai que c’est gênant pour le garde des Sceaux. Que doit-il faire des remontées concernant des élus, des hauts fonctionnaires, des responsables de grandes entreprises ? Rien, il n’en a aucun usage. Par contre, on sait qu’il en dispose et il a besoin de savoir. Je trouve concevable que les parlementaires saisissent le garde des Sceaux quand ils sont pris d’assaut dans leurs circonscriptions, par exemple par des maires qui considèrent qu’on leur pourrit la vie à cause de d’histoires de marché public. Toutefois je ne serais pas choquée à l’idée que l’on dispense le garde des Sceaux d’avoir ce type de remontées d’informations. Cela me paraîtrait plus clair et plus simple. Mais cela n’exonère pas d’une réflexion sur la cascade de conséquences que cela entraînerait. Il faudrait que les députés et les sénateurs, lors des questions au Gouvernement, renoncent à interroger le garde des Sceaux sur ces procédures-là. Il faudrait que les médias acceptent qu’il n’a pas d’information. Mais s’ils n’obtiennent pas le minimum d’informations, ils peuvent vouloir chercher le maximum d’informations. Cela pose des questions sur les risques qui pèseraient sur le secret de l’instruction.

M. le président Ugo Bernalicis. Merci pour cette réponse claire et précise, que je partage. Il y a toujours le risque de faire un usage de certaines informations qui n’est pas le bon.

Mme Christiane Taubira. Et il y a plein de gens pour vous interroger. J’ai parlé des parlementaires, dont la démarche est compréhensible, mais il y en a beaucoup d’autres.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai moi-même interrogé Mme la garde des Sceaux sur une affaire individuelle, sur laquelle elle avait a priori bénéficié de remontées d’informations. Je n’ai pas obtenu de réponses mais c’est le jeu des questions au Gouvernement.

Les remontées d’informations seraient, dit-on, parfois plus rapides du côté du ministère de l’intérieur que de celui de la justice. Vous est-il arrivé de ne pas avoir connaissance d’informations dont le ministère de l’intérieur disposait ?

Mme Christiane Taubira. Je n’ai pas d’affaires précises en tête, du moins spectaculaires, mais je sais que cette question se posait – et sans doute se pose-t-elle encore – et que nous en avons débattu.

Disons très clairement les choses : lorsque nous nous interrogeons sur un dysfonctionnement, interrogeons d’abord le cadre et ensuite les comportements. Le cadre existe. Le code de procédure pénale en ses articles 30 et suivants définit très clairement les relations entre l’autorité judiciaire et la police judiciaire : ses agents sont placés sous l’autorité du procureur de la République. Se pose la question de la loyauté et de la conduite normale des enquêtes, sans oublier la pesanteur des habitudes, des rapports de force entre les deux ministères, des relations du Président de la République avec chacun d’eux. Pour ma part, je n’ai pas eu de difficultés avec les différents ministres de l’intérieur, même s’il y en a un avec qui j’ai travaillé beaucoup mieux et plus facilement. Si les informations remontent plus vite et de manière plus fluide au ministère de l’intérieur, ce n’est pas parce que le fonctionnement des parquets est en cause. Il faut plutôt se demander pourquoi des officiers de police judiciaire, placés sous l’autorité d’un procureur de la République, font remonter des informations par un autre canal.

M. le président Ugo Bernalicis. Il nous a été dit que c’était pour des raisons d’ordre public mais cela interroge car ces remontées ont lieu en dehors de tout cadre au ministère de l’intérieur. Si elles sont motivées, pourquoi ne seraient-elles pas versées dans la procédure ? Ce pourrait être une piste de réflexion.

Mme Christiane Taubira. Je ne comprends pas l’argument de l’ordre public. Si vous souhaitez obtenir une information sur une procédure, vous vous tournerez plutôt vers le garde des Sceaux que vers le ministre de l’intérieur.

J’estime que des remontées sont utiles au garde des Sceaux pour mieux organiser le service public de la justice, et je conçois parfaitement que le ministre de l’intérieur en ait besoin pour les mêmes raisons d’organisation. Mais à ce moment-là, les informations n’ont pas à porter sur la procédure elle-même. Si l’objectif est de savoir pourquoi des véhicules, en mauvais état, ne sont pas arrivés à temps, le sujet n’est pas le contenu de la perquisition mais l’état du parc automobile. C’est ainsi que je comprends les choses mais il est possible que je les comprenne mal.

M. le président Ugo Bernalicis. Les questions que nous avons adressées aux policiers, aux gendarmes et au ministre de l’intérieur n’entraient pas dans ce niveau de détails… En tout cas, il faudrait encadrer davantage la circulation de l’information au sein du ministère de l’intérieur, afin de lever toute suspicion.

Mme Christiane Taubira. Nous avons des lois ! On ne peut pas être extrêmement sévère vis-à-vis du justiciable ordinaire et, parce que l’on appartient aux services de l’État, se permettre des écarts !

M. le président Ugo Bernalicis. Je suis d’accord avec vous : il y a la loi. Mais il y a aussi la pratique qui, au sein des administrations et des ministères, se glisse parfois dans les interstices de la loi. Et c’est aussi l’un des sujets qui intéressent notre commission d’enquête.

J’aimerais, avant de passer la parole au rapporteur, vous poser une dernière question sur les rapports du garde des Sceaux avec l’Élysée. Le Président de la République est garant de l’autorité judiciaire – pour utiliser le terme constitutionnel, cette fois – et il a un conseiller justice. Comment les choses se passent-elles ? A priori, l’information qui remonte au garde des Sceaux est une information qui remonte à l’exécutif : elle peut donc être partagée avec le Premier ministre, potentiellement avec d’autres ministres et, évidemment, avec le Président de la République. Quelle est la nature des liens qui existent entre la place Vendôme et l’Élysée ? Vous-même, comment avez-vous vécu et fait vivre le fait que le Président de la République soit garant de l’autorité judiciaire ?

Mme Christiane Taubira. La loi du 25 juillet 2013 a certes limité les remontées d’information, mais on en compte toujours des milliers : lorsque l’information relative à M. Paul Bismuth arrive au ministère, il en arrive un tas d’autres en même temps. Elles arrivent à la direction des affaires criminelles et des grâces, pas à la chancellerie. La DACG fait un premier tri et ne transmet au cabinet que les informations qui concernent des affaires sensibles. Le cabinet procède à un second tri, puisqu’il faut éviter de submerger le garde des Sceaux avec des dossiers sans importance.

Votre question concernait plutôt les sujets extrêmement sensibles. Pour ma part, je faisais remonter très peu de choses au Premier ministre et au Président de la République. Lorsqu’il m’est arrivé de le faire, c’était au titre de l’article 20 de la Constitution, qui s’applique à tous les ministres : je considérais que si je disposais de ces informations, c’était en tant que membre du Gouvernement. Il m’est arrivé de faire un signalement, mais je n’ai rien transmis. Du reste, à moi non plus, on ne transmettait rien, sauf lorsqu’une affaire commençait à faire du bruit : dans ce cas, on me faisait une note. Des liasses que je n’avais pas lues ont été transmises à l’Élysée, mais je répète que les informations qui remontent portent sur ce qui est déjà fait.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous nous dites donc que des informations remontaient jusqu’à l’Élysée sans que vous en ayez pris connaissance ?

Mme Christiane Taubira. Je dis qu’il est possible que ce soit arrivé, parce que ce n’est pas inconcevable, quand on connaît le fonctionnement du ministère. Pardonnez-moi mais le pouvoir, c’est le pouvoir ! Il s’exerce : c’est une responsabilité, on doit rendre des comptes ! En tant que garde des Sceaux, je le faisais au moins trois fois par semaine : deux fois ici et une fois au Sénat. Et puis, je recevais sans arrêt des lettres de parlementaires : on rend des comptes ! Il faut exercer le pouvoir ! On a des informations, il est légitime qu’on en dispose. Je n’ai pas passé mon temps à regarder ce que mon cabinet transmettait, pour information, au conseiller du Président de la République. Il paraissait normal que le Président soit informé des affaires qui étaient sorties dans les médias ou qui allaient sortir. Je ne crois pas que les membres de mon cabinet l’importunaient en l’informant de ces affaires. Pour ma part, je répète que j’ai transmis très peu de choses et que je ne l’ai fait que pour des sujets très sensibles.

M. le président Ugo Bernalicis. Le Président de la République, à la différence des ministres, n’est pas responsable devant le Parlement. On peut interroger le garde des Sceaux lors des questions au Gouvernement, on peut le faire venir devant une commission d’enquête, mais ce n’est pas le cas du Président de la République.

Par ailleurs, il est vrai que les remontées d’information ne concernent que des actes passés, mais il faut tout de même faire une différence entre l’enquête préliminaire et l’instruction. Au cours de l’instruction, les personnes concernées ont accès à leur dossier, ce qui n’est pas le cas durant l’enquête préliminaire : le garde des Sceaux a alors accès à des informations auxquelles les intéressés n’ont pas accès.

Mme Christiane Taubira. C’est notre système, monsieur le président…

M. le président Ugo Bernalicis. Je l’interroge !

Mme Christiane Taubira. Sur le premier point, vous avez parfaitement raison et la réforme constitutionnelle que j’avais préparée prévoyait de modifier le statut pénal du Président de la République. C’est effectivement une question essentielle.

Sur le deuxième point, la défense peut avoir intérêt à ce que l’enquête préliminaire ne dure pas trop, car l’ouverture d’une information judiciaire lui permet d’accéder au dossier, et donc de préparer la défense. Mais quelle est l’utilité, pour le pouvoir politique, de détenir ces informations ? Il s’agit seulement d’être informé et de ne pas rester bouche bée si on lui en parle. Croyez bien que le fait de disposer de ces informations nous pourrit la vie plus qu’il ne nous réjouit.

M. Didier Paris, rapporteur. Madame la ministre, je veux vous adresser un double remerciement. D’abord, je vous remercie d’avoir fait un long déplacement pour être devant nous ce matin : c’est un honneur et nous en mesurons l’intérêt. Ensuite, je vous remercie pour la vivacité et la clarté de vos réponses, qui n’est une surprise pour personne et qui est une richesse pour nous.

La remontée d’information est l’un des fils rouges de notre commission d’enquête. Vous avez dit que l’on pourrait envisager sa suppression, mais cela suppose en effet de clarifier la responsabilité du ministre, car il doit avoir les moyens de sa politique et de ses responsabilités. On pourrait envisager une séparation entre la conduite de la politique pénale, dont le garde des Sceaux a la responsabilité, et l’action publique, car ce sont deux choses très différentes. La remontée d’information est peut-être davantage justifiée pour la première que pour la deuxième.

La loi de 2013 et la circulaire de 2014 ont instauré, pour la première fois, des règles claires. Selon vous, peut-on encore faire évoluer les choses, par exemple en inscrivant dans la loi les dispositions contenues dans la circulaire ? Pour prendre quelques exemples, l’interdiction de transmettre des pièces de procédure ne figure que dans l’annexe de la circulaire et, sauf erreur de ma part, il n’y est pas question de l’interdiction de faire remonter des informations sur l’enquête à venir : c’est davantage une pratique qu’une règle écrite. Ne faudrait-il pas inscrire toutes ces dispositions dans la loi, afin de bien encadrer les pratiques – même si elles semblent évoluer dans le bon sens ? Ne faudrait-il pas également formaliser davantage les fameuses fiches d’action publique (FAP), qui arrivent à la DACG avant de parvenir au garde des Sceaux, et qui n’ont pas de statut précis ? Jean-Jacques Urvoas nous a dit que l’on ne sait jamais très bien si elles sont, ou non, classifiées.

Enfin, j’aimerais aborder un sujet un peu plus délicat. Un ministre, quelque précaution que l’on prenne au moment de sa nomination et quelles que soient ses qualités personnelles, peut être pris dans un conflit d’intérêts. Or la remontée d’information se fait tous azimuts. Voyez-vous un moyen de limiter la remontée d’information, ou plutôt de la filtrer, pour éviter que le ministre ne se trouve en difficulté ?

Mme Christiane Taubira. Des hauts magistrats et des parlementaires ont suggéré de donner un cadre législatif aux dispositions contenues dans la circulaire et dans son annexe : cela me paraît tout à fait concevable.

Si j’ai fait paraître la circulaire, c’est parce que je tenais vraiment à clarifier les choses très rapidement. Ce n’était pas un abus de pouvoir exécutif : cette circulaire était, d’une certaine façon, la circulaire d’application de la loi du 25 juillet 2013. J’ai toujours été très attentive aux circulaires d’application, au point de faire travailler la DACG en amont sur les grandes lois que j’ai eu le privilège de défendre. J’ai toujours veillé à ce que ses membres suivent pas à pas l’élaboration de la loi, afin que la circulaire d’application traduise exactement la volonté du législateur. Et sa publication a toujours suivi de peu la promulgation de la loi. Il est même arrivé que la circulaire soit prête deux jours avant. (Sourires)

Je ne suis pas choquée à l’idée d’inscrire les dispositions de la circulaire dans un cadre législatif. Mais ce cadre est plus rigide : il faut donc bien mesurer les conséquences qu’aurait une modification des règles régissant la remontée d’information. Je prendrai un seul exemple, moins sensible politiquement, mais très important. Le ministère de la justice reçoit chaque jour de nombreux courriers de citoyens ordinaires, de justiciables. Je vais vous raconter une anecdote à ce propos. En tant que parlementaire, j’avais le souci de répondre à toutes les personnes qui m’écrivaient et je comptais faire de même au ministère de la justice. Mon directeur de cabinet m’a dit que ce serait impossible : je lui ai répondu que ça le serait. Comme il a beaucoup de tact, il m’a fait visiter le service du courrier : le personnel m’a expliqué que 1 700 lettres arrivaient chaque jour au ministère de la justice. Je me suis obstinée pendant deux semaines, puis je suis devenue raisonnable.

Mais ce courrier, il faut tout de même y répondre, et cela suppose d’avoir une remontée d’information ! Si ce n’est plus le ministère qui s’en occupe, alors il faut dire aux parquets généraux que les justiciables sont fondés à les interroger et que c’est à eux de gérer ces milliers de lettres. On peut considérer que tout cela est accessoire, que c’est une charge inutile pour le garde des Sceaux, mais le fonctionnement de la démocratie a des contraintes et l’institution judiciaire, c’est aussi le service public de la justice. Il faut que quelqu’un réponde aux justiciables et aux citoyens. Je ne suis pas contre l’idée d’inscrire les dispositions de la circulaire dans la loi, mais elle prévoit que quelqu’un se charge de cela. Et si le garde des Sceaux ne reçoit plus les informations, ses services ne peuvent plus répondre.

La loi du 25 juillet 2013 distingue clairement la politique pénale et l’action publique : il n’y a pas de confusion possible entre les deux – ou alors, c’est de la mauvaise foi. La seule zone qui pourrait être un peu trouble concerne la manière dont la remontée d’information peut amener à faire évoluer les lois. Mais je ne me fais pas d’inquiétude à ce sujet, parce que nous avons une vraie démocratie, que les lois sont débattues au Parlement et que nous avons des parlementaires très impliqués : j’ai pu le constater en tant que garde des Sceaux. Notre parlement apporte les garanties d’un travail législatif approfondi.

M. Didier Paris, rapporteur. J’aimerais avoir votre sentiment sur le parquet national financier. On a tendance à créer de plus en plus de parquets nationaux spécialisés : il existe désormais un parquet national anti-terroriste (PNAT) et on songe à créer un parquet spécialisé sur la cyberhaine. Faut-il, selon vous, conserver le PNF ? Et, si tel est le cas – ce qui, pour moi, est une évidence –, faut-il modifier son champ, comme Nicole Belloubet l’a suggéré ? Une affaire médiatique a rappelé que le PNF dépendait hiérarchiquement du procureur général de Paris. Cela peut sembler surprenant, dans la mesure où le PNF ne traite pas que des affaires parisiennes. Pensez-vous que le PNF devrait évoluer, ou bien vous semble-t-il en mesure de répondre aux attentes très fortes de la Nation en matière de répression de la grande délinquance économique et financière ?

Mme Christiane Taubira. On juge une structure à ses résultats et il est clair que le PNF a fait ses preuves. J’ai rappelé brièvement le contexte de sa création, qui a suscité des débats très vifs et des oppositions très fortes. Mais nous avions des questions importantes à traiter : il fallait lutter contre les atteintes à la probité et la grande corruption et revoir nos standards, puisque la France était, je crois, au vingt-deuxième rang dans le classement de Transparency International.

La question de la compétence du PNF s’est posée. Pour ma part, j’étais plutôt d’avis que d’autres juridictions puissent traiter de contentieux de même nature et nous sommes tombés d’accord sur le principe qu’il n’ait pas de compétence exclusive. Pourquoi l’avoir rattaché au procureur général de Paris ? Il me semblait important que le procureur du PNF soit un procureur de plein droit, ou plutôt une procureure : je ne cache pas que j’ai souhaité qu’une femme en prenne la tête. Lorsque je suis arrivée, la base de la magistrature était féminine à 82 % et, au sommet, on comptait moins de 10 % de femmes. Nommer des femmes à des postes importants est devenu mon obsession et elles étaient 40 % lorsque j’ai quitté le ministère. C’est une autre source de fierté. Je me rends compte que j’étale mes sources de fierté : ce n’était pourtant pas mon intention en venant ici ! (Sourires.)

Nous avons trouvé un bon équilibre et le PNF a vu le jour très vite. J’avais prévu d’emblée, dans le budget que j’ai soumis au Parlement, plus d’une vingtaine de postes de magistrat, une dizaine de postes de juge d’instruction, et des postes de greffière et de greffier. Le bâtiment qui l’accueille a lui aussi été aménagé très vite et, en deux ou trois mois, le PNF était installé. J’ai proposé un nom au Conseil supérieur de la magistrature, qui a donné un avis conforme et la procureure de la République financière a fait ses preuves : voyez ses résultats ! On a pu s’interroger sur le bien-fondé du PNF au moment de sa création mais, six ans plus tard, les résultats sont là.

M. Didier Paris, rapporteur. Notre commission s’est beaucoup intéressée à l’enquête préliminaire. Seriez-vous favorable à ce que sa durée, qui est parfois jugée excessive, soit limitée par la loi ?

Notre système est inquisitoire, et non accusatoire. D’aucuns souhaiteraient que l’enquête préliminaire, sans devenir accusatoire, laisse davantage de place au contradictoire. L’article 77-2 du code de procédure pénale permet déjà à toute personne mise en cause, à condition de le savoir, et à toute victime, de demander la consultation du dossier de procédure au bout d’un an. Cette disposition vous semble-t-elle suffisante ou vous semblerait-il souhaitable d’introduire des clauses de revoyure plus fréquentes et plus contradictoires ?

Mme Christiane Taubira. Votre question est aussi importante qu’embarrassante. Je peux vous faire part de ma réflexion personnelle, mais elle ne repose sur aucun élément tangible. Il y a quatre ans que j’ai quitté le ministère. À l’époque, j’organisais des rencontres avec des parlementaires, des magistrats, des universitaires : sur des questions de ce type, je nourrissais toujours ma réflexion grâce à l’intelligence, au savoir et aux compétences des autres, parce que j’avais toujours peur de mal faire. Avant de toucher à quoi que ce soit, je voulais tout comprendre. Une fois que j’avais compris, je savais ce que je faisais et j’allais jusqu’au bout.

Un sujet comme celui-ci mérite qu’on y réfléchisse sérieusement. Certaines enquêtes préliminaires durent plus de dix ans : c’est inconcevable et c’est scandaleux pour la justice. Cette situation n’est satisfaisante pour personne et je me dis que cela n’amuse pas non plus le procureur de traîner dix ans sur la même affaire.

Mais il y a aussi des informations judiciaires qui durent très longtemps, et sur des sujets très sensibles : je pense à l’amiante, ou à l’accident d’avion de Maracaibo, au Venezuela, dont les victimes étaient essentiellement des Martiniquaises et des Martiniquais. Les magistrates et les magistrats finissent par ne plus savoir quoi faire, les preuves s’estompent : plus le temps passe et moins on est performant. La question de la durée est extrêmement importante, cela ne fait pas de doute. Mais il faut réfléchir à tous les aspects de la question : réduire la durée de l’information judiciaire, n’est-ce pas aussi réduire les droits de la défense ? Or les droits de la défense sont un marqueur de démocratie. Certains de ces droits peuvent être utilisés de façon dilatoire : des demandes d’acte au dernier moment, des renvois… C’est peut-être un inconvénient, mais la démocratie est pleine d’inconvénients. Il faut s’assurer qu’en réduisant la durée des informations judiciaires, on ne limite pas les droits de la défense. Il faut éprouver les choses – au sens étymologique.

M. Fabien Gouttefarde. Madame la ministre, vous avez assumé le paradoxe de la fonction de garde des Sceaux – comme vos successeurs, d’ailleurs – en gouvernant une institution dont vous ne dictiez pas les décisions, mais en partageant ses valeurs et en défendant son indépendance. On a souvent dit qu’une forme de dédoublement fonctionnel était nécessaire pour tenir dans ce ministère, qui se situe au point de contact entre la politique et la justice. Je comprends, en vous écoutant, que vous tenez à ce que cette institution perdure et que vous n’êtes pas favorable, par exemple, à l’institution d’un procureur général de la Nation, que certains souhaiteraient instituer.

Après la promulgation de la loi du 25 juillet 2013, la commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a rendu un avis assez critique sur les dispositions censées garantir l’indépendance des parquets. « On peut douter de son application effective », indique-t-il, car les instructions orales sont plus fréquentes et il est parfois « à craindre que le magistrat du parquet nanticipe les souhaits du ministère » sans qu’il soit besoin d’un coup de fil de la chancellerie.

La CNCDH préconise par ailleurs de créer deux corps distincts de magistrats : les parquetiers d’un côté et les juges du siège de l’autre.

Que pensez-vous de ces deux prises de position ?

Mme Christiane Taubira. Je vous remercie pour vos mots aimables, qui ne concernent pas ma personne, mais qui sont une appréciation de la fonction de garde des Sceaux en tant que telle, et qui soulignent l’importance de cette responsabilité. Le ministère de la justice est un ministère régalien qui a pour responsabilité un département de l’État essentiel à la démocratie. Il en est l’épine dorsale. Il faut effectivement assumer les contradictions, vouloir l’indépendance dans les fonctions juridictionnelles et garantir aux citoyens le bon fonctionnement de l’institution judiciaire. Il faut savoir le faire et c’est ce que vous avez appelé la dualité. J’ai dit que votre propos était aimable : il est surtout perspicace.

S’agissant de l’indépendance du parquet, la loi protège les procureurs. Même s’ils reçoivent une consigne orale, les procureurs sont protégés : c’est tout l’intérêt de la loi ! Un procureur qui reçoit un coup de fil peut le signaler, car c’est une contravention à la loi. Voilà l’utilité ultime de la loi ! Il faut faire confiance à notre magistrature. Je ne suis pas en train de dire que tous les magistrats sont irréprochables, ni que tous les procureurs sont travaillés en permanence par un souci d’indépendance. Nous sommes ce que nous sommes : homme parmi les hommes, comme disait Jean-Paul Sartre. Hommes et femmes parmi les hommes et les femmes : voilà ce que nous sommes. Dans la magistrature comme ailleurs, nous avons des personnalités, des tempéraments, des forces et des faiblesses, des vulnérabilités, des vanités : nous avons de tout, dans ce corps comme dans d’autres ! C’est pourquoi il faut un cadre. Une fois que l’indépendance du ministère public, dans ses fonctions juridictionnelles, est assurée, on peut brandir, de temps à autre, l’exemple de quelqu’un qui n’a pas fait ce qu’il faut, mais cela ne remet pas en cause l’ensemble. Vous dites que certains procureurs anticipent les attentes du ministre : c’est comme à l’école, certains veulent être aimés de la maîtresse, mais ce n’est pas la maîtresse qui leur demande de dénoncer leurs petits camarades !

L’unité du corps est une question importante. Le projet de réforme constitutionnelle que j’avais préparé renforçait l’unité du corps, comme la loi du 25 juillet 2013. À partir du moment où le ministère public ne reçoit plus d’instructions, il fonctionne, en tant que tel, comme autorité judiciaire. La CEDH peut donc reconnaître notre ministère public comme autorité judiciaire. Même si le ministère public ne prononce pas de jugement, il y a quand même un seul corps. Je suis plutôt favorable à ce que l’on continue de consolider l’unité du corps.

Cela me permet de rappeler que, lorsque nous avons travaillé sur ces textes, certains voulaient interdire le syndicalisme dans la magistrature ! Il y a toujours cette tentation de dire : « C’est un pouvoir judiciaire, il est indépendant : on le lâche » – d’accord, mais on le lâche où ? Comment accède-t-on à ce pouvoir – élections, nominations – et, surtout, comment rend-il compte ?

Pour en revenir à votre question, je ne suis pas favorable à un procureur général national. Je ne pense pas que vous, parlementaires, soyez prêts à vous contenter d’un vague rapport annuel du procureur national : s’il vient une fois par an, qu’est-ce que cela dit des travaux du parquet, qui sont de très grande qualité, d’ailleurs ? Quelle utilité ? Personnellement, je n’ai pas envie de vivre dans une démocratie comme cela. Il y a des pays qui fonctionnent ainsi, et pas forcément mal, comme l’Espagne, mais nous ne sommes pas ces pays. On ne peut pas passer son temps à revendiquer un parquet à la française, à expliquer à la CEDH qu’elle ne comprend pas nos subtilités et que le parquet à la française est indépendant, pour ensuite se contenter d’un modèle standard ! Je n’ai pas envie de cela ! Alors oui, il faut consolider le corps, mais il faut aussi maintenir la responsabilité politique sur le bon fonctionnement du service public.

Mme Coralie Dubost. Je souhaiterais obtenir quelques précisions afin d’éclairer ceux de nos concitoyens qui ne seraient pas experts de la justice. Vous avez insisté à plusieurs reprises sur le fait que les remontées d’information portaient strictement sur des actes passés. Peut-on le formuler dans l’autre sens, c’est-à-dire que le garde des Sceaux n’intervient plus dans les stratégies à venir ? Peut-on détailler surtout ce qu’il n’est plus possible de faire ? Je pense aux pièces de l’affaire, et pas seulement à l’information dont il dispose.

Les parlementaires et le Gouvernement doivent se prêter à l’exercice démocratique de la transparence. Pouvez-vous nous expliquer quels problèmes cela peut poser au garde des Sceaux dans sa relation aux médias, qui sont une part active de notre démocratie ?

Les courriers des citoyens, auxquels vous auriez souhaité pouvoir toujours répondre, permettent-ils d’inspirer des évolutions dans les textes ? Participent-ils à l’amélioration du fonctionnement du service public de la justice ? Si l’on devait décentraliser cette tâche dans chacune des juridictions concernées, faudrait-il instaurer une nouvelle remontée d’information par circonscription de juridiction, et donc créer un nouveau circuit ?

Enfin, vous avez évoqué les cascades de conséquences à prévoir dans l’hypothèse où l’indépendance du CSM dans la nomination des procureurs serait renforcée : quelles seraient-elles ? Quel cadre faut-il envisager pour que le déplacement du pouvoir politique ne soit pas non plus synonyme de soumission au pouvoir syndical ?

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous cède la parole, madame la ministre, avec une attente de concision de votre part, de sorte que les autres collègues puissent aussi vous interroger.

Mme Christiane Taubira. Avec quelle élégance cette chose-là est dite, monsieur le président ! Je suis une vieille dame ; aussi, vouloir me changer me paraît un exploit que votre jeunesse vous autorise à penser possible, mais qui risque d’être hors de portée ! (Sourires.)

La remontée d’information porte effectivement sur des actes accomplis. Vous avez raison concernant les stratégies : j’ai ainsi émis des circulaires de politique pénale territoriale en Corse, dans les Bouches-du-Rhône, en Guyane, en Martinique ou en Île-de-France à la suite de remontées faisant apparaître une prédominance d’un type de délinquance en particulier. Il s’agissait de définir des priorités, les parquets étant submergés. Nous en avons également tenu compte lors de la création, avec le ministère de l’intérieur, des zones de sécurité prioritaire (ZSP) : nous avons travaillé en amont avec les magistrats, que j’ai interrogés sur les périmètres et sur les zones où il fallait affecter davantage de forces de l’ordre, de magistrats et de greffiers. Je les ai interrogés également sur la performance de certaines structures comme les groupes locaux de prévention (GLP). Les remontées d’information servent aussi à dessiner une cartographie de la délinquance et de son intensité à certains endroits, afin d’ajuster les réponses de la justice.

Les lettres des justiciables peuvent nous éclairer sur la conduite de la politique pénale et même civile. Rappelons que le civil représente 70 % de l’activité judiciaire ; il concerne le quotidien des citoyens – les affaires familiales à plus de 60 %, le surendettement, les conflits de voisinage, etc. Le service public de la justice se doit d’être très efficace sur ces questions également. La masse de courriers est telle que l’on ne peut tous les traiter – il faudrait pour cela créer une cellule qui s’y consacrerait spécifiquement –, mais certains cas alertent suffisamment pour appeler l’attention du législateur. Je ne pouvais pas personnellement répondre à 1 700 lettres par jour, mais j’allais quand même y mettre le nez régulièrement. J’ai par exemple été sensibilisée par des lettres de citoyens au problème de l’amiante, ou bien à des atteintes à l’environnement. En faisant des recherches pour répondre à des questions sur des pollutions, j’ai repéré l’article 714 du code civil, selon lequel « Il est des choses qui nappartiennent à personne et dont lusage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière den jouir. » C’est un très bel article, qui date de la première version du code civil, en 1803. Cela sert à trouver des réponses, ou à en construire s’il n’en existe pas. Mais c’est un travail à temps plein !

Concernant la relation aux médias, je suis un très mauvais exemple parce que je n’aime pas y aller – je crois que cela s’est vu ! Je suis prête à défendre les médias : l’un des premiers projets de loi que j’ai présentés avait pour objet la protection des sources des journalistes. Je suis très soucieuse que ce pilier de notre démocratie fonctionne correctement. Mais bavarder à la radio ou montrer sa pomme à la télévision, cela me casse les pieds ! J’ai un grand défaut, une grande infirmité en tant que responsable politique : je ne suis pas narcissique ! (Sourires.)

M. Sébastien Nadot. Par-delà les positions politiques que vous avez défendues, vous incarnez le courage et la détermination : cela se fait rare, comme le soulignait Cynthia Fleury dans La fin du courage, paru en 2010. Nous avons reçu le directeur de l’École nationale de la magistrature, qui nous a parlé des cours de déontologie. Le courage n’est-il pas justement ce qui permet d’être fort sur la question de l’indépendance ?

Par ailleurs, dans un communiqué de presse publié en décembre 2017, vous dites que l’indépendance du parquet doit être inscrite dans la Constitution : y croyez-vous vraiment et voyez-vous un chemin ?

Enfin, la création d’un parquet national environnemental vous semble-t-elle pertinente ?

Mme Christiane Taubira. Le parquet national financier a suscité, y compris chez des personnes qui étaient opposées à sa création, une volonté de multiplier les parquets spécialisés. Je ne suis pas persuadée a priori que cela soit nécessaire. Tout d’abord, je ne pense pas qu’il faille banaliser la mission des parquets ni considérer que la spécialisation à outrance soit la réponse. Le parquet à la française deviendrait un parquet à la fantaisie française ! Or la justice est un sujet trop sérieux pour cela. Les réponses que nous apportons à l’écocide – ce concept global, qui vise toutes les atteintes aux écosystèmes et à la biodiversité, n’est pas encore installé mais il finira par l’être, à mon avis – sont-elles satisfaisantes ou bien appellent-elles une spécialisation qui rendra la justice plus efficace ? Personne n’est en capacité de le dire : il faut étudier très sérieusement cette question pour prendre une décision.

Sur l’indépendance de la justice, vous avez habilement évoqué l’indépendance de « l’institution judiciaire » et non du « pouvoir judiciaire ». J’ai une position très stable sur la question de l’indépendance. Je suis très attachée à la démocratie.

M. Sébastien Nadot. J’ai parlé de l’indépendance du parquet et non de l’institution judiciaire.

Mme Christiane Taubira. Ce n’est pas la même chose ! Dans notre projet de réforme constitutionnelle, qui n’a pas abouti, nous voulions inscrire dans la Constitution les conditions de nomination, les sanctions, l’organisation du Conseil supérieur de la magistrature : c’est ainsi que vous apportez la garantie de l’indépendance du parquet. Cela est souhaitable car, même si l’ordonnance de 1958 dit clairement que le parquet est sous hiérarchie du parquet général, sous l’autorité du garde des Sceaux, mais que sa parole à l’audience est libre, on sait bien que des choses se passent en amont : certains procureurs devancent les attentes du pouvoir politique, et parfois même les imaginent ou les supposent.

Je finis d’une phrase – vous n’en auditionnerez pas d’autres comme moi, monsieur le président : souffrez jusqu’au bout ! (Sourires.)

M. le président Ugo Bernalicis. J’aurai la prétention de dire que si, justement : nous auditionnons tout de suite après une autre ancienne ministre !

Mme Christiane Taubira. Il faut parvenir à réhabiliter le courage politique. Le problème, c’est que le personnel politique est très exposé et qu’il en prend plein la figure. J’y vois un danger terrible pour la démocratie : si cela continue à être aussi violent, les gens qui ont des idéaux et qui ont envie de servir vont très vite se rendre compte que cela signifie porter préjudice à sa vie personnelle, à sa vie familiale, se compliquer la vie, être à la disposition de tout le monde, être constamment en train de travailler parce qu’il faut comprendre les choses pour prendre les bonnes décisions – ces gens-là vont s’éloigner ! Il faut réhabiliter le courage politique mais il faut aussi créer les conditions pour qu’il n’exige pas forcément du masochisme. Le courage de faire, le courage de dire, le courage d’aller à contre-courant, ce n’est pas forcément le courage de souffrir !

Mme Cécile Untermaier. Je vous remercie beaucoup car vous montrez bien que l’évolution se fait marche par marche. Des marches essentielles ont été franchies en 2013 ; nous devons poursuivre, et cela incombe à l’actuelle majorité. La loi du 25 juillet 2013 distingue vraiment l’action publique, du côté juridictionnel, et la définition de la politique pénale, qui incombe au Gouvernement. Ne pensez-vous pas que nous devrions exprimer davantage cette clarification pour que les citoyens se l’approprient ? Ne serait-il pas nécessaire que le garde des Sceaux vienne devant le Parlement expliquer la politique pénale qu’il entend mener et dicter aux juridictions ?

L’affaire des fadettes est choquante mais, vous l’avez rappelé, c’est une affaire d’hommes et de femmes, dont certains ont fauté. Pensez-vous que le Conseil supérieur de la magistrature devrait s’auto-saisir d’une question de cette nature ? Il me semble très dévalorisant pour cette autorité de contrôle et de discipline de ne pouvoir s’auto-saisir d’une question grave parallèlement au garde des Sceaux, qui doit conserver son pouvoir d’inspection.

Ma dernière question concerne les territoires. Des conseils de juridiction ont été créés dans les tribunaux. Le service public de la justice doit vivre davantage : on doit permettre aux parlementaires – voire aux députés car eux seuls sont élus au suffrage universel direct –, de participer à ces conseils de juridiction de manière beaucoup plus systématique : ce serait un geste d’ouverture vis-à-vis du Parlement. On nous objecte que nous sommes trop nombreux mais il faudrait tout d’abord que le conseil de juridiction ne soit pas tant à la main du président du tribunal, et ensuite que l’on instaure une obligation d’inviter les parlementaires à y participer.

Mme Christiane Taubira. C’est l’occasion pour moi de vous remercier, madame la députée, pour le travail précieux et exigent accompli lors de la précédente législature : j’ai eu à en bénéficier dans la conduite de mes responsabilités.

La clarification est indispensable pour le grand public et même parfois pour des personnes spécialisées dans d’autres domaines car on ne comprend pas forcément la différence entre la politique pénale et l’action publique. Il faut travailler avec les universités, comme je l’ai beaucoup fait lorsque j’étais en responsabilité. Alors qu’il y avait une chute des candidatures au concours d’entrée à l’École nationale de la magistrature, on m’a conseillé de baisser le niveau du concours : j’ai refusé car c’est un des plus beaux concours républicains. En revanche, j’ai décidé de faire une campagne de sensibilisation dans les universités, avec l’aide de parlementaires, et nous avons ainsi enregistré une remontée massive des candidatures tout en maintenant le niveau du concours. Il a fallu pour cela les accompagner en consolidant la classe préparatoire, pour éviter toute obstruction à la promotion sociale dans l’accès à ENM. On peut expliquer beaucoup de choses dans les universités, dans les lycées, dans des émissions ou des conférences destinées aux citoyens. C’est indispensable car cela fait partie de l’accès à la maturité démocratique.

Sur la question des fadettes, je me garderais bien d’exprimer un avis : il ne serait pas pertinent pour la simple raison que je ne dispose pas des éléments. Si les avocats sont protégés des écoutes téléphoniques par des dispositions législatives, il n’y a pas l’équivalent pour les fadettes, qui relèvent du droit commun : la question se pose donc de l’extension aux fadettes de la protection dont bénéficient les avocats.

Le Conseil supérieur de la magistrature peut s’auto-saisir d’un certain nombre de sujets mais, dans ce cas particulier, il ne peut le faire puisque c’est au garde des Sceaux qu’il revient de saisir l’inspection. Quelle est l’opportunité de l’inspection ? Elle est déterminée à la fois par le fait lui-même, mais aussi par l’ambiance : quand l’émoi est général, le pauvre garde des Sceaux doit faire quelque chose, même s’il est persuadé qu’il suffit de patienter deux semaines. Cette question masque un autre problème : il y a longtemps que le Conseil supérieur de la magistrature veut avoir la main sur l’inspection. Ce n’est pas anodin du tout !

Je partage votre avis sur les conseils de juridiction. Quand nous avons travaillé sur la réforme « Justice du XXIe siècle », dite J21, il était important d’associer les élus et les universitaires, ce que nous avons fait lors des dix-huit mois d’expérimentation : cela a donné d’excellents résultats.

M. le président Ugo Bernalicis. Concernant les fadettes, y a-t-il eu des remontées d’informations sur l’enquête préliminaire ouverte par le parquet national financier alors que vous étiez encore garde des Sceaux ?

Mme Christiane Taubira. J’ai découvert ces jours-ci qu’une enquête avait été ouverte. Il faudra peut-être interroger la DACG ; pour ma part, je n’en ai aucun souvenir –j’espère que ce n’est pas un problème de mémoire de ma part. Je ne sais même pas quand l’enquête s’est terminée.

M. le président Ugo Bernalicis. L’enquête préliminaire est toujours en cours : c’est tout le problème !

Mme Christiane Taubira. Cela soulève la question de la durée des enquêtes. Je n’ai pas le souvenir de remontées mais la DACG peut sans difficultés répondre, à travers le garde des Sceaux, à une demande parlementaire.

M. Ugo Bernalicis. Il y a des pratiques différentes d’un parquet à l’autre : certains font remonter l’information dès l’ouverture de l’enquête.

Mme Christiane Taubira. C’est le risque permanent sur les questions sensibles.

Mme Nicole Dubré-Chirat. L’irruption du terrorisme a-t-elle modifié les pratiques dans les remontées d’information au sein du ministère, mais aussi dans les relations avec le ministère de l’intérieur ?

Y a-t-il des thématiques précises que vous souhaiteriez intégrer dans une révision constitutionnelle, concernant par exemple la réforme de la Cour de justice de la République ?

Mme Christiane Taubira. Je sais que vous travaillez sérieusement à la révision de la Constitution. Les réponses que nous avions apportées dans notre projet de réforme, si elles peuvent être améliorées, balayent l’essentiel des sujets. Je ne vois donc pas a priori d’innovation à introduire.

L’irruption du terrorisme n’a pas changé de façon substantielle les pratiques. En tant que garde des Sceaux, j’ai participé au Conseil de défense. Le Président de la République, qui préside les Conseils de défense, réunissait les ministres régaliens. On est dans une autre temporalité dans ces moments-là, incontestablement.

Cela a également une influence sur la temporalité d’après. J’ai organisé en avril 2015 les premières rencontres internationales de magistrats antiterroristes. Une soixantaine de pays étaient représentés au plus haut niveau possible, certains par leur procureur national. Nous avons travaillé trois jours à huis clos, mon objectif étant de faire en sorte que l’on soit de plus en plus efficace. La coopération pénale internationale est parfois compliquée, les juridictions des autres pays ne répondant pas toujours aux commissions rogatoires. Quand les gens se connaissent, en général ils travaillent mieux ensemble. J’ai constaté très vite les effets de ces rencontres, même en dehors de la procédure criminelle, lors des attentats du 13 novembre 2015. Ainsi, concernant les certificats de décès, qui déclenchent toutes les démarches, j’ai appelé le président du tribunal pour voir s’il était possible d’accélérer la procédure pour les victimes et leurs familles : ils ont fait en trois jours ce qui en prenait quinze habituellement. Gloire à eux ! Mais au dernier moment, une difficulté a surgi sur un nom, en raison d’informations contradictoires : c’est la coopération entre magistrats qui a facilité les choses. J’ai pu constater dans d’autres cas également que les procédures vont beaucoup plus vite lorsque les magistrats se connaissent.

M. le président Ugo Bernalicis. Dernière question, parce qu’il aurait été dommage de ne pas vous la poser : qu’est-ce qui a motivé votre choix pour proposer la nomination de Mme Catherine Champrenault comme procureure générale de la cour d’appel de Paris ?

Mme Christiane Taubira. Je ne connaissais ni Mme Champrenault, ni Mme Éliane Houlette. D’ailleurs, lorsque je suis arrivée à la tête du ministère de la justice, je ne connaissais pas grand-monde, à l’exception de quelques magistrats connus. J’avais eu, en tant que parlementaire, à travailler sur les questions liées à l’ordonnance de 1945 : je connaissais donc le président Jean-Pierre Rosenczveig, mais seulement dans ses fonctions de magistrat spécialisé dans la délinquance des mineurs. C’était un inconvénient parce que je devais découvrir tout le monde, mais c’était aussi un avantage parce que je n’étais pas dans les réseaux.

Mon grand principe, pendant les quatre années que j’ai passées au ministère, c’était de nommer des femmes à des postes de haute responsabilité. J’ai ainsi retardé la transmission de la transparence pour le PNF parce que je cherchais une candidate correspondant vraiment au profil que nous avions décrit. J’en ai donc auditionné plusieurs : Mme Houlette avait une perception très claire des enjeux, raison pour laquelle je l’ai proposée ; le CSM a ensuite donné un avis favorable.

Pour le poste de procureur général près la cour d’appel de Paris, je ne connaissais pas Mme Champrenault. Je l’avais simplement croisée dans la juridiction de Basse-Terre, et j’avais conservé une bonne impression de la conduite, par le parquet général, de ce ressort qui multipliait les difficultés. Très souvent, en effet, les prisons, les juridictions, la protection judiciaire de la jeunesse, etc., sont sinistrées dans les outre-mer. J’ai donc proposé sa candidature après l’avoir auditionnée, mais je ne la connaissais pas avant.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie, ainsi que mes collègues pour leurs questions.

 


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Audition du jeudi 9 juillet 2020

À 11 heures : Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice

M. le président Ugo Bernalicis. Mes chers collègues, après M. Castaner, alors ministre de l’intérieur, nous recevons aujourd’hui, pour notre dernière audition, Mme Nicole Belloubet, ancienne ministre de la justice.

Madame la ministre, nous avons souhaité, malgré le remaniement ministériel, maintenir votre audition, puisqu’il s’agit de vous entendre sur votre vécu, durant ces trois années passées au ministère, en lien avec le thème de notre commission : l’indépendance de l’autorité judiciaire, les pressions politiques, les pressions médiatiques, les pressions économiques, les remontées d’information. L’audition d’Éliane Houlette a apporté un éclairage particulier sur le fonctionnement du parquet. Et c’est bien sur toutes ces questions que nous souhaitons recueillir vos réactions.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Mme Nicole Belloubet prête serment)

Mme Nicole Belloubet, ancienne ministre de la justice. Mon audition devant votre commission présente un caractère particulier, puisque je viens de quitter mes fonctions de garde de Sceaux. En conséquence, ma parole n’engage pas le Gouvernement et il est possible que mon successeur ait des approches différentes de celles que je vous présenterai.

Le thème de votre commission d’enquête est particulièrement délicat. Vous savez mon attachement à la Constitution de 1958 qui évoque l’autorité judiciaire, et nous pouvons nous mettre d’accord sur l’indépendance de la justice, essentielle dans un État de droit. Les débats qui se tiennent au niveau européen démontrent à quel point cette question peut être à la fois prégnante et moduler les rapports entre les différents États.

Il est primordial pour tous les citoyens d’avoir accès à un juge indépendant et impartial. Tout justiciable doit en effet être assuré qu’il sera jugé par un juge dépourvu de toute pression ; c’est une garantie essentielle de notre État de droit. En France, la justice est indépendante.

Il est également essentiel que chaque citoyen puisse bénéficier d’un service public de la justice performant. L’objectif constitutionnel de « bonne administration de la justice » rend compte de cette réalité. Et cette administration de la justice doit relever du Gouvernement.

Nous l’avons d’ailleurs vu récemment, au moment de la crise de la covid-19. Durant le pic de la crise sanitaire, la difficulté du fonctionnement des juridictions a été mise en avant. J’ai eu alors l’occasion de dire devant l’Assemblée nationale que certaines critiques me semblaient excessives. Limiter l’accès aux tribunaux était une nécessité pour lutter contre l’épidémie et j’ai souligné les efforts réalisés par les juridictions pour assurer le traitement des contentieux essentiels.

Les critiques portaient non pas sur une insuffisante indépendance de la justice, mais sur la nécessité d’assurer le bon fonctionnement du service public de la justice. Il convient donc de distinguer l’indépendance du juge dans l’acte de juger, qui est essentielle et doit être assurée quoi qu’il arrive, et l’organisation du service public de la justice, qui relève de la Chancellerie, qui doit assurer une égalité de traitement sur l’ensemble du territoire, sous le contrôle du Parlement.

L’indépendance du juge dans l’acte de juger implique qu’aucune pression du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif ne puisse s’exercer sur ceux qui rendent la justice. Cet impératif pose la question de l’indépendance statutaire des magistrats. Il me semble qu’aujourd’hui personne ne remet en cause cette indépendance pour les magistrats du siège. En revanche, la question se pose plus fréquemment, et dernièrement encore à la suite de propos tenus devant votre commission d’enquête, pour les magistrats du parquet.

J’ai eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises devant l’Assemblée nationale : l’organisation du parquet à la française respecte, selon moi, les garanties d’indépendance et les prérogatives du Parlement.

Le Gouvernement est responsable de sa politique devant le Parlement, c’est donc à lui qu’il appartient de conduire la politique pénale de la Nation, en application de l’article 20 de la Constitution. De ce point de vue, il est logique que les magistrats du parquet soient placés sous l’autorité du garde des Sceaux et que ce dernier puisse leur adresser des instructions générales.

L’indépendance des magistrats du parquet dans l’examen des affaires individuelles est garantie par l’absence d’instruction du pouvoir exécutif. Je rappelle que l’opportunité et l’orientation des poursuites appartiennent au seul procureur. L’ensemble des magistrats qui se sont succédé devant votre commission a confirmé qu’ils n’avaient reçu aucune instruction individuelle.

Le Conseil constitutionnel a déclaré considérer, dans une décision sur une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) rendue en 2017, que cet équilibre était conforme à la Constitution. La Cour de justice de l’Union européenne a également jugé, dans un arrêt de décembre 2019, qu’en France l’indépendance du parquet était garantie.

Toutefois, je pense que nous devons aller plus loin dans l’affirmation de l’indépendance statutaire de la justice, en inscrivant dans la Constitution, d’une part, un avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), sur les propositions de nomination des membres du parquet et, d’autre part, le pouvoir disciplinaire donné au CSM.

L’indépendance n’est pas uniquement une question statutaire, c’est aussi une exigence qui s’impose au juge lui-même pour rester totalement impartial. Ainsi que l’exprimait Renaud Denoix de Saint Marc, avec qui j’ai siégé plusieurs années au Conseil constitutionnel, « lindépendance, ce nest pas seulement un droit, cest un devoir pour le juge ». Il est essentiel que le juge puisse s’extraire de ses préjugés et de ses convictions pour être le plus impartial possible dans toutes les situations. Il s’agit d’une tâche particulièrement ardue et d’un effort de tous les instants.

Dans cette optique, la formation de tous les magistrats est une question essentielle. Le débat qui s’est noué autour du rapport de Frédéric Thiriez a montré l’acuité de ce sujet. Les magistrats ne doivent pas reproduire une forme d’entre-soi ; ils doivent être ouverts, tant sur le reste de l’État que de la société. C’est la raison pour laquelle, il me semble essentiel de préserver la mobilité des magistrats, à la Chancellerie comme dans le secteur privé, en vue d’acquérir diverses expériences professionnelles.

La question de la déontologie, en lien avec ces propos, est également essentielle, et j’ai pu l’observer à différentes reprises. La publication par le CSM d’un recueil des pratiques déontologiques est en ce sens un atout.

Les magistrats doivent également pouvoir et savoir résister à la pression médiatique. Il n’est pas toujours simple, dans certaines affaires – et je parle en tant qu’ancien juge constitutionnel –, de pouvoir résister à l’impact médiatique d’une décision importante. Cela est vrai à tous les niveaux, dans toutes les juridictions. Le développement des réseaux sociaux n’arrange rien de ce point de vue. Les pratiques personnelles, les exigences éthiques, la collégialité, dans certaines situations, doivent permettre de prendre du recul par rapport à ces pressions médiatiques.

La question du respect du secret de l’instruction joue un rôle particulier dans le maintien de la sérénité de la justice. Je sais, monsieur le rapporteur, que vous avez formulé des propositions en ce sens ; j’espère qu’elles seront adoptées et mises en œuvre.

Le garde des Sceaux est dans une situation qui peut sembler paradoxale, puisqu’il est en charge du fonctionnement du service public de la justice, mais il n’est pas le chef des juges. Il doit rendre des comptes sur son département ministériel, mais il n’a pas d’autorité sur une justice indépendante, caractéristique première de l’État de droit, qui doit être préservée en toutes circonstances.

M. le président Ugo Bernalicis. Les remontées d’information sur les affaires individuelles sensibles, que vous ne pouviez pas exploiter, ne vous mettaient-elles pas dans une situation inconfortable ?

Mme Nicole Belloubet. Je ne parlerai pas d’inconfort. Les remontées d’information sont prévues par la loi : des procureurs généraux vers la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), et de la DACG vers le cabinet du garde des Sceaux.

Je n’ai reçu que très peu de remontées d’information et je n’en ai demandé que très rarement. Par ailleurs, mes demandes concernaient des affaires sensibles, non pas au sens où vous l’entendez, mais de l’intérêt collectif. Dernièrement, par exemple, s’agissant des événements qui se sont déroulés à Dijon, une réponse de l’État était nécessaire, en matière non seulement d’ordre public, mais aussi judiciaire. C’est la raison pour laquelle, j’ai bénéficié de remontées d’information.

Le garde des Sceaux bénéficie de remontées d’information lorsque les événements sont graves – actes de terrorisme – ou lorsqu’elles sont relatives à des questions de politique pénale. Je pense en particulier à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes – affaire de Pontoise – ou des affaires qui prennent une importance médiatique. En effet, le garde des Sceaux ne peut pas être moins bien informé que la presse ou certains parlementaires.

Je prendrai l’exemple, monsieur le président, de la question que vous m’avez posée récemment dans l’hémicycle, à propos d’une affaire individuelle, et pour laquelle vous disposiez de plus d’informations que moi.

M. le président Hugo Bernalicis. Cette question était tirée des auditions que nous avions menées au sein de cette commission, qui sont publiques et diffusées sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale et dont le compte rendu a été publié.

La question des remontées d’information est importante. Je suis surpris que vous n’ayez pas bénéficié, s’agissant des événements de Dijon, d’une remontée spontanée. D’autant qu’il me semble que le procureur du secteur est le président de la Conférence nationale des procureurs de la République, qui défend le parquet à la française.

Mme Nicole Belloubet. Oui, tout à fait, même si je ne vois pas quel rapport il peut y avoir. La DACG a bénéficié de remontées d’information de la part du procureur, que j’ai demandé à lire.

M. le président Hugo Bernalicis. Avez-vous bénéficié de remontées d’information que vous n’aviez pas sollicitées et que vous auriez préféré ne pas avoir ?

Mme Nicole Belloubet. Non, cela ne m’est jamais arrivé, mais je vous le répète, je n’ai eu que très peu de remontées d’information concernant des questions individuelles.

M. Le président Hugo Bernalicis. S’agissant de la question que je vous ai posée dans l’hémicycle, relative à M. Kohler, avez-vous bénéficié de remontées spontanées ?

Mme Nicole Belloubet. Non, mais j’en ai demandé après votre question.

M. Le président Hugo Bernalicis. La nomination de M. Darmanin au ministère de l’intérieur a déclenché une polémique que personne ne peut ignorer, concernant une enquête en cours le concernant. L’Elysée a même déclaré que « l’enquête allait dans le bon sens » ; ce qui m’a surpris. Avez-vous été sollicitée ? Avez-vous reçu des informations sur cette question ?

Et de façon plus générale, y a-t-il une transmission d’information entre le garde des Sceaux ou son cabinet du garde des Sceaux et le Président de la République ou la présidence ?

Mme Nicole Belloubet. Je n’ai demandé aucune information concernant M. Darmamin, car il s’agit d’une question de procédure, qui ne nécessite aucune remontée particulière.

En ce qui concerne les transmissions à l’Elysée, et à Matignon, elles peuvent parfois s’effectuer quand l’importance de l’affaire le nécessite.

M. Le président Hugo Bernalicis. Ces remontées passaient nécessairement par vous ?

Mme Nicole Belloubet. Oui, il n’y a jamais de demandes d’information directes, elles passent forcément par le garde des Sceaux ou son cabinet. Matignon et l’Elysée ne s’adressent jamais directement à la DACG.

M. le président Hugo Bernalicis. Concernant M. Jean-Michel Prêtre et l’affaire Geneviève Legay, à Nice, comment le Président de la République a-t-il pu évoquer l’affaire, juste après les faits, avec autant de précisions et des formules très impératives ? A-t-il bénéficié de remontées d’information de votre part ?

Mme Nicole Belloubet. Absolument aucune. Des extrapolations ont été faites à partir des propos du Président de la République, qui ont conduit à certains fantasmes sur les remontées d’information.

M. le président Hugo Bernalicis. Je ne vois aucun fantasme dans les propos du Président précisant que ce n’étaient pas les policiers qui avaient poussé Mme Legay.

Mme Nicole Belloubet. Il y a de nombreux fantasmes concernant les remontées d’information. Je n’ai pas dit que je ne les comprenais pas, je peux l’entendre. Mais je vous l’ai dit, je ne recevais que très peu d’informations ; mon cabinet en recevait davantage.

Les remontées sont utiles pour déclencher des évolutions de politique pénale générale. Comprendre ce qui s’est passé permet ensuite d’interroger la législation telle qu’elle existe.

À votre première question, celle de savoir s’il n’existait pas une forme de frustration à bénéficier de remontées d’information pour lesquelles je ne pouvais rien faire, je vous répondrai : elles sont nécessaires, non seulement pour que le garde des Sceaux soit informé, mais également, le cas échéant, pour faire évoluer la législation pénale.

J’ajouterai enfin que ces remontées sont toujours ex post, jamais ex ante ; elles ne contiennent aucun acte de procédure.

M. Le président Hugo Bernalicis. Pensiez-vous être mieux ou moins bien informée que le ministre de l’intérieur sur les affaires en cours ?

Mme Nicole Belloubet. Je ne dialoguais pas tous les matins avec le ministre de l’intérieur, je ne connaissais donc pas son niveau d’information. Je ne pense pas avoir été moins bien informée, mais quoi qu’il en soit, je n’avais pas la même nécessité d’information. Je n’étais pas en charge de la gestion de l’ordre public. Les services de renseignement donnaient au ministre de l’intérieur des informations précises de manière rapide.

M. Le président Hugo Bernalicis. Vous est-il arrivé de bénéficier de remontées d’information uniquement sur des ouvertures d’enquêtes – spontanément ou à votre demande ?

Mme Nicole Belloubet. Je n’ai pas de souvenir précis en la matière. En revanche, j’ai reçu des informations ex post concernant des perquisitions.

M. Didier Paris, rapporteur. Je ne reviendrai pas sur les remontées d’information, même si nous pouvons nous poser la question de la sanctuarisation dans la loi de pratiques se trouvant dans la circulaire, voire dans l’annexe de la circulaire. Par exemple, les interdictions de remontées d’information ex ante ne sont pas prévues par la circulaire ; sans doute serait-il intéressant de les inscrire.

De nombreuses questions se posent sur la nécessité du parquet national financier (PNF) et sa compétence. Vous vous êtes d’ailleurs exprimée dans la presse sur cette question, déclarant qu’il serait certainement utile de mener une réflexion sur son champ de compétence. Pouvez-vous nous en dire davantage ? Quelle pourrait être son évolution, notamment dans son mode de fonctionnement – je rappelle qu’il dépend du procureur général de Paris, ce qui n’a pas été n’est pas forcément intuitif au départ ?

Mme Nicole Belloubet. Le PNF est un outil extrêmement précieux, c’est un élément de la souveraineté judiciaire française et nous avons pu voir récemment, dans les grandes affaires concernant Airbus, Google et autres, à quel point il jouait un rôle capital. Il est maintenant reconnu dans sa compétence et son efficacité. Il est indispensable de préserver sa compétence.

S’agissant des affaires politico-financières, je n’ai pas d’avis arrêté sur la manière dont ces questions pourraient être traitées et s’il conviendrait de les retirer du champ de compétence du PNF, mais il s’agit effectivement d’une question qui pourrait être posée et de laquelle la représentation nationale pourrait débattre.

L’idée selon laquelle il conviendrait de placer le PNF hors du champ de compétence du procureur général de Paris me paraît compliquée car, dans notre architecture générale, même si nous disposons de parquets spécialisés, le procureur général est responsable, dans son ressort, de l’ensemble de la politique pénale.

M. Didier Paris, rapporteur. La question du budget est ressortie durant nos auditions, non pas celle du budget global de la justice, que vous avez fait évoluer de manière extrêmement puissante, de 24 %, mais celle de la manière dont le budget est exécuté.

Vous connaissez le rapport Bouvier, vous savez à quel point certains magistrats se plaignent de l’extrême complexité budgétaire. Par ailleurs, il n’y a pas de vrais dialogues de gestion, de décision, mais un sentiment qu’il n’y a pas d’autonomie de la justice de proximité au motif qu’il y a peu d’autonomie budgétaire. Or certains magistrats souhaiteraient parfois être libres d’afficher des priorités, de disposer de moyens fongibles.

Avez-vous des regrets en la matière ? Auriez-vous aimé faire avancer cette question dans cet esprit d’indépendance de la justice par une plus grande liberté d’action et d’exécution locale à travers la question budgétaire ?

Mme Nicole Belloubet. Il s’agit d’une question complexe, puisque c’est un sujet d’organisation administrative et budgétaire et que nous devons nous inscrire dans le schéma budgétaire et comptable des services de l’État.

Je suis parfaitement au courant du rapport qui avait été demandé à Michel Bouvier par la Cour de cassation.

Le Gouvernement est responsable devant le Parlement, qui vote la loi et le budget.

Nous pourrions comprendre que de plus larges marges de manœuvre soient nécessaires, mais j’appelle votre attention sur l’unicité des politiques que nous conduisons. Lorsque nous parlons de la justice pénale des mineurs, par exemple, pouvons-nous donner une autonomie financière aux différents tribunaux pour enfants ? Quid alors du lien avec la protection judiciaire de la jeunesse qui assurera l’exécution des décisions ?

De la même manière, quand nous parlons des politiques d’exécution des peines, très bien, donnons une autonomie financière aux juridictions, mais alors quels seraient les liens avec l’administration pénitentiaire qui, elle aussi, est en charge du suivi de l’exécution des peines ?

Je m’interroge sur une dissociation qui permettrait de donner une autonomie financière aux juridictions et qui laisserait dans un certain vide les autres pans du ministère.

Chaque année, se tient un dialogue de gestion, que nous perfectionnons – mais qui est toujours perfectible – entre la direction des services judiciaires (DSJ) et les chefs de cour. Ce dialogue prend énormément de temps à la DSJ, or le temps n’est pas nécessairement synonyme de qualité. En l’espèce, ce temps est destiné à croiser les différents regards, donc à permettre d’affiner les différentes dotations budgétaires et en emplois.

Concernant les dotations en emplois, étant donné qu’il n’y a plus de vacances de postes de magistrat, les réflexions portent bien sur la prospective et sur le croisement de la situation des effectifs des juridictions avec les priorités gouvernementales.

J’ai eu l’occasion de dire à plusieurs reprises que, pour moi, en 2020, les priorités étaient la justice des mineurs et la délinquance économique et financière. Nous avons donc mis des moyens supplémentaires dans ces domaines et dialogué avec les juridictions pour affiner le dialogue de gestion.

Cette année, le directeur des services judiciaires a engagé une discussion spécifique autour des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), précisément pour affiner le dialogue de gestion.

L’autonomie financière des juridictions est selon moi une perspective trop large, nous devons améliorer la manière dont nous conduisons la politique de dotation financière – sûrement dans des perspectives pluriannuelles.

Pour le reste, je ne sais pas s’il convient d’aller au-delà.

M. Didier Paris, rapporteur. Ces points, dans le cadre de notre enquête, concernent l’indépendance interne, l’organisation de l’autorité judiciaire. Cependant, il y a aussi une question d’indépendance externe par rapport au pouvoir politique, aux forces économiques, à un certain nombre de tentatives qui peuvent s’exercer à l’égard du monde judiciaire.

Je voudrais à cet égard vous interroger tout spécialement sur une note précise, qui avait fait l’objet d’un traitement de presse particulier. Je veux parler d’un email adressé par votre cabinet, signée par Mathieu Herondart, à Charlotte Caubel, alors conseillère justice du cabinet du Premier ministre. Je lis : « Voici le tableau des juridictions qui pourraient être concernées par la spécialisation [des juges d’instruction]. Nous avons indiqué en jaune les juridictions dans lesquelles les chefs de cour seraient susceptibles de nous proposer une suppression de linstruction contre lintroduction dune autre compétence spécialisée. A priori, il ny aurait pas, dans ces juridictions, de perte deffectifs. Nous serions preneurs dune réunion avec X[avier] Chinaud et les experts des élections municipales de LaREM, pour que nous puissions avoir une idée des communes potentiellement concernées qui représenteraient des cibles électorales pour les municipales afin de faire différer les annonces par les chefs de cour des schémas retenus. »

Quelle est votre perception de ce mail ? Est-ce la marque d’une perte de la notion d’indépendance à laquelle vous avez fait référence et à laquelle, nous le savons, vous êtes très attentive ? Ou est-ce une note anecdotique qui ne vous paraît pas avoir de conséquences particulières ?

Mme Nicole Belloubet. Ce n’est aucune de ces deux hypothèses. Il s’agit d’un email adressé, nuitamment, par mon directeur de cabinet aux personnes que vous avez évoquées. Il ne témoigne pas d’une perte d’indépendance. L’indépendance de la justice repose essentiellement sur le travail effectué par les magistrats – en l’absence de pressions.

Ce n’est pas non plus un email anecdotique. Laisser pressentir que nous pouvions prendre des décisions d’organisation sur la base de critères partisans était totalement orthogonal avec la conception que j’ai du service public et de l’intérêt général.

Il s’agissait donc d’une erreur, la phrase était complètement inadaptée. Cet email a été suivi d’une réunion à Matignon, où aucune décision n’a été prise ; il n’a donc eu aucune conséquence.

M. Didier Paris, rapporteur. Les mouvements envisagés n’ont donc pas eu lieu ?

Mme Nicole Belloubet. Non, monsieur le rapporteur.

La loi de réforme de la justice reposait sur un principe de proximité, principe auquel nous n’avons pas failli : toutes les juridictions sont restées en place et nous avons instauré un système permettant, le cas échéant, de transférer des compétences un peu plus larges aux tribunaux de proximité.

L’autre aspect de cette loi, portant sur la spécialisation d’un certain nombre de contentieux et des juges d’instruction, n’a pas encore été mis en œuvre.

M. Didier Paris, rapporteur. J’en viens cette fois, non pas à un email, mais à une note rédigée par le procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, au moment des manifestations des gilets jaunes. Nous en avons discuté lors de son audition, et il nous avait fait part de son opinion. Je voudrais cependant recueillir la vôtre.

Lors des manifestations des gilets jaunes, Rémy Heitz adresse une note aux membres de son parquet, certains très habitués à la permanence pénale, d’autres moins. Compte tenu de l’ampleur des manifestations, il convenait de rappeler un certain nombre de règles afin d’éviter des dysfonctionnements ; une explication totalement cohérente.

Le problème concerne le passage indiquant les suites judiciaires à donner. Je cite : « Sauf irrégularités manifestes de la procédure ou erreur sur le mis en cause, les levées de gardes à vue à motif 21 ou 56, doivent être privilégiées le samedi soir ou le dimanche matin, afin déviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fouteurs de trouble. »

La nomenclature 21 concerne les personnes à l’égard desquelles les faits ne sont pas constitués. La nomenclature 56 est relative aux faits ténus, avec une fiche d’interpellation lacunaire ou une simple entrave à la circulation.

Nous souhaiterions connaître votre sentiment.

Mme Nicole Belloubet. Il est important de replacer cette note dans son contexte, à savoir une période durant laquelle l’ordre public était compliqué à maintenir, avec des scènes parfois difficiles à accepter par nos concitoyens. Le procureur de la République a pris les dispositions que vous venez de rappeler, qui ne sont pas contra legem, puisque le code de procédure pénale, dans son article 62-2 précise que la garde à vue peut être maintenue ou ordonnée pour garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser le crime ou le délit.

Les gardes à vue visées par cette note étaient liées à la participation de personnes à des groupements en vue de commettre des dégradations ou des violences. Il est donc compréhensible que les gardes à vue soient prolongées jusqu’à ce que les manifestations soient terminées. Il aurait été curieux, au contraire, de ne pas maintenir des personnes en garde à vue, alors qu’elles étaient en possession d’équipements destinés à contribuer à des débordements. Cependant, si tel n’était pas le cas, nous pouvons effectivement nous interroger.

M. le président Hugo Bernalicis. Il s’agissait effectivement d’un contexte particulier, puisque vous avez pris l’initiative de tenir, au tribunal de Paris, en vue de garantir l’ordre public, une conférence de presse relative à une circulaire de politique pénale concernant le mouvement des gilets jaunes. Cela vous a été reproché. Pensez-vous aujourd’hui encore qu’il s’agissait du bon endroit pour vous exprimer ?

Concernant la note du procureur de la République, vous-même vous interrogez sur le respect, à la lettre, du code de procédure pénale.

Mme Nicole Belloubet. Monsieur le président, vous sur-interprétez les faits. Je n’ai pas tenu une conférence de presse. Nous étions en pleine manifestation des gilets jaunes, la justice était très mobilisée, je suis simplement allée apporter mon soutien aux procureur, substituts et magistrats ; c’était un signe du garde des Sceaux au personnel de justice.

Il se trouve que, à la sortie du tribunal, j’ai été interrogée par des journalistes et cette interview a été sur-interprétée. Si je devais le refaire, j’irais apporter mon soutien, simplement j’éviterais de m’adresser à la presse.

M. Sébastien Nadot. Nous avons auditionné hier Jérôme Kerviel qui nous a indiqué que les pressions auxquelles étaient soumis les magistrats n’étaient pas uniquement politiques, mais également économiques.

La charte de l’environnement a valeur constitutionnelle, mais ses dispositions n’instituent pas nécessairement un droit ou une liberté. De fait, les magistrats sont face à un droit inexistant ou fragile, sur des sujets techniquement complexes, et en proie à des pressions extrêmement fortes.

J’ai par ailleurs posé à Mme Taubira la question de la création d’un parquet national environnemental, qui ne l’intéresse pas vraiment. Elle m’a répondu que la définition du crime d’écocide pour qualifier l’endommagement ou la destruction irrémédiable d’un écosystème, serait certainement une bonne manière de sécuriser cet aspect de la justice et cette question environnementale qui, même si elle n’est pas récente, a pris de l’ampleur.

Quel est votre avis ?

Mme Nicole Belloubet. Les pressions économiques existent, même si elles sont insidieuses – je ne parle pas de l’affaire Kerviel, mais d’expérience. Je me souviens très bien que la question du non bis in idem au Conseil constitutionnel, ainsi que d’autres sujets relatifs aux recherches en bioéthique, ont suscité des articles de presse qui pouvaient être ressentis comme des pressions.

La création d’un parquet environnemental permettrait-elle d’éloigner la pression de certains lobbies ? Je n’en suis pas certaine. La spécialisation permet d’aller plus vite, de mieux comprendre la complexité des choses, et en ce sens d’éloigner des pressions, mais je ne suis pas sûre que cela suffise.

La valeur constitutionnelle de la charte de l’environnement est avérée, même si tous les alinéas n’ont pas la même puissance juridique. En outre, les suggestions qui ont été formulées par la Convention citoyenne de l’environnement, mais qui sont déjà inscrites dans le projet de loi constitutionnelle déposée devant l’Assemblée nationale – notamment d’inscrire à l’article 1er de la Constitution des éléments sur la protection du climat, de la biodiversité – renforceraient le caractère constitutionnel de cette thématique et, par conséquent, consolideraient le travail des magistrats.

La reconnaissance du crime d’écocide nécessite une réflexion d’écriture : le projet évoque le « dépassement des limites planétaires », ce qui est assez vague. Or la loi pénale doit être précise. Nous pourrions en revanche incriminer plus largement les pollutions de l’air, des sols, etc.

Mais soyons lucides : les pressions et les lobbies existeront toujours.

Mme Cécile Untermaier. Je suis d’accord avec vous, il ne convient pas de multiplier les parquets spécialisés, qui sont déjà la proie des lobbies. En revanche, les juges doivent pouvoir faire appel à des experts, or je ne suis pas certaine qu’ils en aient toujours la capacité budgétaire.

Je rejoins également votre analyse du crime d’écocide, de la nécessité de retravailler le projet, et de l’inscription, dans l’article 1er de la Constitution, des éléments sur la protection du climat, pour laquelle nous avons bataillé, car nous préférons que l’on parle « d’agir » plutôt que de « garantir ». Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une avancée importante.

Selon vous, les enquêtes préliminaires, qui peuvent s’éterniser, doivent-elles être assorties d’un délai maximal, les droits de la défense ne pouvant pas s’exercer durant l’enquête ? De cette question découle celle de l’accès au dossier par l’avocat du mis en cause, qui ne peut répliquer alors que les pressions sont fortes.

M. Didier Paris, rapporteur. Je prolongerai la question de ma collègue. En effet, ce thème est apparu au fil de nos auditions, sous un double aspect : la durée et le contradictoire. Nous sommes, en France, dans une procédure inquisitoire, qui ne prévoit pas le contradictoire en phase d’enquête – en dehors de l’article 77-2 du code de procédure pénale qui permet à un auteur ou une victime de demander à savoir où en est son dossier au bout d’une année d’enquête.

Pensez-vous que nous devrions aller vers un mode plus accusatoire et de ce fait changer de paradigme ? Ou devons-nous rester dans notre schéma judiciaire culturel, mais en y instillant un peu de contradictoire, par exemple en transformant ce moment de rencontre, au bout d’un an, prévu par les textes, en un moment plus contradictoire où l’intéressé pourrait accéder aux pièces de son dossier et dialoguer avec le parquet ?

Mme Nicole Belloubet. Je répondrai d’abord à M. Nadot, sur les parquets spécialisés.

Si je ne trouve pas absurde de répartir la gestion des contentieux spécialisés, très techniques, dans le territoire, je ne suis pas favorable à la création systématique d’un parquet spécialisé. Cette question touche à l’organisation de notre système judiciaire.

Nous avons inclus, dans la loi relative au parquet européen et aux juridictions spécialisées, dont vous allez débattre, sans doute au mois de septembre, des éléments sur les juridictions environnementales, afin de mieux traiter les contentieux environnementaux sans en déposséder pour autant l’ensemble des juridictions, qui traiteraient les contentieux de proximité, telle la gestion des déchets à faible intensité.

La question du délai des enquêtes préliminaires qui, il est vrai, sont longues, est à la fois simple et vaste. Il ne me semblerait pas absurde qu’au bout d’un certain temps le parquet prenne une position. : soit il classe l’enquête qui n’aboutit pas, soit il demande une autorisation de la continuer à un juge de l’enquête.

Cette question se rattache à l’évolution de notre procédure pénale – une procédure inquisitoire qui se teinte, c’est vrai, de plus en plus d’accusatoire. J’ai fait le choix, dans la loi de réforme de la justice, de rester dans le cadre de la procédure pénale, telle qu’elle est aujourd’hui inscrite dans notre système judiciaire, tout en cherchant à la simplifier, notamment pour la rendre plus rapide.

Très sincèrement, et au-delà des annulations prononcées par le Conseil constitutionnel, pour des raisons que je comprends, nous sommes au bout d’un système. Soit nous faisons le choix de le conserver, sachant qu’il possède bien des atouts, soit nous en modifions l’économie, mais ce n’est pas quelque chose que nous devons faire sur un coin de table ; nous devons en mesurer les conséquences.

Mme Nicole Dubré-Chirat. Quelles sont vos préconisations concernant l’encadrement des remontées d’information, afin d’éviter d’éventuels soupçons des uns et des autres ?

Quels éléments pourrions-nous introduire pour que la justice soit plus performante et son indépendance moins remise en cause ?

S’agissant du secret de l’instruction, comme éviter les fuites d’informations et protéger les parties avant la tenue du procès ?

Enfin, quels seraient vos arguments pour améliorer les missions du garde des Sceaux, mais également la Constitution ?

Mme Nicole Belloubet. Je ne vois pas ce que nous pourrions faire concernant l’encadrement des remontées d’information. Je ne vois pas ce qu’apporterait une transparence ni le fait de les limiter davantage. La circulaire de 2014 dresse déjà la typologie des remontées d’information. Bien entendu, tout peut être étudié, mais l’encadrement me paraît suffisant.

S’agissant de l’indépendance de la justice, je l’ai dit, il conviendrait d’inscrire dans la Constitution l’amélioration de l’indépendance statutaire du parquet. J’ai proposé, en tant que garde des Sceaux, la nomination de 146 membres du parquet, or je n’ai reçu que trois avis non conformes du CSM. Ce qui signifie que les critères objectifs sont respectés et que le CSM n’a que très peu d’observations à formuler.

Je suis favorable à une évolution, sur différents points, de l’ordonnance de 1958 relative à la magistrature. Le procureur général de la Cour de cassation, par exemple, ne souhaitait plus dépendre du garde des Sceaux et souhaitait une modification de la loi organique. J’aurais pour ma part voulu que soit abordée dans cette loi organique la question de la stabilité en poste des magistrats pour un minimum de trois ans et un maximum de dix ans, la stabilité concourant à l’indépendance.

Se pose également la question de l’évaluation des magistrats, notamment des hauts magistrats et de la manière dont ces évaluations pourraient être utilisées. Nous pourrions également modifier le mode de désignation des magistrats au CSM, notamment en instaurant un vote à un tour, le vote à deux tours étant trop complexe.

Le viol, en permanence, du secret de l’instruction est un désespoir de tous les instants. Cette question est liée à celle du secret professionnel, de la communication, mais aussi à celle de la liberté de la presse. De sorte qu’elle doit être abordée sous différents angles. Sachez cependant que le secret de l’instruction est très souvent violé par les parties elles-mêmes.

Je sais, monsieur le rapporteur, que vous avez réfléchi à cette question. Sans doute pourriez-vous formuler des propositions visant à renforcer les sanctions, et à inverser le processus, à un moment déterminé, en admettant que nous puissions communiquer sur l’instruction.

Enfin, concernant l’amélioration des missions du garde des Sceaux, il me semble qu’il dispose déjà de moyens importants pour agir, par le biais des directions de réseau, notamment la pénitentiaire, la protection judiciaire de la jeunesse et les services judiciaires. En outre, le CSM est un appui considérable pour avoir un regard distancié et indépendant sur un certain nombre d’éléments.

La saisine par le Président de la République du Conseil supérieur de la magistrature dans l’affaire Fillon montre qu’il s’agit d’un outil important pour réfléchir à des évolutions. J’ai d’ailleurs eu l’occasion, à plusieurs reprises, de dialoguer avec le CSM pour définir des éléments d’évolution.

L’inspection générale de la justice est également un outil important, un outil direct, pour le garde des Sceaux ; un outil que j’ai mobilisé dans l’affaire des fadettes et de M. Bismuth.

Mme Naïma Moutchou. Vous avez appelé de vos vœux un service public de la justice qui soit à la hauteur et vous avez d’ailleurs beaucoup œuvré pour cela, notamment en augmentant le budget de la justice de 24 %.

S’agissant du procès équitable, je souhaiterais vous interroger sur un débat ancien, qui a été mis en lumière lors de l’affaire Outreau, sur une séparation plus nette des magistrats du siège et du parquet.

Même si personne ne s’accorde sur l’architecture à imaginer, on entend critiquer une forme de proximité entre procureurs et magistrats – notamment parce qu’ils bénéficient de la même formation, qu’ils portent la même robe – qui entraînerait un déséquilibre entre l’accusation et la défense.

Quelle est votre opinion quant à cette séparation éventuelle qui pourrait concourir à l’indépendance de la justice ?

Mme Nicole Belloubet. Le budget de la justice est un outil important pour faire évoluer le service public. Nous avons besoin de postes budgétaires pour former des équipes autour des magistrats ; il s’agit d’une demande forte de la justice judiciaire. Nous avons également besoin d’argent pour l’administration pénitentiaire, afin de construire quelques établissements supplémentaires adaptés, et pour développer des programmes de suivi des personnes détenues.

Dans le cadre du projet de loi de finances pour 2021, je souhaitais notamment faire évoluer l’aide juridictionnelle des avocats.

S’agissant de la question du procès équitable, contrairement à mon successeur, je ne suis pas favorable à la séparation des magistrats du siège et du parquet mais à l’unité de ce corps. D’abord, parce que les magistrats doivent comprendre et exercer les deux grandes fonctions et parce qu’il faut que ceux qui le souhaitent puissent passer des fonctions de juge à celles du parquet. Je suis favorable à l’idée selon laquelle il faudrait davantage d’avocats parmi les magistrats. Il s’agit d’une autre perspective que d’aucuns souhaitent mettre en exergue.

Ensuite, le magistrat qui exerce les fonctions de procureur défend un intérêt public particulier, qui n’est pas celui des parties. Le magistrat du siège, de la même manière, doit porter un jugement impartial, qui n’est pas celui des parties. L’un comme l’autre ne sont pas dans l’intérêt des parties. C’est la raison pour laquelle, l’unité du corps est nécessaire.

Enfin, le parquet à la française fonctionne très bien, il laisse le magistrat du parquet totalement libre dans les situations individuelles. De sorte que le système est équilibré, comme cela a été rappelé par le Conseil constitutionnel et repris par la Cour de justice de l’Union européenne. Cela étant dit, d’autres systèmes, dans d’autres pays, fonctionnent très bien, mais l’histoire ne nous a pas orientés vers eux et, personnellement, je revendique le système français.

Je me suis rendue en Italie il y a une dizaine de jours, et j’ai eu l’occasion de rencontrer le ministre de la justice, qui n’a pas le pouvoir de donner des instructions, et le procureur général près la Cour de cassation, qui ne rend pas de comptes devant le Parlement et qui ne peut pas vraiment donner d’instructions à ses procureurs. Ce dernier me disait que la difficulté résidait dans l’égale application de la loi sur l’ensemble du territoire.

M. Didier Paris, rapporteur. Depuis le changement complet de procédure, en Italie, opéré il y a une dizaine d’années, la durée moyenne des procédures est de huit ans… Avez-vous, dans le cadre de vos contacts, des éléments objectifs sur cette donnée ?

Mme Nicole Belloubet. Non, je n’en ai aucun, mais les services du ministère et de la Chancellerie peuvent vous en fournir.

M. le président Hugo Bernalicis. Les instructions individuelles ont été supprimées par la loi, mais l’affaire Fillon nous a pourtant montré que, même s’il n’y avait pas eu d’instruction hiérarchique et formelle, la procureure du parquet national financier a reçu un courrier l’invitant lourdement à… Les magistrats nous ont dit qu’avant 2013, si aucune instruction n’était versée au dossier, les appels téléphoniques hiérarchiques n’étaient pas rares. Je ne dis pas que le ministre appelait le procureur en charge du dossier, mais par la voie hiérarchique, on lui faisait comprendre qu’une attention particulière devait être portée à tel ou tel dossier. Cette pratique existe-t-elle toujours ?

Mme Nicole Belloubet. Je n’ai jamais appelé un procureur pour lui transmettre la moindre consigne. Cela ne me serait même pas venu à l’esprit. Le dernier coup de fil que j’ai passé à un procureur a été pour lui apporter mon soutien.

Il me semble que nous avons intégré cette question éthique, au-delà même de la question de la légalité ; car c’est bien de comportement éthique qu’il s’agit.

Les procureurs généraux peuvent, dans certaines hypothèses, donner des instructions sur des affaires individuelles, à condition qu’elles soient écrites et versées au dossier.

Concernant l’affaire Fillon, Mme Houlette, lors de son audition devant votre commission, a utilisé des mots, tels que « pression » : soit ils étaient utilisés à dessein, et Mme l’ex-procureure du PNF savait l’utilisation qui en serait faite, soit ils étaient maladroits, car c’est bien une pression managériale qu’elle évoquait. Je regrette l’amalgame qui a été fait à partir des termes utilisés.

En revanche, j’ai trouvé intéressant qu’elle pose, devant vous, la question de savoir s’il ne conviendrait pas de changer le statut du parquet. C’est une position respectable, sur laquelle je n’ai aucun commentaire à formuler.

Je vous assure, monsieur le président, que les pressions politiques n’existent pas.

M. le président Hugo Bernalicis. Quels ont été les critères appliqués à la nomination de M. Heitz ? Nous avons appris, notamment par voie de presse, que trois candidats s’étaient présentés au poste de procureur de la République de Paris, et qu’aucun n’avait été retenu. Puis, M. Heitz s’est présenté : il était alors le seul candidat.

Mme Nicole Belloubet. Nous avons lancé un appel à candidatures à la libération du poste. Trois personnes ont répondu, que j’ai reçues. Après réflexion, nous avons décidé de relancer un appel à candidatures, et Rémy Heitz a répondu. Il a ensuite suivi la procédure normale ; je n’ai rien à ajouter.

M. le président Hugo Bernalicis. Quelles étaient les raisons pour lesquelles vous avez recalé les trois premiers candidats ? Aucun n’a retenu votre attention ; pourquoi ? Ensuite, le CSM a dû trancher entre une personne et la même personne – je le dis de manière caricaturale à dessein, car je ne comprends pas bien.

Mme Nicole Belloubet. Je retiens uniquement le fait que le CSM a donné un avis conforme à la nomination de M. Heitz. Les candidatures des trois autres personnes n’ont pas été méprisées, puisqu’elles exercent aujourd’hui des fonctions de responsabilité très importantes.

Pour nommer un procureur de la République, nous tenons compte de la diversité des fonctions que les candidats ont exercées, des différents postes occupés et de l’adéquation à une situation. C’est sur de tels critères, très objectifs, que nous faisons des propositions.

En outre, le cabinet du ministre n’intervient qu’au dernier moment dans les nominations. Je n’ai donc eu pour fonction que de vérifier l’adéquation aux critères que je viens de vous livrer. Je ne suis pas intervenue dans les choix proposés.

M. le président Hugo Bernalicis. La question peut se poser de façon plus générale, car les règles de nomination du procureur de la République de Paris déclenchent sans cesse des polémiques.

Mme Nicole Belloubet. C’est normal, il s’agit du parquet le plus important de France.

M. le président Hugo Bernalicis. Je suis d’accord, le poste est sensible. Mais ne pensez-vous pas que la façon dont M. Heitz a été nommé était de nature à semer le trouble et, en conséquence, l’a empêché de prendre l’ampleur de ses fonctions ? D’autant qu’il venait directement de l’administration centrale, puisqu’il était sous votre autorité directe.

Ne serait-ce que pour les apparences et, bien sûr, pour garantir l’indépendance du futur procureur, n’aurait-il pas été plus judicieux de proposer une personne qui n’était pas dans le circuit politique ou à sa périphérie ?

Mme Nicole Belloubet. Je ne peux pas vous laisser dire que le processus de nomination du procureur de Paris l’a empêché de prendre toute l’ampleur de ses fonctions. Rémy Heitz est un procureur à la hauteur des multiples défis auxquels il est confronté, qu’il s’agisse de la délinquance du quotidien ou des gilets jaunes.

Personne ne devrait avoir de doute sur sa nomination, Rémy Heitz ayant exercé de très nombreuses fonctions, aussi bien au parquet que comme président de tribunal ; son parcours est le gage de sa loyauté ; sa carrière a été particulièrement brillante. Enfin, le fait qu’il ait été le directeur des affaires criminelles et des grâces n’était ni un avantage ni un désavantage.

M. le président Hugo Bernalicis. Je ne remets pas en cause le parcours de M. Heitz, je dis que sa nomination a été contestée par les organisations syndicales de magistrats. De sorte qu’il a pris ses fonctions dans un climat de polémique.

Mme Nicole Belloubet. J’imagine que vous lui avez posé la question et qu’il vous a répondu qu’il allait bien ?

M. le président Hugo Bernalicis. Oui, mais il nous a aussi dit qu’il ne s’était pas proposé de lui-même à ce poste. Que cette nomination était de votre responsabilité.

Je puis vous citer l’exemple de M. Hayat, alors président du tribunal de grande instance de Paris, qui prenait toutes les précautions et les garanties lorsqu’il désignait un juge d’instruction, ne serait-ce que pour les apparences. Il a déjà écarté un magistrat au seul motif que son père tenait un blog. Il allait très loin pour éviter toute polémique. Il me semble que nous pourrions tirer des leçons de cette façon de faire.

Mme Nicole Belloubet. Très honnêtement, la nomination de M. Heitz ne donne lieu à aucune polémique autre que celle que vous souhaitez développer ici. Sa nomination a répondu à des critères objectifs.

M. le président Hugo Bernalicis. Oui, la loi a été respectée, j’entends bien.

Votre ancienne directrice adjointe de cabinet est devenue conseillère justice du Président de la République. Comment avez-vous pu faire vivre son rôle de garant de l’indépendance judiciaire ? Tout d’abord, est-ce une préoccupation ?

Mme Nicole Belloubet. Le Président de la République est très attentif à la situation, au fonctionnement de la justice. C’est bien lui qui a souhaité l’augmentation du budget, qui se tient régulièrement au courant de l’évolution de toutes les situations. Il a été extrêmement présent sur la question des avocats et de l’aide juridictionnelle.

Hélène Davo est effectivement mon ancienne directrice adjointe de cabinet, c’est une femme exceptionnelle, qui propose au Président de la République, des options, des choix, des notes visant à lui expliquer la situation de la justice. Je ne parlais jamais avec Hélène Davo des affaires particulières, mais du cadre général.

M. le président Hugo Bernalicis. L’inspection générale de la justice (IGJ) ne peut être mobilisée que sur demande du ministre. Or, ce dernier ne la saisit pas très souvent. J’ai simplement deux exemples en tête. D’abord, celui de l’enquête préliminaire de l’affaire des fadettes ; pour quel motif avez-vous saisi l’IGJ ? Cette saisine a été contestée par des organisations de magistrats et vue comme une immixtion dans le domaine juridictionnel des magistrats et la conduite de l’enquête.

La seconde saisine concernait M. Eric Alt. Elle a fait suite à son engagement au sein de l’association Anticor et à la demande de constitution de parties civiles de celle-ci dans l’affaire concernant M. Richard Ferrand.

Pouvez-vous motiver ses demandes d’inspection ?

Par ailleurs, ne serait-il pas judicieux que l’IGJ soit placée sous la double tutelle du CSM et du ministre de la justice ?

Mme Nicole Belloubet. L’IGJ est aujourd’hui un corps d’inspection unique et travaille de trois façons. Premièrement, elle peut s’auto-saisir et proposer au ministre de la justice des évaluations, des rapports sur une politique donnée ou sur la situation d’une juridiction.

Deuxièmement, le ministre peut la saisir directement et ses réponses sont toujours très intéressantes. Je pense aux événements qui se sont déroulés au pénitencier de Condé-sur-Sarthe, pour lesquels l’inspection a réalisé une analyse du fonctionnement de l’établissement.

Troisièmement, l’IGJ, depuis près de 18 mois, joue un rôle d’appui à la mise en place des politiques publiques. Elle me signalait les difficultés ou les dysfonctionnements découlant de telle ou telle politique que je souhaitais conduire.

Concernant l’affaire Sarkozy-Bismuth, j’ai appris les faits par voie de presse, dans l’article du Point. J’ai trouvé choquant que des magistrats et des avocats aient pu être écoutés sur une période aussi longue. J’ai donc souhaité qu’une demande de remontée d’information auprès de la procureure générale soit formulée. Dans la description des événements tels qu’ils s’étaient passés, il m’a semblé utile de saisir l’IGJ pour qu’elle vérifie s’il y avait eu, ou pas, un dysfonctionnement, qu’elle analyse le champ et la proportionnalité de ce qui avait été mis en place, ainsi que le cadre procédural.

J’ai par ailleurs précisé, dans la lettre de saisine de l’IGJ, que tout cela devait se faire dans le respect de l’indépendance de l’autorité judiciaire et des décisions juridictionnelles qui avaient été prises ou qui seraient à prendre.

Le rapport de l’IGJ sera remis le 15 septembre. S’il révèle un dysfonctionnement, la réponse peut être de nature normative. Je vous rappelle que, s’il y a des règles pour les avocats en matière de perquisition et d’écoute, il n’y en a pas pour les fadettes. Convient-il de modifier les règles ?

Mais la réponse peut être aussi de nature disciplinaire. Alors, le CSM sera saisi.

Dans l’affaire Alt, nous étions face à des propos ne correspondant pas au comportement normal d’un magistrat et à une question procédurale qui avait entraîné le dépaysement de l’affaire par la Cour de cassation. C’est donc fort logiquement que nous avons saisi l’IGJ. Dans ses conclusions, elle indiquait que les rapports d’Anticor avaient spontanément évolué à la suite de l’affaire Ferrand. Je n’ai pas souhaité aller au-delà.

M. le président Hugo Bernalicis. Je note que pour les fadettes, vous saisissez l’IGJ et que dans le cadre du témoignage de Mme Houlette, dans l’affaire Fillon, pour laquelle une question de proportionnalité et de rapport hiérarchique est posée, le Président de la République saisit le CSM. J’imagine qu’il vous en a informée, voire que la décision a été prise conjointement.

Pourquoi saisir l’IGJ dans le premier cas et le CSM dans le second ?

Mme Nicole Belloubet. Il ne s’agissait ni de la même situation, ni de la même procédure. Par ailleurs, le Président de la République peut, dans le cadre de ses prérogatives constitutionnelles, saisir le CSM. Bien évidemment, j’en ai été informée.

Nous verrons, quand le CSM aura rendu son avis, à quelles évolutions éventuelles il pourrait être procédé.

M. le président Hugo Bernalicis. Pourquoi avoir saisi la Cour de cassation pour un avis technique sur la loi de prorogation de l’état d’urgence sanitaire qui allait modifier l’ordonnance pénale que vous aviez prise, notamment pour modifier les règles sur la prolongation de la détention provisoire, alors qu’elle était déjà saisie de cette question ?

Mme Nicole Belloubet. La détention provisoire est une question très délicate, puisqu’elle est relative à une atteinte à la liberté. Dans le cas présent, elle ne pouvait être que temporaire car elle était liée à des circonstances exceptionnelles.

Il m’arrivait régulièrement de dialoguer avec le procureur général près la Cour de cassation sur la question de la liberté provisoire, pour disposer d’une analyse de la situation, mais dans le respect absolu de ce qui aurait pu être décidé ensuite.

Je profite de cette occasion pour indiquer que l’arrêt de la Cour de cassation a été très mal compris, notamment par la presse, au point qu’elle a dû expliquer une seconde fois sa décision. La Cour de cassation avait considéré que les dispositions que nous avions adoptées étaient compatibles avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) à partir du moment où le détenu provisoire pouvait être présenté devant un juge.

Or cela a été le cas de tous les détenus, puisque toutes les demandes de liberté – en nette augmentation à ce moment-là – ont été traitées par un juge. Sur quelque 3 000 détentions provisoires prolongées de droit, une centaine de détenus a été remise en liberté.

Je mesure la gravité de ce sujet, car il n’est pas permis de porter atteinte à la liberté d’une personne en toute impunité.

M. le président Hugo Bernalicis. Ma question ne portait pas sur le fond de la décision de la Cour de cassation, mais sur la raison pour laquelle vous avez sollicité un avis technique alors même que des contentieux étaient en cours.

Mme Nicole Belloubet. Le juge judiciaire est le gardien de la liberté individuelle. Il nous arrive d’avoir des contacts avec la Cour de cassation sur différents sujets. Cela a été le cas pour les questions relatives à la gestation pour autrui (GPA) et à la procréation médicalement assistée (PMA), afin de mesurer la portée des décisions.

M. le président Hugo Bernalicis. Lorsque nous avons interrogé la DSJ et le secrétaire général sur des questions budgétaires, j’ai été surpris d’apprendre qu’il n’y avait pas de comptabilité analytique au ministère de la justice.

Cela vous a-t-il posé un problème ou est-ce un non-sujet ?

Mme Nicole Belloubet. Cette question sera traitée lorsque vous serez nommé au ministère de la justice, monsieur le président.

M. le président Hugo Bernalicis. Je préférerais le ministère de l’intérieur…

Nous indiquerons à votre successeur qu’une comptabilité analytique peut être utile pour la conduite des politiques publiques, notamment en matière judiciaire.

Madame la ministre, je vous remercie.

 

 


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II.   compte rendu de l’Entretien du président et du rapporteur, avec M. Robert Badinter, ancien garde des sceaux, ministre de la Justice (le jeudi 11 juin 2020)

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur le ministre, je vous remercie de nous recevoir dans le cadre des travaux de la commission denquête.

M. Robert Badinter, ancien garde des Sceaux, ministre de la justice. Je ne vous cache pas que cette invitation m’a surpris, pour deux raisons. D’abord, je ne conçois pas que l’on puisse parler de « pouvoir judiciaire » dans la France d’aujourd’hui. Le pouvoir judiciaire appartenait au monarque du temps où il recevait à Reims l’épée de justice, apanage de la souveraineté absolue ; il s’entend aujourd’hui aux États-Unis où le système de juges, de procureurs et de chefs de police élus n’apparaît pas comme la formule la plus démocratique. En évoquant un « pouvoir judiciaire », vous faites sauter les républicains au plafond !

M. Didier Paris, rapporteur. Monsieur le ministre, vous aurez compris que cela procède d’un choix politique. Cette commission d’enquête est issue du droit de tirage du groupe de La France insoumise, son intitulé est donc conforme à la demande de LFI. Pour ma part, je ne parle jamais de pouvoir judiciaire.

M. Robert Badinter. J’ai trop longtemps vécu au Parlement pour ignorer comment les choses se passent ; j’ai remarqué, d’ailleurs, que des corrections avaient été apportées pour évoquer le « pouvoir de l’autorité judiciaire ». Toujours est-il que je ne conçois pas que l’on puisse parler de pouvoir judiciaire à l’Assemblée nationale, sous la Vème République. Jamais je ne recommanderai une institution judiciaire reposant sur l’élection des magistrats. Chacun sait ce que cela signifierait !

Par ailleurs, je suis étonné que vous fassiez appel à moi car cela fait dix ans que j’ai quitté le Parlement et la vie politique. Toutefois, ayant conservé une mémoire vive, je pourrai vous dire à quel point l’institution judiciaire, avec laquelle j’entretiens une relation de longue date, a changé.

Lorsque j’arrivai au Palais comme jeune avocat, il y a de cela soixante-dix ans, la guerre, l’Occupation, le régime de Vichy étaient encore très présents dans les esprits. L’atmosphère judiciaire était empreinte des années terribles de l’Occupation. N’oublions pas que les juges appliquèrent les lois de Vichy et prêtèrent serment de fidélité au maréchal Pétain, à l’exception d’un seul, Paul Didier ! Le corps judiciaire se rua dans la servitude, le positivisme juridique autorisant les magistrats à appliquer sans état d’âme les législations d’exception, notamment les mesures organisant la spoliation des juifs. En 1950, alors que l’épuration n’était pas tout à fait achevée, le malaise de la magistrature était encore présent et ses doutes sur elle-même étaient considérables. On avait jugé sous Vichy – cela laissait des traces profondes.

La magistrature d’avant, celle de la IIIème République, était habituée à courir demander au député une lettre de recommandation et favoriser ainsi son avancement. Le garde des Sceaux était le patron, à l’autorité certes tempérée par la brièveté du mandat – certains duraient un an, d’autres quelques jours.

La IVème République soumit la magistrature à une autre épreuve morale, celle de la décolonisation, de la guerre d’Algérie et des lois d’exception. Si celles-ci s’appliquèrent de façon distincte sur le territoire algérien, où le ministre résident disposait de tous les pouvoirs, il demeure que cette législation, et les pratiques effrayantes qui en découlèrent, meurtrirent profondément la magistrature.

La création de l’École nationale de la magistrature (ENM) et l’apparition du syndicalisme judiciaire constituent un tournant majeur de l’histoire de la magistrature. Suscitant chez les éléments conservateurs obsession et hantise des « juges rouges », ces évolutions firent émerger le magistrat nouveau.

Arrivé au terme de ma vie, j’observe avec un intérêt non dénué d’ironie la façon dont la relation de pouvoir s’est inversée. Jadis, les magistrats considéraient le pouvoir politique avec déférence – je ne dirai pas que le garde des Sceaux était tout-puissant, mais il avait de grands pouvoirs – ; aujourd’hui, ce sont les hommes et les femmes politiques qui tremblent devant les magistrats.

L’exercice du pouvoir par les magistrats et les liens qui unissent médias et magistrature – sur lesquels une commission d’enquête pourrait utilement se pencher – font que tout homme ou femme politique peut voir sa carrière brisée comme verre, dès lors que la justice pointe en sa direction un doigt accusateur. La présomption d’innocence, bien qu’inscrite dans la loi, n’est pas la dominante dans l’opinion publique : tout homme ou femme politique, s’il fait l’objet d’une enquête et d’une mise en examen, en ressortira politiquement blessé, sinon mort. Qu’il s’agisse de faits de corruption ou d’agression sexuelle, la publication de procès-verbaux prétendument couverts par le secret de l’instruction est à même de ruiner n’importe quelle carrière ; on ne s’en relève que très difficilement ! Ce renversement est encore favorisé par le fait majeur que constitue le triomphe des réseaux sociaux, un espace où les droits de la défense sont inexistants.

En ce qui concerne les institutions, l’évolution a été longue, difficile. Il ne reste plus qu’un petit pas à franchir, avec l’adoption des dispositions relatives au statut du parquet, pour que le système donne satisfaction. Je crois savoir que le Parlement y est prêt.

M. le président Ugo Bernalicis. Ce volet de la réforme constitutionnelle est en effet lun des seuls à faire consensus.

M. Didier Paris, rapporteur. Le blocage provenait du Sénat. Pourrait-on soumettre au Parlement un projet de loi constitutionnelle qui ne porterait que sur le statut du parquet ? Cette question politique n’est pas tranchée.

M. Robert Badinter. Pour parvenir à cette réforme du statut, les esprits ont dû parcourir un bien long chemin. La question est désormais du ressort du Parlement, qui doit jouer son rôle.

Au-delà du problème de statut, la réflexion doit se porter sur deux points qui me semblent déterminants pour l’avenir de la justice. Nous sommes à l’heure de la numérisation. Qu’adviendra-t-il des libertés individuelles face au numérique et aux nécessités du traitement de masse des contentieux ? C’est une grande inconnue, et la clé de voûte de toute pensée sur la justice aujourd’hui.

Il faut aussi penser la justice dans sa dimension européenne et internationale. Nous avons désormais une jurisprudence européenne, celle de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et celle de la Cour de justice de Luxembourg.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous vous remercions pour cette mise en perspective historique. Évoquer un « pouvoir judiciaire » était une forme de provocation, invitant chacun à sinterroger et à se positionner – la distinction entre autorité et pouvoir nest jamais si claire dans les esprits.

M. Robert Badinter. Le texte est le texte, et le principe d’une clarté extrême. Quant à l’indépendance de l’autorité judiciaire, consacrée à l’article 64 de la Constitution, elle est nécessaire au fonctionnement de la justice dans une démocratie.

Je le répète : la justice numérisée, la relation entre le traitement informatique des affaires et les grands principes de notre justice est la nouvelle question posée à votre génération.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous y sommes : le décret portant création dun traitement automatisé de données à caractère personnel, « DataJust », vient dêtre publié ; la finalité est de développer un algorithme et des solutions daide à la décision. Il pose question mais les réactions ne sont pas les mêmes selon que lon est dans la majorité ou dans lopposition. Jai limpression que lon appréhende loutil seulement comme un moyen de gérer le flux, sans lanalyser à la lumière des grands principes de la justice.

Vous avez expliqué que l’autorité judiciaire se vivait comme un pouvoir, plus indépendant que l’on veut bien le croire, et que ses liens avec les médias permettaient de « tenir » le politique. Mais comment sont gérés les contre-pouvoirs internes ? Peu de sanctions disciplinaires sont prononcées au sein de la magistrature, et pourtant, les juges ne sont pas des êtres par essence purs et parfaits.

Je ne suis pas favorable à l’élection des juges, je n’en vois pas l’intérêt. Mais comment faire en sorte que des contre-pouvoirs existent et que le peuple soit davantage associé à l’exercice de la justice ? Car la défiance des Français à l’égard du monde judiciaire est toujours plus forte.

M. Robert Badinter. Le rapport des Français à la justice est le fruit d’une longue tradition, y compris littéraire. Nos grands écrivains n’ont jamais placé leurs personnages de magistrat sous une lumière très flatteuse.

Je suis frappé de voir à quel point aujourd’hui on attend tout de la justice et combien on la critique. Le recours à l’institution est constant, mais la défiance va croissant. Est-ce l’ignorance ?

Pourtant, nous n’avons pas à rougir de notre justice. Lorsque l’on a fait beaucoup de tourisme judiciaire – je ne visite jamais une capitale sans me rendre au palais de justice – on sait que la justice française occupe un des meilleurs rangs européens. La formation par l’ENM, la féminisation, le recrutement ont sensiblement amélioré l’institution judiciaire.

Mais le rapport de la nation aux juges est mauvais. Il faut dire que toute décision de justice fait au moins un mécontent…

M. le président Ugo Bernalicis. Et pourtant, les citoyens nont pas tous affaire à la justice. Comment remédier à cette mauvaise image ? Être juré aux assises, par exemple, peut changer radicalement le regard que lon porte sur la justice. Aviez-vous songé à des solutions pour désenclaver la justice, sortir la magistrature du vase clos dans lequel elle évolue ?

M. Didier Paris, rapporteur. Peu de personnes en France ont autant dexpérience que vous en matière de justice et les sujets que nous aurions aimé traiter avec vous dépassent largement le cadre de cette commission.

Le lien aux médias est central. J’ai publié il y a peu un rapport sur le secret de l’enquête et de l’instruction. Le sujet est complexe car l’information est devenue un droit absolu dans notre société. Toute la question réside dans les limites qu’il convient de donner à cette information. Avez-vous des préconisations dans ce domaine ? Pour qu’ils soient certains de son indépendance, nos concitoyens doivent avoir le sentiment que l’autorité judiciaire n’outrepasse pas ses droits.

Certaines voix, lors de nos auditions, se sont élevées en faveur d’un procureur général de la Nation. Qu’en pensez-vous ?

M. Robert Badinter. Je n’ai jamais cessé de le dire : ce n’est pas concevable. Le propre d’une démocratie, c’est la responsabilité de l’exécutif. Or le procureur général de la Nation aurait le pouvoir de diriger l’action publique sans être responsable devant le Parlement. Nommé par le CSM pour cinq ans, il pourrait faire ce qu’il voudrait sans avoir de comptes à rendre à personne, sauf peut-être à sa propre conscience – la responsabilité du magistrat n’est que morale. Vous auriez ainsi un super ministre, avec plus de pouvoirs encore.

Que nul ne soit responsable de l’exercice de l’action publique est inimaginable. C’est pourquoi j’ai toujours dit que la suppression des instructions individuelles était une erreur. Dans le cadre d’une affaire impliquant des intérêts nationaux, on peut concevoir que le garde des Sceaux prenne position, à condition que ce soit écrit et joint au dossier.

Imaginez une émeute dans une ville de province, des paysans en colère, juchés sur leur tracteur, faisant le siège de la préfecture. Le procureur, comme le préfet, sont dans les transes… Le ministre de l’intérieur téléphone au garde des Sceaux : requérir le placement en détention de quelques-uns des manifestants pourrait pousser les autres à incendier le bâtiment. Ce n’est pas au procureur général de décider de telles réquisitions. C’est une responsabilité politique et nationale. Je ne dis pas que le garde des Sceaux doit téléphoner au magistrat instructeur, mais c’est bien de la Chancellerie que doit venir l’indication sur les réquisitions. Quelqu’un devra assumer devant le Parlement la responsabilité de ce qui est advenu si la préfecture flambe. L’irresponsabilité est légitime dans le cas du magistrat, elle est inadmissible politiquement dans une démocratie.

Imaginez encore, en marge d’une réunion des ministres de l’agriculture à Bruxelles, un pêcheur espagnol pris dans une rixe avec des pêcheurs français et placé en garde à vue. Le ministre espagnol est furieux, le ministre français inquiet car la négociation est à la veille d’aboutir. Coup de fil immédiat au garde des Sceaux. Ce n’est pas au procureur général d’assumer la responsabilité des réquisitions, il n’aura pas à en répondre le lendemain devant l’Assemblée, houleuse comme il se doit. Ces décisions-là dépassent l’intérêt particulier.

Je demeure très hostile à l’idée d’un grand inquisiteur, procureur général de la Nation. Ce ministre de la justice bis exercerait le pouvoir le plus important, celui de l’action publique, tout en étant irresponsable. Je sais bien que les grands parquetiers, de tout temps, en ont rêvé, mais Dieu merci, il y a pour les grands magistrats des postes internationaux à pourvoir !

M. Didier Paris, rapporteur. Le président de la République peut-il encore être le garant de l’indépendance de la justice ?

M. Robert Badinter. Lors de la conférence de presse de 1964, le général de Gaulle a déroulé la longue liste des pouvoirs, notamment sur l’autorité judiciaire, du président de la République « de la Nation, élu par la Nation ». Nous avons un régime qui est ce qu’il est, avec ses inconvénients mais aussi ses qualités.

M. Didier Paris, rapporteur. Une pression assez forte s’exerce pour que la part de l’accusatoire, dans notre système intermédiaire, se renforce.

M. Robert Badinter. L’influence de la Cour européenne a été importante à cet égard. Je pense qu’un modèle judiciaire européen unique s’imposera et que le système français complexe, mixte, cédera la place devant l’accusatoire. Certes, la jurisprudence de Strasbourg laisse encore cela en filigrane, mais la séparation entre le parquet et le siège est inévitable.

Je considère que, dans le système actuel, le tronc commun des magistrats est une bonne chose, mais qu’au bout de dix ans, il ne devrait plus être possible de passer du siège au parquet et inversement. Pour des raisons d’européanisation et de dimension internationale de la justice, le système doit aller vers un accusatoire plus marqué, avec un contrôle par le siège, celui de la chambre d’instruction. La masse du contentieux et l’augmentation des pouvoirs d’administration judiciaire du parquet poussent à cette solution. Le juge d’instruction instruit à peine 3 % des affaires, de plus en plus d’affaires s’arrêtent au niveau du parquet : autant que les choses soient claires. Nous sommes à un moment de transition, difficile, mais cette ouverture vers l’avenir est passionnante.

M. le président Ugo Bernalicis. Je m’interroge cependant sur les contre-pouvoirs internes. Qui assume la responsabilité de la décision en matière d’opportunité des poursuites ? Ce ne peut être le garde des Sceaux, même s’il peut avoir la tentation, par des voies dissimulées, de demander l’ouverture d’une enquête, par exemple. Selon le parquetier, les poursuites peuvent être très différentes pour des faits semblables, commis dans un même contexte. Je pense aux élèves du lycée Arago, arrêtés il y a deux ans : certains ont bénéficié d’un classement sans suite, d’autres d’une mesure alternative aux poursuites, d’autres encore passeront en jugement. Cela pose la question de l’égalité entre justiciables. Je me demande si nous ne sommes pas au milieu de plusieurs voies, ce qui provoque un étiolement de la responsabilité individuelle.

M. Robert Badinter. Le principe demeure : dans une démocratie, pas de pouvoir sans responsabilité. Certes, ce n’est pas l’état d’esprit dominant… Le CSM s’est beaucoup amélioré mais les écueils, la politisation et le corporatisme, restent les mêmes. Le modèle italien séduit beaucoup, mais il est dominé par le corporatisme. Et lorsque l’on entend réclamer que l’institution judiciaire gère ses propres ressources – alors que ce n’est pas aux magistrats de déterminer ce que sera la part de la justice dans le budget de la Nation –, on peut redouter une dérive.

M. Didier Paris, rapporteur. Que pensez-vous de la suppression de la Cour de justice de la République, prévue dans le projet de loi constitutionnelle ? Comment juger pénalement un ministre sans le jeter en pâture à l’opinion ? La procédure de saisine doit comporter des filtres, à commencer par celui de la commission des requêtes.

M. Robert Badinter. Les filtres sont essentiels pour protéger les ministres des passions du public. Je suis partisan d’une juridiction de droit commun, mais sise à Paris, où siègeraient des magistrats de la chambre criminelle. Je n’étais pas favorable à des jurés parlementaires – cela n’a pas laissé dans l’histoire de si bonnes traces – et je n’ai jamais aimé les juridictions d’exception.

M. Didier Paris, rapporteur. Je me souviens de votre venue à l’ENM en 1982 et du respect, déjà, qui entourait votre intervention. Il n’y a aucun doute, l’école a fait évoluer les choses et son modèle pourrait inspirer bien des pays. Pour y avoir mené des études pour le compte de la Chancellerie, je sais que les pays anglo-saxons respectent la fonction du juge et tiennent pour très importante l’expérience professionnelle antérieure des magistrats. Pensez-vous que le recrutement des juges doive encore être amélioré, notamment par l’ouverture à d’autres corps ? Un juge d’instruction peut-il avoir 23 ans ? Comment renforcer la confiance des justiciables à l’égard des juges ?

M. Robert Badinter. L’ancien système n’était pas satisfaisant. Je me réjouis de l’existence de l’ENM et de la pédagogie qui y est déployée grâce aux efforts des directeurs successifs. J’aime beaucoup m’y rendre et entendre ce que les élèves ont à dire. Le recrutement extérieur, dans les proportions actuelles, est souhaitable car la magistrature a besoin de membres venus d’ailleurs.

Pour être franc, ce n’est pas un problème qui me préoccupe beaucoup. Ce que je tiens pour essentiel, c’est le triomphe de la technologie. Face à l’immensité des contentieux, elle ne pourra que s’imposer. En 1983, pour prendre la tête de la direction de l’informatique que je venais de créer à la Chancellerie, Jean-Marc Sauvé, futur vice-président du Conseil d’État, s’était porté volontaire, convaincu que résidait là une clé pour l’avenir de la justice.

Il faut bien répondre à la demande de justice : nous ne sommes pas aux États-Unis, où la Cour suprême, qui choisit les quatre-vingts affaires qu’elle juge chaque année. Nous avons l’obligation de rendre des décisions dans un délai raisonnable. Pour traiter le contentieux de masse, nous ne pourrons pas échapper au traitement numérique. L’audience ne sera plus ce qu’elle était, c’est terminé ! L’éloquence judiciaire est un art voué à disparaître pour l’essentiel.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous avez évoqué les allers-retours des magistrats entre le siège et le parquet. Quel regard portez-vous sur leur présence dans l’administration centrale ? Ces postes sont des accélérateurs de carrière.

M. Robert Badinter. Un vent irrésistible nous pousse vers un modèle davantage accusatoire. Il est important que les magistrats puissent connaître le siège et le parquet durant les dix premières années de leur carrière, mais il ne devrait plus leur être possible de changer par la suite.

Il est indispensable que des magistrats soient présents au sein de l’administration centrale : on ne peut concevoir que la justice soit administrée seulement par des fonctionnaires sans expérience de la justice. La gestion des carrières n’est pas une question majeure, structurelle pour la justice ; elle intéresse le CSM. Certes, tout le monde sait que le directeur des affaires criminelles et des grâces est voué à un grand avenir – c’est une constante. Je dois ajouter que les magistrats qui ont occupé successivement ce poste ont toujours été d’excellents techniciens.

M. Didier Paris, rapporteur. On pourrait penser que le fait qu’un magistrat soit sensible à l’évolution de sa carrière constitue une limite à son indépendance individuelle.

M. Robert Badinter. Connaissez-vous des personnes qui ne soient pas sensibles à l’évolution de leur carrière ? Mais le regard des collègues demeure le plus acerbe qui soit.

M. Didier Paris, rapporteur. La mission Thiriez avance l’idée d’une « école de guerre », qui servirait à sélectionner les fonctionnaires promis aux plus hautes responsabilités administratives. La gestion des carrières se ferait ainsi selon des éléments plus objectifs.

M. Robert Badinter. À mon arrivée à la Chancellerie, je souhaitais conduire une réforme profonde de la magistrature. Je m’en ouvris au Président de la République, qui posait sur la magistrature un regard qui n’était pas exactement celui de Chimène… Il me fit valoir que le Sénat s’opposerait à toute réforme constitutionnelle proposée par la gauche, ajoutant qu’il me faudrait avoir, pour un projet d’une telle portée, le soutien de la majorité de la magistrature : « Si vous recueillez son accord – ce dont je doute – nous en reparlerons. » Nous décidâmes avec Claude Jorda, le directeur des services judiciaires, d’adresser à tous les magistrats, individuellement, un questionnaire composé de 42 questions. Les résultats furent sans équivoque : 85 % d’entre eux répondirent « oui » à la première question – faut-il une réforme du statut de la magistrature ? –, mais aucune des propositions suivantes ne reçut la majorité ! Avec l’ironie dont il était coutumier, François Mitterrand, après s’être enquis des résultats, me glissa : « je ne crois pas que réformer le statut de la magistrature soit à notre avantage… »

Dès lors que l’on conserve un corps unique avec deux fonctions, il n’y a aucune raison que, s’agissant des sanctions disciplinaires ou des nominations, le parquet connaisse un régime différent de celui du siège. Certes, la hiérarchie au sein du parquet demeure parce qu’elle est nécessaire, mais les garanties d’indépendance doivent être les mêmes. Tout le monde en convient, et cette réforme aurait dû être réalisée dès 2008.

M. le président Ugo Bernalicis. Que pensez-vous de la récente décision du Conseil constitutionnel qui introduit l’idée qu’une ordonnance pouvait avoir force de loi une fois le délai d’habilitation passé ?

M. Robert Badinter. Nous sortons là du champ de réflexion de la commission d’enquête.

M. Didier Paris, rapporteur. On recourt de plus en plus à des procédures qui ne sont pas proprement judiciaires – je pense notamment à la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). S’il peut être légitime de sortir du champ judiciaire certains contentieux de masse, comme ceux qui portent sur les chèques sans provision, les raisons d’une telle évolution ne sont pas forcément bonnes puisqu’elle marque une certaine défiance à l’égard de la décision judiciaire : l’idée qu’un mauvais accord vaut mieux qu’un jugement difficile à appliquer tend à s’imposer. Que pensez-vous de cette évolution ?

M. le président Ugo Bernalicis. Le groupe de La France insoumise s’est opposé à la CJIP, qui représente clairement un alignement sur les standards américains. Les affaires de délinquance économique et financière ayant souvent un caractère international, il est devenu nécessaire de synchroniser les différentes procédures. Dans le cas de l’affaire Airbus, la CJIP a permis que les juridictions anglaise, française et américaine s’accordent et ne produisent pas des jugements indépendants les uns des autres. Ces outils peuvent être séduisants du point de vue de l’efficacité et du maintien des équilibres diplomatiques, mais on y perd beaucoup du point de vue pénal et de la solennité du jugement.

Ces procédures ne concernent que les personnes morales : les personnes physiques continuent d’être poursuivies, mais selon des délais qui entraînent, là encore, une forme de déresponsabilisation. On pourrait discuter longuement des pouvoirs plus grands conférés au parquet, au détriment du juge d’instruction. Cela procède, comme pour la révolution technologique, de la volonté d’avoir des réponses rapides, normées. Il suffit d’aller voir comment se passe le traitement en temps réel au parquet : je ne suis pas certain que l’on puisse mener dans ces conditions une enquête à charge et à décharge.

M. Robert Badinter. Il ne faut jamais oublier qu’aux États-Unis, 92 à 95 % des affaires pénales font l’objet d’une transaction. Nous nous orientons nous aussi vers un système sans audience, dont le juge sera absent et où l’affaire sera traitée entre le procureur et les conseils du justiciable. Soyons prudents.

M. le président Ugo Bernalicis. Monsieur le ministre, nous vous remercions.

 

 

 


  1 

III.   Contributions écrites en réponse à un questionnaire du rapporteur

Votre rapporteur a souhaité que soient publiées les contributions écrites adressées en réponse à ses questions par des représentants d’organes que la commission d’enquête n’a pas entendus à l’occasion d’une audition.

 

 

 

SOMMAIRE DES CONTRIBUTIONS ÉCRITES

_______

Pages

Défenseur des droits.....................................................870

 

Conseil de la fonction militaire de la Gendarmerie.............................883

 

Association professionnelle nationale militaire Gendarmes et Citoyens.............890

 

Association GENDXXI..................................................892

 

 

 


  1 

Contribution écrite du Défenseur des droits

1. En tant que Défenseur des droits, quelles relations entretenez-vous avec le pouvoir exécutif dune part et lautorité judiciaire dautre part ?

Le défenseur des droits, nommé par le Président de la République après avis des commissions permanentes compétentes des assemblées parlementaires, pour un mandat de six ans non renouvelable, est une autorité administrative indépendante chargée de veiller à la protection des droits et des libertés et de promouvoir l’égalité.

Il est chargé de :

Défendre les droits et libertés dans le cadre des relations avec les administrations de l’État, les collectivités territoriales, les établissements publics et les organismes investis d’une mission de service public ;

Défendre et promouvoir l’intérêt supérieur et les droits de l’enfant consacrés par la loi ou par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France ;

Lutter contre les discriminations, directes ou indirectes, prohibées par la loi ou par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France ainsi que promouvoir l’égalité ;

Veiller au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République ;

Orienter vers les autorités compétentes tout lanceur d’alerte, au sens de la loi (n° 2016-1691) du 9 décembre 2016, et veiller aux droits et libertés de cette personne.

Il peut demander des explications à toute personne physique ou morale mise en cause devant lui, notamment les administrations centrales, les collectivités locales et les établissements publics, et leur demander communication des pièces utiles à l’exercice de sa mission. Il peut entendre toute personne dont le concours lui paraît utile. Il peut mener des auditions, effectuer des vérifications sur place et présenter des observations en justice.

Le Défenseur des droits peut faire des médiations, ou rendre des décisions dans lesquelles il fait des recommandations individuelles ou générales. Il peut notamment recommander à l’administration de modifier ses pratiques pour se mettre en conformité à la loi. Il peut également recommander des réformes législatives ou règlementaires.

Sur le plan institutionnel, le Défenseur des droits rend compte de son activité en remettant son rapport annuel d’activité au Président de la République.

Son indépendance institutionnelle l’autorise, lui impose même, de proclamer l’absolu des droits fondamentaux que tout contribue à relativiser aujourd’hui. Défendre et promouvoir les droits et les libertés fondamentales le conduisent à interpeller les pouvoirs publics, à donner des avis au Parlement, à présenter des observations devant les tribunaux, à dénoncer ou alerter sur les atteintes au droit.

Concernant le service public de la justice, le Défenseur des droits exerce sa mission en collaboration étroite avec l’institution judiciaire. La loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011, tout en définissant les prérogatives étendues du Défenseur des droits, organise ces relations en évitant toute interférence entre son activité et les prérogatives de l’autorité judicaire.

Les réclamations individuelles relatives aux litiges portant sur les affaires judiciaires concernent l’état civil, la nationalité, le droit des étrangers, la réglementation en matière de circulation routière et au service public de la justice correspondent à 19,9 % des saisines des délégués du Défenseur des droits. D’autres domaines nécessitent que l’intervention du Défenseur des droits se fasse en lien avec les autorités judiciaires : 7,6 % des 100 000 réclamations du Défenseur des droits portent sur les droits des enfants et 5,6 % portent sur la déontologie de la sécurité. 15,4 % des réclamations traitées au siège concernent le droit des discriminations.

Le traitement des réclamations individuelles se fait dans le respect de l’article 33 de la loi organique qui définit la nature des relations du Défenseur des droits avec l’autorité judiciaire en précisant de façon expresse que: « Le Défenseur des droits ne peut remettre en cause une décision juridictionnelle. »  En pratique, le Défenseur des droits ne se prononce pas à l’issue d’une décision de justice et, pour cela, procède à la clôture du dossier en informant le cas échéant le réclamant des voies de recours qui s’offre à lui. Lorsqu’aucune décision de justice n’est encore prise, le Défenseur des droits instruit les dossiers qui portent sur l’organisation et le fonctionnement des services mandatés judiciairement qui exercent des fonctions de service public (associations en charge de la protection des mineurs et services en charge de l’action éducative, associations de mandataires judiciaires en charge des majeurs protégés, experts, huissiers,…) mais aussi les modalités de mis en œuvre du procès (box vitrés, audiences délocalisées,…).

Si la réclamation porte sur des faits donnant lieu à une enquête préliminaire, ou de flagrance, pour lesquels une information judiciaire est ouverte ou des poursuites judiciaires sont en cours, le Défenseur des droits doit recueillir l’accord des juridictions ou du procureur de la République saisis avant d’instruire le dossier. Ceci témoigne de la conception du législateur, d’une autorité indépendante complémentaire et non concurrente de l’autorité judiciaire.

Dans ce cadre et afin de faciliter l’échange d’informations dans le respect des compétences respectives et de gagner en efficacité dans le traitement des réclamations portées à sa connaissance, le Défenseur des droits a développé une coopération renforcée avec les parquets généraux. Il a ainsi signé des protocoles avec les Procureurs généraux de 33 des 36 cours d’appel. Dans chaque tribunal et chaque cour d’appel, des magistrats sont ainsi désignés en qualité de référents du Défenseur des droits.

Depuis janvier 2017, plus de 1200 demandes ont été adressées par les agents du Défenseur des droits aux référents désignés dans le ressort de chaque cour d’appel. Celles-ci ont pour objet principalement de solliciter une autorisation d’instruire conformément aux dispositions de l’article 23 de la loi organique n°2011-333 du 23 mars 2011 ; la communication des pièces d’un dossier pénal ; des informations sur les suites d’une plainte et/ou d’une procédure en cours ; des explications en cas de défaillance du service public de la justice. Les réponses apportées par les juridictions saisies et les référents désignés sont en règle générale très complètes, de qualité et sont transmises dans un délai raisonnable (en moyenne 2/3 mois).

Afin de consolider ses relations avec les différents acteurs participant à la bonne mise en œuvre du champ de compétences qui lui est octroyé par la loi organique du 29 mars 2011 et mieux faire connaître l’institution, ses modes d’intervention et le cadre légal dans lequel il interagit avec l’autorité judiciaire, le Défenseur des droits organise des échanges réguliers avec les magistrats.

Dans ce même objectif, le Défenseur des droits édite une lettre à l’ensemble des magistrats afin de leur communiquer l’actualité de l’institution, les rapports, avis et décisions pouvant les toucher de près dans le cadre de leurs fonctions. Une convention lie le DDD et l’ENM visant à structurer l’offre de formation dans les champs de compétence de l’institution.

Enfin, il présente régulièrement des observations devant les juridictions nationales mais également devant la CEDH et la CJUE. Il répond également aux demandes d’avis des parquets dans ses domaines d’expertise, notamment en droit des discriminations.

 

2. La loi organique du 29 mars 2011 dispose que le Défenseur des droits peut être saisi par « Toute personne physique ou morale qui sestime lésée dans ses droits et libertés par le fonctionnement dune administration de lÉtat, dune collectivité territoriale, dun établissement public ou dun organisme investi dune mission de service public ». Avez-vous déjà été saisi pour des faits sapparentant à un manquement dindépendance dun magistrat ?

Le rapport du Défenseur des droits avec les magistrats en fonction est régi par l’article 29 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits, interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2011-626 DC du 29 mars 2011.

L’article 29 de la loi organique prévoit que « Le Défenseur des droits peut saisir l’autorité investie du pouvoir d’engager les poursuites disciplinaires des faits dont il a connaissance et qui lui paraissent de nature à justifier une sanction ». Le Conseil constitutionnel a émis des réserves dinterprétation en précisant les compétences du Défenseur des droits en vue de sassurer du respect de la séparation des pouvoirs et de lindépendance de lautorité judiciaire.

Conseil constitutionnel, Décision n° 2011-626 DC du 29 mars 2011

« 16. Considérant que larticle 16 de la Déclaration de 1789 et larticle 64 de la Constitution garantissent lindépendance de lensemble des juridictions ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur, ni le Gouvernement, non plus quaucune autorité administrative ; que les attributions du Défenseur des droits en matière disciplinaire ne sauraient le conduire à remettre en cause cette indépendance qui, dans ce domaine, est garantie par les procédures particulières qui leur sont propres ; que, notamment, les conditions dans lesquelles la responsabilité disciplinaire des magistrats de lordre judiciaire peut être engagée sont prévues par larticle 65 de la Constitution ; que, dès lors, les dispositions de larticle 29 ne sauraient autoriser le Défenseur des droits à donner suite aux réclamations des justiciables portant sur le comportement dun magistrat dans lexercice de ses fonctions ; quelles ont pour seul effet de lui permettre daviser le ministre de la justice de faits découverts à loccasion de laccomplissement de ses missions et susceptibles de conduire à la mise en œuvre dune procédure disciplinaire à lencontre dun magistrat ; que, sous ces réserves, les dispositions de larticle 29 ne sont pas contraires aux exigences constitutionnelles précitées ; »

Le Défenseur des droits ne donne donc pas suite aux réclamations des justiciables portant sur le comportement d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions.

En pratique, les saisines mettant en cause la responsabilité d’un magistrat sont rares et le service en charge de la recevabilité des saisines invite à saisir le Conseil supérieur de la magistrature directement s’il s’agit d’un magistrat de l’ordre judiciaire ou le premier président de la Cour d’appel s’il s’agit d’un conseiller prud’homal.

***

Le Défenseur des droits est compétent pour veiller aux droits et libertés des usagers du service public de la Justice. Je vous répondrai à ce titre, en tenant compte de la limite de nos compétences et du principe de séparation des pouvoirs aux questions suivantes.

 

3. À lexception de ceux nommés aux plus hautes fonctions du siège, les magistrats sont nommés sur proposition de lexécutif après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature pour les magistrats du siège et avis simple pour ceux du parquet. Ce mode de nomination vous paraît-il compatible avec lindépendance des magistrats ? Le rôle joué par le CSM dans la procédure de nomination des magistrats est-il suffisant pour garantir lindépendance de la justice ?

L’indépendance reconnue à l’autorité judiciaire concerne « à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet » (décision n° 93-326 DC du 11 août 1993 ). Toutefois, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, « lindépendance des magistrats du parquet, dont découle le libre exercice de leur action devant les juridictions, (...) doit être conciliée avec les prérogatives du Gouvernement et (...) nest pas assurée par les mêmes garanties que celles applicables aux magistrats du siège » (décision n° 2017-680 QPC du 8 décembre 2017 ).

Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, seuls « les magistrats du siège sont inamovibles » en application de l’article 64 alinéa 4 de la Constitution, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent recevoir, sans leur consentement, une affectation nouvelle, même en avancement (article 4, alinéa 2, de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature). Quelques exceptions sont prévues (par exemple, en cas de déplacement d’office prononcé au titre d’une sanction disciplinaire (article 45, 2°). A la différence des magistrats du siège, les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du garde des sceaux, ministre de la justice (article 5).

La nomination des magistrats par le Conseil supérieur de la magistrature, organe indépendant, sur proposition du pouvoir exécutif, contribue à donner une légitimité démocratique supplémentaire, bien que ce mode de nomination n’exclut pas totalement un risque de politisation et de dépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. Dès lors que toute décision liée à la nomination ou à la carrière d’un juge est fondée sur des critères objectifs et prise par une autorité indépendante, en l’occurrence le CSM, le risque de politisation et de dépendance est limité.

Le rôle joué par le CSM dans la procédure de nomination des magistrats est suffisant pour garantir l’indépendance de la justice, dès lors qu’il assure que la légitimité constitutionnelle des juges individuels nommés définitivement n’est pas menacée par des mesures législatives ou exécutives résultant de changements au sein du pouvoir politique. Dans son avis n°1(2001), le conseil consultatif de juges européens (CCJE) du Conseil de l’Europe sur les normes relatives à l’indépendance et l’inamovibilité des juges du 23 novembre 2001  recommande aux autorités responsables des nominations et des promotions ou chargées de formuler des recommandations en la matière dadopter, de rendre publics et de mettre en œuvre des critères objectifs afin que la sélection et la carrière des juges soient « fondées sur le mérite, eu égard à leurs qualifications, leur intégrité, leur compétence et leur efficacité » pas seulement fondés sur lancienneté mais sur la valeur des magistrats.

L’octroi de garanties statutaires complémentaires pour les magistrats du parquet constitue un préalable à l’exercice de pouvoirs d’enquête complémentaires. Le Défenseur des droits, dans ses avis n°18-22 et n°18-26 de septembre 2018 devant la Commission des lois de lAssemblée nationale et du Sénat relatif au projet de loi de programmation 2018-2022 pour la réforme pour la justice, a eu l’occasion de souligner que l’octroi de pouvoirs d’enquêtes complémentaires au parquet sans contrepartie en matière de garanties statutaires et le recul du contrôle de l’autorité judiciaire sur les services de police remettent en cause de façon disproportionnée l’équilibre de la procédure pénale.

Le projet de loi constitutionnelle prévoit de soumettre les nominations des magistrats du parquet à l’avis conforme (et non plus à l’avis simple) du Conseil supérieur de la magistrature. L’avis conforme serait également requis pour la nomination des procureurs généraux qui échappe actuellement à toute intervention du Conseil supérieur de la magistrature, leurs emplois étant pourvus en conseil des ministres. Cette exigence d’un avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature pour l’ensemble des nominations des magistrats du parquet tend à assurer leur indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif.

4. La possibilité pour les magistrats de passer du siège au parquet ainsi que celle de faire des allers-retours dans dautres corps publics ou dans le privé vous paraissent-elles de nature à influer sur lindépendance de la justice ?

Les juges et les procureurs doivent être indépendants les uns par rapport aux autres et jouir d’une indépendance effective dans l’exercice de leurs fonctions respectives. Ils ont des fonctions distinctes au sein du système judiciaire et de la société dans son ensemble.

L’autorité judiciaire se fonde sur le principe de l’indépendance à l’égard de tout pouvoir extérieur et sur l’absence de toute directive émanant tant de qui que ce soit que d’une hiérarchie interne. Son rôle et, le cas échéant, celui du jury, est de juger régulièrement les causes portées devant lui par le ministère public et par les parties. Ceci implique l’absence de toute influence illicite exercée par le ministère public ou la défense. Juges, procureurs et avocats doivent chacun respecter le rôle des autres.

L’intervention et l’attitude du ministère public et du juge ne doivent laisser planer aucun doute sur leur impartialité objective. Si les juges et les procureurs doivent être indépendants dans l’exercice de leurs fonctions, ils doivent l’être et apparaitre ainsi également les uns vis-à-vis des autres.

Même si l’unicité du corps est souhaitable en matière de formation et de déroulement de carrière, il ne faut pas qu’aux yeux du justiciable et de la société en général, il puisse exister ne fût-ce qu’une impression de connivence entre eux  ou de confusion entre les deux fonctions et ce conformément à l’avis n°4 (2009) sur les relations entre les juges et les procureurs dans une société démocratique, adopté le 8 décembre 2009 conjointement par le conseil consultatif des juges européens (CCJE) et le conseil consultatif de procureurs européens (CCPE) du Conseil de l’Europe qui recommande que toutes mesures effectives soit adoptées pour garantir l’indépendance des juges vis-à-vis des procureurs en régulant les passages des magistrats du siège au parquet.

S’agissant des aller-retours dans d’autres corps publics ou dans le privé de magistrats, ils ne sauraient porter atteinte à l’indépendance des juges et des procureurs dans l’exercice de leur fonction, dès lors qu’ils sont soumis et contrôlés par le CSM dans le respect strict de leur déontologie. De la même manière que l’origine sociale ou les convictions personnelles d’un magistrat ne doit pas l’empêcher d’exercer ses fonctions de manière équitable, objective et impartiale, son parcours ne saurait pas plus être de nature à influer sur l’indépendance de la justice, sans être, le cas échéant, sanctionné.  La prévention des conflits d’intérêts doit pour cela être un objectif dans la gestion des carrières des magistrats.

L’obligation de déclarer ses intérêts des magistrats ainsi que de participer à un  entretien déontologique avec le chef de juridiction prévue par l’ordonnancen°58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature qui pèsent sur tous les magistrats exerçant des fonctions en juridiction sont astreints à l’obligation de déclarer leurs intérêts, y compris les magistrats exerçant à titre temporaire et les magistrats honoraires exerçant des fonctions juridictionnelles demeurent une garantie importante pour les justiciables.

L’article 7-2 de l’ordonnance statutaire prévoit que, dans les deux mois qui suivent l’installation dans leurs fonctions, les magistrats remettent une déclaration d’intérêts portant sur les éléments suivants:

1° Les activités professionnelles donnant lieu à rémunération ou gratification exercées à la date de l’installation;

2° Les activités professionnelles ayant donné lieu à rémunération ou gratification exercées aux cours des cinq années précédant la date de l’installation;

3° Les activités de consultant exercées à la date de l’installation et au cours des cinq années précédentes;

4° Les participations aux organes dirigeants d’un organisme public ou privé ou d’une société à la date de l’installation ou lors des cinq années précédentes;

5° Les participations financières directes dans le capital d’une société à la date de l’installation;

6° Les activités professionnelles exercées à la date de l’installation par le conjoint, le partenaire lié à l’intéressé par un pacte civil de solidarité ou le concubin;

7° Les fonctions bénévoles susceptibles de faire naître un conflit d’intérêts;

8° Les fonctions et mandats électifs exercés à la date de l’installation.

Aux termes du III de l’article 7-2 de l’ordonnance statutaire, l’entretien déontologique a pour objet de « prévenir tout éventuel conflit d’intérêts et d’inviter, s’il y a lieu, à mettre fin à une situation de conflit d’intérêts. »

Ce dispositif appliqué aux magistrats est encore récent. 

 

5. Faut-il revoir les règles relatives à la mobilité fonctionnelle ou géographique (nationale ou régionale) des magistrats ?

La mobilité constitue une caractéristique importante du déroulement de la carrière des magistrats. En effet, pour la moitié des magistrats, l’ancienneté dans le poste s’élève à moins de 2,1 ans en 2017. L’importante mobilité fonctionnelle s’accompagne d’une importante stabilité géographique. Cette stabilité est toute relative. En moyenne, les magistrats sont en poste dans le même ressort depuis 5,9 ans, avec une médiane de 3,2 années.

Depuis quelques décennies, les magistrats sont incités à plus de mobilité, notamment géographique et ce, afin de garantir leur impartialité, tant objective que subjective. Cette incitation à la mobilité s’est traduite dans la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature par une exigence de mobilité géographique et fonctionnelle, concernant les chefs de juridiction compte tenu de la particularité de ces fonctions, la loi limitant à 7 années l’exercice de ces fonctions. Il en est de même concernant les fonctions spécialisées, dont l’exercice est limité à 10 années dans la même juridiction. Cette exigence rencontre néanmoins aujourd’hui une autre injonction, renvoyant aux préoccupations pour le bon fonctionnement des juridictions, qu’une mobilité trop rapide pourrait affecter.

Pour autant, ces préoccupations de gestion doivent intégrer une dimension importante celle du de l’égalité homme femme dans le déroulement de la carrière des magistrats. 66 % des magistrats sont des femmes. L’ancienneté et le caractère majoritaire de la féminisation de la magistrature restent exceptionnels parmi les postes de catégories A+ de la fonction publique d’État1. La féminisation de la profession correspond d’abord à la féminisation massive des études de droit[266]. La répartition par sexe varie fortement selon les grades. L’avantage masculin dans l’accès au grade le plus élevé, la hors-hiérarchie est avéré. Si, au 1er avril 2017, on compte 1 006 magistrats hors-hiérarchie, parmi ces derniers, 451 sont des femmes et 555 sont des hommes. Parmi les magistrats du 1er grade, figurent 3 367 femmes et 1 779 hommes.

Les positions de chef de juridiction montrent une forme de masculinisation tout à fait atypique, eu égard à la féminisation de la profession : les hommes deviennent chefs de juridiction à la fois plus jeunes, comparativement aux femmes, et bien plus fréquemment.

Le Conseil supérieur de la magistrature actuel s’est montré défavorable à la proposition formulée par le précédent CSM d’une trajectoire chiffrée à titre de directive non contraignante de 40 % de nominations de femmes aux fonctions de président et de premier président, estimant qu’un conseil ne pouvait pas être bridé dans son pouvoir de nommer le meilleur candidat à chaque poste, en fonction d’une pluralité de critères.

Le CSM a fait savoir que, s’il ne préconisait pas de discrimination positive, il tenait compte lors de la sélection des dossiers, notamment au stade de la première lecture, des contraintes familiales ou de maternité, susceptibles de peser sur les magistrates et qu’il avait assoupli ses pratiques, n’écartant pas, par principe, par exemple des candidatures « régionales », des mobilités plus fonctionnelles que géographiques ou des candidats n’ayant jamais exercé des fonctions de chefs de juridiction.

Pour améliorer l’égalité femme homme, le Défenseur des droits, compétent également au titre de la lutte contre les discriminations, est favorable à la mise en œuvre des recommandations du rapport de l’Inspection générale de la justice intitulé « La féminisation des métiers du ministère de la Justice » en 2017.

 

6. La justice administrative bénéficie-t-elle selon vous des garanties suffisantes pour exercer sa mission en toute indépendance ?

L’origine historique de la juridiction administrative, ainsi que la fonction de conseil du gouvernement reconnue au Conseil d’État, ont longtemps nourri de nombreuses interrogations quant à l’indépendance de cet ordre de juridiction.

Les évolutions qu’a connu celui-ci, tant sur le plan organisationnel, notamment avec la création des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, que procédural, par exemple avec la suppression de la présence du rapporteur public au délibéré ou l’impossibilité pour un membre du Conseil d’État d’être conseiller et juge dans une même affaire, témoignent de l’indépendance acquise par les juridictions administratives. Dans sa décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980 sur la validation des actes administratifs, le Conseil constitutionnel a érigé cette indépendance en principe fondamental reconnu par les lois de la République : « il résulte des dispositions de l’article 64 de la Constitution en ce qui concerne l’autorité judiciaire et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République en ce qui concerne, depuis la loi du 24 mai 1872, la juridiction administrative, que l’indépendance des juridictions est garantie ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le Gouvernement ; qu’ainsi, il n’appartient ni au législateur ni au Gouvernement de censurer les décisions des juridictions, d’adresser à celles-ci des injonctions et de se substituer à elles dans le jugement des litiges relevant de leur compétence ».

Cette indépendance à l’égard des pouvoirs publics, confortée par la combinaison du travail individuel, que ce soit du rapporteur ou du rapporteur public, et de la collégialité, s’appuie-t-elle sur des garanties suffisantes ?

L’article L. 231-1-1 du code de justice administrative (CJA) rappelle que « les magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel exercent leurs fonctions en toute indépendance, dignité, impartialité, intégrité et probité et se comportent de façon à prévenir tout doute légitime à cet égard ».

Pour ce faire, ils bénéficient d’un certain nombre de garanties parmi lesquelles figure notamment le principe de l’inamovibilité, en vertu duquel ils « ne peuvent recevoir, sans leur consentement, une affectation nouvelle, même en avancement » (article L. 231-3 du CJA).

Les règles statutaires applicables aux magistrats des tribunaux et cours administratives d’appel comportent également un certain nombre de dispositions visant à prévenir les conflits d’intérêts et établissent certaines incompatibilités.

En outre, la gestion de ce corps est assurée par le Conseil d’État et non pas par le ministère de la justice, ce qui confère aux juridictions administratives une autonomie de gestion vis-à-vis du pouvoir exécutif.

De la même façon, contrairement aux juridictions judiciaires, l’inspection des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ne relève pas du ministre de la justice, mais du Conseil d’État (article L. 112-5 du CJA). Cette mission est exercée, sous l’autorité directe du vice-président, par un conseiller d’État président de la mission permanente d’inspection des juridictions administratives. Elle contrôle l’organisation et le fonctionnement des juridictions.

Le président de la mission préside par ailleurs le jury des concours de recrutement direct des magistrats administratifs (art. R. 233-9 CJA) et reçoit les déclarations d’intérêts des présidents des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

En l’état, ces garanties paraissent suffisantes pour permettre à la justice administrative d’exercer sa mission en toute indépendance à l’égard du pouvoir exécutif, ce dont atteste d’ailleurs sa jurisprudence dans de nombreux domaines. L’ordonnance du juge des référés du Conseil d’État du 31 janvier 2020 suspendant l’exécution de la circulaire du 10 décembre 2019 du ministre de l’intérieur relative à l’attribution des nuances politiques aux candidats aux élections municipales et communautaires des 15 et 22 mars 2020 en constitue une illustration récente.

 

Conduite des enquêtes

7. Le rattachement de la police judiciaire au ministère de lIntérieur affecte-t-il lindépendance de la justice ?

Il conviendrait de définir ce qui est compris par le terme de « police judiciaire » : les directions centrales de la police nationale ou de la gendarmerie nationale, ou l’action judiciaire exercée par la police nationale, toutes les directions traitant des affaires judiciaires. En fonction de la définition retenue, la réponse à une éventuelle atteinte à l’indépendance, n’est pas la même.

Dans les deux cas, la difficulté me semble reposer sur le double rattachement des agents exerçant des missions de police judiciaire, à leur ministère de tutelle, dans la gestion de leur recrutement, de leur formation, de leur carrière, des missions qui leur sont confiées, de leur charge de travail, et à l’autorité judiciaire dans le cadre de leur mission judiciaire de constatation d’infractions et de recherche des auteurs, avec un risque indéniable de recevoir des instructions contradictoires ou inconciliables.

Ainsi, les policiers ont des obligations déontologiques à l’égard de leur hiérarchie, prévues notamment aux articles du code de la sécurité intérieure R 434-4 – principe hiérarchique, R. 434-5 – obéissance, R. 434-6 – obligations incombant à l’autorité hiérarchique, R. 434-7 - Protection fonctionnelle.

Lorsqu’ils exercent une activité judiciaire, le contrôle et la surveillance de l’autorité judiciaire sont permanentes et commencent dès l’octroi de l’habilitation à exercer une telle mission.

En effet, pour les fonctionnaires de la police nationale ainsi que pour les militaires de la gendarmerie nationale, l’exercice effectif de la qualité d’officier de police judiciaire est subordonné à une habilitation délivrée par le procureur général. Seuls les O.P.J. habilités peuvent exercer les pouvoirs que leur confère la loi dans le cadre de la procédure pénale. L’habilitation est généralement valable sur le territoire du ressort de la cour d’appel où l’O.P.J. exerce habituellement ses fonctions ; dans ce cas l’habilitation est délivrée par le procureur général près la cour d’appel concernée. Si l’O.P.J. est amené à exercer régulièrement ses attributions sur l’ensemble du territoire national, l’habilitation est délivrée par le procureur général près la cour d’appel de Paris.

Les conditions d’octroi, de retrait et de suspension, de cette habilitation sont définies par le code de procédure pénale dans les articles R13 à R15-2 pour les militaires de la gendarmerie nationale, par les articles R15-3 à R15-6 pour les fonctionnaires de la police nationale.

Ceux-ci agissent ensuite sous la direction, le contrôle ou la surveillance permanents de l’autorité judiciaire dans le cadre d’une enquête judiciaire : articles 53 et suivants du code de procédure pénale dans le cadre de la flagrance et articles 75 et suivants dans un cadre préliminaire. L’article R. 434-23 du code de la sécurité intérieure concernant leurs obligations déontologiques précise : la police nationale et la gendarmerie nationale sont soumises au contrôle des autorités désignées par la loi et par les conventions internationales. Dans l’exercice de leurs missions judiciaires, la police nationale et la gendarmerie nationale sont soumises au contrôle de l’autorité judiciaire conformément aux dispositions du code de procédure pénale.

En conclusion, si le risque de recevoir des instructions contradictoires ou inconciliables de leurs supérieurs hiérarchiques et de l’autorité judiciaire existe, le cadre juridique dans lequel s’inscrit l’action judiciaire de la police nationale et de la gendarmerie nationale devrait garantir qu’elle est conforme aux instructions des autorités judiciaires. Émettre l’hypothèse que le rattachement de la police judiciaire au ministère de l’Intérieur pourrait porter atteinte à l’indépendance de la justice reviendrait à émettre l’hypothèse que les fonctionnaires de police ne respectent pas leurs obligations légales et déontologiques ou que l’autorité judiciaire n’exerce pas pleinement ses missions d’octroi et de retrait d’habilitation, de contrôle et de direction des enquêtes judiciaires.

 

8. Quel regard portez-vous sur la circulaire du 31 janvier 2014 prise en application de la loi du 25 juillet 2013 interdisant les instructions individuelles et organisant les remontées dinformation à lexécutif ? Quel bilan en tirez-vous au regard de lindépendance de la justice ?

La fonction des procureurs et le mode d’exercice de celle-ci s’inscrivent dans le respect du droit des individus à un procès équitable posé par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Les procureurs, qui, en qualité d’autorité judiciaire sont garant de la protection de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution, exercent leurs fonctions dans le cadre du principe de l’État de droit, exigeant le respect d’un certain nombre de valeurs fondamentales telles que l’impartialité, la transparence, l’honnêteté, la prudence, l’équité, et contribuant à la qualité de la justice. Afin d’accroître la confiance du public dans le système de justice, les procureurs doivent avoir le souci permanent de veiller à ce que ces valeurs soient respectées et guident leur action .

La Cour européenne des droits de l’homme a développé ces dernières années une jurisprudence importante allant dans le sens de la défense de l’indépendance des procureurs, qu’ils soient considérés comme autorité judiciaire ou non. Le procureur qui dirige et contrôle la première phase de la procédure pénale doit être considéré comme « la sentinelle avancée des droits de lhomme » et ce rôle essentiel doit être joué tout au long du procès.

La mission du procureur est exigeante et difficile : elle demande professionnalisme, caractère, courage, mesure et détermination. La possession de ces qualités doit être un critère déterminant dans le recrutement des procureurs et tout au long de leur carrière. Le processus de formation juridique, de sélection des candidats et de formation continue devrait viser à assurer le respect de tels critères.

Dans son ‘Avis n°13(2018), le Conseil consultatif des procureurs européens relatif à l’« Indépendance, responsabilité et éthique des procureurs», a souligné que ces exigences individuelles ne suffisent pas à assurer l’indépendance des procureurs en précisant que le statut et l’indépendance des procureurs devraient être clairement établis et garantis par la loi.

La loi du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en oeuvre de l’action publique a modifié le code de procédure pénale afin de consacrer et préciser, dans la loi, la nouvelle architecture des relations entre le ministre de la justice et les magistrats du parquet, fondée sur une nette distinction entre la conduite de la politique pénale et l’exercice de l’action publique.

La circulaire du 31 janvier 2014 de présentation et d’application de la loi n°2013-669 du 25 juillet 2013,  qui précise les critères de signalement des affaires individuelles et les modalités de transmission hiérarchique de l’information n’a toutefois pas de valeur normative.

 

Relations entre la justice et la presse

9. Comment analysez-vous les relations entre la justice et les médias aujourdhui ? Faut-il mieux préserver lindépendance des magistrats à légard des médias et des réseaux sociaux, et, le cas échéant, de quelle manière ? Comment mieux garantir le secret de lenquête et de linstruction ?

Les médias ont l’accès, en conformité avec les modalités et des limites établies par la loi, à l’information judiciaire et aux audiences. Les professionnels des médias sont entièrement libres du choix des sujets susceptibles d’être portés à la connaissance du public et de la manière de les traiter. Le rôle des médias est essentiel en tant qu’observateurs extérieurs à l’institution, pour mettre en évidence les défaillances et contribuer de manière constructive à l’amélioration de la pratique des tribunaux et de la qualité des services offerts aux usagers.

Les juges s’expriment avant tout par la motivation de leurs décisions et ne devraient pas expliquer eux-mêmes celles-ci dans la presse ou, plus généralement, s’exprimer publiquement dans les médias sur les affaires dont ils ont la charge. Il apparaît néanmoins utile de continuer d’améliorer les contacts entre les tribunaux et les médias : pour renforcer la compréhension de leurs rôles respectifs ; pour informer le public sur la nature, l’ampleur, les limites et la complexité de l’activité judiciaire ; pour rectifier les erreurs factuelles éventuellement commises dans la relation des affaires judiciaires.

L’avis n° 7 (2005) Conseil consultatif des juges européens "justice et société" du 25 novembre 2005 dispose que toute information fournie aux médias par les tribunaux devrait être communiquée dans le respect des principes de transparence et d’égalité de traitement des médias.

Concernant le secret de l’instruction prévu depuis 1957, selon l’article 11 du code de procédure pénale, le caractère secret de l’enquête et de l’instruction s’applique à tous les éléments de la procédure. Il a pour motivation première la protection des preuves. Il permet également de garantir la présomption d’innocence. Les rapporteurs de la mission d’information de la commission des lois sur le secret de l’instruction et de l’enquête qui ont déposé leur rapport en décembre 2019 constatent que les délits sont nombreux mais les sanctions peu appliquées en pratique.

Les rapporteurs ont notamment recommandé de:

- renforcer le respect du secret de l’instruction et de l’enquête, une des garanties essentielles du procès équitable,

 - poursuivre le déploiement dans les tribunaux et les cours d’appel de magistrats, formés et dotés de moyens suffisants, en charge de la communication pour inciter les prises de paroles par les parquetiers,

- inscrire l’impératif prépondérant d’intérêt public de droit à l’information dans le code de procédure pénale et de permettre aux procureurs de communiquer plus librement, en fonction des circonstances,

- faciliter l’accès des médias à l’acte de justice dans des démarches pédagogiques.

- préciser un fondement légal pour autoriser les services de police et de gendarmerie à communiquer sur les enquêtes de flagrance ou préliminaires en cours, sur autorisation et sous le contrôle du procureur de la République.

***

10. Avez-vous dautres élements à porter à la connaissance de la commission denquête ?

Non.

Voici les réponses que je peux apporter à votre commission d’enquête en tant que Défenseur des droits.

 

Vous m’interrogez par ailleurs sur des questions liées à mes fonctions précédentes de Garde des sceaux notamment et me demandez de donner mon sentiment personnel, qui n’engage évidemment pas l’institution du Défenseur des droits.

Mes réponses personnelles à ces cinq questions :

1. Au cours de votre carrière, avez-vous déjà été confronté, directement ou indirectement, à des comportements susceptibles de porter atteinte à lindépendance de la justice ? Quelles dispositions avez-vous prises le cas échéant ?

Mon expérience est celle de Garde des Sceaux de 1995 à 1997 mais aussi d’un observateur de la chose judiciaire depuis la fin des années 80. La principale pression qui s’exerce sur le cours de la justice est celle des medias (cf réponse à la question 13) qui à travers l’investigation, la violation du secret de l’instruction, la publication de documents ressortant des dossiers, exercent une pression sur la justice, en particulier les parquets.

J’ai le souvenir, par exemple, d’une époque où les procureurs étaient soumis à des feux roulants d’articles inspirés en vue de faire pression sur eux pour qu’ils délivrent des réquisitoires supplétifs tendant à étendre telle ou telle information judiciaire.

Souvent, ces pressions médiatiques n’étaient que le relai des intérêts de l’une ou l’autre des parties, en particulier d’hommes ou de femmes politiques supposés être impliqués.

 

2. Que pensez-vous de lassertion selon laquelle « il faut plus loin pour que la justice soit mais également apparaisse plus indépendante aux yeux des citoyens » ?

Je suis partisan de la modification de la procédure de nomination des procureurs, pour l’aligner sur celle des juges du siège. Voir question 6.

En 1989, j’ai présenté une proposition de loi qui avait pour but de garantir l’indépendance du parquet et du siège en confiant la gestion du corps judiciaire à l’institution d’un « Chancelier ».

 

Garanties statutaires 

3. Ne faudrait-il pas, comme le recommande le CSM, dans son rapport de 2017, reformuler larticle 64 de la Constitution qui dipose que « Le Président de la République est garant de lindépendance de lautorité judiciaire. Il est assisté par le Conseil supérieur de la magistrature » ?

Je ne crois pas.

Cette rédaction est conforme à l’ordre constitutionnel et à la place qu’y tient le Président de la République élu au suffrage universel.

L’organisation judiciaire n’est pas de droit naturel, mais obéit à des principes constitutionnels qui relèvent de la souveraineté populaire.

 

4. Afin dassurer pleinement lindépendance de la justice, ne faudrait-il pas aller plus loin dans le projet de réforme constitutionnelle sagissant, par exemple, de la composition du Conseil supérieur de la magistrature, des règles de désignation de ses membres et de ses pouvoirs ?

La composition du CSM n’est pas la vraie question, à partir du moment où les représentants des magistrats y sont majoritaires. Le véritable gage de l’indépendance c’est la conception que chacune des deux formations et ceux ou celles qui les président se font de leur mission.

En l’état actuel de sa composition j’ai le sentiment que le CSM joue son rôle de garant de l’indépendance et de gestionnaire de la magistrature.

 

Cour de justice de la République

5.Quel regard portez-vous sur le fonctionnement de la Cour de justice de la République ?

La Cour de justice de la République a fait honorablement son travail, en particulier son organe d’instruction. Mais tout ce qui apparait comme une justice d’exception, ou même comme une justice retenue, semble conférer aux gouvernements un privilège d’état qui ne correspond plus aux convictions de nos concitoyens.

J’étais député lorsque au début des années 80 le gouvernement de l’époque a renoncé à réaliser son programme qui comportait la suppression de cette juridiction. Près de 40 ans de réflexion me parait un délai suffisant de maturation pour désormais passer aux actes.

 

6. La réforme envisagée dans le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique du 29 août 2019 vous semble-t-elle la meilleure option ? En particulier, jugez-vous opportun le choix dune unique juridiction en premier et dernier ressort ? Comment éviter que deux juridictions différentes puissent être conduites à se prononcer sur des faits identiques ?

La suppression de la Cour de Justice de la République, juridiction composée de magistrats et de parlementaires, permettrait de mettre fin à ce qui peut être perçu par les citoyens comme une justice d’exception, n’apportant pas les garantie d’une justice rendue de manière équitable, objective et impartiale.

L’éventualité que les ministres soient jugés par une juridiction judiciaire de droit commun suit la bonne voie, celle d’une justice d’apparence également équitable.

Toutefois, le choix d’une juridiction unique en premier et dernier ressort interpelle, puisqu’il tend à reproduire le caractère exceptionnel de la procédure devant la Cour de justice de la République, tout en privant les justiciable de ce contentieux du droit d’appel sur une décision de justice leur faisant grief.

J’ai personnellement lancé la réforme du second degré de juridiction, de juridiction en matière criminelle et dans le même esprit je regrette qu’un appel ne soit pas ouvert.

 

 

 


  1 

Contribution écrite du Conseil de la fonction militaire de la Gendarmerie

 

 

1. Les agents constituant la police judiciaire dépendent administrativement de la direction générale de la police nationale et de la direction générale de la gendarmerie nationale, dans leur grande majorité. Dans le cadre de leur activité, ils sont toutefois placés sous lautorité du procureur de la République et/ou du juge dinstruction. Quel regard portez-vous sur cette situation ? Comment se traduit-elle au quotidien ?

La situation évoquée ne pose pas de difficultés dans la très grande majorité des cas.

Les officiers de gendarmerie, les sous-officiers de gendarmerie et les gendarmes adjoints volontaires détiennent la qualité d’officier de police judiciaire (OPJ), d’agent de police judiciaire (APJ) ou d’agent de police judiciaire adjoint (APJA) conformément aux différentes prescriptions du code de procédure pénale (CPP). Suivant la catégorie à laquelle les militaires appartiennent, ils détiennent des prérogatives différentes qui sont expressément définies dans le CPP. À tout moment, dans le cadre de ses missions et de son activité, le "gendarme" lato sensu, est amené à exercer des missions de police judiciaire. Il convient de rappeler que l’article 12 du CPP dispose que la police judiciaire est placée sous la direction du procureur de la République. Dans le ressort d’une cour d’appel, cette même police judiciaire est placée sous la surveillance du procureur général et sous le contrôle de la chambre de l’instruction (art. 13 CPP).

Dans son activité quotidienne, le "gendarme" accomplit très régulièrement des missions de police judiciaire : recueillir une plainte, prendre des auditions, mener une perquisition, rédiger une réquisition, notifier ses droits à une personne placée en garde-à-vue, etc. Cette activité judiciaire s’imbrique avec les autres missions relevant du périmètre de compétence de la gendarmerie : la prévention des crimes et des délits, les missions de police administrative, la remontée du renseignement, le maintien de l’ordre public, etc. La mission de police judiciaire est bien complémentaire à celles citée supra.

Par essence, la police judiciaire est attentatoire aux libertés individuelles. L’article 66 de la Constitution indique que "nul ne peut être détenu arbitrairement. Lautorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi", ce qui renvoie aux prescriptions du CPP.

Pour toutes ces raisons, il est donc tout à fait normal que les militaires de la gendarmerie soient placés sous lautorité dun magistrat lorsquils exécutent des missions de police judiciaire.

Bénéficiant d’une formation initiale et continue, les « gendarmes » exécutent sans difficulté les délégations judiciaires, prennent l’attache du magistrat référent pour valider certains actes d’enquête et la stratégie d’enquête, pour l’informer de toutes les évolutions de l’affaire dans les temps prescrits par la Loi ou par le magistrat. La hiérarchie du "gendarme" met en place les moyens humains, matériels, techniques, etc pour assurer un bon déroulement de lenquête. Les moyens de communication moderne facilitent les échanges avec l’autorité judiciaire (téléphone, courriel, visioconférence, etc.).

Toutefois, un transfert de charge peut s’observer ici ou là, ce qui n’aide pas l’OPJ dans sa mission. Il est nécessaire en effet que chacun reste bien dans son périmètre. Quant à la question des moyens, l’enquêteur perçoit fréquemment des grandes différences d’attention entre l’enquête médiatisée, et le « tout venant ». Avec le sentiment parfois d’un classement sans suite trop rapide.

2. Dans quelle mesure les instructions du ministère de lIntérieur, par exemple en matière de lutte contre la délinquance, orientent-elles lactivité de la police judiciaire ? Comment est assurée la conciliation entre ces instructions et lautorité fonctionnelle du procureur de la République, afin que cette dernière soit pleinement effective ?

Le ministère de l’Intérieur produit un certain nombre d’instructions en matière de lutte contre la délinquance. Elles sont liées à des infractions sérielles et à des phénomènes délinquants généraux (plans de lutte contre les stupéfiants, contre les cambriolages, les vols de voiture, etc.). Elles sont établies à la suite de la synthèse et de l’analyse des phénomènes de délinquance et des remontées, à l’échelon central, de tous les faits judiciaires. Elles se traduisent par des déclinaisons au niveau local par la hiérarchie avec une adaptation aux spécificités du terrain en liaison étroite avec le procureur de la République.

Le ministère de la Justice donne, de son côté, des instructions d’ordre procédural destinées aux magistrats. Elles sont généralement reprises par les forces de sécurité intérieure.

Dans chaque département est constitué un état-major de sécurité (EMS) co-présidé par le préfet et le procureur de la République. Lieu de synthèse, cet EMS rassemble tous les acteurs de la sécurité. Il ne peut donc exister de hiatus entre les instructions nationales du ministère de l’Intérieur et les orientations décidées par le procureur de la République qui s’appuient nécessairement sur des instructions émanant du ministère de la Justice.

Il existe donc une cohérence densemble, dont larbitrage en local, au travers de cet EMS, permet de sécuriser juridiquement laction des agents constituant la police judiciaire dans le ressort considéré.

Objectivement, cette question ne se pose pas particulièrement au niveau d’un gendarme de brigade qui reste actuellement très orienté vers la PSQ.

 

3. Quen est-il notamment en cas de situations exceptionnelles (par exemple la « crise des gilets jaunes ») ?

Les situations exceptionnelles (Gilets Jaunes ou autres) n’appellent pas de dérogation à l’état de droit. Quand bien même cette situation exceptionnelle s’inscrit dans l’état d’urgence terroriste ou sanitaire, les prescriptions qui sont diffusées sont toujours en conformité avec les dispositions légales et réglementaires, elles-mêmes en conformité avec la Constitution.

En tout état de cause, les actes judiciaires produits par les « gendarmes » sont sous le contrôle légal du juge qui pourra décider de sa non-conformité avec le Droit. Les instructions sont déclinées au plus près de terrain entre les autorités hiérarchiques, administratives et judiciaires de façon à ce que l’action des Forces de l’ordre (FDO) s’inscrive dans la légalité.

 

4. À quel moment et selon quelles modalités le parquet est-il informé de la commission dune infraction ? Est-il systématiquement en mesure de diriger laction de la police ou de la gendarmerie ? Comment cette direction se déroule-t-elle ?

L’information au parquet se fait selon les prescriptions du CPP. Larticle 54 du CPP dispose que linformation doit être faite immédiatement. « En cas de crime flagrant, lofficier de police judiciaire qui en est avisé, informe immédiatement le procureur de la République, se transporte sans délai sur le lieu du crime et procède à toutes constatations utiles. »

Le parquet est joint par tout moyen (téléphone, mail, fax,…) selon les modalités pratiques définies par chaque procureur. Dans la pratique, seuls les faits les plus graves sont portés à la connaissance du procureur. Enfin, les parquetiers sont parfois peu enclins à donner des directives par téléphone sans qu’un compte rendu écrit ne leur soit adressé. Ce qui n’aide pas à la réactivité de l’enquêteur.

En outre, l’une des difficultés récurrentes pour les enquêteurs sur le terrain est le temps d’attente avant de pouvoir entrer en communication avec les TTR (entités du parquet chargées du Traitement en temps réel) qui, dans certaines juridictions, sont manifestement sous-dimensionnés.

Le parquet est donc juridiquement en mesure de diriger l’action de la police judiciaire car il est systématiquement informé. Néanmoins, au regard du nombre important d’infractions commises en France, il ne pourra jamais être systématiquement en mesure de tout diriger, au même titre que n’importe quel échelon hiérarchique.

Suivant le cadre d’enquête (préliminaire, flagrance, commission rogatoire), le suivi est assuré en lien direct avec le magistrat de façon à valider la stratégie d’enquête proposée, les actes d’enquête, etc.

 

5. Dans quelle mesure la hiérarchie administrative dun officier de police judiciaire a-t-elle connaissance déléments dune enquête en cours ? Des éléments dinformation sont-ils transmis au cabinet du ministre de lIntérieur ? Si oui, lesquels et selon quel circuit ?

Un OPJ n’est pas saisi in personam d’une enquête. C’est bien une unité qui est saisie cependant, toute la gendarmerie peut l’être également en cas d’affaire très complexe. Des moyens nationaux, tous complémentaires (par exemple NOIRCIR, hélicoptères, chiens, GIGN), peuvent être mis à la disposition d’un directeur d’enquête (DE) et concourent donc à la manifestation de la vérité. Le chef d’un DE, a minima, la brigade, mais plus généralement, la compagnie, le groupement, voire la région (Section de recherches) ou la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), se trouvent donc pleinement informés du déroulé « technique » de l’enquête. Toutefois, un principe est systématiquement respecté : les échelons hiérarchiques ne connaissent pas les éléments de fond de l’enquête eu égard à l’article 11 du CPP qui impose le secret de l’enquête et le secret de l’instruction. Seul le procureur de la République est en mesure de rendre public certains aspects de la procédure dans des cas précisément énumérés.

Il convient cependant de préciser que ce même CPP prévoit l’échange d’informations entre les services d’enquête locaux afin de coordonner leurs actions et de ne pas interférer dans des enquêtes en cours, et ce toujours sous l’autorité des magistrats. Ces échanges d’informations visent également à alerter le responsable local de la sécurité publique afin de prévenir les troubles à l’ordre public.

Par ailleurs, le modus operandi dans les différentes affaires judiciaires est intégré dans des logiciels ad hoc afin d’effectuer des recoupements dans le but de faciliter la résolution d’affaires. Cela permet aussi d’avoir une vue d’ensemble des différents types de délinquance à l’échelle nationale et d’orienter l’action des services répressifs. Il ne s’agit pas pour autant d’évoquer des affaires particulières, ce qui pourrait faire obstacle au secret de l’enquête.

En conséquence, la sous-direction de la police judiciaire de la gendarmerie est tenue informée des affaires susceptibles davoir un retentissement médiatique, des affaires graves, complexes.

Les modalités des éventuelles transmissions dinformation au cabinet du ministre de lIntérieur ne sont pas connues des représentants de corps social de la gendarmerie.

 

6. Avez-vous en connaissance de cas où un officier de police judiciaire a subi des pressions de sa hiérarchie administrative pour transmettre des éléments couverts par le secret de lenquête ?

De manière très claire, la question posée appelle une réponse négative.

Quels que soient leur niveau de responsabilité et la sensibilité des postes qu’ils ont occupé, les représentants du corps social de la gendarmerie n’ont jamais eu à connaître une quelconque pression pour transmettre à leur hiérarchie des éléments couverts par le secret de l’enquête.

 

7. Comment est prise la décision daffectation de moyens (humains, matériels, techniques…) à une enquête donnée ? Comment se traduit concrètement la liberté, donnée au procureur, de choisir les formations auxquelles appartiennent les officiers de police judiciaire chargés dune enquête ? Comment et par qui lordre de priorité des enquêtes est-il établi ?

L’affectation des moyens, qu’ils soient humains, matériels, techniques nécessaires à la conduite des investigations, relève des attributions du commandant d’unité, en liaison avec l’autorité judiciaire.

De manière très pragmatique, un dialogue « gagnant-gagnant » s’engage entre la hiérarchie et le magistrat afin de calibrer au mieux les moyens qui seront alloués à la conduite d’une enquête.

En fonction de la multiplicité des victimes (ex : accident d’un bus), de la complexité des faits (ex : trafic international de stupéfiants avec des criminels rodés aux techniques classiques d’enquête et de dissimulation des gains), de leur gravité (exemple : homicide), de leur sensibilité ou de leur médiatisation (dossier impliquant des mineurs ou des personnalités) mais aussi de leur sérialité (ex : cambriolages multiples perpétrés par un même groupe criminel organisé et mobile), du cadre légal décidé, une équipe d’enquêteurs peut être mobilisée pour mener des investigations sur ces faits. Des co-saisines (GIR, offices, unité de recherches, etc.) et le recours à des techniques spéciales d’enquête (sonorisation, interceptions téléphoniques, géolocalisation, etc.) peuvent également être proposés au magistrat.

Au moment où les contraintes budgétaires sont avérées, le rapport coût/efficacité d’une enquête pèse aussi dans les décisions d’attribution de moyens et dans la définition de la meilleure stratégie d’enquête.

De même, un dialogue constructif, entre le titulaire d’un commandement territorial, le directeur d’enquête qu’il a désigné et les magistrats, permet de prioriser, de manière très consensuelle, les différentes enquêtes qui ne peuvent pas être toutes conduites simultanément au sein d’une même unité. 

L’article 12-1 du CPP prévoit que « le procureur de la République et le juge dinstruction ont le libre choix des formations auxquelles appartiennent les officiers de police judiciaire ».

Lorsque des faits délictuels ou criminels surviennent, le compte-rendu adressé au magistrat lui permet soit :

- de confirmer la saisine du service qui a procédé aux constations initiales ;

- de le co-saisir avec d’autres unités de gendarmerie ou services de police afin de faciliter la manifestation de la vérité ;

- de le dessaisir au profit d’une autre unité pour plusieurs raisons : il s’agit d’un phénomène sériel dont est saisi un autre service d’enquête, d’une affaire grave ou complexe nécessitant des techniques d’enquête particulière maîtrisées par des unités de gendarmerie ou des services de police.

Les choix opérés par les magistrats en matière de saisine dune unité de gendarmerie ou dun service de police sont souverains. Même sils peuvent être parfois mal vécus, ils sont motivés par la volonté de solutionner une enquête judiciaire.

 

8. Dans quelle mesure les observations du procureur général sont-elles prises en compte dans la notation des officiers de police judiciaire et donc dans lavancement de leur carrière ?

Intervenant tous les deux ans, la notation des OPJ par le parquet général constitue l’une des modalités de surveillance et de contrôle de la mission de police judiciaire.

Comme indiqué dans l’article 19-1 du Code de procédure pénale, la notation des OPJ par le parquet général est prise en compte pour toute décision d’avancement.

Cependant, la cadence de deux années évoquée écarte donc quelque peu l’impact sur l’avancement qui est plutôt annuel.

De manière générale, la notation OPJ et la notation administrative convergent. Cela s’explique par le fait que le travail préparatoire de notation par le parquet fait l’objet d’échanges préalables entre les notateurs GN et le parquet local afin d’apprécier ensemble la qualité de chaque OPJ. Aussi, il est rare que l’appréciation d’un parquet diffère au final de celle de la hiérarchie GN. 

 

9. Quel regard portez-vous sur lidée dun rattachement dune partie des services de la police judiciaire au ministère de la Justice ?

Le rattachement dune partie des services de la police judiciaire au ministère de la Justice na pas de sens et nest pas pertinent.

L’ensemble des « gendarmes » exercent des missions de police judiciaire (environ 40 % de leur activité). Toutefois, ils ne le font pas à temps plein puisqu’ils exécutent également des missions de police administrative, de sécurité publique, de prévention de la délinquance ou de renseignement.

Seuls les « gendarmes » affectés au sein des unités de recherches exercent, quasiment à plein temps, la mission de police judiciaire. Toutefois, pour disposer d’une efficacité accrue, ils doivent impérativement s’appuyer sur les unités territoriales, bien ancrées par définition dans les territoires dont elles connaissent toutes les caractéristiques physiques et géographiques et les particularités. Les enquêtes, que les militaires affectés en unités de recherches conduisent, le sont toujours en lien et en appui des unités territoriales qui ont initialement constaté les faits. L’exemple de l’Office central de lutte contre la délinquance itinérante est parlant : cet office, qui démantèle chaque année plus de 50 organisations criminelles, n’est saisi d’aucune enquête seul mais est systématiquement co-saisi avec une section de recherches et/ou un groupement.

Si le rattachement évoqué devenait une réalité, comment les unités de recherches réaliseraient-elles leurs enquêtes sans pouvoir bénéficier du renfort des unités territoriales et de la mise à disposition des moyens importants détenus par la gendarmerie (moyens d’observation surveillance, analyse criminelle, IRCGN, GIGN, etc.) ? Si l’exercice de la mission de la police judiciaire n’entrait plus dans le périmètre de compétence de la Gendarmerie, les commandants d’unité concentreront alors les moyens mis à leur disposition pour les missions qui leur incomberont toujours (renseignement, police administrative, etc).

 

10. Le secret de lenquête et de linstruction nautorise pas lexpression publique des services de police ou de gendarmerie, seul le procureur de la République étant autorisé à le faire. Pour autant, la pression exercée par la presse constitue un frein probable à lindépendance de la Justice. Quelles mesures vous sembleraient devoir être prises pour améliorer la relation aux médias ? Alors que les syndicats de policiers prennent fréquemment la parole sur les enquêtes en cours, labsence de structures équivalentes au sein de la gendarmerie vous semble-t-elle poser un problème ?

Le procureur de la République est, en l’état de notre droit français, la seule voix autorisée par la loi pour s’exprimer sur une enquête en cours. Il tient ses prérogatives de l’article 11 du Code de procédure pénale, et notamment son alinéa 3, aujourd’hui rédigé comme suit : « Toutefois, afin déviter la propagation dinformations parcellaires ou inexactes ou mettre fin à un trouble à lordre public, le procureur de la république peut, doffice et à la demande de la juridiction dinstruction ou des parties, rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause ».

Afin d’élargir les possibilités d’intervention du procureur de la République et de le remettre au centre de l’information et de la communication pendant l’enquête, le début de la phrase restreignant son intervention publique à la poursuite d’objectifs précis (la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou la cessation d’un trouble à l’ordre public) pourrait être supprimé.

L’article 11 pourrait ainsi être rédigé de la façon suivante : « le procureur de la République peut, doffice et à la demande de la juridiction dinstruction ou des parties, rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause »

Il serait en effet profitable que le procureur de la République ait ainsi toute liberté de déterminer l’opportunité de son intervention, en fonction de chaque situation factuelle liée à l’enquête concernée, ou à son environnement local ou encore son retentissement médiatique. Lui-même déciderait du moment et de la fréquence de son ou ses intervention(s), tant dans un souci d’éviter la propagation d’informations inexactes que de limiter les fuites, ou encore d’informer les citoyens.

Des interventions plus fréquentes pourraient, selon les cas, satisfaire le besoin d’information toujours plus prégnant et immédiat des citoyens, tout en garantissant le respect des principes protecteurs de chacun.

Parce que la gendarmerie est une force armée (article 1 de la loi du 3 août 2009), ses personnels sont soumis à des sujétions (interdiction de se syndiquer, interdiction du droit de grève, interdiction de manifester, devoir de réserve et de discrétion professionnelle, etc.) qui montrent la singularité de l’état militaire.

Dans ces conditions, le modèle de concertation mis en place dans la gendarmerie constitue un point d’ancrage fort à la communauté militaire. Il n’est donc en rien comparable aux organisations syndicales de la police nationale. Son fonctionnement est très différent et n’obéit pas aux mêmes règles.

La difficulté pour la gendarmerie aujourd’hui est de concilier certaines des sujétions qui lui sont imposées statutairement avec l’emballement médiatique de notre société.

La présence systématique de « gendarmes » autour du procureur de la République lorsqu’il décide de tenir une conférence de presse pourrait permettre de donner à l’Institution une fenêtre médiatique.

Les militaires de la gendarmerie pourraient être également autorisés à communiquer plus librement sur les moyens qu’ils mettent en place pour solutionner une énigme judiciaire. Il s’agirait d’une communication purement « technique » qui n’aborderait aucun élément de fond de l’enquête.

De manière générale, l’asymétrie entre la faculté de prendre tribune soit dans la rue, soit dans les réseaux sociaux, en portant atteinte à l’institution, et les moyens disponibles pour y répondre en rétablissant les faits, est réelle. Pour autant, la parole mesurée de la gendarmerie autorise à s’inscrire sur le long terme plutôt que de céder aux tendances du moment.

 

11. Souhaitez-vous porter dautres éléments à lattention de la commission denquête ?

Néant

 

 

 

 


  1 

Contribution écrite de lassociation professionnelle nationale militaire

Gendarmes et Citoyens

Mesdames et Messieurs les Députés,

En propos liminaire aux réponses du questionnaire que vous nous avez adressé, permettez-moi tout d’abord de vous remercier de nous permettre une nouvelle fois de nous exprimer sur un sujet tel que celui qui nous préoccupe aujourd’hui.

Après analyse de ce questionnaire, je peux déjà vous affirmer que celui-ci s’adresse plus particulièrement à un niveau hiérarchique qui n’est déjà plus celui du terrain, à l’exception d’une ou deux questions peut être. J’ai lu avec beaucoup d’attention et d’intérêt le compte rendu de l’audition du Général Christian RODRIGUEZ notre DGGN, ainsi que de Monsieur Frédéric VEAUX, Directeur Général de la Police Nationale. Je vais vous épargner un long texte répétitif en ce qui concerne le haut du spectre, rejoignant dans sa grande majorité ce que notre DGGN a évoqué devant vous.

Je m’attacherai donc à vous répondre non pas point par point, mais d’une manière plus généraliste, en exprimant au mieux je l’espère, le sentiment de l’OPJ ou APJ de terrain, qui comme vous le savez, représentent la majorité des membres de notre association.

Pour commencer, il convient de rappeler que le code de procédure pénale répond déjà largement aux questions posées.

Il convient d’observer, que le positionnement des officiers de police judiciaire au sein de leur formation administrative rattachement ne pose aucune difficulté en terme de fonctionnement.

Précisément cette séparation physique et hiérarchique des OPJ est garante du parfait exercice de la PJ qui dans son exercice est moins assujettie aux pression des politiques comme parfois cela est le cas du parquet. Un rattachement d’une partie des services de la police judiciaire au ministère de la justice ne nous parait absolument pas cohérent et judicieux.

C’est bien l’indépendance du pouvoir judiciaire qui est évoqué. Cette indépendance passe par la double hiérarchisation des OPJ à la fois sous leur ministère de tutelle (formation, avancement, concentration des moyens, exercice de pleine responsabilité, subsidiarité hiérarchique, liberté d’action, économie de l’effort) mais aussi sous l’autorité et la direction du PR.

L’épisode du fameux «  mur des cons » a démontré la politisation d’une partie du corps judiciaire qui ne présenterait pas en cas de monopole sur les OPJ la maturité et l’indépendance nécessaires.

Les OPJ rendent compte à leur chef de l’état de la délinquance via les comptes rendus de police judiciaire (CRPJ) afin de répondre à une capacité de riposte en matière d’ordre public, de détection de modus operandi nouveau, etc... Ces CRPJ édictés par les enquêteurs au cours de l’enquête sont anonymisés de manière automatiques, de sorte qu’aucune identité ou autre renseignements qui ne seraient pas de nature factuel ne puissent apparaitre.

L’avis au PR se fait selon les us et coutumes locales et selon l’article 12 du CPP. À ce titre, chaque parquet édicte une note avec ses directives générales, mis à jour au fil de l’eau. Il est bien évident qu’il existe une hiérarchisation en terme d’information au PR dès lors qu’il y a connaissance d’un crime ou d’un délit. Il serait illusoire de penser que le PR est informé en temps réel lorsqu’il s’agit d’un vol de poubelle par exemple. Il existe donc de facto une marge de manœuvre à l’OPJ pour juger de ce que nécessite ou non une information immédiate au PR. De plus, en Gendarmerie, de par sa structure de fonctionnement, il y a un garde-fou à un potentiel manque de discernement à ce sujet, l’OPJ rendant compte systématiquement à son chef direct de tout fait nouveau.

Aujourd’hui, ce qui est déplorable ce sont les fuites potentiellement orchestrées par les magistrats, les greffiers, les avocats, parfois l’auteur ou la victime elle-même, au préjudice de la présomption d’innocence et de la collecte de la preuve. L’enquêteur OPJ ou APJ de la Gendarmerie est très peu sollicité directement par les médias. Par nature, par culture militaire, et depuis toujours, le Gendarme de terrain ne communique pas avec les journalistes. C’est d’ailleurs tellement ancré depuis des décennies, que les médias eux même ne sollicitent pas les militaires, comme si c’était devenu une évidence de se voir retourner une fin de non-recevoir. C’est d’ailleurs une problématique que nous rencontrons nous, APNM Gendarmes et Citoyens, au quotidien lorsqu’il s’agit de s’exprimer sur des thématiques plus larges et hors champs d’une enquête judiciaire en cours. Les médias se tournent plus facilement vers les syndicats policiers que vers les APNM, par habitude convenue depuis des générations.

Je compte à ce jour 30 ans de Gendarmerie, exclusivement du service de terrain, et plus de 20 ans en tant qu’Officier de Police Judiciaire. Je peux vous affirmer que je n’ai jamais subi de pression quelconque de ma hiérarchie pour transmettre des informations couvertes par le secret de l’enquête à un tiers qui n’en n’avait pas à connaitre. Il est quand même bon de rappeler qu’à tous les échelons, nous sommes également soumis au secret professionnel. C’est une double garantie. Si quand bien même vous étiez amené à connaitre des éléments d’une enquête dans laquelle vous n’intervenez pas, cette obligation s’applique à tous militaires de la Gendarmerie.

Je terminerai par un constat simple. Même si tous les systèmes ne sont pas parfaits, celui dans lequel nous évoluons actuellement semble plutôt équilibré et très bien structuré. Lorsqu’il devient perfectible, il est courant de constater que c’est majoritairement par manque de moyens, ou de manière marginal par un comportement déviant. Pour l’heure, je pense pour un meilleur fonctionnement qu’il conviendrait de consolider la disponibilité H24 des parquets tiers à répondre aux sollicitations des OPJ (garde à vue, réquisition,…) et de s’assurer de la traçabilité des avis transmis et des directives données.

Je vous remercie, Mesdames et Messieurs les Députés, pour l’intérêt que vous porterez à mes propos.

 

 

 


  1 

Contribution écrite de lassociation GENDXXI

1. Les agents constituant la police judiciaire dépendent administrativement de la direction générale de la police nationale et de la direction générale de la gendarmerie nationale, dans leur grande majorité. Dans le cadre de leur activité, ils sont toutefois placés sous lautorité du procureur de la République et/ou du juge dinstruction. Quel regard portez-vous sur cette situation ? Comment se traduit-elle au quotidien ?

Les rapports entre enquêteurs et magistrats sont aujourd’hui parfaitement inscrits dans la continuité de la mise en place du TTR (service Traitement en Temps Réel) au sein des parquets. Indépendamment des inconvénients de ce système, que nous n’aborderons pas ici, il a toutefois permis un contact effectif entre enquêteurs et magistrats avec un pilotage plus efficace des procédures par le parquet. Ainsi, les échanges par téléphone, par courriel, ou les rencontres physiques permettent un contrôle efficace des procédures par les magistrats. Les problématiques de conflits entre la hiérarchie « gendarmerie » et le magistrat sont extrêmement marginales et, selon nous, relèvent plus de problèmes humains que structurels.

Le dialogue permet en général de lever toute ambiguïté et toute difficulté. À ce titre la gendarmerie dispose au sein de chaque groupement d’un officier chargé des questions de police judiciaire, interlocuteur naturel des magistrats et des gendarmes en cas de difficultés.

 

2. Dans quelle mesure les instructions du ministère de lIntérieur, par exemple en matière de lutte contre la délinquance, orientent-elles lactivité de la police judiciaire ? Comment est assurée la conciliation entre ces instructions et lautorité fonctionnelle du procureur de la République, afin que cette dernière soit pleinement effective ?

Les directives sont, à notre souvenir, rarement contradictoires. Elles sont liées à une action gouvernementale qui, sous la responsabilité du premier ministre, et par le biais des ministres de l’intérieur et de la justice sont déclinées par les autorités locales (préfets et procureurs). La difficulté des services relève plus de la priorisation des axes d’efforts et des moyens à disposition pour assurer les missions.

 

3. Quen est-il notamment en cas de situations exceptionnelles (par exemple la « crise des gilets jaunes ») ?

La situation particulière à laquelle les services ont été confrontés n’a pas mis au jour de dysfonctionnement entre les opérations de maintien de l’ordre, les enquêtes en lien avec les interpellations et des poursuites pénales engagées. Des difficultés ont été relevées mais en lien avec la matérialisation des infractions, ce qui n’est pas pertinent au regard du sujet traité ici.

 

4. À quel moment et selon quelles modalités le parquet est-il informé de la commission dune infraction ? Est-il systématiquement en mesure de diriger laction de la police ou de la gendarmerie ? Comment cette direction se déroule-t-elle, au quotidien ?

Selon le degré de gravité et/ou des besoins de l’enquête, l’Officier de Police Judiciaire (OPJ) ou sous son contrôle, l’Agent de Police Judiciaire (APJ) est amené à rendre compte de la situation. Si l’affaire est sensible (qualité de la victime, faits graves, retentissement médiatique) ou si la loi l’oblige (GAV) le compte rendu est immédiat et régulier. Si l’affaire est de moindre importance mais nécessite des investigations particulières ou soumises à autorisation (réquisition en enquête préliminaire) le magistrat est destinataire d’un compte rendu contextualisant le dossier et les demandes d’autorisation des investigations. Enfin, pour les affaires les moins complexes, le point est fait dans un délai variable pour évaluer le dossier avec le magistrat et établir si des investigations complémentaires sont utiles ou si on envisage immédiatement une réponse pénale.

Ainsi en fonction des cas de figure, l’information peut être immédiate ou différée, par téléphone ou par courriel. Les seuils sont déterminés par directives permanentes mais également par l’expérience locale au quotidien entre les parties prenantes.

Le système est adapté aux contraintes existantes mais il permet un contrôle efficace dès lors que les enquêteurs respectent les directives visant à assurer un traitement efficace des dossiers par le parquet. Nous attendons beaucoup de la numérisation de la Procédure Pénale (PP) pour améliorer encore le dispositif.

 

5. Dans quelle mesure la hiérarchie administrative dun officier de police judiciaire a-t-elle connaissance déléments dune enquête en cours ? Des éléments dinformation sont-ils transmis au cabinet du ministre de lIntérieur ? Si oui, lesquels et selon quel circuit ?

La seule remontée est la remontée judiciaire à destination du SCRC et dont l’ensemble des échelons hiérarchiques ont connaissance. Il s’agit là des traitements pour lesquels des décrets ont été publiés et que la CNIL contrôle régulièrement. Des éléments de contextes, en lien avec une enquête en cours, sont également susceptibles de faire l’objet de communications particulières (engagement de moyens, troubles à l’ordre public…) dans le respect strict du secret de l’enquête. En dehors de ces cas de figure aucun élément de l’enquête ne fait l’objet d’une transmission particulière.

 

6. Avez-vous eu connaissance de cas où un officier de police judiciaire a subi des pressions de sa hiérarchie administrative pour transmettre des éléments couverts par le secret de lenquête ?

Non.

 

7. Comment est prise la décision daffectation de moyens (humains, matériels, techniques...) à une enquête donnée ? Comment se traduit concrètement la liberté, donnée au procureur, de choisir les formations auxquelles appartiennent les officiers de police judiciaire chargés dune enquête ? Comment et par qui lordre de priorité des enquêtes est-il établi ?

La réponse à l’ensemble de ces questions est : par le dialogue. Les magistrats qu’ils soient du parquet ou de l’instruction sont conscients des limites humaines et budgétaires de nos services qu’ils connaissent, qu’ils visitent parfois. Les échanges réguliers et constructifs permettent de prendre en compte les contraintes des uns et des autres pour assurer le meilleur traitement possible. Les conflits autour de ces questions sont rares.

 

 

 

8. Dans quelle mesure les observations du procureur général sont-elles prises en compte dans la notation des officiers de police judiciaire, et donc dans lavancement de leur carrière ?

Le procureur général ne connaît généralement pas individuellement les OPJ de son ressort. Il s’appuie sur le travail préalable du procureur qui effectue un travail d’évaluation en lien avec le groupement de gendarmerie. Les deux notations sont liées par la nature même des personnes qui les rédigent.

 

9. Quel regard portez-vous sur lidée dun rattachement dune partie des services de la police judiciaire au ministère de la Justice ?

L’hypothèse, que nous avons déjà débattu par le passé avec l’USM, ne nous paraît pas pertinente. La gendarmerie est un tout cohérent. Retirer les unités spécialisées du périmètre serait contre-productif puisque cela viendrait porter atteinte à la cohérence du système de sélection, de formation et du parcours de carrière des OPJ, notamment dans le domaine de la Police Judiciaire.

Si cela peut encore être entendu dans le cas particulier des GIR, il nous semble plus efficient de détacher un magistrat au sein d’une unité spécialisée clairement identifiée. Cela peut également être une piste de réflexion pour la réforme des inspections générales.

 

10. Le secret de lenquête et de linstruction nautorise pas lexpression publique des services de police ou de gendarmerie, seul le procureur de la république étant autorisé à le faire. Pour autant, la pression exercée par la presse constitue un frein probable à lindépendance de la justice. Quelles mesures vous sembleraient-elles devoir être prises pour améliorer la relation aux médias ? Alors que les syndicats de policiers prennent fréquemment la parole sur des enquêtes en cours, labsence de structures équivalentes au sein de la gendarmerie vous semble-t-elle poser problème ?

Nous ne partageons pas le postulat qui tendrait à reconnaître que la justice subit de manière directe ou indirecte la pression médiatique de telle façon que cela influerait sur le travail qui est réalisé. Oui, il existe une pression médiatique. Oui, elle conditionne parfois la position du parquet sur la communication qu’elle s’oblige, peut-être, à faire pour répondre à une forte demande. Mais cette pression médiatique ne nous semble pas influer sur la nature des actes réalisés, parfois tout au plus sur leurs délais.

Dès lors, les mesures à prendre relèvent avant tout de la responsabilisation des médias quant à la violation du secret de l’enquête. Des réflexions en lien avec la profession sont probablement nécessaires pour assurer le respect du droit à l’information mais en affirmant, aussi, l’impérieuse nécessité du secret de l’enquête. Une réflexion autour des équilibres entre ces deux intérêts divergents nous semble indispensable.

Enfin, en notre qualité d’APNM, nous tenons à rappeler à la commission que si la Gendarmerie ne dispose pas de syndicats, elle dispose néanmoins d’associations professionnelles qui sont à même de communiquer conformément à l’article L. 4126-4 al.2 du code de la défense. Il n’y a donc pas d’absence de structures.

 

 

 

11. Souhaitez-vous porter dautres éléments à lattention de la commission denquête ?

Notre association représente de nombreux militaires, OPJ ou APJ, qui oeuvrent quotidiennement avec les magistrats du parquet ou du siège. L’indépendance de la justice leur importe, ils s’investissent dans les enquêtes judiciaires et dans la recherche de la vérité, ils ont une très haute estime de la mission qui est la leur, sous la direction des magistrats.

Parmi eux, de nombreux OPJ nous ont signifié que les évolutions à venir de la procédure pénale numérique et de l’Open Data sont également des outils au service de l’indépendance de la justice.

- La PPN pour un échange en temps réel avec les magistrats des pièces de procédures. Aujourd’hui encore certaines décisions sont rendues sans qu’un magistrat ne prenne connaissance de la moindre pièce. La traçabilité est également utile pour limiter les fuites de documents.

- L’Open Data pour mieux diffuser et analyser les décisions.

L’enjeu du numérique est majeur au sein du procès pénal. Il impactera de façon significative de nombreux services. Cette transformation présente des risques mais elle peut également être porteuse d’idée nouvelles notamment pour l’indépendance de la justice.

 

 


([1]) Créée le 7 janvier 2020, cette commission denquête aurait dû achever ses travaux dans un délai de six mois, soit avant le 7 juillet. Les mesures de confinement prises à la mi-mars 2020 pour combattre la pandémie de coronavirus, empêchaient le respect de cette date. En application de larticle 22 de la loi durgence pour faire face à lépidémie de covid-19 du 23 mars 2020 9, ce délai a été porté à huit mois pour les commissions denquête dont les travaux étaient en cours à la date de sa publication.

([2]) Cf. décision n° 2014-423 QPC du 24 octobre 2014 s’agissant de la Cour de discipline budgétaire et financière.

([3])  Décision n° 2007-551 DC du 1er mars 2007.

([4]) Cf., pour les arrêts les plus récents, CJUE, C-585/18, C-624/18,C-625/19, 19 novembre 2019, sur la nouvelle chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise et C-192/18, Commission contre Pologne, 5 novembre 2019, sur l’indépendance des juridictions de droit commun.

([5]) Décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010.

([6]) Ses membres sont en majorité des non-magistrats, sauf dans les formations disciplinaires où la parité prévaut.

([7]) La loi du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique a posé, à l’article 30 du code de procédure pénale, l’interdiction pour le ministre de la Justice d’adresser aux procureurs de la République des instructions individuelles.

([8]) CEDH, grande chambre, Medvedyev et autres c. France, 29 mars 2010, req. n° 3394/03, CEDH, 5e sect., Moulin c. France, 23 novembre 2010, req. n° 37104/06 et CEDH, Vassis et autres c. France, 27 juin 2013, req. n° 62736/09.

([9]) « Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit dêtre jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de lintéressé à laudience. »

([10]) Cass. crim., 15 déc. 2010, n° 10-83.674, Bull. crim. n° 207 ; 18 janv. 2011, n° 10-84.980, Bull. crim.n° 8 ; 20 mars 2013, n° 12-82.112, inédit.

([11]) CJUE, Parquet général du Grand-Duché de Luxembourg et Openbaar Ministerie (procureurs de Lyon et de Tours), C-566/19 PPU et C-626/19 PPU, 12 décembre 2019.

([12]) Décision n° 2017-680 QPC du 8 décembre 2017, Union syndicale des magistrats.

([13]) Comparution immédiate, composition pénale, ordonnance pénale et comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité.

([14]) La loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement a doté les procureurs de la République de nouveaux moyens d’enquête comme l’extension des perquisitions de nuit, le recours à l’« IMSI catcher », la sonorisation, la fixation d’images et la captation de données informatiques ainsi que le renforcement des pouvoirs des forces de l’ordre à l’occasion des contrôles et vérifications d’identité.

([15]) Loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

([16]) Conseil constitutionnel, décision n° 2016-555 QPC du 22 juillet 2016, M. Karim B.

([17]) Audition de M. Rémi Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, du 5 février 2020.

([18]) Audition de M. Peimane Ghaleh-Marzban, directeur des services judiciaires, du 25 juin 2020.

([19]) Audition de Mme Hélène Pauliat, MM. Georges Bergougnous, Didier Guérin et Jean-Paul Sudre, membres du Conseil supérieur de la magistrature, du 18 juin 2020.

([20]) Audition de M. Peimane Ghaleh-Marzban, directeur des services judiciaires, du 25 juin 2020.

([21]) Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, du 5 février 2020.

([22]) Entretien avec M. Robert Badinter, ancien garde des Sceaux, du 11 juin 2020.

([23]) Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation, discours prononcé lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation du 7 janvier 2011.

([24]) Cf. supra.

([25]) Audition de Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, du 9 juillet 2020.

([26]) Audition de M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, du 5 février 2020.

([27]) Audition de M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, du 27 mai 2020.

([28]) Audition de M. Jean-Michel Hayat, premier de la cour d’appel de Paris, du 6 février 2020.

 

([29]) Audition de Mme Hélène Pauliat, MM. Georges Bergougnous, Didier Guérin et Jean-Paul Sudre, membres du Conseil supérieur de la magistrature, du 18 juin 2020.

([30]) Audition de Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, du 11 juin 2020.

([31]) Audition de Mme Hélène Pauliat, MM. Georges Bergougnous, Didier Guérin et Jean-Paul Sudre, membres du Conseil supérieur de la magistrature, du 18 juin 2020.

([32]) Auditions de Mme Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, et de M. Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats, des 5 et 12 février 2020.

([33]) Audition de Mme Hélène Pauliat, MM. Georges Bergougnous, Didier Guérin et Jean-Paul Sudre, membres du Conseil supérieur de la magistrature, du 18 ,juin 2020.

([34]) Ibid.

([35]) Audition de M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, du 4 mars 2020.

([36]) Décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980, Loi de validation.

([37]) Audition de M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, du 4 mars 2020.

([38]) Ces nominations sont soumises à l’avis du vice-président, qui consulte aussi les présidents de section. Cet avis a toujours été suivi, à une exception près, qui est relativement ancienne. Les membres issus du tour extérieur sont soumis aux mêmes obligations d’indépendance et d’impartialité que les autres membres issus de l’ENA. Enfin, le fonctionnement du Conseil d’État repose sur la collégialité, ce qui a pour conséquence une nécessaire confrontation d’opinions.

([39]) L’article L. 131-2 du code de la justice administrative dispose en particulier que « Les membres du Conseil dÉtat exercent leurs fonctions en toute indépendance, dignité, impartialité, intégrité et probité et se comportent de façon à prévenir tout doute légitime à cet égard. Ils sabstiennent de tout acte ou comportement à caractère public incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions. Ils ne peuvent se prévaloir, à lappui dune activité politique, de leur appartenance au Conseil dÉtat. »

([40]) Le statut des membres du Conseil d’État est régi par les articles L. 131-1 à L. 137-1 et les articles R. 131-1 à R. 137-4 du code de la justice administrative et, pour autant qu’elles n’y sont pas contraires, par les dispositions statutaires de la fonction publique de l’État.

([41]) Audition de M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, du 4 mars 2020.

([42]) L’avancement à l’ancienneté pour le passage des grades d’auditeur à maître des requêtes et de maître des requêtes à conseiller d’État garantit à tous une promotion exclusive de tout favoritisme.

([43]) CEDH, Kress c/ France, 7 juin 2001 et Sacilor-Lormines c/ France, 9 novembre 2006.

([44]) Cette commission comprend le vice-président du Conseil d’État, qui la préside, les présidents de section, huit membres élus représentant les membres du Conseil d’État et trois personnalités qualifiées choisies pour leurs compétences dans le domaine du droit en dehors des membres du Conseil d’État et des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

 Elle est consultée par le vice-président du Conseil d’État sur les questions intéressant la compétence, l’organisation ou le fonctionnement du Conseil d’État. Elle émet un avis sur toute question relative au statut des membres du Conseil d’État. Elle peut également être consultée sur toute question générale relative à l’exercice de leurs fonctions. Outre qu’elle débat chaque année des orientations générales en matière de recrutement, elle émet un avis sur les propositions de nomination des membres du Conseil d’État choisis parmi les membres du corps des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, sur les propositions de nominations au grade de maître des requêtes des fonctionnaires ou magistrats ayant exercé, pendant quatre ans, les fonctions de maître des requêtes en service extraordinaire ainsi que sur les propositions de nomination aux fonctions de président de cour administrative d’appel. Elle donne enfin son avis sur les mesures individuelles concernant l’avancement des membres du Conseil d’État.

([45]) Table ronde de représentants de syndicats de magistrats administratifs du 18 juin 2020.

([46]) Présidé par le vice-président du Conseil d’État, le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel comprend un conseiller d’État, président de la mission d’inspection des juridictions administratives, le secrétaire général du Conseil d’État, le directeur chargé au ministère de la Justice des services judiciaires, un chef de juridiction et un suppléant élus par leurs pairs, cinq représentants des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel élus au scrutin proportionnel de liste et trois personnalités choisies pour leurs compétences dans le domaine du droit en dehors des membres du Conseil d’État et des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

([47]) Audition de M. Dominique Pauthe, président de la Cour de justice de la République, M. Jean-Baptiste Parlos, ancien président de la Cour, Mme Janine Drai, présidente de la commission d’instruction, et M. Christian Pers, président de la commission des requêtes, du 28 mai 2020.

([48]) Il lui revient en effet de transmettre la plainte au procureur général près la Cour de cassation afin de saisir la Cour de justice, si elle considère qu’il y a lieu d’engager des poursuites. Elle peut, à l’inverse, prononcer le classement de la procédure.

([49]) La commission des requêtes est composée de sept membres : trois magistrats du siège hors hiérarchie de la Cour de cassation, deux conseillers d’État et deux conseillers maîtres à la Cour des comptes, tous élus par leurs pairs pour un mandat de cinq ans.

([50]) Ces magistrats sont désignés par l’assemblée générale de la Cour de cassation pour trois ans.

([51]) CEDH, 22 octobre 1984, Sramek c/ Autriche et CEDH, avis du 18 décembre 1980, Crociani et alii c/ Italie.

([52]) Audition de M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau, du 11 juin 2020.

([53]) Audition de Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris, du 6 février 2020.

([54]) M. Dominique Pauthe, président de la Cour de justice de la République, M. Jean-Baptiste Parlos, ancien président de la Cour, Mme Janine Drai, présidente de la commission d’instruction, et M. Christian Pers, président de la commission des requêtes, du 28 mai 2020.

([55]) Ibid.

([56]) Dossier du sang contaminé impliquant M. Laurent Fabius, Mme Georgina Dufoix et M. Edmond Hervé, dossier dit « du bizutage » concernant Mme Ségolène Royal, dossier d’escroquerie impliquant M. Michel Gilibert, trois dossiers (casino d’Annemasse, Sofrémi et Alsthom) concernant M. Charles Pasqua, dossier de l’arbitrage Tapie contre Crédit Lyonnais impliquant Mme Christine Lagarde, dossier de la transmission d’information à un député sur une enquête pour fraude fiscale le concernant mettant en cause M. Jean-Jacques Urvoas et dossier lié au financement de la campagne présidentielle de 1995 impliquant MM. Édouard Balladur et François Léotard.

([57]) Les procès de MM. Édouard Balladur et François Léotard sont en cours d’audiencement.

([58]) Audition de M. Jean-Baptiste Parlos, ancien président de la Cour de justice de la République, du 28 mai 2020.

([59]) M. Laurent Fabius et Mme Georgina Dufoix, qui étaient poursuivis pour atteintes involontaires à la vie et atteintes involontaires à l’intégrité physique des personnes (CJR, 9 mars 1999, aff. 99-001, Proc. gén. c/ Laurent Fabius, Georgina Dufoix et Edmond Hervé) ainsi que Mme Ségolène Royal, qui était poursuivie pour complicité de diffamation publique envers des fonctionnaires (CJR, 16 mai 2000, aff. 00-001, Proc. gén. c/ Ségolène Royal).

([60]) M. Michel Gilibert, condamné à trois ans d’emprisonnement avec sursis, 20 000 euros d’amende et cinq ans de privation des droits de vote et d’éligibilité pour escroquerie (CJR, 7 juillet 2004, aff. 04-001, Proc. gén. c/ Michel Gillibert), M. Charles Pasqua, condamné à un an d’emprisonnement avec sursis complicité d’abus de biens sociaux et de recel d’abus de biens sociaux (CJR, 30 avril 2010, aff. 10-001, Proc. gén. c/ Charles Pasqua) et M. Jean-Jacques Urvoas, condamné à un mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende pour violation du secret professionnel (CJR, 30 septembre 2019, aff. 19-001, Proc. gén. c/ Jean-Jacques Urvoas).

([61]) M. Edmond Hervé, qui était poursuivi pour atteintes involontaires à la vie et atteintes involontaires à l’intégrité physique des personnes (CJR, 9 mars 1999, aff. 99-001, Proc. gén. c/ Laurent Fabius, Georgina Dufoix et Edmond Hervé) et Mme Christine Lagarde, qui était poursuivie pour détournement de fonds publics commis par un tiers et résultant de sa négligence (CJR, 19 décembre 2016, aff. 16-001, Proc. gén. c/ Christine Lagarde).

([62]) Audition de Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris, du 6 février 2020.

([63]) Entretien avec M. Robert Badinter, ancien garde des Sceaux, du 11 juin 2020.

([64]) Audition M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et des Sceaux, du 11 juin 2020.

([65]) Audition de M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, du 4 mars 2020.

([66]) Audition de M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris, du 29 janvier 2020.

([67]) Audition de M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice, du 27 mai 2020.

([68]) Introduit par la loi organique n° 2010-830 du 22 juillet 2010, l’article 20-2 de la loi n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature prévoit notamment que la formation plénière du Conseil supérieur élabore et rend public un recueil des obligations déontologiques des magistrats.

([69]) Le décret n° 2016-514 du 26 avril 2016 relatif à l’organisation judiciaire, aux modes alternatifs de résolution des litiges et à la déontologie des juges consulaires, a inséré dans le code de commerce un article R. 721-11-1 qui confie au Conseil national des tribunaux de commerce (CNTC) la mission d’élaborer un recueil des obligations déontologiques des juges des tribunaux de commerce, qui doit être rendu public.

([70]) M. Georges Richelme, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, et M. Jérôme Prince, président du tribunal de commerce de Dijon, du 29 mai 2020.

([71]) Introduit par la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, l’article L. 134-1 du code de justice administrative prévoit que le vice-président du Conseil d’État « établit, après avis du collège de déontologie de la juridiction administrative, une charte de déontologie énonçant les principes déontologiques et les bonnes pratiques propres à lexercice des fonctions de membre de la juridiction administrative ».

([72]) Audition de M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, du 4 mars 2020.

([73]) Pour la justice judiciaire, elles sont fixées par la loi organique n° 2016-1090 du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature. Pour la justice commerciale, elles sont déterminées par la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle. Pour la justice administrative, elles sont déterminées par la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.

([74]) Audition de M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris, du 29 janvier 2020.

([75]) Table ronde de représentants de syndicats de magistrats administratifs, du 18 juin 2020.

([76]) Audition de M. Georges Richelme, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, et M. Jérôme Prince, président du tribunal de commerce de Dijon, du 29 mai 2020.

([77]) Audition de M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, du 4 mars 2020.

([78]) Audition de M. Jean-Michel Hayat, premier président de la Cour d’appel de Paris, du 6 février 2020.

([79]) L’article R. 131-5 du code de justice administrative prévoit en effet que, « sous réserve de laccord du membre concerné, le président de la section du contentieux peut déléguer la conduite de lentretien déontologique au président de chambre concerné et lui communiquer, en conséquence, la déclaration dintérêts qui lui a été remise ».

([80]) L’article R. 231-6 du code de justice administrative prévoit  que, « sous réserve de laccord du magistrat concerné, le président de la juridiction peut déléguer la conduite de lentretien déontologique au premier vice-président de la juridiction ou, au tribunal administratif de Paris, au vice-président de ce tribunal administratif et lui communiquer, en conséquence, la déclaration dintérêts qui lui a été remise ».

([81]) Le décret n° 2017-713 du 2 mai 2017 relatif à la déclaration d’intérêts des magistrats de l’ordre judiciaire prévoit que :

– à la Cour de cassation, l’entretien déontologique des magistrats du siège peut être délégué à un président de chambre et celui des magistrats du parquet général peut être délégué à un premier avocat général ;

– dans les cours d’appel, l’entretien déontologique des magistrats du siège peut être délégué à un premier président de chambre et celui des magistrats du parquet général à un premier avocat général ;

– dans les tribunaux judiciaires, l’entretien déontologique des magistrats du siège peut être délégué à un premier vice-président et celui des magistrats du parquet à un procureur de la République adjoint.

([82]) Articles L. 131-9 et L. 231-4-3 du code de justice administrative.

([83]) Table ronde de représentants de syndicats de magistrats administratifs, du 18 juin 2020.

([84]) Audition de M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris, du 29 janvier 2020.

([85]) Conseil supérieur de la magistrature, conseil de discipline des magistrats du siège, S234, 19 décembre 2019.

([86]) Audition de M. Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, M. Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale, et Mme Laurence Pécault-Rivolier, conseillère à la chambre sociale, du 18 juin 2020.

([87]) Audition de M. Olivier Leurent, directeur de l’École nationale de la magistrature, du 24 juin 2020.

([88]) Quelle indépendance financière pour lautorité judiciaire ?, Rapport au Premier président de la Cour de cassation et au Procureur général près cette cour, groupe de travail, animé par M. le Professeur Michel Bouvier, Juillet 2017.

([89]) Audition de M. Michel Bouvier, professeur des universités, président de l’association pour la Fondation internationale de finances publiques, du 17 juin 2020

([90]) Audition de Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, du 11 juin 2020.

([91]) Point 33 de la recommandation.

([92]) Point 34 de la recommandation.

([93]) Commission européenne pour la démocratie et le droit (Commission de Venise), Liste des critères de l’État de droit adoptée par la Commission de Venise à sa 106ème session plénière, les 11 et 12 mars 2016.

([94])  Audition de Mme Joëlle Munier, présidente de la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires, du 4 mars 2020

([95]) Audition de M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris, du 6 février 2020

([96]) Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, du 5 février 2020.

([97]) Audition de Mme Véronique Malbec, secrétaire générale du ministère de la Justice et de M. Peimane Ghaleh‑Marzban, directeur des services judiciaires, du jeudi 25 juin 2020.

([98]) Audition de M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice, du 27 mai 2020.

([99]) Audition de Mme Joëlle Munier, présidente de la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires, du 4 mars 2020.

([100]) Table ronde des représentants d syndicats de greffiers, du mercredi 10 juin 2020.

([101]) Auparavant, l’article 9 de l’ordonnance n°59-2 du 2 janvier 1959 laissait aux lois de finances la possibilité de définir la liste des chapitres dotés de crédits évaluatifs. Avec la loi organique n°2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF), entièrement en vigueur depuis 2006, tous les crédits sont devenus, par principe, limitatifs. Les crédits évaluatifs sont réduits à des dépenses limitativement prévues à l’article 10 de la LOLF, auxquelles les frais de justice n’appartiennent pas. Sur ce point, voir le rapport de la Cour des comptes Les frais de justice depuis 2011, demandé par la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale en application de l’article 58-2° de la loi organique relative aux lois de finances, octobre 2014.

([102]) Table ronde d’associations de victimes du 3 juin 2020. 

([103])  Audition de Mme Véronique Malbec, secrétaire générale du ministère de la Justice, et de M. Peimane Ghaleh‑Marzban, directeur des services judiciaires, du 25 juin 2020.

([104]) Audition de Mme Joëlle Munier, présidente de la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires, du 4 mars 2020.

([105]) Ibid.

([106]) « Systèmes judiciaires européens, Efficacité et qualité de la justice », Les Etudes de la CEPEJ n°26, Édition 2018 (données 2016).

([107]) La méthodologie retenue par la CEPEJ exclut toutefois le budget de l’administration pénitentiaire. Le budget du système judicaire au sens de la CEPEJ est ainsi composé des budgets alloués aux tribunaux, au ministère public et à l’aide judiciaire.

([108]) Ont participé à ce rapport de la CEPEJ 45 États membres du Conseil de l’Europe (l’Albanie, Andorre, l’Arménie, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, Chypre, la République tchèque, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, la France, la Géorgie, l’Allemagne, la Grèce, la Hongrie, l’Islande, l’Irlande, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, la République de Moldova, Monaco, le Monténégro, les Pays-Bas, la Norvège, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, la Fédération de Russie, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, l’Espagne, la Suède, la Suisse, « l’ex-République yougoslave de Macédoine », la Turquie, l’Ukraine et le Royaume-Uni) et deux États observateurs (le Marco et Israël).

([109])  Loi n° 2016-1917 du 29 décembre 2016 de finances pour 2017 ; loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020.

([110]) Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

([111]) Rapport annuel de performance annexé au projet de loi de règlement et d’approbation des comptes de l’année 2017.

([112]) La loi organique n° 2001-692 du 1 août 2001 relative aux lois de finances (LOLF) définit dans son article 7 la mission comme « un ensemble de programmes concourant à une politique publique définie ».

([113]) Contribution écrite du secrétariat général du ministère de la justice et de la direction des services judiciaires. Sauf mention contraire, toutes les citations qui suivent en sont également issues.

([114]) Plusieurs indicateurs figurent dans les documents budgétaires sous cet objectif, comme les alternatives aux poursuites, les peines alternatives à l’emprisonnement et la mise à exécution des peines d’emprisonnement ferme ou en partie ferme.

([115]) Informatique, ressources humaines, immobilières.

([116]) Contribution écrite de la direction du budget.

([117]) Loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020.

([118]) Audition de M. Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats, et Mme Nina Milesi, secrétaire nationale, du 5 février 2020.

([119]) Ce traitement différencié se justifie par leur rôle constitutionnel de conseil et/ou de contrôle du gouvernement.

([120]) Audition de M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, M. Jean-Denis Combrexelle, président de la section contentieux, et M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général, du 4 mars 2020. 

([121])  Audition de M. Michel Bouvier, professeur des universités, président de l’association pour la Fondation internationale de finances publiques, du 17 juin 2020.

([122]) Contribution écrite du secrétariat général du ministère de la Justice et de la direction des services judiciaires.

([123]) Audition de M. Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats, et Mme Nina Milesi, secrétaire nationale, du 5 février 2020.

([124]) Audition de M. Jean-Jacques Bosc et Mme Marie-Christine Tarrare, membres de la conférence nationale des procureurs généraux, du 20 février 2020.

([125])  Audition de Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation accompagnée de Mme Sophie Rey, secrétaire générale, et Mme Nathalie Bourgeois de Ryck, conseillère chargée de mission au cabinet de Madame la première présidente, du 11 juin 2020.

([126]) Cette évolution fut demandée par la conférence des premiers présidents de cours d’appel, afin de maintenir leur autonomie de gestion. Le ministère de la Justice envisageait en effet de rattacher les 18 pôles Chorus déployés sur le territoire métropolitain aux plateformes de services interrégionales du secrétariat général du ministère de la Justice, communes aux trois administrations de la justice. La cartographie de ces plateformes était calquée sur celle des directions interrégionales de l’administration pénitentiaire, sans lien avec celle des cours d’appel. Les premiers présidents de cours d’appel, réunis au sein de leur conférence nationale, se sont opposés à ce projet. Afin de conserver auprès des cours d’appel l’exécution des dépenses effectuée par les pôles Chorus, ils ont proposé la création de BOP interrégionaux, placés sous la responsabilité d’une cour d’appel.

([127]) Article D. 312-66 du code de lorganisation judiciaire.

([128]) Article D. 213-30 du code de l’organisation judiciaire.

([129]) Article 11 de l’arrêté du 30 décembre 2019 relatif à l’organisation du secrétariat général et des directions du ministère de la Justice. Les délégations interrégionales remplacent les « plateformes interrégionales (PFI) », qui remplissaient le même rôle, instaurées par l’article 10-1 de l’arrêté du 9 juillet 2008 fixant l’organisation en services du secrétariat général du ministère de la Justice.

([130]) Cour des comptes, Approche méthodologique des coûts de la justice, enquête sur la mesure de lactivité et lallocation des moyens des juridictions judiciaires, Communication à la commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale, décembre 2018.

([131])  Contribution écrite du secrétariat général du ministère de la Justice et de la direction des services judiciaires.

([132]) Audition de M. Jean-Jacques Bosc et Mme Marie-Christine Tarrare, membres de la conférence nationale des procureurs généraux, du 20 février 2020

([133]) Audition de M. Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour d’appel, et M. Gilles Accomando, ancien président, du 20 mai 2020.

([134])  Audition de Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, du 11 juin 2020.

([135])  Contribution écrite du secrétariat général du ministère de la Justice et de la direction des services judiciaires.

([136]) Audition de M. Jean-Jacques Bosc et Mme Marie-Christine Tarrare, membres de la conférence nationale des procureurs généraux, du 20 février 2020.

([137]) Audition de M. Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour d’appel, et M. Gilles Accomando, ancien président, du 20 mai 2020.

([138]) Audition de M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, M. Jean-Denis Combrexelle, président de la section contentieux, et M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général, du 4 mars 2020.

([139]) Audition de M. Michel Bouvier, professeur des universités, président de l’association pour la Fondation internationale de finances publiques, du 17 juin 2020.

([140]) Contribution écrite du secrétariat général du ministère de la Justice et de la direction des services judiciaires.

([141]) Audition Mme Joëlle Munier, présidente de la Conférence nationale des présidents de tribunaux d’instance, accompagnée de MM. Benjamin Deparis et Christophe Mackowiak, vice-présidents, du 4 mars 2020.

([142]) Contribution écrite du secrétariat général du ministère de la Justice et de la direction des services judiciaires.

([143]) Le fonctionnement du greffe et, en particulier, le rôle du directeur de greffe, sont détaillés aux article R. 123‑3 et suivants du code de l’organisation judiciaire. 

([144]) Audition table ronde des représentants de syndicats de greffiers, du 10 juin 2020.

([145]) Ibid.

([146]) Tous les policiers ne sont donc pas en charge d’une mission de police judiciaire, et la police judiciaire n’est pas uniquement composée de policiers : des gendarmes, mais encore les maires et leurs adjoints possèdent la qualité d’officier de police judiciaire. Pour plus de précisions, voir Nicolas Braconnay, La justice et les institutions juridictionnelles, La documentation française, octobre 2019.

([147]) Loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale.

([148]) Article 12-1 du code de procédure pénale. 

([149]) Article 19 du code de procédure pénale.

([150]) Article 63 du code de procédure pénale.

([151]) Article R.2-1 du code de procédure pénale.

([152]) Article 53 du code de procédure pénale.

([153]) Article 60-2 du code de procédure pénale.

([154]) Article 76 du code de procédure pénale.

([155]) Audition du Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale et de M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, du 4 juin 2020.

([156]) Le contrôle du parquet sur la police judiciaire, Jean-Pierre Dintilhac, Archives de politique criminelle, 2011.

([157]) Syndicat de la magistrature, Livret pour une révolution judiciaire - Élections 2017, le projet du Syndicat de la magistrature.

([158]) Sur ce point, voir Gildas Roussel, Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Dalloz, Février 2020 ; voir également Gilles Roussel, « Le rattachement de services de police judiciaire au ministère de la Justice », AJ pénal 2013, n°378.

([159]) Audition du Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, et de M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, du 4 juin 2020.

([160]) Ibid.

([161]) Contribution écrite des Fédérations Interco-CFDT.

([162]) Contribution écrite du syndicat Force ouvrière de la Fédération des syndicats du ministère de l’Intérieur (FSMI-FO).

([163]) Audition de M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, du 2 juillet 2020.

([164]) Audition du Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, et de M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, du 4 juin 2020.

([165]) Audition de M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, du 2 juillet 2020.

([166]) L’article L. 122-4 du code de l’organisation judiciaire dispose que « tout magistrat dun parquet ou dun parquet général peut exercer les fonctions du ministère public au sein de ce parquet ». Quel que soit le parquet auquel ils sont rattachés et nonobstant leur grade et fonctions distincts au sein d’une même juridiction, les membres du ministère public parlent en effet d’une même voix. On considère ainsi que l’acte accompli par l’un d’eux l’est au nom du parquet tout entier.

([167]) Le ministère public est exercé, en toutes matières, devant toutes les juridictions du premier degré du ressort du tribunal judiciaire par le procureur de la République (article L. 122-2 du code de l’organisation judiciaire), assisté d’un ou plusieurs procureurs adjoints, de vice-procureurs et de substituts. Devant les juridictions du second degré et les cours d’assises instituées dans le ressort de la cour d’appel, il est représenté par le procureur général (article L. 122-3 du même code), avec l’aide de ses premiers avocats généraux, d’avocats généraux et de substituts généraux. Enfin, devant la Cour de cassation, le parquet comprend un procureur général, des premiers avocats généraux et un certain nombre d’avocats généraux et d’avocats généraux référendaires.

([168]) Conseil constitutionnel, décision n° 2017-680 QPC du 8 décembre 2017, Union syndicale des magistrats.

([169]) Article 37 du code de procédure pénale.

([170]) Article 44 du même code.

([171]) Frédéric Desportes et Laurence Lazerges-Cousquer, Traité de procédure pénale, 3e édition, Economica, 2015.

([172]) Le 23 mars 2018, alors qu’elle participait à une manifestation interdite de gilets jaunes à Nice, Mme Geneviève Legay a été gravement blessée lors d’une charge policière. À la suite de déclarations du Président de la République, le procureur de la République a affirmé que, selon les images qui étaient à sa disposition, Mme Legay n’avait pas été touchée par les forces de sécurité. Quatre jours plus tard, il a indiqué que les images de la vidéosurveillance de la ville de Nice avaient permis de montrer que sa chute était due à un geste d’écartement du bras d’un policier et qu’il avait ouvert une information judiciaire contre l’agent pour violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique.

([173]) Ce même article 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 énonce qu’« à laudience, leur parole est libre ».

([174]) L’article 31 du code de procédure pénale dispose ainsi que « le ministère public exerce laction publique et requiert lapplication de la loi, dans le respect du principe dimpartialité auquel il est tenu ».

([175]) Audition de M. Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République, du 6 février 2020.

([176]) Audition de M. François Molin, procureur général près la Cour de cassation, du 5 février 2020.

([177]) Audition de Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, du 9 juillet 2020.

([178]) Loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme de la procédure pénale.

([179]) Loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.

([180]) Loi n° 2013-669 du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique. Sa publication a été suivie par une circulaire de présentation et d’application de la loi le 31 janvier 2014.

([181]) Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, du 5 février 2020.

([182]) Audition de Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces, du 25 mai 2020.

([183]) Audition de Mme Nicole Belloubout, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice, du 9 juillet 2020.

([184]) Audition de M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau, du 11 juin 2020.

([185]) Article 35 du code de procédure pénale.

([186]) Article 39-1 du code de procédure pénale.

([187]) Audition de M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, du 5 février 2020.

([188]) Audition de Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris, du 6 février 2020.

([189]) Audition de M. Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République, du 6 février 2020.

([190]) Audition de Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris, du 6 février 2020.

([191]) Audition de M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’Intérieur, du 2 juillet 2020.

([192]) Audition de M. Jean-Jacques Bosc et Mme Marie-Christine Tarrare, membres de la conférence nationale des procureurs généraux, du 20 février 2020.

([193]) Audition de M. Jean-Jacques Bosc et Mme Marie-Christine Tarrare, membres de la conférence nationale des procureurs généraux, du 20 février 2020.

([194]) Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, du 5 février 2020.

([195]) Audition de Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice, du 9 juillet 2020.

([196]) Audition de M. Jean-Jacques Bosc et Mme Marie-Christine Tarrare, membres de la conférence nationale des procureurs généraux, du 20 février 2020.

([197]) Audition de M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice, du 27 mai 2020.

([198]) Audition de Mme Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière, du 10 juin 2020.

([199]) Audition de Mme Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice, du 9 juillet 2020.

([200]) CJR, 30 septembre 2019, aff. 19-001, Proc. gén. c/ Jean-Jacques Urvoas.

([201]) Audition de M. Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République, du 6 février 2020.

([202]) Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, du 5 février 2020.

([203]) Délit d’initié, manipulation de cours ou d’indice, diffusion d’informations fausses ou trompeuses.

([204]) Corruption, trafic d’influence, favoritisme, détournement de fonds publics, prise illégale d’intérêt, concussion, obtention illicite de suffrage en matière électorale.

([205]) Fraude fiscale aggravée, blanchiment, escroquerie à la TVA.

([206]) Audition de Mme Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière, du 10 juin 2020.

([207]) Audition de M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, du 20 mai 2020.

([208]) Audition de Mme Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière, du 10 juin 2020.

([209]) Audition de M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, du 20 mai 2020.

([210]) Audition de Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, du 9 juillet 2020.

([211]) Audition de Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris, du 2 juillet 2020.

([212]) Auditions de M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris, du 2 juillet 2020.

([213]) Ibid.

([214]) Auditions de Mme Christiane Taubira et Mme Nicole Belloubet, anciennes gardes des Sceaux, ministres de la Justice, du 9 juillet 2020.

([215]) Audition de M. Jérôme Kerviel, du 8 juillet 2020.

([216]) Audition de M. Christian Saint-Palais, président de l’Association des avocats pénalistes, du 28 mai 2020.

([217]) Loi n° 2000-1354 du 30 décembre 2000 tendant à faciliter l’indemnisation des condamnés reconnus innocents et portant diverses dispositions de coordination en matière de procédure pénale.

([218]) Loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure.

([219])  Audition de Mme Élisabeth Pelsez, déléguée interministérielle aux victimes du 17 juin 2020.

([220]) Audition de M.  Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris, du 2 juillet 2020.

([221]) Audition de Mme Élise Van Beneden, présidente d’Anticor, et de M. Éric Alt, vice-président, du 20 mai 2020.

([222]) Audition de Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, du 17 juin 2020.

([223]) Audition de M. Jean-François Beynel, chef de l’inspection générale de la justice, du 30 janvier 2020.

([224]) Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, du 5 février 2020.

([225]) Audition de M. Dominique Pauthe, président de la Cour de justice de la République, M. Jean-Baptiste Parlos, ancien président de la Cour, Mme Janine Drai, présidente de la commission d’instruction, et M. Christian Pers, président de la commission des requêtes, du 28 mai 2020.

([226]) Contribution écrite de M. Jacques Toubon, Défenseur des droits.

([227]) Audition de M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, 5 février 2020.

([228]) Audition de M. Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République, MM. Alexandre de Bosschère et Éric Maillaud, procureurs de la République, du 6 février 2020.

([229]) Audition de Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris, du 6 février 2020.

([230]) Audition sous forme de table ronde d’associations de victimes, du 3 juin 2020.

([231]) Conseil constitutionnel, décision n° 2017-693 QPC du 2 mars 2018, Association de la presse judiciaire.

([232]) Audition de M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, du 5 février 2020.

([233]) Audition du Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, et M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, du 4 juin 2020.

([234]) Rapport d’information n°2540 de l’Assemblée nationale sur le secret de l’enquête et de l’instruction, fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, par MM. Xavier Breton et Didier Paris, rapporteurs, XVème législature, 18 décembre 2019.

([235]) Audition de M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, accompagné de M. Thomas Dumortier, chargé de mission, du 25 juin 2020.

([236]) Audition du Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, et M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, du 4 juin 2020.

([237]) Audition de M. Renaud Van Ruymbeke, magistrat honoraire, du 25 juin 2020.

([238]) Rapport d’information n°2540 de l’Assemblée nationale sur le secret de l’enquête et de l’instruction, rap. cit..

([239]) Audition de M. Olivier Leurent, directeur de l’École nationale de la magistrature, accompagné de M. Elie Renard, directeur adjoint, du 24 juin 2020.

([240]) Audition de M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, du 5 février 2020.  

([241]) Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, du 5 février 2020.

([242]) Audition de M. Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République, MM. Alexandre de Bosschère et Éric Maillaud, procureurs de la République, du 6 février 2020.

([243]) Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, du 5 février 2020.

([244]) Audition de M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, du 5 février 2020.

([245]) Audition de M. Jean-Michel Hayat, premier président de la Cour d’appel de Paris, du 6 février 2020.

([246]) Plusieurs recrutements directs existent et permettent de devenir auditeur de justice (articles 18-1 et 18-2 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature) ou d’être directement intégré dans le corps judiciaire (articles 22 et 23 du même texte). Les conditions requises sont propres à chacun des recrutements et peuvent être trouvées sur le site internet du ministère de la Justice (http://www.metiers.justice.gouv.fr/magistrat-12581/postuler-sinscrire-aux-concours-12586/le-recrutement-hors-concours-des-magistrats-26261.html).

([247]) Site internet de l’ENM – « Classes préparatoires ENM : un levier de diversité des recrutements » (https://www.enm.justice.fr/actu-17042019-classes-preparatoires-enm-un-levier-de-diversite-des-recrutements).

([248]) Il s’agit du premier concours évoqué supra.

([249]) Audition de Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, du 11 juin 2020.

([250]) Site internet de l’ENM, «Rentrée à l’ENM de 288 élèves magistrats de la promotion 2020 ». En dépit de son titre, l’article détaille la provenance des 297 nouveaux élèves.

([251]) Article 40 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature.

([252]) Article 40-1 de la même ordonnance.

([253]) Articles 41 et suivants de la même ordonnance.

([254]) M. Leurent a toutefois rappelé que la formation des personnes en reconversion professionnelle était plus courte que celle des autres auditeurs de justice, laissant moins de temps pour approfondir les questions d’indépendance et de déontologie.

([255]) ENM Info, La lettre de lÉcole nationale de la magistrature, n°49, février 2018.

([256]) Décret n° 2016-514 du 26 avril 2016 relatif à lorganisation judiciaire, aux modes alternatifs de résolution des litiges et à la déontologie des juges consulaires.

([257]) Article R. 212-64 et R. 312-85 du code de l’organisation judiciaire.

([258]) La composition de cette commission est fixée à l’article R. 212-55 du code de l’organisation judiciaire.

([259]) https://www.cours-appel.justice.fr/grenoble/le-premier-conseil-de-juridiction-de-la-cour-dappel-de-grenoble.

([260]) Cette synthèse n’est mentionnée par les textes que lorsque la consultation du conseil de juridiction est requise par des dispositions législatives ou réglementaires.

([261]) Cette nouvelle composition est issue de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Vème République.

([262]) Cette évolution est également issue de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008.

([263])  Audition de Mme Hélène Pauliat, MM. Georges Bergougnous, Didier Guérin et Jean-Paul Sudre, membres du Conseil supérieur de la magistrature, du 18 juin 2020.

([264]) Audition de M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris, du 29 janvier 2020.

([265]) Audition de Mme Hélène Pauliat, MM. Georges Bergougnous, Didier Guérin et Jean-Paul Sudre, membres du Conseil supérieur de la magistrature, du 18 juin 2020.

[266] Bulletin d’information statistique INFOSTAT JUSTICE 61 Avril 2018 « Les magistrats : un corps professionnel féminisé et mobile »